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LA ROTISSERIE
DE LA
REINE PEDAUQUE
GALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
DU MEME AUTEUR
Format grand in-lS.
BALTHASAH l VOl.
LE CRIME DE SYLVESTRE BONNARD (OuVragC
couronne par l'Académie française) 1 —
l'étui de NACRE 1 —
HISTOIRE COMIQUE 1 —
LE JARDIN D'ÉPICURE l —
JOCASTE ET LE CHAT MAIGRE 1 —
LE LIVRE DK MON AMI 1 —
LE LYS ROUOE 1 —
LES OPINIONS DE M. JÉRÔME COIGNARD l —
LE PUITS DE SAINIE-CLAIRE i —
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE. ... 1 —
THAÏS 1 —
LA VIE LITTÉRAIRE 4 —
HISTOIRE CONTEMPORAlNt:
I . — l'orme DU MAIL 1 VOl.
II. — LE MANNEQUIN d'OSIER 1 —
III. — l'anneau d'améthyste 1 —
IV. — MONSIEUR BERGERETA PARIS 1 —
ÉDITION ILLUSTRÉE
CLio (Illustrations en couleurs de Mucha) 1 vol.
Droits de reprodaclioa et de tradaetion ' réservés pour toas las pays,
y compris la Suède, la Norvège et la Hollande.
704-05. — Coulommiers. Imp. Paul BRODARD. — 7 05.
LA ROTISSERIE
DE LA
REINE PÉDAUQUE
PAR
ANATOLE FRANGE
DE L ACADEMIE FRANÇAISE
PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, RUE AUBER, 3
LA ROTISSERIE .-
DE LA REINE PÉDAUQUE'
J'ai dessein de rapporter les rencontres
singulières de ma vie. Il y en a de belles et
d'étranges. En les remémorant, je doute moi-
même si je n'ai pas rêvé. J'ai connu un cab-
baliste gascon dont je ne puis dire qu'il était
sage, car il périt malheureusement, mais qui
me tint, une nuit, dans l'île aux Cygnes, des
discours sublimes que j'ai eu le bonheur de
retenir et le soin de mettre par écrit. Ces dis-
cours avaient trait à la magie et aux sciences
occultes; dont on est aujourd'hui fort entêté.
1. Le manuscrit original, d une belle écriture du xviii* siècle,
porte en sous-litre : Vte et opinions de M. l'abbé Jérôme Coi'
gnard. (note de l'éditeub.)
2 LA RÔTISSERIE DE LK REINE PÉDÀUQUE
On ne parle que de Rose-Croix*. Au reste, je
ne me flatte pas de tirer grand honneur de ces
révélations. Les uns diront que j'ai tout inventé
et que ce n'est pas la vraie doctrine; les autres
que je n'ai dit que ce que tout le monde savait.
J'avoue que je ne suis pas très instruit dans
la cabbale, mon maître ayant péri au début
de mon initiation. Mais le peu que j'ai appris
de son art me fait véhémentement soupçonner
que tout en est illusion, abus et vanité. Il
suffît, d'ailleurs, que la magie soit contraire à
la religion pour que je la repousse de toutes
mes forces. Néanmoins, je crois devoir m'ex-
pliquer sur un point de cette fausse science,
pour qu'on ne m'y juge pas plus ignorant en-
core que je ne le suis. Je sais que les cabba-
listes pensent généralement que les Sylphes, les
Salamandres, les Elfes, les Gnomes et les Gno-
mides naissent avec une âme périssable comme
leur corps et qu'ils acquièrent l'immortalité
par leur commerce avec les mages ^. Mon cab-
1. Ceci fut écrit dans la seconde moitié da xvm* siècle.
(note de l'éditeur.)
2. Cette opinion est soutenue notamment dans un petit livre
de 'abbé Montfaucon de Viliars: Le comte de Gabalis ou Entre-
tiens sur les sciences secrètes et mystérieuses suivant les prin-
cipes des anciem mages ou sages cabbalistes. Il y en a plu-
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 3
baliste enseignait, au contraire, que la vie
éternelle n'est le partage d'aucune créature,
soit terrestre, soit aérienne. J'ai suivi son
sentiment sans prétendre m'en faire juge.
Il avait coutume de dire que les Elfes tuent
ceux qui révèlent leurs mystères et il attri-
buait à la vengeance de ces esprits la mort de
M. l'abbé Coignard, qui fut assassiné sur la
route de Lyon. Mais je sais bien que cette
mort, à jamais déplorable, eut une cause plus
naturelle. Je parlerai librement des Génies de
l'air et du feu. Il faut savoir courir quelques
risques dans la vie, et celui des Elfes e?t ex-
trêmement petit.
J'ai recueilli avec zèle les propos de mon
bon maître, M. l'abbé Jérôme Coignard, qui
périt comme je viens de le dire. C'était un
homme plein de science et de piété. S'il avait
eu l'âme moins inquiète, il aurait égalé en
vertu M. l'abbé RoUin, qu'il surpassait de beau-
coup par l'étendue du savoir et la profondeur
de l'intelligence. Il eut du moins, dan les agi-
tations d'une vie troublée, l'avantage sur
sieura éditions. Je me contenterai de signaler celle d'Amsterdam
(chez Jacques Le Jeune, 1700, in-18, figures) qui contient une
econde partie, qui n'est pas dans l'édition originale, (note d»
L ÉDITEUR.)
4 LA RÔTISSERIE DE La RKINE PÉDAUQUE
M. RoUin de ne point tomber dans le jansé-
nisme. Car la solidité de son esprit ne se lais-
sait point ébranler par la violence des doctrines
téméraires, et je puis attester devant Dieu la
pureté de sa foi. Il avait une grande connais-
sance du monde, acquise dans la fréquentation
de toutes sortes de compagnies. Cette expé-
rience l'aurait beaucoup servi dans les histoires
romaines qu'il aurait sans doute composées,
à l'exemple de M. Rollin, si le loisir et le
temps ne lui eussent fait défaut, et si sa
vie eût été mieux assortie à son génie. Ce
que je rapporterai d'un si excellent homme
fera l'ornement de ces mémoires. Et comme
Aulu-Gelle, qui conféra les plus beaux endroits
des philosophes en ses Nuits attiques, comme
Apulée, qui mit dans sa Métamorphose les
meilleures fables des Grecs, je me donne un
travail d'abeille et je veux recueillir un miel
exquis. Je ne saurais néanmoins me flatter au
point de me croire l'émule de ces deux grands
auteurs, puisque c'est uniquement dans les
propres souvenirs de ma vie et non dans d'a-
bondantes lectures, que je puise toutes mes
richesses. Ce que je fournis de mon propre
fonds c'est la bonne foi. Si jamais quelque
curieux lit mes mémoires, il reconnaîtra qu'une
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 5
âme candide pouvait seule s'exprimer dans un
langage si simple et si uni. J'ai toujours passé
pour très naïf dans les compagnies où j'ai vécu.
Cet écrit ne peut que continuer cette opinion
après ma mort.
J'ai nom Elme-Laurent- Jacques Ménétrier.
Mon père, Léonard Ménétrier, était rôtisseur
rue Saint-Jacques à l'enseigne de la Reine Pé-
dauque, qui, comme on sait, avait les pieds
palmés à la façon des oies et des canards.
Son auvent s'élevait vis-à-vis de Saint-Benoît-
le-Bétourné, entre madame Gilles, mercière
aux Trois-Pucelles, et M. Blaizot, libraire à
YJmage Sainte-Catherine, non loin du Petit
Bacchus, dont la grille, ornée de pampres, fai-
sait le coin de la rue des Cordiers. Il m'aimait
beaucoup et quand, après souper, j'étais couché
dans mon petit lit, il me prenait la main, sou-
levait l'un après l'autre mes doigts, en com-
mençant par le pouce, et disait :
8 LÀ RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
— Celui-là l'a tué, celui-là 1 a plumé, celui-
là l'a fricassé, celui-là l'a mangé. Et le petit
Riquiqui, qui n'a rien du tout.
» Sauce, sauce, sauce, ajoutait-il en me
chatouillant, avec le bout de mon petit doigt,
le creux de la main.
Et il riait très fort. Je riais aussi en m'en-
dormant, et ma mère affirmait que le sourire
restait encore sur mes lèvres le lendemain
matin.
Mon père était bon rôtisseur et craignait
Dieu. C'est pourquoi il portait, aux jours de
fête, la bannière des rôtisseurs, sur laquelle
un beau saint Laurent était brodé avec son
gril et une palme d'or. Il avait coutume de
me dire :
— Jacquot, ta mère est une sainte et digne
femme.
C'est un propos qu'il se plaisait à répéter.
Et il est vrai que ma mère allait tous les
dimanches à l'église avec un livre imprimé
en grosses lettres. Car elle savait mal lire le
petit caractère qui, disait-elle, lui tirait les
yeux hors de la tête. Mon père passait, chaque
soir, une heure ou deux au cabaret du Petit
BacchuSj que fréquentaient Jeannette la viel-
leuse et Catherine la dentellière Et, chaque fois
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÊDAUQUE 9
qu'il en revenait un peu plus tard que de
coutume, il disait d'une voix attendrie en
mettant son bonnet de coton :
— Barbe, dormez en paix. Je le disais tantôt
encore au coutelier boiteux : Vous êtes une
sainte et digne femme.
J'avais six ans, quand, un jour, rajustant son
tablier, ce qui était en lui signe de résolution,
il me parla de la sorte :
— Mirant, notre bon chien, a tourné ma
broche pendant quatorze ans. Je n'ai pas de
reproche à lui faire. C'est un bon serviteur
qui ne m'a jamais volé le moindre morceau de
dinde ni d'oie. Il se contentait pour prix de
sa peine de lécher la rôtissoire. Mais il se fait
vieux. Sa patte devient raide, il n'y voit goutte
et ne vaut plus rien pour tourner la manivelle.
Jacquot, c'est à toi, mon fils, de prendre sa
place. Avec de la réflexion et quelque usage,
tu y réussiras sans faute aussi bien que lui.
Mirant écoulait ces paroles et secouait la
queue en signe d'approbation. Mon père pour-
suivit :
— Donc, assis sur cet escabeau, tu tourne-
ras la broche. Cependant, afin de te former l'es-
prit, tu repasseras ta Croix de Dieu, et quand,
par la suite, tu sauras lire toutes ies lellres
1.
10 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQDE
moulées, tu apprendras par cœur quelque livre
de grammaire ou de morale ou encore les
belles maximes de l'Ancien et Nouveau Testa-
ment. Car la connaissance de Dieu et la dis-
tinction du bien et du mal sont nécessaires
même dans un état mécanique, de petit renom
sans doute, mais honnête comme est le mien,
qui fut celui de mon pèr3 et qui sera le tien,
s'il plaît à Dieu.
A compter de ce jour, assis du matin au
soir, au coin de la cheminée, je tournai la
broche, ma Croix de Dieu ouverte sur mes ge-
noux. Un bon capucin, qui venait, avec son
sac, quêter chez mon père, m'aidait à épeler.
11 le faisait d'autant plus volontiers que mon
père, qui estimait le savoir, lui payait ses
leçons d'un beau morceau de dinde et d'un
grand verre de vin, tant qu'enfin le petit frère,
voyant que je formais assez bien les syllabes
et les mots, m'apporta une belle Vie de sainte
Marguerite, où il m'enseigna à lire couram-
ment.
Un jour, ayant posé, comme de coutume,
sa besace sur le comptoir, il vint s'asseoir près
de moi, et, chauffant ses pieds nus dans la
cendre du foyer, il me fit dire pour la centième
foi» •
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE i\
Pucelle sage, nette et fine,
Aide des femmes en gésine,
Ayez pitié de nous.
A ce moment, un homme d'une taille épaisse
et pourtant assez noble, vêtu de l'habit ecclé-
siastique, entra dans la rôtisserie et cria d'une
voix ample :
— Holàl l'hôte, servez-moi un bon morceau.
Il paraissait, sous ses cheveux gris, dans le
plein de l'âge et de la force. Sa bouche était
riante et ses yeux vifs. Ses joues un peu
lourdes et ses trois mentons descendaient ma-
jestueusement sur un rabat, devenu par sym-
pathie aussi gras que le cou qui s'y répandait.
Mon père, courtois par profession, tira son
bonnet et dit en s'inclinant :
— Si Voire Révérence veut se chauffer un
moment à mon feu, je lui servirai ce qu'elle
désire.
Sans se faire prier davantcige, l'abbé prit
place devant la cheminée à côté du capucin.
Entendant le bon frère qui lisait :
Pucelle sage, nette et fine,
Aide des femmes en gésine...,
il frappa dans ses mains et dit :
— Oh, l'oiseau rare! l'homme unique! Un
12 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
capucin qui sait lirel Eh! petit frère, com-
ment vous nommez-vous?
— Frère Ange, capucin indigne, répondit
mon maître.
Ma mère, qui de la chambre haute entendit
des voix, descendit dans la boutique, attirée
par la curiosité.
L'abbé la salua avec une politesse déjà fami-
lière et lui dit :
— Voilà qui est admirable, madame : Frère
Ange est capucin et il sait lirel
— Il sait même lire toutes les écritures,
répon jit ma mère.
Et, s'approchant du frère, elle reconnut
l'oraison de sainte Marguerite à l'image qui
représentait la vierge martyre, un goupillon à
la main.
— Cette prière, ajouta-t-elle, est difficile à
lire, parce que les mots en sont tout petits et
à peine séparés. Par bonheur, il suffît, dans
les douleurs, de se l'appliquer comme un em-
plâtre à l'endroit , où l'on ressent le plus de
mal, et elle opère de la sorte aussi bien et
mieux même que si on la récitait. J'en ai fait
l'épreuve, monsieur, lors de la naissance de
mon fils Jacquot, ici présent.
N'en doutez point, ma bonne dame,
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PEDAUQUE 13
répondit frère Ange : L'oraison de sainte Mar-
guerite est souveraine pour ce que vous dites,
à la condition expresse de faire l'aumône aux
capucins.
Sur ces mots, frère Ange vida le gobelet
que ma mère lui avait rempli jusqu'au bord,
jeta sa besace sur son épaule et s'en alla du
côté du Petit Bacchus.
Mon père servit un quartier de volaille à
l'abbé, qui, tirant de sa poche un morceau de
pain, un flacon de vin et un couteau dont le
manche de cuivre représentait le feu roi en
empereur romain sur une colonne antique,,
commença de souper.
Mais, à peine avait-il mis le premier mor-
ceau dans sa bouche, qu'il se tourna vers mon
père, et lui demanda du sel, surpris qu'on
ne lui eût point d'abord présenté la sa-
lière.
— Ainsi, dit-il, en usaient les anciens. Ils
offraient le sel en signe d'hospitalité. Ils pla-
çaient aussi des salières dans les temples, sur
la nappe des dieux.
