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The Andrew B. Hammond
Mémorial Book Fund
Stanford University libraries
LA
RÉFORME SOCIALE
E\ FRANCE
Di l'OBraniioii coiPAitE Di! piums imopÉiii
M. F. LE PLAÏ
AatcDr de» OuvHtra eungténs
llllill iDlTlOI, CttRIflil ET RErOIDDl
TOME TROISIÈME
TOURS
ALFRED MàHE ET HLS, LIBRAIRES -ÉDITEURS
PARIS (riT« droite), DENTU, llbrure, F&Uû-Ro7a], 19, g&leri* d'Orléui
PIRIS {mt gianiu), LAROHER, librun, 57, rae BoiupArte
.«
LA
RÉFORME SOCIALE
EN FRANCE
III
L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de re-
production à l'étranger. — Cet ouvrage a été déposé au ministère
de l'intérieur (direction de la librairie) en avril 1878.
LA
RÉFORME SOCIALE
EN FRANCE
Dl l'OlimATlOII CODlliE DIS PIIPIII IDIOlIlllS
M. F. LE PLAY
•or, uiloi Coiuemenl'ËUt, 1nii«c(eDr (tainl du mi
lllllll IDITIOI, GOaRISII IT lITDIini
TOUE TROISIËUE,
TOURS
ALFRED MAME ET FILS, LIBRAIRES-ÉDITEURS
PARIS, DENTU, LIBRAIRE
LIVRE CINQUIÈME
L'ASSOCIATION
ou
L'UNION DANS LE TRAVAIL ET LA VERTU
DEUXIÈME PARTIE
LES CORPORATIONS
Les deux catégories d^sssociatioDs ne sont
bienfaisantes qae dans les branches d^aetivité
où les efforts individuels ne sauraient safBre.
La Réforme tociale (47, XXV).
RÉFORME SOCIALE. III — ^
SOMMAIRE
DU LIVRE CINQUIEME
Deuxième partie.
Chapitre 46. Le vrai rôle des corporations. — Cha-
pitre 47. L'enseignement et les corporations.
L'ASSOCIATION
DEUXIÈME PARTIE
LES CORPORATIONS
CHAPITRE 46
LB VRAI RÔLE DES CORPORATIONS EST DE COMPLÉTER L^ACTIVITÉ
INDIVIDUELLE, SANS JAMAIS L^AMOINDRIR
§ I. Les six catégories de corporations.
Il en est des corporations comme des commu-
nautés { elles s'effacent devant la famille , à me-
sure que les principes sociaux sont mieux obser-
vés. Elles sont décidément nuisibles, lorsqu'elles
prétendent envahir le champ de l'activité indivi-
duelle. Elle» deviennent intolérables lorsqu'elles
demandent aux privilèges et aux règlements res-
trictifs une autorité inutile ou malsaine.
Cependant les transformations sociales font
naître journellement des besoins nouveaux aux-
quels on ne peut pourvoir qu'à l'aide de corpora-
tions. Les uns sont le symptôme d'une décadence
qu'il faut combattre par un effort temporaire ; les
4 UTRfi T, 2« PABTIE — l'aSSOCIâTIOX
autres, au contraire, accusent un progrès que
doit féconder une institution permanente. Je me
suis attaché à mettre en relief ce dernier con-
traste en groupant ci- après les corporations en
six catégories. Dans un examen rapide des prin-
cipales spécialités auxquelles ces associations
s'appliquent, je distinguerai donc celles qui, cor-
respondant à un état de choses normal ou vi-
cieux , doivent être durables ou éphémères.
L'une des nécessités de toute organisation so-
ciale est de secourir ceux qui ne peuvent pour-
voir eux-mêmes aux besoins de leur famille , et
surtout d'empêcher, parmi certaines classes de
la population , l'avènement d'un état habituel de
pauvreté. Ce problème est souvent résolu , dans
l'orient de l'Europe , par le régime des engage-
ments forcés; il l'est, en Occident, par le régime
des engagements volontaires permanents *. Cha-
cun trouve le bien-être dans l'organisation de la
famille et dans les bons rapports de l'ouvrier et
du patron. Lorsque les mœurs s'altèrent, lorsque
la prévoyance ne préside plus à la conclusion des
mariages , lorsque les ouvriers perdent le respect
et les maîtres l'esprit de patronage , lorsque enfln
la loi civile permet certains écarts du vice et de
Terreur, chaque famille dirigeante n'a ni la vo-
1 Les Ouvriers européens, p. 16 et 17. Déûnition des ouvrien et
des rapports qui les lient , dans les diverses organisations sociales
de TEurope, aux mattreSi aux communautés et aux corporations.
CH. 46. — LE VRAI ROLE DES CORPORATIONS 5
lonté ni le pouvoir de maintenir Tordre dans le
cercle de son influence. Il faut alors que celles
de ces familles qui ont conservé le sentiment du
devoir, s'associent pour agir en commun. Telle
est l'origine de deux catégories de corporations
ayant pour objet, la première de pallier les maux
de la pauvreté, la seconde d'en détruire le
germe.
§ II. ir« catégorie : les corporations qui assistent Tindigence.
Les corporations de la première catégorie,
c'est-à-dire celles qui sont chargées d'adoucir
momentanément la souflrance des pauvres, of-
frent une extrême diversité. Dans la majeure
partie de l'Occident, elles sont purement volon-
taires. En Angleterre et dans plusieurs Etats alle-
mands, elles sont constituées par la loi ou la Cou-
tume. Tantôt, comme je l'indiquerai plus loin, elles
se composent exclusivement de religieux ; tantôt
elles n'associent guère que des laïques. Les unes
réunissent les deux sexes; les autres se com-
posent exclusivement d'hommes ou de femmes.
Quelques-unes se forment seulement en vue d'un
résultat urgent à obtenir, et n'ont qu'une exis-
tence de courte durée. La plupart n'aperçoivent
point de limite prochaine à leur activité. Il en
est même , et c'est le cas habituel des hôpi-
taux et des hospices, dont la perpétuité est ga-
rantie par des dotations et notamment par la
6 LIVRE V, 2° PARTIE — L'ASSOCIATION
possession de biens en mainmorte. Ces innom-
brables corporations rassemblent pour la plupart
des personnes qui appartiennent aux classes su-
périeures et qui se dévouent au soulagement des
classes souffrantes. D'autres se composent seu-
lement de personnes exposées elles-mêmes aux
atteintes de la pauvreté. Enfin, certaines corpo-
rations, plus ou moins inspirées par une pensée
morale ou philanthropique, se proposent en outre
de faire un emploi fructueux de capitaux. Tel est
le cas, par exemple, des sociétés d'assurances sur
la vie, qui adoucissent les maux dérivant de la
mort prématurée des chefs de famille. Ces socié-
tés ont aussi le gain pour objet ; en sorte qu'elles
forment une transition entre les corporations et
les communautés.
Ces corporations offrent , dans le but qu'elles
se proposent, encore plus de variété que dans le
principe de leur organisation. Elles s'appliquent
avec un infatigable esprit d'invention à soulager
tous les maux qui peuvent frapper les existences
depuis la naissance jusqu'à la mort. Elles dis-
pensent les mères de famille des soins récla-
més par les jeunes enfants; elles pourvoient à
l'instruction primaire et à l'apprentissage des
professions; elles président à la conclusion des
mariages et au service des sépultures ; elles as-
surent la nourriture de l'âme et du corps à ceux
qui en sont dépourvus ; elles remédient à toutes
CH. 46. — LE VRAI ROLE DES CORPORATIONS 7
les imperfections physiques ; enfin elles combat-
tent par une multitude de combinaisons les di-
vers désordres résultant du vice et de l'impré-
voyance.
Ces innombrables entreprises fonctionnent
sous nos yeux. Elles sont décrites par une litté-
rature spéciale ; il serait donc superflu d'en don-
ner ici une énumération plus détaillée. Je me
bornerai à résumer les appréciations qui me sont
suggérées par l'étude de ces institutions et par la
fréquentation des personnes qui y dévouent leur
temps et leurïortune.
§ III. Nécessité accidentelle et défauts des corporations
d'assistance.
Aucune théorie ne saurait justifier l'abandon de
ceux qui souffrent. Toute conception qui tendrait
à constituer un meilleur ordre de choses, mais
qui conseillerait à une nation de rester impassible
devant les maux actuels, frapperait les classes su-
périeures d'une véritable déchéance morale. Au
risque de compromettre l'avenir et à défaut de
meilleures combinaisons , il faut d'abord panser
les plaies sociales avec les moyens qu'on a sous
la main. Quelles que soient les conséquences de
ce premier mouvement, il faut bénir les per-
sonnes bienfaisantes qui se plaisent à y céder.
Cependant , s'il est inhumain de disserter en pré-
sence de misères à secourir, il ne faut pas que la
8 UTIE V, ±^ PAini — LASSUCUTiœC
pratique des secours , toute respectable qu'elle
est, donne le change à TopimoQ publique. Les
corporations Touées au soulagement des malheu-
reux sont nécessaires sous les régimes de hberté
qui permettent aux vicieux et aux imprévoyants
de créer des familles misérables ; mais elles sont
loin d'être complètement bienfaisantes. Plusieurs
d'entre elles viennent même aggraver le mal , en
donnant à la pauvreté un caractère endémique, et
en masquant par des palliatifs les vrais moyens de
guérison.
11 est aisé de comprendre, en ^et, qu'une cor-
poration qui ne connaît point la vie intime des
familles à secourir, reste impuissante à beaucoup
d'égards. Elle ne saurait remplacer un patron qui
exerce lui-même la charité en faveur des familles
attachées à sa maison et soumises, comme lui, à
la coutume des ateliers (50, V).
Le pauvre n'a aucun moyen d'acquitter par
son respect, par son dévouement ou par des ser-
vices personnels la dette qu'il a contractée envers
des bienfaiteurs collectifs ou anonymes. Le sen-
timent de son impuissance lui inflige une humi-
liation dont la résignation chrétienne ne triomphe
pas facilement. C'est ainsi que se brise , entre les
riches et les pauvres, le lien moral qui devrait être
le principal bienfait de la charité.
Le riche, de son côté, n'est plus attiré vers le
pauvre par les sentiments d'affection qui se créent
CH. 46. — LE VRAI ROLE DES CORPORATIONS 9
spontanément parmi les générations successives
de maîtres et de serviteurs dont tous les membres
naissent, vivent et meurent dans le contact le
plus intime. Il quitte avec peine les jouissances
du luxe qui l'entoure pour le triste spectacle du
dénûment. Celui même qui s'impose ce devoir est
inhabile à le remplir dans toute son étendue; car,
en présence de maux dont l'histoire lui reste in-
connue , il ne saurait trouver les paroles qui cen-
tuplent en pareil cas le prix du bienfait. Les per-
sonnes attirées, par l'esprit de charité, vers les
services d'assistance constatent bientôt l'impuis-
sance de leurs efforts : elles renoncent alors à in-
tervenir personnellement et se bornent à payer
de leur bourse.
Rarement , d'ailleurs , les corporations laissent
l'esprit de charité se développer librement. L'élan
individuel y est presque toujours comprimé par
des règlements qui atteignent le but "matériel sans
créer la solidarité morale. Le mal augmente lors-
que, devenant plus riches, elles recourent à l'in-
tervention de fonctionnaires salariés. Ceux-ci, en
effet, tombent trop souvent dans Tindolence, la
dureté et la corruption, vices habituels des orga-
nisations administratives (63, X). Dans ce cas,
ils font naître chez les pauvres des sentiments de
haine qui contrastent d'une manière regrettable
avec l'esprit de l'institution. Alors même qu'elles
échappent à ces vices, les grandes corporations
10 LIVRE V, 2° PARTIB — L'ASSOCIATION
qui gèrent par exemple les hôpitaux, les hospices
et les maisons de travail absorbent improductive-
ment une partie des ressources qui devraient être
affectées au soulagement des pauvres.
Les corporations qui évitent les inconvénients
inséparables de l'intervention des fonctionnaires,
et qui imposent à leurs membres les plus dévoués
le travail personnel de l'assistance , donnent ha-
bituellement contre un autre écueil. Ce service
exige beaucoup de temps et de sollicitude; il offre
aux âmes d'élite un charme particulier; comme
toute autre occupation régulière , il devient à la
longue une sorte de besoin ; enfin, il confère jus-
tement à ceux qui le remplissent la considération
publique, et souvent même il devient un titre aux
honneurs de la cité , de la province et de l'État.
Au milieu des sociétés désolées par le paupé-
risme, ces avantages sociaux tendent à constituer
une classe qui forme de l'assistance publique son
unique spécialité. Cette classe, sans être oisive,
reste étrangère à tout travail productif, et elle
cesse peu à peu de comprendre les besoins et
les rapports essentiels à une bonne constitution
sociale. Assurément, cette classe utile et respec-
table est loin de trouver satisfaction à la vue des
misères d' autrui; mais elle touche le mal avec
quiétude. Elle vise plus à le pallier qu'à le gué-
rir, et parfois même elle perd toute aptitude à
chercher le mieux. D'un autre côté , ce régime
CH. 46. — LE VRAI ROLE DES CORPORATIONS 11
affecte d'une manière encore plus fâcheuse le ca-
ractère des assistés. Ceux qui peuvent compter
sur des secours périodiques se dispensent à la
longue des efforts qu'ils devraient faire pour échap-
per au dénûment.
Les deux séries de propensions qui naissent
ainsi sous l'influence des corporations d'assistance
publique , étendent incessamment le domaine de
la pauvreté. Elles s'y développent sans entrave,
tandis que, sous le régime de la charité indivi-
duelle , elles sont combattues par la nécessité où
se trouvent les donateurs de restreindre dans de
justes limites les charges de l'assistance.
§ rv. L'assistance privée, supérieure à Tassistance publique.
En résumé, les inconvénients de cette première
catégorie de corporations s'exagèrent toujours
par l'intervention de particuliers ou de fonction-
naires salariés qui distribuent les fonds qu'on
leur confie, aux familles assistées, sans avoir avec
elles aucun autre rapport habituel. Ils se rédui-
sent d'autant plus que r organisation sociale prend
mieux le caractère de patronage , et que les se-
cours sont distribués en plus grande partie par
ceux mêmes qui en font personnellement les
frais. Cependant on n'échappera jamais complè-
tement, en cette matière, aux vices de la corpora-
tion. Le vrai principe sera toujours de substituer
à la charité administrative , exercée par des fonc-
12 LIVRE V, 2« PARTIE — L'ASSOCIATION
lionnaires envers des inconnus , la charité privée
exercée à titre individuel envers des collabora-
teurs ou des clients.
S V. 2« catégorie : les corporations qui préviennent
le paupérisme.
Les corporations de la seconde catégorie, c'est-
à-dire celles qui s'appliquent à détruire le germe
de la pauvreté, contrastent de tout point avec
les précédentes. Tendant toutes à développer les
bonnes mœurs et la prévoyance, ou, en termes
plus précis, le goût de l'épargne et de la pro-
priété individuelle, elles ne sont jamais nuisibles.
Elles ne deviendraient inutiles que dans le cas
où les populations seraient élevées à la perfection
morale. Les unes, agissant indirectement par la
persuasion , combattent l'ivrognerie , le concubi-
nage et les autres vices qui retiennent les masses
dans une situation précaire. D'autres, touchant
de plus près au but, favorisent le placement et
la fructification des épargnes. Enfin les plus fé-
condes, stimulant un des plus vifs instincts de
l'humanité , font naître chez les individus le désir
de posséder l'habitation de famille , avec ou sans
dépendances agricoles.
Parmi les corporations qui se rattachent à ce
dernier principe, on peut citer avec éloge la cor-
poration des mines du Hartz, la société des Cités
ouvrières de Mulhouse, et surtout les Land-so-
CH. 46. — LE VRAI ROLE DES CORPORATIONS 13
cieiies de la Grande-Bretagne. Celles qui méritent
une louange sans réserve restent étrangères à
tout intérêt de spéculation et à tout antagonisme
politique. Elles n'ont en vue qu'un seul objet :
acquérir de vastes terrains à proximité des agglo- *
méralions urbaines ou manufacturières , pour les
répartir par lots entre les ouvriers qui consentent
à s'imposer les privations de l'épargne. Comme
modèles de cette sage réserve, j'ai admiré en
Angleterre quelques Land-societies, sur le Con-
tinent les corporations allemandes et la société
de Mulhouse (25, III et IV). Le relâchement des
mœurs privées et des liens sociaux donne aujour-
d'hui aux corporations de ce genre une oppor-
tunité toute spéciale. Les gens de bien qui sont
prêts à se dévouer à la réforme sociale de notre
pays, ne peuvent faire une application plus utile
de l'esprit d'association.
§ YI. 3« catégorie : tes sociétés de secours mutuels.
La troisième catégorie de corporations a pour
objet d'assister les familles peu aisées, dans cer-
tains cas spéciaux et accidentels où elles seraient
atteintes par la pauvreté. Ces corporations grou-
pent, non plus des bienfaiteurs, mais les assistés
eux-mêmes, qui se secourent mutuellement à
l'aide d'un fonds constitué à cet effet. Quelques-
unes, cependant, subventionnées par des pa-
trons, se rattachent partiellement aux corpora-
14 LIVRE V, 2* PARTIE — L'aSSCXUATION
lions de la première catégorie. Ordinairement, et
surtout en Angleterre, le fonds de secours est
formé en entier par les associés , qui en profitent.
En France , on nomme leurs nombreuses variétés
« sociétés de secomrs mutuels ». Leur destination
presque unique est d'assurer la subsistance de
chaque associé en cas de maladie , et de pourvoir
aux frais de ses funérailles. Elles se comptent
aujourd'hui par milliers dans chaque région ma-
nufacturière de rOccident. Elles y rendront de
véritables ser\ices , aussi longtemps que durera
le régime de l'indépendance absolue du patron et
de Touvrier.
Suivant une opinion fort répandue, ces cor-
porations ouvrent l'ère de la vraie organisation
du travail. Elles doivent envahir de plus en plus
les ateliers. A ce point de vue, les cas nombreux
de patronage qu'on observe encore sont les der-
niers vestiges d'un ordre de choses qui ne saurait
se perpétuer. Certains novateurs voient même
dans les sociétés de secours mutuels les germes
d'une nouvelle organisation sociale , où la sécurité
des familles se concilierait avec la fécondité du
travail individuel. Aies entendre, on reviendrait
d'ailleurs par cette voie à la tradition nationale :
on appliquerait aux besoins de notre époque un
des principes fondamentaux des anciennes corpo-
lations d'arts et métiers. Ces dernières alléga-
tions reposent sur un fonds de vérité ; mais , dans
CH. 46. — LE VRAI ROLE DES CORPORATIONS 15
leur ensemble, elles sont exagérées et offrent
même une confusion d'idées. Elles pourraient,
en s'accréditant, compromettre les réformes que
réclame le régime actuel du travail.
Les anciennes corporations d'arts et métiers
indiquées au paragraphe suivant ont donné à la
France les bienfaits de la paix sociale , depuis
rétablissement de la monarchie jusqu'à la désor-
ganisation provoquée par Turgot. Elles avaient
pour bases des contraintes morales et des com-
binaisons matérielles qui pesaient à la fois sur
les patrons et les ouvriers. Considérées dans
leurs principes , ces contraintes et ces combinai-
sons régnent plus que jamais parmi les ateliers
prospères. Considérées, au contraire, dans leur
application, elles se transforment partout et ne
se rencontrent plus , sous leur ancienne forme ,
que dans un petit nombre de localités. Au milieu
de ces transformations, le problème à résoudre
est toujours le même : fonder la sécurité de l'ou-
vrier sur la permanence du travail. Les procédés
de la solution sont seuls modifiés. Sous la cou-
tume des anciennes corporations , le nombre des
ouvriers de chaque profession est limité plus ou
moins directement par l'autorité publique. Sous
la coutume actuelle des ateliers les plus pros-
pères , ce nombre est limité dans chaque atelier
par la prudence du patron. Celui-ci, en effet, s'in-
erdit tout accroissement de production qui l'o-
16 LIVRE V, 2° PARTIE — L'ASSOCIATION
bligerait à s'adjoindre momentanément de nou-
veaux ouvriers ; il n'attache à son atelier que les
ouvriers auxquels il peut assurer des moyen»
d'existence dans les crises commerciales dont la
retour est périodique. Malgré les formules favo-
rites de notre temps, il n'y a pas plus de « li-
berté » sous le nouveau régime que sous l'ancien :
seulement la contrainte, au lieu d'être légale
sous la sanction de gouvernants plus ou moins
pénétrés de leur devoir, est volontaire sous le
contrôle de la conscience et d'un public plus ou
moins éclairé.
Quant à la mutualité de l'assistance, elle
n'avait, même dans la combinaison matérielle des
anciennes corporations, qu'un rôle secondaire.
Il en est ainsi maintenant, et il en sera de même
encore à l'avenir dans toute bonne organisation
du travail. Les sociétés de secours mutuels sont
spéciales aux populations parmi lesquelles règne
un état habituel de dénûment; et leur multipli-
cation est l'un des plus sûrs symptômes de l'ac-
croissement des maux que nous devons guérir.
Elles sont absolument impuissantes à opérer cette
guérison. Le paupérisme est une plaie causée par
les vices du patron et de l'ouvrier : il aura poiu*
remède la contrainte qui les ramènera l'un et
l'autre au respect de la loi morale, et non le mé-
canisme matériel de la mutualité.
Pour asseoir leur sécurité sur les sociétés de
CH. 46. — LE VRAI ROLE DES CORPORATIONS 17
secours mutuels , les populations imprévoyantes
devraient se soumettre, dès le plus jeune âge, à
une discipline et à des privations qui, jusqu'à ce
jour, n'ont été imposées que par le régime pa-
triarcal * , ou par les coutumes de paysans pro-
priétaires *. Or, peut-on espérer que les jeunes
générations des villes manufacturières, abandon-
nées aujourd'hui sans frein, dès l'âge de seize
ans ^, aux appétits les plus grossiers, renonce-
ront spontanément à leur imprévoyante liberté?
C'est en vain que de faux amis font entrevoir
aux ouvriers la possibilité de s'élever sans l'appui
des classes dirigeantes. C'est à tort surtout qu'ils
les poussent à prendre devant celles-ci la situation
que la bourgeoisie riche et intelligente s'était
donnée, sous l'ancien régime, devant la no-
blesse ébranlée et appauvrie par la corruption. Il
existe , à cet égard, entre les bourgeois et les ou-
vriers de tous les temps, une dilférence presque
absolue. En France, pendant la décadence de
l'ancien régime, les roturiers éminents conqué-
raient difficilement, parmi les nobles, une situa-
tion en rapport avec leurs vertus et leurs talents.
Ils étaient donc forcés d'employer ces qualités
pour accroître l'influence et Tillustration de leur
1 Les Ouvriers européens, p. 61. == * U Organisation de la
famille , livre II. (Noie de 1672.) i=z 3 Les Ouvriers des deux
Mondes, t. IV, p. 387. Sur les inconvénients de la délivrance
des brevets personnels aux ouvriers de 16 ans.
18 LIVRE V, 2« PARTIE — L'ASSOCIATION
propre classe. Les ouvriers éminents, au con-
traire, ont toujours pu parvenir, sans entrave
créée par la loi ou la Coutume, aux premiers
rangs de la bourgeoisie. Dès lors la classe ou-
vrière , par la nature même des hommes et des
choses, ne retient guère que les individualités
dépourvues des qualités qui assurent les légi-
times succès*. Il ne résulte pas de là que la classe
ouvrière doive rester chez nous dans la déplo-
rable condition où elle est tombée depuis la révo-
lution dans plusieurs agglomérations urbaines ou
manufacturières '. Il lui serait facile de revenir
au niveau qu'elle a conservé en Orient et dans
quelques localités de l'Occident; et elle pourrait
ensuite monter plus haut. Ainsi , on peut conce-
voir un avenir prochain dans lequel les ouvriers ,
ramenés à la saine pratique du Décalogue, par
Texemple que doivent donner les patrons, se-
raient élevés tous à la dignité de propriétaires.
lis auraient au moins en propre le foyer domes-
tique (25, III à VIII) avec les dépendances que le
moyen âge jugeait indispensables à un chef de
maison ^ et ils se trouveraient alors soustraits aux
atteintes de la pauvreté. Cette prévision ne sau-
rait être taxée d'utopie; car tous les ouvriers
jouissent de ce bien-être chez des races qui, au
1 Les Ouvriers européens , p. 20, 146 et 260. =^ ^ i^a Paix
sociale, Inir., vu, 4. (Noie de 1872.) = 3 U Organisation, de la
Ifimille, §11,3. (Note de 1872.)
CH. 46. — LE VRAI ROLE DES CORPORATIONS 19
point de vue des ressources physiques et intel-
lectuelles, restent inférieures à la nôtre *. Mais ce
progrès ne saurait sortir d'un simple mécanisme
financier. Il est subordonné à la réforme des
mœurs et des rapports privés, et ne sera ac-
compli qu'à l'aide d'une forte discipline imposée
aux jeunes générations par les familles -souches
(30, V) et par des patrons bienveillants (50, VII).
En résumé , il serait encore dangereux de don-
ner ici le change à l'opinion sur le rôle de
l'association. Les sociétés de secours mutuels
n'opposent qu'un palliatif à un ordre de choses
vicieux. Elles sont l'indice et non le remède de
la misère. Elles décèlent un commencement de
désorganisation sociale , quand elles s'appliquent
à des femmes arrachées à leur ménage par les
grands ateliers, et obligées de demander à une
institution factice la protection qu'elles ne peu-
vent dignement recevoir qu'au foyer domestique
(26, VIII). Enfin, ces sociétés ne peuvent contri-
buer à l'extinction du paupérisme ; et, dès que ce
but sera atteint par d'autres moyens (50, V),
elles deviendront inutiles.
§ VII. 4* catégorie : les corporations d*arts et métiers.
Les corporations d'arts et métiers qui for-
ment la quatrième catégorie ont été, au moyen
^ Les Outyriers européens , p. 50, 87, 104, 110, 116, etc.
20 LIVBE V, 2« PARTIE — L'ASSOCIATION
âge, le fondement du régime manufacturier. Elles
ont même conservé, jusqu'au xmii® siècle, une
situation prépondérante dans le gouvernement
des communes urbaines. Pour chaque métier,
elles groupaient de petits chefs d'industrie tra-
vaillant près du foyer domestique, avec le con-
cours de la famille renforcée au besoin d'aides
et d'apprentis. Elles amortissaient la concurrence
en limitant le nombre des maîtres et des ou-
vriers, et donnaient par conséquent à ceux-ci
la sécurité aux dépens des consommateurs. Bien
qu'elles soient composées de personnes ayant
le gain pour objet, elles forment de vraies cor-
porations et non des communautés (41, III).
Ici, en effet, on applique le principe d'associa-
tion, non pour l'avantage financier des maîtres
associés, mais bien dans un intérêt public, pour
fonder la paix sociale sur la sécurité des ouvriers
imprévoyants.
Ces corporations sont fort nombreuses encore
dans l'Allemagne méridionale, où, sous le nom
d'Innungen et de Zunfte \ elles s'appliquent à
beaucoup de métiers usuels. Elles sont représen-
tées en Suède par les Bergslags\ circonscrip-
tions de mines où les fonderies sont en nombre
1 Les OuvjHers européens, p. 127. Sur Torganisation des corpo-
rations urbaines de l'Aulriche et de TAllemagne méridionale. ZH
2 Ibidem, p. 97. Sur l'organisation de l'industrie métallurgique
dans les Bergslags suédois.
CH. 46. — LE YRÀI ROLE DES CORPORATIONS 21
limité. En France, imprudemment ébranlées par
Turgot (1776), puis abolies par la révolution
(1791), pour tous les métiers, elles ont été ré-
tablies sans discernement sous le Consulat et
l'Empire, pour les boulangers* de Paris et de
Lyon, les agents de change, les courtiers de com-
merce , les notaires , les avoués , les huissiers et
les commissaires priseurs.
En comparant la détresse qui frappe aujourd'hui
les populations manufacturières au bien-être dont
elles jouissaient autrefois , on a été souvent con-
duit à prôner le principe des anciennes corpo-
rations d'arts et métiers. On a même proposé
de les rétablir en les perfectionnant. L'expé-
rience acquise dans une foule d'ateliers*, et
même dans des régions entières de l'Europe,
conseille de repousser cette proposition. Dans ces
ateliers modèles , les patrons garantissent à leurs
ouvriers , sous un régime de liberté complète ^,
la sécurité et le bien-être qui provenaient autre-
fois du régime de contrainte. Avec ce système
1 Depuis que ces lignes ont été écrites (1862), les corporations
de boulangers ont été supprimées par le décret du 30 septembre
1863. Voir, à ce sujet, deux documents : — 1» Rapport déjà cité,
sur les commerces du blé , de la farine et du pain ; — 1° La QiieS'
iion du pain, ou précis sommaire du passé et de Ta venir de la
boulangerie parisienne, à Tappui de la réforme proposée en oc-
tobre 1862 par le conseil d'État. Paris, 1862; brochure in- 8»,
chez Victor Masson et fils. = * Voir, au tome IV, Pièce IX.
(Note de 1867.) zzz 3 Voir V Organisation du travail, chapitre ii.
(Note de 1872.)
22 LIVRE V, 2« PARTIE — L'ASSOCIATION
de patronage, la société vit en paix sans avoir
à redouter les abus qu'entraînait la limitation
du nombre des ateliers ou du personnel. Les
gouvernants, en particulier, sont débarrassés
des réclamations sans fin adressées par les pa-
trons qui tendaient toujours à exploiter, dans
leur propre intérêt, le monopole qui avait été créé
en vue de l'intérêt public *. Au surplus, les corpo-
rations se sont éteintes spontanément ou ont été
formellement abrogées en beaucoup de lieux; et
j'ai cherché en vain un cas où l'on ait jugé utile
de les reconstituer.
On rétablirait, il est vrai, la stabilité des exis-
tences , ce trait excellent du moyen âge , en reve-
nant aux corporations fermées et aux engage-
ments forcés. Toutefois ce retour au passé n'est
1 Les syndics élus par les ^0 boulangers de Paris, interprètes
des passions jalouses de la majorité , et conservant , sous ce rap-
port , Fesprit des anciennes corporations , trouvaient que la situa-*
tion de chacun n'était pas sufGsamment garantie contre les en-
treprises d'une minorité trop prospère, par les règlements qui
ont limité jusqu'en 1863 le nombre des maîtres et des boutiques.
Par une pétition adressée en 1860 à M. le Préfet de la Seine, ils
demandaient, dans les termes suivants, que désormais on limi-
tât, en outre, le nombre des fours : « Les moyens de restreindre
« les grandes boulangeries sont faciles à trouver. Il suffira de
<i faire suivre la délivrance d'un numéro de boulangerie de l'obli-
« gation qui accompagne la délivrance des numéros de voitures;
« on donnera à chaque titulaire le droit d'ouvrir et d^exploiter
« seulement une quantité de fours déterminée. Sans doute, il y
« aura toujours des boulangers plus ou moins habiles , plus ou
« moins intelligents; il se produira toujours des inégalités; mais
« dans ces limites, elles seront moins préjudiciables... »
CH. 46. — LE VRAI ROLE DES CORPORATIONS 23
point désirable; car on détruirait en même
temps la liberté du travail , qui , malgré certains
maux graves mais guérissables, est une des
rares supériorités de notre époque d'instabilité
et d'antagonisme. Il est 'aussi nécessaire que
jamais d'assurer l'existence des familles impré-
voyantes; mais il faut tirer, de l'emploi intelli-
gent du libre arbitre , le résultat que nos pères
obtenaient plus facilement du régime régle-
mentaire. Pour atteindre librement ce but, nous
devons fonder l'agriculture et l'industrie manu-
facturière sur la famille -souche et le patronage
volontaire. Le retour à la contrainte ne serait
opportun que si nos patrons et nos ouvriers,
persistant dans leur déplorable antagonisme , se
refusaient à suivre l'exemple des ateliers modèles
de la France et de l'étranger.
§ VIII. 5« catégorie : les corporaUons littéraires et scientiliques.
Les corporations de la cinquième catégorie
ne se rapportent plus, comme les précédentes,
à une situation maladive : elles correspondent,
au contraire, à un état normal de la société.
Parmi elles brillent au premier rang les sociétés
de savants, de lettrés- et d'artistes qui se dé-
vouent à la recherche et à la propagation du
vrai, du bien et du beau. On s'accorde à re-
connaître l'utilité de ces institutions; mais on
discute beaucoup sur les règles de leur organi-
24 LIVRE V, 2® PARTIE — l'aSSOCIATION
sation. Les principes que l'on prend de plus en
plus pour guides en cette matière se résument
dans les termes suivants.
Les corporations dont l'action est la plus bien-
faisante, sont animées d'un protond sentiment
de tolérance. Tout en aimant la tradition et les
vieilles renommées, elles accueillent avec bien-
veillance l'innovation unie à un certain mérite ;
et dans cette voie elles ne s'arrêtent qu'aux limites
posées chez tous les peuples civilisés par le res-
pect des convenances. Redoutant par-dessus tout
les doctrines exclusives et les systèmes préconçus,
elles ne prétendent point diriger l'esprit humain,
et elles se gardent d'ériger en axiome leur infail-
libilité. Elles croient rarement devoir provoquer,
par des récompenses pécuniaires, certains efforts
spéciaux. Elles refusent, en général, de prendre
ces initiatives, pour n'être pas obUgées de por-
ter des jugements qui pourraient propager l'er-
reur ou cacher la vérité. Leur mission principale
est de faire arriver à la connaissance du public
les travaux qu'on leur présente : lui seul, en
effet, a qualité pour juger en dernier ressort.
Des corporations pénétrées des meilleures ten-
dances évitent ce premier écueil en repoussant les
systèmes restrictifs de recrutement qui les abais-
seraient à l'état de coteries. Elles se font un devoir
de choisir leur personnel dans toutes les opinions
et dans toutes les écoles. Elles fondent leur exis-
' CH. 46. — LB VRAI ROLB DES CORPORATIONS 25
tence sur les contributions volontaires de leurs
membres, en sorte que, pour augmenter autant
que possible leurs moyens d'action, ellesappellent
dans leur sein, non-seulement les célébrités de
la science , des lettres et des arts , mais encore
les personnes qui se plaisent à les fréquenter
et à leur accorder un généreux patronage. Elles
rapprochent donc par d'honorables liens de con-
fraternité toutes les classes qui ont injérôt à se
réunir. Ainsi constituées , les corporations scien-
tifiques et Uttéraires offrent un haut caractère
d'impartialité, et sont en mesure de pressentir le
jugement que le public portera des œuvres de
leurs clients. Cette organisation ne les empêche
pas de mettre en relief les hommes éminents
qui font la gloire de chaque compagnie. Ceux-ci,
en effet, sont naturellement portés aux hon-
neurs par des élections libres, et ils prisent
d'autant plus ces distinctions qu'elles sont, en
définitive, conférées par l'opinion publique.
Les corporations vouées aux arts libéraux ne
sauraient guère, dans ces conditions, donner
prise aux reproches qu'ont encourus les institu-
tions analogues créées sous l'inspiration de l'an-
cien régime européen. Loin de décourager ceux
qui veulent sortir des voies battues, elles leur
offrent le concours de leur publicité , et les met-
tent en contact avec les juges compétents. Ainsi
se trouve écartée , chez les peuples tenant à bon-
26 LIVRE V, 2« PARTIE — L'ASSOCIATION
neur de récompenser les talents, une cause in-
cessante d'inquiétude et d'agitation. On peut ré-
pondre, en effet, à ceux qui se disent méconnus
ou opprimés que le jugement du public a cons-
taté leur erreur et leur impuissance. Enfin ces
corporations ne sont point soumises à l'obses-
sion qu'exercent habituellement les pouvoirs pu-
blics sur les institutions placées sous leur dé-
pendance. Elles ne peuvent être soupçonnées
de s'ériger eu tribunal pour donner appui aux
doctrines que l'autorité veut faire prévaloir. Il
leur répugnerait de se faire les agents de la
science officielle, c'est-à-dire de l'un des fléaux
qui ont le plus entravé le perfectionnement des
sociétés. En résumé, elles protègent autant que
possible la pensée humaine , elles ne l'oppriment
jamais.
§ IX. L*AssociaUon britannique pour le progrès des sciences.
Ces principes sont généralement adoptés par
les institutions qui se fondent aujourd'hui; et
l'on peut citer comme un des meilleurs types
de cette organisation, l'Association britannique
pour le progrès des sciences. Composée de toutes
les personnes honorables qui veulent contribuer
de leur bourse à cette œuvre , elle tient succes-
sivement ses assises annuelles dans toutes les
grandes villes du Royaume-Uni. Dans la ville et
à la date désignées lors de la précédente assise ,
CH. 46. — LE VRAI ROLE DES CORPORATIONS 27
on voit affluer les membres de rassociation avec
leurs femmes et leurs filles. Pour l'échange de
leurs idées, les membres se partagent en sec-
tions spéciales. A celles-ci s'attachent, selon
leurs goûts, les jeunes talents, les réputations
établies et les sommités sociales du Royaume ou
des pays étrangers. Chaque jour, des réunions
générales, des lectures, des excursions scien-
tifiques et un banquet, donnent occasion de
récompenser par de chaleureuses ovations les
hommes de mérite épars dans le pays, et les
utiles travaux accomplis densle cours de Tannée.
Dans ces conditions , la science établit des liens
intimes entre les individualités les plus intelli-
gentes de la nation. Sous ce rapport, au milieu
des discordes suscitées par le schisme et le scep-
ticisme, elle est souvent plus féconde que la
religion. Les assemblées qu'elle provoque sont
plus efficaces et plus dignes que les distractions
futiles de nos réunions habituelles. Elles font
contre -poids aux divisions provoquées par la
concurrence des intérêts , par la distinction des
rangs et par la lutte des partis. L'Association
britannique assure , par un recueil spécial , une
large publicité à toutes les œuvres scientifiques
qui lui sont présentées , et elle perpétue ainsi le
souvenir de ces manifestations annuelles de la
vie nationale.
En Allemagne , les corporations de science et
28 LIVRE V, 2* PARTIE — L'aSSOCIATIO.N
d'art n'opèrent point exclusivement, comme FAs-
sociation britannique, par la centralisation des
travaux , combinée avec le changement du lieu
des assises annuelles. Mais, comme cette der-
nière, elles rapprochent les esprits éclairés et
propagent le mouvement intellectuel dans le corps
social tout entier. Elles atteignent ce but en se
constituant avec Tappui des influences locales sur
tous les points du territoire, puis en se réunissant
chaque année en un congrès.
§ X. Les inconvénients des académies officielles.
Les grandes académies créées sur le Conti-
nent pendant les quatre derniers siècles n'ont
point toujours adopté ces libres institutions; mais
elles ont parfois corrigé par une saine pratique
les vices inhérents au patronage de l'État. Elles
ont pu ainsi, sans suivre la marche des temps,
mais aussi sans blesser l'opinion publique, con-
server leurs vieilles tradilions. L'Institut de France
est particulièrement dans ce cas, bien que l'oc-
casion de briser les liens du passé se soit sou-
vent offerte. Détruit avec l'ancien ordre social
(1792), rétabli sous le Directoire (1795) , réor-
ganisé sous le Consulat (1803) et sous la Res-
tauration (1816), complété sous le gouverne-
ment de juillet (1832) et sous le second Empire
(1855), il persiste, dans la forme, à procéder
de l'ancien régime plus que de l'esprit nouveau.
CH. 46. — LE VRAI ROLE DES CORPORATIONS 29
Il échappe à rintolérance et à la routine par
J'influence du milieu social et par le caractère
personnel de ses membres; mais son organisation
même soulève de sérieuses critiques.
Les cinq académies de l'Institut sont des cor-
porations fermées, comprenant seulement une
faible partie des hommes qui se dévouent à la
culture des cinq spécialités correspondantes de
la science et de l'art. Renouvelant leur personnel
seulement à l'occasion de la mort de leurs mem-
bres, et ayant le devoir de récompenser par leur
choix les plus longues suites de travaux utiles,
elles donnent à la vieillesse une influence trop
prépondérante. Elles peuvent , surtout en ce qui
concerne les travaux de goût et d'imagination,
n'être pas assez accessibles aux idées de la jeu-
nesse. Sans doute, elles puisent beaucoup de
force et de dignité dans leurs habitudes de libre
recrutement; cependant elles ne sont point com-
plètement indépendantes de l'autorité. Le souve-
rain, en eflet, s'est réservé sur Fadmission des
nouveaux membres un droit de veto. L'Etat four-
nit le palais où se tiennent les séances. Il pourvoit
aux dépenses, et donne même un subside aux
académiciens. Malgré leur modération et leur
prudence, les académies de l'Inslilut ne se refu-
sent pas toujours à prendre un rôle officiel. Elles
interviennent parfois dans le jugement des doc-
trines , ou dans le choix des hommes destinés à
30 LIVRB V, 2« PARTIE — L'ASSOCIATION
certaines fonctions publiques. Le simple recrute-
ment des membres nouveaux , et la distribution
des prix nombreux soumis à leur arbitrage , s'im-
posent comme des arrêts au milieu des contro-
verses du monde savant. Les académies blessent
ainsi, dans leurs intérêts ou dans leurs convic-
tions, beaucoup de personnes qui, ne pouvant
lutter à armes égales contre un corps constitué ,
se déclarent opprimées par l'ignorance , la pas-
sion et l'esprit de coterie. Elles semblent hostiles
aux talents que ne peuvent admettre leurs cadres
inflexibles; et, quand il y a lieu de nommer un
nouveau membre , on voit naître entre les candi-
dats, comme entre les juges, des haines violentes.
En ces occasions, elles provoquent un stérile
labeur; elles excitent la rancune des individua-
lités médiocres qui, se sentant écartées des hon-
neurs scientifiques par des barrières infran-
chissables, s'acharnent à dénigrer les légitimes
renommées de la corporation qui les repousse.
L'Institut de France donne lieu à une autre
objection. Exigeant de ses membres titulaires la
résidence à Paris, il exagère au delà de toute
limite notre centralisation dans les branches d'ac-
tivité où elle se justifie le moins. En effet, beau-
coup de savants et de lettrés doivent leur renom-
mée à des travaux accomplis dans les provinces ,
au contact des lieux, des monuments et des
hommes : ils sont, par conséquent, mis en
CH. 46. — EK VRAI ROLE DES CORPORATIONS 31
demeure de renoncer à ces travaux et de s'ar-
racher à leurs relations , ou de rester privés d'une
distinction dans laquelle l'opinion voit le cou-
ronnement nécessaire d'une grande carrière.
L'Institut de France amène ainsi l'appauvrisse-
ment intellectuel des provinces, en excitant les
hommes éminents à abandonner les localités où
ils se sont formés , et en les empêchant d'y faire
école. Il est donc moins apte que les institutions
analogues d'Allemagne et d'Angleterre à produire
les bienfaits qu'on doit attendre des corporations
scientifiques et littéraires. Il laisse la jeunesse
isolée et hostile, au lieu de la grouper par les
liens de l'affection et de l'intérêt autour des
maîtres et des patrons. Il divise plutôt qu'il ne
réunit les personnes vouées aux professions li-
bérales, et il ajoute ainsi de nouveaux éléments
à l'antagonisme développé chez les classes diri-
geantes par nos incessantes révolutions politiques.
Enfin il affaiblit dans les provinces le mouvement
intellectuel, sans établir au profit de la capitale
une compensation complète. Par son principe
même, l'Institut amoindrit ou entrave les corpo-
rations libres qui tendent à propager dans les
provinces la culture des sciences, des lettres et
des arts. Il contribue donc indirectement, mal-
gré la renommée de ses membres; à faire passer
chez certains peuples étrangers la prépondé-
rance intellectuelle dont la France a joui pen-
32 LIVBE V, 2« PARTIE — L'ASSOCIATION
dant les deux derniers siècles, alors que les
souverains.de l'Europe fondaient leurs acadé-
mies avec le concours de nos savants et de nos
lettrés.
D'un autre côté, l'organisation de l'Institut de
France est en harmonie avec les tendances im-
primées au génie national par la décadence de
l'ancien régime. Les rares critiques 'qu'on lui
adresse s'inspirent de rancunes personnelles plu-
tôt que d'un sentiment élevé d'intérêt public.
J'explique ce fait par deux raisons. En premier
lieu, la France a été jusqu'à ce jour portée vers
la liberté, moins par une conviction réfléchie que
parla passion politique: lors donc que celle-ci
n'est pas en jeu, et tel est le cas pour les questions
scientifiques ou littéraires , la France obéit aux
déplorables impulsions qui datent de 1661 (6,
VllI); elle oublie le droit commun pour retom-
ber dans le privilège. En second lieu, dans les
moments de calme, on aperçoit la déchéance
que le Partage forcé et les autres lois restrictives
de la révolution impriment à notre constitution
sociale. On voit que l'exagération du principe
d'égalité, qui a inspiré ces lois funestes, n'at-
teint le but des niveleurs que par un moyen
désastreux : par la destruction des grandeurs ac-
quises et l'oppression des supériorités naturelles.
A la vue de ces maux, on cherche à reconstruire
par le privilège l'ascendant, universellement re-
CH. 46. — LE VRAI ROLE DES CORPORATIONS 33
connu (9, VII), que la vieille France avait pris,
grâce au libre essor des aptitudes de la race.
L'Académie française, où doivent être réunies
les quarante notabililés de la littérature et de l'é-
loquence, est peut-être Tinstilution qui tempère
le mieux cet amoindrissement des existences.
Plus les familles perdent la faculté de conserver,
par le talent et la vertu , la notoriété créée par
d'illustres aïeux, plus l'opinion se rallie à une
corporation qui relève l'ascendant du mérite per-
sonnel par l'éclat du privilège et de la tradition.
Quand je compare les trop rares solennités dans
lesquelles nous sentons encore vibrer le senti-
ment national, il me semble que l'admission d un
membre dans cette illustre compagnie est l'une
de celles qui se placent au premier rang. Au sur-
plus, les choix de l'Académie française, pouvant
être aisément contrôlés par l'opinion, sont ceux
qui donnent le moins de prise aux inconvénients
généraux du système ; et c'est ici le lieu de re-
marquer que l'un des vices de l'Institut de France
est de confondre dans un moule commun cinq
institutions essentiellement différentes.
§ XI. Les avantages des sociétés libres.
L'Institut organisé par le Consulat est l'un
des indices du besoin social qui nous a con-
seillé de rétablir, au moyen de monopoles et de
privilèges , les grandes situations que nous ne
34 LIVRE V, 2*" PARTIE — L'ASSOCIATION
pouvons plus faire surgir de la Liberté testamen-
taire. Nous retrouvons donc ici, sous une nou-
velle forme, le désordre que j'ai plusieurs fois
signalé. Le même instinct de grandeur qui fon-
dait, en 180G, les majorats, consolidait les acadé-
mies fermées de l'Institut , l'École polytechnique
et les corps savants. Malheureusement, la France
s'éloignait ainsi du but que l'infortuné Louis XVI
avait entrevu, lorsqu'il entreprit de remédier
à la décadence amenée par ses prédécesseurs.
Le fondateur du premier Empire adopta le faux
programme de ses conseillers; mais il se rendait
compte des maux infligés à notre race par les lois
que lui avaitléguées la Terreur. Il trouvait bon que
ces lois continuassent à désorganiser les familles
attachées à l'ordre traditionnel ; mais il se flattait
de reconstituer, par des lois d'exception et de pri-
vilège , des familles et des classes attachées à sa
fortune et à sa dynastie (20, V). Les construc-
teurs impériaux , comme les démolisseurs révo-
lutionnaires, se rallièrent donc à l'envi au sys-
tème de contrainte gouvernementale inauguré par
Louis XIV. Ils nous rejetèrent, par conséquent,
en dehors du système de liberté (8, XI), auquel
l'Angleterre reste attachée avec une si louable
persévérance, depuis l'époque où il est aban-
donné par la France. Mais toutes les réformes se
tiennent : la propension qui nous ramène aujour-
d'hui , avec un sentiment plus réfléchi que celui
CH. 46. — LB VRAI ROLE DES CORPORATIONS 35
de 1789, vers les institutions des Anglo- Saxons
(53, V), s'appliquera ici, comme ailleurs, d'une
manière utile. La pratique de la liberté, qui doit
être si bienfaisante pour la religion, la propriété ,
la famille et le travail , ne sera pas moins féconde
dans les domaines de la science et de l'art.
Je viens d'expliquer que les corporations vouées
aux sciences , aux lettres et aux arts ont devant
elles un avenir brillant dans les sociétés pro-
spères ; j'ajoute qu'il n'en faut pas exagérer l'im-
portance. Elles sont des réservoirs plutôt que des
ateliers de travail : car elles ne peuvent entre-
prendre avec succès une œuvre commune que
dans des circonstances exceptionnelles. Leur
principale mission consistera toujours à mettre en
lumière les travaux soumis à leur patronage. Ici
encore le vrai travail réside dans l'effort indivi-
duel, et non dans l'association proprement dite.
Les autres corporations vouées au progrès de
l'ordre intellectuel et moral doivent également
se soumettre aux principes que je viens d'in-
diquer : pour être utiles et durables , elles doi-
vent garder un caractère privé. Toutefois celles
qui agissent en permanence n'acquièrent la sta-
bilité nécessaire que lorsqu'elles disposent de
ressources créées par la piété et le dévouement
des générations antérieures. Les biens en main-
morte (21, XII) ainsi accumulés doivent être
administrés par des hommes jouissant de l'estime
36 LIVRB T, 2« PARTIE — L^ASSOQATION
publique, agissant avec une complète indépen-
dance , mais sous le contrôle de l'autorité . Aussi,
les fondateurs qui assurent le mieux la pureté
de leur œuvre sont ceux qui en attribuent Tad-
ministi ation à leurs descendants assistés par des
hommes compétents. Cette organisation est éga-
lement favorable , et aux œuvres de bien public
toujours pourvues de patrons zélés, et aux fa-
milles-souches qui sont garanties contre la cor-
ruption 5 et souvent même excitées à la vertu , par
ces « majorats d'influence morale ». C'est ainsi
qu'on voit, en Angleterre, beaucoup de familles
trouver une considération légitime, en même
temps qu'une occasion de dévouement intellec-
tuel et moral, dans Tadministration d'une fonda-
tion utile, due à la générosité de leurs aïeux. Ces
beaux exemples ennoblissent fréquemment les
grandes institutions scientifiques et littéraires des
îles Britanniques, comme les fondations reli-
gieuses et charitables.
§ XII. Ge catégorie : les corporations vouées à Tordre moral.
Les corporations de la sixième catégorie ont
pour objet la réforme ou la conservation de l'or-
dre moral. Cette mission est le but principal des
sociétés humaines ; et tous les peuples prospères
ont su y pourvoir. Avec des formes et même des
solutions difl'érentes, ils ont adopté partout le
même moyen, la pratique d'une religion. Chaque
CH. 46, — LE VRAI ROLE DES CORPORATIONS 37
communion religieuse pourrait donc être, à la
rigueur, considérée comme une corporation com-
posée de tous les croyants pénétrés des mêmes
convictions et soumis à une discipline uniforme.
Toutefois, on comprend que les liens religieux,
qui réunissent parfois toutes les populations d'un
continent, dépassent les limites assignées dans
le présent Livre à l'association. D'un autre côté,
les religions se dévouent à la propagande de la
morale avec plus d'ardeur que les corporations
précédentes à la diffusion de la science et de
l'art : elles sentent donc moins la nécessité de
recourir à des corporations spéciales.
Comme je l'ai indiqué ci-dessus (11, VI), la
Société des Amis offre l'exemple d'une commu-
nion religieuse dont tous les membres sont éga-
lement tenus de concourir à la propagation de
l'ordre moral. Mais, en constatant le petit nombre
d'adhérents que cette association réunit après
trois siècles d'efforts continus, on doit conclure,
même en se fondant simplement sur l'expé-
rience, que toutes l'es autres communions ont
judicieusement agi en attribuant, d'une manière
spéciale, cette haute mission à un clergé. Plu-
sieurs religions de l'Asie, et, dans le christia-
nisme, les catholiques grecs ou romains, ont en
outre confié plus particulièrement la culture de
certaines aptitudes morales à des associations,
distinctes du clergé séculier, qu'on peut classer
RiFORME SOCIALE lll — 1
38 uni ▼, 2* PAKni — VàSSOOàTws
sons le nom générique de corporations reli-
gieoses.
Ces corporations ont fourni , depuis la fonda-
tion du christianisme, d'excellents moyens de
propagande morale ; mais elles ont aussi donné
lieu à de graves abus. Il serait donc également
regrettable de méconnaître ou d'exagérer la part
qu'elles doivent prendre à Tœuvre de la réforme.
Les corporations religieuses ont rempli, à leurs
époques de ferveur, quatre fonctions principales
que je vais successivement rappeler en signalant
celles qui, à l'avenir, seront plus utilement exer-
cées par les laïques.
La première fonction des corporations reli-
gieuses est de donner, en dehors des intérêts du
monde, l'exemple de la vie chrétienne , et d'offrir
à Dieu les prières qui lui sont le plus agréables,
celles qu'inspirent le renoncement individuel, la
recherche de la vie future et le dévouement ab-
solu au progrès moral de l'humanité *. Toujours
exposés à la corruption , comme l'ont été leurs
ancêtres, les modernes continueront à tirer un
grand secours de ces corporations ; mais le per-
sonnel consacré désormais à ce haut ministère
sera relativement moins nombreux qu'il ne l'était
aux temps de saint Jérôme et de saint Benoit. Les
^ Celte fonction fondamentale des religieux a été décrite en
termes éloquents par M. le comte de Montalembert. [Les Moines
d'Occidenl, 1. 1", intr., ch. u et iv.)
CH. 46. — LE VRAI ROLE DES CORPORATIONS 39
hommes qui se complaisent dans la vertu et dans
la paix ne sont plus obligés, ni d'aller dans les
déserts de la Thébaïde pour fuir la corruption
païenne , ni de se réfugier dans le cloître pour
échapper aux violences de la féodalité. Appuyés
sur la religion, gouvernant leur foyer domestique
en toute liberté, et pouvant par conséquent le dé-
fendre contre l'incessante invasion du péché ori-
ginel (28, 111 et IV), beaucoup de chefs de famille
de l'Europe occidentale maintiennent aujourd'hui
leur race à un haut degré de perfection morale.
On n'ajouterait donc rien à l'utilité des corpora-
tions religieuses en y admettant des personnes
qui ne s'élèveraient pas, sous ce rapport, au-des-
sus du niveau atteint par ces familles d'élite. Ac-
cumuler dans les cloîtres des individualités in-
férieures à celles qu'on rencontre journellement
dans le monde, ce n'est pas, comme le croient
des catholiques peu éclairés , faire preuve de dé-
vouement à la religion ; c'est préparer le retour
de la corruption monacale * , c'est-à-dire l'un des
* Depuis 4833, époque où je visitai pour la première fois l'Es-
pagne, et depuis 4838, date de mon premier voyage eu Italie, j'ai
personnellement observé beaucoup de faits relatifs à ce genre de
corruption. Cependant, en me référant aux molifs déjà indiqués
(44, 1), je ne crois pas opportun d'en faire ici l'exposé métho-
dique. M. le comte de Montalembert, dans l'introduction de l'ou-
vrage cité ci-dessus, a déjà signalé plusieurs causes de ces abus.
Mais celte mission ne pourra être complètement accomplie , pour
les divers ordres religieux, que par les hommes éminents qui les
ont ramenés de nos jours à leur pureté première.
40 LIVRE V, 2« PARTIE — L'ASSOCIATION
fléaux dont le monde chrétien a eu le plus à souf-
frir.
La deuxième fonction est de seconder le clergé
séculier dans Texercice du culte public. Elle a
pris une grande importance aux époques où ce
clergé , tombé dans la tiédeur ou livré au désor-
dre, devait être rappelé par cette salutaire con-
currence au sentiment de ses devoirs. Cette par-
tie de rœuvre des corporations religieuses a été
remplie avec éclat, une première fois au temps
de saint Bernard, quand la corruption commença
à envahir le régime féodal ; une seconde fois au
temps de saint Vincent de Paul, quand les loca-
lités, n'ayant plus la protection donnée par ce ré-
gime, se trouvèrent exposées, pendant les guerres
civiles , à Toppression des armées devenues per-
manentes. Elle est à peu près terminée, parce
que nos clercs séculiers ont repris des mœurs
exemplaires, et surtout parce que le danger d'une
rechute est conjuré pour eux par le contact des
protestants et par le frein de la libre discussion
(15, II). Cependant la fonction est encore né-
cessaire à une branche du ministère ecclésias-
tique, à la propagation de la vérité par Téloquence
de la chaire. Cet enseignement est plus que ja-
mais opportun à une époque où il ne s'agit pas
seulement de maintenir la pureté du dogme et
la régularité de la discipline , mais où il devient
urgent de repousser l'attaque dirigée par les
CH. 46. — LE VRAI ROLE DES CORPORATIONS 41
sceptiques contre la chrétienté tout entière. De-
puis que des laïques, doués de talents supérieurs,
s'emploient avec passion à détruire les croyances
religieuses, il est nécessaire que plusieurs corpo-
rations , débarrassées des soucis qui pèsent sur
les chefs de famille ou sur les clercs séculiers,
consacrent leurs membres les plus éminents à la
défense de la religion. Tant qu'il existera des
sauvages (31, I), dégradés par de grossières su-
perstitions, l'une des attributions des corpora-
tions religieuses sera de répandre parmi eux la
connaissance de Dieu et la pratique de l'ordre
moral. Toutefois, comme le passé nous l'enseigne,
cette propagande , pour être bienfaisante , devra
à l'avenir repousser les moyens de contrainte , et
demander exclusivement ses éléments de succès
au dévouement et à l'ascendant moral des mis-
sionnaires.
La troisième fonction a pour objet certaines
cultures spéciales des sciences et des lettres. Les
corporations, après l'avoir longtemps exercée à
titre exclusif, ont dû peu à peu la céder aux
laïques , et elles ne sauraient viser à en reprendre
aujourd'hui le monopole. Cependant elles ont le
devoir de maintenir leur supériorité dans la théo-
logie et dans l'histoire des religions , et par con-
séquent d'étudier à fond les sciences profanes qui
s'y rattachent. Les corporations vouées à ce vaste
ensemble d'études deviennent chaque jour plus
42 LIVRE V, 2« PARTIE — L'ASSOCIATION
indispensables. Elles doivent , en effet , non-seu-
lement former des orateurs et des écrivains pour
la défense des vérités religieuses, mais encore
créer le personnel qui pourvoira, concurremment
avec les laïques, à l'enseignement supérieur des
connaissances humaines (47, XVI). Lorsque la
distinction de l'Église et de l'État sera enfin éta-
blie (45, V), toute famille enrichie par le travail
sera moralement tenue de concourir à cette grande
œuvre sociale. Elle devra consacrer une partie de
son épargne à la fondation ou à Tentretien de quel-
ques institutions scientifiques et littéraires illus-
trées par un petit nombre de religieux éminents.
La quatrième fonction enlève les religieux à
leur premier et principal devoir, à la pratique ex-
clusive des vertus du cloître , pour les mêler aux
intérêts de la société. C'est ainsi que, dans les
premiers siècles du christianisme, les corpora-
tions ont défriché les forêts , cultivé les champs ,
exploité les mines , exercé presque tous les arts
usuels ou libéraux (32, 1), et fondé, pour subve-
nir à ces diverses entreprises, une multitude
d'agglomérations urbaines ou rurales. Enfin ,
lorsqu'elles ne réussissaient pas à assurer, par
l'exemple du travail et par une forte discipline
morale, le bien-être de toutes les familles sou-
mises à leur patronage, elles assistaient par l'au-
mône, ou par leurs soins personnels, les indi-
gents, les malades et les infirmes. Depuis que les
CH. 46. — LE VRAI ROLE DES CORPORATIONS 43
industries agricoles et manufacturières ont été
portées à un si haut degré de perfection par les
laïques, les religieux ne sauraient servir utile-
ment la société j en luttant avec eux. Les corpo-
rations ont sagement renoncé * , pour la plupart,
à la pratique des arts usuels. Elles n'exercent
même plus qu'un petit nombre de professions li-
bérales; et, parmi celles-ci, l'enseignement de la
jeunesse est à peu près la seule qui emploie , au
grand profit de la réforme, toute l'activité de
quelques corporations.
§ XIII. L*exagéraUon des corporations religieuses.
Il s'est au contraire formé, dans ces derniers
temps, beaucoup de corporations religieuses
ayant pour objet de remédier aux défaillances et
aux désordres qui se multiplient à mesure que
s'aggrave la décadence de notre société. Ces ins-
titutions ont surtout pour but d'améliorer la nour-
riture, l'habitation et les vêtements des pauvres;
de les aider dans l'apprentissage ou l'exercice des
métiers , et de leur procurer certaines satisfac-
1 J^ai cependant Irouvé chez les catholiques du sud-ouest de
TEurope des religieux qui se livrent à l'agriculture; j'en ai même
vu qui soutiennent leurs bonnes œuvres avec les profils de métiers
moins recommandables, tels que la fabrication et le commerce de
certaines boissons alcooliques. Ces corporations, vouées au travail
manuel et à la vie solitaire , peuvent servir d'abri à des âmes
trop faibles pour les luttes du monde ; mais, sous ce rapport, elles
seront utilement remplacées par les familles-souches, conseillées
par le prêtre et soumises à la loi divine (29, IV et 30, V).
44 LIVRE V, 2° PARTIE — L'aSSOCIATION
tions morales. Elles abordent chaque jour de nou-
veaux devoirs auxquels le zèle des corporations
laïques ne saurait se soumettre. Garanties, par le
caractère religieux , de la déconsidération qu'im-
pliquent dans Topinion certaines fonctions ser-
viles, elles se dévouent à remplir les plus humbles
attributions de la vie domestique. C'est ainsi que
des corporations de femmes récemment créées
se substituent, pour les travaux de propreté des
ménages pauvres et pour les soins qu'exigent les
petits enfants, aux mères de famille employées
comme ouvrières dans les manufactures. D'autres
commencent même à s'introduire en grand nom-
bre dans les familles riches et instables, afin d'y
pallier la désorganisation qui empêche les mem-
bres de ces familles d'assister personnellement
leurs malades (29, IV).
Plusieurs de ces institutions peuvent être tem-
porairement accueillies avec reconnaissance, dans
l'état actuel de décadence sociale, par les motifs
indiqués pour la première catégorie de corpora-
tions. D'autres, au contraire, sont des nouveautés
peu recommandables et doivent être tenues en
suspicion. Ainsi que je l'ai expliqué, la famille-
souche a donné de tout temps , et donne encore
aujourd'hui à des populations entières les satis-
factions du bien-être matériel et la dignité de l'in-
dépendance. C'est pourquoi les nations envahies
par le paupérisme et par les autres désordres dé-
<:H, 46. — LE VRAI ROLE DES CORPORATIONS 45
rivant de l'instabilité des familles , doivent cher-
cher le remède dans Téternelle association qui a
pour base la nature de l'homme, plutôt que dans
les associations artificielles que suscite un zèle
exagéré. Celles-ci, en effet, ont deux graves in-
convénients : elles n'apportent qu'un palliatif à
nos maux ; elles diminuent , en se perpétuant , les
chances de guérison. Pour provoquer la réforme,
il faut d'abord faire comprendre l'inefficacité d'une
foule d' œuvres qui épuisent la faible dose de dé-
vouement dont dispose notre société.
Je conviens de nouveau qu'en présence de cer-
tains désordres sociaux, on ne saurait attendre
dans l'inaction l'avenir que nous assurera la réor-
ganisation de la famille-souche. Je reconnais aussi
que, dans les institutions commandées tempo-
rairement par notre décadence, les religieux sou-
lèvent moins d'objections que les fonctionnaires
publics. Mais il faut réserver le zèle des premiers
pour des services plus spéciaux, tant qu'on n'a
pas épuisé tous les moyens d'action que peuvent
fournir, d'abord les familles (50, VIII), puis les
corporations laïques. Les religieux ont fait grand
tort aux peuples qui aspirent à la liberté civile et
politique en leur facilitant les moyens de ne pas
faire leur devoir.
Les Anglais, les Hollandais, les Suisses, les
Allemands du Nord-Est, les Norvégiens et les
Américains du Nord, qui concilient mieux que les
46 LIVRE V, 2« PARTIE — L'ASSOCIATION
autres peuples Tordre public et la liberté civile,
sont aussi ceux chez lesquels la société laïque
réussit le mieux à réprimer les vices , ou à réfu-
ter les erreurs contraires à l'ordre moral. Ils
placent leur principal moyen d'action dans l'ini-
tiative individuelle ; mais ils trouvent de plus en
plus un utile concours dans des corporations de
laïques dévoués à la réforme. Parmi les bonnes
œuvres auxquelles ces corporations s'adonnent
avec le plus de succès , on peut citer : la répres-
sion de l'ivrognerie * , de la séduction , du concu-
binage et de la prostitution ; Famélioration morale
des condamnés pour crimes et délits ; l'interdic-
tion des actes de cruauté envers les animaux ; les
répressions ayant pour objet la traite des esclaves
et les autres commerces scandaleux organisés au
détriment des races inférieures (51, X); enfin la
propagation de renseignement primaire (47, X),
1 L'usage du tabac à fumer, auquel s'ajoute toujours avec le
temps l'usage de narcotiques plus dangereux , a été plus funeste
aux Asiatiques que Tabus des boissons alcooliques. Il envahit
maintenant l'Europe entière par le mauvais exemple des classes
dirigeantes; et je ne vois guère que les clergés de France et
d'Angleterre qui repoussent encore cette déplorable habitude.
L'opinion ne devrait la tolérer que dans un petit nombre de pro-
fessions {Les Ouvriers européens , p. 129 et 141 ). La formation de
sociétés de tempérance tendant à combattre ce désordre dans les
autres classes est, chez les peuples cités ci -dessus, une des
plus utiles applications du principe de la corporation. Il est re-
grettable que les chrétiens se soient laissé devance^, sous ce rap-
port, par les musulmans (la secte des Vahabites de l'Arabie),
qui considèrent l'usage du tabac comme une des plus graves in-
fractions à la discipline religieuse.
CH. 46. — LE VRAI ROLE DES CORPORATIONS 47
de Tesprit d'épargne et des autres habitudes qui
accroissent le bien-être des classes ouvrières.
Suivant l'exemple des clergés protestants ou des
membres de la Société des Amis (11, VI), qui ont
provoqué la fondation de ces bonnes œuvres , les
religieux catholiques doivent sans cesse les re-
commander par leurs discours et par leurs écrits ;
mais ils ne devraient y subvenir eux-mêmes par
des corporations spéciales que si le monde laïque,
plongé dans un égoïsme irrémédiable , se mon-
trait insensible à leurs exhortations. Or tel n'est
pas le cas pour beaucoup de corporations qui se
fondent mal à propos sous nos yeux, puisque ce
sont les laïques qui en font les frais. Les religieux
qui se substituent ainsi aux laïques exercent une
action fort délétère ; on doit les redouter autant
que les fonctionnaires qui s'emparent indûment
du gouvernement local (52, IX). Les chefs de
famille ne sont pas, comme on l'affirme trop sou-
vent, incapables de pourvoir à ces services. Ils
ont déjà le mérite de les soutenir par des contri-
butions volontaires ou par l'impôt. Ils sauraient
les diriger eux-mêmes, si on ne prenait en leur
lieu des initiatives déplacées.
§ XIV. Les quatre groupes de fonctions essentielles
aux corporations religieuses.
Les quatre groupes de fonctions dont les cor-
porations rehgieuses peuvent se charger avec
48 LIVRE V, 2« PARTIE — l'aSSOCUTION
succès sont, comme on le voit, fort importantes;
et Ton ne saurait se flatter de réunir tout le per-
sonnel d'élite nécessaire à Taccomplissement
d'une si haute tâche. On doit louer, par consé-
quent , la sagesse des évoques qui , réprimant des
tentatives inconsidérées, ne permettent point aux
institutions de ce genre d'envahir les attributions
que peuvent convenablement remplir les clercs
séculiers et les laïques.
A la vérité, les corporations reUgieuses, tant
qu'elles conservent la ferveur de leur création,
remplissent leur mission avec un zèle qu'on ne
saurait attendre des laïques. Mais on n'a jamais
réussi à les maintenir dans cet état de perfection,
parce que les conditions premières ne tardent pas
à se modifier *.
1 Les catholiques ont évidemment à prendre une grande part
au perfectionnement moral des sociétés européennes; mais ils se
privent eux-mêmes de l'influence qu'ils devraient exercer, lorsque,
avec d'excellentes intentions, ils abusent de leur moyen d'action
et de leurs principes. Les catholiques français, qui ne peuvent
suffire au recrutement du clergé séculier, s'égarent évidemment
en multipliant les corporations que je viens de signaler. Sur ce
point, comme sur d'autres, j'ai souvent constaté que la réforme
sociale, à laquelle beaucoup d'hommes sont prêts à se dévouer, est
retardée aujourd'hui par l'erreur des gens de bien, plutôt que
par les entreprises des méchants. Une remarque analogue se pré-
sente à l'esprit, quand on cherche les causes de la corruption
qui, depuis trois siècles, envahit plusieurs peuples de notre con-
tinent. Les inquisiteurs de Philippe II, qui croyaient être agréables
à Dieu en tuant et en dépouillant les hérétiques, ont plus dégradé
la grande nation de Ferdinand et d'Isabelle que ne l'eussent fait
des malfaiteurs qui , pour violer ainsi le cinquième et le septième
commandement, auraient simplement invoqué le droit de la force.
CH. 46. — LK VRAI ROLE DES CORPORATIONS 49
Dès qu'elles ne sont plus soutenues dans la
ligne du devoir par l'urgence même de leur mis-
sion et par l'exemple des fondateurs, les corpora-
tions commencent à déchoir. Lorsqu'une forte
organisation appuyée sur la possession de biens
en mainmorte leur a permis de vivre sans être
utiles, elles ont trop souvent donné l'exemple
d'une honteuse dégradation. Les vices qui me-
nacent sans cesse l'humanité et qui se propagent
sous certaines influences funestes , ont , en effet ,
plus de prise sur les corporations religieuses que
sur les familles- souches vouées à un travail as-
sidu. Celles-ci , pour repousser le mal , disposent
de préservatifs salutaires qui sont, à vrai dire,
d'institution divine. Lorsque la corruption envahit
un de leurs membres , elles trouvent , pour le ra-
mener au bien, des trésors d'influence et de dé-
vouement que Dieu n'a accordés à aucune autre
association. Si, enfin, une nation entière, glissant
vers l'abîme où se sont engloutis tant de peuples
célèbres, atteint les extrêmes limites de la sen-
sualité et de l'égoïsme, c'est encore chez les chefs
de famille que se rencontrent les dernières traces
d'amour et d'abnégation.
Les corporations riches, au contraire, pour
peu qu'elles perdent les sentiments, en quelque
sorte surhumains , qui animaient les fondateurs ,
sont déjà en pleine décadence. Leur constitution
ne comporte guère, en effet, un état intermédiaire
50 LIVRE V, 2° PARTIE — L'ASSOCIATION
entre rharmonie parfaite et le désordre. Chaque
individualité n'étant plus contenue , comme elle
l'eût été dans la famille , par un travail obligé et
par les rapports naturels d'autorité, d'obéissance
et d'affection , devient impatiente du devoir et de
la règle. L'association ne laisse alors en présence
que les mauvais instincts de l'humanité : elle perd
son caractère bienfaisant et devient un foyer de
contagion sociale. Beaucoup de corporations re-
ligieuses offraient ce caractère, en France, pen-
dant le xviii® siècle. Aussi ont-elles contribué à la
désorganisation morale , puis à la chute de l'an-
cienne société. Beaucoup d'hommes formés dans
leur sein se sont révoltés contre la règle, et ont
jeté sur la révolution de 1789 une triste célébrité.
Même lorsque la corruption ne s'est point en-
core déclarée, les corporations qui sortent de
leurs véritables attributions reçoivent une mul-
titude d'individus attirés vers la vie reUgieuse,
moins par une vocation déterminée que par le
désir d'échapper aux charges du mariage , à l'iso-
lement du célibat et aux devoirs de la vie civile.
Une bonne organisation des familles offre, comme
je l'ai expliqué (29, IV), aux personnes de ce ca-
ractère un asile plus convenable et une existence
plus utile. Les nations libres et prospères s'inspi-
rent donc d'un juste sentiment de prévoyance en
s'opposant au développement exagéré des corpo-
rations religieuses. Elles se gardent avec raison
^^
Cfl. 46. — LE VRAI ROLE- DES CORPORATIONS 51
de les interdire ; mais elles leur refusent , sauf
des exceptions que la loi institue , le privilège de
posséder des biens en mainmorte, et elles les em-
pêchent ainsi de survivre à l'esprit de leur fon-
dation. Lorsque , malgré leur vigilance , ces na-
tions sont subitement frappées de quelque cala-
mité troublant Tordre moral ou physique , elles
la combattent avec le concours des clercs sécu-
liers, des patrons bienveillants et des laïques de
toute condition réunis en associations temporai-
res. Mais, pour ne point léguer à l'avenir de nou-
veaux foyers de contagion , elles se privent sans
regret du soulagement plus immédiat qu'elles
pourraient demander à des corporations spéciales
de religieux.
§ XV. La réforme sociale par ralUance des religieux
et des laïques.
Les corporations religieuses qui prétendent se
mêler au mouvement habituel de la société, sont
incapables de produire le bien qui résulterait na-
turellement de la réorganisation de la famille-
souche. Celles qui se distinguent par leur fer-
veur excellent à soulager les maux actuels , mais
elles sont peu éclairées sur les moyens de gué-
rison. Parmi les corporations de cette catégo-
rie, il en est peu qui aperçoivent le caractère
exceptionnel de la décadence actuelle de l'Occi-
dent et l'urgence des réformes qu'elle réclame.
52 LIVRE V, 2« PARTIE — L'aSSOCIATIO!!
Cette inaptitude s'explique par les changements
survenus depuis l'époque où les clergés diri-
geaient en toutes choses les laïques. Les condi-
tions de l'ordre moral se sont singulièrement
modifiées depuis les origines du moyen âge, par
la multiplication des familles-souches, par l'exten-
sion donnée aux ateliers de travail et au domaine
des sciences physiques, par l'émulation due au
contact pacifique des croyants orthodoxes et des
dissidents. La connaissance des grands intérêts
sociaux n'est plus un monopole. Elle ne s'acquiert
plus exclusivement, comme dans l'antiquité et
le moyen âge , par les loisirs de la vie pastorale \
par la tradition des castes ou par les méditations
du cloître. La direction de ces intérêts ne peut
doHormais être bien exercée que par l'entente
triutuolle des laïques et des clercs.
Jo no vois même pas que la réforme sociale
piiisHO trouver un concours très-utile dans des
UHHocialions de laïques tendant à propager leurs
doctrines religieuses. Il est assurément fort na-
turel que des personnes animées des mêmes
croyances se réunissent pour accomplir en com-
mun certaines œuvres de bien public. Cepen-
dant elles peuvent être alors entraînées à donner
contre deux écueils : à envahir indûment le do-
maine du clergé , ou à compromettre la doctrine
* Les Ouvriers européens, I , § 5, p. 49. — L'Organisation du
travail, § 6^1 et spécialement note 3. (Note de 1872.)
CH. 46. — • LE VRAI ROLE DES CORPORATIONS 53
en la faisant servir à la satisfaction d'intérêts
temporels. En ce qui concerne la religion, les
laïques, laissant l'action collective au clergé , doi-
vent, en général, agir à titre individuel, par leurs
opinions, leurs écrits et l'exemple de leur vie. En
présence de la grande communion de tous les
fidèles et de la hiérarchie ecclésiastique , les as-
sociations de cette nature, si elles ne sont pas
conduites avec une prudence extrême et un dé-
sintéressement absolu, auront toujours l'appa-
rence d'un parti ou d'une coterie.
Sous ces divers rapports, les catholiques ro-
mains doivent se mettre en garde contre leur
propension naturelle et les traditions de leur dé-
cadence. Selon les indications données dans un
Livre précédent (15, III), ils doivent employer
surtout à l'organisation d'un bon clergé le dé-
vouement qu'ils disséminent trop souvent sur des
œuvres mal conçues. Les corporations de reli-
gieux , encore plus que celles de laïques , doivent
restreindre leur action, à mesure que s'étend
celle de la famille -souche et du clergé séculier.
Elles ne sont réellement fécondes que si leur
activité se concentre sur les intérêts , peu nom-
breux aujourd'hui, auxquels le clergé et la famille
ne pourvoient pas suffisamment.
L'enseignement de l'enfance et de la jeunesse
semble être particulièrement dans ce cas. Toute-
fois, il faut encore ici »e garder de toute exagéra
54 LIVRE V, 2® PARTIE — L'ASSOCIATION
tien. Il faut se reporter aux principes généraux
de renseignement pour apprécier la part que
peuvent prendre à ce service les corporations
laïques ou religieuses, en concurrence avec les
familles , les clergés séculiers et les instituteurs
privés. Cette matière délicate, où la passion et
Tutopie se sont souvent donné carrière, fera
l'objet du dernier chapitre de ce Livre.
CHAPITRE 47
LA GRANDE FONCTION DES CORPORATIONS LIBRES EST l'eNSEIGNEMENT
SUPERIEUR DES SCIENCES, DES LETTRES ET DES ARTS
§ I. L'exagération du rôle de renseignement scolaire.
Les vrais principes de l'enseignement sont de-
puis longtemps démontrés par la pratique uni-
verselle des peuples prospères. Ils sont cepen-
dant niés par des novateurs contemporains, qui
n'appuient sur aucune compétence personnelle
leurs puériles et dangereuses inventions.
D'après une opinion fort répandue, il existerait
un sûr moyen de changer ce qui est imparfait ou
vicieux dans la tendance actuelle des sociétés :
ce serait de perfectionner l'état intellectuel de
la jeunesse. Les personnes placées à ce point de
vue veulent former à loisir des générations qui
CH. 47. — l'enseignement et les corporations 55
appliqueront plus tard des idées nouvelles que
rautorité ne saurait inculquer aux hommes faits
sans soulever des résistances insurmontables.
Elles pensent que le législateur devrait reprendre
certaines traditions exceptionnelles de l'antiquité
et créer de toutes pièces un nouvel ordre social.
Elles prétendent façonn^ des instituteurs selon
« la doctrine du progrès 3), et les substituer,
par voie de contrainte, aux chefs de famille pour
la direction intellectuelle et morale des enfants.
Cette manière de Voir repose sur une confusion
d'idées et pousse jusqu'à l'erreur l'exagération
d'une vérité. Je vais prouver, par des motifs tirés
de la raison et de l'expérience, qu'on ne fondera
jamais une société prospère sur un système d'en-
seignement, alors même que celui-ci serait porté
au plus haut degré de perfection.
§ II. La pratique de la vie plus féconde que la science des écoles.
L'expression la plus élevée et la plus légitime
représentation d'une société se trouvent sur-
tout chez deux classes de personnes : chez celles
qui cultivent avec supériorité les professions libé-
rales; chez celles qui, dirigeant avec profit les
principales opérations des arts usuels , ont sous
leurs ordres immédiats la masse de la population.
Or, si l'on s'aide du concours de ces hommes
d'élite pour rechercher l'origine des idées justes
et de la saine pratique qui font leur succès , on
56 LIVRE V, 2« PARTIE — L'ASSOCIATION
remonte toujours par cette investigation à deux
causes premières : aux facultés exceptionnelles
que ces hommes doivent à la bonté divine; au
développement qu'ont pris ces facultés par le
gouvernement de la famille , l'exercice de la pro-
fession et la pratique des devoirs publics. Les
hommes d'un jugement éprouvé qui ont bien
voulu faire devant moi cette revue rétrospective
de leur vie , ont pu rarement reporter à l'ensei-
gnement reçu dans les écoles l'acquisition d'une
partie essentielle de leur savoir. En recueillant
leurs souvenirs , ils trouvent tous que la véritable
utilité d'un bon enseignement n'est pas dans les
connaissances immédiates que l'enfant en obtient,
mais dans la culture qu'en reçoit son esprit. Il en
est des travaux offerts à l'esprit de l'enfant comme
des exercices du corps: ils ne se retrouvent guère
dans les occupations usuelles de la vie. Ils déve-
loppent les facultés en assignant des devoirs qui
s'étendent à mesure que les organes physiques
se fortifient. Les maîtres ne sauraient enseigner
les emplois précis des facultés qu'ils cultivent. Dès
le début de sa carrière, le jeune homme doit lui-
même trouver chaque jour l'emploi spécial qu'im-
pose la force des choses, sous l'empire de la loi
morale.
A la vérité, un bon système d'enseignement
procure en outre aux jeunes générations des con-
naissances spéciales qui ne pourraient être né-
CH. 47. — l'enseignement et les corporations 57
gligées qu'au détriment de la partie productive
de l'existence. Je citerai par exemple les méca-
nismes de la lecture , de récriture et du calcul ,
ainsi que les notions générales de science, de
belles-lettres at d'art qui se classent, en quelque
sorte, parmi les outils habituels des professions.
Mais je prouverai bientôt que le poids et l'utilité
de ce bagage scolaire n'augmentent pas , autant
que l'affirment nos novateurs , avec le perfec-
tionnement des sociétés. Partout la nature des
hommes et des choses dément ces banales affir-
mations : elle ne permet pas que la jeunesse
acquière dans les écoles la vraie science de la
Tie.
L'infériorité relative du rôle de l'enseignement
est même sensible pour l'enfance et la jeunesse;
et si l'on appliquait à la seule vie de l'écolier l'ana
lyse que je viens de signaler pour une existence
entière, on arriverait à la même conclusion. Il
faut placer, au nombre des acquisitions les plus
utiles du premier âge , l'initiation aux affections
de famille, l'amour du lieu natal et de la patrie,
les croyances religieuses, l'attachement aux tra-
ditions nationales et aux rapports sociaux de la
race, enfin, une certaine inlelUgence du monde
physique. Chez les peuples modèles, cet appren-
tissage constitue le grand enseignement social. Il
donne leurs principales forces aux jeunes gens,
lettrés ouillettrés. Il l'emporte donc de beaucoup,
58 LIVRE V, 2® PARTIE — L'ASSOCIATION
par son importance , sur l'enseignement scolaire
proprement dit.
§ III. L*tnstructIon et ses deux sources : Téducatlon sans bornes,
renseignement très-Iimllé.
En résumé, Tinstruction de chacun se com-
pose de deux parties distinctes : l'enseignement
scolaire, qui a toujours manqué aune portion
considérable de Vespèce humaine, et qui n'a
jamais dépassé des limites fort étroites; l'éduca-
tion sociale *, qui est donnée à tous les hommes ,
depuis le berceaujusqu'à la tombe, par la pratique
de la vie, et qui de tout temps a rendu fameux des
hommes dont l'enseignement scolaire avait été
négligé. .On donne donc le change à l'opinion
lorsque, confondant deux éléments aussi distincts,
on affirme qu'un gouvernement, en s'emparantde
la direction des écoles , élèverait sûrement une
race d'hommes au-dessus de toutes les autres. En
principe , pour atteindre ce but , il faudrait qu'il
1 Cette même distinction a été faite par beaucoup de penseurs,
qui ont attribué à l'éducation donnée par les parents et par le
monde plus d'importance qu'à renseignement donné par les
maîtres. C'est, par exemple, ce que Montesquieu déclare dans
les passages suivants : » On est ordinairement le mailre de don-
ci ner à ses enfants ses connaissances; on l'est encore plus de leur
« donner ses passions. » — « Ce n'est pas dans les maisons pu-
« bliques où Ton instruit l'enfance que l'on reçoit dans les mo-
<i narchies la principale éducation; c'est lorsqu'on entre dans le
<( monde que l'éducation, en quelque façon, commence. » [Es-
prit des loix , liv. IV, ch. ii.)
CH. 47. — l'enseignement et les corporations 59
s'emparât en outre de la vie entière des citoyens.
En fait, cette double usurpation, commise chez
un peuple riche et puissant, aurait toujours pour
résultat définitif une abominable dégradation.
Tout en constatant, à cet égard, l'impuissance
du passé , on pourrait se croire autorisé à pré-
voir la venue d'un meilleur ordre de choses.
Ainsi on pourrait prétendre qu'une grande im-
pulsion donnée à l'enseignement scolaire de la
jeunesse agirait indéfiniment, pendant le reste
de la vie, sur le progrès de l'éducation sociale.
C'est en cela surtout que se manifeste l'exagéra-
tion de l'idée juste qui attire sur les écoles le
dévouement des hommes de bien. 11 importe
de mettre l'opinion en garde contre ce genre
d'erreur : je vais donc montrer que si l'éducation
est, pour ainsi dire, sans bornes, l'enseignement
a des limites étroitement fixées par la nature des
hommes et des choses.
§ IV. L*enfance devant l'école.
Le domaine de l'enseignement est déterminé
chez tous les peuples par les mêmes conditions.
11 comprend les connaissances qui peuvent être
inculquées par les leçons du maître plus effi-
cacement que par la pratique de la vie. Encore
faut-il remarquer que l'éducation intervient dans
ce domaine pour une large part , même en ce qui
concerne les connaissances les plus élémentaires;
60 LIVRE V, 2« PARTIE — L'aSSOCUTION
et tel est le cas pour la langue maternelle. Assuré-
ment, les écoles sont très-aptes à compléter, dans
un délai assez limité , Tintelligence du langage.
Elles aident même beaucoup à développer l'es-
prit, surtout quand elles joignent aux premiers
éléments Tétude d'une langue étrangère. Mais
elles seraient inhabiles 4 donner au jeune enfant
cette première initiation qui est le résultat d'une
merveilleuse aptitude de la mère. Et comme la
langue maternelle résume avec une force incom-
parable les idées, les intérêts et les sentiments
d'une nation , on s'aperçoit que ceux - ci sont ac-
quis en partie à tous les membres d'une race,
même aux illettrés qui ne les complètent point
par un enseignement méthodique.
Il serait peu opportun, lors même qu'il n'y au-
rait pas impossibilité, d'étendre brusquement le
domaine de l'enseignement beaucoup au delà des
limites indiquées par la tradition générale. Ceux
qui entrent dans cette voie se heurtent bientôt
contre l'inaptituJe ou la résistance des élèves et
des maîtres. Ils dépensent avec peu de fruit une
activité qu'ils emploieraient plus utilement dans
une autre direction.
La jeunesse est généralement rebelle à la dis-
cipline des écoles. Elle se résigne de mauvaise
grâce à un labeur dont la nécessité ne lui est pas
démontrée par les traditions du foyer et du voi-
sinage. Les enfants opposeront toujours une ré-
CH. 47. — L*£NS£I6NEMENT ET LES CORPORATIONS 61
sistance passive aux théories qui prétendent im-
primer par ce moyen une impulsion soudaine à
une population. Ils restreignent avec beaucoup
de sagacité le champ des études scolaires, par une
intuition fort nette des convenances propres au
milieu social où ils sont placés. En résistant ainsi
à certaines nouveautés, ils apportent un concours
utile à la conservation de Tordre traditionnel.
§ V. Le rôle de Técole croissant avec TutlUté de renseignement.
J'ai souvent admiré comment l'enseignement
primaire surgit spontanément au sein d'une
société , lorsque les travaux usuels profitent, sur-
tout aux ouvriers qui savent lire, écrire et comp-
ter. J'ai vu aussi comment les mœurs repoussent
l'école, jBn dépit d'efforts très - soutenus , dans
les contrées vouées à des industries pour les-
quelles ces connaissances n'offrent pas une né-
cessité évidente. Toutefois, dans ces contrées
mêmes, la jeunesse ressent, sous une autre
forme, le besoin de l'instruction. Quand ils ne
sont pas pervertis par la perspective de jouir dans
l'oisiveté des avantages sociaux acquis par le tra-
vail des parents, les jeunes gens, dès leur en-
trée dans le monde, sont généralement impatients
de prendre rang dans la hiérarchie sociale. Ils
apprécient tout d'abord leur infériorité profes-
sionnelle devant le maître ou le patron. Ils ont
bâte de s'y soustraire : sous cette inspiration ils
62 LIVRE V, 2« PARTIE — L'aSSOCUTION
s'appliquent avec ardeur à l'apprentissage du mé-
tier; et, comme je l'ai indiqué (32, 11 et 111), ils
y trouvent un large champ d'expérience où se
développent leurs facultés.
Cette simple remarque révèle déjà une vérité
sur laquelle j'aurai à insister plus loin à l'occasion
de l'enseignement dit a: professionnel d. Je prou-
verai que les peuples ne doivent jamais prolonger
l'enseignement de l'école aux dépens de l'appren-
tissage du métier. Loin de là, chaque famille et
la société tout entière ont un intérêt évident à
transformer aussitôt que possible l'écolier indo-
cile en apprenti laborieux. L'infériorité de l'en-
seignement comparé à l'apprentissage est mani-
feste dans les exercices physiques et les métiers
manuels. On pourrait peut-être, à la rigueur, per-
fectionner si bien la théorie de la natation, qu'un
enfant longuement endoctriné réussirait dès le
premier exercice ; mais il sera toujours plus simple
de l'initier à la connaissance de l'art, en le plon-
geant dans l'eau où nagent ses camarades. Je
montrerai plus loin que des phénomènes ana-
logues se produisent dans l'initiation à toutes les
professions.
§ VI. Les limites de renseignement fixées par la nature
même de reniant.
Les limites de l'enseignement scolaire ré-
sultent non- seulement de la résistance volon-
CH. 47. — l'enseignement et les corporations 63
taire des écoliers , mais encore de leur inaptitude
à comprendre les phénomènes physiques qu'ils
n'ont point vus, ou les rapports sociaux auxquels
ils n'ont pas été mêlés. La pratique de la vie sup-
plée plus tard à cette inaptitude , en sorte que
beaucoup de connaissances, qui laissent à peine
une trace sur l'intelligence, de l'écolier, se classent
spontanément dans celle de l'homme fait. Tel qui,
dans le cours d'histoire du collège, n'a rien com-
pris aux éternelles luttes de la plèbe romaine
contre le patriciat, en prendra une idée fort nette
aussitôt qu'il aura été exposé, dans l'atelier ou
dans la commune, à l'antagonisme qui divise si
malheureusement les classes de notre société.
Ceux qui espèrent réformer notre époque par
l'enseignement scolaire n'aperçoivent pas les dif-
ficultés qu'oppose à leur système la nature même
de recoller ; ou bien ils se flattent d'y obvier par
l'ascendant du maître. Selon leur thème favori,
ce dernier est appelé à réagir sur l'intelligence et
les intérêts civils des nations modernes, par un
sacerdoce analogue à celui que le prêtre exerce
dans Tordre moral. Mais les faits ne justifient nul-
lement cette assimilation; et l'opinion de tous les
peuples dément les espérances qu'on s'efforce
d'accréditer.
64 LIVRE V, 2« PARTIE — L'ASSOCIATION
§ VII. La supériorité de la doctrine et de la fonction du prêtre.
La doctrine du prêtre a occupé de tout temps
la première place dans Festime des hommes.
Elle répond aux aspirations de toutes les con-
ditions et de tous les âges. Seule elle a le pou-
voir d'arracher les peuples à la barbarie, et de les
maintenir à l'un de ces points culminants que
l'histoire nous offre de loin en loin. La connais-
sance de cette doctrine est le meilleur moyen de
perfectionner les aptitudes morales. Elle fournit,
en outre , un aliment de premier ordre aux plus
éminentes facultés de l'esprit; aussi l'opinion
publique classe-t-elle ceux qui la cultivent aux
premiers rangs de la société. Mais le prêtre peut
à la rigueur se dispenser d'être savant; et la sim-
ple pratique du culte lui communique une supé-
riorité qui impose le respect aux intelligences
les plus distinguées comme aux plus communes.
Quant à la propagation du dogme, c'est une des
plus nobles fonctions qu'il soit donné à l'homme
d'exercer. On ne saurait imaginer une satisfac-
tion égale à celle du prêtre qui, prenant charge
d'une population plongée dans la barbarie, réus-
sit, par une vie entière de bons* exemples et de
dévouement, à lui donner, avec les croyances
religieuses, le premier fondement de l'ordre
social.
CH. 47, — i/enseignement et les corporations 65
§ VIII. L'infériorité de la doctrine et de la fonction
de rinstituteur.
Rien de semblable ne se remarque dans les
attributions de Finslituteur primaire chargé d'en-
seigner les classes les plus nombreuses, celles
que les prétendus réformateurs voudraient mo-
difier profondément pour imprimer à Thumanilé
une impulsion décisive. La doctrine scolaire a le
genre de perfection qui lui est propre, dès qu'elle
est adaptée aux facultés imparfaites de Penfant.
Elle doit avant tout exercer la mémoire et les
organes physiques; elle a moins de prise sur
Fintelligence , et elle agit moins encore sur les
facultés morales. Elle est donc reléguée, par la
nature même des choses, à un rang inférieur,
en ce qui touche la direction des sociétés.
La doctrine scolaire, améliorée graduellement
par la pratique, n'avait donc guère, jusqu'à ces
derniers temps, attiré l'attention des écrivains.
On pourrait même croire qu'elle a manqué com-
plètement aux sociétés anciennes, si les décou-
vertes récentes de l'archéologie ne nous faisaient
entrevoiries écoles populaires établies, dans l'an-
tiquité * et le moyen âge *, comme elles le sont
1 M. le vicomte E. de Rougé conclut de ses études qu'à Tépoque
de Moïse rinstruclion primaire élait répandue en Ep:ypte jusque
dans les classes inférieures, niii: 2 Dans son bel ouvrage sur les
institutions des Alpes du Briançonnais, M. Fauché-Prunelle prouve
que les écoles, rurales avaient propagé au moyen âge , chez les
66 LIVRE V, 2° PARTIE — L'ASSOCIATION
chez les modernes. Les préoccupations qui diri-
gent maintenant l'attention des savants vers les
plus humbles détails de l'organisation sociale sont
assurément dignes d'éloges. L'esprit d'améliora-
tion peut s'appliquer utilement , même avec le
bruit qui se fait autour de nous, aux méthodes
de l'enseignement élémentaire; mais je ne sau-
rais adopter le point de vue de beaucoup d^hommes
de bien sur la portée de ce mouvement. Plus je
suis leurs intéressants travaux, plus je m'assure
qu'après avoir donné libre carrière à leur imagi-
nation, ils doivent toujours, dans la pratique,
revenir à l'étroit domaine dont les limites sont
fixées par l'imperfection de la première enfance.
L'enseignement scolaire se réduit habituelle-
ment à certaines pratiques traditionnelles qui ne
sauraient, à aucun titre , justifier l'ascendant so-
cial qu'on voudrait conférer à l'instituteur. Aussi,
le meilleur moyen qu'on ait trouvé de relever sa
fonction est de le placer comme auxiliaire près
du prêtre pour l'enseignement religieux. Il est
même difficile de trouver une plus ingrate fonc-
tion * que celle qui consiste à soumettre une jeu-
nesse peu docile à une direction uniforme, dont
l'action met en jeu la discipline extérieure de la
populations de cette contrée, des notions de lecture, d'écriture,
de calcul et de langue latine plus étendues que celles qu'on y
rencontre aujourd'hui.
1 Les Ouvriers des deux Mondes , t. HI , p. 352.
CB. 47. — l'enseignement et les corporations 67
mémoire plus que la libre volonté , Fintelligence
et le sentiment.
Dès qu'on quitte l'utopie pour arriver aux faits,
on aperçoit bientôt ce qu'il y a de pénible dans
ces monotones rapports scolaires , qui pèsent sur
le maître plus que sur l'écolier. Les moindres
chefs de métier trouvent, dans la pratique des
travaux manuels, une indépendance, un dévelop-
pement intellectuel , et , par suite , des droits à la
considération publique qui manquent générale-
ment à l'instituteur primaire des campagnes. Il
n'en est guère qui, en comparant leur position
à celle de ce dernier, n'aient conscience de leur
supériorité. Assurément la condition s'améliore ,
à mesure que l'instituteur s'adresse à des popu
lations plus cultivées, à un âge plus avancé, à
des élèves plus voisins de la situation d'apprenti.
