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Full text of "La réforme sociale en France : déduite de l'observation comparée des peuples européens"

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The  Andrew  B.  Hammond 
Mémorial  Book  Fund 


Stanford  University  libraries 


LA 


RÉFORME  SOCIALE 

E\  FRANCE 

Di  l'OBraniioii  coiPAitE  Di!  piums  imopÉiii 


M.  F.   LE  PLAÏ 

AatcDr  de»  OuvHtra  eungténs 
llllill  iDlTlOI,  CttRIflil  ET  RErOIDDl 

TOME  TROISIÈME 


TOURS 
ALFRED  MàHE  ET  HLS,  LIBRAIRES -ÉDITEURS 

PARIS  (riT«  droite),  DENTU,  llbrure,  F&Uû-Ro7a],  19,  g&leri*  d'Orléui 
PIRIS  {mt  gianiu),  LAROHER,  librun,  57,  rae  BoiupArte 


.« 


LA 


RÉFORME  SOCIALE 


EN  FRANCE 


III 


L'auteur  et  les  éditeurs  déclarent  réserver  leurs  droits  de  re- 
production à  l'étranger.  —  Cet  ouvrage  a  été  déposé  au  ministère 
de  l'intérieur  (direction  de  la  librairie)  en  avril  1878. 


LA 

RÉFORME  SOCIALE 

EN  FRANCE 

Dl  l'OlimATlOII  CODlliE  DIS  PIIPIII  IDIOlIlllS 


M.   F.  LE  PLAY 

•or,  uiloi  Coiuemenl'ËUt,  1nii«c(eDr  (tainl  du  mi 


lllllll   IDITIOI,   GOaRISII  IT  lITDIini 


TOUE  TROISIËUE, 


TOURS 

ALFRED  MAME  ET  FILS,  LIBRAIRES-ÉDITEURS 

PARIS,  DENTU,  LIBRAIRE 


LIVRE  CINQUIÈME 


L'ASSOCIATION 


ou 


L'UNION  DANS  LE  TRAVAIL  ET  LA  VERTU 


DEUXIÈME  PARTIE 

LES   CORPORATIONS 


Les  deux  catégories  d^sssociatioDs  ne  sont 
bienfaisantes  qae  dans  les  branches  d^aetivité 
où  les  efforts  individuels  ne  sauraient  safBre. 

La  Réforme  tociale  (47,  XXV). 


RÉFORME  SOCIALE.  III  —  ^ 


SOMMAIRE 


DU     LIVRE     CINQUIEME 


Deuxième  partie. 


Chapitre  46.   Le  vrai  rôle  des  corporations.  —  Cha- 
pitre 47.  L'enseignement  et  les  corporations. 


L'ASSOCIATION 


DEUXIÈME  PARTIE 

LES    CORPORATIONS 


CHAPITRE  46 

LB  VRAI  RÔLE  DES  CORPORATIONS  EST  DE  COMPLÉTER  L^ACTIVITÉ 
INDIVIDUELLE,   SANS  JAMAIS  L^AMOINDRIR 

§  I.  Les  six  catégories  de  corporations. 

Il  en  est  des  corporations  comme  des  commu- 
nautés {  elles  s'effacent  devant  la  famille ,  à  me- 
sure que  les  principes  sociaux  sont  mieux  obser- 
vés. Elles  sont  décidément  nuisibles,  lorsqu'elles 
prétendent  envahir  le  champ  de  l'activité  indivi- 
duelle. Elle»  deviennent  intolérables  lorsqu'elles 
demandent  aux  privilèges  et  aux  règlements  res- 
trictifs une  autorité  inutile  ou  malsaine. 

Cependant  les  transformations  sociales  font 
naître  journellement  des  besoins  nouveaux  aux- 
quels on  ne  peut  pourvoir  qu'à  l'aide  de  corpora- 
tions. Les  uns  sont  le  symptôme  d'une  décadence 
qu'il  faut  combattre  par  un  effort  temporaire  ;  les 


4  UTRfi  T,    2«  PABTIE  —   l'aSSOCIâTIOX 

autres,  au  contraire,  accusent  un  progrès  que 
doit  féconder  une  institution  permanente.  Je  me 
suis  attaché  à  mettre  en  relief  ce  dernier  con- 
traste en  groupant  ci- après  les  corporations  en 
six  catégories.  Dans  un  examen  rapide  des  prin- 
cipales spécialités  auxquelles  ces  associations 
s'appliquent,  je  distinguerai  donc  celles  qui,  cor- 
respondant à  un  état  de  choses  normal  ou  vi- 
cieux ,  doivent  être  durables  ou  éphémères. 

L'une  des  nécessités  de  toute  organisation  so- 
ciale est  de  secourir  ceux  qui  ne  peuvent  pour- 
voir eux-mêmes  aux  besoins  de  leur  famille ,  et 
surtout  d'empêcher,  parmi  certaines  classes  de 
la  population ,  l'avènement  d'un  état  habituel  de 
pauvreté.  Ce  problème  est  souvent  résolu ,  dans 
l'orient  de  l'Europe ,  par  le  régime  des  engage- 
ments forcés;  il  l'est,  en  Occident,  par  le  régime 
des  engagements  volontaires  permanents  *.  Cha- 
cun trouve  le  bien-être  dans  l'organisation  de  la 
famille  et  dans  les  bons  rapports  de  l'ouvrier  et 
du  patron.  Lorsque  les  mœurs  s'altèrent,  lorsque 
la  prévoyance  ne  préside  plus  à  la  conclusion  des 
mariages ,  lorsque  les  ouvriers  perdent  le  respect 
et  les  maîtres  l'esprit  de  patronage ,  lorsque  enfln 
la  loi  civile  permet  certains  écarts  du  vice  et  de 
Terreur,  chaque  famille  dirigeante  n'a  ni  la  vo- 

1  Les  Ouvriers  européens,  p.  16  et  17.  Déûnition  des  ouvrien  et 
des  rapports  qui  les  lient ,  dans  les  diverses  organisations  sociales 
de  TEurope,  aux  mattreSi  aux  communautés  et  aux  corporations. 


CH.   46.  —  LE  VRAI  ROLE  DES  CORPORATIONS  5 

lonté  ni  le  pouvoir  de  maintenir  Tordre  dans  le 
cercle  de  son  influence.  Il  faut  alors  que  celles 
de  ces  familles  qui  ont  conservé  le  sentiment  du 
devoir,  s'associent  pour  agir  en  commun.  Telle 
est  l'origine  de  deux  catégories  de  corporations 
ayant  pour  objet,  la  première  de  pallier  les  maux 
de  la  pauvreté,  la  seconde  d'en  détruire  le 
germe. 

§  II.  ir«  catégorie  :  les  corporations  qui  assistent  Tindigence. 

Les  corporations  de  la  première  catégorie, 
c'est-à-dire  celles  qui  sont  chargées  d'adoucir 
momentanément  la  souflrance  des  pauvres,  of- 
frent une  extrême  diversité.  Dans  la  majeure 
partie  de  l'Occident,  elles  sont  purement  volon- 
taires.  En  Angleterre  et  dans  plusieurs  Etats  alle- 
mands, elles  sont  constituées  par  la  loi  ou  la  Cou- 
tume. Tantôt,  comme  je  l'indiquerai  plus  loin,  elles 
se  composent  exclusivement  de  religieux  ;  tantôt 
elles  n'associent  guère  que  des  laïques.  Les  unes 
réunissent  les  deux  sexes;  les  autres  se  com- 
posent exclusivement  d'hommes  ou  de  femmes. 
Quelques-unes  se  forment  seulement  en  vue  d'un 
résultat  urgent  à  obtenir,  et  n'ont  qu'une  exis- 
tence de  courte  durée.  La  plupart  n'aperçoivent 
point  de  limite  prochaine  à  leur  activité.  Il  en 
est  même ,  et  c'est  le  cas  habituel  des  hôpi- 
taux et  des  hospices,  dont  la  perpétuité  est  ga- 
rantie par  des  dotations  et  notamment  par  la 


6  LIVRE  V,    2°  PARTIE  —   L'ASSOCIATION 

possession  de  biens  en  mainmorte.  Ces  innom- 
brables corporations  rassemblent  pour  la  plupart 
des  personnes  qui  appartiennent  aux  classes  su- 
périeures et  qui  se  dévouent  au  soulagement  des 
classes  souffrantes.  D'autres  se  composent  seu- 
lement de  personnes  exposées  elles-mêmes  aux 
atteintes  de  la  pauvreté.  Enfin,  certaines  corpo- 
rations, plus  ou  moins  inspirées  par  une  pensée 
morale  ou  philanthropique,  se  proposent  en  outre 
de  faire  un  emploi  fructueux  de  capitaux.  Tel  est 
le  cas,  par  exemple,  des  sociétés  d'assurances  sur 
la  vie,  qui  adoucissent  les  maux  dérivant  de  la 
mort  prématurée  des  chefs  de  famille.  Ces  socié- 
tés ont  aussi  le  gain  pour  objet  ;  en  sorte  qu'elles 
forment  une  transition  entre  les  corporations  et 
les  communautés. 

Ces  corporations  offrent ,  dans  le  but  qu'elles 
se  proposent,  encore  plus  de  variété  que  dans  le 
principe  de  leur  organisation.  Elles  s'appliquent 
avec  un  infatigable  esprit  d'invention  à  soulager 
tous  les  maux  qui  peuvent  frapper  les  existences 
depuis  la  naissance  jusqu'à  la  mort.  Elles  dis- 
pensent les  mères  de  famille  des  soins  récla- 
més par  les  jeunes  enfants;  elles  pourvoient  à 
l'instruction  primaire  et  à  l'apprentissage  des 
professions;  elles  président  à  la  conclusion  des 
mariages  et  au  service  des  sépultures  ;  elles  as- 
surent la  nourriture  de  l'âme  et  du  corps  à  ceux 
qui  en  sont  dépourvus  ;  elles  remédient  à  toutes 


CH.    46.  —  LE  VRAI   ROLE  DES  CORPORATIONS  7 

les  imperfections  physiques  ;  enfin  elles  combat- 
tent par  une  multitude  de  combinaisons  les  di- 
vers désordres  résultant  du  vice  et  de  l'impré- 
voyance. 

Ces  innombrables  entreprises  fonctionnent 
sous  nos  yeux.  Elles  sont  décrites  par  une  litté- 
rature spéciale  ;  il  serait  donc  superflu  d'en  don- 
ner ici  une  énumération  plus  détaillée.  Je  me 
bornerai  à  résumer  les  appréciations  qui  me  sont 
suggérées  par  l'étude  de  ces  institutions  et  par  la 
fréquentation  des  personnes  qui  y  dévouent  leur 
temps  et  leurïortune. 


§  III.  Nécessité  accidentelle  et  défauts  des  corporations 

d'assistance. 


Aucune  théorie  ne  saurait  justifier  l'abandon  de 
ceux  qui  souffrent.  Toute  conception  qui  tendrait 
à  constituer  un  meilleur  ordre  de  choses,  mais 
qui  conseillerait  à  une  nation  de  rester  impassible 
devant  les  maux  actuels,  frapperait  les  classes  su- 
périeures d'une  véritable  déchéance  morale.  Au 
risque  de  compromettre  l'avenir  et  à  défaut  de 
meilleures  combinaisons ,  il  faut  d'abord  panser 
les  plaies  sociales  avec  les  moyens  qu'on  a  sous 
la  main.  Quelles  que  soient  les  conséquences  de 
ce  premier  mouvement,  il  faut  bénir  les  per- 
sonnes bienfaisantes  qui  se  plaisent  à  y  céder. 
Cependant ,  s'il  est  inhumain  de  disserter  en  pré- 
sence de  misères  à  secourir,  il  ne  faut  pas  que  la 


8  UTIE   V,    ±^   PAini  —  LASSUCUTiœC 

pratique  des  secours ,  toute  respectable  qu'elle 
est,  donne  le  change  à  TopimoQ  publique.  Les 
corporations  Touées  au  soulagement  des  malheu- 
reux sont  nécessaires  sous  les  régimes  de  hberté 
qui  permettent  aux  vicieux  et  aux  imprévoyants 
de  créer  des  familles  misérables  ;  mais  elles  sont 
loin  d'être  complètement  bienfaisantes.  Plusieurs 
d'entre  elles  viennent  même  aggraver  le  mal ,  en 
donnant  à  la  pauvreté  un  caractère  endémique,  et 
en  masquant  par  des  palliatifs  les  vrais  moyens  de 
guérison. 

11  est  aisé  de  comprendre,  en  ^et,  qu'une  cor- 
poration qui  ne  connaît  point  la  vie  intime  des 
familles  à  secourir,  reste  impuissante  à  beaucoup 
d'égards.  Elle  ne  saurait  remplacer  un  patron  qui 
exerce  lui-même  la  charité  en  faveur  des  familles 
attachées  à  sa  maison  et  soumises,  comme  lui,  à 
la  coutume  des  ateliers  (50,  V). 

Le  pauvre  n'a  aucun  moyen  d'acquitter  par 
son  respect,  par  son  dévouement  ou  par  des  ser- 
vices personnels  la  dette  qu'il  a  contractée  envers 
des  bienfaiteurs  collectifs  ou  anonymes.  Le  sen- 
timent de  son  impuissance  lui  inflige  une  humi- 
liation dont  la  résignation  chrétienne  ne  triomphe 
pas  facilement.  C'est  ainsi  que  se  brise ,  entre  les 
riches  et  les  pauvres,  le  lien  moral  qui  devrait  être 
le  principal  bienfait  de  la  charité. 

Le  riche,  de  son  côté,  n'est  plus  attiré  vers  le 
pauvre  par  les  sentiments  d'affection  qui  se  créent 


CH.    46.  —  LE  VRAI    ROLE  DES  CORPORATIONS  9 

spontanément  parmi  les  générations  successives 
de  maîtres  et  de  serviteurs  dont  tous  les  membres 
naissent,  vivent  et  meurent  dans  le  contact  le 
plus  intime.  Il  quitte  avec  peine  les  jouissances 
du  luxe  qui  l'entoure  pour  le  triste  spectacle  du 
dénûment.  Celui  même  qui  s'impose  ce  devoir  est 
inhabile  à  le  remplir  dans  toute  son  étendue;  car, 
en  présence  de  maux  dont  l'histoire  lui  reste  in- 
connue ,  il  ne  saurait  trouver  les  paroles  qui  cen- 
tuplent en  pareil  cas  le  prix  du  bienfait.  Les  per- 
sonnes attirées,  par  l'esprit  de  charité,  vers  les 
services  d'assistance  constatent  bientôt  l'impuis- 
sance de  leurs  efforts  :  elles  renoncent  alors  à  in- 
tervenir personnellement  et  se  bornent  à  payer 
de  leur  bourse. 

Rarement ,  d'ailleurs ,  les  corporations  laissent 
l'esprit  de  charité  se  développer  librement.  L'élan 
individuel  y  est  presque  toujours  comprimé  par 
des  règlements  qui  atteignent  le  but  "matériel  sans 
créer  la  solidarité  morale.  Le  mal  augmente  lors- 
que, devenant  plus  riches,  elles  recourent  à  l'in- 
tervention de  fonctionnaires  salariés.  Ceux-ci,  en 
effet,  tombent  trop  souvent  dans  Tindolence,  la 
dureté  et  la  corruption,  vices  habituels  des  orga- 
nisations administratives  (63,  X).  Dans  ce  cas, 
ils  font  naître  chez  les  pauvres  des  sentiments  de 
haine  qui  contrastent  d'une  manière  regrettable 
avec  l'esprit  de  l'institution.  Alors  même  qu'elles 
échappent  à  ces  vices,  les  grandes  corporations 


10  LIVRE  V,    2°  PARTIB  —   L'ASSOCIATION 

qui  gèrent  par  exemple  les  hôpitaux,  les  hospices 
et  les  maisons  de  travail  absorbent  improductive- 
ment  une  partie  des  ressources  qui  devraient  être 
affectées  au  soulagement  des  pauvres. 

Les  corporations  qui  évitent  les  inconvénients 
inséparables  de  l'intervention  des  fonctionnaires, 
et  qui  imposent  à  leurs  membres  les  plus  dévoués 
le  travail  personnel  de  l'assistance ,  donnent  ha- 
bituellement contre  un  autre  écueil.  Ce  service 
exige  beaucoup  de  temps  et  de  sollicitude;  il  offre 
aux  âmes  d'élite  un  charme  particulier;  comme 
toute  autre  occupation  régulière ,  il  devient  à  la 
longue  une  sorte  de  besoin  ;  enfin,  il  confère  jus- 
tement à  ceux  qui  le  remplissent  la  considération 
publique,  et  souvent  même  il  devient  un  titre  aux 
honneurs  de  la  cité ,  de  la  province  et  de  l'État. 
Au  milieu  des  sociétés  désolées  par  le  paupé- 
risme, ces  avantages  sociaux  tendent  à  constituer 
une  classe  qui  forme  de  l'assistance  publique  son 
unique  spécialité.  Cette  classe,  sans  être  oisive, 
reste  étrangère  à  tout  travail  productif,  et  elle 
cesse  peu  à  peu  de  comprendre  les  besoins  et 
les  rapports  essentiels  à  une  bonne  constitution 
sociale.  Assurément,  cette  classe  utile  et  respec- 
table est  loin  de  trouver  satisfaction  à  la  vue  des 
misères  d' autrui;  mais  elle  touche  le  mal  avec 
quiétude.  Elle  vise  plus  à  le  pallier  qu'à  le  gué- 
rir, et  parfois  même  elle  perd  toute  aptitude  à 
chercher  le  mieux.  D'un  autre  côté ,  ce  régime 


CH.  46.  —  LE  VRAI  ROLE  DES  CORPORATIONS    11 

affecte  d'une  manière  encore  plus  fâcheuse  le  ca- 
ractère des  assistés.  Ceux  qui  peuvent  compter 
sur  des  secours  périodiques  se  dispensent  à  la 
longue  des  efforts  qu'ils  devraient  faire  pour  échap- 
per au  dénûment. 

Les  deux  séries  de  propensions  qui  naissent 
ainsi  sous  l'influence  des  corporations  d'assistance 
publique ,  étendent  incessamment  le  domaine  de 
la  pauvreté.  Elles  s'y  développent  sans  entrave, 
tandis  que,  sous  le  régime  de  la  charité  indivi- 
duelle ,  elles  sont  combattues  par  la  nécessité  où 
se  trouvent  les  donateurs  de  restreindre  dans  de 
justes  limites  les  charges  de  l'assistance. 

§  rv.  L'assistance  privée,  supérieure  à  Tassistance  publique. 

En  résumé,  les  inconvénients  de  cette  première 
catégorie  de  corporations  s'exagèrent  toujours 
par  l'intervention  de  particuliers  ou  de  fonction- 
naires salariés  qui  distribuent  les  fonds  qu'on 
leur  confie,  aux  familles  assistées,  sans  avoir  avec 
elles  aucun  autre  rapport  habituel.  Ils  se  rédui- 
sent d'autant  plus  que  r organisation  sociale  prend 
mieux  le  caractère  de  patronage ,  et  que  les  se- 
cours sont  distribués  en  plus  grande  partie  par 
ceux  mêmes  qui  en  font  personnellement  les 
frais.  Cependant  on  n'échappera  jamais  complè- 
tement, en  cette  matière,  aux  vices  de  la  corpora- 
tion. Le  vrai  principe  sera  toujours  de  substituer 
à  la  charité  administrative ,  exercée  par  des  fonc- 


12  LIVRE  V,   2«  PARTIE  —  L'ASSOCIATION 

lionnaires  envers  des  inconnus ,  la  charité  privée 
exercée  à  titre  individuel  envers  des  collabora- 
teurs ou  des  clients. 


S  V.  2«  catégorie  :  les  corporations  qui  préviennent 

le  paupérisme. 

Les  corporations  de  la  seconde  catégorie,  c'est- 
à-dire  celles  qui  s'appliquent  à  détruire  le  germe 
de  la  pauvreté,  contrastent  de  tout  point  avec 
les  précédentes.  Tendant  toutes  à  développer  les 
bonnes  mœurs  et  la  prévoyance,  ou,  en  termes 
plus  précis,  le  goût  de  l'épargne  et  de  la  pro- 
priété individuelle,  elles  ne  sont  jamais  nuisibles. 
Elles  ne  deviendraient  inutiles  que  dans  le  cas 
où  les  populations  seraient  élevées  à  la  perfection 
morale.  Les  unes,  agissant  indirectement  par  la 
persuasion ,  combattent  l'ivrognerie ,  le  concubi- 
nage et  les  autres  vices  qui  retiennent  les  masses 
dans  une  situation  précaire.  D'autres,  touchant 
de  plus  près  au  but,  favorisent  le  placement  et 
la  fructification  des  épargnes.  Enfin  les  plus  fé- 
condes, stimulant  un  des  plus  vifs  instincts  de 
l'humanité ,  font  naître  chez  les  individus  le  désir 
de  posséder  l'habitation  de  famille ,  avec  ou  sans 
dépendances  agricoles. 

Parmi  les  corporations  qui  se  rattachent  à  ce 
dernier  principe,  on  peut  citer  avec  éloge  la  cor- 
poration des  mines  du  Hartz,  la  société  des  Cités 
ouvrières  de  Mulhouse,  et  surtout  les  Land-so- 


CH.  46.  —  LE  VRAI  ROLE  DES  CORPORATIONS    13 

cieiies  de  la  Grande-Bretagne.  Celles  qui  méritent 
une  louange  sans  réserve  restent  étrangères  à 
tout  intérêt  de  spéculation  et  à  tout  antagonisme 
politique.  Elles  n'ont  en  vue  qu'un  seul  objet  : 
acquérir  de  vastes  terrains  à  proximité  des  agglo-  * 
méralions  urbaines  ou  manufacturières ,  pour  les 
répartir  par  lots  entre  les  ouvriers  qui  consentent 
à  s'imposer  les  privations  de  l'épargne.  Comme 
modèles  de  cette  sage  réserve,  j'ai  admiré  en 
Angleterre  quelques  Land-societies,  sur  le  Con- 
tinent les  corporations  allemandes  et  la  société 
de  Mulhouse  (25,  III  et  IV).  Le  relâchement  des 
mœurs  privées  et  des  liens  sociaux  donne  aujour- 
d'hui aux  corporations  de  ce  genre  une  oppor- 
tunité toute  spéciale.  Les  gens  de  bien  qui  sont 
prêts  à  se  dévouer  à  la  réforme  sociale  de  notre 
pays,  ne  peuvent  faire  une  application  plus  utile 
de  l'esprit  d'association. 

§  YI.  3«  catégorie  :  tes  sociétés  de  secours  mutuels. 

La  troisième  catégorie  de  corporations  a  pour 
objet  d'assister  les  familles  peu  aisées,  dans  cer- 
tains cas  spéciaux  et  accidentels  où  elles  seraient 
atteintes  par  la  pauvreté.  Ces  corporations  grou- 
pent, non  plus  des  bienfaiteurs,  mais  les  assistés 
eux-mêmes,  qui  se  secourent  mutuellement  à 
l'aide  d'un  fonds  constitué  à  cet  effet.  Quelques- 
unes,  cependant,  subventionnées  par  des  pa- 
trons, se  rattachent  partiellement  aux  corpora- 


14  LIVRE  V,   2*  PARTIE   —   L'aSSCXUATION 

lions  de  la  première  catégorie.  Ordinairement,  et 
surtout  en  Angleterre,  le  fonds  de  secours  est 
formé  en  entier  par  les  associés ,  qui  en  profitent. 
En  France ,  on  nomme  leurs  nombreuses  variétés 
«  sociétés  de  secomrs  mutuels  ».  Leur  destination 
presque  unique  est  d'assurer  la  subsistance  de 
chaque  associé  en  cas  de  maladie ,  et  de  pourvoir 
aux  frais  de  ses  funérailles.  Elles  se  comptent 
aujourd'hui  par  milliers  dans  chaque  région  ma- 
nufacturière de  rOccident.  Elles  y  rendront  de 
véritables  ser\ices ,  aussi  longtemps  que  durera 
le  régime  de  l'indépendance  absolue  du  patron  et 
de  Touvrier. 

Suivant  une  opinion  fort  répandue,  ces  cor- 
porations ouvrent  l'ère  de  la  vraie  organisation 
du  travail.  Elles  doivent  envahir  de  plus  en  plus 
les  ateliers.  A  ce  point  de  vue,  les  cas  nombreux 
de  patronage  qu'on  observe  encore  sont  les  der- 
niers vestiges  d'un  ordre  de  choses  qui  ne  saurait 
se  perpétuer.  Certains  novateurs  voient  même 
dans  les  sociétés  de  secours  mutuels  les  germes 
d'une  nouvelle  organisation  sociale ,  où  la  sécurité 
des  familles  se  concilierait  avec  la  fécondité  du 
travail  individuel.  Aies  entendre,  on  reviendrait 
d'ailleurs  par  cette  voie  à  la  tradition  nationale  : 
on  appliquerait  aux  besoins  de  notre  époque  un 
des  principes  fondamentaux  des  anciennes  corpo- 
lations  d'arts  et  métiers.  Ces  dernières  alléga- 
tions reposent  sur  un  fonds  de  vérité  ;  mais ,  dans 


CH.  46.  —  LE  VRAI  ROLE  DES  CORPORATIONS    15 

leur  ensemble,  elles  sont  exagérées  et  offrent 
même  une  confusion  d'idées.  Elles  pourraient, 
en  s'accréditant,  compromettre  les  réformes  que 
réclame  le  régime  actuel  du  travail. 

Les  anciennes  corporations  d'arts  et  métiers 
indiquées  au  paragraphe  suivant  ont  donné  à  la 
France  les  bienfaits  de  la  paix  sociale ,  depuis 
rétablissement  de  la  monarchie  jusqu'à  la  désor- 
ganisation provoquée  par  Turgot.  Elles  avaient 
pour  bases  des  contraintes  morales  et  des  com- 
binaisons matérielles  qui  pesaient  à  la  fois  sur 
les  patrons  et  les  ouvriers.  Considérées  dans 
leurs  principes ,  ces  contraintes  et  ces  combinai- 
sons régnent  plus  que  jamais  parmi  les  ateliers 
prospères.  Considérées,  au  contraire,  dans  leur 
application,  elles  se  transforment  partout  et  ne 
se  rencontrent  plus ,  sous  leur  ancienne  forme , 
que  dans  un  petit  nombre  de  localités.  Au  milieu 
de  ces  transformations,  le  problème  à  résoudre 
est  toujours  le  même  :  fonder  la  sécurité  de  l'ou- 
vrier sur  la  permanence  du  travail.  Les  procédés 
de  la  solution  sont  seuls  modifiés.  Sous  la  cou- 
tume des  anciennes  corporations ,  le  nombre  des 
ouvriers  de  chaque  profession  est  limité  plus  ou 
moins  directement  par  l'autorité  publique.  Sous 
la  coutume  actuelle  des  ateliers  les  plus  pros- 
pères ,  ce  nombre  est  limité  dans  chaque  atelier 
par  la  prudence  du  patron.  Celui-ci,  en  effet,  s'in- 
erdit  tout  accroissement  de  production  qui  l'o- 


16  LIVRE   V,    2°  PARTIE  —  L'ASSOCIATION 

bligerait  à  s'adjoindre  momentanément  de  nou- 
veaux ouvriers  ;  il  n'attache  à  son  atelier  que  les 
ouvriers  auxquels  il  peut  assurer  des  moyen» 
d'existence  dans  les  crises  commerciales  dont  la 
retour  est  périodique.  Malgré  les  formules  favo- 
rites de  notre  temps,  il  n'y  a  pas  plus  de  «  li- 
berté »  sous  le  nouveau  régime  que  sous  l'ancien  : 
seulement  la  contrainte,  au  lieu  d'être  légale 
sous  la  sanction  de  gouvernants  plus  ou  moins 
pénétrés  de  leur  devoir,  est  volontaire  sous  le 
contrôle  de  la  conscience  et  d'un  public  plus  ou 
moins  éclairé. 

Quant  à  la  mutualité  de  l'assistance,  elle 
n'avait,  même  dans  la  combinaison  matérielle  des 
anciennes  corporations,  qu'un  rôle  secondaire. 
Il  en  est  ainsi  maintenant,  et  il  en  sera  de  même 
encore  à  l'avenir  dans  toute  bonne  organisation 
du  travail.  Les  sociétés  de  secours  mutuels  sont 
spéciales  aux  populations  parmi  lesquelles  règne 
un  état  habituel  de  dénûment;  et  leur  multipli- 
cation est  l'un  des  plus  sûrs  symptômes  de  l'ac- 
croissement des  maux  que  nous  devons  guérir. 
Elles  sont  absolument  impuissantes  à  opérer  cette 
guérison.  Le  paupérisme  est  une  plaie  causée  par 
les  vices  du  patron  et  de  l'ouvrier  :  il  aura  poiu* 
remède  la  contrainte  qui  les  ramènera  l'un  et 
l'autre  au  respect  de  la  loi  morale,  et  non  le  mé- 
canisme matériel  de  la  mutualité. 

Pour  asseoir  leur  sécurité  sur  les  sociétés  de 


CH.  46.  —  LE  VRAI  ROLE  DES  CORPORATIONS    17 

secours  mutuels ,  les  populations  imprévoyantes 
devraient  se  soumettre,  dès  le  plus  jeune  âge,  à 
une  discipline  et  à  des  privations  qui,  jusqu'à  ce 
jour,  n'ont  été  imposées  que  par  le  régime  pa- 
triarcal * ,  ou  par  les  coutumes  de  paysans  pro- 
priétaires *.  Or,  peut-on  espérer  que  les  jeunes 
générations  des  villes  manufacturières,  abandon- 
nées aujourd'hui  sans  frein,  dès  l'âge  de  seize 
ans  ^,  aux  appétits  les  plus  grossiers,  renonce- 
ront spontanément  à  leur  imprévoyante  liberté? 
C'est  en  vain  que  de  faux  amis  font  entrevoir 
aux  ouvriers  la  possibilité  de  s'élever  sans  l'appui 
des  classes  dirigeantes.  C'est  à  tort  surtout  qu'ils 
les  poussent  à  prendre  devant  celles-ci  la  situation 
que  la  bourgeoisie  riche  et  intelligente  s'était 
donnée,  sous  l'ancien  régime,  devant  la  no- 
blesse ébranlée  et  appauvrie  par  la  corruption.  Il 
existe ,  à  cet  égard,  entre  les  bourgeois  et  les  ou- 
vriers de  tous  les  temps,  une  dilférence  presque 
absolue.  En  France,  pendant  la  décadence  de 
l'ancien  régime,  les  roturiers  éminents  conqué- 
raient difficilement,  parmi  les  nobles,  une  situa- 
tion en  rapport  avec  leurs  vertus  et  leurs  talents. 
Ils  étaient  donc  forcés  d'employer  ces  qualités 
pour  accroître  l'influence  et  Tillustration  de  leur 


1  Les  Ouvriers  européens,  p.  61.  ==  *  U Organisation  de  la 
famille ,  livre  II.  (Noie  de  1672.)  i=z  3  Les  Ouvriers  des  deux 
Mondes,  t.  IV,  p.  387.  Sur  les  inconvénients  de  la  délivrance 
des  brevets  personnels  aux  ouvriers  de  16  ans. 


18  LIVRE  V,   2«  PARTIE  —  L'ASSOCIATION 

propre  classe.  Les  ouvriers  éminents,  au  con- 
traire, ont  toujours  pu  parvenir,  sans  entrave 
créée  par   la  loi  ou  la  Coutume,  aux  premiers 
rangs  de  la  bourgeoisie.  Dès  lors  la  classe  ou- 
vrière ,  par  la  nature  même  des  hommes  et  des 
choses,  ne  retient  guère  que  les  individualités 
dépourvues  des  qualités  qui  assurent  les  légi- 
times succès*.  Il  ne  résulte  pas  de  là  que  la  classe 
ouvrière  doive  rester  chez  nous  dans  la  déplo- 
rable condition  où  elle  est  tombée  depuis  la  révo- 
lution dans  plusieurs  agglomérations  urbaines  ou 
manufacturières  '.  Il  lui  serait  facile  de  revenir 
au  niveau  qu'elle  a  conservé  en  Orient  et  dans 
quelques  localités  de  l'Occident;  et  elle  pourrait 
ensuite  monter  plus  haut.  Ainsi ,  on  peut  conce- 
voir un  avenir  prochain  dans  lequel  les  ouvriers , 
ramenés  à  la  saine  pratique  du  Décalogue,  par 
Texemple  que  doivent  donner  les  patrons,  se- 
raient élevés  tous  à  la  dignité  de  propriétaires. 
lis  auraient  au  moins  en  propre  le  foyer  domes- 
tique (25,  III  à  VIII)  avec  les  dépendances  que  le 
moyen  âge  jugeait  indispensables  à  un  chef  de 
maison  ^  et  ils  se  trouveraient  alors  soustraits  aux 
atteintes  de  la  pauvreté.  Cette  prévision  ne  sau- 
rait être  taxée  d'utopie;  car   tous  les  ouvriers 
jouissent  de  ce  bien-être  chez  des  races  qui,  au 

1  Les  Ouvriers  européens ,  p.  20,  146  et  260.  =^  ^  i^a  Paix 
sociale,  Inir.,  vu,  4.  (Noie  de  1872.)  =  3  U Organisation,  de  la 
Ifimille,  §11,3.  (Note  de  1872.) 


CH.  46.  —  LE  VRAI  ROLE  DES  CORPORATIONS    19 

point  de  vue  des  ressources  physiques  et  intel- 
lectuelles, restent  inférieures  à  la  nôtre  *.  Mais  ce 
progrès  ne  saurait  sortir  d'un  simple  mécanisme 
financier.  Il  est  subordonné  à  la  réforme  des 
mœurs  et  des  rapports  privés,  et  ne  sera  ac- 
compli qu'à  l'aide  d'une  forte  discipline  imposée 
aux  jeunes  générations  par  les  familles -souches 
(30,  V)  et  par  des  patrons  bienveillants  (50,  VII). 
En  résumé ,  il  serait  encore  dangereux  de  don- 
ner ici  le  change  à   l'opinion  sur   le  rôle  de 
l'association.  Les  sociétés  de   secours   mutuels 
n'opposent  qu'un  palliatif  à  un  ordre  de  choses 
vicieux.  Elles  sont  l'indice  et  non  le  remède  de 
la  misère.  Elles  décèlent  un  commencement  de 
désorganisation  sociale ,  quand  elles  s'appliquent 
à  des  femmes  arrachées  à  leur  ménage  par  les 
grands  ateliers,  et  obligées  de  demander  à  une 
institution  factice  la  protection  qu'elles  ne  peu- 
vent dignement  recevoir  qu'au  foyer  domestique 
(26,  VIII).  Enfin,  ces  sociétés  ne  peuvent  contri- 
buer à  l'extinction  du  paupérisme  ;  et,  dès  que  ce 
but  sera  atteint  par  d'autres  moyens  (50,  V), 
elles  deviendront  inutiles. 

§  VII.  4*  catégorie  :  les  corporations  d*arts  et  métiers. 

Les  corporations  d'arts  et  métiers  qui  for- 
ment la  quatrième  catégorie  ont  été,  au  moyen 

^  Les  Outyriers  européens ,  p.  50,  87,  104,  110,  116,  etc. 


20  LIVBE  V,    2«  PARTIE  —  L'ASSOCIATION 

âge,  le  fondement  du  régime  manufacturier.  Elles 
ont  même  conservé,  jusqu'au  xmii®  siècle,  une 
situation  prépondérante  dans  le  gouvernement 
des  communes  urbaines.  Pour  chaque  métier, 
elles  groupaient  de  petits  chefs  d'industrie  tra- 
vaillant près  du  foyer  domestique,  avec  le  con- 
cours de  la  famille  renforcée  au  besoin  d'aides 
et  d'apprentis.  Elles  amortissaient  la  concurrence 
en  limitant  le  nombre  des  maîtres  et  des  ou- 
vriers, et  donnaient  par  conséquent  à  ceux-ci 
la  sécurité  aux  dépens  des  consommateurs.  Bien 
qu'elles  soient  composées  de  personnes  ayant 
le  gain  pour  objet,  elles  forment  de  vraies  cor- 
porations et  non  des  communautés  (41,  III). 
Ici,  en  effet,  on  applique  le  principe  d'associa- 
tion, non  pour  l'avantage  financier  des  maîtres 
associés,  mais  bien  dans  un  intérêt  public,  pour 
fonder  la  paix  sociale  sur  la  sécurité  des  ouvriers 
imprévoyants. 

Ces  corporations  sont  fort  nombreuses  encore 
dans  l'Allemagne  méridionale,  où,  sous  le  nom 
d'Innungen  et  de  Zunfte  \  elles  s'appliquent  à 
beaucoup  de  métiers  usuels.  Elles  sont  représen- 
tées en  Suède  par  les  Bergslags\  circonscrip- 
tions de  mines  où  les  fonderies  sont  en  nombre 


1  Les  OuvjHers  européens,  p.  127.  Sur  Torganisation  des  corpo- 
rations urbaines  de  l'Aulriche  et  de  TAllemagne  méridionale.  ZH 
2  Ibidem,  p.  97.  Sur  l'organisation  de  l'industrie  métallurgique 
dans  les  Bergslags  suédois. 


CH.  46.  —  LE  YRÀI  ROLE  DES  CORPORATIONS    21 

limité.  En  France,  imprudemment  ébranlées  par 
Turgot  (1776),  puis  abolies  par  la  révolution 
(1791),  pour  tous  les  métiers,  elles  ont  été  ré- 
tablies sans  discernement  sous  le  Consulat  et 
l'Empire,  pour  les  boulangers*  de  Paris  et  de 
Lyon,  les  agents  de  change,  les  courtiers  de  com- 
merce ,  les  notaires ,  les  avoués ,  les  huissiers  et 
les  commissaires  priseurs. 

En  comparant  la  détresse  qui  frappe  aujourd'hui 
les  populations  manufacturières  au  bien-être  dont 
elles  jouissaient  autrefois ,  on  a  été  souvent  con- 
duit à  prôner  le  principe  des  anciennes  corpo- 
rations d'arts  et  métiers.  On  a  même  proposé 
de  les  rétablir  en  les  perfectionnant.  L'expé- 
rience acquise  dans  une  foule  d'ateliers*,  et 
même  dans  des  régions  entières  de  l'Europe, 
conseille  de  repousser  cette  proposition.  Dans  ces 
ateliers  modèles ,  les  patrons  garantissent  à  leurs 
ouvriers ,  sous  un  régime  de  liberté  complète  ^, 
la  sécurité  et  le  bien-être  qui  provenaient  autre- 
fois du  régime  de  contrainte.  Avec  ce  système 

1  Depuis  que  ces  lignes  ont  été  écrites  (1862),  les  corporations 
de  boulangers  ont  été  supprimées  par  le  décret  du  30  septembre 
1863.  Voir,  à  ce  sujet,  deux  documents  :  —  1»  Rapport  déjà  cité, 
sur  les  commerces  du  blé ,  de  la  farine  et  du  pain  ;  —  1°  La  QiieS' 
iion  du  pain,  ou  précis  sommaire  du  passé  et  de  Ta  venir  de  la 
boulangerie  parisienne,  à  Tappui  de  la  réforme  proposée  en  oc- 
tobre 1862  par  le  conseil  d'État.  Paris,  1862;  brochure  in- 8», 
chez  Victor  Masson  et  fils.  =  *  Voir,  au  tome  IV,  Pièce  IX. 
(Note  de  1867.)  zzz  3  Voir  V Organisation  du  travail,  chapitre  ii. 
(Note  de  1872.) 


22  LIVRE  V,    2«  PARTIE   —    L'ASSOCIATION 

de  patronage,  la  société  vit  en  paix  sans  avoir 
à  redouter  les  abus  qu'entraînait  la  limitation 
du  nombre  des  ateliers  ou  du  personnel.  Les 
gouvernants,  en  particulier,  sont  débarrassés 
des  réclamations  sans  fin  adressées  par  les  pa- 
trons qui  tendaient  toujours  à  exploiter,  dans 
leur  propre  intérêt,  le  monopole  qui  avait  été  créé 
en  vue  de  l'intérêt  public  *.  Au  surplus,  les  corpo- 
rations se  sont  éteintes  spontanément  ou  ont  été 
formellement  abrogées  en  beaucoup  de  lieux;  et 
j'ai  cherché  en  vain  un  cas  où  l'on  ait  jugé  utile 
de  les  reconstituer. 

On  rétablirait,  il  est  vrai,  la  stabilité  des  exis- 
tences ,  ce  trait  excellent  du  moyen  âge ,  en  reve- 
nant aux  corporations  fermées  et  aux  engage- 
ments forcés.  Toutefois  ce  retour  au  passé  n'est 


1  Les  syndics  élus  par  les  ^0  boulangers  de  Paris,  interprètes 
des  passions  jalouses  de  la  majorité ,  et  conservant ,  sous  ce  rap- 
port ,  Fesprit  des  anciennes  corporations ,  trouvaient  que  la  situa-* 
tion  de  chacun  n'était  pas  sufGsamment  garantie  contre  les  en- 
treprises d'une  minorité  trop  prospère,  par  les  règlements  qui 
ont  limité  jusqu'en  1863  le  nombre  des  maîtres  et  des  boutiques. 
Par  une  pétition  adressée  en  1860  à  M.  le  Préfet  de  la  Seine,  ils 
demandaient,  dans  les  termes  suivants,  que  désormais  on  limi- 
tât, en  outre,  le  nombre  des  fours  :  «  Les  moyens  de  restreindre 
«  les  grandes  boulangeries  sont  faciles  à  trouver.  Il  suffira  de 
<i  faire  suivre  la  délivrance  d'un  numéro  de  boulangerie  de  l'obli- 
«  gation  qui  accompagne  la  délivrance  des  numéros  de  voitures; 
«  on  donnera  à  chaque  titulaire  le  droit  d'ouvrir  et  d^exploiter 
«  seulement  une  quantité  de  fours  déterminée.  Sans  doute,  il  y 
«  aura  toujours  des  boulangers  plus  ou  moins  habiles ,  plus  ou 
«  moins  intelligents;  il  se  produira  toujours  des  inégalités;  mais 
«  dans  ces  limites,  elles  seront  moins  préjudiciables...  » 


CH.  46.  —  LE  VRAI  ROLE  DES  CORPORATIONS    23 

point  désirable;  car  on  détruirait  en  même 
temps  la  liberté  du  travail ,  qui ,  malgré  certains 
maux  graves  mais  guérissables,  est  une  des 
rares  supériorités  de  notre  époque  d'instabilité 
et  d'antagonisme.  Il  est  'aussi  nécessaire  que 
jamais  d'assurer  l'existence  des  familles  impré- 
voyantes; mais  il  faut  tirer,  de  l'emploi  intelli- 
gent du  libre  arbitre ,  le  résultat  que  nos  pères 
obtenaient  plus  facilement  du  régime  régle- 
mentaire. Pour  atteindre  librement  ce  but,  nous 
devons  fonder  l'agriculture  et  l'industrie  manu- 
facturière sur  la  famille -souche  et  le  patronage 
volontaire.  Le  retour  à  la  contrainte  ne  serait 
opportun  que  si  nos  patrons  et  nos  ouvriers, 
persistant  dans  leur  déplorable  antagonisme ,  se 
refusaient  à  suivre  l'exemple  des  ateliers  modèles 
de  la  France  et  de  l'étranger. 

§  VIII.  5«  catégorie  :  les  corporaUons  littéraires  et  scientiliques. 

Les  corporations  de  la  cinquième  catégorie 
ne  se  rapportent  plus,  comme  les  précédentes, 
à  une  situation  maladive  :  elles  correspondent, 
au  contraire,  à  un  état  normal  de  la  société. 
Parmi  elles  brillent  au  premier  rang  les  sociétés 
de  savants,  de  lettrés- et  d'artistes  qui  se  dé- 
vouent à  la  recherche  et  à  la  propagation  du 
vrai,  du  bien  et  du  beau.  On  s'accorde  à  re- 
connaître l'utilité  de  ces  institutions;  mais  on 
discute  beaucoup  sur  les  règles  de  leur  organi- 


24  LIVRE   V,    2®  PARTIE   —  l'aSSOCIATION 

sation.  Les  principes  que  l'on  prend  de  plus  en 
plus  pour  guides  en  cette  matière  se  résument 
dans  les  termes  suivants. 

Les  corporations  dont  l'action  est  la  plus  bien- 
faisante, sont  animées  d'un  protond  sentiment 
de  tolérance.  Tout  en  aimant  la  tradition  et  les 
vieilles  renommées,  elles  accueillent  avec  bien- 
veillance l'innovation  unie  à  un  certain  mérite  ; 
et  dans  cette  voie  elles  ne  s'arrêtent  qu'aux  limites 
posées  chez  tous  les  peuples  civilisés  par  le  res- 
pect des  convenances.  Redoutant  par-dessus  tout 
les  doctrines  exclusives  et  les  systèmes  préconçus, 
elles  ne  prétendent  point  diriger  l'esprit  humain, 
et  elles  se  gardent  d'ériger  en  axiome  leur  infail- 
libilité. Elles  croient  rarement  devoir  provoquer, 
par  des  récompenses  pécuniaires,  certains  efforts 
spéciaux.  Elles  refusent,  en  général,  de  prendre 
ces  initiatives,  pour  n'être  pas  obUgées  de  por- 
ter des  jugements  qui  pourraient  propager  l'er- 
reur ou  cacher  la  vérité.  Leur  mission  principale 
est  de  faire  arriver  à  la  connaissance  du  public 
les  travaux  qu'on  leur  présente  :  lui  seul,  en 
effet,  a  qualité  pour  juger  en  dernier  ressort. 

Des  corporations  pénétrées  des  meilleures  ten- 
dances évitent  ce  premier  écueil  en  repoussant  les 
systèmes  restrictifs  de  recrutement  qui  les  abais- 
seraient à  l'état  de  coteries.  Elles  se  font  un  devoir 
de  choisir  leur  personnel  dans  toutes  les  opinions 
et  dans  toutes  les  écoles.  Elles  fondent  leur  exis- 


'  CH.  46.  —  LB  VRAI  ROLB  DES  CORPORATIONS    25 

tence  sur  les  contributions  volontaires  de  leurs 
membres,  en  sorte  que,  pour  augmenter  autant 
que  possible  leurs  moyens  d'action,  ellesappellent 
dans  leur  sein,  non-seulement  les  célébrités  de 
la  science  ,  des  lettres  et  des  arts ,  mais  encore 
les  personnes  qui  se  plaisent  à  les  fréquenter 
et  à  leur  accorder  un  généreux  patronage.  Elles 
rapprochent  donc  par  d'honorables  liens  de  con- 
fraternité toutes  les  classes  qui  ont  injérôt  à  se 
réunir.  Ainsi  constituées ,  les  corporations  scien- 
tifiques et  Uttéraires  offrent  un  haut  caractère 
d'impartialité,  et  sont  en  mesure  de  pressentir  le 
jugement  que  le  public  portera  des  œuvres  de 
leurs  clients.  Cette  organisation  ne  les  empêche 
pas  de  mettre  en  relief  les  hommes  éminents 
qui  font  la  gloire  de  chaque  compagnie.  Ceux-ci, 
en  effet,  sont  naturellement  portés  aux  hon- 
neurs par  des  élections  libres,  et  ils  prisent 
d'autant  plus  ces  distinctions  qu'elles  sont,  en 
définitive,  conférées  par  l'opinion  publique. 

Les  corporations  vouées  aux  arts  libéraux  ne 
sauraient  guère,  dans  ces  conditions,  donner 
prise  aux  reproches  qu'ont  encourus  les  institu- 
tions analogues  créées  sous  l'inspiration  de  l'an- 
cien régime  européen.  Loin  de  décourager  ceux 
qui  veulent  sortir  des  voies  battues,  elles  leur 
offrent  le  concours  de  leur  publicité ,  et  les  met- 
tent en  contact  avec  les  juges  compétents.  Ainsi 
se  trouve  écartée ,  chez  les  peuples  tenant  à  bon- 


26  LIVRE  V,   2«  PARTIE  —  L'ASSOCIATION 

neur  de  récompenser  les  talents,  une  cause  in- 
cessante d'inquiétude  et  d'agitation.  On  peut  ré- 
pondre, en  effet,  à  ceux  qui  se  disent  méconnus 
ou  opprimés  que  le  jugement  du  public  a  cons- 
taté leur  erreur  et  leur  impuissance.  Enfin  ces 
corporations  ne  sont  point  soumises  à  l'obses- 
sion qu'exercent  habituellement  les  pouvoirs  pu- 
blics sur  les  institutions  placées  sous  leur  dé- 
pendance. Elles  ne  peuvent  être  soupçonnées 
de  s'ériger  eu  tribunal  pour  donner  appui  aux 
doctrines  que  l'autorité  veut  faire  prévaloir.  Il 
leur  répugnerait  de  se  faire  les  agents  de  la 
science  officielle,  c'est-à-dire  de  l'un  des  fléaux 
qui  ont  le  plus  entravé  le  perfectionnement  des 
sociétés.  En  résumé,  elles  protègent  autant  que 
possible  la  pensée  humaine ,  elles  ne  l'oppriment 
jamais. 

§  IX.  L*AssociaUon  britannique  pour  le  progrès  des  sciences. 

Ces  principes  sont  généralement  adoptés  par 
les  institutions  qui  se  fondent  aujourd'hui;  et 
l'on  peut  citer  comme  un  des  meilleurs  types 
de  cette  organisation,  l'Association  britannique 
pour  le  progrès  des  sciences.  Composée  de  toutes 
les  personnes  honorables  qui  veulent  contribuer 
de  leur  bourse  à  cette  œuvre ,  elle  tient  succes- 
sivement ses  assises  annuelles  dans  toutes  les 
grandes  villes  du  Royaume-Uni.  Dans  la  ville  et 
à  la  date  désignées  lors  de  la  précédente  assise , 


CH.  46.  —  LE  VRAI  ROLE  DES  CORPORATIONS    27 

on  voit  affluer  les  membres  de  rassociation  avec 
leurs  femmes  et  leurs  filles.  Pour  l'échange  de 
leurs  idées,  les  membres  se  partagent  en  sec- 
tions spéciales.  A  celles-ci  s'attachent,  selon 
leurs  goûts,  les  jeunes  talents,  les  réputations 
établies  et  les  sommités  sociales  du  Royaume  ou 
des  pays  étrangers.  Chaque  jour,  des  réunions 
générales,  des  lectures,  des  excursions  scien- 
tifiques et  un  banquet,  donnent  occasion  de 
récompenser  par  de  chaleureuses  ovations  les 
hommes  de  mérite  épars  dans  le  pays,  et  les 
utiles  travaux  accomplis  densle  cours  de  Tannée. 
Dans  ces  conditions ,  la  science  établit  des  liens 
intimes  entre  les  individualités  les  plus  intelli- 
gentes de  la  nation.  Sous  ce  rapport,  au  milieu 
des  discordes  suscitées  par  le  schisme  et  le  scep- 
ticisme, elle  est  souvent  plus  féconde  que  la 
religion.  Les  assemblées  qu'elle  provoque  sont 
plus  efficaces  et  plus  dignes  que  les  distractions 
futiles  de  nos  réunions  habituelles.  Elles  font 
contre -poids  aux  divisions  provoquées  par  la 
concurrence  des  intérêts ,  par  la  distinction  des 
rangs  et  par  la  lutte  des  partis.  L'Association 
britannique  assure ,  par  un  recueil  spécial ,  une 
large  publicité  à  toutes  les  œuvres  scientifiques 
qui  lui  sont  présentées ,  et  elle  perpétue  ainsi  le 
souvenir  de  ces  manifestations  annuelles  de  la 
vie  nationale. 
En  Allemagne ,  les  corporations  de  science  et 


28  LIVRE  V,   2*  PARTIE  —  L'aSSOCIATIO.N 

d'art  n'opèrent  point  exclusivement,  comme  FAs- 
sociation  britannique,  par  la  centralisation  des 
travaux ,  combinée  avec  le  changement  du  lieu 
des  assises  annuelles.  Mais,  comme  cette  der- 
nière, elles  rapprochent  les  esprits  éclairés  et 
propagent  le  mouvement  intellectuel  dans  le  corps 
social  tout  entier.  Elles  atteignent  ce  but  en  se 
constituant  avec  Tappui  des  influences  locales  sur 
tous  les  points  du  territoire,  puis  en  se  réunissant 
chaque  année  en  un  congrès. 

§  X.  Les  inconvénients  des  académies  officielles. 

Les  grandes  académies  créées  sur  le  Conti- 
nent pendant  les  quatre  derniers  siècles  n'ont 
point  toujours  adopté  ces  libres  institutions;  mais 
elles  ont  parfois  corrigé  par  une  saine  pratique 
les  vices  inhérents  au  patronage  de  l'État.  Elles 
ont  pu  ainsi,  sans  suivre  la  marche  des  temps, 
mais  aussi  sans  blesser  l'opinion  publique,  con- 
server leurs  vieilles  tradilions.  L'Institut  de  France 
est  particulièrement  dans  ce  cas,  bien  que  l'oc- 
casion de  briser  les  liens  du  passé  se  soit  sou- 
vent offerte.  Détruit  avec  l'ancien  ordre  social 
(1792),  rétabli  sous  le  Directoire  (1795)  ,  réor- 
ganisé sous  le  Consulat  (1803)  et  sous  la  Res- 
tauration (1816),  complété  sous  le  gouverne- 
ment de  juillet  (1832)  et  sous  le  second  Empire 
(1855),  il  persiste,  dans  la  forme,  à  procéder 
de  l'ancien  régime  plus  que  de  l'esprit  nouveau. 


CH.  46.  —  LE  VRAI  ROLE  DES  CORPORATIONS    29 

Il  échappe  à  rintolérance  et  à  la  routine  par 
J'influence  du  milieu  social  et  par  le  caractère 
personnel  de  ses  membres;  mais  son  organisation 
même  soulève  de  sérieuses  critiques. 

Les  cinq  académies  de  l'Institut  sont  des  cor- 
porations fermées,  comprenant  seulement  une 
faible  partie  des  hommes  qui  se  dévouent  à  la 
culture  des  cinq  spécialités  correspondantes  de 
la  science  et  de  l'art.  Renouvelant  leur  personnel 
seulement  à  l'occasion  de  la  mort  de  leurs  mem- 
bres, et  ayant  le  devoir  de  récompenser  par  leur 
choix  les  plus  longues  suites  de  travaux  utiles, 
elles  donnent  à  la  vieillesse  une  influence  trop 
prépondérante.  Elles  peuvent ,  surtout  en  ce  qui 
concerne  les  travaux  de  goût  et  d'imagination, 
n'être  pas  assez  accessibles  aux  idées  de  la  jeu- 
nesse. Sans  doute,  elles  puisent  beaucoup  de 
force  et  de  dignité  dans  leurs  habitudes  de  libre 
recrutement;  cependant  elles  ne  sont  point  com- 
plètement indépendantes  de  l'autorité.  Le  souve- 
rain, en  eflet,  s'est  réservé  sur  Fadmission  des 
nouveaux  membres  un  droit  de  veto.  L'Etat  four- 
nit le  palais  où  se  tiennent  les  séances.  Il  pourvoit 
aux  dépenses,  et  donne  même  un  subside  aux 
académiciens.  Malgré  leur  modération  et  leur 
prudence,  les  académies  de  l'Inslilut  ne  se  refu- 
sent pas  toujours  à  prendre  un  rôle  officiel.  Elles 
interviennent  parfois  dans  le  jugement  des  doc- 
trines ,  ou  dans  le  choix  des  hommes  destinés  à 


30  LIVRB   V,   2«   PARTIE  —  L'ASSOCIATION 

certaines  fonctions  publiques.  Le  simple  recrute- 
ment des  membres  nouveaux ,  et  la  distribution 
des  prix  nombreux  soumis  à  leur  arbitrage ,  s'im- 
posent comme  des  arrêts  au  milieu  des  contro- 
verses du  monde  savant.  Les  académies  blessent 
ainsi,  dans  leurs  intérêts  ou  dans  leurs  convic- 
tions, beaucoup  de  personnes  qui,  ne  pouvant 
lutter  à  armes  égales  contre  un  corps  constitué , 
se  déclarent  opprimées  par  l'ignorance ,  la  pas- 
sion et  l'esprit  de  coterie.  Elles  semblent  hostiles 
aux  talents  que  ne  peuvent  admettre  leurs  cadres 
inflexibles;  et,  quand  il  y  a  lieu  de  nommer  un 
nouveau  membre ,  on  voit  naître  entre  les  candi- 
dats, comme  entre  les  juges,  des  haines  violentes. 
En  ces  occasions,  elles  provoquent  un  stérile 
labeur;  elles  excitent  la  rancune  des  individua- 
lités médiocres  qui,  se  sentant  écartées  des  hon- 
neurs scientifiques  par  des  barrières  infran- 
chissables, s'acharnent  à  dénigrer  les  légitimes 
renommées  de  la  corporation  qui  les  repousse. 

L'Institut  de  France  donne  lieu  à  une  autre 
objection.  Exigeant  de  ses  membres  titulaires  la 
résidence  à  Paris,  il  exagère  au  delà  de  toute 
limite  notre  centralisation  dans  les  branches  d'ac- 
tivité où  elle  se  justifie  le  moins.  En  effet,  beau- 
coup de  savants  et  de  lettrés  doivent  leur  renom- 
mée à  des  travaux  accomplis  dans  les  provinces , 
au  contact  des  lieux,  des  monuments  et  des 
hommes  :    ils  sont,   par    conséquent,  mis  en 


CH.  46.  —  EK  VRAI  ROLE  DES  CORPORATIONS    31 

demeure  de  renoncer  à  ces  travaux  et  de  s'ar- 
racher à  leurs  relations ,  ou  de  rester  privés  d'une 
distinction  dans  laquelle  l'opinion  voit  le  cou- 
ronnement nécessaire  d'une  grande  carrière. 
L'Institut  de  France  amène  ainsi  l'appauvrisse- 
ment intellectuel  des  provinces,  en  excitant  les 
hommes  éminents  à  abandonner  les  localités  où 
ils  se  sont  formés ,  et  en  les  empêchant  d'y  faire 
école.  Il  est  donc  moins  apte  que  les  institutions 
analogues  d'Allemagne  et  d'Angleterre  à  produire 
les  bienfaits  qu'on  doit  attendre  des  corporations 
scientifiques  et  littéraires.  Il  laisse  la  jeunesse 
isolée  et  hostile,  au  lieu  de  la  grouper  par  les 
liens  de  l'affection  et  de  l'intérêt  autour  des 
maîtres  et  des  patrons.  Il  divise  plutôt  qu'il  ne 
réunit  les  personnes  vouées  aux  professions  li- 
bérales, et  il  ajoute  ainsi  de  nouveaux  éléments 
à  l'antagonisme  développé  chez  les  classes  diri- 
geantes par  nos  incessantes  révolutions  politiques. 
Enfin  il  affaiblit  dans  les  provinces  le  mouvement 
intellectuel,  sans  établir  au  profit  de  la  capitale 
une  compensation  complète.  Par  son  principe 
même,  l'Institut  amoindrit  ou  entrave  les  corpo- 
rations libres  qui  tendent  à  propager  dans  les 
provinces  la  culture  des  sciences,  des  lettres  et 
des  arts.  Il  contribue  donc  indirectement,  mal- 
gré la  renommée  de  ses  membres;  à  faire  passer 
chez  certains  peuples  étrangers  la  prépondé- 
rance intellectuelle  dont  la  France  a  joui  pen- 


32  LIVBE   V,    2«  PARTIE  —  L'ASSOCIATION 

dant  les  deux  derniers  siècles,  alors  que  les 
souverains.de  l'Europe  fondaient  leurs  acadé- 
mies avec  le  concours  de  nos  savants  et  de  nos 
lettrés. 

D'un  autre  côté,  l'organisation  de  l'Institut  de 
France  est  en  harmonie  avec  les  tendances  im- 
primées au  génie  national  par  la  décadence  de 
l'ancien  régime.  Les  rares  critiques  'qu'on  lui 
adresse  s'inspirent  de  rancunes  personnelles  plu- 
tôt que  d'un  sentiment  élevé  d'intérêt  public. 
J'explique  ce  fait  par  deux  raisons.  En  premier 
lieu,  la  France  a  été  jusqu'à  ce  jour  portée  vers 
la  liberté,  moins  par  une  conviction  réfléchie  que 
parla  passion  politique:  lors  donc  que  celle-ci 
n'est  pas  en  jeu,  et  tel  est  le  cas  pour  les  questions 
scientifiques  ou  littéraires ,  la  France  obéit  aux 
déplorables  impulsions  qui  datent  de  1661  (6, 
VllI);  elle  oublie  le  droit  commun  pour  retom- 
ber dans  le  privilège.  En  second  lieu,  dans  les 
moments  de  calme,  on  aperçoit  la  déchéance 
que  le  Partage  forcé  et  les  autres  lois  restrictives 
de  la  révolution  impriment  à  notre  constitution 
sociale.  On  voit  que  l'exagération  du  principe 
d'égalité,  qui  a  inspiré  ces  lois  funestes,  n'at- 
teint le  but  des  niveleurs  que  par  un  moyen 
désastreux  :  par  la  destruction  des  grandeurs  ac- 
quises et  l'oppression  des  supériorités  naturelles. 
A  la  vue  de  ces  maux,  on  cherche  à  reconstruire 
par  le  privilège  l'ascendant,  universellement  re- 


CH.  46.  —  LE  VRAI  ROLE  DES  CORPORATIONS    33 

connu  (9,  VII),  que  la  vieille  France  avait  pris, 
grâce  au  libre  essor  des  aptitudes  de  la  race. 

L'Académie  française,  où  doivent  être  réunies 
les  quarante  notabililés  de  la  littérature  et  de  l'é- 
loquence, est  peut-être  Tinstilution  qui  tempère 
le  mieux  cet  amoindrissement  des  existences. 
Plus  les  familles  perdent  la  faculté  de  conserver, 
par  le  talent  et  la  vertu  ,  la  notoriété  créée  par 
d'illustres  aïeux,  plus  l'opinion  se  rallie  à  une 
corporation  qui  relève  l'ascendant  du  mérite  per- 
sonnel par  l'éclat  du  privilège  et  de  la  tradition. 
Quand  je  compare  les  trop  rares  solennités  dans 
lesquelles  nous  sentons  encore  vibrer  le  senti- 
ment national,  il  me  semble  que  l'admission  d  un 
membre  dans  cette  illustre  compagnie  est  l'une 
de  celles  qui  se  placent  au  premier  rang.  Au  sur- 
plus, les  choix  de  l'Académie  française,  pouvant 
être  aisément  contrôlés  par  l'opinion,  sont  ceux 
qui  donnent  le  moins  de  prise  aux  inconvénients 
généraux  du  système  ;  et  c'est  ici  le  lieu  de  re- 
marquer que  l'un  des  vices  de  l'Institut  de  France 
est  de  confondre  dans  un  moule  commun  cinq 
institutions  essentiellement  différentes. 

§  XI.  Les  avantages  des  sociétés  libres. 

L'Institut  organisé  par  le  Consulat  est  l'un 
des  indices  du  besoin  social  qui  nous  a  con- 
seillé de  rétablir,  au  moyen  de  monopoles  et  de 
privilèges ,  les  grandes  situations  que  nous  ne 


34  LIVRE  V,   2*"   PARTIE  —   L'ASSOCIATION 

pouvons  plus  faire  surgir  de  la  Liberté  testamen- 
taire. Nous  retrouvons  donc  ici,  sous  une  nou- 
velle forme,  le  désordre  que  j'ai  plusieurs  fois 
signalé.  Le  même  instinct  de  grandeur  qui  fon- 
dait, en  180G,  les  majorats,  consolidait  les  acadé- 
mies fermées  de  l'Institut ,  l'École  polytechnique 
et  les  corps  savants.  Malheureusement,  la  France 
s'éloignait  ainsi  du  but  que  l'infortuné  Louis  XVI 
avait  entrevu,  lorsqu'il  entreprit   de  remédier 
à  la  décadence  amenée  par  ses  prédécesseurs. 
Le  fondateur  du  premier  Empire  adopta  le  faux 
programme  de  ses  conseillers;  mais  il  se  rendait 
compte  des  maux  infligés  à  notre  race  par  les  lois 
que  lui  avaitléguées  la  Terreur.  Il  trouvait  bon  que 
ces  lois  continuassent  à  désorganiser  les  familles 
attachées  à  l'ordre  traditionnel  ;  mais  il  se  flattait 
de  reconstituer,  par  des  lois  d'exception  et  de  pri- 
vilège ,  des  familles  et  des  classes  attachées  à  sa 
fortune  et  à  sa  dynastie  (20,  V).  Les  construc- 
teurs impériaux ,  comme  les  démolisseurs  révo- 
lutionnaires,  se  rallièrent  donc  à  l'envi  au  sys- 
tème de  contrainte  gouvernementale  inauguré  par 
Louis  XIV.  Ils  nous  rejetèrent,  par  conséquent, 
en  dehors  du  système  de  liberté  (8,  XI),  auquel 
l'Angleterre  reste  attachée  avec  une  si  louable 
persévérance,    depuis  l'époque  où  il  est  aban- 
donné par  la  France.  Mais  toutes  les  réformes  se 
tiennent  :  la  propension  qui  nous  ramène  aujour- 
d'hui ,  avec  un  sentiment  plus  réfléchi  que  celui 


CH.  46.  —  LB  VRAI  ROLE  DES  CORPORATIONS    35 

de  1789,  vers  les  institutions  des  Anglo- Saxons 
(53,  V),  s'appliquera  ici,  comme  ailleurs,  d'une 
manière  utile.  La  pratique  de  la  liberté,  qui  doit 
être  si  bienfaisante  pour  la  religion,  la  propriété , 
la  famille  et  le  travail ,  ne  sera  pas  moins  féconde 
dans  les  domaines  de  la  science  et  de  l'art. 

Je  viens  d'expliquer  que  les  corporations  vouées 
aux  sciences ,  aux  lettres  et  aux  arts  ont  devant 
elles  un  avenir  brillant  dans  les  sociétés  pro- 
spères ;  j'ajoute  qu'il  n'en  faut  pas  exagérer  l'im- 
portance. Elles  sont  des  réservoirs  plutôt  que  des 
ateliers  de  travail  :  car  elles  ne  peuvent  entre- 
prendre avec  succès  une  œuvre  commune  que 
dans  des  circonstances  exceptionnelles.  Leur 
principale  mission  consistera  toujours  à  mettre  en 
lumière  les  travaux  soumis  à  leur  patronage.  Ici 
encore  le  vrai  travail  réside  dans  l'effort  indivi- 
duel, et  non  dans  l'association  proprement  dite. 

Les  autres  corporations  vouées  au  progrès  de 
l'ordre  intellectuel  et  moral  doivent  également 
se  soumettre  aux  principes  que  je  viens  d'in- 
diquer :  pour  être  utiles  et  durables ,  elles  doi- 
vent garder  un  caractère  privé.  Toutefois  celles 
qui  agissent  en  permanence  n'acquièrent  la  sta- 
bilité nécessaire  que  lorsqu'elles  disposent  de 
ressources  créées  par  la  piété  et  le  dévouement 
des  générations  antérieures.  Les  biens  en  main- 
morte (21,  XII)  ainsi  accumulés  doivent  être 
administrés  par  des  hommes  jouissant  de  l'estime 


36  LIVRB  T,    2«  PARTIE  —  L^ASSOQATION 

publique,  agissant  avec  une  complète  indépen- 
dance ,  mais  sous  le  contrôle  de  l'autorité .  Aussi, 
les  fondateurs  qui  assurent  le  mieux  la  pureté 
de  leur  œuvre  sont  ceux  qui  en  attribuent  Tad- 
ministi  ation  à  leurs  descendants  assistés  par  des 
hommes  compétents.  Cette  organisation  est  éga- 
lement favorable ,  et  aux  œuvres  de  bien  public 
toujours  pourvues  de  patrons  zélés,  et  aux  fa- 
milles-souches qui  sont  garanties  contre  la  cor- 
ruption 5  et  souvent  même  excitées  à  la  vertu ,  par 
ces  «  majorats  d'influence  morale  ».  C'est  ainsi 
qu'on  voit,  en  Angleterre,  beaucoup  de  familles 
trouver  une   considération  légitime,  en  même 
temps  qu'une  occasion  de  dévouement  intellec- 
tuel et  moral,  dans Tadministration  d'une  fonda- 
tion utile,  due  à  la  générosité  de  leurs  aïeux.  Ces 
beaux  exemples  ennoblissent  fréquemment  les 
grandes  institutions  scientifiques  et  littéraires  des 
îles  Britanniques,  comme  les  fondations  reli- 
gieuses et  charitables. 

§  XII.  Ge  catégorie  :  les  corporations  vouées  à  Tordre  moral. 

Les  corporations  de  la  sixième  catégorie  ont 
pour  objet  la  réforme  ou  la  conservation  de  l'or- 
dre moral.  Cette  mission  est  le  but  principal  des 
sociétés  humaines  ;  et  tous  les  peuples  prospères 
ont  su  y  pourvoir.  Avec  des  formes  et  même  des 
solutions  difl'érentes,  ils  ont  adopté  partout  le 
même  moyen,  la  pratique  d'une  religion.  Chaque 


CH.  46,  —  LE  VRAI  ROLE  DES  CORPORATIONS    37 

communion  religieuse  pourrait  donc  être,  à  la 
rigueur,  considérée  comme  une  corporation  com- 
posée de  tous  les  croyants  pénétrés  des  mêmes 
convictions  et  soumis  à  une  discipline  uniforme. 
Toutefois,  on  comprend  que  les  liens  religieux, 
qui  réunissent  parfois  toutes  les  populations  d'un 
continent,  dépassent  les  limites  assignées  dans 
le  présent  Livre  à  l'association.  D'un  autre  côté, 
les  religions  se  dévouent  à  la  propagande  de  la 
morale  avec  plus  d'ardeur  que  les  corporations 
précédentes  à  la  diffusion  de  la  science  et  de 
l'art  :  elles  sentent  donc  moins  la  nécessité  de 
recourir  à  des  corporations  spéciales. 

Comme  je  l'ai  indiqué  ci-dessus  (11,  VI),  la 
Société  des  Amis  offre  l'exemple  d'une  commu- 
nion religieuse  dont  tous  les  membres  sont  éga- 
lement tenus  de  concourir  à  la  propagation  de 
l'ordre  moral.  Mais,  en  constatant  le  petit  nombre 
d'adhérents  que  cette  association  réunit  après 
trois  siècles  d'efforts  continus,  on  doit  conclure, 
même  en  se  fondant  simplement  sur  l'expé- 
rience, que  toutes  l'es  autres  communions  ont 
judicieusement  agi  en  attribuant,  d'une  manière 
spéciale,  cette  haute  mission  à  un  clergé.  Plu- 
sieurs religions  de  l'Asie,  et,  dans  le  christia- 
nisme, les  catholiques  grecs  ou  romains,  ont  en 
outre  confié  plus  particulièrement  la  culture  de 
certaines  aptitudes  morales  à  des  associations, 
distinctes  du  clergé  séculier,  qu'on  peut  classer 

RiFORME  SOCIALE  lll  —  1 


38  uni  ▼,  2*  PAKni  —  VàSSOOàTws 

sons  le  nom  générique  de  corporations  reli- 
gieoses. 

Ces  corporations  ont  fourni ,  depuis  la  fonda- 
tion du  christianisme,  d'excellents  moyens  de 
propagande  morale  ;  mais  elles  ont  aussi  donné 
lieu  à  de  graves  abus.  Il  serait  donc  également 
regrettable  de  méconnaître  ou  d'exagérer  la  part 
qu'elles  doivent  prendre  à  Tœuvre  de  la  réforme. 

Les  corporations  religieuses  ont  rempli,  à  leurs 
époques  de  ferveur,  quatre  fonctions  principales 
que  je  vais  successivement  rappeler  en  signalant 
celles  qui,  à  l'avenir,  seront  plus  utilement  exer- 
cées par  les  laïques. 

La  première  fonction  des  corporations  reli- 
gieuses est  de  donner,  en  dehors  des  intérêts  du 
monde,  l'exemple  de  la  vie  chrétienne ,  et  d'offrir 
à  Dieu  les  prières  qui  lui  sont  le  plus  agréables, 
celles  qu'inspirent  le  renoncement  individuel,  la 
recherche  de  la  vie  future  et  le  dévouement  ab- 
solu au  progrès  moral  de  l'humanité  *.  Toujours 
exposés  à  la  corruption ,  comme  l'ont  été  leurs 
ancêtres,  les  modernes  continueront  à  tirer  un 
grand  secours  de  ces  corporations  ;  mais  le  per- 
sonnel consacré  désormais  à  ce  haut  ministère 
sera  relativement  moins  nombreux  qu'il  ne  l'était 
aux  temps  de  saint  Jérôme  et  de  saint  Benoit.  Les 

^  Celte  fonction  fondamentale  des  religieux  a  été  décrite  en 
termes  éloquents  par  M.  le  comte  de  Montalembert.  [Les  Moines 
d'Occidenl,  1. 1",  intr.,  ch.  u  et  iv.) 


CH.  46.  —  LE  VRAI  ROLE  DES  CORPORATIONS    39 

hommes  qui  se  complaisent  dans  la  vertu  et  dans 
la  paix  ne  sont  plus  obligés,  ni  d'aller  dans  les 
déserts  de  la  Thébaïde  pour  fuir  la  corruption 
païenne ,  ni  de  se  réfugier  dans  le  cloître  pour 
échapper  aux  violences  de  la  féodalité.  Appuyés 
sur  la  religion,  gouvernant  leur  foyer  domestique 
en  toute  liberté,  et  pouvant  par  conséquent  le  dé- 
fendre contre  l'incessante  invasion  du  péché  ori- 
ginel (28, 111  et  IV),  beaucoup  de  chefs  de  famille 
de  l'Europe  occidentale  maintiennent  aujourd'hui 
leur  race  à  un  haut  degré  de  perfection  morale. 
On  n'ajouterait  donc  rien  à  l'utilité  des  corpora- 
tions religieuses  en  y  admettant  des  personnes 
qui  ne  s'élèveraient  pas,  sous  ce  rapport,  au-des- 
sus du  niveau  atteint  par  ces  familles  d'élite.  Ac- 
cumuler dans  les  cloîtres  des  individualités  in- 
férieures à  celles  qu'on  rencontre  journellement 
dans  le  monde,  ce  n'est  pas,  comme  le  croient 
des  catholiques  peu  éclairés ,  faire  preuve  de  dé- 
vouement à  la  religion  ;  c'est  préparer  le  retour 
de  la  corruption  monacale  * ,  c'est-à-dire  l'un  des 

*  Depuis  4833,  époque  où  je  visitai  pour  la  première  fois  l'Es- 
pagne, et  depuis  4838,  date  de  mon  premier  voyage  eu  Italie,  j'ai 
personnellement  observé  beaucoup  de  faits  relatifs  à  ce  genre  de 
corruption.  Cependant,  en  me  référant  aux  molifs  déjà  indiqués 
(44,  1),  je  ne  crois  pas  opportun  d'en  faire  ici  l'exposé  métho- 
dique. M.  le  comte  de  Montalembert,  dans  l'introduction  de  l'ou- 
vrage cité  ci-dessus,  a  déjà  signalé  plusieurs  causes  de  ces  abus. 
Mais  celte  mission  ne  pourra  être  complètement  accomplie ,  pour 
les  divers  ordres  religieux,  que  par  les  hommes  éminents  qui  les 
ont  ramenés  de  nos  jours  à  leur  pureté  première. 


40  LIVRE  V,    2«  PARTIE  —  L'ASSOCIATION 

fléaux  dont  le  monde  chrétien  a  eu  le  plus  à  souf- 
frir. 

La  deuxième  fonction  est  de  seconder  le  clergé 
séculier  dans  Texercice  du  culte  public.  Elle  a 
pris  une  grande  importance  aux  époques  où  ce 
clergé ,  tombé  dans  la  tiédeur  ou  livré  au  désor- 
dre, devait  être  rappelé  par  cette  salutaire  con- 
currence au  sentiment  de  ses  devoirs.  Cette  par- 
tie de  rœuvre  des  corporations  religieuses  a  été 
remplie  avec  éclat,  une  première  fois  au  temps 
de  saint  Bernard,  quand  la  corruption  commença 
à  envahir  le  régime  féodal  ;  une  seconde  fois  au 
temps  de  saint  Vincent  de  Paul,  quand  les  loca- 
lités, n'ayant  plus  la  protection  donnée  par  ce  ré- 
gime, se  trouvèrent  exposées,  pendant  les  guerres 
civiles ,  à  Toppression  des  armées  devenues  per- 
manentes. Elle  est  à  peu  près  terminée,  parce 
que  nos  clercs  séculiers  ont  repris  des  mœurs 
exemplaires,  et  surtout  parce  que  le  danger  d'une 
rechute  est  conjuré  pour  eux  par  le  contact  des 
protestants  et  par  le  frein  de  la  libre  discussion 
(15,  II).  Cependant  la  fonction  est  encore  né- 
cessaire à  une  branche  du  ministère  ecclésias- 
tique, à  la  propagation  de  la  vérité  par  Téloquence 
de  la  chaire.  Cet  enseignement  est  plus  que  ja- 
mais opportun  à  une  époque  où  il  ne  s'agit  pas 
seulement  de  maintenir  la  pureté  du  dogme  et 
la  régularité  de  la  discipline ,  mais  où  il  devient 
urgent  de  repousser  l'attaque  dirigée  par  les 


CH.  46.  —  LE  VRAI  ROLE  DES  CORPORATIONS    41 

sceptiques  contre  la  chrétienté  tout  entière.  De- 
puis que  des  laïques,  doués  de  talents  supérieurs, 
s'emploient  avec  passion  à  détruire  les  croyances 
religieuses,  il  est  nécessaire  que  plusieurs  corpo- 
rations ,  débarrassées  des  soucis  qui  pèsent  sur 
les  chefs  de  famille  ou  sur  les  clercs  séculiers, 
consacrent  leurs  membres  les  plus  éminents  à  la 
défense  de  la  religion.  Tant  qu'il  existera  des 
sauvages  (31,  I),  dégradés  par  de  grossières  su- 
perstitions, l'une  des  attributions  des  corpora- 
tions religieuses  sera  de  répandre  parmi  eux  la 
connaissance  de  Dieu  et  la  pratique  de  l'ordre 
moral.  Toutefois,  comme  le  passé  nous  l'enseigne, 
cette  propagande ,  pour  être  bienfaisante ,  devra 
à  l'avenir  repousser  les  moyens  de  contrainte ,  et 
demander  exclusivement  ses  éléments  de  succès 
au  dévouement  et  à  l'ascendant  moral  des  mis- 
sionnaires. 

La  troisième  fonction  a  pour  objet  certaines 
cultures  spéciales  des  sciences  et  des  lettres.  Les 
corporations,  après  l'avoir  longtemps  exercée  à 
titre  exclusif,  ont  dû  peu  à  peu  la  céder  aux 
laïques ,  et  elles  ne  sauraient  viser  à  en  reprendre 
aujourd'hui  le  monopole.  Cependant  elles  ont  le 
devoir  de  maintenir  leur  supériorité  dans  la  théo- 
logie et  dans  l'histoire  des  religions ,  et  par  con- 
séquent d'étudier  à  fond  les  sciences  profanes  qui 
s'y  rattachent.  Les  corporations  vouées  à  ce  vaste 
ensemble  d'études  deviennent  chaque  jour  plus 


42  LIVRE  V,    2«  PARTIE  —   L'ASSOCIATION 

indispensables.  Elles  doivent ,  en  effet ,  non-seu- 
lement former  des  orateurs  et  des  écrivains  pour 
la  défense  des  vérités  religieuses,  mais  encore 
créer  le  personnel  qui  pourvoira,  concurremment 
avec  les  laïques,  à  l'enseignement  supérieur  des 
connaissances  humaines  (47,  XVI).  Lorsque  la 
distinction  de  l'Église  et  de  l'État  sera  enfin  éta- 
blie (45,  V),  toute  famille  enrichie  par  le  travail 
sera  moralement  tenue  de  concourir  à  cette  grande 
œuvre  sociale.  Elle  devra  consacrer  une  partie  de 
son  épargne  à  la  fondation  ou  à  Tentretien  de  quel- 
ques institutions  scientifiques  et  littéraires  illus- 
trées par  un  petit  nombre  de  religieux  éminents. 
La  quatrième  fonction  enlève  les  religieux  à 
leur  premier  et  principal  devoir,  à  la  pratique  ex- 
clusive des  vertus  du  cloître ,  pour  les  mêler  aux 
intérêts  de  la  société.  C'est  ainsi  que,  dans  les 
premiers  siècles  du  christianisme,  les  corpora- 
tions ont  défriché  les  forêts ,  cultivé  les  champs , 
exploité  les  mines ,  exercé  presque  tous  les  arts 
usuels  ou  libéraux  (32, 1),  et  fondé,  pour  subve- 
nir à  ces  diverses  entreprises,  une  multitude 
d'agglomérations  urbaines  ou  rurales.  Enfin , 
lorsqu'elles  ne  réussissaient  pas  à  assurer,  par 
l'exemple  du  travail  et  par  une  forte  discipline 
morale,  le  bien-être  de  toutes  les  familles  sou- 
mises à  leur  patronage,  elles  assistaient  par  l'au- 
mône, ou  par  leurs  soins  personnels,  les  indi- 
gents, les  malades  et  les  infirmes.  Depuis  que  les 


CH.  46.  —  LE  VRAI  ROLE  DES  CORPORATIONS    43 

industries  agricoles  et  manufacturières  ont  été 
portées  à  un  si  haut  degré  de  perfection  par  les 
laïques,  les  religieux  ne  sauraient  servir  utile- 
ment la  société  j  en  luttant  avec  eux.  Les  corpo- 
rations ont  sagement  renoncé  * ,  pour  la  plupart, 
à  la  pratique  des  arts  usuels.  Elles  n'exercent 
même  plus  qu'un  petit  nombre  de  professions  li- 
bérales; et,  parmi  celles-ci,  l'enseignement  de  la 
jeunesse  est  à  peu  près  la  seule  qui  emploie ,  au 
grand  profit  de  la  réforme,  toute  l'activité  de 
quelques  corporations. 

§  XIII.  L*exagéraUon  des  corporations  religieuses. 

Il  s'est  au  contraire  formé,  dans  ces  derniers 
temps,  beaucoup  de  corporations  religieuses 
ayant  pour  objet  de  remédier  aux  défaillances  et 
aux  désordres  qui  se  multiplient  à  mesure  que 
s'aggrave  la  décadence  de  notre  société.  Ces  ins- 
titutions ont  surtout  pour  but  d'améliorer  la  nour- 
riture, l'habitation  et  les  vêtements  des  pauvres; 
de  les  aider  dans  l'apprentissage  ou  l'exercice  des 
métiers ,  et  de  leur  procurer  certaines  satisfac- 

1  J^ai  cependant  Irouvé  chez  les  catholiques  du  sud-ouest  de 
TEurope  des  religieux  qui  se  livrent  à  l'agriculture;  j'en  ai  même 
vu  qui  soutiennent  leurs  bonnes  œuvres  avec  les  profils  de  métiers 
moins  recommandables,  tels  que  la  fabrication  et  le  commerce  de 
certaines  boissons  alcooliques.  Ces  corporations,  vouées  au  travail 
manuel  et  à  la  vie  solitaire ,  peuvent  servir  d'abri  à  des  âmes 
trop  faibles  pour  les  luttes  du  monde  ;  mais,  sous  ce  rapport,  elles 
seront  utilement  remplacées  par  les  familles-souches,  conseillées 
par  le  prêtre  et  soumises  à  la  loi  divine  (29,  IV  et  30,  V). 


44  LIVRE   V,    2°  PARTIE  —   L'aSSOCIATION 

tions  morales.  Elles  abordent  chaque  jour  de  nou- 
veaux devoirs  auxquels  le  zèle  des  corporations 
laïques  ne  saurait  se  soumettre.  Garanties,  par  le 
caractère  religieux ,  de  la  déconsidération  qu'im- 
pliquent dans  Topinion  certaines  fonctions  ser- 
viles,  elles  se  dévouent  à  remplir  les  plus  humbles 
attributions  de  la  vie  domestique.  C'est  ainsi  que 
des  corporations  de  femmes  récemment  créées 
se  substituent,  pour  les  travaux  de  propreté  des 
ménages  pauvres  et  pour  les  soins  qu'exigent  les 
petits  enfants,  aux  mères  de  famille  employées 
comme  ouvrières  dans  les  manufactures.  D'autres 
commencent  même  à  s'introduire  en  grand  nom- 
bre dans  les  familles  riches  et  instables,  afin  d'y 
pallier  la  désorganisation  qui  empêche  les  mem- 
bres de  ces  familles  d'assister  personnellement 
leurs  malades  (29,  IV). 

Plusieurs  de  ces  institutions  peuvent  être  tem- 
porairement accueillies  avec  reconnaissance,  dans 
l'état  actuel  de  décadence  sociale,  par  les  motifs 
indiqués  pour  la  première  catégorie  de  corpora- 
tions. D'autres,  au  contraire,  sont  des  nouveautés 
peu  recommandables  et  doivent  être  tenues  en 
suspicion.  Ainsi  que  je  l'ai  expliqué,  la  famille- 
souche  a  donné  de  tout  temps ,  et  donne  encore 
aujourd'hui  à  des  populations  entières  les  satis- 
factions du  bien-être  matériel  et  la  dignité  de  l'in- 
dépendance. C'est  pourquoi  les  nations  envahies 
par  le  paupérisme  et  par  les  autres  désordres  dé- 


<:H,  46.  —  LE  VRAI  ROLE  DES  CORPORATIONS    45 

rivant  de  l'instabilité  des  familles ,  doivent  cher- 
cher le  remède  dans  Téternelle  association  qui  a 
pour  base  la  nature  de  l'homme,  plutôt  que  dans 
les  associations  artificielles  que  suscite  un  zèle 
exagéré.  Celles-ci,  en  effet,  ont  deux  graves  in- 
convénients :  elles  n'apportent  qu'un  palliatif  à 
nos  maux  ;  elles  diminuent ,  en  se  perpétuant ,  les 
chances  de  guérison.  Pour  provoquer  la  réforme, 
il  faut  d'abord  faire  comprendre  l'inefficacité  d'une 
foule  d' œuvres  qui  épuisent  la  faible  dose  de  dé- 
vouement dont  dispose  notre  société. 

Je  conviens  de  nouveau  qu'en  présence  de  cer- 
tains désordres  sociaux,  on  ne  saurait  attendre 
dans  l'inaction  l'avenir  que  nous  assurera  la  réor- 
ganisation de  la  famille-souche.  Je  reconnais  aussi 
que,  dans  les  institutions  commandées  tempo- 
rairement par  notre  décadence,  les  religieux  sou- 
lèvent moins  d'objections  que  les  fonctionnaires 
publics.  Mais  il  faut  réserver  le  zèle  des  premiers 
pour  des  services  plus  spéciaux,  tant  qu'on  n'a 
pas  épuisé  tous  les  moyens  d'action  que  peuvent 
fournir,  d'abord  les  familles  (50,  VIII),  puis  les 
corporations  laïques.  Les  religieux  ont  fait  grand 
tort  aux  peuples  qui  aspirent  à  la  liberté  civile  et 
politique  en  leur  facilitant  les  moyens  de  ne  pas 
faire  leur  devoir. 

Les  Anglais,  les  Hollandais,  les  Suisses,  les 
Allemands  du  Nord-Est,  les  Norvégiens  et  les 
Américains  du  Nord,  qui  concilient  mieux  que  les 


46  LIVRE   V,    2«  PARTIE   —    L'ASSOCIATION 

autres  peuples  Tordre  public  et  la  liberté  civile, 
sont  aussi  ceux  chez  lesquels  la  société  laïque 
réussit  le  mieux  à  réprimer  les  vices ,  ou  à  réfu- 
ter les  erreurs  contraires  à  l'ordre  moral.  Ils 
placent  leur  principal  moyen  d'action  dans  l'ini- 
tiative individuelle  ;  mais  ils  trouvent  de  plus  en 
plus  un  utile  concours  dans  des  corporations  de 
laïques  dévoués  à  la  réforme.  Parmi  les  bonnes 
œuvres  auxquelles  ces  corporations  s'adonnent 
avec  le  plus  de  succès ,  on  peut  citer  :  la  répres- 
sion de  l'ivrognerie  * ,  de  la  séduction ,  du  concu- 
binage et  de  la  prostitution  ;  Famélioration  morale 
des  condamnés  pour  crimes  et  délits  ;  l'interdic- 
tion des  actes  de  cruauté  envers  les  animaux  ;  les 
répressions  ayant  pour  objet  la  traite  des  esclaves 
et  les  autres  commerces  scandaleux  organisés  au 
détriment  des  races  inférieures  (51,  X);  enfin  la 
propagation  de  renseignement  primaire  (47,  X), 

1  L'usage  du  tabac  à  fumer,  auquel  s'ajoute  toujours  avec  le 
temps  l'usage  de  narcotiques  plus  dangereux ,  a  été  plus  funeste 
aux  Asiatiques  que  Tabus  des  boissons  alcooliques.  Il  envahit 
maintenant  l'Europe  entière  par  le  mauvais  exemple  des  classes 
dirigeantes;  et  je  ne  vois  guère  que  les  clergés  de  France  et 
d'Angleterre  qui  repoussent  encore  cette  déplorable  habitude. 
L'opinion  ne  devrait  la  tolérer  que  dans  un  petit  nombre  de  pro- 
fessions {Les  Ouvriers  européens ,  p.  129  et  141  ).  La  formation  de 
sociétés  de  tempérance  tendant  à  combattre  ce  désordre  dans  les 
autres  classes  est,  chez  les  peuples  cités  ci -dessus,  une  des 
plus  utiles  applications  du  principe  de  la  corporation.  Il  est  re- 
grettable que  les  chrétiens  se  soient  laissé  devance^,  sous  ce  rap- 
port, par  les  musulmans  (la  secte  des  Vahabites  de  l'Arabie), 
qui  considèrent  l'usage  du  tabac  comme  une  des  plus  graves  in- 
fractions à  la  discipline  religieuse. 


CH.  46.  —  LE  VRAI  ROLE  DES  CORPORATIONS    47 

de  Tesprit  d'épargne  et  des  autres  habitudes  qui 
accroissent  le  bien-être  des  classes  ouvrières. 
Suivant  l'exemple  des  clergés  protestants  ou  des 
membres  de  la  Société  des  Amis  (11,  VI),  qui  ont 
provoqué  la  fondation  de  ces  bonnes  œuvres ,  les 
religieux  catholiques  doivent  sans  cesse  les  re- 
commander par  leurs  discours  et  par  leurs  écrits  ; 
mais  ils  ne  devraient  y  subvenir  eux-mêmes  par 
des  corporations  spéciales  que  si  le  monde  laïque, 
plongé  dans  un  égoïsme  irrémédiable ,  se  mon- 
trait insensible  à  leurs  exhortations.  Or  tel  n'est 
pas  le  cas  pour  beaucoup  de  corporations  qui  se 
fondent  mal  à  propos  sous  nos  yeux,  puisque  ce 
sont  les  laïques  qui  en  font  les  frais.  Les  religieux 
qui  se  substituent  ainsi  aux  laïques  exercent  une 
action  fort  délétère  ;  on  doit  les  redouter  autant 
que  les  fonctionnaires  qui  s'emparent  indûment 
du  gouvernement  local  (52,  IX).  Les  chefs  de 
famille  ne  sont  pas,  comme  on  l'affirme  trop  sou- 
vent, incapables  de  pourvoir  à  ces  services.  Ils 
ont  déjà  le  mérite  de  les  soutenir  par  des  contri- 
butions volontaires  ou  par  l'impôt.  Ils  sauraient 
les  diriger  eux-mêmes,  si  on  ne  prenait  en  leur 
lieu  des  initiatives  déplacées. 

§  XIV.  Les  quatre  groupes  de  fonctions  essentielles 
aux  corporations  religieuses. 

Les  quatre  groupes  de  fonctions  dont  les  cor- 
porations rehgieuses  peuvent  se  charger  avec 


48  LIVRE  V,   2«   PARTIE  —  l'aSSOCUTION 

succès  sont,  comme  on  le  voit,  fort  importantes; 
et  Ton  ne  saurait  se  flatter  de  réunir  tout  le  per- 
sonnel d'élite  nécessaire  à  Taccomplissement 
d'une  si  haute  tâche.  On  doit  louer,  par  consé- 
quent ,  la  sagesse  des  évoques  qui ,  réprimant  des 
tentatives  inconsidérées,  ne  permettent  point  aux 
institutions  de  ce  genre  d'envahir  les  attributions 
que  peuvent  convenablement  remplir  les  clercs 
séculiers  et  les  laïques. 

A  la  vérité,  les  corporations  reUgieuses,  tant 
qu'elles  conservent  la  ferveur  de  leur  création, 
remplissent  leur  mission  avec  un  zèle  qu'on  ne 
saurait  attendre  des  laïques.  Mais  on  n'a  jamais 
réussi  à  les  maintenir  dans  cet  état  de  perfection, 
parce  que  les  conditions  premières  ne  tardent  pas 
à  se  modifier  *. 

1  Les  catholiques  ont  évidemment  à  prendre  une  grande  part 
au  perfectionnement  moral  des  sociétés  européennes;  mais  ils  se 
privent  eux-mêmes  de  l'influence  qu'ils  devraient  exercer,  lorsque, 
avec  d'excellentes  intentions,  ils  abusent  de  leur  moyen  d'action 
et  de  leurs  principes.  Les  catholiques  français,  qui  ne  peuvent 
suffire  au  recrutement  du  clergé  séculier,  s'égarent  évidemment 
en  multipliant  les  corporations  que  je  viens  de  signaler.  Sur  ce 
point,  comme  sur  d'autres,  j'ai  souvent  constaté  que  la  réforme 
sociale,  à  laquelle  beaucoup  d'hommes  sont  prêts  à  se  dévouer,  est 
retardée  aujourd'hui  par  l'erreur  des  gens  de  bien,  plutôt  que 
par  les  entreprises  des  méchants.  Une  remarque  analogue  se  pré- 
sente à  l'esprit,  quand  on  cherche  les  causes  de  la  corruption 
qui,  depuis  trois  siècles,  envahit  plusieurs  peuples  de  notre  con- 
tinent. Les  inquisiteurs  de  Philippe  II,  qui  croyaient  être  agréables 
à  Dieu  en  tuant  et  en  dépouillant  les  hérétiques,  ont  plus  dégradé 
la  grande  nation  de  Ferdinand  et  d'Isabelle  que  ne  l'eussent  fait 
des  malfaiteurs  qui ,  pour  violer  ainsi  le  cinquième  et  le  septième 
commandement,  auraient  simplement  invoqué  le  droit  de  la  force. 


CH.  46.  —  LK  VRAI  ROLE  DES  CORPORATIONS    49 

Dès  qu'elles  ne  sont  plus  soutenues  dans  la 
ligne  du  devoir  par  l'urgence  même  de  leur  mis- 
sion et  par  l'exemple  des  fondateurs,  les  corpora- 
tions commencent  à  déchoir.  Lorsqu'une  forte 
organisation  appuyée  sur  la  possession  de  biens 
en  mainmorte  leur  a  permis  de  vivre  sans  être 
utiles,  elles  ont  trop  souvent  donné  l'exemple 
d'une  honteuse  dégradation.  Les  vices  qui  me- 
nacent sans  cesse  l'humanité  et  qui  se  propagent 
sous  certaines  influences  funestes ,  ont ,  en  effet , 
plus  de  prise  sur  les  corporations  religieuses  que 
sur  les  familles- souches  vouées  à  un  travail  as- 
sidu. Celles-ci ,  pour  repousser  le  mal ,  disposent 
de  préservatifs  salutaires  qui  sont,  à  vrai  dire, 
d'institution  divine.  Lorsque  la  corruption  envahit 
un  de  leurs  membres ,  elles  trouvent ,  pour  le  ra- 
mener au  bien,  des  trésors  d'influence  et  de  dé- 
vouement que  Dieu  n'a  accordés  à  aucune  autre 
association.  Si,  enfin,  une  nation  entière,  glissant 
vers  l'abîme  où  se  sont  engloutis  tant  de  peuples 
célèbres,  atteint  les  extrêmes  limites  de  la  sen- 
sualité et  de  l'égoïsme,  c'est  encore  chez  les  chefs 
de  famille  que  se  rencontrent  les  dernières  traces 
d'amour  et  d'abnégation. 

Les  corporations  riches,  au  contraire,  pour 
peu  qu'elles  perdent  les  sentiments,  en  quelque 
sorte  surhumains ,  qui  animaient  les  fondateurs , 
sont  déjà  en  pleine  décadence.  Leur  constitution 
ne  comporte  guère,  en  effet,  un  état  intermédiaire 


50  LIVRE  V,   2°  PARTIE  —  L'ASSOCIATION 

entre  rharmonie  parfaite  et  le  désordre.  Chaque 
individualité  n'étant  plus  contenue ,  comme  elle 
l'eût  été  dans  la  famille ,  par  un  travail  obligé  et 
par  les  rapports  naturels  d'autorité,  d'obéissance 
et  d'affection ,  devient  impatiente  du  devoir  et  de 
la  règle.  L'association  ne  laisse  alors  en  présence 
que  les  mauvais  instincts  de  l'humanité  :  elle  perd 
son  caractère  bienfaisant  et  devient  un  foyer  de 
contagion  sociale.  Beaucoup  de  corporations  re- 
ligieuses offraient  ce  caractère,  en  France,  pen- 
dant le  xviii®  siècle.  Aussi  ont-elles  contribué  à  la 
désorganisation  morale ,  puis  à  la  chute  de  l'an- 
cienne société.  Beaucoup  d'hommes  formés  dans 
leur  sein  se  sont  révoltés  contre  la  règle,  et  ont 
jeté  sur  la  révolution  de  1789  une  triste  célébrité. 
Même  lorsque  la  corruption  ne  s'est  point  en- 
core déclarée,  les  corporations  qui  sortent  de 
leurs  véritables  attributions  reçoivent  une  mul- 
titude d'individus  attirés  vers  la  vie  reUgieuse, 
moins  par  une  vocation  déterminée  que  par  le 
désir  d'échapper  aux  charges  du  mariage ,  à  l'iso- 
lement du  célibat  et  aux  devoirs  de  la  vie  civile. 
Une  bonne  organisation  des  familles  offre,  comme 
je  l'ai  expliqué  (29,  IV),  aux  personnes  de  ce  ca- 
ractère un  asile  plus  convenable  et  une  existence 
plus  utile.  Les  nations  libres  et  prospères  s'inspi- 
rent donc  d'un  juste  sentiment  de  prévoyance  en 
s'opposant  au  développement  exagéré  des  corpo- 
rations religieuses.  Elles  se  gardent  avec  raison 


^^ 


Cfl.  46.  —  LE  VRAI  ROLE- DES  CORPORATIONS    51 

de  les  interdire  ;  mais  elles  leur  refusent ,  sauf 
des  exceptions  que  la  loi  institue ,  le  privilège  de 
posséder  des  biens  en  mainmorte,  et  elles  les  em- 
pêchent ainsi  de  survivre  à  l'esprit  de  leur  fon- 
dation. Lorsque ,  malgré  leur  vigilance ,  ces  na- 
tions sont  subitement  frappées  de  quelque  cala- 
mité troublant  Tordre  moral  ou  physique ,  elles 
la  combattent  avec  le  concours  des  clercs  sécu- 
liers, des  patrons  bienveillants  et  des  laïques  de 
toute  condition  réunis  en  associations  temporai- 
res. Mais,  pour  ne  point  léguer  à  l'avenir  de  nou- 
veaux foyers  de  contagion ,  elles  se  privent  sans 
regret  du  soulagement  plus  immédiat  qu'elles 
pourraient  demander  à  des  corporations  spéciales 
de  religieux. 

§  XV.  La  réforme  sociale  par  ralUance  des  religieux 

et  des  laïques. 

Les  corporations  religieuses  qui  prétendent  se 
mêler  au  mouvement  habituel  de  la  société,  sont 
incapables  de  produire  le  bien  qui  résulterait  na- 
turellement de  la  réorganisation  de  la  famille- 
souche.  Celles  qui  se  distinguent  par  leur  fer- 
veur excellent  à  soulager  les  maux  actuels ,  mais 
elles  sont  peu  éclairées  sur  les  moyens  de  gué- 
rison.  Parmi  les  corporations  de  cette  catégo- 
rie, il  en  est  peu  qui  aperçoivent  le  caractère 
exceptionnel  de  la  décadence  actuelle  de  l'Occi- 
dent et  l'urgence  des  réformes  qu'elle  réclame. 


52  LIVRE  V,    2«  PARTIE  —  L'aSSOCIATIO!! 

Cette  inaptitude  s'explique  par  les  changements 
survenus  depuis  l'époque  où  les  clergés  diri- 
geaient en  toutes  choses  les  laïques.  Les  condi- 
tions de  l'ordre  moral  se  sont  singulièrement 
modifiées  depuis  les  origines  du  moyen  âge,  par 
la  multiplication  des  familles-souches,  par  l'exten- 
sion donnée  aux  ateliers  de  travail  et  au  domaine 
des  sciences  physiques,  par  l'émulation  due  au 
contact  pacifique  des  croyants  orthodoxes  et  des 
dissidents.  La  connaissance  des  grands  intérêts 
sociaux  n'est  plus  un  monopole.  Elle  ne  s'acquiert 
plus  exclusivement,  comme  dans  l'antiquité  et 
le  moyen  âge ,  par  les  loisirs  de  la  vie  pastorale  \ 
par  la  tradition  des  castes  ou  par  les  méditations 
du  cloître.  La  direction  de  ces  intérêts  ne  peut 
doHormais  être  bien  exercée  que  par  l'entente 
triutuolle  des  laïques  et  des  clercs. 

Jo  no  vois  même  pas  que  la  réforme  sociale 
piiisHO  trouver  un  concours  très-utile  dans  des 
UHHocialions  de  laïques  tendant  à  propager  leurs 
doctrines  religieuses.  Il  est  assurément  fort  na- 
turel que  des  personnes  animées  des  mêmes 
croyances  se  réunissent  pour  accomplir  en  com- 
mun certaines  œuvres  de  bien  public.  Cepen- 
dant elles  peuvent  être  alors  entraînées  à  donner 
contre  deux  écueils  :  à  envahir  indûment  le  do- 
maine du  clergé ,  ou  à  compromettre  la  doctrine 

*  Les  Ouvriers  européens,  I ,  §  5,  p.  49.  —  L'Organisation  du 
travail,  §  6^1  et  spécialement  note  3.  (Note  de  1872.) 


CH.  46.  — •  LE  VRAI  ROLE  DES  CORPORATIONS    53 

en  la  faisant  servir  à  la  satisfaction  d'intérêts 
temporels.  En  ce  qui  concerne  la  religion,  les 
laïques,  laissant  l'action  collective  au  clergé ,  doi- 
vent, en  général,  agir  à  titre  individuel,  par  leurs 
opinions,  leurs  écrits  et  l'exemple  de  leur  vie.  En 
présence  de  la  grande  communion  de  tous  les 
fidèles  et  de  la  hiérarchie  ecclésiastique ,  les  as- 
sociations de  cette  nature,  si  elles  ne  sont  pas 
conduites  avec  une  prudence  extrême  et  un  dé- 
sintéressement absolu,  auront  toujours  l'appa- 
rence d'un  parti  ou  d'une  coterie. 

Sous  ces  divers  rapports,  les  catholiques  ro- 
mains doivent  se  mettre  en  garde  contre  leur 
propension  naturelle  et  les  traditions  de  leur  dé- 
cadence. Selon  les  indications  données  dans  un 
Livre  précédent  (15,  III),  ils  doivent  employer 
surtout  à  l'organisation  d'un  bon  clergé  le  dé- 
vouement qu'ils  disséminent  trop  souvent  sur  des 
œuvres  mal  conçues.  Les  corporations  de  reli- 
gieux ,  encore  plus  que  celles  de  laïques ,  doivent 
restreindre  leur  action,  à  mesure  que  s'étend 
celle  de  la  famille -souche  et  du  clergé  séculier. 
Elles  ne  sont  réellement  fécondes  que  si  leur 
activité  se  concentre  sur  les  intérêts ,  peu  nom- 
breux aujourd'hui,  auxquels  le  clergé  et  la  famille 
ne  pourvoient  pas  suffisamment. 

L'enseignement  de  l'enfance  et  de  la  jeunesse 
semble  être  particulièrement  dans  ce  cas.  Toute- 
fois, il  faut  encore  ici  »e  garder  de  toute  exagéra 


54  LIVRE  V,   2®  PARTIE  —  L'ASSOCIATION 

tien.  Il  faut  se  reporter  aux  principes  généraux 
de  renseignement  pour  apprécier  la  part  que 
peuvent  prendre  à  ce  service  les  corporations 
laïques  ou  religieuses,  en  concurrence  avec  les 
familles ,  les  clergés  séculiers  et  les  instituteurs 
privés.  Cette  matière  délicate,  où  la  passion  et 
Tutopie  se  sont  souvent  donné  carrière,  fera 
l'objet  du  dernier  chapitre  de  ce  Livre. 


CHAPITRE  47 

LA  GRANDE  FONCTION  DES  CORPORATIONS  LIBRES  EST  l'eNSEIGNEMENT 
SUPERIEUR   DES   SCIENCES,    DES   LETTRES  ET   DES  ARTS 

§  I.  L'exagération  du  rôle  de  renseignement  scolaire. 

Les  vrais  principes  de  l'enseignement  sont  de- 
puis longtemps  démontrés  par  la  pratique  uni- 
verselle des  peuples  prospères.  Ils  sont  cepen- 
dant niés  par  des  novateurs  contemporains,  qui 
n'appuient  sur  aucune  compétence  personnelle 
leurs  puériles  et  dangereuses  inventions. 

D'après  une  opinion  fort  répandue,  il  existerait 
un  sûr  moyen  de  changer  ce  qui  est  imparfait  ou 
vicieux  dans  la  tendance  actuelle  des  sociétés  : 
ce  serait  de  perfectionner  l'état  intellectuel  de 
la  jeunesse.  Les  personnes  placées  à  ce  point  de 
vue  veulent  former  à  loisir  des  générations  qui 


CH.  47.  —  l'enseignement  et  les  corporations  55 

appliqueront  plus  tard  des  idées  nouvelles  que 
rautorité  ne  saurait  inculquer  aux  hommes  faits 
sans  soulever  des  résistances  insurmontables. 
Elles  pensent  que  le  législateur  devrait  reprendre 
certaines  traditions  exceptionnelles  de  l'antiquité 
et  créer  de  toutes  pièces  un  nouvel  ordre  social. 
Elles  prétendent  façonn^  des  instituteurs  selon 
«  la  doctrine  du  progrès  3),  et  les  substituer, 
par  voie  de  contrainte,  aux  chefs  de  famille  pour 
la  direction  intellectuelle  et  morale  des  enfants. 
Cette  manière  de  Voir  repose  sur  une  confusion 
d'idées  et  pousse  jusqu'à  l'erreur  l'exagération 
d'une  vérité.  Je  vais  prouver,  par  des  motifs  tirés 
de  la  raison  et  de  l'expérience,  qu'on  ne  fondera 
jamais  une  société  prospère  sur  un  système  d'en- 
seignement, alors  même  que  celui-ci  serait  porté 
au  plus  haut  degré  de  perfection. 

§  II.  La  pratique  de  la  vie  plus  féconde  que  la  science  des  écoles. 

L'expression  la  plus  élevée  et  la  plus  légitime 
représentation  d'une  société  se  trouvent  sur- 
tout chez  deux  classes  de  personnes  :  chez  celles 
qui  cultivent  avec  supériorité  les  professions  libé- 
rales; chez  celles  qui,  dirigeant  avec  profit  les 
principales  opérations  des  arts  usuels ,  ont  sous 
leurs  ordres  immédiats  la  masse  de  la  population. 
Or,  si  l'on  s'aide  du  concours  de  ces  hommes 
d'élite  pour  rechercher  l'origine  des  idées  justes 
et  de  la  saine  pratique  qui  font  leur  succès ,  on 


56  LIVRE   V,    2«  PARTIE  —  L'ASSOCIATION 

remonte  toujours  par  cette  investigation  à  deux 
causes  premières  :  aux  facultés  exceptionnelles 
que  ces  hommes  doivent  à  la  bonté  divine;  au 
développement  qu'ont  pris  ces  facultés  par  le 
gouvernement  de  la  famille ,  l'exercice  de  la  pro- 
fession et  la  pratique  des  devoirs  publics.  Les 
hommes  d'un  jugement  éprouvé  qui  ont  bien 
voulu  faire  devant  moi  cette  revue  rétrospective 
de  leur  vie ,  ont  pu  rarement  reporter  à  l'ensei- 
gnement reçu  dans  les  écoles  l'acquisition  d'une 
partie  essentielle  de  leur  savoir.  En  recueillant 
leurs  souvenirs ,  ils  trouvent  tous  que  la  véritable 
utilité  d'un  bon  enseignement  n'est  pas  dans  les 
connaissances  immédiates  que  l'enfant  en  obtient, 
mais  dans  la  culture  qu'en  reçoit  son  esprit.  Il  en 
est  des  travaux  offerts  à  l'esprit  de  l'enfant  comme 
des  exercices  du  corps:  ils  ne  se  retrouvent  guère 
dans  les  occupations  usuelles  de  la  vie.  Ils  déve- 
loppent les  facultés  en  assignant  des  devoirs  qui 
s'étendent  à  mesure  que  les  organes  physiques 
se  fortifient.  Les  maîtres  ne  sauraient  enseigner 
les  emplois  précis  des  facultés  qu'ils  cultivent.  Dès 
le  début  de  sa  carrière,  le  jeune  homme  doit  lui- 
même  trouver  chaque  jour  l'emploi  spécial  qu'im- 
pose la  force  des  choses,  sous  l'empire  de  la  loi 
morale. 

A  la  vérité,  un  bon  système  d'enseignement 
procure  en  outre  aux  jeunes  générations  des  con- 
naissances spéciales  qui  ne  pourraient  être  né- 


CH.  47.  —  l'enseignement  et  les  corporations  57 

gligées  qu'au  détriment  de  la  partie  productive 
de  l'existence.  Je  citerai  par  exemple  les  méca- 
nismes de  la  lecture ,  de  récriture  et  du  calcul , 
ainsi  que  les  notions  générales  de  science,  de 
belles-lettres  at  d'art  qui  se  classent,  en  quelque 
sorte,  parmi  les  outils  habituels  des  professions. 
Mais  je  prouverai  bientôt  que  le  poids  et  l'utilité 
de  ce  bagage  scolaire  n'augmentent  pas ,  autant 
que  l'affirment  nos  novateurs ,  avec  le  perfec- 
tionnement des  sociétés.  Partout  la  nature  des 
hommes  et  des  choses  dément  ces  banales  affir- 
mations :  elle  ne  permet  pas  que  la  jeunesse 
acquière  dans  les  écoles  la  vraie  science  de  la 
Tie. 

L'infériorité  relative  du  rôle  de  l'enseignement 
est  même  sensible  pour  l'enfance  et  la  jeunesse; 
et  si  l'on  appliquait  à  la  seule  vie  de  l'écolier  l'ana 
lyse  que  je  viens  de  signaler  pour  une  existence 
entière,  on  arriverait  à  la  même  conclusion.  Il 
faut  placer,  au  nombre  des  acquisitions  les  plus 
utiles  du  premier  âge ,  l'initiation  aux  affections 
de  famille,  l'amour  du  lieu  natal  et  de  la  patrie, 
les  croyances  religieuses,  l'attachement  aux  tra- 
ditions nationales  et  aux  rapports  sociaux  de  la 
race,  enfin,  une  certaine  inlelUgence  du  monde 
physique.  Chez  les  peuples  modèles,  cet  appren- 
tissage constitue  le  grand  enseignement  social.  Il 
donne  leurs  principales  forces  aux  jeunes  gens, 
lettrés  ouillettrés.  Il  l'emporte  donc  de  beaucoup, 


58  LIVRE  V,    2®  PARTIE  —  L'ASSOCIATION 

par  son  importance ,  sur  l'enseignement  scolaire 
proprement  dit. 

§  III.  L*tnstructIon  et  ses  deux  sources  :  Téducatlon  sans  bornes, 

renseignement  très-Iimllé. 

En  résumé,  Tinstruction  de  chacun  se  com- 
pose de  deux  parties  distinctes  :  l'enseignement 
scolaire,  qui  a  toujours  manqué  aune  portion 
considérable  de  Vespèce  humaine,  et  qui  n'a 
jamais  dépassé  des  limites  fort  étroites;  l'éduca- 
tion sociale  *,  qui  est  donnée  à  tous  les  hommes , 
depuis  le  berceaujusqu'à  la  tombe,  par  la  pratique 
de  la  vie,  et  qui  de  tout  temps  a  rendu  fameux  des 
hommes  dont  l'enseignement  scolaire  avait  été 
négligé.  .On  donne  donc  le  change  à  l'opinion 
lorsque,  confondant  deux  éléments  aussi  distincts, 
on  affirme  qu'un  gouvernement,  en  s'emparantde 
la  direction  des  écoles ,  élèverait  sûrement  une 
race  d'hommes  au-dessus  de  toutes  les  autres.  En 
principe ,  pour  atteindre  ce  but ,  il  faudrait  qu'il 

1  Cette  même  distinction  a  été  faite  par  beaucoup  de  penseurs, 
qui  ont  attribué  à  l'éducation  donnée  par  les  parents  et  par  le 
monde  plus  d'importance  qu'à  renseignement  donné  par  les 
maîtres.  C'est,  par  exemple,  ce  que  Montesquieu  déclare  dans 
les  passages  suivants  :  »  On  est  ordinairement  le  mailre  de  don- 
ci  ner  à  ses  enfants  ses  connaissances;  on  l'est  encore  plus  de  leur 
«  donner  ses  passions.  »  —  «  Ce  n'est  pas  dans  les  maisons  pu- 
«  bliques  où  Ton  instruit  l'enfance  que  l'on  reçoit  dans  les  mo- 
<i  narchies  la  principale  éducation;  c'est  lorsqu'on  entre  dans  le 
<(  monde  que  l'éducation,  en  quelque  façon,  commence.  »  [Es- 
prit des  loix ,  liv.  IV,  ch.  ii.) 


CH.  47.  —  l'enseignement  et  les  corporations  59 

s'emparât  en  outre  de  la  vie  entière  des  citoyens. 
En  fait,  cette  double  usurpation,  commise  chez 
un  peuple  riche  et  puissant,  aurait  toujours  pour 
résultat  définitif  une  abominable  dégradation. 

Tout  en  constatant,  à  cet  égard,  l'impuissance 
du  passé ,  on  pourrait  se  croire  autorisé  à  pré- 
voir la  venue  d'un  meilleur  ordre  de  choses. 
Ainsi  on  pourrait  prétendre  qu'une  grande  im- 
pulsion donnée  à  l'enseignement  scolaire  de  la 
jeunesse  agirait  indéfiniment,  pendant  le  reste 
de  la  vie,  sur  le  progrès  de  l'éducation  sociale. 
C'est  en  cela  surtout  que  se  manifeste  l'exagéra- 
tion de  l'idée  juste  qui  attire  sur  les  écoles  le 
dévouement  des  hommes  de  bien.  11  importe 
de  mettre  l'opinion  en  garde  contre  ce  genre 
d'erreur  :  je  vais  donc  montrer  que  si  l'éducation 
est,  pour  ainsi  dire,  sans  bornes,  l'enseignement 
a  des  limites  étroitement  fixées  par  la  nature  des 
hommes  et  des  choses. 

§  IV.  L*enfance  devant  l'école. 

Le  domaine  de  l'enseignement  est  déterminé 
chez  tous  les  peuples  par  les  mêmes  conditions. 
11  comprend  les  connaissances  qui  peuvent  être 
inculquées  par  les  leçons  du  maître  plus  effi- 
cacement que  par  la  pratique  de  la  vie.  Encore 
faut-il  remarquer  que  l'éducation  intervient  dans 
ce  domaine  pour  une  large  part ,  même  en  ce  qui 
concerne  les  connaissances  les  plus  élémentaires; 


60  LIVRE   V,    2«  PARTIE  —  L'aSSOCUTION 

et  tel  est  le  cas  pour  la  langue  maternelle.  Assuré- 
ment, les  écoles  sont  très-aptes  à  compléter,  dans 
un  délai  assez  limité ,  Tintelligence  du  langage. 
Elles  aident  même  beaucoup  à  développer  l'es- 
prit, surtout  quand  elles  joignent  aux  premiers 
éléments  Tétude  d'une  langue  étrangère.  Mais 
elles  seraient  inhabiles  4  donner  au  jeune  enfant 
cette  première  initiation  qui  est  le  résultat  d'une 
merveilleuse  aptitude  de  la  mère.  Et  comme  la 
langue  maternelle  résume  avec  une  force  incom- 
parable les  idées,  les  intérêts  et  les  sentiments 
d'une  nation ,  on  s'aperçoit  que  ceux  -  ci  sont  ac- 
quis en  partie  à  tous  les  membres  d'une  race, 
même  aux  illettrés  qui  ne  les  complètent  point 
par  un  enseignement  méthodique. 

Il  serait  peu  opportun,  lors  même  qu'il  n'y  au- 
rait pas  impossibilité,  d'étendre  brusquement  le 
domaine  de  l'enseignement  beaucoup  au  delà  des 
limites  indiquées  par  la  tradition  générale.  Ceux 
qui  entrent  dans  cette  voie  se  heurtent  bientôt 
contre  l'inaptituJe  ou  la  résistance  des  élèves  et 
des  maîtres.  Ils  dépensent  avec  peu  de  fruit  une 
activité  qu'ils  emploieraient  plus  utilement  dans 
une  autre  direction. 

La  jeunesse  est  généralement  rebelle  à  la  dis- 
cipline des  écoles.  Elle  se  résigne  de  mauvaise 
grâce  à  un  labeur  dont  la  nécessité  ne  lui  est  pas 
démontrée  par  les  traditions  du  foyer  et  du  voi- 
sinage. Les  enfants  opposeront  toujours  une  ré- 


CH.   47.  —   L*£NS£I6NEMENT  ET  LES  CORPORATIONS    61 

sistance  passive  aux  théories  qui  prétendent  im- 
primer par  ce  moyen  une  impulsion  soudaine  à 
une  population.  Ils  restreignent  avec  beaucoup 
de  sagacité  le  champ  des  études  scolaires,  par  une 
intuition  fort  nette  des  convenances  propres  au 
milieu  social  où  ils  sont  placés.  En  résistant  ainsi 
à  certaines  nouveautés,  ils  apportent  un  concours 
utile  à  la  conservation  de  Tordre  traditionnel. 

§  V.  Le  rôle  de  Técole  croissant  avec  TutlUté  de  renseignement. 

J'ai  souvent  admiré  comment  l'enseignement 
primaire  surgit  spontanément  au  sein  d'une 
société ,  lorsque  les  travaux  usuels  profitent,  sur- 
tout aux  ouvriers  qui  savent  lire,  écrire  et  comp- 
ter. J'ai  vu  aussi  comment  les  mœurs  repoussent 
l'école,  jBn  dépit  d'efforts  très  -  soutenus ,  dans 
les  contrées  vouées  à  des  industries  pour  les- 
quelles ces  connaissances  n'offrent  pas  une  né- 
cessité évidente.  Toutefois,  dans  ces  contrées 
mêmes,  la  jeunesse  ressent,  sous  une  autre 
forme,  le  besoin  de  l'instruction.  Quand  ils  ne 
sont  pas  pervertis  par  la  perspective  de  jouir  dans 
l'oisiveté  des  avantages  sociaux  acquis  par  le  tra- 
vail des  parents,  les  jeunes  gens,  dès  leur  en- 
trée dans  le  monde,  sont  généralement  impatients 
de  prendre  rang  dans  la  hiérarchie  sociale.  Ils 
apprécient  tout  d'abord  leur  infériorité  profes- 
sionnelle devant  le  maître  ou  le  patron.  Ils  ont 
bâte  de  s'y  soustraire  :  sous  cette  inspiration  ils 


62  LIVRE  V,    2«  PARTIE  —  L'aSSOCUTION 

s'appliquent  avec  ardeur  à  l'apprentissage  du  mé- 
tier; et,  comme  je  l'ai  indiqué  (32, 11  et  111),  ils 
y  trouvent  un  large  champ  d'expérience  où  se 
développent  leurs  facultés. 

Cette  simple  remarque  révèle  déjà  une  vérité 
sur  laquelle  j'aurai  à  insister  plus  loin  à  l'occasion 
de  l'enseignement  dit  a:  professionnel  d.  Je  prou- 
verai que  les  peuples  ne  doivent  jamais  prolonger 
l'enseignement  de  l'école  aux  dépens  de  l'appren- 
tissage du  métier.  Loin  de  là,  chaque  famille  et 
la  société  tout  entière  ont  un  intérêt  évident  à 
transformer  aussitôt  que  possible  l'écolier  indo- 
cile en  apprenti  laborieux.  L'infériorité  de  l'en- 
seignement comparé  à  l'apprentissage  est  mani- 
feste dans  les  exercices  physiques  et  les  métiers 
manuels.  On  pourrait  peut-être,  à  la  rigueur,  per- 
fectionner si  bien  la  théorie  de  la  natation,  qu'un 
enfant  longuement  endoctriné  réussirait  dès  le 
premier  exercice  ;  mais  il  sera  toujours  plus  simple 
de  l'initier  à  la  connaissance  de  l'art,  en  le  plon- 
geant dans  l'eau  où  nagent  ses  camarades.  Je 
montrerai  plus  loin  que  des  phénomènes  ana- 
logues se  produisent  dans  l'initiation  à  toutes  les 
professions. 


§  VI.  Les  limites  de  renseignement  fixées  par  la  nature 

même  de  reniant. 


Les  limites  de  l'enseignement    scolaire  ré- 
sultent non- seulement  de  la  résistance  volon- 


CH.  47.  —  l'enseignement  et  les  corporations  63 

taire  des  écoliers ,  mais  encore  de  leur  inaptitude 
à  comprendre  les  phénomènes  physiques  qu'ils 
n'ont  point  vus,  ou  les  rapports  sociaux  auxquels 
ils  n'ont  pas  été  mêlés.  La  pratique  de  la  vie  sup- 
plée plus  tard  à  cette  inaptitude ,  en  sorte  que 
beaucoup  de  connaissances,  qui  laissent  à  peine 
une  trace  sur  l'intelligence,  de  l'écolier,  se  classent 
spontanément  dans  celle  de  l'homme  fait.  Tel  qui, 
dans  le  cours  d'histoire  du  collège,  n'a  rien  com- 
pris aux  éternelles  luttes  de  la  plèbe  romaine 
contre  le  patriciat,  en  prendra  une  idée  fort  nette 
aussitôt  qu'il  aura  été  exposé,  dans  l'atelier  ou 
dans  la  commune,  à  l'antagonisme  qui  divise  si 
malheureusement  les  classes  de  notre  société. 

Ceux  qui  espèrent  réformer  notre  époque  par 
l'enseignement  scolaire  n'aperçoivent  pas  les  dif- 
ficultés qu'oppose  à  leur  système  la  nature  même 
de  recoller  ;  ou  bien  ils  se  flattent  d'y  obvier  par 
l'ascendant  du  maître.  Selon  leur  thème  favori, 
ce  dernier  est  appelé  à  réagir  sur  l'intelligence  et 
les  intérêts  civils  des  nations  modernes,  par  un 
sacerdoce  analogue  à  celui  que  le  prêtre  exerce 
dans  Tordre  moral.  Mais  les  faits  ne  justifient  nul- 
lement cette  assimilation;  et  l'opinion  de  tous  les 
peuples  dément  les  espérances  qu'on  s'efforce 
d'accréditer. 


64  LIVRE  V,   2«  PARTIE  —  L'ASSOCIATION 

§  VII.  La  supériorité  de  la  doctrine  et  de  la  fonction  du  prêtre. 

La  doctrine  du  prêtre  a  occupé  de  tout  temps 
la  première  place  dans  Festime  des  hommes. 
Elle  répond  aux  aspirations  de  toutes  les  con- 
ditions et  de  tous  les  âges.  Seule  elle  a  le  pou- 
voir d'arracher  les  peuples  à  la  barbarie,  et  de  les 
maintenir  à  l'un  de  ces  points  culminants  que 
l'histoire  nous  offre  de  loin  en  loin.  La  connais- 
sance de  cette  doctrine  est  le  meilleur  moyen  de 
perfectionner  les  aptitudes  morales.  Elle  fournit, 
en  outre ,  un  aliment  de  premier  ordre  aux  plus 
éminentes  facultés  de  l'esprit;  aussi  l'opinion 
publique  classe-t-elle  ceux  qui  la  cultivent  aux 
premiers  rangs  de  la  société.  Mais  le  prêtre  peut 
à  la  rigueur  se  dispenser  d'être  savant;  et  la  sim- 
ple pratique  du  culte  lui  communique  une  supé- 
riorité qui  impose  le  respect  aux  intelligences 
les  plus  distinguées  comme  aux  plus  communes. 
Quant  à  la  propagation  du  dogme,  c'est  une  des 
plus  nobles  fonctions  qu'il  soit  donné  à  l'homme 
d'exercer.  On  ne  saurait  imaginer  une  satisfac- 
tion égale  à  celle  du  prêtre  qui,  prenant  charge 
d'une  population  plongée  dans  la  barbarie,  réus- 
sit, par  une  vie  entière  de  bons*  exemples  et  de 
dévouement,  à  lui  donner,  avec  les  croyances 
religieuses,  le  premier  fondement  de  l'ordre 
social. 


CH.  47,  —  i/enseignement  et  les  corporations  65 

§  VIII.  L'infériorité  de  la  doctrine  et  de  la  fonction 

de  rinstituteur. 

Rien  de  semblable  ne  se  remarque  dans  les 
attributions  de  Finslituteur  primaire  chargé  d'en- 
seigner les  classes  les  plus  nombreuses,  celles 
que  les  prétendus  réformateurs  voudraient  mo- 
difier  profondément  pour  imprimer  à  Thumanilé 
une  impulsion  décisive.  La  doctrine  scolaire  a  le 
genre  de  perfection  qui  lui  est  propre,  dès  qu'elle 
est  adaptée  aux  facultés  imparfaites  de  Penfant. 
Elle  doit  avant  tout  exercer  la  mémoire  et  les 
organes  physiques;  elle  a  moins  de  prise  sur 
Fintelligence ,  et  elle  agit  moins  encore  sur  les 
facultés  morales.  Elle  est  donc  reléguée,  par  la 
nature  même  des  choses,  à  un  rang  inférieur, 
en  ce  qui  touche  la  direction  des  sociétés. 

La  doctrine  scolaire,  améliorée  graduellement 
par  la  pratique,  n'avait  donc  guère,  jusqu'à  ces 
derniers  temps,  attiré  l'attention  des  écrivains. 
On  pourrait  même  croire  qu'elle  a  manqué  com- 
plètement aux  sociétés  anciennes,  si  les  décou- 
vertes récentes  de  l'archéologie  ne  nous  faisaient 
entrevoiries  écoles  populaires  établies,  dans  l'an- 
tiquité *  et  le  moyen  âge  *,  comme  elles  le  sont 

1  M.  le  vicomte  E.  de  Rougé  conclut  de  ses  études  qu'à  Tépoque 
de  Moïse  rinstruclion  primaire  élait  répandue  en  Ep:ypte  jusque 
dans  les  classes  inférieures,  niii:  2  Dans  son  bel  ouvrage  sur  les 
institutions  des  Alpes  du  Briançonnais,  M.  Fauché-Prunelle  prouve 
que  les  écoles,  rurales  avaient  propagé  au  moyen  âge ,  chez  les 


66  LIVRE  V,   2°  PARTIE  —  L'ASSOCIATION 

chez  les  modernes.  Les  préoccupations  qui  diri- 
gent maintenant  l'attention  des  savants  vers  les 
plus  humbles  détails  de  l'organisation  sociale  sont 
assurément  dignes  d'éloges.  L'esprit  d'améliora- 
tion peut  s'appliquer  utilement ,  même  avec  le 
bruit  qui  se  fait  autour  de  nous,  aux  méthodes 
de  l'enseignement  élémentaire;  mais  je  ne  sau- 
rais adopter  le  point  de  vue  de  beaucoup  d^hommes 
de  bien  sur  la  portée  de  ce  mouvement.  Plus  je 
suis  leurs  intéressants  travaux,  plus  je  m'assure 
qu'après  avoir  donné  libre  carrière  à  leur  imagi- 
nation, ils  doivent  toujours,  dans  la  pratique, 
revenir  à  l'étroit  domaine  dont  les  limites  sont 
fixées  par  l'imperfection  de  la  première  enfance. 
L'enseignement  scolaire  se  réduit  habituelle- 
ment à  certaines  pratiques  traditionnelles  qui  ne 
sauraient,  à  aucun  titre ,  justifier  l'ascendant  so- 
cial qu'on  voudrait  conférer  à  l'instituteur.  Aussi, 
le  meilleur  moyen  qu'on  ait  trouvé  de  relever  sa 
fonction  est  de  le  placer  comme  auxiliaire  près 
du  prêtre  pour  l'enseignement  religieux.  Il  est 
même  difficile  de  trouver  une  plus  ingrate  fonc- 
tion *  que  celle  qui  consiste  à  soumettre  une  jeu- 
nesse peu  docile  à  une  direction  uniforme,  dont 
l'action  met  en  jeu  la  discipline  extérieure  de  la 


populations  de  cette  contrée,  des  notions  de  lecture,  d'écriture, 
de  calcul  et  de  langue  latine  plus  étendues  que  celles  qu'on  y 
rencontre  aujourd'hui. 
1  Les  Ouvriers  des  deux  Mondes ,  t.  HI ,  p.  352. 


CB.  47.  —  l'enseignement  et  les  corporations  67 

mémoire  plus  que  la  libre  volonté ,  Fintelligence 
et  le  sentiment. 

Dès  qu'on  quitte  l'utopie  pour  arriver  aux  faits, 
on  aperçoit  bientôt  ce  qu'il  y  a  de  pénible  dans 
ces  monotones  rapports  scolaires ,  qui  pèsent  sur 
le  maître  plus  que  sur  l'écolier.  Les  moindres 
chefs  de  métier  trouvent,  dans  la  pratique  des 
travaux  manuels,  une  indépendance,  un  dévelop- 
pement intellectuel ,  et ,  par  suite ,  des  droits  à  la 
considération  publique  qui  manquent  générale- 
ment à  l'instituteur  primaire  des  campagnes.  Il 
n'en  est  guère  qui,  en  comparant  leur  position 
à  celle  de  ce  dernier,  n'aient  conscience  de  leur 
supériorité.  Assurément  la  condition  s'améliore , 
à  mesure  que  l'instituteur  s'adresse  à  des  popu 
lations  plus  cultivées,  à  un  âge  plus  avancé,  à 
des  élèves  plus  voisins  de  la  situation  d'apprenti. 
Comme  je  le  ferai  remarquer  plus  loin,  les 
hommes  éminents  chargés  de  l'enseignement 
supérieur  des  sciences  et  des  lettres,  peuvent 
justement  revendiquer  une  influence  qui  se  rap- 
proche de  celle  du  prêtre.  Mais  ces  instituteurs  de 
haut  rang  ne  s'adressent  qu'à  une  fraction  res- 
treinte de  la  société.  Ils  restent  sans  influence  sur 
la  majorité  qu'on  prétend  relever  si  haut  par  les 
systèmes  dont  je  signale  l'exagération. 