Mon père lui présenta du sel gris dans le
sabot qui était accroché à la cheminée. L'abbé
en prit à sa convenance et dit :
— Les anciens considéraient le sel commet
14 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
l'assaisonnement nécessaire de tous les repas et
ils le tenaient en telle estime qu'ils appelaient
sel, par métaphore, les traits d'esprit qui don-
nent de la saveur au discours.
— Ah I dit mon père, en quelque estime
que vos anciens l'aient tenu, la gabelle au-
jourd'hui le met encore à plus haut prix.
Ma mère, qui écoutait en tricotant un bas de
laine, fut contente de placer son mot.
— Il faut croire, dit-elle, que le sel est une
bonne chose, puisque le prêtre en met un
grain sur la langue des enfants qu'on tient
sur les fonts du baptême. Quand mon Jac-
quot sentit ce sel sur sa langue, il fit la gri-
mace, car, tout petit qu'il était, il avait déjà
de l'esprit. Je parle, monsieur l'abbé, de mon
fils Jacques, ici présent.
L'abbé me regarda et dit :
— C'est maintenant un grand garçon. La
modestie est peinte sur son visage, et il lit
attentivement la Vie de sainte Marguerite.
— Oh ! reprit ma mère, il lit aussi l'orai-
son pour les engelures et la prière de saint
Hubert, que frère Ange lui a données, et l'his-
toire de celui qui a été dévoré, au faubourg
Saint-Marcel, par plusieurs diables, pour avoir
blasphémé le saint nom de Dieu.
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDADQUE 15
Mon père me regarda avec admiration, puis
il coula dans l'oreille de l'abbé que j'appre-
nais tout ce que je voulais, par une facilité
native et naturelle.
— Ainsi donc, répliqua l'abbé, le faut-il
former aux bonnes lettres, qui sont l'honneur
de l'homme, la consolation de la vie et le
remède à tous les maux, même à ceux de
l'amour, ainsi que l'affirme le poète Théocrite.
— Tout rôtisseur que je suis, répondit mon
père, j'estime le savoir et je veux bien croire
qu'il est, comme dit Votre Grâce, un remède à
l'amour. Mais je ne crois pas qu'il soit un
remède à la faim.
— Il n'y est peut-être pas un onguent
souverain, répondit l'abbé ; mais il y porte
quelque soulagement à la manière d'un baume
très doux, quoique imparfait.
Gomme il parlait ainsi, Catherine la dentel-
lière parut au seuil, le bonnet sur l'oreille et
son fichu très chiffonné. A sa vue, ma mère
fronça le sourcil et laissa tomber trois mailles
de son tricot.
— Monsieur Ménétrier, dit Catherine à mon
père, venez dire un mot aux sergents du guet.
Si vous ne le faites, ils conduiront sans faute
frère Ange en prison. Le bon frère est entré
16 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQDE
tantôt au Petit Bacchus^ où il a bu deux ou trois
pots qu'il n'a point payés, de peur, disait-il, de
manquer à la règle de saint François. Mais le
pis de l'affaire est que, me voyant sous la
tonnelle en compagnie, il s'approcha de moi
pour m'apprendre certaine oraison nouvelle.
Je lui dis que ce n'était pas le moment, et,
comme il devenait pressant, le coutelier boi-
teux, qui se trouvait tout à côté de moi, le
tira très fort par la barbe. Alors, frère Ange
se jeta sur le coutelier, qui roula à terre,
emportant la table et les brocs. Le cabaretier
accourut au bruit et, voyant la table culbutée,
le vin répandu et frère Ange, un pied sur la
tête du coutelier, brandissant un escabeau dont
il frappait tous ceux qui l'approchaient, ce
méchant hôte jura comme un diable et s'en fut
appeler la garde. Monsieur Ménétrier, venez
sans tarder, venez tirer le petit frère de la
main des sergents. C'est un saint homme et
il est excusable dans cette affaire.
Mon père était enclin à faire plaisir à
Catherine. Mais cette fois les paroles de la
dentellière n'eurent point l'effet qu'elle en
attendait. Il répondit net qu'il ne trouvait pas
d'excuse à ce capucin et qu'il lui souhaitait
uno bonne pénitence au pain et à l'eau, au
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 17
plus noir cul de basse-fosse du couvent don
il était l'opprobre et la honte.
Il s'échauffait en parlant :
— Un ivrogne et un débauché à qui jt
donne tous les jours du bon vin et de bons
morceaux et qui s'en va au cabaret lutiner des
guilledines assez abandonnées pour préférer
la société d'un coutelier ambulant et d'un
capucin à celle des honnêtes marchands jurés
du quartier ! Fi ! fi !
Il s'arrêta court à cet endroit de ses invec-
tives et regarda à la dérobée ma mère qui,
debout et droite contre l'escalier, poussait à
petits coups secs l'aiguille à tricoter.
Catherine, surprise par ce mauvais accueil,
dit sèchement .
— Ainsi, vous ne voulez pas dire une bonne
parole au cabaretier et aux sergents?
— Je leur dirai, si vous voulez, qu'ils em-
mènent le coutelier avec le capucin,
— Mais, fit-elle en riant, le coutelier est
votre ami.
— Moins mon ami que le vôtre, dit mon
père irrité. Un gueux qui tire la bricole et va
clochant !
— Ohl pour cela s'écria-t-elle, c'est bien vrai
qu'il cloche II cloche, il cloche, il cloche !
18 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
Et elle sortit de la rôtisserie, en éclatant de
rire.
Mon père, se tournant alors vers l'abbé, qui
grattait un os avec son couteau :
— C'est comme j'ai l'honneur de le dire à
Votre Grâce : chaque leçon de lecture et d'é-
criture que ce capucin donne à mon enfant, je
la paie d'un gobelet de vin et d'un fin mor-
ceau, lièvre, lapin, oie, voire géline ou chapon.
C'est un ivrogne et un débauché 1
— N'en doutez point, répondit l'abbé.
— Mais s'il ose jamais mettre le pied sur mon
seuil, je le chasserai à grands coups de balai.
— Ce sera bien fait, dit l'abbé. Ce capucin
est un âne, et il enseignait à votre fils bien
moins à parler qu'à braire. Vous ferez sage-
ment de jeter au feu cette Vie de sainte Cathe-
rine, cette prière pour les engelures et cette
histoire de loup-garou, dont le frocard empoi-
sonnait l'esprit de votre fils. Au prix où frère
Ange donnait ses leçons, je donnerai les
miennes; j'enseignerai à cet enfant le latin et
le grec, et même le français, que Voiture et
Balzac ont porté à sa perfection. Ainsi, par
une fortune doublement singulière et favorable,
ce Jacquot Tournebroche deviendra savant et
je mangerai tous les jours.
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDADQUE 19
— Topez là ! dit mon père. Barbe, apportez
deux gobelets. Il n'y a point d'affaire conclue
quand les parties n'ont pas trinqué en signe
d'accord. Nous boirons ici. Je ne veux de ma
vie remettre le pied au Petit Bacchus, tant ce
coutelier et ce moine m'inspirent d'éloigne-
ment.
L'abbé se leva, et, les mains posées sur le
dossier de sa chaise, dit d'un ton lent et grave :
— Avant tout, je remercie Dieu, créateur et
conservateur de toutes choses, de m'avoir con-
duit dans cette maison nourricière. C'est lui
seul qui nous gouverne, et nous devons recon-
naître sa providence dans les affaires humaines,
encore qu'il soit téméraire et parfois incongru
de l'y suivre de trop près. Car, étant univer-
selle, elle se trouve dans toutes sortes de ren-
contres, sublimes assurément pour la conduite
que Dieu y tient, mais obscènes ou ridicules
pour la part que les hommes y prennent, et
qui est le seul endroit par où elles nous appa-
raissent. Aussi, ne faut-il pas crier, à la façon
des capucins et des bonnes femmes, qu'on voit
Dieu à tous les chats qu'on fouette. Louons le
Seigneur ; prions-le de m'éclairer dans les
enseignements que je donnerai à cet enfant, et,
pour le reste, remettons-nous-en à sa sainte vo-
20 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PEDAUQUE
lonté, sans chercher à la comprendre par le
menu.
Puis, soulevant son gobelet, il but un grand
coup de vin.
— Ce vin, dit-il, porte dans l'économie du
corps humain une chaleur douce et salutaire.
C'est une liqueur digne d'être chantée à Téos
et au Temple, par les princes des poètes ba-
chiques, Anacréon et Chaulieu. J'en veux frotter
les lèvres de mon jeune disciple.
Il me mit le gobelet sous le menton et
s'écria :
— Abeilles de l'Académie, venez, venez vous
poser en harmonieux essaims sur la bouche,
désormais sacrée aux Muses, de Jacobus Tour-
nebroche.
— Oh I monsieur l'abbé, dit ma mère, il est
vrai que le vin attire les abeilles, surtout
quand il est doux. Mais il ne faut pas sou-
haiter que ces méchantes mouches se posent sur
les lèvres de mon Jacquot, car leur piqûre
est cruelle. Un jour que je mordais dans une
pêche, je fus piquée à la langue par une abeille
et je souffris les tourments de l'enfer. Je ne fus
soulagée que par un peu de terre, mêlée de sa-
live, que frère Ange me mît dans la bouche,
en récitant l'oraison de saint CAme.
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 21
L'abbé lui fit entendre qu'il parlait d'abeilles
au sens allégorique. Et mon père dit sur un
ton de reproche :
— Barbe, vous êtes une sainte et digne
femme, mais j'ai maintes fois remarqué que
vous aviez un fâcheux penchant à vous jeter
étourdiment dans les entretiens sérieux comme
un chien dans un jeu de quilles.
— Il se peut, répondit ma mère. Mais si
vous aviez mieux suivi mes conseils, Léonard,
vous vous en seriez bien trouvé. Je puis ne pas
connaître toutes les espèces d'abeilles, mais je
m'entends au gouvernement de la maison ot
aux convenances que doit garder dans ses
mœurs un homme d'âge, père de famille et
porte-bannière de sa confrérie.
Mon père se gratta l'oreille et versa du vin à
l'abbé qui dit en soupirant :
— Certes, le savoir n'est pas de nos jours
honoré dans le royaume de France comme il
l'était chez le peuple romain, pourtant dégénéré
de sa vertu première, au temps où la rhéto-
rique porta Eugène à l'Empire. Il n'est pas
rare de voir en notre siècle un habile homme
dans un grenier sans feu ni chandelle. Exem-
^lum ut tal'pa. J'en suis un exemple.
Il nous fit alors un récit de sa vie, que je
i:2 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQDB
l'apporterai tel qu'il sortit de sa bouche, à
cela près qu'il s'y trouvait des endroits que la
faiblesse de mon âge m'empêcha de bien en-
tendre, et, par suite, de garder dans ma mé-
moire. J'ai cru pouvoir les rétablir d'après les
confidences qu'il me fit plus tard quand il
m'acc.orda l'honneur de son amitié
— Tel que vous me voyez, dit-il, ou pour
mieux dire, tout autre que vous ne me voyez,
jeune, svelte, l'œil vif et les cheveux noirs, j'ai
enseigné les arts libéraux au collège de Beau-
vais, sous MM. Dugué, Guérin, Goffm et Baf-
fier. J'avais reçu les ordres et je pensais me
faire un grand renom dans les lettres. Mais une
femme renversa mes espérances. Elle se nom-
mait Nicole Pigoreau et tenait une boutique
de librairie à la Bible d'or, sur la place, devant
le collège. J'y fréquentais, feuilletant sans
cesse les livres qu'elle recevait de Hollande, et
aussi ces éditions bipontiques, illustrées de
notes, gloses et commentaires très savants.
J'étais aimable, madame Pigoreau s'en aperçut
24 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
pour mon malheur. Elle avait été jolie et sa-
vait plaire encore. Ses yeux parlaient. Un
jour, les Cicéron et les Tito Live, les Platon et
les Aristote, Thucydide, Polybe et Varron,
Épictète, Sénèque, Boèce et Cassiodore, Homère,'
Eschyle, Sophocle, Euripide, Plante et Térence,
Diodore de Sicile et Denys d'Halicarnasse,
saint Jean Chrysostôme et saint Basile, saint
Jérôme et saint Augustin, Erasme, Saumaise,
Turnèbe et Scaliger, saint Thomas-d'Aquin,
Saint-Bonaventure, Bossuet traînant Ferri à sa
suite, Lenain, Godefroy, Mézeray, Mainbourg,
Fabricius, le père Lelong et le père Pitou, tous
les poètes, tous les orateurs, tous les histo-
riens, tous les pères, tous les docteurs, tous
les théologiens, tous les humanistes, tous les
compilateurs, assemblés du haut en bas des
murs, furent témoins de nos baisers.
» — Je n'ai pu vous résister, me dit-elle,
n'en prenez pas une mauvaise opinion de moi.
* Elle m'exprimait son amour avec des trans-
ports inconcevables. Une fois, elle me fit es-
sayer un rabat et des manchettes de dentelle,
et trouvant qu'ils m'allaient à ravir, elle me
pressa de les garder. Je n'en voulus rien faire.
Mais comme elle s'irritait de mes refus, où
elle voyait une offense à l'amour, je consentis
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 25
à prendre ce qu'elle m'offrait, de peur de la
fâcher.
» Ma bonne fortune dura jusqu'au temps ou
je fus remplacé par un officier. J'en conçus
.uiï-violent dépit, et dans l'ardeur de me ven
ger, je fis savoir aux régents du collège que
je n'allais plus à la Bible d'or, de peur d'y voir
des spectacles propres à offenser la modestie
d'un jeune ecclésiastique. A vrai dire, je n'eus
pas à me féliciter de cet artifice. Car madame Pi-
goreau, apprenant comme j'en usais à son égard,
publia que je lui avais volé des manchettes et
un rabat de dentelle. Ses fausses plaintes al-
lèrent aux oreilles des régents qui firent fouiller
mon cotl're et y trouvèrent la parure, qui était
d'un assez grand prix. Ils me chassèrent, et
c'est ainsi que j'éprouvai, à l'exemple d'Hippo-
lyl^ et de Bellérophon, la ruse et la méchanceté
des femmes. Me trouvant dans la rue avec mes
hardes et mes cahiers d'éloquence, j'étais en
grand risque d'y mourir de faim, lorsque,
laissant le petit collet, je me recommandai à
un seigneur huguenot, qui me prit pour secré-
taire et me dicta des libelles sur la religion.
— Ah ! pour cela ! s'écria mon père, c'était
mal à vous, monsieur l'abbé. Un honnête
homme ne doit pas prêter la main à ces abo-
i
% LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
minations. Et, pour ma part, bien qu'ignorant
et de condition mécanique, je ne puis sentir
la vache à Colas.
— Vous avez raison, mon hôte, reprit l'abbé.
Cet endroit est le plus mauvais de ma vie.
C'est celui qui me donne le plus de repentir.