Comme je le ferai remarquer plus loin, les
hommes éminents chargés de l'enseignement
supérieur des sciences et des lettres, peuvent
justement revendiquer une influence qui se rap-
proche de celle du prêtre. Mais ces instituteurs de
haut rang ne s'adressent qu'à une fraction res-
treinte de la société. Ils restent sans influence sur
la majorité qu'on prétend relever si haut par les
systèmes dont je signale l'exagération.
68 LIVRE V, 2*» PARTIE — l'aSSOQATION
§ IX. Les Illusions sur la portée de renseignement primaire.
II résulte de ces considérations que les gou-
vernements tenteraient en vain d'imprimer une
vive impulsion aux sociétés, en prenant pour
point d'appui l'enseignement de l'enfance. Leur
impuissance à cet égard résulte à la fois de la
nature même du service, de la rareté des institu-
teurs capables d'exercer la haute fonction qu'on
prétend leur assigner, et de la résistance passive
des écoliers. Mais si l'observation dément les
espérances exagérées que certaines écoles poli-
tiques et sociales propagent à ce sujet, elle met
en évidence les bons résultats qu'une judicieuse
pratique peut donner. Il est digne de remarque
que les contrées où l'enseignement primaire se
montre le plus fécond, sont précisément celles où
Ton n'a jamais tenté de l'élever au-dessus du rôle
modeste que lui attribue la nature des choses.
§ X. Les deux mobiles de renseignement primaire chez les races
modèles : la lecture de la Bible et T utilité proiessionnelle.
L'un des bienfaits habituels de l'enseigne-
ment scolaire est la dignité d'habitudes conférée
aux familles qui cherchent surtout, dans l'exer-
cice de la lecture, les moyens de propager les
croyances rehgieuses , de renforcer le sentiment
national, et, en général, de donner aux besoins
moraux des satisfactions plus étendues. Depuis
CH. 47. — l'enseignement et les corporations 69
longtemps déjà ces conditions sont rempUes çà
et là, à un degré remarquable, dans la plupart
des Etats européens. Elles se présentent notam-
ment avec un caractère particulier d'excellence
dans des districts entiers des États scandina-
ves, de l'Ecosse , de l'Allemagne du Nord et dans
plusieurs cantons de la Suisse. C'est donc à ces
pays qu'il faut demander les principes et les
moyens pratiques du régime scolaire. Dans ces
diverses contrées, l'enseignement primaire, soit
qu'il ait été imposé par la loi , soit qu'il ait été
abandonné à la sollicitude des pères de famille et
des autorités locales, s'est développé sous l'in-
fluence de deux préoccupations principales.
Le premier motif qui pousse ces populations
vers l'enseignement est le désir de donner aussi-
tôt que possible aux jeunes générations une con-
naissance des livres saints * plus approfondie que
ne pourrait le faire la simple tradition orale. L'o-
pinion attache à cette connaissance une impor-
tance extrême , parce qu'elle y voit la meilleure
garantie du bonheur individuel et de l'ordre pu-
blic. Toutes les influences sociales s'unissent pour
assurer le succès de l'œuvre : la famille , Tinsti-
1 Oa pourrait confirmer ici la justesse de cet aperçu, en mon-
trant que renseignement primaire manque complètement de nos
jours chez plusieurs peuples sédentaires de l'Afrique ayant un pre-
mier degré de prospérité, mais dépourvus de code religieux;
tandis qu'il s'est propagé partout avec le Khoran, même chez les
tribus nomades. (Le« Ouvriers européens, I,§3,^p. 49.)
70 LIVRE V, 2^ PARTIE — L'aSSOCIATION
tuteur et le ministre du culte y travaillent jour-
nellement; souvent la commune, parfois même
la province ou l'État, y donne au moins un con-
cours moral. Les enfants, de leur côté, cèdent
sans résistance à tant d'efforts combinés, et re-
cherchent l'enseignement par intérêt ou par
amour- propre. Ils savent que, dépourvus d'in-
struction , ils resteraient longtemps exclus de la
communion religieuse, et ne seraient jamais
admis par le mariage dans une famille respec-
table. Ils acceptent en conséquence les connais-
sances scolaires comme une initiation nécessaire
à la dignité de citoyen. Les populations, sollici-
tées par cette première préoccupation, se trouvent
toutes exercées de bonne heure à la lecture du
catéchisme et de la Bible. Elles y joignent pres-
que toujours une bonne pratique de l'écriture et
du calcul. Les clergés, pénétrés de l'esprit natio-
nal , se dévouent volontiers à propager la con-
naissance de l'histoire , de la géographie et des
poésies populaires. Ils sont également conduits,
pour donner au culte plus de solennité , à initier
l'enfance à la pratique du chant et des instruments
de musique.
Les habitants des districts ruraux, qui se
trouvent ainsi portés, sous l'influence du sen-
timent religieux , vers l'enseignement primaire ,
ne s'y adonnent pas également dans toutes les
saisons, et ils n'attribuent pas tous la même
ce. 47. — ^'enseignement et les corporations 71
importance à Técole proprement dite. Dans les
régions polaires ou dans les hautes montagnes
de la région tempérée, ce service prend un carac-
tère privé et intermittent, sans devenir moins
efficace. L'été est alors exclusivement consacré
aux travaux agricoles, et l'enseignement n'est
plus donné que pendant les longs repos de Thi-
ver *. En Norvège, par exemple, où les domaines
agglomérés (34, VI) et les habitations dissémi-
nées ne comportent point le déplacement des en-
fants pendant la saison des neiges, l'enseignement
primaire est donné à chaque foyer et demeure ,
comme les autres travaux d'hiver, une véritable
industrie domestique. La mère de famille, les
sœurs aînées, les vieux parents, secondés parfois
par un instituteur ambulant , toujours par le mi-
nistre du culte, y suffisent parfaitement. Les
enfants déjà instruits étant souvent chargés de
charmer les loisirs de la famille par des lectures
édifiantes , il se produit une intime liaison entre
le culte domestique et l'enseignement primaire. A
vrai dire, les enfants y apprennent à lire et y de-
viennent môme des musiciens habiles, par l'ap-
pUcation de la méthode spontanée qui leur donne
partout l'intelligence pratique de la langue ma-
ternelle.
1 Dans les hautes montagnes du canton des Grisons, les exer-
cices scolaires n'ont lieu que pendant Thiver ; mais tous les en-
fants y assistent jusqu'à Tâge de dix-huit ans.
72 LIVRE V, 2« PARTIE — L'aSSOCUTION
Sous le climat plus doux de rÂUemagne et de
la basse Suisse, sur un territoire à population
plus dense et mieux pourvu de routes, l'en-
seignement est habituellement donné dans des
écoles par des instituteurs proprement dits. Mais
ceux-ci, partout où domine le sentiment reli-
gieux, obéissent avec déférence aux intentions
des parents et à la haute direction des ministres
du culte. La lecture, le chant, les exercices de
mémoire et les récréations restent subordonnés
aux convenances du service religieux. Un parfait
accord de vues est maintenu entre l'école, le foyer
domestique et l'église. Enfin il est toujours facile
de trouver des laïques aptes à remplir les mo-
destes fonctions d'instituteur. Les catholiques
d'Allemagne eux-mêmes, guidés par l'exemple
des protestants, ont été peu portés à recourir aux
corporations reUgieuses pour le recrutement de
leurs écoles.
Le second motif qui amène les populations
à apprécier le bienfait de l'enseignement, est
la création d'industries réclamant des ouvriers
pourvus du bagage scolaire , et attribuant à leur
travail un salaire exceptionnel. Lorsque cette
sorte de prime n'est point accordée aux ouvriers
lettrés, et lorsque le clergé se contente d'une tra-
dition orale , la population résiste habituellement
à tous les efforts tendant à développer l'ensei-
gnement. Toutefois cette résistance cesse aussitôt
CH. 47. — l'enseignement et les corporations 73
que la valeur de rinstruction donnée dans les
écoles peut être mesurée par le prix de la main-
d'oeuvre. C'est ainsi que la présence des manufac-
tures et des exploitations métallurgiques exerce
Psirtout une influence décisive sur la propaga-
tion des connaissances scolaires. Ceux qui se
livrent à celte propagande trop vantée ne de-
iraient pas être réduits, ainsi qu'il arrive chez
^ous , à implorer le concours des gouvernements
pour la création des écoles. Us peuvent employer
^eux moyens plus simples et plus efficaces : pré-
senter comme stimulant la lecture du Livre saint ;
introduire des méthodes plus précises et plus pro-
ductives dans les travaux agricoles et manufactu-
riers. Je citerai comme exemple les grandes mines
métalliques de l'Allemagne : sous celte double in-
fluence, les écoles primaires y étaient déjà renom-
mées au XVI* siècle, lorsque ces institutions étaient
encore rares et imparfaites dans les districts voi-
sins , exclusivement voués à l'agriculture.
Ce même motif d'encouragement devient plus
puissant, à mesure que les sociétés s'enrichissent
par le travail. On peut déjà observer des localités
où les chefs de famille montrent, pour l'instruc-
tion primaire, une solUcitude encore plus vive que
le clergé le plus habile et le plus dévoué. Cepen-
dant, même dans ce cas , le prêtre conserve tou-
jours sur l'enseignement une action prépondé-
rante. En premier lieu, il y trouve le plus sûr
RÉFORME SOCIALE \VV — ^
74 UYRB V, 2* PABTII — L'aSSOCUTION
moyen d'alléger sa principale tâche , la propaga-
tion de l'instruction religieuse. Ea second lieu j il
est naturellement désigné, par sa situation même,
pour aider les chefs de famille à fonder et à sur-
veiller les écoles.
§ XI. Vice de Técole en France : Tindépendance deTant le loyer
et rëgUse.
En France, les écoles primaires se sont mul-
tipliées partout où Tune de ces deux conditions
s'ebt rencontrée. Elles prospèrent généralement
dans les villes et dans les groupes manufactu-
riers, où la valeur de Finstruction est indiquée
par le taux des salaires. Elles abondent dans
quelques montagnes où régnent de longs hivers.
Elles n'ont pas cessé de fleurir dans les plaines
où le clergé ayant associé avec succès , depuis le
moyen âge, les études scolaires et l'enseignement
religieux , a résisté à la corruption du xvm® siècle
et conservé aux populations les bienfaits du chris-
tianisme. Les hautes vallées du Jura, des Alpes
et des Pyrénées , ainsi que les collines à cUmats
plus doux de l'Ouest et du Midi, nous offrent de-
puis longtemps , à cet égard , d'aussi bons exem-
ples que la Scandinavie et l'Allemagne. Il en
est autrement des nombreux districts ruraux où
les populations restent vouées exclusivement à
une agriculture arriérée, où le sentiment reli-
gieux s'efiace de plus en plus. Tel est le cas des
CH. 47. — l'enseignement et les corporations 75
villages à banlieue morcelée, à familles instables
et stériles, que j'ai précédemment décrits (34,
XIV). Malgré les louables efforts de l'État, l'en-
seignement primaire s'y montre impuissant où
corrupteur, parce que la communauté d'efforts qui
devrait régner entre l'instituteur et le prêtre est
depuis longtemps détruite.
On s'est exposé à ces mécomptes en voyant
dans l'école autre chose qu'une modeste succur-
sale du foyer domestique et de l'église, en faisant de
l'instituteur un fonctionnaire qui relève de la com-
Hiune, de la province et de l'Etat, et en attendant
de lui la réforme intellectuelle et morale des po-
pulations. Ce progrès si désirable, atteint, comme
je l'ai expliqué, avec de faibles ressources par
les bonnes écoles du Nord , nous échappera d'au-
tant plus que nous voudrons réagir davantage
contrôla nature des choses en faisant à l'institu-
teur une situation artificielle. Il s'en faut de beau-
coup, au surplus, que la réalité réponde à nos
combinaisons systématiques. Pour se rendre
compte de notre erreur, il faut se reporter à deux
faits pleins d'enseignements: d'une part, consi-
dérer rinfériorité intellectuelle de beaucoup d'in-
stituteurs ; de l'autre , suivre dans leurs carrières
les jeunes gens habiles sortant des écoles nor-
males. Ceux de ces derniers qui ne renoncent pas
tout d'abord à leur profession , s'ingénient à y
joindre toutes les situations lucratives qui s'offrent
76 LIVRE V. -2^ PARTIE — - L*ASS0CIATI0N
à leur portée. Cest ainsi qu'on les Yoit habituel-
lement gouTemer les communes rurales sous le
nom d'un maire incapable ou indolent, intervenir
dans tous les intérêts locaux, parfois même gérer
secrètement les affaires privées des notables, enfin
quitter leur profession à la première occasion fa-
vorable. Il est presque superflu d'ajouter que ces
soins administratifs et financiers éloignent forcé-
ment les instituteurs les plus capables du c pro-
grès social D qu'on se flatte de voir surgir de
l'enseignement de la première enfance. Le mal
s'aggrave encore lorsque l'instituteur, égaré par
l'orgueil , se mettant plus ou moins ouvertement
en révolte contre l'influence du prêtre, inocule à
l'enfance , par son exemple et par ses leçons , le
poison du scepticisme.
§ XII. L*actioii de la famille et de la religion sur Técole.
Une certaine philosophie allemande a attri-
bué , depuis 1830 , une importance exagérée à
la pédagogie primaire. Le caractère forcé de son
enseignement, combiné avec 1^ perte des croyan-
ces, a produit, çà et là en Allemagne , des désor-
dres * qui se sont révélés pendant les événements
i*On trouvera, à ce sujet, des faits instructifs dans Touvrage
ayant pour titre : de V Éducation populaire deV Allemagne duNord,
par Eugène Rendu, 1 vol. in-S», Paris, 1855. L^auteur déclare que
ce désordre a particulièrement sévi dans les districts luthériens ,
et peu dans les districts catholiques. Si , en portant ce jugement,
il a su se mettre en garde contre ses sympathies personnelles,
CB. 47. — l'enseignement et les corporations 77
de 1848 : les gouvernements , après avoir pro-
voqué le mal par une intervention déplacée , s'ef-
forcent maintenant de réagir contre ces ten-
dances, au risque de se heurter sur un autre
écueil. L'admirable réorganisation religieuse de
certaines écoles primaires de l'Allemagne fait par-
faitement ressortir le caractère malsain de ces
écoles de libres penseurs.
Notre loi du 28 juin 1833, tout en nous appor-
tant de grands avantages , avait fait trop perdre
de vue la connexion nécessaire de l'école et de
l'église. Sous ce rapport, elle a été heureuse-
ment amendée par la loi du 15 mars 1850. Mais
la vraie réforme , celle qui écartera l'intervention
obligée de l'État, ne deviendra possible qu'aune
condition : il faut que nos partis politiques aient
compris qu'il est chimérique de chercher dans
l'enseignement primaire un moyen de propa-
gande, malgré la nature des choses et la résis-
il aura démontré une fois de plus que les religions d*É(at sont
soumises à des causes de corruption qui ne pèsent pas sur les
cultes dissidents; qu^en conséquence toutes les religions ont un
égal intérêt à repousser ce dangereux patronage. Les catholiques
des États luthériens de TAilemagne devraient leur présente supé-
riorité morale à des causes analogues à celles qui firent la force
des protestants français pendant l'odieuse perséculion de Louis XIV.
J'ajoute que les faits exposés par M. Rendu dans cet ouvrage ne
me semblent pas justifier toutes ses conclusions; ils démontrent
que renseignement primaire doit être intimement lié à la pratique
de la religion , mais, comme tous les faits que j'ai observés moi-
même, ils me paraissent condamner, en ce qui concerne ce
service , toute immixtion de l'État non réclamée par les familles.
78 LITRE V, 2« PARTIE — L*ASSOCUTION
tance des partis rivaux. Ils s'accorderont alors à
laisser les familles pourvoir à l'un de leurs inté-
rêts les plus immédiats , et l'école primaire re-
prendra aussitôt le caractère qui lui appartient.
En principe, les familles choisiront les institu-
teurs pénétrés de leurs doctrines. Les sceptiques
qui auraient le courage de faire peser sur leurs
enfants toute la logique de leur système, pourront
à cet égard se donner libre carrière. De leur côté,
les croyants travailleront, avec un redoublement
d'énergie et en toute liberté , à préserver leurs
enfants de cette contagion. En fait, les familles
confieront habituellement la haute direction de
l'école au ministre du culte qui aura leur confiance.
Celui-ci, certain désormais de ne plus trouver
un ennemi dans l'instituteur, aura intérêt à le
bien choisir, et à le former au besoin. Il pourra
alors compter sur cet utile auxiliaire pour pro-
pager l'instruction religieuse, qui toujours doit
se rattacher par d'intimes liens à l'enseignement
primaire.
Si, comme l'affirme une opinion fort répandue
en France, le clergé catholique est peu enclin à
remplir ce devoir; s'il se refuse, faute de lumières
ou de patriotisme , à servir par ce moyen l'intérêt
national, il faut le ramener par la raison à de
meilleurs sentiments. Mais si l'on persiste à se
passer de son concours , si surtout on veut faire
de l'enseignement primaire un instrument de
CH. 47. — l'enseignement et les corporations 79
scepticisme, on continuera à échouer dans les
districts ruraux qui restent étrangers au mouve-
ment manufacturier. Les résultats partiels qu'on
obtiendra ne se révéleront guère que par Tac-
croissement de la clientèle du colporteur clan-
desliu de livres obscènes. Cette organisation de
récole ne justifie nulle part les craintes de nos
partis dits « libéraux » : elle n'amène point Top-
pression de l'esprit laïque par l'esprit clérical. La
lecture de la Bible, base de cet enseignement,
n'assure pas seulement la paix sociale; elle donne
partout leurs vrais fondements aux libertés civiles
et politiques ^ Si donc, comme le craignent en
France certains libéraux, le clergé se dévouait à
l'enseignement primaire avec des intentions per-
fides , il serait déçu dans son espoir, et servirait
malgré lui la cause du bien public. L'enseigne-
ment libre des enfants ne saurait, à aucun litre,
offrir des aliments à l'antagonisme social, et les
partis rivaux qui s'y dévoueront sans arrière-
pensée deviendront, par cela même, des alliés.
Lorsque l'Etat cessera d'intervenir indûment
dans le domaine de l'enseignement primaire , le
* M^ Dupanloup, dans sa lettre pastorale du 20 octobre 1873,
insiste sur cette vérité. Il rappelle que le Décalogue de la Bible
a été la loi sociale de toutes les grandes races. Avec son éloquence
habituelle, il nous conjure « de nous serrer, dans la sainte Église
« de Dieu, autour du Déca'ogne éternel, sans lequel il n'y a plus
<i ni autorité, ni respect, ni loi, ni famille, ni propriété, ni raison,
« ni droit, ni devoir, ni société humaine, ni humanité sur la terre ».
(Note de 1873.)
80 LIVRE V. 2« PARTIE — I/aSSOCIATIOX
clergé, par la nature même des choses , prendra
peu à peu aux yeux des populations la responsa-
bilité de ce service. Le cierge catholique en parti-
culier y apportera, et une sollicitude qui som-
meille trop souvent aujourd'hui, et un esprit plus
dégagé de préoccupations étrangères aux intérêts
des familles. Dans cette situation, il demandera
moins exclusivement le personnel des écoles à
ces corporations religieuses qui ne se maintiennent
dans rétat de ferveur que par la concurrence im -
médiate des instituteurs laïques. Lesécoles consti-
tuées avec les ressources locales , conformément
aux vrais principes, jouiraient d'une complète
indépendance. Quant aux écoles qui n'attache-
raient pas à cette indépendance un haut intérêt,
elles pourraient demander assistance en dehors
de la localité. Dans ce cas, des subventions se-
raient accordées par l'État et la Province. Comme
en Angleterre (60, XXII), le régime d'encoura-
gement serait subordonné au vœu des localités :
il conférerait aux autorités qui subventionnent
lesécoles un droit de direction. Les méthodes of-
ficielles, comme les méthodes indépendantes, ne
se propageraient donc qu'avec le consentement
des familles , et elles se perfectionneraient inces-
samment, comme toutes les institutions humai-
nes, par une salutaire concurrence.
Nous sommes évidemment loin de l'ordre de
choses où, selon l'exemple des peuples libres et
CH. 47. — L'ENSEIGNBMKNT BT LES CORPORATIONS 81
prospères, Tinstruction primaire se répandrait
ainsi , par Finitiative des laïques et du clergé ,
dans la masse entière du corps social. La passion
avec laquelle la plupart des hommes éclairés de
notre pays refusent au clergé une de ses attribu-
tions naturelles , est un sujet habituel d'étonne-
ment pour les étrangers avec lesquels j'étudie
comparativement les institutions et les mœurs de
TEurope. Ces méfiances invétérées , provoquées
par certains désordres du passé, ne sont plus, en
général, justifiées pour le temps présent; mais
elles sont la critique de l'ancien régime qui les a
fait éclore. Malheureusement cette disposition de
nos classes dirigeantes ne nuit pas seulement à
l'influence du clergé; elle est depuis un siècle,
pour la nation entière , une cause de trouble et
d'affaiblissement.
§ XIII. Aberrations en France sur le principe de l'obligation
et de la gratuité.
Un des projets favoris de ceux qui s'exagèrent
le rôle social de l'enseignement primaire est l'é-
tablissement d'un régime où l'instruction serait
obligatoire et gratuite, sous la direction de l'État
et avec les subventions du trésor public.
On ne saurait trop redouter, en France, la
propagation* de la doctrine qui impose l'obligation
de l'enseignement ; et il importe de ne pas prendre
le change à la vue des pratiques adoptées en cette
82 LIVRE V, 2*» PARTir — l'association
matière par certains peuples que je cite souvent
comme des modèles.
Ainsi, par exemple, les États de la Nouvelle-
Angleterre, où l'enseignement obligatoire est en-
core en vigueur, n'offrent point un précédent ap-
plicable à nos mœurs et à nos institutions. Ils ont
établi ce système au xvii* siècle , à une époque où
la loi civile prescrivait également la pratique du
Décalogue et la fréquentation du service divin. Ils
le maintiennent par deux motifs absolument con-
traires à l'esprit de nouveauté et de centralisation
qui réclame chez nous l'application du même sys-
tème. Conformément aux tendances de la race
anglo-saxonne, ils se plaisent à conserver cet
usage, comme ils conservent toutes les coutumes,
même surannées , qui ne blessent point l'intérêt
public. Les communes chargées de l'exécution
ont toujours joui, pour cette attribution comme
pour toutes les autres, d'une autorité souveraine;
par conséquent, elles ont toujours pu modifier ce
régime de contrainte , en chaque localité, selon
le vœu des chefs de famille.
Les Américains du Nord apportent d'ailleurs
dans l'application de leur système d'enseignement
des sentiments tout autres que ceux qui font ré-
clamer chez nous l'obligation et la gratuité. Ils
s'accordent tous à voir dans l'école primaire un
modeste auxiliaire de la religion et de la famille.
Ils n'ont jamais eu la pensée de confier ce service
CH. 47. — l'bnsbignement et les corporations 83
à un corps de fonctionnaires permanents , orga-
nisés en hiérarchie à la manière des bureaucraties
européennes(63, 1), pourvus d'un fonds de retraite
et faisant concurrence aux clergés. Les jeunes
instituteurs des deux sexes qui dirigent habituel-
lennent les écoles se gardent d'exercer longtemps
xine fonction qui amortit rapidement les qualités
nécessaires au succès dans les autres carrières.
Ils ne l'acceptent en général que comme un stage,
pour s'exercer à la parole ou au commandement,
et pour accroître ainsi leurs chances de réussite
dans une condition plus élevée. L'exemple des
États-Unis n'a donc pas la signification que pro-
clament chez nous certains partis politiques. Si
le régime de contrainte condamné par l'esprit
moderne (8, XI) règne encore en ce pays, c'est
que le vice en a été corrigé jusqu'à présent par la
condition transitoire du personnel, par le principe
de la souveraineté communale, et en général par
l'esprit religieux qui féconde toutes les institu»
tions de la race anglo-saxonne.
L'importation de ce système en France serait
une erreur et un danger. L'immixtion actuelle
de la loi dans notre enseignement primaire a sin-
gulièrement exagéré le travers d'esprit qui nous
porte à multiplier les fonctions publiques. Elle a
déjà fait naître des inconvénients que le principe
de contrainte n'a point présentés jusqu'ici en
/Amérique . Nos instituteurs ne sont pas les utiles
84 LIVBB V, 2« PARTIE — L'aSSOCIàTIOX
stagiaires des professions privées; ils forment
déjà une armée permanente de fonctionnaires qui
chaque jour renforcent l'action pernicieuse exer-
cée par l'Etat sur les intérêts locaux. Le mal est
déjà grand, et il serait encore aggravé par l'obli-
gation et la gratuité de l'école. Les inconvénients
dus à ce nouvel envahissement de la vie privée
par les pouvoirs publics ne seraient point com-
pensés par les avantages qu'on a en vue. 11 est
manifeste que , sous notre régime communal su-
bordonné aux bureaucraties (63, XIX et XX) du
département et de l'État , l'instruction obligatoire
prendrait bientôt un caractère oppressif et tra-
cassier.
Aucune nécessité ne nous conseille d'ailleurs de
soumettre les populations à ce surcroît de dépen-
dance. L'enseignement primaire reçoit chez nous
un développement rapide, partout où les parents
constatent qu'il peut rendre plus fructueux le
travail de leurs enfants. Il languit, au contraire,
dans les localités où cette utilité n'est point en-
core apparente. Les écoles surgissent spontané-
ment, on ne saurait trop le redire, dès que les
méthodes de travail réclament des ouvriers lettrés.
Les libres initiatives et l'intérêt financier des fa-
milles seront donc, en cette matière, plus efficaces
que l'obligation et la gratuité. Enfin, les contraintes
scolaires, peu utiles en pratique pour les garçons,
et antisociales , comme je l'expliquerai plus loin ,
CH. 47. — l'enseignbment et les corporations 85
pour les filles, seraient fort dangereuses au point
de vue des principes. La religion est plus indis-
pensable que rinstruction primaire. L'opinion
publique, lorsqu'elle sera revenue sur ce point
au sentiment du vrai (15, VI), serait donc logi-
quement conduite à rendre le culte obligatoire.
On serait ainsi ramené par degrés aux anciens
régimes sociaux qui prétendaient fonder, sur les
prescriptions de l'autorité , le règne de la vérité
et de la vertu. Les personnes qui, avec d'excel-
lentes intentions, réclament ici le retour à la
contrainte , se mettent donc en contradiction avec
cet « esprit moderne i> qu'elles invoquent à tout
propos. Elles cèdent à un sentiment rétrograde
d'autant plus dangereux que-l'intérêt à satisfaire
est plus respectable.
Quant à la gratuité de l'enseignement, elle est
contraire au principe qui commande aux citoyens
de pourvoir par leur propre initiative aux besoins
de la vie privée. Elle serait un contre-sens sous le
régime nouveau qui leur laissera le soin de sub-
venir aux frais du culte. Il est d'ailleurs inexact
d'appeler gratuit un service rétribué par l'impôt.
S'il convient, à tous égards, que le riche paye
volontairement pour le pauvre, on ne doit pas
permettre que le pauvre, toujours atteint en quel-
que point par le fisc, contribue malgré lui aux
frais de l'instruction du riche. Dans les communes
américaines où l'instituteur est rétribué au moyen
86 LIVRE V, 2« PARTIE — L'ASSOCIATION
d'une taxe spéciale levée par les officiers muni-
cipaux , le service de l'école n'est pas plus gratuit
que ne l'est, en Angleterre, le service du culte
payé par la dime et par la taxe d'église (54, II).
Quel que soit le régime adopté, pour l'école
primaire, dans les diverses régions de l'Europe,
les corporations n'y prennent qu'une part assez
restreinte. Le développement donné en France à
l'utile corporation des Frères de la doctrine chré-
tienne est moins dû peut- être à la nature des
choses, qu'aux méfiances qui découragent mo-
mentanément l'initiative du clergé séculier. Au
contraire, le rôle des corporations grandit à
mesure qu'on s'élève dans la hiérarchie de l'en-
seignement , et depuis longtemps il a pris beau-
coup d'importance dans certaines écoles secon-
daires.
§ XIV. L*enseignement secondaire chez les Anglais
et les Allemands.
En Angleterre, où l'enseignement secondaire
conjure les dangers du déclassement et s'adapte
mieux que partout ailleurs aux vrais besoins des
familles, les établissements qui préparent les
enfants aux professions usuelles constituent en
général de très -petites entreprises privées. Ce
sont , pour la plupart , des externats urbains re-
cevant des enfants vivant au sein de leur famille,
et parfois même associés déjà à ses travaux. Quant
CH. 47. — l'enseignement et les corporations 87
aux pensionnats destinés aux classes plus éle-
vées , ils sont établis à la campagne , et reçoivent
un nombre limité d'enfants qui forment en quel-
que sorte le complément de la nombreuse famille
de l'instituteur. Quelques établissements privés
du même genre instruisent un petit nombre d'en-
fants pour la pratique du droit et de la médecine.
Ces enseignements spéciaux n'ont pas en Angle-
terre l'importance que leur accorde l'opinion sur
le Continent. Cependant on y voit déjà intervenir
quelques corporations qui possèdent des biens
en mainmorte et qui préparent leurs élèves aux
cours des universités de Londres , de Dublin , de
Glasgovsr ou d'Edimbourg. Les enfants destinés
aux magistratures gratuites des comtés (57, II à
IV), aux grades supérieurs de l'Eglise, des tri-
bunaux , de l'armée ou de la flotte , aux fonctions
élevées de l'administration métropolitaine et co-
loniale, enfin aux deux chambres du Parlement
(60, V et VII), suivent une autre voie. Ils se font
admettre dans certains collèges, gérés depuis des
siècles par des corporations pourvues de biens
considérables. Ces collèges, notamment ceux
d'Eton et d'Harrow, sont situés, comme les au-
tres pensionnats anglais, au milieu des campa-
gnes, et ils ont été souvent décrits avec éloge
par les écrivains du Continent*. Tous ces établis-
^ Voir, par exemple, l'ouvrage de M. le comte de Montalemberl :
De V Avenir politique de l'Angleterre, p. 172. L'auleur cite lui-
88 LIVRE V, 2« PARTIE — L'ASSOCIATION
sements ont un caractère commun : ils subsistent
par leurs propres ressources ; ils ne réclament au-
cune assistance de l'Etat, des comtés ni des cor-
porations urbaines.
En Allemagne, la plupart des établissements
d'instruction secondaire sont exclusivement des
externats, et laissent par conséquent les enfants
au milieu de leurs familles. Les gymnases prus-
siens, établis dans toutes les villes de quelque
importance , n'ont jamais un caractère privé , et
sont toujours subventionnés par les villes et par
l'État. Les grands gymnases réunissent les en-
fants des classes moyennes et supérieures de la
société. Ils enseignent, en six années, les langues
anciennes (hébreu , grec et latin) , jugées néces-
saires pour l'acheminement vers les professions
libérales. Ils joignent aux trois premières années
de ce principal enseignement les connaissances
élémentaires (langues vivantes, géographie, his-
toires, sciences mathématiques et physiques),
considérées comme une préparation suffisante
pour toutes les professions usuelles.
Cette organisation de l'enseignement secon-
daire ne semble pas être à l'abri de tout reproche.
Le groupement de conditions sociales différentes
et d'enseignements hétérogènes , dans des écoles
subventionnées, empêche la création de cette
même avec éloge les travaux publiés sur le même sujet par
M. Lorain , ancien recteur de TUniversité.
CH. 47. — L'fNSEiGNEMENT ET LES CORPORATIONS 89
naultitude de petits établissements privés qui , en
AcDgleterre , répondent si bien à tous les besoins
spéciaux des familles de la classe moyenne. En
fait, les gymnases allemands sont une excitation
au déclassement pour les individus, une cause
<ie sacrifices exagérés et de mécomptes pour les
familles , enfin une source incessante d'agitation
et d'instabilité pour l'État. Ces institutions dé-
truisent de plus en plus , dans la vie privée des
sociétés allemandes, la quiétude qui reste jusqu'à
ce jour un des traiis distinctifs de l'Angleterre.
Elles contribuent même à troubler la vie pu-
blique, par les causes que je signalerai dans une
autre partie de cet ouvrage (6^, XVI).
§ XV. La réforme en France par l'abstension de FÉtat.
•
Les lycées et les collèges qui forment, en
France, les principaux établissements de l'ensei-
gnement secondaire, ne jouissent pas des avan-
tages acquis à ceux de l'Angleterre et de l'Al-
lemagne. Peu pourvus de biens propres, mais
fortement subventionnés par les villes et par l'É-
tat, ils entravent la multiplication des petits éta-
blissements privés dont je viens de signaler, pour
l'Angleterre, l'influence bienfaisante. Ils s'accu-
mulent de préférence dans les grandes villes , où
ils prennent de plus en plus le caractère de pen-
sionnats. Ils sont créés surtout pour l'enseigne-
ment des langues anciennes , et ils rapprochent
90 LIVRE V, 2« PARTIE — L'ASSOCIATION
des enfants de conditions inégales, qu'ils enlè-
vent temporairement au foyer domestique. Ils
provoquent ainsi le déclassement, en faisant naî-
tre chez les familles peu aisées des prétentions
qui sont rarement satisfaites, puis des déceptions
qui a^dtent la société. On n'a point remédié à ces
inconvénients en annexant l'enseignement des
connaissances usuelles à celui des langues an-
ciennes. On a même aggravé le mal en groupant,
moins judicieusement que dans les gymnases
prussiens, ce qui devait être céparé.
La suppression de toute intervention de l'État
serait encore ici le point de départ de la réforme.
En ce qui concerne l'acheminement aux profes-
sions usuelles, on cesserait d'entraver la fonda-
tion des établissements privés qui seuls peuvent
s'adapter à une multitude de besoins spéciaux.
En ce qui concerne la préparation à l'enseigne-
ment supérieur, les habiles professeurs de nos
lycées et de nos collèges continueraient, dans de
meilleures conditions, le service qui leur est
confié. Les uns créeraient, à titre privé, de pe-
tites entreprises urbaines ou rurales. Les autres
se réuniraient en corporations libres et dirige-
raient de grands externats *. Ceux-ci, comme en
1 Je ne saurais trop recommander, en ce qui touche la sup-
pression des internais, les beaux travaux publiés en i87i par
M. Henri Sainte-Claire Deville ( Comptes rendus de l'Académie des
sciences morales) ^ et par le R. P. Lescœur. (Note de 1872.)
CH. 47. — l'enseignement et les corporations 91
Allemagne, seraient recherchés par les familles
urbaines, à mesure que se rétabliraient les véri-
tables traditions de la vie domestique (28, VII).
Débarrassé des préoccupations d'ordre inférieur
qu'entraîne la gestion d'un pensionnat, pouvant
tenter en toute liberté remploi des meilleures
méthodes, notre personnel enseignant serait sti-
mulé dans raccorpplisseraent de ses devoirs par
l'honneur et les profits du succès. Il acquerrait
bientôt la fortune et l'indépendance qui récom- •
pensent en Angleterre les mêmes mérites.
Nos plus habiles professeurs, en groupant leurs
aptitudes, réussiraient également à fonder, sous
ce régime de liberté, des pensionnats ruraux qui
ne le céderaient en rien aux célèbres collèges
anglais. Ils se constitueraient aisément en corpo-
rations puissantes, avec le concours dévoué des
anciens élèves des lycées actuels. Ils restaure-
raient ainsi, en les améliorant, de vieilles institu-
tions dont les quartiers de noblesse valent ceux
d'Eton et d'Harrow. Quant aux capitaux néces-
saires à ces entreprises, ils seraient abondamment
fournis par les sommités sociales sorties de ces
lycées. Les deux pensionnats de Sainte -Barbe,
établis à Paris et à Fontenay-aux-Roses, montrent
déjà combien ce principe d'association est effi-
cace : ils font entrevoir le succès réservé à des
corporations laïques qui n'auraient plus à redou-
ter la concurrence de l'État. Le collège rural de
92 LIVRE V, 2« PARTIE — L'ASSOCIATION
Vanves , succursale du lycée Louis-le-Grand , de
Paris, prouve également que les établissements
disposant d'un vaste parc peuvent réunir, avec
toute convenance, les élèves et les familles des
professeurs. Intéressées dorénavant au succès,
surveillées de près par les pères de famille qui
ont fourni le capital, autorisées à recevoir des
dons et des legs , pouvant assurer à leurs profes-
seurs la situation la plus agréable , ces corpora-
tions laïques offriraient bientôt aux familles les
mêmes avantages que les corporations religieuses.
La lutte des divers établissements s'établirait
d'ailleurs en toute liberté , et elle contribuerait à
relever pour tous le niveau de l'enseignement
secondaire.
§ XVI. L'enseignement supérieur en France; ses vices
et leurs remèdes.
La valeur de l'enseignement supérieur qui pré-
pare la jeunesse française aux professions libé-
rales , est habituellement en rapport avec l'im-
portance des villes où il est donné. A Paris, cet
enseignement a en partie perdu sa vieille renom-
mée européenne. Quant aux influences morales
qui protégeaient les étudiants parisiens, elles
s'amoindrissent suivant une progression encore
plus rapide que le talent des professeurs. La li-
berté du mal dépasse parmi eux les limites tolé-
rées ailleurs par l'autorité. J'ai souvent entendu
CH. 47. — l'enseignement et les corporations 93
déclarer par les étrangers les plus compétents ,
j'ai d'ailleurs constaté moi-même en visitant
toutes les universités de l'Europe, que Paris est
la seule ville où les jeunes étudiants restent expo-
sés sans surveillance à tous les périls d'une liberté
prématurée. Il n'existe pas en Europe une autre
ville où la corruption ait acquis la même intensité,
et l'on n'a permis nulle pari à la jeunesse de de-
venir elle-même le plus actif foyer de la conta-
gion. La comparaison n'est pas plus à l'avantage
du système français , lorsque l'on cgpiidàpe la si-
tuation des professeurs et la cuistre même des
sciences et des lettres.
Le vice du régime réside surtout dans l'inter-
vention de l'État, qui soumet l'enseignement,
comme tant d'autres branches d'activité , à une
bureaucratie, c'est à- dire à des fonctionnaires
ayant seuls le privilège d'allier la réalité du pou-
voir à l'absence de toute responsabilité. N'ayant
aucun contact direct avec les élèves, ces fonc-
tionnaires ne sauraient les arrêter sur la pente
du désordre; et cependant, en s' attribuant l'au-
torité , ils déchargent en cette matière les pro-
fesseurs des devoirs de surveillance. Par une
immixtion inopportune, nos bureaucraties uni-
versitaires ont détruit les rapports naturels de
respect et d'affection que cette surveillance fait
naître. Elles ont ainsi donné à notre jeunesse
lettrée un esprit d'insubordination dont la trace
94 LIVRE V, 2« PARTIE — L'ASSOCIATION
ne se retrouve pas dans les universités libres des
iles Britanniques et de la Scandinavie. Nos gou-
vernants successifs ne se sont pas inquiétés de ce
désordre; mais, en conservant l'université orga-
nisée par TEmpire , ils ont encouragé l'esprit de
révolution qui les a tous renversés.
Le remède est indiqué par la pratique de l'Eu-
rope entière. Chez les peuples modèles, chaque
université est une corporation indépendante de
professeurs investis par la Coutume d'une souve-
raineté paternelle. Elle a charge de la conduite
privée comme de l'instruction des élèves, et elle
serait bientôt délaissée si elle n'offrait, sous ce
double rapport, toute garantie aux parents. Les
étudiants eux-mêmes sont réunis en corpora-
tions. Les sentiments de solidarité , fondés sur de
vieilles traditions , sont entretenus parmi eux par
l'uniformité du costume , par des solennités an-
nuelles , par la pratique régulière de certains de-
voirs , et surtout par la résideiye dans des mai-
sons soumises à la surveillance de l'université. A
la faveur de ces habitudes , ils exercent l'un sur
l'autre une influence morale qui rend facile le
contrôle des professeurs en lui conservant un ca-
ractère intime et amical. Le régime de corpora-
tion garantissait, depuis le moyen âge, ce grand
intérêt social dans l'université de Paris. La révo-
lution , au contraire , a méprisé ces bienfaisantes
traditions. En remplaçant des corps d'étudiants
CH. 47. — l'enseignement et les corporations 95
soumis aux maîtres par des étudiants isolés re-
levant de la bureaucratie, elle a désorganisé le
haut enseignement. Les esprits a libéraux » qui
considèrent le régime actuel comme une heu-
reuse conquête, reviendraient de cette erreur
s'ils observaient personnellement les principales
universités de l'Europe. Peut-être même leur
suffirait-il de jeter un simple coup d'œil , à Paris
et à Oxford, sur la situation des étudiants et des
maîtres.
Le meilleur régime des corporations de haut
enseignement implique la possession de biens
propres et la rétribution directe par les élèves. Il
assure donc aux maîtres jouissant d'une grande
renommée des revenus comparables à ceux des
professions commerciales. Ce légitime succès est
interdit par le système français qui, en payant les
professeurs avec le produit de l'impôt, doit se
montrer économe et rétribuer également les iné-
gales capacités parvenues au même degré de la
hiérarchie. De là il résulte que d'illustres étran-
gers qui, aujourd'hui comme au temps de saint
Thomas ou d'Albert le Grand , auraient le désir
de trouver à Paris la consécration de leur renom-
mée, en sont empêchés par l'impossibilité d'y
obtenir des avantages pécuniaires proportionnés
à leur mérite. Telle petite ville d'Angleterre, des
États-Unis ou d'Allemagne procure, en effet, à
certains professeurs une rémunération décuple
% LIVRE V, 2« PARTIE — L'àSSOCUTION
de celle dont ils auraient dû se contenter s'ils
avaient cédé à Tattrait qui les portait vers Paris.
§ XA'II. L*abalssement des études par rimmixtlon de l'État.
La substitution de l'État aux corporations libres
n'est pas moins funeste à la science et aux lettres
qu'aux élèves et aux maîtres. Il est tout naturel
que le niveau des connaissances humaines s'a-
baisse dans les sociétés où l'on paye le moins les
hautes notabilités qui les cultivent. Les sciences
positives qui font maintenant de si grands pro-
grès tendent de plus en plus à devenir cosmopo-
lites. Elles se concentreront dans de grands foyers
d'enseignement chez les peuples jouissant de la
meilleure organisation universitaire. Déjà l'état
d'équilibre qui régnait, il y a un siècle, est mani-
festement rompu au détriment de notre pays. On
ne voit plus , comme au temps de Christine et de
Frédéric II, nos savants diriger des académies
dans les capitales étrangères. Ceux qui acquièrent
la renommée par leurs premiers travaux sont
bientôt arrêtés dans leur essor par notre système
bureaucratique. Ne pouvant s'élever aux grandes
positions que la science procure ailleurs, ils aban-
donnent leur carrière pour chercher la fortune et
l'influence dans les hautes fonctions de l'adminis-
tration et de la politique. Ce genre d'émigration,
spécial à notre pays, cause à la science d'incalcu-
lables dommages , sans relever beaucoup les ser-
CE. 47. — L^ENSEIGNSMSNT ET LES CORPORATIONS 97
vices publics dans lesquels affluent ces savants en
quête d'une meilleure situation.
La solidarité établie mal à propos entre l'État
et certaines corporations est surtout compromet-
tante pour les sciences sociales. L'erreur, qui s'y
fait jour trop souvent, n'est guère à craindre
quand elle se produit sous les auspices d'une
corporation privée, que les institutions rivales
peuvent librement combattre. Ce contrôle réci-
proque est particulièrement efficace dans les cor-
porations d'enseignement , quand il a lieu entre
des laïques et des clercs. Tel était le régime d'en-
seignement sous lequel se sont formés, en France,
tant d'hommes illustres, pendant la première moi-
tié du xvn« siècle *. Au contraire, l'erreur prend
un caractère réellement dangereux quand elle est
subventionnée par le trésor public. En patron-
nant les connaissances qui ne reposent pas sur
des axiomes indiscutables , l'État se trouve invin-
ciblement conduit à en faire la police. Mais l'opi-
nion publique , fort ombrageuse sur ce point , se
^ 11 est mortifiant de penser que les passions politiques et les
habitudes d'une centralisation exagérée nous empêchent d'aper-
cevoir les vérités qui avaient un caractère d'évidence pour nos
grands hommes d'Etat du xvii* siècle. C'est ainsi que l'opinion
du cardinal de Richelieu se trouve nettement exprimée dans les
termes suivants : « Puisque la foiblesse de notre condition hu-
« maine requiert un contre-poids en toute chose, il est plus rai-
« sonnable que les universitez et les jésuites enseignent à Tenvi,
« afin que l'émulation aiguise leur vertu. » ( Testament politique,
I'« partie, ch. ii , section 11.)
98 LIVRE V, 2« PARTIE — L'aSSOCIATION
dresse presque toujours contre lui, même lorsqu'il
protège la vérité ; et ce seul fait suffirait pour con-
damner le régime actuel. De là les inextricables
embarras qui se manifestent dans notre haut en-
seignement; de là les destitutions qui donnent le
prestige de la persécution à de mauvaises doc-
trines ; de là enfin les tristes débats qui ont sou-
vent aggravé l'antagonisme social au sein de nos
corps politiques.
•
§ XA^III. Le grand rôle des universités libres chez les peuples
prospères.
Ceux qui croient que FÉtat peut revendiquer
utilement le patronage des sciences , des lettres
et des arts apercevront le danger de cette erreur
lorsqu'ils prendront la peine d'observer, sous ce
rapport, la situation relative des diverses con-
trées. Ils constateront bientôt que, dans les so-
ciétés enrichies par le commerce et l'industrie ,
les universités libres , créées par les dons et legs
des particuliers , se montrent de plus en plus su-
périeures aux universités régies par les gouver-
nements et soutenues par l'impôt. Pour arriver à
cette conviction , il suffira .de comparer la pénu-
rie de plusieurs grandes institutions scientifiques
de la France, avec l'abondance des ressources
qui affluent chaque année dans les institutions
analogues des États-Unis de l'Amérique du
Nord. Comme exemple de ces généreuses initia-
CH. 47. — l'enseignement et les corporations 99
tives, je signale la petite ville de Boston * (Mas-
sachusetts).
Les universités de Cambridge et d'Oxford •,
les quatre universités d'Ecosse et le collège de
la Trinité à Dublin peuvent être également cités
comme des modèles. Dirigées par des corpora-
tions indépendantes , pourvues de biens en main-
morte, ces institutions ont conservé les excel-
lentestraditions que nous avons si imprudemment
détruites en supprimant nos vieilles universités.
D'un autre côté, elles sont garanties de la cor-
ruption par l'aiguillon de la concurrence , et par
1 Parmi les sommes attribuées, dans ces derniers temps, par
dons et legs, à ces institutions, je puis citer : depuis 1848, au
Musée de géologie comparée de TÛniversilé de Cambridge , près
de Boston. 1.500.000 fr.; depuis 1839, à la Société d'bistoire
naturelle de Boston, 5.000000 de fr. ; dequisl860, à rinslitul tech-
nologique de Boston , 700.000 fr. ; depuis 1857 , à la bibliothèque
de Boston , qui se distingue de nos grandes bibliothèques par les
services rendus à toutes les familles de la ville, 2.000.000 fr., etc.
A la vérité, les partisans de Tintervention de TEtat répètent sans
cesse que les particuliers sont , chez nous , incapables de s^asso-
cier aux sentiments qui créent , hors de la France , ces admi-
rables établissements; mais, en cette matière, ils prennent évi-
demment l'effet pour la cause. Notre parcimonie actuelle coniraste
singulièrement avec la libéralité qui a créé autrefois tant d'œuvres
utiles; elle est due, non â la race, mais aux institutions qui dé-
couragent les généreuses initiatives. Les richesses qui alimentent
sous nos yeux le lourd budget du luxe et de la débauche , se diri-
geront de nouveau vers les fondations de bien public, à mesure
que celles-ci cesseront d'être soumises au patronage énervant de
la bureaucratie, et que les classes dirigeantes se dévoueront à la
réforme des mœurs. =: 2 Voir Téloquenle description de ces
universités dans l'ouvrage déjà cité de M. le comte de Montalem-
bert : De l'Avenir politiqice de l'Angleterre , p. 178.
100 LIVBB V, 2« PARTIE — L'ASSOCIATION
le contrôle des deux chambres du Parlement.
En résumé, la seule situation qui soit digne
pour les sciences et les lettres, pour les corps
enseignants et pour les élèves, est celle qui les
place sous l'autorité de corporations libres, ja-
louses de conserver leur indépendance, stimulées
en même temps par la concurrence de leurs ri-
vales à se garantir de l'erreur ou du relâchement
qui leur feraient perdre la confiance du public.
§ XIX. Le personnel de renseignement mieux formé par
les universités que par les écoles normales.
Un des caractères les plus recommandables des
universités anglaises , allemandes et Scandinaves,
est le mélange habituel des jeunes gens voués au
ministère ecclésiastique , et de ceux qui se desti-
nent aux autres professions libérales. C'est un
symptôme de l'harmonie qui règne entre les clercs
et les laïques ; c'est aussi un moyen de réunir tous
les hommes éclairés dans une commune pensée
de bien public. L'antagonisme qui règne chez
nous , depuis deux siècles , entre la religion , la
science et les lettres, a provoqué la séparation
des deux catégories d'étudiants. Cet abandon de
nos vieilles traditions universitaires est un des in-
dices du désordre au milieu duquel s'abîme notre
société. Le remède se trouvera dans la création de
plusieurs universités libres , où les professeurs se
grouperont selon leurs doctrines. La Belgique
CH. 47. — l'enseignement et les corporations 101
nous à devancés dans cette voie en créant l'uni-
versité catholique de Louvain , presque au con-
tact d'une université de libres penseurs.
Ces universités spéciales, dont les propensions
systématiques seront contenues par le besoin de
conserver la confiance du public, doAneront la
prépondérance intellectuelle aux grandes nations
qui auront le bon sens de les adopter. Seules , en
effet , elles peuvent résoudre , par la libre discus-
sion, Tun des grands problèmes de notre temps,
l'accord* de la foi et de la raison (45, I). Seules
aussi elles peuvent constituer la science sociale ,
c'est-à-dire enseigner aux sociétés humaines les
moyens de conjurer la corruption et d'accomplir
la réforme. L'opinion publique accueillera les élé-
ments de cette science, dès qu'ils seront . propa-
gés par des universités libres se contrôlant Tune
l'autre ; tandis qu'elle les repoussera , tant qu'ils
proviendront dd corps enseignants institués par
l'État.
Selon les hommes éminents, dont la compé-
tence en cette matière est universellement re-
connue en Europe, les professeurs de l'enseigne-
ment supérieur ne doivent point recevoir une
éducation séparée. Dans ce cas, en effet, ils pren-
1 Comme exemple de cette utile inûuence des universités libres,
je signale aux amis de la science sociale Touvrage ayant pour
titre : De la Richesse dans les sociétés chrétiennes, par Charles
Périn , professeur de droit public et d'économie politique à Puni-
versité catholique de Louvain; 2 vol. in-S», Paris, 1861.
102 LIVRE V, 2« PARTIE — L'ASSOCIATION
nent le caractère d'une caste , et s'isolent au mi-
lieu des personnes appartenant aux autres pro-
fessions libérales. L'Europe intellectuelle re-
pousse donc le principe des écoles normales. Elle
laisse les jeunes professeurs se former librement
au sein dès universités qu'ils doivent illustrer à
leur tour. Elle admire l'institution des professeurs
jon'yés des universités allemandes, qui permet aux
jeunes mérites de se produire en présence des
vieilles renommées. Il n'est même pas besoin
d'aller, sous ce rapport, chercher nos modèles à
l'étranger. Les excès de la centralisation n'ont
point encore étouffé toutes nos traditions. Si le
sujet de cet ouvrage était l'éloge plutôt que la cri-
tique de nos institutions , j'aurais à citer comme
exemple la faculté de médecine de Paris.
Le bon sens de nos illustrations médicales et la
sagesse de l'administration des hospices ont heu-
reusement tempéré jusqu'à ce jour le monopole
universitaire. Des jeunes gens enseignent avec
succès à côté des professeurs institués par l'État.
Des maîtres habiles font, dans le quartier des
écoles , des cours payés qui sont suivis plus assi-
dûment que les cours gratuits de la faculté. Ce
dernier vestige de la Coutume sera tôt ou tard
condamné par la bureaucratie ; et déjà des logi-
ciens inflexibles ont réclamé cette satisfaction.
Jusqu'à présent, toutefois, la jouissance des li-
bertés traditionnelles de l'école a maintenu les
CH. 47. — l'enseignement et les corporations 103
excellentes habitudes du passé. Comme je l'ai
dit (XVI), la direction morale fait défaut; mais
l'enseignement médical ne laisse rien à désirer.
Je vois dans ce régime un des signes de la supé-
riorité intellectuelle que reprendra notre pays,
lorsque les aptitudes n'y seront plus étouffées par
une centralisation oppressive.
On a prétendu justifier le principe de notre
enseignement supérieur, en affirmant que l'État
peut seul propager les connaissances qui ne sont
cultivées que par quelques érudits , et qui ne sau-
raient, sous le régime de la liberté, procurer aux
professeurs une rémunération suffisante. La pra*
tique des autres peuples réfute cette allégation.
Dans les pays où l'État s'abstient, les dons et legs
viennent toujours pourvoir à ces serrices d'inté-
rêt public. Les universités libres s'en chargent
d'ailleurs à l'envi, quand l'État ou la Province
(66, XVIII) veulent bien accorder quelques sub-
sides spéciaux.
§ XX. Lies inconvénients des écoles professionnelles. ^
On a souvent signalé comme désirable, on a
même tenté de créer en France, sous le nom d'é-
coles professionnelles, un enseignement qui n'est
que l'exagération d'une idée juste et de quelques
pratiques convenant tout au plus à l'apprentissage
de certaines fonctions publiques. Les professeurs
chargés de l'exposition des phénomènes physi-
104 LIVRE V, 2« PARTIE — LASSOCUTION
ques décrivent utilement les applications qu'en
font les arts industriels. D'un autre côté, notre
gouvernement, qui envahit volontiers, depuis
deux siècles, le domaine de l'activité privée (63,
III), se plaît à instruire lui-même les jeunes fonc-
tionnaires dont le service est essentiellement
technique et réglementaire. De ces précédents on
a conclu qu'il serait possible de créer, pour cha-
que branche d'industrie et de commerce, un en-
seignement si complet qu'un jeune homme, élevé
dans l'école spéciale correspondante , aurait une
supériorité décidée sur tout contemporain de
même aptitude ayant fait dans l'atelier, selon la
méthode usuelle, l'apprentissage de la profession.
Cette idée a même reçu déjà de nombreuses ap-
plications , parce qu'elle s'adapte à l'un des vices
principaux de notre constitution sociale.
Nos familles instables se retirent promptement
des affaires, dès qu'elles y ont obtenu quelques
succès (20, VII). Elles ne sont donc point en me-
sure d'initier elles-mêmes leurs enfants à la con-
naissance du métier, comme le font ailleurs les
familles-souches (28, VIII). Elles ne répugnent
point à les lancer dans toute autre carrière, et
elles acceptent avec faveur le concours que sem-
blent leur offrir les écoles professionnelles. Cette
propension des parents s'accorde d'ailleurs avec
celle qui porte les jeunes gens à chercher un pre-
mier degré d'émancipation dans ce changement
f
CH. 47. — l'enseignement et les corporations 105
de carrière. Mais tous, en entrant dans cette voie,
s'exposent à des mécomptes contre lesquels on
*ie saurait trop prémunir l'opinion.
Un art industriel n'est bien connu que des pra-
ticiens éminents qui l'exercent depuis longtemps
^^ec succès. Ces praticiens auraient seuls qualité
pour constituer un enseignement méthodique,
^'ils n'en étaient détournés par les habitudes
de leur vie et par des occupations plus lucratives.
Les savants qui se chargent des enseignements
professionnels sentent bientôt leur insuffisance ,
en ce qui concerne le métier proprement dit.
Alors, pour remplir leurs programmes, ils se
rejettent sur les matières de l'enseignement or-
dinaire qui s'éloignent le moins de la spécia-
lité. L'utilité que peut offrir cet enseignement
accessoire compense rarement la nullité de l'ap-
prentissage ; et, trop souvent, le résultat définitif
est de fausser pour longtemps l'esprit de la jeu-
nesse engagée dans cette mauvaise direction.
Les élèves doués d'aptitudes éminentes ré-
sistent seuls à cette épreuve. Ils distinguent avec
un tact sûr la partie solide et la partie faible de
l'enseignement. Ils ne s'épuisent pas à appro-
fondir ce qui reste obscur dans Tesprit du maître,
et ils arrivent à l'atelier avec un bagage scienti-
fique bien classé, dont ils feront à Toccasion un
judicieux usage. Ils aperçoivent tout d'abord avec
la même netteté le genre de supériorité qu'ont
106 LIVRE V, 2« PARTIE — L*ASSOCIATION
sur eux les moindres praticiens qui se sont formée
dans les ateliers. Ils ne croient pas déroger en
suivant leur exemple et leurs conseils. Ils s'assi-
milent sans relâche, par la pratique du travail,
la connaissance ^^es rapports sociaux, des faits
techniques et des intérêts commerciaux. Ils re-
gagnent ainsi, en exerçant le métier, l'avance
prise par ceux de leurs contemporains qui, ayant
préféré Tatelier à l'école, n'ont plus qu'à complé-
ter leurs connaissances théoriques. En résumé,
ils arrivent au but , mais par une voie détournée,
plus onéreuse pour la famille que l'apprentissage
direct dans l'atelier.
Il en est autrement pour la plupart des élèves
admis dans les écoles professionnelles. Faute de
travail ou d'intelligence, ils ne s'assimilent qu'im-
parfaitement la partie positive de la doctrine , et
ils ne savent point établir, pour le surplus, la dis-
tinction nécessaire. Le faux et le vrai, ne pou-
vant être immédiatement séparés au crible de
l'expérience par le contact des hommes et des
choses, se mêlent d'une manière inextricable
dans leur esprit. Incapables de se fortifier par l'in-
fluence prolongée des idées abstraites, ces éco-
liers restent privés du développement intellectuel
(32, III) qu'ils eussent sûrement trouvé dans la
pratique de la profession. Les grades et les di-
plômes arrachés aux maîtres, par l'importunité
des familles et des protecteurs, ne foi^t qu'ag-
ce. 47. — l'enseignement et les corporations 107
aver l'impuissance de ces élèves; car, en exal-
tant leur vanité, ils les détournent des travaux
ï^atients et modestes qui pourraient les ramener
dans la bonne voie. Ces savantes incapacités
échouent dans les entreprises qui leur sont per-
sonnellement confiées. Elles forment l'état-major
habituel de certaines sociétés par actions(45, XI),
où elles dominent leurs utiles collègues par Fart
de parler ou d'écrire. Elles ne se maintiennent
dans l'industrie que comme partie accessoire ou
parasite d'un mouvement dirigé en fait par des
praticiens d'atelier. Il en est enfin qui , poussés
au mal par leur instinct, ne se font pas même illu-
sion sur leur inaptitude. Leur séjour à Técole
n'est qu'une occasion de dissipation et de débau-
che. Impatients de toute autorité, ils ne sauraient
désormais prendre rang dans la hiérarchie so-
ciale. Tel qui fût devenu un citoyen utile, s'il eût
été d'abord soumis à la discipline de l'atelier et
aux devoirs de la vie réelle, reste, pendant toute
la durée de son existence, une charge pour sa fa-
mille, et une cause de trouble pour la société.
En résumé, les écoles professionnelles ne réus-
sissent guère à donner plus d'élévation aux in-
dividualités éminentes. Elles sont, en outre, pour
les intelligences ordinaires une cause de déclasse-
ment et un attentat contre l'égalité légitime.
108 LIVRE V, 2* PARTIE — L'aSSOCUTION
XXI. L'enseignement professionnel utile complément
de rapprentissage donné dans Tateller.
Le développement qu'on veut donner en France
à renseignement professionnel est, comme je
l'indiquerai plus loin (63, XVI), la conséquence
naturelle du régime de centralisation exagérée
qui réclame , chaque année , la formation de nou-
veaux fonctionnaires. Il n'est pas, conune on le
dit souvent, le résultat d'un progrès qui substi-
tuerait la science à la routine. L'art des ateliers
est, en général, fort supérieur à la technologie
des écoles; et ce qui le prouve, c'est que celle-ci
n'est que le moyen accessoire d'éducation pour
les peuples qui ne sont pas moins éclairés que les
Français , et qui les devancent souvent , tout en
continuant à fonder le régime du travail sur l'ap-
prentissage donné dans l'atelier.
Les Américains du Nord , les Anglais , les Hol-
landais, les Allemands aperçoivent nettement les
écueils que je viens de signaler. Ils ont souvent
discuté l'opportunité des écoles professionnelles ;
et ils se sont toujours décidés à les repousser. Les
établissements de ce genre restent chez eux un
accessoire des institutions commerciales et manu-
facturières; ils aident la jeunesse déjà admise
dans les ateliers , plutôt qu'ils ne l'y acheminent.
Au sortir des écoles primaires ou secondaires, les
jeunes gens prennent un service actif dans l'ate-
CH. 47. — l'enseignement et les corporations 109
lier ; et ils s'y exercent au travail en s'habituant
à respecter leur maître , à bien vivre avec les col-
lègues et à commander aux inférieurs. Tout en se
livrant à l'apprentissage , ils cherchent les com-
pléments d'instruction dont la pratique journa-
lière révèle la nécessité. Comme toutes les in-
stitutions qui surgissent spontanément des vrais
besoins de la société, ce régime d'enseignement
se montre à la fois efficace et équitable. Il rend
l'effort plus productif, et il met chacun à sa vé-
ritable place dans la hiérarchie du travail. Dans
ces conditions, les capacités naturelles arrivent
plus facilement que chez nous aux situations
élevées. Les mêmes principes sont appliqués
avec plus de succès encore dans la plupart des
professions libérales. Ils procurent surtout le
meilleur recrutement à l'armée, à la magistrature
et à l'administration publique.
Les peuples que je viens de citer ont contribué,
par le spectacle de leurs succès , à m' ouvrir les
yeux sur les vices de notre enseignement profes-
sionnel , et sur l'excellence de leur pratique. Ils
tiennent expressément à laisser la direction de la
vie privée et de la vie publique à ceux qui , ayant
débuté comme apprentis dans chaque carrière,
y ont donné la preuve de leur supériorité intel-
lectuelle et morale. Ils exigent de ces chefs , non
la théorie du travail que prétendent enseigner les
écoles, mais la connaissance du métier que celles-
RÉFORME SOCIALE. III — ''*
110 LIVRI V, 2^ PARTII ^ L'aSSOCUTION
ci n'ont jamais donnée. Apercevant les conditions
du succès avec ce tact sûr que donne Tintérét
personnel, ils accordent à tout serviteur utile une
prépondérance proportionnée & ses services , et
ils repoussent les dispendieuses bureaucraties
qu'organisent l'État et les sociétés par actions
(45, XI). Ils évitent ainsi de subordonner les
vrais hommes du métier à ceux dont le mérite ne
se révèle que par des discours , des comptes et
des rapports.
Les jeunes gens des classes peu aisées, ne pou-
vant passer beaucoup de temps dans les écoles,
entrent de bonne heure dans les ateliers des arts
Tisuels. Ils y apportent, par conséquent, toutes les
facultés naturelles que la Providence départ aux
pauvres aussi abondamment qu'aux riches. Quant
aux jeunes gens appartenant aux familles aisées,
après avoir reçu l'enseignement supérieur, ils
tendent à se faii'e admettre dans les fonctions
publiques ou dans les professions libérale», et
ils s^efforcent de justifier de l'aptitude requise,
en subissant les nombreux concours organisés
à cet effet. La plupart de ceux qui entrent dans
les arts usuels par la voie des écoles ont été ex-
clus de ces carrières plus enviées. Ce personnel,
qu'on pourrait dire « écrémé i> au profit des arts
libéraux, offre donc moins de capacités que les
classes arrivées aux ateliers par la voie de l'ap-
prentissage. On se tromperait d'ailleurs en se
CH. 47. — l'enseignement et les corporations 111
persuadant que le travail des ateliers nuit au dé-
Areloppement des talents naturels : j'ai toujours
trouvé, chez les chefs ayant cette origine, un sens
fin et droit qui se rencontre , au contraire , rare-
ment chez ceux qui , ayant mal digéré la science
des écoles, ont dû prendre comme pis -aller la
carrière des arts usuels.
Dans les mines et les usines métallurgigues que
j'ai particulièrement étudiées , l'exercice des tra-
vaux usuels constitue une véritable éducation, très-
favorable au perfectionnement de Tintelligence.
Ces aptitudes éminentes peuvent être cachées,
pour des observateurs peu attentifs, sous des
formes rudes et incultes : mais elles se révèlent
par d'ingénieuses combinaisons dès qu'il s'agit
de pourvoir, dans le cours des travaux, à quelque
nécessité nouvelle. J'ai même parfois rencontré,
parmi de simples ouvriers , une perception très-
nette de phénomènes physiques et chimiques qui
restaient inconnus dans l'enseignement profes-
sionnel * . Les Anglais , les Allemands et les Amé-
1 Comme je Tai indiqué précédemmeDt (32, III), la théorie
nouvelle de la combustion, que j'ai introduite il y a vingt ans
dans renseignement de la métallurgie, et qui est maintenant
adoptée dans les traités élémentaires de chimie, m'a été révélée
par l'observation des fonderies du Continent et du pays de Galles.
(Voir le Cours élémentaire de chimie, par M. V. Regnault, t. III,
§§ 1070 à 1074; 4 vol. in-12 , 4« édition, Paris, 1853. ) L'admirable
pratique des ouvriers de ces usines repose sur une connaissance
complète des phénomènes qui servent de base à cette théorie ; et
l'on aperçoit le. développement intellectuel que cette connaissance
112 LITRE V, 2« PARTIE — L'ASSOCIATION
ricains du Nord sont donc autorisés à croire que
les métallurgistes peuvent acquérir, sans le con-
cours des écoles, les facultés de l'esprit néces-
saires à la direction des ateliers.
On est souvent conduit à des remarques ana-
logues en conversant avec les ouvriers intelligents
des autres professions usuelles. Il n'est pas rare ,
par exemple, de trouver chez de simples char-
pentiers une connaissance de la géométrie des-
criptive plus étendue , et surtout plus nette , que
chez les élèves de nos lycées.
On rend donc un mauvais service aux arts
usuels ou Ubéraux, comme aux personnes qui les
cultivent, en retardant l'époque de l'apprentis-
sage pour prolonger la durée des études scolaires.
Dans l'industrie manufacturière , en particulier,
cette innovation amoindrit la dextérité de main et
les autres aptitudes spéciales qui forment un élé-
ment considérable de succès. Elle ne donne point
aux ouvriers , à titre de compensation , une édu-
cation plus substantielle. Enûn elle compromet,
à un double titre, la situation économique des
familles : elle réduit le salaire dans la même pro-
portion que l'habileté professionnelle , et elle re-
tarde l'époque où le travail des enfants devient
productif. Les familles adonnées aux travaux
usuels doivent donc se tenir en garde contre les
donne aux ouvriers, pour peu qu^on trouve le langage spécial à
Taide duquel on peut pénétrer dans leur pensée.
CH. 47. — l'enseignement et les corporations il3
perspectives que leur offrent de faux amis. Elles
s'égareraient beaucoup si, en reculant trop les
limites de l'enseignement primaire, elles tentaient
de s'élever surtout par la science des écoles. Sou-
vent même on aggraverait le mal en leur offrant
comme appât la gratuité de l'école. Ces familles
ne développeraient qu'en apparence l'intelligence
de leurs enfants. Elles tariraient les ressources
dont elles ont besoin pour conquérir le premier
degré de l'émancipation sociale. Elles manque-
raient ainsi l'occasion de créer des foyers stables,
et de préparer, sur des bases solides, de plus
grands succès à une génération nouvelle.
§ XXII. UUlité de renseignement spécial donné aux ouvriers.
Cependant, s'il faut éviter de maintenir éco-
liers ceux qui ont intérêt à devenir apprentis,
on peut relever singulièrement, par deux mesures
simples , le niveau intellectuel et moral des ou-
vriers. En premier lieu, les petits artisans doivent
être débarrassés des odieuses contraintes du Code
civil : ils retrouveront ainsi la faculté de se consti-
tuer en familles - souches ; et ils pourront alors
rendre à leurs apprentis les influences morales
du foyer domestique (38, V). En second lieu,
l'éducation de l'atelier doit être complétée par un
enseignement approprié aux convenances spé-
ciales de chaque profession. C'est ici le lieu d'in-
sister sur une fonction essentielle des classes di-
114 LIVRE V, 2« PARTIE — L'ASSOCIATION
rigeantes, plusieurs fois signalée dans le cours de
cet ouvrage. Je veux parler de la tâche bienfai-
sante qui consiste à propager les connaissances
scientifiques et littéraires au milieu des popu-
lations engagées dans la pratique de la vie.
Les personnes qui se dévouent à cette fonction
exercent un véritable enseignement supérieur
qui prend, de nos jours, beaucoup d'importance.
Cet enseignement a principalement pour objet
les connaissances qui se rapportent aux branches
de travail de la localité ; mais il comprend aussi
la morale , les lettres et les arts qui intéressent
tous les hommes. Il convient aux ouvriers comme
aux apprentis : il procure à tous un complément
d'éducation technique, une amélioration morale,
un développement intellectuel et une agréable
diversion au travail.
L'enseignement supérieur des ateliers, nommé
improprement depuis quelques années enseigne-
ment professionnel , peut être introduit dans les
moindres ramifications du corps social. Déjà créé
en beaucoup de lieux par des praticiens expéri-
mentés , il commence même à fournir des maté-
riaux pour le progrès des sciences technologi-
ques.
Plus féconde que l'assistance concernant les
besoins physiques , mieux acceptée que la doc-
trine religieuse souvent discréditée parmi nous
(14, III), cette assistance morale et intellectuelle
CH. 47. — L*BNSE1GNEMJBNT BT LES CORPORATIONS US
rapproche , par les liens d'une vraie science , des
classes qui se sont trop séparées. Elle rétablit,
pour un nouvel ordre de facultés , la hiérarchie
qui a fait la stabilité du moyen âge ; car elle exerce
les populations à comprendre et à respecter les
supériorités intellectuelles. Fort apprécié de ceux
qui le reçoivent, l'enseignement supérieur des
ateliers n'est pas moins utile à ceux qui le don*
nent II assure aux professeurs la considération
publique, et il les fait placer par l'opinion dans
la classe dirigeante. Il les initie à l'art de la pa-
role, et il leur communique ainsi l'aptitude, si
utile chez les peuples libres, qui aide à faire pré-
valoir la vérité et la justice dans la commune , la
province et l'État (64 , VI ).
Cet enseignement spontané donne déjà à de
nombreuses populations les avantages que quel-
ques-uns proposent de demander à une organi-
sation méthodique émanant de l'État. Il n'impose
aucune charge au trésor public, et il peut réussir
dans les moindres localités, grâce à l'initiative et
au dévouement des individus. Des associations
libres remplissent également ce service avec suc-
cès dans les grandes villes. On peut signaler entre
autres les associations polytechnique et philo-
technique de Paris, et beaucoup de corporations
étabUes dans les villes manufacturières de France,
d'Allemagne et d'Angleterre.
116 LIVRE V, 2° PARTIE — L'ASSOCIATION
$ XXIII. Les mechani&t imtUuiionê en Angleterre.
•
Parmi les associations de ce genre les plus
dignes d'éloges et répondant le mieux aux préoc-
cupations de notre temps, je citerai encore
celles qui sont constituées par les ouvriers eux-
mêmes , dans quelques groupes manufacturiers
de l'Angleterre. Les associés propagent l'ensei-
gnement , comme ils conjurent les plus fâcheux
effets de la maladie, en se soumettant à une con-
tribution hebdomadaire ou mensuelle. Dans les
nouveaux centres de population que créent jour-
nellement la houille et la machine à vapeur (37,
VI), l'instruction a ordinairement pour siège un
bâtiment spécial, offrant, comme l'église et l'école
primaire, le caractère d'un édiûce public. Et il
suffit de jeter un coup d'oeil sur ces villes nais-
santes * pour comprendre que cette transmission
des connaissances humaines à tous les âges de la
vie sera désormais , comme la propagation de la
parole divine , un service d'intérêt commun.
Ces établissements sont habituellement nom-
més, en Angleterre, instituts d'ouvriers (me-
chanic's institutions). Sous la forme la plus com-
plète, ils comprennent : une bibliothèque et
diverses collections de science et d'art ; des salles
consacrées à l'étude, à l'enseignement , à la con-
1 J'ai particulièrement ressenti cette impression en visitant,
en 1860, la petite ville de New-Swindon , dans le Wiltshire.
CH. 47. — l'enseignement et les corporations 117
versation, aux récréations, à divers genres de
réunions publiques; quelquefois, une salle de
spectacle où les associés s'exercent à la déclama-
tion , et initient leurs familles à la connaissance
des chefs-d'œuvre littéraires; parfois enfin cer-
tains établissements hygiéniques que les associés
ne trouvent point au foyer domestique. Les clas-
ses dirigeantes de la contrée contribuent , avec
un généreux empressement , à la création et à
l'entretien de ces utiles lieux de réunion. Mais
ce genre de patronage est surtout bienfaisant
quand il s'ingénie à remplir trois conditions : à
se dissimuler secrètement; à communiquer, au-
tant que possible, aux clients le sentiment de leur
propre initiative ; à leur laisser la direction com-
plète des intérêts et des actes de la corporation.
Il s'en faut de beaucoup que cette sage réserve
compromette en rien l'influence légitime des pa-
trons ; elle ne fait que provoquer plus sûrement
une reconnaissance qui n'est point imposée ^
Comprenant qu'on n'a pas moins souci de leur
dignité que de leur bien-être matériel, les ou-
vriers s'abandonnent moins qu'ailleurs à la haine
et à l'antagonisme. Us rendent justice aux vertus
^ Je trouve, par Tobservation directe, que cette dissimulation
prudente du bienfait concourt él Tharmonie sociale plus efficace-
ment que la situation conférée officiellement chez nous, par le
décret du 26 mars 1852 , aux patrons des sociétés de secours mu-
tuels.
118 LITRE V, 2° PARTIE — L'ASSOCIATION
que développent , parmi les classes supérieures ,
rinspiration de l'esprit chrétien et les institutions
libres. En voyant leur propre classe journelle-
ment afiaiblie par le départ des plus capables, qui
s'élèvent dans la hiérarchie par le talent et la
vertu, ils comprennent que l'inégalité est un trait
nécessaire du corps social. Ils sentent bien que.
la majorité imprévoyante et pauvre ne prospérera
qu'avec le concours de la minorité riche et dé-
vouée ; ils acceptent donc avec déférence et gra-
titude les enseignements de leurs protecteurs * .
C'est ainsi que la science commence à se joindre
à la religion pour renforcer le Uen moral qui doit
unir toutes les classes de la société.
§ XXIV. Le foyer domesUque, véritable école des filles.
Les considérations précédentes s'appliquent
uniquement à l'éducation des hommes. La loi
d'inégalité, qui domine toutes les questions in-
téressant les deux sexes (26, II), conduit encore
ici, pour les femmes, à d'autres solutions. Les en-
quêtes multipliées que j'ai faites sur cette matière
délicate aboutissent, au surplus, à un principe
simple et à une règle uniforme. Chez tous les
1 En Angleterre, les ouvriers associés témoignent souvent de
cette gratitude en plaçant , dans la bibliothèque de leur établisse-
ment, les images de patrons fondateurs qui appartiennent aux
familles- souches de la contrée. C'est ce que j'ai observé, par
exemple, dans la localité citée ci -devant (XXIII).
CH. 47. - l'enseignement et les corporations 119^
peuples européens, et dans toutes les conditions
sociales où la vertu et le travail sont considérés
comme le but de l'activité humaine, les mères
prudentes et expérimentées s'accordent à penser
que l'éducation des filles doit être faite exclusive-
ment au sein de la famille.
Pour se rendre capables de gouverner un jour
leur propre foyer, les filles doivent , dès le plus
jeune âge et à mesure que leurs facultés se déve-
loppent , seconder leur mère en ce qui concerne
l'éducation des plus jeunes enfants, le travail
journalier, le soin des malades , la direction des
serviteurs et les autres détails de l'administra-
tion intérieure. L'enseignement proprement dit
se concilie parfaitement avec les devoirs de cette
éducation domestique. Donné dans ces condi-
tions, il ne saurait d'ailleurs être trop étendu.
Les peuples qui réussissent le mieux à élever,
par la propagation des connaissances humaines ,
le niveau intellectuel et moral des familles, sont,
en effet , ceux qui soignent avec une sollicitude
particulière l'enseignement des filles. Cette loi
est l'une de celles que l'observation met tout d'a-
bord en évidence. Elle se manifeste dans les as-
sises inférieures de la société comme dans les
rangs les plus élevés. Ce phénomène s'explique
aisément, dès qu'on a aperçu l'influence extraor-
dinaire que la femme exerce successivement sur
l'existence de l'enfant et sur celle de l'homme fait.
120 LIVRE V, 2° PARTIE — L'ASSOCIATION
Comme je l'ai expliqué ci- dessus, la mère est
le principal instituteur des jeunes enfants dans
ces admirables familles -souches du Nord, où
l'habitude des lectures faites en commun et l'ap-:
titude musicale donnent tant de dignité et de
grâce à l'ensemble de la population. Les plus
illustres écrivains de notre temps se sont plu à
mettre en relief le concours donné par les femmes
françaises aux brillantes qualités de notre race.
Ils vantent surtout leur œuvre principale, la créa-
tion des admirables rapports sociaux que les
classes dirigeantes des autres pays prirent pour
modèle au xvii* siècle. Dans le changement que
tous s'accordent à déplorer, j'aperçois un nouveau
symptôme de la décadence morale contre laquelle
je voudrais voir les gens de bien réagir.
Dans les campagnes , où les filles s'emploient
aux travaux du dehors, où les champs sont , à vrai
dire , une dépendance du foyer domestique , où le
respect dû à la femme est garanti par les mœurs ,
où d'ailleurs les connaissances scolaires ne sont
point encore devenues usuelles , l'enseignement
doit être donné au premier âge dans de petites
écoles mixtes annexées aux moindres hameaux.
Lorsque les clergés et les chefs de famille ne
peuvent spontanément organiser de telles écoles,
il est à désirer que le canton ou même le dépar-
tement subventionne les corporations de femmes
qui se dévouent en France à cet utile service.
CH. 47. — l'ensbignbmnnt et les corporations 121
Dans les villes, des écoles de filles, organisées
avec une sollicitude maternelle , s'adaptent mo-
mentanément aux besoins des familles instables
et pauvres qui ne peuvent , par ignorance ou par
défaut de temps , se charger elles-mêmes de l'en-
seignement. Partout les familles-souches de toute
condition tendent , au contraire , à instruire leurs
filles au foyer. Cette pratique est l'un des meil-
leurs témoignages de la conservation de l'ordre
moral dans les rangs inférieurs de la société.
Les classes riches, en particulier, n'ont point
d'excuses lorsqu'elles manquent à ce devoir.
Parmi les plus fâcheux symptômes de corruption,
on doit signaler le funeste travers qui les porte ,
depuis deux siècles, à confier l'éducation de leurs
filles aux couvents ou aux pensionnats laïques.
Ceux qui voudront bien recommencer les recher-
ches que j'ai faites sur ce point, constateront que
les familles qui , depuis cette époque , représen-
tent le mieux notre nationalité, ont toujours élevé
leurs filles au foyer domestique. Les corporations
et les établissements qui déchargent les familles
de ce devoir exercent donc sur la société une ac-
tion malfaisante ^ .
1 Sans doute , les filles élevées dans ces institutions peuvent y
être d^abord préservées du mauvais exemple de leurs mères ; mais
tout compte fait, ce remède est pire que le mal. Comme me le
disait une femme éminente qui a élevé trois filles, aujourd'hui
mères de famille et .universellement admirées pour leur vertu ,
leur grâce et leurs talents , ce qu'on peut dire de mieux des cou-
122 LIVRE V, 2« PARTIE — L*ASS0CIAT10N
Les mères intelligentes et dévouées compren-
nent ce danger, et elles proscrivent , sous toutes
leurs formes • l'externat et le pensionnat. Lors-
qu'elles ne peuvent, avec le concours de leurs
ainées, suffire à renseignement de leurs plus
jeunes filles, elles s'attachent des institutrices, ou
bien elles se concertent avec des voisines pour
recourir à des professeurs spéciaux. Ceux-ci se
rendent au sein des familles , ou reçoivent leurs
élèves à des cours organisés pour elles.
Assurément la loi ne peut interdire les pen-
sionnats de filles qui savent mériter la confiance
des parents. Toutefois, elle devrait refuser, en
général , aux corporations -qui les exploitent le
privilège de posséder des biens en mainmorte.
Elle ferait exception à ce principe en ce qui con-
cerne les corporations créées pour l'enseignement
des filles indigentes et des orphelines.
§ XXV. L'enseignement de tous les âges fonction actuelle
de la classe dirigeante.
On peut résumer en quelques principes simples
les considérations développées dans le Livre V,
et spécialement dans ce dernier chapitre.
Les deux catégories d'associations sont sou-
mises à une commune loi : elles ne sont bien-
vents et des pensionnats de filles, c'est qu'ils permettent aux
mères de manquer, sans scandale, à leur devoir.
CH. 47. — l'enseignement et les corporations 123
faisantes que dans les jWanches d'activité où les
efforts individuels ne sauraient suffire.
Les communautés de capitaux peuvent re-
cevoir, dans beaucoup de cas, des développe-
ments considérables; mais les communautés
d'ouvriers ne dépasseront plus des limites fort
restreintes.
Les corporations laïques ou religieuses vouées
au progrès de l'ordre intellectuel et moral , celles
notamment qui se consacrent à l'enseignement
supérieur des sciences , des lettres et des arts ,
continueront à occuper le premier rang dans
l'estime des peuples. Cependant les individus
coopéreront ainsi de plus en plus à ces œuvres
utiles.
Chez les peuples libres et prospères , l'institu-
teur primaire n'a qu'un rôle subordonné. La vé-
ritable éducation est donnée par la famille aidée
du prêtre ; elle est complétée par l'apprentissage
de la profession et par la pratique des devoirs
sociaux. L'enseignement supérieur, qui concourt
utilement à l'éducation , est donné par deux pro-
cédés principaux, savoir : aux classes supérieures
par des universités libres ; aux autres classes par
les individus et les corporations qui se dévouent
à mettre les connaissances humaines à la portée
de tous les âges et de toutes les conditions. L'opi-
nion publique comprend déjà l'importance de ce
service. Elle y voit un nouveau moyen d'unir les
124 UTU T, 2« PABTII — L ISSOOATIOX
hommes par le travail et la yerta. Elle attribaera
à ceux qui éclaireront les classes populaires par
la parole une part croissante de l'influence qui
a toujours été accordée à ceux qui les protègent
par répée.
LIVRE SIXIÈME
LES RAPPORTS PRIVÉS
ou
LA HIÉRARCHIE DANS LE TRAVAIL ET LA VERTU
Ta aimeras ton prochain comme tol-
mème.
(S. Matthibo, zzii, 89.)
SOMMAIRE
DU LIVRE SIXIEME
Chapitre 48. L'inégalité et la liberté. — Chapitre 49. Avè-
nement accidentel du paupérisme. — Chapitre SO. Le
patronage et les classes dirigeantes. — Chapitre 51. L'har-
monie sociale et la concurrence.
LES RAPPORTS PRIVÉS
CHAPITRE 48
^^INéCALITE, CRÉÉE DANS L^ANCIEN RÉGIME PAR LES PRIVILÈGES ,
NAÎT, DANS LE RÉGIME MODERNE, DE LA LIBERTÉ
§ I. L'amour du prochain , principe des rapports sociaux
chez les peuples modèles.
Les cinq Livres précédents m'ont fourni Toc-
casion de considérer, dans leurs rapports spé-
ciaux , les cinq groupes principaux d'intérêts pri-
vés. J'y ai décrit ce qui dépend de la religion, de
la propriété , de la famille , du travail et de l'asso-
ciation. Je n'ai donc à traiter ici que des rapports
généraux qui ne se rattachent particulièrement à
aucun de ces groupes.
Il n'est pas nécessaire de démontrer avec dé-
tail que la pratique du précepte pris ci- dessus
pour épigraphe doit créer les meilleurs rapports
privés entre les individus , les familles , les pro-
vinces et les nations. Tous les peuples qui, pen-
dant de longues époques, ont joui de la paix
sociale, se sont plus ou moins inspiré» de ce pré-
128 LIVRE VI — LBS RAPPORTS PRIVÉS
cepte. Ceux qui Font méconnu ont été aussit^*
soumis à de dures épreuves. Si, depuis la Renai^''
sance, les Européens ont été désolés par les ré-'
volutions, c'est qu'ils ont oublié ce grand enseî-^
gnement de l'Évangile en perdant l'esprit dd-
christianisme.
§ II. Efforts fâcheux et vains faits au)ourd*hui pour remplaces^
le principe d'amour par le prétendu principe de régallté.
Les nations qui, depuis deux siècles, se privent
de la lumière chrétienne (9, IV), sont peu à peu
conduites à fonder les rapports sociaux , non plus
sur le principe salutaire de l'amour du prochain ,
mais bien sur l'idée de l'égalité. Quelques esprits
absolus prétendent même élever cette idée à la
hauteur d'un dogme justifié par la raison et par
l'histoire.
Assurément, l'opinion publique résiste à cette
exagération , même dans les États du Continent
où les croyances se sont le plus affaiblies , et elle
se refuse généralement à accepter les pratiques
d'égalité imposées par la contrainte. Les nations
qui représentent le mieux l'esprit européen se
bornent à réclamer l'abolition de l'inégalité for-
cée, c'est-à-dire des privilèges conférés par l'an-
cien régime à diverses classes de la société. Ce-
pendant, ceux mêmes qui donnent cette juste
interprétation du mot égalité, se laissent aller
souvent à des inductions exagérées qui aboutis-
CH. 48. — l'inégalité bt la liberté 129
ent à une fausse conclusion. Ils se persuadent
^gpie toutes les forces sociales tendaient autrefois
â organiser Finégalité des familles, et ils affirment
^ue les meilleures constitutions s'emploient au-
jourd'hui à établir l'égalité. L'observation métho-
dique des deux époques conduit à une tout autre
conclusion.
Les peuples européens qui conservent à cer-
taines familles les distinctions seigneuriales, sont
en même temps ceux qui se préoccupent le plus
de faire régner, autant que possible, l'égalité dans
la masse de la population. Les races de l'Orient et
du Nord atteignent ce but de la manière la plus
complète. A cet effet, elles font agir trois influen-
ces qui se superposent en quelque sorte pour con-
jurer les défaillances individuelles. Le seigneur
est tenu de secourir, au moyen des produits de
la propriété , les familles qui tombent au-dessous
d'un certain état de bien-être. Le régime de com-
munauté restitue périodiquement aux familles en
décadence la terre arable aliénée pendant l'épo-
que précédente (16, II). Enfin l'organisation pa-
triarcale oblige tous les garçons à se marier dans
la maison paternelle , et à consacrer leurs efforts
à la prospérité commune.
Les anciennes communautés rurales qui sub-
sistent encore ou qui ont pris fin de nos jours
(42, II), montrent assez que la même direction
avait été imprimée chez nous , pendant le moyen
130 LIVRE VI — LBS RAPPORTS PRIVÉS
âge, aux populations des campagnes. D'un autre
côté, les corporations d'arts et métiers, dont il
reste en Allemagne et en France de nombreux
vestiges, tendaient toutes à imposer ce même
système aux populations urbaines, et à conjurer
chez elles Tinégalité qu'eût produite le libre dé-
veloppement des talents et des aptitudes. Plus on
étudiera Tancien régime , dans les documents que
le temps nous a laissés ou dans les institutions
qui sont encore en vigueur, plus on se convaincra
que , tout en accordant des privilèges à quelques
familles , il tendait surtout à assurer l'égalité au
corps de la nation.
§ III. Progrès simultanés de Tlnégallté et de la liberté.
Les sociétés modernes tendent moins à suppri-
mer les situations privilégiées qu'à détruire les
influences qui maintenaient autrefois parmi les
populations une sorte d'égalité forcée. Le résultat
final de cette transformation est le développement
des inégalités sociales. Celles-ci deviennent cha-
que jour plus apparentes dans notre Occident; et
il est facile de comprendre la cause de ce mouve-
ment. Les individus , dégagés des entraves de la
propriété collective, et soustraits à la dépendance
qu'imposaient autrefois les autorités seigneu-
riales, patriarcales ou communales, s'élèvent ra-
pidement s'ils ^nt la vertu et le talent; tandis
qu'ils tombent non moins vite s'ils sont incapables
CH. 48. — l'inégalité et Là liberté 131
et vicieux. Parmi les dispositions qui engagent
ainsi les hommes dans ces voies opposées, on
aperçoit d'abord celles qui se lient à la production
et à l'emploi de la richesse. Mais en pénétrant
plus avant dans la recherche des causes , on re-
connaît que le progrès ou la déchéance d'une fa-
mille est une conséquence directe de l'aptitude ou
de l'impuissance de ses membres à pratiquer les
devoirs imposés par la loi morale.
Lorsque , suivant la méthode décrite au début
de cet ouvrage (7, III), on consacre quelques se-
maines à l'étude approfondie d'une famille, on
constate que, dans toutes les contrées et dans
toutes les conditions , le chef de famille a , pour
stimulant principal, l'amour qui l'attache à la
femme, aux enfants et aux vieux parents. Animé
de ce sentiment, l'homme triomphe à la longue de
toutes les difficultés de sa situation ; tandis que ,
livré à l'égoïsme et aux appétits sensuels , il laisse
tarir les meilleures sources de prospérité.
Quant aux préoccupations spéciales qui élèvent
ou abaissent les familles, je place au premier
rang celles qui engendrent ou détruisent la pré-
voyance. En conseillant un emploi judicieux des
produits du travail, cette vertu crée, pour ainsi
dire, une seconde fois la richesse. Elle donne en
outre aux individus une sécurité que les traditions
patriarcales ou communales ne leur procureraient
qu'aux dépens de Tindépendance individuelle. A
132 LIVRE VI — LES RAPPORTS PRIVES
ces deux titres, la prévoyance estime des qualités'^
essentielles aux peuples libres. Malgré les amé-
liorations qui honorent notre temps, elle est plus
rare aujourd'hui qu'elle ne Tétait, avant nos révo-
lutions, dans les classes inférieures. Ceux qui ont
le devoir de restaurer la paix sociale doivent cher-
cher les causes de cette décadence. Ils les trouve-
ront surtout dans les perturbations qui, depuis
1793, ont sans cesse troublé la vie matérielle et
Tordre moral de la société.
§ IV. L'inégalité dans la prévoyance, source principale
de Tinégallté des hommes.
La prévoyance est un ensemble de sentiments
et d'habitudes portant certains hommes à ne pas
se contenter du bien-être qui leur est personnel-
lement acquis , mais à se préoccuper sans cesse
d'en assurer la continuation, soit à eux-mêmes,
soit à leurs descendants. L'homme prévoyant
aime le travail qui produit la richesse ; il recher-
che peu les jouissances matérielles de la consom-
mation ; il se complaît dans l'épargne qui donne
une satisfaction directe à sa préoccupation prin-
cipale. La prévoyance n'est point une disposition
naturelle qui, semblable à certains caractères
physiques par exemple, distingue tous les indivi-
dus appartenant au même lieu social. Comme les
aptitudes morales, elle appartient à cette catégo-
rie de facultés qui se fortifient sous certaines in-
I
CH, 48. — l'inégalité st la liberté 133
Ûuences par la pratique de la vie. Parmi les mo-
i^iles dominants que l'observation signale , il faut
Placer en première ligne l'éducation donnée par
*^ famille et par la profession , les habitudes im-
primées par les institutions et les mœurs , et sur-
tout l'impulsion donnée au libre arbitre par la loi
ïïiorale. Il faut également tenir compte des con-
ditions imposées par le climat, par la constitution
topographique 5 par les courants sociaux, par
l'habitation urbaine ou rurale. L'action combinée
de toutes ces tendances a pour effet de développer
ou de restreindre la prévoyance et de produire ,
d'un lieu à l'autre, des résultats fort différents.
En fait , par suite de l'inégaUté naturelle et de
l'impulsion imprimée pendant les derniers siècles
aux divers États européens, la plupart des po-
pulations se présentent encore à notre époque
dépourvues de cette vertu. Jusqu'à ce jour, la
tendance à la propriété par l'épargne ne se ré-
vèle, sous les heureuses influences précédem-
ment énumérées, que dans des groupes peu nom-
breux et chez de rares individualités. Je ne con-
nais pas d'étude plus intéressante et plus fruc-
tueuse que celle qui a pour objet de déterminer
les caractères sociaux des professions et des lo-
calités * où les traditions de prévoyance sont à la
fois fécondes et spontanées.
* Les Ouvriers européens, p. 20, 86, 146, 176, 182, 200, 230,
236, 248,260,266.
4*
134 LIVRE VI — LES RAPPORTS PRIVER
L'imprévoyance reste donc de nos jours un des
traits dominants des populations européennes. Si
elle ne produit pas de plus grands maux, c'est que
la force des choses et une sorte d'instinct de salut
public soumettent presque partout ces popula-
tions u une minorité prévoyante. Cette nécessité
su [lirait seule pour maintenir une hiérarchie na-
lurollo dans les sociétés modernes, lors même
quo ooUos-ci, s écartant de leur principe, tente-
raioul encore de réagir contre la nature des
houunes et d'établir l'égalité au moyen de dispo-
sitions coercitives.
Partout les hommes imprévoyants se recon-
naissent aux mêmes traits caractéristiques. Ils
s'appliquent rarement au travail avec l'énergie
que donnent aux âmes fortement ti'empées le
sentiment du devoir et les autres convictions dé-
rivant de l'ordre moral. Parfois ils ne s'y soumet-
tent que par la contrainte, ou sous l'aiguillon
d'une impérieuse nécessité. Ils recherchent, au
contraire , avec entraînement les satisfactions que
procure la consommation immédiate des produits
obtenus par le travail. Souvent même ils font la
dépense avant de toucher la recette, et ils s'effor-
cent constamment d'obtenir, à l'aide du crédit,
cette anticipation de jouissances. Ils s'empres-
sent de dissiper les capitaux accumulés par les
aïeux aussitôt que la propriété leur en est dévolue
par héritage. Certains types d'imprévoyants se
CH. 48. — l'inégalité et la liberté 135
gardent de ces excès. Protégés par la Coutume
contre les séductions de rhypothèque,ils peuvent,
par exemple, conserver le foyer paternel ; mais
cette modération ne dépasse point le cercle des
nécessités du temps présent. Il ne leur vient ja-
mais à la pensée de sortir de leur quiétude ou de
s'imposer des privations pour assurer le bien-
être de leurs descendants. Abandonnés à leur
propre initiative, ils tombent dans le dénûment,
dès qu'un événement imprévu vient déranger
Tordre des travaux ou le cours régulier de l'exis-
tence, et ils ne peuvent plus dès lors subvenir aux
besoins des femmes , des enfants et des parents
vieux ou infirmes.
Placés à la tête des familles instables , les im-
prévoyants troublent la société, ne fût-ce qu'en
laissant souffrir ceux qui vivent sous leur dépen-
dance. Leur influence devient plus funeste lors-
qu'il y a chez eux, non pas seulement absence de
vertu , mais encore penchant décidé au vice et à
l'intempérance. Ces individualités inférieures ne
pourraient concourir à la prospérité commune
que si elles se trouvaient contenues , dans leurs
appétits, par des chefs de famille prévoyants.
Lorsqu'on étudie le régime patriarcal chez les
nomades de l'Asie et chez les agriculteurs qui y
confinent, on s'aperçoit bientôt que l'impuissance
des jeunes ménages à se gouverner eux-mêmes
est la véritable cause qui maintient cette orga-
136 LITRE VI ^ LES RAPPORTS PRITES
nisation sociale , malgré des résistanœs indivi-
duelles , persistantes et énergiques.