68  LIVRE   V,   2*»  PARTIE  —  l'aSSOQATION 

§  IX.  Les  Illusions  sur  la  portée  de  renseignement  primaire. 

II  résulte  de  ces  considérations  que  les  gou- 
vernements tenteraient  en  vain  d'imprimer  une 
vive  impulsion  aux  sociétés,  en  prenant  pour 
point  d'appui  l'enseignement  de  l'enfance.  Leur 
impuissance  à  cet  égard  résulte  à  la  fois  de  la 
nature  même  du  service,  de  la  rareté  des  institu- 
teurs capables  d'exercer  la  haute  fonction  qu'on 
prétend  leur  assigner,  et  de  la  résistance  passive 
des  écoliers.  Mais  si  l'observation  dément  les 
espérances  exagérées  que  certaines  écoles  poli- 
tiques et  sociales  propagent  à  ce  sujet,  elle  met 
en  évidence  les  bons  résultats  qu'une  judicieuse 
pratique  peut  donner.  Il  est  digne  de  remarque 
que  les  contrées  où  l'enseignement  primaire  se 
montre  le  plus  fécond,  sont  précisément  celles  où 
Ton  n'a  jamais  tenté  de  l'élever  au-dessus  du  rôle 
modeste  que  lui  attribue  la  nature  des  choses. 

§  X.  Les  deux  mobiles  de  renseignement  primaire  chez  les  races 
modèles  :  la  lecture  de  la  Bible  et  T utilité  proiessionnelle. 

L'un  des  bienfaits  habituels  de  l'enseigne- 
ment scolaire  est  la  dignité  d'habitudes  conférée 
aux  familles  qui  cherchent  surtout,  dans  l'exer- 
cice de  la  lecture,  les  moyens  de  propager  les 
croyances  rehgieuses ,  de  renforcer  le  sentiment 
national,  et,  en  général,  de  donner  aux  besoins 
moraux  des  satisfactions  plus  étendues.  Depuis 


CH.  47.  —  l'enseignement  et  les  corporations  69 

longtemps  déjà  ces  conditions  sont  rempUes  çà 
et  là,  à  un  degré  remarquable,  dans  la  plupart 
des  Etats  européens.  Elles  se  présentent  notam- 
ment avec  un  caractère  particulier  d'excellence 
dans  des  districts  entiers  des  États  scandina- 
ves,  de  l'Ecosse ,  de  l'Allemagne  du  Nord  et  dans 
plusieurs  cantons  de  la  Suisse.  C'est  donc  à  ces 
pays  qu'il  faut  demander  les  principes  et  les 
moyens  pratiques  du  régime  scolaire.  Dans  ces 
diverses  contrées,  l'enseignement  primaire,  soit 
qu'il  ait  été  imposé  par  la  loi ,  soit  qu'il  ait  été 
abandonné  à  la  sollicitude  des  pères  de  famille  et 
des  autorités  locales,  s'est  développé  sous  l'in- 
fluence de  deux  préoccupations  principales. 

Le  premier  motif  qui  pousse  ces  populations 
vers  l'enseignement  est  le  désir  de  donner  aussi- 
tôt que  possible  aux  jeunes  générations  une  con- 
naissance des  livres  saints  *  plus  approfondie  que 
ne  pourrait  le  faire  la  simple  tradition  orale.  L'o- 
pinion attache  à  cette  connaissance  une  impor- 
tance extrême ,  parce  qu'elle  y  voit  la  meilleure 
garantie  du  bonheur  individuel  et  de  l'ordre  pu- 
blic. Toutes  les  influences  sociales  s'unissent  pour 
assurer  le  succès  de  l'œuvre  :  la  famille ,  Tinsti- 

1  Oa  pourrait  confirmer  ici  la  justesse  de  cet  aperçu,  en  mon- 
trant que  renseignement  primaire  manque  complètement  de  nos 
jours  chez  plusieurs  peuples  sédentaires  de  l'Afrique  ayant  un  pre- 
mier degré  de  prospérité,  mais  dépourvus  de  code  religieux; 
tandis  qu'il  s'est  propagé  partout  avec  le  Khoran,  même  chez  les 
tribus  nomades.  (Le«  Ouvriers  européens,  I,§3,^p.  49.) 


70  LIVRE  V,    2^  PARTIE  —  L'aSSOCIATION 

tuteur  et  le  ministre  du  culte  y  travaillent  jour- 
nellement; souvent  la  commune,  parfois  même 
la  province  ou  l'État,  y  donne  au  moins  un  con- 
cours moral.  Les  enfants,  de  leur  côté,  cèdent 
sans  résistance  à  tant  d'efforts  combinés,  et  re- 
cherchent l'enseignement  par  intérêt  ou  par 
amour- propre.  Ils  savent  que,  dépourvus  d'in- 
struction ,  ils  resteraient  longtemps  exclus  de  la 
communion  religieuse,  et  ne  seraient  jamais 
admis  par  le  mariage  dans  une  famille  respec- 
table. Ils  acceptent  en  conséquence  les  connais- 
sances scolaires  comme  une  initiation  nécessaire 
à  la  dignité  de  citoyen.  Les  populations,  sollici- 
tées par  cette  première  préoccupation,  se  trouvent 
toutes  exercées  de  bonne  heure  à  la  lecture  du 
catéchisme  et  de  la  Bible.  Elles  y  joignent  pres- 
que toujours  une  bonne  pratique  de  l'écriture  et 
du  calcul.  Les  clergés,  pénétrés  de  l'esprit  natio- 
nal ,  se  dévouent  volontiers  à  propager  la  con- 
naissance de  l'histoire ,  de  la  géographie  et  des 
poésies  populaires.  Ils  sont  également  conduits, 
pour  donner  au  culte  plus  de  solennité ,  à  initier 
l'enfance  à  la  pratique  du  chant  et  des  instruments 
de  musique. 

Les  habitants  des  districts  ruraux,  qui  se 
trouvent  ainsi  portés,  sous  l'influence  du  sen- 
timent religieux ,  vers  l'enseignement  primaire , 
ne  s'y  adonnent  pas  également  dans  toutes  les 
saisons,  et  ils  n'attribuent  pas  tous  la  même 


ce.  47. —  ^'enseignement  et  les  corporations  71 

importance  à  Técole  proprement  dite.  Dans  les 
régions  polaires  ou  dans  les  hautes  montagnes 
de  la  région  tempérée,  ce  service  prend  un  carac- 
tère privé  et  intermittent,  sans  devenir  moins 
efficace.  L'été  est  alors  exclusivement  consacré 
aux  travaux  agricoles,  et  l'enseignement  n'est 
plus  donné  que  pendant  les  longs  repos  de  Thi- 
ver  *.  En  Norvège,  par  exemple,  où  les  domaines 
agglomérés  (34,  VI)  et  les  habitations  dissémi- 
nées ne  comportent  point  le  déplacement  des  en- 
fants pendant  la  saison  des  neiges,  l'enseignement 
primaire  est  donné  à  chaque  foyer  et  demeure , 
comme  les  autres  travaux  d'hiver,  une  véritable 
industrie  domestique.  La  mère  de  famille,  les 
sœurs  aînées,  les  vieux  parents,  secondés  parfois 
par  un  instituteur  ambulant ,  toujours  par  le  mi- 
nistre du  culte,  y  suffisent  parfaitement.  Les 
enfants  déjà  instruits  étant  souvent  chargés  de 
charmer  les  loisirs  de  la  famille  par  des  lectures 
édifiantes ,  il  se  produit  une  intime  liaison  entre 
le  culte  domestique  et  l'enseignement  primaire.  A 
vrai  dire,  les  enfants  y  apprennent  à  lire  et  y  de- 
viennent môme  des  musiciens  habiles,  par  l'ap- 
pUcation  de  la  méthode  spontanée  qui  leur  donne 
partout  l'intelligence  pratique  de  la  langue  ma- 
ternelle. 

1  Dans  les  hautes  montagnes  du  canton  des  Grisons,  les  exer- 
cices scolaires  n'ont  lieu  que  pendant  Thiver  ;  mais  tous  les  en- 
fants y  assistent  jusqu'à  Tâge  de  dix-huit  ans. 


72  LIVRE  V,   2«  PARTIE  —  L'aSSOCUTION 

Sous  le  climat  plus  doux  de  rÂUemagne  et  de 
la  basse  Suisse,  sur  un  territoire  à  population 
plus  dense  et  mieux  pourvu  de  routes,  l'en- 
seignement est  habituellement  donné  dans  des 
écoles  par  des  instituteurs  proprement  dits.  Mais 
ceux-ci,  partout  où  domine  le  sentiment  reli- 
gieux, obéissent  avec  déférence  aux  intentions 
des  parents  et  à  la  haute  direction  des  ministres 
du  culte.  La  lecture,  le  chant,  les  exercices  de 
mémoire  et  les  récréations  restent  subordonnés 
aux  convenances  du  service  religieux.  Un  parfait 
accord  de  vues  est  maintenu  entre  l'école,  le  foyer 
domestique  et  l'église.  Enfin  il  est  toujours  facile 
de  trouver  des  laïques  aptes  à  remplir  les  mo- 
destes fonctions  d'instituteur.  Les  catholiques 
d'Allemagne  eux-mêmes,  guidés  par  l'exemple 
des  protestants,  ont  été  peu  portés  à  recourir  aux 
corporations  reUgieuses  pour  le  recrutement  de 
leurs  écoles. 

Le  second  motif  qui  amène  les  populations 
à  apprécier  le  bienfait  de  l'enseignement,  est 
la  création  d'industries  réclamant  des  ouvriers 
pourvus  du  bagage  scolaire ,  et  attribuant  à  leur 
travail  un  salaire  exceptionnel.  Lorsque  cette 
sorte  de  prime  n'est  point  accordée  aux  ouvriers 
lettrés,  et  lorsque  le  clergé  se  contente  d'une  tra- 
dition orale ,  la  population  résiste  habituellement 
à  tous  les  efforts  tendant  à  développer  l'ensei- 
gnement. Toutefois  cette  résistance  cesse  aussitôt 


CH.  47.  —  l'enseignement  et  les  corporations  73 

que  la  valeur  de  rinstruction  donnée  dans  les 
écoles  peut  être  mesurée  par  le  prix  de  la  main- 
d'oeuvre.  C'est  ainsi  que  la  présence  des  manufac- 
tures et  des  exploitations  métallurgiques  exerce 
Psirtout  une  influence  décisive  sur  la  propaga- 
tion des   connaissances  scolaires.  Ceux  qui  se 
livrent  à  celte  propagande  trop  vantée  ne  de- 
iraient  pas  être  réduits,  ainsi  qu'il  arrive  chez 
^ous ,  à  implorer  le  concours  des  gouvernements 
pour  la  création  des  écoles.  Us  peuvent  employer 
^eux  moyens  plus  simples  et  plus  efficaces  :  pré- 
senter comme  stimulant  la  lecture  du  Livre  saint  ; 
introduire  des  méthodes  plus  précises  et  plus  pro- 
ductives dans  les  travaux  agricoles  et  manufactu- 
riers. Je  citerai  comme  exemple  les  grandes  mines 
métalliques  de  l'Allemagne  :  sous  celte  double  in- 
fluence, les  écoles  primaires  y  étaient  déjà  renom- 
mées au  XVI*  siècle,  lorsque  ces  institutions  étaient 
encore  rares  et  imparfaites  dans  les  districts  voi- 
sins ,  exclusivement  voués  à  l'agriculture. 

Ce  même  motif  d'encouragement  devient  plus 
puissant,  à  mesure  que  les  sociétés  s'enrichissent 
par  le  travail.  On  peut  déjà  observer  des  localités 
où  les  chefs  de  famille  montrent,  pour  l'instruc- 
tion primaire,  une  solUcitude  encore  plus  vive  que 
le  clergé  le  plus  habile  et  le  plus  dévoué.  Cepen- 
dant, même  dans  ce  cas ,  le  prêtre  conserve  tou- 
jours sur  l'enseignement  une  action  prépondé- 
rante. En  premier  lieu,  il  y  trouve  le  plus  sûr 

RÉFORME  SOCIALE  \VV  —  ^ 


74  UYRB  V,   2*  PABTII  —  L'aSSOCUTION 

moyen  d'alléger  sa  principale  tâche ,  la  propaga- 
tion de  l'instruction  religieuse.  Ea  second  lieu  j  il 
est  naturellement  désigné,  par  sa  situation  même, 
pour  aider  les  chefs  de  famille  à  fonder  et  à  sur- 
veiller les  écoles. 

§  XI.  Vice  de  Técole  en  France  :  Tindépendance  deTant  le  loyer 

et  rëgUse. 

En  France,  les  écoles  primaires  se  sont  mul- 
tipliées partout  où  Tune  de  ces  deux  conditions 
s'ebt  rencontrée.  Elles  prospèrent  généralement 
dans  les  villes  et  dans  les  groupes  manufactu- 
riers, où  la  valeur  de  Finstruction  est  indiquée 
par  le  taux  des  salaires.  Elles  abondent  dans 
quelques  montagnes  où  régnent  de  longs  hivers. 
Elles  n'ont  pas  cessé  de  fleurir  dans  les  plaines 
où  le  clergé  ayant  associé  avec  succès ,  depuis  le 
moyen  âge,  les  études  scolaires  et  l'enseignement 
religieux ,  a  résisté  à  la  corruption  du  xvm®  siècle 
et  conservé  aux  populations  les  bienfaits  du  chris- 
tianisme. Les  hautes  vallées  du  Jura,  des  Alpes 
et  des  Pyrénées ,  ainsi  que  les  collines  à  cUmats 
plus  doux  de  l'Ouest  et  du  Midi,  nous  offrent  de- 
puis longtemps ,  à  cet  égard ,  d'aussi  bons  exem- 
ples que  la  Scandinavie  et  l'Allemagne.  Il  en 
est  autrement  des  nombreux  districts  ruraux  où 
les  populations  restent  vouées  exclusivement  à 
une  agriculture  arriérée,  où  le  sentiment  reli- 
gieux s'efiace  de  plus  en  plus.  Tel  est  le  cas  des 


CH.  47.  —  l'enseignement  et  les  corporations  75 

villages  à  banlieue  morcelée,  à  familles  instables 
et  stériles,  que  j'ai  précédemment  décrits  (34, 
XIV).  Malgré  les  louables  efforts  de  l'État,  l'en- 
seignement primaire  s'y  montre  impuissant  où 
corrupteur,  parce  que  la  communauté  d'efforts  qui 
devrait  régner  entre  l'instituteur  et  le  prêtre  est 
depuis  longtemps  détruite. 

On  s'est  exposé  à  ces  mécomptes  en  voyant 
dans  l'école  autre  chose  qu'une  modeste  succur- 
sale du  foyer  domestique  et  de  l'église,  en  faisant  de 
l'instituteur  un  fonctionnaire  qui  relève  de  la  com- 
Hiune,  de  la  province  et  de  l'Etat,  et  en  attendant 
de  lui  la  réforme  intellectuelle  et  morale  des  po- 
pulations. Ce  progrès  si  désirable,  atteint,  comme 
je  l'ai  expliqué,  avec  de  faibles  ressources  par 
les  bonnes  écoles  du  Nord ,  nous  échappera  d'au- 
tant plus  que  nous  voudrons  réagir  davantage 
contrôla  nature  des  choses  en  faisant  à  l'institu- 
teur une  situation  artificielle.  Il  s'en  faut  de  beau- 
coup, au  surplus,  que  la  réalité  réponde  à  nos 
combinaisons  systématiques.  Pour  se  rendre 
compte  de  notre  erreur,  il  faut  se  reporter  à  deux 
faits  pleins  d'enseignements:  d'une  part,  consi- 
dérer rinfériorité  intellectuelle  de  beaucoup  d'in- 
stituteurs ;  de  l'autre ,  suivre  dans  leurs  carrières 
les  jeunes  gens  habiles  sortant  des  écoles  nor- 
males. Ceux  de  ces  derniers  qui  ne  renoncent  pas 
tout  d'abord  à  leur  profession ,  s'ingénient  à  y 
joindre  toutes  les  situations  lucratives  qui  s'offrent 


76  LIVRE  V.    -2^  PARTIE  — -   L*ASS0CIATI0N 

à  leur  portée.  Cest  ainsi  qu'on  les  Yoit  habituel- 
lement gouTemer  les  communes  rurales  sous  le 
nom  d'un  maire  incapable  ou  indolent,  intervenir 
dans  tous  les  intérêts  locaux,  parfois  même  gérer 
secrètement  les  affaires  privées  des  notables,  enfin 
quitter  leur  profession  à  la  première  occasion  fa- 
vorable. Il  est  presque  superflu  d'ajouter  que  ces 
soins  administratifs  et  financiers  éloignent  forcé- 
ment les  instituteurs  les  plus  capables  du  c  pro- 
grès social  D  qu'on  se  flatte  de  voir  surgir  de 
l'enseignement  de  la  première  enfance.  Le  mal 
s'aggrave  encore  lorsque  l'instituteur,  égaré  par 
l'orgueil ,  se  mettant  plus  ou  moins  ouvertement 
en  révolte  contre  l'influence  du  prêtre,  inocule  à 
l'enfance ,  par  son  exemple  et  par  ses  leçons ,  le 
poison  du  scepticisme. 

§  XII.  L*actioii  de  la  famille  et  de  la  religion  sur  Técole. 

Une  certaine  philosophie  allemande  a  attri- 
bué ,  depuis  1830 ,  une  importance  exagérée  à 
la  pédagogie  primaire.  Le  caractère  forcé  de  son 
enseignement,  combiné  avec  1^  perte  des  croyan- 
ces, a  produit,  çà  et  là  en  Allemagne ,  des  désor- 
dres *  qui  se  sont  révélés  pendant  les  événements 

i*On  trouvera,  à  ce  sujet,  des  faits  instructifs  dans  Touvrage 
ayant  pour  titre  :  de  V Éducation  populaire  deV  Allemagne  duNord, 
par  Eugène  Rendu,  1  vol.  in-S»,  Paris,  1855.  L^auteur  déclare  que 
ce  désordre  a  particulièrement  sévi  dans  les  districts  luthériens , 
et  peu  dans  les  districts  catholiques.  Si ,  en  portant  ce  jugement, 
il  a  su  se  mettre  en  garde  contre  ses  sympathies  personnelles, 


CB.  47.  —  l'enseignement  et  les  corporations  77 

de  1848  :  les  gouvernements ,  après  avoir  pro- 
voqué le  mal  par  une  intervention  déplacée ,  s'ef- 
forcent maintenant  de  réagir  contre  ces  ten- 
dances, au  risque  de  se  heurter  sur  un  autre 
écueil.  L'admirable  réorganisation  religieuse  de 
certaines  écoles  primaires  de  l'Allemagne  fait  par- 
faitement ressortir  le  caractère  malsain  de  ces 
écoles  de  libres  penseurs. 

Notre  loi  du  28  juin  1833,  tout  en  nous  appor- 
tant de  grands  avantages ,  avait  fait  trop  perdre 
de  vue  la  connexion  nécessaire  de  l'école  et  de 
l'église.  Sous  ce  rapport,  elle  a  été  heureuse- 
ment amendée  par  la  loi  du  15  mars  1850.  Mais 
la  vraie  réforme ,  celle  qui  écartera  l'intervention 
obligée  de  l'État,  ne  deviendra  possible  qu'aune 
condition  :  il  faut  que  nos  partis  politiques  aient 
compris  qu'il  est  chimérique  de  chercher  dans 
l'enseignement  primaire  un  moyen  de  propa- 
gande, malgré  la  nature  des  choses  et  la  résis- 

il  aura  démontré  une  fois  de  plus  que  les  religions  d*É(at  sont 
soumises  à  des  causes  de  corruption  qui  ne  pèsent  pas  sur  les 
cultes  dissidents;  qu^en  conséquence  toutes  les  religions  ont  un 
égal  intérêt  à  repousser  ce  dangereux  patronage.  Les  catholiques 
des  États  luthériens  de  TAilemagne  devraient  leur  présente  supé- 
riorité morale  à  des  causes  analogues  à  celles  qui  firent  la  force 
des  protestants  français  pendant  l'odieuse  perséculion  de  Louis  XIV. 
J'ajoute  que  les  faits  exposés  par  M.  Rendu  dans  cet  ouvrage  ne 
me  semblent  pas  justifier  toutes  ses  conclusions;  ils  démontrent 
que  renseignement  primaire  doit  être  intimement  lié  à  la  pratique 
de  la  religion ,  mais,  comme  tous  les  faits  que  j'ai  observés  moi- 
même,  ils  me  paraissent  condamner,  en  ce  qui  concerne  ce 
service ,  toute  immixtion  de  l'État  non  réclamée  par  les  familles. 


78  LITRE  V,    2«  PARTIE  —  L*ASSOCUTION 

tance  des  partis  rivaux.  Ils  s'accorderont  alors  à 
laisser  les  familles  pourvoir  à  l'un  de  leurs  inté- 
rêts les  plus  immédiats ,  et  l'école  primaire  re- 
prendra aussitôt  le  caractère  qui  lui  appartient. 
En  principe,  les  familles  choisiront  les  institu- 
teurs pénétrés  de  leurs  doctrines.  Les  sceptiques 
qui  auraient  le  courage  de  faire  peser  sur  leurs 
enfants  toute  la  logique  de  leur  système,  pourront 
à  cet  égard  se  donner  libre  carrière.  De  leur  côté, 
les  croyants  travailleront,  avec  un  redoublement 
d'énergie  et  en  toute  liberté ,  à  préserver  leurs 
enfants  de  cette  contagion.  En  fait,  les  familles 
confieront  habituellement  la  haute  direction  de 
l'école  au  ministre  du  culte  qui  aura  leur  confiance. 
Celui-ci,  certain  désormais  de  ne  plus  trouver 
un  ennemi  dans  l'instituteur,  aura  intérêt  à  le 
bien  choisir,  et  à  le  former  au  besoin.  Il  pourra 
alors  compter  sur  cet  utile  auxiliaire  pour  pro- 
pager l'instruction  religieuse,  qui  toujours  doit 
se  rattacher  par  d'intimes  liens  à  l'enseignement 
primaire. 

Si,  comme  l'affirme  une  opinion  fort  répandue 
en  France,  le  clergé  catholique  est  peu  enclin  à 
remplir  ce  devoir;  s'il  se  refuse,  faute  de  lumières 
ou  de  patriotisme ,  à  servir  par  ce  moyen  l'intérêt 
national,  il  faut  le  ramener  par  la  raison  à  de 
meilleurs  sentiments.  Mais  si  l'on  persiste  à  se 
passer  de  son  concours ,  si  surtout  on  veut  faire 
de   l'enseignement  primaire  un  instrument  de 


CH.  47.  —  l'enseignement  et  les  corporations  79 

scepticisme,  on  continuera  à  échouer  dans  les 
districts  ruraux  qui  restent  étrangers  au  mouve- 
ment manufacturier.  Les  résultats  partiels  qu'on 
obtiendra  ne  se  révéleront  guère  que  par  Tac- 
croissement  de  la  clientèle  du  colporteur  clan- 
desliu  de  livres  obscènes.  Cette  organisation  de 
récole  ne  justifie  nulle  part  les  craintes  de  nos 
partis  dits  «  libéraux  »  :  elle  n'amène  point  Top- 
pression  de  l'esprit  laïque  par  l'esprit  clérical.  La 
lecture  de  la  Bible,  base  de  cet  enseignement, 
n'assure  pas  seulement  la  paix  sociale;  elle  donne 
partout  leurs  vrais  fondements  aux  libertés  civiles 
et  politiques ^  Si  donc,  comme  le  craignent  en 
France  certains  libéraux,  le  clergé  se  dévouait  à 
l'enseignement  primaire  avec  des  intentions  per- 
fides ,  il  serait  déçu  dans  son  espoir,  et  servirait 
malgré  lui  la  cause  du  bien  public.  L'enseigne- 
ment libre  des  enfants  ne  saurait,  à  aucun  litre, 
offrir  des  aliments  à  l'antagonisme  social,  et  les 
partis  rivaux   qui  s'y  dévoueront  sans  arrière- 
pensée  deviendront,  par  cela  même,  des  alliés. 

Lorsque  l'Etat  cessera  d'intervenir  indûment 
dans  le  domaine  de  l'enseignement  primaire ,  le 

*  M^  Dupanloup,  dans  sa  lettre  pastorale  du  20  octobre  1873, 
insiste  sur  cette  vérité.  Il  rappelle  que  le  Décalogue  de  la  Bible 
a  été  la  loi  sociale  de  toutes  les  grandes  races.  Avec  son  éloquence 
habituelle,  il  nous  conjure  «  de  nous  serrer,  dans  la  sainte  Église 
«  de  Dieu,  autour  du  Déca'ogne  éternel,  sans  lequel  il  n'y  a  plus 
<i  ni  autorité,  ni  respect,  ni  loi,  ni  famille,  ni  propriété,  ni  raison, 
«  ni  droit,  ni  devoir,  ni  société  humaine,  ni  humanité  sur  la  terre  ». 
(Note  de  1873.) 


80  LIVRE  V.   2«  PARTIE  —  I/aSSOCIATIOX 

clergé,  par  la  nature  même  des  choses ,  prendra 
peu  à  peu  aux  yeux  des  populations  la  responsa- 
bilité de  ce  service.  Le  cierge  catholique  en  parti- 
culier y  apportera,  et  une  sollicitude  qui  som- 
meille trop  souvent  aujourd'hui,  et  un  esprit  plus 
dégagé  de  préoccupations  étrangères  aux  intérêts 
des  familles.  Dans  cette  situation,  il  demandera 
moins  exclusivement  le  personnel  des  écoles  à 
ces  corporations  religieuses  qui  ne  se  maintiennent 
dans  rétat  de  ferveur  que  par  la  concurrence  im  - 
médiate  des  instituteurs  laïques.  Lesécoles  consti- 
tuées avec  les  ressources  locales ,  conformément 
aux  vrais  principes,  jouiraient  d'une  complète 
indépendance.  Quant  aux  écoles  qui  n'attache- 
raient pas  à  cette  indépendance  un  haut  intérêt, 
elles  pourraient  demander  assistance  en  dehors 
de  la  localité.  Dans  ce  cas,  des  subventions  se- 
raient accordées  par  l'État  et  la  Province.  Comme 
en  Angleterre  (60,  XXII),  le  régime  d'encoura- 
gement serait  subordonné  au  vœu  des  localités  : 
il  conférerait  aux  autorités  qui  subventionnent 
lesécoles  un  droit  de  direction.  Les  méthodes  of- 
ficielles, comme  les  méthodes  indépendantes,  ne 
se  propageraient  donc  qu'avec  le  consentement 
des  familles ,  et  elles  se  perfectionneraient  inces- 
samment, comme  toutes  les  institutions  humai- 
nes, par  une  salutaire  concurrence. 

Nous  sommes  évidemment  loin  de  l'ordre  de 
choses  où,  selon  l'exemple  des  peuples  libres  et 


CH.  47.  —  L'ENSEIGNBMKNT  BT   LES   CORPORATIONS    81 

prospères,  Tinstruction  primaire  se  répandrait 
ainsi ,  par  Finitiative  des  laïques  et  du  clergé , 
dans  la  masse  entière  du  corps  social.  La  passion 
avec  laquelle  la  plupart  des  hommes  éclairés  de 
notre  pays  refusent  au  clergé  une  de  ses  attribu- 
tions naturelles ,  est  un  sujet  habituel  d'étonne- 
ment  pour  les  étrangers  avec  lesquels  j'étudie 
comparativement  les  institutions  et  les  mœurs  de 
TEurope.  Ces  méfiances  invétérées ,  provoquées 
par  certains  désordres  du  passé,  ne  sont  plus,  en 
général,  justifiées  pour  le  temps  présent;  mais 
elles  sont  la  critique  de  l'ancien  régime  qui  les  a 
fait  éclore.  Malheureusement  cette  disposition  de 
nos  classes  dirigeantes  ne  nuit  pas  seulement  à 
l'influence  du  clergé;  elle  est  depuis  un  siècle, 
pour  la  nation  entière ,  une  cause  de  trouble  et 
d'affaiblissement. 

§  XIII.  Aberrations  en  France  sur  le  principe  de  l'obligation 

et  de  la  gratuité. 

Un  des  projets  favoris  de  ceux  qui  s'exagèrent 
le  rôle  social  de  l'enseignement  primaire  est  l'é- 
tablissement d'un  régime  où  l'instruction  serait 
obligatoire  et  gratuite,  sous  la  direction  de  l'État 
et  avec  les  subventions  du  trésor  public. 

On  ne  saurait  trop  redouter,  en  France,  la 
propagation*  de  la  doctrine  qui  impose  l'obligation 
de  l'enseignement  ;  et  il  importe  de  ne  pas  prendre 
le  change  à  la  vue  des  pratiques  adoptées  en  cette 


82  LIVRE  V,  2*»  PARTir  —  l'association 

matière  par  certains  peuples  que  je  cite  souvent 
comme  des  modèles. 

Ainsi,  par  exemple,  les  États  de  la  Nouvelle- 
Angleterre,  où  l'enseignement  obligatoire  est  en- 
core en  vigueur,  n'offrent  point  un  précédent  ap- 
plicable à  nos  mœurs  et  à  nos  institutions.  Ils  ont 
établi  ce  système  au  xvii*  siècle ,  à  une  époque  où 
la  loi  civile  prescrivait  également  la  pratique  du 
Décalogue  et  la  fréquentation  du  service  divin.  Ils 
le  maintiennent  par  deux  motifs  absolument  con- 
traires à  l'esprit  de  nouveauté  et  de  centralisation 
qui  réclame  chez  nous  l'application  du  même  sys- 
tème. Conformément  aux  tendances  de  la  race 
anglo-saxonne,  ils  se  plaisent  à  conserver  cet 
usage, comme  ils  conservent  toutes  les  coutumes, 
même  surannées ,  qui  ne  blessent  point  l'intérêt 
public.  Les  communes  chargées  de  l'exécution 
ont  toujours  joui,  pour  cette  attribution  comme 
pour  toutes  les  autres,  d'une  autorité  souveraine; 
par  conséquent,  elles  ont  toujours  pu  modifier  ce 
régime  de  contrainte ,  en  chaque  localité,  selon 
le  vœu  des  chefs  de  famille. 

Les  Américains  du  Nord  apportent  d'ailleurs 
dans  l'application  de  leur  système  d'enseignement 
des  sentiments  tout  autres  que  ceux  qui  font  ré- 
clamer chez  nous  l'obligation  et  la  gratuité.  Ils 
s'accordent  tous  à  voir  dans  l'école  primaire  un 
modeste  auxiliaire  de  la  religion  et  de  la  famille. 
Ils  n'ont  jamais  eu  la  pensée  de  confier  ce  service 


CH.  47.  —  l'bnsbignement  et  les  corporations  83 

à  un  corps  de  fonctionnaires  permanents ,  orga- 
nisés en  hiérarchie  à  la  manière  des  bureaucraties 
européennes(63, 1),  pourvus  d'un  fonds  de  retraite 
et  faisant  concurrence  aux  clergés.  Les  jeunes 
instituteurs  des  deux  sexes  qui  dirigent  habituel- 
lennent  les  écoles  se  gardent  d'exercer  longtemps 
xine  fonction  qui  amortit  rapidement  les  qualités 
nécessaires  au  succès  dans  les  autres  carrières. 
Ils  ne  l'acceptent  en  général  que  comme  un  stage, 
pour  s'exercer  à  la  parole  ou  au  commandement, 
et  pour  accroître  ainsi  leurs  chances  de  réussite 
dans  une  condition  plus  élevée.  L'exemple  des 
États-Unis  n'a  donc  pas  la  signification  que  pro- 
clament chez  nous  certains  partis  politiques.  Si 
le  régime  de  contrainte  condamné  par  l'esprit 
moderne  (8,  XI)  règne  encore  en  ce  pays,  c'est 
que  le  vice  en  a  été  corrigé  jusqu'à  présent  par  la 
condition  transitoire  du  personnel,  par  le  principe 
de  la  souveraineté  communale,  et  en  général  par 
l'esprit  religieux  qui  féconde  toutes  les  institu» 
tions  de  la  race  anglo-saxonne. 

L'importation  de  ce  système  en  France  serait 
une  erreur  et  un  danger.  L'immixtion  actuelle 
de  la  loi  dans  notre  enseignement  primaire  a  sin- 
gulièrement exagéré  le  travers  d'esprit  qui  nous 
porte  à  multiplier  les  fonctions  publiques.  Elle  a 
déjà  fait  naître  des  inconvénients  que  le  principe 
de  contrainte  n'a  point  présentés  jusqu'ici  en 
/Amérique .  Nos  instituteurs  ne  sont  pas  les  utiles 


84  LIVBB   V,    2«  PARTIE  —  L'aSSOCIàTIOX 

stagiaires  des  professions  privées;  ils  forment 
déjà  une  armée  permanente  de  fonctionnaires  qui 
chaque  jour  renforcent  l'action  pernicieuse  exer- 
cée  par  l'Etat  sur  les  intérêts  locaux.  Le  mal  est 
déjà  grand,  et  il  serait  encore  aggravé  par  l'obli- 
gation et  la  gratuité  de  l'école.  Les  inconvénients 
dus  à  ce  nouvel  envahissement  de  la  vie  privée 
par  les  pouvoirs  publics  ne  seraient  point  com- 
pensés par  les  avantages  qu'on  a  en  vue.  11  est 
manifeste  que ,  sous  notre  régime  communal  su- 
bordonné aux  bureaucraties  (63,  XIX  et  XX)  du 
département  et  de  l'État ,  l'instruction  obligatoire 
prendrait  bientôt  un  caractère  oppressif  et  tra- 
cassier. 

Aucune  nécessité  ne  nous  conseille  d'ailleurs  de 
soumettre  les  populations  à  ce  surcroît  de  dépen- 
dance. L'enseignement  primaire  reçoit  chez  nous 
un  développement  rapide,  partout  où  les  parents 
constatent  qu'il  peut  rendre  plus  fructueux  le 
travail  de  leurs  enfants.  Il  languit,  au  contraire, 
dans  les  localités  où  cette  utilité  n'est  point  en- 
core apparente.  Les  écoles  surgissent  spontané- 
ment, on  ne  saurait  trop  le  redire,  dès  que  les 
méthodes  de  travail  réclament  des  ouvriers  lettrés. 
Les  libres  initiatives  et  l'intérêt  financier  des  fa- 
milles seront  donc,  en  cette  matière,  plus  efficaces 
que  l'obligation  et  la  gratuité.  Enfin,  les  contraintes 
scolaires,  peu  utiles  en  pratique  pour  les  garçons, 
et  antisociales ,  comme  je  l'expliquerai  plus  loin , 


CH.  47. —  l'enseignbment  et  les  corporations  85 

pour  les  filles,  seraient  fort  dangereuses  au  point 
de  vue  des  principes.  La  religion  est  plus  indis- 
pensable que  rinstruction  primaire.  L'opinion 
publique,  lorsqu'elle  sera  revenue  sur  ce  point 
au  sentiment  du  vrai  (15,  VI),  serait  donc  logi- 
quement conduite  à  rendre  le  culte  obligatoire. 
On  serait  ainsi  ramené  par  degrés  aux  anciens 
régimes  sociaux  qui  prétendaient  fonder,  sur  les 
prescriptions  de  l'autorité ,  le  règne  de  la  vérité 
et  de  la  vertu.  Les  personnes  qui,  avec  d'excel- 
lentes  intentions,  réclament  ici  le  retour  à  la 
contrainte ,  se  mettent  donc  en  contradiction  avec 
cet  «  esprit  moderne  i>  qu'elles  invoquent  à  tout 
propos.  Elles  cèdent  à  un  sentiment  rétrograde 
d'autant  plus  dangereux  que-l'intérêt  à  satisfaire 
est  plus  respectable. 

Quant  à  la  gratuité  de  l'enseignement,  elle  est 
contraire  au  principe  qui  commande  aux  citoyens 
de  pourvoir  par  leur  propre  initiative  aux  besoins 
de  la  vie  privée.  Elle  serait  un  contre-sens  sous  le 
régime  nouveau  qui  leur  laissera  le  soin  de  sub- 
venir aux  frais  du  culte.  Il  est  d'ailleurs  inexact 
d'appeler  gratuit  un  service  rétribué  par  l'impôt. 
S'il  convient,  à  tous  égards,  que  le  riche  paye 
volontairement  pour  le  pauvre,  on  ne  doit  pas 
permettre  que  le  pauvre,  toujours  atteint  en  quel- 
que point  par  le  fisc,  contribue  malgré  lui  aux 
frais  de  l'instruction  du  riche.  Dans  les  communes 
américaines  où  l'instituteur  est  rétribué  au  moyen 


86  LIVRE   V,    2«  PARTIE  —   L'ASSOCIATION 

d'une  taxe  spéciale  levée  par  les  officiers  muni- 
cipaux ,  le  service  de  l'école  n'est  pas  plus  gratuit 
que  ne  l'est,  en  Angleterre,  le  service  du  culte 
payé  par  la  dime  et  par  la  taxe  d'église  (54,  II). 

Quel  que  soit  le  régime  adopté,  pour  l'école 
primaire,  dans  les  diverses  régions  de  l'Europe, 
les  corporations  n'y  prennent  qu'une  part  assez 
restreinte.  Le  développement  donné  en  France  à 
l'utile  corporation  des  Frères  de  la  doctrine  chré- 
tienne est  moins  dû  peut-  être  à  la  nature  des 
choses,  qu'aux  méfiances  qui  découragent  mo- 
mentanément l'initiative  du  clergé  séculier.  Au 
contraire,  le  rôle  des  corporations  grandit  à 
mesure  qu'on  s'élève  dans  la  hiérarchie  de  l'en- 
seignement ,  et  depuis  longtemps  il  a  pris  beau- 
coup d'importance  dans  certaines  écoles  secon- 
daires. 


§  XIV.  L*enseignement  secondaire  chez  les  Anglais 

et  les  Allemands. 


En  Angleterre,  où  l'enseignement  secondaire 
conjure  les  dangers  du  déclassement  et  s'adapte 
mieux  que  partout  ailleurs  aux  vrais  besoins  des 
familles,  les  établissements  qui  préparent  les 
enfants  aux  professions  usuelles  constituent  en 
général  de  très -petites  entreprises  privées.  Ce 
sont ,  pour  la  plupart ,  des  externats  urbains  re- 
cevant des  enfants  vivant  au  sein  de  leur  famille, 
et  parfois  même  associés  déjà  à  ses  travaux.  Quant 


CH.  47.  —  l'enseignement  et  les  corporations  87 

aux  pensionnats  destinés  aux  classes  plus  éle- 
vées ,  ils  sont  établis  à  la  campagne ,  et  reçoivent 
un  nombre  limité  d'enfants  qui  forment  en  quel- 
que sorte  le  complément  de  la  nombreuse  famille 
de  l'instituteur.  Quelques  établissements  privés 
du  même  genre  instruisent  un  petit  nombre  d'en- 
fants pour  la  pratique  du  droit  et  de  la  médecine. 
Ces  enseignements  spéciaux  n'ont  pas  en  Angle- 
terre l'importance  que  leur  accorde  l'opinion  sur 
le  Continent.  Cependant  on  y  voit  déjà  intervenir 
quelques  corporations  qui  possèdent  des  biens 
en  mainmorte  et  qui  préparent  leurs  élèves  aux 
cours  des  universités  de  Londres ,  de  Dublin ,  de 
Glasgovsr  ou  d'Edimbourg.   Les  enfants  destinés 
aux  magistratures  gratuites  des  comtés  (57,  II  à 
IV),  aux  grades  supérieurs  de  l'Eglise,  des  tri- 
bunaux ,  de  l'armée  ou  de  la  flotte ,  aux  fonctions 
élevées  de  l'administration  métropolitaine  et  co- 
loniale, enfin  aux  deux  chambres  du  Parlement 
(60,  V  et  VII),  suivent  une  autre  voie.  Ils  se  font 
admettre  dans  certains  collèges,  gérés  depuis  des 
siècles  par  des  corporations  pourvues  de  biens 
considérables.   Ces    collèges,  notamment   ceux 
d'Eton  et  d'Harrow,  sont  situés,  comme  les  au- 
tres pensionnats  anglais,  au  milieu  des  campa- 
gnes, et  ils  ont  été  souvent  décrits  avec  éloge 
par  les  écrivains  du  Continent*.  Tous  ces  établis- 

^  Voir,  par  exemple,  l'ouvrage  de  M.  le  comte  de  Montalemberl  : 
De  V Avenir  politique  de  l'Angleterre,  p.  172.  L'auleur  cite  lui- 


88  LIVRE   V,    2«   PARTIE  —   L'ASSOCIATION 

sements  ont  un  caractère  commun  :  ils  subsistent 
par  leurs  propres  ressources  ;  ils  ne  réclament  au- 
cune  assistance  de  l'Etat,  des  comtés  ni  des  cor- 
porations urbaines. 

En  Allemagne,  la  plupart  des  établissements 
d'instruction  secondaire  sont  exclusivement  des 
externats,  et  laissent  par  conséquent  les  enfants 
au  milieu  de  leurs  familles.  Les  gymnases  prus- 
siens, établis  dans  toutes  les  villes  de  quelque 
importance ,  n'ont  jamais  un  caractère  privé ,  et 
sont  toujours  subventionnés  par  les  villes  et  par 
l'État.  Les  grands  gymnases  réunissent  les  en- 
fants des  classes  moyennes  et  supérieures  de  la 
société.  Ils  enseignent,  en  six  années,  les  langues 
anciennes  (hébreu ,  grec  et  latin) ,  jugées  néces- 
saires pour  l'acheminement  vers  les  professions 
libérales.  Ils  joignent  aux  trois  premières  années 
de  ce  principal  enseignement  les  connaissances 
élémentaires  (langues  vivantes,  géographie,  his- 
toires, sciences  mathématiques  et  physiques), 
considérées  comme  une  préparation  suffisante 
pour  toutes  les  professions  usuelles. 

Cette  organisation  de  l'enseignement  secon- 
daire ne  semble  pas  être  à  l'abri  de  tout  reproche. 
Le  groupement  de  conditions  sociales  différentes 
et  d'enseignements  hétérogènes ,  dans  des  écoles 
subventionnées,  empêche  la  création  de  cette 

même  avec  éloge  les  travaux  publiés  sur  le  même  sujet  par 
M.  Lorain ,  ancien  recteur  de  TUniversité. 


CH.    47.  —   L'fNSEiGNEMENT  ET  LES  CORPORATIONS    89 

naultitude  de  petits  établissements  privés  qui ,  en 
AcDgleterre ,  répondent  si  bien  à  tous  les  besoins 
spéciaux  des  familles  de  la  classe  moyenne.  En 
fait,  les  gymnases  allemands  sont  une  excitation 
au  déclassement  pour  les  individus,  une  cause 
<ie  sacrifices  exagérés  et  de  mécomptes  pour  les 
familles ,  enfin  une  source  incessante  d'agitation 
et  d'instabilité  pour  l'État.  Ces  institutions  dé- 
truisent de  plus  en  plus ,  dans  la  vie  privée  des 
sociétés  allemandes,  la  quiétude  qui  reste  jusqu'à 
ce  jour  un  des  traiis  distinctifs  de  l'Angleterre. 
Elles  contribuent  même  à  troubler  la  vie  pu- 
blique, par  les  causes  que  je  signalerai  dans  une 
autre  partie  de  cet  ouvrage  (6^,  XVI). 

§  XV.  La  réforme  en  France  par  l'abstension  de  FÉtat. 

• 

Les  lycées  et  les  collèges  qui  forment,  en 
France,  les  principaux  établissements  de  l'ensei- 
gnement secondaire,  ne  jouissent  pas  des  avan- 
tages acquis  à  ceux  de  l'Angleterre  et  de  l'Al- 
lemagne. Peu  pourvus  de  biens  propres,  mais 
fortement  subventionnés  par  les  villes  et  par  l'É- 
tat, ils  entravent  la  multiplication  des  petits  éta- 
blissements privés  dont  je  viens  de  signaler,  pour 
l'Angleterre,  l'influence  bienfaisante.  Ils  s'accu- 
mulent de  préférence  dans  les  grandes  villes ,  où 
ils  prennent  de  plus  en  plus  le  caractère  de  pen- 
sionnats. Ils  sont  créés  surtout  pour  l'enseigne- 
ment des  langues  anciennes ,  et  ils  rapprochent 


90  LIVRE  V,   2«  PARTIE  —  L'ASSOCIATION 

des  enfants  de  conditions  inégales,  qu'ils  enlè- 
vent temporairement  au  foyer  domestique.  Ils 
provoquent  ainsi  le  déclassement,  en  faisant  naî- 
tre chez  les  familles  peu  aisées  des  prétentions 
qui  sont  rarement  satisfaites,  puis  des  déceptions 
qui  a^dtent  la  société.  On  n'a  point  remédié  à  ces 
inconvénients  en  annexant  l'enseignement  des 
connaissances  usuelles  à  celui  des  langues  an- 
ciennes. On  a  même  aggravé  le  mal  en  groupant, 
moins  judicieusement  que  dans  les  gymnases 
prussiens,  ce  qui  devait  être  céparé. 

La  suppression  de  toute  intervention  de  l'État 
serait  encore  ici  le  point  de  départ  de  la  réforme. 
En  ce  qui  concerne  l'acheminement  aux  profes- 
sions usuelles,  on  cesserait  d'entraver  la  fonda- 
tion des  établissements  privés  qui  seuls  peuvent 
s'adapter  à  une  multitude  de  besoins  spéciaux. 
En  ce  qui  concerne  la  préparation  à  l'enseigne- 
ment supérieur,  les  habiles  professeurs  de  nos 
lycées  et  de  nos  collèges  continueraient,  dans  de 
meilleures  conditions,  le  service  qui  leur  est 
confié.  Les  uns  créeraient,  à  titre  privé,  de  pe- 
tites entreprises  urbaines  ou  rurales.  Les  autres 
se  réuniraient  en  corporations  libres  et  dirige- 
raient de  grands  externats  *.  Ceux-ci,  comme  en 


1  Je  ne  saurais  trop  recommander,  en  ce  qui  touche  la  sup- 
pression des  internais,  les  beaux  travaux  publiés  en  i87i  par 
M.  Henri  Sainte-Claire  Deville  (  Comptes  rendus  de  l'Académie  des 
sciences  morales)  ^  et  par  le  R.  P.  Lescœur.  (Note  de  1872.) 


CH.  47.  —  l'enseignement  et  les  corporations  91 

Allemagne,  seraient  recherchés  par  les  familles 
urbaines,  à  mesure  que  se  rétabliraient  les  véri- 
tables traditions  de  la  vie  domestique  (28,  VII). 
Débarrassé  des  préoccupations  d'ordre  inférieur 
qu'entraîne  la  gestion  d'un  pensionnat,  pouvant 
tenter  en  toute  liberté  remploi  des  meilleures 
méthodes,  notre  personnel  enseignant  serait  sti- 
mulé dans  raccorpplisseraent  de  ses  devoirs  par 
l'honneur  et  les  profits  du  succès.  Il  acquerrait 
bientôt  la  fortune  et  l'indépendance  qui  récom-  • 
pensent  en  Angleterre  les  mêmes  mérites. 

Nos  plus  habiles  professeurs,  en  groupant  leurs 
aptitudes,  réussiraient  également  à  fonder,  sous 
ce  régime  de  liberté,  des  pensionnats  ruraux  qui 
ne  le  céderaient  en  rien  aux  célèbres  collèges 
anglais.  Ils  se  constitueraient  aisément  en  corpo- 
rations puissantes,  avec  le  concours  dévoué  des 
anciens  élèves  des  lycées  actuels.  Ils  restaure- 
raient ainsi,  en  les  améliorant,  de  vieilles  institu- 
tions dont  les  quartiers  de  noblesse  valent  ceux 
d'Eton  et  d'Harrow.  Quant  aux  capitaux  néces- 
saires à  ces  entreprises,  ils  seraient  abondamment 
fournis  par  les  sommités  sociales  sorties  de  ces 
lycées.  Les  deux  pensionnats  de  Sainte -Barbe, 
établis  à  Paris  et  à  Fontenay-aux-Roses,  montrent 
déjà  combien  ce  principe  d'association  est  effi- 
cace :  ils  font  entrevoir  le  succès  réservé  à  des 
corporations  laïques  qui  n'auraient  plus  à  redou- 
ter la  concurrence  de  l'État.  Le  collège  rural  de 


92  LIVRE  V,    2«   PARTIE   —   L'ASSOCIATION 

Vanves ,  succursale  du  lycée  Louis-le-Grand ,  de 
Paris,  prouve  également  que  les  établissements 
disposant  d'un  vaste  parc  peuvent  réunir,  avec 
toute  convenance,  les  élèves  et  les  familles  des 
professeurs.  Intéressées  dorénavant  au  succès, 
surveillées  de  près  par  les  pères  de  famille  qui 
ont  fourni  le  capital,  autorisées  à  recevoir  des 
dons  et  des  legs ,  pouvant  assurer  à  leurs  profes- 
seurs la  situation  la  plus  agréable ,  ces  corpora- 
tions laïques  offriraient  bientôt  aux  familles  les 
mêmes  avantages  que  les  corporations  religieuses. 
La  lutte  des  divers  établissements  s'établirait 
d'ailleurs  en  toute  liberté ,  et  elle  contribuerait  à 
relever  pour  tous  le  niveau  de  l'enseignement 
secondaire. 


§  XVI.  L'enseignement  supérieur  en  France;  ses  vices 

et  leurs  remèdes. 


La  valeur  de  l'enseignement  supérieur  qui  pré- 
pare la  jeunesse  française  aux  professions  libé- 
rales ,  est  habituellement  en  rapport  avec  l'im- 
portance des  villes  où  il  est  donné.  A  Paris,  cet 
enseignement  a  en  partie  perdu  sa  vieille  renom- 
mée européenne.  Quant  aux  influences  morales 
qui  protégeaient  les  étudiants  parisiens,  elles 
s'amoindrissent  suivant  une  progression  encore 
plus  rapide  que  le  talent  des  professeurs.  La  li- 
berté du  mal  dépasse  parmi  eux  les  limites  tolé- 
rées ailleurs  par  l'autorité.  J'ai  souvent  entendu 


CH.  47.  —  l'enseignement  et  les  corporations  93 

déclarer  par  les  étrangers  les  plus  compétents , 
j'ai  d'ailleurs  constaté  moi-même  en  visitant 
toutes  les  universités  de  l'Europe,  que  Paris  est 
la  seule  ville  où  les  jeunes  étudiants  restent  expo- 
sés sans  surveillance  à  tous  les  périls  d'une  liberté 
prématurée.  Il  n'existe  pas  en  Europe  une  autre 
ville  où  la  corruption  ait  acquis  la  même  intensité, 
et  l'on  n'a  permis  nulle  pari  à  la  jeunesse  de  de- 
venir elle-même  le  plus  actif  foyer  de  la  conta- 
gion. La  comparaison  n'est  pas  plus  à  l'avantage 
du  système  français ,  lorsque  l'on  cgpiidàpe  la  si- 
tuation des  professeurs  et  la  cuistre  même  des 
sciences  et  des  lettres. 

Le  vice  du  régime  réside  surtout  dans  l'inter- 
vention de  l'État,  qui  soumet  l'enseignement, 
comme  tant  d'autres  branches  d'activité ,  à  une 
bureaucratie,  c'est  à- dire  à  des  fonctionnaires 
ayant  seuls  le  privilège  d'allier  la  réalité  du  pou- 
voir à  l'absence  de  toute  responsabilité.  N'ayant 
aucun  contact  direct  avec  les  élèves,  ces  fonc- 
tionnaires ne  sauraient  les  arrêter  sur  la  pente 
du  désordre;  et  cependant,  en  s' attribuant  l'au- 
torité ,  ils  déchargent  en  cette  matière  les  pro- 
fesseurs des  devoirs  de  surveillance.  Par  une 
immixtion  inopportune,  nos  bureaucraties  uni- 
versitaires ont  détruit  les  rapports  naturels  de 
respect  et  d'affection  que  cette  surveillance  fait 
naître.  Elles  ont  ainsi  donné  à  notre  jeunesse 
lettrée  un  esprit  d'insubordination  dont  la  trace 


94  LIVRE  V,    2«  PARTIE  —  L'ASSOCIATION 

ne  se  retrouve  pas  dans  les  universités  libres  des 
iles  Britanniques  et  de  la  Scandinavie.  Nos  gou- 
vernants successifs  ne  se  sont  pas  inquiétés  de  ce 
désordre;  mais,  en  conservant  l'université  orga- 
nisée par  TEmpire ,  ils  ont  encouragé  l'esprit  de 
révolution  qui  les  a  tous  renversés. 

Le  remède  est  indiqué  par  la  pratique  de  l'Eu- 
rope entière.  Chez  les  peuples  modèles,  chaque 
université  est  une  corporation  indépendante  de 
professeurs  investis  par  la  Coutume  d'une  souve- 
raineté paternelle.  Elle  a  charge  de  la  conduite 
privée  comme  de  l'instruction  des  élèves,  et  elle 
serait  bientôt  délaissée  si  elle  n'offrait,  sous  ce 
double  rapport,  toute  garantie  aux  parents.  Les 
étudiants  eux-mêmes  sont  réunis  en  corpora- 
tions. Les  sentiments  de  solidarité ,  fondés  sur  de 
vieilles  traditions ,  sont  entretenus  parmi  eux  par 
l'uniformité  du  costume ,  par  des  solennités  an- 
nuelles ,  par  la  pratique  régulière  de  certains  de- 
voirs ,  et  surtout  par  la  résideiye  dans  des  mai- 
sons soumises  à  la  surveillance  de  l'université.  A 
la  faveur  de  ces  habitudes ,  ils  exercent  l'un  sur 
l'autre  une  influence  morale  qui  rend  facile  le 
contrôle  des  professeurs  en  lui  conservant  un  ca- 
ractère intime  et  amical.  Le  régime  de  corpora- 
tion garantissait,  depuis  le  moyen  âge,  ce  grand 
intérêt  social  dans  l'université  de  Paris.  La  révo- 
lution ,  au  contraire ,  a  méprisé  ces  bienfaisantes 
traditions.  En  remplaçant  des  corps  d'étudiants 


CH.  47.  —  l'enseignement  et  les  corporations  95 

soumis  aux  maîtres  par  des  étudiants  isolés  re- 
levant de  la  bureaucratie,  elle  a  désorganisé  le 
haut  enseignement.  Les  esprits  a  libéraux  »  qui 
considèrent  le  régime  actuel  comme  une  heu- 
reuse conquête,  reviendraient  de  cette  erreur 
s'ils  observaient  personnellement  les  principales 
universités  de  l'Europe.  Peut-être  même  leur 
suffirait-il  de  jeter  un  simple  coup  d'œil ,  à  Paris 
et  à  Oxford,  sur  la  situation  des  étudiants  et  des 
maîtres. 

Le  meilleur  régime  des  corporations  de  haut 
enseignement  implique  la  possession  de  biens 
propres  et  la  rétribution  directe  par  les  élèves.  Il 
assure  donc  aux  maîtres  jouissant  d'une  grande 
renommée  des  revenus  comparables  à  ceux  des 
professions  commerciales.  Ce  légitime  succès  est 
interdit  par  le  système  français  qui,  en  payant  les 
professeurs  avec  le  produit  de  l'impôt,  doit  se 
montrer  économe  et  rétribuer  également  les  iné- 
gales capacités  parvenues  au  même  degré  de  la 
hiérarchie.  De  là  il  résulte  que  d'illustres  étran- 
gers qui,  aujourd'hui  comme  au  temps  de  saint 
Thomas  ou  d'Albert  le  Grand ,  auraient  le  désir 
de  trouver  à  Paris  la  consécration  de  leur  renom- 
mée, en  sont  empêchés  par  l'impossibilité  d'y 
obtenir  des  avantages  pécuniaires  proportionnés 
à  leur  mérite.  Telle  petite  ville  d'Angleterre,  des 
États-Unis  ou  d'Allemagne  procure,  en  effet,  à 
certains  professeurs  une  rémunération  décuple 


%  LIVRE  V,    2«  PARTIE  —  L'àSSOCUTION 

de  celle  dont  ils  auraient  dû  se  contenter  s'ils 
avaient  cédé  à  Tattrait  qui  les  portait  vers  Paris. 

§  XA'II.  L*abalssement  des  études  par  rimmixtlon  de  l'État. 

La  substitution  de  l'État  aux  corporations  libres 
n'est  pas  moins  funeste  à  la  science  et  aux  lettres 
qu'aux  élèves  et  aux  maîtres.  Il  est  tout  naturel 
que  le  niveau  des  connaissances  humaines  s'a- 
baisse dans  les  sociétés  où  l'on  paye  le  moins  les 
hautes  notabilités  qui  les  cultivent.  Les  sciences 
positives  qui  font  maintenant  de  si  grands  pro- 
grès tendent  de  plus  en  plus  à  devenir  cosmopo- 
lites. Elles  se  concentreront  dans  de  grands  foyers 
d'enseignement  chez  les  peuples  jouissant  de  la 
meilleure  organisation  universitaire.  Déjà  l'état 
d'équilibre  qui  régnait,  il  y  a  un  siècle,  est  mani- 
festement rompu  au  détriment  de  notre  pays.  On 
ne  voit  plus ,  comme  au  temps  de  Christine  et  de 
Frédéric  II,  nos  savants  diriger  des  académies 
dans  les  capitales  étrangères.  Ceux  qui  acquièrent 
la  renommée  par  leurs  premiers  travaux  sont 
bientôt  arrêtés  dans  leur  essor  par  notre  système 
bureaucratique.  Ne  pouvant  s'élever  aux  grandes 
positions  que  la  science  procure  ailleurs,  ils  aban- 
donnent leur  carrière  pour  chercher  la  fortune  et 
l'influence  dans  les  hautes  fonctions  de  l'adminis- 
tration et  de  la  politique.  Ce  genre  d'émigration, 
spécial  à  notre  pays,  cause  à  la  science  d'incalcu- 
lables dommages ,  sans  relever  beaucoup  les  ser- 


CE.   47.  —  L^ENSEIGNSMSNT  ET  LES  CORPORATIONS    97 

vices  publics  dans  lesquels  affluent  ces  savants  en 
quête  d'une  meilleure  situation. 

La  solidarité  établie  mal  à  propos  entre  l'État 
et  certaines  corporations  est  surtout  compromet- 
tante pour  les  sciences  sociales.  L'erreur,  qui  s'y 
fait  jour  trop  souvent,  n'est  guère  à  craindre 
quand  elle  se  produit  sous  les  auspices  d'une 
corporation  privée,  que  les  institutions  rivales 
peuvent  librement  combattre.  Ce  contrôle  réci- 
proque est  particulièrement  efficace  dans  les  cor- 
porations d'enseignement ,  quand  il  a  lieu  entre 
des  laïques  et  des  clercs.  Tel  était  le  régime  d'en- 
seignement sous  lequel  se  sont  formés,  en  France, 
tant  d'hommes  illustres,  pendant  la  première  moi- 
tié du  xvn«  siècle  *.  Au  contraire,  l'erreur  prend 
un  caractère  réellement  dangereux  quand  elle  est 
subventionnée  par  le  trésor  public.  En  patron- 
nant les  connaissances  qui  ne  reposent  pas  sur 
des  axiomes  indiscutables ,  l'État  se  trouve  invin- 
ciblement conduit  à  en  faire  la  police.  Mais  l'opi- 
nion publique ,  fort  ombrageuse  sur  ce  point ,  se 

^  11  est  mortifiant  de  penser  que  les  passions  politiques  et  les 
habitudes  d'une  centralisation  exagérée  nous  empêchent  d'aper- 
cevoir les  vérités  qui  avaient  un  caractère  d'évidence  pour  nos 
grands  hommes  d'Etat  du  xvii*  siècle.  C'est  ainsi  que  l'opinion 
du  cardinal  de  Richelieu  se  trouve  nettement  exprimée  dans  les 
termes  suivants  :  «  Puisque  la  foiblesse  de  notre  condition  hu- 
«  maine  requiert  un  contre-poids  en  toute  chose,  il  est  plus  rai- 
«  sonnable  que  les  universitez  et  les  jésuites  enseignent  à  Tenvi, 
«  afin  que  l'émulation  aiguise  leur  vertu.  »  (  Testament  politique, 
I'«  partie,  ch.  ii ,  section  11.) 


98  LIVRE   V,    2«   PARTIE  —  L'aSSOCIATION 

dresse  presque  toujours  contre  lui,  même  lorsqu'il 
protège  la  vérité  ;  et  ce  seul  fait  suffirait  pour  con- 
damner le  régime  actuel.  De  là  les  inextricables 
embarras  qui  se  manifestent  dans  notre  haut  en- 
seignement; de  là  les  destitutions  qui  donnent  le 
prestige  de  la  persécution  à  de  mauvaises  doc- 
trines ;  de  là  enfin  les  tristes  débats  qui  ont  sou- 
vent aggravé  l'antagonisme  social  au  sein  de  nos 
corps  politiques. 

• 

§  XA^III.  Le  grand  rôle  des  universités  libres  chez  les  peuples 

prospères. 

Ceux  qui  croient  que  FÉtat  peut  revendiquer 
utilement  le  patronage  des  sciences ,  des  lettres 
et  des  arts  apercevront  le  danger  de  cette  erreur 
lorsqu'ils  prendront  la  peine  d'observer,  sous  ce 
rapport,  la  situation  relative  des  diverses  con- 
trées. Ils  constateront  bientôt  que,  dans  les  so- 
ciétés enrichies  par  le  commerce  et  l'industrie , 
les  universités  libres ,  créées  par  les  dons  et  legs 
des  particuliers ,  se  montrent  de  plus  en  plus  su- 
périeures aux  universités  régies  par  les  gouver- 
nements et  soutenues  par  l'impôt.  Pour  arriver  à 
cette  conviction ,  il  suffira  .de  comparer  la  pénu- 
rie de  plusieurs  grandes  institutions  scientifiques 
de  la  France,  avec  l'abondance  des  ressources 
qui  affluent  chaque  année  dans  les  institutions 
analogues  des  États-Unis  de  l'Amérique  du 
Nord.  Comme  exemple  de  ces  généreuses  initia- 


CH.  47.  —  l'enseignement  et  les  corporations  99 

tives,  je  signale  la  petite  ville  de  Boston  *  (Mas- 
sachusetts). 

Les  universités  de  Cambridge  et  d'Oxford  •, 
les  quatre  universités  d'Ecosse  et  le  collège  de 
la  Trinité  à  Dublin  peuvent  être  également  cités 
comme  des  modèles.  Dirigées  par  des  corpora- 
tions indépendantes ,  pourvues  de  biens  en  main- 
morte, ces  institutions  ont  conservé  les  excel- 
lentestraditions  que  nous  avons  si  imprudemment 
détruites  en  supprimant  nos  vieilles  universités. 
D'un  autre  côté,  elles  sont  garanties  de  la  cor- 
ruption par  l'aiguillon  de  la  concurrence ,  et  par 

1  Parmi  les  sommes  attribuées,  dans  ces  derniers  temps,  par 
dons  et  legs,  à  ces  institutions,  je  puis  citer  :  depuis  1848,  au 
Musée  de  géologie  comparée  de  TÛniversilé  de  Cambridge ,  près 
de  Boston.  1.500.000  fr.;  depuis  1839,  à  la  Société  d'bistoire 
naturelle  de  Boston,  5.000000  de  fr. ;  dequisl860,  à  rinslitul tech- 
nologique de  Boston ,  700.000  fr.  ;  depuis  1857  ,  à  la  bibliothèque 
de  Boston  ,  qui  se  distingue  de  nos  grandes  bibliothèques  par  les 
services  rendus  à  toutes  les  familles  de  la  ville,  2.000.000  fr.,  etc. 
A  la  vérité,  les  partisans  de  Tintervention  de  TEtat  répètent  sans 
cesse  que  les  particuliers  sont ,  chez  nous ,  incapables  de  s^asso- 
cier  aux  sentiments  qui  créent ,  hors  de  la  France ,  ces  admi- 
rables établissements;  mais,  en  cette  matière,  ils  prennent  évi- 
demment l'effet  pour  la  cause.  Notre  parcimonie  actuelle  coniraste 
singulièrement  avec  la  libéralité  qui  a  créé  autrefois  tant  d'œuvres 
utiles;  elle  est  due,  non  â  la  race,  mais  aux  institutions  qui  dé- 
couragent les  généreuses  initiatives.  Les  richesses  qui  alimentent 
sous  nos  yeux  le  lourd  budget  du  luxe  et  de  la  débauche ,  se  diri- 
geront de  nouveau  vers  les  fondations  de  bien  public,  à  mesure 
que  celles-ci  cesseront  d'être  soumises  au  patronage  énervant  de 
la  bureaucratie,  et  que  les  classes  dirigeantes  se  dévoueront  à  la 
réforme  des  mœurs.  =:  2  Voir  Téloquenle  description  de  ces 
universités  dans  l'ouvrage  déjà  cité  de  M.  le  comte  de  Montalem- 
bert  :  De  l'Avenir  politiqice  de  l'Angleterre ,  p.  178. 


100  LIVBB  V,   2«  PARTIE  —  L'ASSOCIATION 

le  contrôle  des  deux  chambres  du  Parlement. 
En  résumé,  la  seule  situation  qui  soit  digne 
pour  les  sciences  et  les  lettres,  pour  les  corps 
enseignants  et  pour  les  élèves,  est  celle  qui  les 
place  sous  l'autorité  de  corporations  libres,  ja- 
louses de  conserver  leur  indépendance,  stimulées 
en  même  temps  par  la  concurrence  de  leurs  ri- 
vales à  se  garantir  de  l'erreur  ou  du  relâchement 
qui  leur  feraient  perdre  la  confiance  du  public. 

§  XIX.  Le  personnel  de  renseignement  mieux  formé  par 
les  universités  que  par  les  écoles  normales. 

Un  des  caractères  les  plus  recommandables  des 
universités  anglaises ,  allemandes  et  Scandinaves, 
est  le  mélange  habituel  des  jeunes  gens  voués  au 
ministère  ecclésiastique ,  et  de  ceux  qui  se  desti- 
nent aux  autres  professions  libérales.  C'est  un 
symptôme  de  l'harmonie  qui  règne  entre  les  clercs 
et  les  laïques  ;  c'est  aussi  un  moyen  de  réunir  tous 
les  hommes  éclairés  dans  une  commune  pensée 
de  bien  public.  L'antagonisme  qui  règne  chez 
nous ,  depuis  deux  siècles ,  entre  la  religion ,  la 
science  et  les  lettres,  a  provoqué  la  séparation 
des  deux  catégories  d'étudiants.  Cet  abandon  de 
nos  vieilles  traditions  universitaires  est  un  des  in- 
dices du  désordre  au  milieu  duquel  s'abîme  notre 
société.  Le  remède  se  trouvera  dans  la  création  de 
plusieurs  universités  libres ,  où  les  professeurs  se 
grouperont  selon  leurs  doctrines.  La  Belgique 


CH.  47.  —  l'enseignement  et  les  corporations  101 

nous  à  devancés  dans  cette  voie  en  créant  l'uni- 
versité catholique  de  Louvain ,  presque  au  con- 
tact d'une  université  de  libres  penseurs. 

Ces  universités  spéciales,  dont  les  propensions 
systématiques  seront  contenues  par  le  besoin  de 
conserver  la  confiance  du  public,  doAneront  la 
prépondérance  intellectuelle  aux  grandes  nations 
qui  auront  le  bon  sens  de  les  adopter.  Seules ,  en 
effet ,  elles  peuvent  résoudre ,  par  la  libre  discus- 
sion, Tun  des  grands  problèmes  de  notre  temps, 
l'accord*  de  la  foi  et  de  la  raison  (45,  I).  Seules 
aussi  elles  peuvent  constituer  la  science  sociale , 
c'est-à-dire  enseigner  aux  sociétés  humaines  les 
moyens  de  conjurer  la  corruption  et  d'accomplir 
la  réforme.  L'opinion  publique  accueillera  les  élé- 
ments de  cette  science,  dès  qu'ils  seront . propa- 
gés par  des  universités  libres  se  contrôlant  Tune 
l'autre  ;  tandis  qu'elle  les  repoussera ,  tant  qu'ils 
proviendront  dd  corps  enseignants  institués  par 
l'État. 

Selon  les  hommes  éminents,  dont  la  compé- 
tence en  cette  matière  est  universellement  re- 
connue en  Europe,  les  professeurs  de  l'enseigne- 
ment supérieur  ne  doivent  point  recevoir  une 
éducation  séparée.  Dans  ce  cas,  en  effet,  ils  pren- 

1  Comme  exemple  de  cette  utile  inûuence  des  universités  libres, 
je  signale  aux  amis  de  la  science  sociale  Touvrage  ayant  pour 
titre  :  De  la  Richesse  dans  les  sociétés  chrétiennes,  par  Charles 
Périn ,  professeur  de  droit  public  et  d'économie  politique  à  Puni- 
versité  catholique  de  Louvain;  2  vol.  in-S»,  Paris,  1861. 


102  LIVRE   V,    2«  PARTIE   —   L'ASSOCIATION 

nent  le  caractère  d'une  caste ,  et  s'isolent  au  mi- 
lieu des  personnes  appartenant  aux  autres  pro- 
fessions libérales.  L'Europe  intellectuelle  re- 
pousse donc  le  principe  des  écoles  normales.  Elle 
laisse  les  jeunes  professeurs  se  former  librement 
au  sein  dès  universités  qu'ils  doivent  illustrer  à 
leur  tour.  Elle  admire  l'institution  des  professeurs 
jon'yés  des  universités  allemandes,  qui  permet  aux 
jeunes  mérites  de  se  produire  en  présence  des 
vieilles  renommées.  Il  n'est  même  pas  besoin 
d'aller,  sous  ce  rapport,  chercher  nos  modèles  à 
l'étranger.  Les  excès  de  la  centralisation  n'ont 
point  encore  étouffé  toutes  nos  traditions.  Si  le 
sujet  de  cet  ouvrage  était  l'éloge  plutôt  que  la  cri- 
tique de  nos  institutions ,  j'aurais  à  citer  comme 
exemple  la  faculté  de  médecine  de  Paris. 

Le  bon  sens  de  nos  illustrations  médicales  et  la 
sagesse  de  l'administration  des  hospices  ont  heu- 
reusement tempéré  jusqu'à  ce  jour  le  monopole 
universitaire.  Des  jeunes  gens  enseignent  avec 
succès  à  côté  des  professeurs  institués  par  l'État. 
Des  maîtres  habiles  font,  dans  le  quartier  des 
écoles ,  des  cours  payés  qui  sont  suivis  plus  assi- 
dûment que  les  cours  gratuits  de  la  faculté.  Ce 
dernier  vestige  de  la  Coutume  sera  tôt  ou  tard 
condamné  par  la  bureaucratie  ;  et  déjà  des  logi- 
ciens inflexibles  ont  réclamé  cette  satisfaction. 
Jusqu'à  présent,  toutefois,  la  jouissance  des  li- 
bertés traditionnelles  de  l'école  a  maintenu  les 


CH.  47.  —  l'enseignement  et  les  corporations  103 

excellentes  habitudes  du  passé.  Comme  je  l'ai 
dit  (XVI),  la  direction  morale  fait  défaut;  mais 
l'enseignement  médical  ne  laisse  rien  à  désirer. 
Je  vois  dans  ce  régime  un  des  signes  de  la  supé- 
riorité intellectuelle  que  reprendra  notre  pays, 
lorsque  les  aptitudes  n'y  seront  plus  étouffées  par 
une  centralisation  oppressive. 

On  a  prétendu  justifier  le  principe  de  notre 
enseignement  supérieur,  en  affirmant  que  l'État 
peut  seul  propager  les  connaissances  qui  ne  sont 
cultivées  que  par  quelques  érudits ,  et  qui  ne  sau- 
raient, sous  le  régime  de  la  liberté,  procurer  aux 
professeurs  une  rémunération  suffisante.  La  pra* 
tique  des  autres  peuples  réfute  cette  allégation. 
Dans  les  pays  où  l'État  s'abstient,  les  dons  et  legs 
viennent  toujours  pourvoir  à  ces  serrices  d'inté- 
rêt public.  Les  universités  libres  s'en  chargent 
d'ailleurs  à  l'envi,  quand  l'État  ou  la  Province 
(66,  XVIII)  veulent  bien  accorder  quelques  sub- 
sides spéciaux. 

§  XX.  Lies  inconvénients  des  écoles  professionnelles.       ^ 

On  a  souvent  signalé  comme  désirable,  on  a 
même  tenté  de  créer  en  France,  sous  le  nom  d'é- 
coles professionnelles,  un  enseignement  qui  n'est 
que  l'exagération  d'une  idée  juste  et  de  quelques 
pratiques  convenant  tout  au  plus  à  l'apprentissage 
de  certaines  fonctions  publiques.  Les  professeurs 
chargés  de  l'exposition  des  phénomènes  physi- 


104  LIVRE   V,    2«  PARTIE  —  LASSOCUTION 

ques  décrivent  utilement  les  applications  qu'en 
font  les  arts  industriels.  D'un  autre  côté,  notre 
gouvernement,  qui   envahit  volontiers,  depuis 
deux  siècles,  le  domaine  de  l'activité  privée  (63, 
III),  se  plaît  à  instruire  lui-même  les  jeunes  fonc- 
tionnaires dont  le  service   est  essentiellement 
technique  et  réglementaire.  De  ces  précédents  on 
a  conclu  qu'il  serait  possible  de  créer,  pour  cha- 
que branche  d'industrie  et  de  commerce,  un  en- 
seignement si  complet  qu'un  jeune  homme,  élevé 
dans  l'école  spéciale  correspondante ,  aurait  une 
supériorité  décidée  sur  tout  contemporain  de 
même  aptitude  ayant  fait  dans  l'atelier,  selon  la 
méthode  usuelle,  l'apprentissage  de  la  profession. 
Cette  idée  a  même  reçu  déjà  de  nombreuses  ap- 
plications ,  parce  qu'elle  s'adapte  à  l'un  des  vices 
principaux  de  notre  constitution  sociale. 

Nos  familles  instables  se  retirent  promptement 
des  affaires,  dès  qu'elles  y  ont  obtenu  quelques 
succès  (20,  VII).  Elles  ne  sont  donc  point  en  me- 
sure d'initier  elles-mêmes  leurs  enfants  à  la  con- 
naissance du  métier,  comme  le  font  ailleurs  les 
familles-souches  (28,  VIII).  Elles  ne  répugnent 
point  à  les  lancer  dans  toute  autre  carrière,  et 
elles  acceptent  avec  faveur  le  concours  que  sem- 
blent leur  offrir  les  écoles  professionnelles.  Cette 
propension  des  parents  s'accorde  d'ailleurs  avec 
celle  qui  porte  les  jeunes  gens  à  chercher  un  pre- 
mier degré  d'émancipation  dans  ce  changement 


f 


CH.  47.  —  l'enseignement  et  les  corporations  105 

de  carrière.  Mais  tous,  en  entrant  dans  cette  voie, 
s'exposent  à  des  mécomptes  contre  lesquels  on 
*ie  saurait  trop  prémunir  l'opinion. 

Un  art  industriel  n'est  bien  connu  que  des  pra- 
ticiens éminents  qui  l'exercent  depuis  longtemps 
^^ec  succès.  Ces  praticiens  auraient  seuls  qualité 
pour  constituer  un  enseignement  méthodique, 
^'ils   n'en  étaient  détournés  par  les  habitudes 
de  leur  vie  et  par  des  occupations  plus  lucratives. 
Les  savants  qui  se  chargent  des  enseignements 
professionnels  sentent  bientôt  leur  insuffisance , 
en  ce  qui  concerne  le  métier  proprement  dit. 
Alors,  pour  remplir  leurs  programmes,  ils  se 
rejettent  sur  les  matières  de  l'enseignement  or- 
dinaire qui  s'éloignent  le  moins  de  la  spécia- 
lité.  L'utilité  que  peut  offrir  cet  enseignement 
accessoire  compense  rarement  la  nullité  de  l'ap- 
prentissage ;  et,  trop  souvent,  le  résultat  définitif 
est  de  fausser  pour  longtemps  l'esprit  de  la  jeu- 
nesse engagée  dans  cette  mauvaise  direction. 

Les  élèves  doués  d'aptitudes  éminentes  ré- 
sistent seuls  à  cette  épreuve.  Ils  distinguent  avec 
un  tact  sûr  la  partie  solide  et  la  partie  faible  de 
l'enseignement.  Ils  ne  s'épuisent  pas  à  appro- 
fondir ce  qui  reste  obscur  dans  Tesprit  du  maître, 
et  ils  arrivent  à  l'atelier  avec  un  bagage  scienti- 
fique bien  classé,  dont  ils  feront  à  Toccasion  un 
judicieux  usage.  Ils  aperçoivent  tout  d'abord  avec 
la  même  netteté  le  genre  de  supériorité  qu'ont 


106  LIVRE  V,    2«  PARTIE  —  L*ASSOCIATION 

sur  eux  les  moindres  praticiens  qui  se  sont  formée 
dans  les  ateliers.  Ils  ne  croient  pas  déroger  en 
suivant  leur  exemple  et  leurs  conseils.  Ils  s'assi- 
milent sans  relâche,  par  la  pratique  du  travail, 
la  connaissance  ^^es  rapports  sociaux,  des  faits 
techniques  et  des  intérêts  commerciaux.  Ils  re- 
gagnent ainsi,  en   exerçant  le  métier,  l'avance 
prise  par  ceux  de  leurs  contemporains  qui,  ayant 
préféré  Tatelier  à  l'école,  n'ont  plus  qu'à  complé- 
ter leurs  connaissances  théoriques.  En  résumé, 
ils  arrivent  au  but ,  mais  par  une  voie  détournée, 
plus  onéreuse  pour  la  famille  que  l'apprentissage 
direct  dans  l'atelier. 

Il  en  est  autrement  pour  la  plupart  des  élèves 
admis  dans  les  écoles  professionnelles.  Faute  de 
travail  ou  d'intelligence,  ils  ne  s'assimilent  qu'im- 
parfaitement la  partie  positive  de  la  doctrine ,  et 
ils  ne  savent  point  établir,  pour  le  surplus,  la  dis- 
tinction nécessaire.  Le  faux  et  le  vrai,  ne  pou- 
vant être  immédiatement  séparés  au  crible  de 
l'expérience  par  le  contact  des  hommes  et  des 
choses,  se  mêlent  d'une  manière  inextricable 
dans  leur  esprit.  Incapables  de  se  fortifier  par  l'in- 
fluence prolongée  des  idées  abstraites,  ces  éco- 
liers restent  privés  du  développement  intellectuel 
(32,  III)  qu'ils  eussent  sûrement  trouvé  dans  la 
pratique  de  la  profession.  Les  grades  et  les  di- 
plômes arrachés  aux  maîtres,  par  l'importunité 
des  familles  et  des  protecteurs,  ne  foi^t  qu'ag- 


ce.  47.  —  l'enseignement  et  les  corporations  107 

aver  l'impuissance  de  ces  élèves;  car,  en  exal- 
tant leur  vanité,  ils  les  détournent  des  travaux 
ï^atients  et  modestes  qui  pourraient  les  ramener 
dans  la  bonne  voie.  Ces  savantes  incapacités 
échouent  dans  les  entreprises  qui  leur  sont  per- 
sonnellement confiées.  Elles  forment  l'état-major 
habituel  de  certaines  sociétés  par  actions(45,  XI), 
où  elles  dominent  leurs  utiles  collègues  par  Fart 
de  parler  ou  d'écrire.  Elles  ne  se  maintiennent 
dans  l'industrie  que  comme  partie  accessoire  ou 
parasite  d'un  mouvement  dirigé  en  fait  par  des 
praticiens  d'atelier.  Il  en  est  enfin  qui ,  poussés 
au  mal  par  leur  instinct,  ne  se  font  pas  même  illu- 
sion sur  leur  inaptitude.  Leur  séjour  à  Técole 
n'est  qu'une  occasion  de  dissipation  et  de  débau- 
che. Impatients  de  toute  autorité,  ils  ne  sauraient 
désormais  prendre  rang  dans  la  hiérarchie  so- 
ciale. Tel  qui  fût  devenu  un  citoyen  utile,  s'il  eût 
été  d'abord  soumis  à  la  discipline  de  l'atelier  et 
aux  devoirs  de  la  vie  réelle,  reste,  pendant  toute 
la  durée  de  son  existence,  une  charge  pour  sa  fa- 
mille, et  une  cause  de  trouble  pour  la  société. 

En  résumé,  les  écoles  professionnelles  ne  réus- 
sissent guère  à  donner  plus  d'élévation  aux  in- 
dividualités éminentes.  Elles  sont,  en  outre,  pour 
les  intelligences  ordinaires  une  cause  de  déclasse- 
ment et  un  attentat  contre  l'égalité  légitime. 


108  LIVRE  V,    2*  PARTIE  —  L'aSSOCUTION 

XXI.  L'enseignement  professionnel  utile  complément 
de  rapprentissage  donné  dans  Tateller. 

Le  développement  qu'on  veut  donner  en  France 
à  renseignement  professionnel  est,  comme  je 
l'indiquerai  plus  loin  (63,  XVI),  la  conséquence 
naturelle  du  régime  de  centralisation  exagérée 
qui  réclame ,  chaque  année ,  la  formation  de  nou- 
veaux fonctionnaires.  Il  n'est  pas,  conune  on  le 
dit  souvent,  le  résultat  d'un  progrès  qui  substi- 
tuerait la  science  à  la  routine.  L'art  des  ateliers 
est,  en  général,  fort  supérieur  à  la  technologie 
des  écoles;  et  ce  qui  le  prouve,  c'est  que  celle-ci 
n'est  que  le  moyen  accessoire  d'éducation  pour 
les  peuples  qui  ne  sont  pas  moins  éclairés  que  les 
Français ,  et  qui  les  devancent  souvent ,  tout  en 
continuant  à  fonder  le  régime  du  travail  sur  l'ap- 
prentissage donné  dans  l'atelier. 

Les  Américains  du  Nord ,  les  Anglais ,  les  Hol- 
landais, les  Allemands  aperçoivent  nettement  les 
écueils  que  je  viens  de  signaler.  Ils  ont  souvent 
discuté  l'opportunité  des  écoles  professionnelles  ; 
et  ils  se  sont  toujours  décidés  à  les  repousser.  Les 
établissements  de  ce  genre  restent  chez  eux  un 
accessoire  des  institutions  commerciales  et  manu- 
facturières; ils  aident  la  jeunesse  déjà  admise 
dans  les  ateliers ,  plutôt  qu'ils  ne  l'y  acheminent. 
Au  sortir  des  écoles  primaires  ou  secondaires,  les 
jeunes  gens  prennent  un  service  actif  dans  l'ate- 


CH.  47.  —  l'enseignement  et  les  corporations  109 

lier  ;  et  ils  s'y  exercent  au  travail  en  s'habituant 
à  respecter  leur  maître ,  à  bien  vivre  avec  les  col- 
lègues et  à  commander  aux  inférieurs.  Tout  en  se 
livrant  à  l'apprentissage ,  ils  cherchent  les  com- 
pléments d'instruction  dont  la  pratique  journa- 
lière révèle  la  nécessité.  Comme  toutes  les  in- 
stitutions qui  surgissent  spontanément  des  vrais 
besoins  de  la  société,  ce  régime  d'enseignement 
se  montre  à  la  fois  efficace  et  équitable.  Il  rend 
l'effort  plus  productif,  et  il  met  chacun  à  sa  vé- 
ritable place  dans  la  hiérarchie  du  travail.  Dans 
ces  conditions,  les  capacités  naturelles  arrivent 
plus  facilement  que    chez  nous  aux  situations 
élevées.  Les    mêmes  principes  sont   appliqués 
avec  plus  de  succès  encore  dans  la  plupart  des 
professions  libérales.   Ils   procurent  surtout  le 
meilleur  recrutement  à  l'armée,  à  la  magistrature 
et  à  l'administration  publique. 

Les  peuples  que  je  viens  de  citer  ont  contribué, 
par  le  spectacle  de  leurs  succès ,  à  m' ouvrir  les 
yeux  sur  les  vices  de  notre  enseignement  profes- 
sionnel ,  et  sur  l'excellence  de  leur  pratique.  Ils 
tiennent  expressément  à  laisser  la  direction  de  la 
vie  privée  et  de  la  vie  publique  à  ceux  qui ,  ayant 
débuté  comme  apprentis  dans  chaque  carrière, 
y  ont  donné  la  preuve  de  leur  supériorité  intel- 
lectuelle et  morale.  Ils  exigent  de  ces  chefs ,  non 
la  théorie  du  travail  que  prétendent  enseigner  les 
écoles,  mais  la  connaissance  du  métier  que  celles- 

RÉFORME   SOCIALE.  III   —  ''* 


110  LIVRI  V,   2^  PARTII   ^   L'aSSOCUTION 

ci  n'ont  jamais  donnée.  Apercevant  les  conditions 
du  succès  avec  ce  tact  sûr  que  donne  Tintérét 
personnel,  ils  accordent  à  tout  serviteur  utile  une 
prépondérance  proportionnée  &  ses  services ,  et 
ils  repoussent  les  dispendieuses  bureaucraties 
qu'organisent  l'État  et  les  sociétés  par  actions 
(45,  XI).  Ils  évitent  ainsi  de  subordonner  les 
vrais  hommes  du  métier  à  ceux  dont  le  mérite  ne 
se  révèle  que  par  des  discours ,  des  comptes  et 
des  rapports. 

Les  jeunes  gens  des  classes  peu  aisées,  ne  pou- 
vant passer  beaucoup  de  temps  dans  les  écoles, 
entrent  de  bonne  heure  dans  les  ateliers  des  arts 
Tisuels.  Ils  y  apportent,  par  conséquent,  toutes  les 
facultés  naturelles  que  la  Providence  départ  aux 
pauvres  aussi  abondamment  qu'aux  riches.  Quant 
aux  jeunes  gens  appartenant  aux  familles  aisées, 
après  avoir  reçu  l'enseignement  supérieur,  ils 
tendent  à  se  faii'e  admettre  dans  les  fonctions 
publiques  ou  dans  les  professions  libérale»,  et 
ils  s^efforcent  de  justifier  de  l'aptitude  requise, 
en  subissant  les  nombreux  concours  organisés 
à  cet  effet.  La  plupart  de  ceux  qui  entrent  dans 
les  arts  usuels  par  la  voie  des  écoles  ont  été  ex- 
clus de  ces  carrières  plus  enviées.  Ce  personnel, 
qu'on  pourrait  dire  «  écrémé  i>  au  profit  des  arts 
libéraux,  offre  donc  moins  de  capacités  que  les 
classes  arrivées  aux  ateliers  par  la  voie  de  l'ap- 
prentissage. On  se  tromperait  d'ailleurs  en  se 


CH.  47.  —  l'enseignement  et  les  corporations  111 

persuadant  que  le  travail  des  ateliers  nuit  au  dé- 
Areloppement  des  talents  naturels  :  j'ai  toujours 
trouvé,  chez  les  chefs  ayant  cette  origine,  un  sens 
fin  et  droit  qui  se  rencontre ,  au  contraire ,  rare- 
ment chez  ceux  qui ,  ayant  mal  digéré  la  science 
des  écoles,  ont  dû  prendre  comme  pis -aller  la 
carrière  des  arts  usuels. 

Dans  les  mines  et  les  usines  métallurgigues  que 
j'ai  particulièrement  étudiées ,  l'exercice  des  tra- 
vaux usuels  constitue  une  véritable  éducation,  très- 
favorable  au  perfectionnement  de  Tintelligence. 
Ces  aptitudes  éminentes  peuvent  être  cachées, 
pour  des  observateurs  peu  attentifs,  sous  des 
formes  rudes  et  incultes  :  mais  elles  se  révèlent 
par  d'ingénieuses  combinaisons  dès  qu'il  s'agit 
de  pourvoir,  dans  le  cours  des  travaux,  à  quelque 
nécessité  nouvelle.  J'ai  même  parfois  rencontré, 
parmi  de  simples  ouvriers ,  une  perception  très- 
nette  de  phénomènes  physiques  et  chimiques  qui 
restaient  inconnus  dans  l'enseignement  profes- 
sionnel * .  Les  Anglais ,  les  Allemands  et  les  Amé- 

1  Comme  je  Tai  indiqué  précédemmeDt  (32,  III),  la  théorie 
nouvelle  de  la  combustion,  que  j'ai  introduite  il  y  a  vingt  ans 
dans  renseignement  de  la  métallurgie,  et  qui  est  maintenant 
adoptée  dans  les  traités  élémentaires  de  chimie,  m'a  été  révélée 
par  l'observation  des  fonderies  du  Continent  et  du  pays  de  Galles. 
(Voir  le  Cours  élémentaire  de  chimie,  par  M.  V.  Regnault,  t.  III, 
§§  1070  à  1074;  4  vol.  in-12 , 4«  édition,  Paris,  1853. )  L'admirable 
pratique  des  ouvriers  de  ces  usines  repose  sur  une  connaissance 
complète  des  phénomènes  qui  servent  de  base  à  cette  théorie  ;  et 
l'on  aperçoit  le.  développement  intellectuel  que  cette  connaissance 


112  LITRE  V,   2«  PARTIE  —  L'ASSOCIATION 

ricains  du  Nord  sont  donc  autorisés  à  croire  que 
les  métallurgistes  peuvent  acquérir,  sans  le  con- 
cours des  écoles,  les  facultés  de  l'esprit  néces- 
saires à  la  direction  des  ateliers. 

On  est  souvent  conduit  à  des  remarques  ana- 
logues en  conversant  avec  les  ouvriers  intelligents 
des  autres  professions  usuelles.  Il  n'est  pas  rare , 
par  exemple,  de  trouver  chez  de  simples  char- 
pentiers une  connaissance  de  la  géométrie  des- 
criptive plus  étendue ,  et  surtout  plus  nette ,  que 
chez  les  élèves  de  nos  lycées. 

On  rend  donc  un  mauvais  service  aux  arts 
usuels  ou  Ubéraux,  comme  aux  personnes  qui  les 
cultivent,  en  retardant  l'époque  de  l'apprentis- 
sage pour  prolonger  la  durée  des  études  scolaires. 
Dans  l'industrie  manufacturière ,  en  particulier, 
cette  innovation  amoindrit  la  dextérité  de  main  et 
les  autres  aptitudes  spéciales  qui  forment  un  élé- 
ment considérable  de  succès.  Elle  ne  donne  point 
aux  ouvriers ,  à  titre  de  compensation ,  une  édu- 
cation plus  substantielle.  Enûn  elle  compromet, 
à  un  double  titre,  la  situation  économique  des 
familles  :  elle  réduit  le  salaire  dans  la  même  pro- 
portion que  l'habileté  professionnelle ,  et  elle  re- 
tarde l'époque  où  le  travail  des  enfants  devient 
productif.  Les  familles  adonnées  aux  travaux 
usuels  doivent  donc  se  tenir  en  garde  contre  les 

donne  aux  ouvriers,  pour  peu  qu^on  trouve  le  langage  spécial  à 
Taide  duquel  on  peut  pénétrer  dans  leur  pensée. 


CH.  47.  —  l'enseignement  et  les  corporations  il3 

perspectives  que  leur  offrent  de  faux  amis.  Elles 
s'égareraient  beaucoup  si,  en  reculant  trop  les 
limites  de  l'enseignement  primaire,  elles  tentaient 
de  s'élever  surtout  par  la  science  des  écoles.  Sou- 
vent même  on  aggraverait  le  mal  en  leur  offrant 
comme  appât  la  gratuité  de  l'école.  Ces  familles 
ne  développeraient  qu'en  apparence  l'intelligence 
de  leurs  enfants.  Elles  tariraient  les  ressources 
dont  elles  ont  besoin  pour  conquérir  le  premier 
degré  de  l'émancipation  sociale.  Elles  manque- 
raient ainsi  l'occasion  de  créer  des  foyers  stables, 
et  de  préparer,  sur  des  bases  solides,  de  plus 
grands  succès  à  une  génération  nouvelle. 

§  XXII.  UUlité  de  renseignement  spécial  donné  aux  ouvriers. 

Cependant,  s'il  faut  éviter  de  maintenir  éco- 
liers ceux  qui  ont  intérêt  à  devenir  apprentis, 
on  peut  relever  singulièrement,  par  deux  mesures 
simples ,  le  niveau  intellectuel  et  moral  des  ou- 
vriers. En  premier  lieu,  les  petits  artisans  doivent 
être  débarrassés  des  odieuses  contraintes  du  Code 
civil  :  ils  retrouveront  ainsi  la  faculté  de  se  consti- 
tuer en  familles  -  souches  ;  et  ils  pourront  alors 
rendre  à  leurs  apprentis  les  influences  morales 
du  foyer  domestique  (38,  V).  En  second  lieu, 
l'éducation  de  l'atelier  doit  être  complétée  par  un 
enseignement  approprié  aux  convenances  spé- 
ciales de  chaque  profession.  C'est  ici  le  lieu  d'in- 
sister sur  une  fonction  essentielle  des  classes  di- 


114  LIVRE  V,   2«  PARTIE  —  L'ASSOCIATION 

rigeantes,  plusieurs  fois  signalée  dans  le  cours  de 
cet  ouvrage.  Je  veux  parler  de  la  tâche  bienfai- 
sante qui  consiste  à  propager  les  connaissances 
scientifiques  et  littéraires  au  milieu  des  popu- 
lations engagées  dans  la  pratique  de  la  vie. 

Les  personnes  qui  se  dévouent  à  cette  fonction 
exercent  un  véritable  enseignement  supérieur 
qui  prend,  de  nos  jours,  beaucoup  d'importance. 
Cet  enseignement  a  principalement  pour  objet 
les  connaissances  qui  se  rapportent  aux  branches 
de  travail  de  la  localité  ;  mais  il  comprend  aussi 
la  morale ,  les  lettres  et  les  arts  qui  intéressent 
tous  les  hommes.  Il  convient  aux  ouvriers  comme 
aux  apprentis  :  il  procure  à  tous  un  complément 
d'éducation  technique,  une  amélioration  morale, 
un  développement  intellectuel  et  une  agréable 
diversion  au  travail. 

L'enseignement  supérieur  des  ateliers,  nommé 
improprement  depuis  quelques  années  enseigne- 
ment professionnel ,  peut  être  introduit  dans  les 
moindres  ramifications  du  corps  social.  Déjà  créé 
en  beaucoup  de  lieux  par  des  praticiens  expéri- 
mentés ,  il  commence  même  à  fournir  des  maté- 
riaux pour  le  progrès  des  sciences  technologi- 
ques. 

Plus  féconde  que  l'assistance  concernant  les 
besoins  physiques ,  mieux  acceptée  que  la  doc- 
trine religieuse  souvent  discréditée  parmi  nous 
(14,  III),  cette  assistance  morale  et  intellectuelle 


CH.    47.  —  L*BNSE1GNEMJBNT  BT  LES  CORPORATIONS    US 

rapproche ,  par  les  liens  d'une  vraie  science ,  des 
classes  qui  se  sont  trop  séparées.  Elle  rétablit, 
pour  un  nouvel  ordre  de  facultés ,  la  hiérarchie 
qui  a  fait  la  stabilité  du  moyen  âge  ;  car  elle  exerce 
les  populations  à  comprendre  et  à  respecter  les 
supériorités  intellectuelles.  Fort  apprécié  de  ceux 
qui  le  reçoivent,  l'enseignement  supérieur  des 
ateliers  n'est  pas  moins  utile  à  ceux  qui  le  don* 
nent  II  assure  aux  professeurs  la  considération 
publique,  et  il  les  fait  placer  par  l'opinion  dans 
la  classe  dirigeante.  Il  les  initie  à  l'art  de  la  pa- 
role, et  il  leur  communique  ainsi  l'aptitude,  si 
utile  chez  les  peuples  libres,  qui  aide  à  faire  pré- 
valoir la  vérité  et  la  justice  dans  la  commune ,  la 
province  et  l'État  (64 ,  VI  ). 

Cet  enseignement  spontané  donne  déjà  à  de 
nombreuses  populations  les  avantages  que  quel- 
ques-uns proposent  de  demander  à  une  organi- 
sation méthodique  émanant  de  l'État.  Il  n'impose 
aucune  charge  au  trésor  public,  et  il  peut  réussir 
dans  les  moindres  localités,  grâce  à  l'initiative  et 
au  dévouement  des  individus.  Des  associations 
libres  remplissent  également  ce  service  avec  suc- 
cès dans  les  grandes  villes.  On  peut  signaler  entre 
autres  les  associations  polytechnique  et  philo- 
technique de  Paris,  et  beaucoup  de  corporations 
étabUes  dans  les  villes  manufacturières  de  France, 
d'Allemagne  et  d'Angleterre. 


116  LIVRE  V,  2°  PARTIE  —  L'ASSOCIATION 

$  XXIII.  Les  mechani&t  imtUuiionê  en  Angleterre. 

• 

Parmi  les  associations  de  ce  genre  les  plus 
dignes  d'éloges  et  répondant  le  mieux  aux  préoc- 
cupations de  notre  temps,  je  citerai  encore 
celles  qui  sont  constituées  par  les  ouvriers  eux- 
mêmes  ,  dans  quelques  groupes  manufacturiers 
de  l'Angleterre.  Les  associés  propagent  l'ensei- 
gnement ,  comme  ils  conjurent  les  plus  fâcheux 
effets  de  la  maladie,  en  se  soumettant  à  une  con- 
tribution hebdomadaire  ou  mensuelle.  Dans  les 
nouveaux  centres  de  population  que  créent  jour- 
nellement la  houille  et  la  machine  à  vapeur  (37, 
VI),  l'instruction  a  ordinairement  pour  siège  un 
bâtiment  spécial,  offrant,  comme  l'église  et  l'école 
primaire,  le  caractère  d'un  édiûce  public.  Et  il 
suffit  de  jeter  un  coup  d'oeil  sur  ces  villes  nais- 
santes *  pour  comprendre  que  cette  transmission 
des  connaissances  humaines  à  tous  les  âges  de  la 
vie  sera  désormais ,  comme  la  propagation  de  la 
parole  divine ,  un  service  d'intérêt  commun. 

Ces  établissements  sont  habituellement  nom- 
més, en  Angleterre,  instituts  d'ouvriers  (me- 
chanic's  institutions).  Sous  la  forme  la  plus  com- 
plète, ils  comprennent  :  une  bibliothèque  et 
diverses  collections  de  science  et  d'art  ;  des  salles 
consacrées  à  l'étude,  à  l'enseignement ,  à  la  con- 

1  J'ai  particulièrement  ressenti  cette  impression  en  visitant, 
en  1860,  la  petite  ville  de  New-Swindon ,  dans  le  Wiltshire. 


CH.  47.  —  l'enseignement  et  les  corporations  117 

versation,  aux  récréations,  à  divers  genres  de 
réunions  publiques;  quelquefois,  une  salle  de 
spectacle  où  les  associés  s'exercent  à  la  déclama- 
tion ,  et  initient  leurs  familles  à  la  connaissance 
des  chefs-d'œuvre  littéraires;  parfois  enfin  cer- 
tains établissements  hygiéniques  que  les  associés 
ne  trouvent  point  au  foyer  domestique.  Les  clas- 
ses dirigeantes  de  la  contrée  contribuent ,  avec 
un  généreux  empressement ,  à  la  création  et  à 
l'entretien  de  ces  utiles  lieux  de  réunion.  Mais 
ce  genre  de  patronage  est  surtout  bienfaisant 
quand  il  s'ingénie  à  remplir  trois  conditions  :  à 
se  dissimuler  secrètement;  à  communiquer,  au- 
tant que  possible,  aux  clients  le  sentiment  de  leur 
propre  initiative  ;  à  leur  laisser  la  direction  com- 
plète des  intérêts  et  des  actes  de  la  corporation. 
Il  s'en  faut  de  beaucoup  que  cette  sage  réserve 
compromette  en  rien  l'influence  légitime  des  pa- 
trons ;  elle  ne  fait  que  provoquer  plus  sûrement 
une  reconnaissance  qui  n'est  point  imposée  ^ 

Comprenant  qu'on  n'a  pas  moins  souci  de  leur 
dignité  que  de  leur  bien-être  matériel,  les  ou- 
vriers s'abandonnent  moins  qu'ailleurs  à  la  haine 
et  à  l'antagonisme.  Us  rendent  justice  aux  vertus 


^  Je  trouve,  par  Tobservation  directe,  que  cette  dissimulation 
prudente  du  bienfait  concourt  él  Tharmonie  sociale  plus  efficace- 
ment que  la  situation  conférée  officiellement  chez  nous,  par  le 
décret  du  26  mars  1852 ,  aux  patrons  des  sociétés  de  secours  mu- 
tuels. 


118  LITRE   V,    2°  PARTIE  —    L'ASSOCIATION 

que  développent ,  parmi  les  classes  supérieures , 
rinspiration  de  l'esprit  chrétien  et  les  institutions 
libres.  En  voyant  leur  propre  classe  journelle- 
ment afiaiblie  par  le  départ  des  plus  capables,  qui 
s'élèvent  dans  la  hiérarchie  par  le  talent  et  la 
vertu,  ils  comprennent  que  l'inégalité  est  un  trait 
nécessaire  du  corps  social.  Ils  sentent  bien  que. 
la  majorité  imprévoyante  et  pauvre  ne  prospérera 
qu'avec  le  concours  de  la  minorité  riche  et  dé- 
vouée ;  ils  acceptent  donc  avec  déférence  et  gra- 
titude les  enseignements  de  leurs  protecteurs  * . 
C'est  ainsi  que  la  science  commence  à  se  joindre 
à  la  religion  pour  renforcer  le  Uen  moral  qui  doit 
unir  toutes  les  classes  de  la  société. 

§  XXIV.  Le  foyer  domesUque,  véritable  école  des  filles. 

Les  considérations  précédentes  s'appliquent 
uniquement  à  l'éducation  des  hommes.  La  loi 
d'inégalité,  qui  domine  toutes  les  questions  in- 
téressant les  deux  sexes  (26,  II),  conduit  encore 
ici,  pour  les  femmes,  à  d'autres  solutions.  Les  en- 
quêtes multipliées  que  j'ai  faites  sur  cette  matière 
délicate  aboutissent,  au  surplus,  à  un  principe 
simple  et  à  une  règle  uniforme.  Chez  tous  les 


1  En  Angleterre,  les  ouvriers  associés  témoignent  souvent  de 
cette  gratitude  en  plaçant ,  dans  la  bibliothèque  de  leur  établisse- 
ment, les  images  de  patrons  fondateurs  qui  appartiennent  aux 
familles- souches  de  la  contrée.  C'est  ce  que  j'ai  observé,  par 
exemple,  dans  la  localité  citée  ci -devant  (XXIII). 


CH.  47.  -   l'enseignement  et  les  corporations  119^ 

peuples  européens,  et  dans  toutes  les  conditions 
sociales  où  la  vertu  et  le  travail  sont  considérés 
comme  le  but  de  l'activité  humaine,  les  mères 
prudentes  et  expérimentées  s'accordent  à  penser 
que  l'éducation  des  filles  doit  être  faite  exclusive- 
ment au  sein  de  la  famille. 

Pour  se  rendre  capables  de  gouverner  un  jour 
leur  propre  foyer,  les  filles  doivent ,  dès  le  plus 
jeune  âge  et  à  mesure  que  leurs  facultés  se  déve- 
loppent ,  seconder  leur  mère  en  ce  qui  concerne 
l'éducation  des  plus  jeunes  enfants,  le  travail 
journalier,  le  soin  des  malades ,  la  direction  des 
serviteurs  et  les  autres  détails  de  l'administra- 
tion intérieure.  L'enseignement  proprement  dit 
se  concilie  parfaitement  avec  les  devoirs  de  cette 
éducation  domestique.  Donné  dans  ces  condi- 
tions, il  ne  saurait  d'ailleurs  être  trop  étendu. 
Les  peuples  qui  réussissent  le  mieux  à  élever, 
par  la  propagation  des  connaissances  humaines , 
le  niveau  intellectuel  et  moral  des  familles,  sont, 
en  effet ,  ceux  qui  soignent  avec  une  sollicitude 
particulière  l'enseignement  des  filles.  Cette  loi 
est  l'une  de  celles  que  l'observation  met  tout  d'a- 
bord en  évidence.  Elle  se  manifeste  dans  les  as- 
sises inférieures  de  la  société  comme  dans  les 
rangs  les  plus  élevés.  Ce  phénomène  s'explique 
aisément,  dès  qu'on  a  aperçu  l'influence  extraor- 
dinaire que  la  femme  exerce  successivement  sur 
l'existence  de  l'enfant  et  sur  celle  de  l'homme  fait. 


120  LIVRE   V,    2°   PARTIE   —    L'ASSOCIATION 

Comme  je  l'ai  expliqué  ci- dessus,  la  mère  est 
le  principal  instituteur  des  jeunes  enfants  dans 
ces  admirables  familles -souches  du  Nord,  où 
l'habitude  des  lectures  faites  en  commun  et  l'ap-: 
titude  musicale  donnent  tant  de  dignité  et  de 
grâce  à  l'ensemble  de  la  population.  Les  plus 
illustres  écrivains  de  notre  temps  se  sont  plu  à 
mettre  en  relief  le  concours  donné  par  les  femmes 
françaises  aux  brillantes  qualités  de  notre  race. 
Ils  vantent  surtout  leur  œuvre  principale,  la  créa- 
tion des  admirables  rapports  sociaux  que  les 
classes  dirigeantes  des  autres  pays  prirent  pour 
modèle  au  xvii*  siècle.  Dans  le  changement  que 
tous  s'accordent  à  déplorer,  j'aperçois  un  nouveau 
symptôme  de  la  décadence  morale  contre  laquelle 
je  voudrais  voir  les  gens  de  bien  réagir. 

Dans  les  campagnes ,  où  les  filles  s'emploient 
aux  travaux  du  dehors,  où  les  champs  sont ,  à  vrai 
dire ,  une  dépendance  du  foyer  domestique ,  où  le 
respect  dû  à  la  femme  est  garanti  par  les  mœurs , 
où  d'ailleurs  les  connaissances  scolaires  ne  sont 
point  encore  devenues  usuelles ,  l'enseignement 
doit  être  donné  au  premier  âge  dans  de  petites 
écoles  mixtes  annexées  aux  moindres  hameaux. 
Lorsque  les  clergés  et  les  chefs  de  famille  ne 
peuvent  spontanément  organiser  de  telles  écoles, 
il  est  à  désirer  que  le  canton  ou  même  le  dépar- 
tement subventionne  les  corporations  de  femmes 
qui  se  dévouent  en  France  à  cet  utile  service. 


CH.  47.  —  l'ensbignbmnnt  et  les  corporations  121 

Dans  les  villes,  des  écoles  de  filles,  organisées 
avec  une  sollicitude  maternelle ,  s'adaptent  mo- 
mentanément aux  besoins  des  familles  instables 
et  pauvres  qui  ne  peuvent ,  par  ignorance  ou  par 
défaut  de  temps ,  se  charger  elles-mêmes  de  l'en- 
seignement. Partout  les  familles-souches  de  toute 
condition  tendent ,  au  contraire ,  à  instruire  leurs 
filles  au  foyer.  Cette  pratique  est  l'un  des  meil- 
leurs témoignages  de  la  conservation  de  l'ordre 
moral  dans  les  rangs  inférieurs  de  la  société. 

Les  classes  riches,  en  particulier,  n'ont  point 
d'excuses  lorsqu'elles  manquent  à  ce  devoir. 
Parmi  les  plus  fâcheux  symptômes  de  corruption, 
on  doit  signaler  le  funeste  travers  qui  les  porte , 
depuis  deux  siècles,  à  confier  l'éducation  de  leurs 
filles  aux  couvents  ou  aux  pensionnats  laïques. 
Ceux  qui  voudront  bien  recommencer  les  recher- 
ches que  j'ai  faites  sur  ce  point,  constateront  que 
les  familles  qui ,  depuis  cette  époque ,  représen- 
tent le  mieux  notre  nationalité,  ont  toujours  élevé 
leurs  filles  au  foyer  domestique.  Les  corporations 
et  les  établissements  qui  déchargent  les  familles 
de  ce  devoir  exercent  donc  sur  la  société  une  ac- 
tion malfaisante  ^ . 

1  Sans  doute ,  les  filles  élevées  dans  ces  institutions  peuvent  y 
être  d^abord  préservées  du  mauvais  exemple  de  leurs  mères  ;  mais 
tout  compte  fait,  ce  remède  est  pire  que  le  mal.  Comme  me  le 
disait  une  femme  éminente  qui  a  élevé  trois  filles,  aujourd'hui 
mères  de  famille  et  .universellement  admirées  pour  leur  vertu , 
leur  grâce  et  leurs  talents ,  ce  qu'on  peut  dire  de  mieux  des  cou- 


122  LIVRE  V,    2«  PARTIE   —   L*ASS0CIAT10N 

Les  mères  intelligentes  et  dévouées  compren- 
nent ce  danger,  et  elles  proscrivent ,  sous  toutes 
leurs  formes  •  l'externat  et  le  pensionnat.  Lors- 
qu'elles ne  peuvent,  avec  le  concours  de  leurs 
ainées,  suffire  à  renseignement  de  leurs  plus 
jeunes  filles,  elles  s'attachent  des  institutrices,  ou 
bien  elles  se  concertent  avec  des  voisines  pour 
recourir  à  des  professeurs  spéciaux.  Ceux-ci  se 
rendent  au  sein  des  familles ,  ou  reçoivent  leurs 
élèves  à  des  cours  organisés  pour  elles. 

Assurément  la  loi  ne  peut  interdire  les  pen- 
sionnats de  filles  qui  savent  mériter  la  confiance 
des  parents.  Toutefois,  elle  devrait  refuser,  en 
général ,  aux  corporations  -qui  les  exploitent  le 
privilège  de  posséder  des  biens  en  mainmorte. 
Elle  ferait  exception  à  ce  principe  en  ce  qui  con- 
cerne les  corporations  créées  pour  l'enseignement 
des  filles  indigentes  et  des  orphelines. 


§  XXV.  L'enseignement  de  tous  les  âges  fonction  actuelle 

de  la  classe  dirigeante. 


On  peut  résumer  en  quelques  principes  simples 
les  considérations  développées  dans  le  Livre  V, 
et  spécialement  dans  ce  dernier  chapitre. 

Les  deux  catégories  d'associations  sont  sou- 
mises à  une  commune  loi  :  elles  ne  sont  bien- 
vents  et  des  pensionnats  de  filles,  c'est  qu'ils  permettent  aux 
mères  de  manquer,  sans  scandale,  à  leur  devoir. 


CH.  47.  —  l'enseignement  et  les  corporations  123 

faisantes  que  dans  les  jWanches  d'activité  où  les 
efforts  individuels  ne  sauraient  suffire. 

Les  communautés  de  capitaux  peuvent  re- 
cevoir, dans  beaucoup  de  cas,  des  développe- 
ments considérables;  mais  les  communautés 
d'ouvriers  ne  dépasseront  plus  des  limites  fort 
restreintes. 

Les  corporations  laïques  ou  religieuses  vouées 
au  progrès  de  l'ordre  intellectuel  et  moral ,  celles 
notamment  qui  se  consacrent  à  l'enseignement 
supérieur  des  sciences ,  des  lettres  et  des  arts , 
continueront  à  occuper  le  premier  rang  dans 
l'estime  des  peuples.  Cependant  les  individus 
coopéreront  ainsi  de  plus  en  plus  à  ces  œuvres 
utiles. 

Chez  les  peuples  libres  et  prospères ,  l'institu- 
teur primaire  n'a  qu'un  rôle  subordonné.  La  vé- 
ritable éducation  est  donnée  par  la  famille  aidée 
du  prêtre  ;  elle  est  complétée  par  l'apprentissage 
de  la  profession  et  par  la  pratique  des  devoirs 
sociaux.  L'enseignement  supérieur,  qui  concourt 
utilement  à  l'éducation ,  est  donné  par  deux  pro- 
cédés principaux,  savoir  :  aux  classes  supérieures 
par  des  universités  libres  ;  aux  autres  classes  par 
les  individus  et  les  corporations  qui  se  dévouent 
à  mettre  les  connaissances  humaines  à  la  portée 
de  tous  les  âges  et  de  toutes  les  conditions.  L'opi- 
nion publique  comprend  déjà  l'importance  de  ce 
service.  Elle  y  voit  un  nouveau  moyen  d'unir  les 


124  UTU  T,   2«   PABTII  —  L  ISSOOATIOX 

hommes  par  le  travail  et  la  yerta.  Elle  attribaera 
à  ceux  qui  éclaireront  les  classes  populaires  par 
la  parole  une  part  croissante  de  l'influence  qui 
a  toujours  été  accordée  à  ceux  qui  les  protègent 
par  répée. 


LIVRE  SIXIÈME 


LES  RAPPORTS  PRIVÉS 


ou 


LA  HIÉRARCHIE  DANS  LE  TRAVAIL  ET  LA  VERTU 


Ta  aimeras  ton  prochain  comme  tol- 
mème. 

(S.  Matthibo,  zzii,  89.) 


SOMMAIRE 


DU     LIVRE     SIXIEME 


Chapitre  48.  L'inégalité  et  la  liberté.  —  Chapitre  49.  Avè- 
nement accidentel  du  paupérisme.  —  Chapitre  SO.  Le 
patronage  et  les  classes  dirigeantes. —  Chapitre  51.  L'har- 
monie sociale  et  la  concurrence. 


LES  RAPPORTS  PRIVÉS 


CHAPITRE   48 

^^INéCALITE,  CRÉÉE  DANS   L^ANCIEN  RÉGIME  PAR  LES  PRIVILÈGES , 
NAÎT,    DANS  LE  RÉGIME  MODERNE,    DE  LA    LIBERTÉ 

§  I.  L'amour  du  prochain ,  principe  des  rapports  sociaux 

chez  les  peuples  modèles. 

Les  cinq  Livres  précédents  m'ont  fourni  Toc- 
casion  de  considérer,  dans  leurs  rapports  spé- 
ciaux ,  les  cinq  groupes  principaux  d'intérêts  pri- 
vés. J'y  ai  décrit  ce  qui  dépend  de  la  religion,  de 
la  propriété ,  de  la  famille ,  du  travail  et  de  l'asso- 
ciation. Je  n'ai  donc  à  traiter  ici  que  des  rapports 
généraux  qui  ne  se  rattachent  particulièrement  à 
aucun  de  ces  groupes. 

Il  n'est  pas  nécessaire  de  démontrer  avec  dé- 
tail que  la  pratique  du  précepte  pris  ci- dessus 
pour  épigraphe  doit  créer  les  meilleurs  rapports 
privés  entre  les  individus ,  les  familles ,  les  pro- 
vinces et  les  nations.  Tous  les  peuples  qui,  pen- 
dant de  longues  époques,  ont  joui  de  la  paix 
sociale,  se  sont  plus  ou  moins  inspiré» de  ce  pré- 


128  LIVRE  VI   —   LBS   RAPPORTS  PRIVÉS 

cepte.  Ceux  qui  Font  méconnu  ont  été  aussit^* 
soumis  à  de  dures  épreuves.  Si,  depuis  la  Renai^'' 
sance,  les  Européens  ont  été  désolés  par  les  ré-' 
volutions,  c'est  qu'ils  ont  oublié  ce  grand  enseî-^ 
gnement  de  l'Évangile  en  perdant  l'esprit  dd- 
christianisme. 

§  II.  Efforts  fâcheux  et  vains  faits  au)ourd*hui  pour  remplaces^ 
le  principe  d'amour  par  le  prétendu  principe  de  régallté. 

Les  nations  qui,  depuis  deux  siècles,  se  privent 
de  la  lumière  chrétienne  (9,  IV),  sont  peu  à  peu 
conduites  à  fonder  les  rapports  sociaux ,  non  plus 
sur  le  principe  salutaire  de  l'amour  du  prochain , 
mais  bien  sur  l'idée  de  l'égalité.  Quelques  esprits 
absolus  prétendent  même  élever  cette  idée  à  la 
hauteur  d'un  dogme  justifié  par  la  raison  et  par 
l'histoire. 

Assurément,  l'opinion  publique  résiste  à  cette 
exagération ,  même  dans  les  États  du  Continent 
où  les  croyances  se  sont  le  plus  affaiblies ,  et  elle 
se  refuse  généralement  à  accepter  les  pratiques 
d'égalité  imposées  par  la  contrainte.  Les  nations 
qui  représentent  le  mieux  l'esprit  européen  se 
bornent  à  réclamer  l'abolition  de  l'inégalité  for- 
cée, c'est-à-dire  des  privilèges  conférés  par  l'an- 
cien régime  à  diverses  classes  de  la  société.  Ce- 
pendant, ceux  mêmes  qui  donnent  cette  juste 
interprétation  du  mot  égalité,  se  laissent  aller 
souvent  à  des  inductions  exagérées  qui  aboutis- 


CH.  48.  —  l'inégalité  bt  la  liberté         129 

ent  à  une  fausse  conclusion.  Ils  se  persuadent 
^gpie  toutes  les  forces  sociales  tendaient  autrefois 
â  organiser  Finégalité  des  familles,  et  ils  affirment 
^ue  les  meilleures  constitutions  s'emploient  au- 
jourd'hui à  établir  l'égalité.  L'observation  métho- 
dique des  deux  époques  conduit  à  une  tout  autre 
conclusion. 

Les  peuples  européens  qui  conservent  à  cer- 
taines familles  les  distinctions  seigneuriales,  sont 
en  même  temps  ceux  qui  se  préoccupent  le  plus 
de  faire  régner,  autant  que  possible,  l'égalité  dans 
la  masse  de  la  population.  Les  races  de  l'Orient  et 
du  Nord  atteignent  ce  but  de  la  manière  la  plus 
complète.  A  cet  effet,  elles  font  agir  trois  influen- 
ces qui  se  superposent  en  quelque  sorte  pour  con- 
jurer les  défaillances  individuelles.  Le  seigneur 
est  tenu  de  secourir,  au  moyen  des  produits  de 
la  propriété ,  les  familles  qui  tombent  au-dessous 
d'un  certain  état  de  bien-être.  Le  régime  de  com- 
munauté restitue  périodiquement  aux  familles  en 
décadence  la  terre  arable  aliénée  pendant  l'épo- 
que précédente  (16,  II).  Enfin  l'organisation  pa- 
triarcale oblige  tous  les  garçons  à  se  marier  dans 
la  maison  paternelle ,  et  à  consacrer  leurs  efforts 
à  la  prospérité  commune. 

Les  anciennes  communautés  rurales  qui  sub- 
sistent encore  ou  qui  ont  pris  fin  de  nos  jours 
(42,  II),  montrent  assez  que  la  même  direction 
avait  été  imprimée  chez  nous ,  pendant  le  moyen 


130  LIVRE  VI   —  LBS  RAPPORTS  PRIVÉS 

âge,  aux  populations  des  campagnes.  D'un  autre 
côté,  les  corporations  d'arts  et  métiers,  dont  il 
reste  en  Allemagne  et  en  France  de  nombreux 
vestiges,  tendaient  toutes  à  imposer  ce  même 
système  aux  populations  urbaines,  et  à  conjurer 
chez  elles  Tinégalité  qu'eût  produite  le  libre  dé- 
veloppement des  talents  et  des  aptitudes.  Plus  on 
étudiera  Tancien  régime ,  dans  les  documents  que 
le  temps  nous  a  laissés  ou  dans  les  institutions 
qui  sont  encore  en  vigueur,  plus  on  se  convaincra 
que ,  tout  en  accordant  des  privilèges  à  quelques 
familles ,  il  tendait  surtout  à  assurer  l'égalité  au 
corps  de  la  nation. 

§  III.  Progrès  simultanés  de  Tlnégallté  et  de  la  liberté. 

Les  sociétés  modernes  tendent  moins  à  suppri- 
mer les  situations  privilégiées  qu'à  détruire  les 
influences  qui  maintenaient  autrefois  parmi  les 
populations  une  sorte  d'égalité  forcée.  Le  résultat 
final  de  cette  transformation  est  le  développement 
des  inégalités  sociales.  Celles-ci  deviennent  cha- 
que jour  plus  apparentes  dans  notre  Occident;  et 
il  est  facile  de  comprendre  la  cause  de  ce  mouve- 
ment. Les  individus ,  dégagés  des  entraves  de  la 
propriété  collective,  et  soustraits  à  la  dépendance 
qu'imposaient  autrefois  les  autorités  seigneu- 
riales, patriarcales  ou  communales,  s'élèvent  ra- 
pidement s'ils ^nt  la  vertu  et  le  talent;  tandis 
qu'ils  tombent  non  moins  vite  s'ils  sont  incapables 


CH.  48.  —  l'inégalité  et  Là  liberté        131 

et  vicieux.  Parmi  les  dispositions  qui  engagent 
ainsi  les  hommes  dans  ces  voies  opposées,  on 
aperçoit  d'abord  celles  qui  se  lient  à  la  production 
et  à  l'emploi  de  la  richesse.  Mais  en  pénétrant 
plus  avant  dans  la  recherche  des  causes ,  on  re- 
connaît que  le  progrès  ou  la  déchéance  d'une  fa- 
mille est  une  conséquence  directe  de  l'aptitude  ou 
de  l'impuissance  de  ses  membres  à  pratiquer  les 
devoirs  imposés  par  la  loi  morale. 

Lorsque ,  suivant  la  méthode  décrite  au  début 
de  cet  ouvrage  (7,  III),  on  consacre  quelques  se- 
maines à  l'étude  approfondie  d'une  famille,  on 
constate  que,  dans  toutes  les  contrées  et  dans 
toutes  les  conditions ,  le  chef  de  famille  a ,  pour 
stimulant  principal,  l'amour  qui  l'attache  à  la 
femme,  aux  enfants  et  aux  vieux  parents.  Animé 
de  ce  sentiment,  l'homme  triomphe  à  la  longue  de 
toutes  les  difficultés  de  sa  situation  ;  tandis  que , 
livré  à  l'égoïsme  et  aux  appétits  sensuels ,  il  laisse 
tarir  les  meilleures  sources  de  prospérité. 

Quant  aux  préoccupations  spéciales  qui  élèvent 
ou  abaissent  les  familles,  je  place  au  premier 
rang  celles  qui  engendrent  ou  détruisent  la  pré- 
voyance. En  conseillant  un  emploi  judicieux  des 
produits  du  travail,  cette  vertu  crée,  pour  ainsi 
dire,  une  seconde  fois  la  richesse.  Elle  donne  en 
outre  aux  individus  une  sécurité  que  les  traditions 
patriarcales  ou  communales  ne  leur  procureraient 
qu'aux  dépens  de  Tindépendance  individuelle.  A 


132  LIVRE   VI  —   LES  RAPPORTS  PRIVES 

ces  deux  titres,  la  prévoyance  estime  des  qualités'^ 
essentielles  aux  peuples  libres.  Malgré  les  amé- 
liorations qui  honorent  notre  temps,  elle  est  plus 
rare  aujourd'hui  qu'elle  ne  Tétait,  avant  nos  révo- 
lutions, dans  les  classes  inférieures.  Ceux  qui  ont 
le  devoir  de  restaurer  la  paix  sociale  doivent  cher- 
cher les  causes  de  cette  décadence.  Ils  les  trouve- 
ront surtout  dans  les  perturbations  qui,  depuis 
1793,  ont  sans  cesse  troublé  la  vie  matérielle  et 
Tordre  moral  de  la  société. 

§  IV.  L'inégalité  dans  la  prévoyance,  source  principale 
de  Tinégallté  des  hommes. 

La  prévoyance  est  un  ensemble  de  sentiments 
et  d'habitudes  portant  certains  hommes  à  ne  pas 
se  contenter  du  bien-être  qui  leur  est  personnel- 
lement acquis ,  mais  à  se  préoccuper  sans  cesse 
d'en  assurer  la  continuation,  soit  à  eux-mêmes, 
soit  à  leurs  descendants.  L'homme  prévoyant 
aime  le  travail  qui  produit  la  richesse  ;  il  recher- 
che peu  les  jouissances  matérielles  de  la  consom- 
mation ;  il  se  complaît  dans  l'épargne  qui  donne 
une  satisfaction  directe  à  sa  préoccupation  prin- 
cipale. La  prévoyance  n'est  point  une  disposition 
naturelle  qui,  semblable  à  certains  caractères 
physiques  par  exemple,  distingue  tous  les  indivi- 
dus appartenant  au  même  lieu  social.  Comme  les 
aptitudes  morales,  elle  appartient  à  cette  catégo- 
rie de  facultés  qui  se  fortifient  sous  certaines  in- 


I 


CH,  48.  —  l'inégalité  st  la  liberté         133 

Ûuences  par  la  pratique  de  la  vie.  Parmi  les  mo- 
i^iles  dominants  que  l'observation  signale ,  il  faut 
Placer  en  première  ligne  l'éducation  donnée  par 
*^  famille  et  par  la  profession ,  les  habitudes  im- 
primées par  les  institutions  et  les  mœurs ,  et  sur- 
tout l'impulsion  donnée  au  libre  arbitre  par  la  loi 
ïïiorale.  Il  faut  également  tenir  compte  des  con- 
ditions imposées  par  le  climat,  par  la  constitution 
topographique 5  par  les  courants  sociaux,  par 
l'habitation  urbaine  ou  rurale.  L'action  combinée 
de  toutes  ces  tendances  a  pour  effet  de  développer 
ou  de  restreindre  la  prévoyance  et  de  produire , 
d'un  lieu  à  l'autre,  des  résultats  fort  différents. 
En  fait ,  par  suite  de  l'inégaUté  naturelle  et  de 
l'impulsion  imprimée  pendant  les  derniers  siècles 
aux  divers  États  européens,  la  plupart  des  po- 
pulations se  présentent  encore  à  notre  époque 
dépourvues  de  cette  vertu.  Jusqu'à  ce  jour,  la 
tendance  à  la  propriété  par  l'épargne  ne  se  ré- 
vèle, sous  les  heureuses  influences  précédem- 
ment énumérées,  que  dans  des  groupes  peu  nom- 
breux et  chez  de  rares  individualités.  Je  ne  con- 
nais pas  d'étude  plus  intéressante  et  plus  fruc- 
tueuse que  celle  qui  a  pour  objet  de  déterminer 
les  caractères  sociaux  des  professions  et  des  lo- 
calités *  où  les  traditions  de  prévoyance  sont  à  la 
fois  fécondes  et  spontanées. 

*  Les  Ouvriers  européens,  p.  20,  86,  146,  176,  182,  200,  230, 
236,  248,260,266. 

4* 


134  LIVRE   VI  —  LES   RAPPORTS  PRIVER 

L'imprévoyance  reste  donc  de  nos  jours  un  des 
traits  dominants  des  populations  européennes.  Si 
elle  ne  produit  pas  de  plus  grands  maux,  c'est  que 
la  force  des  choses  et  une  sorte  d'instinct  de  salut 
public  soumettent  presque  partout  ces  popula- 
tions u  une  minorité  prévoyante.  Cette  nécessité 
su  [lirait  seule  pour  maintenir  une  hiérarchie  na- 
lurollo  dans  les  sociétés  modernes,  lors  même 
quo  ooUos-ci,  s  écartant  de  leur  principe,  tente- 
raioul  encore  de  réagir  contre  la  nature  des 
houunes  et  d'établir  l'égalité  au  moyen  de  dispo- 
sitions coercitives. 

Partout  les  hommes  imprévoyants  se  recon- 
naissent aux  mêmes  traits  caractéristiques.  Ils 
s'appliquent  rarement  au  travail  avec  l'énergie 
que  donnent  aux  âmes  fortement  ti'empées  le 
sentiment  du  devoir  et  les  autres  convictions  dé- 
rivant de  l'ordre  moral.  Parfois  ils  ne  s'y  soumet- 
tent que  par  la  contrainte,  ou  sous  l'aiguillon 
d'une  impérieuse  nécessité.  Ils  recherchent,  au 
contraire ,  avec  entraînement  les  satisfactions  que 
procure  la  consommation  immédiate  des  produits 
obtenus  par  le  travail.  Souvent  même  ils  font  la 
dépense  avant  de  toucher  la  recette,  et  ils  s'effor- 
cent constamment  d'obtenir,  à  l'aide  du  crédit, 
cette  anticipation  de  jouissances.  Ils  s'empres- 
sent de  dissiper  les  capitaux  accumulés  par  les 
aïeux  aussitôt  que  la  propriété  leur  en  est  dévolue 
par  héritage.  Certains  types  d'imprévoyants  se 


CH.  48.  —  l'inégalité  et  la  liberté         135 

gardent  de  ces  excès.  Protégés  par  la  Coutume 
contre  les  séductions  de  rhypothèque,ils  peuvent, 
par  exemple,  conserver  le  foyer  paternel  ;  mais 
cette  modération  ne  dépasse  point  le  cercle  des 
nécessités  du  temps  présent.  Il  ne  leur  vient  ja- 
mais à  la  pensée  de  sortir  de  leur  quiétude  ou  de 
s'imposer  des  privations  pour  assurer  le  bien- 
être  de  leurs  descendants.  Abandonnés  à  leur 
propre  initiative,  ils  tombent  dans  le  dénûment, 
dès  qu'un  événement  imprévu  vient  déranger 
Tordre  des  travaux  ou  le  cours  régulier  de  l'exis- 
tence, et  ils  ne  peuvent  plus  dès  lors  subvenir  aux 
besoins  des  femmes ,  des  enfants  et  des  parents 
vieux  ou  infirmes. 

Placés  à  la  tête  des  familles  instables ,  les  im- 
prévoyants troublent  la  société,  ne  fût-ce  qu'en 
laissant  souffrir  ceux  qui  vivent  sous  leur  dépen- 
dance. Leur  influence  devient  plus  funeste  lors- 
qu'il y  a  chez  eux,  non  pas  seulement  absence  de 
vertu ,  mais  encore  penchant  décidé  au  vice  et  à 
l'intempérance.  Ces  individualités  inférieures  ne 
pourraient  concourir  à  la  prospérité  commune 
que  si  elles  se  trouvaient  contenues ,  dans  leurs 
appétits,  par  des  chefs  de  famille  prévoyants. 
Lorsqu'on  étudie  le  régime  patriarcal  chez  les 
nomades  de  l'Asie  et  chez  les  agriculteurs  qui  y 
confinent,  on  s'aperçoit  bientôt  que  l'impuissance 
des  jeunes  ménages  à  se  gouverner  eux-mêmes 
est  la  véritable  cause  qui  maintient  cette  orga- 


136  LITRE  VI    ^   LES  RAPPORTS  PRITES 

nisation  sociale ,  malgré  des  résistanœs  indivi- 
duelles ,  persistantes  et  énergiques. 