Mais mon homme était calviniste. Il ne m'em-
ployait qu'à écrire contre les luthériens et les
sociniens, qu'il ne pouvait souffrir, et je vous
assure qu'il m'obligea à traiter ces hérétiques
plus durement qu'on ne le fit jamais en Sor-
bonne.
— Amen, dit mon père. Les agneaux pais-
sent en paix, tandis que les loups se dévorent
entre eux.
L'abbé poursuivit son récit :
— Au reste, dit-il, je ne demeurai pas long-
temps chez ce seigneur, qui faisait plus de cas
des lettres d'Uîric de Hutten que des harangues
de Démosthène et chez qui on ne buvait que
de l'eau. Je fis ensuite divers métiers dont au-
cun ne me réussit. Je fus successivement col-
porteur, comédien, moine, laquais. Puis, repre-
nant le petit collet, je devins secrétaire de
l'évêque de Séez et je rédigeai le catalogue des
manuscrits précieux renfermés dans sa biblio-
thèque. Ce catalogue forme deux volumes in-
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 27
folio, qu'il plaça dans sa galerie, reliés en ma-
roquin rouge, à ses armes, et dorés sur tranches.
J'ose dire que c'est un bon ouvrage.
» Il n'aurait tenu qu'à moi de vieillir dans
l'étude et la paix auprès de monseigneur. Mais
j'aimais la chambrière de madame la baillive.
Ne m'en blâmez pas avec trop de sévérité.
Brune, grasse, vive, fraîche, saint Pacôme lui-
même l'eût aimée. Un jour, elle prit le coche
pour aller chercher fortune à Paris. Je l'y
suivis. Mais je n'y fis point mes affaires aussi
bien qu'elle fit les siennes. J'entrai, sur sa re-
commandation, au service de madame de Saint-
Ernest, danseuse de l'Opéra, qui, connaissant
mes talents, me chargea d'écrire, sous sa dic-
tée, un libelle contre mademoiselle Davilliers,
de qui elle avait à se plaindre. Je fus un
assez bon secrétaire, et méritai bien les cin-
quante écus qui m'avaient été promis. Le livre
fut imprimé à Amsterdam, chez Marc-Michel
Rey, avec un frontispice allégorique, et made-
moiselle Davilliers reçut le premier exemplaire
au moment où elle entrait en scène pour chan-
ter le grand air d'Armide. La colère rendit sa
voix rauque et tremblante. Elle chanta faux et
fut sifflée. Son rôle fini, elle courut avec sa
poudre et ses paniers chez l'intendant des me-
S8 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQDE
nus, qui n'avait rien à lui refuser. Elle se jeta
tout en larmes à ses pieds et cria vengeance.
On sut bientôt que le coup partait de madame
de Saint-Ernest.
» Interrogée, pressée, menacée, elle me dé-
nonça et je fus mis à la Bastille, où je restai
quatre ans. J')»^ trouvai quelque consolation
à lire Boèce et Cassiodore.
» Depuis j'ai tenu une échoppe d'écrivain
public au cimetière des Saints-Innocents et pr^té
aux servantes amoureuses une plume, qui de-
vait plutôt peindre les hommes illustres de
Rome et commenter les écrits des Pères. Je
gagne deux liards par lettre d'amour et c'est
un métier dont je meurs plutôt que je n'en
vis. Mais je n'oublie pas qu'Épictète fut esclave
et Pyrrhon jardinier.
» Tantôt j'ai reçu, par grand hasard, un écu
pour une lettre anonj^me. Je n'avais pas mangé
depuis deux jours. Aussi me suis-je mis tout
de suite en quête d'un traiteur. J'ai vu, de la
rue, votre enseigne enluminée et le feu de votre
cheminée, qui faisait flamber joyeusement les
vitres. J ai senti sur votre seuil une odeur dé-
licieuse. Je suis entré. Mon cher hôte, vous
connaissez maintenant ma vie.
— Je vois qu'elle est d'un brave homme
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 29
dit mon père, et, hors la vache à Colas, il n'y
a trop rien à y reprendre. Votre main ! Nous
sommes amis. Gomment vous appelez -vous ?
— Jérôme Goignard, docteur en théologie,
licencié es arts.
2.
Ce qu'il y a de merveilleux dans les affaires
humaines, c'est l'enchaînement des effets et des
causes. M. Jérôme Goignard avait bien raison
de le dire : A considérer cette suite bizarre de
coups et de contre-coups où s'entre-choquent
nos destinées, on est obligé de reconnaître que
Dieu, dans sa perfection, ne manque ni d'esprit
ni de fantaisie, ni de force comique; qu'il excelle
au contraire dans l'imbroglio comme en tout
le reste, et qu'après avoir inspiré Moïse, David
et les prophètes, s'il daignait inspirer M. Le
Sage et les poètes de la foire, il leur dicterait
les pièces les plus divertissantes pour Arlequin.
C'est ainsi que je devins latiniste parce que
frère Ange fut pris par les sergents et mis
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 31
en chartre ecclésiastique, pour avoir cissommé
un coutelier sous la tonnelle du Petit Bacchus.
M. Jérôme Coignard accomplit sa promesse. Il
me donna ses leçons, et, me trouvant docile et
intelligent, il prit plaisir à m'enseigner les let-
tres anciennes. En peu d'années il fit de moi
un assez bon latiniste.
J'ai gardé à sa mémoire une reconnaissance
qui ne finira qu'avec ma vie. On concevra
toute l'obligation que je lui ai, quand j'aurai
dit qu'il ne négligea rien pour former mon
cœur et mon âme en même temps que mon
esprit. Il me récitait les Maximes d'Epictète, les
Homélies de saint Basile et les Consolations de
Boèce. Il m'exposait, par de beaux extraits, la
philosophie des stoïciens; mais il ne la faisait
paraître dans sa sublimité que pour l'abattre
de plus haut devant la philosophie chrétienne.
Il était subtil théologien et bon catholique. Sa
foi demeurait entière sur les débris de ses plus
chères illusions et de ses plus légitimes espé-
rances. Ses faiblesses, ses erreurs, ses fautes,
qu'il n'essayait ni de dissimuler ni de colorer,
n'avaient point ébranlé sa confiance en la bonté
divine. Et, pour le bien connaître, il faut sa-
voir qu'il gardait le soin de son salut éternel
dans les occasions où il devait, en apparence,
32 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
s'en soucier le moins. Il m'inculqua les prin
cipes d'une piété éclairée. Il s'efforçait aussi
de m'altacher à la vertu et de me la rendre,
pour ainsi dire, domestique et familière par
des exemples tirés de la vie de Zenon.
Pour m'instruire des dangers du vice, il pui-
sait ses arguments dans une source plus voi-
sine, me confiant que, pour avoir trop aimé le
vin et les femmes, il avait perdu l'honneur de
monter dans une chaire de collège, en robe
longue et en bonnet carré.
A ces rares mérites il joignait la constance
et l'assiduité, et il donnait ses leçons avec une
exactitude qu'on n'eût pas attendue d'un
homme livré comme lui à tous les caprices
d'une vie errante et sans cesse emporté dans
les agitations d'une fortune moins doctorale
que picaresque. Ce zèle était l'effet de sa bonté
et aussi du goût qu'il avait pour cette bonne
rue Saint- Jacques, où il trouvait à satisfaire
tout ensemble les appétits de son corps et ceux
de son esprit. Après m'avoir donné quelque
profitable leçon en prenant un repas succulent,
il faisait un tour au Petit Bacchus et à Vlmage
Sainte-Catherine^ trouvant réunis ainsi dans un
petit espace de terre, qui était son paradis, du
vin frais et des livres.
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 33
Il était devenu l'hôte assidu de M. Blaizot,
le libraire, qui lui faisait bon accueil, bien qu'il
feuilletât tous les livres sans faire emplette
d'aucun. Et c'était un merveilleux spectacle de
voir mon bon maître, au fond de la boutique,
le nez enfoui dans quelque petit livre fraîche-
ment venu de Hollande et relevant la tête
pour disserter selon l'occurrence, avec la même
science abondante et riante, soit des plans de
monarchie universelle attribués au feu roj,,
soit des aventures galantes d'un financier et
d'une fille de théâtre. M. Blaizot ne se lassait
pas de l'écouter. Ce M. Blaizot était un petit
vieillard sec et propre, en habit et culotte
puce et bas de laine gris. Je l'admirais beau-
coup et je n'imaginais rien de plus beau au
monde que de vendre comme lui des livres,
à r Image Sainte-Catherine.
Un souvenir contribuait à revêtir pour moi
la boutique de M. Blaizot d'un charme mys-
térieux. C'est là qu'un jour, étant très jeune,
j'avais vu pour la première fois une femme
nue. Je la vois encore. C'était l'Eve d'une
Bible en estampes. Elle avait un gros ventre et
les jambes un peu courtes, et elle s'entrete-
nait avec le serpent dans un paysage hollandais.
Le possesseur de oîtte estampe m'inspira dès
34 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDADQUE
lors une considération qui se soutint par la
suite, quand je pris, grâce à M. Goignard, le
goût des livres.
A seize ans, je savais assez de latin et un
peu de grec. Mon bon maître dit à mon père :
— Ne pensez- vous point, mon hôte, qu'il
est indécent de laisser un jeune cicéronien en
habit de marmiton?
~ Je n'y avais pas songé, répondit mon
père.
— Il est vrai, dit ma mère, qn'il convien-
drait de donner à notre fils une veste de basin.
Il est agréable de sa personne, de bonnes ma-
nières et bien instruit. Il fera honneur à ses
habits.
Mon père demeura pensif un moment, puis
il demanda s'il serait bien séant à un rôtis-
seur de porter une veste de basin. Mais l'abbé
Goignard lui représenta que, nourrisson des
Muses, je ne deviendrais jamais rôtisseur, et
que les temps étaient proches où je porterais
le petit collet.
Mon père soupira en songeant que je ne
serais point, après lui, porte-bannière de la
confrérie des rôtisseurs parisiens. Et ma mère
devint toute ruisselante de joie et d'orgueil à
l'idée que son fils serait d'église.
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDALQUE 35
Le premier effet de ma veste de basin fut
le me donner de l'assurance et de m'encou-
rager à prendre des femmes une idée plus
complète que celle que m'avait donnée jadis
l'Eve de M. Blaizot. Je songeais raisonnable-
ment pour cela à Jeannette la vielleuse et à
Catherine la dentellière, que je voyais passer
vingt fois le jour devant la rôtisserie, montrant
quand il pleuvait une fine cheville et un petit
pied dont la pointe sautillait d'un pavé à
l'autre. Jeannette était moins jolie que Cathe-
rine. Elle était aussi moins jeune et moins
brave en ses habits. Elle venait de Savoie et
se coiffait en marmotte, avec un mouchoir à
carreaux qui lui cachait les cheveux. Mais elle
avait le mérite de ne point faire de façons et
d'entendre ce qu'on voulait d'elle avant qu'on
eût parlé. Ce caractère était extrêmement
convenable à ma timidité. Un soir, sous le
porche de Saint-Benoît-le-Bétourné, qui est
garni de bancs de pierre, elle m'apprit ce que
je ne savais pas encore et qu'elle savait depuis
longtemps. Mais je ne lui en fus pas aussi
reconnaissant que j'aurais dû, et je ne songeais
qu'à porter à d'autres plus jolies la science
qu'elle m'avait inculquée. Je dois dire, pour
excuser mon ingratitude, que Jeannette la
36 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
vielleuse n'attachait pas à ces leçons plus de
prix que je n'y donnais moi-même, et qu'elle
les prodiguait à tous les polissons du quartier.
Catherine était plus réservée dans ses façons ;
elle me faisait grand'peur et je n'osais pas lui
dire combien je la trouvais jolie. Ce qui redou-
blait mon embarras, c'est qu'elle se moquait
sans cesse de moi et ne perdait pas une occasion
de me taquiner. Elle me plaisantait de ce que
je n'avais pas de poil au menton. Cela me faisait
rougir et j'aurais voulu être sous terre. J'affec-
tais en la voyant un air sombre et chagrin.
Je feignais de la mépriser. Mais elle était bien
trop jolie pour que ce mépris fût véritable.
Cette nuît-là, nuit de l'Epiphanie et dix-
neuvième anniversaire de ma naissance, tandis
que le ciel versait avec la neige fondue une
froide humeur dont on élait pénétré jusqu'aux
os et qu'un vent glacial faisait grincer l'en-
seigne de la Reine Pédauque, un feu clair, par-
fumé de graisse d'oie, brillait dans la rôtisse-
rie et la soupière fumait sur la nappe blanche,
autour de laquelle M. Jérôme Goignard, mon
père et moi, étions assis. Ma mère, selon sa
coutume, se tenait debout derrière le maître
du logis, prête à le servir. Il avait déjà rem-
pli l'écuelle de l'abbé, quand, la porte s'étant
ouverte, nous vîmes frère Ange très pâle, le
nez rouge et la barbe ruisselante. Mon père
3
38 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
en leva de surprise sa cuiller à pot jusqu'aux
poutres enfumées du plancher.
La surprise de mon père s'expliquait aisé-
ment. Frère Ange, qui, une première fois, avait
disparu pendant six mois après l'assommade du
coutelier boiteux, était demeuré cette fois deux
ans entiers sans donner de ses nouvelles. Il
s'en était allé au printemps avec un âne chargé
de reliques, et le pis est qu'il avait emmené
Catherine habillée en béguine. On ne savait ce
qu'ils étaient devenus, mais il y avait vent au
Petit Bacchus que le petit frère et la petite sœur
avaient eu des démêlés avec i'official entre
Tours et Orléans. Sans compter qu'un vicaire
de Saint-Benoît criait comme un diable que
ce pendard de capucin lui avait volé son âne.
— Quoi, s'écria mon père, ce coquin n'est
pas dans un cul de basse-fosse? Il n'y a plus
de justice dans le royaume.
Mais frère Ange disait le Benedicite et faisait
le signe de la croix sur la soupière.
— Holà! reprit mon père, trêve de grimaces,
beau moine! Et confessez que vous passâtes
en prison d'église à tout le moins une des deux
années durant lesquelles on ne vit point dans
la paroisse votre face de Belzébuth. La rue
Saint-Jacques en était plus honnête, et le quar-
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 39
tier plus respectable. Ardez le bel Olibrius qui
mène aux champs l'âne d'autrui et la fille à
tout le monde.
— Peut-être, répondit frère Ange, les yeux
baissés et les mains dans ses manches, peut-
être, maître Léonard, voulez-vous parler de
Catherine, que j'eus le bonheur de convertir
et de tourner à une meilleure vie, tant et si
bien qu'elle souhaita ardemment de me suivre
avec les reliques que je portais et de faire
avec moi de beaux pèlerinages, notamment à la
Vierge noire de Chartres? J'y consentis à la
condition qu'elle prît un habit ecclésiastique.
Ce qu'elle fit sans murmurer.