C'est par cette même cause que les Européens
occidentaux, parmi lesquels la prévoyance est
plus développée, ne sauraient cependant obtenir
le bien-être et la stabilité en dehors des familles-
souches. Celles-ci forment, entre les familles
patriarcales et les familles instables, un terme
moyen qui paraît correspondre aux étemelles
inégalités de la nature humaine, et qui se prête
à tous les progrès et à toutes les exigences légi-
times de l'intérêt personnel. Fondées, selon d'ad-
mirables traditions , sur la Liberté testamentaire
et sur une loi ab intestat encourageant le travail
et la vertu , elles donnent satisfaction aux légi-
times désirs d'indépendance. Elles assurent, en
outre , l'existence des individualités qui ne pour-
raient se suffire à elles-mêmes. Mieux que toute
autre institution, la famille-souche les met à l'abri
du dénûment, et conjure ainsi l'une des formes
les plus fâcheuses de l'inégalité.
La prévoyance n'est point une qualité isolée :
elle est en connexion intime avec la tempérance ,
la simplicité des goûts et la modération des dé-
sirs ; elle est le point de départ des propensions les
plus recommandables. Malheureusement, comme
les autres vertus humaines , elle se lie aussi par
d'intimes affinités aux plus redoutables fléaux de
la société, à l'orgueil et à l'égoïsme. Aussi, lors-
CH. 48. — l'inégalité et la liberté 137
qu'elle se développe chez des natures grossières
ou rebelles aux influences morales, elle engendre
aisément l'insensibilité pour les souffrances d'au-
trui, ou la dureté envers les inférieurs. Je m'ex-
plique ainsi que les individus élevés, par une âpre
accumulation de l'épargne, aux premiers éche-
lons de la propriété , soient habituellement anti-
pathiques à la classe d'où ils sont sortis. On com-
prend à la vue de ce fait pourquoi les classes
inférieures sont les plus fermes soutiens de Tor-
dre chez les races modèles où les riches font leur
devoir.
La prévoyance, pour être tout à fait bienfai-
sante, doit être tempérée et ennoblie par la vertu
qui féconde les autres, par l'esprit de charité et
de dévouement. C'est alors seulement qu'elle de-
vient le signe manifeste de la supériorité. Si le
christianisme remplit le premier rôle, chez les
peuples civilisés, ce n'est pas seulement parce
qu'il conserve l'esprit d'initiative , tout en répri-
mant l'orgueil (12, III); c'est, en outre, parce qu'il
concilie mieux que toute influence purement hu-
maine la prévoyance et l'amour du prochain. Ce-
pendant les meilleures institutions sociales n'a-
bandonnent pas exclusivement à la religion cette
mission tutélaire. Elles poursuivent de leur côté
le même but, en mettant en jeu les influences
civiles et politiques compatibles avec la Uberté.
Ainsi , en décrivant au Livre suivant la constitu-
138 LIVRE VI — LES RAPPORTS PRIVÉS
tion britannique, je montrerai que les élections
(60, VI) et diverses réunions populaires y ramè-
nent incessamment les riches au sentiment de
leurs devoirs envers les pauvres.
S V. Répugnance naturelle des Français contre Pégalité
des conditions.
Les proclamations de principes qui, depuis
1789, signalent avec persistance les nouveautés
révolutionnaires comme particulièrement propres
à produire T égalité entre les familles, sont en
contradiction avec les faits que je viens d'expo-
ser. En voyant tant de confiance , on serait tenté
de croire que les inégalités qui résultent partout
de la diversité des aptitudes physiques et mo-
rales , se trouvent neutraUsées chez nous , plus
qu'ailleurs, par des propensions exceptionnelles.
Les études comparées que j'ai faites à ce sujet
m'ont toujours conduit à la conclusion inverse : la
France est, entre les nations européennes, la
moins portée à l'égalité; et je vais d'abord justifier
cette assertion par des faits.
§ VI. Le prestige de la noblesse, même usurpée.
Les véritables inclinations de notre pays se ré-
vèlent souvent à l'observateur par les faits et les
sentiments qui se rattachent à l'usage des titres
de noblesse. L'un des traits les plus affligeants de
la décadence de l'ancien régime est l'obstination
CH. 48. — l'inégalité et la liberté 139
^vec laquelle la noblesse, privée de ses anciennes
attributions et déchue de la supériorité qui s'at-
tache à raccomplissement d'un devoir publier, re-
vendiquait des privilèges surannés et un ascen-
dant fondé uniquement sur la naissance. Depuis
la révolution , l'ancienne noblesse n'a pas cessé
de déchoir : les grandes situations se sont consti-
tuées pour la plupart en dehors d'elle, et il serait
difficile de citer aujourd'hui une seule qualité qui
lui soit exclusivement propre. Les nobles sont
même moins liés que le reste de la nation au
mouvement utile de la société. Ils abandonnent
de plus en plus aux autres classes l'influence qui
s'appuie , à la fois , sur le talent , le travail et la
richesse. Ils ne possèdent donc plus un droit ex-
ceptionnel à la considération publique. Cependant
les mœurs maintiennent chez nous avec persis-
tance le prestige de la noblesse. On ne peut trou-
ver pour cet engouement d'autre explication
qu'une soif insatiable de privilèges, et la répu-
gnance pour l'égalité dans ce qu'elle a de naturel
et de respectable. Les filles de toute condition,
ayant à faire choix d'un époux, préfèrent presque
toujours à l'homme doué de vertu, de talent et de
richesse, le noble dépourvu de ces qualités. Les
pères de famille eux-mêmes, élevés par le travail
aux premiers rangs de leur profession, croient
rehausser cette situation en s' alliant à des fa-
milles titrées. Ce prestige du nom n'est pas ac-
140 LIVRE VI — LES RAPPORTS PRIVÉS
quis seulement à ceux qui en sont dignes^ c'est-à-
dire aux nobles dont les ancêtres ont notoirement
rendu de grands services au pays. Il est usurpé
avec profit par des personnes qui se sont attribué,
à l'aide d'une supercherie manifeste, cet avantage
si envié. Le succès universel des usurpateurs de
titres se fonde évidemment sur une aberration
populaire; et celle-ci est entretenue, au sein de
notre race , par un puéril instinct d'inégalité.
S VII. La convoitise des décorations et des titres.
Les décorations et les titres conférés par les
moindres souverains étrangers sont recherchés
par les Français avec un empressement extraor-
dinaire. Cette faiblesse est exploitée avec succès
par une multitude d'intermédiaires officieux qui
se créent ainsi de gros revenus , ou qui , à l'aide
de cet appât, assurent à leurs gouvernements des
services que l'on ne pourrait souvent obtenir,
même à prix d'argent. La Légion d'honneur a été
une des institutions fondamentales de l'Empire ;
c'est une de celles qui ont contribué à rendre ce
régime plus populaire que celui de la République.
Cette distinction n'a pas toujours été, dans l'ordre
civil surtout , le signe exclusif du talent et de la
vertu. Elle continue néanmoins à exciter des con-
voitises dont l'âpreté est connue de tous ceux qui,
sous nos divers gouvernements, ont été les in-
termédiaires officiels entre le souverain et les
CH. 48. — l'inégalité et la liberté 141
postulants. Plusieurs particularités de nos der-
nières révolutions viennent à l'appui de ces re-
marques : elles prouvent qu'il serait moins facile,
en France, d'attaquer le privilège de la Légion
d'honneur que le droit de propriété.
§ VIII. L*attrait des corporations fermées ou privilégiées.
Les lettres , les sciences et les arts qui révèlent
constamment , à tous les degrés de la hiérarchie
sociale, des aptitudes éminentes, ont fourni de
tout temps un bon moyen de rapprocher les
hommes et de propager l'esprit d'égalité. En An-
gleterre , par exemple , où l'on se plaît à honorer
le mérite personnel , tous ceux qui se dévouent
ou s'intéressent à quelque spécialité des arts li-
béraux, se réunissent dans de puissantes sociétés
libres (46, VIII et IX). Celles-ci remplissent avec
succès une haute mission d'encouragement: elles
concourent , en effet , au progrès de l'art, à l'aide
de ressources financières provenant de souscrip-
tions individuelles; elles distinguent, en outre,
les hommes supérieurs en leur conférant, par
voie d'élection, les dignités de la corporation. En
France , les sociétés scientifiques fondées sur ce
principe libéral n'ont jamais pris' un grand dé-
veloppement. Les niveleurs de la révolution se
sont montrés peu disposés à les favoriser o\x
même à les tolérer. L'opinion publique a ratifié ,
au contraire , le rétablissement et l'extension de
442 LIVRE VI — LES RAPPORTS PRIVES
rinstitut constitué en corporations fermées. Le
principe n'en est guère contesté , et les critiques
qu'on en fait de loin en loin s'inspirent moins des
vrais principes que des sentiments de rancune ou
de jalousie.
Les privilèges de l'Institut sont plus que jamais
recherchés : je vois , en effet, peu d'hommes émi-
nents qui ne s'empressent, à l'occasion, d'entre-
prendre les démarches fort pénibles qu'imposent
les candidatures. Je reconnais que ces privilèges
se lient à des motifs d'intérêt public; mais je
constate que ce régime ne rapproche guère ceux
qui cultivent les professions libérales , et qu'il dé-
truit, au contraire, parmi eux les rapports natu-
rels d'égalité que respectent les autres peuples.
§ IX. La dlstinctfon des classes croissant avec les efforts
des nlveleurs.
Les manifestation^ de l'esprit de privilège in-
crusté en quelque sorte dans notre race sont ha-
bituelles dans les moindres détails de la vie. Je
vois même que les tentatives faites depuis 1789,
pour imposer l'égalité à la France dans les insti-
tutions, ont déterminé dans les mœurs une re-
crudescence de l'esprit d'inégalité. La tendance
qui nous porte à instituer dans les lieux publics
diverses catégories de places est une des preuves
persistante» de cette disposition des esprits. Elle
ne se révèle pas seulement dans les entreprises
CB. 48. — L*INÉtiALlTÉ ET LA LIBERTÉ 143
de spéculation , où les peuples réellement péné-
trés de l'esprit d'égalité, les Américains du Nord
par exemple, ne tolèrent qu'une sorte de places
et un seul tarif : elle s'est maintenue de nos jours
comme sous le régime ancien, même dans les
fêtes publiques où les places sont octroyées gra-
tuitement par l'autorité. Et ce qui montr^ bien
qu'il s'agit ici d'un défaut populaire, c'est que ce
sont surtout les parvenus qui se montrent friands
de ce genre de distinction. Les femmes, qui
jouissent plus que les hommes des satisfactions
de vanité acquises à la famille par la situation de
son chef, se complaisent dans ce désordre et con-
tribuent à le perpétuer. Sous ce rapport, la mali-
gnité publique a relevé plusieurs traits curieux
pendant les premiers mois de la révolution de
1848. En pareil cas , cependant, l'esprit de criti-
que ne se révèle que par quelques bons mots saub
aigreur : les masses populaires s'arrangent des
derniers rangs, et elles concèdent de bonne grâce
ces menus privilèges aux autorités qui, chez nous,
se succèdent si rapidement.
Le christianisme, cette admirable source delà
vraie égalité, n'a pu lui-même triompher de cette
tendance invétérée vers les inégalités les plus fur
tiles. Cette impuissance, comme je l'ai indiqué
(15, III), se montre jusque dans l'exercice du
culte. Ainsi, par exemple, les places que les fidèles
occupent dans les églises catholiques comme
144 UTRE TI — LES ■ATrOKIS PftITiS
dans les temples protestants, sont renées en rai-
son de la fortune et de la condition sociale. Je
connais même plusieurs églises de village où
l'opinion publique accorde, comme autrefois, aux
acquéreurs de certaines terres la jouissance ex-
clusive de places exceptionnelles.
Cependant plusieurs habitudes qui violent Té-
galité légitime sont , pour notre race , une nou-
veauté plutôt qu'une tradition. Elles sont une
réaction de l'esprit public contre les niveleurs
qui prétendent détruire les inégalités naturelles
que consacre, chez tous les peuples modèles, la
hiérarchie du travail et de la vertu.
Depuis la révolution, les mœurs établissent
entre les diverses classes une distinction chaque
jour plus marquée. C'est ainsi qu'on ne trouve
plus , même dans les familles de condition mo-
deste , la trace de la familiarité affectueuse qui
régnait autrefois entre les maîtres et les domesti-
ques (29, VI). Le luxe qui désole aujourd'hui notre
société semble être , pour beaucoup de familles ,
une protestation inspirée par FinégaUté naturelle
des conditions. Froissés par les institutions qui
tendent au nivellement social, les riches veulent,
à force d'extravagance , faire voir aux pauvres la
dislance qui sépare les classes extrêmes de la
société.
CH. 48. — l'inégalité et la liberté 145
§ X. La recherche des situations privilégiées.
La préférence qu'on accorde de plus en plus,
en France , aux fonctions publiques sur les pro-
fessions privées est une autre manifestation
habituelle de l'esprit de privilège. Cet entraîne-
ment, dont je signale plus loin (63, XV) les
causes et les résultats, se présente souvent comme
une réaction des mœurs contre les lois.
On n'est guère choqué , en France , de voir ac-
corder aux fonctionnaires des privilèges qui sem-
bleraient intolérables en Angleterre, où cependant
certaines inégalités de naissance sont admises
en principe (60, V et VI). C'est ainsi que , depuis
une époque reculée, l'opinion se montre favo-
rable au système * qui dispense les fonctionnaires
de répondre , devant les tribunaux de droit com-
mun, du dommage qu'ils ont pu causer indûment
à un citoyen , en exécutant leur mandat. La plu-
part des critiques adressées à ce régime ont été
inspirées par le désir de renverser le gouverne-
1 La Constitution promulguée après les événements du 18 bru-
maire an VIII mainteoait, sous ce rapport, plusieurs traditions de
Tancien régime. Elle portait : « Les agents du gouvernement
« autres que les ministres ne peuvent être poursuivis pour des
<i faits relatifs à leurs fonctions qu'en vertu d'une décision du
« conseil d'État. »> (Décret du 22 frimaire an Vlll, art. 75.)
Henrion de Pansey, de Cormenin et beaucoup d'autres juriscon-
sultes ont émis l'opinion que cette disposition a été abrogée, avec
la Constitution de l'an VIII, par la Charte de 1814. Aucune loi
postérieure ne l'a rétablie. Mais la jurisprudence l'a maintenue
sous tous les régimes.
RÉFORME SOCIALE III — t)
146 LITRB Tl — LES RAPPORTS PRIVES
ment établi, plutôt que par le respect de cette
égalité salutaire qui se concilie avec Tordre pu-
blic. Jamais, en effet, les hommes qui ont succes-
sivement occupé le pouvoir depuis l'an VIII, n*ont
proposé l'abrogation de cette loi. Aucun d'eux ne
paraît avoir entrevu cet axiome admis depuis long-
temps par tous les peuples libres, que l'égalité, en
cette matière, n'est pas seulement conforme à
l'intérêt général, mais qu'elle est surtout profi-
table aux pouvoirs souverains. Cependant cette
utile réforme les aurait déchargés de la responsa-
bilité redoutable imposée , dans le système fran-
çais , par les passions et les vices de cent mille
subordonnés.
Depuis trois siècles , tous nos gouvernements
ont, à l'envi, créé des charges vénales, des éta-
blissements exceptionnels de commerce et d'in-
dustrie, des taxes pour la vente des denrées , des
tarifs douaniers protecteurs de certaines manu-
factures, ou, en d'autres termes, des privilèges
fort onéreux pour la majorité des producteurs et
des consommateurs. Ils ont ainsi violé le principe
d'égalité dans son application la plus utile et la
plus respectable. Cependant l'opinion publique,
égarée par ces pratiques séculaires, conserve à
cet égard l'esprit de l'ancien régime en décadence,
et elle ne cède pas sans résistance aux coura-
geuses initiatives qui , depuis 1861 , honorent le
plus le gouvernement de Napoléon III.
CH. 48. — L*INKGALITÉ ET LA LIBERTÉ 147
§ XI. L*arrogance des parvenus.
Je ne vois pas , d'un autre côté , que ces pro-
pensions invétérées vers l'inégalité puissent être
modifiées, comme l'espèrent quelques-uns, par
l'action prolongée d'un nouveau régime qui sub-
stituerait, aux classes dirigeantes actuelles, de
nouvelles classes sorties des derniers rangs de
la société. C'est précisément dans ces rangs infé-
rieurs qu'existent, bien qu'à l'état latent , les sen-
timents qui demandent à l'inégalité les satisfac-
tions les moins justifiables. Chacun sait, en effet,
que ceux qui commencent à s'élever traitent leurs
égaux de la veille avec une dureté toujours rare
chez les personnes placées , dès leur naissance ,
dans une haute situation. Ce vice des parvenus est
vivement senti des classes inférieures. Il contribue
plus qu'on ne croit à maintenir l'harmonie entre
les classes extrêmes de la société. 11 prouve que
la réforme sociale ne se trouvera pas dans les
institutions qui violent la liberté, pour détruire les
inégalités établies par certaines supériorités des
vivants , ou créées par le travail des aïeux .
Ce n'est point ici le lieu de juger méthodique-
ment les diverses tendances que je viens de rap-
peler. Je me borne à conclure que , malgré les
répugnances légitimes attachées au souvenir de
plusieurs privilèges de l'ancien régime, notre
pays ne montre aucune propension exception-
148 LIVRE VI — LES RAPPORTS PRIVES
nelle pour Tégalité , même dans' les cas où elle
serait désirable. Sous ce rapport comme sous
beaucoup d'autres , la révolution a détruit le bien
et aggravé le mal : elle a discrédité les charmantes
habitudes d'égalité qui honoraient nos vieilles
races ; elle a déversé la haine et l'envie sur les
inégaUtés légitimes qui sont respectées chez les
peuples modèles ^
§ Xll. La tendance exagérée vers régallté, onéreuse surtout
pour les classes Intérieures.
L'égaUté est journellement vantée, par nos
écrivains et nos orateurs, comme le plus sacré
des principes sociaux; mais tous nos parvenus la
repoussent même dans ce qui est légitime , avec
un entraînement qui ne se manifeste chez aucune
autre nation européenne. De cette contradiction
entre la doctrine et la pratique , naît un état de
malaise qui affecte la société entière , et qui pèse
principalement sur les classes inférieures. Celles-
ci , voulant atteindre le but chimérique qu'on leur
montre , et se sentant incapables d'égaler les su-
périorités créées par l'intelligence et le travail,
s'irritent contre l'ordre établi. Elles sont peu
1 Les dernières catastrophes justifient , par des preuves acca-
blantes, celte critique de Fesprit révolutionnaire. Les armées qui
ont vaincu la France et qui continuent à la menacer, doivent leur
solide organisation et leur dévouement patriotique à une noblesse
territoriale. Celle-ci se conserve en partie au moyen de certaines
coutumes d'inégalité. (Note de 1873.)
cfl. 48- — l'inégalité et la liberté 149
portées à demander à leurs chefs la direction sans
laquelle elles ne sauraient s'élever; tandis que ces
derniers s'épargnent volontiers les soucis qu'elle
impose. Lorsque la hiérarchie sociale est réguliè-
rement fondée sur la vertu, le talent et la richesse,
ou sur le souvenir des services rendus, les classes
dirigeantes ont intérêt à la fortifier par l'affection
et les succès de leurs subordonnés. Lorsque, au
contraire, elle est sans cesse contestée par la
haine et l'esprit de nivellement, les chefs de la
société sont disposés à étouffer tous les mérites
naissants qui pourraient dans l'avenir leur faire
concurrence. C'est ainsi que les sociétés s'élèvent
et prospèrent à la faveur d'une hiérarchie légi-
time; tandis qu'elles s'abaissent et souffrent par
l'exagération du principe d'égalité.
§ Xlll. Les inégalités légitimes, moyen de prospérité chez
les peuples modèles.
La solution de nos problèmes sociaux n'est
pas empêchée, comme quelques-uns le pensent,
par les infractions au principe d'égalité. Ce faux
principe n'est nullement imposé par les mœurs
de la nation. Il n'est qu'une manifestation de
l'envie exhalée par certaines individualités ja^
louses. Il ne peut qu'entraver les réformes in-
diquées par l'intérêt public. Pour écarter toute
espèce de doute à cet égard , il suffit de constater
que le premier Empire, sans blesser l'opinion pu-
150 UTU Ti — LIS Rapports prîtes
blique, a pu rétablir des prÎTiléges (23, VI) aban-
donnés par tons les peuples libres.
Les personnes qui se dévouent à la réforme
sociale , en s'inspirant de la raison et de la justice
(8, VII), ne sont donc point obligées, par une
cause de force majeure , de s'écarter ici du droit
chemin tracé par leur méthode. Il est inexact
d'affirmer que notre nation veuille faire prévaloir
à tout prix, dans les rapports sociaux, une égalité
contraire à l'intérêt public, comme à la nature
même des hommes et des choses. On ne saurait
se fonder sur l'existence d'un tel préjugé pour
repousser la hiérarchie du travail et de la vertu
qui fait le succès des autres peuples. L'obstacle
à la réforme naîtrait plutôt de la tendance oppo-
sée. C'est ainsi par exemple que, poiu* rétablir
Tharmonie sociale, nous serons d'abord peu por-
tés à reprendre plusieurs habitudes excellentes
conservées par nos émules. Telles sont : la fami-
liarité affectueuse qui unit les classes extrêmes
de la société espagnole; la coutume traditionnelle
qui mêle tous les rangs pendant le service divin ,
en Russie , dans Fempire ottoman , en Grèce , en
Italie et en Espagne; les préoccupations d'intérêt
public qui rapprochent journellement, dans des
associations fécondes, les Anglais de toute condi-
tion ; enfin beaucoup d'autres pratiques d'égalité
qui honorent les peuples européens , et qui sont
citées dans cet ouvrage.
CH. 48. — l'inégalité et là liberté 151
La méthode d'observation prouve que les peu-
ples libres et prospères sont portés, par deux sé-
ries parallèles de sentiments et d'intérêts , à pro-
pager et à restreindre en même temps l'égalité
dans les rapports privés.
Ainsi, comme je l'ai prouvé aux Livres pré-
cédents, les nations européennes tendent vers
l'égalité : dans la religion, en abolissant toute dis-
tinction légale entre les divers cultes ; dans la
propriété, en provoquant le rachat des rede-
vances féodales; dans la famille, en renonçant
à l'organisation patriarcale et en favorisant l'éta-
bUssement séparé des jeunes ménages; enfin,
dans les régimes du travail et de l'association, en
supprimant les privilèges et les monopoles. Je
montrerai plus loin (61, II) qu'il en est de même
dans la vie publique , en ce qui concerne l'impôt
et la justice.
Mais, d'un autre côté , les Européens libres et
prospères maintiennent ou accroissent l'inégalité
dans ces mêmes subdivisions de la vie sociale.
Ainsi, ils conservent aux clergés une situation
exceptionnelle; ils renforcent par la loi civile
l'autorité du père et la distinction des devoirs de
chaque sexe ; ils augmentent par la liberté de la
propriété et du travail le contraste entre les situa-
tions du patron et de l'ouvrier, comme entre les
termes extrêmes de la pauvreté et de la richesse.
Les nations modèles multiplient surtout les iné-
152 LIVRE VI — LES RAPPORTS PRIVÉS
galités sociales en accordant leur estime aux
grands témoignages de talent et de vertu. Elles
créent ainsi « Taristocratie naturelle », celle qui,
ne devant rien aux titres et aux privilèges confé-
rés par le souverain , est librement instituée par
le respect et l'affection du peuple.
En résumé , les inégalités sociales dérivent de
la nature humaine, de même que les météores
proviennent de la constitution de Tatmosphère.
Commela pluie qui ravage ou féconde nos champs,
comme le vent qui détruit ou anime nos vaisseaux,
l'inégalité, considérée en elle-même, ne doit point
être signalée comme le mal absolu. Loin de là,
elle est une force précieuse pour les nations qui
savent en conjurer les inconvénients et en con-
quérir les bienfaits.
§ XIV. La réforme, également retardée par l'abus des mots
liberté et égalité.
Il en est de la liberté comme de l'égalité :
le même contraste se retrouve, en apparence,
entre les intérêts qui font aimer ce principe et
ceux qui recommandent le principe d'autorité.
Des lois et des habitudes dérivant de la nature
même de l'homme maintiennent encore ici un
juste accord entre les propensions opposées. Chez
les peuples modèles , les contraintes matérielles
établies par la loi s'adoucissent et commandent
moins formellement la pratique du bien.Enmême
CH. 48. — l'inégalité et la liberté 153
temps, les forces morales émanant de la religion,
de la propriété, de la famille, du travail et de Tas-
sociation, s'imposent plus impérieusement aux
esprits, et répriment le mal avec plus d'effi-
cacité *.
On se met donc en contradiction avec Texpé-
rience et la raison, quand on présente aux peuples
l'égalité et la liberté comme des principes abso-
lus, dont il faudrait poursuivre à tout prix la réa-
lisation pratique. L'égalité et la liberté ne sauraient
prétendre à être élevées , comme la religion , la
propriété et la famille, au rang des principes
primordiaux. Ce sont des préceptes d'ordre se-
condaire, dont l'application , variant partout avec
la nature des hommes et des choses, doit être
tempérée et souvent interdite par les préceptes
d'ordre supérieur qui recommandent au respect
des peuples l'autorité et la hiérarchie.
Si l'on s'abuse en présentant séparément l'éga-
lité et la liberté comme des principes, on commet
une erreur encore plus manifeste en les réunis-
sant dans une seule formule. L'égalité et la liberté
se prêtent parfois un mutuel concours, et c'est ce
qui a lieu partout où deux cultes rivaux sont en
présence ; mais souvent aussi les deux forces agis-
* Les personnes qui voudraient s'enquérir plus complètement
des erreurs qu'entraîne Tabus des mots égalité, liberté, progrès,
démocratie, etc., pourront consulter l'Organisation du travail,
ÎSôàOO. (Note de 1872.)
154 LIVRB VI — LES RAPPORTS PRIVÉS
sent en sens opposé. Ainsi, l'ancien régime refu^
sait souvent la liberté à la profession (46, VII) et
à la commune pour y faire régner l'égalité. De
notre temps , au contraire , l'une des principales
sources d'inégalité provient de la libertéintroduite,
sans les correctifs émanant de la loi morale, dans
les régimes de la propriété et du travail. Cette
liberté s'est surtout manifestée par l'isolement
des diverses classes. Exagérée et souvent faussée
par des révolutions inouïes, elle a créé momenta-
nément, en Europe, des inégalités inconnues dans
les anciens régimes sociaux.
CHAPITRE 49
I.E PAUPÉRISME EST, CHEZ LES MODERNES, LE GENRE D^INÉGALITÉ
AUQUEL IL IMPORTE LE PLUS DE PORTER REMÈDE
§ I. Les anciens régimes de protection des familles
Imprévoyantes.
Comme je viens de le prouver, l'égalité, prin-
cipe secondaire des sociétés, engendre, selon l'ap-
plication qu'on en fait ^ la prospérité ou la souf-
france. Les contrastes qui peuvent se produire
à.cet égard ne sont nulle part plus marqués qu'aux
deux extrémités de, l'Europe. Les constitutions
de l'Orient élèvent un petit nombre de familles à
CH. 49. — AYÉNSMENT ACCIDENTEL DU PAUPERISME 155
xin état exceptionnel de richesse et de puissance;
:inais elles leur imposent le devoir de procurer à
la masse du peuple un certain minimum de bien-
être. Ainsi, pendant trois longs voyages au midi ,
au centre et au nord de Tempire russe, j'ai con-
staté que les populations possèdent partout, avec
une certaine culture morale , des moyens régu-
liers de subsistance. Au contraire , les plus célè-
bres constitutions d'Occident accordent également
à tous les individus le pouvoir de s'élever aux
rangs supérieurs de la société ; mais , dans ce li-
bre concours , elles dispensent ceux qui réussis-
sent de toute obligation envers ceux qui échouent.
Ces formes spéciales d'égalité et de liberté en-
gendrent naturellement, dans la condition des
familles, des inégalités extrêmes. En Angleterre
et en France, par exemple, on voit, à côté des fa-
milles les plus morales et les plus riches, des po-
pulations entières plongées dans le vice et le dé-
nûment.
Il serait superflu de reproduire ici le tableau
de ces misères sociales qui , depuis 1830 , ont été
si souvent décrites sous le nom nouveau de « Pau-
périsme ». Toutefois, avant d'indiquer le remède
que beaucoup d'hommes de bien commencent à
appliquer, je rappellerai sommairement l'origine
et la propagation du mal. Il me semble, en effet,
que le meilleur moyen de donner confiance dans
l'accomplissement prochain de la réforme est (Je
156 LIVRE VI — LES RAPPORTS PRIVÉS
prouver, par l'observation du présent et l'histoire
du passé , que ce mal est dû à l'oubli d'une des
plus constantes traditions du genre humain.
Cependant , pour marcher d'un pas assuré , il
faut se garder des illusions qui dissimuleraient
les difficultés de l'entreprise. Aujourd'hui, dans
l'Occident, les classes inférieures sont soumises
à des causes spéciales et permanentes de pau-
vreté. Ces causes n'existaient pas quand les po-
pulations étaient protégées, comme elles le sont
encore dans l'Orient , par la triple influence de
l'autorité seigneuriale, de la famille patriarcale et
de la communauté des biens (48, II). Il est ma-
nifeste que, dans nos sociétés libres, tout homme
vicieux et imprévoyant a le pouvoir de constituer
une famille privée de toute garantie de stabilité.
Rien n'empêche donc désormais les classes dé-
gradées de multiplier les foyers de vice et de
misère.
La pauvreté n'a pas cessé de se propager sous
cette influence, à mesure que les institutions
féodales étaient abrogées dans l'Occident. Elle
s'est souvent révélée dans notre ancien régime
par d'intolérables souflrances, lorsque les épi-
démies, les famines et les guerres civiles venaient
aggraver, pour les classes inférieures, les diffi-
cultés de l'existence. Mais, dans les circonstances
ordinaires, deux causes principales concouraient
à renfermer le mal dans des limites assez étroites.
CH. 49. — AVÈNEMENT ACCIDENTEL DD PAUPÉRISME 157
Les individus restaient volontiers au lieu natal.
Us y obéissaient à des coutumes traditionnelles
Gt à des autorités locales formées au sein des po-
pulations et exerçant sur elles un haut patronage.
Sous cette influence et sous l'inspiration de l'es-
prit chrétien , des établissements de bienfaisance
vinrent remédier aux fâcheuses conséquences
des nouvelles libertés*. Le respect de la tradi-
tion conjurait d'ailleurs en partie les désordres
que pouvait produire l'abolition graduelle des
régimes de contrainte.
§ II. L'abandon de la protection sous le nouveau régime
manulacturler.
Malheureusement, cet état d'équilibre a été
brusquement détruit, à dater de la fin du dernier
siècle, et surtout depuis la paix de 4815, par
l'extension subite du régime manufacturier. Ce
régime, inauguré par un concours d'inventions
mémorables (2, I), neutralisa tout d'abord les
causes préservatrices que je viens de signaler.
Enlevant les populations au lieu natal, il les accu-
mula dans des localités où manquaient les auto-
rités et institutions aptes à conjurer les eflets du
vice et de l'imprévoyance.
Ces inventions ont promptement fait déchoir,
1 On peut consulter à ce sujet une énumération , présentée par
M. A. Canron, des anciennes institutions de bienfaisance de la
ville d'Avignon. {Revue d'économie chrétienne, janvier 1864.)
15^ LIVRE VI — LES RAPPORTS PRIVES
par une concurrence irrésistible , et les anciennes
fabriques rurales à moteurs hydrauliques , et les
ateliers domestiques consacrés à l'élaboration des
matières textiles et des métaux (37, V àX). Elles
ont fait naître, sur les bassins houillers, d'im-
menses manufactures possédant une puissance
de production illimitée. De nombreuses cités,
formées dans ces conditions nouvelles, prirent,
en quelques années, un développement qui,
sous le régime antérieur, eût exigé un siècle
d'efforts soutenus. Elles attirèrent naturellement
les individus qui supportaient le moins patiem-
ment l'autorité de la famille et des autres in-
fluences traditionnelles établies dans les campa-
gnes. Suivant les habitudes déjà créées par le
recrutement de l'armée et des colonies, elles four-
nirent d'abord aux localités des moyens d'ordre
et de sécurité. Mais cette Umite fut bientôt dé-
passée : les manufacturiers , en offrant sans cesse
un salaire élevé, et en excitant outre mesure l'es-
prit d'indépendance , déclassèrent également les
masses imprévoyantes qui, jusque-là, avaient
trouvé le bien-être dans la vie rurale.
§ III. Funeste Influence des agglomérations et des chômages.
Alors commença à se produire un ordre de
choses sans précédents. On vit se grouper autour
des nouveaux engins de fabrication d'innom-
brables populations séparées de leurs familles,
CH. 49. — AVÈNEMENT ACCIDENTEL DU PAXJPÉRISME 159
inconnues de leurs nouveaux patrons, dépour-
vues d'habitations décentes, d'écoles et d'églises,
privées , en un mot , des conditions physiques et
morales qui jusque-là avaient été jugées indis-
pensables à l'existence d'un peuple civilisé. A ce
triste état de choses, les ouvriers ne trouvaient
qu'une seule compensation, la libre disposition
d'un fort salaire; mais cet avantage excita les
appétits des salariés, plus qu'il n'améliora la
situation des familles. Ce régime pesait à l'im-
proviste sur des individus brusquement arrachés
à un antique patronage , et à des habitudes de
sobriété imposées par la Coutume. On conçoit
donc qu'il ait provoqué des désordres sociaux
dont l'humanité n'avait eu jusqu'alors aucune
idée. Beaucoup de familles vertueuses et pré-
voyantes , attirées à leur tour par l'appât du gain
dans les nouvelles manufactures , y ont subi l'in-
fluence funeste d'un milieu corrompu. Cette in-
fluence a été remarquée sur leurs enfants , qui ,
s'écartant des bonnes traditions paternelles, ont
cédé peu à peu à la contagion.
Ces déplorables conditions ont encore été ag-
gravées par les chômages et les crises commer-
ciales , sorte de fléau périodique qui est propre au
nouveau régime manufacturier. Chaque ancienne
fabrique rurale, en effet, pourvoyait seulement
aux besoins de certaines localités circonscrites ;
en;soi*ke^ue l'équilibre entre la production et la
160 LIVRE VI — LES RAPPORTS PRIVÉS
consommation s*y établissait naturellement. Les
travaux de l'industrie restaient à peu près per-
manents, et ils étaient au besoin complétés par
ceux de Tagriculture. Les nouvelles usines, au
contraire , sont en mesure d'accroître sans cesse
leur production , à tel point qu'un groupe manu-
facturier pourrait quelquefois prétendre à appro-
visionner le monde entier. Elles sont conduites
par conséquent à augmenter, puis à restreindre
subitement le cercle de leurs affaires, pour pro-
fiter successivement de la hausse et de la baisse
des produits. A chaque retour de chômage, les
populations se trouvent soumises alors aux priva-
tions les plus dures. Leur dénûment est d'autant
plus pénible , qu'il succède à des habitudes de su-
perflu contractées aux époques d'activité fiévreuse
de la fabrique, et qu'il ne peut être adouci par les
ressources du travail agricole.
§ IV. La dégradation physique et morale des populations
manufacturières.
Sous ces mauvaises influences les mœurs se
corrompent rapidement. Les femmes et les en-
fants, soumis comme le chef de famille au tra-
vail manufacturier, et retenus constamment hors
du foyer, prennent des habitudes d'indépendance
et de promiscuité incompatibles avec tout ordre
domestique. Les narcotiques et les spiritueux de-
viennent la seule diversion aux fatigues du tra-
CH. 49. — AVÈNEMENT ACCIDENTEL DU PAUPÉRISME 161
vail et aux soucis de l'existence. Ils ajoutent à la
perte du sens moral la dégradation physique. Ils
rendent la misère permanente, malgré l'éléva-
tion de salaire qui , avec de bonnes mœurs , eût
assuré le bien-être de la famille. Les manufac-
tures, établies au milieu d'ouvriers chez lesquels
l'ancien régime n'avait pu triompher d'un pen-
chant invétéré à Tivrognerie , ont donné à ce dé-
sordre un développement nouveau. Les grands
ateliers, où l'interruption des rapports de patro-
nage (50, V) laisse lès subordonnés sans direc-
tion, offrent, les jours de paye, des spectacles
plus révoltants que les plus odieuses scènes de
la vie sauvage. On y voit les femmes et les en-
fants, affamés et dénués de toute ressource,
errant avec anxiété autour du cabaret , où le chef
de famille dissipe en débauches le salaire qui
est l'unique ressource de la maison.
A Paris, par exemple, on trouve, à côté de
types excellents \ des ouvriers livrés à des vices
dont les riches oisifs avaient seuls jadis le privi-
lège. On en voit notamment^ qui, gardant quelque
régularité dans leurs débordements, organisent
leur existence en dehors du mariage, soumet-
tent leur concubine à un labeur assidu , pendant
qu'ils dépensent journellement au cabaret et dans
d'autres mauvais lieux des sommes qui donne-
1 Les Ouvriers des deux Mondes, t. 1", p. 27 ; t. III , p. 372.
:i=: * iôidem, t. II, p. 145.
162 LIVRE VI — LES RAPPORTS PRIVÉS
raient l'aisance à une famille nombreuse. Profon-
dément imbus de l'esprit révolutionnaire, portant
envie à toute supériorité sociale, ils n'admet-
traient pas que le patron pût intervenir, par des
conseils bienveillants, pour provoquer un emploi
plus judicieux du salaire. Rarement même ils
consentent à s'affilier à une société de secours
mutuels; et, plutôt que de renoncer à une partie
de leurs débauches, ils s'exposent à toutes les
privations qui accompagnent la maladie. Mais, en
même temps, ils critiquent avec amertume Tor-
ganisation sociale qui les laisse dans le dénû-
ment, quand viennent le chômage et la vieillesse.
Leur thème favori est de blâmer l'égoïsme des
classes supérieures , auxquelles , par une singu-
lière inconséquence, ils voudraient imposer le
devoir d'assistance , en leur refusant le droit de
direction et de contrôle *. «
Les exemples donnés par certains patrons ne
sont pas meilleurs ; en sorte que, même dans le
régime du travail , les éléments de la vie morale
commencent à manquer à Paris. Notre capitale
reproduit ainsi peu à peu le type, que le chris-
tianisme semblait avoir détruit , de ces antiques
cités où l'espèce humaine s'est éteinte dans le
1 Ces types dégradés , inconnus jusqu'à ce jour chez les chré-
tiens, ont été décrits avec une énergie singulière dans Touvrage
ayant pour titre : Le Sublime, ou le Travailleur comme il est
en 1870, par un ancien ouvrier. 1 vol. in-8«, Paris, 1870; librairie
internationale. (Note de 1872. )
CH. 49. — AVÈNEMENT ACCIDENTEL DU PAUPÉRISME 163
désordre. Je connais des chefs de métier qui,
pour préserver leurs jeunes fils de cette corrup-
tion , sont obligés de se séparer d'eux , et de con-
fier leur apprentissage à des confrères établis
dans les petites villes de l'Allemagne.
§ V. Les bassins houlllers, principal foyer du paupérisme.
En Angleterre , où les bassins houillers abon-
dent,* le règne manufacturier s'est développé,
avec le paupérisme, plus que dans le reste de
l'Europe ; mais une révolution sociale n'y a point,
comme en France, compliqué la situation. En
revanche , certaines erreurs s'y sont développées
avec une continuité que n'a point comportée, chez
nous y l'intermittence des révolutions. Ainsi les
Anglais, poussant la liberté individuelle jusqu'à
ses extrêmes limites, ont admis comme normaux
et réguliers les faits les plus regrettables du nou-
veau régime. Ils ont accumulé sans regret les
ouvriers dans les villes composées de fabriques.
Ils ont converti en salariés les chefs de métier,
les petits tenanciers , les artisans et les ouvriers
domestiques, précédemment disséminés dans les
campagnes. Ils ont ainsi favorisé la rupture de
liens qui avaient jusque-là maintenu des rapports
permanents entre les maîtres et les ouvriers.
Guidés par une fausse théorie, ils ont cru amé-
liorer le travail manufacturier en restreignant le
cercle des devoirs sociaux. Selon cette théorie.
164 LIVRE VI — LES RAPPORTS PRIVÉS
les ouvriers n'auraient qu'à exécuter le travail
convenu , tandis que les maîtres n'auraient qu'à
payer le salaire librement débattu, selon la pré-
tendue « loi de Toffre et de la demandé ». La
pratique de ce régime, continuée pendant un demi-
siècle avec une imperturbable logique , a sérieu-
sement ébranlé la constitution britannique. Sou-
vent même, comme l'indiquent des documents
officiels , elle a contribué à produire un état d'ab-
jection qui tombe au-dessous de la barbarie et
qui touche à la bestialité.
Partout , au surplus , le paupérisme des manu-
factures de l'Occident offre, à l'intensité près, les
mêmes caractères. Il met, pour ainsi dire, les po-
pulations en dehors de la loi générale des sociétés,
en annulant pour elles les bienfaits de la religion ,
de la propriété et de la famille. L'affaiblissement
des liens de parenté et la désorganisation du foyer
domestique sont toujours les symptômes les plus
apparents du fléau. L'habitation prise à loyer, et
dénuée des plus indispensables conditions de
bien-être , montre tout d'abord que la famille a
perdu le sentiment de la dignité humaine. Le
père en est presque toujours éloigné par les obli-
gations du travail , ou par la recherche des plai-
sirs grossiers. Abaissée à la condition d'ouvrier,
la mère déserte également le logis, soit qu'elle
s'adonne au désordre , soit qu'elle supporte hon-
nêtement le poids d'un rude travail. Les enfants,
CH. 49. — AVÈNEMENT ACCIDENTEL DU PAUPÉRISME 16S
pervertis par le mauvais exemple et privés de
tout enseignement moral, prennent peu à peu les
habitudes de l'imprévoyance et du vice. Affaiblis
prématurément par les privations et Tintempé-
rance, les vieux parents meurent dans la misère,
bien avant le terme fixé par le cours régulier de
la vie. Enfin tous ces maux sont aggravés par
une instabilité qui, jusqu'à présent, ne s'était
rencontrée que chez les peuples sauvages , tirant
une subsistance précaire de la chasse ou de la ré-
colte des productions spontanées.
§ VI, Les remèdes cherchés à tort dans les révolutions
ou la contrainte.
A la vue de ces maux , plusieurs écrivains de
notre temps ont été conduits à condamner le
principe même des sociétés de l'Occident. Les
uns, se bornant à critiquer l'ordre établi, ont fait
naître dans les cœurs le désir des révolutions. Les
autres, cherchant le remède en dehors de l'expé-
rience, sont revenus par diverses voies, directes
ou détournées, à l'ancien régime de contrainte.
En se reportant aux faits qui font l'objet des Li-
vres précédents , on constatera aisément que de
telles solutions sont peu judicieuses. Les hommes
ont plus à souffrir de la perte des croyances reli-
gieuses que de l'invasion de la pauvreté, et cepen-
dant on a toujours aggravé le mal en essayant de
166 LIVRE Vi — LES RAPPORTS PRIVÉS
propager la pratique de la religion par une coer-
cition matérielle. Il en a été de même chaque fois
que Tautorité a voulu amener, par la contrainte ,
les classes inférieures ou dégradées à la vertu et
à la prévoyance. L'histoire des anciens justifie de
tous points la direction que suivent les modernes.
Des chefs vertueux et prévoyants ont souvent fait
la prospérité des peuples , en leur imposant par
la force les saines pratiques de la vie privée ; mais
Tordre social édifié sur ces fondements a toujours
été éphémère. Tôt ou tard, en effet, le pouvoir de
ces hommes éminents se transmet à des succes-
seurs indignes ; alors la décadence surgit , et bien-
tôt l'œuvre est détruite.
L'abrogation des régimes de contrainte a donné,
chez les modernes, une impulsion féconde aux
vertus individuelles. Sous cette influence, les
peuples se ^ont élevés à un degré de puissance et
de richesse que les anciens n'ont jamais connu.
Cette prospérité extraordinaire frappe aujourd'hui
tous les yeux. Pour y atteindre à leur tour, les
peuples « arriérés » renoncent aux avantages spé-
ciaux qjuôleur assurait la conservation des vieilles
tradilloM. Lorsque nous voyons les Russes eux-
mêmes abroger les institutions qui conjuraient si
efficacement la pauvreté *, serait - il judicieux de
^ Le nouveau régime, qui établit lUndépendance réciproque
des seigneurs et des paysans, a été inauguré par l'Oukase du
19 février 1861. Le principe et les combinaisons financières de cet
CH. 50. — LE PATRONAGE ET LES CLASSES DIRIGEANTES 167
combattre chez nous le paupérisme en restaurant
partiellement le régime qu'ils ont condamné ?
CHAPITRE 50
LB PATRONAGE VOLONTAIRE EST AUSSI EFFICACE QUE L'ANCIEN
RÉGIME DE CONTRAINTE POUR CONJURER LE PAUPÉRISME
§ I. Les œuvres charitables, simple palliatif du paupérisme.
On ne saurait parler utilement du paupérisme,
sans signaler le contraste des moyens employés
maintenant comme remèdes. Il faut y distinguer
deux catégories : d'une part , les œuvres tendant à
pallier les souffrances journalières; de l'autre, les
institutions ayant pour effet de guérir radicale-
ment le mal et d'en prévenir l'explosion.
Les aumônes, avec toutes les variétés de se-
cours en nature et en argent , les asiles ouverts à
l'enfance, à la vieillesse , aux maladies ou aux in-
firmités de toutes sortes , et les autres palliatifs
de la pauvreté, se multiplient sans cesse. B en est
ainsi depuis le moyen âge, c'est-à-dire depuis
l'époque mémorable où les sociétés dé l'Ocddent,
Oukase ont été exposés dans le Bulletin de la société d'économie
sociale [t. III, p. 211 à 228}. En Russie, on opère aujourd'hui par
une contrainte légale la transformation sociale qui fut accomplie
en Occident , au moyen âge , par la libre entente des intéressés.
168 LIVRE YI — LES RAPPORtS PRIVÉS
déjà pénétrées de l'esprit chrétien, commencèrent
à s'organiser sur le principe de la liberté indivi-
duelle. Ces œuvres fonctionnent chaque jour sous
nos yeux, et sont décrites dans une multitude
d'ouvrages. J'ai présenté plus haut (46, II à VI)
les indications générales sur les corporations qui
s'y dévouent, et je me crois en droit d'affirmer
qu'on ne saurait arriver à l'extinction du paupé-
risme en leur donnant un plus grand développe-
ment. Plus je les étudie dans leurs détails, plus je
m'assure qu'elles propagent indirectement le mal
plutôt qu'elles ne le guérissent. Cette triste con-
clusion n'autorisera jamais personne à rester
in actif à la vue des misères qu'il faut soulager à
tout prix ; mais elle doit exciter les gens de bien
à chercher, dans une autre direction , les vrais
remèdes.
§ II. Le remède offert seulement par les trois régimes
de hiérarchie dans le travail et la vertu.
Les sociétés humaines n'ont, jusqu'à ce jour,
employé que trois moyens pour empêcher l'ex-
tension de la pauvreté : l'organisation patriarcale
retenant les jeunes ménages sous l'autorité des
vieillards , chefs de famille ; les communautés de
biens et de travaux de certaines familles réunies
en tribus pastorales ou en communes agricoles ;
enfin la haute tutelle d'un patron dirigeant un
grand atelier ou protégeant une commune, une
CH. 50. — LE PATRONAGE ET LES CLASSES DIRIGEANTES 169
tribu, ou tout autre groupe de familles. Gomme je
Tai expliqué ci-dessus, les sociétés stables de l'O-
rient empêchent mieux que les autres races Té-
closion des germes de misère dus au vice ou à
l'imprévoyance des populations. Elles obtiennent
cette supériorité en conservant soigneusement et
en superposant l'un à l'autre ces trois préserva-
tifs.
Placées en présence des mêmes imperfections
morales, les sociétés de l'Occident n'ont trouvé
aucun autre moyen d'en conjurer les effets. La
grande erreur de ceux qui repoussent aujourd'hui
l'esprit de tradition, consiste à admettre que le
bien-être des classes vicieuses et imprévoyantes
aura pour base, à l'avenir, quelque invention
amenée par « le progrès de la science » . Les no-
vateurs de toute sorte, « les hommes de progrès »,
accroissent le mal des classes souffrantes en leur
signalant comme remède cette pierre philoso-
phale dont la découverte ouvrirait , pour le genre
humain, une ère nouvelle de prospérité.
Les sociétés prospères de notre temps ne jus-
tifient nullement cette prévision soit parleur pra-
tique, soit par leurs tendances. Elles possèdent,
il est vrai, en plus grand nombre que les sociétés
anciennes, des individus habiles et prévoyants.
Elles ont par conséquent intérêt à supprimer les
entraves qui gênaient leur essor. Mais cette ré-
forme prive les individualités inférieures des avan-
5*
Il I II ll^rtair
^mmtf^'
CH. 50. — LE PiTRONAGE ET LES CLASSES DIRIGEANTES 171
sociés y possèdent, sous la haute direction du
chef de famille , une sécurité et une dignité aux-
quelles n'atteignent plus les ménages de même
condition qui aiment à s'isoler. Cependant ce ré-
gime se montre plus propre à conjurer l'invasion
du paupérisme qu'à y porter remède, lorsque
s'est déjà propagé le nouveau besoin d'indépen-
dance individuelle. 11 ne persiste guère en dehors
des contrées qui ont conservé l'esprit de famille
et les habitudes de travail du moyen âge.
Le régime patriarcal relève assurément la con-
dition physique et morale des individus de tout
rang. Il excite tout d'abord la sympathie de ceux
qui considèrent le bien-être des classes inférieures
comme un des meilleurs symptômes • d'une so-
ciété prospère. Mais je vois mieux chaque jour
qu'il ne saurait contribuer, pour une part impor-
tante, à l'accomplissement des réformes dont se
préoccupe l'Occident. Malgré de persévérantes
recherches, je n'aperçois pas une seule localité où
cette forme sociale se reconstitue après être tom-
bée en désuétude ; et je m'explique pourquoi la
réaction contre les désordres du régime actuel ne
se produit point dans cette direction. Les indivi-
dus capables de prospérer par l'effort individuel,
ont intérêt à quitter de bonne heure les parents
dépourvus de cette aptitude. Les communautés
patriarcales n'associeraient guère , dans ces con-
ditions , que l'incapacité avec l'imprévoyance ; et
172 LIYRB YI — LES RAPPORTS PRIYÉS
ces éléments d'insuccès seraient, sous l'inspira-
tion de l'esprit nouveau, habituellement aggravés
par les dissensions intestines.
§ IV. Impuissance du régime de communauté.
Les mêmes considérations s'appliquent aux
anciens régimes sociaux qui établissent une
communauté de biens ou de travaux entre les
groupes de familles de la classe inférieure. Des
faits que j'observe depuis trente ans, et dont
j'ai donné un précis dans le Livre précédent
(42, II et III), il résulte que les institutions de ce
genre qui subsistent encore sont les derniers
vestiges d'un ordre de choses qui disparait peu
à peu. A ce niveau de la société, la propriété
individuelle remplace de plus en plus la pro-
priété collective. Les communautés qui s'y re-
crutent encore sont débordées de tous côtés par
les ouvriers libres ; elles ne se présentent plus qu'à
l'état d'exception dans les contrées où elles ont
pu se maintenir jusqu'à ce jour.
Dans ces derniers temps, d'ailleurs, cette ques-
tion a été soumise en France à une épreuve déci-
sive. Lorsque la révolution de 1848 eut posé avec
retentissement le problème du paupérisme, les
hommes d*État qui assumèrent sur eux la tâche
d'improviser une solution , furent naturellement
conduits à préférer la communauté aux deux au -
très moyens préventifs. Ce régime, en effet, flattait
CH. 50. — LE PATRONAGE ET LES CLASSES DIRIGEANTES 173
mieux les passions qui inspiraient alors les masses
populaires, moins soucieuses d'arriver au bien-
être que d'échapper à toute dépendance. Paris est
aujourd'hui le lieu du monde où l'on peut le
mieux constater que des communautés d'ouvriers
ne sauraient constituer à l'avenir un moyen gé-
néral d'organisation sociale (45, VII). Il est
évident que ces communautés reproduisent, et
même exagèrent les défauts propres aux asso-
ciations patriarcales. Elles froissent les individus,
en établissant entre eux des contacts difficiles, et
en rétribuant également des mérites inégaux. Par
ces deux motifs , elles sont antipathiques , et à
l'immense majorité qui n'est pas suffisamment
animée des sentiments de devoir et de dévoue-
ment, et à cette minorité habile et prévoyante
qui, dans le régime individuel, trouve toujours
de plus hauts salaires , et souvent le moyen de
s'élever aux rangs supérieurs de la société.
§ V. Fécondité du régime de patronage.
Il en est autrement du troisième préservatif,
fondé sur l'entente mutuelle des populations ou-
vrières et des personnes qui dirigent les entre-
prises de l'agriculture , de l'industrie manufactu-
rière et du commerce. Lorsque renchérissement
du sol et l'amélioration des mœurs ont fait tom-
ber en désuétude le régime féodal, et rendu aux
diverses classes leur liberté d'action, chacun reste,
174 LIVBB VI — LES RAPPORTS PRIVÉS
comme sous le régime antérieur, obligé de prati-
quer les anciens rapports sociaux, sauf à en mo-
difier les formes. Ces rapports, en effet, sont le
fondement de toutes les existences. Us s'imposent
à chacun par une nécessité impérieuse, plus forte
que les erreurs et les passions des égarés ou des
méchants. Les propriétaires des ateUers de tra-
vail et des capitaux qui en fécondent l'emploi ,
ont intérêt à grouper autour d'eux divers genres
de collaborateurs, et notamment ceux qui four-
nissent le travail manuel. Ces derniers ont éga-
. lement besoin d'échanger leurs services contre
des gages et des salaires. Ces rapports acquièrent
toute leur perfection lorsque, au lieu de pourvoir
seulement à ces intérêts matériels , ils procurent
en outre les satisfactions morales qui se dévelop-
pent spontanément par l'accord des deux classes.
Tel est l'état de choses qui se produit quand
les chefs jouissent du respect et du dévouement
de leurs ouvriers, et quand ceux-ci peuvent
compter qu'une protection affectueuse les ai-
dera à conjurer l'effet de leurs vices et de leur
imprévoyance. Ces liens volontaires rempla-
cent naturellement les rapprochements forcés
des régimes dej^itintrainte., lor^[ue k transition
provient de l'entente mutuelle des intéressés,
ainsi qu'il ©st arrivé au moyen, âge dansl«iK)c-
cid^nt. Ils pBuveat Hêtre considérés <îomme Je trait
C8ù:'€tctéristi4ud i du régime nouveau -i en premier
CH. 50. — LE PATRONAGE ET LES CLASSES DIRIGEANTES 175
lieu, parce qu'ils sont fort répandus dans les
contrées libres et prospères; en second lieu,
parce qu'on y revient journellement dans celles
où le changement brusque des méthodes de tra-
vail a ébranlé l'ancienne société et développé le
paupérisme (37, VI et 49, III). Le nom de pa-
tronage volontaire me paraît s'appliquer avec
toute convenance à cette organisation des so
ciétés*. Le principe de la hiérarchie y est main-
tenu; seulement l'autorité militaire des anciens
seigneurs est remplacée par l'ascendant moral
des nouveaux patrons, qui, tout en se dévouant
au besoin à la défense de la patrie , dirigent les
ateliers de travail et président à l'enseignement
des populations (47, XXV ).
§ VI. Les nombreuses pratiques du patronage : la permanence
des engagements.
Le régime du patronage se reconnaît surtout
à une permanence de rapports maintenue par
un ferme sentiment d'intérêts et de devoirs ré-
ciproques. L'ouvrier est convaincu que le bien-
être dont il jouit est lié à la prospérité du patron.
Celui-ci, de son côté, se croit toujours tenu de
pourvoir, conformément à la tradition locale, aux
^^'Vilr'à ce ^ujet âeux documents spéciaux. 1° Les Ouvriers eu-
ropéenfyp. 16 y 47. Définition du régime des engagements volon-
taires permanents, comparé aux trois autres régimes sociaux.
2p VOrgam$ati<m du travail, ch. ii. Description de ce même ré
gime , c'est-à-dire de la coutume des ateliers. (Note de 1873«)
176 LIVRE VI — LES RAPPORTS PRIVÉS
besoins matériels et moraux de ses subordonnés.
Pour rester en mesure de remplir cette obli-
gation, le patron se garde, quand il ne peut suffire
aux demandes du commerce, d'accroître à tout
prix sa production, en appelant à lui de nouveaux
ouvriers. Il se ménage ainsi le moyen, quand les
demandes font défaut, de conserver du travail
aux ouvriers qu'il s'est une fois attachés. Il ne
sépare jamais les combinaisons tendant à aug-
menter ses bénéfi<;es , de celles qui assurent aux
populations des moyens d'existence.
Les chefs d'industrie pénétrés de ces principes
y subordonnent tous les détails de leur adminis-
tration. Leur préoccupation principale est d'exci-
ter les ouvriers à acquérir, au moyen de l'épargne j
la propriété de l'habitation et de retenir en tout
temps la mère de famille au foyer domestique (26,
VIII). Pour réaliser plus sûrement ces deux con-
ditions essentielles, et pour procurer aux ouvriers
une vie plus facile, ils s'établissent, autant que
possible , dans les campagnes. Ils s'efforcent de
compléter les ressources attribuées aux familles
sous forme de salaires , par celles qui résultent
des revenus de petites propriétés , des produits
de subventions variées, et de l'exercice d'une
multitude d'industries domestiques*. La conti^iuité
des rapports du patron et de l'ouvrier a, sous ce
^ Les Ouvriers européens, p. 23. Définition des quatre sources
de recette des ouvriers.
CH. 50. — LE PATRONAGE BT LES CLASSES DIRIGEANTES 177
régime, un caractère tellement dominant que
plusieurs savants le nomment aujourd'hui, con-
formément à la proposition que j'en ai faite,
« régime des engagements volontaires perma-
nents*. »
La fécondité de ce régime a été signalée, en
1858, par une enquête concluante. Des hommes
d'une compétence reconnue ont été invités à si-
gnaler, dans chaque département de l'empire,
les localités qui se distinguent , soit par la per-
manence, soit par la stabilité du bien-être des
ouvriers. Les faits ainsi constatés, sans concert
préalable, par quatre vingt-six observateurs, abou-
tissent à cette conclusion , que les engagements
momentanés, le paupérisme et l'antagonisme
social se groupent dans certaines localités du ter-
ritoire de la France , aussi invariablement que ,
dans d'autres, les engagements permanents, le
bien-être et l'harmonie.
§ VII. Le développement de Tordre moraL
Les patrons les plus intelligents comprennent
que le meilleur moyen d'assurer cette perma-
nence des engagements, est de propager chez
leurs ouvriers la connaissance de l'ordre moral
et le respect des lois de la famille. Pour réussir
dans cette partie de leur tâche , ils se croient te-
1 Les Ouvriers européens, p. 16 6t 17.
178 LIVRE VI — LES RAPPORTS PRIVES
nus, avant tout, de donner le bon exemple à
leurs subordonnés, et ils ont recours, en outre,
à diverses combinaisons dont Texpérience révèle
l'efficacité.
En ce qui concerne l'établissement de l'ordre
moral, les patrons, secondés par le ministre du
culte , par l'instituteur et par divers auxiliaires ,
s'appliquent à inculquer aux âmes le respect de
la religion. Malgré de persévérantes recherches,
je n'ai pu découvrir une seule localité où l'on
ait atteint ce but sans le secours d'un culte pu-
blic. J'ai même entendu dire à d'anciens libres
penseurs qu'ils ont échoué tant qu'ils ont né-
gligé ce secours; d'où il résulte que le devoir
du patronage est, pour un homme éclairé, la
meilleure réfutation pratique du scepticisme. Les
patrons qui donnent le bon exemple complètent ,
par deux autres moyens, l'éducation morale de
la population. Ils cultivent les cœurs et les intel-
ligences, à l'aide d'un système complet d'en-
seignement approprié aux aptitudes et aux be-
soins des enfants, des jeunes gens et des adultes
(47, XXII). Ils améliorent les habitudes de ré-
création en substituant les jouissances dérivant
des lettres, de la science et de l'art à celles qui
se fondent sur la satisfaction des appétits phy-
siques. En faisant tous ces efforts , les vrais pa-
trons se préoccupent toujours de développer la
prévoyance, c'est-à-dire la vertu qui conduit
CH. 50. — LE PàTRONAGB ET LES CLASSES DIRIGEANTES 179
le mieux les classes inférieures à Tindépen-
dance*.
§ VI II. La bonne organisation de la famille et la propriété
du foyer.
En ce qui concerne l'organisation de la fa-
mille, les patrons -modèles s'appliquent à ré-
pandre les meilleures pratiques signalées au
Livre III. Ils s'efforcent constamment de tenir
les populations groupées en familles fécondes.
Grâce à cet appui bienfaisant, les parents per-
pétuent leur race dans le bien-être et la paix :
ils conservent au foyer et près de l'atelier les
enfants les plus dociles ; ils établissent au dehors
les plus entreprenants.
*
Les patrons qui préfèrent la paix ?i la richesse
multiplient autant que possible , par leurs con-
seils ou leur intervention, les fonctions lucratives
que la mère de famille peut exercer au foyer do-
mestique. Ils refusent de l'admettre dans leurs
ateliers et de la faire descendre ainsi à la con-
dition d'ouvrier. Ils veulent qu'elle trouve, au
foyer même , pour ses plus précieuses facultés ,
un emploi sans limites. Les personnes qui n'ont
point eu l'occasion de voir pratiquer ce principe
fondamental d'économie sociale en apercevront
1 Les Ouvriers européens, p. 20. Conditions dans lesquelles se
développe la prévoyance. Distribution géographique des ouvriers
prévoyants.
180 LITU Yl — LIS RâFFORTS FUTÉS
la justesse, si elles veulent bien fixer leur at-
tention sur les monographies de familles, pu-
bliées dans les deux ouvrages que j'ai souvent
cilés. Les travaux du ménage accomplis par la
femme sont , pour chaque famille comme pour la
population entière, une source de bien-être à
laquelle ne suppléeront jamais les nouveaux sys-
tèmes sociaux qui s'élaborent sous nos yeux. Au
premier rang de ces travaux se placent les soins
de propreté, la préparation des aliments , la con-
fection , l'entretien et le blanchissage du linge et
des vêtements, l'acquisition et l'administration
des petites propriétés \ l'exploitation des ani-
maux , des subventions * et des petites industries
domestiques, enfin l'éducation des enfants sous
les influences morales émanant de la mère , cette
providence du foyer (26, VIII). Les patrons s'in-
génient également à procurer une occupation
lucrative à tous les autres membres de la famille.
Enfln ils ne perdent jamais de vue le devoir de
veiller à l'éducation morale des enfants, et sur-
^ Celte salutaire pratique, pour des propriétés intimement liées
au travail domestique , ne contredit nullement le principe qui
confère exclusivement au mari le soin des propriétés étrangères
aux industries de la famille et au travail de ses serviteurs. La
convenance de ces deux fonctions de la mère de famille estexpres-
sèment signalée dans le passage de la Bible où se trouve le par-
fait tableau des devoirs de la femme: « Elle a apprécié un champ
« et Ta acheté ; elle y a planté une vigne avec le produit du tra-
« vail de ses mains. » {Proverbes de Salomon, xxxi, 16.) m: * Les
Ouvriers européens , p. 26. Considérations sur les trois catégories
de subventions et sur leurs produits.
^H. 50. — LE PATRONAGE ET LES CLASSES DIRIGEANTES 181
tout de défendre contre toute atteinte la pureté
des jeunes filles ^
§ IX. Les efforts contre la mulliplication des types dégradés.
Pour perpétuer chez leurs ouvriers la sécurité
et le bien-être, les patrons écartent, avec une
incessante sollicitude , les causes de désorganisa-
tion qui menacent toujours les sociétés humaines.
Ils redoutent surtout les mariages imprudents, et
ils s'appUquent à les empêcher en s'assurant le
concours de l'opinion publique.
Une population qui s'est " élevée au sentiment
de l'ordre matériel et moral, se montre parti-
culièrement ombrageuse , en ce qui concerne la
fondation de nouvelles maisons. Elle n'admet pas
qu'un homme imprévoyant, paresseux ou adonné
au vice, puisse recevoir la dignité du mariage.
Autant qu'elle en a le pouvoir, elle condamne au
célibat ceux qui ne créeraient une famille que
pour la vouer au dénûment. Sous cette inspira-
tion, les jeunes filles, conseillées par les parents,
repoussent les prétendants dépourvus du mobi-
lier et des instruments de travail , sans lesquels
un nouveau ménage ne saurait se concilier la
considération publique. Les populations douées
des mœurs les plus fermes exigent même que
f Les Ouvriers européens, p. 253. Sur les améliorations morales
introduites, par Texploitalion des mines de l'Auvergne ^ dans la
condition des jeunes filles.
REFORME EOCIALE. III — 6
182 LIVRE VI — LES RAPPORTS PRIVÉS
les futurs époux se préparent au mariage p^^
racquisition préalable de Thabitation. Les jeuu^*
gens qui n'ont point la vertu nécessaire poi-^^
conquérir une dot par le travail, et pour s'impC^*"
ser les privations de l'épargne, sont repouss
par toutes les familles. Ils ne peuvent donc trou,
hier la société en usurpant la haute fonction qu'i
sont indignes de remplir. Ils doivent rester céli-—
bataire&, et ils ont alors le choix entre des condi —
tions très -variées: ils peuvent se fixer dans \0^
maison paternelle, se faire admettre dans d'autres
familles en qualité d'auxiliaires, chercher une car-
rière dans l'armée, la flotte et l'administration, ou.
enfin émigrer aux colonies. Quant à ceux qui n^
peuvent se pUer aux devoirs imposés dans ces
diverses situations, ils vont s'établir au milieu de
certaines populations urbaines qui se montrent ,
sous ce rapport , peu exigeantes.
§ X. L*expulsioii des individualités dangereuses.
Au nombre des traits caractéristiques du pa-
tronage, je signale encore, et les combinaisons
pratiques qui provoquent cette émigration des
types pervers qu'aucune influence locale n'a pu
corriger, et celles qui repoussent l'invasion des
nomades de Tindustrie, ces redoutables agents de
la propagande du mal. Je citerai entre autres ime
classe de coutumes qui constituent en quelque
sorte la police privée des habitations. Dans .be?iu-
CH. SO. — LB PATRONAGE ET LES CLASSES DIRIGEANTES 183
coup de localités , les propriétaires du sol se con-
certent tacitement pour refuser la cession d'un
terrain ou d'une maison à tout individu, indigène
ou étranger, qui n'offre pas les garanties dési-
rables. Celui qui viole cette règle d'intérêt public
est condamné par l'opinion, comme le serait, dans
des localités moins difficiles encore sur les condi-
tions de l'ordre, celui qui céderait son immeuble
aux exploitants d'un commerce scandaleux. On
ne se rend guère compte des dangers qu'en-
gendre chez nous l'oubli habituel de ce principe.
La construction des chemins de fer, confiée sur-
tout à ces nomades, organise de proche en proche,
sur tous les points du territoire , l'enseignement
du désordre et du vice. A Paris, depuis que l'ère
des grands travaux publics a été inaugurée, en
4841 , par la construction de l'enceinte fortifiée ,
on voit affluer, chaque année , des milliers d'in-
dividus que la police du patronage et l'opinion
repoussent des provinces de France, d'Italie,
d'Allemagne et de Belgique. Notre indifférence
pour l'ordre moral et notre fièvre d'améliorations
matérielles, nous cachent les dangers auxquels
nous expose cette accumulation de vices. Elles
font , en quelque sorte , de notre capitale le dé-
versoir de toutes les corruptions de l'Occident*.
* Ce jugement a été plusieurs fois considéré comme empreint
d'exagération: mais il a été confirmé par les catastrophes qui ont
éclaté à Paris, du 18 mars au 28 mai 1871. (Note de 1872.)
\
184 LITRE VI — LBS RAPPORTS PRITES
Les propriétaires ruraux , qui résident sur leuT^
domaines (34, XVIII), veulent que Tordre règa^
autour d'eux (47, II à IV). Ils ne partagent point 7
à cet égard, Taveuglement de nos administration^
urbaines. Ils sentent tous le besoin de réformeir
ou d'écarter ces types imprévoyants, nomades et
dégradés. Ils comprennent que la conservation,
de la paix publique exige le maintien de ces
vieilles traditions du gouvernement local el mêm^
de la vie privée (25, I).
§ XI. Les réBultats principaux du patronage.
Le libre patronage , caractérisé dans son état
de perfection , par toutes les habitudes que je
viens de décrire, s'est substitué spontanément
aux institutions féodales dans beaucoup de loca-
lités ; et alors rien n'a troublé la paix publique ni
altéré le bien-être des classes inférieures. Il rem-
place le régime des engagements momentanés,
dès que les chefs d'industrie qui avaient impru-
demment adopté ce régime sentent le besoin de
remédier au paupérisme et à l'antagonisme social
qui en émanent directement. Les individus assez
prévoyants pour conquérir une situation complè-
tement indépendante se multiplient visiblement
dans quelques localités, à l'aide d'une meilleure
culture intellectuelle et morale , sous l'influence
bienfaisante des familles-souches. Jusqu'à ce jour,
cependant, ils restent en minorité, même chez les
C:H. 50. — LE PATRONAGB IT LES CLASSES DIRIGEANTES 185
3[>euples que ropinion publique place au premier
3*ang. On est donc fondé à conclure que les insti-
ixitions tendant à garantir les classes inférieures
contre les effets de leurs vices et de leur impré-
Toyance, gardent un rôle prépondérant, même au
sein des meilleures constitutions sociales.
Parmi ces institutions, celles qui ont pour ori-
gine la charité des particuliers ou l'intervention
des gouvernants offrent des palliatifs utiles. Mais
le vrai remède ne se trouve que dans le patronage
volontaire et la famille -souche. Ces institutions
peuvent seules garantira l'Occident lapaix sociale
que les peuples de l'Orient demandent encore à la
féodalité et à la communauté patriarcale. Dans
notre ère d'indépendance légale, le patronage
volontaire est le refuge ouvert à ceux qui ne peu-
vent prospérer, ni par l'initiative individuelle, ni
par l'affiliation aux communautés (45, VIT).
§ XII. Les difficultés opposées par rantagonisme social.
Le règne du patronage implique l'harmonie
des classes extrêmes de la société. Or je ne
me dissimule pas que ce remède est d'un emploi
difficile, lorsque les anciens rapports sociaux
ont été rompus, soit par la corruption des classes
dirigeantes, soit par l'avènement brusque du
nouveau régime manufacturier. Je suis loin de
croire que, dans les régions de l'Occident désolées
par le paupérisme , tous les patrons soient dès à
486 LIVRE VI — LES RAPPORTS PRIVÉS
présent disposés à établir un tel état de chose ^'
et tous les ouvriers à l'accepter.
En France , les rapports du maître et de Toi^ ^
vrier sont moins altérés qu'en Angleterre par le^
exagérations du faux principe de « l'offre et de \0^
demande ». En revanche, ils sont plus troublés
par l'antagonisme qu'ont créé les abus de l'ancieci.
régime et les révolutions du régime nouveau. Ce-*
pendant cette partie du problème sera à moitié
résolue, lorsque nous serons revenus à la con-
naissance des principes sociaux, par l'étude
méthodique du patronage européen et de ses
admirables résultats. Nous comprendrons alors
que le devoir et l'intérêt nous commandent de
renoncer à nos stériles dissensions, et de travail-
ler sans relâche au rétablissement de l'harmonie.
Toutes les classes y doivent également concourir:
les riches, en se dévouant au bien public; les
pauvres , en cessant de haïr, et en respectant les
autorités sociales qui remplissent dignement leurs
fonctions. La combinaison de ces deux senti-
ments a déjà amené, au moyen âge, l'abolition
spontanée du servage : elle ne sera pas moins
féconde de notre temps pour éteindre le paupé-
risme. Les gens de bien, après avoir aperçu le
but de la réforme, l'atteindront aisément par deux
voies principales : d'abord en se réformant eux-
mêmes; puis en gagnant le concours des cœurs
généreux dont le zèle se dépense aujourd'hui en
Cfl. 50. — LE PATRONAGE ET LES CLASSES DIRIGEANTES 187
mesures dangereuses ou inutiles (46, III). Quant
à la pratique de cette même réforme , les moyens
sont indiqués par une multitude de bons exem-
ples. La science ne saurait trop propager ces
enseignements; mais elle doit soigneusement
distinguer les palliatifs des vrais remèdes.
Les modèles du patronage offerts par le Conti-
nent seront souvent plus fructueux que ceux de
l'Angleterre. Dans leur sollicitude pour le bien-
être de la classe imprévoyante , les Anglais visent
surtout à lui donner le confort de la nourriture
et de l'habitation. Les peuplés du Continent se
préoccupent, au contraire , de lui assurer d'abord
l'indépendance à l'aide de l'épargne et de la pro-
priété. En comparant, chez beaucoup de familles,
l'effet des deux systèmes, j'ai toujours constaté
que le second est le plus judicieux.
§ XIII. Les erreurs des philanthropes.
Les philanthropes qui se dévouent au bien-
être matériel des classes ouvrières, ne gardent
pas toujours dans leurs efforts la mesure la
plus utile à leurs clients ; et souvent , dans l'em-
ploi des ressources, ils devraient réserver une
plus grande part à l'avenir. Après avoir observé
dans ses moindres détails la vie domestique des
populations européennes, je reste convaincu que
le cercle des vrais besoins matériels est moins
étendu que ne semblerait l'indiquer la pratique
188 LIVRE VI — LES RAPPORTS PRIVÉS
des Anglais. J'ai vécu, pendant de longs voyages,
au milieu des races qui joignent à l'énergie physi-
que une haute intelligence , et qui cependant ne
prennent guère pour nourriture que des céréales
assaisonnées de lait ou d'un autre corps gras.
Peut-être, dans la première moitié de leur vie, ces
races ont-elles une force musculaire moindre que
les ouvriers anglais gorgés de viandes et de spiri-
tueux; mais, en revanche, elles la conservent
plus longtemps. Elles possèdent, en outre, des
aptitudes morales qui sont, au contraire, singu-
lièrement atrophiées chez les populations ayant
contracté le besoin d'une nourriture complexe et
succulente. Les patrons qui augmentent sponta-
nément le salaire de leurs ouvriers pour leur pro-
curer un accroissement de nourriture, et pour en
obtenir un surcroit de travail, font peut-être,
comme ils l'affirment, une spéculation profitable ;
mais ils ne font point une œuvre de bienfaisance.
Ce brusque changement d'habitudes rend les ou-
vriers plus sensibles aux événements qui tarissent
leurs ressources, et il aggrave les difficultés de
leur condition. Il les plonge périodiquement dans
le dénûment et dans Tinquiétude, au lieu de leur
donner le nécessaire et la sécurité.
Plus j'étudie le problème social, plus je m'as-
sure que le premier degré du bien-être ne con-
siste pas à étendre les satisfactions physiques,
mais bien à créer les jouissances morales que
CH. 50. — LE PATRONAGE ET LES CLASSES DIRIGEANTES 189
donne la propriété. Le vrai patron des ouvriers
n'a donc pas pour mission essentielle d'améliorer
la nourriture, l'habitation et le vêtement, ou même
d'augmenter le salaire en argent. Il doit d'abord
chercher les combinaisons qui , suffisant stricte-
ment à maintenir en santé la famille , permettent
de réaliser la plus grande épargne pour accroître
d'autant la propriété personnelle. Or ce résultat,
commun dans le régime de sobriété du Continent,
est fort rare dans le régime d'alimentation à ou-
trance des Anglais.
On éloigne également les populations du vrai
but à atteindre, en imitant certaines pratiques
adoptées par les Anglais au sujet du vêtement
et de l'habitation. Il faut se méfier de ces habi-
tudes d'élégance qui, au premieraperçu, semblent
témoigner d'un sentiment délicat de respect pour
la dignité humaine. J'ai d'abord admiré, avec
tous les voyageurs, ces charmants cottages que
les propriétaires ruraux construisent pour l'or-
nement de leurs domaines, que les ouvriers dé-
corent de tapis et de rideaux , mais qu'ils n'oc-
cupent qu'en qualité de locataires. Après mûre
réflexion, je préfère cependant la condition des
journaliers ruraux* de France, d'Espagne et
d'Allemagne qui, à force de sobriété et d'é-
pargne, s'assurent, avant toute autre satisfaction,
1 Les Ouvriers européens, p. 146, 176, 182, 230, 236, 242, 248,
260.
iW LIVRE VI — LES RAPPORTS PRIVÉS
la propriété d'un lambeau de terre et d'ua^
humble cabane. J'ai souvent constaté que \&B
omTiers, élevés à ce premier degré par un pa-
tronage intelli;;ent , montent ensuite plus haut
par leur propre initiative , et que les enfants
émancipés par l'épargne des parents parviennent
à leur tour à un bien-être plus complet*. J'ai
toujours reconnu, au contraire, que le besoin
préalable du confort ferme à l'ouvrier anglais *
et à ses descendants le chemin qui conduit à la
propriété et à l'indépendance.
La pratique même de l'Angleterre justifie le
principe que je viens d'établir touchant Tintime
connexion qui se présente toujours, chezlesclasses
inférieures, entre la simplicité de l'existence et
l'acheminement vers la propriété. C'est ainsi, par
exemple , que certains ouvriers formant la cUen-
tèle des Lcmd soae(i6s(46,V) m'ont offert parfois
dans leur régime alimentaire un contraste frappant
avec la majorité, qui ne songe qu'à jouir présen-
tement de la plus grande somme de bien-être.
§ XIV. L*inopportunlté des intervenUons de l'État.
Les écrivains qui se plaisent à réclamer en
toutes choses la tutelle de l'État (63, XVII) y ont
souvent fait appel pour guérir la plaie du pau-
périsme. Tout ce que j'ai observé, loin de justifier
* Les Ouvriers européens, p. 177, 183, 237. izz 2 Ibidem, p. 188
et 189.
ce. 50. — LE PATRONAGE ET LES CLASSES DIRIGEANTES 191
ce genre d'intervention, en démontre au con-
traire le danger. L'État a contribué autrefois, par
son esprit d'envahissement, puis par ses mesures
révolutionnaires, à désorganiser chez nous le
patronage et à créer l'antagonisme. Aujourd'hui
il ne ferait qu'aggraver le mal en s'immisçant dans
les rapports privés, en vue d'y rétablir l'harmonie.
La haine qui s'attache au patronage , comme à la
religion, prendra lin naturellement par l'observa-
tion des désordres de notre époque, ou par l'apai-
sement des passions qui fermentent chez les deux
classes intéressées. Mais toute influence qui s'in-
terposerait parmi ces deux classes, pour ame-
ner un meilleur régime , produirait le résultat in-
verse.
Malheureusement, ce genre d'immixtion s'est
multiplié , depuis 1848 , avec des caractères dan-
gereux. Les ouvriers des agglomérations urbaines
et manufacturières ne trouvent point en eux-
mêmes les éléments d'un meilleur avenir. Ils ne
veulent ou ne peuvent point les demander aux
patrons qu'ils haïssent. Ils sont donc conduits à
écouter les promesses des faux amis qui les flat-
tent pour capter leurs suffrages. Ces flatteurs ob-
tiennent ainsi par le mensonge des situations
qu'ils ne sauraient conquérir par leur mérite. Ils
cultivent la haine chez leurs clients en exaltant
leur orgueil. Ils répètent sans cesse que les ou-
vriers sont placés aujourd'hui, devant les classes
}
' 192 LIVRE VI — LES RAPPORTS PRIVÉS
supérieures de la société, dans la situation où se
trouvait, sous l'ancien régime, le tiers état devant
la noblesse. Sous l'influence de cet enseignement,
les ouvriers ont cru pendant longtemps qu'une
révolution nouvelle leur assurerait la prépondé-
rance conférée par la révolution de 4789 à l'an-
cienne bourgeoisie. Désabusés à ce sujet par la
dure expérience de 1848 , les plus violents met-
tent leur espoir dans de nouvelles révolutions.
Les plus modérés révent des formes nouvelles
d'association qui seraient acquises à toutes les
classes , et qui n'aïu^aient d'autres bornes que les
nécessités dérivant du maintien de la paix pu-
blique.
On ne saurait trop applaudir à cette dernière
évolution des esprits. A la vérité, la concession
des rares libertés * qui manquent spécialement
aux classes ouvrières contribuera peu à l'amélio-
ration de leur sort; mais elle satisfera de légitimes
exigences ; elle dissipera de regrettables illusions,
et elle aidera ainsi tous les intéressés , patrons et
ouvriers, à reconnaître enfin que leur entente
mutuelle est la vraie condition de la réforme.
^ La révision de rancienne loi des coalilions offre un exemple
de ce genre de réformes. Au point de vue des principes, elle peut
donner certaines satisfactions. En fait, elle n^aura pas d^inconvé-
nientssi on n^en fausse pas Pesprit pour troubler la paix publique.
(Note de 1864.) — L'éventualité que je redoutais en 1864 s'est
malheureusement réalisée : la liberté des coalilions n'a servi qu'à
opprimer les ouvriers paisibles et à grossir l'armée des révolu-
tions. (Note de 1873.)
CH. 50. — LE PATRONAGE ET LES CLASSES DIRIGEANTES 193
A ce même point de vue , il importe que nos
lois n'imposent à l'avenir aucun obstacle aux in-
novations , non contraires à l'intérêt public , qui
sont proposées journellement pour soustraire les
ouvriers aux effets de leurs imperfections , sans
le secours du patronage. Il faut que les ouvriers
puissent expérimenter librement toutes les théo-
ries qui proclament l'égalité des intelligences ou
des aptitudes, et tous les mécanismes sociaux
qu'inventent les novateurs pour rendre libres et
prospères des populations adonnées au vice et à
l'imprévoyance. Après de longues époques où les
bons principes ont été discrédités par la corrup-
tion des autorités qui auraient dû les pratiquer, la
dure expérience de l'erreur est maintenant né-
cessaire pour ramener les hommes au sentiment
de la vérité. La liberté des rapports sociaux pour-
rait, à cet égard, être aussi féconde que l'a été
souvent la liberté religieuse. En religion, comme
en économie sociale , on ne peut guère , dans no-
tre Occident, recourir à la contrainte pour empê-
cher les peuples de s'égarer : l'exemple de ceux
qui tombent ou qui s'élèvent est le plus sûr moyen
de les faire rentrer dans la bonne voie.
La pratique comparée de l'erreur et de la vérité
nous reportera sûrement, en cette éternelle diffi-
culté des rapports privés , aux principes consa-
crés par l'expérience du genre humain. L'avenir
nous est révélé par le succès du passé et par
>
194 LIVRE VI — LES RAPPORTS PRIVÉS
l'impuissance avérée des utopies contemporaines.
La guérison du paupérisme proviendra de deux
remèdes principaux : de la prévoyance et des
autres forces morales qui multiplient la propriété
individuelle et la famille -souche; du patronage
volontaire exercé au profit des classes impré-
voyantes. Sous sa forme parfaite, ce patronage
ne vise pas à se perpétuer en excitant le besoin
du bien-être matériel au milieu des ouvriers : il
voudrait se rendre inutile en les acheminant par
l'épargne vers l'indépendance.
§ XV. Les inconvénients d*une réglementation spéciale
des ateliers.
Après avoir constaté que le paupérisme manu-
facturier est dû, en partie, à l'imprudente création
d'une multitude d'établissements qui n'ont point
les ressources nécessaires pour maintenir le tra-
vail en cas de chômage, j'avais été conduit, en
1855, à me demander si l'on devrait, dans l'in-
térêt public, exiger à ce sujet quelque garantie*.
Sans me prononcer sur cette question, je propo-
sais de rechercher si on ne devrait pas assimiler
aux établissements dangereux du décret de 1810,
les usines dont les fondateurs ne pourraient offrir
quelques garanties à la population. Depuis cette
1 Les Ouvriers européens, Appendice, p. 292. Principes à
suivre pour raffermir les institutions qui protègent les classes
ouvrières.
OH. 50. — LE PATRONAGE ET LES CLASSES DIRIGEANTES 195
époque , mon entrée au conseil d'État m'a donné
Xe devoir de prendre une part directe à l'exercice
^e réglementation de 4810. Or cette expérience,
Join de me conseiller l'extension du système, m'a,
au contraire, montré la convenance de le res-
Ireindre. J'ai mieux compris, depuis lors, pourquoi
TEurope occidentale , tout en souffrant des maux
qu'entraîne l'instabilité des manufactures, semble
repousser définitivement , par sa pratique , toute
réglementation de ce genre. Chez les peuples mo-
dèles, l'autorité a de moins en moins pour mission
de prescrire impérativement le bien ou d'inter-
dire le mal. Il est assurément dangereux, pour la
sécurité générale, que des spéculateurs impru-
dents arrachent des ouvriers à la vie rurale , pour
les accumuler dans les villes, et les y laisser bien-
tôt dans le dénûment. Mais il est beaucoup d'au-
tres faits non moins regrettables , qu'il faut pour-
tant se garder d'interdire, parce que ce remède
serait pire le mal. Ainsi on doit déplorer qu'il y
ait tant de mauvais mariages; mais les choses
iraient-elles mieux si l'autorité publique se char-
geait d'assister les époux?
§ XYI. Le vrai rôle de TÉtat : les prix institués pour ie mérite
social des ateliers.
De nouvelles observations me portent donc à
penser que l'autorité doit renoncer, en cette ma-
tière délicate, à toute intervention réglementaire.
1M6 LIVRE VI — LES RAPPORTS PRIVÉS
Toutefois, chez les peuples souffirants de nott^
époque , les gouvernants , placés en présence ^^
particuliers inertes , pourraient donner une p^®"
mière impulsion aux esprits. A cet effet, ils ^^"
vraient faire décrire les meilleurs exemples ^®
patronage qui abondent encore en Occident ^^
même en France. Ils pourraient aussi décerner ^^
préférence aux bons patrons et à leurs ouvri^^
les distinctions honorifiques dont ils disposeï^^*
Sans s'écarter de la pratique des vrais modèle^'
ils restaureraient ainsi la hiérarchie du travail ^*
de la vertu.
Les expositions universelles offriraient un ter-^
rain tout préparé pour cette innovation; et si
une fois on essayait de la mettre en pratique,
on ne manquerait pas de continuer. Les récom-
penses actuelles, qui encouragent la propagation
des meilleurs procédés techniques, s'inspirent
d'une préoccupation trop exclusive. On peut con-
tester, en effet, que la création d'une usine pour-
vue des meilleurs procédés de fabrication soit un
fait méritoire, si elle fournit une nouvelle occasion
de développer l'antagonisme social ou le paupé-
risme. Au contraire, une fabrique où les condi-
tions techniques de la production resteraient sta-
tionnaires , mériterait cependant les plus grands
honneurs si elle offrait , au sein de la population ,
le parfait tableau de l'harmonie et du bien-être.
Le gouvernement français est déjà entré dans
CH. 50. — LE PATRONAGE ET LES CLASSES DIRIGEANTES 197
cette voie en accordant des récompenses aux ser-
viteurs ayant vieilli dans la même exploitation
rurale. Il serait toutefois peu judicieux de se te-
nir à ce seul détail : la permanence des rapports
sociaux n'est pas moins désirable en industrie
qu'en agriculture ; et , d'un autre côté , pour ac-
complir la réforme , il est plus utile d'encourager
l'initiative du maître que celle de l'ouvrier. Il
semblerait donc opportun de compléter en ce
sens l'institution des récompenses internationales
décernées à l'industrie manufacturière, ou plus
généralement au régime du travail. La science
sociale, cultivée avec tant de dévouement depuis
quelques années , en théorie comme en pratique ,
fournirait aisément un personnel illustre pour le
nouveau jury. Les expositions universelles, qui
doivent leur succès à une préoccupation exagérée
pour l'ordre matériel, contribueraient ainsi au
rétablissement de l'ordre moral. Elles remet-
traient en honneur, dans les agglomérations ma-
m
nufacturières de l'Occident, les sages pratiques
que je viens de décrire. Elles enseigneraient aux
patrons, égarés par une fausse science (38, VIII)
et troublés par un antagonisme stérile, le moyen
de rendre la paix aux ateliers *.
1 La commission impériale de l'Exposition universelle de 1867,
à Paris, a réalisé ce plan de récompenses inlernalionales avec le
succès le plus complet. Voir VOrganisation du travail, ch. ii et
document Q. (Note de 1872.)
198 LIYRS VI ~ LES RAPPORTS PRIVÉS
§ XVII. Le rôle des classes dirigeantes dans l'œuvre
de la réforme.
Les classes dirigeantes remplissent aujourd'hui,
chez les peuples libres et prospères, un rôle aussi
important que celui qui leur fut attribué sous les
anciens régimes sociaux. La corruption peut, à
certaines époques, faire perdre à ces classes le
sentiment du devoir, et détruire leur influence.
Des révolutions peuvent consacrer cette dé-
chéance, en dépouillant les générations corrom-
pues des avantages conférés aux ancêtres pour
prix de leurs services. Mais la déchéance s'étend
bientôt au peuple entier, si l'on ne s'empresse
d'exciter d'autres hommes à donner l'exemple de
la vertu , et à reprendre la haute tutelle de la vie
privée. Or les sentiments et les intérêts con-
courent spontanément à ce résultat. Chez toutes
les populations adonnées au travail, il existe deux
classes d'hommes fort tranchées : la majorité,
qui veut employer exclusivement à son profit
son temps et ses ressources ; la minorité , qui ,
pourvue du pain quotidien, recherche surtout
la considération et l'autorité que conquiert, à
la longue , le dévouement au bien public. Pour
affermir la paix sociale ébranlée par la corrup-
tion, il suffira d'abandonner la vie privée à ses
libres tendances , et d'écarter les entraves oppo-
sées aux rapports naturels de direction et d'obéis-
CH. SO. — LE PATRONAGE ET LES CLASSES DIRIGEANTES 199
sance. Les nations souflrantes qui respectent
« r aristocratie naturelle * d ont toujours des
chances de salut. Au contraire, celles qui sou-
mettent la population entière à Tégalité forcée
que l'ancien régime imposait seulement aux clas-
ses inférieures (48, II), tombent par cela même
dans une irrémédiable décadence. Elles n'ont
d'autres perspectives que des révolutions sans
fin, tempérées par la lourde domination de la
bureaucratie (63, VI).
La France a cruellement souffert des maux en-
gendrés par la corruption des anciennes classes
dirigeantes. Elle souffre plus encore de ceux
qu'amène, depuis la Terreur, un abominable
régime d'égalité forcée. Sous ce régime, en effet,
les hommes enrichis par le travail et la vertu
n'occupent point , dans la hiérarchie sociale , la
place qui leur serait faite chez un peuple libre.
Cette place est envahie par une bureaucratie om-
brageuse , par les fauteurs de révolutions et par
les flatteurs d'une démocratie haineuse. Les fa-
milles riches constituées par la vertu, ne pouvant
s'employer au bien public , se plongent trop sou-
vent dans le luxe et la débauche '. Il est donc à
1 Voir un texte du démocrate T. Jefferson, cité dans VOvgani-
sation du travail, § 60, n. 26. (Note de 1873.) =: * Sous notre
triste régime de Partage forcé, les hommes qui ont fondé une
riche maison n'ont pas le pouvoir de retenir leurs enfants dans
les voies de la simplicité et de la vertu. Ainsi, par exemple, ils
ne peuvent appliquer le principe suivant qui n'est pas moins
200 LIVRE VI — LES RAPPORTS PRIVÉS
craindre que la nouvelle classe dirigeante capable
d'accomplir la réforme tarde longtemps à se for-
mer ^ En attendant qu'on puisse faire fond sur
les particuliers, nous sommes donc contraints de
nous rejeter, plus qu'il ne conviendrait sous un
meilleur régime, vers les gouvernants. Il faut leur
demander les exemples de simplicité et de vertu
que nous ne trouvons pas assez en nous-mêmes.
A ceux qui se succèdent si rapidement à notre
tête , nous devons constamment reproduire rap-
pel que Micliel Montaigne adressait, avec sa pers-
picacité habituelle , aux derniers souverains de la
dynastie des Valois *.
vrai de notre temps qu^aux époques brillantes de Platon et de
François I" : « Platon, en ses lois , - n*estime peste au monde
« plus dommageable à sa cité, que de laisser prendre liberté à
« la jeunesse de changer en accoustrements, en gestes, en danses,
« en exercices et en chansons, d^ne forme à une aultre.'»
(Montaigne, Essais, livre I", ch. xlîii.)
1 Celte crainte n'a été que trop confirmée par les catastrophes
de 1870 et de 1871. (Note de 1872.) = « « La façon de quoy
« nos loix essayent à régler les folles et vaines despenses des
« tables et vestements semble être contraire à sa fin... Que les
« roys commencent à quitter ces despenses, ce sera faict en un
« mois sans édict et sans ordonnance : nous irons tous aprez. »
( Montaigne, Essais, livre 1", ch. xliii.)
CH. 51. — L'HARHONIB SOUALB et la œNCURRBNCB 201
CHAPITRE 51
0AN8 LE FOYER OU l'aTELIER, l'hARMONIE n'eST JAMAIS TROP
complète; dans les rapport» des familles et des NATIONS, ELLE
DOIT ÊTRE TOUJOURS FÉCONDÉE PAR LA CONCURRENCE
{ I. Les rapports privés dans le loyer et Tatelier.
En jetant un coup d'œil d'ensemble sur les
rapports privés que nous offre aujourd'hui l'Eu-
rope , on reconnaît qu'ils se résument dans l'or-
ganisation des hiérarchies au sein des groupes
d'individus qui composent une société. Le clas-
sement dans ces hiérarchies s'opère, selon les
temps et les lieux, par des procédés divers. Il
n'est durable que si la place occupée par chacun
répond à l'utilité de son travail et à la grandeur
de sa vertu. Dans ces conditions, en effet, tous les
intérêts reçoivent les satisfactions légitimes : l'har-
monie sociale règne sans l'intervention apparente
de la force publique ; et les éléments de la pros-
périté surgissent de toutes parts.
Cependant il y a lieu de faire , à cet égard , une
distinction essentielle entre les divers groupes
sociaux. Les individus appartenant aux deux
groupes élémentaires, c'est-à-dire au foyer et à
l'atelier, doivent, dans leurs rapports mutuels,
s'inspirer exclusivement de l'esprit d'harmonie ,
et ils obtiennent alors tous les avantages que
202 LIVRB VI — LKS RAPPORTS PRIVÉS
comportent la condition de la famille et la nature
du travail. Il en est autrement pour les rapports
mutuels des foyers et des ateliers. L'esprit d'har-
monie reste insuffisant s'il n'est complété par
l'esprit d'émulation et de concurrence. Privée de
ces deux stimulants, une société ne peut guère
conquérir une vraie prospérité ; elle tombe même
dans la souffrance si elle est placée au contac^ de
sociétés qui la devancent dans les voies du bien.
§ II. Les rapports mutuels des loyers et des ateliers.
Les intérêts des individus attachés à chaque
foyer et à chaque atelier tendent à s'identifier,
dans tout État où la paix sociale a pour base
l'ordre moral. Alors, en effet, la prospérité de
chacun est d'autant plus grande que les efforts
privés se contraiient moins. Sans doute les chefs
de ces petits groupes sociaux n'y conservent l'ac-
tivité avec l'harmonie qu'en s'appliquant sans
cesse à prévenir l'effet de certaines défaillances
individuelles. Au foyer domestique, par exemple,
un père prudent stimule parfois le zèle des en-
fants et des domestiques en les intéressant, par
des éloges et des récompenses, à se surpasser l'un
l'autre en talent et en vertu. Dans l'atelier, un
chef expérimenté excite avec moins de réserve
Taclivité de ses collaborateurs en leur offirant
comme appât un meilleur salaire ou un grade plus
élevé. Mais ces divers genres d'encouragement
CH. 51. — L*HÀRlfONII SOCULB ET LÀ CONCURRENCE 203
ne compromettent jamais, dans ces deux cas,
les rapports affectueux ou bienveillants qui doi-
vent être maintenus entre les membres de chaque
groupe. Us ne s'élèvent pas, dans le foyer, jusqu'à
l'émulation proprement dite; dans l'atelier, ils ne
vont jamais au delà.