C'est  par  cette  même  cause  que  les  Européens 
occidentaux,  parmi  lesquels  la  prévoyance  est 
plus  développée,  ne  sauraient  cependant  obtenir 
le  bien-être  et  la  stabilité  en  dehors  des  familles- 
souches.  Celles-ci  forment,  entre  les  familles 
patriarcales  et  les  familles  instables,  un  terme 
moyen  qui  paraît  correspondre  aux  étemelles 
inégalités  de  la  nature  humaine,  et  qui  se  prête 
à  tous  les  progrès  et  à  toutes  les  exigences  légi- 
times de  l'intérêt  personnel.  Fondées,  selon  d'ad- 
mirables traditions ,  sur  la  Liberté  testamentaire 
et  sur  une  loi  ab  intestat  encourageant  le  travail 
et  la  vertu ,  elles  donnent  satisfaction  aux  légi- 
times désirs  d'indépendance.  Elles  assurent,  en 
outre ,  l'existence  des  individualités  qui  ne  pour- 
raient se  suffire  à  elles-mêmes.  Mieux  que  toute 
autre  institution,  la  famille-souche  les  met  à  l'abri 
du  dénûment,  et  conjure  ainsi  l'une  des  formes 
les  plus  fâcheuses  de  l'inégalité. 

La  prévoyance  n'est  point  une  qualité  isolée  : 
elle  est  en  connexion  intime  avec  la  tempérance , 
la  simplicité  des  goûts  et  la  modération  des  dé- 
sirs ;  elle  est  le  point  de  départ  des  propensions  les 
plus  recommandables.  Malheureusement,  comme 
les  autres  vertus  humaines ,  elle  se  lie  aussi  par 
d'intimes  affinités  aux  plus  redoutables  fléaux  de 
la  société,  à  l'orgueil  et  à  l'égoïsme.  Aussi,  lors- 


CH.  48.  —  l'inégalité  et  la  liberté         137 

qu'elle  se  développe  chez  des  natures  grossières 
ou  rebelles  aux  influences  morales,  elle  engendre 
aisément  l'insensibilité  pour  les  souffrances  d'au- 
trui,  ou  la  dureté  envers  les  inférieurs.  Je  m'ex- 
plique ainsi  que  les  individus  élevés,  par  une  âpre 
accumulation  de  l'épargne,  aux  premiers  éche- 
lons de  la  propriété ,  soient  habituellement  anti- 
pathiques à  la  classe  d'où  ils  sont  sortis.  On  com- 
prend à  la  vue  de  ce  fait  pourquoi  les  classes 
inférieures  sont  les  plus  fermes  soutiens  de  Tor- 
dre chez  les  races  modèles  où  les  riches  font  leur 
devoir. 

La  prévoyance,  pour  être  tout  à  fait  bienfai- 
sante, doit  être  tempérée  et  ennoblie  par  la  vertu 
qui  féconde  les  autres,  par  l'esprit  de  charité  et 
de  dévouement.  C'est  alors  seulement  qu'elle  de- 
vient le  signe  manifeste  de  la  supériorité.  Si  le 
christianisme  remplit  le  premier  rôle,  chez  les 
peuples  civilisés,  ce  n'est  pas  seulement  parce 
qu'il  conserve  l'esprit  d'initiative ,  tout  en  répri- 
mant l'orgueil  (12,  III);  c'est,  en  outre,  parce  qu'il 
concilie  mieux  que  toute  influence  purement  hu- 
maine la  prévoyance  et  l'amour  du  prochain.  Ce- 
pendant les  meilleures  institutions  sociales  n'a- 
bandonnent pas  exclusivement  à  la  religion  cette 
mission  tutélaire.  Elles  poursuivent  de  leur  côté 
le  même  but,  en  mettant  en  jeu  les  influences 
civiles  et  politiques  compatibles  avec  la  Uberté. 
Ainsi ,  en  décrivant  au  Livre  suivant  la  constitu- 


138  LIVRE   VI   —    LES  RAPPORTS  PRIVÉS 

tion  britannique,  je  montrerai  que  les  élections 
(60,  VI)  et  diverses  réunions  populaires  y  ramè- 
nent incessamment  les  riches  au  sentiment  de 
leurs  devoirs  envers  les  pauvres. 

S  V.  Répugnance  naturelle  des  Français  contre  Pégalité 

des  conditions. 

Les  proclamations  de  principes  qui,  depuis 
1789,  signalent  avec  persistance  les  nouveautés 
révolutionnaires  comme  particulièrement  propres 
à  produire  T égalité  entre  les  familles,  sont  en 
contradiction  avec  les  faits  que  je  viens  d'expo- 
ser. En  voyant  tant  de  confiance ,  on  serait  tenté 
de  croire  que  les  inégalités  qui  résultent  partout 
de  la  diversité  des  aptitudes  physiques  et  mo- 
rales ,  se  trouvent  neutraUsées  chez  nous ,  plus 
qu'ailleurs,  par  des  propensions  exceptionnelles. 
Les  études  comparées  que  j'ai  faites  à  ce  sujet 
m'ont  toujours  conduit  à  la  conclusion  inverse  :  la 
France  est,  entre  les  nations  européennes,  la 
moins  portée  à  l'égalité;  et  je  vais  d'abord  justifier 
cette  assertion  par  des  faits. 

§  VI.  Le  prestige  de  la  noblesse,  même  usurpée. 

Les  véritables  inclinations  de  notre  pays  se  ré- 
vèlent souvent  à  l'observateur  par  les  faits  et  les 
sentiments  qui  se  rattachent  à  l'usage  des  titres 
de  noblesse.  L'un  des  traits  les  plus  affligeants  de 
la  décadence  de  l'ancien  régime  est  l'obstination 


CH.  48.  —  l'inégalité  et  la  liberté         139 

^vec  laquelle  la  noblesse,  privée  de  ses  anciennes 
attributions  et  déchue  de  la  supériorité  qui  s'at- 
tache à  raccomplissement  d'un  devoir  publier,  re- 
vendiquait des  privilèges  surannés  et  un  ascen- 
dant fondé  uniquement  sur  la  naissance.  Depuis 
la  révolution ,  l'ancienne  noblesse  n'a  pas  cessé 
de  déchoir  :  les  grandes  situations  se  sont  consti- 
tuées pour  la  plupart  en  dehors  d'elle,  et  il  serait 
difficile  de  citer  aujourd'hui  une  seule  qualité  qui 
lui  soit  exclusivement  propre.  Les  nobles  sont 
même  moins  liés  que  le  reste  de  la  nation  au 
mouvement  utile  de  la  société.  Ils  abandonnent 
de  plus  en  plus  aux  autres  classes  l'influence  qui 
s'appuie ,  à  la  fois ,  sur  le  talent ,  le  travail  et  la 
richesse.  Ils  ne  possèdent  donc  plus  un  droit  ex- 
ceptionnel à  la  considération  publique.  Cependant 
les  mœurs  maintiennent  chez  nous  avec  persis- 
tance le  prestige  de  la  noblesse.  On  ne  peut  trou- 
ver pour  cet  engouement  d'autre  explication 
qu'une  soif  insatiable  de  privilèges,  et  la  répu- 
gnance pour  l'égalité  dans  ce  qu'elle  a  de  naturel 
et  de  respectable.  Les  filles  de  toute  condition, 
ayant  à  faire  choix  d'un  époux,  préfèrent  presque 
toujours  à  l'homme  doué  de  vertu,  de  talent  et  de 
richesse,  le  noble  dépourvu  de  ces  qualités.  Les 
pères  de  famille  eux-mêmes,  élevés  par  le  travail 
aux  premiers  rangs  de  leur  profession,  croient 
rehausser  cette  situation  en  s' alliant  à  des  fa- 
milles titrées.  Ce  prestige  du  nom  n'est  pas  ac- 


140  LIVRE  VI  —  LES  RAPPORTS  PRIVÉS 

quis  seulement  à  ceux  qui  en  sont  dignes^  c'est-à- 
dire  aux  nobles  dont  les  ancêtres  ont  notoirement 
rendu  de  grands  services  au  pays.  Il  est  usurpé 
avec  profit  par  des  personnes  qui  se  sont  attribué, 
à  l'aide  d'une  supercherie  manifeste,  cet  avantage 
si  envié.  Le  succès  universel  des  usurpateurs  de 
titres  se  fonde  évidemment  sur  une  aberration 
populaire;  et  celle-ci  est  entretenue,  au  sein  de 
notre  race ,  par  un  puéril  instinct  d'inégalité. 

S  VII.  La  convoitise  des  décorations  et  des  titres. 

Les  décorations  et  les  titres  conférés  par  les 
moindres  souverains  étrangers  sont  recherchés 
par  les  Français  avec  un  empressement  extraor- 
dinaire. Cette  faiblesse  est  exploitée  avec  succès 
par  une  multitude  d'intermédiaires  officieux  qui 
se  créent  ainsi  de  gros  revenus ,  ou  qui ,  à  l'aide 
de  cet  appât,  assurent  à  leurs  gouvernements  des 
services  que  l'on  ne  pourrait  souvent  obtenir, 
même  à  prix  d'argent.  La  Légion  d'honneur  a  été 
une  des  institutions  fondamentales  de  l'Empire  ; 
c'est  une  de  celles  qui  ont  contribué  à  rendre  ce 
régime  plus  populaire  que  celui  de  la  République. 
Cette  distinction  n'a  pas  toujours  été,  dans  l'ordre 
civil  surtout ,  le  signe  exclusif  du  talent  et  de  la 
vertu.  Elle  continue  néanmoins  à  exciter  des  con- 
voitises dont  l'âpreté  est  connue  de  tous  ceux  qui, 
sous  nos  divers  gouvernements,  ont  été  les  in- 
termédiaires officiels  entre  le  souverain  et  les 


CH.  48.  —  l'inégalité  et  la  liberté         141 

postulants.  Plusieurs  particularités  de  nos  der- 
nières révolutions  viennent  à  l'appui  de  ces  re- 
marques :  elles  prouvent  qu'il  serait  moins  facile, 
en  France,  d'attaquer  le  privilège  de  la  Légion 
d'honneur  que  le  droit  de  propriété. 

§  VIII.  L*attrait  des  corporations  fermées  ou  privilégiées. 

Les  lettres ,  les  sciences  et  les  arts  qui  révèlent 
constamment ,  à  tous  les  degrés  de  la  hiérarchie 
sociale,  des  aptitudes  éminentes,  ont  fourni  de 
tout  temps  un  bon  moyen  de  rapprocher  les 
hommes  et  de  propager  l'esprit  d'égalité.  En  An- 
gleterre ,  par  exemple ,  où  l'on  se  plaît  à  honorer 
le  mérite  personnel ,  tous  ceux  qui  se  dévouent 
ou  s'intéressent  à  quelque  spécialité  des  arts  li- 
béraux, se  réunissent  dans  de  puissantes  sociétés 
libres  (46,  VIII  et  IX).  Celles-ci  remplissent  avec 
succès  une  haute  mission  d'encouragement:  elles 
concourent ,  en  effet ,  au  progrès  de  l'art,  à  l'aide 
de  ressources  financières  provenant  de  souscrip- 
tions individuelles;  elles  distinguent,  en  outre, 
les  hommes  supérieurs  en  leur  conférant,  par 
voie  d'élection,  les  dignités  de  la  corporation.  En 
France ,  les  sociétés  scientifiques  fondées  sur  ce 
principe  libéral  n'ont  jamais  pris'  un  grand  dé- 
veloppement. Les  niveleurs  de  la  révolution  se 
sont  montrés  peu  disposés  à  les  favoriser  o\x 
même  à  les  tolérer.  L'opinion  publique  a  ratifié , 
au  contraire ,  le  rétablissement  et  l'extension  de 


442  LIVRE  VI  —  LES  RAPPORTS  PRIVES 

rinstitut  constitué  en  corporations  fermées.  Le 
principe  n'en  est  guère  contesté ,  et  les  critiques 
qu'on  en  fait  de  loin  en  loin  s'inspirent  moins  des 
vrais  principes  que  des  sentiments  de  rancune  ou 
de  jalousie. 

Les  privilèges  de  l'Institut  sont  plus  que  jamais 
recherchés  :  je  vois ,  en  effet,  peu  d'hommes émi- 
nents  qui  ne  s'empressent,  à  l'occasion,  d'entre- 
prendre les  démarches  fort  pénibles  qu'imposent 
les  candidatures.  Je  reconnais  que  ces  privilèges 
se  lient  à  des  motifs  d'intérêt  public;  mais  je 
constate  que  ce  régime  ne  rapproche  guère  ceux 
qui  cultivent  les  professions  libérales ,  et  qu'il  dé- 
truit, au  contraire,  parmi  eux  les  rapports  natu- 
rels d'égalité  que  respectent  les  autres  peuples. 

§  IX.  La  dlstinctfon  des  classes  croissant  avec  les  efforts 

des  nlveleurs. 

Les  manifestation^  de  l'esprit  de  privilège  in- 
crusté en  quelque  sorte  dans  notre  race  sont  ha- 
bituelles dans  les  moindres  détails  de  la  vie.  Je 
vois  même  que  les  tentatives  faites  depuis  1789, 
pour  imposer  l'égalité  à  la  France  dans  les  insti- 
tutions, ont  déterminé  dans  les  mœurs  une  re- 
crudescence de  l'esprit  d'inégalité.  La  tendance 
qui  nous  porte  à  instituer  dans  les  lieux  publics 
diverses  catégories  de  places  est  une  des  preuves 
persistante»  de  cette  disposition  des  esprits.  Elle 
ne  se  révèle  pas  seulement  dans  les  entreprises 


CB.    48.  —  L*INÉtiALlTÉ  ET   LA   LIBERTÉ  143 

de  spéculation ,  où  les  peuples  réellement  péné- 
trés de  l'esprit  d'égalité,  les  Américains  du  Nord 
par  exemple,  ne  tolèrent  qu'une  sorte  de  places 
et  un  seul  tarif  :  elle  s'est  maintenue  de  nos  jours 
comme  sous  le  régime  ancien,  même  dans  les 
fêtes  publiques  où  les  places  sont  octroyées  gra- 
tuitement par  l'autorité.  Et  ce  qui  montr^  bien 
qu'il  s'agit  ici  d'un  défaut  populaire,  c'est  que  ce 
sont  surtout  les  parvenus  qui  se  montrent  friands 
de  ce  genre  de  distinction.  Les  femmes,  qui 
jouissent  plus  que  les  hommes  des  satisfactions 
de  vanité  acquises  à  la  famille  par  la  situation  de 
son  chef,  se  complaisent  dans  ce  désordre  et  con- 
tribuent à  le  perpétuer.  Sous  ce  rapport,  la  mali- 
gnité publique  a  relevé  plusieurs  traits  curieux 
pendant  les  premiers  mois  de  la  révolution  de 
1848.  En  pareil  cas ,  cependant,  l'esprit  de  criti- 
que ne  se  révèle  que  par  quelques  bons  mots  saub 
aigreur  :  les  masses  populaires  s'arrangent  des 
derniers  rangs,  et  elles  concèdent  de  bonne  grâce 
ces  menus  privilèges  aux  autorités  qui,  chez  nous, 
se  succèdent  si  rapidement. 

Le  christianisme,  cette  admirable  source  delà 
vraie  égalité,  n'a  pu  lui-même  triompher  de  cette 
tendance  invétérée  vers  les  inégalités  les  plus  fur 
tiles.  Cette  impuissance,  comme  je  l'ai  indiqué 
(15,  III),  se  montre  jusque  dans  l'exercice  du 
culte.  Ainsi,  par  exemple,  les  places  que  les  fidèles 
occupent  dans   les    églises  catholiques  comme 


144  UTRE  TI   —  LES  ■ATrOKIS  PftITiS 

dans  les  temples  protestants,  sont  renées  en  rai- 
son de  la  fortune  et  de  la  condition  sociale.  Je 
connais  même  plusieurs  églises  de  village  où 
l'opinion  publique  accorde,  comme  autrefois,  aux 
acquéreurs  de  certaines  terres  la  jouissance  ex- 
clusive de  places  exceptionnelles. 

Cependant  plusieurs  habitudes  qui  violent  Té- 
galité  légitime  sont ,  pour  notre  race ,  une  nou- 
veauté plutôt  qu'une  tradition.  Elles  sont  une 
réaction  de  l'esprit  public  contre  les  niveleurs 
qui  prétendent  détruire  les  inégalités  naturelles 
que  consacre,  chez  tous  les  peuples  modèles,  la 
hiérarchie  du  travail  et  de  la  vertu. 

Depuis  la  révolution,  les  mœurs  établissent 
entre  les  diverses  classes  une  distinction  chaque 
jour  plus  marquée.  C'est  ainsi  qu'on  ne  trouve 
plus ,  même  dans  les  familles  de  condition  mo- 
deste ,  la  trace  de  la  familiarité  affectueuse  qui 
régnait  autrefois  entre  les  maîtres  et  les  domesti- 
ques (29,  VI).  Le  luxe  qui  désole  aujourd'hui  notre 
société  semble  être ,  pour  beaucoup  de  familles , 
une  protestation  inspirée  par  FinégaUté  naturelle 
des  conditions.  Froissés  par  les  institutions  qui 
tendent  au  nivellement  social,  les  riches  veulent, 
à  force  d'extravagance ,  faire  voir  aux  pauvres  la 
dislance  qui  sépare  les  classes  extrêmes  de  la 
société. 


CH.  48.  —  l'inégalité  et  la  liberté         145 

§  X.  La  recherche  des  situations  privilégiées. 

La  préférence  qu'on  accorde  de  plus  en  plus, 
en  France ,  aux  fonctions  publiques  sur  les  pro- 
fessions privées  est  une  autre  manifestation 
habituelle  de  l'esprit  de  privilège.  Cet  entraîne- 
ment, dont  je  signale  plus  loin  (63,  XV)  les 
causes  et  les  résultats,  se  présente  souvent  comme 
une  réaction  des  mœurs  contre  les  lois. 

On  n'est  guère  choqué ,  en  France ,  de  voir  ac- 
corder aux  fonctionnaires  des  privilèges  qui  sem- 
bleraient intolérables  en  Angleterre,  où  cependant 
certaines  inégalités  de  naissance  sont  admises 
en  principe  (60,  V  et  VI).  C'est  ainsi  que ,  depuis 
une  époque  reculée,  l'opinion  se  montre  favo- 
rable au  système  *  qui  dispense  les  fonctionnaires 
de  répondre ,  devant  les  tribunaux  de  droit  com- 
mun, du  dommage  qu'ils  ont  pu  causer  indûment 
à  un  citoyen ,  en  exécutant  leur  mandat.  La  plu- 
part des  critiques  adressées  à  ce  régime  ont  été 
inspirées  par  le  désir  de  renverser  le  gouverne- 

1  La  Constitution  promulguée  après  les  événements  du  18  bru- 
maire an  VIII  mainteoait,  sous  ce  rapport,  plusieurs  traditions  de 
Tancien  régime.  Elle  portait  :  «  Les  agents  du  gouvernement 
«  autres  que  les  ministres  ne  peuvent  être  poursuivis  pour  des 
<i  faits  relatifs  à  leurs  fonctions  qu'en  vertu  d'une  décision  du 
«  conseil  d'État.  »>  (Décret  du  22  frimaire  an  Vlll,  art.  75.) 

Henrion  de  Pansey,  de  Cormenin  et  beaucoup  d'autres  juriscon- 
sultes ont  émis  l'opinion  que  cette  disposition  a  été  abrogée,  avec 
la  Constitution  de  l'an  VIII,  par  la  Charte  de  1814.  Aucune  loi 
postérieure  ne  l'a  rétablie.  Mais  la  jurisprudence  l'a  maintenue 
sous  tous  les  régimes. 

RÉFORME  SOCIALE  III   —  t) 


146  LITRB  Tl  —  LES  RAPPORTS  PRIVES 

ment  établi,  plutôt  que  par  le  respect  de  cette 
égalité  salutaire  qui  se  concilie  avec  Tordre  pu- 
blic. Jamais,  en  effet,  les  hommes  qui  ont  succes- 
sivement occupé  le  pouvoir  depuis  l'an  VIII,  n*ont 
proposé  l'abrogation  de  cette  loi.  Aucun  d'eux  ne 
paraît  avoir  entrevu  cet  axiome  admis  depuis  long- 
temps par  tous  les  peuples  libres,  que  l'égalité,  en 
cette  matière,  n'est  pas  seulement  conforme  à 
l'intérêt  général,  mais  qu'elle  est  surtout  profi- 
table aux  pouvoirs  souverains.  Cependant  cette 
utile  réforme  les  aurait  déchargés  de  la  responsa- 
bilité redoutable  imposée ,  dans  le  système  fran- 
çais ,  par  les  passions  et  les  vices  de  cent  mille 
subordonnés. 

Depuis  trois  siècles ,  tous  nos  gouvernements 
ont,  à  l'envi,  créé  des  charges  vénales,  des  éta- 
blissements exceptionnels  de  commerce  et  d'in- 
dustrie, des  taxes  pour  la  vente  des  denrées ,  des 
tarifs  douaniers  protecteurs  de  certaines  manu- 
factures, ou,  en  d'autres  termes,  des  privilèges 
fort  onéreux  pour  la  majorité  des  producteurs  et 
des  consommateurs.  Ils  ont  ainsi  violé  le  principe 
d'égalité  dans  son  application  la  plus  utile  et  la 
plus  respectable.  Cependant  l'opinion  publique, 
égarée  par  ces  pratiques  séculaires,  conserve  à 
cet  égard  l'esprit  de  l'ancien  régime  en  décadence, 
et  elle  ne  cède  pas  sans  résistance  aux  coura- 
geuses initiatives  qui ,  depuis  1861 ,  honorent  le 
plus  le  gouvernement  de  Napoléon  III. 


CH.  48.  —  L*INKGALITÉ  ET   LA  LIBERTÉ  147 

§  XI.  L*arrogance  des  parvenus. 

Je  ne  vois  pas ,  d'un  autre  côté ,  que  ces  pro- 
pensions invétérées  vers  l'inégalité  puissent  être 
modifiées,  comme  l'espèrent  quelques-uns,  par 
l'action  prolongée  d'un  nouveau  régime  qui  sub- 
stituerait, aux  classes  dirigeantes  actuelles,  de 
nouvelles  classes  sorties  des  derniers  rangs  de 
la  société.  C'est  précisément  dans  ces  rangs  infé- 
rieurs qu'existent,  bien  qu'à  l'état  latent ,  les  sen- 
timents qui  demandent  à  l'inégalité  les  satisfac- 
tions les  moins  justifiables.  Chacun  sait,  en  effet, 
que  ceux  qui  commencent  à  s'élever  traitent  leurs 
égaux  de  la  veille  avec  une  dureté  toujours  rare 
chez  les  personnes  placées ,  dès  leur  naissance , 
dans  une  haute  situation.  Ce  vice  des  parvenus  est 
vivement  senti  des  classes  inférieures.  Il  contribue 
plus  qu'on  ne  croit  à  maintenir  l'harmonie  entre 
les  classes  extrêmes  de  la  société.  11  prouve  que 
la  réforme  sociale  ne  se  trouvera  pas  dans  les 
institutions  qui  violent  la  liberté,  pour  détruire  les 
inégalités  établies  par  certaines  supériorités  des 
vivants ,  ou  créées  par  le  travail  des  aïeux . 

Ce  n'est  point  ici  le  lieu  de  juger  méthodique- 
ment les  diverses  tendances  que  je  viens  de  rap- 
peler. Je  me  borne  à  conclure  que ,  malgré  les 
répugnances  légitimes  attachées  au  souvenir  de 
plusieurs  privilèges  de  l'ancien  régime,  notre 
pays  ne  montre  aucune  propension  exception- 


148  LIVRE  VI  —   LES  RAPPORTS  PRIVES 

nelle  pour  Tégalité ,  même  dans'  les  cas  où  elle 
serait  désirable.  Sous  ce  rapport  comme  sous 
beaucoup  d'autres ,  la  révolution  a  détruit  le  bien 
et  aggravé  le  mal  :  elle  a  discrédité  les  charmantes 
habitudes  d'égalité  qui  honoraient  nos  vieilles 
races  ;  elle  a  déversé  la  haine  et  l'envie  sur  les 
inégaUtés  légitimes  qui  sont  respectées  chez  les 
peuples  modèles  ^ 

§  Xll.  La  tendance  exagérée  vers  régallté,  onéreuse  surtout 

pour  les  classes  Intérieures. 

L'égaUté  est  journellement  vantée,  par  nos 
écrivains  et  nos  orateurs,  comme  le  plus  sacré 
des  principes  sociaux;  mais  tous  nos  parvenus  la 
repoussent  même  dans  ce  qui  est  légitime ,  avec 
un  entraînement  qui  ne  se  manifeste  chez  aucune 
autre  nation  européenne.  De  cette  contradiction 
entre  la  doctrine  et  la  pratique ,  naît  un  état  de 
malaise  qui  affecte  la  société  entière ,  et  qui  pèse 
principalement  sur  les  classes  inférieures.  Celles- 
ci  ,  voulant  atteindre  le  but  chimérique  qu'on  leur 
montre ,  et  se  sentant  incapables  d'égaler  les  su- 
périorités créées  par  l'intelligence  et  le  travail, 
s'irritent  contre   l'ordre  établi.  Elles  sont  peu 

1  Les  dernières  catastrophes  justifient ,  par  des  preuves  acca- 
blantes, celte  critique  de  Fesprit  révolutionnaire.  Les  armées  qui 
ont  vaincu  la  France  et  qui  continuent  à  la  menacer,  doivent  leur 
solide  organisation  et  leur  dévouement  patriotique  à  une  noblesse 
territoriale.  Celle-ci  se  conserve  en  partie  au  moyen  de  certaines 
coutumes  d'inégalité.  (Note  de  1873.) 


cfl.  48-  —  l'inégalité  et  la  liberté         149 

portées  à  demander  à  leurs  chefs  la  direction  sans 
laquelle  elles  ne  sauraient  s'élever;  tandis  que  ces 
derniers  s'épargnent  volontiers  les  soucis  qu'elle 
impose.  Lorsque  la  hiérarchie  sociale  est  réguliè- 
rement fondée  sur  la  vertu,  le  talent  et  la  richesse, 
ou  sur  le  souvenir  des  services  rendus,  les  classes 
dirigeantes  ont  intérêt  à  la  fortifier  par  l'affection 
et  les  succès  de  leurs  subordonnés.  Lorsque,  au 
contraire,  elle  est  sans  cesse  contestée  par  la 
haine  et  l'esprit  de  nivellement,  les  chefs  de  la 
société  sont  disposés  à  étouffer  tous  les  mérites 
naissants  qui  pourraient  dans  l'avenir  leur  faire 
concurrence.  C'est  ainsi  que  les  sociétés  s'élèvent 
et  prospèrent  à  la  faveur  d'une  hiérarchie  légi- 
time; tandis  qu'elles  s'abaissent  et  souffrent  par 
l'exagération  du  principe  d'égalité. 

§  Xlll.  Les  inégalités  légitimes,  moyen  de  prospérité  chez 

les  peuples  modèles. 

La  solution  de  nos  problèmes  sociaux  n'est 
pas  empêchée,  comme  quelques-uns  le  pensent, 
par  les  infractions  au  principe  d'égalité.  Ce  faux 
principe  n'est  nullement  imposé  par  les  mœurs 
de  la  nation.  Il  n'est  qu'une  manifestation  de 
l'envie  exhalée  par  certaines  individualités  ja^ 
louses.  Il  ne  peut  qu'entraver  les  réformes  in- 
diquées par  l'intérêt  public.  Pour  écarter  toute 
espèce  de  doute  à  cet  égard ,  il  suffit  de  constater 
que  le  premier  Empire,  sans  blesser  l'opinion  pu- 


150  UTU  Ti  —  LIS  Rapports  prîtes 

blique,  a  pu  rétablir  des  prÎTiléges  (23,  VI)  aban- 
donnés par  tons  les  peuples  libres. 

Les  personnes  qui  se  dévouent  à  la  réforme 
sociale ,  en  s'inspirant  de  la  raison  et  de  la  justice 
(8,  VII),  ne  sont  donc  point  obligées,  par  une 
cause  de  force  majeure ,  de  s'écarter  ici  du  droit 
chemin  tracé  par  leur  méthode.  Il  est  inexact 
d'affirmer  que  notre  nation  veuille  faire  prévaloir 
à  tout  prix,  dans  les  rapports  sociaux,  une  égalité 
contraire  à  l'intérêt  public,  comme  à  la  nature 
même  des  hommes  et  des  choses.  On  ne  saurait 
se  fonder  sur  l'existence  d'un  tel  préjugé  pour 
repousser  la  hiérarchie  du  travail  et  de  la  vertu 
qui  fait  le  succès  des  autres  peuples.  L'obstacle 
à  la  réforme  naîtrait  plutôt  de  la  tendance  oppo- 
sée. C'est  ainsi  par  exemple  que,  poiu*  rétablir 
Tharmonie  sociale,  nous  serons  d'abord  peu  por- 
tés à  reprendre  plusieurs  habitudes  excellentes 
conservées  par  nos  émules.  Telles  sont  :  la  fami- 
liarité affectueuse  qui  unit  les  classes  extrêmes 
de  la  société  espagnole;  la  coutume  traditionnelle 
qui  mêle  tous  les  rangs  pendant  le  service  divin , 
en  Russie ,  dans  Fempire  ottoman ,  en  Grèce ,  en 
Italie  et  en  Espagne;  les  préoccupations  d'intérêt 
public  qui  rapprochent  journellement,  dans  des 
associations  fécondes,  les  Anglais  de  toute  condi- 
tion ;  enfin  beaucoup  d'autres  pratiques  d'égalité 
qui  honorent  les  peuples  européens ,  et  qui  sont 
citées  dans  cet  ouvrage. 


CH.  48.  —  l'inégalité  et  là  liberté         151 

La  méthode  d'observation  prouve  que  les  peu- 
ples libres  et  prospères  sont  portés,  par  deux  sé- 
ries parallèles  de  sentiments  et  d'intérêts ,  à  pro- 
pager et  à  restreindre  en  même  temps  l'égalité 
dans  les  rapports  privés. 

Ainsi,  comme  je  l'ai  prouvé  aux  Livres  pré- 
cédents, les  nations  européennes  tendent  vers 
l'égalité  :  dans  la  religion,  en  abolissant  toute  dis- 
tinction légale  entre  les  divers  cultes  ;  dans  la 
propriété,  en  provoquant  le  rachat  des  rede- 
vances féodales;  dans  la  famille,  en  renonçant 
à  l'organisation  patriarcale  et  en  favorisant  l'éta- 
bUssement  séparé  des  jeunes  ménages;  enfin, 
dans  les  régimes  du  travail  et  de  l'association,  en 
supprimant  les  privilèges  et  les  monopoles.  Je 
montrerai  plus  loin  (61,  II)  qu'il  en  est  de  même 
dans  la  vie  publique ,  en  ce  qui  concerne  l'impôt 
et  la  justice. 

Mais,  d'un  autre  côté  ,  les  Européens  libres  et 
prospères  maintiennent  ou  accroissent  l'inégalité 
dans  ces  mêmes  subdivisions  de  la  vie  sociale. 
Ainsi,  ils  conservent  aux  clergés  une  situation 
exceptionnelle;  ils  renforcent  par  la  loi  civile 
l'autorité  du  père  et  la  distinction  des  devoirs  de 
chaque  sexe  ;  ils  augmentent  par  la  liberté  de  la 
propriété  et  du  travail  le  contraste  entre  les  situa- 
tions du  patron  et  de  l'ouvrier,  comme  entre  les 
termes  extrêmes  de  la  pauvreté  et  de  la  richesse. 
Les  nations  modèles  multiplient  surtout  les  iné- 


152  LIVRE  VI  —  LES  RAPPORTS  PRIVÉS 

galités  sociales  en  accordant  leur  estime  aux 
grands  témoignages  de  talent  et  de  vertu.  Elles 
créent  ainsi  «  Taristocratie  naturelle  »,  celle  qui, 
ne  devant  rien  aux  titres  et  aux  privilèges  confé- 
rés par  le  souverain ,  est  librement  instituée  par 
le  respect  et  l'affection  du  peuple. 

En  résumé ,  les  inégalités  sociales  dérivent  de 
la  nature  humaine,  de  même  que  les  météores 
proviennent  de  la  constitution  de  Tatmosphère. 
Commela  pluie  qui  ravage  ou  féconde  nos  champs, 
comme  le  vent  qui  détruit  ou  anime  nos  vaisseaux, 
l'inégalité,  considérée  en  elle-même,  ne  doit  point 
être  signalée  comme  le  mal  absolu.  Loin  de  là, 
elle  est  une  force  précieuse  pour  les  nations  qui 
savent  en  conjurer  les  inconvénients  et  en  con- 
quérir les  bienfaits. 

§  XIV.  La  réforme,  également  retardée  par  l'abus  des  mots 

liberté  et  égalité. 

Il  en  est  de  la  liberté  comme  de  l'égalité  : 
le  même  contraste  se  retrouve,  en  apparence, 
entre  les  intérêts  qui  font  aimer  ce  principe  et 
ceux  qui  recommandent  le  principe  d'autorité. 
Des  lois  et  des  habitudes  dérivant  de  la  nature 
même  de  l'homme  maintiennent  encore  ici  un 
juste  accord  entre  les  propensions  opposées.  Chez 
les  peuples  modèles ,  les  contraintes  matérielles 
établies  par  la  loi  s'adoucissent  et  commandent 
moins  formellement  la  pratique  du  bien.Enmême 


CH.  48.  —  l'inégalité  et  la  liberté         153 

temps,  les  forces  morales  émanant  de  la  religion, 
de  la  propriété,  de  la  famille,  du  travail  et  de  Tas- 
sociation,  s'imposent  plus  impérieusement  aux 
esprits,  et  répriment  le  mal  avec  plus  d'effi- 
cacité *. 

On  se  met  donc  en  contradiction  avec  Texpé- 
rience  et  la  raison,  quand  on  présente  aux  peuples 
l'égalité  et  la  liberté  comme  des  principes  abso- 
lus, dont  il  faudrait  poursuivre  à  tout  prix  la  réa- 
lisation pratique.  L'égalité  et  la  liberté  ne  sauraient 
prétendre  à  être  élevées ,  comme  la  religion ,  la 
propriété  et  la  famille,  au  rang  des  principes 
primordiaux.  Ce  sont  des  préceptes  d'ordre  se- 
condaire, dont  l'application ,  variant  partout  avec 
la  nature  des  hommes  et  des  choses,  doit  être 
tempérée  et  souvent  interdite  par  les  préceptes 
d'ordre  supérieur  qui  recommandent  au  respect 
des  peuples  l'autorité  et  la  hiérarchie. 

Si  l'on  s'abuse  en  présentant  séparément  l'éga- 
lité et  la  liberté  comme  des  principes,  on  commet 
une  erreur  encore  plus  manifeste  en  les  réunis- 
sant dans  une  seule  formule.  L'égalité  et  la  liberté 
se  prêtent  parfois  un  mutuel  concours,  et  c'est  ce 
qui  a  lieu  partout  où  deux  cultes  rivaux  sont  en 
présence  ;  mais  souvent  aussi  les  deux  forces  agis- 

*  Les  personnes  qui  voudraient  s'enquérir  plus  complètement 
des  erreurs  qu'entraîne  Tabus  des  mots  égalité,  liberté,  progrès, 
démocratie,  etc.,  pourront  consulter  l'Organisation  du  travail, 
ÎSôàOO.  (Note  de  1872.) 


154  LIVRB  VI    —   LES  RAPPORTS   PRIVÉS 

sent  en  sens  opposé.  Ainsi,  l'ancien  régime  refu^ 
sait  souvent  la  liberté  à  la  profession  (46,  VII)  et 
à  la  commune  pour  y  faire  régner  l'égalité.  De 
notre  temps ,  au  contraire ,  l'une  des  principales 
sources  d'inégalité  provient  de  la  libertéintroduite, 
sans  les  correctifs  émanant  de  la  loi  morale,  dans 
les  régimes  de  la  propriété  et  du  travail.  Cette 
liberté  s'est  surtout  manifestée  par  l'isolement 
des  diverses  classes.  Exagérée  et  souvent  faussée 
par  des  révolutions  inouïes,  elle  a  créé  momenta- 
nément, en  Europe,  des  inégalités  inconnues  dans 
les  anciens  régimes  sociaux. 


CHAPITRE   49 

I.E   PAUPÉRISME    EST,    CHEZ   LES  MODERNES,    LE   GENRE   D^INÉGALITÉ 
AUQUEL   IL   IMPORTE  LE  PLUS  DE  PORTER   REMÈDE 

§  I.  Les  anciens  régimes  de  protection  des  familles 

Imprévoyantes. 

Comme  je  viens  de  le  prouver,  l'égalité,  prin- 
cipe secondaire  des  sociétés,  engendre,  selon  l'ap- 
plication qu'on  en  fait  ^  la  prospérité  ou  la  souf- 
france. Les  contrastes  qui  peuvent  se  produire 
à.cet  égard  ne  sont  nulle  part  plus  marqués  qu'aux 
deux  extrémités  de, l'Europe.  Les  constitutions 
de  l'Orient  élèvent  un  petit  nombre  de  familles  à 


CH.  49.  —  AYÉNSMENT  ACCIDENTEL  DU  PAUPERISME    155 

xin  état  exceptionnel  de  richesse  et  de  puissance; 
:inais  elles  leur  imposent  le  devoir  de  procurer  à 
la  masse  du  peuple  un  certain  minimum  de  bien- 
être.  Ainsi,  pendant  trois  longs  voyages  au  midi , 
au  centre  et  au  nord  de  Tempire  russe,  j'ai  con- 
staté que  les  populations  possèdent  partout,  avec 
une  certaine  culture  morale ,  des  moyens  régu- 
liers de  subsistance.  Au  contraire ,  les  plus  célè- 
bres constitutions  d'Occident  accordent  également 
à  tous  les  individus  le  pouvoir  de  s'élever  aux 
rangs  supérieurs  de  la  société  ;  mais ,  dans  ce  li- 
bre concours ,  elles  dispensent  ceux  qui  réussis- 
sent de  toute  obligation  envers  ceux  qui  échouent. 
Ces  formes  spéciales  d'égalité  et  de  liberté  en- 
gendrent naturellement,  dans  la  condition  des 
familles,  des  inégalités  extrêmes.  En  Angleterre 
et  en  France,  par  exemple,  on  voit,  à  côté  des  fa- 
milles les  plus  morales  et  les  plus  riches,  des  po- 
pulations entières  plongées  dans  le  vice  et  le  dé- 
nûment. 

Il  serait  superflu  de  reproduire  ici  le  tableau 
de  ces  misères  sociales  qui ,  depuis  1830 ,  ont  été 
si  souvent  décrites  sous  le  nom  nouveau  de  «  Pau- 
périsme ».  Toutefois,  avant  d'indiquer  le  remède 
que  beaucoup  d'hommes  de  bien  commencent  à 
appliquer,  je  rappellerai  sommairement  l'origine 
et  la  propagation  du  mal.  Il  me  semble,  en  effet, 
que  le  meilleur  moyen  de  donner  confiance  dans 
l'accomplissement  prochain  de  la  réforme  est  (Je 


156  LIVRE  VI   —   LES   RAPPORTS   PRIVÉS 

prouver,  par  l'observation  du  présent  et  l'histoire 
du  passé ,  que  ce  mal  est  dû  à  l'oubli  d'une  des 
plus  constantes  traditions  du  genre  humain. 

Cependant ,  pour  marcher  d'un  pas  assuré ,  il 
faut  se  garder  des  illusions  qui  dissimuleraient 
les  difficultés  de  l'entreprise.  Aujourd'hui,  dans 
l'Occident,  les  classes  inférieures  sont  soumises 
à  des  causes  spéciales  et  permanentes  de  pau- 
vreté. Ces  causes  n'existaient  pas  quand  les  po- 
pulations étaient  protégées,  comme  elles  le  sont 
encore  dans  l'Orient ,  par  la  triple  influence  de 
l'autorité  seigneuriale,  de  la  famille  patriarcale  et 
de  la  communauté  des  biens  (48,  II).  Il  est  ma- 
nifeste que,  dans  nos  sociétés  libres,  tout  homme 
vicieux  et  imprévoyant  a  le  pouvoir  de  constituer 
une  famille  privée  de  toute  garantie  de  stabilité. 
Rien  n'empêche  donc  désormais  les  classes  dé- 
gradées de  multiplier  les  foyers  de  vice  et  de 
misère. 

La  pauvreté  n'a  pas  cessé  de  se  propager  sous 
cette  influence,  à  mesure  que  les  institutions 
féodales  étaient  abrogées  dans  l'Occident.  Elle 
s'est  souvent  révélée  dans  notre  ancien  régime 
par  d'intolérables  souflrances,  lorsque  les  épi- 
démies, les  famines  et  les  guerres  civiles  venaient 
aggraver,  pour  les  classes  inférieures,  les  diffi- 
cultés de  l'existence.  Mais,  dans  les  circonstances 
ordinaires,  deux  causes  principales  concouraient 
à  renfermer  le  mal  dans  des  limites  assez  étroites. 


CH.  49.  —  AVÈNEMENT  ACCIDENTEL  DD  PAUPÉRISME   157 

Les  individus  restaient  volontiers  au  lieu  natal. 
Us  y  obéissaient  à  des  coutumes  traditionnelles 
Gt  à  des  autorités  locales  formées  au  sein  des  po- 
pulations et  exerçant  sur  elles  un  haut  patronage. 
Sous  cette  influence  et  sous  l'inspiration  de  l'es- 
prit chrétien ,  des  établissements  de  bienfaisance 
vinrent  remédier  aux  fâcheuses  conséquences 
des  nouvelles  libertés*.  Le  respect  de  la  tradi- 
tion conjurait  d'ailleurs  en  partie  les  désordres 

que  pouvait  produire  l'abolition  graduelle  des 

régimes  de  contrainte. 

§  II.  L'abandon  de  la  protection  sous  le  nouveau  régime 

manulacturler. 

Malheureusement,  cet  état  d'équilibre  a  été 
brusquement  détruit,  à  dater  de  la  fin  du  dernier 
siècle,  et  surtout  depuis  la  paix  de  4815,  par 
l'extension  subite  du  régime  manufacturier.  Ce 
régime,  inauguré  par  un  concours  d'inventions 
mémorables  (2,  I),  neutralisa  tout  d'abord  les 
causes  préservatrices  que  je  viens  de  signaler. 
Enlevant  les  populations  au  lieu  natal,  il  les  accu- 
mula dans  des  localités  où  manquaient  les  auto- 
rités et  institutions  aptes  à  conjurer  les  eflets  du 
vice  et  de  l'imprévoyance. 

Ces  inventions  ont  promptement  fait  déchoir, 

1  On  peut  consulter  à  ce  sujet  une  énumération  ,  présentée  par 
M.  A.  Canron,  des  anciennes  institutions  de  bienfaisance  de  la 
ville  d'Avignon.  {Revue  d'économie  chrétienne,  janvier  1864.) 


15^  LIVRE  VI  —  LES  RAPPORTS  PRIVES 

par  une  concurrence  irrésistible ,  et  les  anciennes 
fabriques  rurales  à  moteurs  hydrauliques ,  et  les 
ateliers  domestiques  consacrés  à  l'élaboration  des 
matières  textiles  et  des  métaux  (37,  V  àX).  Elles 
ont  fait  naître,  sur  les  bassins  houillers,  d'im- 
menses manufactures  possédant  une  puissance 
de  production  illimitée.  De  nombreuses  cités, 
formées  dans  ces  conditions  nouvelles,  prirent, 
en  quelques  années,  un  développement  qui, 
sous  le  régime  antérieur,  eût  exigé  un  siècle 
d'efforts  soutenus.  Elles  attirèrent  naturellement 
les  individus  qui  supportaient  le  moins  patiem- 
ment l'autorité  de  la  famille  et  des  autres  in- 
fluences traditionnelles  établies  dans  les  campa- 
gnes. Suivant  les  habitudes  déjà  créées  par  le 
recrutement  de  l'armée  et  des  colonies,  elles  four- 
nirent d'abord  aux  localités  des  moyens  d'ordre 
et  de  sécurité.  Mais  cette  Umite  fut  bientôt  dé- 
passée :  les  manufacturiers ,  en  offrant  sans  cesse 
un  salaire  élevé,  et  en  excitant  outre  mesure  l'es- 
prit d'indépendance ,  déclassèrent  également  les 
masses  imprévoyantes  qui,  jusque-là,  avaient 
trouvé  le  bien-être  dans  la  vie  rurale. 

§  III.  Funeste  Influence  des  agglomérations  et  des  chômages. 

Alors  commença  à  se  produire  un  ordre  de 
choses  sans  précédents.  On  vit  se  grouper  autour 
des  nouveaux  engins  de  fabrication  d'innom- 
brables populations  séparées  de  leurs  familles, 


CH.   49.  —  AVÈNEMENT  ACCIDENTEL  DU  PAXJPÉRISME  159 

inconnues  de  leurs  nouveaux  patrons,  dépour- 
vues d'habitations  décentes,  d'écoles  et  d'églises, 
privées ,  en  un  mot ,  des  conditions  physiques  et 
morales  qui  jusque-là  avaient  été  jugées  indis- 
pensables à  l'existence  d'un  peuple  civilisé.  A  ce 
triste  état  de  choses,  les  ouvriers  ne  trouvaient 
qu'une  seule  compensation,  la  libre  disposition 
d'un  fort  salaire;  mais  cet  avantage  excita  les 
appétits  des  salariés,  plus  qu'il  n'améliora  la 
situation  des  familles.  Ce  régime  pesait  à  l'im- 
proviste  sur  des  individus  brusquement  arrachés 
à  un  antique  patronage ,  et  à  des  habitudes  de 
sobriété  imposées  par  la  Coutume.  On  conçoit 
donc  qu'il  ait  provoqué  des  désordres  sociaux 
dont  l'humanité  n'avait  eu  jusqu'alors  aucune 
idée.  Beaucoup  de  familles  vertueuses  et  pré- 
voyantes ,  attirées  à  leur  tour  par  l'appât  du  gain 
dans  les  nouvelles  manufactures ,  y  ont  subi  l'in- 
fluence funeste  d'un  milieu  corrompu.  Cette  in- 
fluence a  été  remarquée  sur  leurs  enfants ,  qui , 
s'écartant  des  bonnes  traditions  paternelles,  ont 
cédé  peu  à  peu  à  la  contagion. 

Ces  déplorables  conditions  ont  encore  été  ag- 
gravées par  les  chômages  et  les  crises  commer- 
ciales ,  sorte  de  fléau  périodique  qui  est  propre  au 
nouveau  régime  manufacturier.  Chaque  ancienne 
fabrique  rurale,  en  effet,  pourvoyait  seulement 
aux  besoins  de  certaines  localités  circonscrites  ; 
en;soi*ke^ue  l'équilibre  entre  la  production  et  la 


160  LIVRE  VI   —   LES   RAPPORTS  PRIVÉS 

consommation  s*y  établissait  naturellement.  Les 
travaux  de  l'industrie  restaient  à  peu  près  per- 
manents, et  ils  étaient  au  besoin  complétés  par 
ceux  de  Tagriculture.  Les  nouvelles  usines,  au 
contraire ,  sont  en  mesure  d'accroître  sans  cesse 
leur  production ,  à  tel  point  qu'un  groupe  manu- 
facturier pourrait  quelquefois  prétendre  à  appro- 
visionner le  monde  entier.  Elles  sont  conduites 
par  conséquent  à  augmenter,  puis  à  restreindre 
subitement  le  cercle  de  leurs  affaires,  pour  pro- 
fiter  successivement  de  la  hausse  et  de  la  baisse 
des  produits.  A  chaque  retour  de  chômage,  les 
populations  se  trouvent  soumises  alors  aux  priva- 
tions les  plus  dures.  Leur  dénûment  est  d'autant 
plus  pénible ,  qu'il  succède  à  des  habitudes  de  su- 
perflu contractées  aux  époques  d'activité  fiévreuse 
de  la  fabrique,  et  qu'il  ne  peut  être  adouci  par  les 
ressources  du  travail  agricole. 


§  IV.  La  dégradation  physique  et  morale  des  populations 

manufacturières. 


Sous  ces  mauvaises  influences  les  mœurs  se 
corrompent  rapidement.  Les  femmes  et  les  en- 
fants, soumis  comme  le  chef  de  famille  au  tra- 
vail manufacturier,  et  retenus  constamment  hors 
du  foyer,  prennent  des  habitudes  d'indépendance 
et  de  promiscuité  incompatibles  avec  tout  ordre 
domestique.  Les  narcotiques  et  les  spiritueux  de- 
viennent la  seule  diversion  aux  fatigues  du  tra- 


CH.  49.  —  AVÈNEMENT  ACCIDENTEL  DU  PAUPÉRISME    161 

vail  et  aux  soucis  de  l'existence.  Ils  ajoutent  à  la 
perte  du  sens  moral  la  dégradation  physique.  Ils 
rendent  la  misère  permanente,  malgré  l'éléva- 
tion de  salaire  qui ,  avec  de  bonnes  mœurs ,  eût 
assuré  le  bien-être  de  la  famille.  Les  manufac- 
tures, établies  au  milieu  d'ouvriers  chez  lesquels 
l'ancien  régime  n'avait  pu  triompher  d'un  pen- 
chant invétéré  à  Tivrognerie ,  ont  donné  à  ce  dé- 
sordre un  développement  nouveau.  Les  grands 
ateliers,  où  l'interruption  des  rapports  de  patro- 
nage (50,  V)  laisse  lès  subordonnés  sans  direc- 
tion, offrent,  les  jours  de  paye,  des  spectacles 
plus  révoltants  que  les  plus  odieuses  scènes  de 
la  vie  sauvage.  On  y  voit  les  femmes  et  les  en- 
fants, affamés  et  dénués  de  toute  ressource, 
errant  avec  anxiété  autour  du  cabaret ,  où  le  chef 
de  famille  dissipe  en  débauches  le  salaire  qui 
est  l'unique  ressource  de  la  maison. 

A  Paris,  par  exemple,  on  trouve,  à  côté  de 
types  excellents  \  des  ouvriers  livrés  à  des  vices 
dont  les  riches  oisifs  avaient  seuls  jadis  le  privi- 
lège. On  en  voit  notamment^  qui,  gardant  quelque 
régularité  dans  leurs  débordements,  organisent 
leur  existence  en  dehors  du  mariage,  soumet- 
tent leur  concubine  à  un  labeur  assidu ,  pendant 
qu'ils  dépensent  journellement  au  cabaret  et  dans 
d'autres  mauvais  lieux  des  sommes  qui  donne- 

1  Les  Ouvriers  des  deux  Mondes,  t.  1",  p.  27  ;  t.  III ,  p.  372. 
:i=:  *  iôidem,  t.  II,  p.  145. 


162  LIVRE  VI  —  LES  RAPPORTS  PRIVÉS 

raient  l'aisance  à  une  famille  nombreuse.  Profon- 
dément imbus  de  l'esprit  révolutionnaire,  portant 
envie  à  toute  supériorité  sociale,  ils  n'admet- 
traient pas  que  le  patron  pût  intervenir,  par  des 
conseils  bienveillants,  pour  provoquer  un  emploi 
plus  judicieux  du  salaire.  Rarement  même  ils 
consentent  à  s'affilier  à  une  société  de  secours 
mutuels;  et,  plutôt  que  de  renoncer  à  une  partie 
de  leurs  débauches,  ils  s'exposent  à  toutes  les 
privations  qui  accompagnent  la  maladie.  Mais,  en 
même  temps,  ils  critiquent  avec  amertume  Tor- 
ganisation  sociale  qui  les  laisse  dans  le  dénû- 
ment,  quand  viennent  le  chômage  et  la  vieillesse. 
Leur  thème  favori  est  de  blâmer  l'égoïsme  des 
classes  supérieures ,  auxquelles ,  par  une  singu- 
lière inconséquence,  ils  voudraient  imposer  le 
devoir  d'assistance ,  en  leur  refusant  le  droit  de 
direction  et  de  contrôle  *.  « 

Les  exemples  donnés  par  certains  patrons  ne 
sont  pas  meilleurs  ;  en  sorte  que,  même  dans  le 
régime  du  travail ,  les  éléments  de  la  vie  morale 
commencent  à  manquer  à  Paris.  Notre  capitale 
reproduit  ainsi  peu  à  peu  le  type,  que  le  chris- 
tianisme semblait  avoir  détruit ,  de  ces  antiques 
cités  où  l'espèce  humaine  s'est  éteinte  dans  le 

1  Ces  types  dégradés  ,  inconnus  jusqu'à  ce  jour  chez  les  chré- 
tiens, ont  été  décrits  avec  une  énergie  singulière  dans  Touvrage 
ayant  pour  titre  :  Le  Sublime,  ou  le  Travailleur  comme  il  est 
en  1870,  par  un  ancien  ouvrier.  1  vol.  in-8«,  Paris,  1870;  librairie 
internationale.  (Note  de  1872.  ) 


CH.  49.  —  AVÈNEMENT  ACCIDENTEL  DU  PAUPÉRISME    163 

désordre.  Je  connais  des  chefs  de  métier  qui, 
pour  préserver  leurs  jeunes  fils  de  cette  corrup- 
tion ,  sont  obligés  de  se  séparer  d'eux ,  et  de  con- 
fier leur  apprentissage  à  des  confrères  établis 
dans  les  petites  villes  de  l'Allemagne. 

§  V.  Les  bassins  houlllers,  principal  foyer  du  paupérisme. 

En  Angleterre ,  où  les  bassins  houillers  abon- 
dent,* le  règne  manufacturier  s'est  développé, 
avec  le  paupérisme,  plus  que  dans  le  reste  de 
l'Europe  ;  mais  une  révolution  sociale  n'y  a  point, 
comme  en  France,  compliqué  la  situation.  En 
revanche ,  certaines  erreurs  s'y  sont  développées 
avec  une  continuité  que  n'a  point  comportée,  chez 
nous  y  l'intermittence  des  révolutions.  Ainsi  les 
Anglais,  poussant  la  liberté  individuelle  jusqu'à 
ses  extrêmes  limites,  ont  admis  comme  normaux 
et  réguliers  les  faits  les  plus  regrettables  du  nou- 
veau régime.  Ils  ont  accumulé  sans  regret  les 
ouvriers  dans  les  villes  composées  de  fabriques. 
Ils  ont  converti  en  salariés  les  chefs  de  métier, 
les  petits  tenanciers ,  les  artisans  et  les  ouvriers 
domestiques,  précédemment  disséminés  dans  les 
campagnes.  Ils  ont  ainsi  favorisé  la  rupture  de 
liens  qui  avaient  jusque-là  maintenu  des  rapports 
permanents  entre  les  maîtres  et  les  ouvriers. 
Guidés  par  une  fausse  théorie,  ils  ont  cru  amé- 
liorer le  travail  manufacturier  en  restreignant  le 
cercle  des  devoirs  sociaux.  Selon  cette  théorie. 


164  LIVRE  VI  —   LES  RAPPORTS  PRIVÉS 

les  ouvriers  n'auraient  qu'à  exécuter  le  travail 
convenu ,  tandis  que  les  maîtres  n'auraient  qu'à 
payer  le  salaire  librement  débattu,  selon  la  pré- 
tendue «  loi  de  Toffre  et  de  la  demandé  ».  La 
pratique  de  ce  régime,  continuée  pendant  un  demi- 
siècle  avec  une  imperturbable  logique ,  a  sérieu- 
sement ébranlé  la  constitution  britannique.  Sou- 
vent même,  comme  l'indiquent  des  documents 
officiels ,  elle  a  contribué  à  produire  un  état  d'ab- 
jection qui  tombe  au-dessous  de  la  barbarie  et 
qui  touche  à  la  bestialité. 

Partout ,  au  surplus ,  le  paupérisme  des  manu- 
factures de  l'Occident  offre,  à  l'intensité  près,  les 
mêmes  caractères.  Il  met,  pour  ainsi  dire,  les  po- 
pulations en  dehors  de  la  loi  générale  des  sociétés, 
en  annulant  pour  elles  les  bienfaits  de  la  religion , 
de  la  propriété  et  de  la  famille.  L'affaiblissement 
des  liens  de  parenté  et  la  désorganisation  du  foyer 
domestique  sont  toujours  les  symptômes  les  plus 
apparents  du  fléau.  L'habitation  prise  à  loyer,  et 
dénuée  des  plus  indispensables  conditions  de 
bien-être ,  montre  tout  d'abord  que  la  famille  a 
perdu  le  sentiment  de  la  dignité  humaine.  Le 
père  en  est  presque  toujours  éloigné  par  les  obli- 
gations du  travail ,  ou  par  la  recherche  des  plai- 
sirs grossiers.  Abaissée  à  la  condition  d'ouvrier, 
la  mère  déserte  également  le  logis,  soit  qu'elle 
s'adonne  au  désordre ,  soit  qu'elle  supporte  hon- 
nêtement le  poids  d'un  rude  travail.  Les  enfants, 


CH.  49.  —  AVÈNEMENT  ACCIDENTEL  DU  PAUPÉRISME    16S 

pervertis  par  le  mauvais  exemple  et  privés  de 
tout  enseignement  moral,  prennent  peu  à  peu  les 
habitudes  de  l'imprévoyance  et  du  vice.  Affaiblis 
prématurément  par  les  privations  et  Tintempé- 
rance,  les  vieux  parents  meurent  dans  la  misère, 
bien  avant  le  terme  fixé  par  le  cours  régulier  de 
la  vie.  Enfin  tous  ces  maux  sont  aggravés  par 
une  instabilité  qui,  jusqu'à  présent,  ne  s'était 
rencontrée  que  chez  les  peuples  sauvages ,  tirant 
une  subsistance  précaire  de  la  chasse  ou  de  la  ré- 
colte des  productions  spontanées. 


§  VI,  Les  remèdes  cherchés  à  tort  dans  les  révolutions 

ou  la  contrainte. 


A  la  vue  de  ces  maux ,  plusieurs  écrivains  de 
notre  temps  ont  été  conduits  à  condamner  le 
principe  même  des  sociétés  de  l'Occident.  Les 
uns,  se  bornant  à  critiquer  l'ordre  établi,  ont  fait 
naître  dans  les  cœurs  le  désir  des  révolutions.  Les 
autres,  cherchant  le  remède  en  dehors  de  l'expé- 
rience, sont  revenus  par  diverses  voies,  directes 
ou  détournées,  à  l'ancien  régime  de  contrainte. 
En  se  reportant  aux  faits  qui  font  l'objet  des  Li- 
vres précédents ,  on  constatera  aisément  que  de 
telles  solutions  sont  peu  judicieuses.  Les  hommes 
ont  plus  à  souffrir  de  la  perte  des  croyances  reli- 
gieuses que  de  l'invasion  de  la  pauvreté,  et  cepen- 
dant on  a  toujours  aggravé  le  mal  en  essayant  de 


166  LIVRE  Vi  —  LES  RAPPORTS  PRIVÉS 

propager  la  pratique  de  la  religion  par  une  coer- 
cition matérielle.  Il  en  a  été  de  même  chaque  fois 
que  Tautorité  a  voulu  amener,  par  la  contrainte , 
les  classes  inférieures  ou  dégradées  à  la  vertu  et 
à  la  prévoyance.  L'histoire  des  anciens  justifie  de 
tous  points  la  direction  que  suivent  les  modernes. 
Des  chefs  vertueux  et  prévoyants  ont  souvent  fait 
la  prospérité  des  peuples ,  en  leur  imposant  par 
la  force  les  saines  pratiques  de  la  vie  privée  ;  mais 
Tordre  social  édifié  sur  ces  fondements  a  toujours 
été  éphémère.  Tôt  ou  tard,  en  effet,  le  pouvoir  de 
ces  hommes  éminents  se  transmet  à  des  succes- 
seurs indignes  ;  alors  la  décadence  surgit ,  et  bien- 
tôt l'œuvre  est  détruite. 

L'abrogation  des  régimes  de  contrainte  a  donné, 
chez  les  modernes,  une  impulsion  féconde  aux 
vertus  individuelles.  Sous  cette  influence,  les 
peuples  se  ^ont  élevés  à  un  degré  de  puissance  et 
de  richesse  que  les  anciens  n'ont  jamais  connu. 
Cette  prospérité  extraordinaire  frappe  aujourd'hui 
tous  les  yeux.  Pour  y  atteindre  à  leur  tour,  les 
peuples  «  arriérés  »  renoncent  aux  avantages  spé- 
ciaux qjuôleur  assurait  la  conservation  des  vieilles 
tradilloM.  Lorsque  nous  voyons  les  Russes  eux- 
mêmes  abroger  les  institutions  qui  conjuraient  si 
efficacement  la  pauvreté  *,  serait  -  il  judicieux  de 

^  Le  nouveau  régime,  qui  établit  lUndépendance  réciproque 
des  seigneurs  et  des  paysans,  a  été  inauguré  par  l'Oukase  du 
19  février  1861.  Le  principe  et  les  combinaisons  financières  de  cet 


CH.  50.  —  LE  PATRONAGE  ET  LES  CLASSES  DIRIGEANTES  167 

combattre  chez  nous  le  paupérisme  en  restaurant 
partiellement  le  régime  qu'ils  ont  condamné  ? 


CHAPITRE   50 

LB   PATRONAGE  VOLONTAIRE  EST   AUSSI   EFFICACE    QUE   L'ANCIEN 
RÉGIME  DE  CONTRAINTE  POUR  CONJURER  LE  PAUPÉRISME 

§  I.  Les  œuvres  charitables,  simple  palliatif  du  paupérisme. 

On  ne  saurait  parler  utilement  du  paupérisme, 
sans  signaler  le  contraste  des  moyens  employés 
maintenant  comme  remèdes.  Il  faut  y  distinguer 
deux  catégories  :  d'une  part ,  les  œuvres  tendant  à 
pallier  les  souffrances  journalières;  de  l'autre,  les 
institutions  ayant  pour  effet  de  guérir  radicale- 
ment le  mal  et  d'en  prévenir  l'explosion. 

Les  aumônes,  avec  toutes  les  variétés  de  se- 
cours en  nature  et  en  argent ,  les  asiles  ouverts  à 
l'enfance,  à  la  vieillesse ,  aux  maladies  ou  aux  in- 
firmités de  toutes  sortes ,  et  les  autres  palliatifs 
de  la  pauvreté,  se  multiplient  sans  cesse.  B  en  est 
ainsi  depuis  le  moyen  âge,  c'est-à-dire  depuis 
l'époque  mémorable  où  les  sociétés  dé  l'Ocddent, 


Oukase  ont  été  exposés  dans  le  Bulletin  de  la  société  d'économie 
sociale  [t.  III,  p.  211  à  228}.  En  Russie,  on  opère  aujourd'hui  par 
une  contrainte  légale  la  transformation  sociale  qui  fut  accomplie 
en  Occident ,  au  moyen  âge ,  par  la  libre  entente  des  intéressés. 


168  LIVRE  YI  —   LES   RAPPORtS  PRIVÉS 

déjà  pénétrées  de  l'esprit  chrétien,  commencèrent 
à  s'organiser  sur  le  principe  de  la  liberté  indivi- 
duelle. Ces  œuvres  fonctionnent  chaque  jour  sous 
nos  yeux,  et  sont  décrites  dans  une  multitude 
d'ouvrages.  J'ai  présenté  plus  haut  (46,  II  à  VI) 
les  indications  générales  sur  les  corporations  qui 
s'y  dévouent,  et  je  me  crois  en  droit  d'affirmer 
qu'on  ne  saurait  arriver  à  l'extinction  du  paupé- 
risme en  leur  donnant  un  plus  grand  développe- 
ment. Plus  je  les  étudie  dans  leurs  détails,  plus  je 
m'assure  qu'elles  propagent  indirectement  le  mal 
plutôt  qu'elles  ne  le  guérissent.  Cette  triste  con- 
clusion n'autorisera  jamais  personne  à  rester 
in  actif  à  la  vue  des  misères  qu'il  faut  soulager  à 
tout  prix  ;  mais  elle  doit  exciter  les  gens  de  bien 
à  chercher,  dans  une  autre  direction ,  les  vrais 
remèdes. 


§  II.  Le  remède  offert  seulement  par  les  trois  régimes 
de  hiérarchie  dans  le  travail  et  la  vertu. 


Les  sociétés  humaines  n'ont,  jusqu'à  ce  jour, 
employé  que  trois  moyens  pour  empêcher  l'ex- 
tension de  la  pauvreté  :  l'organisation  patriarcale 
retenant  les  jeunes  ménages  sous  l'autorité  des 
vieillards ,  chefs  de  famille  ;  les  communautés  de 
biens  et  de  travaux  de  certaines  familles  réunies 
en  tribus  pastorales  ou  en  communes  agricoles  ; 
enfin  la  haute  tutelle  d'un  patron  dirigeant  un 
grand  atelier  ou  protégeant  une  commune,  une 


CH.  50.  —  LE  PATRONAGE  ET  LES  CLASSES  DIRIGEANTES  169 

tribu,  ou  tout  autre  groupe  de  familles.  Gomme  je 
Tai  expliqué  ci-dessus,  les  sociétés  stables  de  l'O- 
rient empêchent  mieux  que  les  autres  races  Té- 
closion  des  germes  de  misère  dus  au  vice  ou  à 
l'imprévoyance  des  populations.  Elles  obtiennent 
cette  supériorité  en  conservant  soigneusement  et 
en  superposant  l'un  à  l'autre  ces  trois  préserva- 
tifs. 

Placées  en  présence  des  mêmes  imperfections 
morales,  les  sociétés  de  l'Occident  n'ont  trouvé 
aucun  autre  moyen  d'en  conjurer  les  effets.  La 
grande  erreur  de  ceux  qui  repoussent  aujourd'hui 
l'esprit  de  tradition,  consiste  à  admettre  que  le 
bien-être  des  classes  vicieuses  et  imprévoyantes 
aura  pour  base,  à  l'avenir,  quelque  invention 
amenée  par  «  le  progrès  de  la  science  » .  Les  no- 
vateurs de  toute  sorte,  «  les  hommes  de  progrès  », 
accroissent  le  mal  des  classes  souffrantes  en  leur 
signalant  comme  remède  cette  pierre  philoso- 
phale  dont  la  découverte  ouvrirait ,  pour  le  genre 
humain,  une  ère  nouvelle  de  prospérité. 

Les  sociétés  prospères  de  notre  temps  ne  jus- 
tifient nullement  cette  prévision  soit  parleur  pra- 
tique, soit  par  leurs  tendances.  Elles  possèdent, 
il  est  vrai,  en  plus  grand  nombre  que  les  sociétés 
anciennes,  des  individus  habiles  et  prévoyants. 
Elles  ont  par  conséquent  intérêt  à  supprimer  les 
entraves  qui  gênaient  leur  essor.  Mais  cette  ré- 
forme prive  les  individualités  inférieures  des  avan- 

5* 


Il   I       II     ll^rtair 


^mmtf^' 


CH.  50.  —  LE  PiTRONAGE  ET  LES  CLASSES  DIRIGEANTES   171 

sociés  y  possèdent,  sous  la  haute  direction  du 
chef  de  famille ,  une  sécurité  et  une  dignité  aux- 
quelles n'atteignent  plus  les  ménages  de  même 
condition  qui  aiment  à  s'isoler.  Cependant  ce  ré- 
gime se  montre  plus  propre  à  conjurer  l'invasion 
du  paupérisme  qu'à  y  porter  remède,  lorsque 
s'est  déjà  propagé  le  nouveau  besoin  d'indépen- 
dance individuelle.  11  ne  persiste  guère  en  dehors 
des  contrées  qui  ont  conservé  l'esprit  de  famille 
et  les  habitudes  de  travail  du  moyen  âge. 

Le  régime  patriarcal  relève  assurément  la  con- 
dition physique  et  morale  des  individus  de  tout 
rang.  Il  excite  tout  d'abord  la  sympathie  de  ceux 
qui  considèrent  le  bien-être  des  classes  inférieures 
comme  un  des  meilleurs  symptômes  •  d'une  so- 
ciété prospère.  Mais  je  vois  mieux  chaque  jour 
qu'il  ne  saurait  contribuer,  pour  une  part  impor- 
tante, à  l'accomplissement  des  réformes  dont  se 
préoccupe  l'Occident.  Malgré  de  persévérantes 
recherches,  je  n'aperçois  pas  une  seule  localité  où 
cette  forme  sociale  se  reconstitue  après  être  tom- 
bée en  désuétude  ;  et  je  m'explique  pourquoi  la 
réaction  contre  les  désordres  du  régime  actuel  ne 
se  produit  point  dans  cette  direction.  Les  indivi- 
dus capables  de  prospérer  par  l'effort  individuel, 
ont  intérêt  à  quitter  de  bonne  heure  les  parents 
dépourvus  de  cette  aptitude.  Les  communautés 
patriarcales  n'associeraient  guère ,  dans  ces  con- 
ditions ,  que  l'incapacité  avec  l'imprévoyance  ;  et 


172  LIYRB  YI  —  LES  RAPPORTS  PRIYÉS 

ces  éléments  d'insuccès  seraient,  sous  l'inspira- 
tion de  l'esprit  nouveau,  habituellement  aggravés 
par  les  dissensions  intestines. 

§  IV.  Impuissance  du  régime  de  communauté. 

Les  mêmes  considérations  s'appliquent  aux 
anciens  régimes  sociaux  qui  établissent  une 
communauté  de  biens  ou  de  travaux  entre  les 
groupes  de  familles  de  la  classe  inférieure.  Des 
faits  que  j'observe  depuis  trente  ans,  et  dont 
j'ai  donné  un  précis  dans  le  Livre  précédent 
(42,  II  et  III),  il  résulte  que  les  institutions  de  ce 
genre  qui  subsistent  encore  sont  les  derniers 
vestiges  d'un  ordre  de  choses  qui  disparait  peu 
à  peu.  A  ce  niveau  de  la  société,  la  propriété 
individuelle  remplace  de  plus  en  plus  la  pro- 
priété collective.  Les  communautés  qui  s'y  re- 
crutent encore  sont  débordées  de  tous  côtés  par 
les  ouvriers  libres  ;  elles  ne  se  présentent  plus  qu'à 
l'état  d'exception  dans  les  contrées  où  elles  ont 
pu  se  maintenir  jusqu'à  ce  jour. 

Dans  ces  derniers  temps,  d'ailleurs,  cette  ques- 
tion a  été  soumise  en  France  à  une  épreuve  déci- 
sive. Lorsque  la  révolution  de  1848  eut  posé  avec 
retentissement  le  problème  du  paupérisme,  les 
hommes  d*État  qui  assumèrent  sur  eux  la  tâche 
d'improviser  une  solution ,  furent  naturellement 
conduits  à  préférer  la  communauté  aux  deux  au  - 
très  moyens  préventifs.  Ce  régime,  en  effet,  flattait 


CH.  50.  —  LE  PATRONAGE  ET  LES  CLASSES  DIRIGEANTES   173 

mieux  les  passions  qui  inspiraient  alors  les  masses 
populaires,  moins  soucieuses  d'arriver  au  bien- 
être  que  d'échapper  à  toute  dépendance.  Paris  est 
aujourd'hui  le  lieu  du  monde  où  l'on  peut  le 
mieux  constater  que  des  communautés  d'ouvriers 
ne  sauraient  constituer  à  l'avenir  un  moyen  gé- 
néral d'organisation  sociale  (45,  VII).  Il  est 
évident  que  ces  communautés  reproduisent,  et 
même  exagèrent  les  défauts  propres  aux  asso- 
ciations patriarcales.  Elles  froissent  les  individus, 
en  établissant  entre  eux  des  contacts  difficiles,  et 
en  rétribuant  également  des  mérites  inégaux.  Par 
ces  deux  motifs ,  elles  sont  antipathiques ,  et  à 
l'immense  majorité  qui  n'est  pas  suffisamment 
animée  des  sentiments  de  devoir  et  de  dévoue- 
ment, et  à  cette  minorité  habile  et  prévoyante 
qui,  dans  le  régime  individuel,  trouve  toujours 
de  plus  hauts  salaires ,  et  souvent  le  moyen  de 
s'élever  aux  rangs  supérieurs  de  la  société. 

§  V.  Fécondité  du  régime  de  patronage. 

Il  en  est  autrement  du  troisième  préservatif, 
fondé  sur  l'entente  mutuelle  des  populations  ou- 
vrières et  des  personnes  qui  dirigent  les  entre- 
prises de  l'agriculture ,  de  l'industrie  manufactu- 
rière et  du  commerce.  Lorsque  renchérissement 
du  sol  et  l'amélioration  des  mœurs  ont  fait  tom- 
ber en  désuétude  le  régime  féodal,  et  rendu  aux 
diverses  classes  leur  liberté  d'action,  chacun  reste, 


174  LIVBB   VI   —    LES  RAPPORTS  PRIVÉS 

comme  sous  le  régime  antérieur,  obligé  de  prati- 
quer les  anciens  rapports  sociaux,  sauf  à  en  mo- 
difier les  formes.  Ces  rapports,  en  effet,  sont  le 
fondement  de  toutes  les  existences.  Us  s'imposent 
à  chacun  par  une  nécessité  impérieuse,  plus  forte 
que  les  erreurs  et  les  passions  des  égarés  ou  des 
méchants.  Les  propriétaires  des  ateUers  de  tra- 
vail et  des  capitaux  qui  en  fécondent  l'emploi , 
ont  intérêt  à  grouper  autour  d'eux  divers  genres 
de  collaborateurs,  et  notamment  ceux  qui  four- 
nissent le  travail  manuel.  Ces  derniers  ont  éga- 
.  lement  besoin  d'échanger  leurs  services  contre 
des  gages  et  des  salaires.  Ces  rapports  acquièrent 
toute  leur  perfection  lorsque,  au  lieu  de  pourvoir 
seulement  à  ces  intérêts  matériels ,  ils  procurent 
en  outre  les  satisfactions  morales  qui  se  dévelop- 
pent spontanément  par  l'accord  des  deux  classes. 
Tel  est  l'état  de  choses  qui  se  produit  quand 
les  chefs  jouissent  du  respect  et  du  dévouement 
de  leurs  ouvriers,  et  quand  ceux-ci  peuvent 
compter  qu'une  protection  affectueuse  les  ai- 
dera à  conjurer  l'effet  de  leurs  vices  et  de  leur 
imprévoyance.  Ces  liens  volontaires  rempla- 
cent naturellement  les  rapprochements  forcés 
des  régimes  dej^itintrainte.,  lor^[ue  k  transition 
provient  de  l'entente  mutuelle  des  intéressés, 
ainsi  qu'il  ©st  arrivé  au  moyen,  âge  dansl«iK)c- 
cid^nt.  Ils  pBuveat  Hêtre  considérés  <îomme  Je  trait 
C8ù:'€tctéristi4ud  i  du  régime  nouveau  -i  en  premier 


CH.  50.  —  LE  PATRONAGE  ET  LES  CLASSES  DIRIGEANTES    175 

lieu,  parce  qu'ils  sont  fort  répandus  dans  les 
contrées  libres  et  prospères;  en  second  lieu, 
parce  qu'on  y  revient  journellement  dans  celles 
où  le  changement  brusque  des  méthodes  de  tra- 
vail a  ébranlé  l'ancienne  société  et  développé  le 
paupérisme  (37,  VI  et  49,  III).  Le  nom  de  pa- 
tronage volontaire  me  paraît  s'appliquer  avec 
toute  convenance  à  cette  organisation  des  so 
ciétés*.  Le  principe  de  la  hiérarchie  y  est  main- 
tenu; seulement  l'autorité  militaire  des  anciens 
seigneurs  est  remplacée  par  l'ascendant  moral 
des  nouveaux  patrons,  qui,  tout  en  se  dévouant 
au  besoin  à  la  défense  de  la  patrie ,  dirigent  les 
ateliers  de  travail  et  président  à  l'enseignement 
des  populations  (47,  XXV ). 

§  VI.  Les  nombreuses  pratiques  du  patronage  :  la  permanence 

des  engagements. 

Le  régime  du  patronage  se  reconnaît  surtout 
à  une  permanence  de  rapports  maintenue  par 
un  ferme  sentiment  d'intérêts  et  de  devoirs  ré- 
ciproques. L'ouvrier  est  convaincu  que  le  bien- 
être  dont  il  jouit  est  lié  à  la  prospérité  du  patron. 
Celui-ci,  de  son  côté,  se  croit  toujours  tenu  de 
pourvoir,  conformément  à  la  tradition  locale,  aux 

^^'Vilr'à  ce  ^ujet  âeux  documents  spéciaux.  1°  Les  Ouvriers  eu- 
ropéenfyp.  16  y  47.  Définition  du  régime  des  engagements  volon- 
taires  permanents,  comparé  aux  trois  autres  régimes  sociaux. 
2p  VOrgam$ati<m  du  travail,  ch.  ii.  Description  de  ce  même  ré 
gime ,  c'est-à-dire  de  la  coutume  des  ateliers.  (Note de  1873«) 


176  LIVRE  VI  —   LES  RAPPORTS  PRIVÉS 

besoins  matériels  et  moraux  de  ses  subordonnés. 

Pour  rester  en  mesure  de  remplir  cette  obli- 
gation, le  patron  se  garde,  quand  il  ne  peut  suffire 
aux  demandes  du  commerce,  d'accroître  à  tout 
prix  sa  production,  en  appelant  à  lui  de  nouveaux 
ouvriers.  Il  se  ménage  ainsi  le  moyen,  quand  les 
demandes  font  défaut,  de  conserver  du  travail 
aux  ouvriers  qu'il  s'est  une  fois  attachés.  Il  ne 
sépare  jamais  les  combinaisons  tendant  à  aug- 
menter ses  bénéfi<;es ,  de  celles  qui  assurent  aux 
populations  des  moyens  d'existence. 

Les  chefs  d'industrie  pénétrés  de  ces  principes 
y  subordonnent  tous  les  détails  de  leur  adminis- 
tration. Leur  préoccupation  principale  est  d'exci- 
ter les  ouvriers  à  acquérir,  au  moyen  de  l'épargne  j 
la  propriété  de  l'habitation  et  de  retenir  en  tout 
temps  la  mère  de  famille  au  foyer  domestique  (26, 
VIII).  Pour  réaliser  plus  sûrement  ces  deux  con- 
ditions essentielles,  et  pour  procurer  aux  ouvriers 
une  vie  plus  facile,  ils  s'établissent,  autant  que 
possible ,  dans  les  campagnes.  Ils  s'efforcent  de 
compléter  les  ressources  attribuées  aux  familles 
sous  forme  de  salaires ,  par  celles  qui  résultent 
des  revenus  de  petites  propriétés ,  des  produits 
de  subventions  variées,  et  de  l'exercice  d'une 
multitude  d'industries  domestiques*.  La conti^iuité 
des  rapports  du  patron  et  de  l'ouvrier  a,  sous  ce 

^  Les  Ouvriers  européens,  p.  23.  Définition  des  quatre  sources 
de  recette  des  ouvriers. 


CH.  50.  —  LE  PATRONAGE  BT  LES  CLASSES  DIRIGEANTES  177 

régime,  un  caractère  tellement  dominant  que 
plusieurs  savants  le  nomment  aujourd'hui,  con- 
formément à  la  proposition  que  j'en  ai  faite, 
«  régime  des  engagements  volontaires  perma- 
nents*. » 

La  fécondité  de  ce  régime  a  été  signalée,  en 
1858,  par  une  enquête  concluante.  Des  hommes 
d'une  compétence  reconnue  ont  été  invités  à  si- 
gnaler, dans  chaque  département  de  l'empire, 
les  localités  qui  se  distinguent ,  soit  par  la  per- 
manence, soit  par  la  stabilité  du  bien-être  des 
ouvriers.  Les  faits  ainsi  constatés,  sans  concert 
préalable,  par  quatre  vingt-six  observateurs,  abou- 
tissent à  cette  conclusion ,  que  les  engagements 
momentanés,  le  paupérisme  et  l'antagonisme 
social  se  groupent  dans  certaines  localités  du  ter- 
ritoire de  la  France ,  aussi  invariablement  que , 
dans  d'autres,  les  engagements  permanents,  le 
bien-être  et  l'harmonie. 

§  VII.  Le  développement  de  Tordre  moraL 

Les  patrons  les  plus  intelligents  comprennent 
que  le  meilleur  moyen  d'assurer  cette  perma- 
nence des  engagements,  est  de  propager  chez 
leurs  ouvriers  la  connaissance  de  l'ordre  moral 
et  le  respect  des  lois  de  la  famille.  Pour  réussir 
dans  cette  partie  de  leur  tâche ,  ils  se  croient  te- 

1  Les  Ouvriers  européens,  p.  16  6t  17. 


178  LIVRE  VI  —  LES  RAPPORTS  PRIVES 

nus,  avant  tout,  de  donner  le  bon  exemple  à 
leurs  subordonnés,  et  ils  ont  recours,  en  outre, 
à  diverses  combinaisons  dont  Texpérience  révèle 
l'efficacité. 

En  ce  qui  concerne  l'établissement  de  l'ordre 
moral,  les  patrons,  secondés  par  le  ministre  du 
culte ,  par  l'instituteur  et  par  divers  auxiliaires , 
s'appliquent  à  inculquer  aux  âmes  le  respect  de 
la  religion.  Malgré  de  persévérantes  recherches, 
je  n'ai  pu  découvrir  une  seule  localité  où  l'on 
ait  atteint  ce  but  sans  le  secours  d'un  culte  pu- 
blic. J'ai  même  entendu  dire  à  d'anciens  libres 
penseurs  qu'ils  ont  échoué  tant  qu'ils  ont  né- 
gligé ce  secours;  d'où  il  résulte  que  le  devoir 
du  patronage  est,  pour  un  homme  éclairé,  la 
meilleure  réfutation  pratique  du  scepticisme.  Les 
patrons  qui  donnent  le  bon  exemple  complètent , 
par  deux  autres  moyens,  l'éducation  morale  de 
la  population.  Ils  cultivent  les  cœurs  et  les  intel- 
ligences, à  l'aide  d'un  système  complet  d'en- 
seignement approprié  aux  aptitudes  et  aux  be- 
soins des  enfants,  des  jeunes  gens  et  des  adultes 
(47,  XXII).  Ils  améliorent  les  habitudes  de  ré- 
création en  substituant  les  jouissances  dérivant 
des  lettres,  de  la  science  et  de  l'art  à  celles  qui 
se  fondent  sur  la  satisfaction  des  appétits  phy- 
siques. En  faisant  tous  ces  efforts ,  les  vrais  pa- 
trons se  préoccupent  toujours  de  développer  la 
prévoyance,  c'est-à-dire  la  vertu  qui  conduit 


CH.  50.  —  LE  PàTRONAGB  ET  LES  CLASSES  DIRIGEANTES  179 

le  mieux  les  classes   inférieures  à  Tindépen- 
dance*. 

§  VI II.  La  bonne  organisation  de  la  famille  et  la  propriété 

du  foyer. 

En  ce  qui  concerne  l'organisation  de  la  fa- 
mille, les  patrons -modèles  s'appliquent  à  ré- 
pandre les  meilleures  pratiques  signalées  au 
Livre  III.  Ils  s'efforcent  constamment  de  tenir 
les  populations  groupées  en  familles  fécondes. 
Grâce  à  cet  appui  bienfaisant,  les  parents  per- 
pétuent leur  race  dans  le  bien-être  et  la  paix  : 
ils  conservent  au  foyer  et  près  de  l'atelier  les 
enfants  les  plus  dociles  ;  ils  établissent  au  dehors 
les  plus  entreprenants. 

* 

Les  patrons  qui  préfèrent  la  paix  ?i  la  richesse 
multiplient  autant  que  possible ,  par  leurs  con- 
seils ou  leur  intervention,  les  fonctions  lucratives 
que  la  mère  de  famille  peut  exercer  au  foyer  do- 
mestique. Ils  refusent  de  l'admettre  dans  leurs 
ateliers  et  de  la  faire  descendre  ainsi  à  la  con- 
dition d'ouvrier.  Ils  veulent  qu'elle  trouve,  au 
foyer  même ,  pour  ses  plus  précieuses  facultés , 
un  emploi  sans  limites.  Les  personnes  qui  n'ont 
point  eu  l'occasion  de  voir  pratiquer  ce  principe 
fondamental  d'économie  sociale  en  apercevront 

1  Les  Ouvriers  européens,  p.  20.  Conditions  dans  lesquelles  se 
développe  la  prévoyance.  Distribution  géographique  des  ouvriers 
prévoyants. 


180  LITU  Yl  —  LIS  RâFFORTS  FUTÉS 

la  justesse,  si  elles  veulent  bien  fixer  leur  at- 
tention sur  les  monographies  de  familles,  pu- 
bliées dans  les  deux  ouvrages  que  j'ai  souvent 
cilés.  Les  travaux  du  ménage  accomplis  par  la 
femme  sont ,  pour  chaque  famille  comme  pour  la 
population  entière,  une  source  de  bien-être  à 
laquelle  ne  suppléeront  jamais  les  nouveaux  sys- 
tèmes sociaux  qui  s'élaborent  sous  nos  yeux.  Au 
premier  rang  de  ces  travaux  se  placent  les  soins 
de  propreté,  la  préparation  des  aliments ,  la  con- 
fection ,  l'entretien  et  le  blanchissage  du  linge  et 
des  vêtements,  l'acquisition  et  l'administration 
des  petites  propriétés  \  l'exploitation  des  ani- 
maux ,  des  subventions  *  et  des  petites  industries 
domestiques,  enfin  l'éducation  des  enfants  sous 
les  influences  morales  émanant  de  la  mère ,  cette 
providence  du  foyer  (26,  VIII).  Les  patrons  s'in- 
génient également  à  procurer  une  occupation 
lucrative  à  tous  les  autres  membres  de  la  famille. 
Enfln  ils  ne  perdent  jamais  de  vue  le  devoir  de 
veiller  à  l'éducation  morale  des  enfants,  et  sur- 

^  Celte  salutaire  pratique,  pour  des  propriétés  intimement  liées 
au  travail  domestique ,  ne  contredit  nullement  le  principe  qui 
confère  exclusivement  au  mari  le  soin  des  propriétés  étrangères 
aux  industries  de  la  famille  et  au  travail  de  ses  serviteurs.  La 
convenance  de  ces  deux  fonctions  de  la  mère  de  famille  estexpres- 
sèment  signalée  dans  le  passage  de  la  Bible  où  se  trouve  le  par- 
fait tableau  des  devoirs  de  la  femme:  «  Elle  a  apprécié  un  champ 
«  et  Ta  acheté  ;  elle  y  a  planté  une  vigne  avec  le  produit  du  tra- 
«  vail  de  ses  mains.  »  {Proverbes  de  Salomon,  xxxi,  16.)  m:  *  Les 
Ouvriers  européens ,  p.  26.  Considérations  sur  les  trois  catégories 
de  subventions  et  sur  leurs  produits. 


^H.  50.  —  LE  PATRONAGE  ET  LES  CLASSES  DIRIGEANTES  181 

tout  de  défendre  contre  toute  atteinte  la  pureté 
des  jeunes  filles ^ 

§  IX.  Les  efforts  contre  la  mulliplication  des  types  dégradés. 

Pour  perpétuer  chez  leurs  ouvriers  la  sécurité 
et  le  bien-être,  les  patrons  écartent,  avec  une 
incessante  sollicitude ,  les  causes  de  désorganisa- 
tion qui  menacent  toujours  les  sociétés  humaines. 
Ils  redoutent  surtout  les  mariages  imprudents,  et 
ils  s'appUquent  à  les  empêcher  en  s'assurant  le 
concours  de  l'opinion  publique. 

Une  population  qui  s'est  "  élevée  au  sentiment 
de  l'ordre  matériel  et  moral,  se  montre  parti- 
culièrement ombrageuse ,  en  ce  qui  concerne  la 
fondation  de  nouvelles  maisons.  Elle  n'admet  pas 
qu'un  homme  imprévoyant,  paresseux  ou  adonné 
au  vice,  puisse  recevoir  la  dignité  du  mariage. 
Autant  qu'elle  en  a  le  pouvoir,  elle  condamne  au 
célibat  ceux  qui  ne  créeraient  une  famille  que 
pour  la  vouer  au  dénûment.  Sous  cette  inspira- 
tion, les  jeunes  filles,  conseillées  par  les  parents, 
repoussent  les  prétendants  dépourvus  du  mobi- 
lier et  des  instruments  de  travail ,  sans  lesquels 
un  nouveau  ménage  ne  saurait  se  concilier  la 
considération  publique.  Les  populations  douées 
des  mœurs  les  plus  fermes  exigent  même  que 

f  Les  Ouvriers  européens,  p.  253.  Sur  les  améliorations  morales 
introduites,  par  Texploitalion  des  mines  de  l'Auvergne ^  dans  la 
condition  des  jeunes  filles. 

REFORME   EOCIALE.  III  —  6 


182  LIVRE  VI  —  LES  RAPPORTS  PRIVÉS 

les  futurs  époux  se  préparent  au  mariage  p^^ 
racquisition  préalable  de  Thabitation.  Les  jeuu^* 
gens  qui  n'ont  point  la  vertu  nécessaire  poi-^^ 
conquérir  une  dot  par  le  travail,  et  pour  s'impC^*" 
ser  les  privations  de  l'épargne,  sont  repouss 
par  toutes  les  familles.  Ils  ne  peuvent  donc  trou, 
hier  la  société  en  usurpant  la  haute  fonction  qu'i 
sont  indignes  de  remplir.  Ils  doivent  rester  céli-— 
bataire&,  et  ils  ont  alors  le  choix  entre  des  condi — 
tions  très -variées:  ils  peuvent  se  fixer  dans  \0^ 
maison  paternelle,  se  faire  admettre  dans  d'autres 
familles  en  qualité  d'auxiliaires,  chercher  une  car- 
rière dans  l'armée,  la  flotte  et  l'administration,  ou. 
enfin  émigrer  aux  colonies.  Quant  à  ceux  qui  n^ 
peuvent  se  pUer  aux  devoirs  imposés  dans  ces 
diverses  situations,  ils  vont  s'établir  au  milieu  de 
certaines  populations  urbaines  qui  se  montrent , 
sous  ce  rapport ,  peu  exigeantes. 

§  X.  L*expulsioii  des  individualités  dangereuses. 

Au  nombre  des  traits  caractéristiques  du  pa- 
tronage, je  signale  encore,  et  les  combinaisons 
pratiques  qui  provoquent  cette  émigration  des 
types  pervers  qu'aucune  influence  locale  n'a  pu 
corriger,  et  celles  qui  repoussent  l'invasion  des 
nomades  de  Tindustrie,  ces  redoutables  agents  de 
la  propagande  du  mal.  Je  citerai  entre  autres  ime 
classe  de  coutumes  qui  constituent  en  quelque 
sorte  la  police  privée  des  habitations.  Dans  .be?iu- 


CH.  SO.  —  LB  PATRONAGE  ET  LES  CLASSES  DIRIGEANTES  183 

coup  de  localités ,  les  propriétaires  du  sol  se  con- 
certent tacitement  pour  refuser  la  cession  d'un 
terrain  ou  d'une  maison  à  tout  individu,  indigène 
ou  étranger,  qui  n'offre  pas  les  garanties  dési- 
rables. Celui  qui  viole  cette  règle  d'intérêt  public 
est  condamné  par  l'opinion,  comme  le  serait,  dans 
des  localités  moins  difficiles  encore  sur  les  condi- 
tions de  l'ordre,  celui  qui  céderait  son  immeuble 
aux  exploitants  d'un  commerce  scandaleux.  On 
ne   se  rend  guère  compte  des  dangers  qu'en- 
gendre chez  nous  l'oubli  habituel  de  ce  principe. 
La  construction  des  chemins  de  fer,  confiée  sur- 
tout à  ces  nomades,  organise  de  proche  en  proche, 
sur  tous  les  points  du  territoire ,  l'enseignement 
du  désordre  et  du  vice.  A  Paris,  depuis  que  l'ère 
des  grands  travaux  publics  a  été  inaugurée,  en 
4841 ,  par  la  construction  de  l'enceinte  fortifiée , 
on  voit  affluer,  chaque  année ,  des  milliers  d'in- 
dividus que  la  police  du  patronage  et  l'opinion 
repoussent  des  provinces  de  France,  d'Italie, 
d'Allemagne  et  de  Belgique.  Notre  indifférence 
pour  l'ordre  moral  et  notre  fièvre  d'améliorations 
matérielles,  nous  cachent  les  dangers  auxquels 
nous  expose  cette  accumulation  de  vices.  Elles 
font ,  en  quelque  sorte ,  de  notre  capitale  le  dé- 
versoir de  toutes  les  corruptions  de  l'Occident*. 

*  Ce  jugement  a  été  plusieurs  fois  considéré  comme  empreint 
d'exagération:  mais  il  a  été  confirmé  par  les  catastrophes  qui  ont 
éclaté  à  Paris,  du  18  mars  au  28  mai  1871.  (Note  de  1872.) 


\ 


184  LITRE  VI   —  LBS  RAPPORTS  PRITES 

Les  propriétaires  ruraux ,  qui  résident  sur  leuT^ 
domaines  (34,  XVIII),  veulent  que  Tordre  règa^ 
autour  d'eux  (47,  II  à  IV).  Ils  ne  partagent  point  7 
à  cet  égard,  Taveuglement  de  nos  administration^ 
urbaines.  Ils  sentent  tous  le  besoin  de  réformeir 
ou  d'écarter  ces  types  imprévoyants,  nomades  et 
dégradés.  Ils  comprennent  que  la  conservation, 
de  la  paix  publique  exige  le  maintien  de  ces 
vieilles  traditions  du  gouvernement  local  el  mêm^ 
de  la  vie  privée  (25,  I). 

§  XI.  Les  réBultats  principaux  du  patronage. 

Le  libre  patronage ,  caractérisé  dans  son  état 
de  perfection ,  par  toutes  les  habitudes  que  je 
viens  de  décrire,  s'est  substitué  spontanément 
aux  institutions  féodales  dans  beaucoup  de  loca- 
lités ;  et  alors  rien  n'a  troublé  la  paix  publique  ni 
altéré  le  bien-être  des  classes  inférieures.  Il  rem- 
place le  régime  des  engagements  momentanés, 
dès  que  les  chefs  d'industrie  qui  avaient  impru- 
demment adopté  ce  régime  sentent  le  besoin  de 
remédier  au  paupérisme  et  à  l'antagonisme  social 
qui  en  émanent  directement.  Les  individus  assez 
prévoyants  pour  conquérir  une  situation  complè- 
tement indépendante  se  multiplient  visiblement 
dans  quelques  localités,  à  l'aide  d'une  meilleure 
culture  intellectuelle  et  morale ,  sous  l'influence 
bienfaisante  des  familles-souches.  Jusqu'à  ce  jour, 
cependant,  ils  restent  en  minorité,  même  chez  les 


C:H.  50.  —  LE  PATRONAGB  IT  LES  CLASSES  DIRIGEANTES  185 

3[>euples  que  ropinion  publique  place  au  premier 
3*ang.  On  est  donc  fondé  à  conclure  que  les  insti- 
ixitions  tendant  à  garantir  les  classes  inférieures 
contre  les  effets  de  leurs  vices  et  de  leur  impré- 
Toyance,  gardent  un  rôle  prépondérant,  même  au 
sein  des  meilleures  constitutions  sociales. 

Parmi  ces  institutions,  celles  qui  ont  pour  ori- 
gine la  charité  des  particuliers  ou  l'intervention 
des  gouvernants  offrent  des  palliatifs  utiles.  Mais 
le  vrai  remède  ne  se  trouve  que  dans  le  patronage 
volontaire  et  la  famille -souche.  Ces  institutions 
peuvent  seules  garantira  l'Occident  lapaix  sociale 
que  les  peuples  de  l'Orient  demandent  encore  à  la 
féodalité  et  à  la  communauté  patriarcale.  Dans 
notre  ère  d'indépendance  légale,  le  patronage 
volontaire  est  le  refuge  ouvert  à  ceux  qui  ne  peu- 
vent prospérer,  ni  par  l'initiative  individuelle,  ni 
par  l'affiliation  aux  communautés  (45,  VIT). 

§  XII.  Les  difficultés  opposées  par  rantagonisme  social. 

Le  règne  du  patronage  implique  l'harmonie 
des  classes  extrêmes  de  la  société.  Or  je  ne 
me  dissimule  pas  que  ce  remède  est  d'un  emploi 
difficile,  lorsque  les  anciens  rapports  sociaux 
ont  été  rompus,  soit  par  la  corruption  des  classes 
dirigeantes,  soit  par  l'avènement  brusque  du 
nouveau  régime  manufacturier.  Je  suis  loin  de 
croire  que,  dans  les  régions  de  l'Occident  désolées 
par  le  paupérisme ,  tous  les  patrons  soient  dès  à 


486  LIVRE  VI  —   LES  RAPPORTS  PRIVÉS 

présent  disposés  à  établir  un  tel  état  de  chose  ^' 
et  tous  les  ouvriers  à  l'accepter. 

En  France ,  les  rapports  du  maître  et  de  Toi^  ^ 
vrier  sont  moins  altérés  qu'en  Angleterre  par  le^ 
exagérations  du  faux  principe  de  «  l'offre  et  de  \0^ 
demande  ».  En  revanche,  ils  sont  plus  troublés 
par  l'antagonisme  qu'ont  créé  les  abus  de  l'ancieci. 
régime  et  les  révolutions  du  régime  nouveau.  Ce-* 
pendant  cette  partie  du  problème  sera  à  moitié 
résolue,  lorsque  nous  serons  revenus  à  la  con- 
naissance des   principes   sociaux,  par   l'étude 
méthodique   du  patronage  européen  et  de  ses 
admirables  résultats.  Nous  comprendrons  alors 
que  le  devoir  et  l'intérêt  nous  commandent  de 
renoncer  à  nos  stériles  dissensions,  et  de  travail- 
ler sans  relâche  au  rétablissement  de  l'harmonie. 
Toutes  les  classes  y  doivent  également  concourir: 
les  riches,  en  se  dévouant  au  bien  public;  les 
pauvres ,  en  cessant  de  haïr,  et  en  respectant  les 
autorités  sociales  qui  remplissent  dignement  leurs 
fonctions.  La  combinaison  de  ces  deux  senti- 
ments a  déjà  amené,  au  moyen  âge,  l'abolition 
spontanée  du  servage  :  elle  ne  sera  pas  moins 
féconde  de  notre  temps  pour  éteindre  le  paupé- 
risme. Les  gens  de  bien,  après  avoir  aperçu  le 
but  de  la  réforme,  l'atteindront  aisément  par  deux 
voies  principales  :  d'abord  en  se  réformant  eux- 
mêmes;  puis  en  gagnant  le  concours  des  cœurs 
généreux  dont  le  zèle  se  dépense  aujourd'hui  en 


Cfl.  50.  —  LE  PATRONAGE  ET  LES  CLASSES  DIRIGEANTES   187 

mesures  dangereuses  ou  inutiles  (46,  III).  Quant 
à  la  pratique  de  cette  même  réforme ,  les  moyens 
sont  indiqués  par  une  multitude  de  bons  exem- 
ples. La  science  ne  saurait  trop  propager  ces 
enseignements;  mais  elle  doit  soigneusement 
distinguer  les  palliatifs  des  vrais  remèdes. 

Les  modèles  du  patronage  offerts  par  le  Conti- 
nent seront  souvent  plus  fructueux  que  ceux  de 
l'Angleterre.  Dans  leur  sollicitude  pour  le  bien- 
être  de  la  classe  imprévoyante ,  les  Anglais  visent 
surtout  à  lui  donner  le  confort  de  la  nourriture 
et  de  l'habitation.  Les  peuplés  du  Continent  se 
préoccupent,  au  contraire ,  de  lui  assurer  d'abord 
l'indépendance  à  l'aide  de  l'épargne  et  de  la  pro- 
priété. En  comparant,  chez  beaucoup  de  familles, 
l'effet  des  deux  systèmes,  j'ai  toujours  constaté 
que  le  second  est  le  plus  judicieux. 

§  XIII.  Les  erreurs  des  philanthropes. 

Les  philanthropes  qui  se  dévouent  au  bien- 
être  matériel  des  classes  ouvrières,  ne  gardent 
pas  toujours  dans  leurs  efforts  la  mesure  la 
plus  utile  à  leurs  clients  ;  et  souvent ,  dans  l'em- 
ploi des  ressources,  ils  devraient  réserver  une 
plus  grande  part  à  l'avenir.  Après  avoir  observé 
dans  ses  moindres  détails  la  vie  domestique  des 
populations  européennes,  je  reste  convaincu  que 
le  cercle  des  vrais  besoins  matériels  est  moins 
étendu  que  ne  semblerait  l'indiquer  la  pratique 


188  LIVRE  VI   —    LES  RAPPORTS  PRIVÉS 

des  Anglais.  J'ai  vécu,  pendant  de  longs  voyages, 
au  milieu  des  races  qui  joignent  à  l'énergie  physi- 
que une  haute  intelligence ,  et  qui  cependant  ne 
prennent  guère  pour  nourriture  que  des  céréales 
assaisonnées  de  lait  ou  d'un  autre  corps  gras. 
Peut-être,  dans  la  première  moitié  de  leur  vie,  ces 
races  ont-elles  une  force  musculaire  moindre  que 
les  ouvriers  anglais  gorgés  de  viandes  et  de  spiri- 
tueux; mais,  en  revanche,  elles  la  conservent 
plus  longtemps.  Elles  possèdent,  en  outre,  des 
aptitudes  morales  qui  sont,  au  contraire,  singu- 
lièrement atrophiées  chez  les  populations  ayant 
contracté  le  besoin  d'une  nourriture  complexe  et 
succulente.  Les  patrons  qui  augmentent  sponta- 
nément le  salaire  de  leurs  ouvriers  pour  leur  pro- 
curer un  accroissement  de  nourriture,  et  pour  en 
obtenir  un  surcroit  de  travail,  font  peut-être, 
comme  ils  l'affirment,  une  spéculation  profitable  ; 
mais  ils  ne  font  point  une  œuvre  de  bienfaisance. 
Ce  brusque  changement  d'habitudes  rend  les  ou- 
vriers plus  sensibles  aux  événements  qui  tarissent 
leurs  ressources,  et  il  aggrave  les  difficultés  de 
leur  condition.  Il  les  plonge  périodiquement  dans 
le  dénûment  et  dans  Tinquiétude,  au  lieu  de  leur 
donner  le  nécessaire  et  la  sécurité. 

Plus  j'étudie  le  problème  social,  plus  je  m'as- 
sure que  le  premier  degré  du  bien-être  ne  con- 
siste pas  à  étendre  les  satisfactions  physiques, 
mais  bien  à  créer  les  jouissances  morales  que 


CH.  50.  —  LE  PATRONAGE  ET  LES  CLASSES  DIRIGEANTES  189 

donne  la  propriété.  Le  vrai  patron  des  ouvriers 
n'a  donc  pas  pour  mission  essentielle  d'améliorer 
la  nourriture,  l'habitation  et  le  vêtement,  ou  même 
d'augmenter  le  salaire  en  argent.  Il  doit  d'abord 
chercher  les  combinaisons  qui ,  suffisant  stricte- 
ment à  maintenir  en  santé  la  famille ,  permettent 
de  réaliser  la  plus  grande  épargne  pour  accroître 
d'autant  la  propriété  personnelle.  Or  ce  résultat, 
commun  dans  le  régime  de  sobriété  du  Continent, 
est  fort  rare  dans  le  régime  d'alimentation  à  ou- 
trance des  Anglais. 

On  éloigne  également  les  populations  du  vrai 
but  à  atteindre,  en  imitant  certaines  pratiques 
adoptées  par  les  Anglais  au  sujet  du  vêtement 
et  de  l'habitation.  Il  faut  se  méfier  de  ces  habi- 
tudes d'élégance  qui,  au  premieraperçu,  semblent 
témoigner  d'un  sentiment  délicat  de  respect  pour 
la  dignité  humaine.  J'ai  d'abord  admiré,  avec 
tous  les  voyageurs,  ces  charmants  cottages  que 
les  propriétaires  ruraux  construisent  pour  l'or- 
nement de  leurs  domaines,  que  les  ouvriers  dé- 
corent de  tapis  et  de  rideaux ,  mais  qu'ils  n'oc- 
cupent qu'en  qualité  de  locataires.  Après  mûre 
réflexion,  je  préfère  cependant  la  condition  des 
journaliers  ruraux*  de  France,  d'Espagne  et 
d'Allemagne  qui,  à  force  de  sobriété  et  d'é- 
pargne, s'assurent,  avant  toute  autre  satisfaction, 

1  Les  Ouvriers  européens,  p.  146, 176,  182,  230,  236,  242,  248, 
260. 


iW  LIVRE  VI  —   LES  RAPPORTS  PRIVÉS 

la  propriété  d'un  lambeau    de  terre  et   d'ua^ 
humble  cabane.  J'ai  souvent  constaté  que   \&B 
omTiers,  élevés  à  ce  premier  degré  par  un  pa- 
tronage intelli;;ent ,  montent  ensuite  plus  haut 
par  leur  propre  initiative ,  et  que  les    enfants 
émancipés  par  l'épargne  des  parents  parviennent 
à  leur  tour  à  un  bien-être  plus  complet*.  J'ai 
toujours  reconnu,  au  contraire,  que  le  besoin 
préalable  du  confort  ferme  à  l'ouvrier  anglais  * 
et  à  ses  descendants  le  chemin  qui  conduit  à  la 
propriété  et  à  l'indépendance. 

La  pratique  même  de  l'Angleterre  justifie  le 
principe  que  je  viens  d'établir  touchant  Tintime 
connexion  qui  se  présente  toujours,  chezlesclasses 
inférieures,  entre  la  simplicité  de  l'existence  et 
l'acheminement  vers  la  propriété.  C'est  ainsi,  par 
exemple ,  que  certains  ouvriers  formant  la  cUen- 
tèle  des  Lcmd  soae(i6s(46,V)  m'ont  offert  parfois 
dans  leur  régime  alimentaire  un  contraste  frappant 
avec  la  majorité,  qui  ne  songe  qu'à  jouir  présen- 
tement de  la  plus  grande  somme  de  bien-être. 

§  XIV.  L*inopportunlté  des  intervenUons  de  l'État. 

Les  écrivains  qui  se  plaisent  à  réclamer  en 
toutes  choses  la  tutelle  de  l'État  (63,  XVII)  y  ont 
souvent  fait  appel  pour  guérir  la  plaie  du  pau- 
périsme. Tout  ce  que  j'ai  observé,  loin  de  justifier 

*  Les  Ouvriers  européens,  p.  177, 183,  237.  izz  2  Ibidem,  p.  188 
et  189. 


ce.  50.  —  LE  PATRONAGE  ET  LES  CLASSES  DIRIGEANTES   191 

ce  genre  d'intervention,  en  démontre  au  con- 
traire le  danger.  L'État  a  contribué  autrefois,  par 
son  esprit  d'envahissement,  puis  par  ses  mesures 
révolutionnaires,  à  désorganiser  chez  nous  le 
patronage  et  à  créer  l'antagonisme.  Aujourd'hui 
il  ne  ferait  qu'aggraver  le  mal  en  s'immisçant  dans 
les  rapports  privés,  en  vue  d'y  rétablir  l'harmonie. 
La  haine  qui  s'attache  au  patronage ,  comme  à  la 
religion,  prendra  lin  naturellement  par  l'observa- 
tion des  désordres  de  notre  époque,  ou  par  l'apai- 
sement des  passions  qui  fermentent  chez  les  deux 
classes  intéressées.  Mais  toute  influence  qui  s'in- 
terposerait parmi  ces  deux  classes,  pour  ame- 
ner un  meilleur  régime ,  produirait  le  résultat  in- 
verse. 

Malheureusement,  ce  genre  d'immixtion  s'est 
multiplié ,  depuis  1848 ,  avec  des  caractères  dan- 
gereux. Les  ouvriers  des  agglomérations  urbaines 
et  manufacturières  ne  trouvent  point  en  eux- 
mêmes  les  éléments  d'un  meilleur  avenir.  Ils  ne 
veulent  ou  ne  peuvent  point  les  demander  aux 
patrons  qu'ils  haïssent.  Ils  sont  donc  conduits  à 
écouter  les  promesses  des  faux  amis  qui  les  flat- 
tent pour  capter  leurs  suffrages.  Ces  flatteurs  ob- 
tiennent ainsi  par  le  mensonge  des  situations 
qu'ils  ne  sauraient  conquérir  par  leur  mérite.  Ils 
cultivent  la  haine  chez  leurs  clients  en  exaltant 
leur  orgueil.  Ils  répètent  sans  cesse  que  les  ou- 
vriers sont  placés  aujourd'hui,  devant  les  classes 


} 


'  192  LIVRE   VI  —  LES   RAPPORTS   PRIVÉS 

supérieures  de  la  société,  dans  la  situation  où  se 
trouvait,  sous  l'ancien  régime,  le  tiers  état  devant 
la  noblesse.  Sous  l'influence  de  cet  enseignement, 
les  ouvriers  ont  cru  pendant  longtemps  qu'une 
révolution  nouvelle  leur  assurerait  la  prépondé- 
rance conférée  par  la  révolution  de  4789  à  l'an- 
cienne bourgeoisie.  Désabusés  à  ce  sujet  par  la 
dure  expérience  de  1848 ,  les  plus  violents  met- 
tent leur  espoir  dans  de  nouvelles  révolutions. 
Les  plus  modérés  révent  des  formes  nouvelles 
d'association  qui  seraient  acquises  à  toutes  les 
classes ,  et  qui  n'aïu^aient  d'autres  bornes  que  les 
nécessités  dérivant  du  maintien  de  la  paix  pu- 
blique. 

On  ne  saurait  trop  applaudir  à  cette  dernière 
évolution  des  esprits.  A  la  vérité,  la  concession 
des  rares  libertés  *  qui  manquent  spécialement 
aux  classes  ouvrières  contribuera  peu  à  l'amélio- 
ration de  leur  sort;  mais  elle  satisfera  de  légitimes 
exigences  ;  elle  dissipera  de  regrettables  illusions, 
et  elle  aidera  ainsi  tous  les  intéressés ,  patrons  et 
ouvriers,  à  reconnaître  enfin  que  leur  entente 
mutuelle  est  la  vraie  condition  de  la  réforme. 

^  La  révision  de  rancienne  loi  des  coalilions  offre  un  exemple 
de  ce  genre  de  réformes.  Au  point  de  vue  des  principes,  elle  peut 
donner  certaines  satisfactions.  En  fait,  elle  n^aura  pas  d^inconvé- 
nientssi  on  n^en  fausse  pas  Pesprit  pour  troubler  la  paix  publique. 
(Note  de  1864.)  —  L'éventualité  que  je  redoutais  en  1864  s'est 
malheureusement  réalisée  :  la  liberté  des  coalilions  n'a  servi  qu'à 
opprimer  les  ouvriers  paisibles  et  à  grossir  l'armée  des  révolu- 
tions.  (Note  de  1873.) 


CH.  50.  —  LE  PATRONAGE  ET  LES  CLASSES  DIRIGEANTES  193 

A  ce  même  point  de  vue ,  il  importe  que  nos 
lois  n'imposent  à  l'avenir  aucun  obstacle  aux  in- 
novations ,  non  contraires  à  l'intérêt  public ,  qui 
sont  proposées  journellement  pour  soustraire  les 
ouvriers  aux  effets  de  leurs  imperfections ,  sans 
le  secours  du  patronage.  Il  faut  que  les  ouvriers 
puissent  expérimenter  librement  toutes  les  théo- 
ries qui  proclament  l'égalité  des  intelligences  ou 
des  aptitudes,  et  tous  les  mécanismes  sociaux 
qu'inventent  les  novateurs  pour  rendre  libres  et 
prospères  des  populations  adonnées  au  vice  et  à 
l'imprévoyance.  Après  de  longues  époques  où  les 
bons  principes  ont  été  discrédités  par  la  corrup- 
tion des  autorités  qui  auraient  dû  les  pratiquer,  la 
dure  expérience  de  l'erreur  est  maintenant  né- 
cessaire pour  ramener  les  hommes  au  sentiment 
de  la  vérité.  La  liberté  des  rapports  sociaux  pour- 
rait, à  cet  égard,  être  aussi  féconde  que  l'a  été 
souvent  la  liberté  religieuse.  En  religion,  comme 
en  économie  sociale ,  on  ne  peut  guère ,  dans  no- 
tre Occident,  recourir  à  la  contrainte  pour  empê- 
cher les  peuples  de  s'égarer  :  l'exemple  de  ceux 
qui  tombent  ou  qui  s'élèvent  est  le  plus  sûr  moyen 
de  les  faire  rentrer  dans  la  bonne  voie. 

La  pratique  comparée  de  l'erreur  et  de  la  vérité 
nous  reportera  sûrement,  en  cette  éternelle  diffi- 
culté des  rapports  privés ,  aux  principes  consa- 
crés par  l'expérience  du  genre  humain.  L'avenir 
nous  est  révélé  par  le  succès  du  passé  et  par 


> 


194  LIVRE   VI  —  LES   RAPPORTS  PRIVÉS 

l'impuissance  avérée  des  utopies  contemporaines. 
La  guérison  du  paupérisme  proviendra  de  deux 
remèdes  principaux  :  de  la  prévoyance  et  des 
autres  forces  morales  qui  multiplient  la  propriété 
individuelle  et  la  famille -souche;  du  patronage 
volontaire  exercé  au  profit  des  classes  impré- 
voyantes. Sous  sa  forme  parfaite,  ce  patronage 
ne  vise  pas  à  se  perpétuer  en  excitant  le  besoin 
du  bien-être  matériel  au  milieu  des  ouvriers  :  il 
voudrait  se  rendre  inutile  en  les  acheminant  par 
l'épargne  vers  l'indépendance. 

§  XV.  Les  inconvénients  d*une  réglementation  spéciale 

des  ateliers. 

Après  avoir  constaté  que  le  paupérisme  manu- 
facturier est  dû,  en  partie,  à  l'imprudente  création 
d'une  multitude  d'établissements  qui  n'ont  point 
les  ressources  nécessaires  pour  maintenir  le  tra- 
vail en  cas  de  chômage,  j'avais  été  conduit,  en 
1855,  à  me  demander  si  l'on  devrait,  dans  l'in- 
térêt public,  exiger  à  ce  sujet  quelque  garantie*. 
Sans  me  prononcer  sur  cette  question,  je  propo- 
sais de  rechercher  si  on  ne  devrait  pas  assimiler 
aux  établissements  dangereux  du  décret  de  1810, 
les  usines  dont  les  fondateurs  ne  pourraient  offrir 
quelques  garanties  à  la  population.  Depuis  cette 

1  Les  Ouvriers  européens,  Appendice,  p.  292.  Principes  à 
suivre  pour  raffermir  les  institutions  qui  protègent  les  classes 
ouvrières. 


OH.  50.  —  LE  PATRONAGE  ET  LES  CLASSES  DIRIGEANTES  195 

époque ,  mon  entrée  au  conseil  d'État  m'a  donné 
Xe  devoir  de  prendre  une  part  directe  à  l'exercice 
^e  réglementation  de  4810.  Or  cette  expérience, 
Join  de  me  conseiller  l'extension  du  système,  m'a, 
au  contraire,  montré  la  convenance  de  le  res- 
Ireindre.  J'ai  mieux  compris,  depuis  lors,  pourquoi 
TEurope  occidentale ,  tout  en  souffrant  des  maux 
qu'entraîne  l'instabilité  des  manufactures,  semble 
repousser  définitivement ,  par  sa  pratique ,  toute 
réglementation  de  ce  genre.  Chez  les  peuples  mo- 
dèles, l'autorité  a  de  moins  en  moins  pour  mission 
de  prescrire  impérativement  le  bien  ou  d'inter- 
dire le  mal.  Il  est  assurément  dangereux,  pour  la 
sécurité  générale,  que  des  spéculateurs  impru- 
dents arrachent  des  ouvriers  à  la  vie  rurale ,  pour 
les  accumuler  dans  les  villes,  et  les  y  laisser  bien- 
tôt dans  le  dénûment.  Mais  il  est  beaucoup  d'au- 
tres faits  non  moins  regrettables ,  qu'il  faut  pour- 
tant se  garder  d'interdire,  parce  que  ce  remède 
serait  pire  le  mal.  Ainsi  on  doit  déplorer  qu'il  y 
ait  tant  de  mauvais  mariages;  mais  les  choses 
iraient-elles  mieux  si  l'autorité  publique  se  char- 
geait d'assister  les  époux? 

§  XYI.  Le  vrai  rôle  de  TÉtat  :  les  prix  institués  pour  ie  mérite 

social  des  ateliers. 

De  nouvelles  observations  me  portent  donc  à 
penser  que  l'autorité  doit  renoncer,  en  cette  ma- 
tière délicate,  à  toute  intervention  réglementaire. 


1M6  LIVRE  VI  —  LES  RAPPORTS  PRIVÉS 

Toutefois,  chez  les  peuples  souffirants  de  nott^ 
époque ,  les  gouvernants ,  placés  en  présence  ^^ 
particuliers  inertes ,  pourraient  donner  une  p^®" 
mière  impulsion  aux  esprits.  A  cet  effet,  ils   ^^" 
vraient  faire  décrire  les  meilleurs  exemples    ^® 
patronage  qui  abondent  encore  en  Occident    ^^ 
même  en  France.  Ils  pourraient  aussi  décerner  ^^ 
préférence  aux  bons  patrons  et  à  leurs  ouvri^^ 
les  distinctions  honorifiques  dont  ils  disposeï^^* 
Sans  s'écarter  de  la  pratique  des  vrais  modèle^' 
ils  restaureraient  ainsi  la  hiérarchie  du  travail  ^* 
de  la  vertu. 

Les  expositions  universelles  offriraient  un  ter-^ 
rain  tout  préparé  pour  cette  innovation;  et  si 
une  fois  on  essayait  de  la  mettre  en  pratique, 
on  ne  manquerait  pas  de  continuer.  Les  récom- 
penses actuelles,  qui  encouragent  la  propagation 
des  meilleurs  procédés  techniques,  s'inspirent 
d'une  préoccupation  trop  exclusive.  On  peut  con- 
tester, en  effet,  que  la  création  d'une  usine  pour- 
vue des  meilleurs  procédés  de  fabrication  soit  un 
fait  méritoire,  si  elle  fournit  une  nouvelle  occasion 
de  développer  l'antagonisme  social  ou  le  paupé- 
risme. Au  contraire,  une  fabrique  où  les  condi- 
tions techniques  de  la  production  resteraient  sta- 
tionnaires ,  mériterait  cependant  les  plus  grands 
honneurs  si  elle  offrait ,  au  sein  de  la  population , 
le  parfait  tableau  de  l'harmonie  et  du  bien-être. 
Le  gouvernement  français  est  déjà  entré  dans 


CH.  50.  —  LE  PATRONAGE  ET  LES  CLASSES  DIRIGEANTES  197 

cette  voie  en  accordant  des  récompenses  aux  ser- 
viteurs ayant  vieilli  dans  la  même  exploitation 
rurale.  Il  serait  toutefois  peu  judicieux  de  se  te- 
nir à  ce  seul  détail  :  la  permanence  des  rapports 
sociaux  n'est  pas  moins  désirable  en  industrie 
qu'en  agriculture  ;  et ,  d'un  autre  côté ,  pour  ac- 
complir la  réforme ,  il  est  plus  utile  d'encourager 
l'initiative  du  maître  que  celle  de  l'ouvrier.  Il 
semblerait  donc  opportun  de  compléter  en  ce 
sens  l'institution  des  récompenses  internationales 
décernées  à  l'industrie  manufacturière,  ou  plus 
généralement  au  régime  du  travail.  La  science 
sociale,  cultivée  avec  tant  de  dévouement  depuis 
quelques  années ,  en  théorie  comme  en  pratique , 
fournirait  aisément  un  personnel  illustre  pour  le 
nouveau  jury.  Les  expositions  universelles,  qui 
doivent  leur  succès  à  une  préoccupation  exagérée 
pour  l'ordre  matériel,  contribueraient  ainsi  au 
rétablissement  de  l'ordre  moral.  Elles  remet- 
traient en  honneur,  dans  les  agglomérations  ma- 

m 

nufacturières  de  l'Occident,  les  sages  pratiques 
que  je  viens  de  décrire.  Elles  enseigneraient  aux 
patrons,  égarés  par  une  fausse  science  (38,  VIII) 
et  troublés  par  un  antagonisme  stérile,  le  moyen 
de  rendre  la  paix  aux  ateliers  *. 


1  La  commission  impériale  de  l'Exposition  universelle  de  1867, 
à  Paris,  a  réalisé  ce  plan  de  récompenses  inlernalionales  avec  le 
succès  le  plus  complet.  Voir  VOrganisation  du  travail,  ch.  ii  et 
document  Q.  (Note  de  1872.) 


198  LIYRS  VI  ~   LES  RAPPORTS  PRIVÉS 


§  XVII.  Le  rôle  des  classes  dirigeantes  dans  l'œuvre 

de  la  réforme. 

Les  classes  dirigeantes  remplissent  aujourd'hui, 
chez  les  peuples  libres  et  prospères,  un  rôle  aussi 
important  que  celui  qui  leur  fut  attribué  sous  les 
anciens  régimes  sociaux.  La  corruption  peut,  à 
certaines  époques,  faire  perdre  à  ces  classes  le 
sentiment  du  devoir,  et  détruire  leur  influence. 
Des  révolutions  peuvent  consacrer  cette  dé- 
chéance, en  dépouillant  les  générations  corrom- 
pues des  avantages  conférés  aux  ancêtres  pour 
prix  de  leurs  services.  Mais  la  déchéance  s'étend 
bientôt  au  peuple  entier,  si  l'on  ne  s'empresse 
d'exciter  d'autres  hommes  à  donner  l'exemple  de 
la  vertu ,  et  à  reprendre  la  haute  tutelle  de  la  vie 
privée.  Or  les  sentiments  et  les  intérêts  con- 
courent spontanément  à  ce  résultat.  Chez  toutes 
les  populations  adonnées  au  travail,  il  existe  deux 
classes  d'hommes  fort  tranchées  :  la  majorité, 
qui  veut  employer  exclusivement  à  son  profit 
son  temps  et  ses  ressources  ;  la  minorité ,  qui , 
pourvue  du  pain  quotidien,  recherche  surtout 
la  considération  et  l'autorité  que  conquiert,  à 
la  longue ,  le  dévouement  au  bien  public.  Pour 
affermir  la  paix  sociale  ébranlée  par  la  corrup- 
tion, il  suffira  d'abandonner  la  vie  privée  à  ses 
libres  tendances ,  et  d'écarter  les  entraves  oppo- 
sées aux  rapports  naturels  de  direction  et  d'obéis- 


CH.  SO.  —  LE  PATRONAGE  ET  LES  CLASSES  DIRIGEANTES  199 

sance.  Les  nations  souflrantes  qui  respectent 
«  r aristocratie  naturelle  *  d  ont  toujours  des 
chances  de  salut.  Au  contraire,  celles  qui  sou- 
mettent la  population  entière  à  Tégalité  forcée 
que  l'ancien  régime  imposait  seulement  aux  clas- 
ses inférieures  (48,  II),  tombent  par  cela  même 
dans  une  irrémédiable  décadence.  Elles  n'ont 
d'autres  perspectives  que  des  révolutions  sans 
fin,  tempérées  par  la  lourde  domination  de  la 
bureaucratie  (63,  VI). 

La  France  a  cruellement  souffert  des  maux  en- 
gendrés par  la  corruption  des  anciennes  classes 
dirigeantes.  Elle  souffre  plus  encore  de  ceux 
qu'amène,  depuis  la  Terreur,  un  abominable 
régime  d'égalité  forcée.  Sous  ce  régime,  en  effet, 
les  hommes  enrichis  par  le  travail  et  la  vertu 
n'occupent  point ,  dans  la  hiérarchie  sociale ,  la 
place  qui  leur  serait  faite  chez  un  peuple  libre. 
Cette  place  est  envahie  par  une  bureaucratie  om- 
brageuse ,  par  les  fauteurs  de  révolutions  et  par 
les  flatteurs  d'une  démocratie  haineuse.  Les  fa- 
milles riches  constituées  par  la  vertu,  ne  pouvant 
s'employer  au  bien  public ,  se  plongent  trop  sou- 
vent dans  le  luxe  et  la  débauche  '.  Il  est  donc  à 

1  Voir  un  texte  du  démocrate  T.  Jefferson,  cité  dans  VOvgani- 
sation  du  travail,  §  60,  n.  26.  (Note  de  1873.)  =:  *  Sous  notre 
triste  régime  de  Partage  forcé,  les  hommes  qui  ont  fondé  une 
riche  maison  n'ont  pas  le  pouvoir  de  retenir  leurs  enfants  dans 
les  voies  de  la  simplicité  et  de  la  vertu.  Ainsi,  par  exemple,  ils 
ne  peuvent  appliquer  le  principe  suivant  qui   n'est  pas  moins 


200  LIVRE  VI  —  LES  RAPPORTS  PRIVÉS 

craindre  que  la  nouvelle  classe  dirigeante  capable 
d'accomplir  la  réforme  tarde  longtemps  à  se  for- 
mer ^  En  attendant  qu'on  puisse  faire  fond  sur 
les  particuliers,  nous  sommes  donc  contraints  de 
nous  rejeter,  plus  qu'il  ne  conviendrait  sous  un 
meilleur  régime,  vers  les  gouvernants.  Il  faut  leur 
demander  les  exemples  de  simplicité  et  de  vertu 
que  nous  ne  trouvons  pas  assez  en  nous-mêmes. 
A  ceux  qui  se  succèdent  si  rapidement  à  notre 
tête ,  nous  devons  constamment  reproduire  rap- 
pel que  Micliel  Montaigne  adressait,  avec  sa  pers- 
picacité habituelle ,  aux  derniers  souverains  de  la 
dynastie  des  Valois  *. 

vrai  de  notre  temps  qu^aux  époques  brillantes  de  Platon  et  de 
François  I"  :  «  Platon,  en  ses  lois , - n*estime  peste  au  monde 
«  plus  dommageable  à  sa  cité,  que  de  laisser  prendre  liberté  à 
«  la  jeunesse  de  changer  en  accoustrements,  en  gestes,  en  danses, 
«  en  exercices  et  en  chansons,  d^ne  forme  à  une  aultre.'» 
(Montaigne,  Essais,  livre  I",  ch.  xlîii.) 

1  Celte  crainte  n'a  été  que  trop  confirmée  par  les  catastrophes 
de  1870  et  de  1871.  (Note  de  1872.)  =  «  «  La  façon  de  quoy 
«  nos  loix  essayent  à  régler  les  folles  et  vaines  despenses  des 
«  tables  et  vestements  semble  être  contraire  à  sa  fin...  Que  les 
«  roys  commencent  à  quitter  ces  despenses,  ce  sera  faict  en  un 
«  mois  sans  édict  et  sans  ordonnance  :  nous  irons  tous  aprez.  » 
(  Montaigne,  Essais,  livre  1",  ch.  xliii.) 


CH.    51.  —  L'HARHONIB  SOUALB  et  la  œNCURRBNCB   201 


CHAPITRE  51 


0AN8  LE  FOYER  OU   l'aTELIER,   l'hARMONIE  n'eST  JAMAIS  TROP 

complète;  dans  les  rapport»  des  familles  et  des  NATIONS,    ELLE 

DOIT  ÊTRE  TOUJOURS  FÉCONDÉE  PAR  LA  CONCURRENCE 


{  I.  Les  rapports  privés  dans  le  loyer  et  Tatelier. 

En  jetant  un  coup  d'œil  d'ensemble  sur  les 
rapports  privés  que  nous  offre  aujourd'hui  l'Eu- 
rope ,  on  reconnaît  qu'ils  se  résument  dans  l'or- 
ganisation des  hiérarchies  au  sein  des  groupes 
d'individus  qui  composent  une  société.  Le  clas- 
sement dans  ces  hiérarchies  s'opère,  selon  les 
temps  et  les  lieux,  par  des  procédés  divers.  Il 
n'est  durable  que  si  la  place  occupée  par  chacun 
répond  à  l'utilité  de  son  travail  et  à  la  grandeur 
de  sa  vertu.  Dans  ces  conditions,  en  effet,  tous  les 
intérêts  reçoivent  les  satisfactions  légitimes  :  l'har- 
monie sociale  règne  sans  l'intervention  apparente 
de  la  force  publique  ;  et  les  éléments  de  la  pros- 
périté surgissent  de  toutes  parts. 

Cependant  il  y  a  lieu  de  faire ,  à  cet  égard ,  une 
distinction  essentielle  entre  les  divers  groupes 
sociaux.  Les  individus  appartenant  aux  deux 
groupes  élémentaires,  c'est-à-dire  au  foyer  et  à 
l'atelier,  doivent,  dans  leurs  rapports  mutuels, 
s'inspirer  exclusivement  de  l'esprit  d'harmonie , 
et  ils  obtiennent  alors  tous  les  avantages  que 


202  LIVRB  VI  —   LKS   RAPPORTS  PRIVÉS 

comportent  la  condition  de  la  famille  et  la  nature 
du  travail.  Il  en  est  autrement  pour  les  rapports 
mutuels  des  foyers  et  des  ateliers.  L'esprit  d'har- 
monie reste  insuffisant  s'il  n'est  complété  par 
l'esprit  d'émulation  et  de  concurrence.  Privée  de 
ces  deux  stimulants,  une  société  ne  peut  guère 
conquérir  une  vraie  prospérité  ;  elle  tombe  même 
dans  la  souffrance  si  elle  est  placée  au  contac^  de 
sociétés  qui  la  devancent  dans  les  voies  du  bien. 

§  II.  Les  rapports  mutuels  des  loyers  et  des  ateliers. 

Les  intérêts  des  individus  attachés  à  chaque 
foyer  et  à  chaque  atelier  tendent  à  s'identifier, 
dans  tout  État  où  la  paix  sociale  a  pour  base 
l'ordre  moral.  Alors,  en  effet,  la  prospérité  de 
chacun  est  d'autant  plus  grande  que  les  efforts 
privés  se  contraiient  moins.  Sans  doute  les  chefs 
de  ces  petits  groupes  sociaux  n'y  conservent  l'ac- 
tivité avec  l'harmonie  qu'en  s'appliquant  sans 
cesse  à  prévenir  l'effet  de  certaines  défaillances 
individuelles.  Au  foyer  domestique,  par  exemple, 
un  père  prudent  stimule  parfois  le  zèle  des  en- 
fants et  des  domestiques  en  les  intéressant,  par 
des  éloges  et  des  récompenses,  à  se  surpasser  l'un 
l'autre  en  talent  et  en  vertu.  Dans  l'atelier,  un 
chef  expérimenté  excite  avec  moins  de  réserve 
Taclivité  de  ses  collaborateurs  en  leur  offirant 
comme  appât  un  meilleur  salaire  ou  un  grade  plus 
élevé.  Mais  ces  divers  genres  d'encouragement 


CH.    51.  —  L*HÀRlfONII  SOCULB  ET  LÀ  CONCURRENCE    203 

ne  compromettent  jamais,  dans  ces  deux  cas, 
les  rapports  affectueux  ou  bienveillants  qui  doi- 
vent être  maintenus  entre  les  membres  de  chaque 
groupe.  Us  ne  s'élèvent  pas,  dans  le  foyer,  jusqu'à 
l'émulation  proprement  dite;  dans  l'atelier,  ils  ne 
vont  jamais  au  delà. 