— Taisez-vous 1 répondit mon père, vous
êtes un débauché. Vous n'avez point le res-
pect de votre habit. Retournez d'où vous venez
et allez voir, s'il vous plaît, dans la rue si la
reine Pédauque a des engelures.
Mais ma mère fit signe au frère de s'asseoir
sous le manteau de la cheminée, ce qu'il fit
tout doucement. >
— Il faut beaucoup pardonner aux capucins,
dit l'abbé, car ils pèchent sans malice.
Mon père pria M. Coignard de ne plus par-
ler de cette engeance, dont le seul nom lui
échauffait les oreilles.
40 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDADQUE
— Maître Léonard, dit l'abbé, la philosophie
induit l'âme à la clémence. Pour ma part,
j'absous volontiers les fripons, les coquins et
tous les misérables. Et même je ne garde pas
rancune aux gens de bien, quoiqu'il y ait
beaucoup d'insolence dans leur cas. Et si,
comme moi, maître Léonard, vous aviez fré-
quenté les personnes respectables, vous sauriez
qu'elles ne valent pas mieux que les autres
et qu'elles sont d'un commerce souvent moins
agréable. Je me suis assis à la troisième table
de M. l'évêque de Séez, et deux serviteurs,
vêtus de noir, s'y tenaient à mon côté : la
Contrainte et l'Ennui.
— Il faut convenir, dit ma mère, que les
valets de monseigneur portaient des noms fâ-
cheux. Que ne les nommait-il Champagne,
l'Olive ou Frontin, selon l'usage !
L'abbé reprit :
— Il est vrai que certaines personnes s'ar-
rangent aisément des incommodités qu'on
éprouve à vivre parmi les grands. Il y avait
à la deuxième table de M. l'évêque de Séez un
chanoine fort poli, qui demeura jusqu'à son
dernier moment sur le pied cérémonieux. Ap-
prenant qu'il était au plus mal, monseigneur
Talla voir dans sa chambre et le trouva à toute
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 41
extrémité: « Hélas 1 dit le chanoine, je de-
mande pardon à Votre Grandeur d'être obligé
de mourir devant Elle. — Faites, faites!
ne vous gênez point, » répondit monseigneur
avec bonté.
A ce moment, ma mère apporta le rôti et le
posa sur la table avec un geste empreint de
gravité domestique dont mon père fut ému,
car il s'écria brusquement et la bouche pleine :
— Barbe, vous êtes une sainte et digne
femme.
— Madame, dit mon bon maître, est en
effet comparable aux femmes fortes de l'Écri-
ture. C'est une épouse selon Dieu.
— Dieu merci! dit ma mère, je n'ai jamais
trahi la fidélité que j'ai jurée à Léonard Méné-
trier, mon mari, et je compte bien, mainte-
nant que le plus difficile est fait, n'y point
manquer jusqu'à l'heure de la mort. Je vou-
drais qu'il me gardât sa foi comme je lui garde
la mienne.
— Madame, j'avais vu, du premier coup
d'œil, que vous étiez une honnête femme, re-
partit l'abbé, car j'ai ressenti près de vous
une quiétude qui tenait plus du ciel que de
la terre.
Ma mère, qui était simple, mais point sotte,
i"! Ik BÔTISSERIE DE LÀ REINE PÉDAUQUE
entendit fort bien ce qu'il voulait dire et lui
répliqua que, s'il l'avait connue vingt ans en
çà, il l'aurait trouvée toute autre qu'elle n'était
devenue dans cette rôtisserie, où sa bonne
mine s'en était allée au feu des broches et à
la fumée des écuelles. Et, comme elle était
piquée, elle conta que le boulanger d'Anneau
la trouvait assez à son goût pour lui offrir des
gâteaux chaque fois qu'elle passait devant son
four. Elle ajouta vivement qu'au reste, il n'est
fille ou femme si laide qui ne puisse mal faire
quand l'envie lui en prend.
— Cette bonne femme a raison, dit mon
père. Je me rappelle qu'étant apprenti dans
la rôtisserie de VOie Royale, proche la porte
Saint -Denis, mon patron, qui était en ce
temps-là porte-bannière de la confrérie, comme
je le suis aujourd'hui, me dit : « Je ne serai
jamais cocu, ma femme est trop laide ». Cette
parole me donna l'idée de faire ce qu'il croyait
impossible. J'y réussis, dès le premier essai,
un matin qu'il était à la Vallée. Il disait vrai :
sa femme était bien laide ; mais elle avait de
l'esprit et elle était reconnaissante.
A cette anecdote, ma mère se fâcha tout de
bon, disant que ce n'étaient point là des
propos qu'un père de famille dût tenir à sa
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 43
femme et à son fils, s'il voulait garder leur
estime.
M. Jérôme Goignard, la voyant toute rouge
de colère, détourna la conversation avec une
adroite bonté. Interpellant de façon soudaine
le frère Ange qui, les mains dans ses man-
ches, se tenait humblement au coin du feu :
— Petit frère, lui dit-il, quelles reliques
portiez-vous sur l'âne du second vicaire, en
compagnie de sœur Catherine ? N'était-ce point
voire culotte que vous donniez à baiser aux
dévotes, sur l'exemple d'un certain cordelier
dont Henry Estienne a conté l'aventure?
— Ah 1 monsieur l'abbé, répondit frère Ange
de l'air d'un martyr qui souffre pour la vérité,
ce n'était point ma culotte, mais un pied de
saint Eustache.
— - Je l'eusse juré, si ce n'était péché, s'écria
l'abbé en agitant un pilon de volaille. Ces
capucins vous dénichent des saints que les
bons auteurs, qui ont traité de l'histoire ecclé-
siastique, ignorent. Ni Tillemont, ni Fleury
ne parlent de ce saint Eustache, à qui l'on
eut bien tort de dédier une église de Paris,
quand il est tant de saints reconnus par les
écrivains dignes de foi, qui attendent encore
un tel honneur. La vie de cet Eustache est
44 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
un tissu de fables ridicules. Il en est de même
de celle de sainte Catherine, qui n'a jamais
existé que dans l'imagination de quelque mé-
chant moine byzantin. Je ne la veux pourtant
pas trop attaquer parce qu'elle est la patronne
des écrivains et qu'elle sert d'enseigne à la
boutique du bon M. Blaizot, qui est le lieu le
plus délectable du monde.
— J'avais aussi, reprit tranquillement le petit
frère, une côte de sainte Marie l'Égyptienne.
— Ah! ah! pour celle-là, s'écria l'abbé en
jetant son os par la chambre, je la tiens pour
très sainte, car elle donna dans sa vie un bel
exemple d'humilité.
» Vous savez, madame, ajouta-t-il en tirant
ma mère par la manche, que sainte Marie
l'Égyptienne, se rendant en pèlerinage au tom-
beau de Notre Seigneur, fut arrêtée par une
rivière profonde, et que, n'ayant pas un denier
pour passer le bac, elle offrit son corps en
paiement aux bateliers. Qu'en dites-vous, ma
bonne dame?
Ma mère demanda d'abord si l'histoire était
bien vraie. Quand on lui donna l'assurance
qu'elle était imprimée dans les livres et peinte
sur une fenêtre de l'église de la Jussienne,
elle la tint pour véritable.
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 45
— Je pense, dit-elle, qu'il faut être aussi
sainte qu'elle pour en faire autant sans pécher.
Aussi, ne m'y risquerais-je point.
— Pour moi, dit l'abbé, d'accord avec les
docteurs les plus subtils, j'approuve la conduite
de cette sainte. Elle est une leçon aux honnêtes
femmes, qui s'obstinent avec trop de superbe
dans leur altière vertu. Il y a quelque sen-
sualisme, si Ton y songe, à donner trop de
prix à la chair et à garder avec un soin
excessif ce qu'on doit mépriser. On voit des
matrones qui croient avoir en elles un trésor
à garder et qui exagèrent visiblement l'intérêt
que portent à leur personne Dieu et les anges.
Elles se croient une façon de Saint-Sacrement
naturel. Sainte Marie l'Égyptienne en jugeait
mieux. Bien que jolie et faite à ravir, elle
estima qu'il y aurait trop de superbe à s'arrê-
ter dans son saint pèlerinage pour une chose
indifférente en soi et qui n'est qu'un endroit
à mortifier, loin d'être un joyau précieux. Elle
le mortifia, madame, et elle entra de la sorte,
par une admirable humilité, dans la voie de
la pénitence où elle accomplit des travaux
merveilleux.
— Monsieur l'abbé, dit ma mère, je ne vous
entends point. Vous êtes trop savant pour moi.
3.
46 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQIÎB
— Cette grande sainte, dit frère Ange, est
peinte au naturel dans la chapelle de mon
couvent, et tout son corps est couvert, par la
grâce de Dieu, de poils longs et épais. On en
a tiré des portraits dont je vous apporterai un
tout béni, ma bonne dame.
Ma mère attendrie lui passa la soupière sur
le dos du maître. Et le bon frère, assis dans
la cendre, se trempa la barbe en silence dans
le bouillon aromatique.
— C'est le moment, dit mon père, de
déboucher une de ces bouteilles, que je tiens
en réserve pour les grandes fêtes, qui sont la
Noël, les Rois et la Saint-Laurent. Rien n'est
plus agréable que de boire du bon vin, quand
on est tranquille chez soi, et à l'abri des
importuns.
A peine avait-il prononcé ces paroles, que
la porte s'ouvrit et qu'un grand homme noir
aborda la rôtisserie, dans une rafale de neige
et de vent.
— Une Salamandre ! une Salamandre I s'é-
criait-il.
Et, sans prendre garde à personne, il se
pencha sur le foyer dont il fouilla les tisons
du bout de sa canne, au grand dommage de
frère Ange, qui, avalant des cendres et des
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDADQUE 47
charbons avec son potage, toussait à rendre
l'ârae. Et l'homme noir remuait encore le feu,
en criant : « Une Salamandre!,.. Je vois une
Salamandre », tandis que la flamme agitée
faisait trembler au plafond son ombre en
forme de grand oiseau de proie.
Mon père était surpris et même choqué des
façons de ce visiteur. Mais il savait se con-
traindre. Il se leva donc, sa serviette sous le
bras, et, s'étant approché de la cheminée, il
se courba vers l'âtre, les deux poings sur les
cuisses.
Quand il eut suffisamment considéré son
foyer bouleversé et frère Ange couvert de
cendres :
— Que Votre Seigneurie m'excuse, dit-il, je
ne vois ici qu'un méchant moine et point de
Salamandre.
» Au demeurant, j'en ai peu de regret, ajouta
mon père. Car, à ce que j'ai ouï dire, c'est
une vilaine bête, velue et cornue, avec de
grandes griffes.
— Quelle erreur! répondit l'homme noir,
les Salamandres ressemblent à des femmes,
ou, pour mieux dire, à des Nymphes, et elles
sont parfaitement belles. Mais je suis bien
simple de vous demander si vous apercevez
48 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
celle-ci. Il faut être philosophe pour voir une
Salamandre, et je ne pense pas qu'il y ait des
philosophes dans cette cuisine.
— Vous pourriez vous tromper, monsieur,
dit l'abbé Coignard. Je suis docteur en théo-
logie, maître es arts ; j'ai assez étudié les mora-
listes grecs et latins, dont les maximes ont
fortifié mon âme dans les vicissitudes de ma
vie, et j'ai particulièrement appHqué Boèce,
comme un topique, aux maux de l'existence.
Et voici près de moi Jacobus Tournebroche,
mon élève, qui sait par cœur les sentences de
Publius Syrus.
L'inconnu tourna vers l'abbé des yeux jaunes,
qui brillaient étrangement sur un nez en bec
d'aigle, et s'excusa, avec plus de politesse que
sa mine farouche n'en annonçait, de n'avoir
pas tout de suite reconnu une personne de
mérite.
— Il est extrêmement probable, ajouta-t-il,
que cette Salamandre est venue pour vous ou
pour votre élève. Je l'ai vue très distincte-
ment de la rue en passant devant cette rôtis-
serie. Elle serait plus apparente si le feu était
plus vif. C'est pourquoi il faut tisonner vive-
ment dès qu'on croit qu'une Salamandre est
dans la cheminée.
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PEDAUQOE 49
Au premier mouvement que l'inconnu fit
pour remuer de nouveau les cendres, frère
Ange, inquiet, couvrit la soupière d'un pan de
sa robe et ferma les yeux.
— Monsieur, poursuivit l'homme à la Sala-
mandre, souffrez que votre jeune élève ap-
proche du foyer et dise s'il ne voit pas quel-
que ressemblance d'une femme au-dessus des
flammes.
En ce moment, la fumée qui montait sous
la hotte de la cheminée se recourbait avec une
grâce particulière et formait des rondeurs qui
pouvaient simuler des reins bien cambrés, à
la condition qu'on y eût l'esprit extrêmement
tendu. Je ne mentis donc pas tout à fait
en disant que, peut-être, je voyais quelque
chose.
A peine avais-je fait cette réponse que l'in-
connu, levant son bras démesuré, me frappa
du poing l'épaule si rudement que je pensai
en avoir la clavicule brisée.
— Mon enfant, me dit-il aussitôt, d'une
voix très douce, en me regardant d'un air de
bienveillance, j'ai dû faire sur vous cette forte
impression, afin que vous n'oubliiez jamais que
vous avez vu une Salamandre. C'est signe que
vous êtes destiné à devenir un savant et, peut-
50 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
être, un mage. Aussi bien votre figure me fai-
sait-elle augurer favorablement de votre intei
ligence.
— Monsieur, dit ma mère, il apprend
tout ce qu'il veut, et il sera abbé s'il plaît à
Dieu.
M. Jérôme Coignard ajouta que j'avais tiré
quelque profit de ses leçons et mon père
demanda à l'étranger si sa Seigneurie ne vou-
lait pas manger un morceau.
— Je n'en ai nul besoin, dit l'homme, et il
m'est facile de passer un an et plus sans pren-
dre aucune nourriture, hors un certain élixir
dont la composition n'est connue que des phi-
losophes. Cette faculté ne m'est point particu-
lière ; elle est commune à tous les sages, et
l'on sait que l'illustre Cardan s'abstint de tout
aliment pendant plusieurs années, sans être
incommodé. Au contraire, son esprit acquit
pendant ce temps une vivacité singulière. Tou-
tefois, ajouta le philosophe, je mangerai de
ce que vous m'offrirez, à seule fin de vous
complaire.
Et il s'assit sans façon à notre table. Dans
le même moment, frère Ange poussa sans
bruit un escabeau entre ma chaise et celle de
mon maître et s'y coula à point pour recevoir
LA RÔTISSERIE DE LA AËINi!, PÈUAUQUE 51
sa part du pâté de perdreaux que ma mère
venait de servir.
Le philosophe ayant rejeté son manteau sur
le dossier de sa chaise, nous vîmes qu'il avait
des boutons de diamant à son habit. 11 demeu-
rait songeur. L'ombre de son nez descendait
sur sa bouche, et ses joues creuses rentraient
dans ses mâchoires. Son humeur sombre
gagnait la compagnie. Mon bon maître lui-
même buvait en silence. On n'entendait plus
que le bruit que faisait le petit frère en
mâchant son pâté.