Pour opérer l'union dans ces deux groupes , les
anciens gouvernements ont souvent eu recours à
la contrainte, et ils ont conféré une autorité ab-
solue aux pères de famille et aux patrons. Us les
ont rendus seuls arbitres de ces rapports délicats,
qui ont été troublés par Turgot (38, VIII) et bri-
sés par la révolution. C'est ainsi que la Convention
a établi le Partage forcé des successions , dans le
but avoué (20, VIII) de porter les enfants à la
rébellion contre l'autorité de leurs pères. Aujour-
d'hui les gouvernements que l'on prend volontiers
pour modèles ne cherchent point leurs moyens
d'action dans cette classe de rapports privés. Ils
ne se croient pas non plus autorisés à les diriger
pour assurer le bonheur des individus. Ils pen-
sent qu'en cette matière leur devoir consiste à
seconder les citoyens , quand ce concours est in-
dispensable à la conservation de la paix publique.
En ce qui concerne la famille, ils repoussent
fermement le Partage forcé et les légitimes qui
confèrent aux officiers ministériels et aux gens
d'affaires un droit formel d'intervention. Dans le
même but, ils restreignent autant que possible le
204 LIVRE VI — LES RAPPORTS PRIVÉS
régime dotal (26, V). Enfin , en ce qui concerne
l'atelier, ils se montrent encore plus réservés : ils
n'interviennent que dans le cas où l'harmonie so-
ciale serait compromise par l'abus de la liberté
individuelle. C'est ainsi, par exemple, qu'ils évi-
tent à la fois d'encourager ou d'interdire les coa-
litions qui organisent le débat contradictoire du
salaire, quand les patrons et les ouvriers ont com-
mis la faute d'oublier la Coutume (50, XIV).
Il n'en est plus de même pour les rapports
privés qui existent au dehors des foyers ou des
ateliers , et qui mettent en présence les personnes
préposées à la direction des arts usuels ^t des
professions libérales. Ici les individus , lorsqu'ils
sont abandonnés à leur libre impulsion, sont
moins retenus dans la bonne voie par les senti-
ments de devoir et d'affection. L'égoïsme ou la
passion se donnent plus librement carrière , et
tendent, suivant deux sens opposés, à blesser les
intérêts généraux du pays. Tantôt l'esprit d'anta-
gonisme se développe au point de troubler la paix
publique; tantôt, au contraire, le besoin d'harmo-
nie est poussé jusqu'au monopole. Par un funeste
concours de circonstances , ces deux maux sévis-
sent maintenant en France plus que dans tout
autre État européen.
CH. 51. — l'habmonu sociale et la concdrrsnce 205
f m. L'antagonUme actuel analogue à celui du XVI* siècle.
L'antagonisme qui, depuis 1789, divise si mal-
heureusement notre société, nous offre dans l'or-
dre politique une perturbation analogue à celle
qui se produisit au xvr siècle dans l'ordre reli-
gieux, par la prédication du protestantisme. Il est
dû à la même cause , à la corruption des autorités
qui gouvernèrentnotre pays pendant la décadence
du régime antérieur. Il présente.les mêmes ca-
ractères, les haines et les luttes des partis rivaux.
Enfin , comme je le prouverai au Livre suivant
(62, VI), ce mal cédera à l'action des mêmes
remèdes. De nos jours , ainsi qu'il arriva après
1629 chez nos ancêtres *, la guérison sera fort
avancée lorsque, sous l'impulsion de quelques
hommes éminents , les habitudes de la tolérance
et de la réforme auront remplacé celles de la
violence et de la révolution.
§ rv. Les tendances de la France vers le monopole.
L'esprit de monopole n'a jamais un caractère
aussi dangereux que l'esprit d'antagonisme. Ce
dernier mal n'a sévi chez nous que par intermit-
tence ; mais il a eu souvent , et il a repris de nos
jours un caractère aigu. Le premier, au con-
traire , est un mal chronique qui se maintient de-
puis longtemps , en France , sous des influences
* VOrganisationdu travail, §§ 15 et 16. (Note de 1872.)
6*
2lH) L1VB£ VI — LES RâPFOKTS PHTÉS
•
que nous n'avons pu encore écarter. Les classes
prépondérantes ont toujours voulu se soustraire
aux inconvénients de la lutte que provoque l'exer-
cice des professions. Eu poursuivant ce bat, elles
se sont principalement inspirées de deux ten-
dances.
La première est celle qui porta, en général,
les communes de l'ancien régime (65 , IX) à sou-
mettre tous les chefs de famille à une égalité
forcée, soit enjournissant aux individualités in-
férieures le moyen de ne pas tomber, soit en
empêchant les hommes supérieurs de s'élever à
la hauteur que comportaient leurs talents. C'est
ainsi que se formèrent les nombreuses corpora-
tions d'arts et métiers (46, VII) qui se perpétuent
pour les arts usuels dans l'Allemagne méridio-
nale , et qui ont été conservées ou rétablies , en
France , pour certaines professions.
La seconde tendance, inspirée par l'esprit
d'inégalité et de privilège, a donné naissance aux
charges vénales. Éclos sous les Valois, développé
par Colbert, établi en 1791 , ce régime a été res-
tauré par le Consulat et l'Empire et conservé
jusqu'à ce jour. Comme dans le cas précédent, on
a donné une valeur factice aux charges, en en li-
mitant le nombre. On en a augmenté l'importance
en en attribuant l'investiture au souverain et en
obligeant les particuliers à recourir au service de
ces maîtres privilégiés.
CH. SI. — l'harmonie sociale et la concurrence 207
Les maîtres ainsi favorisés ont toujours pour-
suivi le môme but, la hausse factice du prix
de leur travail. Ils ont employé le même moyen,
l'organisation d'un monopole. Ces tendances se
retrouvent, au moins à l'état latent, chez toutes les
classes vouées au travail. Comme le vice originel,
elles se reproduisent sous quelque forme nou-
velle, dès que la société se relâche de sa vigilance
ou perd de vue le grand intérêt qui conseille de
les combattre. De nos jours, par exemple, l'esprit
de monopole n'a guère osé réclamer la limitation
du nombre des maîtres dans toutes les branches
d'activité ; mais il s'est procuré une satisfaction
équivalente en soumettant le commerce interna-
tional au régime protecteur. Cette propension est
loin d'être détruite par la réforme commerciale
que nous devons au second Empire^ Elle sera
sans cesse ramenée par l'amour du gain, l'un
des mobiles permanents de l'humanité. Elle pren-
dra un nouvel essor, avec son cortège habituel
de corruption et d'abus , chaque fois que , sous
prétexte d'intérêt public , on voudra tempérer la
lutte des ateliers. Jamais les contraintes de la
loi n'établiront, entre les ateliers d'une nation , le
genre d'harmonie et l'identité d'intérêts qui ne
peuvent exister qu'entre les membres d'un même
atelier.
Ces pratiques et ces principes sont justifiés par
le succès des peuples qui repoussent le plus les
208 LIYBE VI — LES RAPPORTS PRIVÉS
monopoles. La libre concurrence des foyers et
des ateliers est Tune de ces lois éternelles que
Ton peut oublier quelquefois quand s'affaiblit le
sentiment du vrai et du juste, mais que la réforme
ramène toujours quand les désordres produits par
les privilèges ont envahi la société. Les peuples
anciens que le commerce a rendus célèbres ont,
pour la plupart , grandi à la faveur de la liberté
des échanges. Les peuples que les contemporains
se plaisent à prendre pour modèles prospèrent
encore sous ce même régime. La concurrence, en
résumé, conjure, chez les classes commerçantes ,
l'exagération des grands intérêts qui portent les
hotames à l'harmonie. Elle féconde même cette
utile tendance ; car elle l'empêche de dégénérer
en paresse ou en routine.
§ Y. L*esprit de monopole au sein des classes dirigeantes.
Il convient à quelques égards d'étendre cette
conclusion à l'ensemble des classes dirigeantes.
Le genre d'infirmité sociale que je viens de mettre
en relief, pour les arts usuels, étant inhérent à
la nature humaine, produit partout les mêmes
effets, et il exige partout le même remède. Les
personnes adonnées aux professions libérales ne
sont pas moins portées à obtenir d'un effort donné
la plus grande somme d'avantages. Elles sont
donc invinciblement conduites , quand le senti-
ment du devoir s'affaibUt, à désirer le genre de
CH. 51. — l'harmonie sociale et la concurrence 209
monopole qui s'adapte à la nature spéciale de
leur activité. Cette propension est d'autant plus
redoutable que la classe où elle se manifeste,
ayant plus d'influence , est mieux en mesure de
triompher des résistances du corps social. Le
monopole, organisé au sein des professions les
plus influentes, produit tôt ou tard des maux in-
calculables. Il aboutit toujours aux guerres civiles,
aux révolutions sociales et aux changements de
dynasties.
Telle fut, par exemple, au xvi® siècle, la source
de nos guerres religieuses. Et, en effet, lorsque
le clergé , plongé dans la corruption , prétendit ,
sans se réformer, conserver sa richesse et sa
puissance , il voulut au fond se dispenser des ef-
forts pénibles qu'exigent la culture de la science
et la pratique de la vertu. Il préféra la lutte vio-
lente et le schisme à la discussion paciflque des
réformes qui tendaient à se propager dans le sein
de l'Église (14, II). Le même esprit de monopole
contribua plus tard à la révocation de l'édit de
Nantes, et il provoqua la corruption qui s'aggrava
sans relâche jusqu'à la révolution de 1789. Si le
clergé cathoUque est revenu chez nous, par la
réforme de ses mœurs, à la hauteur de sa mission,
c'est que le régime issu de la révolution l'a exposé
à la concurrence des dissidents et des sceptiques.
L'esprit de monopole n'a pas été moins fréquent,
et il a été parfois aussi funeste chez les savants ,
210 LIVRE VI — LES RAPPORTS PRIVÉS
les lettrés , les corps enseignants et les hommes
d'État. Souvent il s'est révélé par des privilèges
injustes, par des règlements coercitifs et par des
persécutions cruelles.
Quelle que soit l'extension donnée aux mono-
poles, les privilégiés qui se flattent d'en tirer pro-
fit sont toujours en petit nombre. La majorité de
la nation supporte avec répugnance un régime qui
lui fait subir, sans compensation, d'intolérables
abus. Lorsque pendant longtemps elle n'aperçoit
aucun moyen d'y échapper, elle amasse , contre
les classes dirigeantes, des rancunes qui trouvent
tôt ou tard l'occasion de se satisfaire. Si la révo-
lution française a montré tant de violence, c'est
que la noblesse , le clergé et les corporations de
l'ancien régime n'avaient pas su se réformer ; c'est^
que les institutions placées sous leur garde s'é-
taient écartées de la tradition ; c'est enfin que ,
pendant un siècle, la nation avait dû subir le poidg
de privilèges qui n'étaient plus justifiés ni par le
talent, ni par la vertu des privilégiés.
§ VI. Les rapports mutuels des nations.
Il en est de plusieurs nations contiguës comme
des classes dirigeantes d'une même nation :
elles s'égarent et s'exposent à de redoutables
épreuves , lorsque les influences fondées sur les
rapports privés exagèrent l'esprit d'harmonie ou
de concurrence et poussent les gouvernants à des
CH. 51. — l'harmonie sociale et la concurrence 211
alliances, à des guerres ou à d'autres entreprises
qui violent la loi morale.
Je n'ai pas besoin d'insister sur les maux qu'en-
gendre la guerre, cette manifestation extrême de
l'antagonisme international. C'est peut-être le
sujet que traitent avec le plus de prédilection
les écrivains de notre époque ; et tous les déve-
loppements que je pourrais donner ne feraient
que reproduire ce qui est connu de la plupart
des lecteurs. Ainsi que le démontrent beaucoup
d'événements contemporains, les perfectionne-
ments dont les modernes se glorifient ont peu
adouci les ravages du fléau. Sans doute, la guerre
est conduite maintenant avec plus de respect
pour la propriété et pour les personnes * ; et ,
sous ce rapport , elle est moins désastreuse pour
les contrées où elle sévit. Mais, d'un autre côté,
le choc des batailles est plus meurtrier que ja-
mais; et la paix armée, qui est devenue l'état
habituel de l'Europe, impose aujourd'hui des
charges plus lourdes que celles qui résultaient
autrefois des guerres les plus acharnées. Le mal
est arrivé à ce point que le capital absorbé im-
productivement par l'entretien des forces de terre
et de mer, dépasse celui qui est consacré aux
améliorations matérielles et morales.
1 Plusieurs traits de la guerre qui a pris fin en février 1871
montrent que ce perfectionnement est moins prononcé que je ne
le suppose dans ce passage écrit en 1864. (Note de 1872.)
212 LIVRE VI — LES RAPPORTS PRIVÉS
§ VII. Le faux principe des nationalités.
Le danger de la guerre provient surtout au-
jourd'hui des politiques qui prétendent tracer,
d'après un nouveau principe, les limites des
États. Selon les novateurs , ces limites devraient
être réglées , non par les droits fondés siu* la tra-
dition , mais par la nature des langages. A cet
égard , l'Europe presque entière semble céder à
un entraînement dont on ne saurait étudier avec
trop de soin l'origine et les conséquences. Le
règne de la force, propagé par les longues guerres
de la révolution française, est la principale cause
de cet entraînement. Depuis la fin du xvm® siècle,
les délimitations fixées malgré la répugnance
des populations ont singulièrement désorganisé
les relations internationales que les classes diri-
geantes du xvn« siècle avaient fondées, à la
faveur de l'unité de langue, sur d'admirables
rapports privés (9, VII). Dans cette nouvelle
direction de l'esprit public, le classement relatif
des nations s'est moins établi sur la valeur intel-
lectuelle et morale des citoyens que sur l'étendue
des territoires et le nombre des soldats. Il est
donc naturel qu'on se préoccupe partout de réu-
nir en un seul corps des nations qui, sous les
autres rapports, auraient tout intérêt à conserver
l'autonomie créée par les mœurs et la tradition.
En cherchant ainsi à se grouper d'après « le
CH. 51. — l'harmonie sociale et la concurrence 213
principe des nationalités », les Européens cèdent
d'ailleurs à des propensions différentes. Les Al-
lemands veulent accroître leur force devant leurs
rivaux. Les Italiens et les Scandinaves désirent
être mieux en mesure de se défendre contre un
peuple étranger. Chez les Slaves, une grande
nation déjà prépondérante prétend absorber les
populations contiguës ou exercer sur elles un
haut patronage. Chez les Grecs, enfin, une pe-
tite nation s'efforce de grandir en attirant à elle
des peuples de même race, qui sont depuis long-
temps réunis, dans le vaste empire des Ottomans,
à des peuples fort divers.
Ces tendances amèneront de grands maux,
même pour les peuples qui se flattent d'en tirer
profit. Elles auront, en outre , l'inconvénient de
détruire, avec l'indépendance des petites nations,
une force morale dont les sociétés européennes
ne sauraient être impunément privées. Il est donc
à désirer que l'opinion publique , éclairée sur les
véritables intérêts de l'Europe, réagisse prompte-
ment contre un engouement irréfléchi.
§ VIII. L*acUon bienfaisante des petites nations.
Les peuples resserrés dans d'étroites limites
apportent, en effet, à leurs voisins un contin-
gent de forces qu'on ne saurait demander aussi
sûrement aux nations prépondérantes. Les indi-
vidualités éminentes y trouvent rarement l'oc-
214 LIVRE VI — LES RAPPORTS PRIVÉS
casion de s'élever aux plus hauts degrés de la
richesse. Elles sont moins accessibles à Torgueil,
et, en conséquence, elles sont plus capables de
résister à la corruption ou de se réfonner par
l'exemple. Les familles dirigeantes y sont moins
portées que celles des grandes nations à l'absen-
téisme et à l'oisiveté, par l'attrait des capitales :
elles sont contrôlées de plus près par l'opinion
publique ; elles gèrent mieux leurs maisons, leurs
domaines ou leurs ateliers; elles exercent plus
utilement le patronage en faveur des classes im-
prévoyantes; enfin, mêlées plus intimement au
corps même de la nation, elles y introduisent
mieux , par leur exemple , les bonnes pratiques
du travail et de la vertu. Les nations s'afiaiblis-
sent quand elles prétendent s'agrandir sans me-
sure; car elles perdent alors, en force morale,
plus qu'elles ne gagnent en force matérielle. Ainsi
les capitales, quand elles agissent sur un État trop
étendu , étouffent l'intelligence , au lieu de la sti-
muler, dans les provinces éloignées. Chez les
petites nations , au contraire , elles étendent na-
turellement leur utile influence jusqu'aux extré-
mités du territoire.
L'action bienfaisante des petites nations s'est ré-
vélée d'une manière brillante en Italie, à l'époque
de la Renaissance. Elle a été manifeste durant ce
siècle dans les États allemands. On retrouve la
trace d'une influence analogue chez les peuples
CH. 51. — l'harmonie sociale et la concurrence 215
parlant notre langue. Les érudits qui suivent de
près le mouvement scientifique et littéraire dé-
clarent, en effet, que Bruxelles , Genève et Lau-
sanne * y prennent une part plus importante que
les villes de même rang comprises dans l'empire
français. L'opinion publique est depuis longtemps
fixée sur les éléments de grandeur fournis aux
sociétés européennes par quelques États prépon-
dérants ; mais elle devrait être plus soucieuse de
respecter les sources de vertu qui jaillissent des
petits États. On est fondé à dire que l'Europe
trouve dans ces derniers, contre la décadence
naissant de la corruption , des garanties analo-
gues à celles que chaque peuple trouve dans la
petite propriété et dans la petite industrie ( 33 ,
II et III).
Les petites nations ne sont nullement portées
par une tendance naturelle à se grouper en
grandes unités ; elles ne renoncent à leur indivi-
dualité que pour échapper à de plus grands maux,
et surtout pour se défendre contre les agressions
1 M. Saint- René Taillandier, dans un article remarquable sur
les travaux d'Alexandre Vinet, établit que cet éminent professeur
de Lausanne a , le premier, introduit dans notre littérature mo-
derne les principes de liberté religieuse qui depuis longtemps
étaient gravés, aux États-Unis et au Canada, dans tous les cœurs.
A ce point de vue, une petite ville de la Suisse française aurait
aidé, dans cette région, à la conservation des croyances. Elle au-
rait ainsi provoqué le mouvement d'idées qui amènera, tôt ou tard,
la réforme socialedela France (§lo, VI). Voir la Rcmuç, des Deux
Mondes, 15 janvier 18G4, p. 374.
216 LIVRE VI — LES RAPPORTS PRIVÉS
OU les intrigues de trop puissants voisins ^ Les
classes dirigeantes remédieraient donc à une
cause imminente de désorganisation, et elles
conserveraient à l'Europe une de ses forces les
plus précieuses, si elles propageaient, par leurs
préceptes et par leur pratique , les égards envers
es égaux, le respect des faibles, l'amour de la
paix et la haine des conquêtes. En créant dans
cette direction , à l'aide de la presse , de la parole
et de l'association, une opinion irrésistible, elles
pourraient conjurer la guerre entre les grandes
nations, et mettre les petites nations à l'abri d'in-
justes convoitises. Elles développeraient ainsi,
dans les rapports internationaux, les habitudes
d'équité qui prévalent de plus en plus dans les
rapports privés *.
1 Celte vérité a été démontrée une fois de plus par les chan-
gemenls qui se sont accomplis, dès le début de la guerre de 1870,
dans la constitution politique des petits États allemands du Midi.
(Note de 1872.) =^ î2 Depuis que ces lignes ont été écrites, la
Prusse a conquis par la violence le Hanovre et plusieurs petits
États que j'ai cités (30, IV) comme des réserves de vertu et des
modèles d'organisation sociale. Lorsqu'on songe aux calamités
que pourrait déchaîner suf TEurope l'ambition des deux grands
peuples qui occupent le nord des deux continents (12^ IV), on
éprouve un sentiment de consternation en voyant détruire, avec
l'autonomie des petits Étals du nord-est de TAlIemagne, une pré-
cieuse force des peuples civilisés. Ce désordre e&t la conséquence
des erreurs que la France, après d'autres grandes nations, a pro-
pagées -sous les régimes de Louis XIV, de la révolution et du
premier Empire. Il s'explique en parlie par le légitime ascendant
que s'est acquis la Prusse , depuis ses malheurs d'Iéna , en ac-
complissant de mémorables réformes. Mais les petits États alle-
mands auraient été plus disposés à maintenir leur autonomie , si
GH. 51. — l'harmonie sociale et la concurrence 217
I IX. Le rôle des classes dirigeantes dans les rapports
internationaux .
Sans doute, les classes dirigeantes, agissant
ainsi à titre privé, n'ont point qualité pour fixer
définitivement la pratique du droit des gens ; car
cette tâche est partout une des fonctions essen-
Helles aux pouvoirs publics (67, XII). Cependant
c'est leur influence qui doit surtout remédier aux
maux que déchaîne maintenant sur l'Europe le
prétendu principe des nationalités. Leur mission
est de créer, entre tous les peuples, un état d'équi-
libre conforme aux vœux des intéressés. Leur
moyen d'action consiste à assurer le concours de
l'opinion publique aux gouvernements qui se con-
certeraient pour subordonner, dans les rapports
mutuels des nations, la force à la justice.
Les classes dirigeantes conjureraient, par cette
intelligente conduite , les deux exagérations qu'il
faut redouter dans tous les rapports sociaux. En
évitant à la fois l'antagonisme et la routine, elles
rétat de ropinion en France ne leur avait souvent fait concevoir
des craintes sur la conservation de leur nationalité, ils s'arrête-
raient, autant qu'il dépend d'eux, sur une pente funeste, si la
France condamnait par ses principes et par sa pratique les an-
nexions et même les revanches; si, reprenant le généreux esprit
de Henri IV et des honnêtes gens de 1789, elle donnait satisfac-
tion au besoin de prépondérance morale qui l'anime en faisant
respecter le droit des faibles et l'indépendance des petites nations.
(Note publiée inutilement en 1867 et reproduite en 1872.)
RÉFORME SOCIALE. III — 7
218 LIVRE VI — LES RAPPORTS PRIVES
créeraient entre les communes , les provinces et
les nations une concurrence non moins utile que
celle qui s'exerce entre les foyers et les ate-
liers. Elles leur garantiraient toutes les libertés
d'action , sauf celle de la violence. Ces luttes paci-
fiques , provoquées par un honorable désir de
prééminence , sont certainement celles qui por-
tent le plus les nations aux perfectionnements.
Elles ont donné aux petits États de la Grèce an-
cienne un éclat incomparable ; et elles ont grandi
les Romains , tant que ceux-ci ont eu des rivaux.
La concurrence internationale a rendu les mêmes
services à notre Occident : elle l'a élevé, au moyen
âge et au xvii* siècle , à une grande hauteur ; elle
deviendrait encore plus féconde si elle était exclu-
sivement pratiquée au sein de la paix.
Dans cette ère nouvelle , la prépondérance ne
serait pas acquise seulement aux nations les plus
puissantes. Elle serait dévolue de préférence par
l'opinion à celles qui renonceraient à abuser de
leur force , qui mettraient leur gloire à assister
les faibles, qui enfin feraient appel à la con-
science et à la raison de tous pour satisfaire les
légitimes aspirations des peuples*.
1 Deux sortes de réformes rendront à notre Occident Tascen-
dant moral qui se perd depuis les guerres de Louis XIV, de Fré-
déric II, de la révolution française et du premier Empire. Les
particuliers doivent se persuader que les vii« et x« commande-
ments du Décalogué obligent les nations comme les individus.
Chaque gouvernement, guidé par Topinion publique, doit établir
CH. 51. — L^HARMONIB SOCIALE ET LA CONCURRENCE 219
§ X. Les devoirs des Européens envers les races soullrantes.^
Les rapports privés des Européens établis
dans les deux mondes sont de moins en moins
soumis au contrôle des gouvernements. Ceux-ci,
comme je l'expliquerai au Livre suivant (67,1),
laissant aux particuliers le soin de régler leurs
intérêts mutuels , se bornent de plus en plus à
assurer le maintien de la paix publique. Il en est
autrement quand les Européens sont en contact
avec les races sauvages* qui n'ont, pour moyens
d'existence, que l'exploitation de pâturages na-
turels, la chasse, la pêche et les cueillettes,
complétées souvent par quelques pratiques de
pâturage et d'agriculture rudimentaire. Les uns ,
s' adonnant à l'imprévoyance et à l'oisiveté , su-
bordonnent complètement leur existence aux
libéralités de la nature. Les autres, préférant la
frugalité à l'abondance, se refusent à accroître
des institutions qui le mettent, autant que possible, à Tabri des
erreurs et des passions d^où résultent les guerres injustes. Je ne
saurais trop recommander, à cet égard, les travaux de mon ami
M. David Urquhart, et rexcelient exposé qu'en fait le R. P. Ra-
mière {Éludes religieuses de la Compagnie de Jésus, 1873).
1 Cette expression est employée ici avec le même sens que je
lui attribue dans le cours de cet ouvrage pour désigner les
classes placées, chez les Européens, aux derniers rangs de la
hiérarchie sociale. Elle constate une infériorité actuelle (48,
III à V); elle ne proclame nullement une infériorité perma-
nente , que la science signalerait comme fondée sur la nature des
hommes.
220 LIVRE VI — LES RAPPORTS PRIVÉS
leur bien-être par la consommation des produits
que fournirait un travail régulier.
Les Européens, voulant trafiquer à tout prix
avec ces peuples , en l'absence des besoins aux-
quels pourvoient les commerces légitimes, ont
usé habituellement d'un procédé uniforme. Ils
ont excité quelques passions violentes pour les
spiritueux, les narcotiques ou les objets de pa-
rure. Ils ont récjamé, en échange de ces objets,
des esclaves ou des prostituées, et provoqué ainsi,
parmi ces races infortunées, une dégradation
physique et morale aboutissant fatalement à une
rapide destruction. Les officiers de marine, les
missionnaires et les voyageurs qui ont observéles
populations de l'Océanie et de l'AMque méridio-
nale s'accordent à signaler, chez certains com-
merçants qui fréquentent ces régions, une cupi-
dité implacable et une cruauté réfléchie qui sem-
bleraient ne pouvoir émaner des sociétés chré-
tiennes. La liberté, si féconde dans les rapports
mutuels des Européens, devient donc un scandale
dans leurs rapports avec ces races, comme le
serait le libre commerce avec les enfants *,
Les gouvernements pénétrés du sentiment de
^ Ce genre de désordre n^est même pas complètement réprimé
ar nos magistrats. On peut observer, par exemple, aux abords
des lycées de Paris, les manœuvres de commerçants fort dange-
reux qui, par la vente de narcotiques, de spiritueux et de mauvais
livres, ou par Toffre de prêts d'argent, excitent les vices et l'im-
prévoyance des écoliers.
^. 51. — L*HARHONIE SOCIALE ET LA CONCURRENCE 221
leurs devoirs commencent à comprendre que ces
désordres engagent leur responsabilité. Déjà l'An-
gleterre et la France se concertent pour répri-
mer, au moyen d'une surveillance sévère, le
commerce des esclaves. Toutes les classes diri-
geantes de l'Europe devraient se dévouer à la
défense des peuples inférieurs, en organisant
elles-mêmes une propagande morale, et en ré-
clamant de leurs gouvernements une répression
plus complète*. Elles n'ont pas seulement à rem-
plir un devoir d'humanité envers ces peuples :
elles sont, en outre, intéressées à conjurer la
corruption qu'acclimatent chez elles-mêmes des
entreprises qui violent ouvertement la loi morale.
§ XI. Les races inférieures et les émigrants européens.
Les Européens ont d'ailleurs un intérêt plus
direct à respecter les races inférieures, et même
à développer, par de bons exemples, leurs
aptitudes physiques et morales. Privés de leur
concours, ils ne sauraient défricher le sol des
trois grandes régions équatoriales*. Ils ne pour-
1 Cette catégorie de rapports privés est Pune de celles qui m^ont
fait comprendre une vérité essentielle, déjà signalée (48, XIV),
savoir : que la liberté n^est pas un de ces principes fondamentaux
qui, comme la religion, la propriété et la famille, élèvent, par une
force qui leur est propre, les peuples à la vertu. Chez les Euro-
péens de notre temps, la liberlé est un moyen habituel de pro-
grès ; mais il faut y renoncer dans les cas où elle trouble Tordre
moral, vrai critérium du bien. = > Tel est le cas notamment
222 LIVRE VI — LES RAPPORTS PRIVÉS •
raient donc, sans s'aider de l'alliance de ces
peuples, conserver ou restaurer le régime de
familles-souches, de fécondité et d'émigration-
(39, VI), c'est-à-dire l'un des éléments essen-
tiels à toute nation prospère. Les Européens peu-
vent trouver encore des avantages d'un ordre
plus élevé chez ceux de ces peuples qui ont at-
teint , sans l'appui du travail agricole , un certain
degré de perfection morale. L'observation des
races pastorales à existence simple révèle, en
effet, des principes fondamentaux qui sont en
quelque sorte masqués , dans l'occident de l'Eu-
rope , par une multitude de phénomènes secon-
daires. Ma propre expérience m'a appris que
l'étude méthodique de ces races apporte à la
science sociale un de ses meilleurs éléments.
pour le bassin de PAmazone, qui n'est guère maintenant qu^un
fertile désert, et qui ne peut être défriché que sous la haute di-
rection des Européens. Ceux-ci, dans leurs essais isolés de colo-
nisation, ont toujours été repoussés par des fléaux naturels dont
ils auraient certainement triomphé en s^associant honnêtement
les Indiens. A la vérité, les émigrants amenés de l'Europe dans
la zone tropicale y perdent la fécondité de leur race ; mais ils
trouvent des moyens illimités de succès dans l'ascendant qu'ils
exercent sur les indigènes. Plusieurs économistes s'inquiètent de
savoir comment s'établirait, sur notre globe, l'équilibre de la
population, après des siècles de paix et d'ordre moral. Us peuvent
prendre confiance en l'avenir en constatant que la région chaude
offre un débouché indéfini aux rejetons des familles-souches de la
région tempérée.
GH. 51. — l'harmonie sociale et la concurrence 223
§ XII. Les pasteurs nomades et le pays des herbes.
Ces considérations sont surtout applicables
aux pasteurs nomades qui se perpétuent, de-
puis la création de Thomme, sur les plateaux
de la haute Asie. Leur constitution sociale reste
inébranlable depuis les premiers âges de Thu-
manité. Elle nous offre un type des plus re-
commandables et se manifeste par trois traits
principaux : par la famille patriarcale ; par la
possession de steppes fertiles donnant chaque
printemps, pour la nourriture des troupeaux, une
abondante récolte d'herbes ; enfin par les migra-
tions et les travaux que commande l'épuisement
périodique des herbes et des eaux. L'ordre moral
et intellectuel se produit spontanément au milieu
des loisirs réguliers de la vie pastorale; tandis
que , dans la vie agricole , il se développe seule-
ment quand la richesse s'accumule sans donner
prise à la corruption. J'attribue à ces conditions
premières les deux principales forces des peu-
ples pasteurs : leurs fermes croyances religieuses
et leur hiérarchie de familles ou de tribus, assise
à la fois sur la tradition et le mérite.
Les populations , dans ce vaste Pays des her-
bes \ constituent pour l'humanité une permanente
1 La science sociale, dès qu'elle sera constituée, cherchera tout
d^abord ses principes élémentaires dans la connaissance de ces
intéressantes populations. Pour désigner l'immense territoire
224 LIVRB VI — LES RAPPORTS PRIVÉS
réserve des travaux simultanés du corps et de
l'esprit. Elles se distinguent entre toutes par leur
frugalité et leur énergie physique , par la simpli-
cité de leurs idées et par la justesse de leurs
principes. Elles ont réformé par la conquête les
nations agricoles de l'ancien monde , chaque fois
que les classes dirigeantes y ont été envahies par
l'antagonisme social, la corruption des mœurs,
la décadence physique et la confusion des idées.
Les nomades des steppes asiatiques ont, dans
tous les temps, rempli cet office pour l'empire
chinois, et ils en assurent encore la durée. Ils
sont prêts à reprendre ce rôle devant les races
européennes, si, ce qu'à Dieu ne plaise, celles-ci,
dominées par un conquérant et ne trouvant plus
dans leur concurrence mutuelle un moyen per-
manent de réforme, devaient retomber dans la
corruption de Babylone, de Thèbes, de Rome ou
de Constantinople.
En coordonnant les souvenirs que m'ont lais-
sés de longs voyages, je place en première ligne
ceux qui se rattachent à la grande steppe de
l'ancien continent. Je l'ai visitée à trois reprises,
et chaque fois l'impression a été la même. Le spec-
tacle qu'offre, au printemps, cette mer de fleurs
est plus charmant et aussi grandiose que celui de
qu^elles habitent, elle adoptera sans doute une dénomination que
les Chinois appliquent, depuis un temps immémorial, à la partie
de cette contrée qui confme à leurs frontières du Nord.
CH. 51. — l'harmonie sociale et la concorrence 225
rOcéan *. Les habitants de la steppe, lorsqu'ils ne
sont pas corrompus par le contact des « civili-
t ses » , inspirent au voyageur, plus que tout au-
tre type de la race humaine , ràfîection et le res-
pect. Tous les Occidentaux qui ont séjourné chez
les habitants de la steppe ont éprouvé la même
impression. Tous m'ont avoué qu'en rentrant
chez les peuples sédentaires ils n'ont guère res-
senti que le regret et la désillusion.
La supériorité morale des races de la steppe
dérive de deux causes permanentes : de l'autorité
patriarcale qui soumet la jeunesse aux traditions
duDécalogue éternel (47, XII); des occupations
pastorales qui mettent chacun en présence des
grandes scènes de la nature , et reportent con-
stamment la pensée sur la toute -puissance de
Dieu. Les ministres des cultes chrétiens sont pro-
fondément édifiés quand ils ont Toccasion d'ob-
server la ferveur religieuse de ces races : deux
d'entre eux m'ont déclaré que ce spectacle avait
tout d'abord reporté leur pensée vers la tou-
chante histoire d'Abraham , d'Isaac et de Jacob '.
Mais, on ne saurait trop le redire, ces beaux
types de l'humanité ne se maintiennent dans toute
leur pureté que dans les régions éloignées des
rivages maritimes fréquentés par les vaisseaux
* F. Le Play, Descriptions des terrains carbonifères du Donetz, '
aperçu de la steppe Pontique. Paris, 1842; 1 voL, p. 5. izii
> Voir le te^te de^M* Tabbé Hue, oité précédemment, ch. 8, XI.
226 LIVRE VI — LES RAPPORTS PRIVÉS
des races sédentaires. Ils ne résistent pas plus
aujourd'hui qu'ils ne le faisaient dans l'antiquité *
au contact des commerçants. La construction des
voies ferrées ferait pénétrer jusqu'au centre de la
région les funestes influences qui n'ont agi jus-
qu'à présent que sûr le littoral. Les peuples civi-
lisés ne sauraient se concerter trop tôt pour pré-
venir ce malheur, pour conserver à notre globe
sa plus solide réserve de vertu !
La nature de mon sujet ne comporte pas de
plus amples développements sur les rapports qui
devraient être établis entre les Européens et les
peuples inférieurs. J'en ai assez dit pour faire
comprendre que le perfectionnement de ces rap-
ports serait un grand bienfait pour l'humanité.
Nos classes dirigeantes, en suivant le bel exemple
des paysans du Lunebourg (39, V), se créeraient
des associés pour la colonisation des contrées les
1 0 Ne considérons - nous pas tous , tant que nous som-
« mes, les Scythes comme la simplicité et la franchise même...,
« comme infiniment plus sobres et plus tempérants que nous,
<( bien qu^en réalité Tinfluence de nos mœurs, qui a déjà altéré le
« caractère de presque tous les peuples, en introduisant chez eux
« le luxe et les plaisirs, ait pénétré jusque chez les peuples bar-
« bares et sensiblement corrompu leurs mœurs, celles des no-
« mades entre autres? Il a suffi, par exemple, que ces peuples
<i aient voulu essayer de la mer pour que leurs mœurs se soient
« aussitôt gâtées, et pour qu^on les ait vus prendre, des différentes
« nations avec lesquelles ils se mêlaient, le goût du luxe et les
« habitudes mercantiles. Ces tendances semblent devoir adoucir
« les mœurs, mais, par le fait, elles les corrompent en substituant
« la duplicité à cette précieuse simplicité dont nous parlions tout
« à rheure. » (Strabon, Géographie, liv. VU, oh. m, 7.)
CH. 51. — l'harmonib sogule et la conccrrence 227
plus chaudes et les plus fertiles. Elles trouve-
raient en tous temps ,. chez les pasteurs nomades ,
les saines traditions du travail et de la vertu. Elles
conjureraient ainsi les dangers de l'aggloméra-
tion exagérée ou de la stérilité systématique. En*
fin elles auraient de sûres garanties contre l'es-
prit de vertige et d'erreur que suscite périodique-
ment, chez les peuples commerçants, l'abus du
loisir et de la richesse.
§ XIII. Les Autorités sociales et les rapports privés.
En résumé , les rapports privés des familles et
des nations, considérés dans leur ensemble, con-
firment et complètent les principes que j'ai dé-
duits , aux Livres précédents , de mes études spé-
ciales sur la religion , la propriété , la famille , les
professions usuelles ou libérales, les communau-
tés et les corporations.
Les peuples modèles de notre temps ne voient
point dans l'égalité un principe fondamental ; ils
se préoccupent même moins que ne l'ont fait la
plupart des peuples anciens de créer l'égalité de
conditions. A la vérité , ils restreignent ou dé-
truisent les inégalités factices fondées sur les
privilèges et les monopoles ; mais ils laissent un
libre développement à celles qui , résultant de la
diversité naturelle des hommes, sont, à vrai dire,
d'institution divine.
En supprimant ainsi les privilèges, les mo-
228 LIVRE VI — LES RAPPORTS PRIVÉS
dernes donnent un grand développement à la
liberté. Ils se gardent cependant de l'ériger en
principe absolu , et ils maintiennent fermement ,
dans certains rapports privés, les régimes d'auto-
rité et de contrainte.
Les imperfections intellectuelles ou morales, et
parmi celles-ci l'imprévoyance, restent ce qu'elles
ont été dans tous les temps , une cause formelle
d'infériorité et de dépendance. Les familles in-
capables de se soutenir elles-mêmes ont dû tou-
jours et doivent encore demander assistance aux
autres. Cependant les rapports sociaux que cette
nécessité fait naître tendent de plus en plus à se
modifier. Chez les anciens, la subordination d'une
famille à une autre était souvent établie par l'au-
torité ; tandis que , chez les modernes , elle résuite
habituellement des liens volontaires de protection
et d'obéissance.
L'interruption brusque des rapports du maître
et du serviteur, du riche et du pauvre , sous l'in-
fluence momentanée de Terreur- ou du vice, a
créé de nos jours dans l'Occident le paupérisme.
Le remède à ce fléau est demandé journellement
à des nouveautés stériles. Cependant, malgré les
tentatives qui se font de toutes parts, on ne l'a
encore trouvé que dans les principes , sinon tou-
jours dans les procédés de la tradition : dans le
retour à la coutume des ateliers et aux devoirs
péciproques du patronage.
CH. 51. — L*HARMONIE SOCIALE ET LA CONCURRENCE 229
Les patrons volontaires du nouveau régime
s'appuient sur le travail et non sur la force.
Sous ce rapport, ils ont plus de droits que les
anciens seigneurs féodaux à la considération pu-
blique. Exposés à la concurrence de toutes les
familles , ils doivent se garder de la corruption ,
qui amènerait leur perte. Ils évitent cet écueil
quand ils demandent au talent et à la vertu le
moyen de conserver ou d'accroître l'influence
des aïeux. Ils sont alors éminemment propres à
guider les classes vicieuses ou imprévoyantes , à
créer d'utiles relations entre les nations civilisées,
et à protéger, par le commerce et la colonisation,
les races sauvages ou dégradées.
Les patrons qui dirigent, selon les principes
que je viens d'exposer, les rapports privés des
familles , des associations et des races devraient
être les modèles des < classes dirigeantes » qui ,
chez nous, fondent trop souvent leur pouvoir
malsain sur les abus de la richesse , de la presse
et de la parole. Quant aux chefs de famille, que
l'opinion publique distingue particulièrement au
sein de ces classes, ils constituent partout les
vraies « Autorités sociales ». C'est ainsi que l'é-
tude des rapports généraux de la vie privée com-
plète la définition de deux mots dont je fais un
fréquent emploi dans le cours de cet ouvrage.
Je montrerai dans le Livre suivant que les
classes dirigeantes qui s'élèvent, dans la vie
230 LIVRE YI — LES RAPPORTS PRIVÉS
privée , à la hauteur de leur mission , manifestent
également leur supériorité dans la vie publique.
Je prouverai aussi que , tout en remplissant leurs
devoirs au sein des ateliers , des communautés et
des corporations , elles sont plus aptes que des
gouvernants de profession à exercer certaines
fonctions du gouvernement.
LITRE SEPTIÈME
LE GOUVERNEMENT
PREMIÈRE PARTIE
LE CHOIX DES MODÈLES
Vous Bçavez bien le désir que j'ay de
donner ordre an fait de la justice et de la
police du royaume ; et pour ce faire, il est
besoin d'avoir la manière et les coutumes
des antres pays.
( Uttre du 6 août 1479 , de LouU XI
au baron du Boiiehage.)
SOMMAIRE
DU LIVRE SEPTIEME
Première partie.
Chapitre 52. La vie privée et le gouvernement. — Cha-
pitre 53. L'Angleterre prise pour modèle. — Chapitre 54. Les
institutions privées de l'Angleterre. — Chapitre 55. La Pa-
roisse rurale anglaise. — Chapitre 56. L'union anglaise de
paroisses. — Chapitre 57. Le comté anglais. — Chapitre 58.
Les Boroughs et les Villes d'Angleterre. — Chapitre 59. Les
trois provinces du Royaume-Uni. — Chapitre 60. Le gou-
vernement central du Royaume-Uni. — Chapitre 61. L'esprit
de la constitution britannique.
LE GOUVERNEMENT
PREMIÈRE PARTIE
LE CHOIX DES MODÈLES
CHAPITRE 52
QUAND LA PROSPÉRITÉ DIMINUE, LE GOUVERNEMENT SE DÉVELOPPE
AUX DÉPENS DE LA VIE PRIVÉE
§ I. L*extension de la vie privée, symptôme de prospérité.
J'ai suivi, en ce qui concerne le gouvernement,
le programme adopté pour les six autres éléments
de la vie des sociétés. Seulement, en raison de
la complication du sujet et de Timportance qu'y
attache l'opinion de mes concitoyens , j'ai établi
une distinction plus tranchée entre les deux sub-
divisions habituelles de mon exposé. A cet effet,
j'ai divisé en deux parties ce dernier Livre. Dans
la première partie , je recherche les principes en-
seignés par la pratique des peuples modèles.
Dans la seconde , j'indique les applications qu'on
en doit faire à la guérison des peuples souffrants ,
et spécialement à la réforme de la France.
234 L1Y. vu, 1"» PARTIE — LE CHOIX DES MODÈLES
Le problème du gouvernement ofifre , dans se»
solutions, une diversité infmie. La cause de cette
diversité est dans la situation relative des limites
qui, chez les diflerents peuples, séparent la vie
publique de la vie privée. Chez les peuples pros-
pères , chaque famille , soumise à la loi morale ,
pourvoit sans entrave au bonheur de ses mem-
bres. Usant de sa libre initiative , ou groupée en
communautés et en corporations avec les familles
voisines , elle règle de concert avec elles ses in-
térêts journaliers, sans conflits et sans procès.
Sous ce régime, la vie privée est fort étendue. On
n'en aperçoit les bornes que dans les cas rares
où les particuliers ne peuvent maintenir la sécu-
rité et la paix qu'avec l'aide de la force armée
mise à la disposition du souverain.
Au contraire, le gouvernement envahit de
vastes champs d'activité quand les familles, af-
faibUes par la corruption ou opprimées par la loi
écrite , perdent l'aptitude à gérer leurs propres
affaires. Dans ces circonstances la vie publique ,
dirigée par les gouvernants et appuyée sur la
force, se développe aux dépens de la vie privée.
Le partage entre ces deux branches de l'acti-
vité sociale ne peut être établi, en théorie ni en
pratique, d'une manière absolue. A cet égard,
la distinction offre des nuances aussi nombreuses
que celle du bien et du mal. Les deux classes
d'intérêts se touchent ou même se pénètrent mu-
CH. 52. — Là vie privée et le gouvernement 235
tuellement en beaucoup de points ; et il est sou-
vent nécessaire qu'elles soient placées sous la
direction d'une même autorité. Parfois aussi,
cette réunion des deux sortes d'attributions est
commandée par la situation des personnes : j'ai
déjà indiqué, par exemple, que les propriétaires
ruraux résidant sur les domaines acquièrent ,
dans l'exercice de leurs devoirs privés, les ver-
tus qui les rendent éminemment aptes à rem-
plir les fonctions publiques de leur localité (34,
XX).
§ II. La Coutume» les mœurs et les lois écrites variant selon
les lieux.
L'importance relative des deux branches d'acti-
vité varie beaucoup selon les races , les époques
et les lieux.
Les pasteurs nomades qui, depuis les premiers
âges de l'humanité, se maintiennent dans la
même condition sur les plateaux de l'Asie cen-
trale (51, XII), se composent de familles indépen-
dantes , à peine unies par les faibles liens de la
tribu. Chaque famille concentre sa sollicitude sur
l'exploitation de son troupeau et sur les migra-
tions commandées par l'abondance ou la rareté
des herbes et des eaux ; en sorte que l'activité
sociale s'y réduit , à vrai dire , à la succession de
ces travaux privés. Quelques peuples sédentaires,
sans y être contraints , comme les nomades , par
236 LIY. VII, i^ PARTIE — LS CHOIX DES MODÈLES
leur condition , ont également été conduits , par
leur génie propre, à donner une grande extension
à la vie privée. Ainsi, dans l'antiquité, ce caractère
a été distinctif pour les premiers Romains. Au
moyen âge , il a été encore plus développé chez
les Européens de l'Occident.
La plupart des peuples anciens ont suivi la
voie opposée. A Sparte, les plus intimes détails
de la vie domestique étaient soumis à la direc-
tion des officiers publics. Chez beaucoup de
nations de l'Asie méridionale, d'innombrables
fonctionnaires, formant parfois des castes fer-
mées , avaient un droit permanent d'intervention
dans l'existence des classes inférieures de la so-
ciété.
Les Européens offrent aujourd'hui beaucoup
d'exemples de ce contraste. Les Anglo- Saxons
ont conservé à plusieurs branches de l'activité
privée l'étendue qu'elles avaient au moyen âge.
Certains Etats du Continent les ont, au contraire,
singulièrement restreintes. La vie publique a
toujours pris, selon les races, les temps et les
lieux, des organisations fort diverses. Cependant,
au milieu de cette diversité , elle procède partout
de trois éléments principaux ; la Coutume, les
mœurs et la loi écrite.
^1
CH. 52. — LA VIE rtdVÉB ET LS GOUVERNEMENT 237
§ III. Le rôle de la Coutume.
La Coutume, constatée parle souvenir des faits
et par la déclaration verbale des hommes compé-
tents, est l'ensemble des règles imposées à la vie
publique locale par la tradition. C'est Fautorité
que les populations sont le plus disposées à res-
pecter, lorsqu'elles n'en sont point détournées
par la passion ou la force. Les coutumes les plus
bienfaisantes sont celles qui ne sont point écrites.
Alors, en efiet, les populations sont vraiment
libres , tout en conservant la stabilité ; car les an-
ciens chargés de rendre la justice, eninterpré-
tant ces coutumes , sont insensiblement amenés
à les modifier, selon l'état des mœurs et le besoin
des temps. Les coutumes séculaires sont les plus
vénérées; mais, à défaut d'anciennes coutumes,
chaque génération aime à prendre pour règle la
pratique qu'elle a créée. En France, plus que
dans tout autre État européen, la Coutume a été
systématiquement combattue depuis le moyen
âge par les légistes, et surtout de notre temps
par leurs alUés naturels, les niveleurs de la ré-
volution. Toutefois, malgré la révolution et ses
codes, la Coutume exerçait encore un certain
empire pendant la première moitié de ce siècle.
La tradition gardait le souvenir de ses bienfaits.
Les populations restaient attachées à leurs usages
locaux. Les officiers publics , préposés à l'exé-
238 LIY. YII, l^^ PARTIE — LE CHOIX DBS MODÈLES
cution des contraintes révolutionnaires , ne pou-
vaient eux-mêmes se soustraire complètement à
l'autorité de la tradition : sous cette influence , ils
toléraient que les administrés continuassent à
jouir de leurs vieilles libertés ^
§ IV. Le rôle des mœurs.
Les mœurs comprennent l'ensemble des habi-
tudes qui , à un moment donné , se reproduisent
spontanément dans la vie publique et dans la vie
privée. Elles se modifient parfois rapidement;
mais, tant qu'elles subsistent, elles s'imposent
par une force irrésistible aux individus , aux fa-
milles et aux associations. Elles soumettent à leur
autorité les ateliers de travail *. Elles étendent
1 Parmi les exemples les plus curieux de ce respect des auto-
rités publiques pour la Coutume, j*ai surtout remarqué les dé-
cisions de la cour impériale de Bourges concernant la communauté
des Jault (les Ouvriers européens, p. 247], et une multitude de
traits relatifs à la transmission des biens dans nos provinces du
Midi. C*est dans la vie rurale que les petites coutumes locales
avec leurs nombreuses variétés gardent surtout leur autorité.
On peut donc prévoir que le code rural tant de fois réclamé,
s'il est un jour promulgué avec l'extension que désirent quel-
ques légistes , achèvera la ruine de nos coutumes nationales. =
2 L'antagonisme social des ateliers de rOccident émane surtout
des écrivains et des niveleurs qui veulent soumettre le régime
du travail aux contraintes de la loi écrite ou aux libres inspira-
tions du vice originel. Ces dangereuses erreurs reposent sur Ti-
gnorance des mœurs et des coutumes qui, dans la majeure partie
de TEurope, maintiennent encore la paix entre les patrons et les
ouvriers (50, V). Voir spécialement la description de la cou-
tume des ateliers, dans VOrganiaation du travail, ch. ii. (Note
de 1872.)
CH. 52. — LA VIE PRIVÉE ET LE GOUVERNEMENT 239
également leur empire sur les fonctionnaires, or-
ganes du souverain ou de la loi écrite , et même
sur les monarques les plus absolus. Aux époques
de prospérité, les mœurs s'harmonisent générale-
ment avec la Coutume ; aux époques de révolu-
tion, de décadence ou de réforme, elles réagissent
contre elles, soit par les excitations violentes dont
notre histoire moderne offre tant d'exemples (23,
IV), soit par les lentes influences qui ont successi-
vement porté l'ancienne France au vice ou à la
vertu (9, VI à VIII).
§ V. Le rôle des lois écrites.
La loi écrite est l'autorité qu'emploient ha-
bituellement les modernes , pour modifier l'im-
pulsion imprimée par la Coutume et les mœurs.
Quand le règne du bien est en honneur chez les
gouvernants , la loi écrite ramène à la pratique
du Décalogue la partie du peuple qui s'en écarte :
à cet effet, elle lui impose les habitudes de la
partie morale et prévoyante, ou les meilleurs
usages des peuples étrangers. Quand , au con-
traire, domine l'esprit du mal, elle intervient sur-
tout pour saper dans les cœurs les principes de
la loi suprême. Les hommes de la révolution ont
méconnu cette distinction fondamentale. Ils ont
pensé que leurs inventions législatives avaient
droit au respect des peuples, lors même qu'elles
240 LIV. VII, 1"» PàRTIB — LE CHOIX DSS MODÈLES
tendaient à établir le règne du mal *. Cette avei]^le
croyance à la souveraineté de la loi écrite est une
des dangereuses erreurs de notre temps. Les
plus grandes intelligences se sont usées chez
nous, pendant soixante-dix ans , à rédiger quinze
constitutions inutiles. Les innombrables con-
traintes imposées par les lois , depuis 1789, figu-
rent au premier rang parmi les causes de la dé-
cadence actuelle. L'un de nos meilleurs moyens
de réforme est d'abolir ces lois funestes et de
libérer ainsi le sol sur lequel la Coutume et
les mœurs édifieront la vraie constitution du
pays.
§ VI. La coDsUtution sociale» le gouvernement
et lea institutions.
En me conformant aux sens généralement
adoptés, j'appelle constitution sociale d'une na-
tion Tordre qu'établissent, dans les branches
essentielles d'activité , les influences combinées
de la Coutume, des mœurs et de la loi écrite.
J'appelle gouvernement la portion de cette acti-
vité qui est exercée par les agents spécialement
chargés de pourvoir aux intérêts publics.
Chaque constitution sociale comprend deux
1 M. le comte de Breda a réfuté cette erreur dans un excellent
pel't livre ayant pour titre : La Loi de Dieu et les règlements so'
ciaux. Une brochure in-18. Paris, 1873; Albanel.
CH. 52. — LA VIE PRIVÉE ET LE GOUVERNEMENT 241
groupes principaux de coutumes, de mœurs et
de lois écrites : les institutions privées et les
institutions publiques, qui règlent respective-
ment Factivité des particuliers et les attributions
des fonctionnaires.
Si les personnes vouées à la science voulaient
bien s'entendre, comme je le propose (53, VIII),
pour observer et décrire méthodiquement la con-
stitution sociale des peuples contemporains, je
conseillerais d'établir dans chaque monographie
ces deux grandes subdivisions. Quant aux insti-
tutions jouant un rôle mixte , le classement en
serait déterminé , d'abord par le caractère domi-
nant chez la nation décrite, puis par les ten-
dances des autres nations. Je me suis conformé
à ce précepte en donnant (54 à 61) un aperçu
de la constitution britannique. Ainsi, malgrp
l'importance que l'Église anglicane a conservée
comme institution publique, je classe (54, II à IV)
la religion parmi les institutions privées de l'An-
gleterre : en premier lieu , parce que les dissi-
dents y ont un rôle prépondérant; en second
lieu, parce que les Européens se montrent chaque
jour plus enclins à renoncer aux religions d'État.
Au contraire, bien que le Continent européen
persiste à exercer, dans la plupart des loca-
lités, l'assistance des pauvres à titre privé, je
classe ce service parmi les institutions publiques
(56, II à VI), parce qu'il forme évidemment en
7*
242 LIY. VII, 1^ PARTIE — LB CHOIX DES MODALES
Angleterre le principal trait du gouvernement
local * .
s VII. La fonction des gouvernants : conservation de la paix
fondée sur la pratique de la loi morale.
L'étude comparée des constitutions sociales
est le point de départ nécessaire de toute ap-
préciation juste sur les gouvernements. Seule,
elle peut fournir aux peuples souffrants des con-
victions fermes et éclairées sur les modèles à
suivre dans Toeuvre de réforme. Ces convictions
fondées sur l'expérience produiraient, en France
plus qu'ailleurs, des résultats utiles. Elles se sub-
stitueraient peu à peu aux idées fausses mainte-
nues par l'ignorance des faits, par la lutte des
partis et par l'esprit de révolution. A une époque
où le salut ne peut guère venir d'un Lycurgue
ou d'un Solon , ces convictions nous porteraient
à imiter les modèles décrits dans la première
partie de ce Livre , et à opérer les réformes indi-
quées dans la seconde.
La comparaison des principales constitutions
sociales de l'Europe nous montrera combien il
est peu judicieux d'attribuer, aux formes légales
1 Si j'avais à décrire en ce moment la constitution sociale des
États-Unis de l'Amérique du Nord, je classerais à ce même point
de vue, comme institution publique, le service médical des ar-
mées, bien que, pendant la guerre actuelle, il ait été surtout exercé
par des associations privées. (Note de 1864.)
CH. 52. — LA VIB PRIVÉE ET LE GOUVERNEMENT 243
du gouvernement, l'importance exagérée que nous .
leur accordons depuis 4789, sans tenir compte
ni de la Coutume ni des mœurs. En nous attachant
moins aux mots pour entrer plus profondément
dans les choses, nous trouverons le critérium
qui, en celte matière, nous a manqué jusqu'à
ce jour. Nous constaterons que, dans toute con-
stitution stable , la Coutume , les mœurs et la loi
tendent surtout à assurer aux citoyens la paix
publique fondée sur la pratique de la loi mo-
rale. Les gouvernements, qui pourvoient à ce
premier besoin de toute société , encouragent les
institutions et les mœurs qui améliorent la con-
dition physique, intellectuelle et morale des
classes inférieures. Ils atteignent ce but en res-
pectant les saines libertés de la vie privée, et
surtout en conférant aux pères de famille le
pouvoir de conserver les bonnes traditions , et de
réprimer parmi les jeunes générations les effets
du vice originel. Les gouvernements qui réussis-
sent , en outre , à se placer aux premiers rangs
dans l'opinion publique joignent toujours l'esprit
de perfectionnement à l'esprit de conservation.
Ils tirent leur illustration d'une classe dirigeante
dont la supériorité se fonde sur la naissance, la
richesse, le talent et la vertu (50, XVII). Enfin,
ils recrutent sans cesse cette classe supérieure
en favorisant, par des choix judicieux et par
de justes récompenses , l'élévation des hommes
244 LIV. vu , l'* PARTIE — LB CHOIX DES MODÈLES
éminents qui surgissent de tous les rangs de la
société.
La plupart des peuples européens sont aujour-
d'hui dans cette voie ; mais ils y avancent avec
des vitesses inégales. Tout en poursuivant le
même but, ils sont loin d'avoir des institutions
et des gouvernements identiques. A la vue de
cette diversité extrême de procédés et de résul-
tats, on pourrait être d'abord tenté de croire
qu'il sera difficile de déduire de l'observation
les principes auxquels il convient de se rallier:
je montrerai dans le chapitre suivant que cette
présomption n'est pas fondée , et que la solution
devient plus facile de nos jours qu'elle ne Ta été
pendant les trois derniers siècles.
§ VIII. L*extension de la vie publique »^terlum de la souffrance
actuelle.
L'opinion publique, lorsqu'elle n'est point
égarée par la passion, n'a pas même besoin de
ces connaissances méthodiques pour classer à
leur vrai rang les peuples qui, par l'ensemble de
leurs institutions, peuvent offrir les meilleurs
modèles. Comme je l'ai fait remarquer dans l'in-
troduction de cet ouvrage , tous les Européens
de notre époque distinguent avec un tact sûr les
peuples vraiment prospères (8, VIII). Ils s'accor-
dent également à prendre pour modèles les
peuples libres qui, sans compromettre leur pros-
CH. 52. — LA VIE PRIVÉE ET LE GOUVERNEMENT 245
périté, étendent sans cesse la vie privée aux dé-
pens de la vie publique.
C'est surtout à ce dernier symptôme que se
reconnaît de nos jours la supériorité. Les gou-
vernements qu'on aime à imiter se bornent de
plus en plus à maintenir la paix publique , et à
écarter les obstacles qui entravent l'activité indi-
viduelle. Le degré d'aptitude que montrent les
citoyens à diriger eux-mêmes, à titre privé, le
mouvement matériel, intellectuel et moral, donne
la vraie mesure de la prépondérance que l'opi-
nion accorde à leur pays. Les peuples incapables
de ces hautes initiatives perdront le rang qu'ils
avaient antérieurement conquis à la faveur d'au-
tres qualités qui se trouvaient en rapport avec un
état de choses différent. La France est particu-
lièrement engagée» mir cette pente dangereuse.
Depuis le milieu du xvii® siècle , elle n'a rien fait
pour développer, dans l'ensemble de l'activité
sociale, l'esprit d'initiative individuelle qu'elle
appliqua alors (9, VII) avec tant d'éclat à la
polémique religieuse et à la culture des arts
libéraux. Il est temps pour eUe de prendra
une autre direction , et de donner un meilleur
exemple*.
1 Plaise â Dieu que cecooseil soit plus écouté aujourd'hui qu'il
ne le fut aux époques où parurent les trois premières éditions de
cet ouvrage ! ( Note de 1872.)
246 LIV. vu, !>*« PARTIE — LE CHOIX DES MODÈLES
§ IX. La définition du gouvernement local.
Nulle part, d'ailleurs, le problème qui con-
siste à fonder et à maintenir les bonnes consti-
tutions, ne met exclusivement en présence les
particuliers et l'État, c'est-à-dire l'action indi-
viduelle et le gouvernement central. Entre ces
deux termes extrêmes de la société , il existe des
groupes intermédiaires de droits , de devoirs et
d'intérêts tendant tous au même but. Ces groupes
viennent en aide à l'État et aux particuliers par
une multitude de combinaisons. Ils subissent et
exercent une série de contrôles ; en sorte qu'ils
simplifient et compliquent à la fois la question
du gouvernement. Ces groupes sociaux ne se
composent quelquefois que de personnes; et,
comme je l'ai expliqué au Livre V, ils se présen-
tent sous forme de communautés et de corpora-
tions. Les plus importants se rattachent à des
territoires déterminés. Selon leur étendue , leurs
rapports mutuels ou leur spécialité , ils sont dé-
signés, dans les diverses organisations euro-
péennes, par des noms correspondant à nos
dénominations de province, de département,
d'arrondissement, de canton, de commune ou
de paroisse.
Les autorités préposées à ces dernières cir-
conscriptions sont soumises en partie aux lois qui
pèsent sur les particuliers ; mais, en même temps.
CH. 52. — LA VIE PRIVÉE ET LE GOUVERNEMENT 247
elles exercent sur ceux - ci une action directe qui
comprend une foule de détails. Tantôt, comme
en ce qui concerne l'assistance des pauvres et
l'entretien du culte , elles agissent sous la haute
surveillance de l'État. Tantôt, comme pour la
petite voirie et les autres intérêts d'ordre matériel
et local, elles opèrent sous le seul contrôle des
administrés. Elles sont, soit nommées par le
souverain temporairement ou à vie, soit élues
par les citoyens selon la loi ou la Coutume. Ces
manifestations de la puissance publique me sem-
blent pouvoir être convenablement désignées
sous le nom de gouvernement local. Elles ont
toujours joué un rôle essentiel dans le régime
européen; et partout, sauf en France, le mouve-
ment actuel des idées et des intérêts tend à les
grandir.
§ X. Résumé. La description complète d*une nation modèle
plus utile qu'une réunion de traits empruntés à diverses na-
Uons.
En résumé , j'ai surtout à rechercher, dans la
première partie de ce Livre, comment le gou-
vernement central agissant au nom de l'État tout
entier, et le gouvernement local représentant les
diverses circonscriptions territoriales, se concer-
tent pour faire régner la paix sociale.
Gomme je l'ai dit ci -dessus, les moyens em-
ployés pour atteindre ce but suprême offrent une
extrême diversité. Les Français s'en éloignent
248 LIV. VII, 1"» PARTIE — LE CHOIX DES MODÈLES
aujourd'hui plus que les autres Européens : je
pourrais donc utilement coordonner ici les traits
recommandables observés çà et là, dans toutes
les régions que j'ai visitées. A cet égard , toutefois ,
les faits exposés au chapitre suivant aboutissent
tous à cette conclusion pratique que nous devons
avoir toujours présente à l'esprit dans le cours de
nos travaux. Les traits locaux de bon gouverne-
ment , empruntés à une foule de races éloignées
de nos mœurs par la nature des lieux , nous se-
ront moins profitables que la description com-
plète d'un seul modèle, moins parfait dans ses
détails , rapproché de nous.
CHAPITRE 53
APRÈS LES VRAIS MODÈLES OFFERTS PAR TROIS PETITES NATIONS,
LE MEILLEUR EXEMPLE, POUR LES GRANDES NATIONS, EST CELUI DE
L'ANGLETERRE
§ I. Les deux difficultés de la réforme : rignorance des coutumes
étrangères et rinertie des gouvernants.
La France est, à la fois, la nation la plus
souffrante et la plus rebelle aux vrais remèdes.
Elle est moins disposée que ses émules* à se ré-
former par le souvenir du passé ou par l'exemple
du présent. Nous connaissons peu, en effet, ou
visitons légèrement les pays étrangers, et nous ne
CH. 53. — L'ANGLETERRE PRISE POUR MODÈLE 249
trouvons , ni dans la littérature ni dans la presse
périodique, le moyen de combler cette lacune.
Nous nous complaisons à tort dans l'opinion que
les peuples étrangers nous admirent en toutes
choses. Nous sommes peu portés à nous instruire
à récole des peuples rivaux, selon l'exemple
des Romains*, ou les conseils de Socrate et de
Montesquieu (II). La majorité de nos conci-
toyens ne pense plus aujourd'hui comme le faisait
le roi Louis XI , que , pour réformer nos institu-
tions, « il est besoin d'avoir la manière et les cou-
tumes des autres pays *. » Elle va même jusqu'à
voir, dans toute disposition à prendre exemple
sur l'étranger, un manque de patriotisme. En fai-
sant appel à ce sentiment peu éclairé , on a tou-
jours chance d'ameuter chez nous l'opinion contre
les réformes les plus salutaires et contre ceux qui
les réclament.
Cependant on tomberait dans une autre erreur
en se persuadant que la réforme sociale peut sur-
gir tout d'une pièce de l'observation méthodique
des meilleures constitutions étrangères. Les indi-
vidus que la passion égare, comme ceux qui tirent
profit des vices et des abus, résistent toujours à
l'importation de nouvelles institutions privées. La
difficulté est plus grande encore en ce qui con-
cerne les institutions publiques , surtout lorsque
1 Épigraphe de rintroduction. =:: ^ Épigraphe du présent
livre.
250 LIV. vu, \^ PARTIE — LE CHOIX DES MODELES
Finitiative des réformes est confiée à des corps
de fonctionnaires dont les intérêts ne concordent
pas toujours avec ceux du public.
Les simples citoyens, en effet, sont les pre-
mières victimes de la corruption qui envahit le
corps social. Ils recueillent également les pre-
miers bienfaits des réformes qui améliorent Tétat
de la religion, de la propriété, de la famille, du
travail, de l'association et des autres rapports
privés. Ils peuvent momentanément persister
dans le mal par erreur ou par ignorance; mais
ils sont, à la longue, ramenés au bien par l'exem-
ple des modèles , quand les institutions n'y font
point formellement obstacle.
Les corps de fonctionnaires sont, en général,
dans une situation différente. Ils ne supportent
pas les principaux inconvénients de la corruption.
Parfois môme ils y trouvent des satisfactions, et
ils sont alors enclins à combattre plutôt qu'à pro-
pager les réformes. Ces tendances, lorsqu'elles
ne sont pas neutralisées par des institutions effi-
caces , ne compromettent pas seulement les es-
pérances d'amélioration : elles s'opposent à la
conservation des résultats acquis.
§ II. L'invasion incessante du vice chez les grandes nations
riches et lettrées.
Comme je l'ai expliqué (28, 111), la corrup-
tion menace sans relâche la société. Les nou-
GH. 53. — L'ANGLETERRE PRISE POUR MODÈLE 251
velles générations, cédant au vice originel, re-
produisent au sein de la prospérité les tendances
de la barbarie , dès que la vieillesse et l'âge mûr,
détournés de leur devoir par le mauvais exemple
des autorités publiques , ou empêchés par la loi
écrite , ne domptent plus les mauvaises propen-
sions de l'enfance. Dans ce cas , la corruption
envahit d'abord la jeunesse des classes riches et
des professions libérales , dans laquelle se recru-
tent surtout les gouvernants. Elle se propage en-
suite rapidement chez les peuples qui, devenus
riches et puissants , ne peuvent être ramenés au
bien par la concurrence de leurs voisins (51 , III
et VI). Les races d'hommes qui tombent dans ces
désordres sont bientôt dominées par celles qui
savent y résister. Toutes les littératures ont appli-
qué à ce genre de décadence le nom de vieillesse;
et cependant il est manifeste, comme je l'ai plu-
sieurs fois indiqué , qu'il ne s'agit ici que de cor-
ruption. Les nations en décadence , alors même
qu'elles ont une longue histoire, peuvent toujours
redevenir jeunes, en revenant au travail et à la
vertu.
Les peuples qui sont parvenus à un état de
prospérité devraient toujours se rappeler ce prin-
cipe. Mais ils le laissent alors tomber en oubli, et
ils y reviennent seulement quand la décadence
reparaît, parfois même quand la souffrance a
envahi toute la société. C'est dans ces temps d'é-
252 U¥. ¥11, l'* PABTll — Ll CIOIX DIS HOIÂLES
preuve que les étemelles conditions de la réforme
ont été proclamées par les grands penseurs an-
ciens comme par les modernes, par exemple par
Socrate* comme par Montesquieu'.
Les nations riches et puissantes, on ne saurait
trop le redire , sont particulièrement exposées à
ce péril. Aveuglées par l'orgueil, elles n'aperçoi-
vent pas le mal qui les déborde et elles tombent
dans la corruption ; puis , quand la décadence est
devenue évidente, elles donnent sur un autre
1 Xénophon résume ainsi , dans un dialogue entre Socrate et
Périclès, les causes de la décadence d^Athènes et les moyens de
réforme. « Alors Périciès : Je m'étonne, Socrate, que notre ville
« ait ainsi décliné. — Pour moi, je pense, reprit Socrate, que de
« même qu'on voit certains athlètes , qui remportent de beaucoup
« sur d'autres parla supériorité de leurs forces, s'abandonnera
« la nonchalance et descendre au-dessous de leurs adver&aires,
« de même les Athéniens , se sentant supérieurs aux autres peu—
« pies, se sont négligés et ont dégénéré. — Et maintenant, que
« pourraient -ils faire pour recouvrer leur ancienne vertu? —
« Alors Socrate : 11 n'y a point ici de mystère; il faut qu'ils re<-
« prennent les mœurs de leurs ancêtres, qu'ils n'y soient pas
« moins attachés qu'eux, et alors ils ne seront pas moins vail-
« lauts; sinon, qu'ils imitent du moins les peuples qui comman-
« dent aujourd'hui, qu'ils adoptent leurs institutions, qu'ils s'y
« attachent de même, et ils cesseront de leur être inférieurs;
« qu'ils aient plus d'émulation, ils les auront bientôt surpassés. »
[Mémoires sur Socrate, liv. 111, ch. v.) m: * « 11 y a beaucoup
« à gagner, en fait de mœurs, à garder les coutumes anciennes.
<• Comme les peuples corrompus font rarement do grandes
» choses, qu'ils n'ont guère établi de sociétés, fondé de villes,
« donné de lois, et qu'au contraire ceux qui avaient des mœurs
« simples et austères, ont fait la plupart des établissements, rap-
<i peler les hommes aux maximes anciennes, c'est ordinairement
« les ramener à la vertu. » (Montesquieu, De l'Esprit des Loix,
liv. V, ch. VII.) — Voir d'ailleurs l'épigraphe de l'Introduction.
CH. 53. — L'ANGLETERRE PRISE POUR MODÈLE 253
écueil , et s'abandonnent au découragement. Les
bonnes constitutions sont celles qui conjurent la
corruption imminente, ou accomplissent les ré-
formes nécessaires. L'éternel moyen de réforme
est le retour au Décalogue et aux pratiques sociales
dont la supériorité est démontrée à la fois par
l'histoire des temps de prospérité de la race , et
par les succès actuels des autres peuples.
§ III. Aujourd'hui comme au moyen Age, la France peut égaler
les modèles.
Beaucoup de mes concitoyens se rangent à
l'avis de la majorité touchant l'inulUité des en-
seignements de l'histoire ; mais , en ce qui con-
cerne l'avenir, ils se placent au point de vue
opposé. Us se persuadent que la France est fata-
lement entraînée sur la pente où glissent de plus
en plus les races latines et les grandes nations
cathoUques. Sous l'empire de cette conviction, ils
restent inertes et résignés devant les progrès de
la déchéance. Les moins découragés n'attendent
plus le salut que de la prière et d'un miracle. Il
faut renvoyer sans cesse ces hommes faibles
et égarés à la réfutation de leur funeste erreur
(5, III). Les Français ne sont pas plus que les
autres peuples inféodés au mal : comme les races
modèles, ils peuvent le dopipter par l'énergique
usage de leur libre arbitre. La nature des lieux et
le manque de rapports réguliers étabUssent en-
iuSforme sociale. UI — 8
254 LIV. vu, l'* PARTIE — LE CHOIX DBS MODÈLES
core , il est vrai , de grands contrastes entre les
peuples situés aux deux extrémités du globe.
Mais comment pourrait- on déduire de ces con-
trastes la croyance à certaines infériorités orga-
niques parmi les races européennes de l'Occi-
dent, groupées sur un étroit espace, rapprochées
par le christianisme, et mêlées depuis longtemps
par la guerre ou par le commerce? Les nouveaux
moyeas de communication, qui suppriment en
quelque sorte le temps et l'espace, justifient
d'ailleurs plus que jamais la conclusion opposée.
En rapprochant les hommes et en propageant
les idées , ils renforcent singulièrement la ten-
dance qui, depuis dix siècles, a souvent porté
les Occidentaux à adopter les mêmes idées et les
mêmes institutions.
Déjà, au moyen âge, ce genre d'assimilation
s'était produit dans des proportions vraiment
extraordinaires , parmi les classes dirigeantes de
l'Occident. L'uniformité existait dans tous les élé-
ments de l'organisation sociale. Elle se révélait
notamment, dans la vie publique, par une foule
de détails : par les croyances chrétiennes , et par
un esprit commun de résistance à l'islamisme;
par une véritable communauté d'enseignement;
par l'unité du langage scientifique et httéraire;
r
par une organisation identique de l'Etat, de la
province , de la commune nirale ou urbaine, de
la famille, du travail , de l'armée , de la magistra-
CH. 83. — L'ANGLETERRE PRISE POUR MODÈLE 255
ture et du clergé. La constitution identique de la
hiérarchie sociale était le trait le plus saillant de
cette uniformité.
S rv. Les invasions du mal , depuis la Renaissance , en France
et en Angleterre.
Ce mouvement vers l'unité des institutions
s*arrêta à l'époque dite de la Renaissance. Les
nations chrétiennes furent alors déchirées par le
schisme : en premier lieu , parce qu'elles ne pu-
rent réformer leurs clercs envahis par la corrup-
tion (14, 1); en second lieu, parce qu'elles senti-
rent moins le besoin de résister aux musulmans ,
qui, dès lors, étaient affaiblis par les vices du
pouvoir absolu. Les chrétiens furent momenta-
nément préservés , par les traditions féodales, de
la décadence qui frappait leurs anciens ennemis;
mais ils la subirent à leur tour quand leurs rois ,
égarés par les funestes exemples de Philippe II
et de Louis XIV, eurent échappée tout contrôle.
A partir de cette triste époque, les efforts succes-
sifs qu'ont dû faire les peuples pour se soustraire
à la corruption des gouvernants, en revenant aux
traditions nationales , ont encore accru la diver-
sité et l'antagonisme produits par les dissensions
religieuses.
Malheureusement, Henri IV ne comprit pas la
nécessité de compléter la réforme religieuse par
la réforme politique. Son successeur ne fut pas
256 uv. vu, l"* partie — u chou des modèles
plus clairvoyant. Louis XTV, suivant une marche
rétrograde,. priva la nation de la dernière trace de
ses vieilles libertés locales , en même temps qu'il
lui enlevait, avec la liberté religieuse, le grand
bienfait de son aïeul. En provoquant la déchéance
morale de la noblesse et du clergé , il compléta
enfm la désorganisation de l'ancienne France,
dans le temps où l'union de toute» les classes in-
telligentes de l'Angleterre consolidait l'édifice
social par d'incessantes réformes. De là , dans la
constitution des deux peuples, les contrastes qui
n'ont fait que croître pendant toute la durée du
xviii^ siècle , et surtout pendant les guerres de la
révolution et de l'Empire.
§ V. Les petites nations plus saines que les grandes; runion
utile pour rimltatlon des modèles.
Tous les peuples européens, et ceux qui ont été
formés dans le nouveau monde par leurs émi-
grants, offrent, comme les deux que je viens de
citer, des contrastes très-marqués. A cet égard, il
existe entre eux une distinction qui domine toutes
les autres : elle provient, non de l'organisation
physique des races , mais de leur groupement en
petites et en grandes nations (51, VIII).
Toutes les petites nations, comparées aux gran-
des, présentent, au point de vue que je considère,
une supériorité évidente : elles sont à l'abri de la
corruption émanant de l'influence des riches oi-
CH. 53. — L'ANGLETERRE PRISE POUR MODÈLE 257
dfs et de Tabus des arts libéraux. Celles qui se
placent au premier rang par rorganisation du
gouvernement et de la vie privée, sont également
& l'abri des deux autres fléaux dont je signale
constamment la funeste influence. Vu l'exiguïté
de leur territoire , elles ne peuvent point abuser
de leur puissance ; elles ne songent point à oppri-
mer leurs voisins. Établies sur un sol peu fertile,
placées sous un climat rigoureux , éloignées des
grandes voies commerciales , elles ne peuvent ac-
cumuler la richesse et se livrer aux vices qu'elle
entraine. En Europe, les trois provinces basques
«
de l'Espagne et les six petits cantons catholiques
de la Haute - Suisse , dans le nouveau monde les
Franco - Canadiens , doivent être cités comme les
vrais modèles de notre époque *.
Je ne saurais trop signaler ces beaux exemples
à l'attention de mes concitoyens ; mais je n'espère
pas qu'ils soient en situation de les imiter. Leur
choix ne peut guère être dirigé que vers les gran-
des nations établies dans des conditions analogues
à celles où la France est elle-même placée. Toutes
ces nations oflrent, en Europe, d'utiles exemples
à imiter ; car l'antagonisme qui les divisé ne pro-
vient plus guère de la lutte des principes , ainsi
que cela eut lieu pendant le wi^ et le xvii® siècle.
1 Voir, sur la constitution sociale de ces petites nations, dans
r Organisation du travail, les §§ 63 à 69, et notamment le § 70.
( Note de 1872.)
258 LIT. VII, 1"* PAimi — Ll CHOIX DIS HmXLMS
En matière de religion, la raison et les mœnrs,
tout en conservant la foi, donnent des garanties
contre le retour des persécutions. En matière
de gouvernement, les institutions font une part
croissante au contrôle des gouvernés ; elles se
rallient de plus en plus à un régime de droit
commun où le mérite personnel compte plus que
les avantages conférés par la naissance. Déjà
même, le retour à Tharmonie des idées commence
à se révéler par le rétablissement d'une certaine
uniformité dans l'organisation des pouvoirs pu-
blics. C'est ainsi que la France \ l'empire autri-
chien, les États allemands et Scandinaves, les
Pays-Bas, la Belgique, la Grèce, l'Italie, l'EIspagne
et le Portugal , ont déjà adopté les trois traits les
plus apparents de la constitution britannique,
savoir : un souverain héréditaire ; une chambre
de hautes notabilités chargées de conserver les
bonnes traditions; une chambre de représentants
élus par la nation pour améliorer la Coutume et
voler l'impôt. Les rapports qui se développent
journellement entre les grands empires de l' ex-
trême Orient et les nations européennes , conseil-
1 Celle asBimilation, faite aux époques où je publiai les trois
promièrcH éditions, n'est plus vraie en 1871 : elle sera peut-être
fondée dtî nouveau quaA je publierai une cinquième édition.
Colle instabilité est un des sitjnes apparents de la décadence ac-
tuelle do la France. ( Noie de 1872.) — Le mouvement d'opinion
qui s'est manifesté en novembre a justifié cette prévision, sans la
réaliser complètement. (Note de 1873.)
CH. 53. — L'ANGLETERRE PRISE POUR MODÈLE 259
lent à ces dernières de s'allier pour conjurer les
conflits que l'avenir amènera infailliblement *. Ces
alliances seront aussi bienfaisantes que celles qui
furent créées au moyen âge ploir le besoin de ré-
sister à l'islamisme. Elles sont également com-
mandées par un danger : par les tendances enva-
hissantes que feraient naître bientôt les discordes
de l'Occident chez les deux grands peuples dont
la domination s'étend sur toutes les régions sep-
tentrionales des deux Continents '. Après tant de
luttes, que rien ne justifierait s'ils renonçaient à
d'injustes convoitises, les Occidentaux ont tout
intérêt à s'unir par les liens de la confédération.
Pour marcher sûrement vers ce but, ils n'ont
guère à modifier leurs coutumes traditionnelles.
Le plan d'union est tout tracé : les plus souffrants
doivent imiter les procédés de gouvernement des
plus prospères; tous doivent se soumettre plus
complètement à la loi morale.
§ YI. Lo contingent de chaque nation dans Tœuvre commune
de rélorme.
Chaque nation apportera , au surplus , son con-
tingent à cette œuvre d'assimilation et de perfec-
tionnement. Les peuples de l'Orient eux-mêmes
pourront fournir à ceux de l'Occident quelques
enseignements utiles. Les rangs attribués par
i U Organisation de la famille: Avertissement. (Note de 1872.)
z=z 2 Ibidem.
260 LIV. VII, l^^ PARTIE — LE CHOIX DES MODÈLES
ropinion publique aux diverses nations de l'Eu-
rope sont généralement en rapport avec la part
que prendra chacune d'elles à l'éducation com-
mune.
Dans cette mutuelle propagande des meilleures
constitutions sociales, les États Scandinaves et
les petits États allemands contigus apporteront
deux éléments essentiels : une admirable organi-
sation des familles - souches ; la condition émi-
nente faite aux femmes dans l'administration du
foyer domestique*. La Russie, la Pologne, la
Hongrie, et les provinces slaves de la Turquie et
de l'Europe centrale , offriront peu d'institutions
positives à la confédération européenne. Cepen-
dant, en maintenant certaines habitudes du ré-
gime féodal, de la vie patriarcale et des commu-
nautés d'ouvriers, ces peuples nous rendront trois
services essentiels. Ils nous porteront à juger
notre passé avec un respect que nous lui refusons
trop souvent. Ils nous empêcheront de prendre
le change sur la vraie direction du mouvement
européen et de nous égarer dans les voies du
passé (45, XII) , lorsque nous nous flattons d'ou-
vrir une ère nouvelle. Enfin, ils nous mettront
sous les yeux le culte domestique, l'autorité pa-
ternelle , les bonnes relations de parenté , l'hos-
pitalité envers l'étranger, les hiérarchies sociales
* Les Ouvriers européens, monographies VI et VII; Bulletin
de la Société d*économie sociale, t. II, p. 518.
CH. 53. — L'ANGLETERRE PRISE POUR MODÈLE 261
et les gouvernements locaux avec les traits qui
ont honoré notre moyen âge, mais qui occupe-
ront encore, avec d'autres formes, une large place
dans le régime nouveau *.
La nation qui conservera la généreuse pensée
d'acclimater successivement chez ellejes meil-
leures institutions deFOccident devra, en outre,
demander à ses voisines une foule d'enseigne-
ments spéciaux. Aux États allemands, la pratique
de la liberté religieuse et de l'harmonie entre les
cultes dissidents, les bonnes habitudes du foyer
domestique , les traditions de l'émigration riche
(39, V), la propagation de la science et de l'art
dans les moindres subdivisions du territoire, sous
l'influence de l'esprit provincial et des vieilles
franchises universitaires *. A la Suisse, un large
développement de la liberté civile et politique,
uni aux bonnes qualités de l'esprit allemand ; une
application féconde du principe de la confédéra-
tion à des races parlant trois langues différentes,
et, par conséquent, la réfutation pratique delà
prétendue a: doctrine des nationalités i> ^ Aux
Pays-Bas et à la Belgique, l'esprit de tolérance
heureusement lié depuis longtemps au respect
des traditions locales , donnant aux citoyens , avec
le* bienfait de l'harmonie sociale , l'aptitude à se
gouverner eux-mêmes. A Tllalie, ses rapports
1 Les Ouvriers européens, monogr. l à V, VIII à XI. = * Ibid.,
monogr. XII à XVII. == » Ibidem, monogr. XVIII et XIX.
262 LIV. vil, l»"» PARTIE — LE CHOIX DES MODELES
intimes entre propriétaires et tenanciers qui ,
présence d'une longue domination étrangère, oa '^
maintenu la nationalité *. A l'Espagne enfin, le^
rapports affectueux de toutes les classes de la so- —
ciété, réalisation pratique de ces bons principe^
d'égalité jui restent souvent ailleurs une théori
bruyante et stérile (48, XII) *.
L'Angleterre est séparée du Continent par cer-
tains détails de ses mœurs privées comme par sa^
situation géographique. Elle lui reste inférieure
par deux traits principaux : par la destruction à
peu près complète de ses antiques races de
paysans propriétaires ; par cet esprit d'individua-
lisme qui rend l'homme peu sociable en présence
des étrangers, qui réduit même la vie dte famille
aux seuls rapports des époux avec les jeunes en-
fants (54, X), qui condamne les vieillards à l'iso-
lement, et qui enfin engendre dans leur triste
foyer le spleen, cette maladie dont le symptôme
est le dégoût de l'existence, et dont le nom n'existe
guère que dans la langue anglaise. En revanche,
l'Angleterre l'emporte sur les autres pays par l'en-
semble de ses institutions , et elle n'est devancée
par aucun d'eux dans la pratique des libertés ci-
i Les Ouvriers des deux Mondes, t. I'', monogr. n» 5 : Mé-
tayers de la banlieue de Florence, par M. U. Peruzzi. nn
2 Les Ouvriers européens, monogr. XX et XXI; et notamment,
p. 187: Sur les sentiments d'égalité qui régnent, en Espagne
comme en Russie, entre les classes extrêmes de la société; et sur
quelques manifestations positives de ces sentiments.
CH. 53. — l'anglbterre prise pour modèle 263
Tiles et politiques. Seule , elle concilie ces avan-
tages avec un énorme développement de richesse
et de puissance. Enfin, elle n'a point d'égale dans
sa merveilleuse aptitude à conjurer la corruption
et à faire les réformes. A ces divers titres, l'An-
gleterre est le modèle qui peut être offert le plus
utilement à mes concitoyens.
§ vu. Le contingent spécial de la France.
Malgré le scepticisme, le Partage forcé, et les
autres fléaux dominants que j'ai décrits dans les
six premiers Livres de cet ouvrage, la France
a conservé çà et là , avec les familles-souches de
paysans , une partie des bonnes institutions que
je viens de signaler chez ses émules. Sous ces di-
vers rapports , toutefois , elle ne saurait prétendre
au premier rang ; sa supériorité réelle est ailleurs.
Nonobstant l'effet dissolvant des désordres où
elle est plongée depuis 1791, elle l'emporte en-
core sur les autres nations par l'esprit de socia-
bilité *. Cette vertu ne féconde pas seulement,
comme en Espagne, les rapports mutuels des
nationaux : elle s'étend sans effort à l'accueil des
étrangers attirés en grand nombre sur notre ter-
i Sous ce rapport, j'ai encore à signaler, depuis la publication
de la première édition, une rapide décadence provoquée surtout
par les haines que suscite une nouvelle révolution : je crois ce-
pendant ne pas m'abuser en pensant que les restes de cet esprit
peuvent encore assurer le salut de notre patrie. (Note de 1872.)
264 LIV. vil, l*^ PARTI! — Ll CHOIX DBS MODÈLES
riloire. La bienveillance envers les races étran-
gères est une des plus honorables tendances de
l'humanité. Elle rendra à notre pays une juste
prépondérance, dès que les Européens, renon-
çant aux guerres intestines qui paralysent leurs
forces , rechercheront seulement dans la paix de
plus hautes destinées.
s VIII. Opportunité de Tobseryatlon méthodique
des constituUons sociales.
Le vrai programme des Européens de l'Occi-
dent est donc une organisation uniforme dans ses
traits généraux , harmonieuse et variée dans ses
détails. Cette organisation doit réunir, autant que
possible , les meilleurs caractères des nationalités
actuelles. Pour hâter ce mouvement, il faut mon-
trer clairement à tous les peuples le but qu'ils doi-
vent atteindre. Les gens de bien qui, en Occident,
comprennent l'urgence de la réforme devraient
se concerter à cet effet. Leur tâche consiste à dé-
crire , sous forme de monographies distinctes et
rédigées sur un plan méthodique , la constitution
sociale de toutes les provinces qui offrent des
qualités recommandables. On ne se bornera pas,
selon le système suivi jusqu'à ce jour, à compul-
ser dans le cabinet les lois , les règlements et les
statistiques officielles. On observera avant tout,
sur les lieux et dans les détails , la pratique des
CH. 53. — l'àngleterrs prise pour modèle 265
mœurs, des coutumes et des lois *. J'ai, en effet,
constaté que les documents actuels et les compi-
lations qui les résument, font voir sous un faux
jour les institutions des pays étrangers. Les er-
reurs que propagent ces sortes d'ouvrages sont
fort dangereuses. Pour les rectifier, il faudra faire
appel à des observateurs qui s'imposeront l'obli-
gation d'étudier eux - mêmes , jusque dans les
moindres localités, toutes les manifestations de
la vie publique et de la vie privée. Les érudits
adonnés à l'étude de l'antiquité et du moyen âge
compléteraient ces travaux en décrivant , d'après
le même plan, l'histoire des institutions publiques
et privées des peuples qui ont joué un rôle impor-
tant dans le passé ^
1 J*ai profité de toutes les occasioDS qui se sont ofi'ertes, pour
diriger dans cette voie des jeunes gens laborieux. Je ne connais
pasd^enlreprise qui soit plus digne d^exciterle zèle de nos audi-
teurs au conseil d'État; et je n^aperçois guère, chez les autres
nations européennes, des jeunes gens qui soient mieux en situa-
tion de mener cette œuvre à bonne fin. Chacun d^eux devrait être
associé à une personne connaissant les arts usuels et le monde
physique. Les deux observateurs devraient, en outre, parler la
langue de la province quMls auraient mission d^observer. =:
s Les conseils donnés, en 1864, par la note précédente n'ont
point élé écoutes. Ils commencent à être mis en pratique par
plusieurs personnes dévouées à la réforme. Le précis de ces tra-
vaux sera publié dans V Annuaire de la Paix sociale. Voir VUnion
de la Paix sociale, n» 1, 2« édition. (Note de 1873.)
266 LIT. ni. l"* PARTIE — LE CHOIX DES VODÈLES
$ IX- La méthode appUqoée à l'étode de rABgleterre.
Voulant appliquer ce programme et résoudre,
autant qu'il dépend de moi, le problème posé
dans ce Livre, je donne ci-après un spécimen de
ce genre de travaux pour le Royaume-Uni de
Grande-Bretagne et d'Irlande. J'ai fait choix de
cette nation par les motifs qui viennent d'être in-
diqués et qui concordent , au surplus , avec Topi-
nion dominante des Européens.
Je ne saurais néanmoins présenter au lecteur
les huit chapitres suivants comme la réalisation
complète du plan d'études que je propose aux
amis de la science sociale. Ce n'est qu'une ébau-
che que les circonstances ne m'ont point permis
d'achever. Quatre des six voyages que j'ai con-
sacrés , de 1836 à 1862 , à l'étude des provinces
du Royaume -Uni, ont eu pour objet principal
d'autres travaux non moins utiles. A défaut du
plan méthodique que j'ai arrêté seulement en
1851, mes premières recherches sur la constitu-
tion sociale de ce pays n'ont pas toutes été diri-
gées vers le but indiqué. C'est ainsi que, pendant
vingt-cinq années de rapports suivis avec l'An-
gleterre, je n'ai point recueilli toutes les infor-
mations qu'obtiendrait dans un délai de deux
ou trois années un observateur qui, partageant
également son temps entre l'étude directe sur
les lieux et le travail de cabinet, se dévouerait
CH. 53. — L'ANGLETERRE PRISE POUR MODÈLE 267
exclusivement à la description d'une nationalité
européenne.
Cependant la méthode d'observation que j'em-
ployais pour mes autres travaux m'a également
conduit, en cette matière, dans la bonne voie.
C'est ainsi qu'en assistant à l'élection par levée
de mains d'un membre de la Chambre des com-
munes, à une enquête parlementaire (60, IX et
III), à quelques opérations d'une session trimes-
trielle de Comté ou d'une petite session de magis-
trats ruraux (57, Vil), aux opérations des comi-
tés qui apprécient la validité des demandes de
secours formées par les pauvres (56, IV), aux dé-
libérations d'un grand jury d'Irlande statuant sur
l'utilité publique d'une route nouvelle (59, XX),
et à diverses opérations d'un Vestry (55, II) de
paroisse rurale, je me suis fait peu à peu, sur la
vie britannique, une opinion fort différente de
celle que j'aurais puisée dans les livres ou dans
les récits des nationaux. Cependant la majeure
partie de mes descriptions se fonde sur les récits
et les communications écrites de plusieurs per-
sonnes bienveillantes * vivant au milieu des faits
^ En Angleterre, M. G. Haslings, secrétaire général de la So-
ciété de la science sociale; feu M. G. Porter, secrétaire duBoard
of Trade, En Ecosse, feu M. John Strang, l'un des fonctionnaires
supérieurs [Chamberlain) de la municipalité de Glasgow. En Ir-
lande , M. le docteur Murray, directeur du Freeman Journal de
Dublin, et M. Mac-Neill, propriétaire rural et ingénieur civil,
connu en Europe par ses belles créations. M. John Forbes, savant
avocat de Londres, a bien voulu, grâce à Pintervention amicale
268 LIV. VII , l^ PARTIE — LE CHOIX DES MODÈLES
que je voulais connaître. Enfin, pour coordonne^
les documents ainsi recueillis pendant vingt-cinc^
ans, et surtout pour apprécier les nombreuseï
modifications introduites pendant cet intervalle
dans la constitution britannique, j'ai dû recourii
récemment à plusieurs ouvrages excellents * oi
les praticiens anglais cherchent habituellement h
trace du mouvement législatif.
de M. p. Owen, relire sur la seconde édition ma description d^
la coDstitulioD britannique : il m^a aidé ainsi à introduire, dans>
cette partie de Touvrage, plus de précision et d'exactitude. J'a-
joute que je suis seul responsable des erreurs que j'aurais pu
commettre en interprétant les communici^ions qui m'ont été
faites, et des jugements qui, nonobstant mon respect sincère
pour le caractère britannique, pourraient blesser les citoyens
de la Grande - Bretagne. ( Note de 1867. )
1 The law list, 1 vol. in-12. — An index to the stattUe lauj of
Englandyi vol. in-8". — The cabinet lawyer, 1 vol. in-12. — Quant
aux ouvrages qui se rattachent moins exclusivement à la loi , et
qui touchent de plus près à l'administration, je signalerai surtout
Murray's Officiai handbook, 1 vol. in-8»; Londres, 1852. Je ne cite
point les ouvrages publiés à l'étranger sur ce même sujet ; ceux
que j'ai pu me procurer ne sont que des compilations extraites de
beaucoup de livres qui se vendent à Londres, chez les libraires
de Chancery Lane et de Lincoln' s inn. Je fais exception, toutefois,
pour l'ouvrage de MM. Fisco et Van der Slraeten, ayant pour
titre : Taxes locales dans le Royaume -Uni de Grande-Bretagne
et d'Irlande, — Les personnes qui voudront bien se dévouer à
l'observation directe de la constitution britannique, devront
souvent recourir au texte même des documents parlementaires;
elles trouveront toutes les facilités désirables dans les belles bi-
bliothèques spéciales créées à cet effet à Paris , au palais du
Luxembourg et au Palais-Bourbon.
CH. 53. — L'ANGLETERRE PRISE POUR MODÈLE 269
§ X. Particularités sur Inapplication de la méthode.