Pour  opérer  l'union  dans  ces  deux  groupes ,  les 
anciens  gouvernements  ont  souvent  eu  recours  à 
la  contrainte,  et  ils  ont  conféré  une  autorité  ab- 
solue aux  pères  de  famille  et  aux  patrons.  Us  les 
ont  rendus  seuls  arbitres  de  ces  rapports  délicats, 
qui  ont  été  troublés  par  Turgot  (38,  VIII)  et  bri- 
sés par  la  révolution.  C'est  ainsi  que  la  Convention 
a  établi  le  Partage  forcé  des  successions ,  dans  le 
but  avoué  (20,  VIII)  de  porter  les  enfants  à  la 
rébellion  contre  l'autorité  de  leurs  pères.  Aujour- 
d'hui les  gouvernements  que  l'on  prend  volontiers 
pour  modèles  ne  cherchent  point  leurs  moyens 
d'action  dans  cette  classe  de  rapports  privés.  Ils 
ne  se  croient  pas  non  plus  autorisés  à  les  diriger 
pour  assurer  le  bonheur  des  individus.  Ils  pen- 
sent qu'en  cette  matière  leur  devoir  consiste  à 
seconder  les  citoyens ,  quand  ce  concours  est  in- 
dispensable à  la  conservation  de  la  paix  publique. 
En  ce  qui  concerne  la  famille,  ils  repoussent 
fermement  le  Partage  forcé  et  les  légitimes  qui 
confèrent  aux  officiers  ministériels  et  aux  gens 
d'affaires  un  droit  formel  d'intervention.  Dans  le 
même  but,  ils  restreignent  autant  que  possible  le 


204  LIVRE   VI  —  LES  RAPPORTS  PRIVÉS 

régime  dotal  (26,  V).  Enfin ,  en  ce  qui  concerne 
l'atelier,  ils  se  montrent  encore  plus  réservés  :  ils 
n'interviennent  que  dans  le  cas  où  l'harmonie  so- 
ciale serait  compromise  par  l'abus  de  la  liberté 
individuelle.  C'est  ainsi,  par  exemple,  qu'ils  évi- 
tent à  la  fois  d'encourager  ou  d'interdire  les  coa- 
litions qui  organisent  le  débat  contradictoire  du 
salaire,  quand  les  patrons  et  les  ouvriers  ont  com- 
mis la  faute  d'oublier  la  Coutume  (50,  XIV). 

Il  n'en  est  plus  de  même  pour  les  rapports 
privés  qui  existent  au  dehors  des  foyers  ou  des 
ateliers ,  et  qui  mettent  en  présence  les  personnes 
préposées  à  la  direction  des  arts  usuels  ^t  des 
professions  libérales.  Ici  les  individus ,  lorsqu'ils 
sont  abandonnés  à  leur  libre  impulsion,  sont 
moins  retenus  dans  la  bonne  voie  par  les  senti- 
ments de  devoir  et  d'affection.  L'égoïsme  ou  la 
passion  se  donnent  plus  librement  carrière ,  et 
tendent,  suivant  deux  sens  opposés,  à  blesser  les 
intérêts  généraux  du  pays.  Tantôt  l'esprit  d'anta- 
gonisme se  développe  au  point  de  troubler  la  paix 
publique;  tantôt,  au  contraire,  le  besoin  d'harmo- 
nie est  poussé  jusqu'au  monopole.  Par  un  funeste 
concours  de  circonstances ,  ces  deux  maux  sévis- 
sent maintenant  en  France  plus  que  dans  tout 
autre  État  européen. 


CH.  51.  —  l'habmonu  sociale  et  la  concdrrsnce  205 

f  m.  L'antagonUme  actuel  analogue  à  celui  du  XVI*  siècle. 

L'antagonisme  qui,  depuis  1789,  divise  si  mal- 
heureusement notre  société,  nous  offre  dans  l'or- 
dre politique  une  perturbation  analogue  à  celle 
qui  se  produisit  au  xvr  siècle  dans  l'ordre  reli- 
gieux, par  la  prédication  du  protestantisme.  Il  est 
dû  à  la  même  cause ,  à  la  corruption  des  autorités 
qui  gouvernèrentnotre  pays  pendant  la  décadence 
du  régime  antérieur.  Il  présente.les  mêmes  ca- 
ractères, les  haines  et  les  luttes  des  partis  rivaux. 
Enfin ,  comme  je  le  prouverai  au  Livre  suivant 
(62,  VI),  ce  mal  cédera  à  l'action  des  mêmes 
remèdes.  De  nos  jours ,  ainsi  qu'il  arriva  après 
1629  chez  nos  ancêtres  *,  la  guérison  sera  fort 
avancée  lorsque,  sous  l'impulsion  de  quelques 
hommes  éminents ,  les  habitudes  de  la  tolérance 
et  de  la  réforme  auront  remplacé  celles  de  la 
violence  et  de  la  révolution. 

§  rv.  Les  tendances  de  la  France  vers  le  monopole. 

L'esprit  de  monopole  n'a  jamais  un  caractère 
aussi  dangereux  que  l'esprit  d'antagonisme.  Ce 
dernier  mal  n'a  sévi  chez  nous  que  par  intermit- 
tence ;  mais  il  a  eu  souvent ,  et  il  a  repris  de  nos 
jours  un  caractère  aigu.  Le  premier,  au  con- 
traire ,  est  un  mal  chronique  qui  se  maintient  de- 
puis longtemps ,  en  France ,  sous  des  influences 

*  VOrganisationdu  travail,  §§  15  et  16.  (Note  de  1872.) 

6* 


2lH)  L1VB£  VI  —  LES  RâPFOKTS  PHTÉS 

• 

que  nous  n'avons  pu  encore  écarter.  Les  classes 
prépondérantes  ont  toujours  voulu  se  soustraire 
aux  inconvénients  de  la  lutte  que  provoque  l'exer- 
cice des  professions.  Eu  poursuivant  ce  bat,  elles 
se  sont  principalement  inspirées  de  deux  ten- 
dances. 

La  première  est  celle  qui  porta,  en  général, 
les  communes  de  l'ancien  régime  (65 ,  IX)  à  sou- 
mettre tous  les  chefs  de  famille  à  une  égalité 
forcée,  soit  enjournissant  aux  individualités  in- 
férieures le  moyen  de  ne  pas  tomber,  soit  en 
empêchant  les  hommes  supérieurs  de  s'élever  à 
la  hauteur  que  comportaient  leurs  talents.  C'est 
ainsi  que  se  formèrent  les  nombreuses  corpora- 
tions d'arts  et  métiers  (46,  VII)  qui  se  perpétuent 
pour  les  arts  usuels  dans  l'Allemagne  méridio- 
nale ,  et  qui  ont  été  conservées  ou  rétablies ,  en 
France ,  pour  certaines  professions. 

La  seconde  tendance,  inspirée  par  l'esprit 
d'inégalité  et  de  privilège,  a  donné  naissance  aux 
charges  vénales.  Éclos  sous  les  Valois,  développé 
par  Colbert,  établi  en  1791 ,  ce  régime  a  été  res- 
tauré par  le  Consulat  et  l'Empire  et  conservé 
jusqu'à  ce  jour.  Comme  dans  le  cas  précédent,  on 
a  donné  une  valeur  factice  aux  charges,  en  en  li- 
mitant le  nombre.  On  en  a  augmenté  l'importance 
en  en  attribuant  l'investiture  au  souverain  et  en 
obligeant  les  particuliers  à  recourir  au  service  de 
ces  maîtres  privilégiés. 


CH.  SI.  —  l'harmonie  sociale  et  la  concurrence  207 

Les  maîtres  ainsi  favorisés  ont  toujours  pour- 
suivi le  môme  but,  la  hausse  factice  du  prix 
de  leur  travail.  Ils  ont  employé  le  même  moyen, 
l'organisation  d'un  monopole.  Ces  tendances  se 
retrouvent,  au  moins  à  l'état  latent,  chez  toutes  les 
classes  vouées  au  travail.  Comme  le  vice  originel, 
elles  se  reproduisent  sous  quelque  forme  nou- 
velle, dès  que  la  société  se  relâche  de  sa  vigilance 
ou  perd  de  vue  le  grand  intérêt  qui  conseille  de 
les  combattre.  De  nos  jours,  par  exemple,  l'esprit 
de  monopole  n'a  guère  osé  réclamer  la  limitation 
du  nombre  des  maîtres  dans  toutes  les  branches 
d'activité  ;  mais  il  s'est  procuré  une  satisfaction 
équivalente  en  soumettant  le  commerce  interna- 
tional au  régime  protecteur.  Cette  propension  est 
loin  d'être  détruite  par  la  réforme  commerciale 
que  nous  devons  au  second  Empire^  Elle  sera 
sans  cesse  ramenée  par  l'amour  du  gain,  l'un 
des  mobiles  permanents  de  l'humanité.  Elle  pren- 
dra un  nouvel  essor,  avec  son  cortège  habituel 
de  corruption  et  d'abus ,  chaque  fois  que ,  sous 
prétexte  d'intérêt  public ,  on  voudra  tempérer  la 
lutte  des  ateliers.  Jamais  les  contraintes  de  la 
loi  n'établiront,  entre  les  ateliers  d'une  nation ,  le 
genre  d'harmonie  et  l'identité  d'intérêts  qui  ne 
peuvent  exister  qu'entre  les  membres  d'un  même 
atelier. 

Ces  pratiques  et  ces  principes  sont  justifiés  par 
le  succès  des  peuples  qui  repoussent  le  plus  les 


208  LIYBE  VI  —  LES  RAPPORTS  PRIVÉS 

monopoles.  La  libre  concurrence  des  foyers  et 
des  ateliers  est  Tune  de  ces  lois  éternelles  que 
Ton  peut  oublier  quelquefois  quand  s'affaiblit  le 
sentiment  du  vrai  et  du  juste,  mais  que  la  réforme 
ramène  toujours  quand  les  désordres  produits  par 
les  privilèges  ont  envahi  la  société.  Les  peuples 
anciens  que  le  commerce  a  rendus  célèbres  ont, 
pour  la  plupart ,  grandi  à  la  faveur  de  la  liberté 
des  échanges.  Les  peuples  que  les  contemporains 
se  plaisent  à  prendre  pour  modèles  prospèrent 
encore  sous  ce  même  régime.  La  concurrence,  en 
résumé,  conjure,  chez  les  classes  commerçantes , 
l'exagération  des  grands  intérêts  qui  portent  les 
hotames  à  l'harmonie.  Elle  féconde  même  cette 
utile  tendance  ;  car  elle  l'empêche  de  dégénérer 
en  paresse  ou  en  routine. 

§  Y.  L*esprit  de  monopole  au  sein  des  classes  dirigeantes. 

Il  convient  à  quelques  égards  d'étendre  cette 
conclusion  à  l'ensemble  des  classes  dirigeantes. 
Le  genre  d'infirmité  sociale  que  je  viens  de  mettre 
en  relief,  pour  les  arts  usuels,  étant  inhérent  à 
la  nature  humaine,  produit  partout  les  mêmes 
effets,  et  il  exige  partout  le  même  remède.  Les 
personnes  adonnées  aux  professions  libérales  ne 
sont  pas  moins  portées  à  obtenir  d'un  effort  donné 
la  plus  grande  somme  d'avantages.  Elles  sont 
donc  invinciblement  conduites ,  quand  le  senti- 
ment du  devoir  s'affaibUt,  à  désirer  le  genre  de 


CH.  51.  —  l'harmonie  sociale  et  la  concurrence  209 

monopole  qui  s'adapte  à  la  nature  spéciale  de 
leur  activité.  Cette  propension  est  d'autant  plus 
redoutable  que  la  classe  où  elle  se  manifeste, 
ayant  plus  d'influence ,  est  mieux  en  mesure  de 
triompher  des  résistances  du  corps  social.  Le 
monopole,  organisé  au  sein  des  professions  les 
plus  influentes,  produit  tôt  ou  tard  des  maux  in- 
calculables. Il  aboutit  toujours  aux  guerres  civiles, 
aux  révolutions  sociales  et  aux  changements  de 
dynasties. 

Telle  fut,  par  exemple,  au  xvi®  siècle,  la  source 
de  nos  guerres  religieuses.  Et,  en  effet,  lorsque 
le  clergé ,  plongé  dans  la  corruption ,  prétendit , 
sans  se  réformer,  conserver  sa  richesse  et  sa 
puissance ,  il  voulut  au  fond  se  dispenser  des  ef- 
forts pénibles  qu'exigent  la  culture  de  la  science 
et  la  pratique  de  la  vertu.  Il  préféra  la  lutte  vio- 
lente et  le  schisme  à  la  discussion  paciflque  des 
réformes  qui  tendaient  à  se  propager  dans  le  sein 
de  l'Église  (14,  II).  Le  même  esprit  de  monopole 
contribua  plus  tard  à  la  révocation  de  l'édit  de 
Nantes,  et  il  provoqua  la  corruption  qui  s'aggrava 
sans  relâche  jusqu'à  la  révolution  de  1789.  Si  le 
clergé  cathoUque  est  revenu  chez  nous,  par  la 
réforme  de  ses  mœurs,  à  la  hauteur  de  sa  mission, 
c'est  que  le  régime  issu  de  la  révolution  l'a  exposé 
à  la  concurrence  des  dissidents  et  des  sceptiques. 
L'esprit  de  monopole  n'a  pas  été  moins  fréquent, 
et  il  a  été  parfois  aussi  funeste  chez  les  savants , 


210  LIVRE   VI  —   LES   RAPPORTS  PRIVÉS 

les  lettrés ,  les  corps  enseignants  et  les  hommes 
d'État.  Souvent  il  s'est  révélé  par  des  privilèges 
injustes,  par  des  règlements  coercitifs  et  par  des 
persécutions  cruelles. 

Quelle  que  soit  l'extension  donnée  aux  mono- 
poles, les  privilégiés  qui  se  flattent  d'en  tirer  pro- 
fit sont  toujours  en  petit  nombre.  La  majorité  de 
la  nation  supporte  avec  répugnance  un  régime  qui 
lui  fait  subir,  sans  compensation,  d'intolérables 
abus.  Lorsque  pendant  longtemps  elle  n'aperçoit 
aucun  moyen  d'y  échapper,  elle  amasse ,  contre 
les  classes  dirigeantes,  des  rancunes  qui  trouvent 
tôt  ou  tard  l'occasion  de  se  satisfaire.  Si  la  révo- 
lution française  a  montré  tant  de  violence,  c'est 
que  la  noblesse ,  le  clergé  et  les  corporations  de 
l'ancien  régime  n'avaient  pas  su  se  réformer  ;  c'est^ 
que  les  institutions  placées  sous  leur  garde  s'é- 
taient écartées  de  la  tradition  ;  c'est  enfin  que , 
pendant  un  siècle,  la  nation  avait  dû  subir  le  poidg 
de  privilèges  qui  n'étaient  plus  justifiés  ni  par  le 
talent,  ni  par  la  vertu  des  privilégiés. 

§  VI.  Les  rapports  mutuels  des  nations. 

Il  en  est  de  plusieurs  nations  contiguës  comme 
des  classes  dirigeantes  d'une  même  nation  : 
elles  s'égarent  et  s'exposent  à  de  redoutables 
épreuves ,  lorsque  les  influences  fondées  sur  les 
rapports  privés  exagèrent  l'esprit  d'harmonie  ou 
de  concurrence  et  poussent  les  gouvernants  à  des 


CH.  51.  —  l'harmonie  sociale  et  la  concurrence  211 

alliances,  à  des  guerres  ou  à  d'autres  entreprises 
qui  violent  la  loi  morale. 

Je  n'ai  pas  besoin  d'insister  sur  les  maux  qu'en- 
gendre la  guerre,  cette  manifestation  extrême  de 
l'antagonisme  international.  C'est  peut-être  le 
sujet  que  traitent  avec  le  plus  de  prédilection 
les  écrivains  de  notre  époque  ;  et  tous  les  déve- 
loppements que  je  pourrais  donner  ne  feraient 
que  reproduire  ce  qui  est  connu  de  la  plupart 
des  lecteurs.  Ainsi  que  le  démontrent  beaucoup 
d'événements  contemporains,  les  perfectionne- 
ments dont  les  modernes  se  glorifient  ont  peu 
adouci  les  ravages  du  fléau.  Sans  doute,  la  guerre 
est  conduite  maintenant  avec  plus  de  respect 
pour  la  propriété  et  pour  les  personnes  *  ;  et , 
sous  ce  rapport ,  elle  est  moins  désastreuse  pour 
les  contrées  où  elle  sévit.  Mais,  d'un  autre  côté, 
le  choc  des  batailles  est  plus  meurtrier  que  ja- 
mais; et  la  paix  armée,  qui  est  devenue  l'état 
habituel  de  l'Europe,  impose  aujourd'hui  des 
charges  plus  lourdes  que  celles  qui  résultaient 
autrefois  des  guerres  les  plus  acharnées.  Le  mal 
est  arrivé  à  ce  point  que  le  capital  absorbé  im- 
productivement  par  l'entretien  des  forces  de  terre 
et  de  mer,  dépasse  celui  qui  est  consacré  aux 
améliorations  matérielles  et  morales. 

1  Plusieurs  traits  de  la  guerre  qui  a  pris  fin  en  février  1871 
montrent  que  ce  perfectionnement  est  moins  prononcé  que  je  ne 
le  suppose  dans  ce  passage  écrit  en  1864.  (Note  de  1872.) 


212  LIVRE  VI  —  LES   RAPPORTS  PRIVÉS 

§  VII.  Le  faux  principe  des  nationalités. 

Le  danger  de  la  guerre  provient  surtout  au- 
jourd'hui des  politiques  qui  prétendent  tracer, 
d'après  un  nouveau  principe,  les  limites  des 
États.  Selon  les  novateurs ,  ces  limites  devraient 
être  réglées ,  non  par  les  droits  fondés  siu*  la  tra- 
dition ,  mais  par  la  nature  des  langages.  A  cet 
égard ,  l'Europe  presque  entière  semble  céder  à 
un  entraînement  dont  on  ne  saurait  étudier  avec 
trop  de  soin  l'origine  et  les  conséquences.  Le 
règne  de  la  force,  propagé  par  les  longues  guerres 
de  la  révolution  française,  est  la  principale  cause 
de  cet  entraînement.  Depuis  la  fin  du  xvm®  siècle, 
les  délimitations  fixées  malgré  la  répugnance 
des  populations  ont  singulièrement  désorganisé 
les  relations  internationales  que  les  classes  diri- 
geantes du  xvn«  siècle  avaient  fondées,  à  la 
faveur  de  l'unité  de  langue,  sur  d'admirables 
rapports  privés  (9,  VII).  Dans  cette  nouvelle 
direction  de  l'esprit  public,  le  classement  relatif 
des  nations  s'est  moins  établi  sur  la  valeur  intel- 
lectuelle et  morale  des  citoyens  que  sur  l'étendue 
des  territoires  et  le  nombre  des  soldats.  Il  est 
donc  naturel  qu'on  se  préoccupe  partout  de  réu- 
nir en  un  seul  corps  des  nations  qui,  sous  les 
autres  rapports,  auraient  tout  intérêt  à  conserver 
l'autonomie  créée  par  les  mœurs  et  la  tradition. 

En  cherchant  ainsi  à  se  grouper  d'après  «  le 


CH.  51.  —  l'harmonie  sociale  et  la  concurrence  213 

principe  des  nationalités  »,  les  Européens  cèdent 
d'ailleurs  à  des  propensions  différentes.  Les  Al- 
lemands veulent  accroître  leur  force  devant  leurs 
rivaux.  Les  Italiens  et  les  Scandinaves  désirent 
être  mieux  en  mesure  de  se  défendre  contre  un 
peuple  étranger.  Chez  les  Slaves,  une  grande 
nation  déjà  prépondérante  prétend  absorber  les 
populations  contiguës  ou  exercer  sur  elles  un 
haut  patronage.  Chez  les  Grecs,  enfin,  une  pe- 
tite nation  s'efforce  de  grandir  en  attirant  à  elle 
des  peuples  de  même  race,  qui  sont  depuis  long- 
temps réunis,  dans  le  vaste  empire  des  Ottomans, 
à  des  peuples  fort  divers. 

Ces  tendances  amèneront  de  grands  maux, 
même  pour  les  peuples  qui  se  flattent  d'en  tirer 
profit.  Elles  auront,  en  outre ,  l'inconvénient  de 
détruire,  avec  l'indépendance  des  petites  nations, 
une  force  morale  dont  les  sociétés  européennes 
ne  sauraient  être  impunément  privées.  Il  est  donc 
à  désirer  que  l'opinion  publique ,  éclairée  sur  les 
véritables  intérêts  de  l'Europe,  réagisse  prompte- 
ment  contre  un  engouement  irréfléchi. 

§  VIII.  L*acUon  bienfaisante  des  petites  nations. 

Les  peuples  resserrés  dans  d'étroites  limites 
apportent,  en  effet,  à  leurs  voisins  un  contin- 
gent de  forces  qu'on  ne  saurait  demander  aussi 
sûrement  aux  nations  prépondérantes.  Les  indi- 
vidualités éminentes  y  trouvent  rarement  l'oc- 


214  LIVRE  VI  —  LES  RAPPORTS  PRIVÉS 

casion  de  s'élever  aux  plus  hauts  degrés  de  la 
richesse.  Elles  sont  moins  accessibles  à  Torgueil, 
et,  en  conséquence,  elles  sont  plus  capables  de 
résister  à  la  corruption  ou  de  se  réfonner  par 
l'exemple.  Les  familles  dirigeantes  y  sont  moins 
portées  que  celles  des  grandes  nations  à  l'absen- 
téisme et  à  l'oisiveté,  par  l'attrait  des  capitales  : 
elles  sont  contrôlées  de  plus  près  par  l'opinion 
publique  ;  elles  gèrent  mieux  leurs  maisons,  leurs 
domaines  ou  leurs  ateliers;  elles  exercent  plus 
utilement  le  patronage  en  faveur  des  classes  im- 
prévoyantes; enfin,  mêlées  plus  intimement  au 
corps  même  de  la  nation,  elles  y  introduisent 
mieux ,  par  leur  exemple ,  les  bonnes  pratiques 
du  travail  et  de  la  vertu.  Les  nations  s'afiaiblis- 
sent  quand  elles  prétendent  s'agrandir  sans  me- 
sure; car  elles  perdent  alors,  en  force  morale, 
plus  qu'elles  ne  gagnent  en  force  matérielle.  Ainsi 
les  capitales,  quand  elles  agissent  sur  un  État  trop 
étendu ,  étouffent  l'intelligence ,  au  lieu  de  la  sti- 
muler, dans  les  provinces  éloignées.  Chez  les 
petites  nations ,  au  contraire ,  elles  étendent  na- 
turellement leur  utile  influence  jusqu'aux  extré- 
mités du  territoire. 

L'action  bienfaisante  des  petites  nations  s'est  ré- 
vélée d'une  manière  brillante  en  Italie,  à  l'époque 
de  la  Renaissance.  Elle  a  été  manifeste  durant  ce 
siècle  dans  les  États  allemands.  On  retrouve  la 
trace  d'une  influence  analogue  chez  les  peuples 


CH.  51.  —  l'harmonie  sociale  et  la  concurrence  215 

parlant  notre  langue.  Les  érudits  qui  suivent  de 
près  le  mouvement  scientifique  et  littéraire  dé- 
clarent, en  effet,  que  Bruxelles ,  Genève  et  Lau- 
sanne *  y  prennent  une  part  plus  importante  que 
les  villes  de  même  rang  comprises  dans  l'empire 
français.  L'opinion  publique  est  depuis  longtemps 
fixée  sur  les  éléments  de  grandeur  fournis  aux 
sociétés  européennes  par  quelques  États  prépon- 
dérants ;  mais  elle  devrait  être  plus  soucieuse  de 
respecter  les  sources  de  vertu  qui  jaillissent  des 
petits  États.  On  est  fondé  à  dire  que  l'Europe 
trouve  dans  ces  derniers,  contre  la  décadence 
naissant  de  la  corruption ,  des  garanties  analo- 
gues à  celles  que  chaque  peuple  trouve  dans  la 
petite  propriété  et  dans  la  petite  industrie  (  33 , 
II  et  III). 

Les  petites  nations  ne  sont  nullement  portées 
par  une  tendance  naturelle  à  se  grouper  en 
grandes  unités  ;  elles  ne  renoncent  à  leur  indivi- 
dualité que  pour  échapper  à  de  plus  grands  maux, 
et  surtout  pour  se  défendre  contre  les  agressions 


1  M.  Saint- René  Taillandier,  dans  un  article  remarquable  sur 
les  travaux  d'Alexandre  Vinet,  établit  que  cet  éminent  professeur 
de  Lausanne  a ,  le  premier,  introduit  dans  notre  littérature  mo- 
derne les  principes  de  liberté  religieuse  qui  depuis  longtemps 
étaient  gravés,  aux  États-Unis  et  au  Canada,  dans  tous  les  cœurs. 
A  ce  point  de  vue,  une  petite  ville  de  la  Suisse  française  aurait 
aidé,  dans  cette  région,  à  la  conservation  des  croyances.  Elle  au- 
rait ainsi  provoqué  le  mouvement  d'idées  qui  amènera,  tôt  ou  tard, 
la  réforme  socialedela  France  (§lo,  VI).  Voir  la  Rcmuç,  des  Deux 
Mondes,  15  janvier  18G4,  p.  374. 


216  LIVRE  VI  —  LES  RAPPORTS  PRIVÉS 

OU  les  intrigues  de  trop  puissants  voisins  ^  Les 
classes  dirigeantes  remédieraient  donc  à  une 
cause  imminente  de  désorganisation,  et  elles 
conserveraient  à  l'Europe  une  de  ses  forces  les 
plus  précieuses,  si  elles  propageaient,  par  leurs 
préceptes  et  par  leur  pratique ,  les  égards  envers 
es  égaux,  le  respect  des  faibles,  l'amour  de  la 
paix  et  la  haine  des  conquêtes.  En  créant  dans 
cette  direction ,  à  l'aide  de  la  presse ,  de  la  parole 
et  de  l'association,  une  opinion  irrésistible,  elles 
pourraient  conjurer  la  guerre  entre  les  grandes 
nations,  et  mettre  les  petites  nations  à  l'abri  d'in- 
justes convoitises.  Elles  développeraient  ainsi, 
dans  les  rapports  internationaux,  les  habitudes 
d'équité  qui  prévalent  de  plus  en  plus  dans  les 
rapports  privés  *. 

1  Celte  vérité  a  été  démontrée  une  fois  de  plus  par  les  chan- 
gemenls  qui  se  sont  accomplis,  dès  le  début  de  la  guerre  de  1870, 
dans  la  constitution  politique  des  petits  États  allemands  du  Midi. 
(Note  de  1872.)  =^  î2  Depuis  que  ces  lignes  ont  été  écrites,  la 
Prusse  a  conquis  par  la  violence  le  Hanovre  et  plusieurs  petits 
États  que  j'ai  cités  (30,  IV)  comme  des  réserves  de  vertu  et  des 
modèles  d'organisation  sociale.  Lorsqu'on  songe  aux  calamités 
que  pourrait  déchaîner  suf  TEurope  l'ambition  des  deux  grands 
peuples  qui  occupent  le  nord  des  deux  continents  (12^  IV),  on 
éprouve  un  sentiment  de  consternation  en  voyant  détruire,  avec 
l'autonomie  des  petits  Étals  du  nord-est  de  TAlIemagne,  une  pré- 
cieuse force  des  peuples  civilisés.  Ce  désordre  e&t  la  conséquence 
des  erreurs  que  la  France,  après  d'autres  grandes  nations,  a  pro- 
pagées -sous  les  régimes  de  Louis  XIV,  de  la  révolution  et  du 
premier  Empire.  Il  s'explique  en  parlie  par  le  légitime  ascendant 
que  s'est  acquis  la  Prusse ,  depuis  ses  malheurs  d'Iéna ,  en  ac- 
complissant de  mémorables  réformes.  Mais  les  petits  États  alle- 
mands auraient  été  plus  disposés  à  maintenir  leur  autonomie ,  si 


GH.  51.  —  l'harmonie  sociale  et  la  concurrence  217 


I  IX.  Le  rôle  des  classes  dirigeantes  dans  les  rapports 

internationaux . 


Sans  doute,  les  classes  dirigeantes,  agissant 
ainsi  à  titre  privé,  n'ont  point  qualité  pour  fixer 
définitivement  la  pratique  du  droit  des  gens  ;  car 
cette  tâche  est  partout  une  des  fonctions  essen- 
Helles  aux  pouvoirs  publics  (67,  XII).  Cependant 
c'est  leur  influence  qui  doit  surtout  remédier  aux 
maux  que  déchaîne  maintenant  sur  l'Europe  le 
prétendu  principe  des  nationalités.  Leur  mission 
est  de  créer,  entre  tous  les  peuples,  un  état  d'équi- 
libre conforme  aux  vœux  des  intéressés.  Leur 
moyen  d'action  consiste  à  assurer  le  concours  de 
l'opinion  publique  aux  gouvernements  qui  se  con- 
certeraient pour  subordonner,  dans  les  rapports 
mutuels  des  nations,  la  force  à  la  justice. 

Les  classes  dirigeantes  conjureraient,  par  cette 
intelligente  conduite ,  les  deux  exagérations  qu'il 
faut  redouter  dans  tous  les  rapports  sociaux.  En 
évitant  à  la  fois  l'antagonisme  et  la  routine,  elles 


rétat  de  ropinion  en  France  ne  leur  avait  souvent  fait  concevoir 
des  craintes  sur  la  conservation  de  leur  nationalité,  ils  s'arrête- 
raient, autant  qu'il  dépend  d'eux,  sur  une  pente  funeste,  si  la 
France  condamnait  par  ses  principes  et  par  sa  pratique  les  an- 
nexions et  même  les  revanches;  si,  reprenant  le  généreux  esprit 
de  Henri  IV  et  des  honnêtes  gens  de  1789,  elle  donnait  satisfac- 
tion au  besoin  de  prépondérance  morale  qui  l'anime  en  faisant 
respecter  le  droit  des  faibles  et  l'indépendance  des  petites  nations. 
(Note  publiée  inutilement  en  1867  et  reproduite  en  1872.) 

RÉFORME  SOCIALE.  III  —  7 


218  LIVRE  VI  —  LES  RAPPORTS  PRIVES 

créeraient  entre  les  communes ,  les  provinces  et 
les  nations  une  concurrence  non  moins  utile  que 
celle  qui  s'exerce  entre  les  foyers  et  les  ate- 
liers. Elles  leur  garantiraient  toutes  les  libertés 
d'action ,  sauf  celle  de  la  violence.  Ces  luttes  paci- 
fiques ,  provoquées  par  un  honorable  désir  de 
prééminence ,  sont  certainement  celles  qui  por- 
tent le  plus  les  nations  aux  perfectionnements. 
Elles  ont  donné  aux  petits  États  de  la  Grèce  an- 
cienne un  éclat  incomparable  ;  et  elles  ont  grandi 
les  Romains ,  tant  que  ceux-ci  ont  eu  des  rivaux. 
La  concurrence  internationale  a  rendu  les  mêmes 
services  à  notre  Occident  :  elle  l'a  élevé,  au  moyen 
âge  et  au  xvii*  siècle ,  à  une  grande  hauteur  ;  elle 
deviendrait  encore  plus  féconde  si  elle  était  exclu- 
sivement pratiquée  au  sein  de  la  paix. 

Dans  cette  ère  nouvelle ,  la  prépondérance  ne 
serait  pas  acquise  seulement  aux  nations  les  plus 
puissantes.  Elle  serait  dévolue  de  préférence  par 
l'opinion  à  celles  qui  renonceraient  à  abuser  de 
leur  force ,  qui  mettraient  leur  gloire  à  assister 
les  faibles,  qui  enfin  feraient  appel  à  la  con- 
science et  à  la  raison  de  tous  pour  satisfaire  les 
légitimes  aspirations  des  peuples*. 

1  Deux  sortes  de  réformes  rendront  à  notre  Occident  Tascen- 
dant  moral  qui  se  perd  depuis  les  guerres  de  Louis  XIV,  de  Fré- 
déric II,  de  la  révolution  française  et  du  premier  Empire.  Les 
particuliers  doivent  se  persuader  que  les  vii«  et  x«  commande- 
ments du  Décalogué  obligent  les  nations  comme  les  individus. 
Chaque  gouvernement,  guidé  par  Topinion  publique,  doit  établir 


CH.   51.  —  L^HARMONIB  SOCIALE  ET  LA  CONCURRENCE  219 


§  X.  Les  devoirs  des  Européens  envers  les  races  soullrantes.^ 

Les  rapports  privés  des  Européens  établis 
dans  les  deux  mondes  sont  de  moins  en  moins 
soumis  au  contrôle  des  gouvernements.  Ceux-ci, 
comme  je  l'expliquerai  au  Livre  suivant  (67,1), 
laissant  aux  particuliers  le  soin  de  régler  leurs 
intérêts  mutuels ,  se  bornent  de  plus  en  plus  à 
assurer  le  maintien  de  la  paix  publique.  Il  en  est 
autrement  quand  les  Européens  sont  en  contact 
avec  les  races  sauvages*  qui  n'ont,  pour  moyens 
d'existence,  que  l'exploitation  de  pâturages  na- 
turels, la  chasse,  la  pêche  et  les  cueillettes, 
complétées  souvent  par  quelques  pratiques  de 
pâturage  et  d'agriculture  rudimentaire.  Les  uns , 
s' adonnant  à  l'imprévoyance  et  à  l'oisiveté ,  su- 
bordonnent complètement  leur  existence  aux 
libéralités  de  la  nature.  Les  autres,  préférant  la 
frugalité  à  l'abondance,  se  refusent  à  accroître 

des  institutions  qui  le  mettent,  autant  que  possible,  à  Tabri  des 
erreurs  et  des  passions  d^où  résultent  les  guerres  injustes.  Je  ne 
saurais  trop  recommander,  à  cet  égard,  les  travaux  de  mon  ami 
M.  David  Urquhart,  et  rexcelient  exposé  qu'en  fait  le  R.  P.  Ra- 
mière  {Éludes  religieuses  de  la  Compagnie  de  Jésus,  1873). 

1  Cette  expression  est  employée  ici  avec  le  même  sens  que  je 
lui  attribue  dans  le  cours  de  cet  ouvrage  pour  désigner  les 
classes  placées,  chez  les  Européens,  aux  derniers  rangs  de  la 
hiérarchie  sociale.  Elle  constate  une  infériorité  actuelle  (48, 
III  à  V);  elle  ne  proclame  nullement  une  infériorité  perma- 
nente ,  que  la  science  signalerait  comme  fondée  sur  la  nature  des 
hommes. 


220  LIVRE  VI  —  LES  RAPPORTS  PRIVÉS 

leur  bien-être  par  la  consommation  des  produits 
que  fournirait  un  travail  régulier. 

Les  Européens,  voulant  trafiquer  à  tout  prix 
avec  ces  peuples ,  en  l'absence  des  besoins  aux- 
quels pourvoient  les  commerces  légitimes,  ont 
usé  habituellement  d'un  procédé  uniforme.  Ils 
ont  excité  quelques  passions  violentes  pour  les 
spiritueux,  les  narcotiques  ou  les  objets  de  pa- 
rure. Ils  ont  récjamé,  en  échange  de  ces  objets, 
des  esclaves  ou  des  prostituées,  et  provoqué  ainsi, 
parmi  ces  races  infortunées,  une  dégradation 
physique  et  morale  aboutissant  fatalement  à  une 
rapide  destruction.  Les  officiers  de  marine,  les 
missionnaires  et  les  voyageurs  qui  ont  observéles 
populations  de  l'Océanie  et  de  l'AMque  méridio- 
nale s'accordent  à  signaler,  chez  certains  com- 
merçants qui  fréquentent  ces  régions,  une  cupi- 
dité implacable  et  une  cruauté  réfléchie  qui  sem- 
bleraient ne  pouvoir  émaner  des  sociétés  chré- 
tiennes. La  liberté,  si  féconde  dans  les  rapports 
mutuels  des  Européens,  devient  donc  un  scandale 
dans  leurs  rapports  avec  ces  races,  comme  le 
serait  le  libre  commerce  avec  les  enfants  *, 

Les  gouvernements  pénétrés  du  sentiment  de 

^  Ce  genre  de  désordre  n^est  même  pas  complètement  réprimé 
ar  nos  magistrats.  On  peut  observer,  par  exemple,  aux  abords 
des  lycées  de  Paris,  les  manœuvres  de  commerçants  fort  dange- 
reux qui,  par  la  vente  de  narcotiques,  de  spiritueux  et  de  mauvais 
livres,  ou  par  Toffre  de  prêts  d'argent,  excitent  les  vices  et  l'im- 
prévoyance des  écoliers. 


^.   51.    —   L*HARHONIE  SOCIALE  ET  LA  CONCURRENCE  221 

leurs  devoirs  commencent  à  comprendre  que  ces 
désordres  engagent  leur  responsabilité.  Déjà  l'An- 
gleterre et  la  France  se  concertent  pour  répri- 
mer, au  moyen  d'une  surveillance  sévère,  le 
commerce  des  esclaves.  Toutes  les  classes  diri- 
geantes de  l'Europe  devraient  se  dévouer  à  la 
défense  des  peuples  inférieurs,  en  organisant 
elles-mêmes  une  propagande  morale,  et  en  ré- 
clamant de  leurs  gouvernements  une  répression 
plus  complète*.  Elles  n'ont  pas  seulement  à  rem- 
plir un  devoir  d'humanité  envers  ces  peuples  : 
elles  sont,  en  outre,  intéressées  à  conjurer  la 
corruption  qu'acclimatent  chez  elles-mêmes  des 
entreprises  qui  violent  ouvertement  la  loi  morale. 

§  XI.  Les  races  inférieures  et  les  émigrants  européens. 

Les  Européens  ont  d'ailleurs  un  intérêt  plus 
direct  à  respecter  les  races  inférieures,  et  même 
à  développer,  par  de  bons  exemples,  leurs 
aptitudes  physiques  et  morales.  Privés  de  leur 
concours,  ils  ne  sauraient  défricher  le  sol  des 
trois  grandes  régions  équatoriales*.  Ils  ne  pour- 

1  Cette  catégorie  de  rapports  privés  est  Pune  de  celles  qui  m^ont 
fait  comprendre  une  vérité  essentielle,  déjà  signalée  (48,  XIV), 
savoir  :  que  la  liberté  n^est  pas  un  de  ces  principes  fondamentaux 
qui,  comme  la  religion,  la  propriété  et  la  famille,  élèvent,  par  une 
force  qui  leur  est  propre,  les  peuples  à  la  vertu.  Chez  les  Euro- 
péens de  notre  temps,  la  liberlé  est  un  moyen  habituel  de  pro- 
grès ;  mais  il  faut  y  renoncer  dans  les  cas  où  elle  trouble  Tordre 
moral,  vrai  critérium  du  bien.  =  >  Tel  est  le  cas  notamment 


222  LIVRE  VI  —  LES  RAPPORTS  PRIVÉS  • 

raient  donc,  sans  s'aider  de  l'alliance  de  ces 
peuples,  conserver  ou  restaurer  le  régime  de 
familles-souches,  de  fécondité  et  d'émigration- 
(39,  VI),  c'est-à-dire  l'un  des  éléments  essen- 
tiels à  toute  nation  prospère.  Les  Européens  peu- 
vent trouver  encore  des  avantages  d'un  ordre 
plus  élevé  chez  ceux  de  ces  peuples  qui  ont  at- 
teint ,  sans  l'appui  du  travail  agricole ,  un  certain 
degré  de  perfection  morale.  L'observation  des 
races  pastorales  à  existence  simple  révèle,  en 
effet,  des  principes  fondamentaux  qui  sont  en 
quelque  sorte  masqués ,  dans  l'occident  de  l'Eu- 
rope ,  par  une  multitude  de  phénomènes  secon- 
daires. Ma  propre  expérience  m'a  appris  que 
l'étude  méthodique  de  ces  races  apporte  à  la 
science  sociale  un  de  ses  meilleurs  éléments. 

pour  le  bassin  de  PAmazone,  qui  n'est  guère  maintenant  qu^un 
fertile  désert,  et  qui  ne  peut  être  défriché  que  sous  la  haute  di- 
rection des  Européens.  Ceux-ci,  dans  leurs  essais  isolés  de  colo- 
nisation, ont  toujours  été  repoussés  par  des  fléaux  naturels  dont 
ils  auraient  certainement  triomphé  en  s^associant  honnêtement 
les  Indiens.  A  la  vérité,  les  émigrants  amenés  de  l'Europe  dans 
la  zone  tropicale  y  perdent  la  fécondité  de  leur  race  ;  mais  ils 
trouvent  des  moyens  illimités  de  succès  dans  l'ascendant  qu'ils 
exercent  sur  les  indigènes.  Plusieurs  économistes  s'inquiètent  de 
savoir  comment  s'établirait,  sur  notre  globe,  l'équilibre  de  la 
population,  après  des  siècles  de  paix  et  d'ordre  moral.  Us  peuvent 
prendre  confiance  en  l'avenir  en  constatant  que  la  région  chaude 
offre  un  débouché  indéfini  aux  rejetons  des  familles-souches  de  la 
région  tempérée. 


GH.  51.  —  l'harmonie  sociale  et  la  concurrence  223 

§  XII.  Les  pasteurs  nomades  et  le  pays  des  herbes. 

Ces  considérations  sont  surtout  applicables 
aux  pasteurs  nomades  qui  se  perpétuent,  de- 
puis la  création  de  Thomme,  sur  les  plateaux 
de  la  haute  Asie.  Leur  constitution  sociale  reste 
inébranlable  depuis  les  premiers  âges  de  Thu- 
manité.  Elle  nous  offre  un  type  des  plus  re- 
commandables  et  se  manifeste  par  trois  traits 
principaux  :  par  la  famille  patriarcale  ;  par  la 
possession  de  steppes  fertiles  donnant  chaque 
printemps,  pour  la  nourriture  des  troupeaux,  une 
abondante  récolte  d'herbes  ;  enfin  par  les  migra- 
tions et  les  travaux  que  commande  l'épuisement 
périodique  des  herbes  et  des  eaux.  L'ordre  moral 
et  intellectuel  se  produit  spontanément  au  milieu 
des  loisirs  réguliers  de  la  vie  pastorale;  tandis 
que ,  dans  la  vie  agricole ,  il  se  développe  seule- 
ment quand  la  richesse  s'accumule  sans  donner 
prise  à  la  corruption.  J'attribue  à  ces  conditions 
premières  les  deux  principales  forces  des  peu- 
ples pasteurs  :  leurs  fermes  croyances  religieuses 
et  leur  hiérarchie  de  familles  ou  de  tribus,  assise 
à  la  fois  sur  la  tradition  et  le  mérite. 

Les  populations ,  dans  ce  vaste  Pays  des  her- 
bes \  constituent  pour  l'humanité  une  permanente 

1  La  science  sociale,  dès  qu'elle  sera  constituée,  cherchera  tout 
d^abord  ses  principes  élémentaires  dans  la  connaissance  de  ces 
intéressantes  populations.  Pour  désigner  l'immense   territoire 


224  LIVRB  VI  —  LES  RAPPORTS  PRIVÉS 

réserve  des  travaux  simultanés  du  corps  et  de 
l'esprit.  Elles  se  distinguent  entre  toutes  par  leur 
frugalité  et  leur  énergie  physique ,  par  la  simpli- 
cité de  leurs  idées  et  par  la  justesse  de  leurs 
principes.  Elles  ont  réformé  par  la  conquête  les 
nations  agricoles  de  l'ancien  monde ,  chaque  fois 
que  les  classes  dirigeantes  y  ont  été  envahies  par 
l'antagonisme  social,  la  corruption  des  mœurs, 
la  décadence  physique  et  la  confusion  des  idées. 
Les  nomades  des  steppes  asiatiques  ont,  dans 
tous  les  temps,  rempli  cet  office  pour  l'empire 
chinois,  et  ils  en  assurent  encore  la  durée.  Ils 
sont  prêts  à  reprendre  ce  rôle  devant  les  races 
européennes,  si,  ce  qu'à  Dieu  ne  plaise,  celles-ci, 
dominées  par  un  conquérant  et  ne  trouvant  plus 
dans  leur  concurrence  mutuelle  un  moyen  per- 
manent de  réforme,  devaient  retomber  dans  la 
corruption  de  Babylone,  de  Thèbes,  de  Rome  ou 
de  Constantinople. 

En  coordonnant  les  souvenirs  que  m'ont  lais- 
sés de  longs  voyages,  je  place  en  première  ligne 
ceux  qui  se  rattachent  à  la  grande  steppe  de 
l'ancien  continent.  Je  l'ai  visitée  à  trois  reprises, 
et  chaque  fois  l'impression  a  été  la  même.  Le  spec- 
tacle qu'offre,  au  printemps,  cette  mer  de  fleurs 
est  plus  charmant  et  aussi  grandiose  que  celui  de 

qu^elles  habitent,  elle  adoptera  sans  doute  une  dénomination  que 
les  Chinois  appliquent,  depuis  un  temps  immémorial,  à  la  partie 
de  cette  contrée  qui  confme  à  leurs  frontières  du  Nord. 


CH.  51.  —  l'harmonie  sociale  et  la  concorrence  225 

rOcéan  *.  Les  habitants  de  la  steppe,  lorsqu'ils  ne 
sont  pas  corrompus  par  le  contact  des  «  civili- 
t  ses  » ,  inspirent  au  voyageur,  plus  que  tout  au- 
tre type  de  la  race  humaine ,  ràfîection  et  le  res- 
pect. Tous  les  Occidentaux  qui  ont  séjourné  chez 
les  habitants  de  la  steppe  ont  éprouvé  la  même 
impression.  Tous  m'ont  avoué  qu'en  rentrant 
chez  les  peuples  sédentaires  ils  n'ont  guère  res- 
senti que  le  regret  et  la  désillusion. 

La  supériorité  morale  des  races  de  la  steppe 
dérive  de  deux  causes  permanentes  :  de  l'autorité 
patriarcale  qui  soumet  la  jeunesse  aux  traditions 
duDécalogue  éternel  (47,  XII);  des  occupations 
pastorales  qui  mettent  chacun  en  présence  des 
grandes  scènes  de  la  nature ,  et  reportent  con- 
stamment la  pensée  sur  la  toute -puissance  de 
Dieu.  Les  ministres  des  cultes  chrétiens  sont  pro- 
fondément édifiés  quand  ils  ont  Toccasion  d'ob- 
server la  ferveur  religieuse  de  ces  races  :  deux 
d'entre  eux  m'ont  déclaré  que  ce  spectacle  avait 
tout  d'abord  reporté  leur  pensée  vers  la  tou- 
chante histoire  d'Abraham ,  d'Isaac  et  de  Jacob  '. 

Mais,  on  ne  saurait  trop  le  redire,  ces  beaux 
types  de  l'humanité  ne  se  maintiennent  dans  toute 
leur  pureté  que  dans  les  régions  éloignées  des 
rivages  maritimes  fréquentés  par  les  vaisseaux 

*  F.  Le  Play,  Descriptions  des  terrains  carbonifères  du  Donetz,  ' 
aperçu  de  la  steppe  Pontique.  Paris,  1842;  1  voL,  p.  5.  izii 
>  Voir  le  te^te  de^M*  Tabbé  Hue,  oité  précédemment,  ch.  8,  XI. 


226  LIVRE  VI  —  LES  RAPPORTS  PRIVÉS 

des  races  sédentaires.  Ils  ne  résistent  pas  plus 
aujourd'hui  qu'ils  ne  le  faisaient  dans  l'antiquité  * 
au  contact  des  commerçants.  La  construction  des 
voies  ferrées  ferait  pénétrer  jusqu'au  centre  de  la 
région  les  funestes  influences  qui  n'ont  agi  jus- 
qu'à présent  que  sûr  le  littoral.  Les  peuples  civi- 
lisés ne  sauraient  se  concerter  trop  tôt  pour  pré- 
venir ce  malheur,  pour  conserver  à  notre  globe 
sa  plus  solide  réserve  de  vertu  ! 

La  nature  de  mon  sujet  ne  comporte  pas  de 
plus  amples  développements  sur  les  rapports  qui 
devraient  être  établis  entre  les  Européens  et  les 
peuples  inférieurs.  J'en  ai  assez  dit  pour  faire 
comprendre  que  le  perfectionnement  de  ces  rap- 
ports serait  un  grand  bienfait  pour  l'humanité. 
Nos  classes  dirigeantes,  en  suivant  le  bel  exemple 
des  paysans  du  Lunebourg  (39,  V),  se  créeraient 
des  associés  pour  la  colonisation  des  contrées  les 

1  0  Ne  considérons  -  nous  pas  tous ,  tant  que  nous  som- 
«  mes,  les  Scythes  comme  la  simplicité  et  la  franchise  même..., 
«  comme  infiniment  plus  sobres  et  plus  tempérants  que  nous, 
<(  bien  qu^en  réalité  Tinfluence  de  nos  mœurs,  qui  a  déjà  altéré  le 
«  caractère  de  presque  tous  les  peuples,  en  introduisant  chez  eux 
«  le  luxe  et  les  plaisirs,  ait  pénétré  jusque  chez  les  peuples  bar- 
«  bares  et  sensiblement  corrompu  leurs  mœurs,  celles  des  no- 
«  mades  entre  autres?  Il  a  suffi,  par  exemple,  que  ces  peuples 
<i  aient  voulu  essayer  de  la  mer  pour  que  leurs  mœurs  se  soient 
«  aussitôt  gâtées,  et  pour  qu^on  les  ait  vus  prendre,  des  différentes 
«  nations  avec  lesquelles  ils  se  mêlaient,  le  goût  du  luxe  et  les 
«  habitudes  mercantiles.  Ces  tendances  semblent  devoir  adoucir 
«  les  mœurs,  mais,  par  le  fait,  elles  les  corrompent  en  substituant 
«  la  duplicité  à  cette  précieuse  simplicité  dont  nous  parlions  tout 
«  à  rheure.  »  (Strabon,  Géographie,  liv.  VU,  oh.  m,  7.) 


CH.  51.  —  l'harmonib  sogule  et  la  conccrrence  227 

plus  chaudes  et  les  plus  fertiles.  Elles  trouve- 
raient en  tous  temps ,.  chez  les  pasteurs  nomades , 
les  saines  traditions  du  travail  et  de  la  vertu.  Elles 
conjureraient  ainsi  les  dangers  de  l'aggloméra- 
tion exagérée  ou  de  la  stérilité  systématique.  En* 
fin  elles  auraient  de  sûres  garanties  contre  l'es- 
prit de  vertige  et  d'erreur  que  suscite  périodique- 
ment, chez  les  peuples  commerçants,  l'abus  du 
loisir  et  de  la  richesse. 

§  XIII.  Les  Autorités  sociales  et  les  rapports  privés. 

En  résumé ,  les  rapports  privés  des  familles  et 
des  nations,  considérés  dans  leur  ensemble,  con- 
firment et  complètent  les  principes  que  j'ai  dé- 
duits ,  aux  Livres  précédents ,  de  mes  études  spé- 
ciales sur  la  religion ,  la  propriété ,  la  famille ,  les 
professions  usuelles  ou  libérales,  les  communau- 
tés et  les  corporations. 

Les  peuples  modèles  de  notre  temps  ne  voient 
point  dans  l'égalité  un  principe  fondamental  ;  ils 
se  préoccupent  même  moins  que  ne  l'ont  fait  la 
plupart  des  peuples  anciens  de  créer  l'égalité  de 
conditions.  A  la  vérité ,  ils  restreignent  ou  dé- 
truisent les  inégalités  factices  fondées  sur  les 
privilèges  et  les  monopoles  ;  mais  ils  laissent  un 
libre  développement  à  celles  qui ,  résultant  de  la 
diversité  naturelle  des  hommes,  sont,  à  vrai  dire, 
d'institution  divine. 

En  supprimant  ainsi  les  privilèges,  les  mo- 


228  LIVRE  VI  —  LES  RAPPORTS  PRIVÉS 

dernes  donnent  un  grand  développement  à  la 
liberté.  Ils  se  gardent  cependant  de  l'ériger  en 
principe  absolu ,  et  ils  maintiennent  fermement , 
dans  certains  rapports  privés,  les  régimes  d'auto- 
rité et  de  contrainte. 

Les  imperfections  intellectuelles  ou  morales,  et 
parmi  celles-ci  l'imprévoyance,  restent  ce  qu'elles 
ont  été  dans  tous  les  temps ,  une  cause  formelle 
d'infériorité  et  de  dépendance.  Les  familles  in- 
capables de  se  soutenir  elles-mêmes  ont  dû  tou- 
jours et  doivent  encore  demander  assistance  aux 
autres.  Cependant  les  rapports  sociaux  que  cette 
nécessité  fait  naître  tendent  de  plus  en  plus  à  se 
modifier.  Chez  les  anciens,  la  subordination  d'une 
famille  à  une  autre  était  souvent  établie  par  l'au- 
torité ;  tandis  que ,  chez  les  modernes ,  elle  résuite 
habituellement  des  liens  volontaires  de  protection 
et  d'obéissance. 

L'interruption  brusque  des  rapports  du  maître 
et  du  serviteur,  du  riche  et  du  pauvre ,  sous  l'in- 
fluence momentanée  de  Terreur-  ou  du  vice,  a 
créé  de  nos  jours  dans  l'Occident  le  paupérisme. 
Le  remède  à  ce  fléau  est  demandé  journellement 
à  des  nouveautés  stériles.  Cependant,  malgré  les 
tentatives  qui  se  font  de  toutes  parts,  on  ne  l'a 
encore  trouvé  que  dans  les  principes ,  sinon  tou- 
jours dans  les  procédés  de  la  tradition  :  dans  le 
retour  à  la  coutume  des  ateliers  et  aux  devoirs 
péciproques  du  patronage. 


CH.    51.  —  L*HARMONIE  SOCIALE  ET  LA  CONCURRENCE  229 

Les  patrons  volontaires  du  nouveau  régime 
s'appuient  sur  le  travail  et  non  sur  la  force. 
Sous  ce  rapport,  ils  ont  plus  de  droits  que  les 
anciens  seigneurs  féodaux  à  la  considération  pu- 
blique. Exposés  à  la  concurrence  de  toutes  les 
familles ,  ils  doivent  se  garder  de  la  corruption , 
qui  amènerait  leur  perte.  Ils  évitent  cet  écueil 
quand  ils  demandent  au  talent  et  à  la  vertu  le 
moyen  de  conserver  ou  d'accroître  l'influence 
des  aïeux.  Ils  sont  alors  éminemment  propres  à 
guider  les  classes  vicieuses  ou  imprévoyantes ,  à 
créer  d'utiles  relations  entre  les  nations  civilisées, 
et  à  protéger,  par  le  commerce  et  la  colonisation, 
les  races  sauvages  ou  dégradées. 

Les  patrons  qui  dirigent,  selon  les  principes 
que  je  viens  d'exposer,  les  rapports  privés  des 
familles ,  des  associations  et  des  races  devraient 
être  les  modèles  des  <  classes  dirigeantes  »  qui , 
chez  nous,  fondent  trop  souvent  leur  pouvoir 
malsain  sur  les  abus  de  la  richesse ,  de  la  presse 
et  de  la  parole.  Quant  aux  chefs  de  famille,  que 
l'opinion  publique  distingue  particulièrement  au 
sein  de  ces  classes,  ils  constituent  partout  les 
vraies  «  Autorités  sociales  ».  C'est  ainsi  que  l'é- 
tude des  rapports  généraux  de  la  vie  privée  com- 
plète la  définition  de  deux  mots  dont  je  fais  un 
fréquent  emploi  dans  le  cours  de  cet  ouvrage. 

Je  montrerai  dans  le  Livre  suivant  que  les 
classes  dirigeantes  qui  s'élèvent,  dans  la  vie 


230  LIVRE  YI  —  LES  RAPPORTS  PRIVÉS 

privée ,  à  la  hauteur  de  leur  mission ,  manifestent 
également  leur  supériorité  dans  la  vie  publique. 
Je  prouverai  aussi  que ,  tout  en  remplissant  leurs 
devoirs  au  sein  des  ateliers ,  des  communautés  et 
des  corporations ,  elles  sont  plus  aptes  que  des 
gouvernants  de  profession  à  exercer  certaines 
fonctions  du  gouvernement. 


LITRE  SEPTIÈME 


LE   GOUVERNEMENT 


PREMIÈRE  PARTIE 

LE  CHOIX  DES  MODÈLES 


Vous  Bçavez  bien  le  désir  que  j'ay  de 
donner  ordre  an  fait  de  la  justice  et  de  la 
police  du  royaume  ;  et  pour  ce  faire,  il  est 
besoin  d'avoir  la  manière  et  les  coutumes 
des  antres  pays. 

(  Uttre  du  6  août  1479 ,  de  LouU  XI 
au  baron  du  Boiiehage.) 


SOMMAIRE 


DU     LIVRE     SEPTIEME 


Première  partie. 


Chapitre  52.  La  vie  privée  et  le  gouvernement.  —  Cha- 
pitre 53.  L'Angleterre  prise  pour  modèle. — Chapitre  54.  Les 
institutions  privées  de  l'Angleterre.  —  Chapitre  55.  La  Pa- 
roisse rurale  anglaise.  —  Chapitre  56.  L'union  anglaise  de 
paroisses.  —  Chapitre  57.  Le  comté  anglais.  —  Chapitre  58. 
Les  Boroughs  et  les  Villes  d'Angleterre.  —  Chapitre  59.  Les 
trois  provinces  du  Royaume-Uni. —  Chapitre  60.  Le  gou- 
vernement central  du  Royaume-Uni.  —  Chapitre  61.  L'esprit 
de  la  constitution  britannique. 


LE   GOUVERNEMENT 


PREMIÈRE  PARTIE 

LE  CHOIX  DES  MODÈLES 


CHAPITRE   52 

QUAND    LA  PROSPÉRITÉ  DIMINUE,    LE   GOUVERNEMENT  SE  DÉVELOPPE 

AUX  DÉPENS   DE   LA   VIE  PRIVÉE 

§  I.  L*extension  de  la  vie  privée,  symptôme  de  prospérité. 

J'ai  suivi,  en  ce  qui  concerne  le  gouvernement, 
le  programme  adopté  pour  les  six  autres  éléments 
de  la  vie  des  sociétés.  Seulement,  en  raison  de 
la  complication  du  sujet  et  de  Timportance  qu'y 
attache  l'opinion  de  mes  concitoyens ,  j'ai  établi 
une  distinction  plus  tranchée  entre  les  deux  sub- 
divisions habituelles  de  mon  exposé.  A  cet  effet, 
j'ai  divisé  en  deux  parties  ce  dernier  Livre.  Dans 
la  première  partie ,  je  recherche  les  principes  en- 
seignés par  la  pratique  des  peuples  modèles. 
Dans  la  seconde ,  j'indique  les  applications  qu'on 
en  doit  faire  à  la  guérison  des  peuples  souffrants , 
et  spécialement  à  la  réforme  de  la  France. 


234    L1Y.  vu,  1"»  PARTIE  —   LE  CHOIX  DES  MODÈLES 

Le  problème  du  gouvernement  ofifre ,  dans  se» 
solutions,  une  diversité  infmie.  La  cause  de  cette 
diversité  est  dans  la  situation  relative  des  limites 
qui,  chez  les  diflerents  peuples,  séparent  la  vie 
publique  de  la  vie  privée.  Chez  les  peuples  pros- 
pères ,  chaque  famille ,  soumise  à  la  loi  morale , 
pourvoit  sans  entrave  au  bonheur  de  ses  mem- 
bres. Usant  de  sa  libre  initiative ,  ou  groupée  en 
communautés  et  en  corporations  avec  les  familles 
voisines ,  elle  règle  de  concert  avec  elles  ses  in- 
térêts journaliers,  sans  conflits  et  sans  procès. 
Sous  ce  régime,  la  vie  privée  est  fort  étendue.  On 
n'en  aperçoit  les  bornes  que  dans  les  cas  rares 
où  les  particuliers  ne  peuvent  maintenir  la  sécu- 
rité et  la  paix  qu'avec  l'aide  de  la  force  armée 
mise  à  la  disposition  du  souverain. 

Au  contraire,  le  gouvernement  envahit  de 
vastes  champs  d'activité  quand  les  familles,  af- 
faibUes  par  la  corruption  ou  opprimées  par  la  loi 
écrite ,  perdent  l'aptitude  à  gérer  leurs  propres 
affaires.  Dans  ces  circonstances  la  vie  publique , 
dirigée  par  les  gouvernants  et  appuyée  sur  la 
force,  se  développe  aux  dépens  de  la  vie  privée. 

Le  partage  entre  ces  deux  branches  de  l'acti- 
vité sociale  ne  peut  être  établi,  en  théorie  ni  en 
pratique,  d'une  manière  absolue.  A  cet  égard, 
la  distinction  offre  des  nuances  aussi  nombreuses 
que  celle  du  bien  et  du  mal.  Les  deux  classes 
d'intérêts  se  touchent  ou  même  se  pénètrent  mu- 


CH.  52.  —  Là  vie  privée  et  le  gouvernement  235 

tuellement  en  beaucoup  de  points  ;  et  il  est  sou- 
vent nécessaire  qu'elles  soient  placées  sous  la 
direction  d'une  même  autorité.  Parfois  aussi, 
cette  réunion  des  deux  sortes  d'attributions  est 
commandée  par  la  situation  des  personnes  :  j'ai 
déjà  indiqué,  par  exemple,  que  les  propriétaires 
ruraux  résidant  sur  les  domaines  acquièrent , 
dans  l'exercice  de  leurs  devoirs  privés,  les  ver- 
tus qui  les  rendent  éminemment  aptes  à  rem- 
plir les  fonctions  publiques  de  leur  localité  (34, 
XX). 

§  II.  La  Coutume»  les  mœurs  et  les  lois  écrites  variant  selon 

les  lieux. 

L'importance  relative  des  deux  branches  d'acti- 
vité varie  beaucoup  selon  les  races ,  les  époques 
et  les  lieux. 

Les  pasteurs  nomades  qui,  depuis  les  premiers 
âges  de  l'humanité,  se  maintiennent  dans  la 
même  condition  sur  les  plateaux  de  l'Asie  cen- 
trale (51,  XII),  se  composent  de  familles  indépen- 
dantes ,  à  peine  unies  par  les  faibles  liens  de  la 
tribu.  Chaque  famille  concentre  sa  sollicitude  sur 
l'exploitation  de  son  troupeau  et  sur  les  migra- 
tions commandées  par  l'abondance  ou  la  rareté 
des  herbes  et  des  eaux  ;  en  sorte  que  l'activité 
sociale  s'y  réduit ,  à  vrai  dire ,  à  la  succession  de 
ces  travaux  privés.  Quelques  peuples  sédentaires, 
sans  y  être  contraints ,  comme  les  nomades ,  par 


236  LIY.  VII,  i^   PARTIE  —  LS  CHOIX  DES  MODÈLES 

leur  condition ,  ont  également  été  conduits ,  par 
leur  génie  propre,  à  donner  une  grande  extension 
à  la  vie  privée.  Ainsi,  dans  l'antiquité,  ce  caractère 
a  été  distinctif  pour  les  premiers  Romains.  Au 
moyen  âge ,  il  a  été  encore  plus  développé  chez 
les  Européens  de  l'Occident. 

La  plupart  des  peuples  anciens  ont  suivi  la 
voie  opposée.  A  Sparte,  les  plus  intimes  détails 
de  la  vie  domestique  étaient  soumis  à  la  direc- 
tion des  officiers  publics.  Chez  beaucoup  de 
nations  de  l'Asie  méridionale,  d'innombrables 
fonctionnaires,  formant  parfois  des  castes  fer- 
mées ,  avaient  un  droit  permanent  d'intervention 
dans  l'existence  des  classes  inférieures  de  la  so- 
ciété. 

Les  Européens  offrent  aujourd'hui  beaucoup 
d'exemples  de  ce  contraste.  Les  Anglo- Saxons 
ont  conservé  à  plusieurs  branches  de  l'activité 
privée  l'étendue  qu'elles  avaient  au  moyen  âge. 
Certains  Etats  du  Continent  les  ont,  au  contraire, 
singulièrement  restreintes.  La  vie  publique  a 
toujours  pris,  selon  les  races,  les  temps  et  les 
lieux,  des  organisations  fort  diverses.  Cependant, 
au  milieu  de  cette  diversité ,  elle  procède  partout 
de  trois  éléments  principaux  ;  la  Coutume,  les 
mœurs  et  la  loi  écrite. 


^1 


CH.   52.  —  LA  VIE  rtdVÉB  ET  LS  GOUVERNEMENT  237 
§  III.  Le  rôle  de  la  Coutume. 

La  Coutume,  constatée  parle  souvenir  des  faits 
et  par  la  déclaration  verbale  des  hommes  compé- 
tents, est  l'ensemble  des  règles  imposées  à  la  vie 
publique  locale  par  la  tradition.  C'est  Fautorité 
que  les  populations  sont  le  plus  disposées  à  res- 
pecter, lorsqu'elles  n'en  sont  point  détournées 
par  la  passion  ou  la  force.  Les  coutumes  les  plus 
bienfaisantes  sont  celles  qui  ne  sont  point  écrites. 
Alors,  en  efiet,  les  populations  sont  vraiment 
libres ,  tout  en  conservant  la  stabilité  ;  car  les  an- 
ciens  chargés  de  rendre  la  justice,  eninterpré- 
tant  ces  coutumes ,  sont  insensiblement  amenés 
à  les  modifier,  selon  l'état  des  mœurs  et  le  besoin 
des  temps.  Les  coutumes  séculaires  sont  les  plus 
vénérées;  mais,  à  défaut  d'anciennes  coutumes, 
chaque  génération  aime  à  prendre  pour  règle  la 
pratique  qu'elle  a  créée.  En  France,  plus  que 
dans  tout  autre  État  européen,  la  Coutume  a  été 
systématiquement  combattue  depuis  le  moyen 
âge  par  les  légistes,  et  surtout  de  notre  temps 
par  leurs  alUés  naturels,  les  niveleurs  de  la  ré- 
volution. Toutefois,  malgré  la  révolution  et  ses 
codes,  la  Coutume  exerçait  encore  un  certain 
empire  pendant  la  première  moitié  de  ce  siècle. 
La  tradition  gardait  le  souvenir  de  ses  bienfaits. 
Les  populations  restaient  attachées  à  leurs  usages 
locaux.  Les  officiers  publics ,  préposés  à  l'exé- 


238    LIY.  YII,  l^^  PARTIE  —  LE  CHOIX  DBS  MODÈLES 

cution  des  contraintes  révolutionnaires ,  ne  pou- 
vaient eux-mêmes  se  soustraire  complètement  à 
l'autorité  de  la  tradition  :  sous  cette  influence ,  ils 
toléraient  que  les  administrés  continuassent  à 
jouir  de  leurs  vieilles  libertés  ^ 

§  IV.  Le  rôle  des  mœurs. 

Les  mœurs  comprennent  l'ensemble  des  habi- 
tudes qui ,  à  un  moment  donné ,  se  reproduisent 
spontanément  dans  la  vie  publique  et  dans  la  vie 
privée.  Elles  se  modifient  parfois  rapidement; 
mais,  tant  qu'elles  subsistent,  elles  s'imposent 
par  une  force  irrésistible  aux  individus ,  aux  fa- 
milles et  aux  associations.  Elles  soumettent  à  leur 
autorité  les  ateliers  de  travail  *.  Elles  étendent 

1  Parmi  les  exemples  les  plus  curieux  de  ce  respect  des  auto- 
rités publiques  pour  la  Coutume,  j*ai  surtout  remarqué  les  dé- 
cisions de  la  cour  impériale  de  Bourges  concernant  la  communauté 
des  Jault  (les  Ouvriers  européens,  p.  247],  et  une  multitude  de 
traits  relatifs  à  la  transmission  des  biens  dans  nos  provinces  du 
Midi.  C*est  dans  la  vie  rurale  que  les  petites  coutumes  locales 
avec  leurs  nombreuses  variétés  gardent  surtout  leur  autorité. 
On  peut  donc  prévoir  que  le  code  rural  tant  de  fois  réclamé, 
s'il  est  un  jour  promulgué  avec  l'extension  que  désirent  quel- 
ques légistes ,  achèvera  la  ruine  de  nos  coutumes  nationales.  = 
2  L'antagonisme  social  des  ateliers  de  rOccident  émane  surtout 
des  écrivains  et  des  niveleurs  qui  veulent  soumettre  le  régime 
du  travail  aux  contraintes  de  la  loi  écrite  ou  aux  libres  inspira- 
tions du  vice  originel.  Ces  dangereuses  erreurs  reposent  sur  Ti- 
gnorance  des  mœurs  et  des  coutumes  qui,  dans  la  majeure  partie 
de  TEurope,  maintiennent  encore  la  paix  entre  les  patrons  et  les 
ouvriers  (50,  V).  Voir  spécialement  la  description  de  la  cou- 
tume des  ateliers,  dans  VOrganiaation  du  travail,  ch.  ii.  (Note 
de  1872.) 


CH.   52.  —  LA  VIE  PRIVÉE  ET  LE  GOUVERNEMENT  239 

également  leur  empire  sur  les  fonctionnaires,  or- 
ganes du  souverain  ou  de  la  loi  écrite ,  et  même 
sur  les  monarques  les  plus  absolus.  Aux  époques 
de  prospérité,  les  mœurs  s'harmonisent  générale- 
ment avec  la  Coutume  ;  aux  époques  de  révolu- 
tion, de  décadence  ou  de  réforme,  elles  réagissent 
contre  elles,  soit  par  les  excitations  violentes  dont 
notre  histoire  moderne  offre  tant  d'exemples  (23, 
IV),  soit  par  les  lentes  influences  qui  ont  successi- 
vement porté  l'ancienne  France  au  vice  ou  à  la 
vertu  (9,  VI  à  VIII). 

§  V.  Le  rôle  des  lois  écrites. 

La  loi  écrite  est  l'autorité  qu'emploient  ha- 
bituellement les  modernes ,  pour  modifier  l'im- 
pulsion imprimée  par  la  Coutume  et  les  mœurs. 
Quand  le  règne  du  bien  est  en  honneur  chez  les 
gouvernants ,  la  loi  écrite  ramène  à  la  pratique 
du  Décalogue  la  partie  du  peuple  qui  s'en  écarte  : 
à  cet  effet,  elle  lui  impose  les  habitudes  de  la 
partie  morale  et  prévoyante,  ou  les  meilleurs 
usages  des  peuples  étrangers.  Quand ,  au  con- 
traire, domine  l'esprit  du  mal,  elle  intervient  sur- 
tout pour  saper  dans  les  cœurs  les  principes  de 
la  loi  suprême.  Les  hommes  de  la  révolution  ont 
méconnu  cette  distinction  fondamentale.  Ils  ont 
pensé  que  leurs  inventions  législatives  avaient 
droit  au  respect  des  peuples,  lors  même  qu'elles 


240    LIV.  VII,  1"»  PàRTIB  —  LE  CHOIX  DSS  MODÈLES 

tendaient  à  établir  le  règne  du  mal  *.  Cette  avei]^le 
croyance  à  la  souveraineté  de  la  loi  écrite  est  une 
des  dangereuses  erreurs  de  notre  temps.  Les 
plus  grandes  intelligences  se  sont  usées  chez 
nous,  pendant  soixante-dix  ans ,  à  rédiger  quinze 
constitutions  inutiles.  Les  innombrables  con- 
traintes imposées  par  les  lois ,  depuis  1789,  figu- 
rent au  premier  rang  parmi  les  causes  de  la  dé- 
cadence actuelle.  L'un  de  nos  meilleurs  moyens 
de  réforme  est  d'abolir  ces  lois  funestes  et  de 
libérer  ainsi  le  sol  sur  lequel  la  Coutume  et 
les  mœurs  édifieront  la  vraie  constitution  du 
pays. 


§  VI.  La  coDsUtution  sociale»  le  gouvernement 
et  lea  institutions. 


En  me  conformant  aux  sens  généralement 
adoptés,  j'appelle  constitution  sociale  d'une  na- 
tion Tordre  qu'établissent,  dans  les  branches 
essentielles  d'activité ,  les  influences  combinées 
de  la  Coutume,  des  mœurs  et  de  la  loi  écrite. 
J'appelle  gouvernement  la  portion  de  cette  acti- 
vité qui  est  exercée  par  les  agents  spécialement 
chargés  de  pourvoir  aux  intérêts  publics. 

Chaque  constitution   sociale  comprend  deux 

1  M.  le  comte  de  Breda  a  réfuté  cette  erreur  dans  un  excellent 
pel't  livre  ayant  pour  titre  :  La  Loi  de  Dieu  et  les  règlements  so' 
ciaux.  Une  brochure  in-18.  Paris,  1873;  Albanel. 


CH.   52.  —  LA  VIE  PRIVÉE  ET  LE  GOUVERNEMENT  241 

groupes  principaux  de  coutumes,  de  mœurs  et 
de  lois  écrites  :  les  institutions  privées  et  les 
institutions  publiques,  qui  règlent  respective- 
ment Factivité  des  particuliers  et  les  attributions 
des  fonctionnaires. 

Si  les  personnes  vouées  à  la  science  voulaient 
bien  s'entendre,  comme  je  le  propose  (53,  VIII), 
pour  observer  et  décrire  méthodiquement  la  con- 
stitution sociale  des  peuples  contemporains,  je 
conseillerais  d'établir  dans  chaque  monographie 
ces  deux  grandes  subdivisions.  Quant  aux  insti- 
tutions jouant  un  rôle  mixte ,  le  classement  en 
serait  déterminé ,  d'abord  par  le  caractère  domi- 
nant chez  la  nation  décrite,  puis  par  les  ten- 
dances des  autres  nations.  Je  me  suis  conformé 
à  ce  précepte  en  donnant  (54  à  61)  un  aperçu 
de  la  constitution  britannique.  Ainsi,  malgrp 
l'importance  que  l'Église  anglicane  a  conservée 
comme  institution  publique,  je  classe  (54, II  à  IV) 
la  religion  parmi  les  institutions  privées  de  l'An- 
gleterre :  en  premier  lieu ,  parce  que  les  dissi- 
dents y  ont  un  rôle  prépondérant;  en  second 
lieu,  parce  que  les  Européens  se  montrent  chaque 
jour  plus  enclins  à  renoncer  aux  religions  d'État. 
Au  contraire,  bien  que  le  Continent  européen 
persiste  à  exercer,  dans  la  plupart  des  loca- 
lités, l'assistance  des  pauvres  à  titre  privé,  je 
classe  ce  service  parmi  les  institutions  publiques 
(56,  II  à  VI),  parce  qu'il  forme  évidemment  en 


7* 


242   LIY.  VII,  1^  PARTIE  —  LB  CHOIX  DES  MODALES 

Angleterre  le   principal  trait  du  gouvernement 
local  * . 


s  VII.  La  fonction  des  gouvernants  :  conservation  de  la  paix 
fondée  sur  la  pratique  de  la  loi  morale. 


L'étude  comparée  des  constitutions  sociales 
est  le  point  de  départ  nécessaire  de  toute  ap- 
préciation juste  sur  les  gouvernements.  Seule, 
elle  peut  fournir  aux  peuples  souffrants  des  con- 
victions fermes  et  éclairées  sur  les  modèles  à 
suivre  dans  Toeuvre  de  réforme.  Ces  convictions 
fondées  sur  l'expérience  produiraient,  en  France 
plus  qu'ailleurs,  des  résultats  utiles.  Elles  se  sub- 
stitueraient peu  à  peu  aux  idées  fausses  mainte- 
nues par  l'ignorance  des  faits,  par  la  lutte  des 
partis  et  par  l'esprit  de  révolution.  A  une  époque 
où  le  salut  ne  peut  guère  venir  d'un  Lycurgue 
ou  d'un  Solon ,  ces  convictions  nous  porteraient 
à  imiter  les  modèles  décrits  dans  la  première 
partie  de  ce  Livre ,  et  à  opérer  les  réformes  indi- 
quées dans  la  seconde. 

La  comparaison  des  principales  constitutions 
sociales  de  l'Europe  nous  montrera  combien  il 
est  peu  judicieux  d'attribuer,  aux  formes  légales 

1  Si  j'avais  à  décrire  en  ce  moment  la  constitution  sociale  des 
États-Unis  de  l'Amérique  du  Nord,  je  classerais  à  ce  même  point 
de  vue,  comme  institution  publique,  le  service  médical  des  ar- 
mées, bien  que,  pendant  la  guerre  actuelle,  il  ait  été  surtout  exercé 
par  des  associations  privées.  (Note  de  1864.) 


CH.   52.  —  LA  VIB  PRIVÉE  ET   LE  GOUVERNEMENT  243 

du  gouvernement,  l'importance  exagérée  que  nous  . 
leur  accordons  depuis  4789,  sans  tenir  compte 
ni  de  la  Coutume  ni  des  mœurs.  En  nous  attachant 
moins  aux  mots  pour  entrer  plus  profondément 
dans  les  choses,  nous  trouverons  le  critérium 
qui,  en  celte  matière,  nous  a  manqué  jusqu'à 
ce  jour.  Nous  constaterons  que,  dans  toute  con- 
stitution stable ,  la  Coutume ,  les  mœurs  et  la  loi 
tendent  surtout  à  assurer  aux  citoyens  la  paix 
publique  fondée  sur  la  pratique  de  la  loi  mo- 
rale. Les  gouvernements,  qui  pourvoient  à  ce 
premier  besoin  de  toute  société ,  encouragent  les 
institutions  et  les  mœurs  qui  améliorent  la  con- 
dition  physique,  intellectuelle  et   morale    des 
classes  inférieures.  Ils  atteignent  ce  but  en  res- 
pectant les  saines  libertés  de  la  vie  privée,  et 
surtout  en  conférant  aux  pères  de  famille  le 
pouvoir  de  conserver  les  bonnes  traditions ,  et  de 
réprimer  parmi  les  jeunes  générations  les  effets 
du  vice  originel.  Les  gouvernements  qui  réussis- 
sent ,  en  outre ,  à  se  placer  aux  premiers  rangs 
dans  l'opinion  publique  joignent  toujours  l'esprit 
de  perfectionnement  à  l'esprit  de  conservation. 
Ils  tirent  leur  illustration  d'une  classe  dirigeante 
dont  la  supériorité  se  fonde  sur  la  naissance,  la 
richesse,  le  talent  et  la  vertu  (50,  XVII).  Enfin, 
ils  recrutent  sans  cesse  cette  classe  supérieure 
en  favorisant,  par  des  choix  judicieux  et  par 
de  justes  récompenses ,  l'élévation  des  hommes 


244    LIV.  vu ,  l'*  PARTIE  —  LB  CHOIX  DES  MODÈLES 

éminents  qui  surgissent  de  tous  les  rangs  de  la 
société. 

La  plupart  des  peuples  européens  sont  aujour- 
d'hui dans  cette  voie  ;  mais  ils  y  avancent  avec 
des  vitesses  inégales.  Tout  en  poursuivant  le 
même  but,  ils  sont  loin  d'avoir  des  institutions 
et  des  gouvernements  identiques.  A  la  vue  de 
cette  diversité  extrême  de  procédés  et  de  résul- 
tats, on  pourrait  être  d'abord  tenté  de  croire 
qu'il  sera  difficile  de  déduire  de  l'observation 
les  principes  auxquels  il  convient  de  se  rallier: 
je  montrerai  dans  le  chapitre  suivant  que  cette 
présomption  n'est  pas  fondée ,  et  que  la  solution 
devient  plus  facile  de  nos  jours  qu'elle  ne  Ta  été 
pendant  les  trois  derniers  siècles. 

§  VIII.  L*extension  de  la  vie  publique »^terlum  de  la  souffrance 

actuelle. 

L'opinion  publique,  lorsqu'elle  n'est  point 
égarée  par  la  passion,  n'a  pas  même  besoin  de 
ces  connaissances  méthodiques  pour  classer  à 
leur  vrai  rang  les  peuples  qui,  par  l'ensemble  de 
leurs  institutions,  peuvent  offrir  les  meilleurs 
modèles.  Comme  je  l'ai  fait  remarquer  dans  l'in- 
troduction de  cet  ouvrage ,  tous  les  Européens 
de  notre  époque  distinguent  avec  un  tact  sûr  les 
peuples  vraiment  prospères  (8,  VIII).  Ils  s'accor- 
dent également  à  prendre  pour  modèles  les 
peuples  libres  qui,  sans  compromettre  leur  pros- 


CH.    52.  —  LA  VIE   PRIVÉE  ET   LE   GOUVERNEMENT  245 

périté,  étendent  sans  cesse  la  vie  privée  aux  dé- 
pens de  la  vie  publique. 

C'est  surtout  à  ce  dernier  symptôme  que  se 
reconnaît  de  nos  jours  la  supériorité.  Les  gou- 
vernements  qu'on  aime  à  imiter  se  bornent  de 
plus  en  plus  à  maintenir  la  paix  publique ,  et  à 
écarter  les  obstacles  qui  entravent  l'activité  indi- 
viduelle. Le  degré  d'aptitude  que  montrent  les 
citoyens  à  diriger  eux-mêmes,  à  titre  privé,  le 
mouvement  matériel,  intellectuel  et  moral,  donne 
la  vraie  mesure  de  la  prépondérance  que  l'opi- 
nion accorde  à  leur  pays.  Les  peuples  incapables 
de  ces  hautes  initiatives  perdront  le  rang  qu'ils 
avaient  antérieurement  conquis  à  la  faveur  d'au- 
tres qualités  qui  se  trouvaient  en  rapport  avec  un 
état  de  choses  différent.  La  France  est  particu- 
lièrement engagée»  mir  cette  pente  dangereuse. 
Depuis  le  milieu  du  xvii®  siècle ,  elle  n'a  rien  fait 
pour  développer,  dans  l'ensemble  de  l'activité 
sociale,  l'esprit  d'initiative  individuelle  qu'elle 
appliqua  alors  (9,  VII)  avec  tant  d'éclat  à  la 
polémique  religieuse  et  à  la  culture  des  arts 
libéraux.  Il  est  temps  pour  eUe  de  prendra 
une  autre  direction ,  et  de  donner  un  meilleur 
exemple*. 

1  Plaise  â  Dieu  que  cecooseil  soit  plus  écouté  aujourd'hui  qu'il 
ne  le  fut  aux  époques  où  parurent  les  trois  premières  éditions  de 
cet  ouvrage  !  (  Note  de  1872.) 


246    LIV.  vu,  !>*«  PARTIE  —  LE  CHOIX  DES  MODÈLES 
§  IX.  La  définition  du  gouvernement  local. 

Nulle  part,  d'ailleurs,  le  problème  qui  con- 
siste à  fonder  et  à  maintenir  les  bonnes  consti- 
tutions, ne  met  exclusivement  en  présence  les 
particuliers  et  l'État,  c'est-à-dire  l'action  indi- 
viduelle et  le  gouvernement  central.  Entre  ces 
deux  termes  extrêmes  de  la  société ,  il  existe  des 
groupes  intermédiaires  de  droits ,  de  devoirs  et 
d'intérêts  tendant  tous  au  même  but.  Ces  groupes 
viennent  en  aide  à  l'État  et  aux  particuliers  par 
une  multitude  de  combinaisons.  Ils  subissent  et 
exercent  une  série  de  contrôles  ;  en  sorte  qu'ils 
simplifient  et  compliquent  à  la  fois  la  question 
du  gouvernement.  Ces   groupes  sociaux  ne  se 
composent  quelquefois  que  de  personnes;  et, 
comme  je  l'ai  expliqué  au  Livre  V,  ils  se  présen- 
tent sous  forme  de  communautés  et  de  corpora- 
tions. Les  plus  importants  se  rattachent  à  des 
territoires  déterminés.  Selon  leur  étendue ,  leurs 
rapports  mutuels  ou  leur  spécialité ,  ils  sont  dé- 
signés, dans   les  diverses   organisations  euro- 
péennes, par   des  noms   correspondant  à  nos 
dénominations  de  province,  de   département, 
d'arrondissement,  de  canton,  de  commune  ou 
de  paroisse. 

Les  autorités  préposées  à  ces  dernières  cir- 
conscriptions sont  soumises  en  partie  aux  lois  qui 
pèsent  sur  les  particuliers  ;  mais,  en  même  temps. 


CH.   52.  —  LA  VIE  PRIVÉE  ET  LE  GOUVERNEMENT  247 

elles  exercent  sur  ceux  -  ci  une  action  directe  qui 
comprend  une  foule  de  détails.  Tantôt,  comme 
en  ce  qui  concerne  l'assistance  des  pauvres  et 
l'entretien  du  culte ,  elles  agissent  sous  la  haute 
surveillance  de  l'État.  Tantôt,  comme  pour  la 
petite  voirie  et  les  autres  intérêts  d'ordre  matériel 
et  local,  elles  opèrent  sous  le  seul  contrôle  des 
administrés.  Elles  sont,  soit  nommées  par  le 
souverain  temporairement  ou  à  vie,  soit  élues 
par  les  citoyens  selon  la  loi  ou  la  Coutume.  Ces 
manifestations  de  la  puissance  publique  me  sem- 
blent pouvoir  être  convenablement  désignées 
sous  le  nom  de  gouvernement  local.  Elles  ont 
toujours  joué  un  rôle  essentiel  dans  le  régime 
européen;  et  partout,  sauf  en  France,  le  mouve- 
ment actuel  des  idées  et  des  intérêts  tend  à  les 
grandir. 

§  X.  Résumé.  La  description  complète  d*une  nation  modèle 
plus  utile  qu'une  réunion  de  traits  empruntés  à  diverses  na- 

Uons. 

En  résumé ,  j'ai  surtout  à  rechercher,  dans  la 
première  partie  de  ce  Livre,  comment  le  gou- 
vernement central  agissant  au  nom  de  l'État  tout 
entier,  et  le  gouvernement  local  représentant  les 
diverses  circonscriptions  territoriales,  se  concer- 
tent pour  faire  régner  la  paix  sociale. 

Gomme  je  l'ai  dit  ci -dessus,  les  moyens  em- 
ployés pour  atteindre  ce  but  suprême  offrent  une 
extrême  diversité.  Les  Français  s'en  éloignent 


248  LIV.  VII,  1"»  PARTIE  —  LE  CHOIX  DES  MODÈLES 

aujourd'hui  plus  que  les  autres  Européens  :  je 
pourrais  donc  utilement  coordonner  ici  les  traits 
recommandables  observés  çà  et  là,  dans  toutes 
les  régions  que  j'ai  visitées.  A  cet  égard ,  toutefois , 
les  faits  exposés  au  chapitre  suivant  aboutissent 
tous  à  cette  conclusion  pratique  que  nous  devons 
avoir  toujours  présente  à  l'esprit  dans  le  cours  de 
nos  travaux.  Les  traits  locaux  de  bon  gouverne- 
ment ,  empruntés  à  une  foule  de  races  éloignées 
de  nos  mœurs  par  la  nature  des  lieux ,  nous  se- 
ront moins  profitables  que  la  description  com- 
plète d'un  seul  modèle,  moins  parfait  dans  ses 
détails ,  rapproché  de  nous. 


CHAPITRE  53 

APRÈS  LES  VRAIS   MODÈLES  OFFERTS   PAR   TROIS   PETITES  NATIONS, 
LE   MEILLEUR   EXEMPLE,   POUR  LES   GRANDES  NATIONS,    EST  CELUI  DE 

L'ANGLETERRE 

§  I.  Les  deux  difficultés  de  la  réforme  :  rignorance  des  coutumes 
étrangères  et  rinertie  des  gouvernants. 

La  France  est,  à  la  fois,  la  nation  la  plus 
souffrante  et  la  plus  rebelle  aux  vrais  remèdes. 
Elle  est  moins  disposée  que  ses  émules*  à  se  ré- 
former par  le  souvenir  du  passé  ou  par  l'exemple 
du  présent.  Nous  connaissons  peu,  en  effet,  ou 
visitons  légèrement  les  pays  étrangers,  et  nous  ne 


CH.   53.  —  L'ANGLETERRE  PRISE  POUR  MODÈLE     249 

trouvons ,  ni  dans  la  littérature  ni  dans  la  presse 
périodique,  le  moyen  de  combler  cette  lacune. 
Nous  nous  complaisons  à  tort  dans  l'opinion  que 
les  peuples  étrangers  nous  admirent  en  toutes 
choses.  Nous  sommes  peu  portés  à  nous  instruire 
à  récole  des  peuples  rivaux,  selon  l'exemple 
des  Romains*,  ou  les  conseils  de  Socrate  et  de 
Montesquieu  (II).  La  majorité  de  nos  conci- 
toyens ne  pense  plus  aujourd'hui  comme  le  faisait 
le  roi  Louis  XI ,  que ,  pour  réformer  nos  institu- 
tions, «  il  est  besoin  d'avoir  la  manière  et  les  cou- 
tumes des  autres  pays  *.  »  Elle  va  même  jusqu'à 
voir,  dans  toute  disposition  à  prendre  exemple 
sur  l'étranger,  un  manque  de  patriotisme.  En  fai- 
sant appel  à  ce  sentiment  peu  éclairé ,  on  a  tou- 
jours chance  d'ameuter  chez  nous  l'opinion  contre 
les  réformes  les  plus  salutaires  et  contre  ceux  qui 
les  réclament. 

Cependant  on  tomberait  dans  une  autre  erreur 
en  se  persuadant  que  la  réforme  sociale  peut  sur- 
gir tout  d'une  pièce  de  l'observation  méthodique 
des  meilleures  constitutions  étrangères.  Les  indi- 
vidus que  la  passion  égare,  comme  ceux  qui  tirent 
profit  des  vices  et  des  abus,  résistent  toujours  à 
l'importation  de  nouvelles  institutions  privées.  La 
difficulté  est  plus  grande  encore  en  ce  qui  con- 
cerne les  institutions  publiques ,  surtout  lorsque 

1  Épigraphe  de  rintroduction.  =::  ^  Épigraphe   du   présent 
livre. 


250    LIV.  vu,  \^  PARTIE  —  LE  CHOIX  DES  MODELES 

Finitiative  des  réformes  est  confiée  à  des  corps 
de  fonctionnaires  dont  les  intérêts  ne  concordent 
pas  toujours  avec  ceux  du  public. 

Les  simples  citoyens,  en  effet,  sont  les  pre- 
mières victimes  de  la  corruption  qui  envahit  le 
corps  social.  Ils  recueillent  également  les  pre- 
miers bienfaits  des  réformes  qui  améliorent  Tétat 
de  la  religion,  de  la  propriété,  de  la  famille,  du 
travail,  de  l'association  et  des  autres  rapports 
privés.  Ils  peuvent  momentanément  persister 
dans  le  mal  par  erreur  ou  par  ignorance;  mais 
ils  sont,  à  la  longue,  ramenés  au  bien  par  l'exem- 
ple des  modèles ,  quand  les  institutions  n'y  font 
point  formellement  obstacle. 

Les  corps  de  fonctionnaires  sont,  en  général, 
dans  une  situation  différente.  Ils  ne  supportent 
pas  les  principaux  inconvénients  de  la  corruption. 
Parfois  môme  ils  y  trouvent  des  satisfactions,  et 
ils  sont  alors  enclins  à  combattre  plutôt  qu'à  pro- 
pager les  réformes.  Ces  tendances,  lorsqu'elles 
ne  sont  pas  neutralisées  par  des  institutions  effi- 
caces ,  ne  compromettent  pas  seulement  les  es- 
pérances d'amélioration  :  elles  s'opposent  à  la 
conservation  des  résultats  acquis. 


§  II.  L'invasion  incessante  du  vice  chez  les  grandes  nations 

riches  et  lettrées. 


Comme  je  l'ai  expliqué  (28,  111),  la  corrup- 
tion menace  sans  relâche  la  société.  Les  nou- 


GH.   53.  —  L'ANGLETERRE   PRISE  POUR  MODÈLE     251 

velles  générations,  cédant  au  vice  originel,  re- 
produisent au  sein  de  la  prospérité  les  tendances 
de  la  barbarie ,  dès  que  la  vieillesse  et  l'âge  mûr, 
détournés  de  leur  devoir  par  le  mauvais  exemple 
des  autorités  publiques ,  ou  empêchés  par  la  loi 
écrite ,  ne  domptent  plus  les  mauvaises  propen- 
sions de  l'enfance.  Dans  ce  cas ,  la  corruption 
envahit  d'abord  la  jeunesse  des  classes  riches  et 
des  professions  libérales ,  dans  laquelle  se  recru- 
tent surtout  les  gouvernants.  Elle  se  propage  en- 
suite rapidement  chez  les  peuples  qui,  devenus 
riches  et  puissants ,  ne  peuvent  être  ramenés  au 
bien  par  la  concurrence  de  leurs  voisins  (51 ,  III 
et  VI).  Les  races  d'hommes  qui  tombent  dans  ces 
désordres  sont  bientôt  dominées  par  celles  qui 
savent  y  résister.  Toutes  les  littératures  ont  appli- 
qué à  ce  genre  de  décadence  le  nom  de  vieillesse; 
et  cependant  il  est  manifeste,  comme  je  l'ai  plu- 
sieurs fois  indiqué ,  qu'il  ne  s'agit  ici  que  de  cor- 
ruption. Les  nations  en  décadence ,  alors  même 
qu'elles  ont  une  longue  histoire,  peuvent  toujours 
redevenir  jeunes,  en  revenant  au  travail  et  à  la 
vertu. 

Les  peuples  qui  sont  parvenus  à  un  état  de 
prospérité  devraient  toujours  se  rappeler  ce  prin- 
cipe. Mais  ils  le  laissent  alors  tomber  en  oubli,  et 
ils  y  reviennent  seulement  quand  la  décadence 
reparaît,  parfois  même  quand  la  souffrance  a 
envahi  toute  la  société.  C'est  dans  ces  temps  d'é- 


252    U¥.  ¥11,  l'*  PABTll  —  Ll  CIOIX  DIS  HOIÂLES 

preuve  que  les  étemelles  conditions  de  la  réforme 
ont  été  proclamées  par  les  grands  penseurs  an- 
ciens comme  par  les  modernes,  par  exemple  par 
Socrate*  comme  par  Montesquieu'. 

Les  nations  riches  et  puissantes,  on  ne  saurait 
trop  le  redire ,  sont  particulièrement  exposées  à 
ce  péril.  Aveuglées  par  l'orgueil,  elles  n'aperçoi- 
vent pas  le  mal  qui  les  déborde  et  elles  tombent 
dans  la  corruption  ;  puis ,  quand  la  décadence  est 
devenue  évidente,  elles  donnent  sur  un  autre 

1  Xénophon  résume  ainsi ,  dans  un  dialogue  entre  Socrate  et 
Périclès,  les  causes  de  la  décadence  d^Athènes  et  les  moyens  de 
réforme.  «  Alors  Périciès  :  Je  m'étonne,  Socrate,  que  notre  ville 
«  ait  ainsi  décliné. —  Pour  moi,  je  pense,  reprit  Socrate,  que  de 
«  même  qu'on  voit  certains  athlètes ,  qui  remportent  de  beaucoup 
«  sur  d'autres  parla  supériorité  de  leurs  forces,  s'abandonnera 
«  la  nonchalance  et  descendre  au-dessous  de  leurs  adver&aires, 
«  de  même  les  Athéniens ,  se  sentant  supérieurs  aux  autres  peu— 
«  pies,  se  sont  négligés  et  ont  dégénéré.  — Et  maintenant,  que 
«  pourraient -ils  faire  pour  recouvrer  leur  ancienne  vertu?  — 
«  Alors  Socrate  :  11  n'y  a  point  ici  de  mystère;  il  faut  qu'ils  re<- 
«  prennent  les  mœurs  de  leurs  ancêtres,  qu'ils  n'y  soient  pas 
«  moins  attachés  qu'eux,  et  alors  ils  ne  seront  pas  moins  vail- 
«  lauts;  sinon,  qu'ils  imitent  du  moins  les  peuples  qui  comman- 
«  dent  aujourd'hui,  qu'ils  adoptent  leurs  institutions,  qu'ils  s'y 
«  attachent  de  même,  et  ils  cesseront  de  leur  être  inférieurs; 
«  qu'ils  aient  plus  d'émulation,  ils  les  auront  bientôt  surpassés.  » 
[Mémoires  sur  Socrate,  liv.  111,  ch.  v.)  m:  *  «  11  y  a  beaucoup 
«  à  gagner,  en  fait  de  mœurs,  à  garder  les  coutumes  anciennes. 
<•  Comme  les  peuples  corrompus  font  rarement  do  grandes 
»  choses,  qu'ils  n'ont  guère  établi  de  sociétés,  fondé  de  villes, 
«  donné  de  lois,  et  qu'au  contraire  ceux  qui  avaient  des  mœurs 
«  simples  et  austères,  ont  fait  la  plupart  des  établissements,  rap- 
<i  peler  les  hommes  aux  maximes  anciennes,  c'est  ordinairement 
«  les  ramener  à  la  vertu.  »  (Montesquieu,  De  l'Esprit  des  Loix, 
liv.  V,  ch.  VII.)  —  Voir  d'ailleurs  l'épigraphe  de  l'Introduction. 


CH.   53. —  L'ANGLETERRE  PRISE  POUR  MODÈLE     253 

écueil ,  et  s'abandonnent  au  découragement.  Les 
bonnes  constitutions  sont  celles  qui  conjurent  la 
corruption  imminente,  ou  accomplissent  les  ré- 
formes nécessaires.  L'éternel  moyen  de  réforme 
est  le  retour  au  Décalogue  et  aux  pratiques  sociales 
dont  la  supériorité  est  démontrée  à  la  fois  par 
l'histoire  des  temps  de  prospérité  de  la  race ,  et 
par  les  succès  actuels  des  autres  peuples. 

§  III.  Aujourd'hui  comme  au  moyen  Age,  la  France  peut  égaler 

les  modèles. 

Beaucoup  de  mes  concitoyens  se  rangent  à 
l'avis  de  la  majorité  touchant  l'inulUité  des  en- 
seignements de  l'histoire  ;  mais ,  en  ce  qui  con- 
cerne l'avenir,  ils  se  placent  au  point  de  vue 
opposé.  Us  se  persuadent  que  la  France  est  fata- 
lement entraînée  sur  la  pente  où  glissent  de  plus 
en  plus  les  races  latines  et  les  grandes  nations 
cathoUques.  Sous  l'empire  de  cette  conviction,  ils 
restent  inertes  et  résignés  devant  les  progrès  de 
la  déchéance.  Les  moins  découragés  n'attendent 
plus  le  salut  que  de  la  prière  et  d'un  miracle.  Il 
faut  renvoyer  sans  cesse  ces  hommes  faibles 
et  égarés  à  la  réfutation  de  leur  funeste  erreur 
(5,  III).  Les  Français  ne  sont  pas  plus  que  les 
autres  peuples  inféodés  au  mal  :  comme  les  races 
modèles,  ils  peuvent  le  dopipter  par  l'énergique 
usage  de  leur  libre  arbitre.  La  nature  des  lieux  et 
le  manque  de  rapports  réguliers  étabUssent  en- 

iuSforme  sociale.  UI  —  8 


254    LIV.  vu,  l'*  PARTIE  —  LE  CHOIX  DBS  MODÈLES 

core ,  il  est  vrai ,  de  grands  contrastes  entre  les 
peuples  situés  aux  deux  extrémités  du  globe. 
Mais  comment  pourrait- on  déduire  de  ces  con- 
trastes la  croyance  à  certaines  infériorités  orga- 
niques parmi  les  races  européennes  de  l'Occi- 
dent, groupées  sur  un  étroit  espace,  rapprochées 
par  le  christianisme,  et  mêlées  depuis  longtemps 
par  la  guerre  ou  par  le  commerce?  Les  nouveaux 
moyeas  de  communication,  qui  suppriment  en 
quelque  sorte  le  temps  et  l'espace,  justifient 
d'ailleurs  plus  que  jamais  la  conclusion  opposée. 
En  rapprochant  les  hommes  et  en  propageant 
les  idées ,  ils  renforcent  singulièrement  la  ten- 
dance qui,  depuis  dix  siècles,  a  souvent  porté 
les  Occidentaux  à  adopter  les  mêmes  idées  et  les 
mêmes  institutions. 

Déjà,  au  moyen  âge,  ce  genre  d'assimilation 
s'était  produit  dans  des  proportions  vraiment 
extraordinaires ,  parmi  les  classes  dirigeantes  de 
l'Occident.  L'uniformité  existait  dans  tous  les  élé- 
ments de  l'organisation  sociale.  Elle  se  révélait 
notamment,  dans  la  vie  publique,  par  une  foule 
de  détails  :  par  les  croyances  chrétiennes ,  et  par 
un  esprit  commun  de  résistance  à  l'islamisme; 
par  une  véritable  communauté  d'enseignement; 
par  l'unité  du  langage  scientifique  et  httéraire; 

r 

par  une  organisation  identique  de  l'Etat,  de  la 
province ,  de  la  commune  nirale  ou  urbaine,  de 
la  famille,  du  travail ,  de  l'armée ,  de  la  magistra- 


CH.   83. —  L'ANGLETERRE  PRISE   POUR   MODÈLE      255 

ture  et  du  clergé.  La  constitution  identique  de  la 
hiérarchie  sociale  était  le  trait  le  plus  saillant  de 
cette  uniformité. 

S  rv.  Les  invasions  du  mal ,  depuis  la  Renaissance ,  en  France 

et  en  Angleterre. 

Ce  mouvement  vers  l'unité  des  institutions 
s*arrêta  à  l'époque  dite  de  la  Renaissance.  Les 
nations  chrétiennes  furent  alors  déchirées  par  le 
schisme  :  en  premier  lieu ,  parce  qu'elles  ne  pu- 
rent réformer  leurs  clercs  envahis  par  la  corrup- 
tion (14,  1);  en  second  lieu,  parce  qu'elles  senti- 
rent moins  le  besoin  de  résister  aux  musulmans , 
qui,  dès  lors,  étaient  affaiblis  par  les  vices  du 
pouvoir  absolu.  Les  chrétiens  furent  momenta- 
nément préservés ,  par  les  traditions  féodales,  de 
la  décadence  qui  frappait  leurs  anciens  ennemis; 
mais  ils  la  subirent  à  leur  tour  quand  leurs  rois , 
égarés  par  les  funestes  exemples  de  Philippe  II 
et  de  Louis  XIV,  eurent  échappée  tout  contrôle. 
A  partir  de  cette  triste  époque,  les  efforts  succes- 
sifs qu'ont  dû  faire  les  peuples  pour  se  soustraire 
à  la  corruption  des  gouvernants,  en  revenant  aux 
traditions  nationales ,  ont  encore  accru  la  diver- 
sité et  l'antagonisme  produits  par  les  dissensions 
religieuses. 

Malheureusement,  Henri  IV  ne  comprit  pas  la 
nécessité  de  compléter  la  réforme  religieuse  par 
la  réforme  politique.  Son  successeur  ne  fut  pas 


256  uv.  vu,  l"*  partie  —  u  chou  des  modèles 

plus  clairvoyant.  Louis  XTV,  suivant  une  marche 
rétrograde,. priva  la  nation  de  la  dernière  trace  de 
ses  vieilles  libertés  locales ,  en  même  temps  qu'il 
lui  enlevait,  avec  la  liberté  religieuse,  le  grand 
bienfait  de  son  aïeul.  En  provoquant  la  déchéance 
morale  de  la  noblesse  et  du  clergé ,  il  compléta 
enfm  la  désorganisation  de  l'ancienne  France, 
dans  le  temps  où  l'union  de  toute» les  classes  in- 
telligentes de  l'Angleterre  consolidait  l'édifice 
social  par  d'incessantes  réformes.  De  là ,  dans  la 
constitution  des  deux  peuples,  les  contrastes  qui 
n'ont  fait  que  croître  pendant  toute  la  durée  du 
xviii^  siècle ,  et  surtout  pendant  les  guerres  de  la 
révolution  et  de  l'Empire. 

§  V.  Les  petites  nations  plus  saines  que  les  grandes;  runion 
utile  pour  rimltatlon  des  modèles. 

Tous  les  peuples  européens,  et  ceux  qui  ont  été 
formés  dans  le  nouveau  monde  par  leurs  émi- 
grants,  offrent,  comme  les  deux  que  je  viens  de 
citer,  des  contrastes  très-marqués.  A  cet  égard,  il 
existe  entre  eux  une  distinction  qui  domine  toutes 
les  autres  :  elle  provient,  non  de  l'organisation 
physique  des  races ,  mais  de  leur  groupement  en 
petites  et  en  grandes  nations  (51,  VIII). 

Toutes  les  petites  nations,  comparées  aux  gran- 
des, présentent,  au  point  de  vue  que  je  considère, 
une  supériorité  évidente  :  elles  sont  à  l'abri  de  la 
corruption  émanant  de  l'influence  des  riches  oi- 


CH.   53.  —  L'ANGLETERRE  PRISE  POUR  MODÈLE     257 

dfs  et  de  Tabus  des  arts  libéraux.  Celles  qui  se 
placent  au  premier  rang  par  rorganisation  du 
gouvernement  et  de  la  vie  privée,  sont  également 
&  l'abri  des  deux  autres  fléaux  dont  je  signale 
constamment  la  funeste  influence.  Vu  l'exiguïté 
de  leur  territoire ,  elles  ne  peuvent  point  abuser 
de  leur  puissance  ;  elles  ne  songent  point  à  oppri- 
mer leurs  voisins.  Établies  sur  un  sol  peu  fertile, 
placées  sous  un  climat  rigoureux ,  éloignées  des 
grandes  voies  commerciales ,  elles  ne  peuvent  ac- 
cumuler la  richesse  et  se  livrer  aux  vices  qu'elle 
entraine.  En  Europe,  les  trois  provinces  basques 

« 

de  l'Espagne  et  les  six  petits  cantons  catholiques 
de  la  Haute  -  Suisse ,  dans  le  nouveau  monde  les 
Franco  -  Canadiens ,  doivent  être  cités  comme  les 
vrais  modèles  de  notre  époque  *. 

Je  ne  saurais  trop  signaler  ces  beaux  exemples 
à  l'attention  de  mes  concitoyens  ;  mais  je  n'espère 
pas  qu'ils  soient  en  situation  de  les  imiter.  Leur 
choix  ne  peut  guère  être  dirigé  que  vers  les  gran- 
des nations  établies  dans  des  conditions  analogues 
à  celles  où  la  France  est  elle-même  placée.  Toutes 
ces  nations  oflrent,  en  Europe,  d'utiles  exemples 
à  imiter  ;  car  l'antagonisme  qui  les  divisé  ne  pro- 
vient plus  guère  de  la  lutte  des  principes ,  ainsi 
que  cela  eut  lieu  pendant  le  wi^  et  le  xvii®  siècle. 

1  Voir,  sur  la  constitution  sociale  de  ces  petites  nations,  dans 
r Organisation  du  travail,  les  §§  63  à  69,  et  notamment  le  §  70. 
(  Note  de  1872.) 


258    LIT.  VII,  1"*  PAimi  —  Ll  CHOIX  DIS  HmXLMS 

En  matière  de  religion,  la  raison  et  les  mœnrs, 
tout  en  conservant  la  foi,  donnent  des  garanties 
contre  le  retour  des  persécutions.  En  matière 
de  gouvernement,  les  institutions  font  une  part 
croissante  au  contrôle  des  gouvernés  ;  elles  se 
rallient  de  plus  en  plus  à  un  régime  de  droit 
commun  où  le  mérite  personnel  compte  plus  que 
les  avantages  conférés  par  la  naissance.  Déjà 
même,  le  retour  à  Tharmonie  des  idées  commence 
à  se  révéler  par  le  rétablissement  d'une  certaine 
uniformité  dans  l'organisation  des  pouvoirs  pu- 
blics. C'est  ainsi  que  la  France  \  l'empire  autri- 
chien, les  États  allemands  et  Scandinaves,  les 
Pays-Bas,  la  Belgique,  la  Grèce,  l'Italie,  l'EIspagne 
et  le  Portugal ,  ont  déjà  adopté  les  trois  traits  les 
plus  apparents  de  la  constitution  britannique, 
savoir  :  un  souverain  héréditaire  ;  une  chambre 
de  hautes  notabilités  chargées  de  conserver  les 
bonnes  traditions;  une  chambre  de  représentants 
élus  par  la  nation  pour  améliorer  la  Coutume  et 
voler  l'impôt.  Les  rapports  qui  se  développent 
journellement  entre  les  grands  empires  de  l' ex- 
trême Orient  et  les  nations  européennes ,  conseil- 

1  Celle  asBimilation,  faite  aux  époques  où  je  publiai  les  trois 
promièrcH  éditions,  n'est  plus  vraie  en  1871  :  elle  sera  peut-être 
fondée  dtî  nouveau  quaA  je  publierai  une  cinquième  édition. 
Colle  instabilité  est  un  des  sitjnes  apparents  de  la  décadence  ac- 
tuelle do  la  France.  (  Noie  de  1872.)  —  Le  mouvement  d'opinion 
qui  s'est  manifesté  en  novembre  a  justifié  cette  prévision,  sans  la 
réaliser  complètement.  (Note  de  1873.) 


CH.   53. —  L'ANGLETERRE  PRISE  POUR  MODÈLE      259 

lent  à  ces  dernières  de  s'allier  pour  conjurer  les 
conflits  que  l'avenir  amènera  infailliblement  *.  Ces 
alliances  seront  aussi  bienfaisantes  que  celles  qui 
furent  créées  au  moyen  âge  ploir  le  besoin  de  ré- 
sister à  l'islamisme.  Elles  sont  également  com- 
mandées par  un  danger  :  par  les  tendances  enva- 
hissantes que  feraient  naître  bientôt  les  discordes 
de  l'Occident  chez  les  deux  grands  peuples  dont 
la  domination  s'étend  sur  toutes  les  régions  sep- 
tentrionales des  deux  Continents  '.  Après  tant  de 
luttes,  que  rien  ne  justifierait  s'ils  renonçaient  à 
d'injustes  convoitises,  les  Occidentaux  ont  tout 
intérêt  à  s'unir  par  les  liens  de  la  confédération. 
Pour  marcher  sûrement  vers  ce  but,  ils  n'ont 
guère  à  modifier  leurs  coutumes  traditionnelles. 
Le  plan  d'union  est  tout  tracé  :  les  plus  souffrants 
doivent  imiter  les  procédés  de  gouvernement  des 
plus  prospères;  tous  doivent  se  soumettre  plus 
complètement  à  la  loi  morale. 


§  YI.  Lo  contingent  de  chaque  nation  dans  Tœuvre  commune 

de  rélorme. 


Chaque  nation  apportera ,  au  surplus ,  son  con- 
tingent à  cette  œuvre  d'assimilation  et  de  perfec- 
tionnement. Les  peuples  de  l'Orient  eux-mêmes 
pourront  fournir  à  ceux  de  l'Occident  quelques 
enseignements  utiles.  Les  rangs  attribués  par 

i  U Organisation  de  la  famille:  Avertissement.  (Note  de  1872.) 
z=z  2  Ibidem. 


260    LIV.  VII,  l^^  PARTIE  —  LE  CHOIX  DES  MODÈLES 

ropinion  publique  aux  diverses  nations  de  l'Eu- 
rope sont  généralement  en  rapport  avec  la  part 
que  prendra  chacune  d'elles  à  l'éducation  com- 
mune. 

Dans  cette  mutuelle  propagande  des  meilleures 
constitutions  sociales,  les  États  Scandinaves  et 
les  petits  États  allemands  contigus  apporteront 
deux  éléments  essentiels  :  une  admirable  organi- 
sation des  familles  -  souches  ;  la  condition  émi- 
nente  faite  aux  femmes  dans  l'administration  du 
foyer  domestique*.  La  Russie,  la  Pologne,  la 
Hongrie,  et  les  provinces  slaves  de  la  Turquie  et 
de  l'Europe  centrale ,  offriront  peu  d'institutions 
positives  à  la  confédération  européenne.  Cepen- 
dant, en  maintenant  certaines  habitudes  du  ré- 
gime féodal,  de  la  vie  patriarcale  et  des  commu- 
nautés d'ouvriers,  ces  peuples  nous  rendront  trois 
services  essentiels.  Ils  nous  porteront  à  juger 
notre  passé  avec  un  respect  que  nous  lui  refusons 
trop  souvent.  Ils  nous  empêcheront  de  prendre 
le  change  sur  la  vraie  direction  du  mouvement 
européen  et  de  nous  égarer  dans  les  voies  du 
passé  (45,  XII) ,  lorsque  nous  nous  flattons  d'ou- 
vrir une  ère  nouvelle.  Enfin,  ils  nous  mettront 
sous  les  yeux  le  culte  domestique,  l'autorité  pa- 
ternelle ,  les  bonnes  relations  de  parenté ,  l'hos- 
pitalité envers  l'étranger,  les  hiérarchies  sociales 

*  Les  Ouvriers  européens,  monographies  VI  et  VII;  Bulletin 
de  la  Société  d*économie  sociale,  t.  II,  p.  518. 


CH.    53. —   L'ANGLETERRE  PRISE  POUR  MODÈLE     261 

et  les  gouvernements  locaux  avec  les  traits  qui 
ont  honoré  notre  moyen  âge,  mais  qui  occupe- 
ront encore,  avec  d'autres  formes,  une  large  place 
dans  le  régime  nouveau  *. 

La  nation  qui  conservera  la  généreuse  pensée 
d'acclimater  successivement  chez  ellejes  meil- 
leures institutions  deFOccident  devra,  en  outre, 
demander  à  ses  voisines  une  foule  d'enseigne- 
ments spéciaux.  Aux  États  allemands,  la  pratique 
de  la  liberté  religieuse  et  de  l'harmonie  entre  les 
cultes  dissidents,  les  bonnes  habitudes  du  foyer 
domestique ,  les  traditions  de  l'émigration  riche 
(39,  V),  la  propagation  de  la  science  et  de  l'art 
dans  les  moindres  subdivisions  du  territoire,  sous 
l'influence  de  l'esprit  provincial  et  des  vieilles 
franchises  universitaires  *.  A  la  Suisse,  un  large 
développement  de  la  liberté  civile  et  politique, 
uni  aux  bonnes  qualités  de  l'esprit  allemand  ;  une 
application  féconde  du  principe  de  la  confédéra- 
tion à  des  races  parlant  trois  langues  différentes, 
et,  par  conséquent,  la  réfutation  pratique  delà 
prétendue  a:  doctrine  des  nationalités  i>  ^  Aux 
Pays-Bas  et  à  la  Belgique,  l'esprit  de  tolérance 
heureusement  lié  depuis  longtemps  au  respect 
des  traditions  locales ,  donnant  aux  citoyens ,  avec 
le* bienfait  de  l'harmonie  sociale ,  l'aptitude  à  se 
gouverner  eux-mêmes.  A  Tllalie,  ses  rapports 

1  Les  Ouvriers  européens,  monogr.  l  à  V,  VIII  à  XI.  =  *  Ibid., 
monogr.  XII  à  XVII.  ==  »  Ibidem,  monogr.  XVIII  et  XIX. 


262    LIV.  vil,  l»"»  PARTIE  —  LE  CHOIX  DES  MODELES 

intimes  entre  propriétaires  et  tenanciers  qui , 
présence  d'une  longue  domination  étrangère,  oa  '^ 
maintenu  la  nationalité  *.  A  l'Espagne  enfin,  le^ 
rapports  affectueux  de  toutes  les  classes  de  la  so- — 
ciété,  réalisation  pratique  de  ces  bons  principe^ 
d'égalité  jui  restent  souvent  ailleurs  une  théori 
bruyante  et  stérile  (48,  XII)  *. 

L'Angleterre  est  séparée  du  Continent  par  cer- 
tains détails  de  ses  mœurs  privées  comme  par  sa^ 
situation  géographique.  Elle  lui  reste  inférieure 
par  deux  traits  principaux  :  par  la  destruction  à 
peu  près  complète  de  ses  antiques  races  de 
paysans  propriétaires  ;  par  cet  esprit  d'individua- 
lisme  qui  rend  l'homme  peu  sociable  en  présence 
des  étrangers,  qui  réduit  même  la  vie  dte  famille 
aux  seuls  rapports  des  époux  avec  les  jeunes  en- 
fants (54,  X),  qui  condamne  les  vieillards  à  l'iso- 
lement, et  qui  enfin  engendre  dans  leur  triste 
foyer  le  spleen,  cette  maladie  dont  le  symptôme 
est  le  dégoût  de  l'existence,  et  dont  le  nom  n'existe 
guère  que  dans  la  langue  anglaise.  En  revanche, 
l'Angleterre  l'emporte  sur  les  autres  pays  par  l'en- 
semble de  ses  institutions ,  et  elle  n'est  devancée 
par  aucun  d'eux  dans  la  pratique  des  libertés  ci- 

i  Les  Ouvriers  des  deux  Mondes,  t.  I'',  monogr.  n»  5  :  Mé- 
tayers de  la  banlieue  de  Florence,  par  M.  U.  Peruzzi.  nn 
2  Les  Ouvriers  européens,  monogr.  XX  et  XXI;  et  notamment, 
p.  187:  Sur  les  sentiments  d'égalité  qui  régnent,  en  Espagne 
comme  en  Russie,  entre  les  classes  extrêmes  de  la  société;  et  sur 
quelques  manifestations  positives  de  ces  sentiments. 


CH.  53.  —  l'anglbterre  prise  pour  modèle    263 

Tiles  et  politiques.  Seule ,  elle  concilie  ces  avan- 
tages avec  un  énorme  développement  de  richesse 
et  de  puissance.  Enfin,  elle  n'a  point  d'égale  dans 
sa  merveilleuse  aptitude  à  conjurer  la  corruption 
et  à  faire  les  réformes.  A  ces  divers  titres,  l'An- 
gleterre est  le  modèle  qui  peut  être  offert  le  plus 
utilement  à  mes  concitoyens. 

§  vu.  Le  contingent  spécial  de  la  France. 

Malgré  le  scepticisme,  le  Partage  forcé,  et  les 
autres  fléaux  dominants  que  j'ai  décrits  dans  les 
six  premiers  Livres  de  cet  ouvrage,  la  France 
a  conservé  çà  et  là ,  avec  les  familles-souches  de 
paysans ,  une  partie  des  bonnes  institutions  que 
je  viens  de  signaler  chez  ses  émules.  Sous  ces  di- 
vers rapports ,  toutefois ,  elle  ne  saurait  prétendre 
au  premier  rang  ;  sa  supériorité  réelle  est  ailleurs. 
Nonobstant  l'effet  dissolvant  des  désordres  où 
elle  est  plongée  depuis  1791,  elle  l'emporte  en- 
core sur  les  autres  nations  par  l'esprit  de  socia- 
bilité *.  Cette  vertu  ne  féconde  pas  seulement, 
comme  en  Espagne,  les  rapports  mutuels  des 
nationaux  :  elle  s'étend  sans  effort  à  l'accueil  des 
étrangers  attirés  en  grand  nombre  sur  notre  ter- 

i  Sous  ce  rapport,  j'ai  encore  à  signaler,  depuis  la  publication 
de  la  première  édition,  une  rapide  décadence  provoquée  surtout 
par  les  haines  que  suscite  une  nouvelle  révolution  :  je  crois  ce- 
pendant ne  pas  m'abuser  en  pensant  que  les  restes  de  cet  esprit 
peuvent  encore  assurer  le  salut  de  notre  patrie.  (Note  de  1872.) 


264    LIV.  vil,  l*^  PARTI!  —  Ll  CHOIX  DBS  MODÈLES 

riloire.  La  bienveillance  envers  les  races  étran- 
gères est  une  des  plus  honorables  tendances  de 
l'humanité.  Elle  rendra  à  notre  pays  une  juste 
prépondérance,  dès  que  les  Européens,  renon- 
çant aux  guerres  intestines  qui  paralysent  leurs 
forces ,  rechercheront  seulement  dans  la  paix  de 
plus  hautes  destinées. 


s  VIII.  Opportunité  de  Tobseryatlon  méthodique 
des  constituUons  sociales. 


Le  vrai  programme  des  Européens  de  l'Occi- 
dent est  donc  une  organisation  uniforme  dans  ses 
traits  généraux ,  harmonieuse  et  variée  dans  ses 
détails.  Cette  organisation  doit  réunir,  autant  que 
possible ,  les  meilleurs  caractères  des  nationalités 
actuelles.  Pour  hâter  ce  mouvement,  il  faut  mon- 
trer clairement  à  tous  les  peuples  le  but  qu'ils  doi- 
vent atteindre.  Les  gens  de  bien  qui,  en  Occident, 
comprennent  l'urgence  de  la  réforme  devraient 
se  concerter  à  cet  effet.  Leur  tâche  consiste  à  dé- 
crire ,  sous  forme  de  monographies  distinctes  et 
rédigées  sur  un  plan  méthodique ,  la  constitution 
sociale  de  toutes  les  provinces  qui  offrent  des 
qualités  recommandables.  On  ne  se  bornera  pas, 
selon  le  système  suivi  jusqu'à  ce  jour,  à  compul- 
ser dans  le  cabinet  les  lois ,  les  règlements  et  les 
statistiques  officielles.  On  observera  avant  tout, 
sur  les  lieux  et  dans  les  détails ,  la  pratique  des 


CH.  53.  —  l'àngleterrs  prise  pour  modèle    265 

mœurs,  des  coutumes  et  des  lois  *.  J'ai,  en  effet, 
constaté  que  les  documents  actuels  et  les  compi- 
lations qui  les  résument,  font  voir  sous  un  faux 
jour  les  institutions  des  pays  étrangers.  Les  er- 
reurs que  propagent  ces  sortes  d'ouvrages  sont 
fort  dangereuses.  Pour  les  rectifier,  il  faudra  faire 
appel  à  des  observateurs  qui  s'imposeront  l'obli- 
gation d'étudier  eux  -  mêmes ,  jusque  dans  les 
moindres  localités,  toutes  les  manifestations  de 
la  vie  publique  et  de  la  vie  privée.  Les  érudits 
adonnés  à  l'étude  de  l'antiquité  et  du  moyen  âge 
compléteraient  ces  travaux  en  décrivant ,  d'après 
le  même  plan,  l'histoire  des  institutions  publiques 
et  privées  des  peuples  qui  ont  joué  un  rôle  impor- 
tant dans  le  passé  ^ 

1  J*ai  profité  de  toutes  les  occasioDS  qui  se  sont  ofi'ertes,  pour 
diriger  dans  cette  voie  des  jeunes  gens  laborieux.  Je  ne  connais 
pasd^enlreprise  qui  soit  plus  digne  d^exciterle  zèle  de  nos  audi- 
teurs au  conseil  d'État;  et  je  n^aperçois  guère,  chez  les  autres 
nations  européennes,  des  jeunes  gens  qui  soient  mieux  en  situa- 
tion de  mener  cette  œuvre  à  bonne  fin.  Chacun  d^eux  devrait  être 
associé  à  une  personne  connaissant  les  arts  usuels  et  le  monde 
physique.  Les  deux  observateurs  devraient,  en  outre,  parler  la 
langue  de  la  province  quMls  auraient  mission  d^observer.  =: 
s  Les  conseils  donnés,  en  1864,  par  la  note  précédente  n'ont 
point  élé  écoutes.  Ils  commencent  à  être  mis  en  pratique  par 
plusieurs  personnes  dévouées  à  la  réforme.  Le  précis  de  ces  tra- 
vaux sera  publié  dans  V Annuaire  de  la  Paix  sociale.  Voir  VUnion 
de  la  Paix  sociale,  n»  1,  2«  édition.  (Note  de  1873.) 


266    LIT.  ni.   l"*  PARTIE   —   LE  CHOIX  DES  VODÈLES 
$  IX-  La  méthode  appUqoée  à  l'étode  de  rABgleterre. 

Voulant  appliquer  ce  programme  et  résoudre, 
autant  qu'il  dépend  de  moi,  le  problème  posé 
dans  ce  Livre,  je  donne  ci-après  un  spécimen  de 
ce  genre  de  travaux  pour  le  Royaume-Uni  de 
Grande-Bretagne  et  d'Irlande.  J'ai  fait  choix  de 
cette  nation  par  les  motifs  qui  viennent  d'être  in- 
diqués et  qui  concordent ,  au  surplus ,  avec  Topi- 
nion  dominante  des  Européens. 

Je  ne  saurais  néanmoins  présenter  au  lecteur 
les  huit  chapitres  suivants  comme  la  réalisation 
complète  du  plan  d'études  que  je  propose  aux 
amis  de  la  science  sociale.  Ce  n'est  qu'une  ébau- 
che que  les  circonstances  ne  m'ont  point  permis 
d'achever.  Quatre  des  six  voyages  que  j'ai  con- 
sacrés ,  de  1836  à  1862 ,  à  l'étude  des  provinces 
du  Royaume -Uni,  ont  eu  pour  objet  principal 
d'autres  travaux  non  moins  utiles.  A  défaut  du 
plan  méthodique  que  j'ai  arrêté  seulement  en 
1851,  mes  premières  recherches  sur  la  constitu- 
tion sociale  de  ce  pays  n'ont  pas  toutes  été  diri- 
gées vers  le  but  indiqué.  C'est  ainsi  que,  pendant 
vingt-cinq  années  de  rapports  suivis  avec  l'An- 
gleterre, je  n'ai  point  recueilli  toutes  les  infor- 
mations qu'obtiendrait  dans  un  délai  de  deux 
ou  trois  années  un  observateur  qui,  partageant 
également  son  temps  entre  l'étude  directe  sur 
les  lieux  et  le  travail  de  cabinet,  se  dévouerait 


CH.   53. —  L'ANGLETERRE  PRISE  POUR  MODÈLE      267 

exclusivement  à  la  description  d'une  nationalité 
européenne. 

Cependant  la  méthode  d'observation  que  j'em- 
ployais pour  mes  autres  travaux  m'a  également 
conduit,  en  cette  matière,  dans  la  bonne  voie. 
C'est  ainsi  qu'en  assistant  à  l'élection  par  levée 
de  mains  d'un  membre  de  la  Chambre  des  com- 
munes, à  une  enquête  parlementaire  (60,  IX  et 
III),  à  quelques  opérations  d'une  session  trimes- 
trielle de  Comté  ou  d'une  petite  session  de  magis- 
trats ruraux  (57,  Vil),  aux  opérations  des  comi- 
tés qui  apprécient  la  validité  des  demandes  de 
secours  formées  par  les  pauvres  (56,  IV),  aux  dé- 
libérations d'un  grand  jury  d'Irlande  statuant  sur 
l'utilité  publique  d'une  route  nouvelle  (59,  XX), 
et  à  diverses  opérations  d'un  Vestry  (55,  II)  de 
paroisse  rurale,  je  me  suis  fait  peu  à  peu,  sur  la 
vie  britannique,  une  opinion  fort  différente  de 
celle  que  j'aurais  puisée  dans  les  livres  ou  dans 
les  récits  des  nationaux.  Cependant  la  majeure 
partie  de  mes  descriptions  se  fonde  sur  les  récits 
et  les  communications  écrites  de  plusieurs  per- 
sonnes bienveillantes  *  vivant  au  milieu  des  faits 

^  En  Angleterre,  M.  G.  Haslings,  secrétaire  général  de  la  So- 
ciété de  la  science  sociale;  feu  M.  G.  Porter,  secrétaire  duBoard 
of  Trade,  En  Ecosse,  feu  M.  John  Strang,  l'un  des  fonctionnaires 
supérieurs  [Chamberlain)  de  la  municipalité  de  Glasgow.  En  Ir- 
lande ,  M.  le  docteur  Murray,  directeur  du  Freeman  Journal  de 
Dublin,  et  M.  Mac-Neill,  propriétaire  rural  et  ingénieur  civil, 
connu  en  Europe  par  ses  belles  créations.  M.  John  Forbes,  savant 
avocat  de  Londres,  a  bien  voulu,  grâce  à  Pintervention  amicale 


268    LIV.  VII ,  l^  PARTIE  —  LE  CHOIX  DES  MODÈLES 

que  je  voulais  connaître.  Enfin,  pour  coordonne^ 
les  documents  ainsi  recueillis  pendant  vingt-cinc^ 
ans,  et  surtout  pour  apprécier  les  nombreuseï 
modifications  introduites  pendant  cet  intervalle 
dans  la  constitution  britannique,  j'ai  dû  recourii 
récemment  à  plusieurs  ouvrages  excellents  *  oi 
les  praticiens  anglais  cherchent  habituellement  h 
trace  du  mouvement  législatif. 


de  M.  p.  Owen,  relire  sur  la  seconde  édition  ma  description  d^ 
la  coDstitulioD  britannique  :  il  m^a  aidé  ainsi  à  introduire,  dans> 
cette  partie  de  Touvrage,  plus  de  précision  et  d'exactitude.  J'a- 
joute que  je  suis  seul  responsable  des  erreurs  que  j'aurais  pu 
commettre  en  interprétant  les  communici^ions  qui  m'ont  été 
faites,  et  des  jugements  qui,  nonobstant  mon  respect  sincère 
pour  le  caractère  britannique,  pourraient  blesser  les  citoyens 
de  la  Grande  -  Bretagne.  (  Note  de  1867.  ) 

1  The  law  list,  1  vol.  in-12.  —  An  index  to  the  stattUe  lauj  of 
Englandyi  vol.  in-8". —  The  cabinet  lawyer,  1  vol.  in-12.  —  Quant 
aux  ouvrages  qui  se  rattachent  moins  exclusivement  à  la  loi ,  et 
qui  touchent  de  plus  près  à  l'administration,  je  signalerai  surtout 
Murray's  Officiai  handbook,  1  vol.  in-8»;  Londres,  1852.  Je  ne  cite 
point  les  ouvrages  publiés  à  l'étranger  sur  ce  même  sujet  ;  ceux 
que  j'ai  pu  me  procurer  ne  sont  que  des  compilations  extraites  de 
beaucoup  de  livres  qui  se  vendent  à  Londres,  chez  les  libraires 
de  Chancery  Lane  et  de  Lincoln' s  inn.  Je  fais  exception,  toutefois, 
pour  l'ouvrage  de  MM.  Fisco  et  Van  der  Slraeten,  ayant  pour 
titre  :  Taxes  locales  dans  le  Royaume -Uni  de  Grande-Bretagne 
et  d'Irlande,  —  Les  personnes  qui  voudront  bien  se  dévouer  à 
l'observation  directe  de  la  constitution  britannique,  devront 
souvent  recourir  au  texte  même  des  documents  parlementaires; 
elles  trouveront  toutes  les  facilités  désirables  dans  les  belles  bi- 
bliothèques spéciales  créées  à  cet  effet  à  Paris ,  au  palais  du 
Luxembourg  et  au  Palais-Bourbon. 