Tout à coup, le philosophe dit :
— Plus j'}^ songe et plus je me persuade
que cette Salamandre est venue pour ce jeune
garçon.
Et il me désigna de la pointe de son cou-
teau.
— Monsieur, lui dis-je, si les Salamandres
sont vraiment telles que vous le dites, c'est
bien de l'honneur que celle-ci me fait, et je lui
ai beaucoup d'obligation. Mais, à vrai dire,
je l'ai plutôt devinée que vue, et cette pre-
mière rencontre a éveillé ma curiosité sans la
satisfaire.
Faute de parler à soû aise, mon bon maître
éloufîaiL
f2 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
— Monsieur, dit-il tout à coup au philo-
phe, avec un grand éclat : J'ai cinquante et
un ans, je suis licencié es arts et docteur
en théologie ; j'ai lu tous les auteurs grecs
et latins qui n'ont point péri par l'injure
du temps ou la malice de l'homme, et je
n'y ai point vu de Salamandre, d'où je
conclus raisonnablement qu'il n'en existe
point.
— Pardonnez-moi, dit frère Ange à demi
étouffé de perdreau et d'épouvante. Pardonnez-
moi. Il existe malheureusement des Salaman-
dres, et un père jésuite dont j'ai oublié le nom
a traité de leurs apparitions. J'ai vu moi-même,
en un lieu nommé Saint-Claude, chez des
villageois, une Salamandre dans une chemi-
née, tout contre la marmite. Elle avait une tête
de chat, un corps de crapaud et une queue de
poisson. J'ai jeté une potée d'eau bénite sur
cette bête et aussitôt elle s'est évanouie dans
les airs avec un bruit épouvantable comme de
friture et au milieu d'une fumée très acre, dont
j'eus, peu s'en faut, les yeux brûlés. Et ce que
je dis est si véritable que pendant huit jours,
pour le moins, ma barbe en sentit le roussi,
ce qui prouve mieux que tout le reste la nature
maligne de cette bête.
LA ROTISSERIE OB LÀ REINE PÉDAUQUE 53
. — Vous VOUS moquez de nous, petit frère,
dit l'abbé, votre crapaud à tête de chat n'est
pas plus véritable que la Nymphe de monsieur
qiie voici. Et, de plus, c'est une invention
dégoûtante.
Le philosophe se mit à rire.
— Le frère Ange, dit-il, n'a pu voir la Sala-
mandre des sages. Quand les Nymphes du
feu rencontrent des capucins, elles leur tour-
nent le dos.
— Oh ! oh 1 dit mon père en riant très fort,
un dos de Nymphe, c'est encore trop bon pour
un capucin.
Et, comme il était de bonne humeur, il
envoya une grosse tranche de pâté au petit
frère.
Ma mère posa le rôti au milieu de la table
et elle en prit avantage pour demander si les
Salamandres étaient bonnes chrétiennes, ce
dont elle doutait, n'ayant jamais ouï dire
que les habitants du feu louassent le Sei-
gneur.
— Madame, répondit l'abbé, plusieurs théo-
logiens de la Compagnie de Jésus ont reconnu
l'existence d'un peuple d'incubes et de succu-
bes, qui ne sont point proprement des démons,
puisqu'ils ne se laissent jjas mettre en déroute
54 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
par une aspersion d'eau bénite et qui n'ap-
partiennent pas à l'église triomphante, car des
esprits glorieux n'eussent point, comme il s'est
vu à Pérouse, tenté de séduire la femme d'un
boulanger. Mais, si vous voulez mon avis, ce
sont là plutôt les sales imaginations d'un cafard
que les vues d'un docteur. Il faut haïr ces
diableries ridicules et déplorer que des fils de
l'Eglise, nés dans la lumière, se fassent du
monde et de Dieu une idée moins sublime que
celle qu'en formèrent un Platon ou un Cicéron,
dans les ténèbres du paganisme. Dieu, j'ose
le dire, est moins absent du Songe de Scipion
que de ces noirs traités de démonologie dont
les auteurs se disent chrétiens et catholiques.
— Monsieur l'abbé, prenez-y garde, dit le
philosophe. Votre Cicéron parlait avec abon-
dance et facilité, mais c'était un esprit banal,
et il n'était pas beaucoup avancé dans les
sciences sacrées. Avez- vous jamais ouï parler
d'Hermès Trismégiste et de la Table d'Éme-
raude?
— Monsieur, dit l'abbé, j'ai trouvé un très
vieux manuscrit de la Table d'Émeraude dans
la bibliothèque de M. l'évêque de Séez, et je
l'aurais déchiffré un jour ou l'autre sans la
chambrière de madame la' bailli ve qui s'en fut
LA RÔTISSERIE DE LA BEINE PÉDAUQtJE 55
à Paris chercher fortune et me fit monter dans
le coche avec elle. Il n'y eut point là de sor-
cellerie, monsieur le philosophe, et je n'obéis
qu'à des charmes naturels:
Non facit hoc verbis ; fade tenerisque lacertis
Devovet et flavis nostra puella comis.
— C'est une nouvelle preuve, dit le philo-
sophe, que les femmes sont grandes ennemies
de la science. Aussi le sage doit-il se garder
de tous rapports avec elles.
— Même en légitime mariage? demanda
mon père.
— Surtout en légitime mariage, répondit le
philosophe.
— Hélas ! demanda encore mon père, que
reste-t-il donc à vos pauvres sages, quand ils
sont d'humeur à Fire un peu ?
Le philosophe dit :
— Il leur reste les Salamandres.
A ces mots, frère Ange leva de dessus son
assiette un nez épouvanté.
— Ne parlez pas ainsi, mon bon monsieur,
murmura-t-il ; au nom de tous les saints de
mon ordre, ne parlez pas ainsi I Et ne perdez
point de vue que la Salamandre n'est autre
que le diable, qui revêt, comme on sait, les
56 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDADQITK
formes les plus diverses, tantôt agréables,
quand il parvient à déguiser sa laideur natu-
relle, tantôt hideuses, s'il laisse voir sa vraie
constitution.
— Prenez garde à votre tour, frère Ange,
répondit le philosophe; et puisque vous crai-
gnez le diable, ne le fâchez pas trop et ne
l'excitez pas contre vous par des propos incon-
sidérés. Vous savez que le vieil Adversaire, que
le grand (Contradicteur garde, dans le monde
spirituel, une telle puissance, que Dieu même
compte avec lui. Je dirai plus : Dieu, qui le
craignait, en a fait son homme d'affaires. Mé-
fiez-vous, petit frère; ils s'entendent.
En écoutant ce discours, le pauvre capucin
crut ouïr et voir le diable en personne, à qui
l'inconnu ressemblait précisément par ses yeux
de feu, son nez crochu, son teint noir et toute
sa longue et maigre personne. Son âme, déjà
étonnée, acheva de s'abîmer dans une sainte
terreur. Sentant sur lui la griffe du Malin, il
se mit à trembler de tous ses membres, coula
dans sa poche ce qu'il put ramasser de bons
morceaux, se leva tout doucement et gagna la
porte à reculons, en marmonnant des exor-
cismes.
Le philosophe n'y prit pas garde. 11 tira de
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 57
sa veste un petit livre couvert de parchemin
racorni, qu'il tendit tout ouvert à mon bon
maître et à moi. C'était un vieux texte grec,
plein d'abréviations et de ligatures, et qui me
fit tout d'abord l'effet d'un grimoire. Mais
M. l'abbé Coignard ayant chaussé ses besicles et
placé le livre à la bonne distance, commença
de lire aisément ces caractères, plus semblables
à des pelotons de fil à demi dévidés par un
chat, qu'aux simples et tranquilles lettres de
mon saint Jean-Ghrysostôme où j'apprenais la
langue de Platon et de l'Évangile. Quand il
eut terminé sa lecture :
— Monsieur, dit-il, cet endroit s'entend de
cette sorte : « Ceux qui sont instruits farmi les
Égyptiens apprennent avant tout les lettres appe-
lées épistolographiqueSy en second lieu rhiératique^
dont se servent les hiérogrammates, et enfin Vhiéro-
glyphique. »
Puis, tirant ses besicles et les secouant d'un
air de triomphe :
— Ah ! ah ! monsieur le philosophe, ajouta-
t-il, on ne me prend pas sans vert. Ceci est
tiré du cinquième livre des Stromates, dont
l'auteur. Clément d'Alexandrie, n'est point
inscrit au martyrologe, pour diverses raisons
que S. S, Benoît XI a savamment déduites, et
58 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
dont la principale est que ce Père errait sou-
vent en matière de foi. Cette exclusion doit
lui être médiocrement sensible, si l'on consi-
dère quel éloignement philosophique, durant
sa vie, lui inspirait le martyre. 11 y préférait
l'exil et avait soin d'épargner un crime à ses
persécuteurs, car c'était un fort honnête
homme. Il écrivait avec élégance; son génie
était vif, ses mœurs étaient pures, et même
austères. Il avait un goût excessif pour les
allégories et pour la laitue.
Le philosophe étendit le bras, qui, s'allon-
geant d'une manière prodigieuse, autant du
moins qu'il me parut, traversa toute la table
pour reprendre le livre des mains de mon sa-
vant maître.
— Il suffît, dit-il en remettant les Stromates '
dans sa poche. Je vois, monsieur l'abbé, que
vous entendez le grec. Vous avez assez bien
rendu ce passage, du moins quant au sens
vulgaire et littéral. Je veux faire votre fortune
et celle de votre élève. Je vous emploierai tous
deux à traduire, dans ma maison, des textes
grecs que j'ai reçus d'Egypte.
Et se tournant vers mon père :
— Je pense, monsieur le rôtisseur, que vous
consentirez à me donner votre fils pour que
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 59
j en fasse un savant et un homme de bien. S'il
en coûte trop à votre amour paternel de me
l'abandonner tout à fait, j'entretiendrai de
mes deniers un marmiton pour le remplacer
dans votre rôtisserie.
— Puisque votre Seigneurie l'entend ainsi
répondit mon père, je ne l'empêcherai point
de faire du bien à mon fils.
— A condition, dit ma mère, que ce ne soit
point aux dépens de son âme. 11 faut me jurer,
monsieur, que vous êtes bon chrétien.
— Barbe, lui dit mon père, vous êtes une
sainte et digne femme, mais vous m'obligez à
faire des excuses à ce seigneur sur votre im-
politesse, qui provient moins, à la vérité, de
votre naturel qui est bon que de votre éduca-
tion négligée.
— Laissez parler cette bonne femme, dit le
philosophe, et qu'elle se tranquillise, je suis un
homme très religieux.
— Voilà qui est bon I dit ma mère. Il faut
adorer le saint nom de Dieu.
— J'adore tous ses noms, ma bonne dame,
car il en a plusieurs. Il se nomme Adonaï, Te-
tragrammaton, Jehovah, Otheos, Athanatos et
Schyros. Et il a beaucoup d'autres noms encore.
— Je n'en savais rien, dit ma mère. Mais ce
60 LA RÔTISSERIE DE lA REINE PÉDAUQDE
que vous en dites, monsieur, ne me surprend
pas; car j'ai remarqué que les personnes de
condition portaient beaucoup plus de noms que
les gens du commun. Je suis native d'Auneau,
proche la ville de Chartres, et j'étais bien petite
quand le seigneur du village vint à trépasser
de ce monde à l'autre; or je me souviens très
bien que, lorsque le héraut cria le décès du
défunt seigneur, il lui donna autant de noms,
peu s'en faut, qu'il s'en trouve dans les lita-
nies des saints. Je crois volontiers que Dieu a
plus de noms que le seigneur d'Auneau, puis-
qu'il est d'une condition encore plus haute. Les
gens instruits sont bien heureux de les savoir
tous. Et, si vous avancez mon fils Jacques dans
cette connaissance, je vous en aurai, monsieur,
beaucoup d'obligation.
— C'est donc une affaire entendue, dit le
philosophe. Et vous, monsieur l'abbé, il ne
vous déplaira pas sans doute de traduire du
grec ; moyennant salaire, s'entend.
Mon bon maître qui rassemblait depuis
quelques moments les rares esprits de sa cer-
velle qui n'étaient point déjà mêlés désespéré-
ment aux fumées des vins, remplit son go-
belet, se leva et dit :
— Monsieur le philosophe, j'accepte de grand
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 61
cœur vos offres généreuses. Vous êtes un mor-
tel magnifique; je m'honore, monsieur, d'être
à vous. Il y a deux meubles que je tiens en
haute estime, c'est le lit et la table. La table qui,
tour à tour chargée de doctes livres et de mets
succulents, sert de support à la nourriture du
corps et à celle de l'esprit; le lit, propice au
doux repos comme au cruel amour. C'est as-
surément un homme divin qui donna aux fils
de Deucalion le lit et la table. Si je trouve
chez vous, monsieur, ces deux meubles pré-
cieux, je poursuivrai votre nom, comme celui
de mon bienfaiteur, d'une louange immortelle
et je vous célébrerai dans des vers grecs et
latins de mètres divers.
Il dit, et but un grand coup de vin.
— Voilà donc qui est bien, reprit le philo-
sophe. Je vous attends tous deux demain matin
chez moi. Vous suivrez la route de Saint-Ger-
main jusqu'à la croix des Sablons. Du pied
de cette croix vous complerez cent pas en al-
lant vers l'Occident et vous trouverez une pe-
tite porte verte dans un mur de jardin. Vous
soulèverez le marteau qui est formé d'une fi-
gure voilée tenant un doigt sur la bouche.
Au vieillard qui vous ouvrira cette porte vous
demanderez M. d'Astarac.
62 lA RÔTISSERIE DK LA REINE PêOAUQITE
— Mon fils, me dit mon bon maître, en me
tirant par la manche, rangez tout cela dans
votre mémoire, mettez-y croix, marteau et le
reste, afin que nous puissions trouver demain
cette porte fortunée. Et vous, monsieur le
Mécène...
Mais le philosophe était déjà parti sans qu*^
(.lersonne l'eût vu sortir.
Le lendemain, nous cheminions de bonne
heure, mon maître et moi, sur la route do
Saint-Germain. La neige qui couvrait la terre,
sous la lumière rousse du ciel, rendait l'air
muet et sourd. La route était déserte. Nous
marchions dans de larges sillons de roues,
entre des murs de potagers, des palissades
chancelantes et des maisons basses dont les
fenêtres nous regardaient d'un œil louche. Puis,
ayant laissé derrière nous deux ou trois ma-
sures de terre et de paille à demi écroulées,
nous vîmes, au milieu d'une plaine désolée, la
croix des Sablons. A cinquante pas au delà
commençait un parc très vaste, clos par un
mur en ruines. Ce mur était percé d'une petite
64 LA RÔTISSERIB DE LA REINE PÉDAUQDE
porte verte dont le marteau représentait une
figure horrible, un doigt sur la bouche. Nous
la reconnûmes facilement pour celle que le
philosophe nous avait décrite et nous soule-
vâmes le marteau.