Je me suis appliqué, depuis 4836, à décrire la
coutume, les lois et les mœurs que je voyais en
action dans mes voyages. Pendant le long séjour
que j'ai fait à Londres en 1862, j'ai coordonné
celles qui étaient restées en vigueur. Enfin, j'ai
tenu compte des changements qu'elles ont subis
jusqu'au moment (1864) où je publie le présent
ouvrage. Je me propose, dans le cas où cet ou-
vrage aurait une nouvelle édition , de laisser in-
tact le tableau que je viens de tracer. Ce sera un
point fixe auquel les nouveaux observateurs pour-
ront se reporter.
En décrivant la constitution britannique, j'ai
suivi l'ordre adopté dans cet ouvrage touchant
l'organisation générale des sociétés. J'ose espérer
que ce plan pourra être utile aux observateurs
qui entreprendront, pour chaque province des
États européens, une semblable monographie.
Procédant en quelque sorte de l'individu a^ sou-
verain, j'esquisse, dans le premier chapitre,
les institutions qui se lient intimement à la vie
privée. Je considère ensuite, en m'élevant de la
paroisse rurale à la province , les manifestations
principales de la vie publique dans les cinq cir-
conscriptions du gouvernement local. Je termine
cette étude en énumérant les institutions qui se
270 LIV. vil, l"^ PARTIE — LE CHOIX DES MODÈLES
rattachent aux pouvoirs souverains et au gouver-
nement central.
CHAPITRE 54
APERÇU DES INSTITUTIONS PRIVÉES DE L^NGLETERRE, EN 1864
§ I. Le complément des institutions privées décrites
aux Livres I à VI.
Le Royaume -Uni comprend trois provinces,
l'Angleterre, TÉcosse et l'Irlande, qui conservent
des coutumes, des lois et des mœurs offrant, en
beaucoup dépeints, de grandes différences. L'ap-
plication du plan que je viens d'indiquer exigerait
donc trois monographies distinctes. Mais j'attein-
drai suffisamment le but que je me propose en
m' attachant à la province principale. Ce chapitre
et les suivants s'appliquent presque exclusive-
ment à l'Angleterre; mais j'ai signalé, dans l'un
d'eu\ (59, VII à XX), les principaux traits par
lesquels TEcosse et l'Irlande s'en distinguent.
J'ai exposé, dans la première partie de cet
ouvrage, les principales particularités qu'offre
en Angleterre la vie privée. Je dois surtout in-
sister maintenant sur les caractères généraux et
les détails de la vie publique. Toutefois, avant
d'aborder cette matière dans le chapitre suivant ,
CH. 54. — LES INSTITUTIONS PRIVÉES DE L' ANGLETERRE 271
je crois utile de compléter ici par quelques traits
le tableau des institutions privées qui , en Angle-
terre comme ailleurs, sont le fondement de la
constitution sociale.
§ II. L*Égllse anglicane et le culte officiel.
Je ne reviendrai pas sur l'influence considé-
rable que la religion exerce en Angleterre (11, 1),
et sur les effets de l'émulation qui règne depuis
deux siècles entre les cultes dissidents et les
cultes officiels. Je m'appliquerai surtout à pré-
senter sur l'organisation de l'Eglise anglicane
quelques détails nécessaires à mon exposé de la
constitution britannique.
Le Royaume-Uni a conservé l'ancien régime
des religions d'État, favorisées par des privi-
lèges refusés aux autres cultes. L'Église angli-
cane jouit en Angleterre et en Irlande de cette
situation, qui est accordée , en Ecosse , à l'Église
presbytérienne (59, IX).
La rétribution des ministres anglicans et l'en-
tretien des établissements religieux , assurés en
partie par des dotations et des biens en main-
morte, sont surtout fondés sur deux impôts. Le
premier comprend les grandes dîmes (great tiihes)
levées sur les principaux produits du sol , et les
petites dîmes [small tithes) levées sur les pro-
duits secondaires et sur quelques industries rurales
et maritimes. Les deux dîmes sont maintenant
272 LIY. YIl , l'* PARTI! — Ll CHOIX DBS MODALES
évaluées en argent, d'après un règlement sanc-
tionné par rÉtat, à un taux inférieur au dixième
du produit brut actuel. Le second impôt, connue
sous le nom de taxe d'église (churvh-rate)
réglé, comme les autres taxes locales (57, XVII),
en proportion de la valeur locative( Béni) de toutes
les propriétés foncières, urbaines ou rurales.
L'Église anglicane a maintenu l'organisation
intérieure des Églises romaine et grecque. En
Angleterre, elle est dirigée, sous la haute sur-
veillance de l'État, par les deux archevêques de
Canterbury et d'York et par leurs vingt- six évo-
ques suffragants. Chaque évêque est assisté d'un
chapitre composé d'un doyen et de chanoines
jouissant de prébendes fondées sur des immeu-
bles ou des dotations. Les évêques sont nommés
par l'État, sous réserve de certaines formes rap-
pelant les droits d'élection autrefois acquis aux
fidèles et au clergé. Les doyens sont institués,
excepté dans le pays de Galles, par lettres pa-
tentes émanant du souverain (3et4, Vict.,c.l43).
Les chanoines sont, soit élus par le chapitre , soit
désignés par la couronne ou par l'évêque. Le
chapitre peut nommer un nombre déterminé de
chanoines auxiliaires et salariés (minor canons).
Des chanoines honoraires non salariés sont choi-
sis par les évêques.
Le territoire de l'Angleterre est subdivisé en
14,500 paroisses environ, ayant presque toutes
GH. 54. — LBS INSTITUTIONS PRIVEES DE L'ANGLETERRE 273
au moins une église ou une chapelle orthodoxe.
Une paroisse est habituellement dirigée , sous le
rapport spirituel , par un Rector \ qui touche la
grande dîme , ou par un Vicar qui touche la pe-
tite dîme. Ces deux ecclésiastiques font partie
du clergé à bénéfices {beneficed clergy). Ils sont
institués, tantôt directement parfévêque , tantôt,
avec l'autorisation de ce dernier, par des familles
dont les ancêtres ont fait quelque fondation ecclé •
siastique. Quelquefois ce droit de nomination est
exercé par TÉtat, l'évêque ou la paroisse, comme
représentants des fondateurs de bénéfice. Les
Rectors ne peuvent être révoqués ou déplacés
que pour une infraction à leurs devoirs, et selon
certaines formes qui garantissent leur indépen-
dance. Ils sont parfois , ainsi que les Vicars ,
1 Je désigne chaque fonction, après Tavoir définie, par le mot
anglais, au lieu de chercher dans notre langue un équivalent qui
n'existe pas, et qui ne peut que donner une idée fausse au lec-
teur. Ainsi, je me garde de traduire, comme on Ta fait quelque-
fois, Curate, par curé; Highway surveyor, par ingénieur des
ponts et chaussées; Shérif, par préfet; Magistrale ou Justice of
the peace, par magistrat ou juge de paix, etc. Je mMcarte de cette
règle dans trois cas : 1° quand il existe en France une fonction
équivalente: ainsi j'appelle le Juror, juré; Dishop, évêque;
Canon, chanoine; Dean, doyen; 2" quand on peut tirer de notre
ancien régime une expression relative à une fonction analogue ,
maintenant supprimée : ainsi j'appelle le Lord high chancellor,
grand chancelier; 3° quand Tusage a fait adopter une traduc-
tion qui no peut entraîner aucune idée fausse : ainsi j'appelle le
Chancellor of the Exchequer, chancelier de l'Échiquier, etc. Je
recommande cette méthode aux personnes qui voudront bien en
treprendre les monographies des constitutions sociales de l'Eu-
rope (53, VIII J.
274 LIV. VII, l^ PARTIE — LE CHOIX DES MODÈLES
assistés par des Curâtes, ecclésiastiques diverse
ment rétribués et toujours révocables. Ces der
niers préludent ainsi à des fonctions plus stable
et plus lucratives. Enfin deux Church-warden
sont nommés habituellement l'un par le mi
nislre, l'autre parles paroissiens. Ils sont char —
gés de surveiller l'ensemble du service religieux
et de présider à l'emploi de l'impôt d'église,
c'est-à-dh'e à l'entretien de l'édifice et du ma-
tériel consacrés au culte.
§ III. La tolérance Incomplète et les réformes nécessaires.
L'Angleterre a longtemps conservé, avec le
principe des religions d'État, l'intolérance propre
à toutes les institutions religieuses de l'ancien
régime. Cette tendance se révélait, dans l'ordre
civil et politique , par des lois hostiles aux dissi-
dents. Ainsi, au commencement de ce siècle, les
catholiques romains étaient exclus de toutes les
fonctions publiques. Les protestants non ortho-
doxes n'étaient point admis aux corporations mu-
nicipales et au Parlement : ils s'excluaient eux-
mêmes en refusant de se soumettre à l'épreuve
{test) de la communion selon le rite anglican. Les
juifs , de leur côté, n'auraient pu siéger au Parle-
ment qu'en prononçant un serment dont la for-
mule ne pouvait être acceptée que par des chré-
tiens. Ces lois restrictives ont été successivement
CH. 54. — LES INSTITUTIONS PRIVÉES DE l'aNGLETERRE 275
abrogées* en 1828, en 1829 et en 1860. Une si
précieuse réforme , on ne saurait trop le répéter
(11, IV), ne s'est pas produite, comme chez nous,
au sein d'une société sceptique, cédant à son in-
difierence pour la religion dominante plutôt qu'à
l'amour de la liberté. Elle a été faite par des légis-
lateurs attachés à leur foi et convaincus que la
grandeur de l'Angleterre était intimement liée à
la prépondérance du culte officiel. Ce témoignage
spontané de respect pour le droit des dissidents
et des minorités est peut-être le plus grand titre
de gloire de l'Angleterre moderne. C'est aussi
l'un des plus sûrs indices de la supériorité de
ses institutions.
Cependant ces mesures ne donnent pas encore
une complète satisfaction au principe de la liberté
des cultes. Ceux-là mêmes qui louent les Anglais
d'avoir maintenu un culte officiel, voudraient
qu'ils fissent de nouvelles concessions aux cultes
dissidents. Les lois qui proscrivent les corpora-
tions catholiques d'hommes* et la hiérarchie ca-
tholique^ tombent, il est vrai, chaque jour en
* Les trois lois auxquelles je fais ici allusion sont désignées
comme il suit dans la nomenclature anglaise : 9, Gcorg. IV, c. 17.
— 10, Georg. IV, c. 7. — 23 et 24, Vict., c. 63. — A celle occa-
sion, je rappelle que chaque loi anglaise est désignée d'abord
par le numéro d'ordre de Tannée du règne du souverain, puis
par le numéro correspondant à l'ordre d'émission dans chaque
session parlementaire. "^^^ s n y a, à ce sujet, une réserve
expresse, avec aggravation du régime antérieur, stipulée dans
l'acte déjà cité: 10, Georg. IV, c. 7. ri-:: 3 Une recrudescence de
276 LIV. VII, \^ PARTI! — LE CHOIX DIS MODÂLKS
désuétude; mais l'équité exigerait qu'elles fus-
sent formellement abolies. Les contribuables
appartenant aux communions dissidentes , après
avoir payé les deux dîmes levées dans l'intérêt
exclusif de l'Église officielle, doivent encore con-
courir par des subventions volontaires à l'entre-
tien de leur propre culte. Cette dernière charge
est d'autant plus lourde que les dissidents pos-
sèdent en Angleterre un nombre d'établissements
supérieur d'un tiers environ à ceux des angli-
cans. Il serait donc juste d'arriver, sous ce rap-
port, à un traitement moins inégal.
Quant aux church rates, l'opinion semble être
fixée sur la nécessité d'une réforme immédiate.
Cet impôt serait supprimé , et chacun , à l'avenir,
contribuerait exclusivement aux besoins de son
culte. La difficulté est plus grande à l'égard des
dîmes, dont la suppression aurait moins pour
eifet d'améliorer les services religieux que d'aug
menter la valeur vénale des propriétés foncières ;
mais, si l'on juge opportun de les conserver
momentanément, on devrait autoriser chaque
propriétaire à en appliquer le produit à l'entre-
tien de son propre culte.
Il est dans la nature des choses que les institu-
tions ecclésiastiques se modifient sans cesse pour
rancien esprit d'intolérance a été provoquée en 1851 par la bulle
du Souverain Pontife qui venait de rétablir en Angleterre la
hiérarchie catholique. VoirTacte dit: 14 et 15» Vict., c. 60.
CH. 54. — LES INSTITUTIONS PRIVÉES DE l'aNGLETERRE 277
rester en harmonie avec les convenances sociales.
Ainsi, par suite des déplacements de la popula-
tion, plusieurs dignités perdent leur ancienne
importance , ou deviennent même de vraies siné-
cures ; tandis que certaines fonctions ne suffisent
plus aux besoins nouveaux qui se manifestent.
L'Angleterre s'applique assidûment à réformer
les abus de ce genre, qui se perpétuent trop sou-
vent en d'autres contrées. La commission ecclé-
siastique (ecclesiastical commission), composée
de tous les évêques, des Chief- Justices (59, III)
et d'autres personnes de distinction, a le droit
(stat. 6 et 7, Will. IV, c. 77) de soumettre au
souverain, en conseil privé (60, X),les réformes
qu'elle juge nécessaires. Les propositions de
cette commission ont force de loi, comme les
actes du Parlement , quand elles ont été ratifiées
par im ordre du conseil, inscrites dans le registre
des actes officiels du diocèse et insérées dans les
feuilles publiques. Toutefois, les commissaires
ecclésiastiques sont obligés de présenter un rap-
port annuel de leurs actes au secrétaire d'État de
l'intérieur, qui le soumet au Parlement. Celte
sollicitude, aussi prudente qu'active , a supprimé
depuis quinze ans beaucoup de fonctions inutiles.
Elle a en outre réduit, à la mort des titulaires, de
gros traitements, pour créer de nouvelles églises,
pour assurer une rétribution plus convenable aux
membres du clergé inférieur, et surtout pour do-
8*
278 LIV. VII , V* PARTIE — LB CHOIX DES MODÈLES
ter de nombreuses écoles primaires , surveillées
par le clergé paroissial.
§ IV. Le zèle des dissidents et des catholiques.
Ainsi que je l'ai déjà indiqué (11, III), les
institutions religieuses ont souvent manqué aux
classes manufacturières accumulées sur les bas-
sins houillers; mais elles ont maintenu des
croyances fermes dans les antiques résidences
rurales. Elles ont fait naître en Angleterre des
mœurs bien supérieures à celles de ces grands
États du Continent qui n'ont renoncé à l'intolé-
rance religieuse que pour tomber dans le scepti-
cisme. Cette bienfaisante influence s'est surtout
montrée , au dernier siècle , chez les laïques , et
particulièrement che« les dissidents animés de
la foi en Jésus- Christ. Ce sont ces derniers qui
ont préservé la société anglaise des sentiments
de doute ou de révolte propagés par les lettrés ,
les nobles et les souverains. Ce sont eux aussi qui
ont provoqué, dans les mœurs du haut clergé an-
glican, une réforme dont le besoin était encore
visible au début de mes voyages.
Le clergé catholique n'a d'abord pris qu'une
faible part à cet heureux changement; il s'appli-
quait presque exclusivement à conserver, parmi
les classes populaires de l'Irlande , des croyances
plus solides qu'éclairées. Aujourd'hui il aborde
une tâche plus élevée et plus féconde. Tout en con-
CH. 54. — LES INSTITUTIONS PRIVÉES DE l'aNGLITERRE 279
tinuant sa mission populaire , il commence à agir
sur les esprits cultivés, et il a eu la gloire d'opérer
quelques brillantes conversions * parmi les savants
d'Oxford, au foyer même de l'orthodoxie angli-
cane. Il contribue ainsi à relever la science et la
ferveur de l'Église dominante , qui tire indirecte-
ment avantage de la liberté qu'elle a donnée. L'é-
mulation assure d'ailleurs à chaque communion
religieuse ses bienfaits habituels. Les clercs ca-
tholiques s'élèvent aujourd'hui, en Angleterre, à
la hauteur de ceux qui , en France , en Belgique ,
en Allemagne, au Canada et aux États-Unis, sont
en contact intime avec les protestants. Ils con-
trastent par leurs lumières et leurs vertus avec
les clergés que le funeste appui de l'État prive de
ce stimulant salutaire.
1 Ces conversions sont un des symptômes les plus manifestes du
progrès intellectuel et moral des clergés catholiques de France ,
du Royaume-Uni, de Belgique, du Nord de TAllemagne et de PA-
mérique du Nord. Des catholiques moins recommandables en
exagèrent souvent la portée. Leurs vanteries, qui les abaissent au
niveau de certaines sectes politiques, ont été justement qualiQées
par un catholique éminent (13, I); car rien ne contribue da-
vantage, avec la démoralisation des clergés méridionaux^ à en-
traver cette œuvre de propagande. Je Tai constaté cent fois en
Angleterre et dans le reste de PEurope : les protestants les plus
éclairés ne se dissimulent pas le côté faible de leur principe de
libre examen et le vice de leur organisation religieuse. Ils se-
ront bien près de renoncer au schisme, le jour où il sera démon-
tré par l'exemple d'une grande nation que le catholicisme se
concilie avec la tolérance, avec la libre discussion, et, en général,
avec les légitimes propensions d'une société prospère.
280 LIV. VII, l^* PÂRTIK — Ll CHOIX DBS MODÈLIS
S V. La transmlBftloii des biens : le testament et la loi ab intestat
En ce qui concerne le régime de transmis-
sion de la propriété, la constitution anglaise ad-
met au nombre de ses principes fondamentaux
la souveraineté du propriétaire, c'est-à-dire la
liberté absolue des donations et des testaments.
Elle s'abstient même sagement (22, II) d'in-
tervenir, par la loi écrite, dans le régime ab
intestat, quand des coutumes locales pourvoient
aux intérêts que le propriétaire défunt n'a pas
réglés.
Les biens immeubles (real estâtes), quand un
propriétaire défunt n'a pas testé dans une lo-
calité où une coutume ah intestat n'est point
en vigueur, se transmettent conformément aux
dispositions d'une loi de 1834, dite Inheritance
act. Celte loi renferme quatre dispositions princi-
pales : 1° le patrimoine appartient à la descen-
dance du dernier possesseur légitime * ; 2<> la
descendance mâle est toujours préférée; 3® quand
deux ou plusieurs descendants mâles sont pla-
cés au même degré, l'aîné seul hérite; 4** les
descendants en ligne directe in infinitum d'une
personne décédée représentent leur ancêtre.
Lorsqu'il n'y a pas de testament, cette loi a
donc pour effet de transmettre les immeubles à
1 Je crois devoir traduire ainsi l'expression lasl purchaser em-
ployée dans le texte anglais de la loi ci-dessus mentionnée.
CH. 54. — LES INSTITDTIONS PRIVÉES DE L'ANGLET^RRE 281
l'aîné des mâles , tant qu'il en existe dans la des-
cendance. '
Les biens meubles (personal estâtes) se trans-
mettent depuis 1671, dans le régime ab intestat,
par la loi dite statute of Distribution (22 et 23 ,
Car. II, c. 10), expliquée par une loi de 1677 (29,
Car. II, c. 3). Le tiers de ces biens revient à la
veuve ; le reste est partagé , par portions égales ,
entre les enfants ou leurs représentants. S'il n'y
a pas d'enfants , la moitié appartient à la veuve ,
l'autre moitié au plus proche parent. S'il n'y a pas
de veuve, le tout appartient aux enfants.
§ VI. Les coutumes locales ah inUtta^,
Ces lois, comme je l'ai dit, n'ont d'effet que
dans les localités où les coutumes ab intestat font
défaut. Parmi ces dernières, on doit signaler
surtout le Gavelkind^, qui prescrit le partage
égal entre tous les fils, et le Boroug-english,
qui attribue les biens au fils le plus jeune *. Ces
* Le Gavelkind est encore en usage dans toute l'étendue du
comté de Kent et dans beaucoup d'autres localités de T Angle-
terre, parmi lesquelles je citerai les suivantes: le Soke d'Osweld-
beck (Noltingham), le Fee de Pickering (Norfolk), le Soke de
Rothelary (Leicester), le port de Rye et beaucoup d'autres loca-
lités de Sussex, les manors de Monmoulh, Usk, Netiley (Mon-
mouth), beaucoup de localités du Shropshire, Urchinfleld ( Here-
ford), Kentish-Town, près de Londres, etc. mr * La coutume de
Borough-english se rencontre, par exemple, dans les manors
suivants : Saint- John's of Jérusalem, Sutton Court (Middlesex),
— Weston Gumshall, Colley, Sutton, Little Brookham, Wooton,
Âbinger, Paddinglon, Paddington-Pembroke, Gumshall-Tower-
282 LIV. VII, !'« PARTIE — LE CHOIX DES MODÈLES
dispositions s'appliquent exclusivement aux biens
libres dits Frechold. Quant aux biens Copyhold,
grevés de redevances perpétuelles envers les pos-
sesseurs de certains domaines dits Manors, Fées
ou Seignoyies, la transmission en est réglée par
la coutume de chaque domaine.
s VII. L*InterdIctIon des substitutions perpétuelles.
La loi écrite n'intervient d'une manière ab-
solue, en matière de successions, que pour con-
jurer l'un des inconvénients de la liberté des tes-
taments. Elle ne permet pas que le propriétaire
exagère le droit qu'il possède sur sa propriété
au point d'en priver ses descendants , et de les
abaisser tous à la condition d'usufruitiers. La loi
a donc aboli les substitutions perpétuelles que
les volontés individuelles avaient établies dans
le régime antérieur*. Elle autorise seulement
substitution à deux degrés, et elle permet, en
outre , que l'usufruitier et le nu-propriétaire , de-
venus majeurs, en interrompent l'effet d'un com-
mun accord *.
Hill, Gumshall-Netlley, Shere-Vachery et Crawley, Shere-Eborum,
Dunsford, Bromplou-Weslbury, Broockham in Betchworth (Sur-
rey), Hoxled-Ilall (Essex), Buttel in Roberlsbridge (Sussex),
Somersham, Alconbury et Weslon (Huntingdon).
1 Les substitutions perpétuelles sont encore en vigueur pour
certaines propriétés de l'Ecosse; les dispositions de l'acte d'unioE
de 1707 n'ont pas encore permis d'étendre à ces propriétés les
prescriptions de la loi écrite (59, VIII) de l'Angleterre. = * J'ai
proposé ci -dessus (26, V) d'appliquer en France, aux biens de-
taux, une disposition analogue.
CH. 54. — LES INSTITUTIONS PRIVÉES DE L' ANGLETERRE 283
§ VIII. La pratique habituelle des testaments.
' Les habitudes adoptées par les familles pour
la transmission de la propriété, selon les indi-
cations de la coutume actuelle, sont encore
meilleures que les règles indiquées par la loi
ab intestat. Elles corrigent souvent Teffet de
deux dispositions vicieuses, savoir: de celle qui
attribue expressément les immeubles à l'aîné; de
celle qui fait une situation peu digne aux mères
de famille devenues veuves. Elles se résument
habituellement dans trois pratiques principales.
La transmission intégrale maintient dans les
familles les plus recommandables les terres,
les habitations rurales et urbaines , les industries
manufacturières et les clientèles commerciales.
La cession de gré à gré ou par ventes forcées
fait passer aux personnes enrichies par leurs
talents et leurs vertus, les domaines ruraux
que ne peuvent conserver les anciennes familles
manquant de discernement ou de moralité. En-
fin l'usage judicieux des capitaux mobiliers , des
contrats de mariage et des assurances sur la vie
(28, XI), concilie les avantages de cette trans-
mission intégrale avec le bien-être des veuves
et l'établissement des enfants qui ne sont point
chargés de continuer la tradition du foyer et de
l'atelier.
284 LIV. VII, !'• PARTIE — LE CHOIX DES MODÈLES
§ IX. Opinion unanime sur la fécondité de la Liberté
testamentaire.
Tous les partis politiques de l'Angleterre, no-
nobstant l'esprit de réforme qui les agite, con-
sidèrent comme étant à l'abri de toute discussion
le principe de la Liberté testamentaire. Selon
l'opinion commune, ce régime préserve la société
de la corruption, en donnant aux hommes mûrs
le pouvoir de dominer les appélits sensuels de la
jeunesse; il assure la liberté civile et politique, en
permettant aux propriétaires ruraux de conserver
leurs mœurs, avec leur indépendance, au foyer
domestique; enfin il défend la société entière
contre les influences pernicieuses exercées, à
certaines époques critiques, par le gouverne-
ment, le haut clergé, les professions hbérales,
et, en général, par les classes agglomérées dans
les villes. Les hommes d'État de l'Angleterre
placent, par ordre d'importance, le régime de
transmission immédiatement après le christia-
nisme , et ils s'accordent à le désigner comme la
seconde assise de la constitution sociale.
§ X. Les qualités et les défauts de la famille anglaise.
En ce qui concerne l'organisation de la fa-
mille, j'ai souvent signalé l'Angleterre comme un
modèle. Parmi les traits les plus dignes d'éloges,
je crois pouvoir rappeler : l'habitude prise par
CH. 54. — LES INSTITOTIONS PRIVÉES DE L' ANGLETERRE 28S
chaque ménage d'occuper une maison qui lui est
propre ; la liberté laissée aux jeunes filles, sous la
garantie du respect universel accordé à leur ca-
ractère et à leur faiblesse ; le désintéressement et
les sentiments d'affection qui président à la con-
clusion des mariages; la fécondité des unions;
Tautorité conférée à la femme dans le gouverne-
ment du foyer; l'ascendant qu'exercent les chefs
de maison sur les enfants et les serviteurs ; l'im-
pulsion prépondérante imprimée par l'âge mûr
et la vieillesse à l'éducation des jeunes gens;
enfin le pouvoir, sanctionné par la Coutume et la
loi, en vertu duquel le père choisit l'enfant qui
peut continuer le plus dignement la profession
privée, certaines fonctions publiques et, en gé-
néral, la tradition des aïeux*.
Cependant , sous ces divers rapports , l'Angle-
terre ne l'emporte pas absolument sur tous les
États du Continent. Elle est même inférieure à
quelques-uns, en ce que le foyer domestique,
tout en restant stable , n'offre que des intermit-
tences d'activité. L'héritier d'une famille anglaise
établit d'abord son ménage en dehors de Thabi-
tation où il est né , et dans laquelle il doit plus
1 Ce pouvoir est limité, sur un point important, chez les fa-
milles de la Pairie. La loi transmet, de mâle en mâle, par ordre
de primogénilure, chaque siège de la Chambre haute. Le père
ne peut léguer sa dignité à celui de ses fils qu'il juge le plus
digne; mais, dans cette situation même, il conserve le droit de
lui laisser toute sa fortune.
2S6 LIT. VII, 1*^ PARTII — LI CHOIX DES MODÈLES
tard revenir. Ainsi se produit le trouble déjà si-
gnalé dans cet ouvrage (30, VIII): lorsque les
autres enfants ont à leur tour émigré , la maison-
souche reste privée, jusqu'à la mort des vieux
parents , des joies émanant de la jeunesse ^
Cette lacune dans les mœurs anglaises se lie à
des habitudes peu sociables et déjà anciennes.
Elle jette sur les familles - souches de ce pays
une tristesse qui contraste singulièrement avec
la gaieté propre aux familles du Continent qui
marient de bonne heure leur héritier dans la
maison paternelle. La coutume anglaise, à la
vérité , donne d'abord plus d'indépendance aux
jeunes ménages; mais elle les condamne plus
tard à l'abandon. Elle enlève, en outre, aux jeunes
mères et à leurs enfants une assistance nécessaire.
Il faut reconnaître pourtant que, s'il nuit au bon-
heur indiriduel, ce régime ne compromet pas
essentiellement le rôle social de la famille. On
peut donc considérer le foyer domestique comme
1 J'ai souvent constaté que ce vice de la vie privée est péni-
blement supporté par les Anglais, et qu*il contribue à développer
le spleen parmi eux. Ainsi, quittant un jour, au début de mes
voyages, une maison-souche du Cornouaille où j'avais rencontré
un aiïoclueux accueil , je reçus du chef de famille celle bienveil-
lante allocution : «< Jeune homme, je vous laisse partir avec d'au-
« tant plus de regret que je ne saurais, à mon âge, conserver
« l'espérance de vous revoir et d'aider à vos succès. J'ajoute donc
« un dernier conseil à ceux que je vous ai déjà donnés : mariez-
« vous tard, afin de ne pas rester, dans votre vieillesse, aussi
« isolé que je le suis maintenant. »
ce. 54. — LES INSTITUTIONS PRIVÉES DE L'aNGLETERRE 287
la troisième assise de la constitution britan-
nique.
§ XI. Le travail et ses meilleurs caractères.
Le régime du travail en Angleterre est su-
périeur par beaucoup de côtés à celui des autres
contrées. On voit généralement, dans le tra-
vail même, la vraie source de la considération
publique. On tire avantage de la richesse, non
pour vivre dans l'oisiveté, mais pour choisir la
profession la plus lucrative, la plus attrayante ou
la plus honorable. Dans la plupart des existences
anglaises , le travail est à la fois modéré et per-
pétuel. Il commence avec la plus tendre jeunesse
pour ne finir qu'à la mort. Le chef de maison ,
« retiré, » qui sous le Partage forcé (17, III)
est devenu , en France , le type de Tenrichi , ne
se rencontre pas en Angleterre. Toutefois le
père de famille le plus laborieux tempère plus
qu'en France le travail par le repos. Il consacre
chaque jour quelques heures, et chaque se-
maine un jour, aux devoirs religieux , aux joies
de la famille , aux exercices du corps , et à cer-
taines récréations en rapport avec la condition
sociale.
L'abus des spiritueux est le seul trait qui dé-
pare ce tableau de la vie anglaise ; encore peut-on
dire qu'il est efficacement combattu par les so-
ciétés de tempérance, et qu'il se restreint de
288 LIV. VII, V® PARTI! » LE CHOIX DES MODALES
plus en plus parmi les classes supérieures. En
Angleterre comme ailleurs la hiérarchie sociale
repose sur la vertu et le travail. L'opinion range
généralement les professions selon Tordre que
j'ai indiqué (40, 1). Elle place en première ligne
celles qui assurent au pays ces principales res-
sources , et qui garantissent le mieux les familles
contre la corruption. A ces deux points de vue,
elle n'a point cessé depuis le moyen âge d'attri-
buer la prééminence aux propriétaires ruraux
(34, XVIII), et ceux ci s'en rendent de plus en
plus dignes par leurs talents et leurs vertus.
§ VII. Les amélioraUons dans Tassiette des domaines.
Le sol de l'Angleterre est subdivisé en do-
maines agglomérés, au milieu desquels on re-
trouve peu de traces des enclaves, des villages à
banlieue morcelée et des communaux indivis qui
y abondaient encore au xvii" siècle , et qui entra-
vent plus que jamais, en France, l'essor de l'agri-
culture (34, XIV et XXIV). Cette bienfaisante
transformation, accomplie sous l'active impulsion
des intéressés, avec le concours d'une multitude
de lois* et l'intervention de commissaires spé-
1 Ces lois n^ont pas eu seulement pour résultat de modiûer
l'assiette des domaines et de supprimer presque complètement la
propriété indivise. Elles ont modifié considérablement la propor-
tion relative des trois régimes principaux de propriétés immobi-
lières, savoir : les frechold, qui ne sont grevés tout au plus que
d'hypothèques et de rentes rachetables; les copyhold, grevés de
CH. 54. — LES INSTITOTIONS PRIVÉES DE L'aNGLETERRE 289
ciaux , a plus contribué que les réformes politi-
ques à raffermissement de la constitution sociale :
elle a été , à vrai dire , l'œuvre capitale des deux
derniers siècles.
Les immenses domaines vers lesquels se dirige
habituellement Tattenlion des voyageurs, n'ont
pas l'importance relative qu'on leur attribue dans
plusieurs ouvrages. La valeur des grandes pro-
priétés est singulièrement exagérée dans les sta-
tistiques générales. Ainsi les plus vastes terres du
nord de l'Ecosse , du pays de Galles , du nord et
du centre de l'Angleterre contierment toutes des
étendues considérables de friches stériles ou de
plateaux tourbeux {moors). Les enquêtes locales
que j'ai faites dans les plus fertiles contrées de
l'Angleterre, m'ont presque toujours fourni des
indications inattendues sur la fréquence des
moyens et des petits domaines. L'opinion classe
souvent comme importantes des propriétés de 300
à 400 hectares assurant à leurs possesseurs 25 à
50,000 francs de revenu ; dans la plupart des pro-
vinces, les terres inférieures à 100 hectares sont
redevances perpétuelles, payées principalement en cas de trans-
mission par décès ou de vente; les leasehold, cédés habituelle-
ment p%ur un temps considérable, souvent un siècle et plus, à
charge de verser au cédant une somme une fois payée, de servir
une rente annuelle, et, dans la plupart des cas, à charge de re-
tour à la fin du bail (lease) avec toutes les constructions faites
par le preneur. Les lois dont il est question ont surtout provo-
qué la transformation des copyhold en freehold, et ont eu, par con-
séquent, pour résultat de rendre la propriété plus libre (16, 111).
RÉFORME SOCIALE. III — 9
290 LIV. TU, l*^ PARTIE — LB CHOIX DES MODÈLES
fort nombreuses : enfin celles d'une étendue
moindre encore, de 40 hectares (100 acres) par
exemple, abondent dans beaucoup de localités ^
§ XIII. Les grands domaines et leurs loyers domestiques.
Indépendamment des constructions nécessai-
res à la culture, ces domaines sont habituellement
pourvus d'une habitation qui forme la résidence
permanente du propriétaire. C'est le foyer do-
mestique proprement dit, où se succèdent les gé-
nérations issues du fondateur, et où s'accumu-
lent , depuis des siècles , non loin du tombeau de
famille , les portraits , les actes et documents , les
livres, les œuvres d'art et les objets mobiliers
servant à perpétuer, selon les cas , les traditions
modestes ou l'illustration des aïeux. Cependant
les familles enrichies par le travail et la vertu
remplacent progressivement celles qui sont ap-
pauvries par le vice et l'oisiveté. 11 est donc fort
commun de rencontrer des familles dont l'établis-
sement sur le domaine qu'elles possèdent remonte
à moins d'un siècle.
A ces habitations sont annexés un verger, un
1 Ces impressions , qui m^avaient été suggérées par 1# simple
vue des localités, ont été conûrmées par Tévaluation suivante,
présentée à la Chambre des communes par M. Disraeli. Selon lui,
il existe, dans le Royaume>Uni de Grande-Bretagne etdUrlande,
2,000 très - grands propriétaires, ayant moyennement 5,000 hec-
tares , et 248,000 grands ou petits propriétaires , ayant moyenne-
ment 80 hectares.
CH. 54. — LES INSTITUTIONS PRIVÉES DE L'ANGLETERRE 291
potager, un parc et diverses dépendances rurales
richement boisées, où Ton a mis à profit toutes
les ressources d'un climat difficile, tantôt avec
simplicité, tantôt avec splendeur, mais toujours
avec un art infini, fruit de méditations séculaires,
dirigées vers le même but. Ces dépendances se
lient à une exploitation en régie : celle-ci a d'abord
pour objet de pourvoir aux besoins journaliers de
la famille ; mais ordinairement elle se développe
au delà de ces limites. C'est dans ces conditions
que se conservent, en s' améliorant sans cesse,
les belles races de chevaux , de bœufs et d'autres
animaux domestiques. Par là se révèle, sous une
forme matérielle, la supériorité de l'Angleterre
aux esprits qui sont peu disposés à la voir dans
le développement des forces morales. C'est dans
ces merveilleuses demeures que se perpétuent
smtoutles bonnes traditions, l'amour de la patrie,
et, pour tout exprimer d'un mot, la nationalité
de l'Angleterre. Les grandes habitations rurales
offrent toujours au voyageur une réception où
régnent à la fois le décorum et le confort. J'y ai
cependant regretté, je l'avoue, la simplicité et la
bonhomie qui subsistent encore en Suède, en
Danemark et en Allemagne. Les étrangers n'y
trouvent guère cette charmante hospitalité qui
distinguait nos vieilles résidences rurales , et qui
n'a pas complètement disparu dans les provinces
éloignées de la capitale.
292 LIT. vil , 1*^ PARTIE — LB CHOIX DBS MODÈLBS
Les propriétaires les plus riches, ayant, comme
je l'expliquerai plus loin, à remplir des fonctions
publiques qui les appellent périodiquement au
chef-lieu de la Province et du Comté , y possèdent
des habitations. Cependant celles-ci ne sont ja-
mais assimilées à la résidence rurale. Elles ne
constituent pas le vrai foyer (home) , où s'accom-
plissent les actes importants de la vie. Elles sont
relativement exiguës et peu ornées. Beaucoup
de propriétaires jouissent à la campagne d'un
château dont se contenterait un souverain du
Continent ; et néanmoins ils n'occupent à Londres,
pendant la session du Parlement, qu'une petite
maison que dédaignerait chez nous un boutiquier
enrichi. Ils n'hésitent même pas , quand ils n'ha-
bitent point cette maison , à la louer, garnie du
mobilier, à des étrangers.
§ XIV. La gestion du domaine» Texploitation des mines
et rétablissement des rejetons.
Quelques propriétaires exploitent en régie leurs
domaines; mais la plupart se contentent d'une ré-
serve annexée à leur parc. Ils louent le surplus,
moyennant une rente annuelle en argent, à une
excellente race de fermiers qui occupe dans la
constitution britannique une situation influente.
Les rapports mutuels des deux classes sont par-
faits. Les propriétaires les plus recommandables
tiennent à honneur de s'attacher les générations
CH. 94.— LES INSTITUTIONS PRIVEES DE L'ANGLETERRE 293
successives de leurs fermiers , sans être liés par
aucun bail. Cette coutume implique des senti-
ments dont la tradition se perd chez nous de plus
en plus. Aux propriétaires ruraux appartiennent
habituellement les chaumières occupées par les
ouvriers attachés en permanence aux travaux de
leurs domaines. Beaucoup d'entre eux possèdent
en outre , enclavés dans leurs terres , les bourgs
où se trouvent le marché , les auberges , les mé-
tiers et les professions libérales nécessaires aune
population aisée.
En vertu de droits traditionnels ou de con-
cessions déjà anciennes, la majeure partie des
gîtes minéraux est attribuée aux particuliers , et
peut être transmise , indépendamment de la pro-
priété superficielle. Elle est habituellement dans
les mains des propriétaires ruraux. Toutefois
ceux-ci exploitent rarement en régie, et ils con-
cèdent les mines , comme les carrières , moyen-
nant une redevance proportionnelle à la quantité
des produits extraits (36, III). Les gîtes minéraux
qui sont la source des plus forts revenus appar-
tiennent à deux catégories principales, savoir :
les mines de cuivre , d'étain , de plomb et d'ar-
gent des comtés de Gornouailles , de Devon, de
Flint, de Derby, d'Anglesea, de Wicklow, du
Gumberland, du Northumberland ; les mines de
houille et de fer du Northumberland, du Dur-
ham , du Yorkshire , du Lancashire , du Shrop-
294 LIY. YII, l^*" PARTIS — LB CHOIX DES MODÈLES'
shire, du Staffbrdshire et du pays de iralles.
EnÛD, la plupart des grands propriétaires ruraux
possèdent des capitaux considérables placés dans
les fonds publics et dans les banques, ou engagés
dans une multitude d'entreprises locales créées
avec leur patronage. Les maisons solidement éta-
blies maintiennent les recettes au-dessus des dé-
penses. Elles consacrent une partie de cet excé-
dant aux améliorations foncières , et elles versent
le surplus, par annuité, chez les compagnies d'as-
surances sur la vie (28, XI) , chargées de payer
un douaire aux veuves et des dots aux enfants
puînés. Les pères de famille se préoccupent beau-
coup d'assurer ainsi l'avenir de la famille entière,
et souvent des engagements formels sont stipu-
lés, à cet égard, au contrat de mariage. Ce devoir
accompU, ils instituent par testament l'héritier le
plus digne de perpétuer les bonnes traditions de
la famille ; puis ils poursuivent leur carrière avec
la certitude que l'œuvre des aïeux passera sans
ébranlement à une nouvelle génération.
§ XV. Les occupations des grands propriétaires résidants.
Le propriétaire anglais qui conduit ainsi sa mai-
son jouit naturellement d'une grande influence ;
mais il ne saurait s'en servir pour opprimer ses
voisins, car tout lui conseille de garder envers
eux des ménagements infinis. Ainsi, il doit se
concilier la sympathie des électeurs qui confèrent
CB. 54. — LES INSTITUTIONS PRIYÉES DE L'ANGLETERRE 295
certaines fonctions publiques et la présidence des
solennités locales. Il a besoin de conserver ses
bons tenanciers et les ouvriers ruraux attachés
aux domaines. En général, il a plus d'intérêt à
obtenir les suffrages de la population que celle-ci
n'en a à gagner sa bienveillance. Il emploie par
conséquent ses nombreux loisirs à gagner la fa-
veur publique ; et , pour y réussir, il doit contri-
buer de sa personne et de sa bourse aux services
du culte , de l'assistance , de l'enseignement pri-
maire, de la police locale et des voies de commu-
nication. C'est grâce à cette constante sollicitude
des propriétaires résidants , que les chemins ru-
raux sont parfois empierrés, bordés de trottoirs
et éclairés au gaz, avec autant de soin que les
rues des villes.
Les Anglais d'une condition élevée entrepren-
nent souvent des voyages d'instruction sur le
Continent. Ayant une connaissance approfondie
des besoins de la population qui les entoure, ils
sont parfaitement préparés à faire leur profit des
bonnes institutions qu'ils peuvent rencontrer.
C'est ainsi que sont journellement importées,
même dans les très -petites localités du Royaume-
Uni, une multitude d'améliorations morales ou
matérielles , dont l'origine exotique se révèle aux
observateurs attentifs.
Les résidants ruraux ne sont pas obligés,
comme les habitants des villes , de gaspiller leur
2Ô6 LIV. vil, 1" PARTIE — LB CHOIX DES MODÈLES
temps d'une manière improductive. Après avoir
rempli leurs devoirs privés, ils peuvent encore
exercer beaucoup de fonctions publiques relevant
de la Paroisse, de TUnion de Paroisses, du Comté,
de la Province et de l'État. N'ayant à désirer que
l'estime et la considération, ils sont naturellement
portés à remplir ces fonctions à titre gratuit.
Ainsi, dans l'admirable régime financier (57,XVII)
où chaque impôt est établi en regard de la dé-
pense correspondante, les populations qui sup-
portent directement le poids des charges locales
apprécient vivement les avantages de cette gra-
tuité. La libre transmission des biens et sa con-
séquence immédiate , le classement hiérarchique
des capacités , assurent donc aux moindres sub-
divisions du Royaume-Uni le bienfait d'un bon
gouvernement local , la modération de l'impôt, le
bien-être de la population et l'harmonie des inté-
rêts.
§ XVI. Les qualités et l'inlluence des grands propriétaires
résidants.
A la faveur de ces institutions , les propriétaires
ruraux et leurs héritiers contractent des habitudes
laborieuses, et se maintiennent aisément dans la
ligne du devoir. Ceux qui s'en écartent voient le
vide se faire autour d'eux et les honneurs locaux
passer à une maison voisine. Celte déchéance
rend bientôt leur situation intolérable, et ils se
CH. 54. — LES INSTITUTCONS PRIVÉES DE L'ANGLETERRE 297
trouvent à la fin conduits à céder leur domaine à
quelque nouvel enrichi plus digne de remplir les
devoirs attachés par la Coutume à la possession
du sol. L'opinion se montre d'ailleurs particuliè-
rement sympathique à l'héritier qui tente de re-
lever une vieille maison de la décadence amenée
par le vice ou l'erreur des ancêtres.
Quant aux autres rejetons de la famille , ils sont
soumis, jusqu'à l'époque où ils embrassent une
carrière , aux plus fécondes influences qu'on ait
observées, jusqu'à ce jour, au sein des sociétés
riches et puissantes. Plus que leur frère héritier,
ils sont stimulés au travail par le désir de conqué-
rir une situation indépendante , et ils réussissent
souvent à se créer une plus grande fortune. Les
enfants puînés des familles rurales fournissent un
excellent personnel pour le recrutement de l'É-
glise , (Je l'armée , de la flotte , de la magistrature ,
de la haute administration métropolitaine et colo-
niale , pour la fondation de nouvelles entreprises
d'industrie manufacturière ou de commerce. 11 en
est de même , au surplus , pour les autres classes
de la société. Les familles de toute condition,
après avoir pourvu à leur propre recrutement,
trouvent, dans de nombreuses colonies, un dé-
bouché sans limites.
Les propriétaires résidants de l'Angleterre sont
rarement surpassés par ceux du Continent dans
l'accomplissement de leur mission sociale. Rame-
298 LIY. va, 1^ PARTIS — LE CHOIX DES MODÈLES
nés sans cesse au bien par la pression du milieu
où ils sont placés, ils sont très-aptes à conjurer le
mal. Si une suite de mauvais souverains soumet-
tait les Anglais aux funestes entraînements que
les Français subirent pendant le dernier siècle de
Tancien régime, on peut prévoir que les races
rurales suffiraient seules à repousser cette con-
tagion. C'est véritablement dans les propriétaires
ruraux que se personnifient aujourd'hui les plus
hautes qualités de l'Angleterre : l'aptitude à ré-
primer la corruption et à propager les réformes ;
l'amour de la liberté, de la hiérarchie et de la
tradition ; l'esprit de tolérance et le respect de
l'opinion publique.
§ XVII. L'influence croissante des manufacturiers
et des commerçants.
Les classes adonnées aux manufactures et au
commerce accroissent incessamment, par leurs
travaux, l'activité intérieure et la prépondérance
internationale du pays. Ce développement extra-
ordinaire a pour origine principale les riches bas-
sins carbonifères qui fournissent aux nouvelles
entreprises la chaleur, la force motrice et l'outil
(37, VI); mais il est dû aussi aux excellentes
mœurs qui mettent à profit ces instruments d'ac-
tivité. Comme les propriétaires ruraux, les com-
merçants trouvent leurs principaux moyens de
succès dans la Liberté testamentaire et la fécon-
CH. 54. — LES INSTITUTIONS PRIVÉES DE l' ANGLETERRE 299
dite du mariage. Chacun, en effet, a le pouvoir
de choisir, de dresser, puis de s'associer celui de
ses nombreux- enfants qu'il juge le plus capable
de continuer son œuvre. De là ces solides mai-
sons, appliquées sans relâche, pendant une suite
de générations, à la poursuite d'une même entre-
prise sur le sol britannique ou dans les contrées
les plus lointaines K L'opinion leur a toujours ac-
cordé un appui énergique pour assurer autant que
possible , à l'intérieur et au dehors , la réussite de
leurs affaires privées; mais, jusqu'à ces derniers
temps, elle ne leur avait guère laissé prendre
part aux fonctions du gouvernement.
La réforme de 1833 * a modifié , sous ce rap-
port, l'ancien ordre de choses. Elle a admis à la
Qiambre des commutes , dans des proportions
plus larges que par le passé (60, VII et VIII), les
représentants des grandes cités commerciales et
manufacturières. Néanmoins la constitution ainsi
amendée reste assise sur ses anciennes bases.
Les propriétaires ruraux, qui composent presque
exclusivement la Chambre des pairs, conservent
dans l'autre Chambre une prépondérance réelle.
Cette situation doit vraisemblablement se main-
tenir. Les commerçants, en effet, ont des inté-
rêts exclusifs et tendent en certains cas à se
1 Voir l'opinion émise, à ce sujet, dans une pétition adressée au
Sénat en 1865 par 130 négociants français. (Note de 1867.) =
î Loi dite ; English reform ad, 2 et 3, Wiii. IV, c. 70.
300 LIV. VII, 1" PARTIE — LE CHOIX DES MODÈLES
combattre mutuellement. Us sont donc en géné-
ral moins disposés à se concerter entre eux
qu'avec les propriétaires ruraux; car ceux -ci ^
plus identifiés avec la chose publique (34, 1), sont
les alliés naturels de toutes les professions. La
propriété territoriale n'est, d'ailleurs, fermée à
personne; et, là comme en d'autres pays, elle peut
devenir le couronnement de toutes les carrières
parcourues avec succès.
§ XVIII. Rétribution large et inlluenccL restreinte
des professions libérales.
L'opinion se montre, en Angleterre, trés-bien-
veillante pour les mérites qui se révèlent dans
les professions libérales. On se plaît à payer gé^
néreusement les travaux et les services des in-
génieurs, des savants, des lettrés, des artistes,
des médecins et des légistes ; mais on se garde en
général de leur attribuer, en dehors de la spécia-
lité professionnelle , un rôle actif dans le gouver-
nement delà Paroisse, du Comté, de la Province
ou de l'État.
Les professions qui, à première vue, semblent
avoir avec l'art de gouverner une connexion in-
time, celles de l'avocat et du journaliste, par
exemple , sont rarement un titre devant les élec-
teurs chargés de choisir les membres de la Cham-
bre des communes. Les grandes villes, où leur
influence pourrait le mieux s'exercer, leur pré-
CH.' 54. — LES INSTITOTIONS PRIVÉES DE l'aNGLETERRE 301
fèrent presque toujours , à défaut des hautes no-
tabilités de Fadministration urbaine , de simples
commerçants enrichis. La situation change lors-
que, parvenues à la richesse, les personnes adon-
nées aux professions libérales font Tacquisition
d'un domaine rural. Toutefois, dans ce cas même,
l'opinion reste momentanément en méfiance de
la direction exclusive donnée antérieurement
à leurs travaux. Elle confie plus volontiers les
fonctions publiques aux propriétaires ruraux de
vieille souche initiés , dès le début de leur car-
rière, à tous les intérêts de la Paroisse et du
Comté.
§ XIX. Les communautés et les corporations.
J'ai déjà cité les meilleures associations de
l'Angleterre (44, 1 à III), et je puis maintenant
signaler en peu de mots celles qui tombent en
désuétude et celles qui tendent à se développer.
Les anciennes communautés d'ouvriers et les
corporations fermées ont complètement disparu ,
et c'est à peine si , de loin en loin , les derniers
vestiges de communauté subsistent dans les pâ-
turages indivis de quelques Paroisses. Toutes ces
institutions sont considérées comme incompa-
tibles avec les vraies lois du travail. Les ouvriers
anglais , tout en suivant avec sollicitude les agita-
tions françaises de 1848, ont eux-mêmes con-
damné les tendances communistes de leurs con*-
302 LIV. VII, 1"» PARTU — LI CHOIX DIS MODÈLES '
frères parisiens (43, II). Les théories ayant pour
but d'introduire l'association à la fois dans le tra-
vail et dans la vie domestique (43, IV), ont été
repoussées plus vivement encore par toutes les
classes de la population.
Les sociétés par actions, organisées sans privi-
lèges, sous un régime de droit commun, abordent
journellement des champs de travail qui étaient
inaccessibles aux générations précédentes. Loin
d'empiéter sur l'activité individuelle, elles lui cè-
dent leurs moindres entreprises (45, X), à mesure
que les familles deviennent plus riches et plus
habiles.
Les associations privées ayant pour objet de
soulager la misère ou d'en tarir les sources , sont
souvent découragées par le régime légal d'assis-
tance (56, II). En revanche, les corporations
vouées à l'enseignement supérieur et à la culture
des sciences et des lettres ne sont surpassées par
celles d'aucun autre pays. On ne saurait trop ad-
mirer le dévouement qui les porte à combattre
l'erreur ou à mettre en évidence la vérité dans
l'ordre poUtique et moral.
§ XX. L'utile emploi de la parole.
L'art de la parole s'emploie avec une puissance
incomparable à propager le vrai et le bien jusque
dans les classes les moins lettrées, et chaque
élément de la vie anglaise concourt à cette mis-
CH. 54. — LES INSTITUTIONS PRIVÉES DE L'ANGLETERRE 303
sion. Toutes les réunions sortant du cercle de la
vie domestique sont Toccasion de discours qui
traitent des questions d'intérêt public, et qui
constituent dans leur ensemble une des branches
les plus curieuses de la littérature nationale. Les
orateurs qui y réussissent le mieux sont depuis
longtemps classés au premier rang par l'opinion.
Us président ces solennités , dirigent les discus-
sions et y maintiennent par leur ascendant le
respect des convenances. Beaucoup d'hommes
rompus à la pratique des affaires remplissent
cette utile fonction jusque dans les moindres lo-
calités, et ils sont toujours prêts à faire prévaloir
la vérité. Ils écartent les orateurs de profession,
qui ailleurs défendent sans conviction toutes les
causes, et qui égarent souvent la pensée pu-
blique, quand les hommes compétents ne sont
pas exercés à soutenir ce genre de luttes. On
n'exige point toutefois que les orateurs se tien-
nent absolument dans les limites d'une froide
raison. La faveur de l'auditoire est ordinairement
acquise à ceux qui, s'écartant des lieux com-
muns, donnent à leurs discours ce tour original
et légèrement frondeur que le mot anglais hu-
mour peut seul exprimer. On admet volontiers
que, dans la forme, l'orateur dépasse un peu le
but pour le mieux signaler.
C'est ainsi qu'une idée neuve qui , sur le Con-
tinent, resterait inutilement enfouie dans le livre
304 UT. TII, l** PltTn — LI CHOIX DES MODÈLES
OÙ elle s*est produite , se fait promptement jour
en Angleterre. Cette idée n*est point seulement
élaborée par les classes dirigeantes : elle pénètre
jusqu'au sein des populations, et elle provoque
bientôt dans les institutions publiques ou privées
une utile réforme. La constitution britannique
trouve donc un moyen de stabilité et de perfec-
tionnement dans les associations permanentes
et même dans les réunions fortuites qui, rappro-
chant dans un but libéral les personnes de toute
condition , répandent parmi elles les idées saines
et l'art de les exprimer.
S XXI. Les abus de la presse conlorés par les mœurs
plus que par les lots.
La presse s'attache spécialement à mettre en
lumière les faits dont la connaissance est utile ou
agréable au public. Elle est l'organe naturel des
classes dirigeantes et de leurs orateurs. Elle pro-
page sans cesse leurs idées dans tous les rangs
de la société. Les journaux et les revues périodi-
ques offrent également leur concours à une autre
catégorie d'hommes éminents qui, n'exerçant
point de fonctions publiques et ne disposant pas
d'une clientèle d'auditeurs, émettent leurs idées
dans des ouvrages spéciaux. Les journaux anglais
les plus répandus se contentent, en général, de
ce rôle modeste, sans avoir la prétention, comme
certains grands journaux du Continent, de de-
CE. 54. ^- LES INSTITUTIONS PRIVÉES DE L'ANGLBTERRE 305
venir un des pouvoirs de FÉtat, et de professer
constamment , pendant une suite de générations ,
une doctrine qui leur soit propre. Ils ne restent
point étrangers aux luttes des partis qui se dis-
putent l'influence et le pouvoir ; souvent même
ils flattent ceux qui leur fournissent la meilleure
clientèle. Quant aux journalistes de profession, ils
sont les auxiliaires et non les guides de l'opinion
publique. Ils n'entreprennent une mission plus
élevée que dans les cas où les pouvoirs constitués
sont frappés de défaillance ou manquent à leurs
devoirs.
Un journal anglais gagne la faveur de ses
lecteurs en leur fournissant des renseignements
utiles pour l'administration des affaires privées ,
des récits développant à la fois l'intelligence et
le sens moral , enfin des faits aidant chacun à se
former une conviction sur les questions d'inté-
rêt général. Quant à la discussion des doctrines,
elle n'occupe dans le journal qu'une place peu
considérable. A ce sujet, le lecteur attache moins
de prix aux opinions du rédacteur qu'aux avis ,
longuement motivés, des notabilités compé-
tentes. De là, les habitudes de discussion loyale,
qui sont désignées par une expression <t fair
play » presque caractéristique pour la polé-
mique anglaise, et qui obligent, en général, l'é-
crivain le plus passionné à citer d'abord textuel-
lement les opinions qu'il veut combattre. On n
306 LIV. VlI, 1^ PARTIE -^ LE CHOIX DBS MODÈLES
serait pas fondé à conclure de ces habitudes que
les journalistes anglais sont plus moraux ou plus
intelligents que ceux du Continent. Comme ces
derniers , ils sont plus désireux de conquérir des
abonnés que d'exercer un sacerdoce. Ils ne se
font même pas faute de constituer quelquefois
des coteries exclusives et peu libérales. Mais ils
s'adressent à une société qui est peu troublée par
les discordes civiles , et qui , sur chaque question
controversée, tient plus à connaître la vérité qu'à
voir flatter ses passions. Peut-être même, si Ton
compare les journalistes de l'Angleterre à ceux
du Continent, trouverait-on chez eux, en balance
de la supériorité professionnelle que je viens de
mentionner, une certaine infériorité littéraire
qui paraît tenir aux différences du régime d'en-
seignement et de l'organisation sociale des deux
régions.
En France et en Allemagne, des jeunes gens,
heureusement doués par la nature , auxquels les
professions usuelles eussent donné une brillante
carrière, sont poussés, grâce aux excitations de
l'État, vers de hautes études qui deviennent pour
eux une impasse. Ne pouvant se créer aucune
situation au lieu natal, n'ayant d'autre débouché
que les rangs inférieurs de la bureaucratie, ils
sont naturellement portés vers le journalisme,
qui semble leur offrir un emploi plus lucratif
de leurs talents. En Angleterre, au contraire.
CH. S4. — LES INSTITUTIONS PRIVÉES DE L' ANGLETERRE 307
les jeunes gens ne subissent qu'en prévision
d'une carrière assurée les dépenses considéra-
bles qu'impose l'enseignement supérieur. Les
plus habiles se font immédiatement remarquer
dans une multitude de fonctions ou de corpo-
rations locales. Ils trouvent bientôt dans la Pa-
roisse, dans le Comté ou dans la Province une
situation préférable à celle d'un rédacteur de
journal. Le rôle éminent de la presse anglaise
ne saurait donc être expliqué par la supériorité
de ses journalistes : il n'est que le reflet de la
supériorité du public.
On commet une grande erreur, lorsqu'on at-
tribue directement la force de la constitution
britannique à la liberté de la presse. Celle-ci
concourt très -efficacement à réprimer les abus,
à combattre l'erreur et à propager la vérité ; mais
elle est moins une cause qu'un effet. Les légistes
anglais les plus compétents affirment que le ré-
gime légal de la presse serait encore fort restric-
tif, si les mœurs ne l'avaient laissé peu à peu
tomber en désuétude; qu'il autoriserait même
de grandes rigueurs, en présence de quelque
nécessité publique. Le caractère bienfaisant de la
presse ne résulte donc point , en Angleterre , d'un
texte de loi , mais des vertus privées qui donnent
tant de fécondité aux testaments, au travail, à
l'association , et aux autres institutions du pays.
308 LIY. YII, l"' PARTIE — LB CHOIX DBS MODÈLBS
§ XXII. L^excellence des rapports privés souvent compromise
par Tinvasion du paupérisme manufacturier.
En ce qui concerne l'ensemble des rapports
privés, FAngleterre est la nation qui réussit
le mieux à fonder sa hiérarchie sur la vertu , le
talent et la richesse. Bien inspirée par le soin de
sa grandeur, elle maintient , autant que possible,
à chaque famille Tillustration et l'influence at-
tachées par les aïeux au foyer et à l'atelier. Ce-
pendant la part ainsi faite au passé n'entrave
l'essor d'aucune force chez les générations con-
temporaines. Sauf une seule exception (60,V) que
l'on regarde comme justifiée par l'intérêt public,
l'autorité n'est jamais conférée par privilège aux
familles -souches. Leurs rejetons peuvent comp-
ter au début de leur carrière sur la sympathie
générale; mais ils ne la conservent qu'en fai-
sant preuve d'aptitude personnelle. Au milieu de
l'ardente concurrence qui règne dans toutes les
branches d'activité , la prépondérance reste ac-
quise, sans distinction de caste, aux professions
utiles , aux talents reconnus , aux fortunes hono-
rables. Aujourd'hui, plus encore qu'au temps
où Montesquieu en faisait la remarque , tous les
Anglais deviennent égaux en s' élevant par leur
mérite , et ce recrutement spontané de la classe
dirigeante se trouve singulièrement aidé par
CH. 54. — LBS INSTITUTIONS PRIVÉES DE L'ANGLETERRE 309
rorganisation de la famille , du travail et de l'as-
sociation.
Cependant j'ai souvent rencontré le mal, chez
ce grand peuple, dans le cours des études que j'ai
poursuivies sans interruption de 1836 à 1862. Je
pourrais même montrer, si ce détail ne sortait
pas de mon sujet, que l'Angleterre a subi et par-
fois provoqué certains genres de corruption qui
se développent dans notre Occident tout entier.
Ainsi, par exemple, l'ordre social, bien établi
au milieu des classes rurales, est de plus en plus
troublé parmi les populations manufacturières.
Comme je l'ai précédemment indiqué (49, V),
l'Angleterre a donné naissance au paupérisme,
l'une des plaies honteuses de l'Occident. Malgré
les mesures opposées depuis 1833 à l'invasion
de ce fléau, le sol britannique en reste jusqu'à
présent le principal foyer. Les manufacturiers
ne cessent pas d'aggraver le mal en propageant
le funeste régime des engagements momenta-
nés^, en abaissant la mère de famille à la con-
dition d'ouvrier, et, ce qui résume tout, en
abandonnant les traditions du patronage (50, V).
L'Angleterre, où abondent les moyens de ré-
forme, encourt, par ces déplorables exemples,
une grande responsabilité devant l'Europe. Ses
classes dirigeantes, qui comprennent si bien
1 Les Ouvriers européens, p. 16-17. r
310 UT. Tll, i^ PARTIS — LI CHOIX DES MODÈLES
pour elles-mêmes la nécessité de l'ordre mo-
ral, ont commis une faute grave en laissant,
pendant un demi - siècle , les agglomérations
manufacturières privées des bienfaits qui en éma-
nent. Je ferai voir bientôt, au surplus, que le
contre -coup de ce désordre se révèle par l'ex-
tension donnée à la taxe des pauvres, cette
grande tache des institutions locales parmi les-
quelles je vais signaler d'admirables modèles.
*
§ XXIII. Les beaux modèles du gouyemement local.
Le gouvernement local de l'Angleterre, qui
est l'objet des cinq chapitres suivants , est peu
connu en France. Il diffère beaucoup de ceux que
nous prétendons fonder, depuis 1789, sur des
constitutions écrites , et il concilie diverses ten-
dances que nous considérons comme incompati-
bles. Il repose principalement sur la Coutume, et
il conserve souvent , dans ses noms et dans ses
costumes , les formes du moyen ^e. Il montre
cependant , plus que tel autre gouvernement de
fraîche date , les bonnes tendances qui créent la
prospérité, et celles-ci se font jour incessam-
ment par de solides améliorations. Les institu-
tions locales se modifient peu à peu, sous la
pression des mœurs ou de la loi, pour satisfaire
à tous les besoins légitimes ; mais la société reste
inébranlable, parce qu'elle s'appuie sur le dé-
vouement des citoyens unis par une commune
eu. S5. — Là paroisse rurale anglaise 311
pensée de bien public ; parce que Fautorité s'in-
carne, en quelque sorte, dans une classe diri-
geante attachée au sol, incorporée à la population,
identifiée avec tous les intérêts du pays.
CHAPITRE 55
APERÇU DE LA PAROISSE RURALE ANGLAISE
«
§ I. Le gouyemement direct des propriétaires habitant
la Paroisse rurale.
La Paroisse rurale anglaise est la moindre
unité du gouvernement local. C'est une circon-
scription territoriale déterminée par la Coutume ,
ou par des décisions émanant de la commission
ecclésiastique, de Tévêque et du Conseil privé
(54, II et III; 60, X). Elle a pour centre l'é-
glise consacrée au culte anglican. Elle réunit les
familles qui y pratiquent en commun les exercices
de piété.
Sous l'ancien régime européen, la Paroisse an-
glaise, comme les communes rurales actuelles
du Continent, possédait beaucoup de propriétés.
Elle gérait une foule d'intérêts communs, et avait
par suite de nombreuses attributions ; mais , de-
puis deux siècles , le mouvement social tend in-
cessamment à les restreindre. En général, la Pa-
312 Liy. VII, l^ PARTIE — LE CHOIX DES MODÈLES
roisse ne possède aujourd'hui que l'église, le
cimetière et les chemins publics. Ses attributions
spéciales se réduisent aux trois services ayant
pour objet Tusage et l'entretien de ces établisse-
ments. On commence même à reconnaître la con-
venance d'enlever à la Paroisse une partie du
service de ces chemins. Si cette réforme préparée
par une loi récente (57, XIV) s'accomplit, la Pa-
roisse , revenue en quelque sorte à son point de
départ, n'aura plus guère d'autre lien que l'exer-
cice du culte. Enfin elle ne serait guère , à vrai
dire, qu'une association privée si l'Angleterre,
adoptant le régime des États-Unis (12, I), re-
nonçait à classer la religion au nombre des ser-
vices publics.
La Paroisse rurale d'Angleterre voit progres-
sivement diminuer son humble domaine; mais
elle conserve fermement le droit de gouverner ce
qui lui reste , sans subir le contrôle des autorités
préposées aux circonscriptions d'un ordre plus
élevé. Cette souveraineté de la Paroisse anglaise,
exercée dans un cercle restreint, est l'organisation
qui m'a le plus frappé au début de mes études.
Je l'ai retrouvée successivement dans les pro-
vinces slaves, Scandinaves et allemandes, dans les
Pays-Bas, en Suisse, en Italie et en Espagne. J'ai
compris alors qu'elle formait l'un des traits domi-
nants des gouvernements locaux de l'Europe. La
France seule, dans ces deux derniers siècles, s'est
GH. 55. — Là pàroissb rurale anglaise 313
écartée de cette tradition. Depuis la révolution ,
tous nos gouvernements, exagérant encore les
erreurs de Tancien régime , s'appliquent sans re-
lâche, et à multiplier les attributions des com-
munes rurales (65, XXIV), et à renforcer la dan-*
gereuse direction exercée par TÉtat.
§ II. Le Veairy, corps souverain de la Paroisse.
Le corps souverain de la Paroisse se nomme
Vestry : c'est le nom même de la sacristie, où il se
réunit pour éviter la dépense qu'exigerait la con-
struction d'un bâtiment spécial. Il est formé de
tous les habitants prenant part au paiement des
taxes que la Paroisse doit à la fois recueillir et
employer. L'organisation du Vestry se fonde sur le
taux du loyer des immeubles possédés ou occupés
par les familles. C'est l'élément financier appelé
en Angleterre Rent, et en France revenu impo-
sable. Ce taux lui-même est déterminé annuelle-
ment par un rôle dressé selon des formes légales
(57, XVII) qui offrent toute garantie aux inté-
ressés. Les contribuables taxés pour un revenu
inférieur à 1,250 francs disposent d'une voix
dans les réunions du Vestry ; une voix de plus
est accordée pour chaque supplément de revenu
de 500 francs*, sans que le nombre total de voix
1 Rapport, déjà cité (53, IX J, présenté aux Chambres de Bel-
gique. — Les chiffres de cette nature que j'ai recueillis dans le
cours de mes voyages en Angleterre, ne se sont pas toujours trou-
9*
314 UT. TU, !>• PÂsm — u Cfloa dss modèles
dépasse jamais six; ce maximum du droit de
vote est donc habituellement acquis aux citoyens
possédant ou occupant, dans la Paroisse, des im-
meubles d'une valeur locative de 3,750 francs.
'L'impôt nommé en France Octroi étant repoussé
avec raison par le génie britannique , toutes les
taxes locales sont directes , proportionnelles à la
Rent, et fixées, pour la plupart, séparément dans
chaque spécialité de dépense.
L'Etat n'intervient aucunement dans l'emploi
des taxes levées par la Paroisse; mais il fixe la
destination qui peut leur être donnée et le maxi-
mum qu'elles ne doivent pas dépasser. Il se ré-
serve à plus forte raison le droit d'autoriser les
emprunts. Enfin il règle, par des lois générales ,
les garanties que les individus peuvent invoquer
contre les décisions de la majorité et contre cer-
tains actes des agents paroissiaux. Il laisse, en un
mot , aux Paroisses une véritable souveraineté ;
mais il en restreint fermement les limites , pour
garantir de tout empiétement les droits de la na-
tion comme ceux de l'individu.
vés d'accord avec ceux qu'indiquent d'autres ouvrages écrits à
une époque comparativement récente, et où Ton a pu tenir compte
des modifications introduites dans ces derniers temps par les actes
du Parlement. Dans les cas où j'ai constaté un tel désaccord, j'ai
adopté, en citant l'auteur, les chiffres qui m'ont paru le plus
dignes de confiance. La constitution britannique est très-variable
dans ses détails, bien que fixe dans son esprit (61 , XII] ; et là
se trouve la principale difficulté de toute étude approfondie sur
ce sujet.
CH. 55. — LA PAROISSE RURALE ANGLAISE 315
§ III. Les fonctionnaires institués par le Vestry. '
Le Vestry a toute autorité sur les trois ser-
vices indiqués ci-dessus. Il ne l'exerce jamais di-
rectement, afin d'éviter les discordes intestines
et les pertes de temps; d'un autre côté, il ne la
délègue guère à un seul agent , afin de conjurer
autant que possible les excès de pouvoir. Il insti-
tue en général trois autorités distinctes qui, étant
tenues de remplir gratuitement leurs fonctions
pendant une année , ne peuvent être réélues que
de leur consentement.
Le Church'Warden, nommé par le Vestry, se
concerte avec le collègue choisi par le ministre
pour régler les recettes et les dépenses du culte
officiel. Ces deux fonctionnaires lèvent l'impôt
(Church-rate, 54, H et III), et ils l'emploient pour
le service de l'église. Un comité spécial (Burial-
Board) préside, dans la plupart des Paroisses, à
la surveillance des inhumations et à l'entretien
du cimetière. Enfin, le troisième fonctionnaire,
nommé Highway -surveyor ou Way-warden, sur-
veille la construction et l'entretien des chemins
paroissiaux. Le Highw^ay - surveyor doit posséder
en propre un immeuble donnant un revenu an-
nuel de 250 fr., ou occuper un immeuble d'un
loyer de 500 f r , ou enfin posséder une propriété
mobilière de 2,500 fr. Il est passible d'une amende
de 500 fr. s'il refuse de remplir le devoir que
316 LIT. VII^ l^^ PARTIS — LE CHOIX DES MODÈLES
l'élection lui a imposé. Indépendamment de sa
mission principale , il a diverses obligations défi-
nies par la loi organique de 1836 (5 et 6, Will.
IV, c. 50), notamment celle de placer à tous les
carrefours des inscriptions indiquant le chemin
aux voyageurs. Plusieurs Paroisses peuvent se
réunir pour entretenir en commun leurs che-
mins, et elles peuvent confier ce service à des
agents salariés. Une taxe (Highway-rate) est
votée par le Vestry pour le service des voies pa-
roissiales ; elle est levée et employée sous la sur-
veillance du même fonctionnaire.
§ IV. Simplicité de radmlnlstration paroissiale.
Dans la pratique, cette organisation de la Pa-
roisse rurale se simplifie singulièrement, en
raison de Fintérêt qui porte le Vestry à réduire
ses charges et les fonctionnaires à épargner leur
peine. A cet égard, l'expérience a indiqué une
multitude de combinaisons fort efficaces , surtout
dans les pays de grande propriété. Je connais
telle Paroisse où un seul Church-warden, devenu
inamovible par la confiance de ces concitoyens,
se concerte directement avec le ministre pour
entretenir l'église et le cimetière, sans recourir
à l'impôt, grâce aux revenus d'une ancienne do-
tation et aux subsides fournis par les familles.
J'en connais une autre où deux fermiers, formant
les seuls contribuables de la Paroisse , entretien-
CH. 55. — LA PAROISSE RURALE ANGLAISE 317
nent tous les chemins, au moyen de leurs ouvriers
et de leurs attelages , sans lever aucune taxe , sans
rendre aucun compte , et sans subir aucun autre
contrôle que celui du public intéressé à jouir
d'une bonne viabilité. Ces simplifications, dont la
tradition est oubliée en France, surgissent spon-
tanément de tous les systèmes de gouvernement
où la dépense est réglée par les contribuables.
S V. Les rapports de la Paroisse avec Tautorité supérieure
et les administrés.
La Paroisse rurale , après avoir pourvu à l'ad-
ministration de ses propres affaires, est tenue,
comme je l'indiquerai dans les chapitres suivants,
de seconder, dans l'exécution de certains ser-
vices, les autorités d'un ordre plus élevé. Quel-
ques-uns, en effet, tels que l'assistance des pauvres
et la tenue des registres de l'état civil, ont été
récemment enlevés à la Paroisse pour être ratta-
chés aune circonscription plus étendue; d'autres,
tels que l'évaluation du revenu imposable des
immeubles , et la confection des listes d'électeurs
pour la nomination des membres de la Chambre
des communes, ont toujours été remplis sous la
haute direction de l'État et du Comté.
En même temps qu'on a toujours défendu la
Paroisse contre les empiétements des autorités
supérieures, on n'a jamais permis que, de son
côté , elle entreprit rien contre le domaine de la
318 UT. TIl, l** PâRTII — LI dOIX DKS MODÈLES
vie privée. Cest ainsi, par exemple, que le Vestry
laisse toujours aux familles , aux associations pri-
vées, ou aux dépositaires de dons et legs, le soin
de subvenir à leur gré aux frais des cultes dissi-
dents et de renseignement primaire. Il leur laisse
également toute liberté pour rattacher ces ser-
vices à des circonscriptions territoriales plus
étendues que celle de la Paroisse.
CHAPITRE 56
APERÇU DES UNIONS ANGLAISES DE PAROISSES
S I. L'Union, Fasslstanee des pauvres et le ^Vorktaoose.
L'Union est une circonscription territoriale in-
termédiaire entre la Paroisse et le Comté , ayant
pour centre le Workhouse (maison de travail),
c'est-à-dire l'établissement dans lequel s'exerce
principalement, d'après les règlements nouveaux,
l'assistance des pauvres. Elle a été instituée en
1834 par une loi (5 et 6 , Will. IV, c. 76) qui lui a
attribué ce pénible service, confié jusque -là aux
Paroisses. Selon la judicieuse méthode du Par-
lement, cette circonscription a été créée à titre
d'essai. Elle garde encore un caractère provisoire,
après avoir été amendée ou prorogée par une
CH. 56. — l'union anglaise de paroisses 319
multitude de lois. 11 existe 627 Unions * groupant
chacune en moyenne 23 Paroisses. L'assistance
des pauvres continue, en outre, à s'exercer sépa-
rément dans 139 Paroisses, où une réforme avait
été antérieurement accomplie.
Le service de l'assistance est essentiel à toutes
les constitutions sociales. 11 s'y présente avec des
formes très-différentes, et il est en général, pour
chacune d'elles, un élément caractéristique. L'An-
gleterre est la contrée de l'Europe dans laquelle
l'assistance des pauvres est le moins liée à la vie
privée, absorbe les sommes les plus considérables,
et prend, par ces deux motifs, au plus haut degré
le caractère d'une institution publique. C'est par
là que se révèle surtout aux esprits attentifs le
vice principal des rapports sociaux de l'Angle-
terre. Si l'on tient compte des vicissitudes que
l'institution a subies depuis trois siècles et de
l'incertitude qui, après une si longue expérience,
pèse encore sur son avenir, on comprendra que
la difficulté est aujourd'hui plus grande que ja-
mais.
§ II. L'ancien régime de Fassistance.
La législation compliquée qui régit la distri-
bution des secours aux indigents a. pris nais-
1 J'ai recueilli à ce sujet, à diverses époques, des chiffres diffé-
rents; les trois nombres que je rapporte ici sont extraits du rap-
port belge cité (53, IX).
320 LIY. YII, l^* PARTIE — LB CHOIX DES MODÈLES
sance , en Angleterre , au milieu de la corruption
qui se développa, au xvi* siècle , sous la dynastie
desTudors, en même temps qu'elle se produisait
en France sous les derniers Valois (9, VI). Les
classes dirigeantes de TÂngletérre manquèrent
alors doublement à leur devoir. Elles dilapidèrent
les fondations catholiques antérieurement appli-
quées à Tassistance des pauvres , et elles perdi-
rent, par suite de la résidence habituelle des
nobles à la cour luxueuse de Henri VIII , les an-
tiques traditions de patronage. Pour remédier
d'abord aux désordres qui furent la conséquence
de cet abandon des localités, les autorités ne trou-
vèrent, dit -on, d'autre moyen que de mettre
à mort * les vagabonds qui troublaient Tordre
public. Un gouvernement plus régulier s'étant
établi, on comprit, vers la fin du règne d'Elisa-
beth , la nécessité d'imposer par la loi la pratique
d'assistance qui ne surgissait plus spontanément
de la résidence des riches et des inspirations de
l'esprit chrétien.
Telle fut l'origine de la loi organique de 1601
(43, Eliz., c. 2). Cette loi enjoignait aux proprié-
taires et aux tenanciers de fournir des moyens
d'existence aux personnes de la Paroisse hors
d'état de s'en procurer elles-mêmes. Elle con-
1 Je cite, sous toute réserve, ce trait peu probable, qui m^a été
souvent signalé, et au sujet duquel je n'ai fait personnellement au-
cune recherche.
CH. 56. — l'union anglaise de paroisses 321
fiait aux contribuables obligés de supporter cette
charge le soin de choisir les officiers nommés
Overseers qui, au nombre de trois ou quatre, se
concerteraient avec les Church - wardens ( 54 , II)
pour lever l'impôt nécessaire et distribuer les
secours. Elle prescrivait le travail aux pauvres
secourus qui en seraient capables. Elle posait en
principe que la taxe des pauvres serait propor-
tionnelle à la valeur locative des immeubles occu-
pés. Elle réglait les contraintes à exercer sur les
contribuables récalcitrants. Enfin, elle assurait à
ces derniers les garanties nécessaires contre une
taxation injuste.
Ces principes fondamentaux du système n'ont
pas cessé depuis lors d'être en vigueur. Cependant
ils ont subi dans l'application des changements
qui, d'une époque à l'autre, ont notablement mo-
difié le caractère de l'institution.
§ III. Les modifications successives du régime.
Dans l'origine, les personnes obligées de payer
la taxe et d'en opérer la répartition songè-
rent peu à imposer le travail à ceux qui étaient
secourus. Mais elles comprirent bientôt que le
iroit à l'assistance entraînerait la destruction de
a propriété, s'il n'était tempéré par ce correctif
combiné avec une sévère surveillance. Pour écar-
;er de la liste des pauvres ceux qui s'y faisaient
nscrire par paresse et par supercherie , on cessa
322 LIY. YII, l'^' PARTIS — LB CHOIX DES MODÈLES
de distribuer des secours à domicile. On mit peie^
à peu les indigents en demeure de renoncer à
Tassistance ou de travailler, soit dans les ateliers
ruraux organisés à cet efiet, soit dans des établis-
sements spéciaux qui furent alors nommés Poor-
houses. L'expérience ayant démontré que ce
système était le contre -poids nécessaire d'un
principe trop absolu, le régime des Poorhouses
fut généralisé, en 1723 (9, Georg. I, c. 7), par une
loi qui autorisa plusieurs Paroisses à se constituer
en corporation pour faire en commun de tels éta-
blissements.
Cette réforme réduisit dans une proportion
considérable les charges de l'assistance. Toute-
fois, en pareille matière, il est difficile de concilier
les exigences de l'humanité avec celles de l'inté-
rêt public. Les administrations locales exagérè-
rent souvent , vers la fin du xvni* siècle , le prin-
cipe modérateur de 1723. Les Overseers refusèrent
rigoureusement toute assistance, en dehors du
système légal ; et l'on vit parfois périr les mem-
bres d'une même famille qui , voulant avant tout
rester ensemble , ne consentaient point à se sé-
parer pour être soumis isolément au régime des
Poorhouses.
Émue des scandales auxquels donnait lieu cet
état de choses, l'opinion publique, stimulée, selon
toute apparence, par les événements qui s'accom-
plissaient sur le Continent, provoqua en 1795
CH. 55. — l'union anglaise de paroisses 3*23
(38, Georg. III, c. 23) une nouvelle réforme.
Celle-ci, sans abroger les dispositions tutélaires
de 1723, rétablissait, avec certaines garanties,
Tallocation temporaire des secours à domicile.
Les Overseers furent formellement autorisés à
accorder ce genre de secours. En cas de refus
non justifié de la part de ces derniers, chaque
Magistrale (57, IV) reçut le pouvoir d'assister les
réclamants , aux frais des Paroisses , pendant la
durée d'un mois. Les mêmes préoccupations con-
tinuant à se manifester avec plus de force, une
loi de 1814 (55, Georg. III, c. 137) autorisa cha-
que Magistrate à accorder des allocations de trois
mois. Deux Magislrates réunis purent d'ailleurs
assurer, pendant six mois, la subsistance des
pauvres repoussés par les Overseers. Malgré ces
améliorations, les plaintes soulevées par ce ré-
gime d'assistance ne cessèrent pas de se pro-
duire. Elles prirent une nouvelle vivacité après
les événements de 1830. Sous l'impulsion des
idées qui agitaient alors le Continent, plusieurs
écrivains critiquèrent vivement la dureté avec la-
quelle certaines Paroisses éludaient les obliga-
tions qui leur étaient imposées.
C'est à la suite d'une longue enquête, poursui-
vie dans cette direction d'idées , que furent pro-
mulguées successivement, en 1834 (4 et 5, Will.
IV, c. 76) et en 1835 (5 et 6, Will. IV, c. 69), les
lois qui ont posé les bases d'un régime nouveau ,
324 LIY. YIl, 1<^ PARTIE — LE CHOIX DES MODÈLES
savoir : la centralisation de la surveillance dans-^
les trois capitales du Royaume-Uni, et la centra-
lisation des services locaux dans des Unions de -
paroisses spécialement instituées pour ce service.
Les législateurs anglais ne considérèrent point,
tant s'en faut, cette nouvelle œuvre comme par-
faite , surtout en ce qui concerne la centralisation"
provinciale (59, VI). Ils ne l'avaient d'abord éta-
blie que pour cinq années ; mais , placés en pré-
sence des mêmes difficultés, ils ont déjà prorogé
ce terme par sept lois postérieures, en conservant
à l'institution son caractère provisoire.
§ IV. Le régime actuel.
Le régime de l'assistance publique comprend
aujourd'hui en Angleterre quatre sortes d*institu-
tions , savoir : i^ à Londres , une administration
centrale, dite Poor law board; 2<* dans chaque
Union de paroisses, un comité d'administrateurs,
dit Board of guardians, qui se réunit dans le
Workhouse fondé et entretenu à frais communs
par toutes les Paroisses de l'Union ; 3<> dans les
villes populeuses , des asiles et des écoles de dis-
trict, distincts de ceux des Workhouses, et admi-
nistrés par des commissaires spéciaux relevant
du Board of guardians; ¥ enfin, dans chaque
Paroisse, des inspecteurs des pauvres dits Over-
seers, et des collecteurs d'impôts dits Collectors
CH. 56. — '■ l'union anglaise de paroisses 325
€> fraies, chargés de seconder, dans cette Paroisse,
l'œuvre de Guardians.
Les Poor law commissioners veillent , pour
toute TAngleterre , à l'exécution des lois concer-
xiant l'assistance des pauvres. La partie active de
ce comité comprend habituellement un président
rétribué, et un certain nombre de membres que
le souverain nomme par lettres patentes ou par
icommission. Le lord président du Conseil privé \
le lord du sceau privé, le secrétaire d'État de l'in-
térieur et le chancelier de l'Échiquier, en font de
droit partie, pour y exercer, au besoin, une haute
direction. Ils se concertent avec les lords de la
trésorerie pour nommer leurs deux secrétaires
et les autres fonctionnaires salariés qui adminis-
trent , contrôlent ou inspectent le service confié
aux Commissioners. Ils déterminent le nombre
des Guardians que chaque Paroisse doit envoyer
à l'Union, et le taux du loyer à partir duquel on
devient éligible pour cette fonction. Ils fixent le
traitement des fonctionnaires nommés par le
Board of guardians, et ont le droit de révoquer
ceux qui manqueraient à leur devoir. Ils auto^
risent , s'ils le jugent convenable , en dehors des
Workhouses la création des asiles et des écoles
1 Pour éviter la confusion, je ne crois pas devoir placer à la
suite de chaque terme le numéro du chapitre ou du paragraphe
où il est défini; le lecteur suppléera aisément à cette lacune et
comprendra, par exemple, que cette fonction doit être décrite au
chapitre du Gouvernement central ( 60, XIII ).
RÉFORME SOCIALE. 111 — 10
326 LIY. Yll , 1^ PARTIE — LB CHOIX DES MODÈLES
de district ; ils fixent le nombre des commissaires
qui dirigent ces établissements et le salaire des
agents qui y sont employés ; ils font ou approu-
vent les règlements que ces agents sont chargés
d'appliquer. Ils nomment les fonctionnaires (Au-
diiors) qui doivent contrôler les comptes des
Unions, des Paroisses, des asiles et des écoles de
district. Enfin , ils présentent chaque année , sur
l'ensemble des services , un rapport qui est sou-
mis aux deux chambres du Parlement.
Les Boards of guardians sont la cheville ou-
vrière du système. Le nombre des membres de
ces corporations est habituellement supérieur à
soixante. Les Guardians ne reçoivent point de
rétribution, et se recrutent surtout parmi les
propriétaires influents de l'Union. Les Magis-
trales de la localité font de droit partie de la cor-
poration. Les Guardians sont élus pour cinq ans
par les propriétaires et les locataires de biens im-
posés à la taxe des pauvres. Un immeuble d'un
revenu annuel inférieur à 1,250 francs donne
une voix à l'électeur. Chaque supplément de re-
venu de 1 ,250 francs donne droit à une voix de
plus , sans que le nombre des voix puisse dépas-
ser six.
Les Guardians se chargent, avec le concours
des Overseers, de recevoir les personnes qui ré-
clament des secours. Ils décident, en faisant au
besoin une enquête, s'il y a lieu d'accorder l'un ou
CH. 66. — L*UN10N ANGLAISE DE PAROISSES 327
Pautre des deux modes d'assistance , savoir : les
secours à Tintérieur du Workhouse (In door re-
lief) ^ ou les secours à l'extérieur {Oui door re-
lief). Ils surveillent personnellement, à tour de
rôle, le Workhouse et ses dépendances. Ils nom-
ment et contrôlent les agents salariés préposés
aux nombreux détails du service de cet établis-
sement. Parmi ces agents figurent : le secrétaire
du comité {Clerk io the guardians) , le trésorier
{Treasurer of the union) ^ le chapelain (Chap-
lain)j le médecin de la maison de travail {Médi-
cal officer for the Workhouse) ^ le médecin de
district (District médical officer) , le directeur
de la maison {Master of the Workhouse) , la direc-
trice du département des femmes et des filles
(Matron of the Workhouse) ^ le maître d'école
(Schoolmaster) ^ la maîtresse d'école (Schoolmis-
tress)y le portier (Porter)^ la garde-malade (Nurse),
les agents visiteurs (Relieving officers), le surveil-
lant des travaux extérieurs {Superintendant of oui
door labour),
§ V. Les divers services du Workhouse.
Les services accumulés dans un Workhouse
rural sont donc fort nombreux et constituent un
petit monde ; mais les ateliers de travail propre-
ment dits n'y jouent qu'un rôle accessoire. Les
hommes valides- ne sont guère employés qu'aux
travaux des chemins publics créés ou entretenus
328 LIV. VII, 1>^ PARTIE — LE CHOIX DES MODÈLES
par les Paroisses. Ils ne servent qu'exceptionnel-
lement, en qualité de manœuvres, à certains ser-
vices intérieurs, tels que la culture d'un jardin
potager, la construction et l'entretien des bâti-
ments. Les invalides et les vieillards se livrent
parfois à quelques légers travaux appropriés à
leur âge et à leurs forces, notamment à la prépa-
ration des étoupes de vieux cordages et à la con-
fection de la charpie. Les femmes valides, dont
l'admission est moins onéreuse que celle dis
hommes, sont pour la plupart utilement em-
ployées au service de propreté et aux travaux de
ménage, aux soins qu'exigent les malades, les
vieillards et les enfants, au blanchissage du linge,
à la confection ou à l'entretien des articles de
vêtement. Les enfants suivent régulièrement les
exercices des deux écoles. Les filles secondent
les femmes , et se rendent ainsi aptes à être pla-
cées, dans la localité, en qualité de servantes. Les
garçons font, en général, dans deux ateliers spé-
ciaux, l'apprentissage des métiers de tailleur ou
de cordonnier.
Les locaux d'un Workhouse doivent pourvoir
au logement , à la nourriture et aux autres besoins
d'une population qui dépasse souvent un millier
de personnes. Ils comprennent habituellement
une chapelle anglicane , une chapelle catholique
dans les localités où affluent les Irlandais, les
écoles des filles et des garçons, un hospice de
CH. 56. — l'union anglaise de paroisses 329
vieillards, des infirmeries distinctes pour les deux
sexes, des ateliers d'apprentissage, des bâtiments
pour le logement du directeur et des employés ,
des bureaux de comptabilité et d'administration ,
un dortoir spécial pour les vagabonds admis à titre
temporaire , enfin , dans beaucoup de villes , une
infirmerie spéciale pour les prostituées. Les sexes
sont toujours séparés, et l'on ne fait pas excep-
tion à cette règle pour les membres d'une même
famille. Les médecins chargés des hospices et des
infirmeiies ne donnent au Workhouse qu'une
partie de leur temps, et ils exercent aussi leur
art au dehors.
§ VI. Le domicile de secours et la taxe des pauvres.
L'Union n'est pas tenue de recevoir indistinc-
tement tous les pauvres. Chaque Paroisse elle-
même a le droit de renvoyer dans leurs Paroisses
respectives ceux qui sont étrangers à la localité * .
On désigne par le nom générique de Seulement
la Paroisse dans laquelle un pauvre a le droit
d'être secouru , ou ce qu'on pourrait nommer son
domicile de secours. La première loi positive qui
ait fixé à ce sujet les anciennes coutumes paraît
avoir été promulguée en 1662 (13 et 14, Car. II ,
1 L'exercice de ce droit se retrouve dans les communes alle-
mandes. Voir les Ouvriers européens, p. 139. — Sur les principes
adoptés, touchant Tassistance des pauvres^ par les communes de
rAUemagne méridionale.
330 LIV. VII, l^ PARTIE — LE CHOIX DES MODÈLES
e. 12). Une multitude de lois postérieures ont
tenté de régler cette matière difficile. Celle qui a
été promulguée en 1864 ne semble pas avoir ré-
solu le problème à la satisfaction générale. Ces
lois récentes tendent généralement à restreindre,
dans des limites de plus en plus étroites , le ren
voi des pauvres à leur Settlement. Le droit aux
secours , dans un lieu déterminé , s'acquiert sur-
tout par deux conditions : par la naissance, ou par
une résidence non interrompue de trois années
dans les Paroisses d'une même Union. Des pres-
criptions fort compliquées règlent en outre les
droits des veuves , des orphelins , des enfants il-
légitimes, des malades et des blessés.
La taxe des pauvres est due par tout pro-
priétaire ou locataire d'immeubles situés dans
l'Union. Comme les taxes de Paroisse, elle a
pour base la Rent (55, II) de ces immeubles. La
détermination en est faite par l'administration
financière du Comté (57, XVII) , et elle peut être
contrôlée par les Overseers et les Guardians. La
répartition de la taxe entre les contribuables de
chaque Paroisse est faite par les Overseers *,
conformément aux évaluations consignées dans
le registre des Guardians. Ce sont aussi les Over-
seers qui sont chargés du recouvrement des rôles
au domicile des contribuables. Ils sont aidés au
1 Choisis aujourd'hui par les Magistrales sur une liste dressée
parle Vestry de chaque paroisse. {Cabinet Lawyer, p. 134.)
CH. 56. — l'union anglaise de paroisses 331
besoin dans cette perception par des agents sa-
lariés que nomme le Board of guardians. La taxe
des pauvres varie dans des proportions énormes,
selon les localités : dans la plupart des Paroisses,
elle reste comprise entre 5 et 15 pour 100 de la
Rent. La dépense annuelle varie, dans les Unions
rurales , de 100,000 à 200,000 francs. Elle dépasse
1 million dans les grandes villes manufacturières.
A Londres, elle atteint 25 millions. Pendant l'exer-
cice financier de 1856-1857, elle s'est élevée, pour
l'Angleterre seule , à 160 millions.
§ VII. Les attributions accessoires de TUnion : Tenregistrement
des naissances et des décès.
L'Union de paroisses a reçu plusieurs attribu-
tions étrangères à l'assistance des pauvres. Au
premier rang figurent deux systèmes d'enregis-
trement : l'un pour les naissances et les décès *,
l'autre pour les mariages. Le Board of guardians
exerce le contrôle de ces services. Il les centra-
lise habituellement dans les mains d'un agent sa-
larié dit Superintendant registrar. Il institue , en
outre, selon les convenances propres à chaque
localité, un certain nombre de circonscriptions
groupant plusieurs Paroisses. Le service de cha-
* Service déjà amélioré, en 1811, par la loi 52, Georg. HI, o. 146;
réorganisé et cenlralisé à Londres, dans le General regisfer of/ice,
en 1836, par la loi 6 et 7 Will. IV, c. 86; amendé et complété par
beaucoup de lois postérieures.
332 LIV. VII , 1™ PARTIS — LB CHOIX DES MODÈLES
que circonscription est confié à deux séries d'a-
gents salariés, dits Registrars, placés sous la di-
rection du Superintendant. Tous ces agents sont
rétribués au moyen d'un impôt spécial , perçu en
même temps que la taxe des pauvres par le Board
of guardians.
Les parents qui ne font point enregistrer la
naissance de leurs enfants n'encourent aucune
peine autre que la perte des avantages civils confé-
rés par la constatation légale ; mais les Registrars
sont tenus de suppléer, autant que possible, par
Tenquête directe, au défaut de déclaration. L'en-
registrement réclamé par les parents a lieu sans
frais dans les quarante-deux jours qui suivent la
naissance ; plus tard , il est soumis au paiement
d'une petite somme ; après un délai de six mois ,
il est interdit. Une fausse déclaration entraîne
une amende dont le maximum est fixé à 1,SÎ50
francs. Les nouveau- nés exposés sur les voies
publiques sont enregistrés sur la présentation des
Overseers.
La déclaration des décès est indirectement
obligatoire ; car aucune personne ne peut pro-
céder au service religieux qui précède l'inhuma-
tion, ou à rinhumation elle-même, sans un certi-
ficat du Registrar constatant le décès. L'omission
de cette formalité entraîne une amende dont le
maximum est fixé à 250 francs. Pour les cadavres
trouvés hors des habitations, l'enregistrement a
CH. 56. — l'union anglaise de PAÏJOISSES 333
lieu sur la déclaration du Coroner(51y II). Cet of-
ficier public est chargé de l'enquête sur les causes
de la mort; il peut délivrer le certificat requis
pour rinhumation.
§ VIII. L'enregistrement et la célébration des mariages.
Les mariages sont enregistrés simultanément
par des Registrars distincts des précédents , par
les ministres anglicans ou presbytériens (54, II)
des églises où les mariages peuvent être légale-
ment accomplis, enfin par les personnes ayant
reçu ce mandat de deux autorités centrales, cons-
tituées à Londres par les membres de la société
des Amis (11, VI) et par les Israélites. Les agents
chargés de l'enregistrement des mariages con-
servent leurs registres, contrairement à ce qui a
lieu pour les Registrars des naissances et des dé-
cès. Le Superintendant registrar intervient, en
outre , soit de sa personne , soit par des certificats
spéciaux , dans les mariages qui ne sont pas celé-
r
brés selon les rites de l'Eglise anglicane ou de
l'Église presbytérienne.
Le mariage peut être , selon la volonté des par-
ties appartenant aux Églises officielles, une cé-
rémonie exclusivement religieuse. Pour tous, il
peut être un acte exclusivement civil. Enfin, il
peut aussi recevoir à la fois ces deux caractères.
En Angleterre , le mariage civil a une tout autre
signification qu'en France. C'est une simple con-
334 LIV. vil, i'^ PARTIE — LE CBOIX DES MODELES
vention faite en présence d'une sorte de notaire ;
ce n'est point une solennité accomplie devant un
magistrat.