CH.   53. —  L'ANGLETERRE  PRISE  POUR  MODÈLE     269 


§  X.  Particularités  sur  Inapplication  de  la  méthode. 

Je  me  suis  appliqué,  depuis  4836,  à  décrire  la 
coutume,  les  lois  et  les  mœurs  que  je  voyais  en 
action  dans  mes  voyages.  Pendant  le  long  séjour 
que  j'ai  fait  à  Londres  en  1862,  j'ai  coordonné 
celles  qui  étaient  restées  en  vigueur.  Enfin,  j'ai 
tenu  compte  des  changements  qu'elles  ont  subis 
jusqu'au  moment  (1864)  où  je  publie  le  présent 
ouvrage.  Je  me  propose,  dans  le  cas  où  cet  ou- 
vrage aurait  une  nouvelle  édition ,  de  laisser  in- 
tact le  tableau  que  je  viens  de  tracer.  Ce  sera  un 
point  fixe  auquel  les  nouveaux  observateurs  pour- 
ront se  reporter. 

En  décrivant  la  constitution  britannique,  j'ai 
suivi  l'ordre  adopté  dans  cet  ouvrage  touchant 
l'organisation  générale  des  sociétés.  J'ose  espérer 
que  ce  plan  pourra  être  utile  aux  observateurs 
qui  entreprendront,  pour  chaque  province  des 
États  européens,  une  semblable  monographie. 
Procédant  en  quelque  sorte  de  l'individu  a^  sou- 
verain, j'esquisse,  dans  le  premier  chapitre, 
les  institutions  qui  se  lient  intimement  à  la  vie 
privée.  Je  considère  ensuite,  en  m'élevant  de  la 
paroisse  rurale  à  la  province ,  les  manifestations 
principales  de  la  vie  publique  dans  les  cinq  cir- 
conscriptions du  gouvernement  local.  Je  termine 
cette  étude  en  énumérant  les  institutions  qui  se 


270    LIV.  vil,  l"^  PARTIE  —  LE  CHOIX  DES  MODÈLES 

rattachent  aux  pouvoirs  souverains  et  au  gouver- 
nement central. 


CHAPITRE  54 

APERÇU   DES    INSTITUTIONS   PRIVÉES  DE   L^NGLETERRE,    EN  1864 

§  I.  Le  complément  des  institutions  privées  décrites 

aux  Livres  I  à  VI. 

Le  Royaume -Uni  comprend  trois  provinces, 
l'Angleterre,  TÉcosse  et  l'Irlande,  qui  conservent 
des  coutumes,  des  lois  et  des  mœurs  offrant,  en 
beaucoup  dépeints,  de  grandes  différences.  L'ap- 
plication du  plan  que  je  viens  d'indiquer  exigerait 
donc  trois  monographies  distinctes.  Mais  j'attein- 
drai suffisamment  le  but  que  je  me  propose  en 
m' attachant  à  la  province  principale.  Ce  chapitre 
et  les  suivants  s'appliquent  presque  exclusive- 
ment à  l'Angleterre;  mais  j'ai  signalé,  dans  l'un 
d'eu\  (59,  VII  à  XX),  les  principaux  traits  par 
lesquels  TEcosse  et  l'Irlande  s'en  distinguent. 

J'ai  exposé,  dans  la  première  partie  de  cet 
ouvrage,  les  principales  particularités  qu'offre 
en  Angleterre  la  vie  privée.  Je  dois  surtout  in- 
sister maintenant  sur  les  caractères  généraux  et 
les  détails  de  la  vie  publique.  Toutefois,  avant 
d'aborder  cette  matière  dans  le  chapitre  suivant , 


CH.  54.  —  LES  INSTITUTIONS  PRIVÉES  DE  L' ANGLETERRE  271 

je  crois  utile  de  compléter  ici  par  quelques  traits 
le  tableau  des  institutions  privées  qui ,  en  Angle- 
terre comme  ailleurs,  sont  le  fondement  de  la 
constitution  sociale. 

§  II.  L*Égllse  anglicane  et  le  culte  officiel. 

Je  ne  reviendrai  pas  sur  l'influence  considé- 
rable que  la  religion  exerce  en  Angleterre  (11, 1), 
et  sur  les  effets  de  l'émulation  qui  règne  depuis 
deux  siècles  entre  les  cultes  dissidents  et  les 
cultes  officiels.  Je  m'appliquerai  surtout  à  pré- 
senter  sur  l'organisation  de  l'Eglise  anglicane 
quelques  détails  nécessaires  à  mon  exposé  de  la 
constitution  britannique. 

Le  Royaume-Uni  a  conservé  l'ancien  régime 
des  religions  d'État,  favorisées  par  des  privi- 
lèges refusés  aux  autres  cultes.  L'Église  angli- 
cane jouit  en  Angleterre  et  en  Irlande  de  cette 
situation,  qui  est  accordée ,  en  Ecosse ,  à  l'Église 
presbytérienne  (59,  IX). 

La  rétribution  des  ministres  anglicans  et  l'en- 
tretien des  établissements  religieux ,  assurés  en 
partie  par  des  dotations  et  des  biens  en  main- 
morte, sont  surtout  fondés  sur  deux  impôts.  Le 
premier  comprend  les  grandes  dîmes  (great  tiihes) 
levées  sur  les  principaux  produits  du  sol ,  et  les 
petites  dîmes  [small  tithes)  levées  sur  les  pro- 
duits secondaires  et  sur  quelques  industries  rurales 
et  maritimes.  Les  deux  dîmes  sont  maintenant 


272    LIY.  YIl ,  l'*  PARTI!  —  Ll  CHOIX  DBS  MODALES 

évaluées  en  argent,  d'après  un  règlement  sanc- 
tionné par  rÉtat,  à  un  taux  inférieur  au  dixième 

du  produit  brut  actuel.  Le  second  impôt,  connue 

sous  le  nom  de  taxe  d'église  (churvh-rate) 
réglé,  comme  les  autres  taxes  locales (57, XVII), 
en  proportion  de  la  valeur  locative(  Béni)  de  toutes 
les  propriétés  foncières,  urbaines  ou  rurales. 

L'Église  anglicane  a  maintenu  l'organisation 
intérieure  des  Églises  romaine  et  grecque.  En 
Angleterre,  elle  est  dirigée,  sous  la  haute  sur- 
veillance de  l'État,  par  les  deux  archevêques  de 
Canterbury  et  d'York  et  par  leurs  vingt- six  évo- 
ques suffragants.  Chaque  évêque  est  assisté  d'un 
chapitre  composé  d'un  doyen  et  de  chanoines 
jouissant  de  prébendes  fondées  sur  des  immeu- 
bles ou  des  dotations.  Les  évêques  sont  nommés 
par  l'État,  sous  réserve  de  certaines  formes  rap- 
pelant les  droits  d'élection  autrefois  acquis  aux 
fidèles  et  au  clergé.  Les  doyens  sont  institués, 
excepté  dans  le  pays  de  Galles,  par  lettres  pa- 
tentes émanant  du  souverain  (3et4,  Vict.,c.l43). 
Les  chanoines  sont,  soit  élus  par  le  chapitre ,  soit 
désignés  par  la  couronne  ou  par  l'évêque.  Le 
chapitre  peut  nommer  un  nombre  déterminé  de 
chanoines  auxiliaires  et  salariés  (minor  canons). 
Des  chanoines  honoraires  non  salariés  sont  choi- 
sis par  les  évêques. 

Le  territoire  de  l'Angleterre  est  subdivisé  en 
14,500  paroisses  environ,  ayant  presque  toutes 


GH.  54.  —  LBS  INSTITUTIONS  PRIVEES  DE  L'ANGLETERRE  273 

au  moins  une  église  ou  une  chapelle  orthodoxe. 
Une  paroisse  est  habituellement  dirigée ,  sous  le 
rapport  spirituel ,  par  un  Rector  \  qui  touche  la 
grande  dîme ,  ou  par  un  Vicar  qui  touche  la  pe- 
tite dîme.  Ces  deux  ecclésiastiques  font  partie 
du  clergé  à  bénéfices  {beneficed  clergy).  Ils  sont 
institués,  tantôt  directement  parfévêque ,  tantôt, 
avec  l'autorisation  de  ce  dernier,  par  des  familles 
dont  les  ancêtres  ont  fait  quelque  fondation  ecclé  • 
siastique.  Quelquefois  ce  droit  de  nomination  est 
exercé  par  TÉtat,  l'évêque  ou  la  paroisse,  comme 
représentants  des  fondateurs  de  bénéfice.  Les 
Rectors  ne  peuvent  être  révoqués  ou  déplacés 
que  pour  une  infraction  à  leurs  devoirs,  et  selon 
certaines  formes  qui  garantissent  leur  indépen- 
dance. Ils  sont  parfois ,  ainsi  que  les  Vicars , 

1  Je  désigne  chaque  fonction,  après  Tavoir  définie,  par  le  mot 
anglais,  au  lieu  de  chercher  dans  notre  langue  un  équivalent  qui 
n'existe  pas,  et  qui  ne  peut  que  donner  une  idée  fausse  au  lec- 
teur. Ainsi,  je  me  garde  de  traduire,  comme  on  Ta  fait  quelque- 
fois, Curate,  par  curé;  Highway  surveyor,  par  ingénieur  des 
ponts  et  chaussées;  Shérif,  par  préfet;  Magistrale  ou  Justice  of 
the  peace,  par  magistrat  ou  juge  de  paix,  etc.  Je  mMcarte  de  cette 
règle  dans  trois  cas  :  1°  quand  il  existe  en  France  une  fonction 
équivalente:  ainsi  j'appelle  le  Juror,  juré;  Dishop,  évêque; 
Canon,  chanoine;  Dean,  doyen;  2"  quand  on  peut  tirer  de  notre 
ancien  régime  une  expression  relative  à  une  fonction  analogue , 
maintenant  supprimée  :  ainsi  j'appelle  le  Lord  high  chancellor, 
grand  chancelier;  3°  quand  Tusage  a  fait  adopter  une  traduc- 
tion qui  no  peut  entraîner  aucune  idée  fausse  :  ainsi  j'appelle  le 
Chancellor  of  the  Exchequer,  chancelier  de  l'Échiquier,  etc.  Je 
recommande  cette  méthode  aux  personnes  qui  voudront  bien  en 
treprendre  les  monographies  des  constitutions  sociales  de  l'Eu- 
rope (53,  VIII J. 


274    LIV.  VII,  l^  PARTIE  —  LE  CHOIX  DES  MODÈLES 

assistés  par  des  Curâtes,  ecclésiastiques  diverse 
ment  rétribués  et  toujours  révocables.  Ces  der 
niers  préludent  ainsi  à  des  fonctions  plus  stable 
et  plus  lucratives.  Enfin  deux  Church-warden 
sont   nommés   habituellement  l'un  par  le  mi 
nislre,  l'autre  parles  paroissiens.  Ils  sont  char — 
gés  de  surveiller  l'ensemble  du  service  religieux 
et  de   présider  à   l'emploi  de  l'impôt  d'église, 
c'est-à-dh'e  à  l'entretien  de  l'édifice  et  du  ma- 
tériel consacrés  au  culte. 

§  III.  La  tolérance  Incomplète  et  les  réformes  nécessaires. 

L'Angleterre  a  longtemps  conservé,  avec  le 
principe  des  religions  d'État,  l'intolérance  propre 
à  toutes  les  institutions  religieuses  de  l'ancien 
régime.  Cette  tendance  se  révélait,  dans  l'ordre 
civil  et  politique ,  par  des  lois  hostiles  aux  dissi- 
dents. Ainsi,  au  commencement  de  ce  siècle,  les 
catholiques  romains  étaient  exclus  de  toutes  les 
fonctions  publiques.  Les  protestants  non  ortho- 
doxes n'étaient  point  admis  aux  corporations  mu- 
nicipales et  au  Parlement  :  ils  s'excluaient  eux- 
mêmes  en  refusant  de  se  soumettre  à  l'épreuve 
{test)  de  la  communion  selon  le  rite  anglican.  Les 
juifs ,  de  leur  côté,  n'auraient  pu  siéger  au  Parle- 
ment qu'en  prononçant  un  serment  dont  la  for- 
mule ne  pouvait  être  acceptée  que  par  des  chré- 
tiens. Ces  lois  restrictives  ont  été  successivement 


CH.  54.  —  LES  INSTITUTIONS  PRIVÉES  DE  l'aNGLETERRE  275 

abrogées*  en  1828,  en  1829  et  en  1860.  Une  si 
précieuse  réforme ,  on  ne  saurait  trop  le  répéter 
(11,  IV),  ne  s'est  pas  produite,  comme  chez  nous, 
au  sein  d'une  société  sceptique,  cédant  à  son  in- 
difierence  pour  la  religion  dominante  plutôt  qu'à 
l'amour  de  la  liberté.  Elle  a  été  faite  par  des  légis- 
lateurs attachés  à  leur  foi  et  convaincus  que  la 
grandeur  de  l'Angleterre  était  intimement  liée  à 
la  prépondérance  du  culte  officiel.  Ce  témoignage 
spontané  de  respect  pour  le  droit  des  dissidents 
et  des  minorités  est  peut-être  le  plus  grand  titre 
de  gloire  de  l'Angleterre  moderne.  C'est  aussi 
l'un  des  plus  sûrs  indices  de  la  supériorité  de 
ses  institutions. 

Cependant  ces  mesures  ne  donnent  pas  encore 
une  complète  satisfaction  au  principe  de  la  liberté 
des  cultes.  Ceux-là  mêmes  qui  louent  les  Anglais 
d'avoir  maintenu  un  culte  officiel,  voudraient 
qu'ils  fissent  de  nouvelles  concessions  aux  cultes 
dissidents.  Les  lois  qui  proscrivent  les  corpora- 
tions catholiques  d'hommes*  et  la  hiérarchie  ca- 
tholique^ tombent,  il  est  vrai,  chaque  jour  en 

*  Les  trois  lois  auxquelles  je  fais  ici  allusion  sont  désignées 
comme  il  suit  dans  la  nomenclature  anglaise  :  9,  Gcorg.  IV,  c.  17. 
—  10,  Georg.  IV,  c.  7.  —  23  et  24,  Vict.,  c.  63.  —  A  celle  occa- 
sion, je  rappelle  que  chaque  loi  anglaise  est  désignée  d'abord 
par  le  numéro  d'ordre  de  Tannée  du  règne  du  souverain,  puis 
par  le  numéro  correspondant  à  l'ordre  d'émission  dans  chaque 
session  parlementaire.  "^^^  s  n  y  a,  à  ce  sujet,  une  réserve 
expresse,  avec  aggravation  du  régime  antérieur,  stipulée  dans 
l'acte  déjà  cité:  10,  Georg.  IV,  c.  7.  ri-::  3  Une  recrudescence  de 


276    LIV.  VII,  \^  PARTI!  —  LE  CHOIX  DIS  MODÂLKS 

désuétude;  mais  l'équité  exigerait  qu'elles  fus- 
sent formellement  abolies.  Les  contribuables 
appartenant  aux  communions  dissidentes ,  après 
avoir  payé  les  deux  dîmes  levées  dans  l'intérêt 
exclusif  de  l'Église  officielle,  doivent  encore  con- 
courir par  des  subventions  volontaires  à  l'entre- 
tien de  leur  propre  culte.  Cette  dernière  charge 
est  d'autant  plus  lourde  que  les  dissidents  pos- 
sèdent en  Angleterre  un  nombre  d'établissements 
supérieur  d'un  tiers  environ  à  ceux  des  angli- 
cans. Il  serait  donc  juste  d'arriver,  sous  ce  rap- 
port, à  un  traitement  moins  inégal. 

Quant  aux  church  rates,  l'opinion  semble  être 
fixée  sur  la  nécessité  d'une  réforme  immédiate. 
Cet  impôt  serait  supprimé ,  et  chacun ,  à  l'avenir, 
contribuerait  exclusivement  aux  besoins  de  son 
culte.  La  difficulté  est  plus  grande  à  l'égard  des 
dîmes,  dont  la  suppression  aurait  moins  pour 
eifet  d'améliorer  les  services  religieux  que  d'aug 
menter  la  valeur  vénale  des  propriétés  foncières  ; 
mais,  si  l'on  juge  opportun  de  les  conserver 
momentanément,  on  devrait  autoriser  chaque 
propriétaire  à  en  appliquer  le  produit  à  l'entre- 
tien de  son  propre  culte. 

Il  est  dans  la  nature  des  choses  que  les  institu- 
tions  ecclésiastiques  se  modifient  sans  cesse  pour 

rancien  esprit  d'intolérance  a  été  provoquée  en  1851  par  la  bulle 
du  Souverain  Pontife  qui  venait  de  rétablir  en  Angleterre  la 
hiérarchie  catholique.  VoirTacte  dit:  14  et  15»  Vict.,  c.  60. 


CH.  54.  —  LES  INSTITUTIONS  PRIVÉES  DE  l'aNGLETERRE  277 

rester  en  harmonie  avec  les  convenances  sociales. 
Ainsi,  par  suite  des  déplacements  de  la  popula- 
tion, plusieurs  dignités  perdent  leur  ancienne 
importance ,  ou  deviennent  même  de  vraies  siné- 
cures ;  tandis  que  certaines  fonctions  ne  suffisent 
plus  aux  besoins  nouveaux  qui  se  manifestent. 
L'Angleterre  s'applique  assidûment  à  réformer 
les  abus  de  ce  genre,  qui  se  perpétuent  trop  sou- 
vent en  d'autres  contrées.  La  commission  ecclé- 
siastique (ecclesiastical  commission),  composée 
de  tous  les  évêques,  des  Chief- Justices  (59,  III) 
et  d'autres  personnes  de  distinction,  a  le  droit 
(stat.  6  et  7,  Will.  IV,  c.  77)  de  soumettre  au 
souverain,  en  conseil  privé  (60,  X),les  réformes 
qu'elle  juge  nécessaires.  Les  propositions  de 
cette  commission  ont  force  de  loi,  comme  les 
actes  du  Parlement ,  quand  elles  ont  été  ratifiées 
par  im  ordre  du  conseil,  inscrites  dans  le  registre 
des  actes  officiels  du  diocèse  et  insérées  dans  les 
feuilles  publiques.  Toutefois,  les  commissaires 
ecclésiastiques  sont  obligés  de  présenter  un  rap- 
port annuel  de  leurs  actes  au  secrétaire  d'État  de 
l'intérieur,  qui  le  soumet  au  Parlement.  Celte 
sollicitude,  aussi  prudente  qu'active ,  a  supprimé 
depuis  quinze  ans  beaucoup  de  fonctions  inutiles. 
Elle  a  en  outre  réduit,  à  la  mort  des  titulaires,  de 
gros  traitements,  pour  créer  de  nouvelles  églises, 
pour  assurer  une  rétribution  plus  convenable  aux 
membres  du  clergé  inférieur,  et  surtout  pour  do- 

8* 


278    LIV.  VII ,  V*  PARTIE  —  LB  CHOIX  DES  MODÈLES 

ter  de  nombreuses  écoles  primaires ,  surveillées 
par  le  clergé  paroissial. 

§  IV.  Le  zèle  des  dissidents  et  des  catholiques. 

Ainsi  que  je  l'ai  déjà  indiqué  (11,  III),  les 
institutions  religieuses  ont  souvent  manqué  aux 
classes  manufacturières  accumulées  sur  les  bas- 
sins houillers;  mais  elles  ont  maintenu  des 
croyances  fermes  dans  les  antiques  résidences 
rurales.  Elles  ont  fait  naître  en  Angleterre  des 
mœurs  bien  supérieures  à  celles  de  ces  grands 
États  du  Continent  qui  n'ont  renoncé  à  l'intolé- 
rance religieuse  que  pour  tomber  dans  le  scepti- 
cisme. Cette  bienfaisante  influence  s'est  surtout 
montrée ,  au  dernier  siècle ,  chez  les  laïques ,  et 
particulièrement  che«  les  dissidents  animés  de 
la  foi  en  Jésus- Christ.  Ce  sont  ces  derniers  qui 
ont  préservé  la  société  anglaise  des  sentiments 
de  doute  ou  de  révolte  propagés  par  les  lettrés , 
les  nobles  et  les  souverains.  Ce  sont  eux  aussi  qui 
ont  provoqué,  dans  les  mœurs  du  haut  clergé  an- 
glican, une  réforme  dont  le  besoin  était  encore 
visible  au  début  de  mes  voyages. 

Le  clergé  catholique  n'a  d'abord  pris  qu'une 
faible  part  à  cet  heureux  changement;  il  s'appli- 
quait presque  exclusivement  à  conserver,  parmi 
les  classes  populaires  de  l'Irlande ,  des  croyances 
plus  solides  qu'éclairées.  Aujourd'hui  il  aborde 
une  tâche  plus  élevée  et  plus  féconde.  Tout  en  con- 


CH.  54.  —  LES  INSTITUTIONS  PRIVÉES  DE  l'aNGLITERRE  279 

tinuant  sa  mission  populaire ,  il  commence  à  agir 
sur  les  esprits  cultivés,  et  il  a  eu  la  gloire  d'opérer 
quelques  brillantes  conversions  *  parmi  les  savants 
d'Oxford,  au  foyer  même  de  l'orthodoxie  angli- 
cane. Il  contribue  ainsi  à  relever  la  science  et  la 
ferveur  de  l'Église  dominante ,  qui  tire  indirecte- 
ment avantage  de  la  liberté  qu'elle  a  donnée.  L'é- 
mulation assure  d'ailleurs  à  chaque  communion 
religieuse  ses  bienfaits  habituels.  Les  clercs  ca- 
tholiques s'élèvent  aujourd'hui,  en  Angleterre,  à 
la  hauteur  de  ceux  qui ,  en  France ,  en  Belgique , 
en  Allemagne,  au  Canada  et  aux  États-Unis,  sont 
en  contact  intime  avec  les  protestants.  Ils  con- 
trastent par  leurs  lumières  et  leurs  vertus  avec 
les  clergés  que  le  funeste  appui  de  l'État  prive  de 
ce  stimulant  salutaire. 

1  Ces  conversions  sont  un  des  symptômes  les  plus  manifestes  du 
progrès  intellectuel  et  moral  des  clergés  catholiques  de  France , 
du  Royaume-Uni,  de  Belgique,  du  Nord  de  TAllemagne  et  de  PA- 
mérique  du  Nord.  Des  catholiques  moins  recommandables  en 
exagèrent  souvent  la  portée.  Leurs  vanteries,  qui  les  abaissent  au 
niveau  de  certaines  sectes  politiques,  ont  été  justement  qualiQées 
par  un  catholique  éminent  (13,  I);  car  rien  ne  contribue  da- 
vantage, avec  la  démoralisation  des  clergés  méridionaux^  à  en- 
traver cette  œuvre  de  propagande.  Je  Tai  constaté  cent  fois  en 
Angleterre  et  dans  le  reste  de  PEurope  :  les  protestants  les  plus 
éclairés  ne  se  dissimulent  pas  le  côté  faible  de  leur  principe  de 
libre  examen  et  le  vice  de  leur  organisation  religieuse.  Ils  se- 
ront bien  près  de  renoncer  au  schisme,  le  jour  où  il  sera  démon- 
tré par  l'exemple  d'une  grande  nation  que  le  catholicisme  se 
concilie  avec  la  tolérance,  avec  la  libre  discussion,  et,  en  général, 
avec  les  légitimes  propensions  d'une  société  prospère. 


280    LIV.  VII,  l^*  PÂRTIK  —  Ll  CHOIX  DBS  MODÈLIS 

S  V.  La  transmlBftloii  des  biens  :  le  testament  et  la  loi  ab  intestat 

En  ce  qui  concerne  le  régime  de  transmis- 
sion de  la  propriété,  la  constitution  anglaise  ad- 
met au  nombre  de  ses  principes  fondamentaux 
la  souveraineté  du  propriétaire,  c'est-à-dire  la 
liberté  absolue  des  donations  et  des  testaments. 
Elle  s'abstient  même  sagement  (22,  II)  d'in- 
tervenir, par  la  loi  écrite,  dans  le  régime  ab 
intestat,  quand  des  coutumes  locales  pourvoient 
aux  intérêts  que  le  propriétaire  défunt  n'a  pas 
réglés. 

Les  biens  immeubles  (real  estâtes),  quand  un 
propriétaire  défunt  n'a  pas  testé  dans  une  lo- 
calité où  une  coutume  ah  intestat  n'est  point 
en  vigueur,  se  transmettent  conformément  aux 
dispositions  d'une  loi  de  1834,  dite  Inheritance 
act.  Celte  loi  renferme  quatre  dispositions  princi- 
pales :  1°  le  patrimoine  appartient  à  la  descen- 
dance du  dernier  possesseur  légitime  *  ;  2<>  la 
descendance  mâle  est  toujours  préférée;  3®  quand 
deux  ou  plusieurs  descendants  mâles  sont  pla- 
cés au  même  degré,  l'aîné  seul  hérite;  4**  les 
descendants  en  ligne  directe  in  infinitum  d'une 
personne  décédée  représentent  leur  ancêtre. 
Lorsqu'il  n'y  a  pas  de  testament,  cette  loi  a 
donc  pour  effet  de  transmettre  les  immeubles  à 

1  Je  crois  devoir  traduire  ainsi  l'expression  lasl  purchaser  em- 
ployée  dans  le  texte  anglais  de  la  loi  ci-dessus  mentionnée. 


CH.  54.  —  LES  INSTITDTIONS  PRIVÉES  DE  L'ANGLET^RRE  281 

l'aîné  des  mâles ,  tant  qu'il  en  existe  dans  la  des- 
cendance. ' 

Les  biens  meubles  (personal  estâtes)  se  trans- 
mettent depuis  1671,  dans  le  régime  ab  intestat, 
par  la  loi  dite  statute  of  Distribution  (22  et  23 , 
Car.  II,  c.  10),  expliquée  par  une  loi  de  1677  (29, 
Car.  II,  c.  3).  Le  tiers  de  ces  biens  revient  à  la 
veuve  ;  le  reste  est  partagé ,  par  portions  égales , 
entre  les  enfants  ou  leurs  représentants.  S'il  n'y 
a  pas  d'enfants ,  la  moitié  appartient  à  la  veuve , 
l'autre  moitié  au  plus  proche  parent.  S'il  n'y  a  pas 
de  veuve,  le  tout  appartient  aux  enfants. 

§  VI.  Les  coutumes  locales  ah  inUtta^, 

Ces  lois,  comme  je  l'ai  dit,  n'ont  d'effet  que 
dans  les  localités  où  les  coutumes  ab  intestat  font 
défaut.  Parmi  ces  dernières,  on  doit  signaler 
surtout  le  Gavelkind^,  qui  prescrit  le  partage 
égal  entre  tous  les  fils,  et  le  Boroug-english, 
qui  attribue  les  biens  au  fils  le  plus  jeune  *.  Ces 

*  Le  Gavelkind  est  encore  en  usage  dans  toute  l'étendue  du 
comté  de  Kent  et  dans  beaucoup  d'autres  localités  de  T Angle- 
terre, parmi  lesquelles  je  citerai  les  suivantes:  le  Soke  d'Osweld- 
beck  (Noltingham),  le  Fee  de  Pickering  (Norfolk),  le  Soke  de 
Rothelary  (Leicester),  le  port  de  Rye  et  beaucoup  d'autres  loca- 
lités de  Sussex,  les  manors  de  Monmoulh,  Usk,  Netiley  (Mon- 
mouth),  beaucoup  de  localités  du  Shropshire,  Urchinfleld  ( Here- 
ford),  Kentish-Town,  près  de  Londres,  etc.  mr  *  La  coutume  de 
Borough-english  se  rencontre,  par  exemple,  dans  les  manors 
suivants  :  Saint- John's  of  Jérusalem,  Sutton  Court  (Middlesex), 
—  Weston  Gumshall,  Colley,  Sutton,  Little  Brookham,  Wooton, 
Âbinger,  Paddinglon,  Paddington-Pembroke,  Gumshall-Tower- 


282    LIV.  VII,  !'«  PARTIE  —  LE  CHOIX  DES  MODÈLES 

dispositions  s'appliquent  exclusivement  aux  biens 
libres  dits  Frechold.  Quant  aux  biens  Copyhold, 
grevés  de  redevances  perpétuelles  envers  les  pos- 
sesseurs de  certains  domaines  dits  Manors,  Fées 
ou  Seignoyies,  la  transmission  en  est  réglée  par 
la  coutume  de  chaque  domaine. 

s  VII.  L*InterdIctIon  des  substitutions  perpétuelles. 

La  loi  écrite  n'intervient  d'une  manière  ab- 
solue, en  matière  de  successions,  que  pour  con- 
jurer l'un  des  inconvénients  de  la  liberté  des  tes- 
taments. Elle  ne  permet  pas  que  le  propriétaire 
exagère  le  droit  qu'il  possède  sur  sa  propriété 
au  point  d'en  priver  ses  descendants ,  et  de  les 
abaisser  tous  à  la  condition  d'usufruitiers.  La  loi 
a  donc  aboli  les  substitutions  perpétuelles  que 
les  volontés  individuelles  avaient  établies  dans 
le  régime  antérieur*.  Elle  autorise  seulement 
substitution  à  deux  degrés,  et  elle  permet,  en 
outre ,  que  l'usufruitier  et  le  nu-propriétaire ,  de- 
venus majeurs,  en  interrompent  l'effet  d'un  com- 
mun accord  *. 

Hill,  Gumshall-Netlley,  Shere-Vachery et  Crawley,  Shere-Eborum, 
Dunsford,  Bromplou-Weslbury,  Broockham  in  Betchworth  (Sur- 
rey),  Hoxled-Ilall  (Essex),  Buttel  in  Roberlsbridge  (Sussex), 
Somersham,  Alconbury  et  Weslon  (Huntingdon). 

1  Les  substitutions  perpétuelles  sont  encore  en  vigueur  pour 
certaines  propriétés  de  l'Ecosse;  les  dispositions  de  l'acte  d'unioE 
de  1707  n'ont  pas  encore  permis  d'étendre  à  ces  propriétés  les 
prescriptions  de  la  loi  écrite  (59,  VIII)  de  l'Angleterre.  =  *  J'ai 
proposé  ci -dessus  (26,  V)  d'appliquer  en  France,  aux  biens  de- 
taux,  une  disposition  analogue. 


CH.  54.  —  LES  INSTITUTIONS  PRIVÉES  DE  L' ANGLETERRE  283 
§  VIII.  La  pratique  habituelle  des  testaments. 

'  Les  habitudes  adoptées  par  les  familles  pour 
la  transmission  de  la  propriété,  selon  les  indi- 
cations de  la  coutume  actuelle,  sont  encore 
meilleures  que  les  règles  indiquées  par  la  loi 
ab  intestat.  Elles  corrigent  souvent  Teffet  de 
deux  dispositions  vicieuses,  savoir:  de  celle  qui 
attribue  expressément  les  immeubles  à  l'aîné;  de 
celle  qui  fait  une  situation  peu  digne  aux  mères 
de  famille  devenues  veuves.  Elles  se  résument 
habituellement  dans  trois  pratiques  principales. 
La  transmission  intégrale  maintient  dans  les 
familles  les  plus  recommandables  les  terres, 
les  habitations  rurales  et  urbaines ,  les  industries 
manufacturières  et  les  clientèles  commerciales. 
La  cession  de  gré  à  gré  ou  par  ventes  forcées 
fait  passer  aux  personnes  enrichies  par  leurs 
talents  et  leurs  vertus,  les  domaines  ruraux 
que  ne  peuvent  conserver  les  anciennes  familles 
manquant  de  discernement  ou  de  moralité.  En- 
fin l'usage  judicieux  des  capitaux  mobiliers ,  des 
contrats  de  mariage  et  des  assurances  sur  la  vie 
(28,  XI),  concilie  les  avantages  de  cette  trans- 
mission intégrale  avec  le  bien-être  des  veuves 
et  l'établissement  des  enfants  qui  ne  sont  point 
chargés  de  continuer  la  tradition  du  foyer  et  de 
l'atelier. 


284    LIV.  VII,  !'•  PARTIE  —  LE  CHOIX  DES  MODÈLES 

§  IX.  Opinion  unanime  sur  la  fécondité  de  la  Liberté 

testamentaire. 

Tous  les  partis  politiques  de  l'Angleterre,  no- 
nobstant l'esprit  de  réforme  qui  les  agite,  con- 
sidèrent comme  étant  à  l'abri  de  toute  discussion 
le  principe  de  la  Liberté  testamentaire.  Selon 
l'opinion  commune,  ce  régime  préserve  la  société 
de  la  corruption,  en  donnant  aux  hommes  mûrs 
le  pouvoir  de  dominer  les  appélits  sensuels  de  la 
jeunesse;  il  assure  la  liberté  civile  et  politique,  en 
permettant  aux  propriétaires  ruraux  de  conserver 
leurs  mœurs,  avec  leur  indépendance,  au  foyer 
domestique;  enfin  il  défend  la  société   entière 
contre  les  influences  pernicieuses  exercées,  à 
certaines  époques  critiques,  par  le  gouverne- 
ment, le  haut  clergé,  les  professions  hbérales, 
et,  en  général,  par  les  classes  agglomérées  dans 
les  villes.  Les  hommes  d'État  de  l'Angleterre 
placent,  par  ordre  d'importance,  le  régime  de 
transmission  immédiatement  après  le  christia- 
nisme ,  et  ils  s'accordent  à  le  désigner  comme  la 
seconde  assise  de  la  constitution  sociale. 

§  X.  Les  qualités  et  les  défauts  de  la  famille  anglaise. 

En  ce  qui  concerne  l'organisation  de  la  fa- 
mille, j'ai  souvent  signalé  l'Angleterre  comme  un 
modèle.  Parmi  les  traits  les  plus  dignes  d'éloges, 
je  crois  pouvoir  rappeler  :  l'habitude  prise  par 


CH.  54.  —  LES  INSTITOTIONS  PRIVÉES  DE  L' ANGLETERRE  28S 

chaque  ménage  d'occuper  une  maison  qui  lui  est 
propre  ;  la  liberté  laissée  aux  jeunes  filles,  sous  la 
garantie  du  respect  universel  accordé  à  leur  ca- 
ractère et  à  leur  faiblesse  ;  le  désintéressement  et 
les  sentiments  d'affection  qui  président  à  la  con- 
clusion des  mariages;  la  fécondité  des  unions; 
Tautorité  conférée  à  la  femme  dans  le  gouverne- 
ment du  foyer;  l'ascendant  qu'exercent  les  chefs 
de  maison  sur  les  enfants  et  les  serviteurs  ;  l'im- 
pulsion prépondérante  imprimée  par  l'âge  mûr 
et  la  vieillesse  à  l'éducation  des  jeunes  gens; 
enfin  le  pouvoir,  sanctionné  par  la  Coutume  et  la 
loi,  en  vertu  duquel  le  père  choisit  l'enfant  qui 
peut  continuer  le  plus  dignement  la  profession 
privée,  certaines  fonctions  publiques  et,  en  gé- 
néral, la  tradition  des  aïeux*. 

Cependant ,  sous  ces  divers  rapports ,  l'Angle- 
terre ne  l'emporte  pas  absolument  sur  tous  les 
États  du  Continent.  Elle  est  même  inférieure  à 
quelques-uns,  en  ce  que  le  foyer  domestique, 
tout  en  restant  stable ,  n'offre  que  des  intermit- 
tences d'activité.  L'héritier  d'une  famille  anglaise 
établit  d'abord  son  ménage  en  dehors  de  Thabi- 
tation  où  il  est  né ,  et  dans  laquelle  il  doit  plus 

1  Ce  pouvoir  est  limité,  sur  un  point  important,  chez  les  fa- 
milles de  la  Pairie.  La  loi  transmet,  de  mâle  en  mâle,  par  ordre 
de  primogénilure,  chaque  siège  de  la  Chambre  haute.  Le  père 
ne  peut  léguer  sa  dignité  à  celui  de  ses  fils  qu'il  juge  le  plus 
digne;  mais,  dans  cette  situation  même,  il  conserve  le  droit  de 
lui  laisser  toute  sa  fortune. 


2S6    LIT.  VII,  1*^  PARTII  —  LI  CHOIX  DES  MODÈLES 

tard  revenir.  Ainsi  se  produit  le  trouble  déjà  si- 
gnalé dans  cet  ouvrage  (30,  VIII):  lorsque  les 
autres  enfants  ont  à  leur  tour  émigré ,  la  maison- 
souche  reste  privée,  jusqu'à  la  mort  des  vieux 
parents ,  des  joies  émanant  de  la  jeunesse  ^ 

Cette  lacune  dans  les  mœurs  anglaises  se  lie  à 
des  habitudes  peu  sociables  et  déjà  anciennes. 
Elle  jette  sur  les  familles  -  souches  de  ce  pays 
une  tristesse  qui  contraste  singulièrement  avec 
la  gaieté  propre  aux  familles  du  Continent  qui 
marient  de  bonne  heure  leur  héritier  dans  la 
maison  paternelle.  La  coutume  anglaise,  à  la 
vérité ,  donne  d'abord  plus  d'indépendance  aux 
jeunes  ménages;  mais  elle  les  condamne  plus 
tard  à  l'abandon.  Elle  enlève,  en  outre,  aux  jeunes 
mères  et  à  leurs  enfants  une  assistance  nécessaire. 
Il  faut  reconnaître  pourtant  que,  s'il  nuit  au  bon- 
heur indiriduel,  ce  régime  ne  compromet  pas 
essentiellement  le  rôle  social  de  la  famille.  On 
peut  donc  considérer  le  foyer  domestique  comme 


1  J'ai  souvent  constaté  que  ce  vice  de  la  vie  privée  est  péni- 
blement supporté  par  les  Anglais,  et  qu*il  contribue  à  développer 
le  spleen  parmi  eux.  Ainsi,  quittant  un  jour,  au  début  de  mes 
voyages,  une  maison-souche  du  Cornouaille  où  j'avais  rencontré 
un  aiïoclueux  accueil ,  je  reçus  du  chef  de  famille  celle  bienveil- 
lante allocution  :  «<  Jeune  homme,  je  vous  laisse  partir  avec  d'au- 
«  tant  plus  de  regret  que  je  ne  saurais,  à  mon  âge,  conserver 
«  l'espérance  de  vous  revoir  et  d'aider  à  vos  succès.  J'ajoute  donc 
«  un  dernier  conseil  à  ceux  que  je  vous  ai  déjà  donnés  :  mariez- 
«  vous  tard,  afin  de  ne  pas  rester,  dans  votre  vieillesse,  aussi 
«  isolé  que  je  le  suis  maintenant.  » 


ce.  54.  —  LES  INSTITUTIONS  PRIVÉES  DE  L'aNGLETERRE  287 

la  troisième  assise  de  la  constitution   britan- 
nique. 

§  XI.  Le  travail  et  ses  meilleurs  caractères. 

Le  régime  du  travail  en  Angleterre  est  su- 
périeur par  beaucoup  de  côtés  à  celui  des  autres 
contrées.  On  voit  généralement,  dans  le  tra- 
vail même,  la  vraie  source  de  la  considération 
publique.  On  tire  avantage  de  la  richesse,  non 
pour  vivre  dans  l'oisiveté,  mais  pour  choisir  la 
profession  la  plus  lucrative,  la  plus  attrayante  ou 
la  plus  honorable.  Dans  la  plupart  des  existences 
anglaises ,  le  travail  est  à  la  fois  modéré  et  per- 
pétuel. Il  commence  avec  la  plus  tendre  jeunesse 
pour  ne  finir  qu'à  la  mort.  Le  chef  de  maison , 
«  retiré,  »  qui  sous  le  Partage  forcé  (17,  III) 
est  devenu ,  en  France ,  le  type  de  Tenrichi ,  ne 
se  rencontre  pas  en  Angleterre.  Toutefois  le 
père  de  famille  le  plus  laborieux  tempère  plus 
qu'en  France  le  travail  par  le  repos.  Il  consacre 
chaque  jour  quelques  heures,  et  chaque  se- 
maine un  jour,  aux  devoirs  religieux ,  aux  joies 
de  la  famille ,  aux  exercices  du  corps ,  et  à  cer- 
taines récréations  en  rapport  avec  la  condition 
sociale. 

L'abus  des  spiritueux  est  le  seul  trait  qui  dé- 
pare ce  tableau  de  la  vie  anglaise  ;  encore  peut-on 
dire  qu'il  est  efficacement  combattu  par  les  so- 
ciétés de  tempérance,  et  qu'il  se  restreint  de 


288    LIV.  VII,  V®  PARTI!  »  LE  CHOIX  DES  MODALES 

plus  en  plus  parmi  les  classes  supérieures.  En 
Angleterre  comme  ailleurs  la  hiérarchie  sociale 
repose  sur  la  vertu  et  le  travail.  L'opinion  range 
généralement  les  professions  selon  Tordre  que 
j'ai  indiqué  (40, 1).  Elle  place  en  première  ligne 
celles  qui  assurent  au  pays  ces  principales  res- 
sources ,  et  qui  garantissent  le  mieux  les  familles 
contre  la  corruption.  A  ces  deux  points  de  vue, 
elle  n'a  point  cessé  depuis  le  moyen  âge  d'attri- 
buer la  prééminence  aux  propriétaires  ruraux 
(34,  XVIII),  et  ceux  ci  s'en  rendent  de  plus  en 
plus  dignes  par  leurs  talents  et  leurs  vertus. 

§  VII.  Les  amélioraUons  dans  Tassiette  des  domaines. 

Le  sol  de  l'Angleterre  est  subdivisé  en  do- 
maines agglomérés,  au  milieu  desquels  on  re- 
trouve peu  de  traces  des  enclaves,  des  villages  à 
banlieue  morcelée  et  des  communaux  indivis  qui 
y  abondaient  encore  au  xvii"  siècle ,  et  qui  entra- 
vent  plus  que  jamais,  en  France,  l'essor  de  l'agri- 
culture (34,  XIV  et  XXIV).  Cette  bienfaisante 
transformation,  accomplie  sous  l'active  impulsion 
des  intéressés,  avec  le  concours  d'une  multitude 
de  lois*  et  l'intervention  de  commissaires  spé- 

1  Ces  lois  n^ont  pas  eu  seulement  pour  résultat  de  modiûer 
l'assiette  des  domaines  et  de  supprimer  presque  complètement  la 
propriété  indivise.  Elles  ont  modifié  considérablement  la  propor- 
tion relative  des  trois  régimes  principaux  de  propriétés  immobi- 
lières, savoir  :  les  frechold,  qui  ne  sont  grevés  tout  au  plus  que 
d'hypothèques  et  de  rentes  rachetables;  les  copyhold,  grevés  de 


CH.  54.  —  LES  INSTITOTIONS  PRIVÉES  DE  L'aNGLETERRE  289 

ciaux ,  a  plus  contribué  que  les  réformes  politi- 
ques à  raffermissement  de  la  constitution  sociale  : 
elle  a  été ,  à  vrai  dire ,  l'œuvre  capitale  des  deux 
derniers  siècles. 

Les  immenses  domaines  vers  lesquels  se  dirige 
habituellement  Tattenlion  des  voyageurs,  n'ont 
pas  l'importance  relative  qu'on  leur  attribue  dans 
plusieurs  ouvrages.  La  valeur  des  grandes  pro- 
priétés est  singulièrement  exagérée  dans  les  sta- 
tistiques générales.  Ainsi  les  plus  vastes  terres  du 
nord  de  l'Ecosse ,  du  pays  de  Galles ,  du  nord  et 
du  centre  de  l'Angleterre  contierment  toutes  des 
étendues  considérables  de  friches  stériles  ou  de 
plateaux  tourbeux  {moors).  Les  enquêtes  locales 
que  j'ai  faites  dans  les  plus  fertiles  contrées  de 
l'Angleterre,  m'ont  presque  toujours  fourni  des 
indications  inattendues  sur  la  fréquence  des 
moyens  et  des  petits  domaines.  L'opinion  classe 
souvent  comme  importantes  des  propriétés  de  300 
à  400  hectares  assurant  à  leurs  possesseurs  25  à 
50,000  francs  de  revenu  ;  dans  la  plupart  des  pro- 
vinces, les  terres  inférieures  à  100  hectares  sont 

redevances  perpétuelles,  payées  principalement  en  cas  de  trans- 
mission par  décès  ou  de  vente;  les  leasehold,  cédés  habituelle- 
ment p%ur  un  temps  considérable,  souvent  un  siècle  et  plus,  à 
charge  de  verser  au  cédant  une  somme  une  fois  payée,  de  servir 
une  rente  annuelle,  et,  dans  la  plupart  des  cas,  à  charge  de  re- 
tour à  la  fin  du  bail  (lease)  avec  toutes  les  constructions  faites 
par  le  preneur.  Les  lois  dont  il  est  question  ont  surtout  provo- 
qué la  transformation  des  copyhold  en  freehold,  et  ont  eu,  par  con- 
séquent, pour  résultat  de  rendre  la  propriété  plus  libre  (16, 111). 

RÉFORME  SOCIALE.  III  —  9 


290    LIV.  TU,  l*^  PARTIE  —  LB  CHOIX  DES  MODÈLES 

fort  nombreuses  :  enfin  celles  d'une  étendue 
moindre  encore,  de  40  hectares  (100  acres)  par 
exemple,  abondent  dans  beaucoup  de  localités  ^ 

§  XIII.  Les  grands  domaines  et  leurs  loyers  domestiques. 

Indépendamment  des  constructions  nécessai- 
res à  la  culture,  ces  domaines  sont  habituellement 
pourvus  d'une  habitation  qui  forme  la  résidence 
permanente  du  propriétaire.  C'est  le  foyer  do- 
mestique proprement  dit,  où  se  succèdent  les  gé- 
nérations issues  du  fondateur,  et  où  s'accumu- 
lent ,  depuis  des  siècles ,  non  loin  du  tombeau  de 
famille ,  les  portraits ,  les  actes  et  documents ,  les 
livres,  les  œuvres  d'art  et  les  objets  mobiliers 
servant  à  perpétuer,  selon  les  cas ,  les  traditions 
modestes  ou  l'illustration  des  aïeux.  Cependant 
les  familles  enrichies  par  le  travail  et  la  vertu 
remplacent  progressivement  celles  qui  sont  ap- 
pauvries par  le  vice  et  l'oisiveté.  11  est  donc  fort 
commun  de  rencontrer  des  familles  dont  l'établis- 
sement sur  le  domaine  qu'elles  possèdent  remonte 
à  moins  d'un  siècle. 

A  ces  habitations  sont  annexés  un  verger,  un 

1  Ces  impressions ,  qui  m^avaient  été  suggérées  par  1#  simple 
vue  des  localités,  ont  été  conûrmées  par  Tévaluation  suivante, 
présentée  à  la  Chambre  des  communes  par  M.  Disraeli.  Selon  lui, 
il  existe,  dans  le  Royaume>Uni  de  Grande-Bretagne  etdUrlande, 
2,000  très  -  grands  propriétaires,  ayant  moyennement  5,000  hec- 
tares ,  et  248,000  grands  ou  petits  propriétaires ,  ayant  moyenne- 
ment 80  hectares. 


CH.  54. —  LES  INSTITUTIONS  PRIVÉES  DE  L'ANGLETERRE  291 

potager,  un  parc  et  diverses  dépendances  rurales 
richement  boisées,  où  Ton  a  mis  à  profit  toutes 
les  ressources  d'un  climat  difficile,  tantôt  avec 
simplicité,  tantôt  avec  splendeur,  mais  toujours 
avec  un  art  infini,  fruit  de  méditations  séculaires, 
dirigées  vers  le  même  but.  Ces  dépendances  se 
lient  à  une  exploitation  en  régie  :  celle-ci  a  d'abord 
pour  objet  de  pourvoir  aux  besoins  journaliers  de 
la  famille  ;  mais  ordinairement  elle  se  développe 
au  delà  de  ces  limites.  C'est  dans  ces  conditions 
que  se  conservent,  en  s' améliorant  sans  cesse, 
les  belles  races  de  chevaux ,  de  bœufs  et  d'autres 
animaux  domestiques.  Par  là  se  révèle,  sous  une 
forme  matérielle,  la  supériorité  de  l'Angleterre 
aux  esprits  qui  sont  peu  disposés  à  la  voir  dans 
le  développement  des  forces  morales.  C'est  dans 
ces  merveilleuses  demeures  que  se  perpétuent 
smtoutles  bonnes  traditions,  l'amour  de  la  patrie, 
et,  pour  tout  exprimer  d'un  mot,  la  nationalité 
de  l'Angleterre.  Les  grandes  habitations  rurales 
offrent  toujours  au  voyageur  une  réception  où 
régnent  à  la  fois  le  décorum  et  le  confort.  J'y  ai 
cependant  regretté,  je  l'avoue,  la  simplicité  et  la 
bonhomie  qui  subsistent  encore  en  Suède,  en 
Danemark  et  en  Allemagne.  Les  étrangers  n'y 
trouvent  guère  cette  charmante  hospitalité  qui 
distinguait  nos  vieilles  résidences  rurales ,  et  qui 
n'a  pas  complètement  disparu  dans  les  provinces 
éloignées  de  la  capitale. 


292    LIT.  vil ,  1*^  PARTIE  —  LB  CHOIX  DBS  MODÈLBS 

Les  propriétaires  les  plus  riches,  ayant,  comme 
je  l'expliquerai  plus  loin,  à  remplir  des  fonctions 
publiques  qui  les  appellent  périodiquement  au 
chef-lieu  de  la  Province  et  du  Comté ,  y  possèdent 
des  habitations.  Cependant  celles-ci  ne  sont  ja- 
mais assimilées  à  la  résidence  rurale.  Elles  ne 
constituent  pas  le  vrai  foyer  (home) ,  où  s'accom- 
plissent les  actes  importants  de  la  vie.  Elles  sont 
relativement  exiguës  et  peu  ornées.  Beaucoup 
de  propriétaires  jouissent  à  la  campagne  d'un 
château  dont  se  contenterait  un  souverain  du 
Continent  ;  et  néanmoins  ils  n'occupent  à  Londres, 
pendant  la  session  du  Parlement,  qu'une  petite 
maison  que  dédaignerait  chez  nous  un  boutiquier 
enrichi.  Ils  n'hésitent  même  pas ,  quand  ils  n'ha- 
bitent point  cette  maison ,  à  la  louer,  garnie  du 
mobilier,  à  des  étrangers. 

§  XIV.  La  gestion  du  domaine»  Texploitation  des  mines 
et  rétablissement  des  rejetons. 

Quelques  propriétaires  exploitent  en  régie  leurs 
domaines;  mais  la  plupart  se  contentent  d'une  ré- 
serve annexée  à  leur  parc.  Ils  louent  le  surplus, 
moyennant  une  rente  annuelle  en  argent,  à  une 
excellente  race  de  fermiers  qui  occupe  dans  la 
constitution  britannique  une  situation  influente. 
Les  rapports  mutuels  des  deux  classes  sont  par- 
faits. Les  propriétaires  les  plus  recommandables 
tiennent  à  honneur  de  s'attacher  les  générations 


CH.  94.—  LES  INSTITUTIONS  PRIVEES  DE  L'ANGLETERRE  293 

successives  de  leurs  fermiers ,  sans  être  liés  par 
aucun  bail.  Cette  coutume  implique  des  senti- 
ments dont  la  tradition  se  perd  chez  nous  de  plus 
en  plus.  Aux  propriétaires  ruraux  appartiennent 
habituellement  les  chaumières  occupées  par  les 
ouvriers  attachés  en  permanence  aux  travaux  de 
leurs  domaines.  Beaucoup  d'entre  eux  possèdent 
en  outre ,  enclavés  dans  leurs  terres ,  les  bourgs 
où  se  trouvent  le  marché ,  les  auberges ,  les  mé- 
tiers et  les  professions  libérales  nécessaires  aune 
population  aisée. 

En  vertu  de  droits  traditionnels  ou  de  con- 
cessions déjà  anciennes,  la  majeure  partie  des 
gîtes  minéraux  est  attribuée  aux  particuliers ,  et 
peut  être  transmise ,  indépendamment  de  la  pro- 
priété superficielle.  Elle  est  habituellement  dans 
les  mains  des  propriétaires  ruraux.  Toutefois 
ceux-ci  exploitent  rarement  en  régie,  et  ils  con- 
cèdent les  mines ,  comme  les  carrières ,  moyen- 
nant une  redevance  proportionnelle  à  la  quantité 
des  produits  extraits  (36,  III).  Les  gîtes  minéraux 
qui  sont  la  source  des  plus  forts  revenus  appar- 
tiennent à  deux  catégories  principales,  savoir  : 
les  mines  de  cuivre ,  d'étain ,  de  plomb  et  d'ar- 
gent des  comtés  de  Gornouailles ,  de  Devon,  de 
Flint,  de  Derby,  d'Anglesea,  de  Wicklow,  du 
Gumberland,  du  Northumberland  ;  les  mines  de 
houille  et  de  fer  du  Northumberland,  du  Dur- 
ham ,  du  Yorkshire ,  du  Lancashire ,  du  Shrop- 


294    LIY.  YII,  l^*"  PARTIS  —  LB  CHOIX  DES  MODÈLES' 

shire,  du  Staffbrdshire  et  du  pays  de  iralles. 
EnÛD,  la  plupart  des  grands  propriétaires  ruraux 
possèdent  des  capitaux  considérables  placés  dans 
les  fonds  publics  et  dans  les  banques,  ou  engagés 
dans  une  multitude  d'entreprises  locales  créées 
avec  leur  patronage.  Les  maisons  solidement  éta- 
blies maintiennent  les  recettes  au-dessus  des  dé- 
penses. Elles  consacrent  une  partie  de  cet  excé- 
dant aux  améliorations  foncières ,  et  elles  versent 
le  surplus,  par  annuité,  chez  les  compagnies  d'as- 
surances sur  la  vie  (28,  XI) ,  chargées  de  payer 
un  douaire  aux  veuves  et  des  dots  aux  enfants 
puînés.  Les  pères  de  famille  se  préoccupent  beau- 
coup d'assurer  ainsi  l'avenir  de  la  famille  entière, 
et  souvent  des  engagements  formels  sont  stipu- 
lés, à  cet  égard,  au  contrat  de  mariage.  Ce  devoir 
accompU,  ils  instituent  par  testament  l'héritier  le 
plus  digne  de  perpétuer  les  bonnes  traditions  de 
la  famille  ;  puis  ils  poursuivent  leur  carrière  avec 
la  certitude  que  l'œuvre  des  aïeux  passera  sans 
ébranlement  à  une  nouvelle  génération. 

§  XV.  Les  occupations  des  grands  propriétaires  résidants. 

Le  propriétaire  anglais  qui  conduit  ainsi  sa  mai- 
son jouit  naturellement  d'une  grande  influence  ; 
mais  il  ne  saurait  s'en  servir  pour  opprimer  ses 
voisins,  car  tout  lui  conseille  de  garder  envers 
eux  des  ménagements  infinis.  Ainsi,  il  doit  se 
concilier  la  sympathie  des  électeurs  qui  confèrent 


CB.  54.  —  LES  INSTITUTIONS  PRIYÉES  DE  L'ANGLETERRE  295 

certaines  fonctions  publiques  et  la  présidence  des 
solennités  locales.  Il  a  besoin  de  conserver  ses 
bons  tenanciers  et  les  ouvriers  ruraux  attachés 
aux  domaines.  En  général,  il  a  plus  d'intérêt  à 
obtenir  les  suffrages  de  la  population  que  celle-ci 
n'en  a  à  gagner  sa  bienveillance.  Il  emploie  par 
conséquent  ses  nombreux  loisirs  à  gagner  la  fa- 
veur publique  ;  et ,  pour  y  réussir,  il  doit  contri- 
buer de  sa  personne  et  de  sa  bourse  aux  services 
du  culte ,  de  l'assistance ,  de  l'enseignement  pri- 
maire, de  la  police  locale  et  des  voies  de  commu- 
nication. C'est  grâce  à  cette  constante  sollicitude 
des  propriétaires  résidants ,  que  les  chemins  ru- 
raux sont  parfois  empierrés,  bordés  de  trottoirs 
et  éclairés  au  gaz,  avec  autant  de  soin  que  les 
rues  des  villes. 

Les  Anglais  d'une  condition  élevée  entrepren- 
nent souvent  des  voyages  d'instruction  sur  le 
Continent.  Ayant  une  connaissance  approfondie 
des  besoins  de  la  population  qui  les  entoure,  ils 
sont  parfaitement  préparés  à  faire  leur  profit  des 
bonnes  institutions  qu'ils  peuvent  rencontrer. 
C'est  ainsi  que  sont  journellement  importées, 
même  dans  les  très -petites  localités  du  Royaume- 
Uni,  une  multitude  d'améliorations  morales  ou 
matérielles ,  dont  l'origine  exotique  se  révèle  aux 
observateurs  attentifs. 

Les  résidants  ruraux  ne  sont  pas  obligés, 
comme  les  habitants  des  villes ,  de  gaspiller  leur 


2Ô6    LIV.  vil,  1"  PARTIE  —  LB  CHOIX  DES  MODÈLES 

temps  d'une  manière  improductive.  Après  avoir 
rempli  leurs  devoirs  privés,  ils  peuvent  encore 
exercer  beaucoup  de  fonctions  publiques  relevant 
de  la  Paroisse,  de  TUnion  de  Paroisses,  du  Comté, 
de  la  Province  et  de  l'État.  N'ayant  à  désirer  que 
l'estime  et  la  considération,  ils  sont  naturellement 
portés  à  remplir  ces  fonctions  à  titre  gratuit. 
Ainsi,  dans  l'admirable  régime  financier  (57,XVII) 
où  chaque  impôt  est  établi  en  regard  de  la  dé- 
pense correspondante,  les  populations  qui  sup- 
portent directement  le  poids  des  charges  locales 
apprécient  vivement  les  avantages  de  cette  gra- 
tuité. La  libre  transmission  des  biens  et  sa  con- 
séquence immédiate ,  le  classement  hiérarchique 
des  capacités ,  assurent  donc  aux  moindres  sub- 
divisions du  Royaume-Uni  le  bienfait  d'un  bon 
gouvernement  local ,  la  modération  de  l'impôt,  le 
bien-être  de  la  population  et  l'harmonie  des  inté- 
rêts. 

§  XVI.  Les  qualités  et  l'inlluence  des  grands  propriétaires 

résidants. 

A  la  faveur  de  ces  institutions ,  les  propriétaires 
ruraux  et  leurs  héritiers  contractent  des  habitudes 
laborieuses,  et  se  maintiennent  aisément  dans  la 
ligne  du  devoir.  Ceux  qui  s'en  écartent  voient  le 
vide  se  faire  autour  d'eux  et  les  honneurs  locaux 
passer  à  une  maison  voisine.  Celte  déchéance 
rend  bientôt  leur  situation  intolérable,  et  ils  se 


CH.  54.  —  LES  INSTITUTCONS  PRIVÉES  DE  L'ANGLETERRE  297 

trouvent  à  la  fin  conduits  à  céder  leur  domaine  à 
quelque  nouvel  enrichi  plus  digne  de  remplir  les 
devoirs  attachés  par  la  Coutume  à  la  possession 
du  sol.  L'opinion  se  montre  d'ailleurs  particuliè- 
rement sympathique  à  l'héritier  qui  tente  de  re- 
lever une  vieille  maison  de  la  décadence  amenée 
par  le  vice  ou  l'erreur  des  ancêtres. 

Quant  aux  autres  rejetons  de  la  famille ,  ils  sont 
soumis,  jusqu'à  l'époque  où  ils  embrassent  une 
carrière ,  aux  plus  fécondes  influences  qu'on  ait 
observées,  jusqu'à  ce  jour,  au  sein  des  sociétés 
riches  et  puissantes.  Plus  que  leur  frère  héritier, 
ils  sont  stimulés  au  travail  par  le  désir  de  conqué- 
rir une  situation  indépendante ,  et  ils  réussissent 
souvent  à  se  créer  une  plus  grande  fortune.  Les 
enfants  puînés  des  familles  rurales  fournissent  un 
excellent  personnel  pour  le  recrutement  de  l'É- 
glise ,  (Je  l'armée ,  de  la  flotte ,  de  la  magistrature , 
de  la  haute  administration  métropolitaine  et  colo- 
niale ,  pour  la  fondation  de  nouvelles  entreprises 
d'industrie  manufacturière  ou  de  commerce.  11  en 
est  de  même ,  au  surplus ,  pour  les  autres  classes 
de  la  société.  Les  familles  de  toute  condition, 
après  avoir  pourvu  à  leur  propre  recrutement, 
trouvent,  dans  de  nombreuses  colonies,  un  dé- 
bouché sans  limites. 

Les  propriétaires  résidants  de  l'Angleterre  sont 
rarement  surpassés  par  ceux  du  Continent  dans 
l'accomplissement  de  leur  mission  sociale.  Rame- 


298    LIY.  va,  1^  PARTIS  —  LE  CHOIX  DES  MODÈLES 

nés  sans  cesse  au  bien  par  la  pression  du  milieu 
où  ils  sont  placés,  ils  sont  très-aptes  à  conjurer  le 
mal.  Si  une  suite  de  mauvais  souverains  soumet- 
tait les  Anglais  aux  funestes  entraînements  que 
les  Français  subirent  pendant  le  dernier  siècle  de 
Tancien  régime,  on  peut  prévoir  que  les  races 
rurales  suffiraient  seules  à  repousser  cette  con- 
tagion. C'est  véritablement  dans  les  propriétaires 
ruraux  que  se  personnifient  aujourd'hui  les  plus 
hautes  qualités  de  l'Angleterre  :  l'aptitude  à  ré- 
primer la  corruption  et  à  propager  les  réformes  ; 
l'amour  de  la  liberté,  de  la  hiérarchie  et  de  la 
tradition  ;  l'esprit  de  tolérance  et  le  respect  de 
l'opinion  publique. 

§  XVII.  L'influence  croissante  des  manufacturiers 

et  des  commerçants. 

Les  classes  adonnées  aux  manufactures  et  au 
commerce  accroissent  incessamment,  par  leurs 
travaux,  l'activité  intérieure  et  la  prépondérance 
internationale  du  pays.  Ce  développement  extra- 
ordinaire a  pour  origine  principale  les  riches  bas- 
sins carbonifères  qui  fournissent  aux  nouvelles 
entreprises  la  chaleur,  la  force  motrice  et  l'outil 
(37,  VI);  mais  il  est  dû  aussi  aux  excellentes 
mœurs  qui  mettent  à  profit  ces  instruments  d'ac- 
tivité. Comme  les  propriétaires  ruraux,  les  com- 
merçants trouvent  leurs  principaux  moyens  de 
succès  dans  la  Liberté  testamentaire  et  la  fécon- 


CH.  54.  —  LES  INSTITUTIONS  PRIVÉES  DE  l' ANGLETERRE  299 

dite  du  mariage.  Chacun,  en  effet,  a  le  pouvoir 
de  choisir,  de  dresser,  puis  de  s'associer  celui  de 
ses  nombreux- enfants  qu'il  juge  le  plus  capable 
de  continuer  son  œuvre.  De  là  ces  solides  mai- 
sons, appliquées  sans  relâche,  pendant  une  suite 
de  générations,  à  la  poursuite  d'une  même  entre- 
prise sur  le  sol  britannique  ou  dans  les  contrées 
les  plus  lointaines  K  L'opinion  leur  a  toujours  ac- 
cordé un  appui  énergique  pour  assurer  autant  que 
possible ,  à  l'intérieur  et  au  dehors ,  la  réussite  de 
leurs  affaires  privées;  mais,  jusqu'à  ces  derniers 
temps,  elle  ne  leur  avait  guère  laissé  prendre 
part  aux  fonctions  du  gouvernement. 

La  réforme  de  1833  *  a  modifié ,  sous  ce  rap- 
port, l'ancien  ordre  de  choses.  Elle  a  admis  à  la 
Qiambre  des  commutes ,  dans  des  proportions 
plus  larges  que  par  le  passé  (60,  VII  et  VIII),  les 
représentants  des  grandes  cités  commerciales  et 
manufacturières.  Néanmoins  la  constitution  ainsi 
amendée  reste  assise  sur  ses  anciennes  bases. 
Les  propriétaires  ruraux,  qui  composent  presque 
exclusivement  la  Chambre  des  pairs,  conservent 
dans  l'autre  Chambre  une  prépondérance  réelle. 
Cette  situation  doit  vraisemblablement  se  main- 
tenir. Les  commerçants,  en  effet,  ont  des  inté- 
rêts exclusifs  et  tendent  en  certains  cas  à  se 

1  Voir  l'opinion  émise,  à  ce  sujet,  dans  une  pétition  adressée  au 
Sénat  en  1865  par  130  négociants  français.  (Note  de  1867.)  = 
î  Loi  dite  ;  English  reform  ad,  2  et  3,  Wiii.  IV,  c.  70. 


300    LIV.  VII,  1"  PARTIE  —  LE  CHOIX  DES  MODÈLES 

combattre  mutuellement.  Us  sont  donc  en  géné- 
ral moins  disposés  à  se  concerter  entre  eux 
qu'avec  les  propriétaires  ruraux;  car  ceux -ci  ^ 
plus  identifiés  avec  la  chose  publique  (34, 1),  sont 
les  alliés  naturels  de  toutes  les  professions.  La 
propriété  territoriale  n'est,  d'ailleurs,  fermée  à 
personne;  et,  là  comme  en  d'autres  pays,  elle  peut 
devenir  le  couronnement  de  toutes  les  carrières 
parcourues  avec  succès. 

§  XVIII.  Rétribution  large  et  inlluenccL  restreinte 
des  professions  libérales. 

L'opinion  se  montre,  en  Angleterre,  trés-bien- 
veillante  pour  les  mérites  qui  se  révèlent  dans 
les  professions  libérales.  On  se  plaît  à  payer  gé^ 
néreusement  les  travaux  et  les  services  des  in- 
génieurs, des  savants,  des  lettrés,  des  artistes, 
des  médecins  et  des  légistes  ;  mais  on  se  garde  en 
général  de  leur  attribuer,  en  dehors  de  la  spécia- 
lité professionnelle ,  un  rôle  actif  dans  le  gouver- 
nement delà  Paroisse,  du  Comté,  de  la  Province 
ou  de  l'État. 

Les  professions  qui,  à  première  vue,  semblent 
avoir  avec  l'art  de  gouverner  une  connexion  in- 
time, celles  de  l'avocat  et  du  journaliste,  par 
exemple ,  sont  rarement  un  titre  devant  les  élec- 
teurs chargés  de  choisir  les  membres  de  la  Cham- 
bre des  communes.  Les  grandes  villes,  où  leur 
influence  pourrait  le  mieux  s'exercer,  leur  pré- 


CH.'  54.  —  LES  INSTITOTIONS  PRIVÉES  DE  l'aNGLETERRE  301 

fèrent  presque  toujours ,  à  défaut  des  hautes  no- 
tabilités de  Fadministration  urbaine ,  de  simples 
commerçants  enrichis.  La  situation  change  lors- 
que, parvenues  à  la  richesse,  les  personnes  adon- 
nées aux  professions  libérales  font  Tacquisition 
d'un  domaine  rural.  Toutefois,  dans  ce  cas  même, 
l'opinion  reste  momentanément  en  méfiance  de 
la  direction  exclusive  donnée  antérieurement 
à  leurs  travaux.  Elle  confie  plus  volontiers  les 
fonctions  publiques  aux  propriétaires  ruraux  de 
vieille  souche  initiés ,  dès  le  début  de  leur  car- 
rière, à  tous  les  intérêts  de  la  Paroisse  et  du 
Comté. 

§  XIX.  Les  communautés  et  les  corporations. 

J'ai  déjà  cité  les  meilleures  associations  de 
l'Angleterre  (44, 1  à  III),  et  je  puis  maintenant 
signaler  en  peu  de  mots  celles  qui  tombent  en 
désuétude  et  celles  qui  tendent  à  se  développer. 
Les  anciennes  communautés  d'ouvriers  et  les 
corporations  fermées  ont  complètement  disparu , 
et  c'est  à  peine  si ,  de  loin  en  loin ,  les  derniers 
vestiges  de  communauté  subsistent  dans  les  pâ- 
turages indivis  de  quelques  Paroisses.  Toutes  ces 
institutions  sont  considérées  comme  incompa- 
tibles avec  les  vraies  lois  du  travail.  Les  ouvriers 
anglais ,  tout  en  suivant  avec  sollicitude  les  agita- 
tions françaises  de  1848,  ont  eux-mêmes  con- 
damné les  tendances  communistes  de  leurs  con*- 


302  LIV.  VII,  1"»  PARTU  —  LI  CHOIX  DIS  MODÈLES  ' 

frères  parisiens  (43,  II).  Les  théories  ayant  pour 
but  d'introduire  l'association  à  la  fois  dans  le  tra- 
vail et  dans  la  vie  domestique  (43,  IV),  ont  été 
repoussées  plus  vivement  encore  par  toutes  les 
classes  de  la  population. 

Les  sociétés  par  actions,  organisées  sans  privi- 
lèges, sous  un  régime  de  droit  commun,  abordent 
journellement  des  champs  de  travail  qui  étaient 
inaccessibles  aux  générations  précédentes.  Loin 
d'empiéter  sur  l'activité  individuelle,  elles  lui  cè- 
dent leurs  moindres  entreprises  (45,  X),  à  mesure 
que  les  familles  deviennent  plus  riches  et  plus 
habiles. 

Les  associations  privées  ayant  pour  objet  de 
soulager  la  misère  ou  d'en  tarir  les  sources ,  sont 
souvent  découragées  par  le  régime  légal  d'assis- 
tance (56,  II).  En  revanche,  les  corporations 
vouées  à  l'enseignement  supérieur  et  à  la  culture 
des  sciences  et  des  lettres  ne  sont  surpassées  par 
celles  d'aucun  autre  pays.  On  ne  saurait  trop  ad- 
mirer le  dévouement  qui  les  porte  à  combattre 
l'erreur  ou  à  mettre  en  évidence  la  vérité  dans 
l'ordre  poUtique  et  moral. 

§  XX.  L'utile  emploi  de  la  parole. 

L'art  de  la  parole  s'emploie  avec  une  puissance 
incomparable  à  propager  le  vrai  et  le  bien  jusque 
dans  les  classes  les  moins  lettrées,  et  chaque 
élément  de  la  vie  anglaise  concourt  à  cette  mis- 


CH.  54.  —  LES  INSTITUTIONS  PRIVÉES  DE  L'ANGLETERRE  303 

sion.  Toutes  les  réunions  sortant  du  cercle  de  la 
vie  domestique  sont  Toccasion  de  discours  qui 
traitent  des  questions  d'intérêt  public,  et  qui 
constituent  dans  leur  ensemble  une  des  branches 
les  plus  curieuses  de  la  littérature  nationale.  Les 
orateurs  qui  y  réussissent  le  mieux  sont  depuis 
longtemps  classés  au  premier  rang  par  l'opinion. 
Us  président  ces  solennités ,  dirigent  les  discus- 
sions et  y  maintiennent  par  leur  ascendant  le 
respect  des  convenances.  Beaucoup  d'hommes 
rompus  à  la  pratique  des  affaires  remplissent 
cette  utile  fonction  jusque  dans  les  moindres  lo- 
calités, et  ils  sont  toujours  prêts  à  faire  prévaloir 
la  vérité.  Ils  écartent  les  orateurs  de  profession, 
qui  ailleurs  défendent  sans  conviction  toutes  les 
causes,  et  qui  égarent  souvent  la  pensée  pu- 
blique, quand  les  hommes  compétents  ne  sont 
pas  exercés  à  soutenir  ce  genre  de  luttes.  On 
n'exige  point  toutefois  que  les  orateurs  se  tien- 
nent absolument  dans  les  limites  d'une  froide 
raison.  La  faveur  de  l'auditoire  est  ordinairement 
acquise  à  ceux  qui,  s'écartant  des  lieux  com- 
muns, donnent  à  leurs  discours  ce  tour  original 
et  légèrement  frondeur  que  le  mot  anglais  hu- 
mour peut  seul  exprimer.  On  admet  volontiers 
que,  dans  la  forme,  l'orateur  dépasse  un  peu  le 
but  pour  le  mieux  signaler. 

C'est  ainsi  qu'une  idée  neuve  qui ,  sur  le  Con- 
tinent, resterait  inutilement  enfouie  dans  le  livre 


304    UT.  TII,  l**  PltTn  —  LI  CHOIX  DES  MODÈLES 

OÙ  elle  s*est  produite ,  se  fait  promptement  jour 
en  Angleterre.  Cette  idée  n*est  point  seulement 
élaborée  par  les  classes  dirigeantes  :  elle  pénètre 
jusqu'au  sein  des  populations,  et  elle  provoque 
bientôt  dans  les  institutions  publiques  ou  privées 
une  utile  réforme.  La  constitution  britannique 
trouve  donc  un  moyen  de  stabilité  et  de  perfec- 
tionnement dans  les  associations  permanentes 
et  même  dans  les  réunions  fortuites  qui,  rappro- 
chant dans  un  but  libéral  les  personnes  de  toute 
condition ,  répandent  parmi  elles  les  idées  saines 
et  l'art  de  les  exprimer. 

S  XXI.  Les  abus  de  la  presse  conlorés  par  les  mœurs 

plus  que  par  les  lots. 

La  presse  s'attache  spécialement  à  mettre  en 
lumière  les  faits  dont  la  connaissance  est  utile  ou 
agréable  au  public.  Elle  est  l'organe  naturel  des 
classes  dirigeantes  et  de  leurs  orateurs.  Elle  pro- 
page sans  cesse  leurs  idées  dans  tous  les  rangs 
de  la  société.  Les  journaux  et  les  revues  périodi- 
ques offrent  également  leur  concours  à  une  autre 
catégorie  d'hommes  éminents  qui,  n'exerçant 
point  de  fonctions  publiques  et  ne  disposant  pas 
d'une  clientèle  d'auditeurs,  émettent  leurs  idées 
dans  des  ouvrages  spéciaux.  Les  journaux  anglais 
les  plus  répandus  se  contentent,  en  général,  de 
ce  rôle  modeste,  sans  avoir  la  prétention,  comme 
certains  grands  journaux  du  Continent,  de  de- 


CE.  54.  ^-  LES  INSTITUTIONS  PRIVÉES  DE  L'ANGLBTERRE  305 

venir  un  des  pouvoirs  de  FÉtat,  et  de  professer 
constamment ,  pendant  une  suite  de  générations , 
une  doctrine  qui  leur  soit  propre.  Ils  ne  restent 
point  étrangers  aux  luttes  des  partis  qui  se  dis- 
putent l'influence  et  le  pouvoir  ;  souvent  même 
ils  flattent  ceux  qui  leur  fournissent  la  meilleure 
clientèle.  Quant  aux  journalistes  de  profession,  ils 
sont  les  auxiliaires  et  non  les  guides  de  l'opinion 
publique.  Ils  n'entreprennent  une  mission  plus 
élevée  que  dans  les  cas  où  les  pouvoirs  constitués 
sont  frappés  de  défaillance  ou  manquent  à  leurs 
devoirs. 

Un  journal  anglais  gagne  la  faveur  de  ses 
lecteurs  en  leur  fournissant  des  renseignements 
utiles  pour  l'administration  des  affaires  privées , 
des  récits  développant  à  la  fois  l'intelligence  et 
le  sens  moral ,  enfin  des  faits  aidant  chacun  à  se 
former  une  conviction  sur  les  questions  d'inté- 
rêt général.  Quant  à  la  discussion  des  doctrines, 
elle  n'occupe  dans  le  journal  qu'une  place  peu 
considérable.  A  ce  sujet,  le  lecteur  attache  moins 
de  prix  aux  opinions  du  rédacteur  qu'aux  avis , 
longuement  motivés,  des  notabilités  compé- 
tentes. De  là,  les  habitudes  de  discussion  loyale, 
qui  sont  désignées  par  une  expression  <t  fair 
play  »  presque  caractéristique  pour  la  polé- 
mique anglaise,  et  qui  obligent,  en  général,  l'é- 
crivain le  plus  passionné  à  citer  d'abord  textuel- 
lement les  opinions  qu'il  veut  combattre.  On  n 


306    LIV.  VlI,  1^  PARTIE  -^   LE  CHOIX  DBS  MODÈLES 

serait  pas  fondé  à  conclure  de  ces  habitudes  que 
les  journalistes  anglais  sont  plus  moraux  ou  plus 
intelligents  que  ceux  du  Continent.  Comme  ces 
derniers ,  ils  sont  plus  désireux  de  conquérir  des 
abonnés  que  d'exercer  un  sacerdoce.  Ils  ne  se 
font  même  pas  faute  de  constituer  quelquefois 
des  coteries  exclusives  et  peu  libérales.  Mais  ils 
s'adressent  à  une  société  qui  est  peu  troublée  par 
les  discordes  civiles ,  et  qui ,  sur  chaque  question 
controversée,  tient  plus  à  connaître  la  vérité  qu'à 
voir  flatter  ses  passions.  Peut-être  même,  si  Ton 
compare  les  journalistes  de  l'Angleterre  à  ceux 
du  Continent,  trouverait-on  chez  eux,  en  balance 
de  la  supériorité  professionnelle  que  je  viens  de 
mentionner,  une  certaine  infériorité  littéraire 
qui  paraît  tenir  aux  différences  du  régime  d'en- 
seignement et  de  l'organisation  sociale  des  deux 
régions. 

En  France  et  en  Allemagne,  des  jeunes  gens, 
heureusement  doués  par  la  nature ,  auxquels  les 
professions  usuelles  eussent  donné  une  brillante 
carrière,  sont  poussés,  grâce  aux  excitations  de 
l'État,  vers  de  hautes  études  qui  deviennent  pour 
eux  une  impasse.  Ne  pouvant  se  créer  aucune 
situation  au  lieu  natal,  n'ayant  d'autre  débouché 
que  les  rangs  inférieurs  de  la  bureaucratie,  ils 
sont  naturellement  portés  vers  le  journalisme, 
qui  semble  leur  offrir  un  emploi  plus  lucratif 
de  leurs  talents.  En  Angleterre,  au  contraire. 


CH.  S4.  —  LES  INSTITUTIONS  PRIVÉES  DE  L' ANGLETERRE  307 

les  jeunes  gens  ne  subissent  qu'en  prévision 
d'une  carrière  assurée  les  dépenses  considéra- 
bles qu'impose  l'enseignement  supérieur.  Les 
plus  habiles  se  font  immédiatement  remarquer 
dans  une  multitude  de  fonctions  ou  de  corpo- 
rations locales.  Ils  trouvent  bientôt  dans  la  Pa- 
roisse, dans  le  Comté  ou  dans  la  Province  une 
situation  préférable  à  celle  d'un  rédacteur  de 
journal.  Le  rôle  éminent  de  la  presse  anglaise 
ne  saurait  donc  être  expliqué  par  la  supériorité 
de  ses  journalistes  :  il  n'est  que  le  reflet  de  la 
supériorité  du  public. 

On  commet  une  grande  erreur,  lorsqu'on  at- 
tribue directement  la  force  de  la  constitution 
britannique  à  la  liberté  de  la  presse.  Celle-ci 
concourt  très -efficacement  à  réprimer  les  abus, 
à  combattre  l'erreur  et  à  propager  la  vérité  ;  mais 
elle  est  moins  une  cause  qu'un  effet.  Les  légistes 
anglais  les  plus  compétents  affirment  que  le  ré- 
gime légal  de  la  presse  serait  encore  fort  restric- 
tif, si  les  mœurs  ne  l'avaient  laissé  peu  à  peu 
tomber  en  désuétude;  qu'il  autoriserait  même 
de  grandes  rigueurs,  en  présence  de  quelque 
nécessité  publique.  Le  caractère  bienfaisant  de  la 
presse  ne  résulte  donc  point ,  en  Angleterre ,  d'un 
texte  de  loi ,  mais  des  vertus  privées  qui  donnent 
tant  de  fécondité  aux  testaments,  au  travail,  à 
l'association  ,  et  aux  autres  institutions  du  pays. 


308    LIY.  YII,  l"'  PARTIE  —  LB  CHOIX  DBS  MODÈLBS 


§  XXII.  L^excellence  des  rapports  privés  souvent  compromise 
par  Tinvasion  du  paupérisme  manufacturier. 


En  ce  qui  concerne  l'ensemble  des  rapports 
privés,   FAngleterre   est  la   nation  qui  réussit 
le  mieux  à  fonder  sa  hiérarchie  sur  la  vertu ,  le 
talent  et  la  richesse.  Bien  inspirée  par  le  soin  de 
sa  grandeur,  elle  maintient ,  autant  que  possible, 
à  chaque  famille  Tillustration  et  l'influence  at- 
tachées par  les  aïeux  au  foyer  et  à  l'atelier.  Ce- 
pendant la  part  ainsi  faite  au  passé  n'entrave 
l'essor  d'aucune  force  chez  les  générations  con- 
temporaines. Sauf  une  seule  exception  (60,V)  que 
l'on  regarde  comme  justifiée  par  l'intérêt  public, 
l'autorité  n'est  jamais  conférée  par  privilège  aux 
familles -souches.  Leurs  rejetons  peuvent  comp- 
ter au  début  de  leur  carrière  sur  la  sympathie 
générale;  mais  ils  ne  la  conservent  qu'en  fai- 
sant preuve  d'aptitude  personnelle.  Au  milieu  de 
l'ardente  concurrence  qui  règne  dans  toutes  les 
branches  d'activité ,  la  prépondérance  reste  ac- 
quise, sans  distinction  de  caste,  aux  professions 
utiles ,  aux  talents  reconnus ,  aux  fortunes  hono- 
rables. Aujourd'hui,  plus  encore  qu'au   temps 
où  Montesquieu  en  faisait  la  remarque ,  tous  les 
Anglais  deviennent  égaux  en  s' élevant  par  leur 
mérite ,  et  ce  recrutement  spontané  de  la  classe 
dirigeante  se    trouve  singulièrement   aidé   par 


CH.  54.  —  LBS  INSTITUTIONS  PRIVÉES  DE  L'ANGLETERRE  309 

rorganisation  de  la  famille ,  du  travail  et  de  l'as- 
sociation. 

Cependant  j'ai  souvent  rencontré  le  mal,  chez 
ce  grand  peuple,  dans  le  cours  des  études  que  j'ai 
poursuivies  sans  interruption  de  1836  à  1862.  Je 
pourrais  même  montrer,  si  ce  détail  ne  sortait 
pas  de  mon  sujet,  que  l'Angleterre  a  subi  et  par- 
fois provoqué  certains  genres  de  corruption  qui 
se  développent  dans  notre  Occident  tout  entier. 
Ainsi,  par  exemple,  l'ordre  social,  bien  établi 
au  milieu  des  classes  rurales,  est  de  plus  en  plus 
troublé  parmi  les  populations  manufacturières. 
Comme  je  l'ai  précédemment  indiqué  (49,  V), 
l'Angleterre  a  donné  naissance  au  paupérisme, 
l'une  des  plaies  honteuses  de  l'Occident.  Malgré 
les  mesures  opposées  depuis  1833  à  l'invasion 
de  ce  fléau,  le  sol  britannique  en  reste  jusqu'à 
présent  le  principal  foyer.  Les  manufacturiers 
ne  cessent  pas  d'aggraver  le  mal  en  propageant 
le  funeste  régime  des  engagements  momenta- 
nés^, en  abaissant  la  mère  de  famille  à  la  con- 
dition d'ouvrier,  et,  ce  qui  résume  tout,  en 
abandonnant  les  traditions  du  patronage  (50,  V). 
L'Angleterre,  où  abondent  les  moyens  de  ré- 
forme, encourt,  par  ces  déplorables  exemples, 
une  grande  responsabilité  devant  l'Europe.  Ses 
classes   dirigeantes,  qui  comprennent  si  bien 

1  Les  Ouvriers  européens,  p.  16-17.  r 


310    UT.  Tll,  i^  PARTIS  —  LI  CHOIX  DES  MODÈLES 

pour  elles-mêmes  la  nécessité  de  l'ordre  mo- 
ral, ont  commis  une  faute  grave  en  laissant, 
pendant  un  demi  -  siècle ,  les  agglomérations 
manufacturières  privées  des  bienfaits  qui  en  éma- 
nent. Je  ferai  voir  bientôt,  au  surplus,  que  le 
contre -coup  de  ce  désordre  se  révèle  par  l'ex- 
tension donnée  à  la  taxe  des  pauvres,  cette 
grande  tache  des  institutions  locales  parmi  les- 
quelles je  vais  signaler  d'admirables  modèles. 

* 

§  XXIII.  Les  beaux  modèles  du  gouyemement  local. 

Le  gouvernement  local  de  l'Angleterre,  qui 
est  l'objet  des  cinq  chapitres  suivants ,  est  peu 
connu  en  France.  Il  diffère  beaucoup  de  ceux  que 
nous  prétendons  fonder,  depuis  1789,  sur  des 
constitutions  écrites ,  et  il  concilie  diverses  ten- 
dances que  nous  considérons  comme  incompati- 
bles. Il  repose  principalement  sur  la  Coutume,  et 
il  conserve  souvent ,  dans  ses  noms  et  dans  ses 
costumes ,  les  formes  du  moyen  ^e.  Il  montre 
cependant ,  plus  que  tel  autre  gouvernement  de 
fraîche  date ,  les  bonnes  tendances  qui  créent  la 
prospérité,  et  celles-ci  se  font  jour  incessam- 
ment par  de  solides  améliorations.  Les  institu- 
tions locales  se  modifient  peu  à  peu,  sous  la 
pression  des  mœurs  ou  de  la  loi,  pour  satisfaire 
à  tous  les  besoins  légitimes  ;  mais  la  société  reste 
inébranlable,  parce  qu'elle  s'appuie  sur  le  dé- 
vouement des  citoyens  unis  par  une  commune 


eu.  S5.  —  Là  paroisse  rurale  anglaise      311 

pensée  de  bien  public  ;  parce  que  Fautorité  s'in- 
carne, en  quelque  sorte,  dans  une  classe  diri- 
geante attachée  au  sol,  incorporée  à  la  population, 
identifiée  avec  tous  les  intérêts  du  pays. 


CHAPITRE  55 


APERÇU  DE   LA  PAROISSE   RURALE  ANGLAISE 


« 


§  I.  Le  gouyemement  direct  des  propriétaires  habitant 

la  Paroisse  rurale. 

La  Paroisse  rurale  anglaise  est  la  moindre 
unité  du  gouvernement  local.  C'est  une  circon- 
scription territoriale  déterminée  par  la  Coutume , 
ou  par  des  décisions  émanant  de  la  commission 
ecclésiastique,  de  Tévêque  et  du  Conseil  privé 
(54,  II  et  III;  60,  X).  Elle  a  pour  centre  l'é- 
glise consacrée  au  culte  anglican.  Elle  réunit  les 
familles  qui  y  pratiquent  en  commun  les  exercices 
de  piété. 

Sous  l'ancien  régime  européen,  la  Paroisse  an- 
glaise, comme  les  communes  rurales  actuelles 
du  Continent,  possédait  beaucoup  de  propriétés. 
Elle  gérait  une  foule  d'intérêts  communs,  et  avait 
par  suite  de  nombreuses  attributions  ;  mais ,  de- 
puis deux  siècles ,  le  mouvement  social  tend  in- 
cessamment à  les  restreindre.  En  général,  la  Pa- 


312    Liy.  VII,  l^  PARTIE   —    LE  CHOIX  DES  MODÈLES 

roisse  ne  possède  aujourd'hui  que  l'église,  le 
cimetière  et  les  chemins  publics.  Ses  attributions 
spéciales  se  réduisent  aux  trois  services  ayant 
pour  objet  Tusage  et  l'entretien  de  ces  établisse- 
ments. On  commence  même  à  reconnaître  la  con- 
venance d'enlever  à  la  Paroisse  une  partie  du 
service  de  ces  chemins.  Si  cette  réforme  préparée 
par  une  loi  récente  (57,  XIV)  s'accomplit,  la  Pa- 
roisse ,  revenue  en  quelque  sorte  à  son  point  de 
départ,  n'aura  plus  guère  d'autre  lien  que  l'exer- 
cice du  culte.  Enfin  elle  ne  serait  guère ,  à  vrai 
dire,  qu'une  association  privée  si  l'Angleterre, 
adoptant  le  régime  des  États-Unis  (12,  I),  re- 
nonçait à  classer  la  religion  au  nombre  des  ser- 
vices publics. 

La  Paroisse  rurale  d'Angleterre  voit  progres- 
sivement diminuer  son  humble  domaine;  mais 
elle  conserve  fermement  le  droit  de  gouverner  ce 
qui  lui  reste ,  sans  subir  le  contrôle  des  autorités 
préposées  aux  circonscriptions  d'un  ordre  plus 
élevé.  Cette  souveraineté  de  la  Paroisse  anglaise, 
exercée  dans  un  cercle  restreint,  est  l'organisation 
qui  m'a  le  plus  frappé  au  début  de  mes  études. 
Je  l'ai  retrouvée  successivement  dans  les  pro- 
vinces slaves,  Scandinaves  et  allemandes,  dans  les 
Pays-Bas,  en  Suisse,  en  Italie  et  en  Espagne.  J'ai 
compris  alors  qu'elle  formait  l'un  des  traits  domi- 
nants des  gouvernements  locaux  de  l'Europe.  La 
France  seule,  dans  ces  deux  derniers  siècles,  s'est 


GH.  55.  —  Là  pàroissb  rurale  anglaise      313 

écartée  de  cette  tradition.  Depuis  la  révolution , 
tous  nos  gouvernements,  exagérant  encore  les 
erreurs  de  Tancien  régime ,  s'appliquent  sans  re- 
lâche, et  à  multiplier  les  attributions  des  com- 
munes rurales  (65,  XXIV),  et  à  renforcer  la  dan-* 
gereuse  direction  exercée  par  TÉtat. 

§  II.  Le  Veairy,  corps  souverain  de  la  Paroisse. 

Le  corps  souverain  de  la  Paroisse  se  nomme 
Vestry  :  c'est  le  nom  même  de  la  sacristie,  où  il  se 
réunit  pour  éviter  la  dépense  qu'exigerait  la  con- 
struction d'un  bâtiment  spécial.  Il  est  formé  de 
tous  les  habitants  prenant  part  au  paiement  des 
taxes  que  la  Paroisse  doit  à  la  fois  recueillir  et 
employer.  L'organisation  du  Vestry  se  fonde  sur  le 
taux  du  loyer  des  immeubles  possédés  ou  occupés 
par  les  familles.  C'est  l'élément  financier  appelé 
en  Angleterre  Rent,  et  en  France  revenu  impo- 
sable. Ce  taux  lui-même  est  déterminé  annuelle- 
ment par  un  rôle  dressé  selon  des  formes  légales 
(57,  XVII)  qui  offrent  toute  garantie  aux  inté- 
ressés. Les  contribuables  taxés  pour  un  revenu 
inférieur  à  1,250  francs  disposent  d'une  voix 
dans  les  réunions  du  Vestry  ;  une  voix  de  plus 
est  accordée  pour  chaque  supplément  de  revenu 
de  500  francs*,  sans  que  le  nombre  total  de  voix 

1  Rapport,  déjà  cité  (53,  IX J,  présenté  aux  Chambres  de  Bel- 
gique. —  Les  chiffres  de  cette  nature  que  j'ai  recueillis  dans  le 
cours  de  mes  voyages  en  Angleterre,  ne  se  sont  pas  toujours  trou- 

9* 


314  UT.  TU,  !>•  PÂsm  —  u  Cfloa  dss  modèles 

dépasse  jamais  six;  ce  maximum  du  droit  de 
vote  est  donc  habituellement  acquis  aux  citoyens 
possédant  ou  occupant,  dans  la  Paroisse,  des  im- 
meubles d'une  valeur  locative  de  3,750  francs. 
'L'impôt  nommé  en  France  Octroi  étant  repoussé 
avec  raison  par  le  génie  britannique ,  toutes  les 
taxes  locales  sont  directes ,  proportionnelles  à  la 
Rent,  et  fixées,  pour  la  plupart,  séparément  dans 
chaque  spécialité  de  dépense. 

L'Etat  n'intervient  aucunement  dans  l'emploi 
des  taxes  levées  par  la  Paroisse;  mais  il  fixe  la 
destination  qui  peut  leur  être  donnée  et  le  maxi- 
mum qu'elles  ne  doivent  pas  dépasser.  Il  se  ré- 
serve à  plus  forte  raison  le  droit  d'autoriser  les 
emprunts.  Enfin  il  règle,  par  des  lois  générales , 
les  garanties  que  les  individus  peuvent  invoquer 
contre  les  décisions  de  la  majorité  et  contre  cer- 
tains actes  des  agents  paroissiaux.  Il  laisse,  en  un 
mot ,  aux  Paroisses  une  véritable  souveraineté  ; 
mais  il  en  restreint  fermement  les  limites ,  pour 
garantir  de  tout  empiétement  les  droits  de  la  na- 
tion comme  ceux  de  l'individu. 

vés  d'accord  avec  ceux  qu'indiquent  d'autres  ouvrages  écrits  à 
une  époque  comparativement  récente,  et  où  Ton  a  pu  tenir  compte 
des  modifications  introduites  dans  ces  derniers  temps  par  les  actes 
du  Parlement.  Dans  les  cas  où  j'ai  constaté  un  tel  désaccord,  j'ai 
adopté,  en  citant  l'auteur,  les  chiffres  qui  m'ont  paru  le  plus 
dignes  de  confiance.  La  constitution  britannique  est  très-variable 
dans  ses  détails,  bien  que  fixe  dans  son  esprit  (61 ,  XII]  ;  et  là 
se  trouve  la  principale  difficulté  de  toute  étude  approfondie  sur 
ce  sujet. 


CH.   55.  —  LA  PAROISSE  RURALE  ANGLAISE         315 
§  III.  Les  fonctionnaires  institués  par  le  Vestry.  ' 

Le  Vestry  a  toute  autorité  sur  les  trois  ser- 
vices indiqués  ci-dessus.  Il  ne  l'exerce  jamais  di- 
rectement, afin  d'éviter  les  discordes  intestines 
et  les  pertes  de  temps;  d'un  autre  côté,  il  ne  la 
délègue  guère  à  un  seul  agent ,  afin  de  conjurer 
autant  que  possible  les  excès  de  pouvoir.  Il  insti- 
tue en  général  trois  autorités  distinctes  qui,  étant 
tenues  de  remplir  gratuitement  leurs  fonctions 
pendant  une  année ,  ne  peuvent  être  réélues  que 
de  leur  consentement. 

Le  Church'Warden,  nommé  par  le  Vestry,  se 
concerte  avec  le  collègue  choisi  par  le  ministre 
pour  régler  les  recettes  et  les  dépenses  du  culte 
officiel.  Ces  deux  fonctionnaires  lèvent  l'impôt 
(Church-rate,  54,  H  et  III),  et  ils  l'emploient  pour 
le  service  de  l'église.  Un  comité  spécial  (Burial- 
Board)  préside,  dans  la  plupart  des  Paroisses,  à 
la  surveillance  des  inhumations  et  à  l'entretien 
du  cimetière.  Enfin,  le  troisième  fonctionnaire, 
nommé  Highway  -surveyor  ou  Way-warden,  sur- 
veille la  construction  et  l'entretien  des  chemins 
paroissiaux.  Le  Highw^ay - surveyor  doit  posséder 
en  propre  un  immeuble  donnant  un  revenu  an- 
nuel de  250  fr.,  ou  occuper  un  immeuble  d'un 
loyer  de  500  f r  ,  ou  enfin  posséder  une  propriété 
mobilière  de  2,500  fr.  Il  est  passible  d'une  amende 
de  500  fr.  s'il  refuse  de  remplir  le  devoir  que 


316    LIT.  VII^  l^^  PARTIS  —   LE  CHOIX  DES  MODÈLES 

l'élection  lui  a  imposé.  Indépendamment  de  sa 
mission  principale ,  il  a  diverses  obligations  défi- 
nies par  la  loi  organique  de  1836  (5  et  6,  Will. 
IV,  c.  50),  notamment  celle  de  placer  à  tous  les 
carrefours  des  inscriptions  indiquant  le  chemin 
aux  voyageurs.  Plusieurs  Paroisses  peuvent  se 
réunir  pour  entretenir  en  commun  leurs  che- 
mins, et  elles  peuvent  confier  ce  service  à  des 
agents  salariés.  Une  taxe  (Highway-rate)  est 
votée  par  le  Vestry  pour  le  service  des  voies  pa- 
roissiales ;  elle  est  levée  et  employée  sous  la  sur- 
veillance du  même  fonctionnaire. 

§  IV.  Simplicité  de  radmlnlstration  paroissiale. 

Dans  la  pratique,  cette  organisation  de  la  Pa- 
roisse rurale  se  simplifie  singulièrement,  en 
raison  de  Fintérêt  qui  porte  le  Vestry  à  réduire 
ses  charges  et  les  fonctionnaires  à  épargner  leur 
peine.  A  cet  égard,  l'expérience  a  indiqué  une 
multitude  de  combinaisons  fort  efficaces ,  surtout 
dans  les  pays  de  grande  propriété.  Je  connais 
telle  Paroisse  où  un  seul  Church-warden,  devenu 
inamovible  par  la  confiance  de  ces  concitoyens, 
se  concerte  directement  avec  le  ministre  pour 
entretenir  l'église  et  le  cimetière,  sans  recourir 
à  l'impôt,  grâce  aux  revenus  d'une  ancienne  do- 
tation et  aux  subsides  fournis  par  les  familles. 
J'en  connais  une  autre  où  deux  fermiers,  formant 
les  seuls  contribuables  de  la  Paroisse ,  entretien- 


CH.    55.  —  LA  PAROISSE  RURALE  ANGLAISE         317 

nent  tous  les  chemins,  au  moyen  de  leurs  ouvriers 
et  de  leurs  attelages ,  sans  lever  aucune  taxe ,  sans 
rendre  aucun  compte ,  et  sans  subir  aucun  autre 
contrôle  que  celui  du  public  intéressé  à  jouir 
d'une  bonne  viabilité.  Ces  simplifications,  dont  la 
tradition  est  oubliée  en  France,  surgissent  spon- 
tanément de  tous  les  systèmes  de  gouvernement 
où  la  dépense  est  réglée  par  les  contribuables. 

S  V.  Les  rapports  de  la  Paroisse  avec  Tautorité  supérieure 

et  les  administrés. 

La  Paroisse  rurale ,  après  avoir  pourvu  à  l'ad- 
ministration de  ses  propres  affaires,  est  tenue, 
comme  je  l'indiquerai  dans  les  chapitres  suivants, 
de  seconder,  dans  l'exécution  de  certains  ser- 
vices, les  autorités  d'un  ordre  plus  élevé.  Quel- 
ques-uns, en  effet,  tels  que  l'assistance  des  pauvres 
et  la  tenue  des  registres  de  l'état  civil,  ont  été 
récemment  enlevés  à  la  Paroisse  pour  être  ratta- 
chés aune  circonscription  plus  étendue;  d'autres, 
tels  que  l'évaluation  du  revenu  imposable  des 
immeubles ,  et  la  confection  des  listes  d'électeurs 
pour  la  nomination  des  membres  de  la  Chambre 
des  communes,  ont  toujours  été  remplis  sous  la 
haute  direction  de  l'État  et  du  Comté. 

En  même  temps  qu'on  a  toujours  défendu  la 
Paroisse  contre  les  empiétements  des  autorités 
supérieures,  on  n'a  jamais  permis  que,  de  son 
côté ,  elle  entreprit  rien  contre  le  domaine  de  la 


318    UT.  TIl,  l**  PâRTII  —  LI  dOIX  DKS  MODÈLES 

vie  privée.  Cest  ainsi,  par  exemple,  que  le  Vestry 
laisse  toujours  aux  familles ,  aux  associations  pri- 
vées, ou  aux  dépositaires  de  dons  et  legs,  le  soin 
de  subvenir  à  leur  gré  aux  frais  des  cultes  dissi- 
dents et  de  renseignement  primaire.  Il  leur  laisse 
également  toute  liberté  pour  rattacher  ces  ser- 
vices à  des  circonscriptions  territoriales  plus 
étendues  que  celle  de  la  Paroisse. 


CHAPITRE  56 

APERÇU   DES  UNIONS  ANGLAISES  DE  PAROISSES 

S  I.  L'Union,  Fasslstanee  des  pauvres  et  le  ^Vorktaoose. 

L'Union  est  une  circonscription  territoriale  in- 
termédiaire entre  la  Paroisse  et  le  Comté ,  ayant 
pour  centre  le  Workhouse  (maison  de  travail), 
c'est-à-dire  l'établissement  dans  lequel  s'exerce 
principalement,  d'après  les  règlements  nouveaux, 
l'assistance  des  pauvres.  Elle  a  été  instituée  en 
1834  par  une  loi  (5  et  6 ,  Will.  IV,  c.  76)  qui  lui  a 
attribué  ce  pénible  service,  confié  jusque -là  aux 
Paroisses.  Selon  la  judicieuse  méthode  du  Par- 
lement, cette  circonscription  a  été  créée  à  titre 
d'essai.  Elle  garde  encore  un  caractère  provisoire, 
après  avoir  été  amendée  ou  prorogée  par  une 


CH.  56.  —  l'union  anglaise  de  paroisses     319 

multitude  de  lois.  11  existe  627  Unions  *  groupant 
chacune  en  moyenne  23  Paroisses.  L'assistance 
des  pauvres  continue,  en  outre,  à  s'exercer  sépa- 
rément dans  139  Paroisses,  où  une  réforme  avait 
été  antérieurement  accomplie. 

Le  service  de  l'assistance  est  essentiel  à  toutes 
les  constitutions  sociales.  11  s'y  présente  avec  des 
formes  très-différentes,  et  il  est  en  général,  pour 
chacune  d'elles,  un  élément  caractéristique.  L'An- 
gleterre est  la  contrée  de  l'Europe  dans  laquelle 
l'assistance  des  pauvres  est  le  moins  liée  à  la  vie 
privée,  absorbe  les  sommes  les  plus  considérables, 
et  prend,  par  ces  deux  motifs,  au  plus  haut  degré 
le  caractère  d'une  institution  publique.  C'est  par 
là  que  se  révèle  surtout  aux  esprits  attentifs  le 
vice  principal  des  rapports  sociaux  de  l'Angle- 
terre. Si  l'on  tient  compte  des  vicissitudes  que 
l'institution  a  subies  depuis  trois  siècles  et  de 
l'incertitude  qui,  après  une  si  longue  expérience, 
pèse  encore  sur  son  avenir,  on  comprendra  que 
la  difficulté  est  aujourd'hui  plus  grande  que  ja- 
mais. 

§  II.  L'ancien  régime  de  Fassistance. 

La  législation  compliquée  qui  régit  la  distri- 
bution des  secours  aux  indigents  a. pris  nais- 

1  J'ai  recueilli  à  ce  sujet,  à  diverses  époques,  des  chiffres  diffé- 
rents; les  trois  nombres  que  je  rapporte  ici  sont  extraits  du  rap- 
port belge  cité  (53,  IX). 


320    LIY.  YII,  l^*  PARTIE  —   LB  CHOIX  DES  MODÈLES 

sance ,  en  Angleterre ,  au  milieu  de  la  corruption 
qui  se  développa,  au  xvi*  siècle ,  sous  la  dynastie 
desTudors,  en  même  temps  qu'elle  se  produisait 
en  France  sous  les  derniers  Valois  (9,  VI).  Les 
classes  dirigeantes  de  TÂngletérre  manquèrent 
alors  doublement  à  leur  devoir.  Elles  dilapidèrent 
les  fondations  catholiques  antérieurement  appli- 
quées à  Tassistance  des  pauvres ,  et  elles  perdi- 
rent, par  suite  de  la  résidence  habituelle  des 
nobles  à  la  cour  luxueuse  de  Henri  VIII ,  les  an- 
tiques traditions  de  patronage.  Pour  remédier 
d'abord  aux  désordres  qui  furent  la  conséquence 
de  cet  abandon  des  localités,  les  autorités  ne  trou- 
vèrent, dit -on,  d'autre  moyen  que  de  mettre 
à  mort  *  les  vagabonds  qui  troublaient  Tordre 
public.  Un  gouvernement  plus  régulier  s'étant 
établi,  on  comprit,  vers  la  fin  du  règne  d'Elisa- 
beth ,  la  nécessité  d'imposer  par  la  loi  la  pratique 
d'assistance  qui  ne  surgissait  plus  spontanément 
de  la  résidence  des  riches  et  des  inspirations  de 
l'esprit  chrétien. 

Telle  fut  l'origine  de  la  loi  organique  de  1601 
(43,  Eliz.,  c.  2).  Cette  loi  enjoignait  aux  proprié- 
taires et  aux  tenanciers  de  fournir  des  moyens 
d'existence  aux  personnes  de  la  Paroisse  hors 
d'état  de  s'en  procurer  elles-mêmes.  Elle  con- 

1  Je  cite,  sous  toute  réserve,  ce  trait  peu  probable,  qui  m^a  été 
souvent  signalé,  et  au  sujet  duquel  je  n'ai  fait  personnellement  au- 
cune recherche. 


CH.  56.  —  l'union  anglaise  de  paroisses     321 

fiait  aux  contribuables  obligés  de  supporter  cette 
charge  le  soin  de  choisir  les  officiers  nommés 
Overseers  qui,  au  nombre  de  trois  ou  quatre,  se 
concerteraient  avec  les  Church  -  wardens  (  54 ,  II) 
pour  lever  l'impôt  nécessaire  et  distribuer  les 
secours.  Elle  prescrivait  le  travail  aux  pauvres 
secourus  qui  en  seraient  capables.  Elle  posait  en 
principe  que  la  taxe  des  pauvres  serait  propor- 
tionnelle à  la  valeur  locative  des  immeubles  occu- 
pés. Elle  réglait  les  contraintes  à  exercer  sur  les 
contribuables  récalcitrants.  Enfin,  elle  assurait  à 
ces  derniers  les  garanties  nécessaires  contre  une 
taxation  injuste. 

Ces  principes  fondamentaux  du  système  n'ont 
pas  cessé  depuis  lors  d'être  en  vigueur.  Cependant 
ils  ont  subi  dans  l'application  des  changements 
qui,  d'une  époque  à  l'autre,  ont  notablement  mo- 
difié le  caractère  de  l'institution. 

§  III.  Les  modifications  successives  du  régime. 

Dans  l'origine,  les  personnes  obligées  de  payer 
la  taxe  et  d'en  opérer  la  répartition  songè- 
rent peu  à  imposer  le  travail  à  ceux  qui  étaient 
secourus.  Mais  elles  comprirent  bientôt  que  le 
iroit  à  l'assistance  entraînerait  la  destruction  de 
a  propriété,  s'il  n'était  tempéré  par  ce  correctif 
combiné  avec  une  sévère  surveillance.  Pour  écar- 
;er  de  la  liste  des  pauvres  ceux  qui  s'y  faisaient 
nscrire  par  paresse  et  par  supercherie ,  on  cessa 


322    LIY.  YII,  l'^'  PARTIS  —  LB  CHOIX  DES  MODÈLES 

de  distribuer  des  secours  à  domicile.  On  mit  peie^ 
à  peu  les  indigents  en  demeure  de  renoncer  à 
Tassistance  ou  de  travailler,  soit  dans  les  ateliers 
ruraux  organisés  à  cet  efiet,  soit  dans  des  établis- 
sements spéciaux  qui  furent  alors  nommés  Poor- 
houses.  L'expérience  ayant  démontré  que  ce 
système  était  le  contre -poids  nécessaire  d'un 
principe  trop  absolu,  le  régime  des  Poorhouses 
fut  généralisé,  en  1723  (9,  Georg.  I,  c.  7),  par  une 
loi  qui  autorisa  plusieurs  Paroisses  à  se  constituer 
en  corporation  pour  faire  en  commun  de  tels  éta- 
blissements. 

Cette  réforme  réduisit  dans  une  proportion 
considérable  les  charges  de  l'assistance.  Toute- 
fois, en  pareille  matière,  il  est  difficile  de  concilier 
les  exigences  de  l'humanité  avec  celles  de  l'inté- 
rêt public.  Les  administrations  locales  exagérè- 
rent souvent ,  vers  la  fin  du  xvni*  siècle ,  le  prin- 
cipe modérateur  de  1723.  Les  Overseers refusèrent 
rigoureusement  toute  assistance,  en  dehors  du 
système  légal  ;  et  l'on  vit  parfois  périr  les  mem- 
bres d'une  même  famille  qui ,  voulant  avant  tout 
rester  ensemble ,  ne  consentaient  point  à  se  sé- 
parer pour  être  soumis  isolément  au  régime  des 
Poorhouses. 

Émue  des  scandales  auxquels  donnait  lieu  cet 
état  de  choses,  l'opinion  publique,  stimulée,  selon 
toute  apparence,  par  les  événements  qui  s'accom- 
plissaient sur  le  Continent,  provoqua  en  1795 


CH.  55.  —  l'union  anglaise  de  paroisses     3*23 

(38,  Georg.  III,  c.  23)  une  nouvelle  réforme. 
Celle-ci,  sans  abroger  les  dispositions  tutélaires 
de  1723,  rétablissait,  avec  certaines  garanties, 
Tallocation  temporaire  des  secours  à  domicile. 
Les  Overseers  furent  formellement  autorisés  à 
accorder  ce  genre  de  secours.  En  cas  de  refus 
non  justifié  de  la  part  de  ces  derniers,  chaque 
Magistrale  (57,  IV)  reçut  le  pouvoir  d'assister  les 
réclamants ,  aux  frais  des  Paroisses ,  pendant  la 
durée  d'un  mois.  Les  mêmes  préoccupations  con- 
tinuant à  se  manifester  avec  plus  de  force,  une 
loi  de  1814  (55,  Georg.  III,  c.  137)  autorisa  cha- 
que Magistrate  à  accorder  des  allocations  de  trois 
mois.  Deux  Magislrates  réunis  purent  d'ailleurs 
assurer,  pendant  six  mois,  la  subsistance  des 
pauvres  repoussés  par  les  Overseers.  Malgré  ces 
améliorations,  les  plaintes  soulevées  par  ce  ré- 
gime d'assistance  ne  cessèrent  pas  de  se  pro- 
duire. Elles  prirent  une  nouvelle  vivacité  après 
les  événements  de  1830.  Sous  l'impulsion  des 
idées  qui  agitaient  alors  le  Continent,  plusieurs 
écrivains  critiquèrent  vivement  la  dureté  avec  la- 
quelle certaines  Paroisses  éludaient  les  obliga- 
tions qui  leur  étaient  imposées. 

C'est  à  la  suite  d'une  longue  enquête,  poursui- 
vie dans  cette  direction  d'idées ,  que  furent  pro- 
mulguées successivement,  en  1834  (4  et  5,  Will. 
IV,  c.  76)  et  en  1835  (5  et  6,  Will.  IV,  c.  69),  les 
lois  qui  ont  posé  les  bases  d'un  régime  nouveau , 


324    LIY.  YIl,  1<^  PARTIE   —  LE  CHOIX  DES  MODÈLES 

savoir  :  la  centralisation  de  la  surveillance  dans-^ 
les  trois  capitales  du  Royaume-Uni,  et  la  centra- 
lisation des  services  locaux  dans  des  Unions  de  - 
paroisses  spécialement  instituées  pour  ce  service. 
Les  législateurs  anglais  ne  considérèrent  point, 
tant  s'en  faut,  cette  nouvelle  œuvre  comme  par- 
faite ,  surtout  en  ce  qui  concerne  la  centralisation" 
provinciale  (59,  VI).  Ils  ne  l'avaient  d'abord  éta- 
blie que  pour  cinq  années  ;  mais ,  placés  en  pré- 
sence des  mêmes  difficultés,  ils  ont  déjà  prorogé 
ce  terme  par  sept  lois  postérieures,  en  conservant 
à  l'institution  son  caractère  provisoire. 

§  IV.  Le  régime  actuel. 

Le  régime  de  l'assistance  publique  comprend 
aujourd'hui  en  Angleterre  quatre  sortes  d*institu- 
tions ,  savoir  :  i^  à  Londres ,  une  administration 
centrale,  dite  Poor  law  board;  2<*  dans  chaque 
Union  de  paroisses,  un  comité  d'administrateurs, 
dit  Board  of  guardians,  qui  se  réunit  dans  le 
Workhouse  fondé  et  entretenu  à  frais  communs 
par  toutes  les  Paroisses  de  l'Union  ;  3<>  dans  les 
villes  populeuses ,  des  asiles  et  des  écoles  de  dis- 
trict, distincts  de  ceux  des  Workhouses,  et  admi- 
nistrés par  des  commissaires  spéciaux  relevant 
du  Board  of  guardians;  ¥  enfin,  dans  chaque 
Paroisse,  des  inspecteurs  des  pauvres  dits  Over- 
seers,  et  des  collecteurs  d'impôts  dits  Collectors 


CH.  56.  — '■  l'union  anglaise  de  paroisses     325 

€>  fraies,  chargés  de  seconder,  dans  cette  Paroisse, 
l'œuvre  de  Guardians. 

Les  Poor  law  commissioners  veillent ,  pour 
toute  TAngleterre ,  à  l'exécution  des  lois  concer- 
xiant  l'assistance  des  pauvres.  La  partie  active  de 
ce  comité  comprend  habituellement  un  président 
rétribué,  et  un  certain  nombre  de  membres  que 
le  souverain  nomme  par  lettres  patentes  ou  par 
icommission.  Le  lord  président  du  Conseil  privé  \ 
le  lord  du  sceau  privé,  le  secrétaire  d'État  de  l'in- 
térieur et  le  chancelier  de  l'Échiquier,  en  font  de 
droit  partie,  pour  y  exercer,  au  besoin,  une  haute 
direction.  Ils  se  concertent  avec  les  lords  de  la 
trésorerie  pour  nommer  leurs  deux  secrétaires 
et  les  autres  fonctionnaires  salariés  qui  adminis- 
trent ,  contrôlent  ou  inspectent  le  service  confié 
aux  Commissioners.  Ils  déterminent  le  nombre 
des  Guardians  que  chaque  Paroisse  doit  envoyer 
à  l'Union,  et  le  taux  du  loyer  à  partir  duquel  on 
devient  éligible  pour  cette  fonction.  Ils  fixent  le 
traitement  des  fonctionnaires  nommés  par  le 
Board  of  guardians,  et  ont  le  droit  de  révoquer 
ceux  qui  manqueraient  à  leur  devoir.  Ils  auto^ 
risent ,  s'ils  le  jugent  convenable ,  en  dehors  des 
Workhouses  la  création  des  asiles  et  des  écoles 

1  Pour  éviter  la  confusion,  je  ne  crois  pas  devoir  placer  à  la 
suite  de  chaque  terme  le  numéro  du  chapitre  ou  du  paragraphe 
où  il  est  défini;  le  lecteur  suppléera  aisément  à  cette  lacune  et 
comprendra,  par  exemple,  que  cette  fonction  doit  être  décrite  au 
chapitre  du  Gouvernement  central  (  60,  XIII  ). 

RÉFORME  SOCIALE.  111   —  10 


326    LIY.  Yll ,  1^  PARTIE  —  LB  CHOIX  DES  MODÈLES 

de  district  ;  ils  fixent  le  nombre  des  commissaires 
qui  dirigent  ces  établissements  et  le  salaire  des 
agents  qui  y  sont  employés  ;  ils  font  ou  approu- 
vent les  règlements  que  ces  agents  sont  chargés 
d'appliquer.  Ils  nomment  les  fonctionnaires  (Au- 
diiors)  qui  doivent  contrôler  les  comptes  des 
Unions,  des  Paroisses,  des  asiles  et  des  écoles  de 
district.  Enfin ,  ils  présentent  chaque  année ,  sur 
l'ensemble  des  services ,  un  rapport  qui  est  sou- 
mis aux  deux  chambres  du  Parlement. 

Les  Boards  of  guardians  sont  la  cheville  ou- 
vrière du  système.  Le  nombre  des  membres  de 
ces  corporations  est  habituellement  supérieur  à 
soixante.  Les  Guardians  ne  reçoivent  point  de 
rétribution,  et  se  recrutent  surtout  parmi  les 
propriétaires  influents  de  l'Union.  Les  Magis- 
trales de  la  localité  font  de  droit  partie  de  la  cor- 
poration. Les  Guardians  sont  élus  pour  cinq  ans 
par  les  propriétaires  et  les  locataires  de  biens  im- 
posés à  la  taxe  des  pauvres.  Un  immeuble  d'un 
revenu  annuel  inférieur  à  1,250  francs  donne 
une  voix  à  l'électeur.  Chaque  supplément  de  re- 
venu de  1 ,250  francs  donne  droit  à  une  voix  de 
plus ,  sans  que  le  nombre  des  voix  puisse  dépas- 
ser six. 

Les  Guardians  se  chargent,  avec  le  concours 
des  Overseers,  de  recevoir  les  personnes  qui  ré- 
clament des  secours.  Ils  décident,  en  faisant  au 
besoin  une  enquête,  s'il  y  a  lieu  d'accorder  l'un  ou 


CH.    66.  —  L*UN10N  ANGLAISE  DE  PAROISSES       327 

Pautre  des  deux  modes  d'assistance ,  savoir  :  les 
secours  à  Tintérieur  du  Workhouse  (In  door  re- 
lief) ^  ou  les  secours  à  l'extérieur  {Oui  door  re- 
lief). Ils  surveillent  personnellement,  à  tour  de 
rôle,  le  Workhouse  et  ses  dépendances.  Ils  nom- 
ment et  contrôlent  les  agents  salariés  préposés 
aux  nombreux  détails  du  service  de  cet  établis- 
sement. Parmi  ces  agents  figurent  :  le  secrétaire 
du  comité  {Clerk  io  the  guardians) ,  le  trésorier 
{Treasurer  of  the  union) ^  le  chapelain  (Chap- 
lain)j  le  médecin  de  la  maison  de  travail  {Médi- 
cal officer  for  the  Workhouse) ^  le  médecin  de 
district  (District  médical  officer) ,  le  directeur 
de  la  maison  {Master  of  the  Workhouse) ,  la  direc- 
trice du  département  des  femmes  et  des  filles 
(Matron  of  the  Workhouse)  ^  le  maître  d'école 
(Schoolmaster)  ^  la  maîtresse  d'école  (Schoolmis- 
tress)y  le  portier  (Porter)^  la  garde-malade  (Nurse), 
les  agents  visiteurs  (Relieving  officers),  le  surveil- 
lant des  travaux  extérieurs  {Superintendant  of  oui 
door  labour), 

§  V.  Les  divers  services  du  Workhouse. 

Les  services  accumulés  dans  un  Workhouse 
rural  sont  donc  fort  nombreux  et  constituent  un 
petit  monde  ;  mais  les  ateliers  de  travail  propre- 
ment dits  n'y  jouent  qu'un  rôle  accessoire.  Les 
hommes  valides-  ne  sont  guère  employés  qu'aux 
travaux  des  chemins  publics  créés  ou  entretenus 


328    LIV.  VII,  1>^  PARTIE  —  LE  CHOIX  DES  MODÈLES 

par  les  Paroisses.  Ils  ne  servent  qu'exceptionnel- 
lement, en  qualité  de  manœuvres,  à  certains  ser- 
vices intérieurs,  tels  que  la  culture  d'un  jardin 
potager,  la  construction  et  l'entretien  des  bâti- 
ments. Les  invalides  et  les  vieillards  se  livrent 
parfois  à  quelques  légers  travaux  appropriés  à 
leur  âge  et  à  leurs  forces,  notamment  à  la  prépa- 
ration des  étoupes  de  vieux  cordages  et  à  la  con- 
fection de  la  charpie.  Les  femmes  valides,  dont 
l'admission  est  moins  onéreuse  que  celle  dis 
hommes,  sont  pour  la  plupart  utilement  em- 
ployées au  service  de  propreté  et  aux  travaux  de 
ménage,  aux  soins  qu'exigent  les  malades,  les 
vieillards  et  les  enfants,  au  blanchissage  du  linge, 
à  la  confection  ou  à  l'entretien  des  articles  de 
vêtement.  Les  enfants  suivent  régulièrement  les 
exercices  des  deux  écoles.  Les  filles  secondent 
les  femmes ,  et  se  rendent  ainsi  aptes  à  être  pla- 
cées, dans  la  localité,  en  qualité  de  servantes.  Les 
garçons  font,  en  général,  dans  deux  ateliers  spé- 
ciaux, l'apprentissage  des  métiers  de  tailleur  ou 
de  cordonnier. 

Les  locaux  d'un  Workhouse  doivent  pourvoir 
au  logement ,  à  la  nourriture  et  aux  autres  besoins 
d'une  population  qui  dépasse  souvent  un  millier 
de  personnes.  Ils  comprennent  habituellement 
une  chapelle  anglicane ,  une  chapelle  catholique 
dans  les  localités  où  affluent  les  Irlandais,  les 
écoles  des  filles  et  des  garçons,  un  hospice  de 


CH.  56.  —  l'union  anglaise  de  paroisses     329 

vieillards,  des  infirmeries  distinctes  pour  les  deux 
sexes,  des  ateliers  d'apprentissage,  des  bâtiments 
pour  le  logement  du  directeur  et  des  employés , 
des  bureaux  de  comptabilité  et  d'administration , 
un  dortoir  spécial  pour  les  vagabonds  admis  à  titre 
temporaire ,  enfin ,  dans  beaucoup  de  villes ,  une 
infirmerie  spéciale  pour  les  prostituées.  Les  sexes 
sont  toujours  séparés,  et  l'on  ne  fait  pas  excep- 
tion à  cette  règle  pour  les  membres  d'une  même 
famille.  Les  médecins  chargés  des  hospices  et  des 
infirmeiies  ne  donnent  au  Workhouse  qu'une 
partie  de  leur  temps,  et  ils  exercent  aussi  leur 
art  au  dehors. 

§  VI.  Le  domicile  de  secours  et  la  taxe  des  pauvres. 

L'Union  n'est  pas  tenue  de  recevoir  indistinc- 
tement tous  les  pauvres.  Chaque  Paroisse  elle- 
même  a  le  droit  de  renvoyer  dans  leurs  Paroisses 
respectives  ceux  qui  sont  étrangers  à  la  localité  * . 
On  désigne  par  le  nom  générique  de  Seulement 
la  Paroisse  dans  laquelle  un  pauvre  a  le  droit 
d'être  secouru ,  ou  ce  qu'on  pourrait  nommer  son 
domicile  de  secours.  La  première  loi  positive  qui 
ait  fixé  à  ce  sujet  les  anciennes  coutumes  paraît 
avoir  été  promulguée  en  1662  (13  et  14,  Car.  II , 

1  L'exercice  de  ce  droit  se  retrouve  dans  les  communes  alle- 
mandes. Voir  les  Ouvriers  européens,  p.  139.  —  Sur  les  principes 
adoptés,  touchant  Tassistance  des  pauvres^  par  les  communes  de 
rAUemagne  méridionale. 


330    LIV.  VII,  l^  PARTIE  —  LE  CHOIX  DES  MODÈLES 

e.  12).  Une  multitude  de  lois  postérieures  ont 
tenté  de  régler  cette  matière  difficile.  Celle  qui  a 
été  promulguée  en  1864  ne  semble  pas  avoir  ré- 
solu le  problème  à  la  satisfaction  générale.  Ces 
lois  récentes  tendent  généralement  à  restreindre, 
dans  des  limites  de  plus  en  plus  étroites ,  le  ren 
voi  des  pauvres  à  leur  Settlement.  Le  droit  aux 
secours ,  dans  un  lieu  déterminé ,  s'acquiert  sur- 
tout par  deux  conditions  :  par  la  naissance,  ou  par 
une  résidence  non  interrompue  de  trois  années 
dans  les  Paroisses  d'une  même  Union.  Des  pres- 
criptions fort  compliquées  règlent  en  outre  les 
droits  des  veuves ,  des  orphelins ,  des  enfants  il- 
légitimes, des  malades  et  des  blessés. 

La  taxe  des  pauvres  est  due  par  tout  pro- 
priétaire ou  locataire  d'immeubles  situés  dans 
l'Union.  Comme  les  taxes  de  Paroisse,  elle  a 
pour  base  la  Rent  (55,  II)  de  ces  immeubles.  La 
détermination  en  est  faite  par  l'administration 
financière  du  Comté  (57,  XVII) ,  et  elle  peut  être 
contrôlée  par  les  Overseers  et  les  Guardians.  La 
répartition  de  la  taxe  entre  les  contribuables  de 
chaque  Paroisse  est  faite  par  les  Overseers  *, 
conformément  aux  évaluations  consignées  dans 
le  registre  des  Guardians.  Ce  sont  aussi  les  Over- 
seers qui  sont  chargés  du  recouvrement  des  rôles 
au  domicile  des  contribuables.  Ils  sont  aidés  au 

1  Choisis  aujourd'hui  par  les  Magistrales  sur  une  liste  dressée 
parle  Vestry  de  chaque  paroisse.  {Cabinet  Lawyer,  p.  134.) 


CH.  56.  —  l'union  anglaise  de  paroisses     331 

besoin  dans  cette  perception  par  des  agents  sa- 
lariés que  nomme  le  Board  of  guardians.  La  taxe 
des  pauvres  varie  dans  des  proportions  énormes, 
selon  les  localités  :  dans  la  plupart  des  Paroisses, 
elle  reste  comprise  entre  5  et  15  pour  100  de  la 
Rent.  La  dépense  annuelle  varie,  dans  les  Unions 
rurales ,  de  100,000  à  200,000  francs.  Elle  dépasse 
1  million  dans  les  grandes  villes  manufacturières. 
A  Londres,  elle  atteint  25  millions.  Pendant  l'exer- 
cice financier  de  1856-1857,  elle  s'est  élevée,  pour 
l'Angleterre  seule ,  à  160  millions. 


§  VII.  Les  attributions  accessoires  de  TUnion  :  Tenregistrement 

des  naissances  et  des  décès. 


L'Union  de  paroisses  a  reçu  plusieurs  attribu- 
tions étrangères  à  l'assistance  des  pauvres.  Au 
premier  rang  figurent  deux  systèmes  d'enregis- 
trement :  l'un  pour  les  naissances  et  les  décès  *, 
l'autre  pour  les  mariages.  Le  Board  of  guardians 
exerce  le  contrôle  de  ces  services.  Il  les  centra- 
lise habituellement  dans  les  mains  d'un  agent  sa- 
larié dit  Superintendant  registrar.  Il  institue ,  en 
outre,  selon  les  convenances  propres  à  chaque 
localité,  un  certain  nombre  de  circonscriptions 
groupant  plusieurs  Paroisses.  Le  service  de  cha- 

*  Service  déjà  amélioré,  en  1811,  par  la  loi  52,  Georg.  HI,  o.  146; 
réorganisé  et  cenlralisé  à  Londres,  dans  le  General  regisfer  of/ice, 
en  1836,  par  la  loi  6  et  7  Will.  IV,  c.  86;  amendé  et  complété  par 
beaucoup  de  lois  postérieures. 


332    LIV.  VII ,  1™  PARTIS  —  LB  CHOIX  DES  MODÈLES 

que  circonscription  est  confié  à  deux  séries  d'a- 
gents salariés,  dits  Registrars,  placés  sous  la  di- 
rection du  Superintendant.  Tous  ces  agents  sont 
rétribués  au  moyen  d'un  impôt  spécial ,  perçu  en 
même  temps  que  la  taxe  des  pauvres  par  le  Board 
of  guardians. 

Les  parents  qui  ne  font  point  enregistrer  la 
naissance  de  leurs  enfants  n'encourent  aucune 
peine  autre  que  la  perte  des  avantages  civils  confé- 
rés par  la  constatation  légale  ;  mais  les  Registrars 
sont  tenus  de  suppléer,  autant  que  possible,  par 
Tenquête  directe,  au  défaut  de  déclaration.  L'en- 
registrement réclamé  par  les  parents  a  lieu  sans 
frais  dans  les  quarante-deux  jours  qui  suivent  la 
naissance  ;  plus  tard ,  il  est  soumis  au  paiement 
d'une  petite  somme  ;  après  un  délai  de  six  mois , 
il  est  interdit.  Une  fausse  déclaration  entraîne 
une  amende  dont  le  maximum  est  fixé  à  1,SÎ50 
francs.  Les  nouveau- nés  exposés  sur  les  voies 
publiques  sont  enregistrés  sur  la  présentation  des 
Overseers. 

La  déclaration  des  décès  est  indirectement 
obligatoire  ;  car  aucune  personne  ne  peut  pro- 
céder au  service  religieux  qui  précède  l'inhuma- 
tion, ou  à  rinhumation  elle-même,  sans  un  certi- 
ficat du  Registrar  constatant  le  décès.  L'omission 
de  cette  formalité  entraîne  une  amende  dont  le 
maximum  est  fixé  à  250  francs.  Pour  les  cadavres 
trouvés  hors  des  habitations,  l'enregistrement  a 


CH.   56.  —  l'union  anglaise   de  PAÏJOISSES       333 

lieu  sur  la  déclaration  du  Coroner(51y  II).  Cet  of- 
ficier public  est  chargé  de  l'enquête  sur  les  causes 
de  la  mort;  il  peut  délivrer  le  certificat  requis 
pour  rinhumation. 

§  VIII.  L'enregistrement  et  la  célébration  des  mariages. 

Les  mariages  sont  enregistrés  simultanément 
par  des  Registrars  distincts  des  précédents ,  par 
les  ministres  anglicans  ou  presbytériens  (54,  II) 
des  églises  où  les  mariages  peuvent  être  légale- 
ment accomplis,  enfin  par  les  personnes  ayant 
reçu  ce  mandat  de  deux  autorités  centrales,  cons- 
tituées à  Londres  par  les  membres  de  la  société 
des  Amis  (11,  VI)  et  par  les  Israélites.  Les  agents 
chargés  de  l'enregistrement  des  mariages  con- 
servent leurs  registres,  contrairement  à  ce  qui  a 
lieu  pour  les  Registrars  des  naissances  et  des  dé- 
cès. Le  Superintendant  registrar  intervient,  en 
outre ,  soit  de  sa  personne ,  soit  par  des  certificats 
spéciaux ,  dans  les  mariages  qui  ne  sont  pas  celé- 

r 

brés  selon  les  rites  de  l'Eglise  anglicane  ou  de 
l'Église  presbytérienne. 

Le  mariage  peut  être ,  selon  la  volonté  des  par- 
ties appartenant  aux  Églises  officielles,  une  cé- 
rémonie exclusivement  religieuse.  Pour  tous,  il 
peut  être  un  acte  exclusivement  civil.  Enfin,  il 
peut  aussi  recevoir  à  la  fois  ces  deux  caractères. 
En  Angleterre ,  le  mariage  civil  a  une  tout  autre 
signification  qu'en  France.  C'est  une  simple  con- 


334    LIV.  vil,   i'^  PARTIE  —   LE  CBOIX  DES  MODELES 

vention  faite  en  présence  d'une  sorte  de  notaire  ; 
ce  n'est  point  une  solennité  accomplie  devant  un 
magistrat. 