Après un assez long temps, un vieux valet
vint nous ouvrir, et nous fit signe de le suivre
à travers un parc abandonné. Des statues de
Nymphes, qui avaient vu la jeunesse du feu
roi, cachaient sous le lierre leur tristesse et
leurs blessures. Au bout de l'allée, dont les
fondrières étaient recouvertes de neige, s'é-
levait un château de pierre et de brique, aussi
morose que celui de Madrid, son voisin, et
qui, coiffé tout de travers d'un haut loil
d'ardoises, semblait le château de la Belle au
Bois dormant.
Tandis que nous suivions les pas du valet
silencieux, l'abbé me dit à l'oreille :
— Je vous confesse, mon fils, que le logis
ne rit point aux yeux. Il témoigne de la
rudesse dans laquelle les mœurs des Français
étaient encore endurcies au temps du roi
Henri IV, et il porte l'âme à la tristesse et
même à la mélancolie, par l'état d'abandon où
il a été laissé malheureusement. Qu'il nous
serait plus doux de gravir les coteaux enchan-
LA ROTISSERIE DE LÀ REINE PÉDAUQUE 65
leurs de Tusculum, avec l'espoir d'entendre
Cicéron discourir de la vertu sous les pins et
les lérébinthes de sa villa, chère aux philoso-
phes. Et n'avez-vous point observé, mon fils,
qu'il ne se rencontre sur cette route ni cabaret,
ni hôtellerie d'aucune sorte, et qu'il faudra
passer le pont et monter la côte jusqu'au rond-
point des Bergères pour boire du vin frais? Il
se trouve en effet à cet endroit une auberge
du Cheval-Rouge où il me souvient qu'un jour
madame de Saint-Ernest m'emmena dîner avec
son singe et son amant. Vous ne pouvez con-
cevoir, Tournebroche, à quel point la chère y
est fine. Le Cheval-Rouge est autant renommé
pour les dîners du matin qu'on y fait, que
pour l'abondance des chevaux et des voitures
de poste qu'on y loue. Je m'en suis assuré
par moi-même, en poursuivant dans l'écurie
une certaine servante qui me semblait jolie.
Mais elle ne l'était point ; on l'eût mieux jugée
en la disant laide. Je la colorais du feu de
mes désirs, mon fils. Telle est la condition des
hommes livrés à eux-mêmes : ils errent pitoya-
blement. Nous sommes abusés par de vaines
images ; nous poursuivons des songes et nous
embrassons des ombrss; en Dieu seul es! la
vérité et la stabilité.
4.
66 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
Cependant nous montâmes, à la suite du
vieux valet, les degrés disjoints du perron.
— Hélas I me dit l'abbé dans le creux de
l'oreille, je commence à regretter la rôtisserie
de monsieur votre père, où nous mangions de
bons morceaux en expliquant Quintilien.
Après avoir gravi le premier étage d'un
large escalier de pierre, nous fûmes introduits
dans un salon, où M. d'Astarac était occupé
à écrire près d'un grand feu, au milieu de
cercueils égyptiens, de forme humaine, qui
dressaient contre les murs leur gaine peinte
de figures sacrées et leur face d'or, aux longs
yeux luisants.
M. d'Astarac nous invita poliment à nous
asseoir et dit :
— Messieurs, je vous attendais. Et puisque
vous voulez bien tous deux m'accorder la faveur
d'être à moi, je vous prie de considérer cette
maison comme vôtre. Vous y serez occupés
à traduire des textes grecs que j'ai rapportés
d'Egypte. Je ne doute point que vous ne met-
tiez tout votre zèle à accomplir ce travail
quand vous saurez qu'il se rapporte à lœuvre
que j'ai entreprise et qui est de retrouver
la science perdue, par laquelle l'homme sera
rétabli dans sa première puissance sur les élé-
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 6"
ments. Bien que je n'aie pas dessein aujour-
d'hui de soulever à vos yeux les voiles de la
nature et de vous montrer Isis dans son
éblouissante nudité, je vous confierai l'objet de
mes études, sans craindre que vous en trahis-
siez le mystère, car je m'assure en votre pro-
bité, et, aussi, dans ce pouvoir que j'ai de
deviner et de prévenir tout ce qu'on pourrait
tenter contre moi, et de disposer, pour ma
vengeance, de forces secrètes et terribles. A dé-
faut d'une fidélité dont je ne doute point, ma
puissance, messieurs, m'assure de votre silence,
et je ne risque rien à me découvrir à vous.
Sachez donc que l'homme sortit des mains de
Jéhovah avec la science parfaite, qu'il a perdue
depuis. Il était très puissant et très sage à sa
naissance. C'est ce qu'on voit dans les livres
de Moïse. Mais encore faut-il les comprendre.
Tout d'abord, il est clair que Jéhovah n'est pas
Dieu, mais qu'il est un grand Démon, puisqu'il
a créé ce monde. L'idée d'un Dieu à la fois
parfait et créateur n'est qu'une rêverie gothique,
d'une barbarie digne d'un Welche ou d'un
Saxon. On n'admet point, si peu qu'on ait
l'esprit poli, qu'un être parfait ajoute quoi
que ce soit à sa perfection, fût-ce une noisette.
Cela tombe sous le sens. Dieu n'a point d'en-
68 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
tendement. Car, étant infini, que pourrait-iJ
bien entendre? Il nacrée point, car il ignore
le temps et l'espace, conditions nécessaires à
toute construction. Moïse était trop bon philo-
sophe pour enseigner que le monde a été créé
par Dieu. Il tenait Jéhovah pour ce qu'il est
en réalité, c'est-à-dire pour un puissant Démon,
et, s'il faut le nommer, pour le Démiurge.
» Or donc, quand Jéhovah créa l'homme, il
lui donna la connaissance du monde visible
et du monde invisible. La chute d'Adam et
d'Eve, que je vous expliquerai un autre jour,
ne détruisit pas tout à fait cette connaissance
chez le premier homme et chez la première
femme, dont les enseignements passèrent à
leurs enfants. Ces enseignements, d'où dépend
la domination de la nature, ont été consignés
dans le livre d'Enoch. Les prêtres égyptiens
en avaient gardé la tradition, qu'ils fixèrent
en signes mystérieux, sur les murs des temples
et dans les cercueils des morts. Moïse, élevé
dans les sanctuaires de Memphis, fut un de
leurs initiés. Ses livres, au nombre de cinq
et même de six, renferment, comme autant
d'arches précieuses, les trésors de la science
divine. On y découvre les plus beaux secrets,
si toutefois, après les avoir purgés des in ter-
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 69
polations qui les déshonorent, on dédaigne le
sens littéral et grossier pour ne s'attacher
qu'au sens plus subtil, que j'ai pénétré en
grande partie, ainsi qu'il vous apparaîtra plus
tard. Cependant, les vérités gardées, comme
des vierges, dans les temples de l'Egypte,
passèrent aux sages d'Alexandrie, qui les enri-
chirent encore et les couronnèrent de tout l'or
pur légué à la Grèce par Pythagore et ses
disciples, avec qui les puissances de l'air con-
versaient familièrement. Il convient donc,
messieurs, d'explorer les livres des Hébreux,
les hiéroglyphes des Égyptiens et les traités de
ces Grecs qu'on nomme gnostiques, précisé-
ment parce qu'ils eurent la connaissance. Je
me suis réservé, comme il était juste, la part
la plus ardue de ce vaste travail. Je m'applique
à déchiffrer ces hiéroglyphes, que les Égyptiens
inscrivaient dans les temples des dieux et sur
les tombeaux des prêtres. Ayant rapporté
d'Egypte beaucoup de ces inscriptions, j'en
pénètre le sens au moyen de la clé que j'ai su
découvrir chez Clément d'Alexandrie.
» Le rabbin Mosaïde, qui vit retiré chez moi,
travaille à rétablir le sens véritable du Penta-
teuque. C'est un vieillard très savant en magie,
qui vécut enfermé pendant dix-sept années
70 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
dans les cryptes de la grande Pyramide, où
il lut les livres de Toth. Quant à vous, mes-
sieurs, je compte employer votre science à lire
les manuscrits alexandrins que j'ai moi-
même recueillis en grand nombre. Vous y
trouverez, sans doute, des secrets merveilleux,
et je ne doute point qu'à l'aide de ces trois
sources de lumières, l'égyptienne, l'hébraïque
et la grecque, je ne parvienne bientôt à ac-
quérir les moyens qui me manquent encore de
commander absolument à la nature tant vi-
sible qu'invisible. Croyez bien que je saurai
reconnaître vos services en vous faisant parti-
ciper de quelque manière à ma puissance.
» Je ne vous parle pas d'un moyen plus vul-
gaire de les reconnaître. Au point où j'en suis
de mes travaux philosophiques, l'argent n'est
pour moi qu'une bagatelle.
Quand M. d'Astarac en fut à cet endroit de
son discours, mon bon maître l'interrompit :
— Monsieur, dit-il, je ne vous cèlerai point
que cet argent, quï vous semble une bagatelle,
est pour moi un cuisant souci, car j'ai éprouvé
qu'il était malaisé d'en gagner en demeurant
honnête homme, ou même différemment. Je
vous serai donc reconnaissant des assurances
que vous voudrez bien me donner à ce sujet.
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 71
M. d'Astarac, d'un geste qui semblait écar-
ter quelque objet invisible, rassura M. Jérôme
Goignard. Pour moi, curieux de tout ce que
je voyais, je ne souhaitais que d'entrer dans
ma nouvelle vie.
A l'appel du maître, le vieux serviteur, qui
nous avait ouvert la porte, parut dans le ca-
binet.
— Messieurs, reprit notre hôte, je vous
donne votre liberté jusqu'au dîner de midi. Je
vous serais fort obligé cependant de monter
dans les chambres que je vous ai fait préparer
et de me dire s'il n'y manque rien. Cri ton
vous conduira.
Après s'être assuré que nous le suivions,
le silencieux Griton sortit et commença de
monter l'escalier. Il le gravit jusqu'aux combles.
Puis, ayant fait quelques pas dans un long
couloir, il nous désigna deux chambres très
propres où brillait un bon feu. Je n'aurais
jamais cru qu'un château aussi délabré au
dehors, et qui ne laissait voir sur sa façade
que des murs lézardés et des fenêtres borgnes,
fût aussi habitable dans quelques-unes de ses
parties. Mon premier soin fut de me recon-
naître. Nos chambres donnaient sur les champs,
et la vue, répandue sur les pentes maréca-
72 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
geuses de la Seine, s'étendait jusqu'au Calvaire
du mont Valérien. En donnant un regard à
nos meubles, je vis, étendu sur le lit, un habit
gris, une culotte assortie, un chapeau et une
épée. Sur le tapis, des souliers à boucles se
tenaient gentiment accouplés, les talons réunis
et les pointes séparées, comme s'ils eussent
d'eux-mêmes le sentiment du beau maintien.
J'en augurai favorablement de la libéralité
de notre maître. Pour lui faire honneur, je
donnai grand soin à ma toilette et je répandis
abondamment sur mes cheveux de la poudre
dont j'avais trouvé une boîte pleine sur une petite
table. Je découvris à propos, dans un tiroir
de la commode, une chemise de dentelle et
des bas blancs.
Ayant vêtu chemise, bas, culotte, veste,
habit, je me mis à tourner dans ma chambre,
le chapeau sous le bras, la main sur la garde
de mon épée, me penchant, à chaque instant,
sur mon miroir et regrettant que Catherine
la dentellière ne pût me voir en si galant
équipage.
Je faisais depuis quelque temps ce manège,
quand M. Jérôme Coignard entra dans ma
chambre avec un rabat neuf et un petit collet
fort respectable.
LA ROTISSERIE DE LA REINE PEDAUQUE "3
— ïournebroche, s'écria-t-il, est-ce vous,
mon fils? N'oubliez jamais que vous devez
ces beaux habits au savoir que je vous ai
donné. Ils conviennent à un humaniste comme
vous, car humanités veut dire élégances. Mais
regardez-moi, je vous prie, et dites si j'ai bon
air. Je me sens fort honnête homme dans cet
habit. Ce M. d'Astarac semble assez magni-
fique. Il est dommage qu'il soit fou. Mais il
est sage du moins par un endroit, puisqu'il
nomme son valet Criton, c'est-à-dire le juge.
Et il est bien vrai que nos valets sont les
témoins de toutes nos actions. Ils en sont
parfois les guides. Quand milord Verulam,
chancelier d'Angleterre dont je goûte peu la
philosophie, mais qui était savant homme,
entra dans la grand'chambre pour y être jugé,
ses laquais, vêtus avec une richesse qui fai-
sait juger du faste avec lequel le chancelier
gouvernait sa maison, se levèrent pour lui
faire honneur. Mais le milord Vérulam leur
dit : «Asseyez-vous! Votre élévation fait mon
abaissement. » En effet, ces coquins l'avaient,
par leur dépense, poussé à la ruine et con-
traint à des actes pour lesquels il était pour-
suivi comme concussionnaire. Tournebroche,
mon fils, que l'exemple du milord Verulam,
5
74 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAIJQUE
chancelier d'Angleterre et auteur du I^omim
orgmum, vous soit toujours présent. Mais, pour
en revenir à ce seigneur d'Astarac, à qui nous
sommes, c'est grand dommage qu'il soit sor-
cier, et adonné aux sciences maudites. Vous
savez, mon fils, que je me pique de délica-
tesse en matière de foi. Il m'en coûte de ser-
vir un cabbaliste qui met nos saintes écri-
tures cul par-dessus tête, sous prétexte de les
mieux entendre ainsi. Toutefois, si comme son
nom et son parler l'indiquent, c'est un gen-
tilhomme gascon, nous n'avons rien à craindre.
Un Gascon peut faire un pacte avec le diable;
soyez sûr que c'est le diable qui sera dupé.
La cloche du déjeuner interrompit nos
propos.
— Tournebroche, mon ûls, me dit mon bon
maître en descendant les escaliers, songez,
pendant le repas, à suivre tous mes mouve-
ments, afin de les imiter. Ayant mangé à la
troisième table de M. l'évèque de Séez, je sais
comment m'y prendre. C'est un art difficile.
U est plus malaisé de manger comme un gen-
tilhomme que de parier comme lui.
Nous trouvâmes dans la salle à manger une
table de trois couverts où M. d'Astarac nous
fit prendre place.