Le mariage religieux peut être célébré, sans
intervention de l'autorité civile, selon les rites
des deux cultes officiels , sous la garantie des pu-
blications de bans. Ces dernières formalités peu-
vent d'ailleurs être supprimées, lorsque le mi-
nistre qui. célèbre le mariage y consent, sur la
production d'un certificat que délivre le Super-
intendant registrar d'après les formes suivantes :
Les futurs conjoints donnent avis du mariage
projeté au Superintendant registrar des localités
où ils ont résidé dans les sept jours précédant
la demande ; ils y joignent une déclaration écrite
constatant qu'il n'y a aucun obstacle légal au
mariage; les futurs âgés de moins de vingt et un
ans doivent présenter le consentement de leurs
parents. Le certificat est délivré vingt et un jours
après l'enregistrement de cet avis , s'il ne s'est
produit aucun empêchement.
Le mariage religieux peut également être cé-
lébré dans toute église dissidente; mais, dans
ce cas, le certificat précité est toujours néces-
saire. La cérémonie doit avoir lieu, portes ou-
vertes, de huit heures à midi, en présence du
Registrar de la localité où demeure l'un des con-
joints, et de deux témoins dignes de foi; les fu-
turs conjoints doivent, en outre, déclarer, en pré-
CH. 56. — l'dnion anglaise de paroisses 335
sence de ces derniers , qu'il n'y a aucun obstacle
légal au mariage, et qu'ils se prennent l'un l'autre
pour époux.
La déclaration du mariage civil est reçue , après
la délivrance du certiflcat, portes ouvertes, de
huit heures à midi , à l'office du Superintendant
registrar, en présence de cet officier, du Registrar
de la localité et de deux témoins.
§ IX. La conservaUon des registres de Tétat civil.
Les divers agents préposés à l'enregistrement
des naissances, des mariages et des décès doivent
envoyer, quatre fois par an, un extrait authen-
tique des trois séries d'informations au Superin-
tendant registrar. Celui-ci conserve les registres
ou les copies de registres que lui envoient les di-
verses classes d'agents ; il dresse chaque trimes-
tre un rapport sur les faits recueillis dans toute
l'étendue de l'Union. Il y joint, avec l'aide des
Registrars, du médecin attaché au Workhouse,
et avec le concours bienveillant des médecins li-
bres de la contrée, des détails précieux sur les
causes des décès, et, en général, sur l'hygiène
publique, les maladies régnantes et les épidémies.
Revu par le Board of guardians , ce rapport est
adressé au bureau central de Londres , dit Gene-
ral register office. Ce dernier, comme toutes les
administrations analogues, contrôle les services
locaux, et peut au besoin révoquer les agents qui
336 LIV. VII, \^ PARTIE — LE CHOIX MS MODÈLES
ne rempliraient pas convenablement leur devoir.
Il soumet chaque année au Parlement un rapport
offrant le résumé de tous les faits constatés pour
l'ensemble du Royaume-Uni.
§ X. Le service de la vaccine.
Le gouvernement anglais tend aujourd'hui à
conférer à l'Union , dans l'intérêt de l'ordre pu-
blic , de l'hygiène et de la salubrité , diverses au-
tres attributions étrangères à sa mission princi-
pale. Par mesure de simplification, il oblige les
localités à pourvoir, avec le produit de la taxe
des pauvres , aux dépenses de ces services acces-
soires.
C'est ce qui a été fait notamment pour le service
de la vaccine. Selon sa méthode ordinaire, le Par-
lement a d'abord fait un appel indirect aux in-
fluences établies ; et ce n'est qu'après en avoir
constaté l'impuissance qu'il a eu recours à des
procédés plus énergiques. Par une première loi
rendue en 1840 (3 et 4, Vict., c, 29), il a tenté de
propager l'usage de la vaccine par les moyens
dont disposait alors l'autorité publique. En 1841,
une loi (4 et 5, Vict., c. 32) a donné à cette pra-
tique une nouvelle impulsion. Elle porte trois
dispositions, savoir : que les familles pourront,
sur leur demande , être dispensées de contribuer
aux frais de ce service ; que les frais mis ainsi à
la charge du public seront prélevés sur la taxe
CH. 56. — l'union anglaise de paroisses 3H7
des pauvres ; que , toutefois , ce genre de secours
n'entraînera pas, pour les familles assistées,
l'inscription sur la liste des indigents. En 1853
(16 et 17, Vict., c. 100), la vaccine est devenue
obUgatoire. En 1858(21 et 22, Vict., c. 97), le
Conseil privé (§60) a reçu le pouvoir de favoriser
l'application de cette contrainte administrative.
Enfin, en 1861 (24 et 25, Vic\., c. 59), une der-
nière loi a rendu plus facile la répression des
résistances individuelles ; l'exécution en est con-
fiée aux Magistrates jugeant en Petty - session
(57, VII).
Ces mesures, d'après les rapports annuels pré-
sentés au Parlement sur les déclarations des fonc-
tionnaires spéciaux, seraient encore insuffisan-
tes; et, sous l'influence des idées réglementaires
qui prévalent de plus en plus , on tend encore à
les aggraver. Dans l'état actuel des choses, les
parents ou les tuteurs sont tenus, sous peine d'a-
mende, de faire vacciner les enfants dans les trois
mois de la naissance. Les Registrars des nais-
sances et décès enregistrent également les vac-
cines. Dans l'intérêt de ce service, les Guardians
subdivisent le territoire de l'Union en districts
spéciaux placés sous la direction d'un ïnédecin
auquel ils allouent, selon la distance, 1 fr. 88. c.
à 3fr. 13 c. par enfant vacciné. Ils allouent, en
outre , 0 fr. 30 c. au Regislrar . Le produit des
amendes est porté aux recettes de la taxe des
338 LIV. VII, 1"» PARTIE — LE CHOIX DES MODÈLES
pauvres. Des indemnités (Fées), réglées par un
tarif, sont dues aux Registrars par les personnes
qui réclament des certificats de vaccine.
Le service de la vaccine est le détail dans lé-
quel le gouvernement central du Royaume - Uni
manifeste surtout la tendance qui le porte à inter-
venir plus qu'autrefois dans les intérêts privés
(61, XIV). Cependant des personnes qui ont suivi
cette question depuis quinze ans m'assurent que
le Parlement est resté fidèle à la tradition an-
glo-saxonne : qu'il s'est préoccupé, non d'assu-
rer le bien-être individuel, mais de protéger le
public contre la contagion propagée par les non-
vaccinés. L'erreur, si elle existe, serait, non dans
le principe d'intervention, mais dans l'adoption
d'une doctrine médicale trop absolue. Ici, comme
dans certains cas que j'ai observés sur le Conti-
nent, le rôle assigné aux médecins orthodoxes
(40, X) tendrait à dépasser les limites tracées par
l'intérêt public.
§ XI. Régime financier des services accessoires.
Les fonds de la taxe des pauvres ne sont pas
seulement attribués aux enregistrements et à
la vaccine; ils subviennent encore à des dé-
penses autres que celles de l'assistance, faites
dans l'intérêt des Unions ou des Paroisses. A
cette catégorie appartiennent certains frais de
police ou de procédure devant les Petty- sessions.
CH. 57- — LE COMTÉ ANGLAIS 339
Il faut faire déduction des dépenses relatives à
ces derniers services , quand on veut apprécier,
d'après les documents officiels, les charges réelles
qu'impose au pays l'assistance des pauvres.
CHAPITRE 57
APERÇU DU COMTÉ ANGLAIS
§ I. Les quatre autorités du comté.
Le Comté est la division territoriale intermé-
diaire entre la Paroisse et la Province. Il y a en
Angleterre et dans le pays de Galles 52 Comtés
contenant 14,010,990 hectares, 20,066,224 habi-
tants, 627 Unions et 14,623 Paroisses. Le Comté
correspond donc en moyenne à 269,442 hectares,
385,889 habitants, 12 Unions et 281 Paroisses;
il offre, comme on voit, une certaine analogie
avec le département français, qui correspond en
moyenne à 610,168 hectares, 420,022 habitants,
33 cantons et 422 communes.
L'administration du Comté est le foyer où se
concentrent les principaux intérêts collectifs des
classes rurales. Elle constitue par ce motif une
des manifestations les plus caractéristiques de la
vie publique de l'Angleterre. Elle est dirigée par
340 LIY. vil, l*^ PAETTIE — LE CHOIX DES MODÈLES
quatre autorités , ayant chacune une action pro-
pre , et se prêtant un mutuel secours , savoir : le
Sheriff, le Lord-lieutenant, les Magistrates réunis
en Quarter-session et le Jury
§ II. Le Sherlfl.
Le Sheriff est le représentant de la reine et
le premier magistrat du Comté. Il exerçait autre-
fois une juridiction civile qui comprenait les con-
testations relatives à des sommes moindres que
50 francs. Cette juridiction est tombée en désué-
tude depuis la création récente des Cours de Comté
(New county couris\ dont il sera question plus
loin. Bien que choisi en fait parmi les Magistrates
du Comté , le Sheriff ne peut exercer, pendant la
durée de son mandat, la juridiction criminelle
dévolue à ces derniers.
Il a une haute surveillance sur la police, et il est
réputé gardien de la paix du souverain ( Keeper
of the queen's peace). En cette qualité , il doit faire
incarcérer tous ceux qui troublent l'ordre public,
même les Pairs du royaume ^ Il doit également,
s'il y a lieu , défendre le Comté contre les enne-
mis de l'État; et, à cet effet, il peut requérir toute
personne qui est âgée de plus de quinze ans. Il a
pour mission d'assurer l'exécution de la loi ; en
conséquence, il intervient dans la procédure ju-
1 Les Pairs du royaume ne sont inviolables qu^en matière civile.
CH, 57. — LE COMTÉ ANGLAIS 341
diciaire ; il pourvoit à rarrestation et à la garde
des débiteurs insolvables et des personnes accu-
sées de délits ou de crimes ; il prend caution ,
dresse les deux listes du jury, convoque les jurés,
siège dans les cours d'assises à côté des juges , et
fait exécuter les arrêts de ces cours. Il nomme
YUhder-sheriff ou Deputy - sheriff , auxiliaire sa-
larié qui remplit en fait la plupart de ses fonc-
tions. Il nomme aussi les autres agents inférieurs
de la procédure judiciaire , tels que les huissiers
(Bailiffs\ les gardiens de prison (Gao/ers) et les
exécuteurs des hautes œuvres. Il reçoit du grand
chancelier l'ordre écrit ( Writ) enjoignant de pro-
céder aux élections générales ou partielles des
membres de la Chambre des communes; il le
transmet aux fonctionnaires spéciaux (Retuming
officer s) chargés de faire procéder à ces élections,
soit dans la partie rurale du Comté , soit dans les
Boroughs (58, 1) ou villes incorporées qui ont à
élire un représentant; enfin il prépare, avec le
concours des Paroisses, les Ustes d'électeurs à
soumettre aux fonctionnaires {Revising barris-
ters) chargés de la révision annuelle. Il intervient
encore dans diverses solennités ou réunions pu-
bliques : ainsi il préside à l'élection des Coroners^
1 Officiers publics, nommés à vie par les propriétaires de biens
freehold (54, XII) (Freeholdcrs). Les circonscriptions dans les-
quelles chaque coroner exerce sont depuis longtemps déterminées:
elles sont au nombre de 228 pour la partie rurale des 52 Comtés, et
de 113 pour les Boroughs.
342 LIV. VII, 1»^ PARTIE — LE CHOIX DES MODÈLES
qui ont pour mission de procéder, avec le con-
cours d'un jury , à des enquêtes sur tous les cas
de mort soudaine.
Le Sheriff est choisi parmi les grands pro-
priétaires ruraux du Comté. Cette charge, en-
tièrement gratuite , exige une représentation en
rapport avec une situation aussi éminente, et elle
est, en résumé , fort onéreuse. Les personnes en
position d'y prétendre sont loin de la rechercher
dans tous les cas. Elles ne peuvent toutefois s'y
refuser sans encourir une forte amende. La fonc-
tion de Sheriif dure seulement une année , ex-
cepté dans certains cas exceptionnels que le
souverain apprécie \
Les noms des personnes jugées dignes de rem-
plir ces hautes fonctions sont présentés à la cour
r
de l'Echiquier (Exchequer court) par les deux
juges qui vieanent de faire les circuits d'assises
(59, II et III ) dans le Comté. Le Grand chancelier,
le chancelier de l'Échiquier et les juges de cette
cour se réunissent le jour de la Saint-Martin pour
entendre les observations produites par les per-
sonnes qui désirent être dispensées de ce service,
1 Un Sheriff peut être nommé pour une période indéterminée
spécifiée par cette formule : durante beneplacilo. En conséquence,
sa charge n'expire pas avant que son successeur soit nommé.
Mais, en règle générale, toute personne qui a rempli les fonctions
de Sheriff pendant une année, ne peut être appelée à les exercer
de nouveau dans les trois années qui suivent, sMl y a dans le
Comté d'autres personnes capables. (1, Car. II, c. 4.)
CH. S7. — LE COMTÉ ANGLAIS 343
et pour lesquelles le défaut de fortune est une
excuse suffisante. Ils arrêtent ensuite, pour cha-
que Comté , une liste de trois candidats ; cette
liste est présentée , en Conseil privé (60, X), le
jour de la Purification, au Souverain, qui tranche
la nomination par une sorte de tirage au sort^
Une charte spéciale attribue à la cité de Londres
le droit de nommer ses Sheriffs.
§ III. Le Lord - lieutenant.
Le Lord -lieutenant a pour mission principale
le gouvernement militaire du Comté. Il com-
mande la milice (Militia), recrutée exclusivement
dans la localité; il signe les commissions des
officiers, sauf celle de Vadjutant, qui doit être
signée par le Souverain, et il fixe la durée des
exercices annuels. Il nomme les Deputy- lieu-
tenants, auxquels il délègue une partie de ses
pouvoirs ; il accompagne le Souverain visitant lo
Comté, et il joint alors à son titre principal celui
de Custos roiulorum. Cette dernière fonction con •
fère à celui qui en est revêtu le premier rang
parmi les Magistrales. C'est à ce titre que le
Lord -lieutenant propose au Grand chancelier la
nomination de ces derniers. Le Lord -lieutenant
est toujours l'un des propriétaires ruraux les plus
^ Par l'opéralioD traditionnelle dite pricking for Sheriffs, qui
consiste à percer avec un poinçon la liste, sans regarder les
noms; le candidat dont le nom est atteint est proclamé Sherifî.
344 LIV. VII, 1"> PARTIE — LE CBOIX DES MODÈLES
considérables du Comté; ses fonctions sont com-
plètement gratuites ; il est nommé à vie par le
Souverain.
§ IV. Les Magistrales.
Les Magistrates \ dits aussi Justices of the
peace, ont un double caractère. En premier lieu,
ils sont les administrateurs civils du Comté, et, en
cette qualité , ils votent les dépenses , nomment et
contrôlent les fonctionnaires chargés de la direc-
tion des services. En second lieu, ils sont investis
d'attributions judiciaires fort étendues. Ils répri-
ment notamment les délits et les crimes qui n'en-
traînent ni la mort , ni la servitude pénale (Pénal
servitude) qui remplace, depuis 1857(20 et 21,
Vict. , c. 3), la peine de la déportation aux colonies.
Les Magistrates offrent au Comté trois degrés
de juridiction . Tantôt ils jugent isolément, et, pour
ainsi dire , en permanence , à leur propre domi-
cile. Tantôt, réunis au nombre de deux au moins,
ils tiennent, un jour par semaine ou par quin-
* Je répète qu'on ne doit point traduire, comme on Ta fait
souvent, cette expression par celle de juges de paix. Les officiers
publics ainsi nommés en France n'ont point à intervenir dans
l'administration du département; ils ne jugent guère que de pe-
tites causes civiles; ils se recrutent dans la classe moyenne, et
reçoivent un salaire; à tous ces titres, ils sont presque le contre-
pied des justices of the peace, qui senties principaux administra-
teurs du Comté, jugent les délits et la plupart des crimes, sont
choisis dans la classe la plus élevée, et exercent gratuitement leur
fonction. On a singulièrement égaré les esprits en appliquant ,
chez nous, le même nom à des situations sociales si différentes.
. CH. 57. — - LE COMTi ANGLAIS 34Si
zaine y des audiences dites Petty- sessions, dans
une dizaine de petites villes du Comté. Tantôt
enfin, jugeant ensemble et au moins au nombre
de deux dans chaque audience, ils tiennent au
chef- lieu du Comté les sessions trimestrielles
dites Qutwter-sessions,
Les Magistrates sont choisis parmi les pro-
priétaires fonciers possédant au moins 2,500 fr.
de revenu en immeubles libres de toute charge ^
Le nombre n'en est point limité, et s'élève sou-
vent , pour un seul Comté anglais proprement dit ,
à plus d'une centaine. Ils exercent gratuitement
leurs fonctions ; cependant ils peuvent être logés
aux frais du Comté pendant la durée des Quarter-
sessions. Ils se concertent habituellement pour
se suppléer au besoin l'un l'autre, et pour accom-
plir leur devoir avec la moindre dépense de temps.
C'est, pour quelques-uns, presque une sinécure ;
c'est, pour d'autres, un travail assidu, allégé
toutefois par l'intervention permanente d'agents
professionnels convenablement rétribués. Les
Magistrates sont, comme je l'ai dit, nommés à
vie par le Souverain sur la proposition du Custos
rotulorum ; leur commission est délivrée par le
Grand chancelier, revêtue du grand sceau. Ils
^ Ce cens n^est point exigé des Pairs, des membres du Conseil
privé, des juges, des sous-secrétaires d^État et des directeurs de
collèges dans les universités d'Oxford et de Cambridge. 11 ne Test
point non plus des Magistrates exerçant dans les villes incor-
porées.
346 LIV. VII, i^ PARTIB — LE CHOIX DBS MODELES
peuvent être révoqués, s'ils cessent de résider
dans le Comté, ou s'ils enfreignent les devoirs
généraux que l'opinion, fort rigoureuse sur ce
point, impose à un gentleman, c'est-à-dire à un
homme comme il faut. Ils cessent leurs fonctions
à la mort du Souverain , et ils doivent alors rece-
voir un nouveau mandat de son successeur.
§ V. Les Jurys.
Le Jury, comprenant deux sections dites
Grand- jury et Petly-jury, est le corps de ci-
toyens chargé de prononcer sur les questions
de fait dans les affaires civiles ou criminelles , et
sur les mises en jugement dans ces dernières
(59, IV et V). Son intervention est considérée en
Angleterre comme un des fondements principaux
de la constitution. Elle a lieu selon d'anciennes
coutumes ayant pour but de constater l'existence
des garanties morales qui doivent être exigées de
chaque Juré. Ces coutumes ont été coordonnées
en 1825 (6, Georg. IV, c. 50), et amendées par
plusieurs lois postérieures. Chaque année, au
i^^ septembre , les Church-wardens et les Over-
seers de chaque Paroisse ou de chaque Borough
dressent dans la circonscription une liste de
toutes les personnes ayant qualité pour servir
comme jurés. Cette liste est affichée pendant les
trois premiers dimanches du mois à la porte
principale de tout édifice consacré au culte, et
CH.- 57. — LB COMTi ANGLAIS 347
elle rappelle que les réclamations peuvent être
soumises, pendant Fun des sept derniers jours
du mois, aux Magistrates jugeant en Petty- ses-
sion. Les listes ainsi préparées , modifiées s'il y
a lieu par ces Magistrates , sont réunies , par le
fonctionnaire dit Clerk of the peace, dans un
registre nommé Juror's book. Le Sheriff s'aide
de ce document pour arrêter définitivement les
deux listes (Panels) nécessaires au service des
Quarter- sessions et des assises. Des peines sont
encourues par ceux des officiers ci- dessus nom-
més qui négligent de concourir, en ce qui les con-
cerne, à la confection de la double liste.
Les citoyens parmi lesquels on peut seule-
ment choisir les membres du Jury sont âgés de
21 à 60 ans. Ils appartiennent à quatre catégo-
ries, savoir: 1^ les propriétaires d'immeubles,
situés dans le Comté, donnant un revenu de
250 francs au moins ; 2° les tenanciers occupant
à vie , ou avec un bail de 21 ans , les immeubles
d'un revenu de 500 francs au moins; 3^ les
citoyens qui, payant la taxe des pauvres, oc-
cupent une inaison d'un loyer de 750 francs au
moins dans le Comté de Middlesex , et de 500 fr.
dans le reste de l'Angleterre ; 4^ enfin ceux qui
habitent des maisons ayant au moins 15 fenêtres.
Ces divers cens sont réduits aux trois cinquièmes
pour les habitants du pays de Galles.
Les catégories dispensées de ce service sont :
348 LIV. VII, 1»^ PARTIE — LR CHOIX DES MODÈLES
les Pairs du royaume, les membres delà Chambre
des communes , pendant les sessions , les per-
sonnes appartenant à la magistrature , aux cler-
gés, à Tarmée, à la flotte militaire et à la plupart
des autres services publics ; enfin certaines pro-
fessions privées „ telles que celles de médecin , de
chirurgien et de pharmacien. Les jurés qui vien-
nent de remplir leurs fonctions en sont dispensés
de droit pendant un délai qui s'étend parfois à
quatre ans , mais qui se réduit à deux ans dans
la plupart des Comtés. Toutefois , pendant celte
période , ils ne peuvent se refuser à faire partie
d'une cour autre que celle où ils ont déjà siégé.
§ VI. Les principaux services du Comté.
Pour la description des principaux services
du Comté, je suivrai à peu près le classement
établi par les budgets locaux \
1 Les dépenses des 52 Comtés anglais et gallois restent depuis
longtemps à peu près invariables. En 1859, elles se sont élevées,
en nombres ronds , à 45,716,000 fr. Elles sont réparties entre les
divers services, ainsi que Tindique le tableau suivant :
Répression des crimes et délits 2,627,000 fr.
Police rurale et service des coroners. . . . 15,307,000
Service des prisons et transport des prisonniers. 8,566,000
Service des asiles d^aliénés 4,731,000
Vérification des poids et mesures 332,000
Service des ponts et routes 1,193,000
Administration générale ; dépenses diverses. . 1,628,000
Intérêt et amortissement de la dette 5,085,000
Service de la trésorerie; impôts et payements. 6,247,000
Total. . . . 45,716,000 fr.
CH. 57. — LE COMTÉ ANGLAIS 349
Conformément à la coutume anglo-saxonne,
et selon la règle suivie par les autres subdivisions
du gouvernement local, le Comté anglais exerce
seulement les attributions qui ne sauraient être
remplies par les particuliers. Au nombre des
principaux services, j'ai surtout à mentionner :
la répression des crimes et délits ; la police ru-
rale et le service des Coroners; le service des
prisons, le service des asiles d'aliénés; la véri-
fication des poids et mesures; le service des
ponts et routes; l'administration générale et di-
verses dépenses fort inférieures à celles qui se
rapportent aux services précédents ; enfin les ser-
vices financiers de la dette , de la perception des
impôts et du payement des dépenses.
§ VII. La répression des délits et des crimes.
La répression des délits et des crimes oflre ,
comme je l'ai indiqué, dans le Comté propre-
ment dit, trois juridictions principales, en rapport
avec la gravité des offenses.
Chaque Magistrate est en droit de faire incar-
cérer, sur un ordre signé de sa main , les per-
sonnes qui troublent la paix publique. Toutefois
il agit dans ce cas sous sa responsabilité person-
nelle, et il doit respecter les garanties générales
acquises, à cet égard, à tous les citoyens ^ Les
.* L^une des principales garanties se trouve dans la loi dite
Habeas corpus act, qui confère à chaque citoyen enaprisonné le
10*
350 LIV. VII, l*^ PARTIE — LE CHOIX DBS MODÈLES
Magistrales peuvent également juger seuls les
cas de vagabondage et d'ivrognerie , et en géné-
ral les menus délits entraînant une amende de
quelques francs ou un emprisonnement de quel-
ques jours.
Les Magistrales, réunis en Petty- session,
jugent les contestations entre patrons et ou-
vriers , les délits pour lesquels les peines restent
inférieures à l'amende de 425 francs et à l'em-
prisonnement de six mois. Us prononcent, sauf
l'appel aux Quarter-sessions , sur les oppositions
que les contribuables élèvent contre les impôts
de la Paroisse et de l'Union, ou contre la con-
fection des listes du Jury. Ils examinent avec
une sollicitude spéciale les réclamations présen-
tées par les filles -mères contre leurs séduc-
teurs , et ils imposent , s'il y a lieu , à ces der-
droit d'obtenir un mandat dit Writ of Habeas corpus. En vertu
de cette loi, le citoyen incarcéré doit être entendu publiquement,
dans un bref délai , devant une cour de justice qui le met immé-
diatement en liberté, avec ou sans caution, s'il n'y a pas de motifs
suffisants pour maintenir l'emprisonnement. Cette loi, rendue
en 1641 ( 16, Car. 1", c. 10) et amendée en 1679 (31, Car. II, c. 2),
s'appliquait d'abord exclusivement aux personnes prévenues de
crimes. En 1816 (56, Georg. III, c. 100), la même garantie a été
étendue à toutes les autres causes d'arrestation; elle a donné à
tous les juges du Royaume-Uni le pouvoir d'émettre les Writs
d'Habeas corpus. Les effets de cette loi peuvent être suspendus
aux époques d'agitation politique: dans ce cas, les prisonniers
ne sont plus admis à donner caution, et peuvent n'être ni jugés
ni relâchés; mais ils conservent tout recours, selon les règles
du droit commun, contre le magistrat qui les aurait indûment
incarcérés.
CH. 57. — LE COMTÉ ANGLAIS 351
niers la charge d'une pension alimentaire , sans
préjudice des dédommagements qui peuvent être
alloués par les juridictions supérieures. Enfin
les Magistrates autorisent provisoirement le trans-
fert des licences pour débits de boissons (Aie-
houses), dans Tintervalle des sessions spéciales
consacrées à ce genre d'affaires.
Les Magistrates constitués en Quarter- session
jugent seuls les délits ou les crimes punis par des
amendes inférieures à 250 francs et par un empri-
sonnement au-dessous de deux ans. Assistés par
le Jury, ils jugent les crimes plus graves qui ne
sont punis ni par la mort ni par la servitude pé-
nale ; et la procédure suivie dans ce dernier cas
se rapproche beaucoup de celle qui sera décrite
plus loin pour les cours d'assises (59, V). Les
Magistrates font à huis clos l'instruction des af-
faires; mais ils jugent toujours en présence du
public. Conformément à la loi de 4830 (41,
Georg. IV, et 4,Will. IV, c. 70), les Quarter-
sessions doivent être tenues dans la première
semaine qui suit les 11 octobre , 28 décembre ,
31 mars et 24 juin. Cependant , par une loi de
1835 (4 et 5, Wiil. IV, c. 47), les Magistrates sont
autorisés à éviter la coïncidence de leur session
d'avril avec la session des cours d'assises; et, en
conséquence, ils peuvent dans ce cas choisir une
époque plus à leur convenance entre le 7 mars
et le 22 avril.
352 LIV. YII, 1^^ PARTIE — LE CHOIX DES MODÈLES
La haute administration de toutes les affaires
où les Magistrates interviennent en Quarter- ses-
sion est confiée à un fonctionnaire supérieur
salarié, dit Clerk of the peace, assisté d'autres
agents. Enfin le service de bureau et la procédure
des Petty- sessions sont attribués à des agents
établis à proximité des lieux de session. Un agent
suffit souvent au service de deux chefs - lieux de
Petty -session; parfois même il exerce plusieurs
autres fonctions publiques ou privées. J'ai habi-
tuellement entendu désigner ces utiles fonction-
naires locaux sous le nom de Clerk io justices.
Les Magistrates se réunissent en outre, soit
exceptionnellement pour des nécessités acciden-
telles , soit régulièrement pour certains services
déterminés, dans des Spécial sessions. Ce der-
nier cas se présente notamment pour l'octroi
annuel des Licences \ sans lesquelles personne
1 La législation compliquée qui règle le service des Licences a
pour origine des coutumes fort anciennes. Ces coutumes ont été
confirmées ou modifiées par plusieurs lois, notamment en 1794
(35, Georg. III, c. 113). La loi organique actuelle est celle de 1828
(9, Georg. IV, c. 61), complétée par beaucoup de lois posté-
rieures, notamment en 1842 (5 et 6, Vict., c. 44). Elle fixe les for-
malités, et entre autres celles d'affichage, imposées aux per-
sonnes qui veulent obtenir une licence ou en transférer une à un
autre titulaire. Elle détermine les contraventions punies par Ta-
mende ou par la fermeture des établissements, selon la décision
des Magistrates. Elle interdit, d'un autre côté, l'intervention des
Magistrates ayant, comme propriétaires d'immeubles ou par toute
autre cause, un intérêt à l'octroi ou au rejet des demandes. Elle
s'applique, en un mot, à concilier la liberté du commerce avec
les motifs d'ordre public qui, même chez les peuples les plus
CH. 57. — LE COMTÉ ANGLAIS 35^
ne peut, en Angleterre, entreprendre le débit des
bières et autres boissons spiritueuses. Les dates
de ces réunions sont fixées , au choix des Magis-
trates , du 1*^ au 10 mars pour les Comtés de
Middlesex et de Surrey , et du 28 août au 14 sep-
tembre pour le reste de l'Angleterre.
§ Vlll. Les Cours de Comté.
La petite juridiction civile , qui appartenait
autrefois au Sheriff , a été développée et attri-
buée, par une loi de 1846 (9 et 10, Vict.,
c. 95), à une administration (County Court de-
partment) centralisée à Londres sous la haute
direction du Grand chancelier. Cependant le per-
sonnel de ce service se rattache par des liens
intimes aux Comtés; et ceux-ci d'ailleurs suppor-
tent les frais relatifs aux locaux de ces cours de
justice. Il semble donc opportun de mentionner
libres, ont toujours conféré aux autorités locales le droit de ré-
glementer, pour la restreindre, la vente des spiritueux. — Les
propriétaires ruraux de TAngleterre attachent une importance
extrême au pouvoir qui leur est ainsi attribué, comme Magis-
trates, de défendre la partie imprévoyante de la population contre
les entreprises de spéculateurs peu honorables, plus ou moins
secondés par Tadministration financière dite Excise (60, XVI J,
laquelle est chargée de percevoir au profit de TÉtat un impôt
considérable sur la vente des boissons spiritueuses. [Note de 1864.)
— En Tabsence d'un contrôle analogue , les cabarets ont pris, en
France, un développement incompalible avec Tordre public. Ils
ont donné lieu, sous le second empire et surtout sous la dictature
du 4 septembre 1870, à des désordres inconnus chez les autres
peuples civilisés. (Note de 1872.)
354 LIV. VII, l^ PARTIE — LE CHOIX DBS MODÈLES
ces nouvelles institutioiis à la suite de celles que
je viens de décrire.
Les New County Courts jugent les affaires ci-
viles dans lesquelles les valeurs en litige n'excè*-
dent pas 1,250 francs. Cette juridiction est limitée
aux actions pour dettes et dommages. Elle né
s'étend point à celles qui concernent les titres
de propriétés foncières, les donations, les testa-
ments , les contrats de mariage , les successions ,
les concessions de l'État, la diffamation, la sé-
duction et les promesses de mariage. Cependant
les actions pour dettes et dommages, quelle
qu'en soit l'importance , peuvent être jugées par
ces cours , si les deux parties s'accordent sur le
choix de cette juridiction. Les plaideurs peuvent
faire appel, aux cours supérieures de Londres
(59, 11 et III), des décisions rendues par les
cours du Comté. Toutefois, dans la plupart
des cas, ils ont le bon sens d'accepter ces dé-
cisions.
En vertu d'une loi de 1864 (28 et 29, Vict.,
c. 99), les New County Courts exercent une ju-
ridiction d'équité analogue à celle de la haute
cour de chancellerie. Cependant cette juridiction
s'applique seulement aux causes où le litige ne
dépasse pas 1,250 fr. Les deux parties ont tou-
jours le droit d'appeler du jugement à l'un des
Vice-Chancellors,
Le domicile du défendeur détermine la cour de
CH. 57. — LE COMTÉ ANGLAIS 355
Comté où le procès doit être jugé. Les juges ap-
précient à la fois les questions de droit et de fait ;
mais les dernières peuvent être soumises à un
jury, si la demande en est formée par les parties.
La loi organique a fixé à 60 le nombre des juges
et des circonscriptions judiciaires; mais une loi
de 1858 (21 et 22, Vict., c. 74), tout en mainte-
nant ce nombre de juges, a conféré au Grand
chancelier le pouvoir de modifier le nombre ou
les limites des circonscriptions, d'attacher, au
besoin, deux juges à Tune d'elles, et, en général,
de faire les règlements propres à améliorer les
détails du service. Ces juges touchent un traite-
ment annuel de 30,000 fr. Ils habitent ordinaire-
ment, dans la circonscription de leur cour, des
résidences rurales. Ils sont assistés par trois fonc-
tionnaires principaux : un trésorier (Treaswrer),
un greffier {Registrar), et un agent, dit High-
bailiff, chargé de la poHce des audiences. A ces
fonctionnaires se trouve adjoint un nombre d'ai-
des en rapport avec l'importance de la juridic-
tion. Ces juges ne siègent en permanence qu'à
Manchester et dans cinq subdivisions de Londres.
Partout ailleurs, ils se transportent successive-
ment dans les diverses localités, de manière à
siéger douze fois par an dans les villes princi-
pales, et six fois seulement dans les autres. Les
54 juges qui se transportent ainsi ont à desservir
en tout 323 villes à douze sessions , et 188 villes à
356 LIV. VII, 1" PARTIE — LE CHOIX DES MODÈLES
six sessions. Ils reçoivent, indépendamment de
leur traitement fixe , des indemnités de voyage.
§ IX. La police rurale.
L'administration de la police rurale est, depuis
un temps immémorial, attribuée par la coutume au
Comté. Elle a été révisée par une loi de 4839 (2
et 3, Vict., c. 93), qui a été successivement amen-
dée en 4840 (3 et 4, Vict., c. 88), en 4856 (49 et
20, Vict., c. 69) , et en 4859 (22 et 23, Vict., c.
32). Les Magistrales en Quarter-session choisis-
sent parmi eux les membres qui doivent former
le comité de police {Police œmmittee) chargé de
la surveillance et de la direction supérieure du
service. Ils nomment le Chief constable, qui en
centralise toutes les affaires, et qui a tout le per-
sonnel sous ses ordres immédiats. Ils nomment
également, sur la proposition de ce dernier, trois
classes principales d'agents, savoir : les Super-
intendants qui centralisent habituellement le ser-
vice dans les circonscriptions de Petty- session;
les inspectors placés dans de moindres localités
sous les ordres des précédents ; enfin les agents
inférieurs dits Constables. Ces derniers, en ce qui
concerne le salaire , sont divisés en trois grades.
Ils sont isolément répartis dans les villages , ou
groupés par brigades de trois ou quatre hommes
dans les bourgs ou les villes de marché. Quel-
quefois on institue, en outre, des Constables lo-
CH. 57. — LE COMTÉ ANGLAIS 357
eaux. Ceux-ci sont rétribués par les localités qui
en font la demande ; ils sont nommés par les Ma-
gistrales en Petty-session, sur la présentation du
Ghief constable. Sur la demande des particuliers
et des entreprises privées, telles que les compa-
gnies de chemins de fer, le Chief constable , avec
l'approbation des Magistrates, nomme des Cons-
tables dits supplémentaires, qui sont rétribués
par ceux qui les emploient.
Les agents de police ont pour unique devoir de
maintenir la paix publique. Ils sont spécialement
chargés des trois groupes suivants d'attributions v
d'empêcher la violation de la loi et d'arrêter les
contrevenants; de prêter main -forte aux agents
de l'Excise (60, XVI) et des autres administra-
tions publiques; d'exécuter les ordres d'arres-
tation délivrés par les Coroners et les Magis-
trates. Dans l'accomplissement de ces devoirs, ils
peuvent réclamer l'assistance des personnes pré-
sentes : celles-ci, sous peine d'amende ou d'em^
prisonnement, sont tenues de se rendre à l'appel
qui leur est fait; et, dans la plupart des cas, elles
tiennent à honneur de remplir ce devoir. Les
agents de police cumulent souvent leur service
principal avec d'autres fonctions, notamment avec
la surveillance des pauvres et des vagabonds,
l'inspection des logements loués en garni , la ré-
pression des contraventions et des délits relatifs à
la salubrité, et l'inspection des poids et mesures.
358 LIT. VII, V^ PARTIE — LE CHOIX DBS MODÈLES
On pourvoit habituellement aux frais considé-
rables de ce service au moyen d'une taxe spéciale
(police-raie)^ fixée parles Magistrates en Quar-
ter- session, perçue et répartie selon les formes
suivies pour les autres services du Comté. On
dislingue, dans la comptabilité de la police, les
dépenses et les taxes applicables soit aux diverses
localités, soit à l'ensemble du Comté.
§ X. Les prisons.
Chaque Comté entretient au moins une prison
(Common gaol) pour garder les prévenus, les cri-
minels condamnés et les débiteurs insolvables. Il
doit entretenir également une maison de correc-
tion (House of correction) pour recevoir temporai-
rement les vagabonds et les personnes empri-
sonnées pour des délits ayant peu de gravité. Les
réformes considérables dont l'Angleterre a pris
rinitiative ont été provoquées, en 1823, par la loi
(4, Georg. IV, c. 64) qui a favorisé la reconstruc-
tion des édifices. Elles ont été complétées par
une multitude de lois postérieures, notamment :
en 4824 (5 Georg. IV, c. 85), en 1836 (5 et 6,
Will. IV, c. 38), en 1837(6 et 7, Will. IV, c. 10),
en 1839 (2 et 3, Vict., c. 56) , en 1842 (5 et 6,
Vict., c. 53); enfin plus récemment, pour les
jeunes criminels, en 1854 (17 et 18, Vict., c. 8),
et pour les prisonniers militaires, en 1861 (24 et
25, Vict., c. 7).
CH. 57. — LE COMTÉ ANGLAIS 359
Ces améliorations incessantes se résument,
pour ainsi dire, chaque année, dans le règlement
qu'on voit affiché dans toutes les prisons. Elles
pourvoient à sept convenances principales, sa-
voir : séparer les diverses catégories de prison-
niers , afin de prévenir la corruption provenant
du contact; isoler les plus vicieux; accorder aux
simples prévenus les égards qui leur sont dus ;
traiter humainement les condamnés, tout en leur
infligeant les peines qu'ils ont encourues ; provo-
quer, par l'intervention du clergé , leur réforme
morale * ; mettre les prisonniers à l'abri des exac-
tions et de l'oppression des agents préposés à leur
garde ; enfin étendre cette protection aux prison-
nières, en les faisant garder par des personnes de
leur sexe.
Les Magistrates exercent sur les prisons une
surveillance qui rend plus efficace la mission des
inspecteurs spéciaux, institués en 1837. Les plus
zélés se croient tenus d'aller chaque jour entendre
les réclamations des prisonniers. C'est surtout à
l'initiative de ces hommes éclairés et animés de
l'esprit du christianisme que sont dues les ré-
formes qui ont fait tant d'honneur à l'Angleterre ,
et qui se propagent de plus en plus dans les
^Lorsqu'il y a, dans une prison, assez d'individus appàrlenaht
è une confession religieuse déterminée pour rendre opportune la
nomination d'un ecclésiastique appartenant à cette confession, les
Magistrates sont autorisés, par une loi récente ( 26 et 27, Vict.,
. c. 79), à en désigner un et à lui assigner une rémuRërafion.
360 UV. vu, i^^ PARTIE — LB CHOIX DES MODÈLES
autres parties du monde. Les Magistrales ont
d'ailleurs été parfaitement secondés par des as-
sociations privées qui continuent à" faire preuve
d'un admirable dévouement. En cette matière,
comme dans leurs autres attributions, ils ont tout
pouvoir pour faire le bien ; car ils nomment ou
révoquent le personnel et fixent le budget des
prisons. Ils n'abusent pas de ce pouvoir, comme
pourraient le faire de simples fonctionnaires.
Ayant , en qualité de principaux contribuables , à
payer la majeure partie des dépenses, ils sont
particulièrement intéressés à maintenir dans de
justes limites la tendance aux améliorations. Les
dépenses relatives aux prisons ne restent pas
toutes à la charge du Comté. Celles qui concer-
nent les prisonniers condamnés aux peines les
plus graves sont remboursées par l'État. Celles
qui concernent les vagabonds sont remboursées
par les Paroisses où ces derniers ont leur domi-
cile de secours (56, VI).
Le rôle des prisons dans le système pénal de
l'Angleterre a été singulièrement modifié depuis
vingt ans. Il a été étendu par les lois qui, en 1847
(10 et 11 , Vict., c. 67) , en 1853 (16 et 17, Vict.,
c. 99), et en 1857 (20 et 21 , Vict., c. 3), ont sub-
stitué à la transportation dans les colonies la ser-
vitude pénale. Il a été restreint en 1847 (10 et
11, Vict., c. 82), par la loi dite Juvénile offenders
act. Cette loi, qui fut complétée en 1850 (13 et
CH. 57. — LE COMTÉ ANGLAIS 361
44, Vict., 9, 37), a principalement pour objet de
conjurer les maux que pouvait occasionner la dé-
tention préventive des enfants accusés de vols
simples. Sous le nouveau régime , les prévenus
ayant moins de seize ans peuvent comparaître ,
suivant une procédure très- sommaire, soit devant
deux Magistrates en Petly- session, soit devant
un juge des cours de police {Police courts) de
Londres, ou un juge {Stipendiary magistrale)
(58, X) de toute autre ville du Royaume-Uni.
Ces magistrats sont en droit d'infliger un empri-
sonnement de trois mois ou une amende de 75
francs. Us peuvent en outre condamner à la peine
du fouet les garçons âgés de quatorze ans au plus.
Cependant le délit est jugé selon les formes ordi-
naires, siTaccusé ou ses parents repoussent cette
procédure spéciale.
§ XI. Les asiles d*alléné8.
Les Comtés sont obligés d'entretenir à leurs
frais des asiles {Lunatic asylums) destinés aux
aliénés pauvres ou condamnés pour crimes. On
a, en outre, établi à Londres une commission
centrale {General board of commissioners in lu-
nacy) ayant pour mission de surveiller ces établis-
sements, afin de prévenir les séquestrations et
les autres abus dont ce genre d'infirmité a été
souvent le prétexte, notamment dans les familles
riches. Plus de trente lois ont été rendues sur
RÉFORME SOCIALE. III — 11
362 LIV. VII, 1" PARTIE — LE CHOIX DES MODÈLES
cette matière depuis quarante ans. Le^régime ac-
tuel a surtout été fixé par trois lois de 1853 (16
et 17, Vict., c. 70, 126 et 127), lesquelles ont été
amendées en 1855 (18 et 19, Vict., c. 105), en
1856 (19 et 20, Vict., c. 87), en 1860 (23 et 24,
Vict., c. 75), et en 1861 (24 et 25, Vict , c. 56).
Le Grand chancelier, pour renforcer l'action de
l'administration centrale, peut instituer deux
hauts fonctionnaires , hommes de loi, dits Maslers
in lunacy, qui reçoivent chacun des appointe-
ments de 50,000 francs, avec droit à une pension
de retraite. Ces fonctionnaires sont secondés par
trois Visitors, dont deux sont docteurs en méde-
cine. Le Grand chancelier peut également faire
apprécier par un jury les réclamations des alié-
nés.
Chaque Comté peut se concerter avec d'autres
Comtés pour établir en commun un asile d'a-
liénés; il peut aussi traiter avec des établisse-
ments privés. 11 parait toutefois que certains
Comtés continuent à disséminer les aUénés dans
les Workhouses des Unions ; mais, dans ce cas,
ces établissements sont soumis à une inspection
spéciale. Les Magistrates dirigent le service, sous
la haute surveillance de la commission centrale ,
et ils instituent chaque année, comme auxiliaires,
des commissions locales de Visitors, Chacune de
ces dernières commissions est attachée à un asile ;
elle nomme elle-même son secrétaire, ainsi que
CH. 57. — LE COMTÉ ANGLAIS 363
le trésorier, le chapelain et les autres agents.
Les Magistrales en Quarter- session peuvent,
dans l'intérêt du service des aliénés , acheter des
terrains, faire des constructions ou des répara-
tions, et passer des baux. Pour vendre, échan-
ger ou emprunter, ils doivent recourir à Tau-
torisation du secrétaire d'État de l'intérieur
(60, XIII); ils doivent aussi soumettre à l'appro-
bation de ce fonctionnaire le plan des construc-
tions.
Une taxe spéciale, votée par les Magistrales en
Quarter- session, subvient à la fois aux frais du
service des aliénés pauvres, et à l'amortissement
des emprunts dans un délai inférieur à trente
années ; les autres frais sont en partie rembour-
sés à l'aide d'allocations (Fées) prélevées sur le
revenu des aliénés non indigents.
§ XII. Les poids et mesures.
Le service des poids et mesures est fondé , en
Angleterre, sur deux principes, l'unité et la véri-
fication permanente. 11 est confié à diverses sortes
d'agents, sous la direction combinée de l'État et
du Comté. L'unité établie comme règle générale
dans le royaume, dès l'année 1225 (9, Henr. 111,
c. 25), a été spécialement propagée, dans les
temps modernes, par les lois de 1824 (5, Georg.
IV, c. 74) , de 1825 (6, Georg. IV, c. 12) , de 1835
4 et 5, V^ill. IV, c. 49), de 1836 (5 et 6, V^iU. IV,
364 Liv. VII, 1'' Partis — lb choix des modèles
c. 63), et de 1855 (18 et 19, Vict., c. 72). La véri-
fication chez les commerçants, attribuée depuis
longtemps aux Comtés , a été plus expressément
réglementée en 1794 (35, Georg. III, c. 102), en
1796 (37, Georg. III, c. 143), en 1814 (55, Georg.
m, c. 43) et en 1853 (16 et 17, Vict., c. 79).
Sous le régime actuel, les étalons de poids et
mesures sont conservés à Londres, chez le con-
trôleur général de l'Echiquier (60, XV). Des types
authentiques sont délivrés aux Comtés et aux
villes qui en font la demande. Les inspecteurs
locaux ont la conservation de ces types , et ils
s'en servent pour vérifier et poinçonner les in-
struments employés par les commerçants. Ceux
de ces derniers qui se servent d'instruments non
poinçonnés sont passibles d'une amende de 125
francs. Les contrats ne sont valables que quand
ils ont pour bases les mesures légales. Les grains
et autres objets vendus précédemment au bois-
seau comble , doivent être mesurés ras ou vendus
au poids. Depuis 1795, les Magistrates contrôlent
le service, et nomment en Petty- session les
agents locaux. Les frais de personnel et de maté-
riel sont en partie remboursés par la taxe de poin-
çonnage; le surplus reste à la charge du Comté.
§ XIII. Les grandes routes.
Les grandes routes forment, au point de vue
administratif, deux subdivisions principales : les
CH. 57. — LE COMTÉ ANGLAIS 365
routes à parcours gratuit {High-ways)^ et les
routes à péages (Tumpike-roads). L'État reste,
en général, étranger à la direction de ces deux
services. On ne trouve au budget que de faibles
sommes destinées , soit à la construction de ponts
ayant un caractère d'utilité générale , soit à la ré-
tribution de commissaires chargés de favoriser
l'établissement des routes dans le pays de Galles ,
et dans quelques régions montagneuses où Tini-
tiative locale ne suffit pas à cette tâche. Comme
je l'ai indiqué ci-dessus (55, III), le service des
High-ways est exclusivement dévolu aux Pa-
roisses. Le Comté y intervient , en vertu d'an-
ciens usages, mais seulement pour la construction
et l'entretien des ponts.
En ce qui concerne les Turnpike - roads , les
autorités du Comté, et notamment les Magis-
trates en Quarter-session, ont à se prononcer sur
la déclaration d'utilité publique des projets; mais
ils restent étrangers à l'exécution de ces voies.
Chaque Turnpike road est instituée par une loi
spéciale qui confie à une corporation (TrwsO, re-
présentant les bailleurs de fonds , le soin de la
construction et de l'exploitation. Chaque loi est
un code complet pour la Turnpike - road à la-
quelle elle se rapporte. Elle règle les péages
(Tolls) à percevoir, les exemptions de péages,
les obligations des concessionnaires (Trustées)
et des percepteurs (Toll-collectors), Elle définit
300 LIV. vu, V PARTIE — LE CHOIX DES MODÈLES
loR diverses contraventions (Nuisances) qui peu-
vent ûtre commises au détriment des concession-
naires et du public, en ce qui concerne l'usage
do la route, et elle détermine les pénalités cor-
respondantes.
\a\ K^gislation des routes est naturellement
Ihi^o pur Tensemble de ces lois spéciales ; mais,
dopuis uno quarantaine d'années, elle a été ré-
$uu\t^o dans des lois générales qui sont imposées
h^iWtueUement aux nouvelles Turnpike roads.
Lî\ Un oi^uique qui coordonna les décisions an-
U^ntHU\^ fut rendue en 1822 (3, Georg. IV, c.
I4(U; elle a été amendée et complétée par beau-
sNmj^ d0 lois postérieures. Chaque année, par
^v^uple, le Parlement prolonge la durée de cer-
l^u^^ dispositions dérogeant à la Coutume : c'est
^54 qu'il maintient en vigueur beaucoup d'auto-
i^tions , qui appliquent à l'entretien des Turn-
|)ike-roads une partie de l'impôt levé par les
Paroisses pour le service de High-ways.
Les exemptions de péage sont fort nombreuses.
Elles concernent notamment les catégories sui-
vantes : tous les piétons ; les chevaux et les voi-
tures employés au service du souverain et de sa
famille; les chevaux et les voitures qui conduisent
les personnes au service divin, le dimanche
(aller et retour), excepté dans un rayon de 8,400
mètres autour de la Bourse de Londres et du
^^ Westminster; les chevaux et voi-
r-'
CH. 57. — LE COMTÉ ANGLAIS 367
tures chargées d'engrais agricoles. Des exemp-
tions analogues s'appliquent aux funérailles, aux
ministres du culte dans l'exercice de leurs fonc-
tions, aux agents en exercice de la force publique
et de la police, aux personnes se déplaçant (aller
et retour) pour les élections, et, depuis 1861 (24
et 25, Vict., c. 126), aux v olontsir es (Volunteers);
aux animaux et voitures de toutes sortes trans-
portant (aller et retour) les produits agricoles aux
marchés ; aux animaux et voitures traversant la
voie sans y parcourir plus de 91 mètres; aux ani-
maux et voitures allant au travail , au pâturage et
à l'abreuvoir, ou en revenant, pourvu qu'ils ne
parcourent pas sur la route une distance supé-
rieure à 3,200 mètres.
§ XIY. Tendances à la centralisation dans le service des routes.
On remarque, en Angleterre, une tendance
assez marquée à centraliser le service des grandes
voies publiques. Dès l'année 1826 (7, Georg. IV,
c. 142), une loi a autorisé les concessionnaires
des routes de la ville de Londres, au nord de la
Tamise, à former avec les membres du Parlement
pour Londres, Westminster et le comté de Midd-
lesex, une commission de trente-deux membres,
investie de pouvoirs spéciaux pour l'amélioration
de la viabilité. Une loi de 1849 (12 et 13, Vict.,
c. 46) donne les mêmes facilités à toutes les Turn-
pike-roads placées dans des conditions favorables
368 LIV. vu, 1" PARTIE — LE CHOIX DES MODÈLES
aune réunion. Les concessionnaires administrent
en commun les Turnpike-roads réunies; mais
chacune d'elles conserve son péage et sa loi spé-
ciale.
Un autre essai de ce genre vient d'être tenté ,
sur une plus grande échelle , par la loi du 29 juil-
let 1862 (25 et 26, Vict., c. 6d). Cette loi, laissant
aux locaUtés le pouvoir de conserver le régime
actuel, les encourage à concentrer le service. A
cet effet, elle autorise les Magistrates réunis au
moins au nombre de cinq en Quarter- session, à
ordonner provisoirement la centralisation de tous
les High-ways du Comté, ou leur réunion en
groupes partiels. Le district correspondant à l'un
de ces groupes n'est légalement constitué que si
deux Magistrates au moins , ayant leur résidence
dans cette localité, ont pris part à la décision.
Cette organisation provisoire ne devient défini-
tive que par une nouvelle décision rendue en
Quarter-session , après l'accomplissement de for-
malités prescrites par la loi. Un comité spécial ,
composé des Way-wardens (55, III) élus par les
Paroisses , et des Magistrates de la circonscrip-
tion représentant le Comté, dirige la construc-
tion, l'amélioration et l'entretien des High-ways
de chaque district. Il constitue une corporation
ayant la personnalité civile. Il nomme ses agents,
et les rétribue sur un fonds commun fourni par
les Paroisses. Chaque Paroisse contribue en pro-
CH. 57. — LE COMTÉ ANGLAIS 369
portion des dépenses qu'elle a faites, pour Tejitre-
tien des High-ways, pendant les trois années
précédentes. La spécialité des dépenses par Pa-
roisse est rigoureusement maintenue. Les agents
paroissiaux continuent à lever la taxe des routes,
et ils en versent le montant dans la caisse du co-
mité.
Le maximum de cette taxe n'excède pas 12 pour
100 de la Rent, et chacun des trois appels faits
annuellement ne peut excéder le tiers de ce maxi-
mum. Cependant, un supplément de taxe peut
être voté par le Vestry, pourvu que l'assemblée ,
dûment convoquée, réunisse au moins les trois
cinquièmes de ses membres. Comme pour la taxe
des pauvres, les poursuites contre les contribua-
bles en retard sont autorisées par deux Magis-
trates. Les personnes ou les corporations ayant
l'obligation d'entretenir, à leurs frais, certains
High-ways faisant partie d'un nouveau district,
peuvent s'en racheter par le payement d'une
somme fixée au moyen d'une procédure que la
loi détermine. Chaque année, le budget du dis-
trict, arrêté par le comité, est soumis au secré-
taire d'État de l'intérieur, qui le présente aux
deux chambres du Parlement.
370 UV. VII, 1" PARTIE — LE CBOIX DES MODÈLES
§ XV. Administration générale : Quarter- sessions,
Cierk of the peace.
L'administration générale du Comté est pla-
cée sous la haute direction des Magistrates en
Quarter-session. Elle est centralisée dans les
mains du Clerk of the peace, qui, tout en subis-
sant le contrôle de toutes les personnes influentes
du Comté, y jouit en fait d'une haute situation.
Ce fonctionnaire dirige, avec le concours des
chefs spéciaux , les services dont il vient d'être
question. Il prend soin également de plusieurs
services accessoires, au nombre desquels se
trouve l'entretien des bâtiments affectés au ser-
vice des cours du Comté et à la conservation du
matériel de la milice.
§ XVI. La milice et le yeomanry.
Les Coutumes relatives à la milice sont fort
anciennes. Elles ont été coordonnées et com-
plétées par deux principales lois organiques , sa
voir: en 1801 (42, Georg. III, c. 90) et en 1852
(15 et 16, Vict., c. 50). Celles ci ont été amen-
dées l'une et l'autre par plusieurs lois posté-
rieures. Les plus récentes ont organisé des régi-
ments spéciaux de milice qui ont rendu de grands
services , hors du royaume , pendant la guerre de
Crimée. Ces régiments ont depuis lors été licen-
ciés; et, chaque année, le Parlement accorde
CH. 57. — LE COMTÉ ANGLAIS 371
des indemnités à une partie des miliciens qui y
avaient été incorporés.
La milice comprend 80,000 hommes d'infante-
rie; mais elle pourrait être portée à 120,000 hom-
mes dans le cas où il y aurait danger d'invasion.
Elle forme en tout 137 régiments, dont 96 en An-
gleterre, 17 en Ecosse et 24 en Irlande. Elle se
recrute, d'abord par des engagements volontaires
de cinq années, au moyen d'une prime qui ne
peut excéder 150 fr. et qui est payée en une fois
ou par allocation mensuelle de 3 fr. 12 c. Le con-
tingent est fixé par le gouvernement pour chaque
Comté, et par les autorités du Comté pour chaque
Paroisse. Dans le cas où le contingent d'un Comté
ne serait pas complet, on soumettrait à la con-
scription, par voie de tirage au sort, les Paroisses
dans lesquelles le nombre des engagés volon-
taires serait insuffisant. Les miliciens n'ont d'ail-
leurs, en temps de paix, que des obligations
légères. Ils sont simplement tenus d'assister cha-
que année à des manœuvres doiit la durée est
fixée, en général, à vingt- quatre jours. Cepen-
dant le Conseil du souverain peut, par décision
spéciale, élever cette durée à cinquante-six jours
ou la réduire à trois. Le lieu de réunion est fixé
par le Conseil, et Tordre de s'y rendre est adressé
à chaque milicien par le Lord -lieutenant ou par
l'officier commandant. Sont exempts du service
de la milice tous les citoyens âgés de plus de
372 LIT. VII, l»"» PARTIE — LE CHOIX DES MODÈLES
trente-cinq ans, les Pairs du royaume, les profes-
seurs ou maîtres employés à l'enseignement de
la jeunesse, et certaines catégories d'étudiants
et de fonctionnaires publics. Le Conseil du sou-
verain détermine l'organisation des régiments et
des cadres, les conditions d'âge et de taille, le
taux de la prime au-dessous du maximum fixé
par la loi , l'époque des manœuvres et les condi-
tions d'admission des officiers. On exige, en géné-
ral, que chaque officier possède une propriété
immobilière (40, III) située dans une partie quel-
conque du Royaume-Uni.
La Yeomanry est une force de cavalerie qui
est analogue à la milice , mais qui ne parait point
avoir un rôle essentiel dans les institutions mili-
taires du pays. La loi organique la plus récente
est de 1826 (7, Georg. IV, c. 58); elle paraît tom-
ber en désuétude.
Il en est autrement des volontaires , organisés
comme réserve de l'armée par une loi de 1859
(22 et 23, Vict., c. 42). Ces corps prennent au-
jourd'hui un grand développement sous l'in-
fluence des classes dirigeantes, qui ont excité l'o-
pinion publique à augmenter la force défensive
du pays, et qui ont provoqué à ce sujet une suite
de dispositions législatives. Ainsi deux lois de 1860
(23 et 24, Vict., c.l40) et de 1862(25 et 26, Vict.,
c. 41) autorisent les corps des volontaires, con-
stitués en corporation civile (Trust),^di acquérir
CH. 57. — LE COMTÉ ANGLAIS 373
des terrains pour le tir de la carabine et du
canon.
Les volontaires supportent tous les frais de
leur armement et de leur équipement. Pour les
miliciens, ces frais sont à la charge de l'État. Les
locaux nécessaires à la conservation du matériel
sont fournis par le Comté.
§ XVII. L'administration financière.
L'administration financière complète et ré-
sume en quelque sorte tous les services du Com-
té. Comme celle de l'État, elle est admirablement
organisée. Elle est chargée de pourvoir au ser-
vice de la Dette , et elle fait toutes les opérations
de trésorerie qui se rattachent aux dépenses et
aux recettes. Sous l'active impulsion des Magis-
trates, elle se préoccupe sans cesse d'établir l'é-
gale répartition de l'impôt, d'ouvrir aux localités
et aux contribuables un recours contre toute im-
position inexacte , et en général de prévenir les
abus. Elle est dirigée et soigneusement contrôlée
parles Magistrates. Ceux-ci centralisent l'action
chez le trésorier (Cowity - treasurery , l'un des
agents les plus importants et les mieux rétribués
du Comté. Ils se répartissent la surveillance en
s' appuyant sur un comité de trois membres (Fi-
1 Le County-treasurer est quelquefois secondé ou remplacé par
plusieurs trésoriers divisionnaires.
374 LIV. VII, 1™ PARTIE — LE CHOIX DES MODÈLES
nance-committee). Les Magistrales consacrent
le premier jour de chaque Quarter- session à en-
tendre les rapports du comité et du trésorier, à
arrêter les comptes du trimestre écoulé et les dé-
penses à faire dans le trimestre qui commence.
La somme ainsi votée est recouvrée au moyen
d'une taxe (Courdy-rate) assise, comme celles de
la Paroisse et de TUnion, sur la Rent de toutes
les valeurs locatives du Comté.
La Rent (revenu imposable) de chaque pro-
priété immobilière est déterminée, pour Tassiette
de la taxe du Comté et des autres taxes locales,
avec des précautions très-particuUères. Cette
évaluation se fait conformément à d'anciens usa-
ges, coordonnés par deux lois, en 1738 (12,
Georg. II, c. 29) et en 1852 (15 et 16, Vict,
C.81). Les dispositions de ces dernières ont été
amendées par diverses lois postérieures, notam-
ment en 1858 (21 et 22, Vict., c. 33).
Les Magistrales en Quarter -session nomment
un comité d'évaluation spécialement chargé de
ce soin. Ce comité est en droit de réclamer des
0 verse ers de chaque Paroisse le tableau du re-
venu imposable de toutes les propriétés soumises
aux taxes du Comté, et il enjoint à ces autorités
d'y mentionner la date et le mode de l'évaluation,
ainsi que le nom de l'expert.
Ces tableaux, avant d'être adressés au chef-
lieu du Comté, sont soumis aux Vestries et aux
CH. 57. — LE COMTÉ ANGLAIS 375
autres autorités locales, qui y consignent leurs
observations et celles des administrés. Le comité
d'évaluation, lorsqu'il a reçu ces documents
ainsi annotés, entend les réclamations des con-
tribuables. Il contrôle au besoin toutes ces décla-
rations au moyen d'informations spéciales pri-
ses auprès des percepteurs, des constables, et
de tous ceux qu'il cite pour les faire déposer
sous serment. Il peut infliger des amendes de
500 fr. à tous ceux qui refuseraient de compa-
raître, et il désigne au besoin de nouveaux
experts pour les évaluations dont l'exactitude
reste douteuse. Les frais de ces expertises sont,
selon les cas, à la charge de la localité qu'elles
concernent , ou des agents locaux dont le travail
serait notoirement inexact.
Le comité, chaque fois qu'il adopte une éva-
luation nouvelle, doit indiquer les motifs du
changement, et les notifier au Vestry intéressé.
Celui-ci est convoqué dans les 21 jours par les
Overseers, afin de mettre les contribuables en
mesure de produire leurs observations. Le comité
tient compte, s'il le juge convenable, des obser-
vations adressées; il statue en ce qui le concerne
sur les tableaux d'évaluation, et il adresse son
travail, avec toutes les pièces à l'appui, aux
Magistrates en Quarter- session. Enfin les Magis-
trates arrêtent définitivement ces tableaux, lors-
que des avis insérés dans Tes journaux de la loca-
376 LIV. vu, l»"» PARTIE — LE CHOIX DES MODÈLES
lité ont mis les intéressés en demeure d'adresser
leurs dernières réclamations.
Muni de ces documents, le trésorier dresse un
état donnant pour chaque Paroisse, en regard du
revenu imposable, le montant total de l'impôt du
trimestre prochain, calculé d'après la moyenne
appUcable au Comté. Le Clerk of the peace trans-
met cet état aux Overseers ; et ceux-ci procèdent
aussitôt au recouvrement des taxes , avec le con-
cours des percepteurs, selon les formes suivies
pour le Poor-rate (56, VI). Lorsqu'il s'agit de pe-
tites taxes levées pour des objets spéciaux, les
Overseers et les Guardians peuvent simplifier le
service en les prélevant sur la taxe des pauvres ,
sauf à établir la compensation à l'imposition sui-
vante. Les Overseers versent sans délai les som-
mes perçues chez le trésorier du Comté Faute par
eux de remplir ce devoir, les Magistrates confient
les recouvrements arriérés à des agents spéciaux,
et la taxe est, dans ce cas , à titre d'amende, aug-
mentée d'un dixième.
Sur la plainte du trésorier ou du Clerk of the
peace, les Magistrates peuvent, par un arrêté
spécial , ordonner la saisie ou la vente , au profit
du Comté , des biens de tout agent qui néglige
de verser les sommes qu'il a perçues. Pour la
taxe du Comté, comme pour les autres taxes
locales , les contribuables peuvent en tout temps
adresser leurs réclamations aux Magistrates en
CH. 57. — LE COMTÉ ANGLAIS 377
Quarter-session. Un compte annuel des recettes
et des dépenses du Comté est présenté par le
trésorier à Tune des Quarter-sessions. Un extrait
de ce compte est publié dans les journaux de la
localité, puis communiqué aux Unions et aux
Paroisses ainsi qu'au secrétaire d'État de l'in-
térieur. C'est un des documents que doivent re-
chercher les personnes qui veulent étudier le
gouvernement local de l'Angleterre.
§ XYIII. Excellence du régime financier.
Le régime financier des Comtés et des Pa-
roisses de l'Angleterre me paraît être le vrai
modèle à suivre , pour les nations qui veulent
acclimater chez elles les libertés locales, et no-
tamment se soustraire au déplorable régime des
octrois.
La Belgique s'est inspirée de ce sentiment
quand elle a procédé à la réforme financière de
son gouvernement local. Elle a ordonné une en-
quête qui s'est résumée dans l'excellent ouvrage
précédemment cité (53, VIII). L'idée première
et l'exécution de ce travail ne sauraient être trop
signalées comme exemples aux bureaucraties qui
pèsent si lourdement sur toutes les branches de
notre vie publique. Le rapport belge a modifié
immédiatement les opinions des hommes d'Etat
auxquels il était destiné. Il les a déterminés à
faire, dans le régime des octrois, la réforme
378 LIT. VII, 1"> PARTIE — LE CHOIX DES MODÈLES
qui a fait grandir leur pays dans Teslime de
TEurope.
CHAPITRE 58
APERljU DES BOROUGHS (VILLES INCORPORÉES), ET DES AUTRES
ACULOM^RATIONS URBAINES OU RURALES DE l' ANGLETERRE
\
S I. Organlsatioii et réforme récentes des circonscriptions
urbaines dites Boroughs.
Depuis un temps immémorial, on distingue
des Comtés certaines circonscriptions à popula-
tions agglomérées. Elles sont constituées, par la
Coutume, par les chartes royales et par la loi,
en corporations nommées Boroughs ou Ciliés, et
subdivisées souvent en quartiers nommés Wards,
Le nom de City est moins commun que celui
de Borough : il est employé par les lois modernes
sans être défini; il semble être habituellement
attribué par la Coutume aux villes pourvues de
sièges épiscopaux.
Les corporations municipales ont été pendant
longtemps régies sans aucun contrôle de l'auto-
rité centrale, et elles ont alors donné lieu à beau-
coup d'abus. Ainsi, à une époque peu éloignée,
beaucoup de villes administraient sans publicité
leurs finances, et elles employaient parfois une
""'^rtie de leurs revenus à des destinations dépour
CH. 58. — LES BOROUGHS ET LES VILLES D'aNGLETERRE 379
vues de tout caractère d'utilité publique. La con-
naissance de ces abus, et le spectacle offert par
les révolutions de 1830 et 1831 à Paris, à Bruxelles,
à Berlin, à Vienne et dans plusieurs autres villes
du Continent, éveillèrent la sollicitude du gou-
vernement anglais sur le régime des villes bri-
tanniques. Une enquête fut en conséquence or-
donnée; conduite avec la sincérité qui distingue
en Angleterre ce genre de travaux, elle mit en
lumière les vices des anciennes corporations , et
démontra à tous les partis politiques la nécessité
d'une réforme. Celle-ci, après de longues dis-
cussions , fut enfin accomplie par la loi du 9 sep-
tembre 1835(5 et 6, Will. IV, c. 76). Cette loi a
défini 178 circonscriptions urbaines : elle a con-
stitué, en conservant, autant que possible, les
vieilles traditions, une organisation civile et judi-
ciaire dont tous les détails tranchent avec celle
du Comté.
§ II. Distinction et indépendance réciproque des Comtés.
et des Boroughs.
Les corporations urbaines sont complètement
indépendantes du Comté. Ces deux institutions
diffèrent surtout en ce que les autorités du
Borough ne réunissent point, comme celles du
Comté, les attributions judiciaires aux attributions
administratives. Elles n'interviennent point non
plus, en principe, dans l'assistance des pauvres.
380 LIV. VII, l^ PARTIE — LB CHOIX DES MODÈLES'
la gestion des fondations charitables, l'enre-
gistrement des mariages, des naissances et des
décès, et la propagation de la vaccine. Ce sont les
Paroisses urbaines, représentées par les per-
sonnes payant la taxe des pauvres, qui y pour-
voient sous l'autorité des Unions de paroisses et
des comités supérieurs siégeant dans les trois
capitales. Cependant toutes les grandes villes, à
l'exception de Londres, centralisent, en fait, ce
service : en premier lieu , parce que l'Union de
Paroisses coïncide généralement avec la circon-
scription urbaine ; et, en second lieu, parce que le
Board of guardians et le conseil municipal , dési-
gnés par des corps électoraux peu différents l'un
de l'autre , sont pour la majeure partie composés
des mêmes personnes. C'est surtout dans les
Unions urbaines que se manifeste la nécessité,
ci -dessus signalée (56, IV), d'instituer, indépen-
damment du Workhouse , des écoles de district
pour les enfants pauvres , et des asiles de district
pour les vagabonds.
§ III. L'administration civile des Boroughs.
L'administration civile de chaque Borough
relève du conseil municipal (Town - council) ,
composé d'un président désigné habituellement
sous le nom de maire (Mayor)\ des Aldermen
réforme de 1835, selon Tinvariable tradilion de l'Angle-
CH. 58. — LES BOROUGHS ET LES VILLES d'aNGLETERRE 381
(anciens), et des simples conseillers municipaux
( Town-counsellors). Elle est complétée par deux
classes de fonctionnaires élus en dehors du con-
seil : les Assessors, chargés du contrôle des listes
d'électeurs, de l'assiette et de la recette des
taxes; les Auditors, chargés du contrôle de la
comptabilité et des dépenses. Sauf le maire,
qui est parfois rétribué , ces fonctionnaires in-
terviennent à titre gratuit, et ils confient, en
général, les détails du service à des agents sa-
lariés choisis par eux. A la tête de ces der-
niers se trouve un fonctionnaire , nommé Town-
clerk, qui centralise la direction des affaires de
la corporation, comme le Clerk of the peace
centralise celles du Comté. Il a souvent, en
raison de son salaire et de l'importance de ses
attributions , une situation supérieure à celle du
principal ministre de l'un des petits États du
Continent. Le corps dirigeant tire lui -môme
son pouvoir de la corpoi'ation proprement dite ,
formée de tous les citoyens communaux* appe-
lés indifféremment Burg esses ou Freemen, dé-
terre , a respecté les anciennes dénominations. Ainsi , à Londres
le président du conseil de la Cité a conservé le titre de Lord-
mayor ; à Edimbourg et à Glasgow, le maire se nomme encore
Lord-provosL
i Les dénominations de Burgesses et de Freemen correspon-
dent aux Gemeinde - Burger de l'Allemagne occidentale , et aux
Vecinos de l'Espagne. Elles n'ont point d'équivalent dans la lan-
gue française. {Les Ouvriers européens, p. 204.)
382 LIV. vu, 1»^ PARTIE — LE CHOIX DBS MODÈLES
puis la suppression des privilèges relatifs à l'exer-
cice des professions urbaines.
§ lY. Les listes de Burgesses (citoyens communaux).
La qualité de Burgess est acquise à tous les
citoyens majeurs ayant occupé, dans Tune des
Paroisses du Borough, avant le 31 août de chaque
année et pendant la durée entière des deux an-
nées précédentes, une maison, un magasin, un
comptoir ou une boutique , et ayant pendant le
même temps personnellement habité le Borough
ou les campagnes voisines dans un rayon de
11,300 mètres, en payant la taxe des pauvres.
Cette qualité est refusée aux étrangers, et aux
personnes qui, dans les douze mois précédant
la confection des listes, ont reçu des secours de
la Paroisse ou de toute autre corporation cha-
ritable. Les Overseers (56, II) dressent chaque
année, au i^^ septembre, dans leur paroisse, une
liste des Burgesses , et la tiennent gratuitement,
pendant quinze jours, à la disposition du public.
Le Town-clerk, de son côté, réunit les Ustes de
tous les Wards , et les expose , du 8 au 15 sep-
tembre , sur la grande porte ou dans tout autre
lieu apparent de la Maison de ville ( Town-hall).
Les réclamations et les objections que ces listes
soulèvent sont communiquées aux intéressés
pendant la dernière semaine de septembre. En-
fin, après avoir été définitivement arrêtées dans
CH. 58. — LES BOROUGHS ET LES VILLES d'aNGLETERRE 383
une séance publique, tenue du 1®^ au 15 octobre
par le maire et les Assessors , les listes dûment
rectifiées sont livrées à l'impression et mises à
la disposition du public.
§ V. Conditions requises des fonctionnaires municipaux.
Pour être élu membre du conseil municipal,
Auditor ou Assessor, il faut être Burgess, et rem-
plir, en outre , des conditions qui varient selon
rimportance du Borough. Dans les villes ayant
quatre quartiers ou plus , il faut posséder un im-
meuble de 25,000 francs , ou contribuer à la taxe
des pauvres pour un loyer de 750 francs; dans les
villes ayant moins de quatre quartiers , posséder
un immeuble de 12,500 francs, ou être taxé pour
un loyer de 375 fr. Un Burgess perd son droit à
être nommé membre du conseil municipal, s'il est
dans les ordres sacrés, ou s'il a des intérêts privés
subordonnés aux décisions de ce conseil. Les
Burgesses renouvellent par élection, le 1^" no-
vembre, le tiers des membres du conseil ; en sorte
que chaque membre ne reste en fonctions que
pendant trois ans. Les Burgesses nomment , le
1®"" mars, les Auditors et les Assessors. Le 9 no-
vembre , les conseillers municipaux nomment le
maire et les Aldermen. Les personnes ainsi élues
qui refusent d'exercer leur charge, peuvent être
frappées, savoir : le maire, d'une amende de
2,500 francs; les autres, d'une amende de 1^250
384 Liv. yii, 1** PARUS — le choix dbs modèles
francs. Le maire et tous les autres dignitaires du
Borough sont indéfiniment rééligibles.
§ VI. Les attributions des conseils municipaux.
L'acte de réforme de 1835 attribue aux con-
seils municipaux le devoir d'administrer la police,
les cours dç justice, les prisons, la Maison de ville
et les autres propriétés de la corporation. Ces at-
tributions ont été singulièrement élargies par des
lois postérieures qui tendent de plus en plus à
placer le Borough dans des conditions analogues
à celles du Comté. Ainsi, deux lois de 1849 (12 et
13, Vict., c. 82) et de 1853 (16 et 17, Vict., c. 79)
autorisent les Boroughs à instituer des inspec-
teurs des poids et mesures , et à créer des asiles
d'aliénés: elles les dispensent, par conséquent,
de contribuer aux taxes levées dans le Comté
pour ces deux services. Aux termes de l'acte de
réforme , les Boroughs inspectent le service des
compagnies instituées pour exécuter, dans l'in-
térêt public, le pavage et l'entretien des chaussées,
l'éclairage des rues, les distributions d'eau, les
ponts, les marchés, les bazars et les abattoirs. Ils
peuvent, en outre, depuis 1857 (20 et 21 , Vict.,
c, 50), prendre à leur propre compte la direction
de ces mêmes services. En vertu de cette loi, il
suffit que la transmission de la propriété de ces
établissements ait lieu, d'un commun accord,
entre les représentants ( Trustées ) de ces compa-
CH. 58. — LES BOROUGHS Et LES VILLES D' ANGLETERRE o85
gnies et le conseil municipal. Conformément à
des lois spéciales , qui ont précédé ou suivi l'acte
de réforme, les grandes villes ont également
le droit d'entreprendre des travaux ou d'acquérir
des établissements créés par des compagnies ^
§ VII. Les corporations spéciales d*arts et métiers.
A côté des corporations municipales se trou-
vent des corporations spéciales qui adminis-
trent une multitude d'établissements fondés par
des libéralités particulières. A cette catégorie se
rattachent souvent des asiles d'aveugles , d'alié-
nés et de sourds-muets, des hôpitaux et hospices,
des écoles, des bibliothèques et des jardins publics.
On rencontre encore dans quelques Boroughs,
notamment à Londres et à Glasgow, la trace des
anciennes corporations urbaines d'arts et métiers.
1 La vine de Glasgow, par exemple, a dépensé, de 1770 à 1860,
une somme de 78 millions de francs pour créer son port et pour
porter de 2 à 6 mètres, au moyen du draguage, la profondeur de
Teau dans le bassin inférieur de la Clyde , qui met ce port en
communication avec la mer. Pendant le même temps , les revenus
annuels provenant surtout des droits perçus sur la navigation dans
le port et dans la rivière ont été portés de 26,000 à 2,450,000 fr.
Autorisée par une loi spéciale^ la même ville a acquis d'une com-
pagnie, au prix de 30 millions de francs, un établissement hy-
draulique qui , par une conduite souterraine de 39 kilomètres ,
amène au-dessus du niveau des plus hautes maisons , et distribue
aux habitants une quantité d'eau qui est déjà de 63,000 litres
par minute, et peut être augmentée, selon les besoins, jusqu'à
126,000 litres. La redevance imposée aux habitants équivaut en-
viron à 6 pour 100 de la Rent, et assure déjà à la ville un revenu
de 1,800,000 fr.
11*
386 LIV. vil, !'• PARTIE — LE CHOIX DES MODÈLES
Les privilèges exclusifs que ces corporations s'ar-
rogeaient autrefois sont tombés en désuétude ; ils
ont môme été formellement abrogés par l'acte de
réforme de 1835. Cependant l'institution se main-
tient, à la faveur d'une possession indivise de
biens ayant acquis avec le temps une valeur con-
sidérable. Le personnel se conserve ou s'étend,
soit en vertu du droit d'héritage dévolu par testa-
ment, soit par des admissions prononcées à titre
de récompense nationale , soit enfin par le paye-
ment d'un droit d'entrée en rapport avec la va-
leur des biens indivis. Les corporations gardent
leurs anciennes dénominations , sans qu'il en ré-
sulte aucune obligation pour les membres actuels:
ainsi, il y a telle corporation de tisserands ou de
barbiers qui ne possède plus un seul membre
appartenant à ces professions. Ces institutions de
l'ancien régime forment un trait curieux du gou-
vernement local. Elles exercent, au moins indi-
rectement, une certaine influence sur les affaires
des Boroughs.
§ YIII. Division de radminIstraUon municipale en comités.
Dans les Boroughs populeux , l'administration
municipale proprement dite se subdivise en
nombreux comités, voués chacun à une spécia-
lité. Les pouvoirs deces comités varient beaucoup,
selon la délégation qui leur est donnée , et selon
les traditions établies de longue date. Dans les
CH. 58. — LES BOROUGHS ET LES VILLES D'aNGLETERRB 387
villes les mieux administrées , le conseil munici-
pal se borne à revendiquer, pour la fornve et dans
des cas extraodinaires , l'autorité qui lui appar-
tient. Les comités spéciaux agissent avec une ini-
tiative entière, sous le contrôle réel ou nominal du
conseil ; mais ils rendent alors un compte annuel
de leurs actes dans un rapport imprimé. Le maire
est habituellement de droit membre de ces co-
mités, et il leur imprime au besoin une impulsion
commune. Les conseils municipaux des Boroughs
concessionnaires de certains travaux publics, tels
que marchés , abattoirs , ponts , routes et ports ,
nomment chaque année les commissaires ( Trus-
tées) chargés delà direction de ces entreprises.
§ IX. Le service financier.
Le service financier des Boroughs est sub-
divisé entre les comités, qui dressent annuel-
lement leurs budgets et leurs comptes spé-
ciaux. Il est , en outre , centralisé dans un co-
mité spécial de finances , avec le concours d'un
trésorier. Le contrôle de l'assiette des taxes, de
la recette et de l'emploi des fonds est exercé
conjointement par le conseil municipal, par les
Assessors et par les Auditors. Les principales
dépenses d'un Borough ordinaire sont : l'intérêt
et Vamortissement des emprunts , les traite-
ments des fonctionnaires et agents; les frais
relatifs à la justice, à la police et à la prison;
388 LIV. vil, l*"» PARTIE — LE CHOIX DBS MODÈLES
l'entretien de la Maison de ville et des autres
établissements publics ; enfin les contributions à
certaines charges qui se répartissent entre le Bo-
rough et le Comté. Les recettes sont fournies : en
premier lieu, par les biens ou les dotations du Bo-
rougb , et par les taxes spéciales que les intéres-
sés payent pour certains services , tels que l'é-
clairage , la distribution de l'eau et l'écoulement
des eaux ménagères; en second lieu, par des
taxes générales dites Borough-rate ou General-
rate, perçues d'après les Rents , selon les formes
que j'ai indiquées pour le Comté, l'Union et la
Paroisse.
§ X. L'organisation judiciaire.
Sous le rapport de l'organisation judiciaire ,
les Boroughs présentent trois catégories assez
distinctes.
La première comprend les Boroughs de pre-
mier ordre, assimilés sous ce rapport aux Comtés,
et ayant une organisation aussi complète que ces
derniers. Les juges des cours de Westminster (59,
III) y tiennent les assises deux ou trois fois par
an , selon les localités , avec l'intervention d'un
Sheriff. Les Quarter- sessions sont tenues par
un Recorder, magistrat rétribué par le Borough ,
choisi par le souverain parmi les avocats ayant au
moins cinq années d'exercice. Le Recorder est
assisté par un agent salarié dit, comme dans le
CH. 58. — LES BOROUGHS ET LES VILLES D'ANGLETERRE 389
Comté, Clerk of the peace. Les Petty - sessions
sont tenues : soit par des Magistrates non rétri-
bués, désignés, comme ceux des Comtés, mais
sans aucune condition de propriété immobilière,
parmi les personnes notables résidant au Borough
ou dans un rayon de 11,300 mètres; soit par des
juges salariés dits Stipendiary- magistrates , in-
stitués par le souverain sur la proposition du con-
seil municipal. Dans les deux cas, le service des
Petty- sessions est centralisé, sous la direction
des Magistrates, par un Clerk to justices (57,VII).
Les Stipendiary- magistrates ont, dans certaines
villes, une origine assez ancienne; mais leur in-
tervention s' est développée sous l'influence d'une
loi de 1858 (21 et 22, Vict., c. 73). Un Goroner
spécial, nommé parle conseil municipal, complète
cette organisation de la justice criminelle. Quant
à la justice civile , pour les intérêts inférieurs à
1,250 francs, elle est rendue par les juges des
cours de Comté (57, VIII) chargés du circuit où
se trouve situé le Borough. La ville de Manchester
et quelques districts de Londres sont , comme je
l'ai déjà fait remarquer, les seules cours où l'un
des juges de Comté reste en permanence.
Les Boroughs de la deuxième catégorie ne sont,
pour les assises et les Quarter-sessions, qu'une
dépendance du Comté. Les Petty- sessions y sont
tenues selon l'une ou l'autre des formes décrites
pour la première catégorie. Conformément à d'an-
390 LIT. YII, 1» PARTIE — LE CHOIX DES MODÈLES
ciens usages précisés en 4821 (4 et 2, Greoi^. IV,
c. 63), les Magistrales du Comté peuvent y in-
tervenir.
La troisième catégorie de Boroughs rentre
complètement, même pour les Petty - sessions ,
dans l'organisation judiciaire du Comté , et elle se
trouve à cet égard dans la situation d'un simple
district rural.
$ XI. Organisation des communes mixtes , Intermédiaires entre
les paroisses rurales et les Boroughs.
Indépendamment des Boroughs où tous les
habitants sont tenus, par la Coutume et par la loi,
de pourvoir aux intérêts communs , il existe en
Angleterre beaucoup de populations agglomérées
qui se trouvent dans une situation différente. Ces
agglomérations constituent parfois des villes con-
sidérables dont les habitants restaient placés,
jusqu'à ces derniers temps , sous le régime des
Paroisses rurales. Elles étaient seulement tenues
de contribuer aux dépenses communes de la Pa-
roisse , de l'Union et du Comté. Cependant elles
n'étaient pas complètement dépourvues des bien-
faits d'une entente commune sur le nivellement,
le pavage, l'éclairage, le nettoyage et le drainage
des rues, et sur une multitude d'autres intérêts
collectifs provenant de la contiguïté des maisons.
Des usages locaux, créés par l'accord des ten-
dances privées vers la décence , la propreté et le
CH. 58. — LES BOROUGHS ET LES VILLES D'aNGLETERRE 391
confort/ ont assuré à beaucoup de villes placées
dans cette condition une partie des avantages con-
férés aux Boroughs par le régime de la commu-
nauté forcée. Toutefois ces usages autorisent des
résistances individuelles que la loi s'applique à
vaincre depuis 1848, en conciliant, dans une
juste mesure, le droit de propriété et l'intérêt
public.
§ XII. Les deux lois régissant les agglomérations mixtes.
Deux lois principales, complétées et amen-
dées par une multitude de lois secondaires , ont
ouvert pour cette partie de l'administration an-
glaise une ère vraiment nouvelle.
La première loi, rendue en 1848 (11 et 12, Vict. ,
c. 63), dite « Acte de la salubrité publique» (Pu-
blic health act ), institue une commission centrale
(General board of health) qui dirige ces sortes
d'améliorations. Le Board of health peut, sauf
approbation du Conseil privé (60, X) ou confir-
mation du Parlement, mettre la loi en vigueur,
sur la requête du dixième des contribuables, dans
toute localité où les rapports du Registrar-general
(56, IX) constatent une mortalité annuelle de 23
pour 1,000. En vertu de cette approbation, on
établit des comités locaux de salubrité ( Local
boa/rds of health) qui, dans les Boroughs, se con-
fondent avec le conseil municipal, et qui, ailleurs,
sont élus par les contribuables. Les comités de
392 LIV. vu, !'• PARTIE — LE CHOIX DES MODÈLES
salubrité interviennent dans une foule d'intérêts
communs énumérés par la loi. Tels sont : Té-
coulement des eaux ménagères et des eaux plu-
viales , le nivellement , le pavage et le nettoyage
des rues, la surveillance ou l'interdiction des
établissements ou usages nuisibles au public,
les distributions d'eau, l'éclairage public, les
abattoirs, les logements en garni au jour ou à
la semaine , les caves et les autres dépendances
insalubres des maisons , les lieux publics de ré-
création, les édifices destinés au dépôt temporaire
des morts, et les cimetières. Ces mêmes comités
ont tous les pouvoirs nécessaires pour accomplir
leur mission, notamment pour acheter, vendre,
échanger ou louer des terrains ; pour ordonner,
asseoir et lever les taxes nécessaires ; pour em-
prunter en donnant ces taxes pour garantie, et
pour faire des règlements dans les limites de leurs
attributions.
La seconde loi, dite Local govemment act, a
été rendue en 1858 (21 et 22, Vict., c. 98). Elle
a coordonné tous les amendements apportés à la
première pendant les dix années précédentes.
Complétée et amendée elle-même chaque année,
elle établit un système général d'administration
pour les populations agglomérées. Elle offre deux
avantages essentiels : elle dispense les petites
localités des frais considérables que celles-ci
avaient à supporter lorsque, voulant pourvoir
CH. 58. — LBS BOROUGHS ET LES VILLES D'aNGLETERRE 393
à un intérêt commun , elles devaient obtenir un
acte spécial du Parlement *. Elle leur laisse toute
liberté pour conserver l'indépendance propre au
régime rural, ou pour adopter, en tout ou en
partie, les contraintes du régime urbain.
§ XIII. Application des lois relatives aux communes mixtes.
• Ces améliorations au gouvernement local, selon
la nature du régime établi, sont obtenues par
les décisions de trois sortes d'autorités , savoir :
du conseil municipal , dans un Borough ; du co-
mité local de salubrité , dans les lieux où ce ser-
vice a été créé; de la majorité des propriétaires et
des contribuables , dans les Paroisses et dans les
Unions qui n'ont point institué un comité local.
Si d'ailleurs il s'agit d'une circonscription non
instituée par la Coutume ou la loi, c'est-à-dire
sortant du cadre des Boroughs, des Unions et
des Paroisses , le secrétaire d'État de l'intérieur
peut accorder l'autorisation nécessaire , sur le vu
d'une pétition signée par la dixième partie des
propriétaires et des contribuables.
Comme je viens de le dire, le droit d'appli-
1 Pour obtenir un acte du Parlement autorisant une distribu-
tion d'eau ou tout autre établissement d'intérêt public , une ville
ne pouvait autrefois dépenser moins de 40,000 fr. ; la dépense était
plus lourde encore pour un acte d'incorporation. Les lois que je
viens de signaler pourvoient suffisamment aux besoins de la ma-
jeure partie des populations urbaines; en sorte que, depuis 1835,
trois villes seulement ont été élevées au rang de Borough.
394 LIV. vu, i^ PARTIE — LK CHOIX DES MODÈLES
quer le nouveau régime est conféré aux conseils
municipaux et aux comités locaux de salubrité,
partout où ces autorités existent. Dans les autres
localités, il est attribué aune commission élue par
les propriétaires et les locataires ayant les uns
et les autres de 1 à 6 voix , selon que la rente de
la propriété varie de 1,250 francs à 6,250 francs.
Le propriétaire qui occupe lui-même sa propriété
a double vote. Ce régime, combiné avec les lois
spéciales antérieurement rendues dans l'intérêt
de la police et de la salubrité des Paroisses, a par-
faitement résolu le problème du gouvernement
local, qui consiste à assurer la plus grande somme
possible d'avantages naissant de la communauté,
avec la moindre somme de contrainte individuelle.
Un résumé sommaire donnera une idée des attri-
butions conférées à la commission constituée,
sous les quatre formes indiquées ci -dessus, pour
les principaux services auxquels il lui appartient
de pourvoir.
§ XIV. Les attributions des comités qui administrent
les communes mixtes.
La commission locale chargée de l'exécu-
tion des deux lois de 1848 et de 1858 a des at-
tributions très- variées. Elle est surtout préposée
à l'administration de la voirie; en cette qualité,
elle entretient et améliore les voies anciennes.
Elle crée, en outre, les voies publiques nouvelles
CH. 58. — LES BOROUGHS ET LES VILLES D*ANGLETERRE 395
que le service comporte ; mais elle se soumet à
robligalion d'avoir l'assentiment de la majorité
des propriétaires et des contribuables \ d'acqué-
rir de gré à gré les terrains nécessaires, ou
d'obtenir du Parlement un acte d'expropriation
contrôles propriétaires récalcitrants. En ce qui
concerne les voies ouvertes par des particuliers ,
la Commission locale prescrit, et au besoin exé-
cute d'office, tous les travaux nécessaires à la
salubrité. Elle établit, avec l'autorisation du secré-
taire d'État de l'intérieur, des parcs et des jardins
publics. En se concertant avec les commissaires
des routes à péage, elle prend à sa charge l'entre-
tien des portions de route comprises dans la cir-
conscription , et elle en recule les barrières de
péage , afin d'assurer à ses administrés les avan-
tages d'une circulation libre et gratuite. Elle
prend, sous les réserves ci -dessus rappelées,
toutes les décisions relatives aux alignements
des habitations et des clôtures. Enfin, au moyen
d'une procédure expéditive, elle déclare voies
publiques des voies jusque-là privées, s'il n'y a
pas opposition de la part des intéressés.
La Commission locale fait également la police
de la voirie: elle garantit, sur les voies publi-
1 Le lecteur remarquera que celte condition est toujours impli-
citement remplie dans le régime local de l'Angleterre, où les au-
torités sont élues par les contribuables eux-mêmes, habituelle-
ment pour une année, et rarement pour un délai supérieur à trois
ans.
396 LIV. vil, 1"» PARTIE — LK CHOIX DES MODÈLES
ques, la liberté de circulation, et elle y fait ré-
gner la propreté, Tordre, la décence et la sécu-
rité. A cet effet, elle entreprend, aux frais de la
communauté , les water- closets et autres établis-
sements nécessaires au public ; elle exécute , en
régie ou avec le concours d'entrepreneurs, le
nettoyage des rues ; elle distribue , moyennant
une légère redevance , les licences dont doivent
être pourvus les propriétaires et les cochers de
voitures publiques, et elle frappe toutes les caté-
gories de délinquants des pénalités fixées par la
loi.
Pour la police des constructions , au point de
vue de la sécurité et de la salubrité , la Commis-
sion a des pouvoirs fort étendus. Elle fixe par des
règlements les conditions à observer; elle con-
trôle les plans des bâtisses, et ordonne au besoin
la démolition de celles qui se trouvent en contra-
vention. Elle surveille surtout la disposition des
dépendances insalubres des maisons ; elle pres-
crit, pour ces dépendances, des établissements
séparés, dans les fabriques où sont admises plus
de vingt personnes des deux sexes. Elle ordonne,
et au besoin exécute aux frais des propriétaires ,
la construction d'égouts et de drains pour l'é-
coulement des eaux et des liquides de toutes
sortes. Elle inspecte les bâtiments délabrés, et en
prescrit , selon les cas, le nettoyage , le blanchis-
sage à la chaux, la consolidation ou la destruction.
CH. 58. — LES BOROUGHS ET LES VILLES D'aNGLBTERRE 397
Elle interdit, .sous certaines réserves, Thabita-
tion dans les caves ou dans les lieux souterrains.
Elle exerce directement , ou au moyen d'inspec-
teurs choisis par elle, cette surveillance; elle
peut pénétrer dans les habitations après un avis
donné 24 heures à l'avance , ou même sans avis ,
sauf recours des visités devant les Magistrales ,
si elle croit devoir écarter cette formalité. Comme
pour toutes les attributions qui précèdent ou qui
suivent, elle peut infliger aux délinquants des
amendes qui atteignent 500 francs , et qui crois-
sent , en outre , avec la durée de la contravention
ou du délit.
Dès l'année 1851 , une loi dite Common lodging
houses act (14 et 15, Vict., c. 28) avait organisé
dans les villes manufacturières la surveillance et
l'amélioration des logements loués en garni au
jour ou à la semaine. Ce service a pris beaucoup
d'extension; il est devenu l'une des fonctions
habituelles des Commissions locales.
Pour la police des établissements incommodes
ou insalubres , la Commission locale a également
de grands pouvoirs. Elle interdit au milieu des
habitations agglomérées le séjour des porcs et
autres animaux domestiques , les dépôts d'os , de
peaux et autres matières donnant des émanations
malsaines ou désagréables , les abattoirs , les fon-
deries de suif, les fabriques de savon, de noir
animal et de produits chimiques. Elle fait des
REFORME SOCIALE. 111 — 12
398 UV. YU, l*^ PARTIS — LI CHOIX DKS HOBÈLES
règl^[Dents que doivent observer, ceux de ces
établissements qu'elle autorise ou qu'elle ne peut
interdire. Des inspecteurs nommés par elle veil-
lent à l'exécution de ces règlements : ils visitent
régulièrement les lieux suspects , et même les
boutiques consacrées à la vente de la viande et
des autres denrées servant à la nourriture de
l'homme. La commission saisit les objets mal-
sains , falsifiés ou corrompus , pour les soumettre
au Magistrate ; et , dans le cas où ce dernier ap-
prouve la saisie , elle détruit les objets et impose
de fortes amendes. Enfin elle construit au besoin
des abattoirs : elle les exploite en régie, si elle
ne juge pas opportun de les céder à des loca-
taires.
L'éclairage et le guet de nuit peuvent être de-
puis longtemps établis dans toutes les localités
qui déclarent adhérer, moyennant certaines for-
malités, à la loi de 1830 (11, Georg. IV, et 1,
Will. IV, c. 27), amendée par celle de 1834(3 et
4, Will. IV, c. 90). Depuis une réforme récente ,
le guet de nuit a été rattaché à la police des Com-
tés. Les frais, lorsque le service est organisé en
régie , sont recouvrés au moyen d'une taxe , dite
Lihgting-rate, qui ne peut excéder 2 et demi
pour 100 de la Rent ; elle est fixée par l'assemblée
des contribuables , et est perçue selon les règles
adoptées pour les autres taxes locales. Les Com-
missions locales, dès qu'elles sont instituées dans
CH. 58. — LBS BOROUGHS ET LES VILLES D* ANGLETERRE 399
un lieu pourvu d'un tel service , en prennent la
direction.