Le  mariage  religieux  peut  être  célébré,  sans 
intervention  de  l'autorité  civile,  selon  les  rites 
des  deux  cultes  officiels ,  sous  la  garantie  des  pu- 
blications de  bans.  Ces  dernières  formalités  peu- 
vent d'ailleurs  être  supprimées,  lorsque  le  mi- 
nistre qui. célèbre  le  mariage  y  consent,  sur  la 
production  d'un  certificat  que  délivre  le  Super- 
intendant registrar  d'après  les  formes  suivantes  : 
Les  futurs  conjoints  donnent  avis  du  mariage 
projeté  au  Superintendant  registrar  des  localités 
où  ils  ont  résidé  dans  les  sept  jours  précédant 
la  demande  ;  ils  y  joignent  une  déclaration  écrite 
constatant  qu'il  n'y  a  aucun  obstacle  légal  au 
mariage;  les  futurs  âgés  de  moins  de  vingt  et  un 
ans  doivent  présenter  le  consentement  de  leurs 
parents.  Le  certificat  est  délivré  vingt  et  un  jours 
après  l'enregistrement  de  cet  avis ,  s'il  ne  s'est 
produit  aucun  empêchement. 

Le  mariage  religieux  peut  également  être  cé- 
lébré dans  toute  église  dissidente;  mais,  dans 
ce  cas,  le  certificat  précité  est  toujours  néces- 
saire. La  cérémonie  doit  avoir  lieu,  portes  ou- 
vertes, de  huit  heures  à  midi,  en  présence  du 
Registrar  de  la  localité  où  demeure  l'un  des  con- 
joints, et  de  deux  témoins  dignes  de  foi;  les  fu- 
turs conjoints  doivent,  en  outre,  déclarer,  en  pré- 


CH.  56.  —  l'dnion  anglaise  de  paroisses     335 

sence  de  ces  derniers ,  qu'il  n'y  a  aucun  obstacle 
légal  au  mariage,  et  qu'ils  se  prennent  l'un  l'autre 
pour  époux. 

La  déclaration  du  mariage  civil  est  reçue ,  après 
la  délivrance  du  certiflcat,  portes  ouvertes,  de 
huit  heures  à  midi ,  à  l'office  du  Superintendant 
registrar,  en  présence  de  cet  officier,  du  Registrar 
de  la  localité  et  de  deux  témoins. 

§  IX.  La  conservaUon  des  registres  de  Tétat  civil. 

Les  divers  agents  préposés  à  l'enregistrement 
des  naissances,  des  mariages  et  des  décès  doivent 
envoyer,  quatre  fois  par  an,  un  extrait  authen- 
tique des  trois  séries  d'informations  au  Superin- 
tendant registrar.  Celui-ci  conserve  les  registres 
ou  les  copies  de  registres  que  lui  envoient  les  di- 
verses classes  d'agents  ;  il  dresse  chaque  trimes- 
tre un  rapport  sur  les  faits  recueillis  dans  toute 
l'étendue  de  l'Union.  Il  y  joint,  avec  l'aide  des 
Registrars,  du  médecin  attaché  au  Workhouse, 
et  avec  le  concours  bienveillant  des  médecins  li- 
bres de  la  contrée,  des  détails  précieux  sur  les 
causes  des  décès,  et,  en  général,  sur  l'hygiène 
publique,  les  maladies  régnantes  et  les  épidémies. 
Revu  par  le  Board  of  guardians ,  ce  rapport  est 
adressé  au  bureau  central  de  Londres ,  dit  Gene- 
ral register  office.  Ce  dernier,  comme  toutes  les 
administrations  analogues,  contrôle  les  services 
locaux,  et  peut  au  besoin  révoquer  les  agents  qui 


336    LIV.  VII,  \^  PARTIE  —  LE  CHOIX  MS  MODÈLES 

ne  rempliraient  pas  convenablement  leur  devoir. 
Il  soumet  chaque  année  au  Parlement  un  rapport 
offrant  le  résumé  de  tous  les  faits  constatés  pour 
l'ensemble  du  Royaume-Uni. 

§  X.  Le  service  de  la  vaccine. 

Le  gouvernement  anglais  tend  aujourd'hui  à 
conférer  à  l'Union ,  dans  l'intérêt  de  l'ordre  pu- 
blic ,  de  l'hygiène  et  de  la  salubrité ,  diverses  au- 
tres attributions  étrangères  à  sa  mission  princi- 
pale. Par  mesure  de  simplification,  il  oblige  les 
localités  à  pourvoir,  avec  le  produit  de  la  taxe 
des  pauvres ,  aux  dépenses  de  ces  services  acces- 
soires. 

C'est  ce  qui  a  été  fait  notamment  pour  le  service 
de  la  vaccine.  Selon  sa  méthode  ordinaire,  le  Par- 
lement a  d'abord  fait  un  appel  indirect  aux  in- 
fluences établies  ;  et  ce  n'est  qu'après  en  avoir 
constaté  l'impuissance  qu'il  a  eu  recours  à  des 
procédés  plus  énergiques.  Par  une  première  loi 
rendue  en  1840  (3  et  4,  Vict.,  c,  29),  il  a  tenté  de 
propager  l'usage  de  la  vaccine  par  les  moyens 
dont  disposait  alors  l'autorité  publique.  En  1841, 
une  loi  (4  et  5,  Vict.,  c.  32)  a  donné  à  cette  pra- 
tique une  nouvelle  impulsion.  Elle  porte  trois 
dispositions,  savoir  :  que  les  familles  pourront, 
sur  leur  demande ,  être  dispensées  de  contribuer 
aux  frais  de  ce  service  ;  que  les  frais  mis  ainsi  à 
la  charge  du  public  seront  prélevés  sur  la  taxe 


CH.  56.  —  l'union  anglaise  de  paroisses      3H7 

des  pauvres  ;  que ,  toutefois ,  ce  genre  de  secours 
n'entraînera  pas,  pour  les  familles  assistées, 
l'inscription  sur  la  liste  des  indigents.  En  1853 
(16  et  17,  Vict.,  c.  100),  la  vaccine  est  devenue 
obUgatoire.  En  1858(21  et  22,  Vict.,  c.  97),  le 
Conseil  privé  (§60)  a  reçu  le  pouvoir  de  favoriser 
l'application  de  cette  contrainte  administrative. 
Enfin,  en  1861  (24  et  25,  Vic\.,  c.  59),  une  der- 
nière loi  a  rendu  plus  facile  la  répression  des 
résistances  individuelles  ;  l'exécution  en  est  con- 
fiée aux  Magistrates  jugeant  en  Petty  -  session 
(57,  VII). 

Ces  mesures,  d'après  les  rapports  annuels  pré- 
sentés au  Parlement  sur  les  déclarations  des  fonc- 
tionnaires spéciaux,  seraient  encore  insuffisan- 
tes; et,  sous  l'influence  des  idées  réglementaires 
qui  prévalent  de  plus  en  plus ,  on  tend  encore  à 
les  aggraver.  Dans  l'état  actuel  des  choses,  les 
parents  ou  les  tuteurs  sont  tenus,  sous  peine  d'a- 
mende, de  faire  vacciner  les  enfants  dans  les  trois 
mois  de  la  naissance.  Les  Registrars  des  nais- 
sances et  décès  enregistrent  également  les  vac- 
cines. Dans  l'intérêt  de  ce  service,  les  Guardians 
subdivisent  le  territoire  de  l'Union  en  districts 
spéciaux  placés  sous  la  direction  d'un  ïnédecin 
auquel  ils  allouent,  selon  la  distance,  1  fr.  88.  c. 
à  3fr.  13  c.  par  enfant  vacciné.  Ils  allouent,  en 
outre ,  0  fr.  30  c.  au  Regislrar .  Le  produit  des 
amendes  est  porté  aux  recettes  de  la  taxe  des 


338    LIV.  VII,  1"»  PARTIE   —    LE  CHOIX  DES  MODÈLES 

pauvres.  Des  indemnités  (Fées),  réglées  par  un 
tarif,  sont  dues  aux  Registrars  par  les  personnes 
qui  réclament  des  certificats  de  vaccine. 

Le  service  de  la  vaccine  est  le  détail  dans  lé- 
quel  le  gouvernement  central  du  Royaume  -  Uni 
manifeste  surtout  la  tendance  qui  le  porte  à  inter- 
venir plus  qu'autrefois  dans  les  intérêts  privés 
(61,  XIV).  Cependant  des  personnes  qui  ont  suivi 
cette  question  depuis  quinze  ans  m'assurent  que 
le  Parlement  est  resté  fidèle  à  la  tradition  an- 
glo-saxonne :  qu'il  s'est  préoccupé,  non  d'assu- 
rer le  bien-être  individuel,  mais  de  protéger  le 
public  contre  la  contagion  propagée  par  les  non- 
vaccinés.  L'erreur,  si  elle  existe,  serait,  non  dans 
le  principe  d'intervention,  mais  dans  l'adoption 
d'une  doctrine  médicale  trop  absolue.  Ici,  comme 
dans  certains  cas  que  j'ai  observés  sur  le  Conti- 
nent, le  rôle  assigné  aux  médecins  orthodoxes 
(40,  X)  tendrait  à  dépasser  les  limites  tracées  par 
l'intérêt  public. 

§  XI.  Régime  financier  des  services  accessoires. 

Les  fonds  de  la  taxe  des  pauvres  ne  sont  pas 
seulement  attribués  aux  enregistrements  et  à 
la  vaccine;  ils  subviennent  encore  à  des  dé- 
penses autres  que  celles  de  l'assistance,  faites 
dans  l'intérêt  des  Unions  ou  des  Paroisses.  A 
cette  catégorie  appartiennent  certains  frais  de 
police  ou  de  procédure  devant  les  Petty- sessions. 


CH.    57-  —   LE  COMTÉ  ANGLAIS  339 

Il  faut  faire  déduction  des  dépenses  relatives  à 
ces  derniers  services ,  quand  on  veut  apprécier, 
d'après  les  documents  officiels,  les  charges  réelles 
qu'impose  au  pays  l'assistance  des  pauvres. 


CHAPITRE   57 

APERÇU    DU    COMTÉ    ANGLAIS 

§  I.  Les  quatre  autorités  du  comté. 

Le  Comté  est  la  division  territoriale  intermé- 
diaire entre  la  Paroisse  et  la  Province.  Il  y  a  en 
Angleterre  et  dans  le  pays  de  Galles  52  Comtés 
contenant  14,010,990  hectares,  20,066,224  habi- 
tants, 627  Unions  et  14,623  Paroisses.  Le  Comté 
correspond  donc  en  moyenne  à  269,442  hectares, 
385,889  habitants,  12  Unions  et  281  Paroisses; 
il  offre,  comme  on  voit,  une  certaine  analogie 
avec  le  département  français,  qui  correspond  en 
moyenne  à  610,168  hectares,  420,022  habitants, 
33  cantons  et  422  communes. 

L'administration  du  Comté  est  le  foyer  où  se 
concentrent  les  principaux  intérêts  collectifs  des 
classes  rurales.  Elle  constitue  par  ce  motif  une 
des  manifestations  les  plus  caractéristiques  de  la 
vie  publique  de  l'Angleterre.  Elle  est  dirigée  par 


340    LIY.  vil,  l*^   PAETTIE   —  LE  CHOIX  DES  MODÈLES 

quatre  autorités ,  ayant  chacune  une  action  pro- 
pre ,  et  se  prêtant  un  mutuel  secours ,  savoir  :  le 
Sheriff,  le  Lord-lieutenant,  les  Magistrates  réunis 
en  Quarter-session  et  le  Jury 

§  II.  Le  Sherlfl. 

Le  Sheriff  est  le  représentant  de  la  reine  et 
le  premier  magistrat  du  Comté.  Il  exerçait  autre- 
fois une  juridiction  civile  qui  comprenait  les  con- 
testations relatives  à  des  sommes  moindres  que 
50  francs.  Cette  juridiction  est  tombée  en  désué- 
tude depuis  la  création  récente  des  Cours  de  Comté 
(New  county  couris\  dont  il  sera  question  plus 
loin.  Bien  que  choisi  en  fait  parmi  les  Magistrates 
du  Comté ,  le  Sheriff  ne  peut  exercer,  pendant  la 
durée  de  son  mandat,  la  juridiction  criminelle 
dévolue  à  ces  derniers. 

Il  a  une  haute  surveillance  sur  la  police,  et  il  est 
réputé  gardien  de  la  paix  du  souverain  (  Keeper 
of  the  queen's  peace).  En  cette  qualité ,  il  doit  faire 
incarcérer  tous  ceux  qui  troublent  l'ordre  public, 
même  les  Pairs  du  royaume  ^  Il  doit  également, 
s'il  y  a  lieu ,  défendre  le  Comté  contre  les  enne- 
mis de  l'État;  et,  à  cet  effet, il  peut  requérir  toute 
personne  qui  est  âgée  de  plus  de  quinze  ans.  Il  a 
pour  mission  d'assurer  l'exécution  de  la  loi  ;  en 
conséquence,  il  intervient  dans  la  procédure  ju- 

1  Les  Pairs  du  royaume  ne  sont  inviolables  qu^en  matière  civile. 


CH,   57.  —   LE  COMTÉ  ANGLAIS  341 

diciaire  ;  il  pourvoit  à  rarrestation  et  à  la  garde 
des  débiteurs  insolvables  et  des  personnes  accu- 
sées de  délits  ou  de  crimes  ;  il  prend  caution , 
dresse  les  deux  listes  du  jury,  convoque  les  jurés, 
siège  dans  les  cours  d'assises  à  côté  des  juges ,  et 
fait  exécuter  les  arrêts  de  ces  cours.  Il  nomme 
YUhder-sheriff  ou  Deputy  -  sheriff ,  auxiliaire  sa- 
larié qui  remplit  en  fait  la  plupart  de  ses  fonc- 
tions. Il  nomme  aussi  les  autres  agents  inférieurs 
de  la  procédure  judiciaire ,  tels  que  les  huissiers 
(Bailiffs\  les  gardiens  de  prison  (Gao/ers)  et  les 
exécuteurs  des  hautes  œuvres.  Il  reçoit  du  grand 
chancelier  l'ordre  écrit  (  Writ)  enjoignant  de  pro- 
céder aux  élections  générales  ou  partielles  des 
membres  de  la  Chambre  des  communes;  il  le 
transmet  aux  fonctionnaires  spéciaux  (Retuming 
officer s)  chargés  de  faire  procéder  à  ces  élections, 
soit  dans  la  partie  rurale  du  Comté ,  soit  dans  les 
Boroughs  (58, 1)  ou  villes  incorporées  qui  ont  à 
élire  un  représentant;  enfin  il  prépare,  avec  le 
concours  des  Paroisses,  les  Ustes  d'électeurs  à 
soumettre  aux  fonctionnaires  {Revising  barris- 
ters)  chargés  de  la  révision  annuelle.  Il  intervient 
encore  dans  diverses  solennités  ou  réunions  pu- 
bliques  :  ainsi  il  préside  à  l'élection  des  Coroners^ 

1  Officiers  publics,  nommés  à  vie  par  les  propriétaires  de  biens 
freehold  (54,  XII)  (Freeholdcrs).  Les  circonscriptions  dans  les- 
quelles chaque  coroner  exerce  sont  depuis  longtemps  déterminées: 
elles  sont  au  nombre  de  228  pour  la  partie  rurale  des  52  Comtés,  et 
de  113  pour  les  Boroughs. 


342    LIV.  VII,  1»^  PARTIE  —  LE  CHOIX  DES  MODÈLES 

qui  ont  pour  mission  de  procéder,  avec  le  con- 
cours d'un  jury ,  à  des  enquêtes  sur  tous  les  cas 
de  mort  soudaine. 

Le  Sheriff  est  choisi  parmi  les  grands  pro- 
priétaires ruraux  du  Comté.  Cette  charge,  en- 
tièrement gratuite ,  exige  une  représentation  en 
rapport  avec  une  situation  aussi  éminente,  et  elle 
est,  en  résumé ,  fort  onéreuse.  Les  personnes  en 
position  d'y  prétendre  sont  loin  de  la  rechercher 
dans  tous  les  cas.  Elles  ne  peuvent  toutefois  s'y 
refuser  sans  encourir  une  forte  amende.  La  fonc- 
tion de  Sheriif  dure  seulement  une  année ,  ex- 
cepté dans  certains  cas  exceptionnels  que  le 
souverain  apprécie  \ 

Les  noms  des  personnes  jugées  dignes  de  rem- 
plir ces  hautes  fonctions  sont  présentés  à  la  cour 

r  

de  l'Echiquier  (Exchequer  court)  par  les  deux 
juges  qui  vieanent  de  faire  les  circuits  d'assises 
(59,  II  et  III  )  dans  le  Comté.  Le  Grand  chancelier, 
le  chancelier  de  l'Échiquier  et  les  juges  de  cette 
cour  se  réunissent  le  jour  de  la  Saint-Martin  pour 
entendre  les  observations  produites  par  les  per- 
sonnes qui  désirent  être  dispensées  de  ce  service, 


1  Un  Sheriff  peut  être  nommé  pour  une  période  indéterminée 
spécifiée  par  cette  formule  :  durante  beneplacilo.  En  conséquence, 
sa  charge  n'expire  pas  avant  que  son  successeur  soit  nommé. 
Mais,  en  règle  générale,  toute  personne  qui  a  rempli  les  fonctions 
de  Sheriff  pendant  une  année,  ne  peut  être  appelée  à  les  exercer 
de  nouveau  dans  les  trois  années  qui  suivent,  sMl  y  a  dans  le 
Comté  d'autres  personnes  capables.  (1,  Car.  II,  c.  4.) 


CH.    S7.  —   LE  COMTÉ  ANGLAIS  343 

et  pour  lesquelles  le  défaut  de  fortune  est  une 
excuse  suffisante.  Ils  arrêtent  ensuite,  pour  cha- 
que Comté ,  une  liste  de  trois  candidats  ;  cette 
liste  est  présentée ,  en  Conseil  privé  (60,  X),  le 
jour  de  la  Purification,  au  Souverain,  qui  tranche 
la  nomination  par  une  sorte  de  tirage  au  sort^ 
Une  charte  spéciale  attribue  à  la  cité  de  Londres 
le  droit  de  nommer  ses  Sheriffs. 

§  III.  Le  Lord  -  lieutenant. 

Le  Lord -lieutenant  a  pour  mission  principale 
le  gouvernement  militaire  du  Comté.  Il  com- 
mande la  milice  (Militia),  recrutée  exclusivement 
dans  la  localité;  il  signe  les  commissions  des 
officiers,  sauf  celle  de  Vadjutant,  qui  doit  être 
signée  par  le  Souverain,  et  il  fixe  la  durée  des 
exercices  annuels.  Il  nomme  les  Deputy- lieu- 
tenants, auxquels  il  délègue  une  partie  de  ses 
pouvoirs  ;  il  accompagne  le  Souverain  visitant  lo 
Comté,  et  il  joint  alors  à  son  titre  principal  celui 
de  Custos  roiulorum.  Cette  dernière  fonction  con  • 
fère  à  celui  qui  en  est  revêtu  le  premier  rang 
parmi  les  Magistrales.  C'est  à  ce  titre  que  le 
Lord -lieutenant  propose  au  Grand  chancelier  la 
nomination  de  ces  derniers.  Le  Lord -lieutenant 
est  toujours  l'un  des  propriétaires  ruraux  les  plus 

^  Par  l'opéralioD  traditionnelle  dite  pricking  for  Sheriffs,  qui 
consiste  à  percer  avec  un  poinçon  la  liste,  sans  regarder  les 
noms;  le  candidat  dont  le  nom  est  atteint  est  proclamé  Sherifî. 


344    LIV.  VII,  1">  PARTIE  —  LE  CBOIX  DES  MODÈLES 

considérables  du  Comté;  ses  fonctions  sont  com- 
plètement gratuites  ;  il  est  nommé  à  vie  par  le 
Souverain. 

§  IV.  Les  Magistrales. 

Les  Magistrates  \  dits  aussi  Justices  of  the 
peace,  ont  un  double  caractère.  En  premier  lieu, 
ils  sont  les  administrateurs  civils  du  Comté,  et,  en 
cette  qualité ,  ils  votent  les  dépenses ,  nomment  et 
contrôlent  les  fonctionnaires  chargés  de  la  direc- 
tion des  services.  En  second  lieu,  ils  sont  investis 
d'attributions  judiciaires  fort  étendues.  Ils  répri- 
ment notamment  les  délits  et  les  crimes  qui  n'en- 
traînent ni  la  mort ,  ni  la  servitude  pénale  (Pénal 
servitude)  qui  remplace,  depuis  1857(20  et  21, 
Vict. ,  c.  3),  la  peine  de  la  déportation  aux  colonies. 

Les  Magistrates  offrent  au  Comté  trois  degrés 
de  juridiction .  Tantôt  ils  jugent  isolément,  et,  pour 
ainsi  dire ,  en  permanence ,  à  leur  propre  domi- 
cile. Tantôt,  réunis  au  nombre  de  deux  au  moins, 
ils  tiennent,  un  jour  par  semaine  ou  par  quin- 

*  Je  répète  qu'on  ne  doit  point  traduire,  comme  on  Ta  fait 
souvent,  cette  expression  par  celle  de  juges  de  paix.  Les  officiers 
publics  ainsi  nommés  en  France  n'ont  point  à  intervenir  dans 
l'administration  du  département;  ils  ne  jugent  guère  que  de  pe- 
tites causes  civiles;  ils  se  recrutent  dans  la  classe  moyenne,  et 
reçoivent  un  salaire;  à  tous  ces  titres,  ils  sont  presque  le  contre- 
pied  des  justices  of  the  peace,  qui  senties  principaux  administra- 
teurs du  Comté,  jugent  les  délits  et  la  plupart  des  crimes,  sont 
choisis  dans  la  classe  la  plus  élevée,  et  exercent  gratuitement  leur 
fonction.  On  a  singulièrement  égaré  les  esprits  en  appliquant , 
chez  nous,  le  même  nom  à  des  situations  sociales  si  différentes. 


.    CH.   57.  — -   LE  COMTi  ANGLAIS  34Si 

zaine  y  des  audiences  dites  Petty- sessions,  dans 
une  dizaine  de  petites  villes  du  Comté.  Tantôt 
enfin,  jugeant  ensemble  et  au  moins  au  nombre 
de  deux  dans  chaque  audience,  ils  tiennent  au 
chef- lieu  du  Comté  les  sessions  trimestrielles 
dites  Qutwter-sessions, 

Les  Magistrates  sont  choisis  parmi  les  pro- 
priétaires fonciers  possédant  au  moins  2,500  fr. 
de  revenu  en  immeubles  libres  de  toute  charge  ^ 
Le  nombre  n'en  est  point  limité,  et  s'élève  sou- 
vent ,  pour  un  seul  Comté  anglais  proprement  dit , 
à  plus  d'une  centaine.  Ils  exercent  gratuitement 
leurs  fonctions  ;  cependant  ils  peuvent  être  logés 
aux  frais  du  Comté  pendant  la  durée  des  Quarter- 
sessions.  Ils  se  concertent  habituellement  pour 
se  suppléer  au  besoin  l'un  l'autre,  et  pour  accom- 
plir leur  devoir  avec  la  moindre  dépense  de  temps. 
C'est,  pour  quelques-uns,  presque  une  sinécure  ; 
c'est,  pour  d'autres,  un  travail  assidu,  allégé 
toutefois  par  l'intervention  permanente  d'agents 
professionnels  convenablement  rétribués.  Les 
Magistrates  sont,  comme  je  l'ai  dit,  nommés  à 
vie  par  le  Souverain  sur  la  proposition  du  Custos 
rotulorum  ;  leur  commission  est  délivrée  par  le 
Grand  chancelier,  revêtue  du  grand  sceau.  Ils 

^  Ce  cens  n^est  point  exigé  des  Pairs,  des  membres  du  Conseil 
privé,  des  juges,  des  sous-secrétaires  d^État  et  des  directeurs  de 
collèges  dans  les  universités  d'Oxford  et  de  Cambridge.  11  ne  Test 
point  non  plus  des  Magistrates  exerçant  dans  les  villes  incor- 
porées. 


346    LIV.  VII,  i^  PARTIB  —   LE  CHOIX  DBS  MODELES 

peuvent  être  révoqués,  s'ils  cessent  de  résider 
dans  le  Comté,  ou  s'ils  enfreignent  les  devoirs 
généraux  que  l'opinion,  fort  rigoureuse  sur  ce 
point,  impose  à  un  gentleman,  c'est-à-dire  à  un 
homme  comme  il  faut.  Ils  cessent  leurs  fonctions 
à  la  mort  du  Souverain ,  et  ils  doivent  alors  rece- 
voir un  nouveau  mandat  de  son  successeur. 

§  V.  Les  Jurys. 

Le    Jury,  comprenant    deux   sections    dites 
Grand- jury  et  Petly-jury,  est  le  corps  de  ci- 
toyens chargé  de  prononcer  sur  les  questions 
de  fait  dans  les  affaires  civiles  ou  criminelles ,  et 
sur  les  mises  en  jugement  dans  ces  dernières 
(59,  IV  et  V).  Son  intervention  est  considérée  en 
Angleterre  comme  un  des  fondements  principaux 
de  la  constitution.  Elle  a  lieu  selon  d'anciennes 
coutumes  ayant  pour  but  de  constater  l'existence 
des  garanties  morales  qui  doivent  être  exigées  de 
chaque  Juré.  Ces  coutumes  ont  été  coordonnées 
en  1825  (6,  Georg.  IV,  c.  50),  et  amendées  par 
plusieurs  lois   postérieures.  Chaque  année,  au 
i^^  septembre ,  les  Church-wardens  et  les  Over- 
seers  de  chaque  Paroisse  ou  de  chaque  Borough 
dressent  dans  la   circonscription  une  liste  de 
toutes  les  personnes  ayant  qualité  pour  servir 
comme  jurés.  Cette  liste  est  affichée  pendant  les 
trois   premiers  dimanches  du  mois  à  la  porte 
principale  de  tout  édifice  consacré  au  culte,  et 


CH.-  57.  —  LB  COMTi  ANGLAIS  347 

elle  rappelle  que  les  réclamations  peuvent  être 
soumises,  pendant  Fun  des  sept  derniers  jours 
du  mois,  aux  Magistrates  jugeant  en  Petty- ses- 
sion. Les  listes  ainsi  préparées ,  modifiées  s'il  y 
a  lieu  par  ces  Magistrates ,  sont  réunies ,  par  le 
fonctionnaire  dit  Clerk  of  the  peace,  dans  un 
registre  nommé  Juror's  book.  Le  Sheriff  s'aide 
de  ce  document  pour  arrêter  définitivement  les 
deux  listes  (Panels)  nécessaires  au  service  des 
Quarter- sessions  et  des  assises.  Des  peines  sont 
encourues  par  ceux  des  officiers  ci- dessus  nom- 
més qui  négligent  de  concourir,  en  ce  qui  les  con- 
cerne, à  la  confection  de  la  double  liste. 

Les  citoyens  parmi  lesquels  on  peut  seule- 
ment choisir  les  membres  du  Jury  sont  âgés  de 
21  à  60  ans.  Ils  appartiennent  à  quatre  catégo- 
ries, savoir:  1^  les  propriétaires  d'immeubles, 
situés  dans  le  Comté,  donnant  un  revenu  de 
250  francs  au  moins  ;  2°  les  tenanciers  occupant 
à  vie ,  ou  avec  un  bail  de  21  ans ,  les  immeubles 
d'un  revenu  de  500  francs  au  moins;  3^  les 
citoyens  qui,  payant  la  taxe  des  pauvres,  oc- 
cupent une  inaison  d'un  loyer  de  750  francs  au 
moins  dans  le  Comté  de  Middlesex ,  et  de  500  fr. 
dans  le  reste  de  l'Angleterre  ;  4^  enfin  ceux  qui 
habitent  des  maisons  ayant  au  moins  15  fenêtres. 
Ces  divers  cens  sont  réduits  aux  trois  cinquièmes 
pour  les  habitants  du  pays  de  Galles. 

Les  catégories  dispensées  de  ce  service  sont  : 


348    LIV.  VII,  1»^  PARTIE  —   LR  CHOIX  DES  MODÈLES 

les  Pairs  du  royaume,  les  membres  delà  Chambre 
des  communes ,  pendant  les  sessions ,  les  per- 
sonnes appartenant  à  la  magistrature ,  aux  cler- 
gés, à  Tarmée,  à  la  flotte  militaire  et  à  la  plupart 
des  autres  services  publics  ;  enfin  certaines  pro- 
fessions privées  „  telles  que  celles  de  médecin ,  de 
chirurgien  et  de  pharmacien.  Les  jurés  qui  vien- 
nent de  remplir  leurs  fonctions  en  sont  dispensés 
de  droit  pendant  un  délai  qui  s'étend  parfois  à 
quatre  ans ,  mais  qui  se  réduit  à  deux  ans  dans 
la  plupart  des  Comtés.  Toutefois ,  pendant  celte 
période ,  ils  ne  peuvent  se  refuser  à  faire  partie 
d'une  cour  autre  que  celle  où  ils  ont  déjà  siégé. 

§  VI.  Les  principaux  services  du  Comté. 

Pour  la  description  des  principaux  services 
du  Comté,  je  suivrai  à  peu  près  le  classement 
établi  par  les  budgets  locaux  \ 

1  Les  dépenses  des  52  Comtés  anglais  et  gallois  restent  depuis 
longtemps  à  peu  près  invariables.  En  1859,  elles  se  sont  élevées, 
en  nombres  ronds ,  à  45,716,000  fr.  Elles  sont  réparties  entre  les 
divers  services,  ainsi  que  Tindique  le  tableau  suivant  : 

Répression  des  crimes  et  délits 2,627,000  fr. 

Police  rurale  et  service  des  coroners.    .    .    .  15,307,000 

Service  des  prisons  et  transport  des  prisonniers.  8,566,000 

Service  des  asiles  d^aliénés 4,731,000 

Vérification  des  poids  et  mesures 332,000 

Service  des  ponts  et  routes 1,193,000 

Administration  générale  ;  dépenses  diverses.    .  1,628,000 

Intérêt  et  amortissement  de  la  dette 5,085,000 

Service  de  la  trésorerie;  impôts  et  payements.  6,247,000 

Total.    .    .    .    45,716,000  fr. 


CH.    57.  —  LE  COMTÉ  ANGLAIS  349 

Conformément  à  la  coutume  anglo-saxonne, 
et  selon  la  règle  suivie  par  les  autres  subdivisions 
du  gouvernement  local,  le  Comté  anglais  exerce 
seulement  les  attributions  qui  ne  sauraient  être 
remplies  par  les  particuliers.  Au  nombre  des 
principaux  services,  j'ai  surtout  à  mentionner  : 
la  répression  des  crimes  et  délits  ;  la  police  ru- 
rale et  le  service  des  Coroners;  le  service  des 
prisons,  le  service  des  asiles  d'aliénés;  la  véri- 
fication des  poids  et  mesures;  le  service  des 
ponts  et  routes;  l'administration  générale  et  di- 
verses dépenses  fort  inférieures  à  celles  qui  se 
rapportent  aux  services  précédents  ;  enfin  les  ser- 
vices financiers  de  la  dette ,  de  la  perception  des 
impôts  et  du  payement  des  dépenses. 

§  VII.  La  répression  des  délits  et  des  crimes. 

La  répression  des  délits  et  des  crimes  oflre , 
comme  je  l'ai  indiqué,  dans  le  Comté  propre- 
ment dit,  trois  juridictions  principales,  en  rapport 
avec  la  gravité  des  offenses. 

Chaque  Magistrate  est  en  droit  de  faire  incar- 
cérer, sur  un  ordre  signé  de  sa  main ,  les  per- 
sonnes qui  troublent  la  paix  publique.  Toutefois 
il  agit  dans  ce  cas  sous  sa  responsabilité  person- 
nelle, et  il  doit  respecter  les  garanties  générales 
acquises,  à  cet  égard,  à  tous  les  citoyens ^  Les 

.*  L^une  des  principales  garanties  se  trouve  dans  la  loi  dite 
Habeas  corpus  act,  qui  confère  à  chaque  citoyen  enaprisonné  le 

10* 


350    LIV.  VII,  l*^  PARTIE  —  LE  CHOIX  DBS  MODÈLES 

Magistrales  peuvent  également  juger  seuls  les 
cas  de  vagabondage  et  d'ivrognerie ,  et  en  géné- 
ral les  menus  délits  entraînant  une  amende  de 
quelques  francs  ou  un  emprisonnement  de  quel- 
ques jours. 

Les  Magistrales,  réunis  en  Petty- session, 
jugent  les  contestations  entre  patrons  et  ou- 
vriers ,  les  délits  pour  lesquels  les  peines  restent 
inférieures  à  l'amende  de  425  francs  et  à  l'em- 
prisonnement de  six  mois.  Us  prononcent,  sauf 
l'appel  aux  Quarter-sessions ,  sur  les  oppositions 
que  les  contribuables  élèvent  contre  les  impôts 
de  la  Paroisse  et  de  l'Union,  ou  contre  la  con- 
fection des  listes  du  Jury.  Ils  examinent  avec 
une  sollicitude  spéciale  les  réclamations  présen- 
tées par  les  filles -mères  contre  leurs  séduc- 
teurs ,  et  ils  imposent ,  s'il  y  a  lieu ,  à  ces  der- 

droit  d'obtenir  un  mandat  dit  Writ  of  Habeas  corpus.  En  vertu 
de  cette  loi,  le  citoyen  incarcéré  doit  être  entendu  publiquement, 
dans  un  bref  délai ,  devant  une  cour  de  justice  qui  le  met  immé- 
diatement en  liberté,  avec  ou  sans  caution,  s'il  n'y  a  pas  de  motifs 
suffisants  pour  maintenir  l'emprisonnement.  Cette  loi,  rendue 
en  1641  (  16,  Car.  1",  c.  10)  et  amendée  en  1679  (31,  Car.  II,  c.  2), 
s'appliquait  d'abord  exclusivement  aux  personnes  prévenues  de 
crimes.  En  1816  (56,  Georg.  III,  c.  100),  la  même  garantie  a  été 
étendue  à  toutes  les  autres  causes  d'arrestation;  elle  a  donné  à 
tous  les  juges  du  Royaume-Uni  le  pouvoir  d'émettre  les  Writs 
d'Habeas  corpus.  Les  effets  de  cette  loi  peuvent  être  suspendus 
aux  époques  d'agitation  politique:  dans  ce  cas,  les  prisonniers 
ne  sont  plus  admis  à  donner  caution,  et  peuvent  n'être  ni  jugés 
ni  relâchés;  mais  ils  conservent  tout  recours,  selon  les  règles 
du  droit  commun,  contre  le  magistrat  qui  les  aurait  indûment 
incarcérés. 


CH.   57.  —   LE  COMTÉ  ANGLAIS  351 

niers  la  charge  d'une  pension  alimentaire ,  sans 
préjudice  des  dédommagements  qui  peuvent  être 
alloués  par  les  juridictions  supérieures.  Enfin 
les  Magistrates  autorisent  provisoirement  le  trans- 
fert des  licences  pour  débits  de  boissons  (Aie- 
houses),  dans  Tintervalle  des  sessions  spéciales 
consacrées  à  ce  genre  d'affaires. 

Les  Magistrates  constitués  en  Quarter- session 
jugent  seuls  les  délits  ou  les  crimes  punis  par  des 
amendes  inférieures  à  250  francs  et  par  un  empri- 
sonnement au-dessous  de  deux  ans.  Assistés  par 
le  Jury,  ils  jugent  les  crimes  plus  graves  qui  ne 
sont  punis  ni  par  la  mort  ni  par  la  servitude  pé- 
nale ;  et  la  procédure  suivie  dans  ce  dernier  cas 
se  rapproche  beaucoup  de  celle  qui  sera  décrite 
plus  loin  pour  les  cours  d'assises  (59,  V).  Les 
Magistrates  font  à  huis  clos  l'instruction  des  af- 
faires; mais  ils  jugent  toujours  en  présence  du 
public.  Conformément  à  la  loi  de  4830  (41, 
Georg.  IV,  et  4,Will.  IV,  c.  70),  les  Quarter- 
sessions  doivent  être  tenues  dans  la  première 
semaine  qui  suit  les  11  octobre ,  28  décembre , 
31  mars  et  24  juin.  Cependant ,  par  une  loi  de 
1835  (4  et  5,  Wiil.  IV,  c.  47),  les  Magistrates  sont 
autorisés  à  éviter  la  coïncidence  de  leur  session 
d'avril  avec  la  session  des  cours  d'assises;  et,  en 
conséquence,  ils  peuvent  dans  ce  cas  choisir  une 
époque  plus  à  leur  convenance  entre  le  7  mars 
et  le  22  avril. 


352    LIV.  YII,  1^^  PARTIE  —   LE  CHOIX  DES  MODÈLES 

La  haute  administration  de  toutes  les  affaires 
où  les  Magistrates  interviennent  en  Quarter- ses- 
sion est  confiée  à  un  fonctionnaire  supérieur 
salarié,  dit  Clerk  of  the  peace,  assisté  d'autres 
agents.  Enfin  le  service  de  bureau  et  la  procédure 
des  Petty- sessions  sont  attribués  à  des  agents 
établis  à  proximité  des  lieux  de  session.  Un  agent 
suffit  souvent  au  service  de  deux  chefs  -  lieux  de 
Petty -session;  parfois  même  il  exerce  plusieurs 
autres  fonctions  publiques  ou  privées.  J'ai  habi- 
tuellement entendu  désigner  ces  utiles  fonction- 
naires locaux  sous  le  nom  de  Clerk  io  justices. 

Les  Magistrates  se  réunissent  en  outre,  soit 
exceptionnellement  pour  des  nécessités  acciden- 
telles ,  soit  régulièrement  pour  certains  services 
déterminés,  dans  des  Spécial  sessions.  Ce  der- 
nier cas  se  présente  notamment  pour  l'octroi 
annuel  des  Licences  \  sans  lesquelles  personne 

1  La  législation  compliquée  qui  règle  le  service  des  Licences  a 
pour  origine  des  coutumes  fort  anciennes.  Ces  coutumes  ont  été 
confirmées  ou  modifiées  par  plusieurs  lois,  notamment  en  1794 
(35,  Georg.  III,  c.  113).  La  loi  organique  actuelle  est  celle  de  1828 
(9,  Georg.  IV,  c.  61),  complétée  par  beaucoup  de  lois  posté- 
rieures, notamment  en  1842  (5  et  6,  Vict.,  c.  44).  Elle  fixe  les  for- 
malités, et  entre  autres  celles  d'affichage,  imposées  aux  per- 
sonnes qui  veulent  obtenir  une  licence  ou  en  transférer  une  à  un 
autre  titulaire.  Elle  détermine  les  contraventions  punies  par  Ta- 
mende  ou  par  la  fermeture  des  établissements,  selon  la  décision 
des  Magistrates.  Elle  interdit,  d'un  autre  côté,  l'intervention  des 
Magistrates  ayant,  comme  propriétaires  d'immeubles  ou  par  toute 
autre  cause,  un  intérêt  à  l'octroi  ou  au  rejet  des  demandes.  Elle 
s'applique,  en  un  mot,  à  concilier  la  liberté  du  commerce  avec 
les  motifs  d'ordre  public  qui,  même  chez  les  peuples  les  plus 


CH.    57.  —    LE   COMTÉ   ANGLAIS  35^ 

ne  peut,  en  Angleterre,  entreprendre  le  débit  des 
bières  et  autres  boissons  spiritueuses.  Les  dates 
de  ces  réunions  sont  fixées ,  au  choix  des  Magis- 
trates ,  du  1*^  au  10  mars  pour  les  Comtés  de 
Middlesex  et  de  Surrey ,  et  du  28  août  au  14  sep- 
tembre pour  le  reste  de  l'Angleterre. 

§  Vlll.  Les  Cours  de  Comté. 

La  petite  juridiction  civile ,  qui  appartenait 
autrefois  au  Sheriff ,  a  été  développée  et  attri- 
buée, par  une  loi  de  1846  (9  et  10,  Vict., 
c.  95),  à  une  administration  (County  Court  de- 
partment)  centralisée  à  Londres  sous  la  haute 
direction  du  Grand  chancelier.  Cependant  le  per- 
sonnel de  ce  service  se  rattache  par  des  liens 
intimes  aux  Comtés;  et  ceux-ci  d'ailleurs  suppor- 
tent les  frais  relatifs  aux  locaux  de  ces  cours  de 
justice.  Il  semble  donc  opportun  de  mentionner 

libres,  ont  toujours  conféré  aux  autorités  locales  le  droit  de  ré- 
glementer, pour  la  restreindre,  la  vente  des  spiritueux.  —  Les 
propriétaires  ruraux  de  TAngleterre  attachent  une  importance 
extrême  au  pouvoir  qui  leur  est  ainsi  attribué,  comme  Magis- 
trates,  de  défendre  la  partie  imprévoyante  de  la  population  contre 
les  entreprises  de  spéculateurs  peu  honorables,  plus  ou  moins 
secondés  par  Tadministration  financière  dite  Excise  (60,  XVI J, 
laquelle  est  chargée  de  percevoir  au  profit  de  TÉtat  un  impôt 
considérable  sur  la  vente  des  boissons  spiritueuses.  [Note  de  1864.) 
—  En  Tabsence  d'un  contrôle  analogue ,  les  cabarets  ont  pris,  en 
France,  un  développement  incompalible  avec  Tordre  public.  Ils 
ont  donné  lieu,  sous  le  second  empire  et  surtout  sous  la  dictature 
du  4  septembre  1870,  à  des  désordres  inconnus  chez  les  autres 
peuples  civilisés.  (Note  de  1872.) 


354    LIV.  VII,  l^  PARTIE  —  LE  CHOIX  DBS  MODÈLES 

ces  nouvelles  institutioiis  à  la  suite  de  celles  que 
je  viens  de  décrire. 

Les  New  County  Courts  jugent  les  affaires  ci- 
viles dans  lesquelles  les  valeurs  en  litige  n'excè*- 
dent  pas  1,250  francs.  Cette  juridiction  est  limitée 
aux  actions  pour  dettes  et  dommages.  Elle  né 
s'étend  point  à  celles  qui  concernent  les  titres 
de  propriétés  foncières,  les  donations,  les  testa- 
ments ,  les  contrats  de  mariage ,  les  successions , 
les  concessions  de  l'État,  la  diffamation,  la  sé- 
duction et  les  promesses  de  mariage.  Cependant 
les  actions  pour  dettes  et  dommages,  quelle 
qu'en  soit  l'importance ,  peuvent  être  jugées  par 
ces  cours ,  si  les  deux  parties  s'accordent  sur  le 
choix  de  cette  juridiction.  Les  plaideurs  peuvent 
faire  appel,  aux  cours  supérieures  de  Londres 
(59,  11  et  III),  des  décisions  rendues  par  les 
cours  du  Comté.  Toutefois,  dans  la  plupart 
des  cas,  ils  ont  le  bon  sens  d'accepter  ces  dé- 
cisions. 

En  vertu  d'une  loi  de  1864  (28  et  29,  Vict., 
c.  99),  les  New  County  Courts  exercent  une  ju- 
ridiction d'équité  analogue  à  celle  de  la  haute 
cour  de  chancellerie.  Cependant  cette  juridiction 
s'applique  seulement  aux  causes  où  le  litige  ne 
dépasse  pas  1,250  fr.  Les  deux  parties  ont  tou- 
jours le  droit  d'appeler  du  jugement  à  l'un  des 
Vice-Chancellors, 

Le  domicile  du  défendeur  détermine  la  cour  de 


CH.    57.  —    LE  COMTÉ  ANGLAIS  355 

Comté  où  le  procès  doit  être  jugé.  Les  juges  ap- 
précient à  la  fois  les  questions  de  droit  et  de  fait  ; 
mais  les  dernières  peuvent  être  soumises  à  un 
jury,  si  la  demande  en  est  formée  par  les  parties. 
La  loi  organique  a  fixé  à  60  le  nombre  des  juges 
et  des  circonscriptions  judiciaires;  mais  une  loi 
de  1858  (21  et  22,  Vict.,  c.  74),  tout  en  mainte- 
nant ce  nombre  de  juges,  a  conféré  au  Grand 
chancelier  le  pouvoir  de  modifier  le  nombre  ou 
les  limites  des  circonscriptions,  d'attacher,  au 
besoin,  deux  juges  à  Tune  d'elles,  et,  en  général, 
de  faire  les  règlements  propres  à  améliorer  les 
détails  du  service.  Ces  juges  touchent  un  traite- 
ment annuel  de  30,000  fr.  Ils  habitent  ordinaire- 
ment, dans  la  circonscription  de  leur  cour,  des 
résidences  rurales.  Ils  sont  assistés  par  trois  fonc- 
tionnaires principaux  :  un  trésorier  (Treaswrer), 
un  greffier  {Registrar),  et  un  agent,  dit  High- 
bailiff,  chargé  de  la  poHce  des  audiences.  A  ces 
fonctionnaires  se  trouve  adjoint  un  nombre  d'ai- 
des en  rapport  avec  l'importance  de  la  juridic- 
tion. Ces  juges  ne  siègent  en  permanence  qu'à 
Manchester  et  dans  cinq  subdivisions  de  Londres. 
Partout  ailleurs,  ils  se  transportent  successive- 
ment dans  les  diverses  localités,  de  manière  à 
siéger  douze  fois  par  an  dans  les  villes  princi- 
pales, et  six  fois  seulement  dans  les  autres.  Les 
54  juges  qui  se  transportent  ainsi  ont  à  desservir 
en  tout  323  villes  à  douze  sessions ,  et  188  villes  à 


356     LIV.  VII,  1"   PARTIE  —  LE  CHOIX  DES   MODÈLES 

six  sessions.  Ils  reçoivent,  indépendamment  de 
leur  traitement  fixe ,  des  indemnités  de  voyage. 

§  IX.  La  police  rurale. 

L'administration  de  la  police  rurale  est,  depuis 
un  temps  immémorial,  attribuée  par  la  coutume  au 
Comté.  Elle  a  été  révisée  par  une  loi  de  4839  (2 
et  3,  Vict.,  c.  93),  qui  a  été  successivement  amen- 
dée en  4840  (3  et  4,  Vict.,  c.  88),  en  4856  (49  et 
20,  Vict.,  c.  69)  ,  et  en  4859  (22  et  23,  Vict.,  c. 
32).  Les  Magistrales  en  Quarter-session  choisis- 
sent parmi  eux  les  membres  qui  doivent  former 
le  comité  de  police  {Police  œmmittee)  chargé  de 
la  surveillance  et  de  la  direction  supérieure  du 
service.  Ils  nomment  le  Chief  constable,  qui  en 
centralise  toutes  les  affaires,  et  qui  a  tout  le  per- 
sonnel sous  ses  ordres  immédiats.  Ils  nomment 
également,  sur  la  proposition  de  ce  dernier,  trois 
classes  principales  d'agents,  savoir  :  les  Super- 
intendants  qui  centralisent  habituellement  le  ser- 
vice dans  les  circonscriptions  de  Petty- session; 
les  inspectors  placés  dans  de  moindres  localités 
sous  les  ordres  des  précédents  ;  enfin  les  agents 
inférieurs  dits  Constables.  Ces  derniers,  en  ce  qui 
concerne  le  salaire ,  sont  divisés  en  trois  grades. 
Ils  sont  isolément  répartis  dans  les  villages ,  ou 
groupés  par  brigades  de  trois  ou  quatre  hommes 
dans  les  bourgs  ou  les  villes  de  marché.  Quel- 
quefois on  institue,  en  outre,  des  Constables  lo- 


CH.    57.  —   LE  COMTÉ  ANGLAIS  357 

eaux.  Ceux-ci  sont  rétribués  par  les  localités  qui 
en  font  la  demande  ;  ils  sont  nommés  par  les  Ma- 
gistrales en  Petty-session,  sur  la  présentation  du 
Ghief  constable.  Sur  la  demande  des  particuliers 
et  des  entreprises  privées,  telles  que  les  compa- 
gnies de  chemins  de  fer,  le  Chief  constable ,  avec 
l'approbation  des  Magistrates,  nomme  des  Cons- 
tables  dits  supplémentaires,  qui  sont  rétribués 
par  ceux  qui  les  emploient. 

Les  agents  de  police  ont  pour  unique  devoir  de 
maintenir  la  paix  publique.  Ils  sont  spécialement 
chargés  des  trois  groupes  suivants  d'attributions  v 
d'empêcher  la  violation  de  la  loi  et  d'arrêter  les 
contrevenants;  de  prêter  main -forte  aux  agents 
de  l'Excise  (60,  XVI)  et  des  autres  administra- 
tions publiques;  d'exécuter  les  ordres  d'arres- 
tation délivrés  par  les  Coroners  et  les  Magis- 
trates. Dans  l'accomplissement  de  ces  devoirs,  ils 
peuvent  réclamer  l'assistance  des  personnes  pré- 
sentes :  celles-ci,  sous  peine  d'amende  ou  d'em^ 
prisonnement,  sont  tenues  de  se  rendre  à  l'appel 
qui  leur  est  fait;  et,  dans  la  plupart  des  cas,  elles 
tiennent  à  honneur  de  remplir  ce  devoir.  Les 
agents  de  police  cumulent  souvent  leur  service 
principal  avec  d'autres  fonctions,  notamment  avec 
la  surveillance  des  pauvres  et  des  vagabonds, 
l'inspection  des  logements  loués  en  garni ,  la  ré- 
pression des  contraventions  et  des  délits  relatifs  à 
la  salubrité,  et  l'inspection  des  poids  et  mesures. 


358    LIT.  VII,  V^  PARTIE  —  LE  CHOIX  DBS  MODÈLES 

On  pourvoit  habituellement  aux  frais  considé- 
rables de  ce  service  au  moyen  d'une  taxe  spéciale 
(police-raie)^  fixée  parles  Magistrates  en  Quar- 
ter- session,  perçue  et  répartie  selon  les  formes 
suivies  pour  les  autres  services  du  Comté.  On 
dislingue,  dans  la  comptabilité  de  la  police,  les 
dépenses  et  les  taxes  applicables  soit  aux  diverses 
localités,  soit  à  l'ensemble  du  Comté. 

§  X.  Les  prisons. 

Chaque  Comté  entretient  au  moins  une  prison 
(Common  gaol)  pour  garder  les  prévenus,  les  cri- 
minels condamnés  et  les  débiteurs  insolvables.  Il 
doit  entretenir  également  une  maison  de  correc- 
tion (House  of  correction)  pour  recevoir  temporai- 
rement les  vagabonds  et  les  personnes  empri- 
sonnées pour  des  délits  ayant  peu  de  gravité.  Les 
réformes  considérables  dont  l'Angleterre  a  pris 
rinitiative  ont  été  provoquées,  en  1823,  par  la  loi 
(4,  Georg.  IV,  c.  64)  qui  a  favorisé  la  reconstruc- 
tion des  édifices.  Elles  ont  été  complétées  par 
une  multitude  de  lois  postérieures,  notamment  : 
en  4824  (5  Georg.  IV,  c.  85),  en  1836  (5  et  6, 
Will.  IV,  c.  38),  en  1837(6  et  7,  Will.  IV,  c.  10), 
en  1839  (2  et  3,  Vict.,  c.  56) ,  en  1842  (5  et  6, 
Vict.,  c.  53);  enfin  plus  récemment,  pour  les 
jeunes  criminels,  en  1854  (17  et  18,  Vict.,  c.  8), 
et  pour  les  prisonniers  militaires,  en  1861  (24  et 
25,  Vict.,  c.  7). 


CH.    57.  —  LE  COMTÉ  ANGLAIS  359 

Ces  améliorations  incessantes  se  résument, 
pour  ainsi  dire,  chaque  année,  dans  le  règlement 
qu'on  voit  affiché  dans  toutes  les  prisons.  Elles 
pourvoient  à  sept  convenances  principales,  sa- 
voir :  séparer  les  diverses  catégories  de  prison- 
niers ,  afin  de  prévenir  la  corruption  provenant 
du  contact;  isoler  les  plus  vicieux;  accorder  aux 
simples  prévenus  les  égards  qui  leur  sont  dus  ; 
traiter  humainement  les  condamnés,  tout  en  leur 
infligeant  les  peines  qu'ils  ont  encourues  ;  provo- 
quer, par  l'intervention  du  clergé ,  leur  réforme 
morale  *  ;  mettre  les  prisonniers  à  l'abri  des  exac- 
tions et  de  l'oppression  des  agents  préposés  à  leur 
garde  ;  enfin  étendre  cette  protection  aux  prison- 
nières, en  les  faisant  garder  par  des  personnes  de 
leur  sexe. 

Les  Magistrates  exercent  sur  les  prisons  une 
surveillance  qui  rend  plus  efficace  la  mission  des 
inspecteurs  spéciaux,  institués  en  1837.  Les  plus 
zélés  se  croient  tenus  d'aller  chaque  jour  entendre 
les  réclamations  des  prisonniers.  C'est  surtout  à 
l'initiative  de  ces  hommes  éclairés  et  animés  de 
l'esprit  du  christianisme  que  sont  dues  les  ré- 
formes qui  ont  fait  tant  d'honneur  à  l'Angleterre , 
et  qui  se  propagent  de  plus  en  plus  dans  les 

^Lorsqu'il  y  a,  dans  une  prison,  assez  d'individus  appàrlenaht 

è  une  confession  religieuse  déterminée  pour  rendre  opportune  la 

nomination  d'un  ecclésiastique  appartenant  à  cette  confession,  les 

Magistrates  sont  autorisés,  par  une  loi  récente  ( 26  et  27,  Vict., 

.  c.  79),  à  en  désigner  un  et  à  lui  assigner  une  rémuRërafion. 


360    UV.  vu,  i^^  PARTIE  —   LB  CHOIX  DES  MODÈLES 

autres  parties  du  monde.  Les  Magistrales  ont 
d'ailleurs  été  parfaitement  secondés  par  des  as- 
sociations privées  qui  continuent  à"  faire  preuve 
d'un  admirable  dévouement.  En  cette  matière, 
comme  dans  leurs  autres  attributions,  ils  ont  tout 
pouvoir  pour  faire  le  bien  ;  car  ils  nomment  ou 
révoquent  le  personnel  et  fixent  le  budget  des 
prisons.  Ils  n'abusent  pas  de  ce  pouvoir,  comme 
pourraient  le  faire  de  simples  fonctionnaires. 
Ayant ,  en  qualité  de  principaux  contribuables ,  à 
payer  la  majeure  partie  des  dépenses,  ils  sont 
particulièrement  intéressés  à  maintenir  dans  de 
justes  limites  la  tendance  aux  améliorations.  Les 
dépenses  relatives  aux  prisons  ne  restent  pas 
toutes  à  la  charge  du  Comté.  Celles  qui  concer- 
nent les  prisonniers  condamnés  aux  peines  les 
plus  graves  sont  remboursées  par  l'État.  Celles 
qui  concernent  les  vagabonds  sont  remboursées 
par  les  Paroisses  où  ces  derniers  ont  leur  domi- 
cile de  secours  (56,  VI). 

Le  rôle  des  prisons  dans  le  système  pénal  de 
l'Angleterre  a  été  singulièrement  modifié  depuis 
vingt  ans.  Il  a  été  étendu  par  les  lois  qui,  en  1847 
(10  et  11 ,  Vict.,  c.  67) ,  en  1853  (16  et  17,  Vict., 
c.  99),  et  en  1857  (20  et  21 ,  Vict.,  c.  3),  ont  sub- 
stitué à  la  transportation  dans  les  colonies  la  ser- 
vitude pénale.  Il  a  été  restreint  en  1847  (10  et 
11,  Vict.,  c.  82),  par  la  loi  dite  Juvénile  offenders 
act.  Cette  loi,  qui  fut  complétée  en  1850  (13  et 


CH.    57.  —  LE  COMTÉ  ANGLAIS  361 

44,  Vict.,  9,  37),  a  principalement  pour  objet  de 
conjurer  les  maux  que  pouvait  occasionner  la  dé- 
tention préventive  des  enfants  accusés  de  vols 
simples.  Sous  le  nouveau  régime ,  les  prévenus 
ayant  moins  de  seize  ans  peuvent  comparaître , 
suivant  une  procédure  très- sommaire,  soit  devant 
deux  Magistrates  en  Petly- session,  soit  devant 
un  juge  des  cours  de  police  {Police  courts)  de 
Londres,  ou  un  juge  {Stipendiary  magistrale) 
(58,  X)  de  toute  autre  ville  du  Royaume-Uni. 
Ces  magistrats  sont  en  droit  d'infliger  un  empri- 
sonnement de  trois  mois  ou  une  amende  de  75 
francs.  Us  peuvent  en  outre  condamner  à  la  peine 
du  fouet  les  garçons  âgés  de  quatorze  ans  au  plus. 
Cependant  le  délit  est  jugé  selon  les  formes  ordi- 
naires, siTaccusé  ou  ses  parents  repoussent  cette 
procédure  spéciale. 

§  XI.  Les  asiles  d*alléné8. 

Les  Comtés  sont  obligés  d'entretenir  à  leurs 
frais  des  asiles  {Lunatic  asylums)  destinés  aux 
aliénés  pauvres  ou  condamnés  pour  crimes.  On 
a,  en  outre,  établi  à  Londres  une  commission 
centrale  {General  board  of  commissioners  in  lu- 
nacy)  ayant  pour  mission  de  surveiller  ces  établis- 
sements, afin  de  prévenir  les  séquestrations  et 
les  autres  abus  dont  ce  genre  d'infirmité  a  été 
souvent  le  prétexte,  notamment  dans  les  familles 
riches.  Plus  de  trente  lois  ont  été  rendues  sur 

RÉFORME    SOCIALE.  III  —  11 


362    LIV.  VII,  1"   PARTIE  —  LE  CHOIX  DES  MODÈLES 

cette  matière  depuis  quarante  ans.  Le^régime  ac- 
tuel a  surtout  été  fixé  par  trois  lois  de  1853  (16 
et  17,  Vict.,  c.  70, 126  et  127),  lesquelles  ont  été 
amendées  en  1855  (18  et  19,  Vict.,  c.  105),  en 
1856  (19  et  20,  Vict.,  c.  87),  en  1860  (23  et  24, 
Vict.,  c.  75),  et  en  1861  (24  et  25,  Vict ,  c.  56). 
Le  Grand  chancelier,  pour  renforcer  l'action  de 
l'administration  centrale,  peut  instituer  deux 
hauts  fonctionnaires ,  hommes  de  loi,  dits  Maslers 
in  lunacy,  qui  reçoivent  chacun  des  appointe- 
ments de  50,000  francs,  avec  droit  à  une  pension 
de  retraite.  Ces  fonctionnaires  sont  secondés  par 
trois  Visitors,  dont  deux  sont  docteurs  en  méde- 
cine. Le  Grand  chancelier  peut  également  faire 
apprécier  par  un  jury  les  réclamations  des  alié- 
nés. 

Chaque  Comté  peut  se  concerter  avec  d'autres 
Comtés  pour  établir  en  commun  un  asile  d'a- 
liénés; il  peut  aussi  traiter  avec  des  établisse- 
ments privés.  11  parait  toutefois  que  certains 
Comtés  continuent  à  disséminer  les  aUénés  dans 
les  Workhouses  des  Unions  ;  mais,  dans  ce  cas, 
ces  établissements  sont  soumis  à  une  inspection 
spéciale.  Les  Magistrates dirigent  le  service,  sous 
la  haute  surveillance  de  la  commission  centrale , 
et  ils  instituent  chaque  année,  comme  auxiliaires, 
des  commissions  locales  de  Visitors,  Chacune  de 
ces  dernières  commissions  est  attachée  à  un  asile  ; 
elle  nomme  elle-même  son  secrétaire,  ainsi  que 


CH.    57.  —  LE   COMTÉ  ANGLAIS  363 

le  trésorier,  le  chapelain  et  les  autres  agents. 
Les  Magistrales  en  Quarter- session  peuvent, 
dans  l'intérêt  du  service  des  aliénés ,  acheter  des 
terrains,  faire  des  constructions  ou  des  répara- 
tions, et  passer  des  baux.  Pour  vendre,  échan- 
ger ou  emprunter,  ils  doivent  recourir  à  Tau- 
torisation  du  secrétaire  d'État  de  l'intérieur 
(60,  XIII);  ils  doivent  aussi  soumettre  à  l'appro- 
bation de  ce  fonctionnaire  le  plan  des  construc- 
tions. 

Une  taxe  spéciale,  votée  par  les  Magistrales  en 
Quarter- session,  subvient  à  la  fois  aux  frais  du 
service  des  aliénés  pauvres,  et  à  l'amortissement 
des  emprunts  dans  un  délai  inférieur  à  trente 
années  ;  les  autres  frais  sont  en  partie  rembour- 
sés à  l'aide  d'allocations  (Fées)  prélevées  sur  le 
revenu  des  aliénés  non  indigents. 

§  XII.  Les  poids  et  mesures. 

Le  service  des  poids  et  mesures  est  fondé ,  en 
Angleterre,  sur  deux  principes,  l'unité  et  la  véri- 
fication permanente.  11  est  confié  à  diverses  sortes 
d'agents,  sous  la  direction  combinée  de  l'État  et 
du  Comté.  L'unité  établie  comme  règle  générale 
dans  le  royaume,  dès  l'année  1225  (9,  Henr.  111, 
c.  25),  a  été  spécialement  propagée,  dans  les 
temps  modernes,  par  les  lois  de  1824  (5,  Georg. 
IV,  c.  74) ,  de  1825  (6,  Georg.  IV,  c.  12) ,  de  1835 
4  et  5,  V^ill.  IV,  c.  49),  de  1836  (5  et  6,  V^iU.  IV, 


364  Liv.  VII,  1''  Partis  —  lb  choix  des  modèles 

c.  63),  et  de  1855  (18  et  19,  Vict.,  c.  72).  La  véri- 
fication chez  les  commerçants,  attribuée  depuis 
longtemps  aux  Comtés ,  a  été  plus  expressément 
réglementée  en  1794  (35,  Georg.  III,  c.  102),  en 
1796  (37,  Georg.  III,  c.  143),  en  1814  (55,  Georg. 
m,  c.  43)  et  en  1853  (16  et  17,  Vict.,  c.  79). 
Sous  le  régime  actuel,  les  étalons  de  poids  et 
mesures  sont  conservés  à  Londres,  chez  le  con- 
trôleur  général  de  l'Echiquier  (60,  XV).  Des  types 
authentiques  sont  délivrés  aux  Comtés  et  aux 
villes  qui  en  font  la  demande.  Les  inspecteurs 
locaux  ont  la  conservation  de  ces  types ,  et  ils 
s'en  servent  pour  vérifier  et  poinçonner  les  in- 
struments employés  par  les  commerçants.  Ceux 
de  ces  derniers  qui  se  servent  d'instruments  non 
poinçonnés  sont  passibles  d'une  amende  de  125 
francs.  Les  contrats  ne  sont  valables  que  quand 
ils  ont  pour  bases  les  mesures  légales.  Les  grains 
et  autres  objets  vendus  précédemment  au  bois- 
seau comble ,  doivent  être  mesurés  ras  ou  vendus 
au  poids.  Depuis  1795,  les  Magistrates  contrôlent 
le  service,  et  nomment  en  Petty- session  les 
agents  locaux.  Les  frais  de  personnel  et  de  maté- 
riel sont  en  partie  remboursés  par  la  taxe  de  poin- 
çonnage; le  surplus  reste  à  la  charge  du  Comté. 

§  XIII.  Les  grandes  routes. 

Les  grandes  routes  forment,  au  point  de  vue 
administratif,  deux  subdivisions  principales  :  les 


CH.    57.  —    LE  COMTÉ  ANGLAIS  365 

routes  à  parcours  gratuit  {High-ways)^  et  les 
routes  à  péages  (Tumpike-roads).  L'État  reste, 
en  général,  étranger  à  la  direction  de  ces  deux 
services.  On  ne  trouve  au  budget  que  de  faibles 
sommes  destinées ,  soit  à  la  construction  de  ponts 
ayant  un  caractère  d'utilité  générale ,  soit  à  la  ré- 
tribution de  commissaires  chargés  de  favoriser 
l'établissement  des  routes  dans  le  pays  de  Galles , 
et  dans  quelques  régions  montagneuses  où  Tini- 
tiative  locale  ne  suffit  pas  à  cette  tâche.  Comme 
je  l'ai  indiqué  ci-dessus  (55,  III),  le  service  des 
High-ways  est  exclusivement  dévolu  aux  Pa- 
roisses. Le  Comté  y  intervient ,  en  vertu  d'an- 
ciens usages,  mais  seulement  pour  la  construction 
et  l'entretien  des  ponts. 

En  ce  qui  concerne  les  Turnpike  -  roads ,  les 
autorités  du  Comté,  et  notamment  les  Magis- 
trates  en  Quarter-session,  ont  à  se  prononcer  sur 
la  déclaration  d'utilité  publique  des  projets;  mais 
ils  restent  étrangers  à  l'exécution  de  ces  voies. 
Chaque  Turnpike  road  est  instituée  par  une  loi 
spéciale  qui  confie  à  une  corporation  (TrwsO,  re- 
présentant les  bailleurs  de  fonds ,  le  soin  de  la 
construction  et  de  l'exploitation.  Chaque  loi  est 
un  code  complet  pour  la  Turnpike  -  road  à  la- 
quelle elle  se  rapporte.  Elle  règle  les  péages 
(Tolls)  à  percevoir,  les  exemptions  de  péages, 
les  obligations  des  concessionnaires  (Trustées) 
et  des  percepteurs  (Toll-collectors),  Elle  définit 


300    LIV.  vu,  V  PARTIE  —  LE  CHOIX  DES  MODÈLES 

loR  diverses  contraventions  (Nuisances)  qui  peu- 
vent ûtre  commises  au  détriment  des  concession- 
naires et  du  public,  en  ce  qui  concerne  l'usage 
do  la  route,  et  elle  détermine  les  pénalités  cor- 
respondantes. 

\a\  K^gislation  des  routes  est  naturellement 
Ihi^o  pur  Tensemble  de  ces  lois  spéciales  ;  mais, 
dopuis  uno  quarantaine  d'années,  elle  a  été  ré- 
$uu\t^o  dans  des  lois  générales  qui  sont  imposées 
h^iWtueUement  aux  nouvelles  Turnpike  roads. 
Lî\  Un  oi^uique  qui  coordonna  les  décisions  an- 
U^ntHU\^  fut  rendue  en  1822  (3,  Georg.  IV,  c. 
I4(U;  elle  a  été  amendée  et  complétée  par  beau- 
sNmj^  d0  lois  postérieures.  Chaque  année,  par 
^v^uple,  le  Parlement  prolonge  la  durée  de  cer- 
l^u^^  dispositions  dérogeant  à  la  Coutume  :  c'est 
^54  qu'il  maintient  en  vigueur  beaucoup  d'auto- 
i^tions ,  qui  appliquent  à  l'entretien  des  Turn- 
|)ike-roads  une  partie  de  l'impôt  levé  par  les 
Paroisses  pour  le  service  de  High-ways. 

Les  exemptions  de  péage  sont  fort  nombreuses. 
Elles  concernent  notamment  les  catégories  sui- 
vantes :  tous  les  piétons  ;  les  chevaux  et  les  voi- 
tures employés  au  service  du  souverain  et  de  sa 
famille;  les  chevaux  et  les  voitures  qui  conduisent 
les  personnes  au  service  divin,  le  dimanche 
(aller  et  retour),  excepté  dans  un  rayon  de  8,400 
mètres  autour  de  la  Bourse  de  Londres  et  du 
^^  Westminster;    les    chevaux    et  voi- 


r-' 


CH.    57.  —  LE  COMTÉ  ANGLAIS  367 

tures  chargées  d'engrais  agricoles.  Des  exemp- 
tions analogues  s'appliquent  aux  funérailles,  aux 
ministres  du  culte  dans  l'exercice  de  leurs  fonc- 
tions, aux  agents  en  exercice  de  la  force  publique 
et  de  la  police,  aux  personnes  se  déplaçant  (aller 
et  retour)  pour  les  élections,  et,  depuis  1861  (24 
et 25,  Vict.,  c.  126),  aux  v olontsir es  (Volunteers); 
aux  animaux  et  voitures  de  toutes  sortes  trans- 
portant (aller  et  retour)  les  produits  agricoles  aux 
marchés  ;  aux  animaux  et  voitures  traversant  la 
voie  sans  y  parcourir  plus  de  91  mètres;  aux  ani- 
maux et  voitures  allant  au  travail ,  au  pâturage  et 
à  l'abreuvoir,  ou  en  revenant,  pourvu  qu'ils  ne 
parcourent  pas  sur  la  route  une  distance  supé- 
rieure à  3,200  mètres. 

§  XIY.  Tendances  à  la  centralisation  dans  le  service  des  routes. 

On  remarque,  en  Angleterre,  une  tendance 
assez  marquée  à  centraliser  le  service  des  grandes 
voies  publiques.  Dès  l'année  1826  (7,  Georg.  IV, 
c.  142),  une  loi  a  autorisé  les  concessionnaires 
des  routes  de  la  ville  de  Londres,  au  nord  de  la 
Tamise,  à  former  avec  les  membres  du  Parlement 
pour  Londres,  Westminster  et  le  comté  de  Midd- 
lesex,  une  commission  de  trente-deux  membres, 
investie  de  pouvoirs  spéciaux  pour  l'amélioration 
de  la  viabilité.  Une  loi  de  1849  (12  et  13,  Vict., 
c.  46)  donne  les  mêmes  facilités  à  toutes  les  Turn- 
pike-roads  placées  dans  des  conditions  favorables 


368    LIV.  vu,  1"   PARTIE   —   LE  CHOIX  DES  MODÈLES 

aune  réunion.  Les  concessionnaires  administrent 
en  commun  les  Turnpike-roads  réunies;  mais 
chacune  d'elles  conserve  son  péage  et  sa  loi  spé- 
ciale. 

Un  autre  essai  de  ce  genre  vient  d'être  tenté , 
sur  une  plus  grande  échelle ,  par  la  loi  du  29  juil- 
let 1862  (25  et  26,  Vict.,  c.  6d).  Cette  loi,  laissant 
aux  locaUtés  le  pouvoir  de  conserver  le  régime 
actuel,  les  encourage  à  concentrer  le  service.  A 
cet  effet,  elle  autorise  les  Magistrates  réunis  au 
moins  au  nombre  de  cinq  en  Quarter- session,  à 
ordonner  provisoirement  la  centralisation  de  tous 
les  High-ways  du  Comté,  ou  leur  réunion  en 
groupes  partiels.  Le  district  correspondant  à  l'un 
de  ces  groupes  n'est  légalement  constitué  que  si 
deux  Magistrates  au  moins ,  ayant  leur  résidence 
dans  cette  localité,  ont  pris  part  à  la  décision. 
Cette  organisation  provisoire  ne  devient  défini- 
tive que  par  une  nouvelle  décision  rendue  en 
Quarter-session ,  après  l'accomplissement  de  for- 
malités prescrites  par  la  loi.  Un  comité  spécial , 
composé  des  Way-wardens  (55,  III)  élus  par  les 
Paroisses ,  et  des  Magistrates  de  la  circonscrip- 
tion représentant  le  Comté,  dirige  la  construc- 
tion, l'amélioration  et  l'entretien  des  High-ways 
de  chaque  district.  Il  constitue  une  corporation 
ayant  la  personnalité  civile.  Il  nomme  ses  agents, 
et  les  rétribue  sur  un  fonds  commun  fourni  par 
les  Paroisses.  Chaque  Paroisse  contribue  en  pro- 


CH.    57.  —  LE  COMTÉ  ANGLAIS  369 

portion  des  dépenses  qu'elle  a  faites,  pour  Tejitre- 
tien  des  High-ways,  pendant  les  trois  années 
précédentes.  La  spécialité  des  dépenses  par  Pa- 
roisse est  rigoureusement  maintenue.  Les  agents 
paroissiaux  continuent  à  lever  la  taxe  des  routes, 
et  ils  en  versent  le  montant  dans  la  caisse  du  co- 
mité. 

Le  maximum  de  cette  taxe  n'excède  pas  12  pour 
100  de  la  Rent,  et  chacun  des  trois  appels  faits 
annuellement  ne  peut  excéder  le  tiers  de  ce  maxi- 
mum. Cependant,  un  supplément  de  taxe  peut 
être  voté  par  le  Vestry,  pourvu  que  l'assemblée , 
dûment  convoquée,  réunisse  au  moins  les  trois 
cinquièmes  de  ses  membres.  Comme  pour  la  taxe 
des  pauvres,  les  poursuites  contre  les  contribua- 
bles en  retard  sont  autorisées  par  deux  Magis- 
trates.  Les  personnes  ou  les  corporations  ayant 
l'obligation  d'entretenir,  à  leurs  frais,  certains 
High-ways  faisant  partie  d'un  nouveau  district, 
peuvent  s'en  racheter  par  le  payement  d'une 
somme  fixée  au  moyen  d'une  procédure  que  la 
loi  détermine.  Chaque  année,  le  budget  du  dis- 
trict, arrêté  par  le  comité,  est  soumis  au  secré- 
taire d'État  de  l'intérieur,  qui  le  présente  aux 
deux  chambres  du  Parlement. 


370    UV.  VII,  1"  PARTIE  —  LE  CBOIX  DES  MODÈLES 

§  XV.  Administration  générale  :  Quarter- sessions, 

Cierk  of  the  peace. 

L'administration  générale  du  Comté  est  pla- 
cée sous  la  haute  direction  des  Magistrates  en 
Quarter-session.  Elle  est  centralisée  dans  les 
mains  du  Clerk  of  the  peace,  qui,  tout  en  subis- 
sant le  contrôle  de  toutes  les  personnes  influentes 
du  Comté,  y  jouit  en  fait  d'une  haute  situation. 
Ce  fonctionnaire  dirige,  avec  le  concours  des 
chefs  spéciaux ,  les  services  dont  il  vient  d'être 
question.  Il  prend  soin  également  de  plusieurs 
services  accessoires,  au  nombre  desquels  se 
trouve  l'entretien  des  bâtiments  affectés  au  ser- 
vice des  cours  du  Comté  et  à  la  conservation  du 
matériel  de  la  milice. 

§  XVI.  La  milice  et  le  yeomanry. 

Les  Coutumes  relatives  à  la  milice  sont  fort 
anciennes.  Elles  ont  été  coordonnées  et  com- 
plétées par  deux  principales  lois  organiques ,  sa 
voir:  en  1801  (42,  Georg.  III,  c.  90)  et  en  1852 
(15  et  16,  Vict.,  c.  50).  Celles  ci  ont  été  amen- 
dées l'une  et  l'autre  par  plusieurs  lois  posté- 
rieures. Les  plus  récentes  ont  organisé  des  régi- 
ments spéciaux  de  milice  qui  ont  rendu  de  grands 
services ,  hors  du  royaume ,  pendant  la  guerre  de 
Crimée.  Ces  régiments  ont  depuis  lors  été  licen- 
ciés; et,  chaque   année,  le  Parlement  accorde 


CH.    57.  —   LE  COMTÉ   ANGLAIS  371 

des  indemnités  à  une  partie  des  miliciens  qui  y 
avaient  été  incorporés. 

La  milice  comprend  80,000  hommes  d'infante- 
rie; mais  elle  pourrait  être  portée  à  120,000  hom- 
mes dans  le  cas  où  il  y  aurait  danger  d'invasion. 
Elle  forme  en  tout  137  régiments,  dont  96  en  An- 
gleterre, 17  en  Ecosse  et  24  en  Irlande.  Elle  se 
recrute,  d'abord  par  des  engagements  volontaires 
de  cinq  années,  au  moyen  d'une  prime  qui  ne 
peut  excéder  150  fr.  et  qui  est  payée  en  une  fois 
ou  par  allocation  mensuelle  de  3  fr.  12  c.  Le  con- 
tingent est  fixé  par  le  gouvernement  pour  chaque 
Comté,  et  par  les  autorités  du  Comté  pour  chaque 
Paroisse.  Dans  le  cas  où  le  contingent  d'un  Comté 
ne  serait  pas  complet,  on  soumettrait  à  la  con- 
scription, par  voie  de  tirage  au  sort,  les  Paroisses 
dans  lesquelles  le  nombre  des  engagés  volon- 
taires serait  insuffisant.  Les  miliciens  n'ont  d'ail- 
leurs, en  temps  de  paix,  que  des  obligations 
légères.  Ils  sont  simplement  tenus  d'assister  cha- 
que année  à  des  manœuvres  doiit  la  durée  est 
fixée,  en  général,  à  vingt- quatre  jours.  Cepen- 
dant le  Conseil  du  souverain  peut,  par  décision 
spéciale,  élever  cette  durée  à  cinquante-six  jours 
ou  la  réduire  à  trois.  Le  lieu  de  réunion  est  fixé 
par  le  Conseil,  et  Tordre  de  s'y  rendre  est  adressé 
à  chaque  milicien  par  le  Lord -lieutenant  ou  par 
l'officier  commandant.  Sont  exempts  du  service 
de  la  milice  tous  les  citoyens  âgés  de  plus  de 


372    LIT.  VII,   l»"»  PARTIE   —   LE  CHOIX  DES  MODÈLES 

trente-cinq  ans,  les  Pairs  du  royaume,  les  profes- 
seurs ou  maîtres  employés  à  l'enseignement  de 
la  jeunesse,  et  certaines  catégories  d'étudiants 
et  de  fonctionnaires  publics.  Le  Conseil  du  sou- 
verain détermine  l'organisation  des  régiments  et 
des  cadres,  les  conditions  d'âge  et  de  taille,  le 
taux  de  la  prime  au-dessous  du  maximum  fixé 
par  la  loi ,  l'époque  des  manœuvres  et  les  condi- 
tions d'admission  des  officiers.  On  exige,  en  géné- 
ral, que  chaque  officier  possède  une  propriété 
immobilière  (40,  III)  située  dans  une  partie  quel- 
conque du  Royaume-Uni. 

La  Yeomanry  est  une  force  de  cavalerie  qui 
est  analogue  à  la  milice ,  mais  qui  ne  parait  point 
avoir  un  rôle  essentiel  dans  les  institutions  mili- 
taires du  pays.  La  loi  organique  la  plus  récente 
est  de  1826  (7,  Georg.  IV,  c.  58);  elle  paraît  tom- 
ber en  désuétude. 

Il  en  est  autrement  des  volontaires ,  organisés 
comme  réserve  de  l'armée  par  une  loi  de  1859 
(22  et  23,  Vict.,  c.  42).  Ces  corps  prennent  au- 
jourd'hui un  grand  développement  sous  l'in- 
fluence des  classes  dirigeantes,  qui  ont  excité  l'o- 
pinion publique  à  augmenter  la  force  défensive 
du  pays,  et  qui  ont  provoqué  à  ce  sujet  une  suite 
de  dispositions  législatives.  Ainsi  deux  lois  de  1860 
(23 et  24,  Vict.,  c.l40)  et  de  1862(25  et  26,  Vict., 
c.  41)  autorisent  les  corps  des  volontaires,  con- 
stitués en  corporation  civile  (Trust),^di  acquérir 


CH.    57.  —  LE  COMTÉ  ANGLAIS  373 

des  terrains  pour  le  tir  de  la  carabine  et  du 
canon. 

Les  volontaires  supportent  tous  les  frais  de 
leur  armement  et  de  leur  équipement.  Pour  les 
miliciens,  ces  frais  sont  à  la  charge  de  l'État.  Les 
locaux  nécessaires  à  la  conservation  du  matériel 
sont  fournis  par  le  Comté. 

§  XVII.  L'administration  financière. 

L'administration  financière  complète  et  ré- 
sume en  quelque  sorte  tous  les  services  du  Com- 
té. Comme  celle  de  l'État,  elle  est  admirablement 
organisée.  Elle  est  chargée  de  pourvoir  au  ser- 
vice de  la  Dette ,  et  elle  fait  toutes  les  opérations 
de  trésorerie  qui  se  rattachent  aux  dépenses  et 
aux  recettes.  Sous  l'active  impulsion  des  Magis- 
trates,  elle  se  préoccupe  sans  cesse  d'établir  l'é- 
gale répartition  de  l'impôt,  d'ouvrir  aux  localités 
et  aux  contribuables  un  recours  contre  toute  im- 
position inexacte ,  et  en  général  de  prévenir  les 
abus.  Elle  est  dirigée  et  soigneusement  contrôlée 
parles  Magistrates.  Ceux-ci  centralisent  l'action 
chez  le  trésorier  (Cowity - treasurery ,  l'un  des 
agents  les  plus  importants  et  les  mieux  rétribués 
du  Comté.  Ils  se  répartissent  la  surveillance  en 
s' appuyant  sur  un  comité  de  trois  membres  (Fi- 

1  Le  County-treasurer  est  quelquefois  secondé  ou  remplacé  par 
plusieurs  trésoriers  divisionnaires. 


374    LIV.  VII,  1™  PARTIE  —  LE  CHOIX  DES  MODÈLES 

nance-committee).  Les  Magistrales  consacrent 
le  premier  jour  de  chaque  Quarter- session  à  en- 
tendre les  rapports  du  comité  et  du  trésorier,  à 
arrêter  les  comptes  du  trimestre  écoulé  et  les  dé- 
penses à  faire  dans  le  trimestre  qui  commence. 
La  somme  ainsi  votée  est  recouvrée  au  moyen 
d'une  taxe  (Courdy-rate)  assise,  comme  celles  de 
la  Paroisse  et  de  TUnion,  sur  la  Rent  de  toutes 
les  valeurs  locatives  du  Comté. 

La  Rent  (revenu  imposable)  de  chaque  pro- 
priété immobilière  est  déterminée,  pour  Tassiette 
de  la  taxe  du  Comté  et  des  autres  taxes  locales, 
avec  des  précautions  très-particuUères.  Cette 
évaluation  se  fait  conformément  à  d'anciens  usa- 
ges, coordonnés  par  deux  lois,  en  1738  (12, 
Georg.  II,  c.  29)  et  en  1852  (15  et  16,  Vict, 
C.81).  Les  dispositions  de  ces  dernières  ont  été 
amendées  par  diverses  lois  postérieures,  notam- 
ment en  1858  (21  et  22,  Vict.,  c.  33). 

Les  Magistrales  en  Quarter -session  nomment 
un  comité  d'évaluation  spécialement  chargé  de 
ce  soin.  Ce  comité  est  en  droit  de  réclamer  des 
0  verse  ers  de  chaque  Paroisse  le  tableau  du  re- 
venu imposable  de  toutes  les  propriétés  soumises 
aux  taxes  du  Comté,  et  il  enjoint  à  ces  autorités 
d'y  mentionner  la  date  et  le  mode  de  l'évaluation, 
ainsi  que  le  nom  de  l'expert. 

Ces  tableaux,  avant  d'être  adressés  au  chef- 
lieu  du  Comté,  sont  soumis  aux  Vestries  et  aux 


CH.    57.  —   LE   COMTÉ  ANGLAIS  375 

autres  autorités  locales,  qui  y  consignent  leurs 
observations  et  celles  des  administrés.  Le  comité 
d'évaluation,  lorsqu'il  a  reçu  ces  documents 
ainsi  annotés,  entend  les  réclamations  des  con- 
tribuables. Il  contrôle  au  besoin  toutes  ces  décla- 
rations au  moyen  d'informations  spéciales  pri- 
ses auprès  des  percepteurs,  des  constables,  et 
de  tous  ceux  qu'il  cite  pour  les  faire  déposer 
sous  serment.  Il  peut  infliger  des  amendes  de 
500  fr.  à  tous  ceux  qui  refuseraient  de  compa- 
raître, et  il  désigne  au  besoin  de  nouveaux 
experts  pour  les  évaluations  dont  l'exactitude 
reste  douteuse.  Les  frais  de  ces  expertises  sont, 
selon  les  cas,  à  la  charge  de  la  localité  qu'elles 
concernent ,  ou  des  agents  locaux  dont  le  travail 
serait  notoirement  inexact. 

Le  comité,  chaque  fois  qu'il  adopte  une  éva- 
luation nouvelle,  doit  indiquer  les  motifs  du 
changement,  et  les  notifier  au  Vestry  intéressé. 
Celui-ci  est  convoqué  dans  les  21  jours  par  les 
Overseers,  afin  de  mettre  les  contribuables  en 
mesure  de  produire  leurs  observations.  Le  comité 
tient  compte,  s'il  le  juge  convenable,  des  obser- 
vations adressées;  il  statue  en  ce  qui  le  concerne 
sur  les  tableaux  d'évaluation,  et  il  adresse  son 
travail,  avec  toutes  les  pièces  à  l'appui,  aux 
Magistrates  en  Quarter- session.  Enfin  les  Magis- 
trates  arrêtent  définitivement  ces  tableaux,  lors- 
que des  avis  insérés  dans  Tes  journaux  de  la  loca- 


376    LIV.  vu,   l»"»  PARTIE  —   LE  CHOIX  DES  MODÈLES 

lité  ont  mis  les  intéressés  en  demeure  d'adresser 
leurs  dernières  réclamations. 

Muni  de  ces  documents,  le  trésorier  dresse  un 
état  donnant  pour  chaque  Paroisse,  en  regard  du 
revenu  imposable,  le  montant  total  de  l'impôt  du 
trimestre  prochain,  calculé  d'après  la  moyenne 
appUcable  au  Comté.  Le  Clerk  of  the  peace  trans- 
met cet  état  aux  Overseers  ;  et  ceux-ci  procèdent 
aussitôt  au  recouvrement  des  taxes ,  avec  le  con- 
cours des  percepteurs,  selon  les  formes  suivies 
pour  le  Poor-rate  (56,  VI).  Lorsqu'il  s'agit  de  pe- 
tites taxes  levées  pour  des  objets  spéciaux,  les 
Overseers  et  les  Guardians  peuvent  simplifier  le 
service  en  les  prélevant  sur  la  taxe  des  pauvres , 
sauf  à  établir  la  compensation  à  l'imposition  sui- 
vante. Les  Overseers  versent  sans  délai  les  som- 
mes perçues  chez  le  trésorier  du  Comté  Faute  par 
eux  de  remplir  ce  devoir,  les  Magistrates  confient 
les  recouvrements  arriérés  à  des  agents  spéciaux, 
et  la  taxe  est,  dans  ce  cas ,  à  titre  d'amende,  aug- 
mentée d'un  dixième. 

Sur  la  plainte  du  trésorier  ou  du  Clerk  of  the 
peace,  les  Magistrates  peuvent,  par  un  arrêté 
spécial ,  ordonner  la  saisie  ou  la  vente ,  au  profit 
du  Comté ,  des  biens  de  tout  agent  qui  néglige 
de  verser  les  sommes  qu'il  a  perçues.  Pour  la 
taxe  du  Comté,  comme  pour  les  autres  taxes 
locales ,  les  contribuables  peuvent  en  tout  temps 
adresser  leurs  réclamations  aux  Magistrates  en 


CH.    57.  —   LE  COMTÉ  ANGLAIS  377 

Quarter-session.  Un  compte  annuel  des  recettes 
et  des  dépenses  du  Comté  est  présenté  par  le 
trésorier  à  Tune  des  Quarter-sessions.  Un  extrait 
de  ce  compte  est  publié  dans  les  journaux  de  la 
localité,  puis  communiqué  aux  Unions  et  aux 
Paroisses  ainsi  qu'au  secrétaire  d'État  de  l'in- 
térieur. C'est  un  des  documents  que  doivent  re- 
chercher les  personnes  qui  veulent  étudier  le 
gouvernement  local  de  l'Angleterre. 

§  XYIII.  Excellence  du  régime  financier. 

Le  régime  financier  des  Comtés  et  des  Pa- 
roisses de  l'Angleterre  me  paraît  être  le  vrai 
modèle  à  suivre ,  pour  les  nations  qui  veulent 
acclimater  chez  elles  les  libertés  locales,  et  no- 
tamment se  soustraire  au  déplorable  régime  des 
octrois. 

La  Belgique  s'est  inspirée  de  ce  sentiment 
quand  elle  a  procédé  à  la  réforme  financière  de 
son  gouvernement  local.  Elle  a  ordonné  une  en- 
quête qui  s'est  résumée  dans  l'excellent  ouvrage 
précédemment  cité  (53,  VIII).  L'idée  première 
et  l'exécution  de  ce  travail  ne  sauraient  être  trop 
signalées  comme  exemples  aux  bureaucraties  qui 
pèsent  si  lourdement  sur  toutes  les  branches  de 
notre  vie  publique.  Le  rapport  belge  a  modifié 
immédiatement  les  opinions  des  hommes  d'Etat 
auxquels  il  était  destiné.  Il  les  a  déterminés  à 
faire,  dans  le    régime  des  octrois,  la  réforme 


378    LIT.  VII,  1">  PARTIE  —  LE  CHOIX  DES  MODÈLES 

qui  a  fait  grandir  leur  pays  dans  Teslime  de 
TEurope. 


CHAPITRE  58 

APERljU    DES    BOROUGHS    (VILLES    INCORPORÉES),    ET   DES  AUTRES 
ACULOM^RATIONS  URBAINES  OU  RURALES  DE  l' ANGLETERRE 

\ 

S  I.  Organlsatioii  et  réforme  récentes  des  circonscriptions 

urbaines  dites  Boroughs. 

Depuis  un  temps  immémorial,  on  distingue 
des  Comtés  certaines  circonscriptions  à  popula- 
tions agglomérées.  Elles  sont  constituées,  par  la 
Coutume,  par  les  chartes  royales  et  par  la  loi, 
en  corporations  nommées  Boroughs  ou  Ciliés,  et 
subdivisées  souvent  en  quartiers  nommés  Wards, 
Le  nom  de  City  est  moins  commun  que  celui 
de  Borough  :  il  est  employé  par  les  lois  modernes 
sans  être  défini;  il  semble  être  habituellement 
attribué  par  la  Coutume  aux  villes  pourvues  de 
sièges  épiscopaux. 

Les  corporations  municipales  ont  été  pendant 
longtemps  régies  sans  aucun  contrôle  de  l'auto- 
rité centrale,  et  elles  ont  alors  donné  lieu  à  beau- 
coup d'abus.  Ainsi,  à  une  époque  peu  éloignée, 
beaucoup  de  villes  administraient  sans  publicité 
leurs  finances,  et  elles  employaient  parfois  une 
""'^rtie  de  leurs  revenus  à  des  destinations  dépour 


CH.  58.  —  LES  BOROUGHS  ET  LES  VILLES  D'aNGLETERRE  379 

vues  de  tout  caractère  d'utilité  publique.  La  con- 
naissance de  ces  abus,  et  le  spectacle  offert  par 
les  révolutions  de  1830  et  1831  à  Paris,  à  Bruxelles, 
à  Berlin,  à  Vienne  et  dans  plusieurs  autres  villes 
du  Continent,  éveillèrent  la  sollicitude  du  gou- 
vernement anglais  sur  le  régime  des  villes  bri- 
tanniques. Une  enquête  fut  en  conséquence  or- 
donnée; conduite  avec  la  sincérité  qui  distingue 
en  Angleterre  ce  genre  de  travaux,  elle  mit  en 
lumière  les  vices  des  anciennes  corporations ,  et 
démontra  à  tous  les  partis  politiques  la  nécessité 
d'une  réforme.  Celle-ci,  après  de  longues  dis- 
cussions ,  fut  enfin  accomplie  par  la  loi  du  9  sep- 
tembre 1835(5  et  6,  Will.  IV,  c.  76).  Cette  loi  a 
défini  178  circonscriptions  urbaines  :  elle  a  con- 
stitué, en  conservant,  autant  que  possible,  les 
vieilles  traditions,  une  organisation  civile  et  judi- 
ciaire dont  tous  les  détails  tranchent  avec  celle 
du  Comté. 

§  II.  Distinction  et  indépendance  réciproque  des  Comtés. 

et  des  Boroughs. 

Les  corporations  urbaines  sont  complètement 
indépendantes  du  Comté.  Ces  deux  institutions 
diffèrent  surtout  en  ce  que  les  autorités  du 
Borough  ne  réunissent  point,  comme  celles  du 
Comté,  les  attributions  judiciaires  aux  attributions 
administratives.  Elles  n'interviennent  point  non 
plus,  en  principe,  dans  l'assistance  des  pauvres. 


380    LIV.  VII,  l^  PARTIE  —   LB  CHOIX  DES  MODÈLES' 

la  gestion  des  fondations  charitables,  l'enre- 
gistrement des  mariages,  des  naissances  et  des 
décès,  et  la  propagation  de  la  vaccine.  Ce  sont  les 
Paroisses  urbaines,  représentées  par  les  per- 
sonnes payant  la  taxe  des  pauvres,  qui  y  pour- 
voient sous  l'autorité  des  Unions  de  paroisses  et 
des  comités  supérieurs  siégeant  dans  les  trois 
capitales.  Cependant  toutes  les  grandes  villes,  à 
l'exception  de  Londres,  centralisent,  en  fait,  ce 
service  :  en  premier  lieu ,  parce  que  l'Union  de 
Paroisses  coïncide  généralement  avec  la  circon- 
scription urbaine  ;  et,  en  second  lieu,  parce  que  le 
Board  of  guardians  et  le  conseil  municipal ,  dési- 
gnés par  des  corps  électoraux  peu  différents  l'un 
de  l'autre ,  sont  pour  la  majeure  partie  composés 
des  mêmes  personnes.  C'est  surtout  dans  les 
Unions  urbaines  que  se  manifeste  la  nécessité, 
ci -dessus  signalée  (56,  IV),  d'instituer,  indépen- 
damment du  Workhouse ,  des  écoles  de  district 
pour  les  enfants  pauvres ,  et  des  asiles  de  district 
pour  les  vagabonds. 

§  III.  L'administration  civile  des  Boroughs. 

L'administration  civile  de  chaque  Borough 
relève  du  conseil  municipal  (Town - council) , 
composé  d'un  président  désigné  habituellement 
sous  le  nom  de  maire  (Mayor)\  des  Aldermen 

réforme  de  1835,  selon  Tinvariable  tradilion  de  l'Angle- 


CH.  58.  —  LES  BOROUGHS  ET  LES  VILLES  d'aNGLETERRE  381 

(anciens),  et  des  simples  conseillers  municipaux 
(  Town-counsellors).  Elle  est  complétée  par  deux 
classes  de  fonctionnaires  élus  en  dehors  du  con- 
seil :  les  Assessors,  chargés  du  contrôle  des  listes 
d'électeurs,  de  l'assiette  et  de  la  recette  des 
taxes;  les  Auditors,  chargés  du  contrôle  de  la 
comptabilité  et  des  dépenses.  Sauf  le  maire, 
qui  est  parfois  rétribué ,  ces  fonctionnaires  in- 
terviennent à  titre  gratuit,  et  ils  confient,  en 
général,  les  détails  du  service  à  des  agents  sa- 
lariés choisis  par  eux.  A  la  tête  de  ces  der- 
niers se  trouve  un  fonctionnaire ,  nommé  Town- 
clerk,  qui  centralise  la  direction  des  affaires  de 
la  corporation,  comme  le  Clerk  of  the  peace 
centralise  celles  du  Comté.  Il  a  souvent,  en 
raison  de  son  salaire  et  de  l'importance  de  ses 
attributions ,  une  situation  supérieure  à  celle  du 
principal  ministre  de  l'un  des  petits  États  du 
Continent.  Le  corps  dirigeant  tire  lui -môme 
son  pouvoir  de  la  corpoi'ation  proprement  dite , 
formée  de  tous  les  citoyens  communaux*  appe- 
lés indifféremment  Burg esses  ou  Freemen,  dé- 


terre ,  a  respecté  les  anciennes  dénominations.  Ainsi ,  à  Londres 
le  président  du  conseil  de  la  Cité  a  conservé  le  titre  de  Lord- 
mayor  ;  à  Edimbourg  et  à  Glasgow,  le  maire  se  nomme  encore 
Lord-provosL 

i  Les  dénominations  de  Burgesses  et  de  Freemen  correspon- 
dent aux  Gemeinde  -  Burger  de  l'Allemagne  occidentale ,  et  aux 
Vecinos  de  l'Espagne.  Elles  n'ont  point  d'équivalent  dans  la  lan- 
gue française.  {Les  Ouvriers  européens,  p.  204.) 


382    LIV.  vu,  1»^  PARTIE  —  LE  CHOIX  DBS  MODÈLES 

puis  la  suppression  des  privilèges  relatifs  à  l'exer- 
cice des  professions  urbaines. 

§  lY.  Les  listes  de  Burgesses  (citoyens  communaux). 

La  qualité  de  Burgess  est  acquise  à  tous  les 
citoyens  majeurs  ayant  occupé,  dans  Tune  des 
Paroisses  du  Borough,  avant  le  31  août  de  chaque 
année  et  pendant  la  durée  entière  des  deux  an- 
nées précédentes,  une  maison,  un  magasin,  un 
comptoir  ou  une  boutique ,  et  ayant  pendant  le 
même  temps  personnellement  habité  le  Borough 
ou  les  campagnes  voisines  dans  un  rayon  de 
11,300  mètres,  en  payant  la  taxe  des  pauvres. 
Cette  qualité  est  refusée  aux  étrangers,  et  aux 
personnes  qui,  dans  les  douze  mois  précédant 
la  confection  des  listes,  ont  reçu  des  secours  de 
la  Paroisse  ou  de  toute  autre  corporation  cha- 
ritable. Les  Overseers  (56,  II)  dressent  chaque 
année,  au  i^^  septembre,  dans  leur  paroisse,  une 
liste  des  Burgesses ,  et  la  tiennent  gratuitement, 
pendant  quinze  jours,  à  la  disposition  du  public. 
Le  Town-clerk,  de  son  côté,  réunit  les  Ustes  de 
tous  les  Wards ,  et  les  expose ,  du  8  au  15  sep- 
tembre ,  sur  la  grande  porte  ou  dans  tout  autre 
lieu  apparent  de  la  Maison  de  ville  (  Town-hall). 
Les  réclamations  et  les  objections  que  ces  listes 
soulèvent  sont  communiquées  aux  intéressés 
pendant  la  dernière  semaine  de  septembre.  En- 
fin, après  avoir  été  définitivement  arrêtées  dans 


CH.  58.  —  LES  BOROUGHS  ET  LES  VILLES  d'aNGLETERRE  383 

une  séance  publique,  tenue  du  1®^  au  15  octobre 
par  le  maire  et  les  Assessors ,  les  listes  dûment 
rectifiées  sont  livrées  à  l'impression  et  mises  à 
la  disposition  du  public. 

§  V.  Conditions  requises  des  fonctionnaires  municipaux. 

Pour  être  élu  membre  du  conseil  municipal, 
Auditor  ou  Assessor,  il  faut  être  Burgess,  et  rem- 
plir, en  outre ,  des  conditions  qui  varient  selon 
rimportance  du  Borough.  Dans  les  villes  ayant 
quatre  quartiers  ou  plus ,  il  faut  posséder  un  im- 
meuble de  25,000  francs ,  ou  contribuer  à  la  taxe 
des  pauvres  pour  un  loyer  de  750  francs;  dans  les 
villes  ayant  moins  de  quatre  quartiers ,  posséder 
un  immeuble  de  12,500  francs,  ou  être  taxé  pour 
un  loyer  de  375  fr.  Un  Burgess  perd  son  droit  à 
être  nommé  membre  du  conseil  municipal,  s'il  est 
dans  les  ordres  sacrés,  ou  s'il  a  des  intérêts  privés 
subordonnés  aux  décisions  de  ce  conseil.  Les 
Burgesses  renouvellent  par  élection,  le  1^"  no- 
vembre, le  tiers  des  membres  du  conseil  ;  en  sorte 
que  chaque  membre  ne  reste  en  fonctions  que 
pendant  trois  ans.  Les  Burgesses  nomment ,  le 
1®""  mars,  les  Auditors  et  les  Assessors.  Le  9  no- 
vembre ,  les  conseillers  municipaux  nomment  le 
maire  et  les  Aldermen.  Les  personnes  ainsi  élues 
qui  refusent  d'exercer  leur  charge,  peuvent  être 
frappées,  savoir  :  le  maire,  d'une  amende  de 
2,500 francs;  les  autres,  d'une  amende  de  1^250 


384  Liv.  yii,  1**  PARUS  —  le  choix  dbs  modèles 

francs.  Le  maire  et  tous  les  autres  dignitaires  du 
Borough  sont  indéfiniment  rééligibles. 

§  VI.  Les  attributions  des  conseils  municipaux. 

L'acte  de  réforme  de  1835  attribue  aux  con- 
seils municipaux  le  devoir  d'administrer  la  police, 
les  cours  dç  justice,  les  prisons,  la  Maison  de  ville 
et  les  autres  propriétés  de  la  corporation.  Ces  at- 
tributions ont  été  singulièrement  élargies  par  des 
lois  postérieures  qui  tendent  de  plus  en  plus  à 
placer  le  Borough  dans  des  conditions  analogues 
à  celles  du  Comté.  Ainsi,  deux  lois  de  1849  (12  et 
13,  Vict.,  c.  82)  et  de  1853  (16  et  17,  Vict.,  c.  79) 
autorisent  les  Boroughs  à  instituer  des  inspec- 
teurs des  poids  et  mesures ,  et  à  créer  des  asiles 
d'aliénés:  elles  les  dispensent,  par  conséquent, 
de  contribuer  aux  taxes  levées  dans  le  Comté 
pour  ces  deux  services.  Aux  termes  de  l'acte  de 
réforme ,  les  Boroughs  inspectent  le  service  des 
compagnies  instituées  pour  exécuter,  dans  l'in- 
térêt public,  le  pavage  et  l'entretien  des  chaussées, 
l'éclairage  des  rues,  les  distributions  d'eau,  les 
ponts,  les  marchés,  les  bazars  et  les  abattoirs.  Ils 
peuvent,  en  outre,  depuis  1857  (20  et  21 ,  Vict., 
c,  50),  prendre  à  leur  propre  compte  la  direction 
de  ces  mêmes  services.  En  vertu  de  cette  loi,  il 
suffit  que  la  transmission  de  la  propriété  de  ces 
établissements  ait  lieu,  d'un  commun  accord, 
entre  les  représentants  (  Trustées  )  de  ces  compa- 


CH.  58.  —  LES  BOROUGHS  Et  LES  VILLES  D' ANGLETERRE  o85 

gnies  et  le  conseil  municipal.  Conformément  à 
des  lois  spéciales ,  qui  ont  précédé  ou  suivi  l'acte 
de  réforme,  les  grandes  villes  ont  également 
le  droit  d'entreprendre  des  travaux  ou  d'acquérir 
des  établissements  créés  par  des  compagnies  ^ 

§  VII.  Les  corporations  spéciales  d*arts  et  métiers. 

A  côté  des  corporations  municipales  se  trou- 
vent des  corporations  spéciales  qui  adminis- 
trent une  multitude  d'établissements  fondés  par 
des  libéralités  particulières.  A  cette  catégorie  se 
rattachent  souvent  des  asiles  d'aveugles ,  d'alié- 
nés et  de  sourds-muets,  des  hôpitaux  et  hospices, 
des  écoles,  des  bibliothèques  et  des  jardins  publics. 

On  rencontre  encore  dans  quelques  Boroughs, 
notamment  à  Londres  et  à  Glasgow,  la  trace  des 
anciennes  corporations  urbaines  d'arts  et  métiers. 

1  La  vine  de  Glasgow,  par  exemple,  a  dépensé,  de  1770  à  1860, 
une  somme  de  78  millions  de  francs  pour  créer  son  port  et  pour 
porter  de  2  à  6  mètres,  au  moyen  du  draguage,  la  profondeur  de 
Teau  dans  le  bassin  inférieur  de  la  Clyde ,  qui  met  ce  port  en 
communication  avec  la  mer.  Pendant  le  même  temps ,  les  revenus 
annuels  provenant  surtout  des  droits  perçus  sur  la  navigation  dans 
le  port  et  dans  la  rivière  ont  été  portés  de  26,000  à  2,450,000  fr. 
Autorisée  par  une  loi  spéciale^  la  même  ville  a  acquis  d'une  com- 
pagnie, au  prix  de  30  millions  de  francs,  un  établissement  hy- 
draulique qui ,  par  une  conduite  souterraine  de  39  kilomètres , 
amène  au-dessus  du  niveau  des  plus  hautes  maisons ,  et  distribue 
aux  habitants  une  quantité  d'eau  qui  est  déjà  de  63,000  litres 
par  minute,  et  peut  être  augmentée,  selon  les  besoins,  jusqu'à 
126,000  litres.  La  redevance  imposée  aux  habitants  équivaut  en- 
viron à  6  pour  100  de  la  Rent,  et  assure  déjà  à  la  ville  un  revenu 
de  1,800,000  fr. 

11* 


386    LIV.  vil,  !'•  PARTIE  —  LE  CHOIX  DES  MODÈLES 

Les  privilèges  exclusifs  que  ces  corporations  s'ar- 
rogeaient autrefois  sont  tombés  en  désuétude  ;  ils 
ont  môme  été  formellement  abrogés  par  l'acte  de 
réforme  de  1835.  Cependant  l'institution  se  main- 
tient, à  la  faveur  d'une  possession  indivise  de 
biens  ayant  acquis  avec  le  temps  une  valeur  con- 
sidérable. Le  personnel  se  conserve  ou  s'étend, 
soit  en  vertu  du  droit  d'héritage  dévolu  par  testa- 
ment, soit  par  des  admissions  prononcées  à  titre 
de  récompense  nationale ,  soit  enfin  par  le  paye- 
ment d'un  droit  d'entrée  en  rapport  avec  la  va- 
leur des  biens  indivis.  Les  corporations  gardent 
leurs  anciennes  dénominations ,  sans  qu'il  en  ré- 
sulte aucune  obligation  pour  les  membres  actuels: 
ainsi,  il  y  a  telle  corporation  de  tisserands  ou  de 
barbiers  qui  ne  possède  plus  un  seul  membre 
appartenant  à  ces  professions.  Ces  institutions  de 
l'ancien  régime  forment  un  trait  curieux  du  gou- 
vernement local.  Elles  exercent,  au  moins  indi- 
rectement, une  certaine  influence  sur  les  affaires 
des  Boroughs. 

§  YIII.  Division  de  radminIstraUon  municipale  en  comités. 

Dans  les  Boroughs  populeux ,  l'administration 
municipale  proprement  dite  se  subdivise  en 
nombreux  comités,  voués  chacun  à  une  spécia- 
lité. Les  pouvoirs  deces  comités  varient  beaucoup, 
selon  la  délégation  qui  leur  est  donnée ,  et  selon 
les  traditions  établies  de  longue  date.  Dans  les 


CH.  58.  —  LES  BOROUGHS  ET  LES  VILLES  D'aNGLETERRB   387 

villes  les  mieux  administrées ,  le  conseil  munici- 
pal se  borne  à  revendiquer,  pour  la  fornve  et  dans 
des  cas  extraodinaires ,  l'autorité  qui  lui  appar- 
tient. Les  comités  spéciaux  agissent  avec  une  ini- 
tiative entière,  sous  le  contrôle  réel  ou  nominal  du 
conseil  ;  mais  ils  rendent  alors  un  compte  annuel 
de  leurs  actes  dans  un  rapport  imprimé.  Le  maire 
est  habituellement  de  droit  membre  de  ces  co- 
mités, et  il  leur  imprime  au  besoin  une  impulsion 
commune.  Les  conseils  municipaux  des  Boroughs 
concessionnaires  de  certains  travaux  publics,  tels 
que  marchés ,  abattoirs ,  ponts ,  routes  et  ports , 
nomment  chaque  année  les  commissaires  (  Trus- 
tées) chargés  delà  direction  de  ces  entreprises. 

§  IX.  Le  service  financier. 

Le  service  financier  des  Boroughs  est  sub- 
divisé entre  les  comités,  qui  dressent  annuel- 
lement leurs  budgets  et  leurs  comptes  spé- 
ciaux. Il  est ,  en  outre ,  centralisé  dans  un  co- 
mité spécial  de  finances ,  avec  le  concours  d'un 
trésorier.  Le  contrôle  de  l'assiette  des  taxes,  de 
la  recette  et  de  l'emploi  des  fonds  est  exercé 
conjointement  par  le  conseil  municipal,  par  les 
Assessors  et  par  les  Auditors.  Les  principales 
dépenses  d'un  Borough  ordinaire  sont  :  l'intérêt 
et  Vamortissement  des  emprunts ,  les  traite- 
ments des  fonctionnaires  et  agents;  les  frais 
relatifs  à  la  justice,  à  la  police  et  à  la  prison; 


388    LIV.  vil,  l*"»  PARTIE  —  LE  CHOIX  DBS  MODÈLES 

l'entretien  de  la  Maison  de  ville  et  des  autres 
établissements  publics  ;  enfin  les  contributions  à 
certaines  charges  qui  se  répartissent  entre  le  Bo- 
rough  et  le  Comté.  Les  recettes  sont  fournies  :  en 
premier  lieu,  par  les  biens  ou  les  dotations  du  Bo- 
rougb ,  et  par  les  taxes  spéciales  que  les  intéres- 
sés payent  pour  certains  services ,  tels  que  l'é- 
clairage ,  la  distribution  de  l'eau  et  l'écoulement 
des  eaux  ménagères;  en  second  lieu,  par  des 
taxes  générales  dites  Borough-rate  ou  General- 
rate,  perçues  d'après  les  Rents ,  selon  les  formes 
que  j'ai  indiquées  pour  le  Comté,  l'Union  et  la 
Paroisse. 

§  X.  L'organisation  judiciaire. 

Sous  le  rapport  de  l'organisation  judiciaire , 
les  Boroughs  présentent  trois  catégories  assez 
distinctes. 

La  première  comprend  les  Boroughs  de  pre- 
mier ordre,  assimilés  sous  ce  rapport  aux  Comtés, 
et  ayant  une  organisation  aussi  complète  que  ces 
derniers.  Les  juges  des  cours  de  Westminster  (59, 
III)  y  tiennent  les  assises  deux  ou  trois  fois  par 
an ,  selon  les  localités ,  avec  l'intervention  d'un 
Sheriff.  Les  Quarter- sessions  sont  tenues  par 
un  Recorder,  magistrat  rétribué  par  le  Borough , 
choisi  par  le  souverain  parmi  les  avocats  ayant  au 
moins  cinq  années  d'exercice.  Le  Recorder  est 
assisté  par  un  agent  salarié  dit,  comme  dans  le 


CH.  58.  —  LES  BOROUGHS  ET  LES  VILLES  D'ANGLETERRE  389 

Comté,  Clerk  of  the  peace.  Les  Petty -  sessions 
sont  tenues  :  soit  par  des  Magistrates  non  rétri- 
bués, désignés,  comme  ceux  des  Comtés,  mais 
sans  aucune  condition  de  propriété  immobilière, 
parmi  les  personnes  notables  résidant  au  Borough 
ou  dans  un  rayon  de  11,300  mètres;  soit  par  des 
juges  salariés  dits  Stipendiary- magistrates ,  in- 
stitués par  le  souverain  sur  la  proposition  du  con- 
seil municipal.  Dans  les  deux  cas,  le  service  des 
Petty- sessions  est  centralisé,  sous  la  direction 
des  Magistrates,  par  un  Clerk  to  justices  (57,VII). 
Les  Stipendiary- magistrates  ont,  dans  certaines 
villes,  une  origine  assez  ancienne;  mais  leur  in- 
tervention s' est  développée  sous  l'influence  d'une 
loi  de  1858  (21  et  22,  Vict.,  c.  73).  Un  Goroner 
spécial,  nommé  parle  conseil  municipal, complète 
cette  organisation  de  la  justice  criminelle.  Quant 
à  la  justice  civile ,  pour  les  intérêts  inférieurs  à 
1,250  francs,  elle  est  rendue  par  les  juges  des 
cours  de  Comté  (57,  VIII)  chargés  du  circuit  où 
se  trouve  situé  le  Borough.  La  ville  de  Manchester 
et  quelques  districts  de  Londres  sont ,  comme  je 
l'ai  déjà  fait  remarquer,  les  seules  cours  où  l'un 
des  juges  de  Comté  reste  en  permanence. 

Les  Boroughs  de  la  deuxième  catégorie  ne  sont, 
pour  les  assises  et  les  Quarter-sessions,  qu'une 
dépendance  du  Comté.  Les  Petty- sessions  y  sont 
tenues  selon  l'une  ou  l'autre  des  formes  décrites 
pour  la  première  catégorie.  Conformément  à  d'an- 


390    LIT.  YII,  1»   PARTIE  —   LE  CHOIX  DES  MODÈLES 

ciens  usages  précisés  en  4821  (4  et  2,  Greoi^.  IV, 
c.  63),  les  Magistrales  du  Comté  peuvent  y  in- 
tervenir. 

La  troisième  catégorie  de  Boroughs  rentre 
complètement,  même  pour  les  Petty  -  sessions , 
dans  l'organisation  judiciaire  du  Comté ,  et  elle  se 
trouve  à  cet  égard  dans  la  situation  d'un  simple 
district  rural. 

$  XI.  Organisation  des  communes  mixtes ,  Intermédiaires  entre 
les  paroisses  rurales  et  les  Boroughs. 

Indépendamment  des  Boroughs  où  tous  les 
habitants  sont  tenus,  par  la  Coutume  et  par  la  loi, 
de  pourvoir  aux  intérêts  communs ,  il  existe  en 
Angleterre  beaucoup  de  populations  agglomérées 
qui  se  trouvent  dans  une  situation  différente.  Ces 
agglomérations  constituent  parfois  des  villes  con- 
sidérables dont  les  habitants  restaient  placés, 
jusqu'à  ces  derniers  temps ,  sous  le  régime  des 
Paroisses  rurales.  Elles  étaient  seulement  tenues 
de  contribuer  aux  dépenses  communes  de  la  Pa- 
roisse ,  de  l'Union  et  du  Comté.  Cependant  elles 
n'étaient  pas  complètement  dépourvues  des  bien- 
faits d'une  entente  commune  sur  le  nivellement, 
le  pavage,  l'éclairage,  le  nettoyage  et  le  drainage 
des  rues,  et  sur  une  multitude  d'autres  intérêts 
collectifs  provenant  de  la  contiguïté  des  maisons. 
Des  usages  locaux,  créés  par  l'accord  des  ten- 
dances privées  vers  la  décence ,  la  propreté  et  le 


CH.  58.  —  LES  BOROUGHS  ET  LES  VILLES  D'aNGLETERRE  391 

confort/  ont  assuré  à  beaucoup  de  villes  placées 
dans  cette  condition  une  partie  des  avantages  con- 
férés aux  Boroughs  par  le  régime  de  la  commu- 
nauté forcée.  Toutefois  ces  usages  autorisent  des 
résistances  individuelles  que  la  loi  s'applique  à 
vaincre  depuis  1848,  en  conciliant,  dans  une 
juste  mesure,  le  droit  de  propriété  et  l'intérêt 
public. 

§  XII.  Les  deux  lois  régissant  les  agglomérations  mixtes. 

Deux  lois  principales,  complétées  et  amen- 
dées par  une  multitude  de  lois  secondaires ,  ont 
ouvert  pour  cette  partie  de  l'administration  an- 
glaise une  ère  vraiment  nouvelle. 

La  première  loi,  rendue  en  1848  (11  et  12,  Vict. , 
c.  63),  dite  «  Acte  de  la  salubrité  publique»  (Pu- 
blic health  act  ),  institue  une  commission  centrale 
(General  board  of  health)  qui  dirige  ces  sortes 
d'améliorations.  Le  Board  of  health  peut,  sauf 
approbation  du  Conseil  privé  (60,  X)  ou  confir- 
mation du  Parlement,  mettre  la  loi  en  vigueur, 
sur  la  requête  du  dixième  des  contribuables,  dans 
toute  localité  où  les  rapports  du  Registrar-general 
(56,  IX)  constatent  une  mortalité  annuelle  de  23 
pour  1,000.  En  vertu  de  cette  approbation,  on 
établit  des  comités  locaux  de  salubrité  (  Local 
boa/rds  of  health)  qui,  dans  les  Boroughs,  se  con- 
fondent avec  le  conseil  municipal,  et  qui,  ailleurs, 
sont  élus  par  les  contribuables.  Les  comités  de 


392    LIV.  vu,  !'•   PARTIE  —  LE  CHOIX  DES  MODÈLES 

salubrité  interviennent  dans  une  foule  d'intérêts 
communs  énumérés  par  la  loi.  Tels  sont  :  Té- 
coulement  des  eaux  ménagères  et  des  eaux  plu- 
viales ,  le  nivellement ,  le  pavage  et  le  nettoyage 
des  rues,  la  surveillance  ou  l'interdiction  des 
établissements  ou  usages  nuisibles  au  public, 
les  distributions  d'eau,  l'éclairage  public,  les 
abattoirs,  les  logements  en  garni  au  jour  ou  à 
la  semaine ,  les  caves  et  les  autres  dépendances 
insalubres  des  maisons ,  les  lieux  publics  de  ré- 
création, les  édifices  destinés  au  dépôt  temporaire 
des  morts,  et  les  cimetières.  Ces  mêmes  comités 
ont  tous  les  pouvoirs  nécessaires  pour  accomplir 
leur  mission,  notamment  pour  acheter,  vendre, 
échanger  ou  louer  des  terrains  ;  pour  ordonner, 
asseoir  et  lever  les  taxes  nécessaires  ;  pour  em- 
prunter en  donnant  ces  taxes  pour  garantie,  et 
pour  faire  des  règlements  dans  les  limites  de  leurs 
attributions. 

La  seconde  loi,  dite  Local  govemment  act,  a 
été  rendue  en  1858  (21  et  22,  Vict.,  c.  98).  Elle 
a  coordonné  tous  les  amendements  apportés  à  la 
première  pendant  les  dix  années  précédentes. 
Complétée  et  amendée  elle-même  chaque  année, 
elle  établit  un  système  général  d'administration 
pour  les  populations  agglomérées.  Elle  offre  deux 
avantages  essentiels  :  elle  dispense  les  petites 
localités  des  frais  considérables  que  celles-ci 
avaient  à  supporter  lorsque,  voulant  pourvoir 


CH.  58.  —  LBS  BOROUGHS  ET  LES  VILLES  D'aNGLETERRE  393 

à  un  intérêt  commun ,  elles  devaient  obtenir  un 
acte  spécial  du  Parlement  *.  Elle  leur  laisse  toute 
liberté  pour  conserver  l'indépendance  propre  au 
régime  rural,  ou  pour  adopter,  en  tout  ou  en 
partie,  les  contraintes  du  régime  urbain. 

§  XIII.  Application  des  lois  relatives  aux  communes  mixtes. 

•  Ces  améliorations  au  gouvernement  local,  selon 
la  nature  du  régime  établi,  sont  obtenues  par 
les  décisions  de  trois  sortes  d'autorités ,  savoir  : 
du  conseil  municipal ,  dans  un  Borough  ;  du  co- 
mité local  de  salubrité ,  dans  les  lieux  où  ce  ser- 
vice a  été  créé;  de  la  majorité  des  propriétaires  et 
des  contribuables ,  dans  les  Paroisses  et  dans  les 
Unions  qui  n'ont  point  institué  un  comité  local. 
Si  d'ailleurs  il  s'agit  d'une  circonscription  non 
instituée  par  la  Coutume  ou  la  loi,  c'est-à-dire 
sortant  du  cadre  des  Boroughs,  des  Unions  et 
des  Paroisses ,  le  secrétaire  d'État  de  l'intérieur 
peut  accorder  l'autorisation  nécessaire ,  sur  le  vu 
d'une  pétition  signée  par  la  dixième  partie  des 
propriétaires  et  des  contribuables. 

Comme  je  viens  de  le  dire,  le  droit  d'appli- 

1  Pour  obtenir  un  acte  du  Parlement  autorisant  une  distribu- 
tion d'eau  ou  tout  autre  établissement  d'intérêt  public ,  une  ville 
ne  pouvait  autrefois  dépenser  moins  de  40,000  fr.  ;  la  dépense  était 
plus  lourde  encore  pour  un  acte  d'incorporation.  Les  lois  que  je 
viens  de  signaler  pourvoient  suffisamment  aux  besoins  de  la  ma- 
jeure partie  des  populations  urbaines;  en  sorte  que,  depuis  1835, 
trois  villes  seulement  ont  été  élevées  au  rang  de  Borough. 


394    LIV.  vu,  i^  PARTIE  —  LK  CHOIX  DES  MODÈLES 

quer  le  nouveau  régime  est  conféré  aux  conseils 
municipaux  et  aux  comités  locaux  de  salubrité, 
partout  où  ces  autorités  existent.  Dans  les  autres 
localités,  il  est  attribué  aune  commission  élue  par 
les  propriétaires  et  les  locataires  ayant  les  uns 
et  les  autres  de  1  à  6  voix ,  selon  que  la  rente  de 
la  propriété  varie  de  1,250  francs  à  6,250  francs. 
Le  propriétaire  qui  occupe  lui-même  sa  propriété 
a  double  vote.  Ce  régime,  combiné  avec  les  lois 
spéciales  antérieurement  rendues  dans  l'intérêt 
de  la  police  et  de  la  salubrité  des  Paroisses,  a  par- 
faitement résolu  le  problème  du  gouvernement 
local,  qui  consiste  à  assurer  la  plus  grande  somme 
possible  d'avantages  naissant  de  la  communauté, 
avec  la  moindre  somme  de  contrainte  individuelle. 
Un  résumé  sommaire  donnera  une  idée  des  attri- 
butions conférées  à  la  commission  constituée, 
sous  les  quatre  formes  indiquées  ci -dessus,  pour 
les  principaux  services  auxquels  il  lui  appartient 
de  pourvoir. 


§  XIV.  Les  attributions  des  comités  qui  administrent 

les  communes  mixtes. 


La  commission  locale  chargée  de  l'exécu- 
tion des  deux  lois  de  1848  et  de  1858  a  des  at- 
tributions très- variées.  Elle  est  surtout  préposée 
à  l'administration  de  la  voirie;  en  cette  qualité, 
elle  entretient  et  améliore  les  voies  anciennes. 
Elle  crée,  en  outre,  les  voies  publiques  nouvelles 


CH.  58.  —  LES  BOROUGHS  ET  LES  VILLES  D*ANGLETERRE  395 

que  le  service  comporte  ;  mais  elle  se  soumet  à 
robligalion  d'avoir  l'assentiment  de  la  majorité 
des  propriétaires  et  des  contribuables  \  d'acqué- 
rir de  gré  à  gré  les  terrains  nécessaires,  ou 
d'obtenir  du  Parlement  un  acte  d'expropriation 
contrôles  propriétaires  récalcitrants.  En  ce  qui 
concerne  les  voies  ouvertes  par  des  particuliers , 
la  Commission  locale  prescrit,  et  au  besoin  exé- 
cute d'office,  tous  les  travaux  nécessaires  à  la 
salubrité.  Elle  établit,  avec  l'autorisation  du  secré- 
taire d'État  de  l'intérieur,  des  parcs  et  des  jardins 
publics.  En  se  concertant  avec  les  commissaires 
des  routes  à  péage,  elle  prend  à  sa  charge  l'entre- 
tien des  portions  de  route  comprises  dans  la  cir- 
conscription ,  et  elle  en  recule  les  barrières  de 
péage ,  afin  d'assurer  à  ses  administrés  les  avan- 
tages d'une  circulation  libre  et  gratuite.  Elle 
prend,  sous  les  réserves  ci -dessus  rappelées, 
toutes  les  décisions  relatives  aux  alignements 
des  habitations  et  des  clôtures.  Enfin,  au  moyen 
d'une  procédure  expéditive,  elle  déclare  voies 
publiques  des  voies  jusque-là  privées,  s'il  n'y  a 
pas  opposition  de  la  part  des  intéressés. 

La  Commission  locale  fait  également  la  police 
de  la  voirie:  elle  garantit,  sur  les  voies  publi- 

1  Le  lecteur  remarquera  que  celte  condition  est  toujours  impli- 
citement remplie  dans  le  régime  local  de  l'Angleterre,  où  les  au- 
torités sont  élues  par  les  contribuables  eux-mêmes,  habituelle- 
ment pour  une  année,  et  rarement  pour  un  délai  supérieur  à  trois 
ans. 


396  LIV.  vil,  1"»  PARTIE  —  LK  CHOIX  DES  MODÈLES 

ques,  la  liberté  de  circulation,  et  elle  y  fait  ré- 
gner la  propreté,  Tordre,  la  décence  et  la  sécu- 
rité. A  cet  effet,  elle  entreprend,  aux  frais  de  la 
communauté ,  les  water-  closets  et  autres  établis- 
sements nécessaires  au  public  ;  elle  exécute ,  en 
régie  ou  avec  le  concours  d'entrepreneurs,  le 
nettoyage  des  rues  ;  elle  distribue ,  moyennant 
une  légère  redevance ,  les  licences  dont  doivent 
être  pourvus  les  propriétaires  et  les  cochers  de 
voitures  publiques,  et  elle  frappe  toutes  les  caté- 
gories de  délinquants  des  pénalités  fixées  par  la 
loi. 

Pour  la  police  des  constructions ,  au  point  de 
vue  de  la  sécurité  et  de  la  salubrité ,  la  Commis- 
sion a  des  pouvoirs  fort  étendus.  Elle  fixe  par  des 
règlements  les  conditions  à  observer;  elle  con- 
trôle les  plans  des  bâtisses,  et  ordonne  au  besoin 
la  démolition  de  celles  qui  se  trouvent  en  contra- 
vention. Elle  surveille  surtout  la  disposition  des 
dépendances  insalubres  des  maisons  ;  elle  pres- 
crit, pour  ces  dépendances,  des  établissements 
séparés,  dans  les  fabriques  où  sont  admises  plus 
de  vingt  personnes  des  deux  sexes.  Elle  ordonne, 
et  au  besoin  exécute  aux  frais  des  propriétaires , 
la  construction  d'égouts  et  de  drains  pour  l'é- 
coulement des  eaux  et  des  liquides  de  toutes 
sortes.  Elle  inspecte  les  bâtiments  délabrés,  et  en 
prescrit ,  selon  les  cas,  le  nettoyage ,  le  blanchis- 
sage à  la  chaux,  la  consolidation  ou  la  destruction. 


CH.  58.  —  LES  BOROUGHS  ET  LES  VILLES  D'aNGLBTERRE  397 

Elle  interdit,  .sous  certaines  réserves,  Thabita- 
tion  dans  les  caves  ou  dans  les  lieux  souterrains. 
Elle  exerce  directement ,  ou  au  moyen  d'inspec- 
teurs choisis  par  elle,  cette  surveillance;  elle 
peut  pénétrer  dans  les  habitations  après  un  avis 
donné  24  heures  à  l'avance ,  ou  même  sans  avis , 
sauf  recours  des  visités  devant  les  Magistrales , 
si  elle  croit  devoir  écarter  cette  formalité.  Comme 
pour  toutes  les  attributions  qui  précèdent  ou  qui 
suivent,  elle  peut  infliger  aux  délinquants  des 
amendes  qui  atteignent  500  francs ,  et  qui  crois- 
sent ,  en  outre ,  avec  la  durée  de  la  contravention 
ou  du  délit. 

Dès  l'année  1851 ,  une  loi  dite  Common  lodging 
houses  act  (14  et  15,  Vict.,  c.  28)  avait  organisé 
dans  les  villes  manufacturières  la  surveillance  et 
l'amélioration  des  logements  loués  en  garni  au 
jour  ou  à  la  semaine.  Ce  service  a  pris  beaucoup 
d'extension;  il  est  devenu  l'une  des  fonctions 
habituelles  des  Commissions  locales. 

Pour  la  police  des  établissements  incommodes 
ou  insalubres ,  la  Commission  locale  a  également 
de  grands  pouvoirs.  Elle  interdit  au  milieu  des 
habitations  agglomérées  le  séjour  des  porcs  et 
autres  animaux  domestiques ,  les  dépôts  d'os ,  de 
peaux  et  autres  matières  donnant  des  émanations 
malsaines  ou  désagréables ,  les  abattoirs ,  les  fon- 
deries de  suif,  les  fabriques  de  savon,  de  noir 
animal  et  de  produits  chimiques.  Elle  fait  des 

REFORME  SOCIALE.  111  —  12 


398  UV.  YU,  l*^  PARTIS  —  LI  CHOIX  DKS  HOBÈLES 

règl^[Dents  que  doivent  observer,  ceux  de  ces 
établissements  qu'elle  autorise  ou  qu'elle  ne  peut 
interdire.  Des  inspecteurs  nommés  par  elle  veil- 
lent à  l'exécution  de  ces  règlements  :  ils  visitent 
régulièrement  les  lieux  suspects ,  et  même  les 
boutiques  consacrées  à  la  vente  de  la  viande  et 
des  autres  denrées  servant  à  la  nourriture  de 
l'homme.  La  commission  saisit  les  objets  mal- 
sains ,  falsifiés  ou  corrompus ,  pour  les  soumettre 
au  Magistrate  ;  et ,  dans  le  cas  où  ce  dernier  ap- 
prouve la  saisie ,  elle  détruit  les  objets  et  impose 
de  fortes  amendes.  Enfin  elle  construit  au  besoin 
des  abattoirs  :  elle  les  exploite  en  régie,  si  elle 
ne  juge  pas  opportun  de  les  céder  à  des  loca- 
taires. 

L'éclairage  et  le  guet  de  nuit  peuvent  être  de- 
puis longtemps  établis  dans  toutes  les  localités 
qui  déclarent  adhérer,  moyennant  certaines  for- 
malités, à  la  loi  de  1830  (11,  Georg.  IV,  et  1, 
Will.  IV,  c.  27),  amendée  par  celle  de  1834(3  et 
4,  Will.  IV,  c.  90).  Depuis  une  réforme  récente , 
le  guet  de  nuit  a  été  rattaché  à  la  police  des  Com- 
tés. Les  frais,  lorsque  le  service  est  organisé  en 
régie ,  sont  recouvrés  au  moyen  d'une  taxe ,  dite 
Lihgting-rate,  qui  ne  peut  excéder  2  et  demi 
pour  100  de  la  Rent  ;  elle  est  fixée  par  l'assemblée 
des  contribuables ,  et  est  perçue  selon  les  règles 
adoptées  pour  les  autres  taxes  locales.  Les  Com- 
missions locales,  dès  qu'elles  sont  instituées  dans 


CH.  58.  —  LBS  BOROUGHS  ET  LES  VILLES  D* ANGLETERRE  399 

un  lieu  pourvu  d'un  tel  service ,  en  prennent  la 
direction. 