Griton, qui faisait office de maître d'hôtel,
servit des gelées, des coulis et des purées douze
fois passées au tamis. Nous ne vîmes point ve-
nir le rôti. Bien que nous fûmes, mon bon
maître et moi, très attentifs à cacher notre
surprise, M. d'Astarac la devina et nous dit :
— Messieurs, ceci n'est qu'un essai et, pour
peu qu'il vous semble malheureux, je ne m'y
entêterai point. Je vous ferai servir des mets
plus ordinaires, et je ne dédaignerai pas moi-
même d'y toucher. Si les plats que je vous
'>ffre aujourd'hui sont mal préparés, c'est
76 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUB
moins la faute de mon cuisinier que celle de
la chimie, qui est encore dans l'enfance. Ceci
peut toutefois vous donner quelque idée de
ce qui sera à l'avenir. Pour le présent, les
hommes mangent sans philosophie. Ils ne se
nourrissent point comme des êtres raison-
nables. Ils n'y songent même pas. Mais à
quoi songent-ils? Ils vivent presque tous dans
la stupidité, et ceux mêmes qui sont capables
de réflexion occupent leur esprit à des sot-
tises, telles que la controverse ou la poétique.
Considérez, messieurs, les hommes dans leurs
repas depuis les temps reculés où ils cessèrent
tout commerce avec les Sylphes et les Sala-
mandres. Abandonnés par les Génies de l'air,
ils s'appesantirent dans l'ignorance et dans la
barbarie. Sans police et sans art, ils vivaient
nus et misérables dans les cavernes, au bord
des torrents, ou dans les arbres des forêts.
La chasse était leur unique industrie. Quand
ils avaient surpris ou gagné de vitesse un
animal timide, ils dévoraient cette proie encoie
palpitante.
» Ils mangeaient aussi la chair de leurs com-
pagnons et de leurs parents infirmes, et le
premières sépultures des humains furent des
tombeaux vivants, des entrailles affamées et
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 77
sourdes. Après de longs siècles farouches, un
homme divin parut, que les Grecs ont nommé
Prométhée. Il n'est point douteux que ce sage
n'ait eu commerce, dans les asiles des Nymphes,
avec le peuple des Salamandres. Il apprit
d'elles et enseigna aux malheureux mortels
l'art de produire et de conserver le feu. Parmi
les avantages innombrables que les hommes
tirèrent de ce présent céleste, un des plus
heureux fut de pouvoir cuire les aliments et
de les rendre par ce traitement plus légers et
plus subtils. Et c'est en grande partie par
l'effet d'une nourriture soumise à l'action de
la flamme, que les humains devinrent lente-
ment et par degrés intelligents, industrieux,
méditatifs, aptes à cultiver les arts et les
sciences. Mais ce n'était là qu'un premier pas,
et il est affligeant de penser que tant de mil-
lions d'années se sont écoulées sans qu'on en
ait fait un second. Depuis le temps où nos
ancêtres cuisaient des quartiers d'ours sur un
feu de broussailles, à l'abri d'un rocher, nous
n'avons point accompli de véritable progrès
en cuisine. Car sûrement vous ne comptez
pour rien, messieurs, les inventions de Lu-
cullus et celte tourte épaisse à laquelle Vitellius
donnait le nom de bouclier de Minerve, non
78 1.A RÔTISSERIE DE LA REINE PÉPAUQUE
plus que nos rôtis, nos pâtés, nos daubes, nos
viandes farcies, et toutes ces fricassées qui se
ressentent de l'ancienne barbarie.
T> A Fontainebleau, la table du Roi, où l'on
dresse un cerf entier dans son pelage, avec sa
ramure, présente au regard du philosophe un
spectacle aussi grossier que celui des troglo-
dytes accroupis dans les cendres et rongeant
des os de cheval. Les peintures brillantes de
la salle, les gardes, les officiers richement
vêtus, les musiciens jouant dans les tribunes
des airs de Lambert et de Lulli, les nappes
de soie, les vaisselles d'argent, les hanaps d'or,
les verres de Venise, les flambeaux, les sur-
touts ciselés et chargés de fleurs, ne peuvent
vous donner le change ni jeter un charme qui
dissimule la véritable nature de ce charnier
immonde, où des hommes et des femmes s'as-
semblent devant des cadavres d'animaux, des
os rompus et des chairs déchirées, pour s'en
repaître avidement. Oh! que c'est là une
nourriture peu philosophique. Nous avalons
avec une gloutonnerie stupide les muscles, la
graisse, les entrailles des bêtes, sans distinguer
dans ces substances les parties qui sont vrai-
ment propres à notre nourriture et celles,
beaucoup plus abondantes, qu'il faudrait reje
LA h^riSSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 79
ter; et nous engloutissons dans notre ventre
indistinctement le bon et le mauvais, l'utile et
le nuisible. C'est ici pourtant qu'il conviendrait
de faire une séparation, et, s'il se trouvait
dans toute la faculté un seul médecin chimiste
et philosophe, nous ne serions plus contraints
de nous asseoir à ces festins dégoûtants.
» Il nous préparerait, messieurs, des viandes
distillées, ne contenant que ce qui est en sym-
pathie et affinité avec notre corps. On ne pren-
drait que la quintessence des bœufs et des
cochons, que l'élixir des perdrix et des pou-
lardes, et tout ce qui serait avalé pourrait être
digéré. C'est à quoi, messieurs, je ne déses-
père point de parvenir un jour, en méditant
sur la chimie et la médecine un peu plus que
je n'ai eu le loisir de le faire jusqu'ici.
A ces mots de notre hôte, M. Jérôme Coi-
gnard, levant les yeux de dessus le brouet noir
qui couvrait son assiette, regarda M. d'Astarac
avec inquiétude.
— Ce ne sera là, poursuivit celui-ci, qu'un
progrès encore bien insuffisant. Un honnête
homme ne peut sans dégoût manger la chair
des animaux et les peuples ne peuvent se dire
polis tant qu'ils auront dans leurs villes des
abattoirs et des boucheries. Mais nous sau-
80 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
rons un jour nous débarrasser de ces indus-
tries barbares. Quand nous connaîtrons exacte-
ment les substances nourrissantes qui sont
contenues dans le corps des animaux, il de-
viendra possible de tirer ces mêmes substances
des corps qui n'ont point de vie et qui les
fourniront en abondance. Ces corps contien-
nent, en effet, tout ce qui se rencontre dans
les êtres animés, puisque l'animal a été formé
du végétal, qui a lui-même tiré sa substance
de la matière inerte.
» On se nourrira alors d'extraits de métaux
et de minéraux traités convenablement par
des physiciens. Ne doutez point que le goût
n'en soit exquis et l'absorption salutaire. La
cuisine se fera dans des cornues et dans des
alambics, et nous aurons des alchimistes pour
maîtres-queux. N'êtes-vous point bien pressés,
messieurs, de voir ces merveilles ? Je vous les
promets pour un temps prochain. Mais vous ne
démêlez point encore les effets excellents
qu'elles produiront.
— A la vérité, monsieur, je ne les démêle
point, dit mon bon maître en buvant un
coup de vin.
— Veuillez, en ce cas, dit M. d'Astarac,
m'écouter un moment. N'étant plus appesantis
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 81
par de lentes digestions, les hommes seront
merveilleusement agiles ; leur vue deviendra
singulièrement perçante, et ils verront des
navires glisser sur les mers de la lune. Leur
entendement sera plus clair, leurs mœurs
s'adouciront. Ils s'avanceront beaucoup dans
la connaissance de Dieu et de la nature.
» Mais il faut envisager tous les changements
qui ne manqueront pas de se produire. La
structure même du corps humain sera modifiée.
C'est un fait que, faute de s'exercer, les organes
s'amincissent et finissent même par disparaître.
On a observé que les poissons privés de
lumière devenaient aveugles ; et j'ai vu, dans
le Valais, des pâtres qui, ne se nourrissant
que de lait caillé, perdent leurs dents de
bonne heure; quelques-uns d'entre eux n'en
ont jamais eu. 11 faut admirer en cela la nature,
qui ne souffre rien d'inutile. Quand les hommes
se nourriront du baume que j'ai dit, leurs
intestins ne manqueront pas de se raccourcir
de plusieurs aunes, et le volume du ventre en
sera considérablement diminué.
— Pour le coup ! dit mon bon maître, vous
allez trop vite, monsieur, et risquez de faire
de mauvaise besogne. Je n'ai jamais trouvé
fâcheux que les femmes eussent un peu de
82 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
ventre, pourvu que le reste y fût proportionné.
C'est une beauté qui m'est sensible. N'y taillez
pas inconsidérément.
— Qu'à cela ne tienne ! Nous laisserons la
taille et les flancs des femmes se former sur le
canon des sculpteurs grecs. Ce sera pour vous
faire plaisir, monsieur l'abbé, et en considéra-
tion des travaux de la maternité; bien que, à
vrai dire, j'aie dessein d'opérer aussi de ce
côté divers changemfents dont je vous entre-
tiendrai quelque jour. Pour revenir à notre
sujet, je dois vous avouer que tout ce que je
vous ai annoncé jusqu'à présent n'est qu'un
acheminement à la véritable nourriture, qui
est celle des Sylphes et de tous les Esprits
aériens. Ils boivent la lumière, qui suffit à
conimuniquer à leur corps une force et une
souplesse merveilleuses. C'est leur unique
potion. Ce sera un jour la nôtre, messieurs.
Il s'agit seulement de rendre potables les
rayons du soleil. Je confesse ne pas voir
avec une suffisante clarté les moyens d'y par-
venir et je prévois de nombreux embarras et
de grands obstacles sur cette route. Si toute-
fois quelque sage touche le but, les hommes
égaleront les Sylphes et les Salamandres en
intelligence et en beauté.
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PéDÀDQUE 83
Mon bon maître écoutait ces paroles, replié
sur lui-même et la tête tristement baissée. Il
semblait méditer les changements qu'apporte-
rait un jour à sa personne la nourriture
imaginée par notre hôte.
— Monsieur, dit-il enfin, ne parlâtes-vous
pas hier à la rôtisserie d'un certain élixir qui
dispense de toute autre nourriture?
— Il est vrai, dit M. d'Astarac, mais cette
liqueur n'est bonne que pour les philosophes,
et vous concevez par là combien l'usage s'en
trouve restreint. Il vaut mieux n'en point
parler.
Cependant, un doute me tourmentait; je de-
mandai à mon hôte la permission de le lui
soumettre, certain qu'il l'éclaircirait tout de
suite. Il me permit de parler, et je lui dis :
— Monsieur, ces Salamandres, que vous
dites si belles et dont je me fais, sur votre
rapport, une si charmante idée, ont-elles mal-
heureusement gâté leurs dents à boire de la
lumière, comme les paysans du Valais ont
perdu les leurs en ne mangeant que du laitage?
Je vous avoue que j'en suis inquiet.
— Mon fils, répondit M. d'Astarac, votre
curiosité me plaît et je veux la satisfaire. Les
Salamandres n'ont point de dents, à propre-
84 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
ment parler. Mais leurs gencives sont garnies
de deux rangs de perles, très blanches et très
brillantes, qui donnent à leur sourire une grâce
inconcevable. Sachez encore que ces perles sont
de la lumière durcie.
Je dis à M. d'Astarac que j'en étais bien aise.
Il poursuivit :
— Les dents de l'homme sont un signe de
sa férocité. Quand on se nourrira comme il faut,
ces dents feront place à quelque ornement sem-
blable aux perles des Salamandres. Alors on
ne concevra plus qu'un amant ait pu voir sans
horreur et sans dégoût des dents de chien
dans la bouche de sa maîtresse.
Après le dîner, nolro liôte nous conduisit
dans une vaste galerie contiguë à son cabinet
et qui servait de bibliothèque. On y voyait,
rangée sur des tablettes de chêne, une armée
innombrable ou plutôt un grand concile de
livres in-douze, in-octavo, in-quarto, in-folio,
vêtus de veau, de basane, de maroquin, de par-
chemin, de peau de truie. Six fenêtres éclai-
raient cette assemblée silencieuse, qui s'étendait
d'un bout de la salle à l'autre, tout le long des
hautes murailles. De grandes tables, alternant
avec des sphères célestes et des machines astro-
nomiques, occupaient le miHeu de la galerie.
M. d'Astarac nous pria de choisir l'endroit qui
nous parût le plus commode pour travailler.
86 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQLE
Mais mon bon maître, la tête renversée, du
regard et du souffle aspirant tous les livres,
bavait de joie.
— Par Apollon ! s'écria-t-il, voilà une magni-
fique librairie ! La bibliothèque de M. l'évêque
de Séez, bien que riche en ouvrages de droit
canon, ne peut être comparée à celle-ci. Il n'est
point de séjour plus plaisant, à mon gré, non
point même les Champs-Elysées décrits par
Virgile. J'y distingue, à première vue, tant
d'ouvrages rares et tant de précieuses collec-
tions, que je doute presque, monsieur, qu'au-
cune bibliothèque particulière l'emporte sur
celle-ci, qui le cède seulement, en France, à
la Mazarine et à la Royale. J'ose dire même
qu'à voir ces manuscrits latins et grecs, qui se
pressent en foule à cet angle, on peut, après
la Bodléienne, l'Ambroi sienne, la Laurentienne
et la Vaticane, nommer encore, monsieur, l'Asta-
racienne. Sans me flatter, je flaire d'assez loin
les truffes et les livres, et je vous tiens, dès à
présent, pour l'égal de Peiresc, de Groslier et
de Canevarius, princes des bibliophiles.
— Je l'emporte de beaucoup sur eux, répon-
dit doucement M. d'Astarac, et cette biblio-
thèque est infiniment plus précieuse que toutes
celles que vous venez de nommer. La biblio-
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAOQUE 87
thèque du Roi n'est qu'une bouquinerie auprès
de la mienne, à moins que vous considériez
uniquement le nombre des volumes et la masse
du papier noirci. Gabriel Naudé et votre abbé
Bignon, bibliothécaires renommés, n'étaient
près de moi que les pasteurs indolents d'un
vil troupeau de livres moutonniers. Quant aux
Bénédictins, j'accorde qu'ils sont appliqués,
mais ils n'ont point d'esprit et leurs biblio-
thèques se ressentent de la médiocrité des âmes
qui les ont formées. Ma galerie, monsieur, n'est
point sur le modèle des autres. Les ouvrages
que j'y ai rassemblés composent un tout qui
me procurera sans faute la Connaissance. Elle
est gnostique, œcuménique et spirituelle. Si
toutes les lignes tracées sur ces innombrables
feuilles de papier et de parchemin vous entraient
en bon ordre dans la cervelle, monsieur, vous
sauriez tout, vous pourriez tout, vous seriez le
maître de la nature, le plasmateur des choses;
vous tiendriez le monde entre les deux doigts
de votre main, comme je tiens ces grains de
tabac.
A ces mots, il tendit sa boîte à mon bon
maître.
— Vous êtes bien honnête, dit M. l'abbé
Coignard.