La Commission locale est chargée des distri-
butions d'eau : elle a le pouvoir de traiter avec
un entrepreneur, ou de faire elle-même l'entre-
prise avec l'approbation du secrétaire d'État de
l'intérieur, et elle est autorisée à faire passer les
conduites souterraines dans les propriétés non
bâties. Elle oblige chaque propriétaire de maison
habitée à prendre et à payer un approvisionne-
ment d'eau en rapport avec le taux de son loyer.
La portion de la dépense annuelle qui n'est pas
couverte par cette taxe de l'eau ( Water-rate) est
prélevée sur le produit de la taxe générale per-
çue dans la circonscription qui profite de ce
service.
Les foires et marchés ne peuvent être tenus
dans une localité qu'en vertu d'un usage tradi-
tionnel, ou par concession du souverain. Les
coutume qui s'y rapportent ont été revues en
1847 (10 et 11 , Vict., c. 14). La Commission lo-
cale est chargée de la surveillance ou de l'admi-
nistration du marché, dans le cas où il a été établi
aux frais de la communauté. En général, les Ma-
gistrates, qui sont consultés au sujet des demandes
ayant pour objet d'instituer de nouvelles foires
et de nouveaux marchés , sont peu disposés à les
accueillir. Ils savent, en effet, que ces innovations
profitent surtout aux tavernes et aux autres débits
400 LIV. vil, 1™ PARTIE — LE CHOIX DBS MODÈLES
de boissons. Cependant ils savent aussi que les
influences électorales pèsent lourdement sur les
pouvoirs locaux, même inamovibles (57, IV). Ils
voient donc avec plaisir que la responsabilité des
refus soit rejetée sur les agents du souverain. Je
ne saurais trop signaler ce détail comme exemple
du bon sens avec lequel les Anglais savent tem-
pérer dans, l'application les meilleurs principes
(61, IV). On ne peut restreindre plus judicieu-
sement les libertés de la vie privée et les pouvoirs
du gouvernement local K
La Commission estchargée d'installer et d'admi-
nistrer les bains et lavoirs publics. Ce service est
réglé par une loi de 1846 (9 et 10, Vict., c. 74),
amendée par une loi de 1847 (10 et H, Vict,,
c. 61), et par plusieurs articles de la loi de même
année dite Towns improvement clauses act (10 et
11, Vict., c. 34). La Commission a encore dans
ses attributions le service des incendies. Elle en
conjure les dangers , autant que possible, en sou-
mettant les nouvelles constructions à une surveil-
* Les autorités locales de TAngleterre repoussent, avec la même
sagesse, rémission des vœux politiques et toute autre immixtion
dans les affaires de TÉtat. Ce principe, qui est le fondement des
libertés locales, surlout dans un pays désolé par les révolutions,
est trop ignoré chez nous. Ayant fait partie des assemblées qui ,
de 1855 à 1870, se sont occupées de décentralisation, j'ai constaté
que la nécessité de ce principe était encore peu Reconnue en
France, même par les hommes les plus éclairés. Ceux qui veulent
être libres dans leur province sont assez enclins à user de celte
liberté pour dominer l'État. (Note de 1872.)
CH. 58. — LES BOROUGHS BT LES VILLES d'aNGLETERÇE 401
lance attentive. Elle prend, en ce qui concerne
les maisons bâties, toutes les mesures nécessaires
pour prévenir et éteindre les feux de cheminée ;
elle fonde ou améliore à cet effet le service des
pompes à incendie. Enfin elle est autorisée à éta-
blir les horloges publiques ; puis elle est tenue de
les garder en bon état d'entretien.
La police des cimetières a été améliorée, en
4847, par une loi spéciale (40 et 44, Vict., c. 65),
amendée elle-même par celle qui , l'année sui-
vante, a constitué le service de la salubrité, et par
plusieurs lois postérieures. Les Commissions lo-
cales, partout où elles s'organisent, sont chargées
de cette attribution.
Celles de ces mesures qui relèguent les cime-
tières loin des villes doivent être condamnées. Il
est peu dangereux pour la salubrité , il est très-
gain au point de vue moral que les tombeaux res-
tent sous les yeux des vivants.
402 LIT. TU, l** PARTII — U CBOtX DBS IIODÈLBS
CHAPITRE o9
APERÇU DES REGIMES PROVINCIAUX D^ANGLETERRE , d'ÉCOSSE
ET D^IRLANDE
9 I. La diversité des trois eonstltalioiis provineiàles.
Le gouvernement des Paroisses , des Unions ,
des Comtés et des Boroughs, est loin d*être le
même dans toutes les parties des Iles Britan-
niques : en Ecosse, il a plus d'individualité et
plus d'énergie qu'en Angleterre ; en Irlande règne
l'ordre de choses opposé. A ce point de vue,
ces trois anciens royaumes ofifrent des différences
non moins prononcées que celles qui se main-
tiennent entre les grandes provinces de l'Au-
triche, de la Prusse, de l'Italie et de l'Espagne.
Ces différences sont elles-mêmes une consé-
quence naturelle de la diversité qui existait au-
trefois entre les coutumes , les mœurs et les lois
propres des trois États. Elles s'atténuent peu à
peu par le rapprochement des hommes ; cepen-
dant elles se révèlent, chaque année, par les
nombreuses lois que le Parlement rédige séparé-
ment pour chacune de ces subdivisions. Le carac-
tère provincial est encore fortement accusé par
trois groupes d'institutions, savoir : par trois sys-
tèmes judiciaires qui, nonobstant certaines analo-
gies de noms, sont loin d'être identiques ; par trois
CH. 59. -r- LES TROIS PROVINCES DU ROYAUME -UNI 403
systèmes d'universités qui conservent fermement
leurs vieilles traditions ; enfin , par trois adminis-
trations établies à Londres , à Edimbourg et à
Dublin, chargées de contrôler les gouvernements
locaux, ou de centraliser plusieurs de leurs,actes.
Je m'écarterais du but de cet ouvrage en repro-
duisant, pour l'Ecosse et Tlrlande, les particular
rites que je viens d'exposer pour l'Angleterre : je
signalerai suffisamment les caractères généraux
des trois provinces, en décrivant les services cen-
tralisés dans leurs capitales.
§ II* L'Angleterre : rorgantsation judiciaire.
La principale institution provinciale de l'Angle-
terre est celle de la justice. Elle comprend deux
sortes de cours : celles qui siègent exclusivement
à Londres ; celles qui opèrent successivement dans
les Comtés et les Boroughs, d'après l'admirable
système des* circuits.
En tête de la première catégorie se trouve la
cour de Chancellerie (High court of Chanœry),
Dans la hiérarchie des institutions judiciaires,
elle ne le cède qu'à la chambre des pairs {House
of Lords) ^ qui, en certains cas spéciaux, est
la suprême cour d'appel pour l'ensemble du
Royaume-Uni. Dans sa juridiction ordinaire, la
cour de Chancellerie juge , selon la Coutume et
la loi écrite interprétées par la jurisprudence,
certaines affaires concernant les fidéicommis-
404 LIV. YII, l^ PARTIE — LB CHOIX DBS MODÈLES
saires (Trustées), ayant charge de biens pour
diverses personnes, notamment pour les banque-
routiers , les aliénés , les idiots et les établisse-
ments charitables. Dans sa juridiction extraordi-
naire, elle est constituée en cour d'équité : elle
juge selon les indications de la conscience et se-
lon l'esprit de la loi, dans le cas où celle-ci ne
prononce pas formellement. Elle est présidée par
le Grand chancelier, le premier officier judiciaire
de l'État, président de la Chambre des pairs,
chargé de signer les commissions des Magistrales,
tuteur des mineurs et des aliénés , surintendant
général des établissements charitables. La cour
de Chancellerie comprend en outre 6 magistrats ,
le Master of the Rolls , 2 Lords justices et 3 Vice-
chancellors.
Le comité judiciaire du Conseil privé (60 , XI),
ayant à sa tête le lord président de ce Conseil , est
composé de grands dignitaires et (ïe magistrats
des hautes cours. Il juge en appel les causes ec-
clésiastiques , celles de la marine et des colonies.
Il peut, dans les conditions définies par la loi,
augmenter la durée des brevets d'invention.
La cour de l'Échiquier (Exchequer chamber
court) revise, selon la loi et la Coutume, les juge-
ments des trois hautes cours dont il sera question
plus loin, et elle est tenue alors par les juges des
deux cours qui n'ont point rendu le jugement
attaqué. Elle discute aussi, avant les jugements à
CH. 59. — LES TROIS PROVINCES DU ROYAUME-UNI 405
rendre par les trois cours , les questions qui of-
frent quelque difficulté spéciale , et qui lui sont
soumises par les juges.
Parmi les institutions que fait éclore incessam-
ment en Angleterre le désir d'améliorer l'organi-
sation judiciaire et de satisfaire aux besoins de
chaque époque , on peut encore citer : une cour
d'appel instituée en 4848 (14 et 42, Vict., c. 78),
chargée de l'examen de cas réservés de justice
criminelle; la cour d'appel en matière de ban-
queroutes {Court of bankruptcy) ; la cour de vé-
riGcation des testaments {Court ofprobate), qui a
été instituée en 4857 (20 et 24, Vict., c. 77), à la
place des anciennes cours ecclésiastiques , et qui
agit en délivrant des pouvoirs {Letiers of admi-
nistration) aux exécuteurs testamentaires; la
cour des divorces et des causes matrimoniales,
instituée en 4857 (20 et 24, Vict., c. 85) ; la haute
cour de l'amirauté , jugeant surtout les questions
de prises maritimes , selon la jurisprudence an-
glaise et le droit des gens ; enfin diverses cours
ecclésiastiques , et la cour centrale criminelle de
Londres, qui remplace les assises dans la Cité de
cette grande agglomération urbaine.
§ III. Les trois cours de Westminster et le régime des circuits.
Les trois cours supérieures de la seconde ca-
tégorie siègent au palais de Westminster. Elles
avaient autrefois^des juridictions fort distinctes ;
406 UV. vil, i^ PARTIS — LE CflOiX DES MODÈLES
mais elles ont toutes aujourd'hui, à quelques
nuances près , les mêmes attributions. Chacune
de ces cours, dites Queen's bench, Cammonpleas
et Excheqtier, est composée de cinq juges. Les
juges des deux premières sont nommés Justices^
et leurs présidents Lord chief justice. Les juges
de la troisième se nomment Barons of the Eœche"
quer; le premier juge, nommé Lord chief baron,
préside en l'absence du chancelier de l'Échiquier
(Chancellor ofthe Exchequer). La juridiction de
ces trois cours s'étend à toutes les a£Eadres qui ne
sont pas jugées par les cours spéciales indiquées
ci-dessus , ou par les nouvelles cours de Comté
(57, VIII) : elle embrasse par conséquent les cas
les plus nombreux de la haute justice civile et
criminelle. Cette organisation donne aux justi-
ciables la garantie , considérée comme indispeu*-
sable par nos voisins, qui résulte delà concurrence
de trois cours égales en rang. Elle n'exige qu'un
petit nombre de juges; elle permet par consé*
quent de toujours trouver des hommes dignes
d'occuper ces hautes situations. Fondée sur le
système des circuits qui impose de pénibles
voyages , elle oblige les juges qui ont perdu l'acti-
vité physique à se démettre de leurs fonctions , et
elle les soustrait ainsi au déplorable régime des
retraites imposées à raison de Tâge. Enfin elle
met les services de ces juges éminents à la portée
des intérêts locaux. La procédure civile ou cri-
CH. 59. — LBS TROIS PROVINCES DU ROYAUME-UNI 407
minelle est la même devant les trois cours , et je
vais eu citer les traits principaux.
§ rv. La procédure civile.
En matière civile , le demandeur ( Plaintiff)
qui réclame une créance , une propriété ou une
indemnité à titre de dommage , confie sa cause à
un Attomey, sorte de procureur faisant partie
d'une corporation lihçe où chacun peut être
admis, moyennant certaines formaUtés accom-
plies devant un officier public. L'Attorney com-
mence l'action, en obtenant de l'une des cours
de Westminster une citation {Writ ofsummons)
enjoignant au défendeur (Défendant) de com-
paraître. Ce dernier accepte la citation et la
juridiction par un mémorandum (Appearance).
Le demandeur fait alors, par écrit, un exposé
(Déclaration) de sa cause au point de vue du
fait et du droit, et le défendeur y oppose une
réponse (Plea) également écrite. Ces deux pièces
forment le point de départ d'un échange de do*
euments qui continue jusqu'à ce que , toutes les
considérations inutiles étant écartées , les parties
puissent mettre en reUef les questions de fait
ou de droit (Issues in fact or law) sur lesquelles
elles restent en dissentiment. Chaque Attorney
dresse enfin , avec les documents ainsi échangés
(Pleadings) y un résumé (Brief) où ces questions
sont posées. Il s'adjoint alors un avocat {Counsel
408 LIY. vil, l'« PARTIE — LE CHOIX DES MODÈLES
OU Barrister) qui plaide la cause, avec ou sans le
concours des témoins, devant une cour d'assises
déterminée , selon les cas , par le domicile du dé-
fendeur ou par certaines circonstances de l'af-
faire. Le jury ordinaire {Petty-jury)^ ou, avec
l'accord des deux parties, un jury spécial nommé
par le Sheriff, décide les questions de fait. Le juge
décide les questions de droit, et rend la sentence.
La partie condamnée par un juge de l'une des
cours peut se pourvoir en appel devant l'une des
deux autres.
§ Y. La procédure criminelle.
En matière criminelle, la procédure diffère
surtout de celle de France , en ce qu'il n'y a pas
de corps spécial d'officiers publics chargés des
poursuites. Le souverain désigne, pour chaque
cas , son agent dans le corps des avocats , comme
le font les accusés. Les simples avocats {Barris-
iers) peuvent défendre un client sans l'autorisa-
tion de la couronne. Les avocats qui ont rang de
conseillers de la Reine {Queen's counsels) sont
obligés de demander cette autorisation; celle-ci,
du reste, n'est jamais refusée.
Les personnes prévenues de délits ou de cri-
mes ressortissant aux juridictions des Magis-
trates ou des assises sont habituellement arrêtées
parla police du Comté. Elles comparaissent, dans
le moindre délai possible, devant un Magistrale
CH. 59. — LES TROIS PROVINCES DU ROYAUME -UNI 409
qui entend les témoins des faits ayant donné
lieu à l'arrestation, et recueille par écrit leurs
dépositions. Si, après cette enquête, le Magis-
trate décide que l'accusé sera mis en jugement
{commitled for triaï)^ il délivre au prisonnier une
copie de ces dépositions. Cette copie est donnée
gratuitement aux accusés politiques. Les autre»
prévenus sont obligés de la payer à raison de
1 { penny (0 fr. 45 c.) par 72 mots.
En cas de doute , le Magistrate remet à hui-
taine la suite de l'enquête, en maintenant l'in-
carcératioa ou en mettant le prévenu en liberté ,
sauf caution (Bail) donnée par deux personnes
notables. Si les charges sont insuffisantes, le pré-
venu est définitivement mis en liberté. Dans le
cas contraire, il est immédiatement condamné
lorsqu'il s'agit d'un léger délit ; ou il est renvoyé ,
selon la gravité de l'offense , aux Quarter-sessions
ou aux assises.
Pour les affaires renvoyées aux assises , les dé-
positions recueillies par le Magistrate sont adres-
sées au bureau des cours de Westminster, qui
centralise toutes les affaires du circuit auquel
ressortit le Comté où le crime a été commis ; puis
un officier spécial est chargé de dresser Tacte
d'accusation (Indiclment). Lorsque l'époque des
assises est arrivée, les juges de circuit, accompa-
gnés de leurs officiers , se rendent dans la ville
où le crime doit être jugé. Le personnel des deux
410 LIV. VII, 1"^ PARTIE — LB CHOIX D8S MODÈLES
jurys est aussitôt convoqué par le SheriJQT, et l'acte
d'accusation est soumis au Grand-jury, composé
de 23 personnes, qui décide, à la majorité de 12
voix, si le prévenu doit être mis en liberté ou doit
être jugé. Dans ce dernier cas, l'acte d'accusation
est lu devant le prévenu, avec mise en demeure
(Arraignment) ^ pour celui-ci, de déclarer s'il se
reconnaît coupable , ou s'il entend plaider soa
innocence. Cette alternative s'appelle : to plead
guilty or not guilty.
Dans le premier cas , l'accusé entend immé-
diatement sa sentence. Dans le second cas, il
comparait devant le juge assisté de douze mem-
bres du Petty-jury, désignés en présence de l'ac-
cusé et après que celui-ci a exercé son droit de
récusation. L'avocat choisi par la couronne s'oc-
cupe alors de soutenir l'accusation , sans jamaisi
perdre de vue les égards dus à l'accusé. Et c'est
ici le lieu de remarquer qu'un procès criminel est
conduit, en Angleterre, avec des tendances fort
différentes de celles qui se montrent dans quel-
ques États du Continent. On n'y soumet jamais
l'accusé à ces questions insidieuses qui rappel-
lent à quelques égards les tortures physiques
de l'ancien régime. Le juge se préoccupe moins
de trouver un coupable que de fournir à un in-
nocent le moyen de se disculper. L'accusé n'a
point à prouver qu'il est innocent : c'est à l'accu-
sation d'établir qu'il est coupable. Il n'est point
CH. 59. — LES TROIS PROVINCES DU ROYADBIE-UNI 411
tenu de se défendre ; cependant il peut le faire
en toute liberté, en appelant au besoin des té-
moins à décharge. Avant le jour du procès, l'ac-
cusé ne subit aucun interrogatoire ; mais il peut
donner des explications écrites. Pendant le pro-
cès, il n'est nullement obligé de répondre aux
questions qui lui sont adressées ; il peut même ,
siu* l'observation bienveillante du juge , rétracter
les déclarations qui le compromettent. L'avocat
de la couronne expose d'abord les faits ; l'accusé
répond, à son choix, avec ou sans le concours
d'un avocat. L'avocat de la couronne ne réplique
que dans le cas où l'accusé a fait comparaître des
témoins, et a introduit par là de nouveaux faits
dans la cause. Enfin le juge résume impartiale-
ment les faits. Le Petty-jury entre alors en déli-
bération; et, dès que l'unanimité des opinions
s'est produite, il rend le verdict. Lorsque le jury
déclare l'accusé coupable, le juge prononce la
peine pwtée par la loi. Dans beaucoup de cas ,
le souverain substitue à la peine de mort pro-
noncée par le juge celle de la servitude pénale
(57, VII). Les questions de droit difficiles, sou-
levées dans un procès criminel, sont réservées
par le président à la décision de la cour d'appel
criminelle. Cette cour siège à époque fixe; elle est
composée de juges appartenant aux trois cours de
Westminster.
Les assises sont tenues deux fois par an (Lon-
412 LIV. VII, l"' PARTIE — LE CHOIX DES MODÈLES
dres et le Comté de Middlesex exceptés), dans
chacun des six circuits anglais , par deux juges ,
et , dans chacun des deux circuits gallois , par un
seul juge. La procédure des assises est dirigée,
sous la surveillance des trois hautes cours , par
un officier rétribué , de haut rang , dit Clerk of
assize *, aidé de plusieurs autres agents. Parmi
ces derniers se placent en première ligne le JDe-
puty-clerk of assize, VAssociate, le Clerk of indtct-
ments et le Clerk of arraigns. Plusieurs de ces
dernières fonctions sont réunies en une seule
main, pour les circuits où les affaires sont peu
nombreuses. Tel est le cas, notamment, pour les
deux circuits gallois.
1 Le mot Clerk n*a point d*équivalent dans la hiérarchie admi-
nistrative de la France, parce qu^il y a un contraste absolu dans
le principe des deux administrations (63, XX). On peut constater,
en se référant aux chapitres précédents, que ce titre est géné-
ralement accordé dans le Comté, l'Union et le Borough, au chef
dirigeant un service spécial et limité, avec une autorité com-
plète, en même temps qu'avec une responsabilité ind^^nie devant
le public, devant ses chefs immédiats, et devant les tribunaux de
droit commun, qui le condamnent quand la réclamation est fon-
dée. Un Clerk anglais, par cela même qu*il est responsable, est
plus considéré que ne le sont chez nous les chefs de division, les
directeurs et les autres agents supérieurs occupant les situations
analogues ; en sorte que, avec moins d'attributions et en présence
de citoyens plus indépendants, Padminisl ration anglaise a plus
d'ascendant que les administrations françaises, privées du pres-
tige que peut seule conférer la réunion du pouvoir et de la res-
ponsabilité.
CH. 59. — LBS TROIS PROVINCES DU ROYAUME -UNI 413
«
I VI. Les administrations centrales à Londres.
En décrivant les institutions du gouvernement
local de l'Angleterre, j'ai implicitement défini les
principaux services établis à Londres pour les
contrôler ou les diriger, et pour en coordonner
les résultats. Je n'ai donc qu'à rappeler ici les ad-
ministrations centrales ayant pour objet les cours
de Comté (57, VIII), l'assistance des pauvres,
l'enregistrement des mariages , des naissances et
des décès, les services de la vaccine, des aliénés,
de la police et de la salubrité. On peut encore
citer beaucoup de commissions spéciales centra-
lisant à Londres le sefvice de certains contrôles
ou de plusieurs réformes, notamment la commis-
sion des institutions charitables (Charity corn-
missioners) y les bureaux d'enregistrement des
sociétés de secours mutuels et des sociétés à res-
ponsabilité limitée.
§ VII. L*Éco8se : Vunlon des races fondée sur Tautonomle
provinciale.
Les institutions provinciales de TÉcosse res-
semblent beaucoup à celles de l'Angleterre. Les
unes, et à leur tête les institutions judiciaires, les
corporations municipales et les coutumes locales,
ont une origine antérieure à l'acte d'union de
4707, et ne sont, à quelques modifications près,
qu'un résumé de la tradition nationale. Les au-
414 LIY. vu, 1^ PART» — LE CHOIX IttS MODÈLES
très émanent, pour la plupart, de l'esprit d'amé-
lioration qui anime, surtout depuis 1830, le Par-
lement britannique. Elles ont été établies par des
lois spéciales. Elles ont été adaptées à des mœurs
privées, à une organisation religieuse et à des
institutions paroissiales fort différentes de celles
de l'Angleterre. Enfin, la direction de la vie pu-
blique appartient en grande partie aux élus des
contribuables et des corporations locales , et elle
est, en fait, exclusivement confiée à des indi-
gènes. Par ces divers motifs, les institutions
écossaises ont une physionomie spéciale, fort
apparente pour l'observateur qui vient d'étudier
l'Angleterre. «
On ne saurait trop constater que cette diver-
sité des institutions administratives n'a compro-
mis en rien l'unité politique des deux anciens
royaumes. Loin de là, c'est le résultat inverse
qui s'est produit. Les efforts consciencieux faits
par le gouvernement central du Roy afume -Uni ,
composé surtout d'agents anglais, pour conser-
ver, dans l'ordre provincial , une vie distincte aux
Écossais, ont eu pour résultat d'unir si intime-
ment les deux races, que, sur beaucoup de ques-
tions nationales, l'Ecosse est en quelque sorte
plus britannique que l'Angleterre elle-même.
Cette expérience offre un utile enseignement, sur-
tout si l'on tient compte des passions qui divi-
saient encore les deux pays au moment (1603) où
CH. 59. — LES TROIS PROVINCES DU ROYAUBffE-UNI 415
les deux couronnes furent réunies sur la tête de
Jacques P', et même un siècle plus tard, lorsque
fut accomplie l'union des deux royaumes. Elle
réfute les doctrines de cette triste école politique
qui, en France, prétend réduire une grande na-
tion à deux seuls termes, l'individu et l'État. Au-
cun exemple ne prouve mieux que les nationalités
vivaces se forment, sans effort, par la réunion de
tous les liens qui attachent chaque citoyen à la
famille, à la Paroisse, aux circonscriptions locales
et surtout à la Province.
§ VIII. L*acte d*union de 1707.
L'acte d'union de l'Ecosse et de l'Angleterre
date del707 (6, Anne, c. 8). Il se composa d'abord
de 25 articles, et il fut complété lors de la réforme
parlementaire de 1832 (3 et 4, Will. IV, c. 65).
n se résume surtout dans les dispositions sui-
vantes : les deux royaumes , réunis sous le nom
de Grande-Bretagne, ont un seul Parlement.
L'Ecosse y est représentée par 69 membres. A la
Chambre des pairs, elle accrédite 16 membres
élus par les descendants des anciens, pairs écos-
sais. A la Chambre des communes, elle députe
53 membres élus , savoir : 30 par les 33 Comtés
et 23 par les Boroughs. Il y a égalité de droits
entre les citoyens des deux royaumes , uniformité
dans les poids, mesures et monnaies, identité
dans les lois régissant le commerce , la douane et
416 LIY. YII, l"' PARTIE — LE CHOIX DES MODÈLES
l'excise. L'impôt foncier est levé, en Angleterre
et en Ecosse, dans la proportion de 1,000 à 24.
Les souverains, à leur avènement, jurent de main-
tenir sans altération l'Église presbytérienne et
les quatre universités d'Ecosse. Les coutumes,
les lois et les institutions municipales de l'Ecosse
sont conservées ; le Parlement peut les modifier
en vue de l'intérêt public ; mais les droits de pro-
priété * et les autres droits privés ne peuvent
être modifiés que pour l'utilité évidente du peuple
écossais.
§ IX. L*Égll8e presbytérienne.
L'Église presbytérienne domine, par le nombre
des fidèles , cbacun des cultes dissidents : elle a
seule une existence légale , assurée par les dîmes
(Tiends). Les 4,023 Paroisses de l'Ecosse attri-
buent toutes à leur ministre une habitation
{Manse)y et elles lui confient la direction d'une
école. Chaque Paroisse, en ce qui touche les in-
térêts spirituels , est placée sous l'autorité d'un
conseil dit Kirk- session, composé du ministre,
des ministres assistants et des Elders (anciens)
élus par les fidèles. L'autorité supérieure, qui
remplace les évoques de la hiérarchie anglicane,
^ C^est par suite de celte disposition que les substitutions per-
pétuelles, abolies par la loi en Angleterre, se maintiennent chez
les Écossais (54, VII), qui n'ont point encore déclaré parles voies
légales que cette abolition serait pour eux d^une utilité évidente.
CH, 59. — LIS TROIS PROVINCES DU ROYAUME -UNI 417
est le Presbytery, comprenant le ministre et un
Elder de chacune des 10 à 45 Paroisses qui en
dépendent. Le Presbytery confère les ordres
sacrés, et il exerce sur le culte et sur l'ensei-
gnement primaire une haute direction. On peut
appeler à une assemblée élue, dite Synod, des
décisions prises par chaque Presbytery de la
circonscription. L'appel des décisions de chaque
Synod a lieu devant une assemblée générale.
Il existe, en Ecosse, 16 Synods et 84 Presbyte-
ries.
Les cultes dissidents sont pratiqués librement
comme dans le reste du Royaume- Uni. Ils réu-
nissent, dans leur ensemble, un personnel plus
nombreux que celui de l'Église officielle. En
1842, un nombre considérable de fidèles s'est
séparé de cette dernière. Le nouveau groupe,
renonçant à tout prélèvement sur la dîme , s'est
constitué sous le nom d'Église Ubre d'Ecosse.
Loin d'affaiblir les croyances, ces luttes intestines
donnent au sentiment religieux une élévation et
une énergie dont on ne saurait se faire aucune
idée chez les peuples où se perpétuent , avec les
religions d'État, les anciennes traditions d'intolé-
rance.
§ X. Les Institutions de la vie privée.
Les Écossais fondent, comme les Anglais,
l'ordre civil sur l'usage intelligent de la Liberté
418 LIV. VII, l*^"" PARTIS — L£ CHOIX DIS MODÈLEI»
testamentaire ; ils trouvent dans la fécondité des
mariages le moyen de conserver les bonnes tra-
ditions du travail chez les familles urbaines, et
les habitudes de résidence permanente chez les
familles rurales. La coutume écossaise relève
beaucoup, et plus encore que ne le fait la cou-
tume anglaise , la condition du fermier. Elle assi-
mile un bail à une propriété immobilière , et elle
l'attribue, par conséquent, dans le régime ab
intestat (54, V), à l'aîné des enfants. Plusieurs
grandes propriétés des montagnes et des îles
restent soumises à la Conservation forcée (49, I),
avec substitution perpétuelle à Taîné des mâles.
Ailleurs , et surtout dans la Basse-Ecosse , le ré-
gime anglais prévaut habituellement avec ses
excellentes races de fermiers et ses admiraTjles
exemples de grande et de moyenne culture. Les
manufacturiers et les négociants de la Glyde et
du Forth trouvent dans leurs abondantes mines
de fer et de houille les moyens matériels de pros-
périté qui enrichissent l'Angleterre. Ils soutien-
nent une concurrence salutaire contre leurs
émules du midi , et ils ouvrent incessamment de
nouveaux marchés au commerce britannique. Ils
semblent avoir adopté, avant les Anglais, le ré-
gime des engagements momentanés dans leurs
ateliers de travail. Dès le milieu du xviii® siècle,
ils offraient à leur compatriote Adam Smith la
déplorable pratique que celui-ci érigea en une
CH. 59. -« LIS TROIS PROVINCES DU ROYàUME-UNI 419
doctrine qui est devenue « la loi de l'offre et de la
demande d. Comme les Anglais, ils se sont laissé
envahir par le fléau du paupérisme. En attendant
la guérison, ils commencent à le combattre par
les mêmes moyens (37, VIII) : ils ont recours au
palliatif de Tassistance forcée. Les régimes du
travail et de l'association ont, comme en Angle-
terre , pour base essentielle la liberté. L'instruc-
tion primaire, solidement assise sur le culte officiel
ou les cultes dissidents , est partout libéralement
dotée par les familles. Elle est d'ailleurs mise à la
portée de tous les pauvres par la sollicitude des
Kirk-sessions et des corporations municipales.
L'instruction supérieure , confiée à des établisse-
ments privés , a pour couronnement les quatre
universités libres d'Edimbourg, de Glasgow, de
Saint- Andrev^ et d'Aberdeen.
§ XI. Le gouvernement local.
L'administration locale est confiée à des fonc-
tionnaires qui, avec des noms plus ou moins
analogues à ceux des fonctionnaires anglais, ont
des attributions assez différentes. On retrouve
encore ici le Lord -lieutenant, le Sheriff et les
Magistrates, mais les fonctions administratives
que ces derniers exercent en Angleterre sont
attribuées , en Ecosse , à des commissaires civils
spéciaux. Ceux-ci, dits Commissaires des sub-
sides (Commissioners of supply), comprennent
420 UV. VII, \^ PARTIE — LB CHOU DBS MODÈLES
«
tous les propriétaires fonciers qui ont 2,500 francs
de revenu. L'Ecosse est moins portée que TAn-
gleterre à la centralisation : en présence des ten-
dances imprimées au Parlement britannique par
les événements de i830 et de 4848, elle garde
évidemment avec plus de fermeté les habitudes
du gouvernement local. Les dispositions libérales
de l'acte d'union offrent donc maintenant un
moyen de conservation à la vieille constitution
de r Angle terre. Cet exemple ne saurait être trop
médité par les grands États qui, ayant commis
la faute de s'annexer certaines provinces jus-
qu'alors indépendantes , tendraient en outre à les
priver de leurs franchises locales.
§ XII. L*asslstance des pauvres.
En Ecosse, l'assistance obligatoire de cer-
taines catégories de pauvres remonte à une épo-
que déjà ancienne; elle n'a été formellement gé-
néralisée, d'après le principe anglais , qu'en 1845
(8 et 9, Vict., c. 83). Les Poorhouses d'Edimbourg,
de Glasgow et des districts manufacturiers, offrent
la plus grande analogie avec les Workhouses de
l'Angleterre; mais les secours à domicile y sont
plus libéralement accordés. Dans les districts ru-
raux éloignés des manufactures, les demandes
d'assistance se restreignent maintenant plutôt
qu'elles ne se développent.
Le service organisé par la loi de 1845 com-
CH. 59. — LES TROIS PROVINCES DU ROYAUME- UNI 421
prend : 1® une commission centrale ^siégeant à
Edimbourg , dite Board of supervision for relief
of the poor, composée de 9 personnes , savoir :
3 membres (dont un rétribué) nommés par la
Reine , les Sheriffs de 3 Comtés recevant chacun
une indemnité de 2,500 fr., les deux Lords -pro-
vosts (maires) d'Edimbourg et de Glasgow, et le
r
Lard'Odvocate d'Ecosse; 2° deux fonctionnaires
dits General' superintendants payés 7,500 fr. et
10,000 fr., nommés par le Board of supervision, et
centralisant la surveillance ; 3° enfin, dans chaque
Paroisse ou Union de paroisses , une commission
dite Board of managers of the poor, chargée de
distribuer les secours. Cette commission joue à
peu près en Ecosse le même rôle que le Board of
guardians en Angleterre , et elle est élue chaque
année par les contribuables. Comme en Angle-
terre, les électeurs se groupent en six classes , et
disposent d'une à six voix, d'après une échelle de
Rents correspondant à des différences de 500
francs. Le contribuable qui est en même temps
propriétaire et occupant d'un bien a double vote ,
sans que le nombre de voix puisse dépasser six.
Le nombre des membres à nommer est fixé par
le Board of supervision, en raison de l'impor-
tance de chaque service, et il ne peut excéder un
maximum de trente. Pour les paroisses rurales, la
Kirk-session désigne en outre six membres dans
son propre sein. Pour les villes, cette adjonction
12*
422 LIV. vil, V^ PÀRTiB — LE CHOIX DES MODÈLES
est de 4 membres , choisis moitié dans le conseil
de ville {Town-council)^ et moitié dans la Kirk-
session.
Diverses combinaisons sont adoptées, selon les
traditions locales , pour asseoir la taxe des pau-
vres. Elles reposent principalement sur deux m-
pôts : le premier porte sur les revenus de toute
sorte supérieurs à 750 francs; le seôond, payé
moitié par le propriétaire et moitié par le tenan-
cier, porte sur toutes les Rents d'immeubles ex-
cédant 500 fr. La taxe des pauvres s'est élevée
en Ecosse, pendant l'exercice 1856-1857, à
15,690,000 fr.
§ XIII. L*état civil , la Justice et radministratlon civile.
L'enregistrement des mariages, des naissances
et des décès est placé, depuis 1854 (17 et 18,
Vict., c. 80), sous l'autorité d'un Registrar-ge-
neral(56, VII et VIII) établi à Edimbourg. Le
service est organisé à peu près sur les mêmes
bases qu'en Angleterre.
Une haute cour civile {Court of session) compo-
sée de 13 juges et une haute cour criminelle de
6 juges ( High œurt of justiciary ) siègent toutes
deux à Edimbourg. Elles jouent, dans le système
judiciaire de l'Ecosse, le même rôle que les trois
cours de Westminster dans le système anglais.
Comme ces dernières , elles étendent leur action
à toutes les localités au moyen du régime des
CH. 59. — LES TROIS PROVINCES DU ROYAUME-UNI 423
circmts. Les juges des cours inférieures sont :
i^ les Sheriffs, magistrats salariés, assistés par
de nombreux substituts , ayant conservé une ju-
ridiction assez étendue , plutôt civile que crimi-
nelle , qui n'est plus exercée en Angleterre par
les magistrats du même nom; 2<^ les Bailiffs,
choisis dans le sein des conseils municipaux, qui
exercent sur les populations urbaines une petite
juridiction criminelle analogue à celle que les
Sberifis exercent dans toute l'étendue du Comté ;
2p les Magistrates dont la juridiction ne s'étend
qu'aux menus délits locaux. Les appels sont sou-
mis aux deux cours supérieures d'Edimbourg.
On ne peut appeler des décisions de celles-ci
qu'à la Chambre des pairs (60, V).
La police du Comté , des Boroughs et des Pa-
roisses est placée sous la direction d'une commis-
sion spéciale , composée d'un certain nombre de
Commissaires des subsides, du Lord-lieutenant et
du Sheriff, ou de leurs substituts. La commission
de police nomme les Constables de toutes caté-
gories, et fixe leurs honoraires. L'État accorde
une subvention aux Comtés qui veulent bien or-
ganiser ce service selon les règles qu'il recom-
mande.
Les prisons, organisées depuis 1839 d'après le
système de la séparation des détenus et du travail
obligatoire , sont placées sous la haute direction
d'une commission {General prison board) sié-
424 LIV. VII, 1" PARTIS — LE CHOIX DES MODÈLES
géant à Edimbourg. Cette commission administre
directement la prison centrale de Perth , et elle
surveille les autres prisons. Celles-ci sont admi-
nistrées par des comités locaux que nomment les
Commissaires des subsides et les conseils muni-
cipaux. Ces comités donnent à beaucoup de gens
de bien l'autorité nécessaire pour améliorer la
condition physique et morale des détenus , selon
les inspirations de l'esprit chrétien , et avec Veffi-
cacité propre à l'initiative individuelle. Aucune
institution ne démontre mieux par ses résultats
la supériorité du gouvernement local de la Grande-
Bretagne, sur les institutions analogues des grands
États du Continent. Les frais des prisons sont sup-
portés par les Comtés et par les Boroughs. L'État
lui-même intervient dans ce service en accordant
quelques subventions aux localités.
Le service des ponts et chaussées est plus com-
pliqué en Ecosse qu'il ne l'est en Angleterre. Des
difficultés spéciales, opposées par un sol plus
montagneux et moins peuplé , y rendent sous ce
rapport le gouvernement local moins fécond: Les
routes créées et entretenues par les Paroisses
sont relativement moins étendues. Il en est de
même des Turnpike-roads. Beaucoup de routes
dites Coy,niy -roads sont entretenues aux frais
des Comtés. Enfin des routes dites Parliamen-
tary-roads ont été créées dans lès montagnes au
siècle dernier, par les mêmes motifs qui ont fait
CH. 59. — LES TROIS PROVINCES DU ROYAUME-UNI 425
établir plus récemment, dans l'ouest de la France,
les routes stratégiques; elles sont aujourd'hui en-
tretenues à frais communs par les Comtés et par
l'État. L'opinion publique incline en Ecosse à
centraliser le service des routes paroissiales , et
à subvenir à leur entretien au moyen d'une taxe
portant sur les animaux de trait.
La milice, fixée à 10,000 hommes pour l'Ecosse
entière, et la Yeomanry sont placées sous la direc-
tion des Lords -lieu tenants, et elles sont au sur-
plus organisées comme en Angleterre. Il en est
de même des autres institutions locales. Ainsi le
service des aliénés est mis sous la haute surveil-
lance des membres d'une commission centrale,
dits Commissioners in lunacy. Le service des
poids et mesures est confié à des inspecteurs
nommés par les Commissaires des subsides. Enfin
la gestion financière est la principale attribution
de ces mêmes commissaires : ceux-ci, comme les
Magistrales anglais , sont secondés , pour ce ser-
vice , par des agents spéciaux.
§ XIV. L'Irlande : rantagonlsme des races entretenu
par l'oppression provinciale.
L'histoire de l'Irlande, mieux encore que
celle de l'Ecosse , prouve que le plus sûr moyen
de consommer l'union de deux peuples est d'as-
surer à tous les citoyens, sans arrière-pensée, une
complète égalité de droits politiques , en respec-
426 UV. VH, 1"^ PARTIE — LK CHOIX DBS MODÈLES
tant les coutumes et les mœurs. L'Angleterre,
après avoir suivi pendant des siècles une con-
duite opposée, après avoir tenté de dompter Tir-
lande en la soumettant à une oppression cruelle,
n'a réussi qu'à y perpétuer les antipathies natio-
nales. Les haines s'effacent, au contraire, depuis
que cette province participe davantage aux bien-
faits du droit commun. Elles prendront fin lorsque
les derniers vestiges de l'ancienne persécution
auront disparu, et notamment lorsque l'organisa-
tion ecclésiastique y sera enfin conforme aux lois
de la justice ^
S XV. L'acte d'union de 1800 et les réformes postérieures.
L'acte d'union arraché au Parlement d'Ir-
lande en 1800, et ratifié la même année par le
Parlement de la Grande-Bretagne (30 et 40,
1 La réforme, dont je signalais en ces termes Turgence dès Tan-
née 1862, a été proposée en 1868 par le ministère, et adoptée par
le Parlement en juillet 1869. Les conditions de celte réforme ont
été également honorables pour le gouvernement et pour TÉglise
catholique. Celle-ci aurait pu, à la rigueur, se croire en droit
de réclamer en Irlande une situation privilégiée, analogue à celle
que rÉglise presbytérienne occupe en Ecosse. Elle n^a point
émis cette prétention ; elle a même refusé de recevoir, à titre de
dotation, une part de la dîme. Le nouveau régime comprend
trois dispositions principales. L'Église anglicane perd en Irlande
le caractère officiel et le droit à la dîme : quelques allocations
momentanées sont seules réservées aux titulaires actuels. La to-
talité de la dîme est désormais affectée à des œuvres de bien pu*
blic. Tous les cultes sont placés dans des conditions d'égalité : ils
trouvent leurs ressources dans les contributions volontaires de
leurs adhérents. (Note de 1872.)
CH. 5&. -*- LES TROIS PROVINCES DU ROYAUME-UNI 427
Georg. III, c. 67), porte qu'à partir du 1«^ janvier
1801, les deux îles sont réunies sous le nom de
Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande,
et n'ont désormais qu'un seul Parlement. L'Ir-
lande est représentée , à la Chambre des pairs ,
*par quatre évéques anglicans* pris, à tour de
rôle, dans le corps des évêques d'Irlande, et par
vingt -huit membres que nomment les descen-
dants des anciens pairs irlandais. Elle est repré-
sentée à la Chambre des communes par cent
membres, portés à cent cinq parla réforme de
1832 (2 et 3, Will. IV, c. 88 et 89); ces membres
sont élus, savoir: soixante-quatre par les Comtés,
trente -neuf par les Boroughs, et deux par les
Universités.
L'égalité de droits, déjà proclamée sur plusieurs
points par l'acte d'union , a été complétée et fé-
condée par plusieurs réformes ultérieures, no-
tamment : en 1823 et en 1825 (6, Georg. IV,
c. 79), par l'unification du système monétaire et
du régime commercial; en 1829 (10, Georg. IV,
c. 7), par l'émancipation des catholiques, qui a
mis fin aux incapacités légales pesant sur la po-
pulation indigène; plu^récemment enfin, par
une série de lois rendues de 1848 (11 et 12, Vict ,
c. 48)àl860(23 et 24, Vict.,c.82), en vue desim-
pliûer les formalités qui gênaient la transmission
1 Suppriméâ depuis la réforme de 1869. (Note de 1872.)
428 LIV. VII, 1" PARTIE — LE CHOIX DES MODÈLES
des propriétés hypothéquées. Ces dernières lois
ont eu surtout pour effet de favoriser, par l'insti-
tution d'une cour spéciale (Landed estâtes court),
des améliorations agricoles fondées sur une meil-
leure organisation de la propriété et des fermages.
§ XVI. Le Vice - roi et les autorités locales.
L'autorité royale est déléguée en Irlande à un
Vice - roi qui tient une sorte de cour à Dublin , et
qui exerce le pouvoir exécutif. Il ne peut toute-
fois user du droit de grâce , qui est réservé au
souverain. Il ne peut non plus suspendre l'acte
d'Habeas corpus (57, VII), ou proclamer la loi
martiale, sans y être autorisé par le Parlement.
Le Vice-roi est assisté d'un Lord-chancellor, d'un
Attomey- gênerai, d'un Solicitor- gênerai , et d'un
secrétaire en cheî (Chief-secretary), Ce dernier
haut fonctionnaire est membre de la Chambre
des communes ; il contrôle radministration civile
de l'Irlande, comme le fait le secrétaire d'État de
l'intérieur pour l'Angleterre et l'Ecosse.
Les 32 Comtés , subdivisés en districts dits Ba-
ronies, comprennent environ 2,400 paroisses. Ils
sont dirigés et administrés par des Lords -lieute-
nants, des Sheriffs, des Magistrates, des Grand-
jurys, des Petty- jurys et des Coroners. Dix Bo-
roughs de premier rang sont pourvus de maires,
d'Aldermen, de simples conseillers municipaux,
de Recorders et de Stipendiary-magistrates. Ces
CH. 59. — LBS TROIS PROVINCES DU ROYAUME -UNI 429
diverses autorités locales , malgré Tidentité des
noms, ont souvent des attributions assez diffé-
rentes de celles qui ont été indiquées pour l'An-
gleterre. La particularité la plus curieuse qu'il y
ait lieu de signaler à ce sujet est la tradition , déjà
ancienne , qui confère au Grand-jury les pouvoirs
administratifs exercés, en Angleterre, par les Ma-
gistrates en Quarter- session, et, en Ecosse, par
les Commissioners of supply. La différence est, au
reste, plus nominale que réelle , puisque les trois
corps administratifs se trouvent également com-
posés des principaux propriétaires fonciers du
Comté.
§ XVII. L'Église anglicane et le catholicisme.
L'Église anglicane, avec sa hiérarchie d'é-
vêques et de chanoines, étend sur toute l'Ir-
lande son culte officiel (54, II), bien que les
catholiques forment au moins les trois quarts de
la population. Cette Église absorbe cependant, à
titre de dotation , la totalité de la dîme levée sur
tous les biens immeubles du pays. Un autre abus,
supprimé par la réforme de 1833 ( 3 et 4, Will. IV,
c. 37), a longtemps pesé sur l'Irlande : chaque
Vesstry paroissial, où Ton ne faisait entrer que
des anglicans , avait le pouvoir d'imposer la taxe
d'église (55, III), à la majorité composée de catho-
liques ^ Quand on se reporte par la pensée aux
1 Tous ces abus ont été supprimés en 1869. (Note de 1872.)
430 LIV. vu , l**® PABTIE — LE CHOIX DES MODÈLES .
persécutions religieuses qui ailleurs ont fait dis-
paraître tant de cultes, on ne saurait trop ad-
mirer le courage avec lequel les catholiques
irlandais ont conservé une croyance si nuisible
à leurs intérêts temporels. Il est juste de signaler
également l'esprit d'équité avec lequel les pro-
testants anglais ont déjà accordé, sans y être
absolument contraints par la force , une justice
partielle aux opprimés. Jusqu'à ce jour, le clergé
catholique ne subsiste que par des subventioDs
volontaires. Tout Irlandais, quelque pauvre qu'il
soit, tient à honneur* d'y contribuer. Cet exemple
semble indiquer le régime qui, de nos jours,
est le plus favorable au maintien des croyances :
c'est celui où la religion n'attend rien de l'impôt,
où l'aisance du clergé se fonde sur le dévouement
des fidèles.
§ XVIII. La \le privée.
La loi inique qui, au commencement du
XVIII® siècle , soumettait les propriétaires catho-
liques au Partage forcé (20, IV), est depuis long-
temps tombée en désuétude. L'ancienne cou-
tume (Gavelkind) qui, dans le régime ab intestat,
partage également les biens entre les garçons,
1 J'ai, par mon expérience personnelle, constaté que le plus
sûr moyen qu'un maître puisse employer pour stimuler l'esprit
de dévouement chez son serviteur irlandais, est de lui accorder
pour ses bons offices une souscription aux frais du culte de son
village natal.
CH. 59. — LIS TROIS PBOYINCES DO ROYAUME- UNI 431
paraît se restreindre de plus en plus, en sorte
que la transmission de la propriété s'opère main-
tenant selon la coutume dominante de l'Angle-
terre. L'Irlande a beaucoup souffert de l'absen-
téisme des propriétaires fonciers : mais trois causes
principales atténuent peu à peu ce désordre. La
propriété, sous l'influence des réformes indiquées
ci-dessus , passe en des mains plus dignes de la
posséder. L'attrait de la résidence se trouve accru
par l'apaisement des haines politiques. Enfin , le
régime d'assistance légale, définitivement établi
en Irlande, intéresse désormais chaque proprié-
taire à améliorer la condition physique et morale
de la population. La vie rurale se constitue ainsi
progressivement sur les mêmes bases qu'en An-
gleterre et en Ecosse. L'exploitation des mines,
l'industrie manufacturière et le commerce com-
mencent à mettre en œuvre des éléments de pros-
périté qui avaient été négligés jusqu'à ce jour.
Enfin des subsides de l'Etat , employés avec in-
telligence par une commission spéciale (Com-
niissioners of national éducation in Ireland)^
créent un bon système d'instruction publique.
Cette exception aux vrais principes supplée tem-
porairement à l'impuissance de l'initiative indi-
viduelle.
432 LIV. vu, 1*^ PARTIE — LB CHOIX DES MODÈLES
§ XIX. L*assistance des pauvres.
En Irlande, le droit à Tassistance n'est pas
absolu , et la loi qui le consacre date seulement
de 1838 (1 et 2, Vict.,c.56). Cette loi, combinée
avec les dispositions qui ont favorisé l'émigration
des indigents, a modifié utilement l'assiette de la
propriété foncière. Elle a organisé les travaux
publics, et elle a réduit, dans des proportions
considérables, le nombre des personnes plongées
dans un état habituel de dénûment. Amendé et
complété par plusieurs lois postérieures , le ser-
vice de l'assistance comprend aujourd'hui les
trois groupes suivants d'institutions. Une com-
mission centrale composée de cinq membres sié-
geant à Dublin, dits Poor law cormnissionen :
elle dirige l'ensemble de la province , et elle fait
des règlements qui deviennent exécutoires après
avoir été approuvés par le Vice-roi. Des Unions,
dirigées par des Boards of guardians : chaque
Board est composé habituellement de vingt à
trente membres élus dans la circonscription,
moitié par les Magistrates les plus imposés, et
moitié par les occupants d'immeubles donnant
au moins un revenu de 125 francs. Enfin, de§ dis-
tricts électoraux, plus étendus que les paroisses
rurales de l'Angleterre , chargés de nommer les
Guardians. Ces districts sont formés en dehors
des anciennes divisions administratives; ils doi-
CH. 59. — LES TROIS PROVINCES DU ROYAUME- CNI 433
vent réunir un certain nombre d'électeurs , pro-
priétaires OU tenanciers de biens taxés pour un
revenu annuel de 500 francs. Les secours peuvent,
selon la décision des Guardians, être donnés à
domicile ; en fait, ils sont presque exclusivement
délivrés dans des Workhouses, organisés à peu
près comme ceux d'Angleterre et d'Ecosse. Ces
secours ne sont obligatoires qu'à l'égard des
vieillards, des infirmes, des veuves ayant au
moins deux enfants, et des orphelins en bas âge.
Les taxes imposées à chaque district électoral
sont l'équivalent exact des secours que réclament
ses indigents. La taxe fixée par les Guardians est
levée par les percepteurs de Comté. Le montant
de cette taxe pour l'Irlande a été, pendant l'exer-
cice 1856-1857, de 18,430,000 francs. Dans ce
total est comprise une taxe spéciale , qui ne peut
excéder 2 , 4 pour 100 de la Rent , et qui est levée
dans certaines locaUtés pour favoriser l'émigration
des pauvres.
§ XX. L*état civil y la Justice et radministration civile.
La réforme de l'état civil a été accomplie,
pour l'enregistrement des mariages , selon les
formes adoptées en Angleterre , et sous la direc-
tion d'un bureau central (Registry of marriages).
Elle paraît être en voie d'exécution pour les nais-
sances et les décès, qui, jusqu'à présent, avaient
RÉFORME SOCIALE. III — 13
434 LIV. VII, 1^ PARTIB — LE GHOHt DBS MODÈLES
été enregistrés par les ministres des différents
cultes.
Une cour de Chancellerie composée de sept
juges , trois cours de quatre juges dites Queens
bench, Common pleas et Exchequer, complétées
par une cour d'appel dite Exchequer chamber
court, jouent dans le système judiciaire de l'Ir-
lande le même rôle que les cours du même nom
dans le système anglais. Trois cours spéciales
dites Court of bankruptcy and insolvency , High
Court of admiralty. Court of probate, et des
cours ecclésiastiques, augmentent cette simili-
tude des deux régimes. La cour des propriétés
foncières {Landed estâtes court) ^ dont j'ai déjà
parlé , établit seule une différence.
Les affaires civiles et criminelles les plus im-
portantes sont jugées avec le concours du jury
et d'un fonctionnaire spécial nommé Clerk of the
croivn, par les douze magistrats des trois hautes
cours siégeant deux fois par an, en six circuits.
Les autres affaires, sans aucune intervention de
tribunaux inférieurs, sont jugées par les Ma-
gistrates en Petty- session ou en Quarter- ses-
sion. Chaque Comté a deux subdivisions, dans
chacune desquelles les Quarter - sessions sont
présidées par un magistrat salarié ( Chairman of
quarter -sessions). Ce magistrat, choisi par le
Vice -roi dans l'ordre des avocats, juge seul, au
besoin , certaines affaires , civiles ou criminelles.
GH. 58. — LES TROIS PROVINCES DU ROYAUME-UNI 435
de minime importance. 11 est toujours assisté
d*un fonctionnaire dit Clerk of the peace.
La police est exercée , comme dans le reste du
Royaume-Uni, par des agents qui sont nommés
Constables, mais qui ont ici une organisation
toute spéciale. Ces agents ne sont point clair-se-
més sur la surface du pays et pourvus de simples
baguettes : ils sont complètement armés , et ré-
partis en 1,500 brigades environ, appuyées sur
une forte réserve. Ils sont commandés par des
inspecteurs relevant d'un inspecteur général.
L'adn^istration est concentrée dans les mains
d'un receveur central et d'un bureau {Consiabu-
lary-office) établi à Dublin. Tous les frais du ser-
vice sont à la charge de l'État. Cependant les
Grand-jurys concourent de plus en plus au main-
tien de la paix publique : ils commencent à établir
dans beaucoup de localités, aux frais des Comtés
ou à frais communs avec l'État, des Constables
spéciaux.
Le service des ponts et chaussées a une or-
ganisation particulière. Les Paroisses n'y inter-
viennent qu'exceptionnellement, et les anciennes
Turnpike-roads ont été rachetées. Les construc-
tions de routes sont faites , en général , à frais
communs et par moitié, par les Comtés et par
les Baronies. L'entretien des routes et des ponts
est habituellement à la charge des Baronies tra-
versées. Les projets de routes, recommandés par
436 LIV. vu , 1^ PARTIE — LB CHOIX DBS MODÈLES
les enquêtes locales et appuyés par les plans et
les soumissions des entrepreneurs , sont approu-
vés par les Grand -jurys, qui fixent la taxe cor-
respondante et en ordonnent le recouvrement.
La haute surveillance du service est exercée par
un bureau central (Board of public works) établi
à Dublin, et par des inspecteurs spéciaux.
Le Grand -jury dirige en outre : le service des
prisons , au moyen d'inspecteurs généraux et de
commissions locales qu'il institue ; le service des
aliénés , au moyen de comités locaux ; le service
des poids et mesures , au moyen des Ghiefs-con-
stables préposés aux Petty- sessions; enfin l'en-
semble du service financier , au moyen du tréso-
rier et des percepteurs locaux. Ces attributions
sont fort étendues : elles exigent l'intervention
d'un fonctionnaire spécial , secrétaire du Grand-
jury, dont l'importance rappelle le Glerk of the
peace des Comtés anglais.
CH. 60. — LE GODTERNEMENT CENTRAL DU ROYAUME-UNI 437
CHAPITRE 60
APERÇU DU GOUVERNEMENT CENTRAL DU ROYAUME-UNI
DE GRANDE-BRETAGNE ET d'iRLANDE
§ I. Les trois éléments du pouvoir souverain.
L'autorité souveraine dont procèdent toutes les
institutions que je viens de décrire, comprend trois
pouvoirs principaux, savoir : le Roi (ou la Reine),
auquel s'applique plus spécialement le nom de
Souverain , la Chambre des pairs , et la Chambre
des communes. Aucun de ces pouvoirs n'a les
attributions nettes que nos Constitutions éphé-
mères ont prétendu formuler. Cependant la Con-
stitution britannique offre deux subdivisions as-
sez apparentes, sinon délimitées, savoir : le
pouvoir législatif, exercé concurremment par le
Roi et par les deux Chambres assemblées en
Parlement; le pouvoir exécutif, exercé par le
• Roi assisté de son Conseil. En fait, il y a unité
de vues dans l'élaboration et dans l'exécution des
lois, puisque les conseillers du Souverain ne
peuvent remplir leur office que s'ils ont la con-
fiance de la majorité du Parlement. Celui-ci n'est
pas lié formellement par une constitution écrite.
La déclaration des droits {Bill of rights) est le
principal monument qui ait en partie ce çarac-
438 LIT. TII, l** PIBTIS — LI CHOIX DES MODÈLES
tère ; mais il est loin de comprendre tous les élé-
ments essentiels du droit public.
s II. Le BlU of rlghU de 1689.
Le Bill of rights (4, Will. and Mary, s. 2, c. 2),
promulgué le 22 janvier 1689, mentionne ex-
clusivement les droits qui avaient été contestés
avant l'avènement de Guillaume III. Ses princi-
pales dispositions peuvent se résumer dans les
termes suivants : — « Il est illégal , s'il n'y a point
« autorisation formelle du Parlement, de sus-
« pendre les lois , de lever l'impôt , et de créer
a ou maintenir dans le royaume, en temps de
« paix , une armée permanente. — Il est égale-
o: ment illégal soit de poursuivre un sujet qui a
« usé du droit de soumettre une pétition au sou-
« verain, soit d'infliger sans jugement des amen-
de des et des confiscations. — Les citoyens pro-
cc testants * peuvent avoir des armes pour leur
(C défense, selon leur condition et en se confor-
« mant aux lois. L'élection des membres du Par-
ce lement doit être libre. — La liberté des débats
« et des opérations du Parlement ne peut être
« entravée ni mise en question par aucune autre
(C autorité. L'autorité judiciaire ne peut exiger
(( des cautions excessives , ni infliger des amen-
(C des exagérées ou des pénalités cruelles. — Les
* Et, depuis rémançipalion des catholiques (54, III), tous les
citoyens.
CH. 60. — LS GOUYERNEMENT CSNTRàL DU ROYAUME-UNI 439
« jurés doivent être dûment choisis : ceux qui
« jugent les cas de haute trahison doivent être
« des propriétaires fonciers indépendants {Freé".
c holders). — Les Parlements doivent s'assem-
« bler fréquemment, pour redresser les griefs et
c amender les lois. ^
§ III. La prépondérance du parlement.
La constitution britannique, fondée essentiel-
lement , comme la loi civile , sur la Coutume , se
modifie incessamment avec les mœurs et la loi
écrite : elle se résume, à vrai dire, dans la pré-
pondérance du Parlement, appuyée sur des pré-
cédents mémorables. Ce pouvoir, toutefois, est
efficacement tempéré, dans la pratique : par
l'intervention nécessaire de deux chambres qui
ont à peu près les mêmes droits , et qui n'exer-
cent leur action qu'avec intermittence; par la
lutte de deux partis ; par l'influence traditionnelle
de la Royauté, des tribunaux, des autorités lo-
cales précédemment décrites, et d'une multitude
de corps constitués ; enfin , par le contrôle de la
presse périodique et des nombreuses réunions
(meetings) où se discutent les intérêts généraux
et locaux du pays.
Le pouvoir des deux Chambres est encore plus
tempéré , dans la pratique , par le respect de la
loi divine. Leurs membres sont en général con-
vaincus que le devoir, pour eux, consiste tou-
440 LIY. vu , 1^ PARTIE — LE CHOIX DES MODÈLES
j(turs à faire prévaloir l'intérêt public interprété
par les hommes compétents. Sous ce rapport,
l'esprit du Parlement anglais contraste com-
plètement avec celui qui a inspiré plusieurs
assemblées fameuses de la France révolution-
naire. Ce contraste était beaucoup moins marqué
au moyen âge * : il s'est développé surtout depuis
le xvi° siècle ; il se manifeste aujourd'hui jusque
dans la disposition des lieux où s'opère le travail
législatif.
Au palais de Westminster, les nombreux lo-
caux {Committee rooms) consacrés, dans les deux
chambres , à l'élaboration des lois , sont subdivi-
sés chacun par une barre en deux sections :
Tune est attribuée aux membres delà Chambre;
l'autre est destinée à un public spécial , dont les
conseils sont toujours réclamés avec sollicitude,
et écoutés avec déférence. Quelquefois même, le
Parlement délègue une commission chargée de
recueillir l'opinion des personnes les plus com-
pétentes. Chacun de ses membres, pénétré de
son insuffisance et de celle de ses collègues , sait
qu'on ne peut faire de bonnes lois, qu'en recou-
rant, pour chaque question spéciale, aux lu-
mières de la partie compétente de la nation. Ils
admettent tout naturellement qu'on leur donne,
en ce qui concerne les travaux législatifs, une
1 L'Organisation du travail y § 14, note 12. — L'Organisation
de ia /amaie, § 12. (Note de 1872.)
CH. 60. — LE GOUVERNEMENT CENTRAL DU ROYAUME-UNI 441
coopération permanente. Le public, de son côté,
apprécie Fintérôt et le devoir qui lui conseillent
d'éclairer ses mandataires; il se trouve récom-
pensé par Tinfluence légitime que ce genre de
service attribue , dans l'opinion , aux citoyens les
plus habiles et les plus éclairés. Et c'est surtout
ce concours fécond d'aptitudes qui donne aux lois
anglaises leur caractère pratique, et qui conserve
au Parlement sa popularité.
En France, les assemblées parlementaires s'in-
spirent trop souvent d'un autre esprit. Elles se
persuadent volontiers qu'elles ont en elles-mêmes
le principe de la toute-puissance , et que le séjour
dans un palais législatif confère à chaque membre
la science infuse. Nos assemblées, il est vrai, ad-
mettent momentanément le public dans leur pa-
lais ; mais alors elles songent moins à s'éclairer
qu'à faire admirer leurs orateurs. On s'explique
ainsi pourquoi l'ascendant de beaucoup d'assem-
blées a été éphémère, et pourquoi leur popularité
a décru d'autant plus vite qu'elles disposaient
d'une autorité plus étendue.
En résumé , la puissance souveraine du Parle-
ment britannique se fonde beaucoup plus sur cet
admirable ensemble de traditions et de sentiments
que sur la forme et le mécanisme des institutions
que je vais sommairement décrire.
442 LIV. VII, l" PARTIE — LE CHOIX DES MODÈLES
§ IV. Le pouvoir royaL
Le pouvoir royal est , selon la Coutume , attri-
bué au plus proche héritier protestant , ou , à dé-
faut de mâle , à la plus proche héritière du der-
nier Souverain. Cependant ce droit d'héritage
peut être limité ou modifié par le Parlement. Le
devoir du Roi est de gouverner le peuple selon
la loi, de faire rendre la justice avec humanité,
de maintenir la religion protestante, et de con-
server aux Églises établies d'Angleterre et d'E-
cosse leurs droits et leurs libertés. La principale
prérogative est d'être irresponsable. En fait, c'est
la réunion des ministres (Cabinet -council) qui
possède à la fois la plénitude du pouvoir exécu-
tif et le poids de la responsabilité. Des exemples
nombreux prouvent même que le Roi n'exerce
pas une autorité complète sur sa maison (Royal-
hoiisehold), bien que celle-ci n'ait point une in-
fluence appréciable sur les affaires publiques. La
maison royale comprend, en 1862, quatre dépar-
tements principaux : celui du Lord - steward avec
6 fonctionnaires, celui du Lord -Chamberlain avec
37 fonctionnaires , celui du Master of the horses
avec 12 fonctionnaires, enfin celui des dames de
la Reine avec 31 personnes. A ces branches ac-
tives de la maison se trouvent joints nominale-
ment 6 grands offices, dont 3 sont héréditaires.
CH. 60. — LE GOUVERNEMENT CENTRAL DU ROYAUME-UNI 443
§ V. La Chambre des Pairs.
Les Pairs sont institués par le Roi , qui peut
toujours les augmenter en nombre et les élever
en dignité. Cette qualité est conférée, soit par
lettres patentes limitant aux héritiers mâles la
transmission du titre , soit par un Wrii of sum^
morts admettant le droit des filles à défaut d'héri-
tiers mâles. La Chambre des pairs se compose en
1862 de 457 membres , parmi lesquels se trouvent
compris 44 Pairs laïques d'Ecosse et d'Irlande
nommés comme il a été dit précédemment, 30
membres ecclésiastiques, dits lords spirituels, ar-
chevêques ou évoques de l'Église établie d'An-
gleterre et d'Irlande \ et 11 Pairesses ayant le
droit de faire occuper leurs sièges par des fondés
de pouvoir. Un Pair, en cas d'absence , peut éga-
lement se faire représenter par un collègue dans
les séances. Il peut protester par écrit, sur les
registres de la Chambre , contre une décision du
Parlement blessant ses convictions. Il est exempt
de toutes les fonctions civiles ; mais il peut exer-
cer, partout où il se trouve , les fonctions de Ma-
gistrate. Il peut siéger, lorsqu'il a hérité du titre,
dès l'âge de 21 ans. Il ne peut être jugé que par
ses pairs. Enfin il a le droit d'obtenir audience
1 lis ont été réduits au nombre de 26 par ia réforme de 1869,
mentionnée au chapitre précédent. (Note de 1872.)
444 LIT. VII, l'* PARTU — LB CHOIX DES MODÈLES
du Souverain pour lui soumettre des observations
sur des questions d'intérêt public.
La Chambre des pairs a deux attributions dis-
tinctes. Comme autorité judiciaire, elle consti-
tue la suprême cour d'appel du Royaume-Uni.
Elle exerce, en outre, une juridiction pour
certaines causes spéciales , savoir : les élections
contestées de membres écossais , le jugement des
Pairs mis en accusation par un jury de Pairs ; le
jugement des membres de la Chambre des corn •
munes mis en accusation, par cette Chambre,
pour un crime n'entraînant pas la peine capi-
tale *. Comme autorité législative, elle prend part
à l'élaboration des lois avec le Roi et la Chambre
des communes. Les lois qui touchent aux droits
et aux devoirs de la Chambre des pairs doivent
être élaborées et d'abord votées par elle. Elles
peuvent être repoussées, mais ne peuvent être
modifiées par l'autre Chambre.
Le privilège qui attribue le pouvoir législatif au
hasard de la naissance est en opposition avec les
tendances générales d'une constitution qui con-
fie, autant que possible, les fonctions sociales aux
plus dignes. Cependant toutes les classes s'accor-
dent à penser que c'est là un contre-poids néces-
saire au privilège qu'a la Chambre des communes
1 La Chambre des pairs n'a plus à juger les cas de divorce. Une
nouvelle cour a été instituée (20 et 21, Vict., c. 85) pour ces sortes
de causes.
CH. 60. — LE GOUVERNEMENT CENTRAL DU ROTADME-UNl 445
•
de voter seule l'impôt. Elles savent aussi que la
Chambre des pairs a souvent mis un frein aux en-
vahissements des deux autres branches du pou-
voir souverain , et que, en fait, elle a été jusqu'ici
une sauvegarde pour les libertés publiques et
privées.
Indépendamment de ces attributions positives,
la Chambre des pairs remplit encore dans la
constitution britannique une mission féconde.
Elle donne à l'autorité le moyen de stimuler, par
de hautes récompenses honorifiques, les grands
services rendus au pays. Ce stimulant a joué un
grand rôle dans les succès récents de l'Angle-
terre, et il s'en faut de beaucoup que la Chambre
actuelle ne représente que les vieilles illustrations
du pays. Sur 427 sièges laïques existant aujour-
d'hui, 41 seulement ont une origine antérieure
au XVII® siècle, 53 ont été institués de 4600 à
1688, 113 de 1689 à 1789, et 220 depuis 1790. La
Pairie- est à la fois un titre et une fonction ; elle
donne par conséquent à la noblesse cette consis-
tance réelle qui ne peut résulter que de l'accom-
plissement des devoirs publics.
§ VI. La noblesse, le baronnage et les ordres de chevalerie.
La noblesse anglaise s'est trouvée par là dis-
pensée de chercher une importance artificielle
dans l'esprit de caste et dans les fonctions de la
cour. Elle n'a point consenti, comme l'ont fait
446 LIV. VII, l*^ PARTIE — LE CHOIX DES MODÈLES
souvent les aristocraties sur le Continent , à s'iso^
1er au milieu des autres classes , ou à séparer ses
intérêts de ceux de la nation. Par cette conduite
intelligente, elle a échappé à l'impuissance et
n'a point suscité la haine. Placée, dans l'exercice
de ses fonctions, au contact des supériorités
qu'une constitution libre fait incessamment sur-
gir de tous les rangs de la société, elle ne peut
se faire illusion sur les conditions d'une influence
légitime. Elle est stimulée ainsi à maintenir son
illustration , non pas seulement par la transmis-
sion du sang, mais par celle de la vertu , du talent
et de la richesse.
Une famille ne possède, en principe, qu'un
titre, et ne le transmet qu'à l'un des descendants.
Le futur héritier, dans la moitié environ des fa-
milles nobles, est autorisé par courtoisie (by
courtesy) à porter un titre secondaire. Les autres
enfants sont autorisés, en certains cas, à prendre
une qualification spéciale * ; mais ils se confon-
dent, en réalité, par leurs relations et leurs
habitudes, avec la masse de la nation. Ils con-
tribuent naturellement, par leurs alliances, à
étendre de proche en proche le patronage de la
noblesse sur beaucoup de familles riches et in-
1 Les plus jeunes fils des ducs et des marquis sont appelés
Right honorable lords; les plus jeunes fils des comtes et des
bnrons sont qualifiés d'Honorable ; les filles de Pairs, excepté les
filles de barons, sont appelées Right honorable ladies; les filles
de barons,' //onoroftZe ladies.
CH. 60. — LE GOUVERNEMENT CENTRAL DU ROYAUME-UNI 447
fluentes. Ils conjurent ainsi les dangereuses solu-
tions de continuité , elles ferments d'antagonisme
que font naître ailleurs les prétentions de caste.
Séparée des autres classes par Tesprit peu so-
ciable de la nation, la noblesse s'en rapproche
journellement par l'exercice des magistratures,
et par les travaux d'une multitude d'associations
qui groupent des intérêts privés ou des efforts
scientifiques et moraux (46, VIII et XIII). Ces
fréquents contacts sont recherchés par les politi-
ques dans l'intérêt de leurs candidatures, par les
commerçants dans l'intérêt de leurs affaires , par
toutes les classes dans l'intérêt du pays. Ils four-
nissent à l'opinion publique le moyen de classer
chacun à son vrai rang. Ce besoin mutuel de rap-
prochement est tempéré, dans une juste mesure,
par le sentiment des convenances. Les hommes
éminents mis en relief par les professions libé-
rales , ou enrichis par le commerce et l'industrie
manufacturière, restent dignement dans la so-
ciété de leurs égaux. Us ne cherchent point,
comme le faisaient en France au dernier siècle
les lettrés et les financiers, à se glisser dans la
familiarité des grands. Enfin , ils ne tiennent point
à honneur, comme le font encore nos bourgeois
enrichis (48, VI), de marier leurs filles à des no-
bles sans fortune et sans talent.
La transition de l'une à l'autre classe se trouve
établie par une petite noblesse dite Baronetagei
448 Li¥. Tn, 1** PAini ~ u caoïx vës hqdélis
Cette distinction est conférée, sans esprit de fa-
Yoritisme on de coterie, à ceux qui se placent,
par des soccés joints à une réputation intacte, à
la tête de leur profession. Les Baronets sont insti-
tués par lettres patentes du Roi. Ils ne font point
partie de la Chambre des pairs ; mais leur titre
(Sir) est héréditaire de mâle en mâle.
La réserve prudente et la probité scrupuleuse
que le gouvernement anglais porte à la collation
des titres , depuis que l'ancien esprit de cour a
pris fin avec la dynastie des Stuarts , sont les plus
fermes fondements de l'institution de la noblesse.
Pour en donner la mesure, il suffit de constater
que les deux subdivisions de la noblesse ne com-
prennent aujourd'hui que 1,672 personnes, sa-
voir * :
Haute noblesse dite Peerage :
Pairs d'Angleterre siégeant au Parlement : princes du
sang, 3; ducs, 20; marquis, 21; comtes, 131; vi-
comtes, 28; barons, 224 427
Pairs d'Ecosse et d'Irlande : marquis, comtes, vicomtes
et barons qui ne siègent point au Parlement, et dont
le nombre décroît peu à peu par Tadmission dans
la catégorie précédente et par Pextinction des fa-
milles 120
Fils aînés de Pairs portant, par courtoisie, les titres
de marquis, comte, vicomte et baron 276
Petite noblesse dite Baronetage 849
TOTAL 1,672
1 Tous les nombres du tableau suivant ont été calculés d'après
les listes nominatives, fort détaillées, insérées dans Talmanach
dit Briliah imperic^l caUndar, pour Tannée 1863.
CH. 60. — LE GOUVERNEMENT CENTRAL DU ROYAUME-UNI 449
Les ordres de chevalerie sont en Angleterre ,
comme dans les autres États européens , le com-
plément naturel de la noblesse. Ils sont conférés,
dans l'intérêt public, h. l'élite de la nation, et
ils restent ainsi un stimulant actif pour le dé-
vouement et pour les grandes actions. Les titres
joints à ces ordres ne sont point héréditaires. Le
nombre restreint de titulaires , indiqué ci - après ,
met encore en relief la sage réserve du gouverne -
ment.
Ordre de la Jarretière, fondé en 1350 pour l'Angleterre
(non compris le Roi et les Souverains étrangers).
Ordre du Chardon , fondé en 1540 pour TÉcosse. . .
Ordre de Saint- Patrick, fondé en 1783 pour l'Irlande
Ordre de Saint-Michel et de Saint-George, fondé en 1818
pour Malte et les îles Ioniennes
Ordre du Bain, fonde en 1725 pour le Royaume-Uni.
Chevaliers-bacheliers (/Tm^/i/s-ôac/iciors), créés pour le
Royaume-Uni par le Roi ou le vice-roi d'Irlande. .
Total. . . .
25
16
22
65
965
289
1,382
§ VII. La Chambre des communes.
La Chambre des communes concourt, en gé-
néral, dans des conditions d'égalité avec la Cham-
bre des pairs à Télaboration des lois ; mais elle a
rinitiative spéciale des lois ayant pour objet de
lever l'impôt, de déterminer les dépenses pu-
bliques, d'exécuter des travaux dans l'intérêt de
l'État et des localités, de pourvoir à l'assistance
des pauvres, et enfin de réviser les lois réglant
450 LIV. vu, l^ PARTIE — LE CHOIX DIS MODÈLES
Félection de ses membres. Les lois d'impôts ne
deviennent exécutoires qu'avec l'assentiment des
deux autres pouvoirs : la Chambre des pairs peut
les rejeter, mais non les modifier. La Chambre a
le droit d'expulser ou d'emprisonner ses propres
membres. Elle peut également emprisonner,
pendant la durée de la session , les personnes qui
violent ses privilèges, empiètent sur ses droits,
désobéissent à ses ordres ou méprisent son auto-
rité.
Depuis la réforme de 1858 , les membres de la
Chambre des communes ne sont soumis à aucune
condition de cens ou de résidence. Mais la loi
exclut beaucoup de personnes, notamment les
mineurs, les aliénés, les citoyens ayant subi cer-
taines condamnations , les étrangers même natu-
ralisés, les quinze juges des trois cours de West-
minster, les trois Vice - chanceliers , les membres
du clergé, les agents (autres que les commissaires
de la trésorerie) de tout service financier créé
depuis 1692 , les fonctionnaires tenant de la cou-
ronne un emploi rétribué créé depuis 4705, les
personnes recevant du trésor public une pension
temporaire ou révocable, les entrepreneurs ayant
passé des marchés avec l'Etat, etc. Les Sheriffs
des Comtés et les maires ou Bailiffs des Boroughs
ne peuvent être nommés dans les élections où ils
interviennent officiellement. Les membres de la
Chambre qui acceptent une fonction rétribuée
CH. 60. — LE GOUYERNEMENT CENTRAL DU ROTAUME-UNI 451
créée depuis 1705 perdent leur siège ; mais ils
peuvent être réélus. Les membres qui tombent en
faillite cessent aussitôt de siéger, et ils perdent
leur siège après un an , si dans ce délai ils ne se
sont point fait réhabiliter. Le nombre des mem-
bres a été, en 1863, pour les trois provinces
du Royaume-Uni, dans les proportions sui-
vantes :
Angleterre et Pays de Galles: Comtés, 159; Boroughs, 337,
Universités, 4. :* 500
Ecosse: Comtés, 30; Boroughs, 23 53
Irlande : Comtés , 64; Boroughs, 39; Universités, 2. . 105
Total 658
§ VIII. L*élecUon des représentants des communes dans
les trois provinces.
L'opinion publique, en ce qui concerne la
capacité électorale , admet presque unanimement
que les citoyens qui payent l'impôt ont seuls
qualité pour élire les mandataires chargés de le
voter. Elle trouverait injuste que ceux qui ne con-
courent pas aux charges publiques eussent le pou-
voir de les accroître. Elle estime que, dans le
régime d'assistance obligatoire du Royaume-Uni,
cette injustice serait particulièrement flagrante,
puisque les classes assistées pourraient un jour,
en se multipliant, s'arroger le droit de se partager
dans l'oisiveté les fruits du travail et de la pro-
priété. Les vifs débats que ne cesse de soulever
452 UV. vu, 1" PARTIE — LE CHOIX DES MODÈLES
la question électorale n'ont guère eu jusqu'à pré-
sent pour objet de contester le principe de la
capacité exclusive des contribuables, mais de dé-
terminer la mesure à garder dans l'application.
La tendance générale est, non pas d'abroger le
cens exigé des électeurs, mais bien de le réduire
progressivement, à mesure que les populations se
trouvent initiées à la connaissance des intérêts
généraux \
Depuis la réforme promulgué^ en 1832 (2 et 3,
Will. IV, c. 45) et complétée par plusieurs lois
postérieures, la liste des électeurs des Comtés
anglais comprend cinq catégories : \esFreeholders,
propriétaires d'immeubles donnant au moins 50 fr.
de revenu ; les Copyholders , propriétaires d'im-
meubles donnant, déduction faite des redevances,
1 Une nouvelle réforme a été accomplie, conformément à ces
tendances. En Ecosse et en Irlande , le régime de 1832 a été con-
servé, et il continue à donner environ 300,000 électeurs. En An-
gleterre, au contraire, la loi votée le 6 août 1867 a beaucoup modi-
fié l'ancien état de choses; car elle a porté de 700,000 à 1,200,000
le nombre des électeurs. Sous le nouveau régime anglais, sont
électeurs tous les Freeholders, c'est-à-dire les propriétaires d'un
immeuble quelconque, contribuant à la taxe des pauvres. Pour
les locataires, on continue à distinguer les Comtés et les Boroughs.
Dans les Comtés, sont électeurs: 1*» les Copyholders d'un im-
meuble loué au moins 12o fr., avec un bail à vie ou de 60 ans;
2° les Leaseholders payant pour l'immeuble un loyer de 300 fr. et
contribuant à la taxe des pauvres. Dans les Boroughs, sont élec-
teurs, pourvu qu'ils contribuent à la taxe des pauvres et aient un
an de résidence : 1° le locataire d'une maison payant la taxe mu-
nicipale; 2o le locataire d'un appartement garni payant un loyer
de 2S0 fr. au plus. (Note de 1872.)
CH. 60. — LE GOUVERNEMENT CENTRAL DU ROYAUME-UNI 453
au moins 250 fr. de revenu; les Leaseholders ,
propriétaires temporaires, pour 60 ans au moins,
d'immeubles donnant à l'occupant un revenu net
de 250 fr.; les Leaseholders, pour 20 ans, d'im-
meubles donnant un revenu net de 1,000 fr.;
enfin les simples tenanciers, même à bail annuel,
d'immeubles affermés au moins 1,250 fr. Les
revenus annuels qui confèrent la capacité élec-
torale sont évalués sans déduction des impôts.
Avant d'être inscrits sjur la liste des électeurs,
les Freeholders et les Copyholders doivent être
en possession depuis six mois ; les Leaseholders
et les simples tenanciers , depuis douze mois.
Dans les Boroughs , les électeurs se composent
des propriétaires et des tenanciers d'immeubles
donnant un revenu net de 250 fr. Toutefois, pour
être portés sur les listes, ils doivent prouver qu'ils
ont occupé l'immeuble pendant toute l'année,
close au 31 juillet; qu'ils ont payé au 19 juillet
toutes les taxes imposées à la date du 5 janvier
précédent ; enfin qu'ils ont habité la banlieue du
Borough, dans un rayon de 11 kilomètres, pen-
dant la demi-année close au 31 juillet. Tout élec-
teur auquel la capacité électorale est acquise dans
un Borough ne peut prendre part aux élections
du Comté. Les électeurs des Universités sont les
Doclors et les Masters o farts.
Sont exclues des listes électorales les personnes
qui , possédant les capacités légales indiquées ci-
454 LIY. Tn, l'* FABTIS — LK CHOIX DIS MOMLIS
dessus, ont reça pendant l'année close an 31 juillet
des secours de la Paroisse.
En Ecosse , sont électeurs des Ck>mtés les pro-
priétaires de biens donnant un revenu de 250 fr.;
les Leaseholders tenant, pour 95 ans ou à vie, des
biens donnant un revenu net de ffîO fr., ou pour
19 ans des biens donnant un revenu net de
1,250 fr.; les tenanciers, même à bail annuel,
d'immeubles affermés 1,250 fr.; enfin tous les
tenanciers d'un immeuble ayant engagé collec-
tivement dans leur entreprise un capital de
7,500 £r. Les listes d'électeurs pour les Boroughs
sont arrêtées d'après les mêmes conditions qu'en
' Angleterre.
En Irlande, sont électeurs des Comtés les pro-
priétaires d'immeubles donnant un revenu de
250 fr.; les Leaseholders, pour 60 ans au moins,
d'immeubles donnant un revenu de 250 fr., ou
pour 14 ans au moins , d'immeubles donnant un
revenu de 500 fr.; enfin les tenanciers, même à
loyer annuel , payant la taxe des pauvres en pro-
portion d'un loyer annuel de 300 fr. Dans les
Boroughs , sont électeurs les propriétaires et les
tenanciers des immeubles donnant au moins un
revenu de 250 fr. L'inscription sur les listes n'a
lieu qu'après une occupation de six mois, et
après le payement des taxes pendant le même
délai.
CH. 60. — LB GOUVERNBMENT CENTRAL DU ROYAUME-UNI 4S5
§ IX. La révision des listes et les élections.
Des magistrats, dits Revising-barristers, sont
chargés de réviser, dans chaque district où une
vacance a lieu, les listes électorales, Les Re-
vising-barristers, pour le Comté de Middlesex;
sont nommés par le Loi^d chief- justice (59, III),
ceux des autres Comtés sont nommés par le
SenioV'judge en tournée pour présider les assises
du Comté où la vacance a eu lieu. Le Revising-
barrister reçoit du Clerk of the peace, ou duClerk
of the tovsrn la liste dressée pour le Comté ou le
Borough, ainsi que le résumé des réclamations et
des oppositions. 11 fait faire par les Overseers, les
percepteurs ou autres agents , toutes les vérifica-
tions nécessaires. Il rend enfin ses décisions,
après avoir entendu les Attorneys des parties
dans une séance publique annoncée dix jours à
l'avance. En ce qui concerne les questions de
droit, les intéressés peuvent faire appel des déci-
sions du Revising-barrister à la cour deCommon-
pleas.
Entre les sessions, les élections totales ou
partielles ont lieu sur Tordre envoyé par le
Roi au Grand-chancelier, et transmis par le Clerk
de la cour de Chancellerie aux Sheriffs ou aux
autorités des Boroughs et des Universités. Pen-
dant les sessions, les élections partielles sont faites
sur Tordre donné par le président de la Chambre
456 LIV. VII, 1<^« PARTIE — LK CHOIX DBS MODÈLKS
des communes et transmis de la même manière. On
procède aux élections des Borougbs et des Uni-
versités dans un délai de six jours, à dater de la
notification , et à celles des Comtés dans un délai
de six à douze jours. La majorité est constatée par
Tofficier public préposé à ce service. Les élec-
teurs votent par levée de mains ( Show of hands\
dans une réunion où la population entière est
admise. Si cette épreuve reste douteuse , on pro-
cède à un scrutin ; les votes y sont consignés dans
un registre (Poll-Book) sur la déclaration verbale
des électeurs. La Chambre des communes est élue
pour sept ans ; elle peut être dissoute , à toute
époque, quand le Roi juge convenable de consul-
ter Topinion du pays. Elle est dissoute de droit six
mois après la mort du Roi.
§ X. Le conseil privé et ses attribuUons.
Le Roi a longtemps exercé le pouvoir exé-
cutif à l'aide d'un corps qui a été nommé succes-
sivement conseil ordinaire, puis conseil légal.
Ce corps avait une influence considérable , et il
jouissait même de certains privilèges spéciaux.
La loi a successivement abrogé ces exceptions
au droit commun ; les derniers privilèges per-
sonnels attribué à ses membres ont été abolis
en 4828 (9, Georg. IV, c. 31). En même temps,
la Coutume a sans cesse augmenté le nombre des
CH. 60. — LE GOUVERNÏMENT CENTRAL DU RÔYAOMK-UNI 467
conseillers, en sorte qu'il est devenu imprati-
cable d'associer le corps entier à l'action execu-
tive. Par suite de ces transformations, le pouvoir
exécutif se trouve habituellement concentré parmi
les seuls membres de ce corps qui composent le
Cabinet (Cabinet'council) dont il est question plus
loin. Le corps a pris le nom de Conseil privé
(Privy-council) en perdant son ancien caractère;
mais il conserve un certain prestige, et même,
en plusieurs cas, une haute autorité.
Le Conseil privé se compose aujourd'hui de 180
personnes, non compris plusieurs prélats et hauts
fonctionnaires qui, d'après la Coutume, en font
partie de droit. La tradition seule fait obstacle
à l'extension indéfinie du Conseil; car l'unique
qualité requise de ces membres est d'être né
sujet anglais. Chaque membre prête un serment
par lequel il s'engage à donner son avis sans
partialité et sans crainte , à garder le secret des
délibérations, à se préserver de la corruption,
et à exécuter les résolutions adoptées. Un nou-
veau Souverain fait habituellement ses choix au
sein du Conseil de son prédécesseur, et il y joint
successivement toutes les personnes qui acquiè-
rent une haute notoriété dans le Parlement ou
dans les services publics. Il peut destituer un
membre; mais il n'y a eu depuis 1805 aucun
exemple d'une semblable rigueur. Le Conseil en-
tier n'est convoqué que dans des circonstances
13*
458 LIV. VII , 1"^ PARTIS — LB CHOIX DBS MODÈLBS
exceptionnelles , notamment pour la notification
des mariages du Roi ou de son héritier.
On réunit mensuellement , et souvent à des
intervalles plus rapprochés, sous le nom de
Council, une assemblée dans laquelle on appelle
seulement les ministres, Tarchevêque de Can-
terbury, quelques grands officiers de la maison
du Roi, et, dans certains cas extraordinaires,
quelques membres ayant une compétence spé-
ciale. Les convocations sont faites parle Prési-
dent du conseil privé , qui se concerte , à cet
effet, avec ses collègues du Cabinet. On exa-
mine à la fois , dans ces assemblées , les affaires
que le Roi doit régler en Conseil privé , et celles
que ce Conseil peut trancher de sa propre au-
torité.
Le Souverain fait en Conseil privé tous les actes
où il intervient personnellement, tels que son con-
trat de mariage et ceux des membres de la famille
royale, les discours d'ouverture du parlement, les
proclamations, déclarations et engagements de
toute sorte. Avec ce même concours obligé, il
nomme les Sheriffs d'Angleterre, statue sur les
quarantaines , autorise les représailles , met em-
bargo sur les navires, règle avec un poavoir
discrétionnaire les affaires des colonies , et avec
une autorité absolue celles des Iles de la Manche.
Il fait les règlements pour les colonies en voie de
création, et il approuve ou rejette ceux qui ont
CH. 60. — LE GOUVERNEMBNT CENTRAL DU ROYAUME-UNI 459
été élaborés par les assemblées coloniales régu-
lièrement constituées .
§ XI. Les comités permanents du conseil privé.
L'intervention directe du Conseil privé dans
les affaires publiques a surtout lieu par Tinter-
médiaire des comités suivants, auxquels sont
souvent attachés de nombreux fonctionnaires.
Le Comité judiciaire {Judicial committee ofthc
Privy ' œundl) a été institué en 1833 (3 et 4,
Will. IV, c. 44 ). Il est composé de 43 membres ,
parmi lesquels se trouvent les plus hautes auto-
rités de la magistrature et les autres membres du
Conseil privé qui ont rempli les mêmes fonctions .
Il forme une haute cour chargée de poursuivre
les offenses de toute sorte commises contre le
gouvernement, d'ordonner l'emprisonnement des
prévenus , et de conduire , dans les cas de haute
trahison , la seule procédure secrète qui subsiste
dans le Royaume-Uni. Il juge les affaires con-
cernant la validité ou la prolongation des brevets
d'invention. Enfin il forme cour d'appel pour
les décisions judiciaires concernant les prises
maritimes , les affaires coloniales , les aliénés et
les idiots.
Le Comité d'éducBiion (Committee of council
on éducation) a pour origine une décision de
4834, par laquelle le Parlement a accordé une
somme de 500,000 fr., à titre d'encouragement,
460 LIY. YII, \^ PARTIE — LS CHOIX DBS MODÈLES
pour diverses branches d'enseignement en An-
gleterre et en Ecosse. Malgré de vives résis-
tances, ce service s'est constamment développé;
car il emploie aujourd'hui une somme totale de
27,000,000 fr. Ce Comité se compose de 9 fonc-
tionnaires supérieurs, de 18 fonctionnaires ré-
tribués, de 42 employés, de 56 inspecteurs
d'écoles, dont 9 pour l'Ecosse. Les fonds qui
ne sont point absorbés par la rétribution de ce
personnel sont répartis entre les localités qui
m_
acceptent le contrôle de l'Etat, en proportion
des dépenses que s'impose chacune d'elles. Ces
allocations ont pour destinations principales l'éta-
blissement des écoles normales primaires, la con-
struction des écoles et des habitations annexées,
la rétribution des maîtres et des maîtresses, enfin
l'achat des livres et du matériel scolaire.
Le Département de la science et de l'art est
établi à Londres, sous la haute direction du
Comité d'éducation. Il emploie une somme an-
nuelle de 3,000,000 de francs à propager, au
moyen de musées et de cours publics , les notions
pratiques de science et d'art qui peuvent con-
courir au perfectionnement des arts usuels.
C'est ici le lieu de citer encore plusieurs autres
institutions inspirées par l'esprit de centralisation
qui envahit maintenant l'Angleterre ^ Telles sont:
i Sur les tendances qui se manifestent aujourd'hui, en Grande-
Bretagne, en faveur du régime réglementaire. [Deuxième rap-
CH. 60. — LB GOUVERNEMENT CENTRAL DU ROYAUME-UNI 461
le Comité du commerce ( Committee of Privy-
coundl for trade)^ qui tend de plus en plus à
deyenir une administration indépendante , sous
une autorité dont il sera parlé plus loin; le
cadastre géologique du Royaume-Uni; l'École
des Mines de Londres; le comité dit Civil ser-
vice commission, chargé d'examiner les candi-
dats aux services civils.
§ XII. Les commissions temporaires du conseil privé.
Le Conseil privé constitue souvent des com-
missions temporaires pour une multitude d'autres
attributions, et surtout pour faire les règle-
ments qui doivent compléter les lois votées par
le Parlement. Il délibère sur toutes les affaires
imprévues qui ne rentrent pas dans les attribu-
tions d'une autre autorité constituée. Il prend
parfois, en cas d'urgence, des décisions enfrei-
gnant plus ou moins l'ordre légal ; mais ces me-
sures d'exception doivent être ultérieurement
approuvées par le Parlement. Il s'assemble,
après la mort du Roi , pour proclamer son suc-
cesseur, et pour recevoir de ce dernier une
déclaration gracieuse, exprimant l'intention de
bien gouverner le pays. Enfin il a dû intervenir
encore dans certaines circonstances graves , no-
tamment pour constater l'aliénation mentale du
port au conseil d*Élat sur les commerces du blé, de la farine et du
pain, par M. F. Le Play.)
462 LIY. VII, 1<^ PARTIE — LB CHOIX DBS MODÈLES
Roi , OU pour conjurer l'effet des dissensions ou
des scandales qui ont jeté le trouble au sein de
la famille royale.
Dans chacune de ses séances, le Conseil entend
d'abord l'exposé des questions à résoudre : les
secrétaires (Clerks) libellent et attestent par leur
signature les décisions adoptées , et chaque mi-
nistre prend note de celles qu'il doit mettre à
exécution. Les décisions du Conseil sont valables,
s'il y a six membres présents assistés par un
secrétaire.
§ XIII. Les ministres ou le cabinet.
Les ministres, formant le Cabinet (Cabinet-
council), dirigent en fait, avec un pouvoir con-
sidérable, le gouvernement du Royaume-Uni;
mais ils ne sont point reconnus comme corps
spécial parla constitution britannique. Ce pouvoir
a pour principe indiscutable l'autorité suprême
du Parlement , dans le sein duquel les ministres
sont toujours choisis; mais il ne repose légale-
ment que sur l'autorité traditionnelle qui est at-
tachée par la Coutume , les mœurs et la loi aux
fonctions remplies individuellement par ses mem-
bres. Le Cabinet n'exerce l'autorité collective
qu'en se posant fictivement comme le représen-
tant du Conseil privé.
Les Cabinets sont loin d'être constitués d'après
un cadre invariable. Il n'y a guère que les sept
CH. 60. — LE GOUVERNEMENT CENTRAL DU ROYAUME-UNI 463
fonctionnaires suivants qui en aient fait constam-
ment partie depuis le commencement de ce siècle :
le Premier lord de la trésorerie, le Grand-chance-
lier, le chancelier de TÉchiquier, le Président du
conseil privé, et les trois secrétaires d'État de l'in-
térieur, des affaires étrangères et des colonies. A
l'avenir, les deux nouveaux secrétaires d'État de la
guerre et de l'Inde seront, sans doute, considérés
également comme membres essentiels. Le Cabinet
actuel contient encore six autres membres , soit ,
en tout, quinze ministres*. Vingt -six autres
fonctionnaires considérables de la maison royale
et de la haute administration , sans faire expres-
sément partie du Cabinet, sont cependant atta-
chés à sa fortune. Il arrive aussi parfois qu'un
homme d'État jouissant d'une grande influence
fait partie du Cabinet , sans exercer aucune fonc-
tion définie.
Un Cabinet se dissout dès que les mesures
politiques qu'il propose n'ont point l'approbation
du Parlement , et il manifeste sa retraite en re-
^ Les fonctions qu'ils occupent en mai 1864 sont désignées par
les noms suivants: First lord of Ihe treasury; lord High chan-
cellor; lord Président of Ihe council; lord Privy seal; secretary
of State, Home department; idem y Foreign department; tt/cm.
Colonial department; idem, War department; idem, Indian de-
partment; Chancellor of tbe Exchequer; First lord of the admi-
rally ; Postmaster gênerai ; Chancellor of the Duchy of Lancas-
ter; Président of the board of trade; Président of the poor law
board. L'ordre de préséance indiqué par cette énumération est
fixé à la fois par Tusage et par le rang des personnes qui occupent
les fonctions.
464 LIV. VII , l"** PARTIE — LE CHOIX DES MODÈLES
mettant , en Conseil privé , les sceaux au Souve-
rain. Celui-ci confie aussitôt la formation d'un
nouveau Cabinet à l'homme d'Etat qui résume le
mieux Finfluence parlementaire , et qui doit exer-
cer le pouvoir dirigeant. Le premier ministre
prend habituellement la fonction de Premier lord
de la trésorerie, et il confère les autres aux
hommes d'État qui peuvent, comme ministres ou
hauts fonctionnaires , aider le nouveau Cabinet à
conserver la confiance du Parlement et à soutenir
la discussion dans les deux Chambres. Le Cabinet
est constitué lorsqu'il a reçu les sceaux en Con-
seil privé, et lorsque les ministres qui ne faisaient
pas partie de ce Conseil y ont été introduits pour
prêter le serment indiqué ci -dessus. Indépen-
demment des réunions en Conseil privé , les mi-
nistres, lorsque les affaires l'exigent, ont, sur
l'invitation de l'un d'eux, des réunions spéciales.