La  Commission  locale  est  chargée  des  distri- 
butions d'eau  :  elle  a  le  pouvoir  de  traiter  avec 
un  entrepreneur,  ou  de  faire  elle-même  l'entre- 
prise avec  l'approbation  du  secrétaire  d'État  de 
l'intérieur,  et  elle  est  autorisée  à  faire  passer  les 
conduites  souterraines  dans  les  propriétés  non 
bâties.  Elle  oblige  chaque  propriétaire  de  maison 
habitée  à  prendre  et  à  payer  un  approvisionne- 
ment d'eau  en  rapport  avec  le  taux  de  son  loyer. 
La  portion  de  la  dépense  annuelle  qui  n'est  pas 
couverte  par  cette  taxe  de  l'eau  (  Water-rate)  est 
prélevée  sur  le  produit  de  la  taxe  générale  per- 
çue dans  la  circonscription  qui  profite  de  ce 
service. 

Les  foires  et  marchés  ne  peuvent  être  tenus 
dans  une  localité  qu'en  vertu  d'un  usage  tradi- 
tionnel, ou  par  concession  du  souverain.  Les 
coutume  qui  s'y  rapportent  ont  été  revues  en 
1847  (10  et  11 ,  Vict.,  c.  14).  La  Commission  lo- 
cale est  chargée  de  la  surveillance  ou  de  l'admi- 
nistration du  marché,  dans  le  cas  où  il  a  été  établi 
aux  frais  de  la  communauté.  En  général,  les  Ma- 
gistrates,  qui  sont  consultés  au  sujet  des  demandes 
ayant  pour  objet  d'instituer  de  nouvelles  foires 
et  de  nouveaux  marchés ,  sont  peu  disposés  à  les 
accueillir.  Ils  savent,  en  effet,  que  ces  innovations 
profitent  surtout  aux  tavernes  et  aux  autres  débits 


400    LIV.  vil,  1™  PARTIE  —  LE  CHOIX  DBS  MODÈLES 

de  boissons.  Cependant  ils  savent  aussi  que  les 
influences  électorales  pèsent  lourdement  sur  les 
pouvoirs  locaux,  même  inamovibles  (57,  IV).  Ils 
voient  donc  avec  plaisir  que  la  responsabilité  des 
refus  soit  rejetée  sur  les  agents  du  souverain.  Je 
ne  saurais  trop  signaler  ce  détail  comme  exemple 
du  bon  sens  avec  lequel  les  Anglais  savent  tem- 
pérer dans,  l'application  les  meilleurs  principes 
(61,  IV).  On  ne  peut  restreindre  plus  judicieu- 
sement les  libertés  de  la  vie  privée  et  les  pouvoirs 
du  gouvernement  local  K 

La  Commission  estchargée  d'installer  et  d'admi- 
nistrer les  bains  et  lavoirs  publics.  Ce  service  est 
réglé  par  une  loi  de  1846  (9  et  10,  Vict.,  c.  74), 
amendée  par  une  loi  de  1847  (10  et  H,  Vict,, 
c.  61),  et  par  plusieurs  articles  de  la  loi  de  même 
année  dite  Towns  improvement  clauses  act  (10  et 
11,  Vict.,  c.  34).  La  Commission  a  encore  dans 
ses  attributions  le  service  des  incendies.  Elle  en 
conjure  les  dangers ,  autant  que  possible,  en  sou- 
mettant les  nouvelles  constructions  à  une  surveil- 

*  Les  autorités  locales  de  TAngleterre  repoussent,  avec  la  même 
sagesse,  rémission  des  vœux  politiques  et  toute  autre  immixtion 
dans  les  affaires  de  TÉtat.  Ce  principe,  qui  est  le  fondement  des 
libertés  locales,  surlout  dans  un  pays  désolé  par  les  révolutions, 
est  trop  ignoré  chez  nous.  Ayant  fait  partie  des  assemblées  qui , 
de  1855  à  1870,  se  sont  occupées  de  décentralisation,  j'ai  constaté 
que  la  nécessité  de  ce  principe  était  encore  peu  Reconnue  en 
France,  même  par  les  hommes  les  plus  éclairés.  Ceux  qui  veulent 
être  libres  dans  leur  province  sont  assez  enclins  à  user  de  celte 
liberté  pour  dominer  l'État.  (Note  de  1872.) 


CH.  58.  —  LES  BOROUGHS  BT  LES  VILLES  d'aNGLETERÇE  401 

lance  attentive.  Elle  prend,  en  ce  qui  concerne 
les  maisons  bâties,  toutes  les  mesures  nécessaires 
pour  prévenir  et  éteindre  les  feux  de  cheminée  ; 
elle  fonde  ou  améliore  à  cet  effet  le  service  des 
pompes  à  incendie.  Enfin  elle  est  autorisée  à  éta- 
blir les  horloges  publiques  ;  puis  elle  est  tenue  de 
les  garder  en  bon  état  d'entretien. 

La  police  des  cimetières  a  été  améliorée,  en 
4847,  par  une  loi  spéciale  (40  et  44,  Vict.,  c.  65), 
amendée  elle-même  par  celle  qui ,  l'année  sui- 
vante, a  constitué  le  service  de  la  salubrité,  et  par 
plusieurs  lois  postérieures.  Les  Commissions  lo- 
cales, partout  où  elles  s'organisent,  sont  chargées 
de  cette  attribution. 

Celles  de  ces  mesures  qui  relèguent  les  cime- 
tières loin  des  villes  doivent  être  condamnées.  Il 
est  peu  dangereux  pour  la  salubrité ,  il  est  très- 
gain  au  point  de  vue  moral  que  les  tombeaux  res- 
tent sous  les  yeux  des  vivants. 


402    LIT.  TU,  l**  PARTII  —  U  CBOtX  DBS  IIODÈLBS 


CHAPITRE  o9 


APERÇU  DES  REGIMES  PROVINCIAUX  D^ANGLETERRE ,  d'ÉCOSSE 

ET  D^IRLANDE 


9  I.  La  diversité  des  trois  eonstltalioiis  provineiàles. 

Le  gouvernement  des  Paroisses ,  des  Unions , 
des  Comtés  et  des  Boroughs,  est  loin  d*être  le 
même  dans  toutes  les  parties  des  Iles  Britan- 
niques :  en  Ecosse,  il  a  plus  d'individualité  et 
plus  d'énergie  qu'en  Angleterre  ;  en  Irlande  règne 
l'ordre  de  choses  opposé.  A  ce  point  de  vue, 
ces  trois  anciens  royaumes  ofifrent  des  différences 
non  moins  prononcées  que  celles  qui  se  main- 
tiennent entre  les  grandes  provinces  de  l'Au- 
triche, de  la  Prusse,  de  l'Italie  et  de  l'Espagne. 
Ces  différences  sont  elles-mêmes  une  consé- 
quence naturelle  de  la  diversité  qui  existait  au- 
trefois entre  les  coutumes ,  les  mœurs  et  les  lois 
propres  des  trois  États.  Elles  s'atténuent  peu  à 
peu  par  le  rapprochement  des  hommes  ;  cepen- 
dant elles  se  révèlent,  chaque  année,  par  les 
nombreuses  lois  que  le  Parlement  rédige  séparé- 
ment pour  chacune  de  ces  subdivisions.  Le  carac- 
tère provincial  est  encore  fortement  accusé  par 
trois  groupes  d'institutions,  savoir  :  par  trois  sys- 
tèmes judiciaires  qui,  nonobstant  certaines  analo- 
gies de  noms,  sont  loin  d'être  identiques  ;  par  trois 


CH.  59.  -r-  LES  TROIS  PROVINCES  DU  ROYAUME -UNI  403 

systèmes  d'universités  qui  conservent  fermement 
leurs  vieilles  traditions  ;  enfin ,  par  trois  adminis- 
trations établies  à  Londres ,  à  Edimbourg  et  à 
Dublin,  chargées  de  contrôler  les  gouvernements 
locaux,  ou  de  centraliser  plusieurs  de  leurs,actes. 
Je  m'écarterais  du  but  de  cet  ouvrage  en  repro- 
duisant, pour  l'Ecosse  et  Tlrlande,  les  particular 
rites  que  je  viens  d'exposer  pour  l'Angleterre  :  je 
signalerai  suffisamment  les  caractères  généraux 
des  trois  provinces,  en  décrivant  les  services  cen- 
tralisés dans  leurs  capitales. 

§  II*  L'Angleterre  :  rorgantsation  judiciaire. 

La  principale  institution  provinciale  de  l'Angle- 
terre est  celle  de  la  justice.  Elle  comprend  deux 
sortes  de  cours  :  celles  qui  siègent  exclusivement 
à  Londres  ;  celles  qui  opèrent  successivement  dans 
les  Comtés  et  les  Boroughs,  d'après  l'admirable 
système  des*  circuits. 

En  tête  de  la  première  catégorie  se  trouve  la 
cour  de  Chancellerie  (High  court  of  Chanœry), 
Dans  la  hiérarchie  des  institutions  judiciaires, 
elle  ne  le  cède  qu'à  la  chambre  des  pairs  {House 
of  Lords) ^  qui,  en  certains  cas  spéciaux,  est 
la  suprême  cour  d'appel  pour  l'ensemble  du 
Royaume-Uni.  Dans  sa  juridiction  ordinaire,  la 
cour  de  Chancellerie  juge ,  selon  la  Coutume  et 
la  loi  écrite  interprétées  par  la  jurisprudence, 
certaines  affaires  concernant  les  fidéicommis- 


404    LIV.  YII,  l^  PARTIE  —  LB  CHOIX  DBS  MODÈLES 

saires  (Trustées),  ayant  charge  de  biens  pour 
diverses  personnes,  notamment  pour  les  banque- 
routiers ,  les  aliénés ,  les  idiots  et  les  établisse- 
ments charitables.  Dans  sa  juridiction  extraordi- 
naire, elle  est  constituée  en  cour  d'équité  :  elle 
juge  selon  les  indications  de  la  conscience  et  se- 
lon l'esprit  de  la  loi,  dans  le  cas  où  celle-ci  ne 
prononce  pas  formellement.  Elle  est  présidée  par 
le  Grand  chancelier,  le  premier  officier  judiciaire 
de  l'État,  président  de  la  Chambre  des  pairs, 
chargé  de  signer  les  commissions  des  Magistrales, 
tuteur  des  mineurs  et  des  aliénés ,  surintendant 
général  des  établissements  charitables.  La  cour 
de  Chancellerie  comprend  en  outre  6  magistrats , 
le  Master  of  the  Rolls ,  2  Lords  justices  et  3  Vice- 
chancellors. 

Le  comité  judiciaire  du  Conseil  privé  (60 ,  XI), 
ayant  à  sa  tête  le  lord  président  de  ce  Conseil ,  est 
composé  de  grands  dignitaires  et  (ïe  magistrats 
des  hautes  cours.  Il  juge  en  appel  les  causes  ec- 
clésiastiques ,  celles  de  la  marine  et  des  colonies. 
Il  peut,  dans  les  conditions  définies  par  la  loi, 
augmenter  la  durée  des  brevets  d'invention. 

La  cour  de  l'Échiquier  (Exchequer  chamber 
court)  revise,  selon  la  loi  et  la  Coutume,  les  juge- 
ments des  trois  hautes  cours  dont  il  sera  question 
plus  loin,  et  elle  est  tenue  alors  par  les  juges  des 
deux  cours  qui  n'ont  point  rendu  le  jugement 
attaqué.  Elle  discute  aussi,  avant  les  jugements  à 


CH.  59.  —  LES  TROIS  PROVINCES  DU  ROYAUME-UNI    405 

rendre  par  les  trois  cours ,  les  questions  qui  of- 
frent quelque  difficulté  spéciale ,  et  qui  lui  sont 
soumises  par  les  juges. 

Parmi  les  institutions  que  fait  éclore  incessam- 
ment en  Angleterre  le  désir  d'améliorer  l'organi- 
sation judiciaire  et  de  satisfaire  aux  besoins  de 
chaque  époque ,  on  peut  encore  citer  :  une  cour 
d'appel  instituée  en  4848  (14  et  42,  Vict.,  c.  78), 
chargée  de  l'examen  de  cas  réservés  de  justice 
criminelle;  la  cour  d'appel  en  matière  de  ban- 
queroutes {Court  of  bankruptcy)  ;  la  cour  de  vé- 
riGcation  des  testaments  {Court  ofprobate),  qui  a 
été  instituée  en  4857  (20  et 24,  Vict.,  c.  77),  à  la 
place  des  anciennes  cours  ecclésiastiques ,  et  qui 
agit  en  délivrant  des  pouvoirs  {Letiers  of  admi- 
nistration) aux  exécuteurs  testamentaires;  la 
cour  des  divorces  et  des  causes  matrimoniales, 
instituée  en  4857  (20  et  24,  Vict.,  c.  85)  ;  la  haute 
cour  de  l'amirauté ,  jugeant  surtout  les  questions 
de  prises  maritimes ,  selon  la  jurisprudence  an- 
glaise et  le  droit  des  gens  ;  enfin  diverses  cours 
ecclésiastiques ,  et  la  cour  centrale  criminelle  de 
Londres,  qui  remplace  les  assises  dans  la  Cité  de 
cette  grande  agglomération  urbaine. 

§  III.  Les  trois  cours  de  Westminster  et  le  régime  des  circuits. 

Les  trois  cours  supérieures  de  la  seconde  ca- 
tégorie siègent  au  palais  de  Westminster.  Elles 
avaient  autrefois^des  juridictions  fort  distinctes  ; 


406    UV.  vil,  i^  PARTIS  —  LE  CflOiX  DES  MODÈLES 

mais  elles  ont  toutes  aujourd'hui,  à  quelques 
nuances  près ,  les  mêmes  attributions.  Chacune 
de  ces  cours,  dites  Queen's  bench,  Cammonpleas 
et  Excheqtier,  est  composée  de  cinq  juges.  Les 
juges  des  deux  premières  sont  nommés  Justices^ 
et  leurs  présidents  Lord  chief  justice.  Les  juges 
de  la  troisième  se  nomment  Barons  of  the  Eœche" 
quer;  le  premier  juge,  nommé  Lord  chief  baron, 
préside  en  l'absence  du  chancelier  de  l'Échiquier 
(Chancellor  ofthe  Exchequer).  La  juridiction  de 
ces  trois  cours  s'étend  à  toutes  les  a£Eadres  qui  ne 
sont  pas  jugées  par  les  cours  spéciales  indiquées 
ci-dessus ,  ou  par  les  nouvelles  cours  de  Comté 
(57,  VIII)  :  elle  embrasse  par  conséquent  les  cas 
les  plus  nombreux  de  la  haute  justice  civile  et 
criminelle.  Cette  organisation  donne  aux  justi- 
ciables la  garantie ,  considérée  comme  indispeu*- 
sable  par  nos  voisins,  qui  résulte  delà  concurrence 
de  trois  cours  égales  en  rang.  Elle  n'exige  qu'un 
petit  nombre  de  juges;  elle  permet  par  consé* 
quent  de  toujours  trouver  des  hommes  dignes 
d'occuper  ces  hautes  situations.  Fondée  sur  le 
système  des  circuits  qui  impose  de  pénibles 
voyages ,  elle  oblige  les  juges  qui  ont  perdu  l'acti- 
vité physique  à  se  démettre  de  leurs  fonctions ,  et 
elle  les  soustrait  ainsi  au  déplorable  régime  des 
retraites  imposées  à  raison  de  Tâge.  Enfin  elle 
met  les  services  de  ces  juges  éminents  à  la  portée 
des  intérêts  locaux.  La  procédure  civile  ou  cri- 


CH.  59.  —  LBS  TROIS  PROVINCES  DU  ROYAUME-UNI    407 

minelle  est  la  même  devant  les  trois  cours ,  et  je 
vais  eu  citer  les  traits  principaux. 

§  rv.  La  procédure  civile. 

En  matière  civile ,  le  demandeur  (  Plaintiff) 
qui  réclame  une  créance ,  une  propriété  ou  une 
indemnité  à  titre  de  dommage ,  confie  sa  cause  à 
un  Attomey,  sorte  de  procureur  faisant  partie 
d'une  corporation  lihçe  où  chacun  peut  être 
admis,  moyennant  certaines  formaUtés  accom- 
plies devant  un  officier  public.  L'Attorney  com- 
mence l'action,  en  obtenant  de  l'une  des  cours 
de  Westminster  une  citation  {Writ  ofsummons) 
enjoignant  au  défendeur  (Défendant)  de  com- 
paraître. Ce  dernier  accepte  la  citation  et  la 
juridiction  par  un  mémorandum  (Appearance). 
Le  demandeur  fait  alors,  par  écrit,  un  exposé 
(Déclaration)  de  sa  cause  au  point  de  vue  du 
fait  et  du  droit,  et  le  défendeur  y  oppose  une 
réponse  (Plea)  également  écrite.  Ces  deux  pièces 
forment  le  point  de  départ  d'un  échange  de  do* 
euments  qui  continue  jusqu'à  ce  que ,  toutes  les 
considérations  inutiles  étant  écartées ,  les  parties 
puissent  mettre  en  reUef  les  questions  de  fait 
ou  de  droit  (Issues  in  fact  or  law)  sur  lesquelles 
elles  restent  en  dissentiment.  Chaque  Attorney 
dresse  enfin ,  avec  les  documents  ainsi  échangés 
(Pleadings) y  un  résumé  (Brief)  où  ces  questions 
sont  posées.  Il  s'adjoint  alors  un  avocat  {Counsel 


408    LIY.  vil,  l'«  PARTIE  —  LE  CHOIX  DES  MODÈLES 

OU  Barrister)  qui  plaide  la  cause,  avec  ou  sans  le 
concours  des  témoins,  devant  une  cour  d'assises 
déterminée ,  selon  les  cas ,  par  le  domicile  du  dé- 
fendeur ou  par  certaines  circonstances  de  l'af- 
faire. Le  jury  ordinaire  {Petty-jury)^  ou,  avec 
l'accord  des  deux  parties,  un  jury  spécial  nommé 
par  le  Sheriff,  décide  les  questions  de  fait.  Le  juge 
décide  les  questions  de  droit,  et  rend  la  sentence. 
La  partie  condamnée  par  un  juge  de  l'une  des 
cours  peut  se  pourvoir  en  appel  devant  l'une  des 
deux  autres. 

§  Y.  La  procédure  criminelle. 

En  matière  criminelle,  la  procédure  diffère 
surtout  de  celle  de  France ,  en  ce  qu'il  n'y  a  pas 
de  corps  spécial  d'officiers  publics  chargés  des 
poursuites.  Le  souverain  désigne,  pour  chaque 
cas ,  son  agent  dans  le  corps  des  avocats ,  comme 
le  font  les  accusés.  Les  simples  avocats  {Barris- 
iers)  peuvent  défendre  un  client  sans  l'autorisa- 
tion de  la  couronne.  Les  avocats  qui  ont  rang  de 
conseillers  de  la  Reine  {Queen's  counsels)  sont 
obligés  de  demander  cette  autorisation;  celle-ci, 
du  reste,  n'est  jamais  refusée. 

Les  personnes  prévenues  de  délits  ou  de  cri- 
mes ressortissant  aux  juridictions  des  Magis- 
trates  ou  des  assises  sont  habituellement  arrêtées 
parla  police  du  Comté.  Elles  comparaissent,  dans 
le  moindre  délai  possible,  devant  un  Magistrale 


CH.  59.  —    LES  TROIS  PROVINCES  DU  ROYAUME -UNI    409 

qui  entend  les  témoins  des  faits  ayant  donné 
lieu  à  l'arrestation,  et  recueille  par  écrit  leurs 
dépositions.  Si,  après  cette  enquête,  le  Magis- 
trate  décide  que  l'accusé  sera  mis  en  jugement 
{commitled  for  triaï)^  il  délivre  au  prisonnier  une 
copie  de  ces  dépositions.  Cette  copie  est  donnée 
gratuitement  aux  accusés  politiques.  Les  autre» 
prévenus  sont  obligés  de  la  payer  à  raison  de 
1  {  penny  (0  fr.  45  c.)  par  72  mots. 

En  cas  de  doute ,  le  Magistrate  remet  à  hui- 
taine la  suite  de  l'enquête,  en  maintenant  l'in- 
carcératioa  ou  en  mettant  le  prévenu  en  liberté , 
sauf  caution  (Bail)  donnée  par  deux  personnes 
notables.  Si  les  charges  sont  insuffisantes,  le  pré- 
venu est  définitivement  mis  en  liberté.  Dans  le 
cas  contraire,  il  est  immédiatement  condamné 
lorsqu'il  s'agit  d'un  léger  délit  ;  ou  il  est  renvoyé , 
selon  la  gravité  de  l'offense ,  aux  Quarter-sessions 
ou  aux  assises. 

Pour  les  affaires  renvoyées  aux  assises ,  les  dé- 
positions recueillies  par  le  Magistrate  sont  adres- 
sées au  bureau  des  cours  de  Westminster,  qui 
centralise  toutes  les  affaires  du  circuit  auquel 
ressortit  le  Comté  où  le  crime  a  été  commis  ;  puis 
un  officier  spécial  est  chargé  de  dresser  Tacte 
d'accusation  (Indiclment).  Lorsque  l'époque  des 
assises  est  arrivée,  les  juges  de  circuit,  accompa- 
gnés de  leurs  officiers ,  se  rendent  dans  la  ville 
où  le  crime  doit  être  jugé.  Le  personnel  des  deux 


410    LIV.  VII,  1"^  PARTIE  —  LB  CHOIX  D8S  MODÈLES 

jurys  est  aussitôt  convoqué  par  le  SheriJQT,  et  l'acte 
d'accusation  est  soumis  au  Grand-jury,  composé 
de  23  personnes,  qui  décide,  à  la  majorité  de  12 
voix,  si  le  prévenu  doit  être  mis  en  liberté  ou  doit 
être  jugé.  Dans  ce  dernier  cas,  l'acte  d'accusation 
est  lu  devant  le  prévenu,  avec  mise  en  demeure 
(Arraignment) ^  pour  celui-ci,  de  déclarer  s'il  se 
reconnaît  coupable ,  ou  s'il  entend  plaider  soa 
innocence.  Cette  alternative  s'appelle  :  to  plead 
guilty  or  not  guilty. 

Dans  le  premier  cas ,  l'accusé  entend  immé- 
diatement sa  sentence.  Dans  le  second  cas,  il 
comparait  devant  le  juge  assisté  de  douze  mem- 
bres du  Petty-jury,  désignés  en  présence  de  l'ac- 
cusé et  après  que  celui-ci  a  exercé  son  droit  de 
récusation.  L'avocat  choisi  par  la  couronne  s'oc- 
cupe alors  de  soutenir  l'accusation ,  sans  jamaisi 
perdre  de  vue  les  égards  dus  à  l'accusé.  Et  c'est 
ici  le  lieu  de  remarquer  qu'un  procès  criminel  est 
conduit,  en  Angleterre,  avec  des  tendances  fort 
différentes  de  celles  qui  se  montrent  dans  quel- 
ques États  du  Continent.  On  n'y  soumet  jamais 
l'accusé  à  ces  questions  insidieuses  qui  rappel- 
lent à  quelques  égards  les  tortures  physiques 
de  l'ancien  régime.  Le  juge  se  préoccupe  moins 
de  trouver  un  coupable  que  de  fournir  à  un  in- 
nocent le  moyen  de  se  disculper.  L'accusé  n'a 
point  à  prouver  qu'il  est  innocent  :  c'est  à  l'accu- 
sation d'établir  qu'il  est  coupable.  Il  n'est  point 


CH.  59.  —  LES  TROIS  PROVINCES  DU  ROYADBIE-UNI    411 

tenu  de  se  défendre  ;  cependant  il  peut  le  faire 
en  toute  liberté,  en  appelant  au  besoin  des  té- 
moins à  décharge.  Avant  le  jour  du  procès,  l'ac- 
cusé ne  subit  aucun  interrogatoire  ;  mais  il  peut 
donner  des  explications  écrites.  Pendant  le  pro- 
cès, il  n'est  nullement  obligé  de  répondre  aux 
questions  qui  lui  sont  adressées  ;  il  peut  même , 
siu*  l'observation  bienveillante  du  juge ,  rétracter 
les  déclarations  qui  le  compromettent.  L'avocat 
de  la  couronne  expose  d'abord  les  faits  ;  l'accusé 
répond,  à  son  choix,  avec  ou  sans  le  concours 
d'un  avocat.  L'avocat  de  la  couronne  ne  réplique 
que  dans  le  cas  où  l'accusé  a  fait  comparaître  des 
témoins,  et  a  introduit  par  là  de  nouveaux  faits 
dans  la  cause.  Enfin  le  juge  résume  impartiale- 
ment les  faits.  Le  Petty-jury  entre  alors  en  déli- 
bération; et,  dès  que  l'unanimité  des  opinions 
s'est  produite,  il  rend  le  verdict.  Lorsque  le  jury 
déclare  l'accusé  coupable,  le  juge  prononce  la 
peine  pwtée  par  la  loi.  Dans  beaucoup  de  cas , 
le  souverain  substitue  à  la  peine  de  mort  pro- 
noncée par  le  juge  celle  de  la  servitude  pénale 
(57,  VII).  Les  questions  de  droit  difficiles,  sou- 
levées dans  un  procès  criminel,  sont  réservées 
par  le  président  à  la  décision  de  la  cour  d'appel 
criminelle.  Cette  cour  siège  à  époque  fixe;  elle  est 
composée  de  juges  appartenant  aux  trois  cours  de 
Westminster. 

Les  assises  sont  tenues  deux  fois  par  an  (Lon- 


412    LIV.  VII,  l"'  PARTIE   —   LE  CHOIX  DES  MODÈLES 

dres  et  le  Comté  de  Middlesex  exceptés),  dans 
chacun  des  six  circuits  anglais ,  par  deux  juges , 
et ,  dans  chacun  des  deux  circuits  gallois ,  par  un 
seul  juge.  La  procédure  des  assises  est  dirigée, 
sous  la  surveillance  des  trois  hautes  cours ,  par 
un  officier  rétribué ,  de  haut  rang ,  dit  Clerk  of 
assize  *,  aidé  de  plusieurs  autres  agents.  Parmi 
ces  derniers  se  placent  en  première  ligne  le  JDe- 
puty-clerk  of  assize,  VAssociate,  le  Clerk  of  indtct- 
ments  et  le  Clerk  of  arraigns.  Plusieurs  de  ces 
dernières  fonctions  sont  réunies  en  une  seule 
main,  pour  les  circuits  où  les  affaires  sont  peu 
nombreuses.  Tel  est  le  cas,  notamment,  pour  les 
deux  circuits  gallois. 

1  Le  mot  Clerk  n*a  point  d*équivalent  dans  la  hiérarchie  admi- 
nistrative de  la  France,  parce  qu^il  y  a  un  contraste  absolu  dans 
le  principe  des  deux  administrations  (63,  XX).  On  peut  constater, 
en  se  référant  aux  chapitres  précédents,  que  ce  titre  est  géné- 
ralement accordé  dans  le  Comté,  l'Union  et  le  Borough,  au  chef 
dirigeant  un  service  spécial  et  limité,  avec  une  autorité  com- 
plète, en  même  temps  qu'avec  une  responsabilité  ind^^nie  devant 
le  public,  devant  ses  chefs  immédiats,  et  devant  les  tribunaux  de 
droit  commun,  qui  le  condamnent  quand  la  réclamation  est  fon- 
dée. Un  Clerk  anglais,  par  cela  même  qu*il  est  responsable,  est 
plus  considéré  que  ne  le  sont  chez  nous  les  chefs  de  division,  les 
directeurs  et  les  autres  agents  supérieurs  occupant  les  situations 
analogues  ;  en  sorte  que,  avec  moins  d'attributions  et  en  présence 
de  citoyens  plus  indépendants,  Padminisl ration  anglaise  a  plus 
d'ascendant  que  les  administrations  françaises,  privées  du  pres- 
tige que  peut  seule  conférer  la  réunion  du  pouvoir  et  de  la  res- 
ponsabilité. 


CH.  59.  —  LBS  TROIS  PROVINCES  DU  ROYAUME -UNI    413 

« 

I  VI.  Les  administrations  centrales  à  Londres. 

En  décrivant  les  institutions  du  gouvernement 
local  de  l'Angleterre,  j'ai  implicitement  défini  les 
principaux  services  établis  à  Londres  pour  les 
contrôler  ou  les  diriger,  et  pour  en  coordonner 
les  résultats.  Je  n'ai  donc  qu'à  rappeler  ici  les  ad- 
ministrations centrales  ayant  pour  objet  les  cours 
de  Comté  (57,  VIII),  l'assistance  des  pauvres, 
l'enregistrement  des  mariages ,  des  naissances  et 
des  décès,  les  services  de  la  vaccine,  des  aliénés, 
de  la  police  et  de  la  salubrité.  On  peut  encore 
citer  beaucoup  de  commissions  spéciales  centra- 
lisant à  Londres  le  sefvice  de  certains  contrôles 
ou  de  plusieurs  réformes,  notamment  la  commis- 
sion des  institutions  charitables  (Charity  corn- 
missioners) y  les  bureaux  d'enregistrement  des 
sociétés  de  secours  mutuels  et  des  sociétés  à  res- 
ponsabilité limitée. 

§  VII.  L*Éco8se  :  Vunlon  des  races  fondée  sur  Tautonomle 

provinciale. 

Les  institutions  provinciales  de  TÉcosse  res- 
semblent beaucoup  à  celles  de  l'Angleterre.  Les 
unes,  et  à  leur  tête  les  institutions  judiciaires,  les 
corporations  municipales  et  les  coutumes  locales, 
ont  une  origine  antérieure  à  l'acte  d'union  de 
4707,  et  ne  sont,  à  quelques  modifications  près, 
qu'un  résumé  de  la  tradition  nationale.  Les  au- 


414    LIY.  vu,  1^  PART»  —  LE  CHOIX  IttS  MODÈLES 

très  émanent,  pour  la  plupart,  de  l'esprit  d'amé- 
lioration qui  anime,  surtout  depuis  1830,  le  Par- 
lement britannique.  Elles  ont  été  établies  par  des 
lois  spéciales.  Elles  ont  été  adaptées  à  des  mœurs 
privées,  à  une  organisation  religieuse  et  à  des 
institutions  paroissiales  fort  différentes  de  celles 
de  l'Angleterre.  Enfin,  la  direction  de  la  vie  pu- 
blique appartient  en  grande  partie  aux  élus  des 
contribuables  et  des  corporations  locales ,  et  elle 
est,  en  fait,  exclusivement  confiée  à  des  indi- 
gènes. Par  ces  divers  motifs,  les  institutions 
écossaises  ont  une  physionomie  spéciale,  fort 
apparente  pour  l'observateur  qui  vient  d'étudier 
l'Angleterre.  « 

On  ne  saurait  trop  constater  que  cette  diver- 
sité des  institutions  administratives  n'a  compro- 
mis en  rien  l'unité  politique  des  deux  anciens 
royaumes.  Loin  de  là,  c'est  le  résultat  inverse 
qui  s'est  produit.  Les  efforts  consciencieux  faits 
par  le  gouvernement  central  du  Roy afume -Uni , 
composé  surtout  d'agents  anglais,  pour  conser- 
ver, dans  l'ordre  provincial ,  une  vie  distincte  aux 
Écossais,  ont  eu  pour  résultat  d'unir  si  intime- 
ment les  deux  races,  que,  sur  beaucoup  de  ques- 
tions  nationales,  l'Ecosse  est  en  quelque  sorte 
plus  britannique  que  l'Angleterre  elle-même. 
Cette  expérience  offre  un  utile  enseignement,  sur- 
tout si  l'on  tient  compte  des  passions  qui  divi- 
saient encore  les  deux  pays  au  moment  (1603)  où 


CH.  59.  —  LES  TROIS  PROVINCES  DU  ROYAUBffE-UNI    415 

les  deux  couronnes  furent  réunies  sur  la  tête  de 
Jacques  P',  et  même  un  siècle  plus  tard,  lorsque 
fut  accomplie  l'union  des  deux  royaumes.  Elle 
réfute  les  doctrines  de  cette  triste  école  politique 
qui,  en  France,  prétend  réduire  une  grande  na- 
tion à  deux  seuls  termes,  l'individu  et  l'État.  Au- 
cun exemple  ne  prouve  mieux  que  les  nationalités 
vivaces  se  forment,  sans  effort,  par  la  réunion  de 
tous  les  liens  qui  attachent  chaque  citoyen  à  la 
famille,  à  la  Paroisse,  aux  circonscriptions  locales 
et  surtout  à  la  Province. 

§  VIII.  L*acte  d*union  de  1707. 

L'acte  d'union  de  l'Ecosse  et  de  l'Angleterre 
date  del707  (6,  Anne,  c.  8).  Il  se  composa  d'abord 
de  25  articles,  et  il  fut  complété  lors  de  la  réforme 
parlementaire  de  1832  (3  et  4,  Will.  IV,  c.  65). 
n  se  résume  surtout  dans  les  dispositions  sui- 
vantes :  les  deux  royaumes ,  réunis  sous  le  nom 
de  Grande-Bretagne,  ont  un  seul  Parlement. 
L'Ecosse  y  est  représentée  par  69  membres.  A  la 
Chambre  des  pairs,  elle  accrédite  16  membres 
élus  par  les  descendants  des  anciens,  pairs  écos- 
sais. A  la  Chambre  des  communes,  elle  députe 
53  membres  élus ,  savoir  :  30  par  les  33  Comtés 
et  23  par  les  Boroughs.  Il  y  a  égalité  de  droits 
entre  les  citoyens  des  deux  royaumes ,  uniformité 
dans  les  poids,  mesures  et  monnaies,  identité 
dans  les  lois  régissant  le  commerce ,  la  douane  et 


416    LIY.  YII,  l"'  PARTIE  —  LE  CHOIX  DES  MODÈLES 

l'excise.  L'impôt  foncier  est  levé,  en  Angleterre 
et  en  Ecosse,  dans  la  proportion  de  1,000  à  24. 
Les  souverains,  à  leur  avènement,  jurent  de  main- 
tenir sans  altération  l'Église  presbytérienne  et 
les  quatre  universités  d'Ecosse.  Les  coutumes, 
les  lois  et  les  institutions  municipales  de  l'Ecosse 
sont  conservées  ;  le  Parlement  peut  les  modifier 
en  vue  de  l'intérêt  public  ;  mais  les  droits  de  pro- 
priété *  et  les  autres  droits  privés  ne  peuvent 
être  modifiés  que  pour  l'utilité  évidente  du  peuple 
écossais. 

§  IX.  L*Égll8e  presbytérienne. 

L'Église  presbytérienne  domine,  par  le  nombre 
des  fidèles ,  cbacun  des  cultes  dissidents  :  elle  a 
seule  une  existence  légale ,  assurée  par  les  dîmes 
(Tiends).  Les  4,023  Paroisses  de  l'Ecosse  attri- 
buent toutes  à  leur  ministre  une  habitation 
{Manse)y  et  elles  lui  confient  la  direction  d'une 
école.  Chaque  Paroisse,  en  ce  qui  touche  les  in- 
térêts spirituels ,  est  placée  sous  l'autorité  d'un 
conseil  dit  Kirk- session,  composé  du  ministre, 
des  ministres  assistants  et  des  Elders  (anciens) 
élus  par  les  fidèles.  L'autorité  supérieure,  qui 
remplace  les  évoques  de  la  hiérarchie  anglicane, 

^  C^est  par  suite  de  celte  disposition  que  les  substitutions  per- 
pétuelles, abolies  par  la  loi  en  Angleterre,  se  maintiennent  chez 
les  Écossais  (54,  VII),  qui  n'ont  point  encore  déclaré  parles  voies 
légales  que  cette  abolition  serait  pour  eux  d^une  utilité  évidente. 


CH,  59.  —  LIS  TROIS  PROVINCES  DU  ROYAUME -UNI    417 

est  le  Presbytery,  comprenant  le  ministre  et  un 
Elder  de  chacune  des  10  à  45  Paroisses  qui  en 
dépendent.  Le  Presbytery  confère  les  ordres 
sacrés,  et  il  exerce  sur  le  culte  et  sur  l'ensei- 
gnement primaire  une  haute  direction.  On  peut 
appeler  à  une  assemblée  élue,  dite  Synod,  des 
décisions  prises  par  chaque  Presbytery  de  la 
circonscription.  L'appel  des  décisions  de  chaque 
Synod  a  lieu  devant  une  assemblée  générale. 
Il  existe,  en  Ecosse,  16  Synods  et  84  Presbyte- 
ries. 

Les  cultes  dissidents  sont  pratiqués  librement 
comme  dans  le  reste  du  Royaume-  Uni.  Ils  réu- 
nissent, dans  leur  ensemble,  un  personnel  plus 
nombreux  que  celui  de  l'Église  officielle.  En 
1842,  un  nombre  considérable  de  fidèles  s'est 
séparé  de  cette  dernière.  Le  nouveau  groupe, 
renonçant  à  tout  prélèvement  sur  la  dîme ,  s'est 
constitué  sous  le  nom  d'Église  Ubre  d'Ecosse. 
Loin  d'affaiblir  les  croyances,  ces  luttes  intestines 
donnent  au  sentiment  religieux  une  élévation  et 
une  énergie  dont  on  ne  saurait  se  faire  aucune 
idée  chez  les  peuples  où  se  perpétuent ,  avec  les 
religions  d'État,  les  anciennes  traditions  d'intolé- 
rance. 

§  X.  Les  Institutions  de  la  vie  privée. 

Les  Écossais  fondent,  comme  les  Anglais, 
l'ordre  civil  sur  l'usage  intelligent  de  la  Liberté 


418    LIV.  VII,  l*^""  PARTIS  —  L£  CHOIX  DIS  MODÈLEI» 

testamentaire  ;  ils  trouvent  dans  la  fécondité  des 
mariages  le  moyen  de  conserver  les  bonnes  tra- 
ditions du  travail  chez  les  familles  urbaines,  et 
les  habitudes  de  résidence  permanente  chez  les 
familles  rurales.  La  coutume  écossaise  relève 
beaucoup,  et  plus  encore  que  ne  le  fait  la  cou- 
tume anglaise ,  la  condition  du  fermier.  Elle  assi- 
mile un  bail  à  une  propriété  immobilière ,  et  elle 
l'attribue,  par  conséquent,  dans  le  régime  ab 
intestat  (54,  V),  à  l'aîné  des  enfants.  Plusieurs 
grandes  propriétés  des  montagnes  et  des  îles 
restent  soumises  à  la  Conservation  forcée  (49,  I), 
avec  substitution  perpétuelle  à  Taîné  des  mâles. 
Ailleurs ,  et  surtout  dans  la  Basse-Ecosse ,  le  ré- 
gime anglais  prévaut  habituellement  avec  ses 
excellentes  races  de  fermiers  et  ses  admiraTjles 
exemples  de  grande  et  de  moyenne  culture.  Les 
manufacturiers  et  les  négociants  de  la  Glyde  et 
du  Forth  trouvent  dans  leurs  abondantes  mines 
de  fer  et  de  houille  les  moyens  matériels  de  pros- 
périté qui  enrichissent  l'Angleterre.  Ils  soutien- 
nent une  concurrence  salutaire  contre  leurs 
émules  du  midi ,  et  ils  ouvrent  incessamment  de 
nouveaux  marchés  au  commerce  britannique.  Ils 
semblent  avoir  adopté,  avant  les  Anglais,  le  ré- 
gime des  engagements  momentanés  dans  leurs 
ateliers  de  travail.  Dès  le  milieu  du  xviii®  siècle, 
ils  offraient  à  leur  compatriote  Adam  Smith  la 
déplorable  pratique  que  celui-ci  érigea  en  une 


CH.  59.  -«  LIS  TROIS  PROVINCES  DU  ROYàUME-UNI    419 

doctrine  qui  est  devenue  «  la  loi  de  l'offre  et  de  la 
demande  d.  Comme  les  Anglais,  ils  se  sont  laissé 
envahir  par  le  fléau  du  paupérisme.  En  attendant 
la  guérison,  ils  commencent  à  le  combattre  par 
les  mêmes  moyens  (37,  VIII)  :  ils  ont  recours  au 
palliatif  de  Tassistance  forcée.  Les  régimes  du 
travail  et  de  l'association  ont,  comme  en  Angle- 
terre ,  pour  base  essentielle  la  liberté.  L'instruc- 
tion primaire,  solidement  assise  sur  le  culte  officiel 
ou  les  cultes  dissidents ,  est  partout  libéralement 
dotée  par  les  familles.  Elle  est  d'ailleurs  mise  à  la 
portée  de  tous  les  pauvres  par  la  sollicitude  des 
Kirk-sessions  et  des  corporations  municipales. 
L'instruction  supérieure ,  confiée  à  des  établisse- 
ments privés ,  a  pour  couronnement  les  quatre 
universités  libres  d'Edimbourg,  de  Glasgow,  de 
Saint- Andrev^  et  d'Aberdeen. 

§  XI.  Le  gouvernement  local. 

L'administration  locale  est  confiée  à  des  fonc- 
tionnaires qui,  avec  des  noms  plus  ou  moins 
analogues  à  ceux  des  fonctionnaires  anglais,  ont 
des  attributions  assez  différentes.  On  retrouve 
encore  ici  le  Lord -lieutenant,  le  Sheriff  et  les 
Magistrates,  mais  les  fonctions  administratives 
que  ces  derniers  exercent  en  Angleterre  sont 
attribuées ,  en  Ecosse ,  à  des  commissaires  civils 
spéciaux.  Ceux-ci,  dits  Commissaires  des  sub- 
sides (Commissioners  of  supply),  comprennent 


420    UV.  VII,  \^  PARTIE  —   LB  CHOU  DBS  MODÈLES 

« 

tous  les  propriétaires  fonciers  qui  ont  2,500  francs 
de  revenu.  L'Ecosse  est  moins  portée  que  TAn- 
gleterre  à  la  centralisation  :  en  présence  des  ten- 
dances imprimées  au  Parlement  britannique  par 
les  événements  de  i830  et  de  4848,  elle  garde 
évidemment  avec  plus  de  fermeté  les  habitudes 
du  gouvernement  local.  Les  dispositions  libérales 
de  l'acte  d'union  offrent  donc  maintenant  un 
moyen  de  conservation  à  la  vieille  constitution 
de  r  Angle  terre.  Cet  exemple  ne  saurait  être  trop 
médité  par  les  grands  États  qui,  ayant  commis 
la  faute  de  s'annexer  certaines  provinces  jus- 
qu'alors indépendantes ,  tendraient  en  outre  à  les 
priver  de  leurs  franchises  locales. 

§  XII.  L*asslstance  des  pauvres. 

En  Ecosse,  l'assistance  obligatoire  de  cer- 
taines catégories  de  pauvres  remonte  à  une  épo- 
que déjà  ancienne;  elle  n'a  été  formellement  gé- 
néralisée, d'après  le  principe  anglais ,  qu'en  1845 
(8  et  9,  Vict.,  c.  83).  Les  Poorhouses  d'Edimbourg, 
de  Glasgow  et  des  districts  manufacturiers,  offrent 
la  plus  grande  analogie  avec  les  Workhouses  de 
l'Angleterre;  mais  les  secours  à  domicile  y  sont 
plus  libéralement  accordés.  Dans  les  districts  ru- 
raux éloignés  des  manufactures,  les  demandes 
d'assistance  se  restreignent  maintenant  plutôt 
qu'elles  ne  se  développent. 

Le  service  organisé  par  la  loi  de  1845  com- 


CH.  59.  —  LES  TROIS  PROVINCES  DU  ROYAUME- UNI    421 

prend  :  1®  une  commission  centrale  ^siégeant  à 
Edimbourg ,  dite  Board  of  supervision  for  relief 
of  the  poor,  composée  de  9  personnes ,  savoir  : 
3  membres  (dont  un  rétribué)  nommés  par  la 
Reine ,  les  Sheriffs  de  3  Comtés  recevant  chacun 
une  indemnité  de  2,500  fr.,  les  deux  Lords -pro- 
vosts  (maires)  d'Edimbourg  et  de  Glasgow,  et  le 

r 

Lard'Odvocate  d'Ecosse;  2°  deux  fonctionnaires 
dits  General' superintendants  payés  7,500  fr.  et 
10,000  fr.,  nommés  par  le  Board  of  supervision,  et 
centralisant  la  surveillance  ;  3°  enfin,  dans  chaque 
Paroisse  ou  Union  de  paroisses ,  une  commission 
dite  Board  of  managers  of  the  poor,  chargée  de 
distribuer  les  secours.  Cette  commission  joue  à 
peu  près  en  Ecosse  le  même  rôle  que  le  Board  of 
guardians  en  Angleterre ,  et  elle  est  élue  chaque 
année  par  les  contribuables.  Comme  en  Angle- 
terre, les  électeurs  se  groupent  en  six  classes ,  et 
disposent  d'une  à  six  voix,  d'après  une  échelle  de 
Rents  correspondant  à  des  différences  de  500 
francs.  Le  contribuable  qui  est  en  même  temps 
propriétaire  et  occupant  d'un  bien  a  double  vote , 
sans  que  le  nombre  de  voix  puisse  dépasser  six. 
Le  nombre  des  membres  à  nommer  est  fixé  par 
le  Board  of  supervision,  en  raison  de  l'impor- 
tance de  chaque  service,  et  il  ne  peut  excéder  un 
maximum  de  trente.  Pour  les  paroisses  rurales,  la 
Kirk-session  désigne  en  outre  six  membres  dans 
son  propre  sein.  Pour  les  villes,  cette  adjonction 

12* 


422    LIV.  vil,  V^  PÀRTiB  —   LE  CHOIX  DES  MODÈLES 

est  de  4  membres ,  choisis  moitié  dans  le  conseil 
de  ville  {Town-council)^  et  moitié  dans  la  Kirk- 
session. 

Diverses  combinaisons  sont  adoptées,  selon  les 
traditions  locales ,  pour  asseoir  la  taxe  des  pau- 
vres. Elles  reposent  principalement  sur  deux  m- 
pôts  :  le  premier  porte  sur  les  revenus  de  toute 
sorte  supérieurs  à  750  francs;  le  seôond,  payé 
moitié  par  le  propriétaire  et  moitié  par  le  tenan- 
cier, porte  sur  toutes  les  Rents  d'immeubles  ex- 
cédant 500  fr.  La  taxe  des  pauvres  s'est  élevée 
en  Ecosse,  pendant  l'exercice  1856-1857,  à 
15,690,000  fr. 

§  XIII.  L*état  civil ,  la  Justice  et  radministratlon  civile. 

L'enregistrement  des  mariages,  des  naissances 
et  des  décès  est  placé,  depuis  1854  (17  et  18, 
Vict.,  c.  80),  sous  l'autorité  d'un  Registrar-ge- 
neral(56,  VII  et  VIII)  établi  à  Edimbourg.  Le 
service  est  organisé  à  peu  près  sur  les  mêmes 
bases  qu'en  Angleterre. 

Une  haute  cour  civile  {Court  of  session)  compo- 
sée de  13  juges  et  une  haute  cour  criminelle  de 
6  juges  (  High  œurt  of  justiciary  )  siègent  toutes 
deux  à  Edimbourg.  Elles  jouent,  dans  le  système 
judiciaire  de  l'Ecosse,  le  même  rôle  que  les  trois 
cours  de  Westminster  dans  le  système  anglais. 
Comme  ces  dernières ,  elles  étendent  leur  action 
à  toutes  les  localités  au  moyen  du  régime  des 


CH.  59.  —  LES  TROIS  PROVINCES  DU  ROYAUME-UNI    423 

circmts.  Les  juges  des  cours  inférieures  sont  : 
i^  les  Sheriffs,  magistrats  salariés,  assistés  par 
de  nombreux  substituts ,  ayant  conservé  une  ju- 
ridiction assez  étendue ,  plutôt  civile  que  crimi- 
nelle ,  qui  n'est  plus  exercée  en  Angleterre  par 
les  magistrats  du  même  nom;  2<^  les  Bailiffs, 
choisis  dans  le  sein  des  conseils  municipaux,  qui 
exercent  sur  les  populations  urbaines  une  petite 
juridiction  criminelle  analogue  à  celle  que  les 
Sberifis  exercent  dans  toute  l'étendue  du  Comté  ; 
2p  les  Magistrates  dont  la  juridiction  ne  s'étend 
qu'aux  menus  délits  locaux.  Les  appels  sont  sou- 
mis aux  deux  cours  supérieures  d'Edimbourg. 
On  ne  peut  appeler  des  décisions  de  celles-ci 
qu'à  la  Chambre  des  pairs  (60,  V). 

La  police  du  Comté ,  des  Boroughs  et  des  Pa- 
roisses est  placée  sous  la  direction  d'une  commis- 
sion spéciale ,  composée  d'un  certain  nombre  de 
Commissaires  des  subsides,  du  Lord-lieutenant  et 
du  Sheriff,  ou  de  leurs  substituts.  La  commission 
de  police  nomme  les  Constables  de  toutes  caté- 
gories, et  fixe  leurs  honoraires.  L'État  accorde 
une  subvention  aux  Comtés  qui  veulent  bien  or- 
ganiser ce  service  selon  les  règles  qu'il  recom- 
mande. 

Les  prisons,  organisées  depuis  1839  d'après  le 
système  de  la  séparation  des  détenus  et  du  travail 
obligatoire ,  sont  placées  sous  la  haute  direction 
d'une  commission  {General  prison  board)  sié- 


424    LIV.  VII,  1"  PARTIS  —  LE  CHOIX  DES  MODÈLES 

géant  à  Edimbourg.  Cette  commission  administre 
directement  la  prison  centrale  de  Perth ,  et  elle 
surveille  les  autres  prisons.  Celles-ci  sont  admi- 
nistrées par  des  comités  locaux  que  nomment  les 
Commissaires  des  subsides  et  les  conseils  muni- 
cipaux. Ces  comités  donnent  à  beaucoup  de  gens 
de  bien  l'autorité  nécessaire  pour  améliorer  la 
condition  physique  et  morale  des  détenus ,  selon 
les  inspirations  de  l'esprit  chrétien ,  et  avec  Veffi- 
cacité  propre  à  l'initiative  individuelle.  Aucune 
institution  ne  démontre  mieux  par  ses  résultats 
la  supériorité  du  gouvernement  local  de  la  Grande- 
Bretagne,  sur  les  institutions  analogues  des  grands 
États  du  Continent.  Les  frais  des  prisons  sont  sup- 
portés par  les  Comtés  et  par  les  Boroughs.  L'État 
lui-même  intervient  dans  ce  service  en  accordant 
quelques  subventions  aux  localités. 

Le  service  des  ponts  et  chaussées  est  plus  com- 
pliqué en  Ecosse  qu'il  ne  l'est  en  Angleterre.  Des 
difficultés  spéciales,  opposées  par  un  sol  plus 
montagneux  et  moins  peuplé ,  y  rendent  sous  ce 
rapport  le  gouvernement  local  moins  fécond:  Les 
routes  créées  et  entretenues  par  les  Paroisses 
sont  relativement  moins  étendues.  Il  en  est  de 
même  des  Turnpike-roads.  Beaucoup  de  routes 
dites  Coy,niy -roads  sont  entretenues  aux  frais 
des  Comtés.  Enfin  des  routes  dites  Parliamen- 
tary-roads  ont  été  créées  dans  lès  montagnes  au 
siècle  dernier,  par  les  mêmes  motifs  qui  ont  fait 


CH.  59.  —  LES  TROIS  PROVINCES  DU  ROYAUME-UNI    425 

établir  plus  récemment,  dans  l'ouest  de  la  France, 
les  routes  stratégiques;  elles  sont  aujourd'hui  en- 
tretenues à  frais  communs  par  les  Comtés  et  par 
l'État.  L'opinion  publique  incline  en  Ecosse  à 
centraliser  le  service  des  routes  paroissiales ,  et 
à  subvenir  à  leur  entretien  au  moyen  d'une  taxe 
portant  sur  les  animaux  de  trait. 

La  milice,  fixée  à  10,000  hommes  pour  l'Ecosse 
entière,  et  la  Yeomanry  sont  placées  sous  la  direc- 
tion des  Lords -lieu  tenants,  et  elles  sont  au  sur- 
plus organisées  comme  en  Angleterre.  Il  en  est 
de  même  des  autres  institutions  locales.  Ainsi  le 
service  des  aliénés  est  mis  sous  la  haute  surveil- 
lance des  membres  d'une  commission  centrale, 
dits  Commissioners  in  lunacy.  Le  service  des 
poids  et  mesures  est  confié  à  des  inspecteurs 
nommés  par  les  Commissaires  des  subsides.  Enfin 
la  gestion  financière  est  la  principale  attribution 
de  ces  mêmes  commissaires  :  ceux-ci,  comme  les 
Magistrales  anglais ,  sont  secondés ,  pour  ce  ser- 
vice ,  par  des  agents  spéciaux. 

§  XIV.  L'Irlande  :  rantagonlsme  des  races  entretenu 
par  l'oppression  provinciale. 

L'histoire  de  l'Irlande,  mieux  encore  que 
celle  de  l'Ecosse ,  prouve  que  le  plus  sûr  moyen 
de  consommer  l'union  de  deux  peuples  est  d'as- 
surer à  tous  les  citoyens,  sans  arrière-pensée,  une 
complète  égalité  de  droits  politiques ,  en  respec- 


426    UV.  VH,  1"^  PARTIE  —  LK  CHOIX  DBS  MODÈLES 

tant  les  coutumes  et  les  mœurs.  L'Angleterre, 
après  avoir  suivi  pendant  des  siècles  une  con- 
duite opposée,  après  avoir  tenté  de  dompter  Tir- 
lande  en  la  soumettant  à  une  oppression  cruelle, 
n'a  réussi  qu'à  y  perpétuer  les  antipathies  natio- 
nales. Les  haines  s'effacent,  au  contraire,  depuis 
que  cette  province  participe  davantage  aux  bien- 
faits du  droit  commun.  Elles  prendront  fin  lorsque 
les  derniers  vestiges  de  l'ancienne  persécution 
auront  disparu,  et  notamment  lorsque  l'organisa- 
tion ecclésiastique  y  sera  enfin  conforme  aux  lois 
de  la  justice  ^ 

S  XV.  L'acte  d'union  de  1800  et  les  réformes  postérieures. 

L'acte  d'union  arraché  au  Parlement  d'Ir- 
lande en  1800,  et  ratifié  la  même  année  par  le 
Parlement  de  la  Grande-Bretagne  (30  et  40, 

1  La  réforme,  dont  je  signalais  en  ces  termes  Turgence  dès  Tan- 
née 1862,  a  été  proposée  en  1868  par  le  ministère,  et  adoptée  par 
le  Parlement  en  juillet  1869.  Les  conditions  de  celte  réforme  ont 
été  également  honorables  pour  le  gouvernement  et  pour  TÉglise 
catholique.  Celle-ci  aurait  pu,  à  la  rigueur,  se  croire  en  droit 
de  réclamer  en  Irlande  une  situation  privilégiée,  analogue  à  celle 
que  rÉglise  presbytérienne  occupe  en  Ecosse.  Elle  n^a  point 
émis  cette  prétention  ;  elle  a  même  refusé  de  recevoir,  à  titre  de 
dotation,  une  part  de  la  dîme.  Le  nouveau  régime  comprend 
trois  dispositions  principales.  L'Église  anglicane  perd  en  Irlande 
le  caractère  officiel  et  le  droit  à  la  dîme  :  quelques  allocations 
momentanées  sont  seules  réservées  aux  titulaires  actuels.  La  to- 
talité de  la  dîme  est  désormais  affectée  à  des  œuvres  de  bien  pu* 
blic.  Tous  les  cultes  sont  placés  dans  des  conditions  d'égalité  :  ils 
trouvent  leurs  ressources  dans  les  contributions  volontaires  de 
leurs  adhérents.  (Note  de  1872.) 


CH.  5&.  -*-  LES  TROIS  PROVINCES  DU  ROYAUME-UNI    427 

Georg.  III,  c.  67),  porte  qu'à  partir  du  1«^  janvier 
1801,  les  deux  îles  sont  réunies  sous  le  nom  de 
Royaume-Uni  de  Grande-Bretagne  et  d'Irlande, 
et  n'ont  désormais  qu'un  seul  Parlement.  L'Ir- 
lande est  représentée ,  à  la  Chambre  des  pairs , 
*par  quatre  évéques  anglicans*  pris,  à  tour  de 
rôle,  dans  le  corps  des  évêques  d'Irlande,  et  par 
vingt -huit  membres  que  nomment  les  descen- 
dants des  anciens  pairs  irlandais.  Elle  est  repré- 
sentée à  la  Chambre  des  communes  par  cent 
membres,  portés  à  cent  cinq  parla  réforme  de 
1832  (2  et  3,  Will.  IV,  c.  88  et  89);  ces  membres 
sont  élus, savoir:  soixante-quatre  par  les  Comtés, 
trente -neuf  par  les  Boroughs,  et  deux  par  les 
Universités. 

L'égalité  de  droits,  déjà  proclamée  sur  plusieurs 
points  par  l'acte  d'union ,  a  été  complétée  et  fé- 
condée par  plusieurs  réformes  ultérieures,  no- 
tamment :  en  1823  et  en  1825  (6,  Georg.  IV, 
c.  79),  par  l'unification  du  système  monétaire  et 
du  régime  commercial;  en  1829  (10,  Georg.  IV, 
c.  7),  par  l'émancipation  des  catholiques,  qui  a 
mis  fin  aux  incapacités  légales  pesant  sur  la  po- 
pulation indigène;  plu^récemment  enfin,  par 
une  série  de  lois  rendues  de  1848  (11  et  12,  Vict , 
c.  48)àl860(23  et 24,  Vict.,c.82),  en  vue  desim- 
pliûer  les  formalités  qui  gênaient  la  transmission 

1  Suppriméâ  depuis  la  réforme  de  1869.  (Note  de  1872.) 


428    LIV.  VII,  1"   PARTIE  —  LE  CHOIX  DES   MODÈLES 

des  propriétés  hypothéquées.  Ces  dernières  lois 
ont  eu  surtout  pour  effet  de  favoriser,  par  l'insti- 
tution d'une  cour  spéciale  (Landed  estâtes  court), 
des  améliorations  agricoles  fondées  sur  une  meil- 
leure organisation  de  la  propriété  et  des  fermages. 

§  XVI.  Le  Vice  -  roi  et  les  autorités  locales. 

L'autorité  royale  est  déléguée  en  Irlande  à  un 
Vice  -  roi  qui  tient  une  sorte  de  cour  à  Dublin ,  et 
qui  exerce  le  pouvoir  exécutif.  Il  ne  peut  toute- 
fois user  du  droit  de  grâce ,  qui  est  réservé  au 
souverain.  Il  ne  peut  non  plus  suspendre  l'acte 
d'Habeas  corpus  (57,  VII),  ou  proclamer  la  loi 
martiale,  sans  y  être  autorisé  par  le  Parlement. 
Le  Vice-roi  est  assisté  d'un  Lord-chancellor,  d'un 
Attomey- gênerai,  d'un  Solicitor- gênerai ,  et  d'un 
secrétaire  en  cheî (Chief-secretary),  Ce  dernier 
haut  fonctionnaire  est  membre  de  la  Chambre 
des  communes  ;  il  contrôle  radministration  civile 
de  l'Irlande,  comme  le  fait  le  secrétaire  d'État  de 
l'intérieur  pour  l'Angleterre  et  l'Ecosse. 

Les  32  Comtés ,  subdivisés  en  districts  dits  Ba- 
ronies,  comprennent  environ  2,400  paroisses.  Ils 
sont  dirigés  et  administrés  par  des  Lords -lieute- 
nants, des  Sheriffs,  des  Magistrates,  des  Grand- 
jurys,  des  Petty- jurys  et  des  Coroners.  Dix  Bo- 
roughs  de  premier  rang  sont  pourvus  de  maires, 
d'Aldermen,  de  simples  conseillers  municipaux, 
de  Recorders  et  de  Stipendiary-magistrates.  Ces 


CH.  59.  —  LBS  TROIS  PROVINCES  DU  ROYAUME -UNI  429 

diverses  autorités  locales ,  malgré  Tidentité  des 
noms,  ont  souvent  des  attributions  assez  diffé- 
rentes de  celles  qui  ont  été  indiquées  pour  l'An- 
gleterre. La  particularité  la  plus  curieuse  qu'il  y 
ait  lieu  de  signaler  à  ce  sujet  est  la  tradition ,  déjà 
ancienne ,  qui  confère  au  Grand-jury  les  pouvoirs 
administratifs  exercés,  en  Angleterre,  par  les  Ma- 
gistrates  en  Quarter- session,  et,  en  Ecosse,  par 
les  Commissioners  of  supply.  La  différence  est,  au 
reste,  plus  nominale  que  réelle ,  puisque  les  trois 
corps  administratifs  se  trouvent  également  com- 
posés des  principaux  propriétaires  fonciers  du 
Comté. 

§  XVII.  L'Église  anglicane  et  le  catholicisme. 

L'Église  anglicane,  avec  sa  hiérarchie  d'é- 
vêques  et  de  chanoines,  étend  sur  toute  l'Ir- 
lande son  culte  officiel  (54,  II),  bien  que  les 
catholiques  forment  au  moins  les  trois  quarts  de 
la  population.  Cette  Église  absorbe  cependant,  à 
titre  de  dotation ,  la  totalité  de  la  dîme  levée  sur 
tous  les  biens  immeubles  du  pays.  Un  autre  abus, 
supprimé  par  la  réforme  de  1833  (  3  et  4,  Will.  IV, 
c.  37),  a  longtemps  pesé  sur  l'Irlande  :  chaque 
Vesstry  paroissial,  où  Ton  ne  faisait  entrer  que 
des  anglicans ,  avait  le  pouvoir  d'imposer  la  taxe 
d'église  (55,  III),  à  la  majorité  composée  de  catho- 
liques ^  Quand  on  se  reporte  par  la  pensée  aux 

1  Tous  ces  abus  ont  été  supprimés  en  1869.  (Note  de  1872.) 


430    LIV.  vu ,  l**®  PABTIE  —  LE  CHOIX  DES  MODÈLES . 

persécutions  religieuses  qui  ailleurs  ont  fait  dis- 
paraître tant  de  cultes,  on  ne  saurait  trop  ad- 
mirer le  courage  avec  lequel  les  catholiques 
irlandais  ont  conservé  une  croyance  si  nuisible 
à  leurs  intérêts  temporels.  Il  est  juste  de  signaler 
également  l'esprit  d'équité  avec  lequel  les  pro- 
testants anglais  ont  déjà  accordé,  sans  y  être 
absolument  contraints  par  la  force ,  une  justice 
partielle  aux  opprimés.  Jusqu'à  ce  jour,  le  clergé 
catholique  ne  subsiste  que  par  des  subventioDs 
volontaires.  Tout  Irlandais,  quelque  pauvre  qu'il 
soit,  tient  à  honneur*  d'y  contribuer.  Cet  exemple 
semble  indiquer  le  régime  qui,  de  nos  jours, 
est  le  plus  favorable  au  maintien  des  croyances  : 
c'est  celui  où  la  religion  n'attend  rien  de  l'impôt, 
où  l'aisance  du  clergé  se  fonde  sur  le  dévouement 
des  fidèles. 

§  XVIII.  La  \le  privée. 

La  loi  inique  qui,  au  commencement  du 
XVIII®  siècle ,  soumettait  les  propriétaires  catho- 
liques au  Partage  forcé  (20,  IV),  est  depuis  long- 
temps tombée  en  désuétude.  L'ancienne  cou- 
tume (Gavelkind)  qui,  dans  le  régime  ab  intestat, 
partage  également  les  biens  entre  les  garçons, 

1  J'ai,  par  mon  expérience  personnelle,  constaté  que  le  plus 
sûr  moyen  qu'un  maître  puisse  employer  pour  stimuler  l'esprit 
de  dévouement  chez  son  serviteur  irlandais,  est  de  lui  accorder 
pour  ses  bons  offices  une  souscription  aux  frais  du  culte  de  son 
village  natal. 


CH.  59.  —  LIS  TROIS  PBOYINCES  DO  ROYAUME- UNI  431 

paraît  se  restreindre  de  plus  en  plus,  en  sorte 
que  la  transmission  de  la  propriété  s'opère  main- 
tenant selon  la  coutume  dominante  de  l'Angle- 
terre. L'Irlande  a  beaucoup  souffert  de  l'absen- 
téisme des  propriétaires  fonciers  :  mais  trois  causes 
principales  atténuent  peu  à  peu  ce  désordre.  La 
propriété,  sous  l'influence  des  réformes  indiquées 
ci-dessus ,  passe  en  des  mains  plus  dignes  de  la 
posséder.  L'attrait  de  la  résidence  se  trouve  accru 
par  l'apaisement  des  haines  politiques.  Enfin ,  le 
régime  d'assistance  légale,  définitivement  établi 
en  Irlande,  intéresse  désormais  chaque  proprié- 
taire à  améliorer  la  condition  physique  et  morale 
de  la  population.  La  vie  rurale  se  constitue  ainsi 
progressivement  sur  les  mêmes  bases  qu'en  An- 
gleterre et  en  Ecosse.  L'exploitation  des  mines, 
l'industrie  manufacturière  et  le  commerce  com- 
mencent à  mettre  en  œuvre  des  éléments  de  pros- 
périté qui  avaient  été  négligés  jusqu'à  ce  jour. 
Enfin  des  subsides  de  l'Etat ,  employés  avec  in- 
telligence par  une  commission  spéciale  (Com- 
niissioners  of  national  éducation  in  Ireland)^ 
créent  un  bon  système  d'instruction  publique. 
Cette  exception  aux  vrais  principes  supplée  tem- 
porairement à  l'impuissance  de  l'initiative  indi- 
viduelle. 


432    LIV.  vu,  1*^  PARTIE  —  LB  CHOIX  DES  MODÈLES 

§  XIX.  L*assistance  des  pauvres. 

En  Irlande,  le  droit  à  Tassistance  n'est  pas 
absolu ,  et  la  loi  qui  le  consacre  date  seulement 
de  1838  (1  et  2,  Vict.,c.56).  Cette  loi,  combinée 
avec  les  dispositions  qui  ont  favorisé  l'émigration 
des  indigents,  a  modifié  utilement  l'assiette  de  la 
propriété  foncière.  Elle  a  organisé  les  travaux 
publics,  et  elle  a  réduit,  dans  des  proportions 
considérables,  le  nombre  des  personnes  plongées 
dans  un  état  habituel  de  dénûment.  Amendé  et 
complété  par  plusieurs  lois  postérieures ,  le  ser- 
vice de  l'assistance  comprend  aujourd'hui  les 
trois  groupes  suivants  d'institutions.  Une  com- 
mission centrale  composée  de  cinq  membres  sié- 
geant à  Dublin,  dits  Poor  law  cormnissionen : 
elle  dirige  l'ensemble  de  la  province ,  et  elle  fait 
des  règlements  qui  deviennent  exécutoires  après 
avoir  été  approuvés  par  le  Vice-roi.  Des  Unions, 
dirigées  par  des  Boards  of  guardians  :  chaque 
Board  est  composé  habituellement  de  vingt  à 
trente  membres  élus  dans  la  circonscription, 
moitié  par  les  Magistrates  les  plus  imposés,  et 
moitié  par  les  occupants  d'immeubles  donnant 
au  moins  un  revenu  de  125  francs.  Enfin,  de§  dis- 
tricts électoraux,  plus  étendus  que  les  paroisses 
rurales  de  l'Angleterre ,  chargés  de  nommer  les 
Guardians.  Ces  districts  sont  formés  en  dehors 
des  anciennes  divisions  administratives;  ils  doi- 


CH.  59.  —  LES  TROIS  PROVINCES  DU  ROYAUME- CNI  433 

vent  réunir  un  certain  nombre  d'électeurs ,  pro- 
priétaires OU  tenanciers  de  biens  taxés  pour  un 
revenu  annuel  de  500  francs.  Les  secours  peuvent, 
selon  la  décision  des  Guardians,  être  donnés  à 
domicile  ;  en  fait,  ils  sont  presque  exclusivement 
délivrés  dans  des  Workhouses,  organisés  à  peu 
près  comme  ceux  d'Angleterre  et  d'Ecosse.  Ces 
secours  ne  sont  obligatoires  qu'à  l'égard  des 
vieillards,  des  infirmes,  des  veuves  ayant  au 
moins  deux  enfants,  et  des  orphelins  en  bas  âge. 
Les  taxes  imposées  à  chaque  district  électoral 
sont  l'équivalent  exact  des  secours  que  réclament 
ses  indigents.  La  taxe  fixée  par  les  Guardians  est 
levée  par  les  percepteurs  de  Comté.  Le  montant 
de  cette  taxe  pour  l'Irlande  a  été,  pendant  l'exer- 
cice 1856-1857,  de  18,430,000  francs.  Dans  ce 
total  est  comprise  une  taxe  spéciale ,  qui  ne  peut 
excéder  2 , 4  pour  100  de  la  Rent ,  et  qui  est  levée 
dans  certaines  locaUtés  pour  favoriser  l'émigration 
des  pauvres. 

§  XX.  L*état  civil  y  la  Justice  et  radministration  civile. 

La  réforme  de  l'état  civil  a  été  accomplie, 
pour  l'enregistrement  des  mariages ,  selon  les 
formes  adoptées  en  Angleterre ,  et  sous  la  direc- 
tion d'un  bureau  central  (Registry  of  marriages). 
Elle  paraît  être  en  voie  d'exécution  pour  les  nais- 
sances et  les  décès,  qui,  jusqu'à  présent, avaient 

RÉFORME  SOCIALE.  III  —  13 


434    LIV.  VII,  1^  PARTIB  —  LE  GHOHt  DBS   MODÈLES 

été  enregistrés  par  les  ministres  des  différents 
cultes. 

Une  cour  de  Chancellerie  composée  de  sept 
juges ,  trois  cours  de  quatre  juges  dites  Queens 
bench,  Common  pleas  et  Exchequer,  complétées 
par  une  cour  d'appel  dite  Exchequer  chamber 
court,  jouent  dans  le  système  judiciaire  de  l'Ir- 
lande le  même  rôle  que  les  cours  du  même  nom 
dans  le  système  anglais.  Trois  cours  spéciales 
dites  Court  of  bankruptcy  and  insolvency ,  High 
Court  of  admiralty.  Court  of  probate,  et  des 
cours  ecclésiastiques,  augmentent  cette  simili- 
tude des  deux  régimes.  La  cour  des  propriétés 
foncières  {Landed  estâtes  court) ^  dont  j'ai  déjà 
parlé ,  établit  seule  une  différence. 

Les  affaires  civiles  et  criminelles  les  plus  im- 
portantes sont  jugées  avec  le  concours  du  jury 
et  d'un  fonctionnaire  spécial  nommé  Clerk  of  the 
croivn,  par  les  douze  magistrats  des  trois  hautes 
cours  siégeant  deux  fois  par  an,  en  six  circuits. 
Les  autres  affaires,  sans  aucune  intervention  de 
tribunaux  inférieurs,  sont  jugées  par  les  Ma- 
gistrates  en  Petty- session  ou  en  Quarter- ses- 
sion. Chaque  Comté  a  deux  subdivisions,  dans 
chacune  desquelles  les  Quarter  -  sessions  sont 
présidées  par  un  magistrat  salarié  (  Chairman  of 
quarter -sessions).  Ce  magistrat,  choisi  par  le 
Vice -roi  dans  l'ordre  des  avocats,  juge  seul,  au 
besoin ,  certaines  affaires ,  civiles  ou  criminelles. 


GH.   58.  —  LES  TROIS  PROVINCES  DU  ROYAUME-UNI   435 

de  minime  importance.  11  est  toujours  assisté 
d*un  fonctionnaire  dit  Clerk  of  the  peace. 

La  police  est  exercée ,  comme  dans  le  reste  du 
Royaume-Uni,  par  des  agents  qui  sont  nommés 
Constables,  mais  qui  ont  ici  une  organisation 
toute  spéciale.  Ces  agents  ne  sont  point  clair-se- 
més  sur  la  surface  du  pays  et  pourvus  de  simples 
baguettes  :  ils  sont  complètement  armés ,  et  ré- 
partis en  1,500  brigades  environ,  appuyées  sur 
une  forte  réserve.  Ils  sont  commandés  par  des 
inspecteurs  relevant  d'un  inspecteur  général. 
L'adn^istration  est  concentrée  dans  les  mains 
d'un  receveur  central  et  d'un  bureau  {Consiabu- 
lary-office)  établi  à  Dublin.  Tous  les  frais  du  ser- 
vice sont  à  la  charge  de  l'État.  Cependant  les 
Grand-jurys  concourent  de  plus  en  plus  au  main- 
tien de  la  paix  publique  :  ils  commencent  à  établir 
dans  beaucoup  de  localités,  aux  frais  des  Comtés 
ou  à  frais  communs  avec  l'État,  des  Constables 
spéciaux. 

Le  service  des  ponts  et  chaussées  a  une  or- 
ganisation particulière.  Les  Paroisses  n'y  inter- 
viennent qu'exceptionnellement,  et  les  anciennes 
Turnpike-roads  ont  été  rachetées.  Les  construc- 
tions de  routes  sont  faites ,  en  général ,  à  frais 
communs  et  par  moitié,  par  les  Comtés  et  par 
les  Baronies.  L'entretien  des  routes  et  des  ponts 
est  habituellement  à  la  charge  des  Baronies  tra- 
versées. Les  projets  de  routes,  recommandés  par 


436    LIV.  vu ,  1^  PARTIE  —  LB   CHOIX  DBS  MODÈLES 

les  enquêtes  locales  et  appuyés  par  les  plans  et 
les  soumissions  des  entrepreneurs ,  sont  approu- 
vés par  les  Grand -jurys,  qui  fixent  la  taxe  cor- 
respondante et  en  ordonnent  le  recouvrement. 
La  haute  surveillance  du  service  est  exercée  par 
un  bureau  central  (Board  of  public  works)  établi 
à  Dublin,  et  par  des  inspecteurs  spéciaux. 

Le  Grand -jury  dirige  en  outre  :  le  service  des 
prisons ,  au  moyen  d'inspecteurs  généraux  et  de 
commissions  locales  qu'il  institue  ;  le  service  des 
aliénés ,  au  moyen  de  comités  locaux  ;  le  service 
des  poids  et  mesures ,  au  moyen  des  Ghiefs-con- 
stables  préposés  aux  Petty- sessions;  enfin  l'en- 
semble du  service  financier ,  au  moyen  du  tréso- 
rier et  des  percepteurs  locaux.  Ces  attributions 
sont  fort  étendues  :  elles  exigent  l'intervention 
d'un  fonctionnaire  spécial ,  secrétaire  du  Grand- 
jury,  dont  l'importance  rappelle  le  Glerk  of  the 
peace  des  Comtés  anglais. 


CH.  60.  —  LE  GODTERNEMENT  CENTRAL  DU  ROYAUME-UNI  437 


CHAPITRE  60 


APERÇU  DU  GOUVERNEMENT    CENTRAL    DU    ROYAUME-UNI 
DE  GRANDE-BRETAGNE  ET   d'iRLANDE 


§  I.  Les  trois  éléments  du  pouvoir  souverain. 

L'autorité  souveraine  dont  procèdent  toutes  les 
institutions  que  je  viens  de  décrire,  comprend  trois 
pouvoirs  principaux,  savoir  :  le  Roi  (ou  la  Reine), 
auquel  s'applique  plus  spécialement  le  nom  de 
Souverain ,  la  Chambre  des  pairs ,  et  la  Chambre 
des  communes.  Aucun  de  ces  pouvoirs  n'a  les 
attributions  nettes  que  nos  Constitutions  éphé- 
mères ont  prétendu  formuler.  Cependant  la  Con- 
stitution britannique  offre  deux  subdivisions  as- 
sez  apparentes,   sinon    délimitées,  savoir  :  le 
pouvoir  législatif,  exercé  concurremment  par  le 
Roi  et  par  les  deux  Chambres  assemblées  en 
Parlement;  le  pouvoir  exécutif,  exercé  par  le 
•  Roi  assisté  de  son  Conseil.  En  fait,  il  y  a  unité 
de  vues  dans  l'élaboration  et  dans  l'exécution  des 
lois,  puisque  les   conseillers  du  Souverain  ne 
peuvent  remplir  leur  office  que  s'ils  ont  la  con- 
fiance de  la  majorité  du  Parlement.  Celui-ci  n'est 
pas  lié  formellement  par  une  constitution  écrite. 
La  déclaration  des  droits  {Bill  of  rights)  est  le 
principal  monument  qui  ait  en  partie  ce  çarac- 


438    LIT.  TII,  l**  PIBTIS  —  LI  CHOIX  DES  MODÈLES 

tère  ;  mais  il  est  loin  de  comprendre  tous  les  élé- 
ments essentiels  du  droit  public. 

s  II.  Le  BlU  of  rlghU  de  1689. 

Le  Bill  of  rights  (4,  Will.  and  Mary,  s.  2,  c.  2), 
promulgué  le  22  janvier  1689,  mentionne  ex- 
clusivement les  droits  qui  avaient  été  contestés 
avant  l'avènement  de  Guillaume  III.  Ses  princi- 
pales dispositions  peuvent  se  résumer  dans  les 
termes  suivants  :  —  «  Il  est  illégal ,  s'il  n'y  a  point 
«  autorisation  formelle  du  Parlement,  de  sus- 
«  pendre  les  lois ,  de  lever  l'impôt ,  et  de  créer 
a  ou  maintenir  dans  le  royaume,  en  temps  de 
«  paix ,  une  armée  permanente.  —  Il  est  égale- 
o:  ment  illégal  soit  de  poursuivre  un  sujet  qui  a 
«  usé  du  droit  de  soumettre  une  pétition  au  sou- 
«  verain,  soit  d'infliger  sans  jugement  des  amen- 
de des  et  des  confiscations.  —  Les  citoyens  pro- 
cc  testants  *  peuvent  avoir  des  armes  pour  leur 
(C  défense,  selon  leur  condition  et  en  se  confor- 
«  mant  aux  lois.  L'élection  des  membres  du  Par- 
ce lement  doit  être  libre.  —  La  liberté  des  débats 
«  et  des  opérations  du  Parlement  ne  peut  être 
«  entravée  ni  mise  en  question  par  aucune  autre 
(C  autorité.  L'autorité  judiciaire  ne  peut  exiger 
((  des  cautions  excessives ,  ni  infliger  des  amen- 
(C  des  exagérées  ou  des  pénalités  cruelles. —  Les 

*  Et,  depuis  rémançipalion  des  catholiques  (54,  III),  tous  les 
citoyens. 


CH.  60.  —  LS  GOUYERNEMENT  CSNTRàL  DU  ROYAUME-UNI  439 

«  jurés  doivent  être  dûment  choisis  :  ceux  qui 
«  jugent  les  cas  de  haute  trahison  doivent  être 
«  des  propriétaires  fonciers  indépendants  {Freé". 
c  holders).  —  Les  Parlements  doivent  s'assem- 
«  bler  fréquemment,  pour  redresser  les  griefs  et 
c  amender  les  lois.  ^ 

§  III.  La  prépondérance  du  parlement. 

La  constitution  britannique,  fondée  essentiel- 
lement ,  comme  la  loi  civile ,  sur  la  Coutume ,  se 
modifie  incessamment  avec  les  mœurs  et  la  loi 
écrite  :  elle  se  résume,  à  vrai  dire,  dans  la  pré- 
pondérance  du  Parlement,  appuyée  sur  des  pré- 
cédents mémorables.  Ce  pouvoir,  toutefois,  est 
efficacement  tempéré,  dans  la  pratique  :  par 
l'intervention  nécessaire  de  deux  chambres  qui 
ont  à  peu  près  les  mêmes  droits ,  et  qui  n'exer- 
cent leur  action  qu'avec  intermittence;  par  la 
lutte  de  deux  partis  ;  par  l'influence  traditionnelle 
de  la  Royauté,  des  tribunaux,  des  autorités  lo- 
cales précédemment  décrites,  et  d'une  multitude 
de  corps  constitués  ;  enfin ,  par  le  contrôle  de  la 
presse  périodique  et  des  nombreuses  réunions 
(meetings)  où  se  discutent  les  intérêts  généraux 
et  locaux  du  pays. 

Le  pouvoir  des  deux  Chambres  est  encore  plus 
tempéré ,  dans  la  pratique ,  par  le  respect  de  la 
loi  divine.  Leurs  membres  sont  en  général  con- 
vaincus que  le  devoir,  pour  eux,  consiste  tou- 


440    LIY.  vu ,  1^  PARTIE  —  LE  CHOIX  DES   MODÈLES 

j(turs  à  faire  prévaloir  l'intérêt  public  interprété 
par  les  hommes  compétents.  Sous  ce  rapport, 
l'esprit  du  Parlement  anglais  contraste  com- 
plètement avec  celui  qui  a  inspiré  plusieurs 
assemblées  fameuses  de  la  France  révolution- 
naire. Ce  contraste  était  beaucoup  moins  marqué 
au  moyen  âge  *  :  il  s'est  développé  surtout  depuis 
le  xvi°  siècle  ;  il  se  manifeste  aujourd'hui  jusque 
dans  la  disposition  des  lieux  où  s'opère  le  travail 
législatif. 

Au  palais  de  Westminster,  les  nombreux  lo- 
caux {Committee  rooms)  consacrés,  dans  les  deux 
chambres ,  à  l'élaboration  des  lois ,  sont  subdivi- 
sés chacun  par  une  barre  en  deux  sections  : 
Tune  est  attribuée  aux  membres  delà  Chambre; 
l'autre  est  destinée  à  un  public  spécial ,  dont  les 
conseils  sont  toujours  réclamés  avec  sollicitude, 
et  écoutés  avec  déférence.  Quelquefois  même,  le 
Parlement  délègue  une  commission  chargée  de 
recueillir  l'opinion  des  personnes  les  plus  com- 
pétentes. Chacun  de  ses  membres,  pénétré  de 
son  insuffisance  et  de  celle  de  ses  collègues ,  sait 
qu'on  ne  peut  faire  de  bonnes  lois,  qu'en  recou- 
rant, pour  chaque  question  spéciale,  aux  lu- 
mières de  la  partie  compétente  de  la  nation.  Ils 
admettent  tout  naturellement  qu'on  leur  donne, 
en  ce  qui  concerne  les  travaux  législatifs,  une 

1  L'Organisation  du  travail  y  §  14,  note  12.  —  L'Organisation 
de  ia /amaie,  §  12.  (Note  de  1872.) 


CH.  60.  —  LE  GOUVERNEMENT  CENTRAL  DU  ROYAUME-UNI  441 

coopération  permanente.  Le  public,  de  son  côté, 
apprécie  Fintérôt  et  le  devoir  qui  lui  conseillent 
d'éclairer  ses  mandataires;  il  se  trouve  récom- 
pensé par  Tinfluence  légitime  que  ce  genre  de 
service  attribue ,  dans  l'opinion ,  aux  citoyens  les 
plus  habiles  et  les  plus  éclairés.  Et  c'est  surtout 
ce  concours  fécond  d'aptitudes  qui  donne  aux  lois 
anglaises  leur  caractère  pratique,  et  qui  conserve 
au  Parlement  sa  popularité. 

En  France,  les  assemblées  parlementaires  s'in- 
spirent trop  souvent  d'un  autre  esprit.  Elles  se 
persuadent  volontiers  qu'elles  ont  en  elles-mêmes 
le  principe  de  la  toute-puissance ,  et  que  le  séjour 
dans  un  palais  législatif  confère  à  chaque  membre 
la  science  infuse.  Nos  assemblées,  il  est  vrai,  ad- 
mettent momentanément  le  public  dans  leur  pa- 
lais ;  mais  alors  elles  songent  moins  à  s'éclairer 
qu'à  faire  admirer  leurs  orateurs.  On  s'explique 
ainsi  pourquoi  l'ascendant  de  beaucoup  d'assem- 
blées a  été  éphémère,  et  pourquoi  leur  popularité 
a  décru  d'autant  plus  vite  qu'elles  disposaient 
d'une  autorité  plus  étendue. 

En  résumé ,  la  puissance  souveraine  du  Parle- 
ment britannique  se  fonde  beaucoup  plus  sur  cet 
admirable  ensemble  de  traditions  et  de  sentiments 
que  sur  la  forme  et  le  mécanisme  des  institutions 
que  je  vais  sommairement  décrire. 


442    LIV.  VII,  l"  PARTIE  —  LE  CHOIX  DES  MODÈLES 

§  IV.  Le  pouvoir  royaL 

Le  pouvoir  royal  est ,  selon  la  Coutume ,  attri- 
bué au  plus  proche  héritier  protestant ,  ou ,  à  dé- 
faut de  mâle ,  à  la  plus  proche  héritière  du  der- 
nier Souverain.  Cependant  ce  droit  d'héritage 
peut  être  limité  ou  modifié  par  le  Parlement.  Le 
devoir  du  Roi  est  de  gouverner  le  peuple  selon 
la  loi,  de  faire  rendre  la  justice  avec  humanité, 
de  maintenir  la  religion  protestante,  et  de  con- 
server aux  Églises  établies  d'Angleterre  et  d'E- 
cosse leurs  droits  et  leurs  libertés.  La  principale 
prérogative  est  d'être  irresponsable.  En  fait,  c'est 
la  réunion  des  ministres  (Cabinet -council)  qui 
possède  à  la  fois  la  plénitude  du  pouvoir  exécu- 
tif et  le  poids  de  la  responsabilité.  Des  exemples 
nombreux  prouvent  même  que  le  Roi  n'exerce 
pas  une  autorité  complète  sur  sa  maison  (Royal- 
hoiisehold),  bien  que  celle-ci  n'ait  point  une  in- 
fluence appréciable  sur  les  affaires  publiques.  La 
maison  royale  comprend,  en  1862,  quatre  dépar- 
tements principaux  :  celui  du  Lord  -  steward  avec 
6  fonctionnaires,  celui  du  Lord -Chamberlain  avec 
37  fonctionnaires ,  celui  du  Master  of  the  horses 
avec  12  fonctionnaires,  enfin  celui  des  dames  de 
la  Reine  avec  31  personnes.  A  ces  branches  ac- 
tives de  la  maison  se  trouvent  joints  nominale- 
ment 6  grands  offices,  dont  3  sont  héréditaires. 


CH.  60.  —  LE  GOUVERNEMENT  CENTRAL  DU  ROYAUME-UNI  443 

§  V.  La  Chambre  des  Pairs. 

Les  Pairs  sont  institués  par  le  Roi ,  qui  peut 
toujours  les  augmenter  en  nombre  et  les  élever 
en  dignité.  Cette  qualité  est  conférée,  soit  par 
lettres  patentes  limitant  aux  héritiers  mâles  la 
transmission  du  titre ,  soit  par  un  Wrii  of  sum^ 
morts  admettant  le  droit  des  filles  à  défaut  d'héri- 
tiers mâles.  La  Chambre  des  pairs  se  compose  en 
1862  de  457  membres ,  parmi  lesquels  se  trouvent 
compris  44  Pairs  laïques  d'Ecosse  et  d'Irlande 
nommés  comme  il  a  été  dit  précédemment,  30 
membres  ecclésiastiques,  dits  lords  spirituels,  ar- 
chevêques ou  évoques  de  l'Église  établie  d'An- 
gleterre et  d'Irlande  \  et  11  Pairesses  ayant  le 
droit  de  faire  occuper  leurs  sièges  par  des  fondés 
de  pouvoir.  Un  Pair,  en  cas  d'absence ,  peut  éga- 
lement se  faire  représenter  par  un  collègue  dans 
les  séances.  Il  peut  protester  par  écrit,  sur  les 
registres  de  la  Chambre ,  contre  une  décision  du 
Parlement  blessant  ses  convictions.  Il  est  exempt 
de  toutes  les  fonctions  civiles  ;  mais  il  peut  exer- 
cer, partout  où  il  se  trouve ,  les  fonctions  de  Ma- 
gistrate.  Il  peut  siéger,  lorsqu'il  a  hérité  du  titre, 
dès  l'âge  de  21  ans.  Il  ne  peut  être  jugé  que  par 
ses  pairs.  Enfin  il  a  le  droit  d'obtenir  audience 

1  lis  ont  été  réduits  au  nombre  de  26  par  ia  réforme  de  1869, 
mentionnée  au  chapitre  précédent.  (Note  de  1872.) 


444   LIT.  VII,  l'*  PARTU  —  LB  CHOIX  DES  MODÈLES 

du  Souverain  pour  lui  soumettre  des  observations 
sur  des  questions  d'intérêt  public. 

La  Chambre  des  pairs  a  deux  attributions  dis- 
tinctes. Comme  autorité  judiciaire,  elle  consti- 
tue la  suprême  cour  d'appel  du  Royaume-Uni. 
Elle  exerce,  en  outre,  une  juridiction  pour 
certaines  causes  spéciales ,  savoir  :  les  élections 
contestées  de  membres  écossais ,  le  jugement  des 
Pairs  mis  en  accusation  par  un  jury  de  Pairs  ;  le 
jugement  des  membres  de  la  Chambre  des  corn  • 
munes  mis  en  accusation,  par  cette  Chambre, 
pour  un  crime  n'entraînant  pas  la  peine  capi- 
tale *.  Comme  autorité  législative,  elle  prend  part 
à  l'élaboration  des  lois  avec  le  Roi  et  la  Chambre 
des  communes.  Les  lois  qui  touchent  aux  droits 
et  aux  devoirs  de  la  Chambre  des  pairs  doivent 
être  élaborées  et  d'abord  votées  par  elle.  Elles 
peuvent  être  repoussées,  mais  ne  peuvent  être 
modifiées  par  l'autre  Chambre. 

Le  privilège  qui  attribue  le  pouvoir  législatif  au 
hasard  de  la  naissance  est  en  opposition  avec  les 
tendances  générales  d'une  constitution  qui  con- 
fie, autant  que  possible,  les  fonctions  sociales  aux 
plus  dignes.  Cependant  toutes  les  classes  s'accor- 
dent à  penser  que  c'est  là  un  contre-poids  néces- 
saire au  privilège  qu'a  la  Chambre  des  communes 

1  La  Chambre  des  pairs  n'a  plus  à  juger  les  cas  de  divorce.  Une 
nouvelle  cour  a  été  instituée  (20  et  21,  Vict.,  c.  85)  pour  ces  sortes 
de  causes. 


CH.  60.  —  LE  GOUVERNEMENT  CENTRAL  DU  ROTADME-UNl  445 

•  

de  voter  seule  l'impôt.  Elles  savent  aussi  que  la 
Chambre  des  pairs  a  souvent  mis  un  frein  aux  en- 
vahissements des  deux  autres  branches  du  pou- 
voir souverain ,  et  que,  en  fait,  elle  a  été  jusqu'ici 
une  sauvegarde  pour  les  libertés  publiques  et 
privées. 

Indépendamment  de  ces  attributions  positives, 
la  Chambre  des  pairs  remplit  encore  dans  la 
constitution  britannique  une  mission  féconde. 
Elle  donne  à  l'autorité  le  moyen  de  stimuler,  par 
de  hautes  récompenses  honorifiques,  les  grands 
services  rendus  au  pays.  Ce  stimulant  a  joué  un 
grand  rôle  dans  les  succès  récents  de  l'Angle- 
terre, et  il  s'en  faut  de  beaucoup  que  la  Chambre 
actuelle  ne  représente  que  les  vieilles  illustrations 
du  pays.  Sur  427  sièges  laïques  existant  aujour- 
d'hui, 41  seulement  ont  une  origine  antérieure 
au  XVII®  siècle,  53  ont  été  institués  de  4600  à 
1688, 113  de  1689  à  1789,  et  220  depuis  1790.  La 
Pairie-  est  à  la  fois  un  titre  et  une  fonction  ;  elle 
donne  par  conséquent  à  la  noblesse  cette  consis- 
tance réelle  qui  ne  peut  résulter  que  de  l'accom- 
plissement des  devoirs  publics. 

§  VI.  La  noblesse,  le  baronnage  et  les  ordres  de  chevalerie. 

La  noblesse  anglaise  s'est  trouvée  par  là  dis- 
pensée de  chercher  une  importance  artificielle 
dans  l'esprit  de  caste  et  dans  les  fonctions  de  la 
cour.  Elle  n'a  point  consenti,  comme  l'ont  fait 


446    LIV.  VII,  l*^  PARTIE  —  LE  CHOIX  DES  MODÈLES 

souvent  les  aristocraties  sur  le  Continent ,  à  s'iso^ 
1er  au  milieu  des  autres  classes ,  ou  à  séparer  ses 
intérêts  de  ceux  de  la  nation.  Par  cette  conduite 
intelligente,  elle  a  échappé  à  l'impuissance  et 
n'a  point  suscité  la  haine.  Placée,  dans  l'exercice 
de  ses  fonctions,  au  contact  des  supériorités 
qu'une  constitution  libre  fait  incessamment  sur- 
gir de  tous  les  rangs  de  la  société,  elle  ne  peut 
se  faire  illusion  sur  les  conditions  d'une  influence 
légitime.  Elle  est  stimulée  ainsi  à  maintenir  son 
illustration ,  non  pas  seulement  par  la  transmis- 
sion du  sang,  mais  par  celle  de  la  vertu ,  du  talent 
et  de  la  richesse. 

Une  famille  ne  possède,  en  principe,  qu'un 
titre,  et  ne  le  transmet  qu'à  l'un  des  descendants. 
Le  futur  héritier,  dans  la  moitié  environ  des  fa- 
milles nobles,  est  autorisé  par  courtoisie  (by 
courtesy)  à  porter  un  titre  secondaire.  Les  autres 
enfants  sont  autorisés,  en  certains  cas,  à  prendre 
une  qualification  spéciale  *  ;  mais  ils  se  confon- 
dent, en  réalité,  par  leurs  relations  et  leurs 
habitudes,  avec  la  masse  de  la  nation.  Ils  con- 
tribuent naturellement,  par  leurs  alliances,  à 
étendre  de  proche  en  proche  le  patronage  de  la 
noblesse  sur  beaucoup  de  familles  riches  et  in- 

1  Les  plus  jeunes  fils  des  ducs  et  des  marquis  sont  appelés 
Right  honorable  lords;  les  plus  jeunes  fils  des  comtes  et  des 
bnrons  sont  qualifiés  d'Honorable  ;  les  filles  de  Pairs,  excepté  les 
filles  de  barons,  sont  appelées  Right  honorable  ladies;  les  filles 
de  barons,' //onoroftZe  ladies. 


CH.  60.  —  LE  GOUVERNEMENT  CENTRAL  DU  ROYAUME-UNI  447 

fluentes.  Ils  conjurent  ainsi  les  dangereuses  solu- 
tions de  continuité ,  elles  ferments  d'antagonisme 
que  font  naître  ailleurs  les  prétentions  de  caste. 

Séparée  des  autres  classes  par  Tesprit  peu  so- 
ciable de  la  nation,  la  noblesse  s'en  rapproche 
journellement  par  l'exercice  des  magistratures, 
et  par  les  travaux  d'une  multitude  d'associations 
qui  groupent  des  intérêts  privés  ou  des  efforts 
scientifiques  et  moraux  (46,  VIII  et  XIII).  Ces 
fréquents  contacts  sont  recherchés  par  les  politi- 
ques dans  l'intérêt  de  leurs  candidatures,  par  les 
commerçants  dans  l'intérêt  de  leurs  affaires ,  par 
toutes  les  classes  dans  l'intérêt  du  pays.  Ils  four- 
nissent à  l'opinion  publique  le  moyen  de  classer 
chacun  à  son  vrai  rang.  Ce  besoin  mutuel  de  rap- 
prochement est  tempéré,  dans  une  juste  mesure, 
par  le  sentiment  des  convenances.  Les  hommes 
éminents  mis  en  relief  par  les  professions  libé- 
rales ,  ou  enrichis  par  le  commerce  et  l'industrie 
manufacturière,  restent  dignement  dans  la  so- 
ciété de  leurs  égaux.  Us  ne  cherchent  point, 
comme  le  faisaient  en  France  au  dernier  siècle 
les  lettrés  et  les  financiers,  à  se  glisser  dans  la 
familiarité  des  grands.  Enfin ,  ils  ne  tiennent  point 
à  honneur,  comme  le  font  encore  nos  bourgeois 
enrichis  (48,  VI),  de  marier  leurs  filles  à  des  no- 
bles sans  fortune  et  sans  talent. 

La  transition  de  l'une  à  l'autre  classe  se  trouve 
établie  par  une  petite  noblesse  dite  Baronetagei 


448  Li¥.  Tn,  1**  PAini  ~  u  caoïx  vës  hqdélis 

Cette  distinction  est  conférée,  sans  esprit  de  fa- 
Yoritisme  on  de  coterie,  à  ceux  qui  se  placent, 
par  des  soccés  joints  à  une  réputation  intacte,  à 
la  tête  de  leur  profession.  Les  Baronets  sont  insti- 
tués par  lettres  patentes  du  Roi.  Ils  ne  font  point 
partie  de  la  Chambre  des  pairs  ;  mais  leur  titre 
(Sir)  est  héréditaire  de  mâle  en  mâle. 

La  réserve  prudente  et  la  probité  scrupuleuse 
que  le  gouvernement  anglais  porte  à  la  collation 
des  titres ,  depuis  que  l'ancien  esprit  de  cour  a 
pris  fin  avec  la  dynastie  des  Stuarts ,  sont  les  plus 
fermes  fondements  de  l'institution  de  la  noblesse. 
Pour  en  donner  la  mesure,  il  suffit  de  constater 
que  les  deux  subdivisions  de  la  noblesse  ne  com- 
prennent aujourd'hui  que  1,672  personnes,  sa- 
voir *  : 

Haute  noblesse  dite  Peerage  : 

Pairs  d'Angleterre  siégeant  au  Parlement  :  princes  du 
sang,  3;  ducs,  20;  marquis,  21;  comtes,  131;  vi- 
comtes, 28;  barons,  224 427 

Pairs  d'Ecosse  et  d'Irlande  :  marquis,  comtes,  vicomtes 
et  barons  qui  ne  siègent  point  au  Parlement,  et  dont 
le  nombre  décroît  peu  à  peu  par  Tadmission  dans 
la  catégorie  précédente  et  par  Pextinction  des  fa- 
milles  120 

Fils  aînés  de  Pairs  portant,  par  courtoisie,  les  titres 

de  marquis,  comte,  vicomte  et  baron 276 

Petite  noblesse   dite  Baronetage 849 

TOTAL 1,672 

1  Tous  les  nombres  du  tableau  suivant  ont  été  calculés  d'après 
les  listes  nominatives,  fort  détaillées,  insérées  dans  Talmanach 
dit  Briliah  imperic^l  caUndar,  pour  Tannée  1863. 


CH.  60.  —  LE  GOUVERNEMENT  CENTRAL  DU  ROYAUME-UNI  449 

Les  ordres  de  chevalerie  sont  en  Angleterre , 
comme  dans  les  autres  États  européens ,  le  com- 
plément naturel  de  la  noblesse.  Ils  sont  conférés, 
dans  l'intérêt  public,  h.  l'élite  de  la  nation,  et 
ils  restent  ainsi  un  stimulant  actif  pour  le  dé- 
vouement et  pour  les  grandes  actions.  Les  titres 
joints  à  ces  ordres  ne  sont  point  héréditaires.  Le 
nombre  restreint  de  titulaires ,  indiqué  ci  -  après , 
met  encore  en  relief  la  sage  réserve  du  gouverne  - 
ment. 


Ordre  de  la  Jarretière,  fondé  en  1350  pour  l'Angleterre 
(non  compris  le  Roi  et  les  Souverains  étrangers). 

Ordre  du  Chardon ,  fondé  en  1540  pour  TÉcosse.     .    . 

Ordre  de  Saint- Patrick,  fondé  en  1783  pour  l'Irlande 

Ordre  de  Saint-Michel  et  de  Saint-George,  fondé  en  1818 
pour  Malte  et  les  îles  Ioniennes 

Ordre  du  Bain,  fonde  en  1725  pour  le  Royaume-Uni. 

Chevaliers-bacheliers  (/Tm^/i/s-ôac/iciors),  créés  pour  le 
Royaume-Uni  par  le  Roi  ou  le  vice-roi  d'Irlande.    . 

Total.    .    .     . 


25 
16 
22 

65 
965 

289 


1,382 


§  VII.  La  Chambre  des  communes. 


La  Chambre  des  communes  concourt,  en  gé- 
néral, dans  des  conditions  d'égalité  avec  la  Cham- 
bre des  pairs  à  Télaboration  des  lois  ;  mais  elle  a 
rinitiative  spéciale  des  lois  ayant  pour  objet  de 
lever  l'impôt,  de  déterminer  les  dépenses  pu- 
bliques, d'exécuter  des  travaux  dans  l'intérêt  de 
l'État  et  des  localités,  de  pourvoir  à  l'assistance 
des  pauvres,  et  enfin  de  réviser  les  lois  réglant 


450    LIV.  vu,  l^  PARTIE  —  LE  CHOIX  DIS   MODÈLES 

Félection  de  ses  membres.  Les  lois  d'impôts  ne 
deviennent  exécutoires  qu'avec  l'assentiment  des 
deux  autres  pouvoirs  :  la  Chambre  des  pairs  peut 
les  rejeter,  mais  non  les  modifier.  La  Chambre  a 
le  droit  d'expulser  ou  d'emprisonner  ses  propres 
membres.  Elle  peut  également  emprisonner, 
pendant  la  durée  de  la  session ,  les  personnes  qui 
violent  ses  privilèges,  empiètent  sur  ses  droits, 
désobéissent  à  ses  ordres  ou  méprisent  son  auto- 
rité. 

Depuis  la  réforme  de  1858 ,  les  membres  de  la 
Chambre  des  communes  ne  sont  soumis  à  aucune 
condition  de  cens  ou  de  résidence.  Mais  la  loi 
exclut  beaucoup  de  personnes,  notamment  les 
mineurs,  les  aliénés,  les  citoyens  ayant  subi  cer- 
taines condamnations ,  les  étrangers  même  natu- 
ralisés, les  quinze  juges  des  trois  cours  de  West- 
minster, les  trois  Vice  -  chanceliers ,  les  membres 
du  clergé,  les  agents  (autres  que  les  commissaires 
de  la  trésorerie)  de  tout  service  financier  créé 
depuis  1692 ,  les  fonctionnaires  tenant  de  la  cou- 
ronne un  emploi  rétribué  créé  depuis  4705,  les 
personnes  recevant  du  trésor  public  une  pension 
temporaire  ou  révocable,  les  entrepreneurs  ayant 
passé  des  marchés  avec  l'Etat,  etc.  Les  Sheriffs 
des  Comtés  et  les  maires  ou  Bailiffs  des  Boroughs 
ne  peuvent  être  nommés  dans  les  élections  où  ils 
interviennent  officiellement.  Les  membres  de  la 
Chambre  qui  acceptent  une  fonction  rétribuée 


CH.  60.  —  LE  GOUYERNEMENT  CENTRAL  DU  ROTAUME-UNI  451 

créée  depuis  1705  perdent  leur  siège  ;  mais  ils 
peuvent  être  réélus.  Les  membres  qui  tombent  en 
faillite  cessent  aussitôt  de  siéger,  et  ils  perdent 
leur  siège  après  un  an ,  si  dans  ce  délai  ils  ne  se 
sont  point  fait  réhabiliter.  Le  nombre  des  mem- 
bres a  été,  en  1863,  pour  les  trois  provinces 
du  Royaume-Uni,  dans  les  proportions  sui- 
vantes : 

Angleterre  et  Pays  de  Galles:  Comtés,  159;  Boroughs,  337, 

Universités,  4.     :* 500 

Ecosse:  Comtés,  30;  Boroughs,  23 53 

Irlande  :  Comtés ,  64;  Boroughs,  39;  Universités,  2.    .  105 

Total 658 

§  VIII.  L*élecUon  des  représentants  des  communes  dans 

les  trois  provinces. 

L'opinion  publique,  en  ce  qui  concerne  la 
capacité  électorale ,  admet  presque  unanimement 
que  les  citoyens  qui  payent  l'impôt  ont  seuls 
qualité  pour  élire  les  mandataires  chargés  de  le 
voter.  Elle  trouverait  injuste  que  ceux  qui  ne  con- 
courent pas  aux  charges  publiques  eussent  le  pou- 
voir de  les  accroître.  Elle  estime  que,  dans  le 
régime  d'assistance  obligatoire  du  Royaume-Uni, 
cette  injustice  serait  particulièrement  flagrante, 
puisque  les  classes  assistées  pourraient  un  jour, 
en  se  multipliant,  s'arroger  le  droit  de  se  partager 
dans  l'oisiveté  les  fruits  du  travail  et  de  la  pro- 
priété. Les  vifs  débats  que  ne  cesse  de  soulever 


452    UV.  vu,  1"  PARTIE   —   LE  CHOIX  DES  MODÈLES 

la  question  électorale  n'ont  guère  eu  jusqu'à  pré- 
sent pour  objet  de  contester  le  principe  de  la 
capacité  exclusive  des  contribuables,  mais  de  dé- 
terminer la  mesure  à  garder  dans  l'application. 
La  tendance  générale  est,  non  pas  d'abroger  le 
cens  exigé  des  électeurs,  mais  bien  de  le  réduire 
progressivement,  à  mesure  que  les  populations  se 
trouvent  initiées  à  la  connaissance  des  intérêts 
généraux  \ 

Depuis  la  réforme  promulgué^  en  1832  (2  et  3, 
Will.  IV,  c.  45)  et  complétée  par  plusieurs  lois 
postérieures,  la  liste  des  électeurs  des  Comtés 
anglais  comprend  cinq  catégories  :  \esFreeholders, 
propriétaires  d'immeubles  donnant  au  moins  50 fr. 
de  revenu  ;  les  Copyholders ,  propriétaires  d'im- 
meubles donnant,  déduction  faite  des  redevances, 


1  Une  nouvelle  réforme  a  été  accomplie,  conformément  à  ces 
tendances.  En  Ecosse  et  en  Irlande ,  le  régime  de  1832  a  été  con- 
servé, et  il  continue  à  donner  environ  300,000  électeurs.  En  An- 
gleterre, au  contraire,  la  loi  votée  le  6  août  1867  a  beaucoup  modi- 
fié l'ancien  état  de  choses;  car  elle  a  porté  de  700,000  à  1,200,000 
le  nombre  des  électeurs.  Sous  le  nouveau  régime  anglais,  sont 
électeurs  tous  les  Freeholders,  c'est-à-dire  les  propriétaires  d'un 
immeuble  quelconque,  contribuant  à  la  taxe  des  pauvres.  Pour 
les  locataires,  on  continue  à  distinguer  les  Comtés  et  les  Boroughs. 
Dans  les  Comtés,  sont  électeurs:  1*»  les  Copyholders  d'un  im- 
meuble loué  au  moins  12o  fr.,  avec  un  bail  à  vie  ou  de  60  ans; 
2°  les  Leaseholders  payant  pour  l'immeuble  un  loyer  de  300  fr.  et 
contribuant  à  la  taxe  des  pauvres.  Dans  les  Boroughs,  sont  élec- 
teurs, pourvu  qu'ils  contribuent  à  la  taxe  des  pauvres  et  aient  un 
an  de  résidence  :  1°  le  locataire  d'une  maison  payant  la  taxe  mu- 
nicipale; 2o  le  locataire  d'un  appartement  garni  payant  un  loyer 
de  2S0  fr.  au  plus.  (Note  de  1872.) 


CH.  60.  —  LE  GOUVERNEMENT  CENTRAL  DU  ROYAUME-UNI  453 

au  moins  250  fr.  de  revenu;  les  Leaseholders , 
propriétaires  temporaires,  pour  60  ans  au  moins, 
d'immeubles  donnant  à  l'occupant  un  revenu  net 
de  250  fr.;  les  Leaseholders,  pour  20  ans,  d'im- 
meubles donnant  un  revenu  net  de  1,000  fr.; 
enfin  les  simples  tenanciers,  même  à  bail  annuel, 
d'immeubles  affermés  au  moins  1,250  fr.  Les 
revenus  annuels  qui  confèrent  la  capacité  élec- 
torale sont  évalués  sans  déduction  des  impôts. 
Avant  d'être  inscrits  sjur  la  liste  des  électeurs, 
les  Freeholders  et  les  Copyholders  doivent  être 
en  possession  depuis  six  mois  ;  les  Leaseholders 
et  les  simples  tenanciers ,  depuis  douze  mois. 

Dans  les  Boroughs ,  les  électeurs  se  composent 
des  propriétaires  et  des  tenanciers  d'immeubles 
donnant  un  revenu  net  de  250  fr.  Toutefois,  pour 
être  portés  sur  les  listes,  ils  doivent  prouver  qu'ils 
ont  occupé  l'immeuble  pendant  toute  l'année, 
close  au  31  juillet;  qu'ils  ont  payé  au  19  juillet 
toutes  les  taxes  imposées  à  la  date  du  5  janvier 
précédent  ;  enfin  qu'ils  ont  habité  la  banlieue  du 
Borough,  dans  un  rayon  de  11  kilomètres,  pen- 
dant la  demi-année  close  au  31  juillet.  Tout  élec- 
teur auquel  la  capacité  électorale  est  acquise  dans 
un  Borough  ne  peut  prendre  part  aux  élections 
du  Comté.  Les  électeurs  des  Universités  sont  les 
Doclors  et  les  Masters  o farts. 

Sont  exclues  des  listes  électorales  les  personnes 
qui ,  possédant  les  capacités  légales  indiquées  ci- 


454    LIY.  Tn,  l'*  FABTIS  —  LK  CHOIX  DIS  MOMLIS 

dessus,  ont  reça  pendant  l'année  close  an  31  juillet 
des  secours  de  la  Paroisse. 

En  Ecosse ,  sont  électeurs  des  Ck>mtés  les  pro- 
priétaires de  biens  donnant  un  revenu  de  250  fr.; 
les  Leaseholders  tenant,  pour  95  ans  ou  à  vie,  des 
biens  donnant  un  revenu  net  de  ffîO  fr.,  ou  pour 
19  ans  des  biens  donnant  un  revenu  net  de 
1,250  fr.;  les  tenanciers,  même  à  bail  annuel, 
d'immeubles  affermés  1,250  fr.;  enfin  tous  les 
tenanciers  d'un  immeuble  ayant  engagé  collec- 
tivement dans  leur  entreprise  un  capital  de 
7,500  £r.  Les  listes  d'électeurs  pour  les  Boroughs 
sont  arrêtées  d'après  les  mêmes  conditions  qu'en 
'  Angleterre. 

En  Irlande,  sont  électeurs  des  Comtés  les  pro- 
priétaires d'immeubles  donnant  un  revenu  de 
250  fr.;  les  Leaseholders,  pour  60  ans  au  moins, 
d'immeubles  donnant  un  revenu  de  250  fr.,  ou 
pour  14  ans  au  moins ,  d'immeubles  donnant  un 
revenu  de  500  fr.;  enfin  les  tenanciers,  même  à 
loyer  annuel ,  payant  la  taxe  des  pauvres  en  pro- 
portion d'un  loyer  annuel  de  300  fr.  Dans  les 
Boroughs ,  sont  électeurs  les  propriétaires  et  les 
tenanciers  des  immeubles  donnant  au  moins  un 
revenu  de  250  fr.  L'inscription  sur  les  listes  n'a 
lieu  qu'après  une  occupation  de  six  mois,  et 
après  le  payement  des  taxes  pendant  le  même 
délai. 


CH.  60.  —  LB  GOUVERNBMENT  CENTRAL  DU  ROYAUME-UNI  4S5 
§  IX.  La  révision  des  listes  et  les  élections. 

Des  magistrats,  dits  Revising-barristers,  sont 
chargés  de  réviser,  dans  chaque  district  où  une 
vacance  a  lieu,  les  listes  électorales,  Les  Re- 
vising-barristers,  pour  le  Comté  de  Middlesex; 
sont  nommés  par  le  Loi^d  chief- justice  (59,  III), 
ceux  des  autres  Comtés  sont  nommés  par  le 
SenioV'judge  en  tournée  pour  présider  les  assises 
du  Comté  où  la  vacance  a  eu  lieu.  Le  Revising- 
barrister  reçoit  du  Clerk  of  the  peace,  ou  duClerk 
of  the  tovsrn  la  liste  dressée  pour  le  Comté  ou  le 
Borough,  ainsi  que  le  résumé  des  réclamations  et 
des  oppositions.  11  fait  faire  par  les  Overseers,  les 
percepteurs  ou  autres  agents ,  toutes  les  vérifica- 
tions nécessaires.  Il  rend  enfin  ses  décisions, 
après  avoir  entendu  les  Attorneys  des  parties 
dans  une  séance  publique  annoncée  dix  jours  à 
l'avance.  En  ce  qui  concerne  les  questions  de 
droit,  les  intéressés  peuvent  faire  appel  des  déci- 
sions du  Revising-barrister  à  la  cour  deCommon- 
pleas. 

Entre  les  sessions,  les  élections  totales  ou 
partielles  ont  lieu  sur  Tordre  envoyé  par  le 
Roi  au  Grand-chancelier,  et  transmis  par  le  Clerk 
de  la  cour  de  Chancellerie  aux  Sheriffs  ou  aux 
autorités  des  Boroughs  et  des  Universités.  Pen- 
dant les  sessions,  les  élections  partielles  sont  faites 
sur  Tordre  donné  par  le  président  de  la  Chambre 


456    LIV.  VII,  1<^«  PARTIE  —  LK  CHOIX  DBS  MODÈLKS 

des  communes  et  transmis  de  la  même  manière.  On 
procède  aux  élections  des  Borougbs  et  des  Uni- 
versités dans  un  délai  de  six  jours,  à  dater  de  la 
notification ,  et  à  celles  des  Comtés  dans  un  délai 
de  six  à  douze  jours.  La  majorité  est  constatée  par 
Tofficier  public  préposé  à  ce  service.  Les  élec- 
teurs votent  par  levée  de  mains  (  Show  of  hands\ 
dans  une  réunion  où  la  population  entière  est 
admise.  Si  cette  épreuve  reste  douteuse ,  on  pro- 
cède à  un  scrutin  ;  les  votes  y  sont  consignés  dans 
un  registre  (Poll-Book)  sur  la  déclaration  verbale 
des  électeurs.  La  Chambre  des  communes  est  élue 
pour  sept  ans  ;  elle  peut  être  dissoute ,  à  toute 
époque,  quand  le  Roi  juge  convenable  de  consul- 
ter Topinion  du  pays.  Elle  est  dissoute  de  droit  six 
mois  après  la  mort  du  Roi. 

§  X.  Le  conseil  privé  et  ses  attribuUons. 

Le  Roi  a  longtemps  exercé  le  pouvoir  exé- 
cutif à  l'aide  d'un  corps  qui  a  été  nommé  succes- 
sivement conseil  ordinaire,  puis  conseil  légal. 
Ce  corps  avait  une  influence  considérable ,  et  il 
jouissait  même  de  certains  privilèges  spéciaux. 
La  loi  a  successivement  abrogé  ces  exceptions 
au  droit  commun  ;  les  derniers  privilèges  per- 
sonnels attribué  à  ses  membres  ont  été  abolis 
en  4828  (9,  Georg.  IV,  c.  31).  En  même  temps, 
la  Coutume  a  sans  cesse  augmenté  le  nombre  des 


CH.  60.  — LE  GOUVERNÏMENT  CENTRAL  DU  RÔYAOMK-UNI  467 

conseillers,  en  sorte  qu'il  est  devenu  imprati- 
cable d'associer  le  corps  entier  à  l'action  execu- 
tive. Par  suite  de  ces  transformations,  le  pouvoir 
exécutif  se  trouve  habituellement  concentré  parmi 
les  seuls  membres  de  ce  corps  qui  composent  le 
Cabinet  (Cabinet'council)  dont  il  est  question  plus 
loin.  Le  corps  a  pris  le  nom  de  Conseil  privé 
(Privy-council) en  perdant  son  ancien  caractère; 
mais  il  conserve  un  certain  prestige,  et  même, 
en  plusieurs  cas,  une  haute  autorité. 

Le  Conseil  privé  se  compose  aujourd'hui  de  180 
personnes,  non  compris  plusieurs  prélats  et  hauts 
fonctionnaires  qui,  d'après  la  Coutume,  en  font 
partie  de  droit.  La  tradition  seule  fait  obstacle 
à  l'extension  indéfinie  du  Conseil;  car  l'unique 
qualité  requise  de  ces  membres  est  d'être  né 
sujet  anglais.  Chaque  membre  prête  un  serment 
par  lequel  il  s'engage  à  donner  son  avis  sans 
partialité  et  sans  crainte ,  à  garder  le  secret  des 
délibérations,  à  se  préserver  de  la  corruption, 
et  à  exécuter  les  résolutions  adoptées.  Un  nou- 
veau Souverain  fait  habituellement  ses  choix  au 
sein  du  Conseil  de  son  prédécesseur,  et  il  y  joint 
successivement  toutes  les  personnes  qui  acquiè- 
rent une  haute  notoriété  dans  le  Parlement  ou 
dans  les  services  publics.  Il  peut  destituer  un 
membre;  mais  il  n'y  a  eu  depuis  1805  aucun 
exemple  d'une  semblable  rigueur.  Le  Conseil  en- 
tier n'est  convoqué  que  dans  des  circonstances 

13* 


458    LIV.  VII ,  1"^  PARTIS  —  LB  CHOIX  DBS  MODÈLBS 

exceptionnelles ,  notamment  pour  la  notification 
des  mariages  du  Roi  ou  de  son  héritier. 

On  réunit  mensuellement ,  et  souvent  à  des 
intervalles  plus  rapprochés,  sous  le  nom  de 
Council,  une  assemblée  dans  laquelle  on  appelle 
seulement  les  ministres,  Tarchevêque  de  Can- 
terbury,  quelques  grands  officiers  de  la  maison 
du  Roi,  et,  dans  certains  cas  extraordinaires, 
quelques  membres  ayant  une  compétence  spé- 
ciale. Les  convocations  sont  faites  parle  Prési- 
dent du  conseil  privé ,  qui  se  concerte ,  à  cet 
effet,  avec  ses  collègues  du  Cabinet.  On  exa- 
mine à  la  fois ,  dans  ces  assemblées ,  les  affaires 
que  le  Roi  doit  régler  en  Conseil  privé ,  et  celles 
que  ce  Conseil  peut  trancher  de  sa  propre  au- 
torité. 

Le  Souverain  fait  en  Conseil  privé  tous  les  actes 
où  il  intervient  personnellement,  tels  que  son  con- 
trat de  mariage  et  ceux  des  membres  de  la  famille 
royale,  les  discours  d'ouverture  du  parlement,  les 
proclamations,  déclarations  et  engagements  de 
toute  sorte.  Avec  ce  même  concours  obligé,  il 
nomme  les  Sheriffs  d'Angleterre,  statue  sur  les 
quarantaines ,  autorise  les  représailles ,  met  em- 
bargo sur  les  navires,  règle  avec  un  poavoir 
discrétionnaire  les  affaires  des  colonies ,  et  avec 
une  autorité  absolue  celles  des  Iles  de  la  Manche. 
Il  fait  les  règlements  pour  les  colonies  en  voie  de 
création,  et  il  approuve  ou  rejette  ceux  qui  ont 


CH.  60.  —  LE  GOUVERNEMBNT  CENTRAL  DU  ROYAUME-UNI  459 

été  élaborés  par  les  assemblées  coloniales  régu- 
lièrement constituées . 

§  XI.  Les  comités  permanents  du  conseil  privé. 

L'intervention  directe  du  Conseil  privé  dans 
les  affaires  publiques  a  surtout  lieu  par  Tinter- 
médiaire  des  comités  suivants,  auxquels  sont 
souvent  attachés  de  nombreux  fonctionnaires. 

Le  Comité  judiciaire  {Judicial  committee  ofthc 
Privy '  œundl)  a  été  institué  en  1833  (3  et  4, 
Will.  IV,  c.  44  ).  Il  est  composé  de  43  membres , 
parmi  lesquels  se  trouvent  les  plus  hautes  auto- 
rités de  la  magistrature  et  les  autres  membres  du 
Conseil  privé  qui  ont  rempli  les  mêmes  fonctions . 
Il  forme  une  haute  cour  chargée  de  poursuivre 
les  offenses  de  toute  sorte  commises  contre  le 
gouvernement,  d'ordonner  l'emprisonnement  des 
prévenus ,  et  de  conduire ,  dans  les  cas  de  haute 
trahison ,  la  seule  procédure  secrète  qui  subsiste 
dans  le  Royaume-Uni.  Il  juge  les  affaires  con- 
cernant la  validité  ou  la  prolongation  des  brevets 
d'invention.  Enfin  il   forme  cour  d'appel  pour 
les  décisions  judiciaires    concernant  les  prises 
maritimes ,  les  affaires  coloniales ,  les  aliénés  et 
les  idiots. 

Le  Comité  d'éducBiion  (Committee  of  council 
on  éducation)  a  pour  origine  une  décision  de 
4834,  par  laquelle  le  Parlement  a  accordé  une 
somme  de  500,000  fr.,  à  titre  d'encouragement, 


460    LIY.  YII,  \^  PARTIE  —  LS  CHOIX  DBS  MODÈLES 

pour  diverses  branches  d'enseignement  en  An- 
gleterre  et  en  Ecosse.  Malgré  de  vives  résis- 
tances, ce  service  s'est  constamment  développé; 
car  il  emploie  aujourd'hui  une  somme  totale  de 
27,000,000  fr.  Ce  Comité  se  compose  de  9  fonc- 
tionnaires supérieurs,  de  18  fonctionnaires  ré- 
tribués, de  42  employés,  de  56  inspecteurs 
d'écoles,  dont  9  pour  l'Ecosse.  Les  fonds  qui 
ne  sont  point  absorbés  par  la  rétribution  de  ce 
personnel  sont  répartis  entre  les   localités  qui 

m_ 

acceptent  le  contrôle  de  l'Etat,  en  proportion 
des  dépenses  que  s'impose  chacune  d'elles.  Ces 
allocations  ont  pour  destinations  principales  l'éta- 
blissement des  écoles  normales  primaires,  la  con- 
struction des  écoles  et  des  habitations  annexées, 
la  rétribution  des  maîtres  et  des  maîtresses,  enfin 
l'achat  des  livres  et  du  matériel  scolaire. 

Le  Département  de  la  science  et  de  l'art  est 
établi  à  Londres,  sous  la  haute  direction  du 
Comité  d'éducation.  Il  emploie  une  somme  an- 
nuelle de  3,000,000  de  francs  à  propager,  au 
moyen  de  musées  et  de  cours  publics ,  les  notions 
pratiques  de  science  et  d'art  qui  peuvent  con- 
courir au  perfectionnement  des  arts  usuels. 

C'est  ici  le  lieu  de  citer  encore  plusieurs  autres 
institutions  inspirées  par  l'esprit  de  centralisation 
qui  envahit  maintenant  l'Angleterre  ^  Telles  sont: 

i  Sur  les  tendances  qui  se  manifestent  aujourd'hui,  en  Grande- 
Bretagne,  en  faveur  du  régime  réglementaire.  [Deuxième  rap- 


CH.  60.  —  LB  GOUVERNEMENT  CENTRAL  DU  ROYAUME-UNI  461 

le  Comité  du  commerce  (  Committee  of  Privy- 
coundl  for  trade)^  qui  tend  de  plus  en  plus  à 
deyenir  une  administration  indépendante ,  sous 
une  autorité  dont  il  sera  parlé  plus  loin;  le 
cadastre  géologique  du  Royaume-Uni;  l'École 
des  Mines  de  Londres;  le  comité  dit  Civil  ser- 
vice commission,  chargé  d'examiner  les  candi- 
dats aux  services  civils. 

§  XII.  Les  commissions  temporaires  du  conseil  privé. 

Le  Conseil  privé  constitue  souvent  des  com- 
missions temporaires  pour  une  multitude  d'autres 
attributions,  et  surtout  pour  faire  les  règle- 
ments qui  doivent  compléter  les  lois  votées  par 
le  Parlement.  Il  délibère  sur  toutes  les  affaires 
imprévues  qui  ne  rentrent  pas  dans  les  attribu- 
tions d'une  autre  autorité  constituée.  Il  prend 
parfois,  en  cas  d'urgence,  des  décisions  enfrei- 
gnant plus  ou  moins  l'ordre  légal  ;  mais  ces  me- 
sures d'exception  doivent  être  ultérieurement 
approuvées  par  le  Parlement.  Il  s'assemble, 
après  la  mort  du  Roi ,  pour  proclamer  son  suc- 
cesseur, et  pour  recevoir  de  ce  dernier  une 
déclaration  gracieuse,  exprimant  l'intention  de 
bien  gouverner  le  pays.  Enfin  il  a  dû  intervenir 
encore  dans  certaines  circonstances  graves ,  no- 
tamment pour  constater  l'aliénation  mentale  du 

port  au  conseil  d*Élat  sur  les  commerces  du  blé,  de  la  farine  et  du 
pain,  par  M.  F.  Le  Play.) 


462    LIY.  VII,  1<^  PARTIE  —  LB  CHOIX  DBS  MODÈLES 

Roi ,  OU  pour  conjurer  l'effet  des  dissensions  ou 
des  scandales  qui  ont  jeté  le  trouble  au  sein  de 
la  famille  royale. 

Dans  chacune  de  ses  séances,  le  Conseil  entend 
d'abord  l'exposé  des  questions  à  résoudre  :  les 
secrétaires  (Clerks)  libellent  et  attestent  par  leur 
signature  les  décisions  adoptées ,  et  chaque  mi- 
nistre prend  note  de  celles  qu'il  doit  mettre  à 
exécution.  Les  décisions  du  Conseil  sont  valables, 
s'il  y  a  six  membres  présents  assistés  par  un 
secrétaire. 

§  XIII.  Les  ministres  ou  le  cabinet. 

Les  ministres,  formant  le  Cabinet  (Cabinet- 
council),  dirigent  en  fait,  avec  un  pouvoir  con- 
sidérable, le  gouvernement  du  Royaume-Uni; 
mais  ils  ne  sont  point  reconnus  comme  corps 
spécial  parla  constitution  britannique.  Ce  pouvoir 
a  pour  principe  indiscutable  l'autorité  suprême 
du  Parlement ,  dans  le  sein  duquel  les  ministres 
sont  toujours  choisis;  mais  il  ne  repose  légale- 
ment que  sur  l'autorité  traditionnelle  qui  est  at- 
tachée par  la  Coutume ,  les  mœurs  et  la  loi  aux 
fonctions  remplies  individuellement  par  ses  mem- 
bres. Le  Cabinet  n'exerce  l'autorité  collective 
qu'en  se  posant  fictivement  comme  le  représen- 
tant du  Conseil  privé. 

Les  Cabinets  sont  loin  d'être  constitués  d'après 
un  cadre  invariable.  Il  n'y  a  guère  que  les  sept 


CH.  60.  —  LE  GOUVERNEMENT  CENTRAL  DU  ROYAUME-UNI  463 

fonctionnaires  suivants  qui  en  aient  fait  constam- 
ment partie  depuis  le  commencement  de  ce  siècle  : 
le  Premier  lord  de  la  trésorerie,  le  Grand-chance- 
lier, le  chancelier  de  TÉchiquier,  le  Président  du 
conseil  privé,  et  les  trois  secrétaires  d'État  de  l'in- 
térieur, des  affaires  étrangères  et  des  colonies.  A 
l'avenir,  les  deux  nouveaux  secrétaires  d'État  de  la 
guerre  et  de  l'Inde  seront,  sans  doute,  considérés 
également  comme  membres  essentiels.  Le  Cabinet 
actuel  contient  encore  six  autres  membres ,  soit , 
en  tout,  quinze  ministres*.  Vingt -six  autres 
fonctionnaires  considérables  de  la  maison  royale 
et  de  la  haute  administration ,  sans  faire  expres- 
sément partie  du  Cabinet,  sont  cependant  atta- 
chés à  sa  fortune.  Il  arrive  aussi  parfois  qu'un 
homme  d'État  jouissant  d'une  grande  influence 
fait  partie  du  Cabinet ,  sans  exercer  aucune  fonc- 
tion définie. 

Un  Cabinet  se  dissout  dès  que  les  mesures 
politiques  qu'il  propose  n'ont  point  l'approbation 
du  Parlement ,  et  il  manifeste  sa  retraite  en  re- 

^  Les  fonctions  qu'ils  occupent  en  mai  1864  sont  désignées  par 
les  noms  suivants:  First  lord  of  Ihe  treasury;  lord  High  chan- 
cellor;  lord  Président  of  Ihe  council;  lord  Privy  seal;  secretary 
of  State,  Home  department;  idem  y  Foreign  department;  tt/cm. 
Colonial  department;  idem,  War  department;  idem,  Indian  de- 
partment; Chancellor  of  tbe  Exchequer;  First  lord  of  the  admi- 
rally  ;  Postmaster  gênerai  ;  Chancellor  of  the  Duchy  of  Lancas- 
ter;  Président  of  the  board  of  trade;  Président  of  the  poor  law 
board.  L'ordre  de  préséance  indiqué  par  cette  énumération  est 
fixé  à  la  fois  par  Tusage  et  par  le  rang  des  personnes  qui  occupent 
les  fonctions. 


464    LIV.  VII ,  l"**  PARTIE  —  LE  CHOIX  DES  MODÈLES 

mettant ,  en  Conseil  privé ,  les  sceaux  au  Souve- 
rain. Celui-ci  confie  aussitôt  la  formation  d'un 
nouveau  Cabinet  à  l'homme  d'Etat  qui  résume  le 
mieux  Finfluence  parlementaire ,  et  qui  doit  exer- 
cer le  pouvoir  dirigeant.  Le  premier  ministre 
prend  habituellement  la  fonction  de  Premier  lord 
de  la  trésorerie,  et  il  confère  les  autres  aux 
hommes  d'État  qui  peuvent,  comme  ministres  ou 
hauts  fonctionnaires ,  aider  le  nouveau  Cabinet  à 
conserver  la  confiance  du  Parlement  et  à  soutenir 
la  discussion  dans  les  deux  Chambres.  Le  Cabinet 
est  constitué  lorsqu'il  a  reçu  les  sceaux  en  Con- 
seil privé,  et  lorsque  les  ministres  qui  ne  faisaient 
pas  partie  de  ce  Conseil  y  ont  été  introduits  pour 
prêter  le  serment  indiqué  ci -dessus.  Indépen- 
demment  des  réunions  en  Conseil  privé ,  les  mi- 
nistres, lorsque  les  affaires  l'exigent,  ont,  sur 
l'invitation  de  l'un  d'eux,  des  réunions  spéciales. 
Les  délibérations  restent  secrètes  :  il  n'est  gardé 
aucune  trace  des  décisions;  seulement,  chaque 
ministre  prend  note  de  celles  qu'il  doit  exécuter. 

§  XIV.  La  trésorerie  :  rorganisaUon  du  personnel. 

L'administration  financière  n'est  point  clas- 
sée, dans  le  régime  anglais,  comme  un  simple 
département  ministériel.  Pourvue  d'une  organi- 
sation exceptionnelle,  et  placée  hors  ligne  au- 
dessus  des  autres  services ,  elle  est  considérée 
comme  la  principale  force  du  Pouvoir  exécutif. 