Les délibérations restent secrètes : il n'est gardé
aucune trace des décisions; seulement, chaque
ministre prend note de celles qu'il doit exécuter.
§ XIV. La trésorerie : rorganisaUon du personnel.
L'administration financière n'est point clas-
sée, dans le régime anglais, comme un simple
département ministériel. Pourvue d'une organi-
sation exceptionnelle, et placée hors ligne au-
dessus des autres services , elle est considérée
comme la principale force du Pouvoir exécutif.
CH. 60. — LE GOUVERNEMENT CENTRAL DU ROYAUME-UNI 465
L'action du Cabinet est fermement centralisée ,
au point de vue financier, dans une institution
dite Treasury (trésorerie), dirigée par le Pre-
mier ministre. Les principaux services dont elle
se compose forment, par la nature même des
choses , deux grandes divisions : les services du
revenu public, dirigés, sauf une exception indi-
quée plus loin, par des commissions relevant
immédiatement de la trésorerie; les services
chargés de pourvoir aux dépenses publiques.
Ces derniers offrent deux organisations princi-
pales : les uns sont immédiatement dirigés par
de hauts fonctionnaires membres du Cabinet;
les autres relèvent de commissions spéciales sur
lesquelles les ministres n'exercent habituelle-
ment qu'un contrôle nominal.
La trésorerie est dirigée par cinq hauts com-
missaires, dits Lords commissioners of treasury,
comprenant deux ministres et trois membres de
la Chambre des communes.
Le premier en rang est le Premier lord de la
trésorerie. Il dirige, comme premier ministre,
avec le concours des membres spéciaux de l'ad-
ministration, toutes les mesures de gouvernement
que réclament les grands intérêts publics. Il
nomme les prélats, les dignitaires ou bénéficiers
ecclésiastiques, et les hauts fonctionnaires de
l'ordre judiciaire. En général, il préside person-
nellement à tous les actes ayant un caractère
466 LIV. VII , l'* PARTIE — LE CHOIX DES MODÈLES
politique , et pouvant assurer la situation du Ca-
binet. Il intervient rarement dans les affaires
financières; mais il use de sa haute influence
pour subordonner les tendances administratives
des ministres et des chefs de service à la néces-
sité de maintenir un large excédant des recettes
sur les dépenses.
Le second commissaire est le chancelier de
FEchiquier. Il dirige de haut, et sans entrer dans
les mesures de détail, l'ensemble du service
financier. Sa mission essentielle est de chercher
les moyens et de proposer les mesures qui , en
donnant satisfaction aux besoins publics et en
dégrevant autant que possible les contribuables ,
élèvent les recettes au-dessus des dépenses. Son
rôle principal, dans le Parlement, consiste à faire
adopter cette politique financière en présentant
le budget.
Les trois autres commissaires, dits Junior
lords, se livrent à toutes les études spéciales
qui peuvent concourir à l'équilibre du budget.
Ils aident notamment les deux minisires à con-
trôler les dépenses des services publics, et ils
exercent surtout ce contrôle sur les crédits extra-
ordinaires incessamment réclamés par l'armée
et la flotte. Ils sont assistés dans cette mission
par deux secrétaires , membres du Parlement et
jouissant d'une haute notoriété financière. Ils
président avec ces derniers à la principale attri-
CH. 60. — LE GOUVERNEMENT CENTRAL DU ROYAUME-UNI 467
bution de la trésorerie, c'est-à-dire à Tordon-
nancement de toutes les dépenses. Les trois Ju-
nior lords et les deux secrétaires président en-
core, presque toujours en l'absence des deux
premiers lords , à deux autres fonctions positives
de la trésorerie. Ils tiennent, deux fois par se-
maine , une sorte de cour d'appel pour les récla-
mations soumises par les contribuables et par les
personnes frappées d'amendes. Ils fixent, en se
conformant aux lois et règlements , les pensions
dues aux fonctionnaires et les compensations qu'il
convient de leur accorder dans les cas , fréquents
en Angleterre, où il y a suppression d'emploi.
Enfin, ils règlent le mécanisme financier des re-
cettes et des dépenses , et ils dirigent les admi-
nistrations spéciales chargées de la perception
de l'impôt.
§ XV. L*organisation des recettes et des dépenses.
Le mouvement des fonds comprenant le double
contrôle des recettes et des dépenses offre, en
Angleterre , une admirable simplicité. Les deux
services procèdent de la trésorerie, comme il
vient d'être dit, en ce qui concerne la haute
direction du système et de l'ordonnancement
des dépenses. Ils reposent, en ce qui concerne
l'exécution, sur deux administrations princi-
pales.
La première administration, dite Bureaux de
468 LIV. VII, 1^ PARTIE — LB CHOIX DES MODÈLES
l'Échiquier {Exchequer-offices)^ est dirigée par
le ComptrollergeneraL Ce haut fonctionnaire est
toujours choisi parmi les spécialités financières.
Il est placé dans la hiérarchie administrative au-
dessous des lords commissaires de la trésorerie ;
mais il est indépendant de ces hauts fonction-
naires, en ce qu'il reste à l'abri des changements
ministériels. II ne peut être révoqué que sur la
demande expresse des deux chambres du Parle-
ment. Il touche un salaire de 50,000 francs , assis
sur le fonds consolidé, et il ne peut exercer aucun
autre emploi. Il est secondé par un Assistant-
comptroller (à 22,500 francs) et par un Chief-
clerk(à 20,000 francs). Le Comptroller- gênerai
vérifie chaque jour l'état des recettes et s'assure
que les sommes perçues sont régulièrement
versées au crédit de l'Échiquier, aux banques
d'Angleterre , d'Irlande et d'Ecosse , chargées
des services de caisse. Il contrôle les ordonnan-
cements faits par les Lords de la trésorerie. Il
règle , tout en restant soumis à ces derniers , l'é-
mission des Bons portant intérêt, dits Excheqtier
' Bills , qui complètent , en cas d'insuffisance des
crédits existant aux trois banques , le fonds de
roulement de la trésorerie. Il conserve les archi-
ves du trésor public, ainsi que les types des poids
et mesures , et ceux des alliages d'or ou d'argent
formant la base des monnaies. Enfin il paye
directement certaines grosses dépenses votées
CH. 60. — LE GOUVERNEMENT CENTRAL DU ROYAUME-UNI 469
par le Parlement, et il fournit les ressources né-
cessaires pour payer les autres.
La seconde administration du mouvement des
fonds, dite Paymaster- gênerai' s office, paye le
fonds consolidé, les services civils, l'armée, la
flotte , et les autres dépenses qui se subdivisent
entre un grand nombre de parties prenantes. En
général, elle est nominalement dirigée par un
personnage politique, dit Paymaster -gênerai,
qui, laissant à des subordonnés les fonctions tech-
niques de sa charge , a pu souvent faire partie du
Cabinet et prendre une part importante aux tra-
vaux du Parlement.' Aujourd'hui, en 1864, ce haut
fonctionnaire n'a point rang de ministre ; il cu-
mule cet emploi avec la vice-présidence du Board
of trade, et reçoit en cette qualité un salaire de
50,000 fr. La fonction est réellement remplie par
un Assistant-paymaster-general (à 30,000 fr.), et
par un Accountant (comptable) à 21,000 fr. Cette
administration est complétée par des agents
payeurs attachés aux régiments, aux ports de
guerre, et aux villes de Dublin et d'Edimbourg.
Elle reçoit, à cet effet, du Comptroller- gênerai
des crédits sur les banques , et , s'il y a lieu , des
bons de l'Échiquier. Elle paye deux fois par an
l'intérêt de ces derniers. Elle les rembourse à
l'échéance et elle en émet de nouveaux , selon les
instructions qui lui sont données.
RÉFORME SOCIALE. 111 — 14
470 LIV. VII, i^ PARTIE — LE CHOIX DES MODÈLES
S XYI. La perception et les sept sources des recettes.
Les services chargés de percevoir le revenu
public ont puisé, en 1861-18G2, à sept sources
principales. Les douanes {Customs) ont fourni
592 millions provenant surtout de droits établis
à l'entrée de neuf catégories de produits étran-
gers : les sucres, les tabacs, les thés, les spiri-
tueux, les vins, bières et houblons, les céréales,
les cafés, les fruits et les bois. Les impôts de
consommation (Excise) ont fourni 458 millions
provenant surtout de droits établis , à Tintérieur
du Royaume, sur la production des spiritueux,
du papier * , et des matières premières destinées
à la fabrication de la bière , sur la vente des bois-
sons , sur les entreprises de transport et sur les
permis de chasse. L'impôt sur le revenu (Inœme
and property tax) est établi sur les revenus de
toute nature, supérieurs à 2,500 francs par an-
née, créés par la propriété et le ti^avail. Le taux
proportionnel de cette taxe est fixé en moyenne
à 2,02 pour 100 du revenu. Il est réduit à 1,46
pour 100 de la rente payée par les fermiers d'An-
gleterre, à 1,04 pour 100 de la rente des fermiers
d'Ecosse , et à 0,83 pour 100 de la dime. Il a pro-
duit une somme de 259 millions. L'impôt établi
au moyen de timbres (Stamps), sur la transmis-
^ L'impôt sur le papier a été supprimé en 1863.
CH. 60. — LE GODVKBNEMENT CENTRAL DU ROYAUME-UNI 471
sion des biens mobiliers , sur certaines catégories
d'imprimés, et sur une multitude d'actes ou de
documents publics ou privés, a produit 215 mil-
lions. La poste a reçu de la vente des timbres, de
la taxe des lettres et de diverses sources une
somme totale de 88 millions. Les impôts sur la
terre (Land-tax) , et les impôts de luxe (Assessed-
taxes) établis sur les chevaux, les voitures, les
chiens, les domestiques mâles et les armoiries,
ont produit 79 millions. Enfin, les terres et forêts
de l'Etat (Crownlands) ont produit 7 millions.
Le surplus du revenu provient d'une multitude
de sources permanentes ou temporaires qui ont
fourni 44 millions , et ont complété une recette
totale de 1,742 millions.
Les services chargés de percevoir ces revenus
sont administrés par des commissaires, sous la
direction immédiate des Lords de la trésorerie.
La poste seule fait exception à ce régime. Elle
a, en effet, pour but plutôt de servir le public que
de le soumettre à l'impôt. On a donc été conduit
à l'assimiler aux autres services d'utilité publique,
et à la placer sous l'autorité d'un ministre nommé
PostmasteV' gênerai. Ce haut fonctionnaire (à
62,500 fr.), assisté de deux secrétaires (à 50,000
et 37,500 fr.) et de six autres fonctionnaires prin-
cipaux, a sous ses ordres , dans le Royaume-Uni
et aux colonies, plus de 15,000 agents.
Les douanes sont administrées par six commis-
472 LIV. vu, l^ PARTIE — LB CHOIX DES MODÈLES
saires (à 30,000 fr.), avec un président (à50,000fr.)
et un vice-président (à 42,500 fr.). Ces huit chefs
de service , assistés par huit fonctionnaires prm-
cipaux, dirigent, dans la métropole et aux colonies,
environ 3,000 agents.
L'administration des terres et forêts domaniales
est centralisée à Londres, avec une succursale à
Dublin. Elle est sous Fautorité de deux commis-
saires (à 30,000 fr.) secondés par deux fonction-
naires principaux.
Enfin les quatre autres branches du revenu
public, TExcise, l'impôt sur le revenu, le timbre,
l'impôt sur la terre et les taxes de luxe, sont réu-
nis, depuis 1849 (12 et 13, Vict., c. 1), en une
administration dite, assez improprement, par op-
position au service des douanes, service du re-
venu intérieur (Office of inland revenue). Cette
administration est dirigée par un président (à
62,500 fr.), par un vice - président (à 50,000 fr.)
et par cinq commissaires (à 30,000 fr.) assistés de
six fonctionnaires principaux. Elle offre un des
rares exemples de concentration qu'on puisse ci-
ter dans le régime britannique. Elle se borne, au
reste, à renforcer le contrôle, en laissant à chaque
service sa physionomie distincte et ses moyens
d'action.
Ainsi, les perceptions de l'Excise, qui opposent
une entrave permanente à l'activité individuelle,
et impliquent une intervention énergique de l'au-
CH. 60. — LE GOUVERNEMENT CENTRAL DU ROYAUME-UNI 473
torité, sont confiées à une administration forte-
ment centralisée. Sous l'autorité de la commission
de Londres, il existe 83 circonscriptions spéciales
dites Collections, dont 45 en Irlande et 43 en
Ecosse. Chaque Collection, confiée à un chef
nommé Collector, est subdivisée en circonscrip-
tions moindres dites Districts, Rides (chevauchées)
et TTaffes (Marches). Chacune de ces circonscrip-
tions est pourvue d'une hiérarchie d'agents spé-
ciaux, et chacun de ceux-ci est soumis au contrôle
des commissaires de Londres.
La perception des impôts sur le revenu, sur
les terres et sur les objets de luxe a lieu, au con-
traire, sans l'intervention d'un personnel spécial.
Elle est placée sous la direction de commissaires
locaux institués par le Souverain et assistés d'un
Clerk rétribué. Ces commissaires sont autorisés
par la loi à attribuer, dans chaque Paroisse, les
fonctions à'Assessors (répartiteurs) et de Collée^
tors (percepteurs) aux citoyens qu'ils jugent le
plus aptes à les remplir.
Il est à remarquer que les percepteurs de ces
derniers impôts sont habituellement choisis parmi
les personnes qui remplissent des fonctions ana-
logues pour les Comtés, les Unions et les Pa-
roisses. Ce sont donc, en résumé, les agents des
pouvoirs locaux qui font le service de l'État ; tan-
dis qu'en France, on voit les agents de l'État se
charger du service des localités.
474 LIV. vu, l^"^ PARTIE » LE CHOIX DES MODÈLES
Les éléments principaux du mécanisme finan-
cier sont complétés par plusieurs institutions qu'il
serait superflu d'énumérer ici en détail. Je me
bornerai à mentionner r^wdtï-o/'^ce, dirigé par
six commissaires (à 37,500 et 30,000 fr.) , chargé
de réviser les comptes de beaucoup de services
publics, et notamment ceux de Farmée et de la
flotte; le Stationery office, dirigé par deux fonc-
tionnaires qui livrent, au prix des achats en gros,
les fournitures de bureau aux administrations, et
qui font exécuter pour ces dernières les travaux
de reliure, de lithographie et d'impression.
§ XTII. L'indépendance et la responsabilité des agents.
Les services que je viens de décrire, comparés
à ceux de la France , offrent dans leur ensemble
beaucoup d'analogies. Considérés dans leur orga-
nisation intime, ils se distinguent, au contraire,
par de profonds contrastes. Pour signaler ces
contrastes à ceux qui connaissent l'administration
française , il suffit de mentionner une haute règle
de gouvernement et d'équité qui est respectée
dans chaque branche de l'administration britan-
nique.
En principe, tous les services spéciaux sont
placés sous l'autorité des ministres et des corpo-
rations locales ou centrales instituées par la loi
ou la Coutume. En fait, ils sont complètement
régis par des agents responsables de leurs pro-
Cfl. 60. — LE GOUVERNKMBNT CENTRAL DU ROYAUME-UNI 475
près actes , soit envers les pouvoirs qui les nom-
ment , soit devant les tribunaux qui jugent les
procès intentés à ces agents par les particuliers
lésés dans leurs droits ou leurs intérêts. En fait
également , les ministres et les corporations gou-
vernementales par leur contrôla, les juges par
leurs arrêts préviennent ou répriment efficace-
ment tous les abus d'autorité.
Cette combinaison de l'autorité des chefs et de
rindépendance des inférieurs est un des traits
caractéristiques de l'administration britannique.
Elle est la conséquence naturelle de la responsa-
bilité qui pèse sur chaque individu exerçant une
part de l'autorité publique. Sans cesse exposé à
répondre ainsi de sa conduite , un fonctionnaire
n'est nullement encUn à user de son pouvoir pour
revendiquer, devant le public , l'honneur des ac-
tes réellement conçus et accomplis par ses infé-
rieurs. Le principe salutaire de la responsabilité
des agents n'est pas seulement une garantie in-
dispensable aux citoyens : il est surtout fécond
pour l'administration elle-même; car il établit
entre les fonctionnaires de chaque service le par-
tage d'autorité qui répond le mieux à la nature
des hommes et des choses.
g XVIII. Les avantages de la responsabilité.
Les ministres n'ont guère à s'occuper des ser-
vices subordonnés que pour en nommer les chefs.
476 LIV. VII, 1" PARTIE — LE CHOIX DES MODÈLES
Ils ne s'imposent jamais le stérile labeur qui
consiste à signer une foule de décisions dont les
motifs, et l'objet même, leur resteraient incon-
nus. Ils peuvent donc consacrer tout leur temps
aux questions urgentes , dont l'heureuse solution
peut marquer honorablement leur passage aux
aflfaires. Même dans les administrations spéciales,
les hommes influents sont peu disposés à concen-.
trer tous les pouvoirs sous leur autorité, en s'in-
terdisant tout repos, et en se privant du concours
de collaborateurs éminents. De là l'usage fréquent
des Administrations collectives qui jouent un rôle
si utile chez les Anglo- Saxons, comme chez les
Allemands. Dans ce système, les subdivisions
principales de l'administration sont déléguées à
plusieurs fonctionnaires égaux en rang, dits en
Angleterre Commissioners. Ceux-ci se partagent
les attributions qui leur sont confiées ; mais ils
restent tous solidairement responsables de cha-
que détail du service. Le principe salutaire de la
responsabilité établit aisément entre les Commis-
sioners une entente qui ne saurait régner dans
une réunion de personnes irresponsables. Il les
excite sans cesse à surveiller de près et à grandir
leurs subordonnés. Enfin, il conjure les concen-
trations exagérées d'autorité, dans le système col-
lectif comme dans le système individuel.
Au reste , l'Angleterre , en appliquant à la vie
publique ce fractionnement de l'autorité unie à la
CH. 60. — LE GOUVERNEMENT CENTRAL DU ROYAUME-UNI 477
responsabilité, est restée fidèle à ses traditions de
la vie privée. Elle n'a fait que suivre l'exemple
donné , depuis longtemps, par ses grandes entre-
prises commerciales, dont quelques-unes, comme
on sait, ont réussi à se créer de véritables souve-
rainetés. Le secret de leurs succès se trouve dans
une judicieuse division des pouvoirs , et dans de
larges délégations d'autorité , qui croissent ou se
restreignent selon les résultats obtenus par cha-
que chef de service. On pourrait résumer tout le
système administratif de l'Angleterre en disant
que, dans la vie publique comme dans la vie pri-
vée-, l'honneur du bien et la responsabilité du
mal appartiennent à ceux qui exercent, en fait,
une part quelconque d'autorité. On se ferait donc
une idée fausse de l'administration anglaise, si
on la considérait comme formée de quinze grou-
pes correspondant à un nombre égal de dé-
partements ministériels. Il suffit de constater la
multiplicité des services éparpillés dans le West-
End de Londres, pour comprendre l'esprit du ré-
fçime anglais. Si, en outre, on observe les agglo-
mérations de bureaux qui s'étendent de plus en
plus à Paris auprès des ministres, on aperçoit
clairement le contraste que je signale entre les
deux systèmes de gouvernement.
478 LIY. YIl, l"' PARTIE — LE CHOIX DBS MODÈLES
I XIX. Contraste des budgets de dépenses en Angleterre
et en France.
Ce contraste est également accusé par la com-
paraison des dépenses publiques des deux pays.
L'énumération suivante pourra être utilement
comparée à celle du budget français. Elle est con-
forme à l'ordre adopté dans les quatre grandes
sections du budget du Royaume-Uni. Elle signale
très-bien l'indépendance relative des divers ser-
vices spéciaux. Elle semble indiquer, en outre, le
classement établi par l'opinion du Parlement, en
ce qui concerne leur importance respective. Je
joins à celte énumération le précis des dépenses
auxquelles chaque service a donné lieu pendant
Tannée financière comprise entre le 1*^' avril 1861
et le 31 mars 1862.
§ XX. 1» section du budget: les engagements de TÉtat.
La première section du budget des dépenses
du Royaume-Uni se rapporte aux engagements
contractés par l'Etat. Elle présente deux subdivi-
sions principales : la Dette (Debt) et le Fonds con-
solidé {Consolidated fund).
Le service de la Dette occasionne une dépense
de 654 millions. Il comprend : l'intérêt de la dette
perpétuelle, les annuités de la dette rembour-
sable , l'intérêt des obligations ou bons de l'Échi-
quier, les sommes allouées à la Banque comme
Cfl. 60. — LE GOUVERNEBIENT CENTRAL DU ROYAUME-UNI 479
frais du service de caisse dont elle est chargée
pour le compte de l'Etat. Il ne comprend ni les
frais du service spécial de l'amortissement (jRe-
duction of the national debl office) , ni les frais des
bureaux de la trésorerie.
Le Fonds consolidé monte à 48 millions. Il com-
prend : la liste civile votée, en 1837, par la se-
conde loi du règne actuel (1, Vict., c. 2), et fixée
à la somme de 10 millions ; les annuités servies
aux membres de la famille royale pourvus d'un
établissement ; les pensions accordées pour ser-
vices militaires , maritimes , civils , judiciaires et
diplomatiques ; les allocations et salaires accordés
au président de la Chambre des communes, au
ComptroUer-general de l'Échiquier, aux Commis-
saires de l'Audit -office et des aliénés, aux chefs
des gouvernements jcivils de l'Irlande et de l'île de
Man, aux ambassadeurs et agents diplomatiques,
aux juges des cours supérieures des trois provin-
ces, aux juges des cours de Comté de l'Angleterre
et des cours de Sheriffs de l'Ecosse, aux prési-
dents des Quarter- sessions de l'Irlande, et, en
général , aux fonctionnaires dont on veut relever
la dignité en rendant leur rémunération indépen-
dante de la discussion annuelle du budget; les
compensations accordées à diverses personnes,
et surtout à un grand nombre de juges , pour la
suppression d'une multitude d'emplois publics ou
d'avantages devenus incompatibles avec les ré-
480 LIY. VII , 1^ PARTIS — LE CHOIX DES MODÈLES
formes que le Parlement accomplit chaque année;
divers engagements pris par des lois spéciales,
notamment en ce qui concerne les garanties d'em-
prunts étrangers; l'amélioration des ports de l'île
de Man ; l'annuité de l'hôpital de Greenwich ; la
compensation pour la perte des anciens droits
sur les mines d'étain ; enfin le service secret.
§ XXI. 2« section : Tannée et la flotte.
La seconde section du budget comprend d'a-
bord, sous le titre de Supply- services, les deux
services de l'armée et de la marine. Dans l'ancien
esprit de la constitution britannique , ces services
avaient un caractère accidentel ; aujourd'hui l'opi-
nion leur accorde do plus en plus une importance
prépondérante. Delà, entre le fait et le principe,
le contraste que semblent indiquer, d'une part, la
préséance accordée à ces deux services , de l'au-
tre, le titre modeste assigné à la section.
D'après le Bill of rights, que j'ai analysé au dé-
but de ce chapitre , l'armée n'a point en Angle-
terre une existence légale. La loi générale n'éta-
blit aucune différence entre le soldat et un autre
citoyen ; elle lui laisse devant ses chefs l'indépen-
dance qui lui serait acquise dans la vie civile. La
loi spéciale qui crée la discipline, sans laquelle
aucune armée ne pourrait subsister, est votée
chaque année par le Parlement sous le nom de
Mutiny-act. Le Parlement n'aurait qu'à refuser
CH. 60. — LE GOUVERNEMENT CENTRAL DU ROYAUME-UNI 481
ce vote pour désorganiser aussitôt Tarmée. Il
pourrait encore arriver au mêrae but par un se-
cond moyen non moins efficace , en refusant les
allocations annuelles. Les résolutions du Parle-
ment ne reçoivent d'ailleurs leur effet que si un
ordre signé par la Reine enjoint aux Lords de la
trésorerie de distribuer les crédits votés.
L'armée se subdivise en deux branches : l'ar-
mée proprement dite (Army)^ c'est-à-dire l'in-
fanterie et la cavalerie de la garde et de la ligne;
VOrdnance, comprenant l'artillerie de terre et de
mer, le génie militaire , les équipages militaires ,
la topographie civile et militaire. A l'Ordnance se
rattachent, en outre, divers services civils, tels
que l'équipement des Constables d'Irlande et
l'approvisionnement des établissements péniten-
tiaires des colonies. Ces deux branches, jusqu'à
la guerre de Crimée, relevaient de deux chefs in-
dépendants; aujourd'hui, elles sont réunies sous
l'autorité d'un chef unique.
L'armée se recrute par engagements volon-
taires, sans aucun recours à la conscription. Eu
ce qui concerne le personnel et la discipline, elle
est placée sous l'autorité d'un Commandant en
chef (Commander in chief) qui prend directe-
ment les ordres du Roi, sans avoir à réclamer
l'intervention d'aucun ministre. Mais en fait, en
ce qui concerne l'emploi de l'armée, le Comman-
dant en chef se trouve dans la dépendance ini-
482 LIV. vu, \^ PARTIE — LB CHOIX DBS MODÈLES
médiate de quatre départements ministériels,
savoir : du secrétaire d'État de la guerre, pour les
demandes de crédits à obtenir du Parlement, et
pour le tracé des plans de campagne ; des Lords
de la trésorerie , pour l'ordonnancement des dé-
penses ; du secrétaire d'État de l'intérieur, pour
le mouvement des troupes dans le Royaume-
Uni; enfin du secrétaire d'État des colonies, pour
la défense des colonies et des possessions à l'é-
tranger.
Deux officiers principaux nommés parle Roi,
sur la proposition du Commandant en chef, di-
rigent l'armée sous ses ordres. Le premier, VAdr
juiani-gencral , prépare les ordres et règlements ,
et les porte à la connaissance de l'armée dès qu'ils
ont obtenu, par l'intermédiaire du Commandant
en chef, l'approbation du Roi. Il dirige le recru-
tement et Tinstruction , choisit les officiers d'état-
major, accorde les congés, fait les revues d'habil-
lement, et présente les rapports périodiques sur
l'état de l'armée. Le second, le Quarter - master^
gênerai, est spécialement chargé du mouvement
des troupes et de la conservation des cartes et
plans nécessaires à l'armée. En campagne, il pré-
side à tous les détails d'exécution : il veille no-
tamment à ce que l'armée soit pourvue d'artillerie
et approvisionnée de tous les objets nécessaires;
el, à cet effet, il a la haute direction du Corn-
missariat. Cette administration est placée aussi
CH. 60. — LE GOUVERNEMENT CENTRAL DU ROYAUME-UNI 483
SOUS le contrôle de la trésorerie : elle achète les
approvisionnements et pourvoit aux transports ;
elle fait, au dehors et aux colonies, tous les mou-
vements de fonds qu'exigent les services de l'ar-
mée, de la marine, des colonies et des affaires
étrangères.^
Comme je viens de l'expliquer, le secrétaire
d'État de la guerre *, aidé des bureaux de la
guerre (War office) ^ est le représentant con-
stitutionnel de l'armée devant la Chambre des
communes, où ne siègent jamais les trois fonc-
tionnaires précédents. Il répond de l'emploi des
fonds ; il réunit tous les documents nécessaires
à la fixation du nombre d'hommes pour lequel
l'allocation annuelle doit être établie; et il pré-
pare le Mutiny-act, avec les modifications ten-
dant à améUorer la discipline. Il est chargé de
l'exécution des lois protégeant les citoyens contre
les abus du pouvoir militaire , et il se concerte à
cet effet avec les magistrats. Il fait, avec le Com-
mandant en chef et les Lords de la trésorerie ,
tous les règlements relatifs à la paye de l'armée ,
et il présente, de concert avec eux, ceux qui
doivent être signés par le Roi. Il règle seul les
affaires intéressant les officiers en demi -solde,
* Ce mÎDistre est, à quelques égards, à l'armée, devant le Par-
lement anglais, ce que les ministres sans portefeuille du second
empire français sont, à tous les services ministériels, devant le
Sénat et le Corps législaUf.
484 LIV. vil, 1*3 PARTIE — LS CHOIX DES MODÈLES
et les nombreux pensionnaires de l'armée vivant
en dehors de l'hôtel des Invalides de Chelsea. Il
dirige seul le corps d'invalides, formé avec ces
pensionnaires, et soumis d'ailleui-s aux disposi-
tions du Mutiny-act. Son autorité s'étend éga-
lement sur la milice , la Yeomanry et les volon-
taires (57, XVI).
Le secrétaire d'État de la guerre gouverne cer-
tains services conjointement avec les hauts fonc-
tionnaires de l'armée. A cet effet, il se concerte
avec eux, conformément à des usages écartant
toute chance de conflit. Tel est le cas , en ce qui
touche la haute direction des trois établissements
ci -après, qui se rattachent à l'armée, tout en
constituant de véritables autonomies. L'école de
Sandhurst {Royal military collège) reçoit trois
classes d'élèves, savoir: de jeunes officiers ayant
déjà servi, et venant compléter leur éducation
militaire ; des enfants d'officiers pauvres ou morts
au service de l'État, admis à titre gratuit; des
enfants de familles aisées payant tous les frais de
leur éducation et de leur entretien. L'Asile mi-
litaire {Royal military asylum) admet 700 fils de
soldats, choisis de préférence parmi les orphe-
lins, ou parmi ceux qui, ayant perdu leurs mères,
ne peuvent être protégés par leurs pères servant
hors du royaume. Enfin l'hôtel des Invalides de
Chelsea, placé sous le patronage d'une haute
commission comprenant le Président du conseil
CH. 60. — LE GOUVERNEMENT CENTRAL DU ROYAUME-UNI 485
et le Premier lord de la trésorerie, embrasse deux
services distincts : la branche militaire, dirigée
par un général gouverneur et composée d'environ
400 invalides habitant Thôtel; la branche civile,
dirigée par le Paymaster- gênerai, et composée
d'environ 80,000 pensionnaires vivant en dehors
de l'Établissement. Enfin, le secrétaire d'État de
la guerre a sous son contrôle le corps des chi-
rurgiens militaires, lequel est dirigé par un sur-
intendant.
L'Ordnance est maintenant administrée, sous
la haute direction du Commandant en chef, par
un comité spécial dit Board of ordnance. Ce
comité comprend , outre deux secrétaires , trois
fonctionnaires principaux : le Clerk of the ord--
nonce j le Surveyor- gênerai et le Principal- sto-
rekeeper, qui veillent séparément aux diverses
spécialités de la fabrication et de la conservation
du matériel, ainsi qu'aux attributions civiles indi-
quées ci- dessus. Le comité a sous sa direction
immédiate quatre établissements principaux , sa-
voir : l'arsenal de Woolwich avec la fonderie de
bronze , la fabrique de voitures et les nombreux
ateliers qui en dépendent; la fabrique de fusils
de Walthamabbey; la manufacture d'armes por-
tatives d'Enfleld ; enfin les dépôts d'armes établis
à Woolwich , à la Tour de Londres et dans plu-
sieurs autres localités du Royaume-Uni et des
colonies.
486 LIV. VII, l'« PARTIS — LE CHOIX DBS MODÈLES
La marine n'a jamais suscité dans le Parle-
ment les méfiances dont l'armée a toujours été
l'objet. Elle constitue un établissement stable,
parce que les règles de la discipline y reposent
sur des lois permanentes. Le pouvoir de lever des
marins par la force ( to impress seamen ) n'est
conféré au gouvernement par aucune loi for-
melle : il repose sur la Coutume qui, sur ce point
comme en toute autre matière , a la même force
que la loi écrite. Ce régime a été conservé par
l'opinion publique, qui voit dans la marine le
principal boulevard de l'indépendance nationale.
Cependant il commence à tomber en désuétude,
puisqu'il n'a pas été pratiqué depuis 1815. La
faveur accordée à ce service ne va pas jusqu'à
conférer aux cadres de la flotte la stabilité qui est
acquise à plusieurs corps civils. Chaque année,
le Parlement vote la composition du personnel ,
en même temps que les allocations qui s'y rap-
portent.
La marine, avec tous les services qui en dépen-
dent, est placée sous la direction de l'Amirauté,
comité de six membres , dits Lords of ihe admi-
ralty, assistés de deux secrétaires et d'un Chief-
clerk. Le premier Lord est un fonctionnaire civil
membre du cabinet. Il soutient devant le Parle-
ment les discussions politiques et financières qui
se rattachent à la marine. Il nomme aux emplois
supérieurs qui ne sont pas dévolus à l'ancienneté.
CH. 60. — LE GOUVERNEMENT CENTRAL DU ROYAUME-UNI 487
Il intervient dans les grandes questions que sou-
lève ce service , et il se réserve particulièrement
celles qui se rattachent à l'abolition du commerce
des esclaves. Les quatre Lords suivants, rangés
conformément à la hiérarchie des grades, sont
des officiers de marine désignés sous le nom de
Junior lords of the admiralty, et ils se partagent
la surveillance des services spéciaux indiqués
ci -après. Un ou deux d'entre eux siègent à la
Chambre des communes, et discutent les ques-
tions techniques qui y peuvent être soulevées.
Le dernier Lord et le premier secrétaire sont
des fonctionnaires civils siégeant également à la
Chambre des communes, où ils secondent le pre-
mier Lord.
Quatre départements principaux constituent le
service de l'Amirauté : 1° la construction et l'en-
tretien des vaisseaux à voiles et à vapeur, sous la
direction du Surveyor, qui est un officier de ma -
rine; 2° la comptabiUté et le mouvement des
fonds, sous la direction de Y Accountant- gênerai;
3° l'achat et la conservation des matériaux d'ap-
provisionnement (les vivres exceptés), sous la
direction du Storekeeper- gênerai; 4° l'achat et
la conservation des vivres , et les transports de
personnel et de matériel aux arsenaux, aux dé-
pôts et aux stations navales.
Quatre départements accessoires , comprenant
surtout les hôpitaux et les écoles, dépendent
488 LIV. vil, \^ P4RTIE — LB CHOIX DES MODÈLES
aussi de l'Amirauté. Le service médical de la
flotte et des hôpitaux maritimes est confié à un
médecin directeur général. L'hôpital de Green-
wich comprend deux branches distinctes cor-
respondant à deux directions. L'administration
des invalides résidants, au nombre de 2,500
environ, est confiée à un amiral gouverneur.
L'administration des invalides vivant au dehors
avec le secours d'une pension, au nombre de
3,000, est dirigée par une haute commission de
marins et de fonctionnaires civils, présidée par le
Paymaster- gênerai. Les deux écoles de Green-
wich reçoivent 800 enfants , dont les pères font
ou ont fait partie des marines de l'État ou du
commerce.
Les dépenses normales et supplémentaires de
l'armée et de l'Ordnance se sont élevées , en
4861 4862, à 389 millions. Les dépenses de la
marine, pendant cette même année, ont atteint
345 millions*.
§ XXIT. 3« section : les sept classes des services civils.
La troisième section du budget comprend les
allocations annuelles des services civils sub-
divisés en sept classes.
La classe i^^ a pour titre : Travaux publics
et constructions (Public luorks and buildings).
1 Non compris les dépenses extraordinaires, relatives aux
guerres de la Chine et de la Grimée.
Cfl. 60. — LE GOUVERNEMENT CENTRAL DU ROYAUME-UNI 489
Elle a donné lieu à une dépense de 21 millions.
Elle comprend : l'entretien des palais royaux ; la
construction, l'ameublement et l'entretien des
édifices publics; la construction de plusieurs
ports dans le Royaume-Uni; la construction et
l'entretien de phares dans les colonies et les
possessions étrangères; les frais de la commis-
sion chargée d'encourager la construction des
routes en pays de montagnes ; la construction du
grand égout de la métropole ; enfin l'impôt payé
pour les propriétés de l'État.
La classe 2® a pour titre : Salaires et dépenses
des services publics. Elle a donné lieu à une dé-
pense de 36 millions. Les divers services consom-
mateurs, ayant surtout pour parties prenantes
le personnel non porté ci-dessus au Fonds conso-
lidé , y sont énumérés dans l'ordre suivant : les
deux chambres du Parlement ; la trésorerie ; les
départements de l'intérieur, des affaires étran-
gères et des colonies; les administrations du
commerce et du sceau privé; la commission
d'examen pour les services civils; les adminis-
trations du Paymaster- gênerai, de l'Échiquier,
des travaux pubUcs et des constructions, des
terres et forêts de la couronne; la conservation
des documents de la législation, de la jurispru-
dence et de l'administration publique; les com-
missions de la loi des pauvres; l'hôtel de la
monnaie et le monnayage ; les inspecteurs des
490 LIT. VII, l"^ PàRTIK — LB CHOIX BBS MODÈLES
manufactures et des mines : l'Échiquier et quel-
ques administrations de TËcosse; la maison du
Vice -roi et les bureaux du Secrétaire en chef de
l'Irlande; l'inspection des asiles d'aliénés d'Ir-
lande; la commission des travaux publics d'Ir-
lande ; l'administration du contrôle financier dite
Audit- of lice; la commission* dite Enclosure, co-
pyliold and tithe commissioners ; l'enregistrement
des naissances, des mariages et des décès dans
les administrations centrales de Londres , de Du-
blin et d'Edimbourg; l'administration de l'amor-
tissement de la dette; la commission des prêts
favorisant les travaux d'utilité publique ; la com-
mission de secours pour les Indes occidentales;
la commission chargée, sous l'autorité du Grand-
chancelier et du secrétaire d'Etat de l'intérieur,
1 Celle commission est un des Irails les plus curieux de Pad-
ministralion brilannique. Elle a pour mission de provoquer la
venle des terres communales, le rachat des rentes perpétuelles,
et la conversion des dîmes ecclésiastiques en abonnements an-
nuels, de faire les prêts d^argent destinés à encourager le drai-
nage des terres ainsi que les autres améliorations à introduire
dans Tassielle et la possession de la propriélé rurale. En se trans-
formant , selon le besoin des temps , elle a contribué plus que
loule autre institution à accroître la force productive du soi.
D'un aulre côLé, le Parlement s'applique toujours à restreindre
au strict nécessaire celle immixtion dans le régime de la pro-
priélé privée. 11 révise souvent les allribulions antérieurement
conlerées. 11 en fixe la durée à courle échéance, sauf à la prolon-
ger fréquemment pour des périodes de deux années. Cette insti-
tution peut citer parmi ses bienfaits : au xviii« siècle, raliénalion
des biens communaux et le rachat des enclaves; dans le siècle
présent, la simplification des dîmes; depuis 1846 (9 et 10, Vict.,
c. 101), les travaux de drainage.
CH. 60. — LE GODTERNEMENT CENTRAL DU ROYAtME-UNI 491
de visiter les maisons d'aliénés ; la surintendance
des routes du pays de Galles; Tenregistrement
des sociétés de secours mutuels ; la commission
préposée à la surveillance des établissements et
fondations charitables ; Tinspection des cimetières
et Tadministration dite Local govemment ad of-
fice, chargée d'améliorer la salubrité publique
par l'initiative des localités; la statistique de
l'agriculture et de l'émigration en Irlande ; le ser-
vice des quarantaines; le service secret ; l'admi-
nistration centrale de papeterie, d'impression et
de reliure pour les services publics ; les frais de
poste des services publics.
La classe 3® est intitulée : Loi et Justice ( Law
and Justice). Elle a donné lieu à une dépense
totale de 66 millions. Elle groupe les dépenses
des cours de Justice, autres que les salaires
portés au Fonds consolidé. Elle comprend : pour
l'Angleterre , les cours supérieures ou spéciales
de Londres , les cours de Comté et les frais de
police à la charge de l'État ; pour l'Ecosse , les
deux hautes cours d'Edimbourg et les cours de
Sheriffs; pour l'Irlande, les hautes cours de
Dublin et le corps des constables; enfin, pour
les trois provinces, la révision des listes élec-
torales, les transports de prisonniers, les prisons
et les établissements pénitentiaires de la métro-
pole et des colonies.
La classe 4® est intitulée : Éducation , science
492 LIV. vil, l^ PARTIS — LE CHOIX DES MODÈLES
et art. Elle a donné lieu à une dépense de 34 mil-
lions. Elle comprend : les subventions à l'in-
struction primaire et à l'enseignement des arts
et du dessin, distribuées, sur la demande des loca-
lités, par le comité d'éducation du Conseil privé;
les allocations relatives à l'entretien de l'uni-
versité de Londres, du Musée britannique, de
la Société royale de Londres , des galeries de
peinture de Londres, et à l'achat de nouvelles
collections ; les subventions à la Société géogra-
phique et à divers travaux scientifiques , accom-
plis en Angleterre ou aux colonies; les subven-
tions à l'instruction primaire ou professionnelle
de l'Irlande, à l'université, au Queen's Collège
et à l'Académie royale d'Irlande; enfin les sub-
ventions aux professeurs de Belfast et aux uni-
versités d'Ecosse.
La classe 5® est intitulée : Services coloniaux
et consulaires et autres services étrangers. Elle
a donné lieu à une dépense de 17 millions. Elle
comprend : les allocations faites aux petites colo-
nies qui n'ont pu, jusqu'ici, par leurs propres
ressources, se constituer une existence indépen-
dante, notamment aux Bermudes, aux Antilles,
à la Colombie britannique , aux établissements
de la côte occidentale d'Afrique, de Sainte-
Hélène, de la rivière Orange, de la Cafrerie,
d'Héligoland, des îles Falkland, de Labuan,
des îles Pitcairn; les subventions accordées à
CH. 6Q. — LE GOUVERNEMENT CENTRAL DU ROYAUME-UNI 493
rétude dés îles Fidji; aux expéditions du Zam-
bèse, du Niger, du nord- ouest de TAustralie;
les dépenses relatives à la surveillance et à l'en-
couragement de rémigration, à la délimitation des
colonies de l'Amérique du Nord, à la répression
du commerce des esclaves et à l'assistance des
nègres repris aux contrevenants; les dépenses
normales des consulats; les dépenses extraor-
dinaires des ambassades et des missions spé-
ciales.
La classe 6® est intitulée : Secours aux vieil-
lards et charités ( Superannuations and chari-
lies). Elle a donné lieu à une dépense de 9 mil-
lions. Elle comprend les secours accordés : à
d'anciens fonctionnaires qui, aux termes des lois
en vigueur, n'ont pas droit à une pension ; aux
anciens émigrants de la Corse et de Toulon ; aux
réfugiés polonais; aux anciens marins du com-
merce; aux marins qui se trouvent à l'étranger
dans un état de détresse, et aux ministres non
conformistes d'Irlande. Cette classe comprend en
outre de nombreuses allocations aux hôpitaux
d'Irlande.
La classe 7® est intitulée : Objets spéciaux et
temporaires. Elle a donné lieu à une dépense de
17 millions. Elle se rapporte à des objets variés,
et, notamment, à la commission ecclésiastique
chargée de provoquer les réformes dans l'organi-
sation de l'Église anglicane; à plusieurs commis-
14*
494 LIT. vu, l'* PARTIS — LB CBOIX DES MODÈLES
sions chargées de services temporaires ; aux frais
occasionnés par la loi des brevets d'inyention;
enfin à divers autres services , tels que les com-
missions des pêcheries et des manufactures d'E-
cosse , les charges entraînées par certains traités
de réciprocité, les compagnies de télégraphes
sous -marins, les mercuriales des grains, le ca-
dastre d'Irlande, les recensements périodiques
de la population , le rachat des péages du Stade,
et diverses dépenses accidentelles.
§ XXIII. 4« section : les services de pereepUon et de régie.
La quatrième section du budget des dépenses
comprend les frais auxquels donne lieu la
perception des impôts; ces frais s'élèvent à 448
millions. Enfin à cette même section se rat-
tachent diverses dépenses montant ensemble à
78 millions.
Les quatre sections réunies forment une dé-
pense totale de 4,802 millions*. Ce qui distingue
surtout le budget britannique des budgets de la
France , c'est que ce chiffre se réduit plutôt qu'il
ne s'accroît.
Tel est le précis le plus sommaire que j'aie pu
tracer de la constitution britannique. J'ai écarté
^ Les budgets anglais offrent habituellement un excédant des
recettes sur les dépenses , qui est appliqué à Textinction de la
dette. Ce dernier budget présente , par exception , un déficit de
60 millions, qui s^explique par diverses causes, notamment par
les réductions considérables opérées sur plusieurs impôts.
CH. 61. — l'esprit de la constitution britannique 495
de ma description une multitude de détails; mais
j'y ai compris tous les faits qui pouvaient fournir
aux lecteurs les moyens de comparer, en connais^
sance de cause , cette constitution à celle de leur
propre pays. Il me sera maintenant facile , en me
référant à ces faits , de présenter en peu de mots
l'appréciation que j'en fais moi-même.
CHAPITRE 61
LA CONSTITUTION BRITANNIQUE TEND SURTOUT A FONDER LA PAIX
PUBLIQUE SUR LA TOLÉRANCE, A REPOUSSER LA CORRUPTION
ET A PROVOQUER LES RÉFORMES
§ I. Erreurs sur les causes de la prospérité de l'Angleterre.
La constitution que je viens de décrire a été
diversement appréciée , selon le point de vue où
l'on s'est placé; mais on ne saurait avoir deux
opinions sur les résultats que nos voisins en ob-
tiennent. Ces résultats se résument dans six traits
principaux. Depuis la fin du xviii® siècle, la nation
anglaise réussit à se préserver de la corruption
qui entravait précédemment sa marche, et qui pèse
encore sur la plupart des peuples du Continent.
A une imperfection près (54, X), la famille est
bien organisée. L'harmonie et la tolérance régnent
dans toutes les classes de la société. L'aptitude
gouvernementale se développe de plus en plus
496 LIV. TII, \^ PARTIE — LE CHOIX DES MODÈLES
chez les citoyens. La constitution sociale montre
une solidité à toute épreuve. Enfin, la race se
répand avec une fécondité croissante sur toutes
les régions incultes du globe. Il n'y a donc pas
lieu de s'étonner si , à la vue de ce beau spectacle,
toutes les nations s'accordent à placer l'Angleterre
au premier rang des États libres et prospères
(8, VIII).
On dit souvent en France que l'Angleterre ar-
rive à ces résultais, grâce à Tira pulsion donnée
parla haute noblesse; on ajoute que des lois de
privilège tendent à conserver le monopole de cette
direction dans les mêmes familles; on conclut
enfin de ces opinions que la constitution de ce
pays est essentiellement aristocratique. Les uns
en infèrent que ce régime est la source de toute
prospérité et de toute grandeur; en sorte que les
nations où une noblesse ne domine pas les autres
classes seraient condamnées à une irrémédiable
infériorité. D'autres, partant de l'idée contraire,
prétendent constater que la puissance anglaise
est incompatible avec ce régime insaisissable
qu'ils appellent , sans le définir, a: la civilisation
moderne : » ils se croient donc autorisés à pré-
dire que cette puissance s'écroulera au premier
jour. Il suffit de se reporter aux chapitres pré-
cédents pour apercevoir, et l'abus qu'on fait
ici du mot « aristocratie )), et l'erreur des deux
conclusions qu'on en tire.
CH. 61. — L^ESPRIT DE LA CONSTITUTION BRITANNIQUE 497
§ II. L'hérédité de la pairie y utile mais non nécessaire.
Sauf une particularité que j'ai signalée (60,
V), et sur laquelle je vais insister, la noblesse,
en ce qui concerne la transmission des biens,
le payement des impôts, l'exercice du gouver-
nement local , et tous les autres détails de Tor-
ganisation civile ou politique, est exactement sou-
mise aux mêmes lois que le reste de la nation.
L'égalité de la noblesse et des autres classes
devant le fisc et la justice n'est pas seulement
prescrite par la loi : elle est assurée aussi par les
mœurs et par la Coutume. On constate que les
décisions des tribunaux sont d'autant plus sévères
pour les personnes qui troublent la paix pu-
blique, que celles-ci appartiennent à une classe
plus élevée de la société. L'influence de la no-
blesse ne se fonde donc point sur le privilège :
elle résulte d'une valeur personnelle, librement
reconnue par les autres classes. Cette influence ,
d'ailleurs, n'est jamais absolue; elle ne peut
même devenir dominante qu'à la condition de
s'appliquer à la défense de la chose publique.
Elle s'affaiblit, au contraire, et provoque d'ef-
ficaces résistances , dès qu'elle paraît s'employer
dans un intérêt de caste. L'opinion publique est
très-chatouilleuse à cet égard; aussi la noblesse,
pour défendre des intérêts qui la touchent en
quelques points , est - elle tenue à beaucoup plus
498 LIY. Yll, 1"" PARTIS — LB CHOIX DES MODÈLES
de réserve que les classes commerçantes. Dans
une constitution sociale où tout se discute ou-
vertement , la noblesse ne perd jamais de vue
les sentiments qui peuvent porter les autres ci-
toyens à contester le principe de son institution.
Elle aperçoit toujours recueil contre lequel elle
peut échouer; et, au lieu de s'isoler comme
le faisait si imprudemment l'ancienne noblesse
française, elle s'attache à faire oublier son pri-
vilège en s'identifiant avec tous les intérêts na-
tionaux. C'est ainsi qu'on la voit journellement
s'associer aux autres classes dans toutes les
œuvres de bien public (46, VIII et XIII).
Dans l'ordre exclusivement poUtique, la Cham-
bre des pairs avait déjà perdu son ancienne pré-
pondérance, longtemps avant que la réforme élec-
torale eût donné une majorité considérable aux
populations urbaines et aux groupes manufactu-
riers dans la Chambre des communes. Elle n'a
plus maintenant d'autre suprématie reconnue
que le nom de Chambre haute; et l'opinion ne
lui permettrait guère de se mettre en contradic-
tion avec la Chambre basse, au sujet d'une inno-
vation ou d'une réforme soulevant de près ou de
loin une question d'impôt. Cette situation ne dis-
pense la noblesse d'aucune des vertus nécessaires
aux autres classes. Elle ne lui attribue, à vrai
dire , que le devoir de se dévouer plus que ces
dernières au bien pubUc.
CH. 61. — l'esprit de la constitution britannique 499
Les familles nobles reçoivent assurément une
influence considérable du privilège qui leur at-
tribue dans la Chambre des pairs un siège héré-
ditaire , et qui lie indissolublement la possession
d'un titre à l'exercice d'une haute fonction poli-
tique. Mais rien n'indique, nique l'abolition de
ce privilège soit imminente, ni qu'elle puisse ser-
vir l'intérêt national. Les hommes qui ont pro-
voqué récemment tant de réformes utiles, et
même ceux qui se préoccupent spécialement
d'améliorer la condition des classes inférieures,
ne réclament pas cette innovation. On admet
presque unanimement que les bourgeois et les
ouvriers ne gagneraient rien à la suppression de
l'hérédité de la pairie.
La Chambre des pairs, en effet, remplit une
fonction essentielle. Elle représente surtout les
intérêts permanents de la société. Elle tempère
donc les entraînements qui peuvent se produire ,
dans la chambre élective, sous l'inspiration d'une
passion éphémère ou d'une préoccupation acci-
dentelle. A ce point de vue, rhèrédilè des Pairs
se fonde, chez les Anglais, sur les motifs qui con-
seillent à toutes les sociétés de conserver leurs
bonnes traditions. On comprend, en outre, que
si les Pairs , après la suppression du privilège
actuel, étaient institués par des ministres, agents
de la majorité de l'autre chambre, l'équilibre
actuel du Parlement et de la constitution tout
600 LIV, VII, 1»* PARTIB — LE CHOIX DES MODÈLES
entière serait rompu , au détriment de la liberté
générale.
Si les idées et les mœurs venaient à se modifier;
si, notamment, la Chambre des pairs, s*écartant
de sa prudence habituelle, se mettait en lutte ou-
verte avec les opinions dominantes, les Anglais
pourraient être conduits à détruire ce dernier
vestige des anciens privilèges. Mais alors ils sen-
tiraient plus vivement le besoin de retrouver,
dans le droit commun, sous une nouvelle forme,
les garanties de stabilité nécessaires à tout ordre
social. Plus que jamais, ils feraient appel aux ver-
tus de la propriété rurale, unies aux talents con-
statés par les grands services rendus à la nation.
Ces autorités sociales seraient toujours indis-
pensables, pour corriger les tendances parfois
égoïstes des classes commerçantes, pour conjurer
l'envie et les appétits grossiers qui sont toujours
en germe chez les classes inférieures, et, en ré
sumé, pour conserver à la race son éclat et sa
grandeur. Les nouveaux Pairs n'auraient plus le
relief attaché aux anciens titres; mais, en re-
vanche, ils seraient débarrassés des médiocri-
tés que l'hérédité introduit maintenant dans la
Chambre haute, et ils cesseraient de prêter le
flanc aux attaques que suscitera désormais tout
régime de privilège. L'institution réformée ne
tomberait pas au-dessous de l'ancienne si la
nation résolvait le très-difficile problème que sou-
CH. 61. — l'esprit de la constitution britannique soi
lève partout rélection des vraies supériorités so-
ciales, si les intrigants n'empiraient pas l'ordre
de choses que gâtent actuellement les incapacités
héréditaires. Riche de talents, de biens et d'hon-
neurs, la nouvelle Chambre continuerait, sans
arrière-pensée d'intérêt personnel, sans autre but
que la considération publique , le rôle bienfaisant
d'une véritable classe dirigeante (50 , XVII).
En résumé, l'hérédité de la pairie est un élé-
ment -utile, mais non nécessaire, de la consti-
tution britannique. Elle pourrait, à la rigueur,
être abolie, sans que la puissance de l'Angleterre
fût sérieusement atteinte ^ ; mais elle ne pourrait,
en aucun cas, se maintenir malgré l'opinion, dans
^ Ceux qui voient dans Phérédité de la pairie tout le secret des
succès deTAngielerre, se trompent autant que ceux qui, avant la
réforme de 1846, attribuaient au régime des céréales la prépon-
dérance de la grande propriété. Celte appréciation sera égale-
ment démentie par Tévénement , si Topinion exige un jour, en
Angleterre, le sacrifice de cette dernière dérogation au droit
commun. En rapprochant ainsi ces deux privilèges , je ne pré-
tends point amoindrir Timportance de Phérédité. Le régime qui
haussait artificiellement sur les marchés anglais le prix du blé,
sacrifiait injustement toutes les classes qui le consomment à celle
qui possède le sol ; tandis que Phérédité se justifie par une multi-
tude de raisons, notamment par le besoin de la liberté politique,
et, ce qui résume tout, par les sympathies presque unanimes de
la nation. Le seul but de cette remarque est de rappeler que la
grandeur actuelle de l'Angleterre ne dépend point d'un seul dé-
tail de sa constitution ; qu'elle résulte essentiellement de ce mer-
veilleux ensemble de coutumes, de mœurs et de lois qui, laissant
à chaque citoyen toute la liberté nécessaire à la gestion de ses
propres affaires, dirige, par des milliers d'institutions locales ou
centrales, le surplus de son activité vers Putilité commune.
502 LIV. vu, l^^ PARTIE — LE CHOIX DES MODÈLES
un régime qui donne à la volonté nationale une
force irrésistible. Elle ne se conserve que sous
l'influence d'un sentiment réfléchi d'utilité pu-
blique. Une telle organisation ne présente rien
de commun avec les anciens régimes, où l'auto-
rité d'une caste s'imposait à des classes subordon-
nées. Elle ne répond donc point à l'idée fausse
' que fait naître habituellement, en France, le mot
« aristocratie » (62, XI à XIV). Il est donc inexact
d'employer ce mot pour attribuer un caractère
exclusif à la constitution anglaise.
§ III. Juste pondération établie entre les diverses classes.
L'évidence des faits réfute également les alléga-
tions inverses , à l'aide desquelles certains lettrés
français prétendent établir que la prépondérance
sociale appartiendra désormais, en Angleterre,
aux classes moyennes, ou même aux populations
ouvrières. Ces écrivains fondent l'une ou l'autre
opinion , soit sur le surcroît d'influence attribué ,
par la réforme de 1832 , à la Chambre des com-
munes, soit sur les allocations énormes accordées
récemment à l'instruction primaire par le Parle-
ment. L'idée de la domination exclusive d'une
classe déterminée est l'une des manifestations fa-
vorites de l'esprit d'intolérance (62, IX), qui nous
porte maintenant à prêter aux autres peuples les
passions dont nous sommes animés. Nous mé-
Cfl. 61. — l'esprit de la constitution britannique 503
connaissons ainsi cette équitable propension qui,
chez nos voisins , partage l'influence entre toutes
les classes , attribue le pouvoir aux individus les
plus dignes de l'exercer, et enfin assure à chaque
condition sociale, autant que le permet l'intérêt
public, les satisfactions qu'elle recherche. C'est
ainsi que la Paroisse , le Comté , la Province et
l'Etat oflrent partout aux riches les honneurs pu-
blics , en échange de dévouements gratuits ; aux
classes moyennes, la liberté du travail, avec la
perspective de la richesse et de l'influence ; aux
ouvriers habiles et tempérants , l'accès à la pro-
priété par l'épargne ou la colonisation ; i toutes
les défaillances individuelles le patronage ou la
corporation , et , comme dernière ressource , l'as-
sistance garantie par l'impôt.
La constitution britannique of&e , en outre , à
tout homme moral et laborieux , des facilités ex-
trêmes pour s'élever des rangs les plus infimes
aux situations les plus élevées. F^es préjugés de
caste ne s'opposent point , autant qu'en France ,
à cette élévation. Un nouvel anobli est traité sur
le pie^ d'égalité par les plus vieilles familles;
souvent même l'opinion de ses collègues et celle
du public lui donnent à la Chambre des pairs une
situation prépondérante. Les classes inférieures
ne sont point elles-mêmes arrêtées, dans leur
marche ascendante, par les régimes de castes
que les écoles dites professionnelles (47, XX)
0()4 IIY. VII, l""® PARTIE — LE CHOIX DBS MODÈLES
tendent à créer, en France, au profit des incapa-
cités bourgeoises.
§ IV. L*équl libre dans la vie privée.
La constitution britannique n'a jamais été su-
bordonnée à Tun de ces principes exclusifs qui,
depuis 1661 et surtout depuis 1789, ont successi-
vement dominé chez nous en étouffant tous les
autres *, et qui ont ainsi désorganisé, en notre
race , le modèle que TEurope se plut longtemps
à imiter. Cet esprit de pondération est frappant
dans la vie privée. Plus on étudie les Anglais, plus
on admire la sollicitude avec laquelle ils tempèrent
les penchants et les influences, afin de maintenir,
dans l'activité du corps et les aspirations de la
pensée , un juste état d'équilibre.
Dans la vie privée , ils opposent à la soif des
richesses le renoncement chrétien ; à une pro-
pension acharnée pour le travail, le repos do-
jminical et les jouissances journalières du foyer
domestique; au prosélytisme religieux, la tolé-
rance de tous les cultes ; aux habitudes de con-
fort et à la quiétude du bien-être, les voyages
1 Cette aberration révolutionnaire s'est exprimée, aux deux
époques, en deux phrases qui ont été souvent citées. En 1661,
Louis XIV a dit: L'État c'est moi. En 1789, Siéyès a écrit : Qu'est-
ce que le tiers-état? Tout. Qu'a-t il été jusqu'ici? Rien. Les révolu-
tionnaires de notre temps captent avec mille formules le suffrage
des incapables et des envieux; mais, au fond, ils résument leurs
flatteries dans un mensonge; « Vous êtes tout. » (Note de 1872.)
1
\
CH. 61. — l'esprit de la constitution britannique S05
excentriques et les plus violents exercices du
corps ; à la sécurité habituelle des sociétés occi-
dentales, les dangers du steeple - chase , de la
chasse au renard et des excursions maritimes ;
enfin, aux jouissances physiques que recherchent
toutes les classes selon leur fortune , la simplicité
et la frugalité systématiques d'une foule de socié-
tés dont les membres se lient par des obligations
volontaires *.
§ V. L*équilibre dans la vie publique.
Dans la vie publique, les Anglais établissent
cette pondération avec un redoublement de solli-
citude. Us opposent, en première ligne, l'autorité
de la Chambre des pairs à celle de la Chambre des
communes , et l'ascendant du Roi à celui de ces
deu^ Chambres. On prend le change, en effet, sur
la Coutume et les mœurs de l'Angleterre , quand
on se persuade que l'autorité du Roi y est néces-
1 La description de ces sociétés serait un sujet bien digne des
écrivains portés à comprendre la prépondérance de Tordre moral
sur les autres influences qui améliorent rhumanité, et je voudrais
qu^elie fût entreprise par un catholique zélé, animé de cet esprit
d'impartialité dont TAUemagne offre de si beaux modèles (9, X].
Les exemples de vertu et de renoncement chrétien offerts par ces
sociétés sont d'autant plus méritoires et d'autant plus efficaces ,
qu^ils se mêlent aux devoirs journaliers de la vie publique et de
la vie privée. Je recommande particulièrement Tétude, pratique
et directe , des sociétés dites de tempérance. Je rappelle, en outre,
la société dite des Amis (11, VI), composée de 15,000 personnes
environ, à ceux qui voudront se rendre compte de la portée des
influences morales que je signale.
RÉFORME SOCIALE. lU — 15
506 LIV. VIL, l^"" PARTIS — LE CHOIX DBS MODÈLES
sairement subordonnée aux autres pouvoirs. La
prépondérance actuelle des deux chambres du
Parlement n'est point un principe constitutionnel
absolu : c'est plutôt un fait résultant de l'harmo-
nie avec laquelle toutes les classes de citoyens
s'entendent sur les questions d'intérêt public. Si
l'antagonisme social se développait de nouveau ,
comme au xvii* siècle, par la corruption; si,
comme on l'a vu chez nous en 1851, le Parlement
se divisait en fractions égales sur des questions
essentielles, la prépondérance reviendrait au Roi
par le jeu régulier de la constitution. D'un autre
côté, le respect et l'amour accordés au Roi ne
dérivent point davantage d*un principe absolu.
Les sentiments qui attachent les sujets au Roi
sont subordonnés à Taccomplissement des devoirs
qui lui sont imposés par la Coutume, les mœurs et
la loi. Ils ne sauraient donc donner lieu aux exa-
gérations de dévouement qui ont porté nos pères
à subir sans résistance, pendant plus d'un siècle,
la corruption de Louis XIV ^ du Régent et de
Louis XV (9, VIII).
Inspirés par le même esprit de tolérance et de
pondération, les Anglais balancent le droit qu'a le
gouvernement central de nommer des magistrats
locaux (57, II à IV), par le droit des localités à
élire la Chambre des communes, et, par suite , à
nommer indirectement le personnel de ce gou-
vernement. Ils balancent de même le droit du
CH. 61. ^- l'esprit de là constitution britannique 507
législateur par Tobligation de l'enquête préalable
auprès de tous les hommes compétents ; le pou-
voir du fonctionnaire ) psy^ sa responsabilité de^
vant les administrés ^ selon le jugement des tri«-
bunaux de droit commim; l'action de l'autorité
publique, par la surveillance des électeurs et des
contribuables ; le droit des pauvres à l'assistance^
par l'intervention nécessaire de ceux qui en font
les frais.
Chacun des détails de la vie publique est en
outre contrôlé y à des points de vue opposés ^ par
deux partis permanents^ Ces partis ne sont pas
constitués^ comme ceux des peuples en révolu^
tion, par des erreurs dangereuses ou par des
intérêts éphémères. Ils sont fondés sur deux
aspirations éternelles et légitimes du cœur hu-
main ; sur la prédominanee de l'une au de l'autre
des deux propensions qui portent l'homme à con-
server le bien ou à chercher le mieux. Enfin l'o-
pinion publique à son tour^ seccHidée par la presse
périodique y s'oppose, comme contre -poids, à
toute influence exclusive. Elle fait constamment
échec à l'autorité de l'un ou de l'autre parti : dès
que les Torys obtiennent un succès marqué ^ eUe
aide les Whigs a prendre leur» émules en faute et
à reconquérir la prépondérance.
L'impulsion imprimée aux esprits dans un sens
ou dans l'autre est parfois énergique ; mais elle
ne dégénère jamais en un système exdu^f, sous
508 LIV. YII, !■*<» PARTIE — LE CHOIX DES MODÈLES
rinfluence de la routine ou de la passion. Elle ne
s'inféode point dans une formule politique , qui
ne serait pas une expression de la loi morale. A
cet égard , les Anglais gardent , au contraire , une
extrême réserve. Même aux époques de passion
et d'entraînement, ils ne proclament jamais, dans
les actes officiels, les principes de raison et de
justice qu'ils s'efforcent de pratiquer. Ils repous-
sent les protestations en faveur des grandes véri-
tés sociales qui ne dérivent pas directement du
Décalogue interprété par l'Évangile. Ils dédai-
gnent ces formules impuissantes et stériles qui,
ailleurs , ne s'inscrivent en tête des lois , ou ne
s'affichent sur les murs avec tant d'apparat, que
parce qu'elles ne sont pas gravées dans les cœurs.
§ \I. La tolérance, la crainte de la corruption et Tamour
des réformes.
On peut résumer d'un mot cette mâle indépen-
dance et cette prudente réserve, en disant que
l'Angleterre , redoutant la domination d'un prin-
cipe exclusif pris en dehors de la loi suprême ,
maintient fermement , en les tempérant l'une par
l'autre, toutes les bonnes traditions d'où peut dé-
couler quelque utilité pour le public.
Cette réserve s'applique même à la liberté civile
et politique, c'est-à-dire au principe que, selon
l'opinion unanime des autres nations, l'Angle-
terre pratique avec la plus évidente supériorité.
CH. 61. — l'esprit de la. CONSTITDTION BRITANNIQUE 509
En cette matière, les Anglais ne font jamais, même
devant les électeurs , ces sonores professions de
foi dont les Français ont été si prodigues. La li-
berté surgit chez eux spontanément de la con-
ciliation de tous les bons principes sociaux. Elle
ne s'improvise jamais , comme chez nous , par la
violence. Elle procède, au contraire, d'un esprit
universel de tolérance qui donne un légitime dé-
veloppement à toutes les situations , à tous les in-
térêts, à toutes les doctrines.
Si, parmi ces principes que les Anglais prati-
quent plutôt qu'ils ne les proclament, il fallait
absolument indiquer des tendances dominantes,
je signalerais, après cet esprit de tolérance et de
conciliation, la crainte de la corruption et l'amour
des réformes.
§ VII. La corruption conjurée dans la vie privée.
Pour préserver la vie privée de la corruption ,
les Anglais font d'abord appel à la religion (11, 1).
Ils la considèrent comme un frein salutaire pour
toutes les conditions et pour tous les âges. Ils y
voient la force la plus propre à écarter les pas^
siens de la barbarie ; car ils savent que le germe
de ces passions se reproduit incessamment avec
les générations nouvelles , quel que soit l'état de
perfection atteint par la génération précédente.
Agissant par l'exemple plus que par les pré-
ceptes , ils initient leurs enfants à la pratique de
510 UT. fn, 1>* ruffii ^ u ormx sn vwèlbs
la Tie ptr 1m môiim traditioiiB du tojev domes-
tique, et ils ne laissent à YéocAe qn*un rôle Bid)or-
donné. Après avoir ainrf mis en jeu toutes les
influences émanant de la famille , ils ont recours
i un judicieux système d'enseignement. Rs veu-
lent que Tautorité du professeur soit indépen-
dante de toute immixtion de FÉtat; mais ils lui
donnent pour appui et pour frein la religion , qui
ne reste jamais étrangère aux aspirations de la
science.
Au surplus y les pères abandonnent rarement
leurs fils aux spéculations théoriques : ils contii-
nuent à les diriger en joignant, à renseignement
de l'école, renseignement plus efficace qui résulte
de l'exercice d'une profession (47, XZI). Usant à
cet égard de la souveraineté que laisse intacte la
loi civile , et s' appuyant sur la Liberté testamen-
taire , ils tempèrent par un travail utile les pas-
sions de la jeunesse. Ils dressent au moins un de
leurs enfants à l'exercice de la profession de fa-
mille, et ils mettent les autres en voie de se créer
une situation indépendante. Sous ce régime d'au-
torité paternelle , le classement social se produit
dans les meilleures conditions : la direction des
ateliers de travail arrive naturellement aux plus
dignes.
Après avoir pourvu autant que possible, par
l'initiative individuelle, au maintien de l'ordre
social, les Anglais ont fréquemment recours à
CH. 61. — L*ESPRIT Dï LA CONSTITOTION BRITANNIQUE 511
Tassociation libre pour combattre les abus ou pré-
parer les réformes. Ils se préoccupent surtout
d'accomplir, à l'aide de corporations libres , enri-
chies par les testaments , les œuvres de bien pu-
blic auxquelles les pères de famille ne pourraient
suffire s'ils restaient isolés.
§ VIII. La corruption conjurée dans la vie publique.
En ce qui concerne l'organisation de la vie pu-
blique , les Anglais font d'abord appel aux senti-
ments de l'honneur et du devoir, et ils les propa-
gent à l'aide d'un bon système de récompenses.
Mais ils ne perdent jamais de vue le danger des
défaillances individuelles; et, pour s'en garantir,
ils s'inspirent d'une pensée juste et féconde. Ils
estiment que l'activité la plus soutenue et l'auto-
rité la plus honnête sont celles du père de famille
obligé de pourvoir, par son travail , à son bien-
être personnel et à celui de la femme et des en-
fants. Ils savent aussi que l'activité et l'autorité du
fonctionnaire public , lors même qu'elles sont en-
noblies par les vertus de l'homme privé , restent
dépourvues de ces stimulants salutaires , et recè-
lent toujours quelque germe de corruption.
De ce fait indiqué par une expérience journa-
lière, ils concluent qu'il ne faut jamais, pour at-
teindre une perfection théorique, confier au gou-
vernement les fonctions sociales qui peuvent être
convenablement remplies par des particuliers.
512 UV. Yll, \^ PARTIE — LB CHOIX DES MODÈLES
Se plaçant à ce même point de vue , pour les
fonctions qui appartiennent à la vie publique , ils
choisissent de préférence les hommes qui , voués
habituellement au soin de leurs affaires privées ,
peuvent consacrer une partie de leiu* temps à la
chose commune. Encore distinguent -ils surtout
parmi ces derniers ceux qui visent à l'honneur et
non à l'argent, qui tiennent expressément à se
concilier la considération publique par une con-
duite irréprochable, qui veulent s'élever plus
tard, par les suffrages de leurs concitoyens, à des
fonctions plus importantes. Encourageant la ri-
chesse , Tune des forces sociales , et prévenant la
corruption qui en émane , ils rendent ainsi labo-
rieuses et morales des existences qui se fussent
dépravées dans l'oisiveté.
§ IX. Les fonctions gratuites; le choix des foncUonnaires.
Les Anglais considèrent la multiplicité des
fonctions gratuites comme un élément essentiel
d'harmonie-, dans un grand État où le commerce
porte à la fortune beaucoup d'individualités émi-
nentes. Ils excitent les riches à s'élever aux hon-
neurs par la vertu, afin de les dissuader de per-
vertir la société par leurs vices et leurs passions.
Ils ont, en conséquence , érigé en devoirs publics,
pour toutes les situations de fortune, depuis la
fonction de Highway-surveyor (55, III) jusqu'à
celle de Sheriff (57, II), toutes les charges gra-
CH. 61. — l'esprit de Là constitution britannique 513
tuites qui peuvent créer aux titulaires des droits
à la considération de leurs concitoyens.
Ils attribuent des salaires à deux sortes de fonc-
tions : à celles qui exigent une longue pratique
professionnelle, incompatible avecTexercice d'en-
treprises privées ; à celles qui sont trop inférieu-
res pour être recherchées par des hommes visant
surtout à la considération publique. Quant au
choix des agents , ils le subordonnent à des prin-
cipes fort différents de ceux qui sont adoptés en
France. Ils se tiennent surtout en garde contre
la doctrine qui assimile ces fonctions à des pré-
bendes auxquelles tous les citoyens peuvent éga-
lement prétendre, en s'aidant de la faveur des
gouvernants , ou en justifiant de leur capacité par
des examens. Portés à tirer de chaque principe
tout le bien qu'il peut donner, ils ne repoussent
pas. les examens d'admission ; mais ils les éten-
dent peu au delà du cercle des fonctions infé-
rieures. Pour les carrières d'un ordre plus élevé,
que les classes influentes destinent, sous tous
les régimes , à leurs enfants et à leurs clients , ils
voient, dans l'exagération des examens, une perte
de temps et une source de corruption. Ils redou-
tent surtout ce procédé de classement en ce qui
touche la magistrature , l'armée et les autres ser-
vices où l'ascendant personnel du fonctionnaire
résulte en grande partie des habitudes tradition-
nelles de la parenté. En choisissant les candidats,
514 LIT. TIf, iM PARTI! — Ll CHOIX MS MODÈLES
ils continuent donc à rechercher les aptitudes
liées aux meilleures traditions sociales et à la for*
tune, tout en réservant une grande part aux capa-
cités constatées par des examens.
En résumé , selon la doctrine anglaise , le droit
du public n'est pas de concourir à toutes les fonc«
tiens de l'État, mais d'être servi par des fonc^
tionnaires habiles et dévoués. Le gouvernement
suit, en conséquence, pour chaque classe de fonc*
tiens, le mode de recrutement le plus propre à
atteindre ce but. Ainsi , il recourt avec succès à
l'examen, comme moyen absolu de classer les
candidats aux fonctions exigeant certaines apti*
tudes techniques développées par les écoles. U
relègue ce moyen au second rang , pour le recru-
tement des fonctions réclamant surtout certaines
qualités garanties par les bonnes traditions de fa-
mille. Enfin, tirant même d'un vieux principe trop
sujet à l'abus le bien qu'il peut encore produire,
ils tolèrent la vénalité des offices qui ne confèrent
une situation digne et heureuse qu'aux titulaires
qui joignent à leur fonction la possession d'une
certaine fortune.
§ X. Le recrutement du personnel gouvernementaL
La nation , pouvant à la rigueur dicter ses choix
au gouvernement, lui laisse habituellement, sous
ce rapport , beaucoup de latitude. C'est ainsi que
des hommes nouveaux qui prennent d'utiles ini-«
CH. 61. '^ l'esprit de Là constitution britannique K15
tiatives, arrivent journellement à de hautes situa-
tions pour y mettre leurs idées en pratique (64, VI).
L'élévation rapide des hommes de mérite est, au
contraire , incompatible avec les lourdes hiérar-
chies bureaucratiques (63, IX) du Continent. Elle
a beaucoup contribué à la grandeur présente de
l'Angleterre.
Les Anglais sont généralement convaincus que
la première qualité du fonctionnaire public est
d'être inaccessible à la corruption. Cette convic-
tion n'existe pas seulement chez les hommes
d'État auxquels des fonctions élevées ont donné
une haute intuition de l'ordre social. Elle a été
propagée jusque dans les rangs inférieur3 des
classes moyennes , par la pratique du gouverne-
ment local, par le sentiment chrétien, et surtout
par la lecture habituelle de la Bible. Quant au
classement des hommes , le Livre saint exerce ,
en Angleterre, une influence dont j'ai rarement
aperçu la trace chez les Français \
1 J'ai entendu à ShefOeld un prédicateur des rues (31, UI) signa-
ler en termes excellents l'influence que le Christianisme exerce
sur les institutions publiques, et citer en anglais, aux applaudis-
sements de la foule, le verset suivant: « L'élévalion des justes
« est une source de prospérité : le règne des méchants est la
« ruine des hommes. » {Proverbes de Salomon, xxviii, 12.) —
M peuple anglais, tant qu'il se nourrira ainsi de la lecture du
Livre saint, n'acceptera pas de ses gouvernants la corruption que
la France, envahie par le scepticisme, a subie sans résistance pen-
dant le dernier siècle de Taocien régime*
516 LIY. vu, 1'"* PARTIE — LE CHOIX DES MODÈLES
§ XI. La répartition des pouvoirs publics.
En ce qui concerne la répartition des pou-
voirs publics, les Anglais s'inspirent de principes
analogues. De même qu'ils donnent, autant que
possible, au fonctionnaire le caractère de l'homme
privé , ils se plaisent à étendre jusqu'à ses extrê-
mes limites le cercle de l'activité individuelle,
puis à tenir en contact intime l'homme public et
l'administré. L'art de gouverner leur paraît con-
sister surtout à faire voter chaque dépense par
ceux qui la paient, à établir l'administration de
la chose publique dans le Comté, le Borough,
l'Union et la Paroisse , et à ne concentrer dans la
capitale de la Province ou de l'État que la dose
d'aulorité strictement indispensable à la bonne
gestion des intérêts communs.
§ XII. L'amour des réformes et le respect de la tradition.
C'est surtout l'amour des réformes qui ho-
nore aujourd'hui l'Angleterre; mais cette pro-
pension n'a, pour ainsi dire, rien de commun
avec le besoin de changement qui se manifeste
en France, avec fracas, après de longues périodes
de torpeur. On laisse une libre expansion aux
idées les plus excentriques, touchant les réformes
politiques et religieuses. On se garde bien de les
mettre en relief, comme chez nous au xviii* siècle.
CH. 61. *- l'esprit de la constitution britannique 517
par la persécution; mais on la déconcerte par
deux procédés efficaces : par la tolérance avec
laquelle les gouvernants se résignent à subir la
propagande de Terreur; par le dévouement que
mettent les particuliers à proclamer la vérité , et
à conférer par leurs votes les honneurs et les
pouvoirs publics à ceux qui la pratiquent.
Les Anglais sont profondément attachés à leur
constitution sociale. Ils savent qu'elle est fondée
sur des coutumes justifiées par l'assentiment de
nombreuses générations; qu'elle est incessam-
ment améliorée , dans la vie locale par les vraies
Autorités sociales et les contribuables, dans la
vie nationale par un Parlement soumis au Chris-
tianisme. Us considèrent, en conséquence, comme
puériles ou insensées ces élucubrations dans les-
quelles un auteur, regardant comme non avenus
tant d'efforts et de dévouements , viserait à créer
de toutes pièces un nouvel ordre social. Se sen-
tant ainsi assurés contre toute chance de per-
turbation brusque , ils recherchent, sans arrière-
pensée et avec une ardeur soutenue, tous les
perfectionnements conseillés par l'expérience et
la raison , et ils s'assimilent par là de nouveaux
éléments de puissance et de stabilité.
Cet infatigable esprit d'innovation touche à
tous les détails de la constitution sociale. Il mo-
difie sans hésiter les institutions les plus véné-
rables ; mais , dans ce cas , le mobile est le désir
518 LIV. YII, 1^ PÀBTn -<-- U 'choix DBS MODÈLES
du mieux, et non un entraînement irréfléchi vers
la nouveauté. Quand ce désir légitime n'est point
en jeu, on se tient au régime ancien; et souvent
même , quand on change le fond des choses , on
se plait à conserver la vieille forme dans le nom
ou dans le costume. Les Anglais ne renoncent à
leurs coutumes qu'en vue de certains résultats
qui semblent désirables. Souvent ils ne promul*
guent qu'à titre d'essai leurs lois de réforme ;
et, dès que l'expérience en démontre la stéri*
lité, ils n'hésitent pas à les abolir. Us accueillent
avec une faveur marquée les projets de réforme
recommandés par une heureuse pratique d'un
peuple étranger. La propagande de leurs consuls
commerciaux , de leurs négociants et même des
simples voyageurs de loisir (54, XV), est, à cet
égard, fort efficace. L'Angleterre trouve ainsi,
dans les relations de la paix , les moyens de suc-
cès que Rome se procurait surtout par les con-
tacts de la guerre K Mieux avisée et plus féconde
que son émule, elle envahit le monde, non pas
seulement par ses armées et ses vaisseaux, mais
encore par le commerce et la colonisation. C'est
ainsi que , devant tous les peuples , cette grande
nation justifie sa prépondérance par ses services.
1 Voir répigraphe de rintroduclion.
CH. 61.-- L*SSPRIT DB LA CONSTITUTION BRITÀNNIQIJB 519
S XIII* Encouragements Judicieux donnés à Tesprit
de nouveauté.
L'Angleterre a depuis longtemps constaté que
le meilleur moyen de provoquer les réformes
utiles est de bien accueillir , puis de récom-
penser, les citoyens qui s'y dévouent. Tout no--
vateur qui fait appel à l'expérience et à la raison,
est accueilli avec sympathie par la presse pério'*
dique et par les libres associations adonnées
aux améliorations sociales. L'idée nouvelle , dès
qu'elle a été approuvée par Topinion , provoque
la formation d'une association spéciale, si elle
ne rentre pas tout d'abord dans le cadre d*une
institution ancienne. Elle trouve de puissants
patrons parmi les hommes de loisir qui, dé*
pourvus de toute préoccupation personnelle,
consacrent leur vie au soin des intérêts géné-
raux. Grâce à ces appuis, l'idée se propage rapi**
dément, et elle est bientôt mise en pratique.
L'opinion publique s'emploie volontiers à assurer
à l'inventeur le genre d'encouragement qu'il peut
désirer. C'est elle, par exemple, qui rend pro-
fitable aux intéressés la loi des brevets d'inven»
tion , qui n'est guère en France , pour les in-
venteurs, qu'une cause de martyre. C'est elle,
en effet, qui, en réagissant sur les individus et
sur les juges, réprime avec sévérité les empiéte-
ments frauduleux.
520 LIV. YII, 1"* PARTIS — LB CHOIX DBS MODÈLES
Lorsque Ton considère Tesprit de routine qui
règne chez la plupart des populations stables du
Continent, on admire, chez les Anglais, cette sage
propension vers la nouveauté. On comprend que
cette constante préoccupation pour les réformes
est un des titres les plus légitimes de la nation
anglaise à la prééminence.
. Ces titres sont nombreux ; et ils se manifestent,
surtout dans Tordre politique, avec une supé-
riorité incontestable. On ne peut lire les actes du
Parlement sans accorder au gouvernement anglais
le respect qui lui est dû. Au risque de surcharger
mon récit, j'ai souvent conservé, dans les cha-
pitres précédents, la trace de ces lectures. J'ai
cité les principales lois qui, depuis 1789, ont
transformé sans bruit la constitution britannique,
dans le temps même où nos dix révolutions
aggravaient les désordres et les abus de l'ancien
régime désorganisé par Louis XIV et ses succes-
seurs.
Je dois signaler encore, en terminant, une
autre cause des succès de l'Angleterre. Les
hommes d'État de ce pays sont en présence
d'une constitution formée de coutumes et de lois
innombrables qui impliquent souvent contradic-
tion. Ils l'ont souvent modifiée, comme je l'ai
indiqué en détail dans les six précédents cha-
pitres; mais ils ont toujours compris l'impos-
sibilité absolue de réformer en une fois une
CH. 61. — L*ESPRIT DE LÀ CONSTITDTION BRITANNIQUE 521
grande subdivision d'un si vaste ensemble. Dans
chacun de leurs essais d'amélioration, ils s'at-
tachent seulement à un détail , sans trop se pré-
occuper des disparates, et en se tenant toujours
prêts à continuer l'œuvre , dès qu'une nécessité
se fait sentir. Ils trouvent aisément leur voie,
au milieu de ce dédale d'institutions , en s'aidant
de la tradition orale et de bons répertoires ; mais
ils ne songent point à détruire leur constitution ,
sous prétexte de la simplifier. Ils se gardent de
substituer des textes inflexibles aux coutumes
qui, depuis quinze siècles, se plient à toutes les
exigences des libertés publiques et privées. Ils se
persuadent qu'aucune assemblée , fût - elle com-
posée de Numas et de Solons , ne saurait s'em-
ployer utilement à résumer en codes ces véné-
rables coutumes. Ils sont unanimes à penser que
la stabilité et la grandeur de l'État sont suffisam-
ment assurées, si le législateur pourvoit avec
vigilance aux besoins de chaque jour, et si les
classes dirigeantes (50, XVII, et 51, III), se dé-
fendant de la corruption, font partout leur de-
voir.
§ XIV. Modération des Idées touchant le sell-government
et la séparation des pouvoirs.
Les novateurs français qui se plaisent à dé-
velopper sans cesse les attributions du gouver-
S22 LI?. ?1I , l^ PARTI! — L8 CHOIX DBS MODÈLES
nement central, aux dépens du gouvernement
local et de l'activité individuelle, pourraient
trouver des arguments dans plusieurs mesures
récentes de l'Angleterre. Au nombre de ces me-
sures j on peut citer notamment celles qui con*
cernent lavaccine(56, X), les routes (57, XIV), la
salubrité (58, XIV) et l'enseignement (60, XI et
XXII). Les rapports des fonctionnaires chargés de
diriger et de contrôler les nouveaux services où
intervient l'État fournissent parfois des informa-
tions justes sur les inconvénients de ces préten-
dues réformes. Mais ils témoignent plus ordinal*
rement d'une disposition systématique à étendre
encore le régime d'intervention ; et il ne semble
pas que l'opinion publique soit préparée à réagir
contre un nouveau courant d'idées. Ces faits con*
fument deux conclusions précédemment établies.
En s' éloignant aujourd'hui de ses pratiques habi-
tuelles de self-govemment, l'Angleterre prouve
une fois de plus qu'elle repousse toute doctrine
exclusive. En se rapprochant, sous ce rapport,
de plusieurs nations du Continent, elle fournit un
nouvel exemple de la tendance qui porte les Eu-
ropéens à l'uniformité (53, III).
Mais on ne serait nullement fondé à présenter
ces mêmes faits comme la justification des exagé-
rations du régime français. Pour écarter ce genre
d'apologie, le lecteur n'a qu'à se reporter aux
différences profondes qui existent entre les con-
CH. 61. «T- l'esprit di la constitution britannique 523
stitutions sociales des deux pays. Il pourra se
borner, par exemple, à comparer les régimes
administratifs du Comté et du Département.
D'un autre côté, le Royaume -Uni, qui offre le
meilleur modèle de gouvernement local , ne pré-
tend nullement prendre, en toutes choses, le
contre -pied du principe de la centralisation. On
peut observer en ce pays, dans certaines branches
d'administration, une concentration d'autorité
plus énergique que tout ce qui existe ailleurs.
Ainsi, par exemple, la réunion de tous les ser-
vices financiers de l'État entre les mains d'un
Premier ministre (60, XIV), contraste singuliè-
rement avec l'éparpillement ruineux que nous
avons introduit en France dans ces services
(67, XIX), tout en donnant dans les autres
branches de la vie publique contre les écueils
d'une centralisation exagérée.
Je ferai une remarque analogue à propos de la
séparation des pouvoirs. Nos hommes d'État font
de ce principe une règle absolue , en haine des
abus auxquels le régime opposé a donné lieu au
dernier siècle. Les Anglais, au contraire, tirent
de ce principe tous les avantages qu'il peut don-
ner; mais ils se gardent de l'appliquer jusque
dans les moindres détails. C'est ainsi que , en
réunissant chez les Magistrates du Comté (57, IV)
les fonctions administratives, et la juridiction sur
certains crimes ou délits, ils ont trouvé le meil-
524 LIV. vu, 1'* PARTIE — LE CHOIX DES MODELES
leur moyen pratique de concilier la liberté et la
paix publique.
§ XV. Critiques dirigées contre la constitution sociale
de l'Angleterre.
En présentant ces appréciations sur la consti-
tution britannique, je me suis inspiré des con-
sidérations présentées au début de cet ouvrage
(8, VII). Je me suis proposé, non pas défaire la
balance exacte des qualités et des défauts de
cette constitution, mais bien démettre en lumière
les bons exemples qui peuvent exciter chez nous
une émulation salutaire. Si je m'étais placé au
stérile point de vue de la critique, j'aurais dû
insister plus que je ne l'ai fait sur plusieurs
traits regrettables : sur les dernières traces de
l'oppression imposée pendant cinq siècles à
l'Irlande; sur l'injustice du régime des dîmes
ecclésiastiques, qui prive les cultes dissidents de
leurs légitimes ressources ; sur les vices nom-
breux attachés au principe et à la pratique de la
taxe des pauvres ; sur les misères physiques et
morales qui, malgré de nombreuses réformes,
pèsent encore sur les populations manufactu-
rières et urbaines du Royaume-Uni. J'aurais dû
surtout signaler l'égoïsme que l'Angleterre mani-
feste dans les rapports internationaux , et notam-
ment le cynisme avec lequel elle a organisé en
CH. 61. — l'esprit de la constitution britannique 52S
Orient le honteux commerce de Topium. Enfin,
j'aurais à reprocher à l'Angleterre le tort qu'elle
a fait parfois au monde entier, en détournant les
Européens de l'union qu'ils devraient contracter,
soit pour développer leurs ressources intérieures,
soit pour exercer au dehors un haut patronage ;
et, à ce sujet, j'aurais à rappeler une importante
vérité , savoir : que cette intervention des Euro-
péens n'est pas moins nécessaire à l'aifermisse-
ment de leur propre constitution qu'à l'améUo-
ration des races inférieures (51, X),
Ce n'est point par un engouement irréfléchi,
mais avec le désir d'être utile à mon pays et aux
autres nations civilisées, que j'ai insisté sur les
traits les pluB recommandables de la constitution
britannique. Mais, si le plan de mon travail
m'eût conduit à critiquer l'usage que l'Angleterre
fait de sa puissance, j'aurais dû pourtant con-
stater qu'elle se montre plus modérée dans l'abus
que l'Espagne et la France ne l'ont été aux temps
de leur prépondérance. Au surplus, les maux
actuels de l'Europe résultent moins de l'égoïsme
des Anglais que de l'erreur ou du vice des popu-
lations ; et , en ce qui nous concerne , le meilleur
moyen d'y remédier est de revenir au vrai et au
bien par l'exemple de nos émules.
?\jrs — Ll CS.Œ Mis MODÇLXs
mi'.Ti Jî~i:iajii'-ratf. ;e ne sus îzïriré des col
>, T!l . Tti ne sns 3r.-c«:isi . ilC: p là de fiirc .
jc-s jeosjiîHnj^^cs rtii leT^en;: es:i:er i."..^„ :.
r.- ."-TT-maam. saciaDc. àk je b ci.ai^ [ji^v :
^MnUÏ 527
rt des le-
dit à titre
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: travail et
ligine sont
1 : ils sont
iHiuête, les
iLuliers coiD-
iirces quatrd
::stitution so-
in des classes
la loi morale
iucompatibles
c'est à-dire la
ilon, engendre
sde proie et de
lit le pouvoir ;
Il antagonisme
iiktolérance. La
pouvoir, sous
I.S qui, pour la
situation : elle
s|inii-;ilj|i' et, en conse-
il l'ii intérêt plus que
huninir-^ investis de l'au-
telles tondiliuiis n'ont point à
irruption : loin d<: là, ils en
implaisent dans les abus; po
526 LIY. Yll, 1'^ PAIVTIl — LE CHOIX DKS MODÈLES
S XV1« Gatne» qui , malgré eertaiiis défauts , recommandent
rimitallon de TAngleterre.
Je n'ai observé aucune constitution sociale
qui soit exempte de graves imperfections. Celles
que je viens de signaler dans la constitution
britannique ne doivent point dissuader mes
concitoyens de la prendre pour modèle. L'op-
portunité de l'imitation est d'autant mieux dé*
montrée que les plus déplorables défaillances d6
notre race correspondent aux meilleures qua-
lités de nos voisins. Le contraste des résultats
obtenus par les deux nations ne saurait être
méconnu ; car, depuis un siècle , lar paix sociale
s'est affermie en Angleterre pendant qu'elle s'af**
faiblissait en France* Le contraste des causes
qui amènent des résultats si opposés n'est pas
moins évident.
Les Anglais témoignent en toute circonstance
, un profond respect pour la loi morale du Chris*
tianisme. Unis par la vérité suprême, ils ne se
divisent pas malgré les dissentiments que suscite
la corruption inséparable de la nature humaine :
la dose d'erreur qui en émane a des limites res-
treintes ; elle ne compromet jamais sérieusement
les sentiments d'harmonie et de tolérance. Mal-
gré l'essor inouï imprimé aux manufactures, la
vie rurale conserve sa prééminence : elle four-
CH. 61. — l'esprit DB la CONSTITOTION BRITANNIQUl 527
nit, pour le gouvernement de l'État et des lo-
calités , un personnel excellent , servant à titre
gratuit, responsable de ses actes , constituant
une hiérarchie naturelle , fondée sur le travail et
la vertu* Les gouvernants de cette origine sont
intéressés à réprimer la corruption : ils sont
ingénieux à trouver^ par voie d'enquête, les
moyens de réforme auprès des particuliers corn-
pétents.
Il en est autrement, en France, pour ces quatre
points fondamentaux de toute constitution so-
ciale. Les lettrés, usurpant la fonction des classes
dirigeantes , prêchent le mépris de la loi morale
et la remplacent par des doctrines incompatibles
avec tout ordre social. L'erreur, c'est à-dire la
plus dangereuse forme de la corruption, engendre
des révolutions sans fin : les hommes de proie et de
violence envahissent périodiquement le pouvoir ;
ils créent des partis divisés par un antagonisme
ardent et par un aveugle esprit d'intolérance. La
bureaucratie exerce la réalité du pouvoir, sous
l'autorité nominale de gouvernants qui, pour la
plupart , sont indignes de leur situation : elle
forme une caste irresponsable et, en consé-
quence, elle s'inspire de son intérêt plus que
de ceux du public. Les hommes investis de l'au-
torité dans de telles conditions n'ont point à
souffrir de la corruption : loin de là , ils en tirent
profit et se complaisent dans les abus; pour eux,
528 UV. VII, 1'* PARTI! — LS CHOIX DES MODÈLES
Fart de gouverner consiste à trouver les combi
naisons qui masquent le besoin de réforme. -^
Je ne reviens point ici sur les maux que Toubl
de la loi morale déchaîne dans la vie privée :
les ai suffisamment décrits dans rintroducti(Mtf^^
et dans les six premiers Livres. Je dois , au con^,
traire , insister sur les trois vices qui , chez nou$^
désorganisent le plus la vie publique. Je com^;;
mencerai donc la deuxième partie de ce derniflC'
Livre, en montrant comment nous nous éca^
tons de notre modèle. A cet effet, je décrirai laC
funestes conséquences entraînées, depuis 1781
pour tous nos gouvernements , par l'antagonisniÉ
et l'intolérance, par la bureaucratie et l'irrespoih
sabiUté , enfin et surtout par une trompeuse méh
thode de réforme.
1
FIN DU TOME TROISIEME
SOMMAIRE
DU TOME TROISIÈME
Voir, en tête du Tome premier : l'Avertissement de
la l*'^ Édition (1864); la Préface de la 4« Édition
( 1872 ) ; l'Avertissement des Éditeurs ( 1872 ) ; la Table
des matières contenues dans les quatre Tomes et
l'Observation préliminaire sur les renvois intercalés
Idans le texte.
iiVRE CINQUIÈME- — L Association y ou t Union dans
le travail et la vertu.
ïuxième partie. — Les Corporations. Pages 1
à 124.
TRE SIXIÈME. — Les Rapports privés , ou la Eiérar-
)hie dans le travail et la vertu. Pages 125 à 230
Livre septième. — Le gouvernement.
liera partie. — Le choix des modèles. Pages 231
527.
«r, en tête du Livre cinquième (2® partie), du
sixième et du Livre septième (l*** partie), le
so^Baire abrégé des chapitres.
7853. — Tours, impr. mamb
15*
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IX.. 1. "• ?ar "r .
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BIBLIOTHEQUE DE LA PAIX SOCIALE
Catalogue au i«r mars 1878
(Voir, pour plus de détails, la Pièce X annexée.)
L
i« Section. — Ouvrages de M. F. Le Play et des collaborateurs
qui, en appliquant la méthode à Tétude des familles, ont préparé
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des Sciences de Paris. Épuisé depuis 1856. — 1 vol. in-folio; Imprimerie
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Question sociale et l'Assemblée nationale. — N» 5. Les principes et
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M. F. Le Play 1 fr. 60
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3 iilOS Om IHH Q21
DATE DUE
1 1
STANFORD UNIVERSITY LIBRARIES
STAHFORD, CALIFORHIA 94305-6004