CH.  60.  —  LE  GOUVERNEMENT  CENTRAL  DU  ROYAUME-UNI  465 

L'action  du  Cabinet  est  fermement  centralisée , 
au  point  de  vue  financier,  dans  une  institution 
dite  Treasury  (trésorerie),  dirigée  par  le  Pre- 
mier ministre.  Les  principaux  services  dont  elle 
se  compose  forment,  par  la  nature  même  des 
choses ,  deux  grandes  divisions  :  les  services  du 
revenu  public,  dirigés,  sauf  une  exception  indi- 
quée plus  loin,  par  des  commissions  relevant 
immédiatement  de  la  trésorerie;  les  services 
chargés  de  pourvoir  aux  dépenses  publiques. 
Ces  derniers  offrent  deux  organisations  princi- 
pales :  les  uns  sont  immédiatement  dirigés  par 
de  hauts  fonctionnaires  membres  du  Cabinet; 
les  autres  relèvent  de  commissions  spéciales  sur 
lesquelles  les  ministres  n'exercent  habituelle- 
ment qu'un  contrôle  nominal. 

La  trésorerie  est  dirigée  par  cinq  hauts  com- 
missaires, dits  Lords  commissioners  of  treasury, 
comprenant  deux  ministres  et  trois  membres  de 
la  Chambre  des  communes. 

Le  premier  en  rang  est  le  Premier  lord  de  la 
trésorerie.  Il  dirige,  comme  premier  ministre, 
avec  le  concours  des  membres  spéciaux  de  l'ad- 
ministration, toutes  les  mesures  de  gouvernement 
que  réclament  les  grands  intérêts  publics.  Il 
nomme  les  prélats,  les  dignitaires  ou  bénéficiers 
ecclésiastiques,  et  les  hauts  fonctionnaires  de 
l'ordre  judiciaire.  En  général,  il  préside  person- 
nellement à  tous  les  actes  ayant  un  caractère 


466    LIV.  VII ,  l'*  PARTIE  —  LE  CHOIX  DES  MODÈLES 

politique ,  et  pouvant  assurer  la  situation  du  Ca- 
binet. Il  intervient  rarement  dans  les  affaires 
financières;  mais  il  use  de  sa  haute  influence 
pour  subordonner  les  tendances  administratives 
des  ministres  et  des  chefs  de  service  à  la  néces- 
sité de  maintenir  un  large  excédant  des  recettes 
sur  les  dépenses. 

Le  second  commissaire  est  le  chancelier  de 
FEchiquier.  Il  dirige  de  haut,  et  sans  entrer  dans 
les  mesures  de  détail,  l'ensemble  du  service 
financier.  Sa  mission  essentielle  est  de  chercher 
les  moyens  et  de  proposer  les  mesures  qui ,  en 
donnant  satisfaction  aux  besoins  publics  et  en 
dégrevant  autant  que  possible  les  contribuables , 
élèvent  les  recettes  au-dessus  des  dépenses.  Son 
rôle  principal,  dans  le  Parlement,  consiste  à  faire 
adopter  cette  politique  financière  en  présentant 
le  budget. 

Les  trois  autres  commissaires,  dits  Junior 
lords,  se  livrent  à  toutes  les  études  spéciales 
qui  peuvent  concourir  à  l'équilibre  du  budget. 
Ils  aident  notamment  les  deux  minisires  à  con- 
trôler les  dépenses  des  services  publics,  et  ils 
exercent  surtout  ce  contrôle  sur  les  crédits  extra- 
ordinaires incessamment  réclamés  par  l'armée 
et  la  flotte.  Ils  sont  assistés  dans  cette  mission 
par  deux  secrétaires ,  membres  du  Parlement  et 
jouissant  d'une  haute  notoriété  financière.  Ils 
président  avec  ces  derniers  à  la  principale  attri- 


CH.  60.  —  LE  GOUVERNEMENT  CENTRAL  DU  ROYAUME-UNI  467 

bution  de  la  trésorerie,  c'est-à-dire  à  Tordon- 
nancement  de  toutes  les  dépenses.  Les  trois  Ju- 
nior lords  et  les  deux  secrétaires  président  en- 
core, presque  toujours  en  l'absence  des  deux 
premiers  lords ,  à  deux  autres  fonctions  positives 
de  la  trésorerie.  Ils  tiennent,  deux  fois  par  se- 
maine ,  une  sorte  de  cour  d'appel  pour  les  récla- 
mations soumises  par  les  contribuables  et  par  les 
personnes  frappées  d'amendes.  Ils  fixent,  en  se 
conformant  aux  lois  et  règlements ,  les  pensions 
dues  aux  fonctionnaires  et  les  compensations  qu'il 
convient  de  leur  accorder  dans  les  cas ,  fréquents 
en  Angleterre,  où  il  y  a  suppression  d'emploi. 
Enfin,  ils  règlent  le  mécanisme  financier  des  re- 
cettes et  des  dépenses ,  et  ils  dirigent  les  admi- 
nistrations spéciales  chargées  de  la  perception 
de  l'impôt. 

§  XV.  L*organisation  des  recettes  et  des  dépenses. 

Le  mouvement  des  fonds  comprenant  le  double 
contrôle  des  recettes  et  des  dépenses  offre,  en 
Angleterre ,  une  admirable  simplicité.  Les  deux 
services  procèdent  de  la  trésorerie,  comme  il 
vient  d'être  dit,  en  ce  qui  concerne  la  haute 
direction  du  système  et  de  l'ordonnancement 
des  dépenses.  Ils  reposent,  en  ce  qui  concerne 
l'exécution,  sur  deux  administrations  princi- 
pales. 

La  première  administration,  dite  Bureaux  de 


468    LIV.  VII,  1^  PARTIE  —  LB  CHOIX  DES  MODÈLES 

l'Échiquier  {Exchequer-offices)^  est  dirigée  par 
le  ComptrollergeneraL  Ce  haut  fonctionnaire  est 
toujours  choisi  parmi  les  spécialités  financières. 
Il  est  placé  dans  la  hiérarchie  administrative  au- 
dessous  des  lords  commissaires  de  la  trésorerie  ; 
mais  il  est  indépendant  de  ces  hauts  fonction- 
naires, en  ce  qu'il  reste  à  l'abri  des  changements 
ministériels.  II  ne  peut  être  révoqué  que  sur  la 
demande  expresse  des  deux  chambres  du  Parle- 
ment. Il  touche  un  salaire  de  50,000  francs ,  assis 
sur  le  fonds  consolidé,  et  il  ne  peut  exercer  aucun 
autre  emploi.  Il  est  secondé  par  un  Assistant- 
comptroller  (à  22,500  francs)  et  par  un  Chief- 
clerk(à  20,000  francs).  Le  Comptroller- gênerai 
vérifie  chaque  jour  l'état  des  recettes  et  s'assure 
que  les  sommes  perçues  sont  régulièrement 
versées  au  crédit  de  l'Échiquier,  aux  banques 
d'Angleterre ,  d'Irlande  et  d'Ecosse ,  chargées 
des  services  de  caisse.  Il  contrôle  les  ordonnan- 
cements faits  par  les  Lords  de  la  trésorerie.  Il 
règle ,  tout  en  restant  soumis  à  ces  derniers ,  l'é- 
mission des  Bons  portant  intérêt,  dits  Excheqtier 
'  Bills ,  qui  complètent ,  en  cas  d'insuffisance  des 
crédits  existant  aux  trois  banques ,  le  fonds  de 
roulement  de  la  trésorerie.  Il  conserve  les  archi- 
ves du  trésor  public,  ainsi  que  les  types  des  poids 
et  mesures ,  et  ceux  des  alliages  d'or  ou  d'argent 
formant  la  base  des  monnaies.  Enfin  il  paye 
directement   certaines  grosses  dépenses  votées 


CH.  60.  —  LE  GOUVERNEMENT  CENTRAL  DU  ROYAUME-UNI  469 

par  le  Parlement,  et  il  fournit  les  ressources  né- 
cessaires pour  payer  les  autres. 

La  seconde  administration  du  mouvement  des 
fonds,  dite  Paymaster- gênerai' s  office,  paye  le 
fonds  consolidé,  les  services  civils,  l'armée,  la 
flotte ,  et  les  autres  dépenses  qui  se  subdivisent 
entre  un  grand  nombre  de  parties  prenantes.  En 
général,  elle  est  nominalement  dirigée  par  un 
personnage  politique,  dit  Paymaster -gênerai, 
qui,  laissant  à  des  subordonnés  les  fonctions  tech- 
niques de  sa  charge ,  a  pu  souvent  faire  partie  du 
Cabinet  et  prendre  une  part  importante  aux  tra- 
vaux du  Parlement.' Aujourd'hui,  en  1864,  ce  haut 
fonctionnaire  n'a  point  rang  de  ministre  ;  il  cu- 
mule cet  emploi  avec  la  vice-présidence  du  Board 
of  trade,  et  reçoit  en  cette  qualité  un  salaire  de 
50,000  fr.  La  fonction  est  réellement  remplie  par 
un  Assistant-paymaster-general  (à  30,000  fr.),  et 
par  un  Accountant  (comptable)  à  21,000  fr.  Cette 
administration  est  complétée  par  des  agents 
payeurs  attachés  aux  régiments,  aux  ports  de 
guerre,  et  aux  villes  de  Dublin  et  d'Edimbourg. 
Elle  reçoit,  à  cet  effet,  du  Comptroller- gênerai 
des  crédits  sur  les  banques ,  et ,  s'il  y  a  lieu ,  des 
bons  de  l'Échiquier.  Elle  paye  deux  fois  par  an 
l'intérêt  de  ces  derniers.  Elle  les  rembourse  à 
l'échéance  et  elle  en  émet  de  nouveaux ,  selon  les 
instructions  qui  lui  sont  données. 

RÉFORME  SOCIALE.  111  —  14 


470    LIV.  VII,  i^  PARTIE   —  LE  CHOIX  DES  MODÈLES 
S  XYI.  La  perception  et  les  sept  sources  des  recettes. 

Les  services  chargés  de  percevoir  le  revenu 
public  ont  puisé,  en  1861-18G2,  à  sept  sources 
principales.  Les  douanes  {Customs)  ont  fourni 
592  millions  provenant  surtout  de  droits  établis 
à  l'entrée  de  neuf  catégories  de  produits  étran- 
gers :  les  sucres,  les  tabacs,  les  thés,  les  spiri- 
tueux, les  vins,  bières  et  houblons,  les  céréales, 
les  cafés,  les  fruits  et  les  bois.  Les  impôts  de 
consommation  (Excise)  ont  fourni  458  millions 
provenant  surtout  de  droits  établis ,  à  Tintérieur 
du  Royaume,  sur  la  production  des  spiritueux, 
du  papier  * ,  et  des  matières  premières  destinées 
à  la  fabrication  de  la  bière ,  sur  la  vente  des  bois- 
sons ,  sur  les  entreprises  de  transport  et  sur  les 
permis  de  chasse.  L'impôt  sur  le  revenu  (Inœme 
and  property  tax)  est  établi  sur  les  revenus  de 
toute  nature,  supérieurs  à  2,500  francs  par  an- 
née, créés  par  la  propriété  et  le  ti^avail.  Le  taux 
proportionnel  de  cette  taxe  est  fixé  en  moyenne 
à  2,02  pour  100  du  revenu.  Il  est  réduit  à  1,46 
pour  100  de  la  rente  payée  par  les  fermiers  d'An- 
gleterre, à  1,04  pour  100  de  la  rente  des  fermiers 
d'Ecosse ,  et  à  0,83  pour  100  de  la  dime.  Il  a  pro- 
duit une  somme  de  259  millions.  L'impôt  établi 
au  moyen  de  timbres  (Stamps),  sur  la  transmis- 

^  L'impôt  sur  le  papier  a  été  supprimé  en  1863. 


CH.  60.  —  LE  GODVKBNEMENT  CENTRAL  DU  ROYAUME-UNI  471 

sion  des  biens  mobiliers ,  sur  certaines  catégories 
d'imprimés,  et  sur  une  multitude  d'actes  ou  de 
documents  publics  ou  privés,  a  produit  215  mil- 
lions. La  poste  a  reçu  de  la  vente  des  timbres,  de 
la  taxe  des  lettres  et  de  diverses  sources  une 
somme  totale  de  88  millions.  Les  impôts  sur  la 
terre  (Land-tax) ,  et  les  impôts  de  luxe  (Assessed- 
taxes)  établis  sur  les  chevaux,  les  voitures,  les 
chiens,  les  domestiques  mâles  et  les  armoiries, 
ont  produit  79  millions.  Enfin,  les  terres  et  forêts 
de  l'Etat  (Crownlands)  ont  produit  7  millions. 
Le  surplus  du  revenu  provient  d'une  multitude 
de  sources  permanentes  ou  temporaires  qui  ont 
fourni  44  millions ,  et  ont  complété  une  recette 
totale  de  1,742  millions. 

Les  services  chargés  de  percevoir  ces  revenus 
sont  administrés  par  des  commissaires,  sous  la 
direction  immédiate  des  Lords  de  la  trésorerie. 

La  poste  seule  fait  exception  à  ce  régime.  Elle 
a,  en  effet,  pour  but  plutôt  de  servir  le  public  que 
de  le  soumettre  à  l'impôt.  On  a  donc  été  conduit 
à  l'assimiler  aux  autres  services  d'utilité  publique, 
et  à  la  placer  sous  l'autorité  d'un  ministre  nommé 
PostmasteV' gênerai.  Ce  haut  fonctionnaire  (à 
62,500  fr.),  assisté  de  deux  secrétaires  (à  50,000 
et  37,500  fr.)  et  de  six  autres  fonctionnaires  prin- 
cipaux, a  sous  ses  ordres ,  dans  le  Royaume-Uni 
et  aux  colonies,  plus  de  15,000  agents. 

Les  douanes  sont  administrées  par  six  commis- 


472    LIV.  vu,  l^  PARTIE  —  LB  CHOIX  DES  MODÈLES 

saires  (à  30,000 fr.),  avec  un  président  (à50,000fr.) 
et  un  vice-président  (à  42,500  fr.).  Ces  huit  chefs 
de  service ,  assistés  par  huit  fonctionnaires  prm- 
cipaux,  dirigent,  dans  la  métropole  et  aux  colonies, 
environ  3,000  agents. 

L'administration  des  terres  et  forêts  domaniales 
est  centralisée  à  Londres,  avec  une  succursale  à 
Dublin.  Elle  est  sous  Fautorité  de  deux  commis- 
saires (à  30,000  fr.)  secondés  par  deux  fonction- 
naires principaux. 

Enfin  les  quatre  autres  branches  du  revenu 
public,  TExcise,  l'impôt  sur  le  revenu,  le  timbre, 
l'impôt  sur  la  terre  et  les  taxes  de  luxe,  sont  réu- 
nis, depuis  1849  (12  et  13,  Vict.,  c.  1),  en  une 
administration  dite,  assez  improprement,  par  op- 
position au  service  des  douanes,  service  du  re- 
venu intérieur  (Office  of  inland  revenue).  Cette 
administration  est  dirigée  par  un  président  (à 
62,500  fr.),  par  un  vice  -  président  (à  50,000  fr.) 
et  par  cinq  commissaires  (à  30,000  fr.)  assistés  de 
six  fonctionnaires  principaux.  Elle  offre  un  des 
rares  exemples  de  concentration  qu'on  puisse  ci- 
ter dans  le  régime  britannique.  Elle  se  borne,  au 
reste,  à  renforcer  le  contrôle,  en  laissant  à  chaque 
service  sa  physionomie  distincte  et  ses  moyens 
d'action. 

Ainsi,  les  perceptions  de  l'Excise,  qui  opposent 
une  entrave  permanente  à  l'activité  individuelle, 
et  impliquent  une  intervention  énergique  de  l'au- 


CH.  60.  —  LE  GOUVERNEMENT  CENTRAL  DU  ROYAUME-UNI  473 

torité,  sont  confiées  à  une  administration  forte- 
ment centralisée.  Sous  l'autorité  de  la  commission 
de  Londres,  il  existe  83  circonscriptions  spéciales 
dites  Collections,  dont  45  en  Irlande  et  43  en 
Ecosse.  Chaque  Collection,  confiée  à  un  chef 
nommé  Collector,  est  subdivisée  en  circonscrip- 
tions moindres  dites  Districts,  Rides  (chevauchées) 
et  TTaffes  (Marches).  Chacune  de  ces  circonscrip- 
tions est  pourvue  d'une  hiérarchie  d'agents  spé- 
ciaux, et  chacun  de  ceux-ci  est  soumis  au  contrôle 
des  commissaires  de  Londres. 

La  perception  des  impôts  sur  le  revenu,  sur 
les  terres  et  sur  les  objets  de  luxe  a  lieu,  au  con- 
traire, sans  l'intervention  d'un  personnel  spécial. 
Elle  est  placée  sous  la  direction  de  commissaires 
locaux  institués  par  le  Souverain  et  assistés  d'un 
Clerk  rétribué.  Ces  commissaires  sont  autorisés 
par  la  loi  à  attribuer,  dans  chaque  Paroisse,  les 
fonctions  à'Assessors  (répartiteurs)  et  de  Collée^ 
tors  (percepteurs)  aux  citoyens  qu'ils  jugent  le 
plus  aptes  à  les  remplir. 

Il  est  à  remarquer  que  les  percepteurs  de  ces 
derniers  impôts  sont  habituellement  choisis  parmi 
les  personnes  qui  remplissent  des  fonctions  ana- 
logues pour  les  Comtés,  les  Unions  et  les  Pa- 
roisses. Ce  sont  donc,  en  résumé,  les  agents  des 
pouvoirs  locaux  qui  font  le  service  de  l'État  ;  tan- 
dis qu'en  France,  on  voit  les  agents  de  l'État  se 
charger  du  service  des  localités. 


474    LIV.  vu,  l^"^   PARTIE   »    LE  CHOIX  DES  MODÈLES 

Les  éléments  principaux  du  mécanisme  finan- 
cier sont  complétés  par  plusieurs  institutions  qu'il 
serait  superflu  d'énumérer  ici  en  détail.  Je  me 
bornerai  à  mentionner  r^wdtï-o/'^ce,  dirigé  par 
six  commissaires  (à  37,500  et  30,000  fr.) ,  chargé 
de  réviser  les  comptes  de  beaucoup  de  services 
publics,  et  notamment  ceux  de  Farmée  et  de  la 
flotte;  le  Stationery  office,  dirigé  par  deux  fonc- 
tionnaires qui  livrent,  au  prix  des  achats  en  gros, 
les  fournitures  de  bureau  aux  administrations,  et 
qui  font  exécuter  pour  ces  dernières  les  travaux 
de  reliure,  de  lithographie  et  d'impression. 

§  XTII.  L'indépendance  et  la  responsabilité  des  agents. 

Les  services  que  je  viens  de  décrire,  comparés 
à  ceux  de  la  France ,  offrent  dans  leur  ensemble 
beaucoup  d'analogies.  Considérés  dans  leur  orga- 
nisation intime,  ils  se  distinguent,  au  contraire, 
par  de  profonds  contrastes.  Pour  signaler  ces 
contrastes  à  ceux  qui  connaissent  l'administration 
française ,  il  suffit  de  mentionner  une  haute  règle 
de  gouvernement  et  d'équité  qui  est  respectée 
dans  chaque  branche  de  l'administration  britan- 
nique. 

En  principe,  tous  les  services  spéciaux  sont 
placés  sous  l'autorité  des  ministres  et  des  corpo- 
rations locales  ou  centrales  instituées  par  la  loi 
ou  la  Coutume.  En  fait,  ils  sont  complètement 
régis  par  des  agents  responsables  de  leurs  pro- 


Cfl.  60.  —  LE  GOUVERNKMBNT  CENTRAL  DU  ROYAUME-UNI  475 

près  actes ,  soit  envers  les  pouvoirs  qui  les  nom- 
ment ,  soit  devant  les  tribunaux  qui  jugent  les 
procès  intentés  à  ces  agents  par  les  particuliers 
lésés  dans  leurs  droits  ou  leurs  intérêts.  En  fait 
également ,  les  ministres  et  les  corporations  gou- 
vernementales par  leur  contrôla,  les  juges  par 
leurs  arrêts  préviennent  ou  répriment  efficace- 
ment tous  les  abus  d'autorité. 

Cette  combinaison  de  l'autorité  des  chefs  et  de 
rindépendance  des  inférieurs  est  un  des  traits 
caractéristiques  de  l'administration  britannique. 
Elle  est  la  conséquence  naturelle  de  la  responsa- 
bilité qui  pèse  sur  chaque  individu  exerçant  une 
part  de  l'autorité  publique.  Sans  cesse  exposé  à 
répondre  ainsi  de  sa  conduite ,  un  fonctionnaire 
n'est  nullement  encUn  à  user  de  son  pouvoir  pour 
revendiquer,  devant  le  public ,  l'honneur  des  ac- 
tes réellement  conçus  et  accomplis  par  ses  infé- 
rieurs. Le  principe  salutaire  de  la  responsabilité 
des  agents  n'est  pas  seulement  une  garantie  in- 
dispensable aux  citoyens  :  il  est  surtout  fécond 
pour  l'administration  elle-même;  car  il  établit 
entre  les  fonctionnaires  de  chaque  service  le  par- 
tage d'autorité  qui  répond  le  mieux  à  la  nature 
des  hommes  et  des  choses. 

g  XVIII.  Les  avantages  de  la  responsabilité. 

Les  ministres  n'ont  guère  à  s'occuper  des  ser- 
vices subordonnés  que  pour  en  nommer  les  chefs. 


476    LIV.  VII,  1"  PARTIE  —   LE  CHOIX  DES  MODÈLES 

Ils  ne  s'imposent  jamais  le  stérile  labeur  qui 
consiste  à  signer  une  foule  de  décisions  dont  les 
motifs,  et  l'objet  même,  leur  resteraient  incon- 
nus. Ils  peuvent  donc  consacrer  tout  leur  temps 
aux  questions  urgentes ,  dont  l'heureuse  solution 
peut  marquer  honorablement  leur  passage  aux 
aflfaires.  Même  dans  les  administrations  spéciales, 
les  hommes  influents  sont  peu  disposés  à  concen-. 
trer  tous  les  pouvoirs  sous  leur  autorité,  en  s'in- 
terdisant  tout  repos,  et  en  se  privant  du  concours 
de  collaborateurs  éminents.  De  là  l'usage  fréquent 
des  Administrations  collectives  qui  jouent  un  rôle 
si  utile  chez  les  Anglo- Saxons,  comme  chez  les 
Allemands.  Dans  ce  système,  les  subdivisions 
principales  de  l'administration  sont  déléguées  à 
plusieurs  fonctionnaires  égaux  en  rang,  dits  en 
Angleterre  Commissioners.  Ceux-ci  se  partagent 
les  attributions  qui  leur  sont  confiées  ;  mais  ils 
restent  tous  solidairement  responsables  de  cha- 
que détail  du  service.  Le  principe  salutaire  de  la 
responsabilité  établit  aisément  entre  les  Commis- 
sioners une  entente  qui  ne  saurait  régner  dans 
une  réunion  de  personnes  irresponsables.  Il  les 
excite  sans  cesse  à  surveiller  de  près  et  à  grandir 
leurs  subordonnés.  Enfin,  il  conjure  les  concen- 
trations exagérées  d'autorité,  dans  le  système  col- 
lectif comme  dans  le  système  individuel. 

Au  reste ,  l'Angleterre ,  en  appliquant  à  la  vie 
publique  ce  fractionnement  de  l'autorité  unie  à  la 


CH.  60.  —  LE  GOUVERNEMENT  CENTRAL  DU  ROYAUME-UNI  477 

responsabilité,  est  restée  fidèle  à  ses  traditions  de 
la  vie  privée.  Elle  n'a  fait  que  suivre  l'exemple 
donné ,  depuis  longtemps,  par  ses  grandes  entre- 
prises commerciales,  dont  quelques-unes,  comme 
on  sait,  ont  réussi  à  se  créer  de  véritables  souve- 
rainetés. Le  secret  de  leurs  succès  se  trouve  dans 
une  judicieuse  division  des  pouvoirs ,  et  dans  de 
larges  délégations  d'autorité ,  qui  croissent  ou  se 
restreignent  selon  les  résultats  obtenus  par  cha- 
que chef  de  service.  On  pourrait  résumer  tout  le 
système  administratif  de  l'Angleterre  en  disant 
que,  dans  la  vie  publique  comme  dans  la  vie  pri- 
vée-, l'honneur  du  bien  et  la  responsabilité  du 
mal  appartiennent  à  ceux  qui  exercent,  en  fait, 
une  part  quelconque  d'autorité.  On  se  ferait  donc 
une  idée  fausse  de  l'administration  anglaise,  si 
on  la  considérait  comme  formée  de  quinze  grou- 
pes correspondant  à  un  nombre  égal  de  dé- 
partements ministériels.  Il  suffit  de  constater  la 
multiplicité  des  services  éparpillés  dans  le  West- 
End  de  Londres,  pour  comprendre  l'esprit  du  ré- 
fçime  anglais.  Si,  en  outre,  on  observe  les  agglo- 
mérations de  bureaux  qui  s'étendent  de  plus  en 
plus  à  Paris  auprès  des  ministres,  on  aperçoit 
clairement  le  contraste  que  je  signale  entre  les 
deux  systèmes  de  gouvernement. 


478    LIY.  YIl,  l"'  PARTIE  —  LE  CHOIX  DBS  MODÈLES 

I  XIX.  Contraste  des  budgets  de  dépenses  en  Angleterre 

et  en  France. 

Ce  contraste  est  également  accusé  par  la  com- 
paraison des  dépenses  publiques  des  deux  pays. 
L'énumération  suivante  pourra  être  utilement 
comparée  à  celle  du  budget  français.  Elle  est  con- 
forme à  l'ordre  adopté  dans  les  quatre  grandes 
sections  du  budget  du  Royaume-Uni.  Elle  signale 
très-bien  l'indépendance  relative  des  divers  ser- 
vices spéciaux.  Elle  semble  indiquer,  en  outre,  le 
classement  établi  par  l'opinion  du  Parlement,  en 
ce  qui  concerne  leur  importance  respective.  Je 
joins  à  celte  énumération  le  précis  des  dépenses 
auxquelles  chaque  service  a  donné  lieu  pendant 
Tannée  financière  comprise  entre  le  1*^'  avril  1861 
et  le  31  mars  1862. 

§  XX.  1»  section  du  budget:  les  engagements  de  TÉtat. 

La  première  section  du  budget  des  dépenses 
du  Royaume-Uni  se  rapporte  aux  engagements 
contractés  par  l'Etat.  Elle  présente  deux  subdivi- 
sions principales  :  la  Dette  (Debt)  et  le  Fonds  con- 
solidé {Consolidated  fund). 

Le  service  de  la  Dette  occasionne  une  dépense 
de  654  millions.  Il  comprend  :  l'intérêt  de  la  dette 
perpétuelle,  les  annuités  de  la  dette  rembour- 
sable ,  l'intérêt  des  obligations  ou  bons  de  l'Échi- 
quier, les  sommes  allouées  à  la  Banque  comme 


Cfl.  60.  —  LE  GOUVERNEBIENT  CENTRAL  DU  ROYAUME-UNI   479 

frais  du  service  de  caisse  dont  elle  est  chargée 
pour  le  compte  de  l'Etat.  Il  ne  comprend  ni  les 
frais  du  service  spécial  de  l'amortissement  (jRe- 
duction  of  the  national  debl  office) ,  ni  les  frais  des 
bureaux  de  la  trésorerie. 

Le  Fonds  consolidé  monte  à 48  millions.  Il  com- 
prend :  la  liste  civile  votée,  en  1837,  par  la  se- 
conde loi  du  règne  actuel  (1,  Vict.,  c.  2),  et  fixée 
à  la  somme  de  10  millions  ;  les  annuités  servies 
aux  membres  de  la  famille  royale  pourvus  d'un 
établissement  ;  les  pensions  accordées  pour  ser- 
vices militaires ,  maritimes ,  civils ,  judiciaires  et 
diplomatiques  ;  les  allocations  et  salaires  accordés 
au  président  de  la  Chambre  des  communes,  au 
ComptroUer-general  de  l'Échiquier,  aux  Commis- 
saires de  l'Audit -office  et  des  aliénés,  aux  chefs 
des  gouvernements  jcivils  de  l'Irlande  et  de  l'île  de 
Man,  aux  ambassadeurs  et  agents  diplomatiques, 
aux  juges  des  cours  supérieures  des  trois  provin- 
ces, aux  juges  des  cours  de  Comté  de  l'Angleterre 
et  des  cours  de  Sheriffs  de  l'Ecosse,  aux  prési- 
dents des  Quarter- sessions  de  l'Irlande,  et,  en 
général ,  aux  fonctionnaires  dont  on  veut  relever 
la  dignité  en  rendant  leur  rémunération  indépen- 
dante de  la  discussion  annuelle  du  budget;  les 
compensations  accordées  à  diverses  personnes, 
et  surtout  à  un  grand  nombre  de  juges ,  pour  la 
suppression  d'une  multitude  d'emplois  publics  ou 
d'avantages  devenus  incompatibles  avec  les  ré- 


480    LIY.  VII ,  1^  PARTIS  —  LE  CHOIX  DES  MODÈLES 

formes  que  le  Parlement  accomplit  chaque  année; 
divers  engagements  pris  par  des  lois  spéciales, 
notamment  en  ce  qui  concerne  les  garanties  d'em- 
prunts étrangers;  l'amélioration  des  ports  de  l'île 
de  Man  ;  l'annuité  de  l'hôpital  de  Greenwich  ;  la 
compensation  pour  la  perte  des  anciens  droits 
sur  les  mines  d'étain  ;  enfin  le  service  secret. 

§  XXI.  2«  section  :  Tannée  et  la  flotte. 

La  seconde  section  du  budget  comprend  d'a- 
bord, sous  le  titre  de  Supply- services,  les  deux 
services  de  l'armée  et  de  la  marine.  Dans  l'ancien 
esprit  de  la  constitution  britannique ,  ces  services 
avaient  un  caractère  accidentel  ;  aujourd'hui  l'opi- 
nion leur  accorde  do  plus  en  plus  une  importance 
prépondérante.  Delà,  entre  le  fait  et  le  principe, 
le  contraste  que  semblent  indiquer,  d'une  part,  la 
préséance  accordée  à  ces  deux  services ,  de  l'au- 
tre, le  titre  modeste  assigné  à  la  section. 

D'après  le  Bill  of  rights,  que  j'ai  analysé  au  dé- 
but de  ce  chapitre ,  l'armée  n'a  point  en  Angle- 
terre une  existence  légale.  La  loi  générale  n'éta- 
blit aucune  différence  entre  le  soldat  et  un  autre 
citoyen  ;  elle  lui  laisse  devant  ses  chefs  l'indépen- 
dance qui  lui  serait  acquise  dans  la  vie  civile.  La 
loi  spéciale  qui  crée  la  discipline,  sans  laquelle 
aucune  armée  ne  pourrait  subsister,  est  votée 
chaque  année  par  le  Parlement  sous  le  nom  de 
Mutiny-act.  Le  Parlement  n'aurait  qu'à  refuser 


CH.  60.  —  LE  GOUVERNEMENT  CENTRAL  DU  ROYAUME-UNI  481 

ce  vote  pour  désorganiser  aussitôt  Tarmée.  Il 
pourrait  encore  arriver  au  mêrae  but  par  un  se- 
cond moyen  non  moins  efficace ,  en  refusant  les 
allocations  annuelles.  Les  résolutions  du  Parle- 
ment ne  reçoivent  d'ailleurs  leur  effet  que  si  un 
ordre  signé  par  la  Reine  enjoint  aux  Lords  de  la 
trésorerie  de  distribuer  les  crédits  votés. 

L'armée  se  subdivise  en  deux  branches  :  l'ar- 
mée proprement  dite  (Army)^  c'est-à-dire  l'in- 
fanterie et  la  cavalerie  de  la  garde  et  de  la  ligne; 
VOrdnance,  comprenant  l'artillerie  de  terre  et  de 
mer,  le  génie  militaire ,  les  équipages  militaires , 
la  topographie  civile  et  militaire.  A  l'Ordnance  se 
rattachent,  en  outre,  divers  services  civils,  tels 
que  l'équipement  des  Constables  d'Irlande  et 
l'approvisionnement  des  établissements  péniten- 
tiaires des  colonies.  Ces  deux  branches,  jusqu'à 
la  guerre  de  Crimée,  relevaient  de  deux  chefs  in- 
dépendants; aujourd'hui,  elles  sont  réunies  sous 
l'autorité  d'un  chef  unique. 

L'armée  se  recrute  par  engagements  volon- 
taires, sans  aucun  recours  à  la  conscription.  Eu 
ce  qui  concerne  le  personnel  et  la  discipline,  elle 
est  placée  sous  l'autorité  d'un  Commandant  en 
chef  (Commander  in  chief)  qui  prend  directe- 
ment les  ordres  du  Roi,  sans  avoir  à  réclamer 
l'intervention  d'aucun  ministre.  Mais  en  fait,  en 
ce  qui  concerne  l'emploi  de  l'armée,  le  Comman- 
dant en  chef  se  trouve  dans  la  dépendance  ini- 


482    LIV.  vu,  \^  PARTIE  —   LB  CHOIX  DBS  MODÈLES 

médiate  de  quatre  départements  ministériels, 
savoir  :  du  secrétaire  d'État  de  la  guerre,  pour  les 
demandes  de  crédits  à  obtenir  du  Parlement,  et 
pour  le  tracé  des  plans  de  campagne  ;  des  Lords 
de  la  trésorerie ,  pour  l'ordonnancement  des  dé- 
penses ;  du  secrétaire  d'État  de  l'intérieur,  pour 
le  mouvement  des  troupes  dans  le  Royaume- 
Uni;  enfin  du  secrétaire  d'État  des  colonies,  pour 
la  défense  des  colonies  et  des  possessions  à  l'é- 
tranger. 

Deux  officiers  principaux  nommés  parle  Roi, 
sur  la  proposition  du  Commandant  en  chef,  di- 
rigent l'armée  sous  ses  ordres.  Le  premier,  VAdr 
juiani-gencral ,  prépare  les  ordres  et  règlements , 
et  les  porte  à  la  connaissance  de  l'armée  dès  qu'ils 
ont  obtenu,  par  l'intermédiaire  du  Commandant 
en  chef,  l'approbation  du  Roi.  Il  dirige  le  recru- 
tement et  Tinstruction ,  choisit  les  officiers  d'état- 
major,  accorde  les  congés,  fait  les  revues  d'habil- 
lement, et  présente  les  rapports  périodiques  sur 
l'état  de  l'armée.  Le  second,  le  Quarter -  master^ 
gênerai,  est  spécialement  chargé  du  mouvement 
des  troupes  et  de  la  conservation  des  cartes  et 
plans  nécessaires  à  l'armée.  En  campagne,  il  pré- 
side à  tous  les  détails  d'exécution  :  il  veille  no- 
tamment à  ce  que  l'armée  soit  pourvue  d'artillerie 
et  approvisionnée  de  tous  les  objets  nécessaires; 
el,  à  cet  effet,  il  a  la  haute  direction  du  Corn- 
missariat.  Cette  administration  est  placée  aussi 


CH.  60.  —  LE  GOUVERNEMENT  CENTRAL  DU  ROYAUME-UNI  483 

SOUS  le  contrôle  de  la  trésorerie  :  elle  achète  les 
approvisionnements  et  pourvoit  aux  transports  ; 
elle  fait,  au  dehors  et  aux  colonies,  tous  les  mou- 
vements de  fonds  qu'exigent  les  services  de  l'ar- 
mée, de  la  marine,  des  colonies  et  des  affaires 
étrangères.^ 

Comme  je  viens  de  l'expliquer,  le  secrétaire 
d'État  de  la  guerre  *,  aidé  des  bureaux  de  la 
guerre  (War  office)  ^  est  le  représentant  con- 
stitutionnel de  l'armée  devant  la  Chambre  des 
communes,  où  ne  siègent  jamais  les  trois  fonc- 
tionnaires précédents.  Il  répond  de  l'emploi  des 
fonds  ;  il  réunit  tous  les  documents  nécessaires 
à  la  fixation  du  nombre  d'hommes  pour  lequel 
l'allocation  annuelle  doit  être  établie;  et  il  pré- 
pare le  Mutiny-act,  avec  les  modifications  ten- 
dant à  améUorer  la  discipline.  Il  est  chargé  de 
l'exécution  des  lois  protégeant  les  citoyens  contre 
les  abus  du  pouvoir  militaire ,  et  il  se  concerte  à 
cet  effet  avec  les  magistrats.  Il  fait,  avec  le  Com- 
mandant en  chef  et  les  Lords  de  la  trésorerie , 
tous  les  règlements  relatifs  à  la  paye  de  l'armée , 
et  il  présente,  de  concert  avec  eux,  ceux  qui 
doivent  être  signés  par  le  Roi.  Il  règle  seul  les 
affaires  intéressant  les  officiers  en  demi -solde, 

*  Ce  mÎDistre  est,  à  quelques  égards,  à  l'armée,  devant  le  Par- 
lement anglais,  ce  que  les  ministres  sans  portefeuille  du  second 
empire  français  sont,  à  tous  les  services  ministériels,  devant  le 
Sénat  et  le  Corps  législaUf. 


484    LIV.  vil,   1*3  PARTIE   —  LS  CHOIX  DES  MODÈLES 

et  les  nombreux  pensionnaires  de  l'armée  vivant 
en  dehors  de  l'hôtel  des  Invalides  de  Chelsea.  Il 
dirige  seul  le  corps  d'invalides,  formé  avec  ces 
pensionnaires,  et  soumis  d'ailleui-s  aux  disposi- 
tions du  Mutiny-act.  Son  autorité  s'étend  éga- 
lement sur  la  milice ,  la  Yeomanry  et  les  volon- 
taires (57,  XVI). 

Le  secrétaire  d'État  de  la  guerre  gouverne  cer- 
tains services  conjointement  avec  les  hauts  fonc- 
tionnaires de  l'armée.  A  cet  effet,  il  se  concerte 
avec  eux,  conformément  à  des  usages  écartant 
toute  chance  de  conflit.  Tel  est  le  cas ,  en  ce  qui 
touche  la  haute  direction  des  trois  établissements 
ci -après,  qui  se  rattachent  à  l'armée,  tout  en 
constituant  de  véritables  autonomies.  L'école  de 
Sandhurst  {Royal  military  collège)  reçoit  trois 
classes  d'élèves,  savoir:  de  jeunes  officiers  ayant 
déjà  servi,  et  venant  compléter  leur  éducation 
militaire  ;  des  enfants  d'officiers  pauvres  ou  morts 
au  service  de  l'État,  admis  à  titre  gratuit;  des 
enfants  de  familles  aisées  payant  tous  les  frais  de 
leur  éducation  et  de  leur  entretien.  L'Asile  mi- 
litaire {Royal  military  asylum)  admet  700  fils  de 
soldats,  choisis  de  préférence  parmi  les  orphe- 
lins, ou  parmi  ceux  qui,  ayant  perdu  leurs  mères, 
ne  peuvent  être  protégés  par  leurs  pères  servant 
hors  du  royaume.  Enfin  l'hôtel  des  Invalides  de 
Chelsea,  placé  sous  le  patronage  d'une  haute 
commission  comprenant  le  Président  du  conseil 


CH.  60.  —  LE  GOUVERNEMENT  CENTRAL  DU  ROYAUME-UNI  485 

et  le  Premier  lord  de  la  trésorerie,  embrasse  deux 
services  distincts  :  la  branche  militaire,  dirigée 
par  un  général  gouverneur  et  composée  d'environ 
400  invalides  habitant  Thôtel;  la  branche  civile, 
dirigée  par  le  Paymaster- gênerai,  et  composée 
d'environ  80,000  pensionnaires  vivant  en  dehors 
de  l'Établissement.  Enfin,  le  secrétaire  d'État  de 
la  guerre  a  sous  son  contrôle  le  corps  des  chi- 
rurgiens militaires,  lequel  est  dirigé  par  un  sur- 
intendant. 

L'Ordnance  est  maintenant  administrée,  sous 
la  haute  direction  du  Commandant  en  chef,  par 
un  comité  spécial  dit  Board  of  ordnance.  Ce 
comité  comprend ,  outre  deux  secrétaires ,  trois 
fonctionnaires  principaux  :  le  Clerk  of  the  ord-- 
nonce  j  le  Surveyor-  gênerai  et  le  Principal- sto- 
rekeeper,  qui  veillent  séparément  aux  diverses 
spécialités  de  la  fabrication  et  de  la  conservation 
du  matériel,  ainsi  qu'aux  attributions  civiles  indi- 
quées ci- dessus.  Le  comité  a  sous  sa  direction 
immédiate  quatre  établissements  principaux ,  sa- 
voir :  l'arsenal  de  Woolwich  avec  la  fonderie  de 
bronze ,  la  fabrique  de  voitures  et  les  nombreux 
ateliers  qui  en  dépendent;  la  fabrique  de  fusils 
de  Walthamabbey;  la  manufacture  d'armes  por- 
tatives d'Enfleld  ;  enfin  les  dépôts  d'armes  établis 
à  Woolwich ,  à  la  Tour  de  Londres  et  dans  plu- 
sieurs autres  localités  du  Royaume-Uni  et  des 
colonies. 


486    LIV.  VII,  l'«  PARTIS  —  LE  CHOIX  DBS  MODÈLES 

La  marine  n'a  jamais  suscité  dans  le  Parle- 
ment les  méfiances  dont  l'armée  a  toujours  été 
l'objet.  Elle  constitue  un  établissement  stable, 
parce  que  les  règles  de  la  discipline  y  reposent 
sur  des  lois  permanentes.  Le  pouvoir  de  lever  des 
marins  par  la  force  (  to  impress  seamen  )  n'est 
conféré  au  gouvernement  par  aucune  loi  for- 
melle :  il  repose  sur  la  Coutume  qui,  sur  ce  point 
comme  en  toute  autre  matière ,  a  la  même  force 
que  la  loi  écrite.  Ce  régime  a  été  conservé  par 
l'opinion  publique,  qui  voit  dans  la  marine  le 
principal  boulevard  de  l'indépendance  nationale. 
Cependant  il  commence  à  tomber  en  désuétude, 
puisqu'il  n'a  pas  été  pratiqué  depuis  1815.  La 
faveur  accordée  à  ce  service  ne  va  pas  jusqu'à 
conférer  aux  cadres  de  la  flotte  la  stabilité  qui  est 
acquise  à  plusieurs  corps  civils.  Chaque  année, 
le  Parlement  vote  la  composition  du  personnel , 
en  même  temps  que  les  allocations  qui  s'y  rap- 
portent. 

La  marine,  avec  tous  les  services  qui  en  dépen- 
dent, est  placée  sous  la  direction  de  l'Amirauté, 
comité  de  six  membres ,  dits  Lords  of  ihe  admi- 
ralty,  assistés  de  deux  secrétaires  et  d'un  Chief- 
clerk.  Le  premier  Lord  est  un  fonctionnaire  civil 
membre  du  cabinet.  Il  soutient  devant  le  Parle- 
ment les  discussions  politiques  et  financières  qui 
se  rattachent  à  la  marine.  Il  nomme  aux  emplois 
supérieurs  qui  ne  sont  pas  dévolus  à  l'ancienneté. 


CH.  60.  —  LE  GOUVERNEMENT  CENTRAL  DU  ROYAUME-UNI  487 

Il  intervient  dans  les  grandes  questions  que  sou- 
lève ce  service ,  et  il  se  réserve  particulièrement 
celles  qui  se  rattachent  à  l'abolition  du  commerce 
des  esclaves.  Les  quatre  Lords  suivants,  rangés 
conformément  à  la  hiérarchie  des  grades,  sont 
des  officiers  de  marine  désignés  sous  le  nom  de 
Junior  lords  of  the  admiralty,  et  ils  se  partagent 
la  surveillance  des  services  spéciaux  indiqués 
ci -après.  Un  ou  deux  d'entre  eux  siègent  à  la 
Chambre  des  communes,  et  discutent  les  ques- 
tions techniques  qui  y  peuvent  être  soulevées. 
Le  dernier  Lord  et  le  premier  secrétaire  sont 
des  fonctionnaires  civils  siégeant  également  à  la 
Chambre  des  communes,  où  ils  secondent  le  pre- 
mier Lord. 

Quatre  départements  principaux  constituent  le 
service  de  l'Amirauté  :  1°  la  construction  et  l'en- 
tretien des  vaisseaux  à  voiles  et  à  vapeur,  sous  la 
direction  du  Surveyor,  qui  est  un  officier  de  ma  - 
rine;  2°  la  comptabiUté  et  le  mouvement  des 
fonds,  sous  la  direction  de  Y Accountant- gênerai; 
3°  l'achat  et  la  conservation  des  matériaux  d'ap- 
provisionnement (les  vivres  exceptés),  sous  la 
direction  du  Storekeeper- gênerai;  4°  l'achat  et 
la  conservation  des  vivres ,  et  les  transports  de 
personnel  et  de  matériel  aux  arsenaux,  aux  dé- 
pôts et  aux  stations  navales. 

Quatre  départements  accessoires ,  comprenant 
surtout  les  hôpitaux  et  les  écoles,  dépendent 


488    LIV.  vil,  \^  P4RTIE  —  LB  CHOIX  DES  MODÈLES 

aussi  de  l'Amirauté.  Le  service  médical  de  la 
flotte  et  des  hôpitaux  maritimes  est  confié  à  un 
médecin  directeur  général.  L'hôpital  de  Green- 
wich  comprend  deux  branches  distinctes  cor- 
respondant à  deux  directions.  L'administration 
des  invalides  résidants,  au  nombre  de  2,500 
environ,  est  confiée  à  un  amiral  gouverneur. 
L'administration  des  invalides  vivant  au  dehors 
avec  le  secours  d'une  pension,  au  nombre  de 
3,000,  est  dirigée  par  une  haute  commission  de 
marins  et  de  fonctionnaires  civils,  présidée  par  le 
Paymaster- gênerai.  Les  deux  écoles  de  Green- 
wich  reçoivent  800  enfants ,  dont  les  pères  font 
ou  ont  fait  partie  des  marines  de  l'État  ou  du 
commerce. 

Les  dépenses  normales  et  supplémentaires  de 
l'armée  et  de  l'Ordnance  se  sont  élevées ,  en 
4861  4862,  à  389  millions.  Les  dépenses  de  la 
marine,  pendant  cette  même  année,  ont  atteint 
345  millions*. 

§  XXIT.  3«  section  :  les  sept  classes  des  services  civils. 

La  troisième  section  du  budget  comprend  les 
allocations  annuelles  des  services  civils  sub- 
divisés en  sept  classes. 

La  classe  i^^  a  pour  titre  :  Travaux  publics 
et  constructions  (Public  luorks  and  buildings). 

1  Non  compris   les  dépenses    extraordinaires,   relatives   aux 
guerres  de  la  Chine  et  de  la  Grimée. 


Cfl.  60.  —  LE  GOUVERNEMENT  CENTRAL  DU  ROYAUME-UNI  489 

Elle  a  donné  lieu  à  une  dépense  de  21  millions. 
Elle  comprend  :  l'entretien  des  palais  royaux  ;  la 
construction,  l'ameublement  et  l'entretien  des 
édifices  publics;  la  construction  de  plusieurs 
ports  dans  le  Royaume-Uni;  la  construction  et 
l'entretien  de  phares  dans  les  colonies  et  les 
possessions  étrangères;  les  frais  de  la  commis- 
sion chargée  d'encourager  la  construction  des 
routes  en  pays  de  montagnes  ;  la  construction  du 
grand  égout  de  la  métropole  ;  enfin  l'impôt  payé 
pour  les  propriétés  de  l'État. 

La  classe  2®  a  pour  titre  :  Salaires  et  dépenses 
des  services  publics.  Elle  a  donné  lieu  à  une  dé- 
pense de  36  millions.  Les  divers  services  consom- 
mateurs, ayant  surtout  pour  parties  prenantes 
le  personnel  non  porté  ci-dessus  au  Fonds  conso- 
lidé ,  y  sont  énumérés  dans  l'ordre  suivant  :  les 
deux  chambres  du  Parlement  ;  la  trésorerie  ;  les 
départements  de  l'intérieur,  des  affaires  étran- 
gères et  des  colonies;  les  administrations  du 
commerce  et  du  sceau  privé;  la  commission 
d'examen  pour  les  services  civils;  les  adminis- 
trations du  Paymaster- gênerai,  de  l'Échiquier, 
des  travaux  pubUcs  et  des  constructions,  des 
terres  et  forêts  de  la  couronne;  la  conservation 
des  documents  de  la  législation,  de  la  jurispru- 
dence et  de  l'administration  publique;  les  com- 
missions de  la  loi  des  pauvres;  l'hôtel  de  la 
monnaie  et  le  monnayage  ;  les  inspecteurs  des 


490    LIT.  VII,  l"^  PàRTIK  —  LB  CHOIX  BBS  MODÈLES 

manufactures  et  des  mines  :  l'Échiquier  et  quel- 
ques administrations  de  TËcosse;  la  maison  du 
Vice -roi  et  les  bureaux  du  Secrétaire  en  chef  de 
l'Irlande;  l'inspection  des  asiles  d'aliénés  d'Ir- 
lande; la  commission  des  travaux  publics  d'Ir- 
lande ;  l'administration  du  contrôle  financier  dite 
Audit- of lice;  la  commission*  dite  Enclosure,  co- 
pyliold  and  tithe  commissioners  ;  l'enregistrement 
des  naissances,  des  mariages  et  des  décès  dans 
les  administrations  centrales  de  Londres ,  de  Du- 
blin et  d'Edimbourg;  l'administration  de  l'amor- 
tissement de  la  dette;  la  commission  des  prêts 
favorisant  les  travaux  d'utilité  publique  ;  la  com- 
mission de  secours  pour  les  Indes  occidentales; 
la  commission  chargée,  sous  l'autorité  du  Grand- 
chancelier  et  du  secrétaire  d'Etat  de  l'intérieur, 

1  Celle  commission  est  un  des  Irails  les  plus  curieux  de  Pad- 
ministralion  brilannique.  Elle  a  pour  mission  de  provoquer  la 
venle  des  terres  communales,  le  rachat  des  rentes  perpétuelles, 
et  la  conversion  des  dîmes  ecclésiastiques  en  abonnements  an- 
nuels, de  faire  les  prêts  d^argent  destinés  à  encourager  le  drai- 
nage des  terres  ainsi  que  les  autres  améliorations  à  introduire 
dans  Tassielle  et  la  possession  de  la  propriélé  rurale.  En  se  trans- 
formant ,  selon  le  besoin  des  temps ,  elle  a  contribué  plus  que 
loule  autre  institution  à  accroître  la  force  productive  du  soi. 
D'un  aulre  côLé,  le  Parlement  s'applique  toujours  à  restreindre 
au  strict  nécessaire  celle  immixtion  dans  le  régime  de  la  pro- 
priélé privée.  11  révise  souvent  les  allribulions  antérieurement 
conlerées.  11  en  fixe  la  durée  à  courle  échéance,  sauf  à  la  prolon- 
ger fréquemment  pour  des  périodes  de  deux  années.  Cette  insti- 
tution peut  citer  parmi  ses  bienfaits  :  au  xviii«  siècle,  raliénalion 
des  biens  communaux  et  le  rachat  des  enclaves;  dans  le  siècle 
présent,  la  simplification  des  dîmes;  depuis  1846  (9  et  10,  Vict., 
c.  101),  les  travaux  de  drainage. 


CH.  60.  —  LE  GODTERNEMENT  CENTRAL  DU  ROYAtME-UNI  491 

de  visiter  les  maisons  d'aliénés  ;  la  surintendance 
des  routes  du  pays  de  Galles;  Tenregistrement 
des  sociétés  de  secours  mutuels  ;  la  commission 
préposée  à  la  surveillance  des  établissements  et 
fondations  charitables  ;  Tinspection  des  cimetières 
et  Tadministration  dite  Local  govemment  ad  of- 
fice, chargée  d'améliorer  la  salubrité  publique 
par  l'initiative  des  localités;  la  statistique  de 
l'agriculture  et  de  l'émigration  en  Irlande  ;  le  ser- 
vice des  quarantaines;  le  service  secret  ;  l'admi- 
nistration centrale  de  papeterie,  d'impression  et 
de  reliure  pour  les  services  publics  ;  les  frais  de 
poste  des  services  publics. 

La  classe  3®  est  intitulée  :  Loi  et  Justice  (  Law 
and  Justice).  Elle  a  donné  lieu  à  une  dépense 
totale  de  66  millions.  Elle  groupe  les  dépenses 
des  cours  de  Justice,  autres  que  les  salaires 
portés  au  Fonds  consolidé.  Elle  comprend  :  pour 
l'Angleterre ,  les  cours  supérieures  ou  spéciales 
de  Londres ,  les  cours  de  Comté  et  les  frais  de 
police  à  la  charge  de  l'État  ;  pour  l'Ecosse ,  les 
deux  hautes  cours  d'Edimbourg  et  les  cours  de 
Sheriffs;  pour  l'Irlande,  les  hautes  cours  de 
Dublin  et  le  corps  des  constables;  enfin,  pour 
les  trois  provinces,  la  révision  des  listes  élec- 
torales, les  transports  de  prisonniers,  les  prisons 
et  les  établissements  pénitentiaires  de  la  métro- 
pole et  des  colonies. 

La  classe  4®  est  intitulée  :  Éducation ,  science 


492    LIV.  vil,  l^  PARTIS  —  LE  CHOIX  DES  MODÈLES 

et  art.  Elle  a  donné  lieu  à  une  dépense  de  34  mil- 
lions. Elle  comprend  :  les  subventions  à  l'in- 
struction primaire  et  à  l'enseignement  des  arts 
et  du  dessin,  distribuées,  sur  la  demande  des  loca- 
lités, par  le  comité  d'éducation  du  Conseil  privé; 
les  allocations  relatives  à  l'entretien  de  l'uni- 
versité de  Londres,  du  Musée  britannique,  de 
la  Société  royale  de  Londres ,  des  galeries  de 
peinture  de  Londres,  et  à  l'achat  de  nouvelles 
collections  ;  les  subventions  à  la  Société  géogra- 
phique et  à  divers  travaux  scientifiques ,  accom- 
plis en  Angleterre  ou  aux  colonies;  les  subven- 
tions à  l'instruction  primaire  ou  professionnelle 
de  l'Irlande,  à  l'université,  au  Queen's  Collège 
et  à  l'Académie  royale  d'Irlande;  enfin  les  sub- 
ventions aux  professeurs  de  Belfast  et  aux  uni- 
versités d'Ecosse. 

La  classe  5®  est  intitulée  :  Services  coloniaux 
et  consulaires  et  autres  services  étrangers.  Elle 
a  donné  lieu  à  une  dépense  de  17  millions.  Elle 
comprend  :  les  allocations  faites  aux  petites  colo- 
nies qui  n'ont  pu,  jusqu'ici,  par  leurs  propres 
ressources,  se  constituer  une  existence  indépen- 
dante, notamment  aux  Bermudes,  aux  Antilles, 
à  la  Colombie  britannique ,  aux  établissements 
de  la  côte  occidentale  d'Afrique,  de  Sainte- 
Hélène,  de  la  rivière  Orange,  de  la  Cafrerie, 
d'Héligoland,  des  îles  Falkland,  de  Labuan, 
des  îles  Pitcairn;  les  subventions  accordées  à 


CH.  6Q.  —  LE  GOUVERNEMENT  CENTRAL  DU  ROYAUME-UNI  493 

rétude  dés  îles  Fidji;  aux  expéditions  du  Zam- 
bèse,  du  Niger,  du  nord- ouest  de  TAustralie; 
les  dépenses  relatives  à  la  surveillance  et  à  l'en- 
couragement de  rémigration,  à  la  délimitation  des 
colonies  de  l'Amérique  du  Nord,  à  la  répression 
du  commerce  des  esclaves  et  à  l'assistance  des 
nègres  repris  aux  contrevenants;  les  dépenses 
normales  des  consulats;  les  dépenses  extraor- 
dinaires des  ambassades  et  des  missions  spé- 
ciales. 

La  classe  6®  est  intitulée  :  Secours  aux  vieil- 
lards et  charités  (  Superannuations  and  chari- 
lies).  Elle  a  donné  lieu  à  une  dépense  de  9  mil- 
lions. Elle  comprend  les  secours  accordés  :  à 
d'anciens  fonctionnaires  qui,  aux  termes  des  lois 
en  vigueur,  n'ont  pas  droit  à  une  pension  ;  aux 
anciens  émigrants  de  la  Corse  et  de  Toulon  ;  aux 
réfugiés  polonais;  aux  anciens  marins  du  com- 
merce; aux  marins  qui  se  trouvent  à  l'étranger 
dans  un  état  de  détresse,  et  aux  ministres  non 
conformistes  d'Irlande.  Cette  classe  comprend  en 
outre  de  nombreuses  allocations  aux  hôpitaux 
d'Irlande. 

La  classe  7®  est  intitulée  :  Objets  spéciaux  et 
temporaires.  Elle  a  donné  lieu  à  une  dépense  de 
17  millions.  Elle  se  rapporte  à  des  objets  variés, 
et,  notamment,  à  la  commission  ecclésiastique 
chargée  de  provoquer  les  réformes  dans  l'organi- 
sation de  l'Église  anglicane;  à  plusieurs  commis- 

14* 


494    LIT.  vu,  l'*  PARTIS  —   LB  CBOIX  DES  MODÈLES 

sions  chargées  de  services  temporaires  ;  aux  frais 
occasionnés  par  la  loi  des  brevets  d'inyention; 
enfin  à  divers  autres  services ,  tels  que  les  com- 
missions des  pêcheries  et  des  manufactures  d'E- 
cosse ,  les  charges  entraînées  par  certains  traités 
de  réciprocité,  les  compagnies  de  télégraphes 
sous -marins,  les  mercuriales  des  grains,  le  ca- 
dastre d'Irlande,  les  recensements  périodiques 
de  la  population ,  le  rachat  des  péages  du  Stade, 
et  diverses  dépenses  accidentelles. 

§  XXIII.  4«  section  :  les  services  de  pereepUon  et  de  régie. 

La  quatrième  section  du  budget  des  dépenses 
comprend  les  frais  auxquels  donne  lieu  la 
perception  des  impôts;  ces  frais  s'élèvent  à  448 
millions.  Enfin  à  cette  même  section  se  rat- 
tachent diverses  dépenses  montant  ensemble  à 
78  millions. 

Les  quatre  sections  réunies  forment  une  dé- 
pense totale  de  4,802  millions*.  Ce  qui  distingue 
surtout  le  budget  britannique  des  budgets  de  la 
France ,  c'est  que  ce  chiffre  se  réduit  plutôt  qu'il 
ne  s'accroît. 

Tel  est  le  précis  le  plus  sommaire  que  j'aie  pu 
tracer  de  la  constitution  britannique.  J'ai  écarté 

^  Les  budgets  anglais  offrent  habituellement  un  excédant  des 
recettes  sur  les  dépenses ,  qui  est  appliqué  à  Textinction  de  la 
dette.  Ce  dernier  budget  présente ,  par  exception  ,  un  déficit  de 
60  millions,  qui  s^explique  par  diverses  causes,  notamment  par 
les  réductions  considérables  opérées  sur  plusieurs  impôts. 


CH.  61.  —  l'esprit  de  la  constitution  britannique  495 

de  ma  description  une  multitude  de  détails;  mais 
j'y  ai  compris  tous  les  faits  qui  pouvaient  fournir 
aux  lecteurs  les  moyens  de  comparer,  en  connais^ 
sance  de  cause ,  cette  constitution  à  celle  de  leur 
propre  pays.  Il  me  sera  maintenant  facile ,  en  me 
référant  à  ces  faits ,  de  présenter  en  peu  de  mots 
l'appréciation  que  j'en  fais  moi-même. 


CHAPITRE  61 

LA  CONSTITUTION  BRITANNIQUE  TEND  SURTOUT  A  FONDER  LA  PAIX 

PUBLIQUE  SUR  LA  TOLÉRANCE,  A  REPOUSSER  LA  CORRUPTION 

ET  A  PROVOQUER  LES  RÉFORMES 

§  I.  Erreurs  sur  les  causes  de  la  prospérité  de  l'Angleterre. 

La  constitution  que  je  viens  de  décrire  a  été 
diversement  appréciée ,  selon  le  point  de  vue  où 
l'on  s'est  placé;  mais  on  ne  saurait  avoir  deux 
opinions  sur  les  résultats  que  nos  voisins  en  ob- 
tiennent. Ces  résultats  se  résument  dans  six  traits 
principaux.  Depuis  la  fin  du  xviii®  siècle,  la  nation 
anglaise  réussit  à  se  préserver  de  la  corruption 
qui  entravait  précédemment  sa  marche,  et  qui  pèse 
encore  sur  la  plupart  des  peuples  du  Continent. 
A  une  imperfection  près  (54,  X),  la  famille  est 
bien  organisée.  L'harmonie  et  la  tolérance  régnent 
dans  toutes  les  classes  de  la  société.  L'aptitude 
gouvernementale  se  développe  de  plus  en  plus 


496    LIV.  TII,  \^  PARTIE  —  LE  CHOIX  DES  MODÈLES 

chez  les  citoyens.  La  constitution  sociale  montre 
une  solidité  à  toute  épreuve.  Enfin,  la  race  se 
répand  avec  une  fécondité  croissante  sur  toutes 
les  régions  incultes  du  globe.  Il  n'y  a  donc  pas 
lieu  de  s'étonner  si ,  à  la  vue  de  ce  beau  spectacle, 
toutes  les  nations  s'accordent  à  placer  l'Angleterre 
au  premier  rang  des  États  libres  et  prospères 
(8,  VIII). 

On  dit  souvent  en  France  que  l'Angleterre  ar- 
rive à  ces  résultais,  grâce  à  Tira  pulsion  donnée 
parla  haute  noblesse;  on  ajoute  que  des  lois  de 
privilège  tendent  à  conserver  le  monopole  de  cette 
direction  dans  les  mêmes  familles;  on  conclut 
enfin  de  ces  opinions  que  la  constitution  de  ce 
pays  est  essentiellement  aristocratique.  Les  uns 
en  infèrent  que  ce  régime  est  la  source  de  toute 
prospérité  et  de  toute  grandeur;  en  sorte  que  les 
nations  où  une  noblesse  ne  domine  pas  les  autres 
classes  seraient  condamnées  à  une  irrémédiable 
infériorité.  D'autres,  partant  de  l'idée  contraire, 
prétendent  constater  que  la  puissance  anglaise 
est  incompatible  avec  ce  régime  insaisissable 
qu'ils  appellent ,  sans  le  définir,  a:  la  civilisation 
moderne  :  »  ils  se  croient  donc  autorisés  à  pré- 
dire que  cette  puissance  s'écroulera  au  premier 
jour.  Il  suffit  de  se  reporter  aux  chapitres  pré- 
cédents pour  apercevoir,  et  l'abus  qu'on  fait 
ici  du  mot  «  aristocratie  )),  et  l'erreur  des  deux 
conclusions  qu'on  en  tire. 


CH.  61.  —  L^ESPRIT  DE  LA  CONSTITUTION  BRITANNIQUE  497 
§  II.  L'hérédité  de  la  pairie  y  utile  mais  non  nécessaire. 

Sauf  une  particularité  que  j'ai  signalée  (60, 
V),  et  sur  laquelle  je  vais  insister,  la  noblesse, 
en  ce  qui  concerne  la  transmission  des  biens, 
le  payement  des  impôts,  l'exercice  du  gouver- 
nement local ,  et  tous  les  autres  détails  de  Tor- 
ganisation  civile  ou  politique,  est  exactement  sou- 
mise aux  mêmes  lois  que  le  reste  de  la  nation. 
L'égalité  de  la  noblesse  et  des  autres  classes 
devant  le  fisc  et  la  justice  n'est  pas  seulement 
prescrite  par  la  loi  :  elle  est  assurée  aussi  par  les 
mœurs  et  par  la  Coutume.  On  constate  que  les 
décisions  des  tribunaux  sont  d'autant  plus  sévères 
pour  les  personnes  qui  troublent  la  paix  pu- 
blique, que  celles-ci  appartiennent  à  une  classe 
plus  élevée  de  la  société.  L'influence  de  la  no- 
blesse ne  se  fonde  donc  point  sur  le  privilège  : 
elle  résulte  d'une  valeur  personnelle,  librement 
reconnue  par  les  autres  classes.  Cette  influence , 
d'ailleurs,  n'est  jamais  absolue;  elle  ne  peut 
même  devenir  dominante  qu'à  la  condition  de 
s'appliquer  à  la  défense  de  la  chose  publique. 
Elle  s'affaiblit,  au  contraire,  et  provoque  d'ef- 
ficaces résistances ,  dès  qu'elle  paraît  s'employer 
dans  un  intérêt  de  caste.  L'opinion  publique  est 
très-chatouilleuse  à  cet  égard;  aussi  la  noblesse, 
pour  défendre  des  intérêts  qui  la  touchent  en 
quelques  points ,  est  -  elle  tenue  à  beaucoup  plus 


498    LIY.  Yll,  1""  PARTIS  —  LB  CHOIX  DES  MODÈLES 

de  réserve  que  les  classes  commerçantes.  Dans 
une  constitution  sociale  où  tout  se  discute  ou- 
vertement ,  la  noblesse  ne  perd  jamais  de  vue 
les  sentiments  qui  peuvent  porter  les  autres  ci- 
toyens à  contester  le  principe  de  son  institution. 
Elle  aperçoit  toujours  recueil  contre  lequel  elle 
peut  échouer;  et,  au  lieu  de  s'isoler  comme 
le  faisait  si  imprudemment  l'ancienne  noblesse 
française,  elle  s'attache  à  faire  oublier  son  pri- 
vilège en  s'identifiant  avec  tous  les  intérêts  na- 
tionaux. C'est  ainsi  qu'on  la  voit  journellement 
s'associer  aux  autres  classes  dans  toutes  les 
œuvres  de  bien  public  (46,  VIII  et  XIII). 

Dans  l'ordre  exclusivement  poUtique,  la  Cham- 
bre des  pairs  avait  déjà  perdu  son  ancienne  pré- 
pondérance, longtemps  avant  que  la  réforme  élec- 
torale eût  donné  une  majorité  considérable  aux 
populations  urbaines  et  aux  groupes  manufactu- 
riers dans  la  Chambre  des  communes.  Elle  n'a 
plus  maintenant  d'autre  suprématie  reconnue 
que  le  nom  de  Chambre  haute;  et  l'opinion  ne 
lui  permettrait  guère  de  se  mettre  en  contradic- 
tion avec  la  Chambre  basse,  au  sujet  d'une  inno- 
vation ou  d'une  réforme  soulevant  de  près  ou  de 
loin  une  question  d'impôt.  Cette  situation  ne  dis- 
pense la  noblesse  d'aucune  des  vertus  nécessaires 
aux  autres  classes.  Elle  ne  lui  attribue,  à  vrai 
dire ,  que  le  devoir  de  se  dévouer  plus  que  ces 
dernières  au  bien  pubUc. 


CH.  61.  —  l'esprit  de  la  constitution  britannique  499 

Les  familles  nobles  reçoivent  assurément  une 
influence  considérable  du  privilège  qui  leur  at- 
tribue dans  la  Chambre  des  pairs  un  siège  héré- 
ditaire ,  et  qui  lie  indissolublement  la  possession 
d'un  titre  à  l'exercice  d'une  haute  fonction  poli- 
tique. Mais  rien  n'indique,  nique  l'abolition  de 
ce  privilège  soit  imminente,  ni  qu'elle  puisse  ser- 
vir l'intérêt  national.  Les  hommes  qui  ont  pro- 
voqué récemment  tant  de  réformes  utiles,  et 
même  ceux  qui  se  préoccupent  spécialement 
d'améliorer  la  condition  des  classes  inférieures, 
ne  réclament  pas  cette  innovation.  On  admet 
presque  unanimement  que  les  bourgeois  et  les 
ouvriers  ne  gagneraient  rien  à  la  suppression  de 
l'hérédité  de  la  pairie. 

La  Chambre  des  pairs,  en  effet,  remplit  une 
fonction  essentielle.  Elle  représente  surtout  les 
intérêts  permanents  de  la  société.  Elle  tempère 
donc  les  entraînements  qui  peuvent  se  produire , 
dans  la  chambre  élective,  sous  l'inspiration  d'une 
passion  éphémère  ou  d'une  préoccupation  acci- 
dentelle. A  ce  point  de  vue,  rhèrédilè  des  Pairs 
se  fonde,  chez  les  Anglais,  sur  les  motifs  qui  con- 
seillent à  toutes  les  sociétés  de  conserver  leurs 
bonnes  traditions.  On  comprend,  en  outre,  que 
si  les  Pairs ,  après  la  suppression  du  privilège 
actuel,  étaient  institués  par  des  ministres,  agents 
de  la  majorité  de  l'autre  chambre,  l'équilibre 
actuel  du  Parlement  et  de  la  constitution  tout 


600    LIV,  VII,  1»*  PARTIB   —   LE  CHOIX  DES  MODÈLES 

entière  serait  rompu ,  au  détriment  de  la  liberté 
générale. 

Si  les  idées  et  les  mœurs  venaient  à  se  modifier; 
si,  notamment,  la  Chambre  des  pairs,  s*écartant 
de  sa  prudence  habituelle,  se  mettait  en  lutte  ou- 
verte avec  les  opinions  dominantes,  les  Anglais 
pourraient  être  conduits  à  détruire  ce  dernier 
vestige  des  anciens  privilèges.  Mais  alors  ils  sen- 
tiraient plus  vivement  le  besoin  de  retrouver, 
dans  le  droit  commun,  sous  une  nouvelle  forme, 
les  garanties  de  stabilité  nécessaires  à  tout  ordre 
social.  Plus  que  jamais,  ils  feraient  appel  aux  ver- 
tus de  la  propriété  rurale,  unies  aux  talents  con- 
statés par  les  grands  services  rendus  à  la  nation. 
Ces  autorités  sociales  seraient  toujours  indis- 
pensables, pour  corriger  les  tendances  parfois 
égoïstes  des  classes  commerçantes,  pour  conjurer 
l'envie  et  les  appétits  grossiers  qui  sont  toujours 
en  germe  chez  les  classes  inférieures,  et,  en  ré 
sumé,  pour  conserver  à  la  race  son  éclat  et  sa 
grandeur.  Les  nouveaux  Pairs  n'auraient  plus  le 
relief  attaché  aux  anciens  titres;  mais,  en  re- 
vanche, ils  seraient  débarrassés  des  médiocri- 
tés que  l'hérédité  introduit  maintenant  dans  la 
Chambre  haute,  et  ils  cesseraient  de  prêter  le 
flanc  aux  attaques  que  suscitera  désormais  tout 
régime  de  privilège.  L'institution  réformée  ne 
tomberait  pas  au-dessous  de  l'ancienne  si  la 
nation  résolvait  le  très-difficile  problème  que  sou- 


CH.  61.  —  l'esprit  de  la  constitution  britannique  soi 

lève  partout  rélection  des  vraies  supériorités  so- 
ciales, si  les  intrigants  n'empiraient  pas  l'ordre 
de  choses  que  gâtent  actuellement  les  incapacités 
héréditaires.  Riche  de  talents,  de  biens  et  d'hon- 
neurs, la  nouvelle  Chambre  continuerait,  sans 
arrière-pensée  d'intérêt  personnel,  sans  autre  but 
que  la  considération  publique ,  le  rôle  bienfaisant 
d'une  véritable  classe  dirigeante  (50 ,  XVII). 

En  résumé,  l'hérédité  de  la  pairie  est  un  élé- 
ment -utile,  mais  non  nécessaire,  de  la  consti- 
tution britannique.  Elle  pourrait,  à  la  rigueur, 
être  abolie,  sans  que  la  puissance  de  l'Angleterre 
fût  sérieusement  atteinte  ^  ;  mais  elle  ne  pourrait, 
en  aucun  cas,  se  maintenir  malgré  l'opinion,  dans 


^  Ceux  qui  voient  dans  Phérédité  de  la  pairie  tout  le  secret  des 
succès  deTAngielerre,  se  trompent  autant  que  ceux  qui,  avant  la 
réforme  de  1846,  attribuaient  au  régime  des  céréales  la  prépon- 
dérance de  la  grande  propriété.  Celte  appréciation  sera  égale- 
ment démentie  par  Tévénement ,  si  Topinion  exige  un  jour,  en 
Angleterre,  le  sacrifice  de  cette  dernière  dérogation  au  droit 
commun.  En  rapprochant  ainsi  ces  deux  privilèges ,  je  ne  pré- 
tends point  amoindrir  Timportance  de  Phérédité.  Le  régime  qui 
haussait  artificiellement  sur  les  marchés  anglais  le  prix  du  blé, 
sacrifiait  injustement  toutes  les  classes  qui  le  consomment  à  celle 
qui  possède  le  sol  ;  tandis  que  Phérédité  se  justifie  par  une  multi- 
tude de  raisons,  notamment  par  le  besoin  de  la  liberté  politique, 
et,  ce  qui  résume  tout,  par  les  sympathies  presque  unanimes  de 
la  nation.  Le  seul  but  de  cette  remarque  est  de  rappeler  que  la 
grandeur  actuelle  de  l'Angleterre  ne  dépend  point  d'un  seul  dé- 
tail de  sa  constitution  ;  qu'elle  résulte  essentiellement  de  ce  mer- 
veilleux ensemble  de  coutumes,  de  mœurs  et  de  lois  qui,  laissant 
à  chaque  citoyen  toute  la  liberté  nécessaire  à  la  gestion  de  ses 
propres  affaires,  dirige,  par  des  milliers  d'institutions  locales  ou 
centrales,  le  surplus  de  son  activité  vers  Putilité  commune. 


502    LIV.  vu,  l^^  PARTIE  —  LE  CHOIX  DES  MODÈLES 

un  régime  qui  donne  à  la  volonté  nationale  une 
force  irrésistible.  Elle  ne  se  conserve  que  sous 
l'influence  d'un  sentiment  réfléchi  d'utilité  pu- 
blique. Une  telle  organisation  ne  présente  rien 
de  commun  avec  les  anciens  régimes,  où  l'auto- 
rité d'une  caste  s'imposait  à  des  classes  subordon- 
nées. Elle  ne  répond  donc  point  à  l'idée  fausse 
'  que  fait  naître  habituellement,  en  France,  le  mot 
«  aristocratie  »  (62,  XI  à  XIV).  Il  est  donc  inexact 
d'employer  ce  mot  pour  attribuer  un  caractère 
exclusif  à  la  constitution  anglaise. 

§  III.  Juste  pondération  établie  entre  les  diverses  classes. 

L'évidence  des  faits  réfute  également  les  alléga- 
tions inverses ,  à  l'aide  desquelles  certains  lettrés 
français  prétendent  établir  que  la  prépondérance 
sociale  appartiendra  désormais,  en  Angleterre, 
aux  classes  moyennes,  ou  même  aux  populations 
ouvrières.  Ces  écrivains  fondent  l'une  ou  l'autre 
opinion ,  soit  sur  le  surcroît  d'influence  attribué , 
par  la  réforme  de  1832 ,  à  la  Chambre  des  com- 
munes, soit  sur  les  allocations  énormes  accordées 
récemment  à  l'instruction  primaire  par  le  Parle- 
ment. L'idée  de  la  domination  exclusive  d'une 
classe  déterminée  est  l'une  des  manifestations  fa- 
vorites de  l'esprit  d'intolérance  (62,  IX),  qui  nous 
porte  maintenant  à  prêter  aux  autres  peuples  les 
passions  dont  nous  sommes  animés.  Nous  mé- 


Cfl.  61. —  l'esprit  de  la  constitution  britannique  503 

connaissons  ainsi  cette  équitable  propension  qui, 
chez  nos  voisins ,  partage  l'influence  entre  toutes 
les  classes ,  attribue  le  pouvoir  aux  individus  les 
plus  dignes  de  l'exercer,  et  enfin  assure  à  chaque 
condition  sociale,  autant  que  le  permet  l'intérêt 
public,  les  satisfactions  qu'elle  recherche.  C'est 
ainsi  que  la  Paroisse ,  le  Comté ,  la  Province  et 
l'Etat  oflrent  partout  aux  riches  les  honneurs  pu- 
blics ,  en  échange  de  dévouements  gratuits  ;  aux 
classes  moyennes,  la  liberté  du  travail,  avec  la 
perspective  de  la  richesse  et  de  l'influence  ;  aux 
ouvriers  habiles  et  tempérants ,  l'accès  à  la  pro- 
priété par  l'épargne  ou  la  colonisation  ;  i  toutes 
les  défaillances  individuelles  le  patronage  ou  la 
corporation ,  et ,  comme  dernière  ressource ,  l'as- 
sistance garantie  par  l'impôt. 

La  constitution  britannique  of&e ,  en  outre ,  à 
tout  homme  moral  et  laborieux ,  des  facilités  ex- 
trêmes pour  s'élever  des  rangs  les  plus  infimes 
aux  situations  les  plus  élevées.  F^es  préjugés  de 
caste  ne  s'opposent  point ,  autant  qu'en  France , 
à  cette  élévation.  Un  nouvel  anobli  est  traité  sur 
le  pie^  d'égalité  par  les  plus  vieilles  familles; 
souvent  même  l'opinion  de  ses  collègues  et  celle 
du  public  lui  donnent  à  la  Chambre  des  pairs  une 
situation  prépondérante.  Les  classes  inférieures 
ne  sont  point  elles-mêmes  arrêtées,  dans  leur 
marche  ascendante,  par  les  régimes  de  castes 
que  les  écoles  dites  professionnelles  (47,  XX) 


0()4    IIY.  VII,  l""®  PARTIE  —  LE  CHOIX  DBS  MODÈLES 

tendent  à  créer,  en  France,  au  profit  des  incapa- 
cités bourgeoises. 

§  IV.  L*équl  libre  dans  la  vie  privée. 

La  constitution  britannique  n'a  jamais  été  su- 
bordonnée à  Tun  de  ces  principes  exclusifs  qui, 
depuis  1661  et  surtout  depuis  1789,  ont  successi- 
vement dominé  chez  nous  en  étouffant  tous  les 
autres  *,  et  qui  ont  ainsi  désorganisé,  en  notre 
race ,  le  modèle  que  TEurope  se  plut  longtemps 
à  imiter.  Cet  esprit  de  pondération  est  frappant 
dans  la  vie  privée.  Plus  on  étudie  les  Anglais,  plus 
on  admire  la  sollicitude  avec  laquelle  ils  tempèrent 
les  penchants  et  les  influences,  afin  de  maintenir, 
dans  l'activité  du  corps  et  les  aspirations  de  la 
pensée ,  un  juste  état  d'équilibre. 

Dans  la  vie  privée ,  ils  opposent  à  la  soif  des 
richesses  le  renoncement  chrétien  ;  à  une  pro- 
pension acharnée  pour  le  travail,  le  repos  do- 
jminical  et  les  jouissances  journalières  du  foyer 
domestique;  au  prosélytisme  religieux,  la  tolé- 
rance de  tous  les  cultes  ;  aux  habitudes  de  con- 
fort et  à  la  quiétude  du  bien-être,  les  voyages 

1  Cette  aberration  révolutionnaire  s'est  exprimée,  aux  deux 
époques,  en  deux  phrases  qui  ont  été  souvent  citées.  En  1661, 
Louis XIV  a  dit:  L'État  c'est  moi.  En  1789,  Siéyès  a  écrit  :  Qu'est- 
ce  que  le  tiers-état?  Tout.  Qu'a-t  il  été  jusqu'ici?  Rien.  Les  révolu- 
tionnaires de  notre  temps  captent  avec  mille  formules  le  suffrage 
des  incapables  et  des  envieux;  mais,  au  fond,  ils  résument  leurs 
flatteries  dans  un  mensonge;  «  Vous  êtes  tout.  »  (Note  de  1872.) 


1 
\ 


CH.  61.  —  l'esprit  de  la  constitution  britannique  S05 

excentriques  et  les  plus  violents  exercices  du 
corps  ;  à  la  sécurité  habituelle  des  sociétés  occi- 
dentales, les  dangers  du  steeple  -  chase ,  de  la 
chasse  au  renard  et  des  excursions  maritimes  ; 
enfin,  aux  jouissances  physiques  que  recherchent 
toutes  les  classes  selon  leur  fortune ,  la  simplicité 
et  la  frugalité  systématiques  d'une  foule  de  socié- 
tés dont  les  membres  se  lient  par  des  obligations 
volontaires  *. 

§  V.  L*équilibre  dans  la  vie  publique. 

Dans  la  vie  publique,  les  Anglais  établissent 
cette  pondération  avec  un  redoublement  de  solli- 
citude. Us  opposent,  en  première  ligne,  l'autorité 
de  la  Chambre  des  pairs  à  celle  de  la  Chambre  des 
communes ,  et  l'ascendant  du  Roi  à  celui  de  ces 
deu^  Chambres.  On  prend  le  change,  en  effet,  sur 
la  Coutume  et  les  mœurs  de  l'Angleterre ,  quand 
on  se  persuade  que  l'autorité  du  Roi  y  est  néces- 

1  La  description  de  ces  sociétés  serait  un  sujet  bien  digne  des 
écrivains  portés  à  comprendre  la  prépondérance  de  Tordre  moral 
sur  les  autres  influences  qui  améliorent  rhumanité,  et  je  voudrais 
qu^elie  fût  entreprise  par  un  catholique  zélé,  animé  de  cet  esprit 
d'impartialité  dont  TAUemagne  offre  de  si  beaux  modèles  (9,  X]. 
Les  exemples  de  vertu  et  de  renoncement  chrétien  offerts  par  ces 
sociétés  sont  d'autant  plus  méritoires  et  d'autant  plus  efficaces , 
qu^ils  se  mêlent  aux  devoirs  journaliers  de  la  vie  publique  et  de 
la  vie  privée.  Je  recommande  particulièrement  Tétude,  pratique 
et  directe ,  des  sociétés  dites  de  tempérance.  Je  rappelle,  en  outre, 
la  société  dite  des  Amis  (11,  VI),  composée  de  15,000  personnes 
environ,  à  ceux  qui  voudront  se  rendre  compte  de  la  portée  des 
influences  morales  que  je  signale. 

RÉFORME  SOCIALE.  lU  —  15 


506    LIV.  VIL,  l^""   PARTIS  —  LE  CHOIX  DBS  MODÈLES 

sairement  subordonnée  aux  autres  pouvoirs.  La 
prépondérance  actuelle  des  deux  chambres  du 
Parlement  n'est  point  un  principe  constitutionnel 
absolu  :  c'est  plutôt  un  fait  résultant  de  l'harmo- 
nie avec  laquelle  toutes  les  classes  de  citoyens 
s'entendent  sur  les  questions  d'intérêt  public.  Si 
l'antagonisme  social  se  développait  de  nouveau , 
comme  au  xvii*  siècle,  par  la  corruption;  si, 
comme  on  l'a  vu  chez  nous  en  1851,  le  Parlement 
se  divisait  en  fractions  égales  sur  des  questions 
essentielles,  la  prépondérance  reviendrait  au  Roi 
par  le  jeu  régulier  de  la  constitution.  D'un  autre 
côté,  le  respect  et  l'amour  accordés  au  Roi  ne 
dérivent  point  davantage  d*un  principe  absolu. 
Les  sentiments  qui  attachent  les  sujets  au  Roi 
sont  subordonnés  à  Taccomplissement  des  devoirs 
qui  lui  sont  imposés  par  la  Coutume,  les  mœurs  et 
la  loi.  Ils  ne  sauraient  donc  donner  lieu  aux  exa- 
gérations de  dévouement  qui  ont  porté  nos  pères 
à  subir  sans  résistance,  pendant  plus  d'un  siècle, 
la  corruption  de  Louis  XIV  ^  du  Régent  et  de 
Louis  XV  (9,  VIII). 

Inspirés  par  le  même  esprit  de  tolérance  et  de 
pondération,  les  Anglais  balancent  le  droit  qu'a  le 
gouvernement  central  de  nommer  des  magistrats 
locaux  (57,  II  à  IV),  par  le  droit  des  localités  à 
élire  la  Chambre  des  communes,  et,  par  suite ,  à 
nommer  indirectement  le  personnel  de  ce  gou- 
vernement. Ils  balancent  de  même  le  droit  du 


CH.  61.  ^-  l'esprit  de  là  constitution  britannique  507 

législateur  par  Tobligation  de  l'enquête  préalable 
auprès  de  tous  les  hommes  compétents  ;  le  pou- 
voir du  fonctionnaire  )  psy^  sa  responsabilité  de^ 
vant  les  administrés  ^  selon  le  jugement  des  tri«- 
bunaux  de  droit  commim;  l'action  de  l'autorité 
publique,  par  la  surveillance  des  électeurs  et  des 
contribuables  ;  le  droit  des  pauvres  à  l'assistance^ 
par  l'intervention  nécessaire  de  ceux  qui  en  font 
les  frais. 

Chacun  des  détails  de  la  vie  publique  est  en 
outre  contrôlé  y  à  des  points  de  vue  opposés  ^  par 
deux  partis  permanents^  Ces  partis  ne  sont  pas 
constitués^  comme  ceux  des  peuples  en  révolu^ 
tion,  par  des  erreurs  dangereuses  ou  par  des 
intérêts  éphémères.  Ils  sont  fondés  sur  deux 
aspirations  éternelles  et  légitimes  du  cœur  hu- 
main ;  sur  la  prédominanee  de  l'une  au  de  l'autre 
des  deux  propensions  qui  portent  l'homme  à  con- 
server le  bien  ou  à  chercher  le  mieux.  Enfin  l'o- 
pinion publique  à  son  tour^  seccHidée  par  la  presse 
périodique  y  s'oppose,  comme  contre -poids,  à 
toute  influence  exclusive.  Elle  fait  constamment 
échec  à  l'autorité  de  l'un  ou  de  l'autre  parti  :  dès 
que  les  Torys  obtiennent  un  succès  marqué  ^  eUe 
aide  les  Whigs  a  prendre  leur»  émules  en  faute  et 
à  reconquérir  la  prépondérance. 

L'impulsion  imprimée  aux  esprits  dans  un  sens 
ou  dans  l'autre  est  parfois  énergique  ;  mais  elle 
ne  dégénère  jamais  en  un  système  exdu^f,  sous 


508    LIV.  YII,  !■*<»  PARTIE  —  LE  CHOIX  DES  MODÈLES 

rinfluence  de  la  routine  ou  de  la  passion.  Elle  ne 
s'inféode  point  dans  une  formule  politique ,  qui 
ne  serait  pas  une  expression  de  la  loi  morale.  A 
cet  égard ,  les  Anglais  gardent ,  au  contraire ,  une 
extrême  réserve.  Même  aux  époques  de  passion 
et  d'entraînement,  ils  ne  proclament  jamais,  dans 
les  actes  officiels,  les  principes  de  raison  et  de 
justice  qu'ils  s'efforcent  de  pratiquer.  Ils  repous- 
sent les  protestations  en  faveur  des  grandes  véri- 
tés sociales  qui  ne  dérivent  pas  directement  du 
Décalogue  interprété  par  l'Évangile.  Ils  dédai- 
gnent ces  formules  impuissantes  et  stériles  qui, 
ailleurs ,  ne  s'inscrivent  en  tête  des  lois ,  ou  ne 
s'affichent  sur  les  murs  avec  tant  d'apparat,  que 
parce  qu'elles  ne  sont  pas  gravées  dans  les  cœurs. 

§  \I.  La  tolérance,  la  crainte  de  la  corruption  et  Tamour 

des  réformes. 

On  peut  résumer  d'un  mot  cette  mâle  indépen- 
dance et  cette  prudente  réserve,  en  disant  que 
l'Angleterre ,  redoutant  la  domination  d'un  prin- 
cipe exclusif  pris  en  dehors  de  la  loi  suprême , 
maintient  fermement ,  en  les  tempérant  l'une  par 
l'autre,  toutes  les  bonnes  traditions  d'où  peut  dé- 
couler quelque  utilité  pour  le  public. 

Cette  réserve  s'applique  même  à  la  liberté  civile 
et  politique,  c'est-à-dire  au  principe  que,  selon 
l'opinion  unanime  des  autres  nations,  l'Angle- 
terre pratique  avec  la  plus  évidente  supériorité. 


CH.  61.  —  l'esprit  de  la.  CONSTITDTION  BRITANNIQUE  509 

En  cette  matière,  les  Anglais  ne  font  jamais,  même 
devant  les  électeurs ,  ces  sonores  professions  de 
foi  dont  les  Français  ont  été  si  prodigues.  La  li- 
berté surgit  chez  eux  spontanément  de  la  con- 
ciliation de  tous  les  bons  principes  sociaux.  Elle 
ne  s'improvise  jamais ,  comme  chez  nous ,  par  la 
violence.  Elle  procède,  au  contraire,  d'un  esprit 
universel  de  tolérance  qui  donne  un  légitime  dé- 
veloppement à  toutes  les  situations ,  à  tous  les  in- 
térêts, à  toutes  les  doctrines. 

Si,  parmi  ces  principes  que  les  Anglais  prati- 
quent plutôt  qu'ils  ne  les  proclament,  il  fallait 
absolument  indiquer  des  tendances  dominantes, 
je  signalerais,  après  cet  esprit  de  tolérance  et  de 
conciliation,  la  crainte  de  la  corruption  et  l'amour 
des  réformes. 

§  VII.  La  corruption  conjurée  dans  la  vie  privée. 

Pour  préserver  la  vie  privée  de  la  corruption , 
les  Anglais  font  d'abord  appel  à  la  religion  (11, 1). 
Ils  la  considèrent  comme  un  frein  salutaire  pour 
toutes  les  conditions  et  pour  tous  les  âges.  Ils  y 
voient  la  force  la  plus  propre  à  écarter  les  pas^ 
siens  de  la  barbarie  ;  car  ils  savent  que  le  germe 
de  ces  passions  se  reproduit  incessamment  avec 
les  générations  nouvelles ,  quel  que  soit  l'état  de 
perfection  atteint  par  la  génération  précédente. 

Agissant  par  l'exemple  plus  que  par  les  pré- 
ceptes ,  ils  initient  leurs  enfants  à  la  pratique  de 


510  UT.  fn,  1>*  ruffii  ^  u  ormx  sn  vwèlbs 

la  Tie  ptr  1m  môiim  traditioiiB  du  tojev  domes- 
tique, et  ils  ne  laissent  à  YéocAe  qn*un  rôle  Bid)or- 
donné.  Après  avoir  ainrf  mis  en  jeu  toutes  les 
influences  émanant  de  la  famille ,  ils  ont  recours 
i  un  judicieux  système  d'enseignement.  Rs  veu- 
lent que  Tautorité  du  professeur  soit  indépen- 
dante de  toute  immixtion  de  FÉtat;  mais  ils  lui 
donnent  pour  appui  et  pour  frein  la  religion ,  qui 
ne  reste  jamais  étrangère  aux  aspirations  de  la 
science. 

Au  surplus  y  les  pères  abandonnent  rarement 
leurs  fils  aux  spéculations  théoriques  :  ils  contii- 
nuent  à  les  diriger  en  joignant,  à  renseignement 
de  l'école,  renseignement  plus  efficace  qui  résulte 
de  l'exercice  d'une  profession  (47,  XZI).  Usant  à 
cet  égard  de  la  souveraineté  que  laisse  intacte  la 
loi  civile ,  et  s' appuyant  sur  la  Liberté  testamen- 
taire ,  ils  tempèrent  par  un  travail  utile  les  pas- 
sions de  la  jeunesse.  Ils  dressent  au  moins  un  de 
leurs  enfants  à  l'exercice  de  la  profession  de  fa- 
mille, et  ils  mettent  les  autres  en  voie  de  se  créer 
une  situation  indépendante.  Sous  ce  régime  d'au- 
torité paternelle ,  le  classement  social  se  produit 
dans  les  meilleures  conditions  :  la  direction  des 
ateliers  de  travail  arrive  naturellement  aux  plus 
dignes. 

Après  avoir  pourvu  autant  que  possible,  par 
l'initiative  individuelle,  au  maintien  de  l'ordre 
social,  les  Anglais  ont  fréquemment  recours  à 


CH.  61.  —  L*ESPRIT  Dï  LA  CONSTITOTION  BRITANNIQUE  511 

Tassociation  libre  pour  combattre  les  abus  ou  pré- 
parer les  réformes.  Ils  se  préoccupent  surtout 
d'accomplir,  à  l'aide  de  corporations  libres ,  enri- 
chies par  les  testaments ,  les  œuvres  de  bien  pu- 
blic auxquelles  les  pères  de  famille  ne  pourraient 
suffire  s'ils  restaient  isolés. 

§  VIII.  La  corruption  conjurée  dans  la  vie  publique. 

En  ce  qui  concerne  l'organisation  de  la  vie  pu- 
blique ,  les  Anglais  font  d'abord  appel  aux  senti- 
ments de  l'honneur  et  du  devoir,  et  ils  les  propa- 
gent à  l'aide  d'un  bon  système  de  récompenses. 
Mais  ils  ne  perdent  jamais  de  vue  le  danger  des 
défaillances  individuelles;  et,  pour  s'en  garantir, 
ils  s'inspirent  d'une  pensée  juste  et  féconde.  Ils 
estiment  que  l'activité  la  plus  soutenue  et  l'auto- 
rité la  plus  honnête  sont  celles  du  père  de  famille 
obligé  de  pourvoir,  par  son  travail ,  à  son  bien- 
être  personnel  et  à  celui  de  la  femme  et  des  en- 
fants. Ils  savent  aussi  que  l'activité  et  l'autorité  du 
fonctionnaire  public ,  lors  même  qu'elles  sont  en- 
noblies par  les  vertus  de  l'homme  privé ,  restent 
dépourvues  de  ces  stimulants  salutaires ,  et  recè- 
lent toujours  quelque  germe  de  corruption. 

De  ce  fait  indiqué  par  une  expérience  journa- 
lière, ils  concluent  qu'il  ne  faut  jamais,  pour  at- 
teindre une  perfection  théorique,  confier  au  gou- 
vernement les  fonctions  sociales  qui  peuvent  être 
convenablement  remplies  par  des  particuliers. 


512    UV.  Yll,  \^  PARTIE  —  LB  CHOIX  DES  MODÈLES 

Se  plaçant  à  ce  même  point  de  vue ,  pour  les 
fonctions  qui  appartiennent  à  la  vie  publique ,  ils 
choisissent  de  préférence  les  hommes  qui ,  voués 
habituellement  au  soin  de  leurs  affaires  privées , 
peuvent  consacrer  une  partie  de  leiu*  temps  à  la 
chose  commune.  Encore  distinguent -ils  surtout 
parmi  ces  derniers  ceux  qui  visent  à  l'honneur  et 
non  à  l'argent,  qui  tiennent  expressément  à  se 
concilier  la  considération  publique  par  une  con- 
duite irréprochable,  qui  veulent  s'élever  plus 
tard,  par  les  suffrages  de  leurs  concitoyens,  à  des 
fonctions  plus  importantes.  Encourageant  la  ri- 
chesse ,  Tune  des  forces  sociales ,  et  prévenant  la 
corruption  qui  en  émane ,  ils  rendent  ainsi  labo- 
rieuses et  morales  des  existences  qui  se  fussent 
dépravées  dans  l'oisiveté. 

§  IX.  Les  fonctions  gratuites;  le  choix  des  foncUonnaires. 

Les  Anglais  considèrent  la  multiplicité  des 
fonctions  gratuites  comme  un  élément  essentiel 
d'harmonie-,  dans  un  grand  État  où  le  commerce 
porte  à  la  fortune  beaucoup  d'individualités  émi- 
nentes.  Ils  excitent  les  riches  à  s'élever  aux  hon- 
neurs par  la  vertu,  afin  de  les  dissuader  de  per- 
vertir la  société  par  leurs  vices  et  leurs  passions. 
Ils  ont,  en  conséquence ,  érigé  en  devoirs  publics, 
pour  toutes  les  situations  de  fortune,  depuis  la 
fonction  de  Highway-surveyor  (55,  III)  jusqu'à 
celle  de  Sheriff  (57,  II),  toutes  les  charges  gra- 


CH.  61.  —  l'esprit  de  Là  constitution  britannique  513 

tuites  qui  peuvent  créer  aux  titulaires  des  droits 
à  la  considération  de  leurs  concitoyens. 

Ils  attribuent  des  salaires  à  deux  sortes  de  fonc- 
tions :  à  celles  qui  exigent  une  longue  pratique 
professionnelle,  incompatible  avecTexercice  d'en- 
treprises privées  ;  à  celles  qui  sont  trop  inférieu- 
res pour  être  recherchées  par  des  hommes  visant 
surtout  à  la  considération  publique.  Quant  au 
choix  des  agents ,  ils  le  subordonnent  à  des  prin- 
cipes fort  différents  de  ceux  qui  sont  adoptés  en 
France.  Ils  se  tiennent  surtout  en  garde  contre 
la  doctrine  qui  assimile  ces  fonctions  à  des  pré- 
bendes auxquelles  tous  les  citoyens  peuvent  éga- 
lement prétendre,  en  s'aidant  de  la  faveur  des 
gouvernants ,  ou  en  justifiant  de  leur  capacité  par 
des  examens.  Portés  à  tirer  de  chaque  principe 
tout  le  bien  qu'il  peut  donner,  ils  ne  repoussent 
pas.  les  examens  d'admission  ;  mais  ils  les  éten- 
dent peu  au  delà  du  cercle  des  fonctions  infé- 
rieures. Pour  les  carrières  d'un  ordre  plus  élevé, 
que  les  classes  influentes  destinent,  sous  tous 
les  régimes ,  à  leurs  enfants  et  à  leurs  clients ,  ils 
voient,  dans  l'exagération  des  examens,  une  perte 
de  temps  et  une  source  de  corruption.  Ils  redou- 
tent surtout  ce  procédé  de  classement  en  ce  qui 
touche  la  magistrature ,  l'armée  et  les  autres  ser- 
vices où  l'ascendant  personnel  du  fonctionnaire 
résulte  en  grande  partie  des  habitudes  tradition- 
nelles de  la  parenté.  En  choisissant  les  candidats, 


514   LIT.  TIf,  iM  PARTI!  —  Ll  CHOIX  MS  MODÈLES 

ils  continuent  donc  à  rechercher  les  aptitudes 
liées  aux  meilleures  traditions  sociales  et  à  la  for* 
tune,  tout  en  réservant  une  grande  part  aux  capa- 
cités constatées  par  des  examens. 

En  résumé ,  selon  la  doctrine  anglaise ,  le  droit 
du  public  n'est  pas  de  concourir  à  toutes  les  fonc« 
tiens  de  l'État,  mais  d'être  servi  par  des  fonc^ 
tionnaires  habiles  et  dévoués.  Le  gouvernement 
suit,  en  conséquence,  pour  chaque  classe  de  fonc* 
tiens,  le  mode  de  recrutement  le  plus  propre  à 
atteindre  ce  but.  Ainsi ,  il  recourt  avec  succès  à 
l'examen,  comme  moyen  absolu  de  classer  les 
candidats  aux  fonctions  exigeant  certaines  apti* 
tudes  techniques  développées  par  les  écoles.  U 
relègue  ce  moyen  au  second  rang ,  pour  le  recru- 
tement des  fonctions  réclamant  surtout  certaines 
qualités  garanties  par  les  bonnes  traditions  de  fa- 
mille. Enfin,  tirant  même  d'un  vieux  principe  trop 
sujet  à  l'abus  le  bien  qu'il  peut  encore  produire, 
ils  tolèrent  la  vénalité  des  offices  qui  ne  confèrent 
une  situation  digne  et  heureuse  qu'aux  titulaires 
qui  joignent  à  leur  fonction  la  possession  d'une 
certaine  fortune. 

§  X.  Le  recrutement  du  personnel  gouvernementaL 

La  nation ,  pouvant  à  la  rigueur  dicter  ses  choix 
au  gouvernement,  lui  laisse  habituellement,  sous 
ce  rapport ,  beaucoup  de  latitude.  C'est  ainsi  que 
des  hommes  nouveaux  qui  prennent  d'utiles  ini-« 


CH.  61.  '^  l'esprit  de  Là  constitution  britannique  K15 

tiatives,  arrivent  journellement  à  de  hautes  situa- 
tions pour  y  mettre  leurs  idées  en  pratique  (64,  VI). 
L'élévation  rapide  des  hommes  de  mérite  est,  au 
contraire ,  incompatible  avec  les  lourdes  hiérar- 
chies bureaucratiques  (63,  IX)  du  Continent.  Elle 
a  beaucoup  contribué  à  la  grandeur  présente  de 
l'Angleterre. 

Les  Anglais  sont  généralement  convaincus  que 
la  première  qualité  du  fonctionnaire  public  est 
d'être  inaccessible  à  la  corruption.  Cette  convic- 
tion n'existe  pas  seulement  chez  les  hommes 
d'État  auxquels  des  fonctions  élevées  ont  donné 
une  haute  intuition  de  l'ordre  social.  Elle  a  été 
propagée  jusque  dans  les  rangs  inférieur3  des 
classes  moyennes ,  par  la  pratique  du  gouverne- 
ment local,  par  le  sentiment  chrétien,  et  surtout 
par  la  lecture  habituelle  de  la  Bible.  Quant  au 
classement  des  hommes ,  le  Livre  saint  exerce , 
en  Angleterre,  une  influence  dont  j'ai  rarement 
aperçu  la  trace  chez  les  Français  \ 

1  J'ai  entendu  à  ShefOeld  un  prédicateur  des  rues  (31,  UI)  signa- 
ler en  termes  excellents  l'influence  que  le  Christianisme  exerce 
sur  les  institutions  publiques,  et  citer  en  anglais,  aux  applaudis- 
sements de  la  foule,  le  verset  suivant:  «  L'élévalion  des  justes 
«  est  une  source  de  prospérité  :  le  règne  des  méchants  est  la 
«  ruine  des  hommes.  »  {Proverbes  de  Salomon,  xxviii,  12.)  — 
M  peuple  anglais,  tant  qu'il  se  nourrira  ainsi  de  la  lecture  du 
Livre  saint,  n'acceptera  pas  de  ses  gouvernants  la  corruption  que 
la  France,  envahie  par  le  scepticisme,  a  subie  sans  résistance  pen- 
dant le  dernier  siècle  de  Taocien  régime* 


516    LIY.  vu,  1'"*  PARTIE   —  LE  CHOIX  DES  MODÈLES 
§  XI.  La  répartition  des  pouvoirs  publics. 

En  ce  qui  concerne  la  répartition  des  pou- 
voirs publics,  les  Anglais  s'inspirent  de  principes 
analogues.  De  même  qu'ils  donnent,  autant  que 
possible,  au  fonctionnaire  le  caractère  de  l'homme 
privé ,  ils  se  plaisent  à  étendre  jusqu'à  ses  extrê- 
mes limites  le  cercle  de  l'activité  individuelle, 
puis  à  tenir  en  contact  intime  l'homme  public  et 
l'administré.  L'art  de  gouverner  leur  paraît  con- 
sister surtout  à  faire  voter  chaque  dépense  par 
ceux  qui  la  paient,  à  établir  l'administration  de 
la  chose  publique  dans  le  Comté,  le  Borough, 
l'Union  et  la  Paroisse ,  et  à  ne  concentrer  dans  la 
capitale  de  la  Province  ou  de  l'État  que  la  dose 
d'aulorité  strictement  indispensable  à  la  bonne 
gestion  des  intérêts  communs. 

§  XII.  L'amour  des  réformes  et  le  respect  de  la  tradition. 

C'est  surtout  l'amour  des  réformes  qui  ho- 
nore aujourd'hui  l'Angleterre;  mais  cette  pro- 
pension n'a,  pour  ainsi  dire,  rien  de  commun 
avec  le  besoin  de  changement  qui  se  manifeste 
en  France,  avec  fracas,  après  de  longues  périodes 
de  torpeur.  On  laisse  une  libre  expansion  aux 
idées  les  plus  excentriques,  touchant  les  réformes 
politiques  et  religieuses.  On  se  garde  bien  de  les 
mettre  en  relief,  comme  chez  nous  au  xviii* siècle. 


CH.  61.  *-  l'esprit  de  la  constitution  britannique  517 

par  la  persécution;  mais  on  la  déconcerte  par 
deux  procédés  efficaces  :  par  la  tolérance  avec 
laquelle  les  gouvernants  se  résignent  à  subir  la 
propagande  de  Terreur;  par  le  dévouement  que 
mettent  les  particuliers  à  proclamer  la  vérité ,  et 
à  conférer  par  leurs  votes  les  honneurs  et  les 
pouvoirs  publics  à  ceux  qui  la  pratiquent. 

Les  Anglais  sont  profondément  attachés  à  leur 
constitution  sociale.  Ils  savent  qu'elle  est  fondée 
sur  des  coutumes  justifiées  par  l'assentiment  de 
nombreuses  générations;  qu'elle  est  incessam- 
ment améliorée ,  dans  la  vie  locale  par  les  vraies 
Autorités  sociales  et  les  contribuables,  dans  la 
vie  nationale  par  un  Parlement  soumis  au  Chris- 
tianisme. Us  considèrent,  en  conséquence,  comme 
puériles  ou  insensées  ces  élucubrations  dans  les- 
quelles un  auteur,  regardant  comme  non  avenus 
tant  d'efforts  et  de  dévouements ,  viserait  à  créer 
de  toutes  pièces  un  nouvel  ordre  social.  Se  sen- 
tant ainsi  assurés  contre  toute  chance  de  per- 
turbation brusque ,  ils  recherchent,  sans  arrière- 
pensée  et  avec  une  ardeur  soutenue,  tous  les 
perfectionnements  conseillés  par  l'expérience  et 
la  raison ,  et  ils  s'assimilent  par  là  de  nouveaux 
éléments  de  puissance  et  de  stabilité. 

Cet  infatigable  esprit  d'innovation  touche  à 
tous  les  détails  de  la  constitution  sociale.  Il  mo- 
difie sans  hésiter  les  institutions  les  plus  véné- 
rables ;  mais ,  dans  ce  cas ,  le  mobile  est  le  désir 


518    LIV.  YII,  1^  PÀBTn  -<--  U 'choix  DBS  MODÈLES 

du  mieux,  et  non  un  entraînement  irréfléchi  vers 
la  nouveauté.  Quand  ce  désir  légitime  n'est  point 
en  jeu,  on  se  tient  au  régime  ancien;  et  souvent 
même ,  quand  on  change  le  fond  des  choses ,  on 
se  plait  à  conserver  la  vieille  forme  dans  le  nom 
ou  dans  le  costume.  Les  Anglais  ne  renoncent  à 
leurs  coutumes  qu'en  vue  de  certains  résultats 
qui  semblent  désirables.  Souvent  ils  ne  promul* 
guent  qu'à  titre  d'essai  leurs  lois  de  réforme  ; 
et,  dès  que  l'expérience  en  démontre  la  stéri* 
lité,  ils  n'hésitent  pas  à  les  abolir.  Us  accueillent 
avec  une  faveur  marquée  les  projets  de  réforme 
recommandés  par  une  heureuse  pratique  d'un 
peuple  étranger.  La  propagande  de  leurs  consuls 
commerciaux ,  de  leurs  négociants  et  même  des 
simples  voyageurs  de  loisir  (54,  XV),  est,  à  cet 
égard,  fort  efficace.  L'Angleterre  trouve  ainsi, 
dans  les  relations  de  la  paix ,  les  moyens  de  suc- 
cès que  Rome  se  procurait  surtout  par  les  con- 
tacts de  la  guerre  K  Mieux  avisée  et  plus  féconde 
que  son  émule,  elle  envahit  le  monde,  non  pas 
seulement  par  ses  armées  et  ses  vaisseaux,  mais 
encore  par  le  commerce  et  la  colonisation.  C'est 
ainsi  que ,  devant  tous  les  peuples ,  cette  grande 
nation  justifie  sa  prépondérance  par  ses  services. 

1  Voir  répigraphe  de  rintroduclion. 


CH.  61.--  L*SSPRIT  DB  LA  CONSTITUTION  BRITÀNNIQIJB  519 

S  XIII*  Encouragements  Judicieux  donnés  à  Tesprit 

de  nouveauté. 

L'Angleterre  a  depuis  longtemps  constaté  que 
le  meilleur  moyen  de  provoquer  les  réformes 
utiles  est  de  bien  accueillir ,  puis  de  récom- 
penser, les  citoyens  qui  s'y  dévouent.  Tout  no-- 
vateur  qui  fait  appel  à  l'expérience  et  à  la  raison, 
est  accueilli  avec  sympathie  par  la  presse  pério'* 
dique  et  par  les  libres  associations  adonnées 
aux  améliorations  sociales.  L'idée  nouvelle ,  dès 
qu'elle  a  été  approuvée  par  Topinion ,  provoque 
la  formation  d'une  association  spéciale,  si  elle 
ne  rentre  pas  tout  d'abord  dans  le  cadre  d*une 
institution  ancienne.  Elle  trouve  de  puissants 
patrons  parmi  les  hommes  de  loisir  qui,  dé* 
pourvus  de  toute  préoccupation  personnelle, 
consacrent  leur  vie  au  soin  des  intérêts  géné- 
raux. Grâce  à  ces  appuis,  l'idée  se  propage  rapi** 
dément,  et  elle  est  bientôt  mise  en  pratique. 
L'opinion  publique  s'emploie  volontiers  à  assurer 
à  l'inventeur  le  genre  d'encouragement  qu'il  peut 
désirer.  C'est  elle,  par  exemple,  qui  rend  pro- 
fitable aux  intéressés  la  loi  des  brevets  d'inven» 
tion ,  qui  n'est  guère  en  France ,  pour  les  in- 
venteurs, qu'une  cause  de  martyre.  C'est  elle, 
en  effet,  qui,  en  réagissant  sur  les  individus  et 
sur  les  juges,  réprime  avec  sévérité  les  empiéte- 
ments frauduleux. 


520    LIV.  YII,  1"*  PARTIS  —  LB  CHOIX  DBS  MODÈLES 

Lorsque  Ton  considère  Tesprit  de  routine  qui 
règne  chez  la  plupart  des  populations  stables  du 
Continent,  on  admire,  chez  les  Anglais,  cette  sage 
propension  vers  la  nouveauté.  On  comprend  que 
cette  constante  préoccupation  pour  les  réformes 
est  un  des  titres  les  plus  légitimes  de  la  nation 
anglaise  à  la  prééminence. 
.  Ces  titres  sont  nombreux  ;  et  ils  se  manifestent, 
surtout  dans  Tordre  politique,  avec  une  supé- 
riorité incontestable.  On  ne  peut  lire  les  actes  du 
Parlement  sans  accorder  au  gouvernement  anglais 
le  respect  qui  lui  est  dû.  Au  risque  de  surcharger 
mon  récit,  j'ai  souvent  conservé,  dans  les  cha- 
pitres précédents,  la  trace  de  ces  lectures.  J'ai 
cité  les  principales  lois  qui,  depuis  1789,  ont 
transformé  sans  bruit  la  constitution  britannique, 
dans  le  temps  même  où  nos  dix  révolutions 
aggravaient  les  désordres  et  les  abus  de  l'ancien 
régime  désorganisé  par  Louis  XIV  et  ses  succes- 
seurs. 

Je  dois  signaler  encore,  en  terminant,  une 
autre  cause  des  succès  de  l'Angleterre.  Les 
hommes  d'État  de  ce  pays  sont  en  présence 
d'une  constitution  formée  de  coutumes  et  de  lois 
innombrables  qui  impliquent  souvent  contradic- 
tion. Ils  l'ont  souvent  modifiée,  comme  je  l'ai 
indiqué  en  détail  dans  les  six  précédents  cha- 
pitres; mais  ils  ont  toujours  compris  l'impos- 
sibilité absolue  de  réformer  en  une  fois  une 


CH.  61.  —  L*ESPRIT  DE  LÀ  CONSTITDTION  BRITANNIQUE  521 

grande  subdivision  d'un  si  vaste  ensemble.  Dans 
chacun  de  leurs  essais  d'amélioration,  ils  s'at- 
tachent seulement  à  un  détail ,  sans  trop  se  pré- 
occuper des  disparates,  et  en  se  tenant  toujours 
prêts  à  continuer  l'œuvre ,  dès  qu'une  nécessité 
se  fait  sentir.  Ils  trouvent  aisément  leur  voie, 
au  milieu  de  ce  dédale  d'institutions ,  en  s'aidant 
de  la  tradition  orale  et  de  bons  répertoires  ;  mais 
ils  ne  songent  point  à  détruire  leur  constitution , 
sous  prétexte  de  la  simplifier.  Ils  se  gardent  de 
substituer  des  textes  inflexibles  aux  coutumes 
qui,  depuis  quinze  siècles,  se  plient  à  toutes  les 
exigences  des  libertés  publiques  et  privées.  Ils  se 
persuadent  qu'aucune  assemblée ,  fût  -  elle  com- 
posée de  Numas  et  de  Solons ,  ne  saurait  s'em- 
ployer utilement  à  résumer  en  codes  ces  véné- 
rables coutumes.  Ils  sont  unanimes  à  penser  que 
la  stabilité  et  la  grandeur  de  l'État  sont  suffisam- 
ment assurées,  si  le  législateur  pourvoit  avec 
vigilance  aux  besoins  de  chaque  jour,  et  si  les 
classes  dirigeantes  (50,  XVII,  et  51,  III),  se  dé- 
fendant de  la  corruption,  font  partout  leur  de- 
voir. 


§  XIV.  Modération  des  Idées  touchant  le  sell-government 
et  la  séparation  des  pouvoirs. 


Les  novateurs  français  qui  se  plaisent  à  dé- 
velopper sans  cesse  les  attributions  du  gouver- 


S22    LI?.  ?1I ,  l^  PARTI!  —  L8  CHOIX  DBS  MODÈLES 

nement  central,  aux  dépens  du  gouvernement 
local  et  de  l'activité  individuelle,  pourraient 
trouver  des  arguments  dans  plusieurs  mesures 
récentes  de  l'Angleterre.  Au  nombre  de  ces  me- 
sures j  on  peut  citer  notamment  celles  qui  con* 
cernent  lavaccine(56,  X),  les  routes (57, XIV),  la 
salubrité  (58,  XIV)  et  l'enseignement  (60,  XI  et 
XXII).  Les  rapports  des  fonctionnaires  chargés  de 
diriger  et  de  contrôler  les  nouveaux  services  où 
intervient  l'État  fournissent  parfois  des  informa- 
tions justes  sur  les  inconvénients  de  ces  préten- 
dues réformes.  Mais  ils  témoignent  plus  ordinal* 
rement  d'une  disposition  systématique  à  étendre 
encore  le  régime  d'intervention  ;  et  il  ne  semble 
pas  que  l'opinion  publique  soit  préparée  à  réagir 
contre  un  nouveau  courant  d'idées.  Ces  faits  con* 
fument  deux  conclusions  précédemment  établies. 
En  s' éloignant  aujourd'hui  de  ses  pratiques  habi- 
tuelles de  self-govemment,  l'Angleterre  prouve 
une  fois  de  plus  qu'elle  repousse  toute  doctrine 
exclusive.  En  se  rapprochant,  sous  ce  rapport, 
de  plusieurs  nations  du  Continent,  elle  fournit  un 
nouvel  exemple  de  la  tendance  qui  porte  les  Eu- 
ropéens à  l'uniformité  (53,  III). 

Mais  on  ne  serait  nullement  fondé  à  présenter 
ces  mêmes  faits  comme  la  justification  des  exagé- 
rations du  régime  français.  Pour  écarter  ce  genre 
d'apologie,  le  lecteur  n'a  qu'à  se  reporter  aux 
différences  profondes  qui  existent  entre  les  con- 


CH.  61.  «T-  l'esprit  di  la  constitution  britannique  523 

stitutions  sociales  des  deux  pays.  Il  pourra  se 
borner,  par  exemple,  à  comparer  les  régimes 
administratifs  du  Comté  et  du  Département. 

D'un  autre  côté,  le  Royaume -Uni,  qui  offre  le 
meilleur  modèle  de  gouvernement  local ,  ne  pré- 
tend nullement  prendre,  en  toutes  choses,  le 
contre -pied  du  principe  de  la  centralisation.  On 
peut  observer  en  ce  pays,  dans  certaines  branches 
d'administration,  une  concentration  d'autorité 
plus  énergique  que  tout  ce  qui  existe  ailleurs. 
Ainsi,  par  exemple,  la  réunion  de  tous  les  ser- 
vices financiers  de  l'État  entre  les  mains  d'un 
Premier  ministre  (60,  XIV),  contraste  singuliè- 
rement avec  l'éparpillement  ruineux  que  nous 
avons  introduit  en  France  dans  ces  services 
(67,  XIX),  tout  en  donnant  dans  les  autres 
branches  de  la  vie  publique  contre  les  écueils 
d'une  centralisation  exagérée. 

Je  ferai  une  remarque  analogue  à  propos  de  la 
séparation  des  pouvoirs.  Nos  hommes  d'État  font 
de  ce  principe  une  règle  absolue ,  en  haine  des 
abus  auxquels  le  régime  opposé  a  donné  lieu  au 
dernier  siècle.  Les  Anglais,  au  contraire,  tirent 
de  ce  principe  tous  les  avantages  qu'il  peut  don- 
ner; mais  ils  se  gardent  de  l'appliquer  jusque 
dans  les  moindres  détails.  C'est  ainsi  que ,  en 
réunissant  chez  les  Magistrates  du  Comté  (57,  IV) 
les  fonctions  administratives,  et  la  juridiction  sur 
certains  crimes  ou  délits,  ils  ont  trouvé  le  meil- 


524    LIV.  vu,  1'*  PARTIE  —  LE  CHOIX  DES  MODELES 

leur  moyen  pratique  de  concilier  la  liberté  et  la 
paix  publique. 


§  XV.  Critiques  dirigées  contre  la  constitution  sociale 

de  l'Angleterre. 


En  présentant  ces  appréciations  sur  la  consti- 
tution britannique,  je  me  suis  inspiré  des  con- 
sidérations présentées  au  début  de  cet  ouvrage 
(8,  VII).  Je  me  suis  proposé,  non  pas  défaire  la 
balance  exacte  des  qualités  et  des  défauts  de 
cette  constitution,  mais  bien  démettre  en  lumière 
les  bons  exemples  qui  peuvent  exciter  chez  nous 
une  émulation  salutaire.  Si  je  m'étais  placé  au 
stérile  point  de  vue  de  la  critique,  j'aurais  dû 
insister  plus  que  je  ne  l'ai  fait  sur  plusieurs 
traits  regrettables  :  sur  les  dernières  traces  de 
l'oppression  imposée  pendant  cinq  siècles  à 
l'Irlande;  sur  l'injustice  du  régime  des  dîmes 
ecclésiastiques,  qui  prive  les  cultes  dissidents  de 
leurs  légitimes  ressources  ;  sur  les  vices  nom- 
breux attachés  au  principe  et  à  la  pratique  de  la 
taxe  des  pauvres  ;  sur  les  misères  physiques  et 
morales  qui,  malgré  de  nombreuses  réformes, 
pèsent  encore  sur  les  populations  manufactu- 
rières et  urbaines  du  Royaume-Uni.  J'aurais  dû 
surtout  signaler  l'égoïsme  que  l'Angleterre  mani- 
feste dans  les  rapports  internationaux ,  et  notam- 
ment le  cynisme  avec  lequel  elle  a  organisé  en 


CH.  61.  —  l'esprit  de  la  constitution  britannique  52S 

Orient  le  honteux  commerce  de  Topium.  Enfin, 
j'aurais  à  reprocher  à  l'Angleterre  le  tort  qu'elle 
a  fait  parfois  au  monde  entier,  en  détournant  les 
Européens  de  l'union  qu'ils  devraient  contracter, 
soit  pour  développer  leurs  ressources  intérieures, 
soit  pour  exercer  au  dehors  un  haut  patronage  ; 
et,  à  ce  sujet,  j'aurais  à  rappeler  une  importante 
vérité ,  savoir  :  que  cette  intervention  des  Euro- 
péens n'est  pas  moins  nécessaire  à  l'aifermisse- 
ment  de  leur  propre  constitution  qu'à  l'améUo- 
ration  des  races  inférieures  (51,  X), 

Ce  n'est  point  par  un  engouement  irréfléchi, 
mais  avec  le  désir  d'être  utile  à  mon  pays  et  aux 
autres  nations  civilisées,  que  j'ai  insisté  sur  les 
traits  les  pluB  recommandables  de  la  constitution 
britannique.  Mais,  si  le  plan  de  mon  travail 
m'eût  conduit  à  critiquer  l'usage  que  l'Angleterre 
fait  de  sa  puissance,  j'aurais  dû  pourtant  con- 
stater qu'elle  se  montre  plus  modérée  dans  l'abus 
que  l'Espagne  et  la  France  ne  l'ont  été  aux  temps 
de  leur  prépondérance.  Au  surplus,  les  maux 
actuels  de  l'Europe  résultent  moins  de  l'égoïsme 
des  Anglais  que  de  l'erreur  ou  du  vice  des  popu- 
lations ;  et ,  en  ce  qui  nous  concerne ,  le  meilleur 
moyen  d'y  remédier  est  de  revenir  au  vrai  et  au 
bien  par  l'exemple  de  nos  émules. 


?\jrs  —  Ll   CS.Œ   Mis  MODÇLXs 


mi'.Ti  Jî~i:iajii'-ratf.  ;e  ne  sus  îzïriré  des  col 
>,  T!l  .  Tti  ne  sns  3r.-c«:isi .  ilC:  p  là  de  fiirc  . 

jc-s  jeosjiîHnj^^cs  rtii  leT^en;:  es:i:er  i."..^„  :. 
r.-  ."-TT-maam.  saciaDc.  àk  je  b  ci.ai^  [ji^v  : 


^MnUÏ  527 

rt  des  le- 
dit à  titre 
'  unstituant 
:  travail  et 
ligine  sont 
1  :  ils  sont 
iHiuête,  les 
iLuliers  coiD- 


iirces  quatrd 
::stitution  so- 
in des  classes 
la  loi  morale 
iucompatibles 
c'est  à-dire  la 
ilon,  engendre 
sde  proie  et  de 
lit  le  pouvoir  ; 
Il  antagonisme 
iiktolérance.  La 
pouvoir,  sous 
I.S  qui,  pour  la 
situation  :   elle 
s|inii-;ilj|i'    et,  en  conse- 
il     l'ii  intérêt  plus  que 
huninir-^  investis  de  l'au- 
telles   tondiliuiis  n'ont  point  à 
irruption  :  loin  d<:  là,  ils  en 
implaisent  dans  les  abus;  po 


526    LIY.  Yll,  1'^  PAIVTIl  —  LE  CHOIX  DKS  MODÈLES 


S  XV1«  Gatne»  qui ,  malgré  eertaiiis  défauts ,  recommandent 

rimitallon  de  TAngleterre. 

Je  n'ai  observé  aucune  constitution  sociale 
qui  soit  exempte  de  graves  imperfections.  Celles 
que  je  viens  de  signaler  dans  la  constitution 
britannique  ne  doivent  point  dissuader  mes 
concitoyens  de  la  prendre  pour  modèle.  L'op- 
portunité de  l'imitation  est  d'autant  mieux  dé* 
montrée  que  les  plus  déplorables  défaillances  d6 
notre  race  correspondent  aux  meilleures  qua- 
lités de  nos  voisins.  Le  contraste  des  résultats 
obtenus  par  les  deux  nations  ne  saurait  être 
méconnu  ;  car,  depuis  un  siècle ,  lar  paix  sociale 
s'est  affermie  en  Angleterre  pendant  qu'elle  s'af** 
faiblissait  en  France*  Le  contraste  des  causes 
qui  amènent  des  résultats  si  opposés  n'est  pas 
moins  évident. 

Les  Anglais  témoignent  en  toute  circonstance 
,  un  profond  respect  pour  la  loi  morale  du  Chris* 
tianisme.  Unis  par  la  vérité  suprême,  ils  ne  se 
divisent  pas  malgré  les  dissentiments  que  suscite 
la  corruption  inséparable  de  la  nature  humaine  : 
la  dose  d'erreur  qui  en  émane  a  des  limites  res- 
treintes ;  elle  ne  compromet  jamais  sérieusement 
les  sentiments  d'harmonie  et  de  tolérance.  Mal- 
gré l'essor  inouï  imprimé  aux  manufactures,  la 
vie  rurale  conserve  sa  prééminence  :  elle  four- 


CH.  61.  —  l'esprit  DB  la  CONSTITOTION  BRITANNIQUl  527 

nit,  pour  le  gouvernement  de  l'État  et  des  lo- 
calités ,  un  personnel  excellent ,  servant  à  titre 
gratuit,  responsable  de  ses  actes ,  constituant 
une  hiérarchie  naturelle ,  fondée  sur  le  travail  et 
la  vertu*  Les  gouvernants  de  cette  origine  sont 
intéressés  à  réprimer  la  corruption  :  ils  sont 
ingénieux  à  trouver^  par  voie  d'enquête,  les 
moyens  de  réforme  auprès  des  particuliers  corn- 
pétents. 

Il  en  est  autrement,  en  France,  pour  ces  quatre 
points  fondamentaux  de  toute  constitution  so- 
ciale. Les  lettrés,  usurpant  la  fonction  des  classes 
dirigeantes ,  prêchent  le  mépris  de  la  loi  morale 
et  la  remplacent  par  des  doctrines  incompatibles 
avec  tout  ordre  social.  L'erreur,  c'est  à-dire  la 
plus  dangereuse  forme  de  la  corruption,  engendre 
des  révolutions  sans  fin  :  les  hommes  de  proie  et  de 
violence  envahissent  périodiquement  le  pouvoir  ; 
ils  créent  des  partis  divisés  par  un  antagonisme 
ardent  et  par  un  aveugle  esprit  d'intolérance.  La 
bureaucratie  exerce  la  réalité  du  pouvoir,  sous 
l'autorité  nominale  de  gouvernants  qui,  pour  la 
plupart ,  sont  indignes  de  leur  situation  :  elle 
forme  une  caste  irresponsable  et,  en  consé- 
quence, elle  s'inspire  de  son  intérêt  plus  que 
de  ceux  du  public.  Les  hommes  investis  de  l'au- 
torité dans  de  telles  conditions  n'ont  point  à 
souffrir  de  la  corruption  :  loin  de  là ,  ils  en  tirent 
profit  et  se  complaisent  dans  les  abus;  pour  eux, 


528    UV.  VII,  1'*  PARTI!  —  LS  CHOIX  DES  MODÈLES 

Fart  de  gouverner  consiste  à  trouver  les  combi 
naisons  qui  masquent  le  besoin  de  réforme.      -^ 

Je  ne  reviens  point  ici  sur  les  maux  que  Toubl 
de  la  loi  morale  déchaîne  dans  la  vie  privée  : 
les  ai  suffisamment  décrits  dans  rintroducti(Mtf^^ 
et  dans  les  six  premiers  Livres.  Je  dois ,  au  con^, 
traire ,  insister  sur  les  trois  vices  qui ,  chez  nou$^ 
désorganisent  le  plus  la  vie  publique.  Je  com^;; 
mencerai  donc  la  deuxième  partie  de  ce  derniflC' 
Livre,  en  montrant  comment  nous  nous  éca^ 
tons  de  notre  modèle.  A  cet  effet,  je  décrirai  laC 
funestes  conséquences  entraînées,  depuis  1781 
pour  tous  nos  gouvernements ,  par  l'antagonisniÉ 
et  l'intolérance,  par  la  bureaucratie  et  l'irrespoih 
sabiUté ,  enfin  et  surtout  par  une  trompeuse  méh 
thode  de  réforme. 


1 


FIN    DU    TOME    TROISIEME 


SOMMAIRE 

DU     TOME     TROISIÈME 


Voir,  en  tête  du  Tome  premier  :  l'Avertissement  de 
la  l*'^  Édition  (1864);  la  Préface  de  la  4«  Édition 
(  1872  )  ;  l'Avertissement  des  Éditeurs  (  1872  )  ;  la  Table 
des  matières  contenues  dans  les  quatre  Tomes  et 
l'Observation  préliminaire  sur  les  renvois  intercalés 
Idans  le  texte. 

iiVRE  CINQUIÈME-  —  L Association y  ou  t Union  dans 

le  travail  et  la  vertu. 
ïuxième  partie.  —   Les   Corporations.   Pages   1 
à  124. 

TRE  SIXIÈME.  —  Les  Rapports  privés ,  ou  la  Eiérar- 
)hie  dans  le  travail  et  la  vertu.    Pages  125  à  230 

Livre  septième.  —  Le  gouvernement. 
liera  partie.  —  Le  choix  des  modèles.  Pages  231 
527. 

«r,  en  tête  du  Livre  cinquième  (2®  partie),  du 
sixième  et  du  Livre  septième  (l***  partie),  le 
so^Baire  abrégé  des  chapitres. 


7853. —  Tours,  impr.  mamb 


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BIBLIOTHEQUE  DE  LA  PAIX  SOCIALE 

Catalogue  au  i«r  mars  1878 

(Voir,  pour  plus  de  détails,  la  Pièce  X  annexée.) 


L 


i«  Section.  —  Ouvrages  de  M.  F.  Le  Play  et  des  collaborateurs 
qui,  en  appliquant  la  méthode  à  Tétude  des  familles,  ont  préparé 
rétude  des  sociétés. 

I.ES  omrRiE&s  europAens.  Ouvrage  couronné  en  1856  par  l'Académie 
des  Sciences  de  Paris.  Épuisé  depuis  1856.  —  1  vol.  in-folio;  Imprimerie 
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de  rOricnt.  =:  2«  livraison  (en  vente).  Tome  111.  —  Les  Ouvriers  du  Nord. 
=  3«  livraison  (en  vente).  Tome  IV.  —  Les  Ouvriers  de  l'Occident  (1^*  série. 
—  Populations  stables).  =  4«  livraison  (en  vente).  Tome  V.  — Les  Ouvriers 
de  l'Occident  (2*  série.  —  Populations  ébranlées).  =  5*  livraison.  Tome  VI.  — 
Les  Ouvriers  de  l'Occident  (3«  série.  Populations  désorganisées).  =  6*  livrai- 
son. Tome  1er.  —  La  Méthode  d'observation.  Prix  de  cnaqne  volume.    10  fr. 

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Question  sociale  et  l'Assemblée  nationale.  —  N»  5.  Les  principes  et 

LES    MOYENS  DU   SALUT   EN   FrANCB.  —   No    6.   La  PRESSE  PÉRIODIQUE   ET   LA 

Méthode.  —  No  7.  Puéludbs  aux  Unions  nationales  et  locales.  — 
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annuaire  de  l'économie  sociale  pour  1877  ET  1878.  —  Tome  m. 
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l'erreur  bous  l'ancien  régime  et  la  révolution.  —  Le  retour  à 
la  vérité  et  la  réforme.  —  1  petite  brochure  in -12  (1878);  —  Prix.    10  cent. 

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*  ''^r  Juhnstone,  membre  de  la  chambre  des  Communes  d'Angle- 

M.  F.  Le  Play 1  fr.  60 

1 —  . 


3  iilOS  Om  IHH  Q21 


DATE  DUE 

1                 1 

STANFORD  UNIVERSITY  LIBRARIES 

STAHFORD,  CALIFORHIA     94305-6004