88 LÀ RÔTISSERIE DE LÀ REINE PÉDAUQUE
Et, promenant encore ses regards ravis sur
ces murailles savantes :
— Voici, s'écria-t-il, entre la troisième fenêtre
et la quatrième, des tablettes qui portent un
illustre faix. Les manuscrits orientaux s'y sont
donné rendez-vous et semblent converser en-
semble. J'en vois dix ou douze très vénérables,
sous les lambeaux de pourpre et de soie brochée
d'or qui les revêtent. 11 en est qui portent à leur
manteau, comme un empereur byzantin, des
agrafes de pierreries. D'autres sont renfermés
dans des plaques d'ivoire.
— Ce sont, dit M. d'Astarac, les cabbalistes
juifs, arabes et persans. Vous venez d'ouvrir la
Puissante Main. Vous trouverez à côté la Table
couverte j le Fidèle Pasteur ^ les Fragments du
Temple et la Lumière dans les ténèbres. Une
place est vide : celle des Eaux lentes ^ traité
précieux, que Mosaïde étudie en ce moment.
Mosaïde, comme je vous l'ai dit, messieurs, est
occupé dans ma maison à découvrir les plus
profonds secrets contenus dans les écrits des
Hébreux et, bien qu'âgé de plus d'un siècle, ce
rabbin consent à ne point mourir avant d'avoir
pénétré le sens de tous les symboles cabbalis-
tiques. Je lui en ai beaucoup d'obligation, et
je vous prie, messieurs, de lui montrer, quand
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 89
VOUS le verrez, les sentiments que j'ai moi-
même.
» Mais laissons cela, et venons-en à ce qui vous
regarde particulièrement. J'ai songé à vous,
monsieur l'abbé, pour transcrire et mettre en
latin des manuscrits grecs d'un prix inesti-
mable. J'ai confiance en votre savoir et dans
votre zèle, et je ne doute point que votre
jeune élève ne vous soit bientôt d'un grand
secours.
Et, s'adressant à moi :
— Oui, mon fils, je mets sur vous de grandes
espérances. Elles sont fondées en bonne partie
sur l'éducation que vous avez reçue. Car vous
fûtes nourri, pour ainsi dire, dans les flammes,
sous le manteau d'une cheminée hantée par
les Salamandres. Cette circonstance est consi-
dérable.
Tout en parlant, il saisissait une brassée de
manuscrits qu'il déposa sur la table.
— Ceci, dit-il, en désignant un rouleau de
papyrus, vient d'Egypte. C'est un livre de Zozime
le Panopolitain, qu'on croyait perdu, et que
j'ai trouvé moi-même dans le cercueil d'un
prêtre de Sérapis.
» Et ce que vous voyez là, ajouta-t-il en nous
montrant des lambeaux de feuilles luisantes et
90 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQDE
fibreuses sur lesquelles on distinguait à peine
des lettres grecques tracées au pinceau, ce sont
des révélations inouïes, dues, l'une à Sophar
le Perse, l'autre à Jean, l'archiprêtre de la
Sainte-Évagie.
» Je vous serai infiniment obligé de vous occu-
per d'abord de ces travaux. Nous étudierons
ensuite les manuscrits de Synésius, évêque de
Ptolémaïs, d'Olympiodoreet de Stéphanus, que
j'ai découverts à Ravenne dans un caveau où
ils étaient renfermés depuis le règne de l'ignare
Théodose, qu'on a surnommé le Grand.
» Prenez, messieurs, s'il vous plaît, une pre-
mière idée de ce vaste travail. Vous trouverez
au fond de la salle, à droite de la cheminée,
les grammaires et les lexiques que j'ai pu ras-
sembler et qui vous donneront quelque aide.
Souffrez que je vous quitte; il y a dans mon
cabinet quatre ou cinq Sylphes qui m'attendent.
Griton veillera à ce qu'il ne vous manque rien.
Adieu !
Dès que M. d'Astarac fut dehors, mon bon
maître s'assit devant le papyrus de Zozimeet,
s armant d'une loupe qu'il trouva sur la table,
il commença le déchiffrement. Je lui demandai
s'il n'était pas surpris de ce qu'il venait d'en-
tendre.
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 91
II me répondit sans relever la tête :
— - Mon fils, j'ai connu trop de sortes de
personnes et traversé des fortunes trop diverses
pour m'étonner de rien. Ce gentilhomme paraît
fou, moins parce qu'il l'est réellement que parce
que ses pensées diffèrent à l'excès de celles du
vulgaire. Mais, si l'on prêtait attention aux
discours qui se tiennent communément dans
le monde, on y trouverait moins de sens en-
core que dans ceux que tient ce philosophe.
Livrée à elle-même, la raison humaine la plus
sublime fait ses palais et ses temples avec des
nuages, et vraiment M. d'Astarac est un assez
bel assembleur de nuées. Il n'y a de vérité
qu'en Dieu ; ne l'oubliez pas, mon fils. Mais
ceci est véritablement le livre Imouth, que Zo-
zime le Panopolitain écrivit pour sa sœur
Théosébie. Quelle gloire et quelles délices de
lire ce manuscrit unique, retrouvé par une
sorte de prodige! J'y veux consacrer mes jours
et mes veilles. Je plains, mon fils, les hommes
ignorants que l'oisiveté jette dans la débauche.
Ils mènent une vie misérable. Qu'est-ce qu'une
femme auprès d'un papyrus alexandrin? Com-
parez, s'il vous plaît, cette bibliothèque très
noble au cabaret du Petit Bacchus et l'entre-
tien de ce précieux manuscrit aux caresses
92 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQLE
que l'on fait aux filles sous la tonnelle, et
dites-moi, mon fils, de quel côté se trouve le
véritable contentement. Pour moi, convive des
Muses et admis à ces silencieuses orgies de la
méditation que le rhéteur de Madaura célébrait
avec éloquence, je rends grâce à Dieu de m'a-
voir fait honnête homme.
Tout le long d'un mois ou de six semaines,
M.Coignard demeura appliqué, jours et nuits,
comme il l'avait promis, à la lecture de Zo-
zime le Panopolitain. Pendant les repas que
nous prenions à la table de M. d'Astarac,
l'entretien ne roulait que sur les opinions des
gnostiques et sur les connaissances des anciens
Égyptiens. N'étant qu'un écolier fort ignorant,
je rendais peu de services à mon bon maître.
Mais je m'appliquais à faire de mon mieux
les recherches qu'il m'indiquait; j'y prenais
quelque plaisir. Et il est vrai que nous vivions
heureux et tranquilles. Vers la septième se-
maine, M. d'Astarac me donna congé d'aller
voir mes parents à la rôtisserie. La boutique
94 LA RÔTISSERIE DE LÀ REINE PÉDAUQUE
me parut étrangement rapetissée. Ma mère y
était seule et triste. Elle fit un grand cri en
me voyant équipé comme un prince.
— Mon Jacques, me dit elle, je suis bien
heureuse !
Et elle se mit à pleurer. Nous nous embras-
sâmes. Puis, s'étant essuyé les yeux avec un
coin de son tablier de serpillière :
— Ton père, me dit-elle, est au Petit Bac-
chus. H y va beaucoup depuis ton départ, en
raison de ce que la maison lui est moins plai-
sante en ton absence. Il sera content de te
revoir. Mais, dis-moi, mon Jacquot, es-tu sa-
tisfait d"e ta nouvelle condition? J'ai eu du
regret de t'avoir laissé partir chez ce seigneur ;
même je me suis accusée en confession, à M. le
troisième vicaire, d'avoir préféré le bien de ta
chair à celui de ton âme et de n'avoir pas
assez pensé à Dieu dans ton établissement.
M. le troisième vicaire m'en a reprise avec
bonté, et il m'a exhortée à suivre l'exemple
des femmes fortes de l'Écriture, dont il m'a
nommé plusieurs; mais ce sont là des noms
que je vois bien que je ne retiendrai jamais.
Il ne s'est pas expliqué tout au long, parce que
c'était le samedi soir et que l'église était pleine
de pénitentes.
LA RÔTISSERIli DE LA REINE PÉDàUQUE 95
Je rassurai ma bonne mère du mieux qu'il
me fut possible, et lui représentai que M. d'As-
tarac me faisait travailler dans le grec, qui
est la langue de l'Évangile. Cette idée lui
fut agréable. Pourtant elle demeura sou-
cieuse.
— Tu ne devinerais jamais, mon Jacquot,
me dit-elle, qui m'a parlé de M. d'Astarac.
C'est Cadette Saint-Avit, la servante de M. le
curé de Saint-Benoît. Elle est de Gascogne, et
native d'un lieu nommé Laroque-Timbaut,
tout proche Sainte-Eulalie, dont M. d'Astarac
est seigneur. Tu sais que Cadette Saint-Avit
est ancienne, comme il convient à la servante
d'un curé. Elle a connu dans sa jeunesse, au
pays, les trois messieurs d'Astarac, dont l'un,
qui commandait un navire, s'est noyé depuis
dans la mer. C'était le plus jeune. Le cadet,
étant colonel d'un régiment, s'en alla en guerre
et y fut tué. L'aîné, Hercule d'Astarac, est seul
survivant des trois. C'est donc celui à qui tu
appartiens, pour ton bien, mon Jacques, du
moins je l'espère. Il était, durant sa jeunesse,
magnifique en ses habits , libéral dans ses
mœurs, mais d'humeur sombre. Il se tint éloi-
gné des emplois publics et ne se montra point
jaloux d'entrer au service du Roi, comme
96 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
avaient fait messieurs ses frères, qui y trou-
vèrent une fin honorable. Il avait coutume de
dire qu'il n'y avait pas de gloire à porter une
épée au côté, qu'il ne savait point de métier
plus ignoble que le noble métier des armes et
qu'un rebouteux de village était, à son avis,
bien au-dessus d'un brigadier ou d'un maré-
chal de France. Tels étaient ses propos. J'avoue
qu'ils ne me semblèrent ni mauvais ni mali-
cieux, mais plutôt hardis et bizarres. Pourtant
il faut bien qu'ils soient condamnables en
quelque chose, puisque Cadette Saint- Avit disait
que M. le curé les reprenait comme contraires à
l'ordre établi par Dieu dans ce monde et op-
posés aux endroits de la Bible où Dieu est
nommé d'un nom qui veut dire maréchal de
camp. Et ce serait un grand péché. Ce M. Her-
cule avait tant d'éloignement pour la cour, qu'il
refusa de faire le voyage de Versailles pour
être présenté à Sa Majesté, selon les droits de
sa naissance. Il disait : « Le roi ne vient point
chez moi, je ne vais pas chez lui. » Et il tombe
sous le sens, mon Jacquot, que ce n'est pas là
un discours naturel.
Ma bonne mère m'interrogea du regard avec
inquiétude et poursuivit de la sorte :
— Ce qu'il me reste à t'apprendre, mon
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 97
Jacquot, est moins croyable encore. Pourtant
Cadette Saint-Avit m'en a parlé comme d'une
chose certaine. Je te dirai donc que M. Her-
cule d'Astarac, demeuré sur ses terres, n'avait
d'autres soins que de mettre dans des carafes
la lumière du soleil. Cadette Saint-Avit ne sait
pas comme il s'y prenait, mais ce dont elle
est sûre, c'est qu'avec le temps, il se formait
dans ces carafes, bien bouchées et chauffées au
bain-marie, des femmes toutes petites, mais
faites à ravir, et vêtues comme des princesses
de théâtre... Tu ris, mon Jacquot; pourtant
on ne peut pas plaisanter de ces choses, quand
on en voit les conséquences. C'est un grand
péché de fabriquer ainsi des créatures qui ne
peuvent être baptisées et qui ne sauraient par-
ticiper à la béatitude éternelle. Car tu n'ima-
gines pas que M. d'Astarac ait porté ces mar-
mousets au prêtre, dans leur bouteille, pour
les tenir sur les fonts baptismaux. On n'au-
rait pas trouvé de marraine.
— Mais, chère maman, répondis-je, les pou-
pées de M. d'Astarac n'avaient pas besoin de
baptême, n'ayant pas eu de part au péché
originel.
— C'est à quoi je n'avais pas songé, dit ma
mère, et Cadette Saint-Avit elle-même ne m'en
6
98 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
a rien dit, bien qu'elle soit la servante d'un
curé. Malheureusement, elle quitta toute jeune
la Gascogne pour venir en France, et elle n'eut
plus de nouvelles de M. d'Astarac, de ses ca-
rafes et de ses marmousets. J'espère bien,
mon Jacquot, qu'il a renoncé à ces œuvres
maudites, qu'on ne peut accomplir sans l'aide
du démon.
Je demandai :
— Dites-moi, ma bonne mère, Cadette Saint-
Avit, la servante de M. le curé, a-t-elle vu de
ses yeux les dames dans les carafes ?
— Non point, mon enfant. M. d'Astarac
était bien trop secret pour montrer ces pou-
pées. Mais elle en a ouï parler par un homme
d'église, du nom de Fulgence, qui hantait le
château et jurait avoir vu ces petites personnes
sortir de leur prison de verre pour danser un
menuet. Et elle n'avait en cela que plus de
raison d'y croire. Car on peut douter de ce
qu'on voit, mais non pas de la parole d'un
honnête homme, surtout quand il est d'église.
1) y a encore un malheur à ces pratiques,
c'est qu'elles sont extrêmement coûteuses et
l'on ne s'imagine point, m'a dit Cadette Sainl-
Avit, les dépenses que fit ce monsieur Hercule
pour se procurer les bouteilles de diverses
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 99
formes, les fourneaux et les grimoires dont il
avait rempli son château. Mais il était devenu
par la mort de ses frères le plus riche gentil-
homme de sa province, et pendant qu'il dissi-
pait son bien en folies, ses bonn(?s terres tra-
vaillaient pour lui. Cadette Saint-Avit estime
que, malgré ses dépenses, il doit encore être
fort riche aujourd'hui.
Sur ces mots, mon père entra dans la rôtis-
serie. Il m'embrassa tendrement et me confia
que la maison avait perdu la moitié de son
agrément par suite de mon départ et de celui de
M. Jérôme Goignard, qui était honnête et jovial.
Il me fit compliment de mes habits et me donna
une leçon de maintien, assurant que le négoce
l'avait accoutumé aux manières affables, par
l'obligation continuelle où il était tenu de sa-
luer les chalands comme des gentilshommes,
alors même qu'ils appartenaient à la vile ca-
naille. Il me donna pour précepte d'arrondir
le coude et de tenir les pieds en dehors, et me
conseilla, au surplus, d'aller voir Léandre, à
la foire Saint-Germain, afin de m'ajuster exac-
tement sur lui.
Nous dînâmes ensemble de bon appétit et
nous nous séparâmes en versant des torrents
de larmes. Je les aimais bien tous deux, et ce
100 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
qui me faisait surtout pleurer, c'est que je
sentais qu'en six semaines d'absence, ils m'é-
taient devenus à peu près étrangers. Et je
crois que leur tristesse venait du même sen-
timent.
Quand je sortis (Te la rôtisserie, il faisait nuit
noire. A l'angle de la rue des Ecrivains, j'en-
tendis une voix grasse et profonde qui chan-
tait :
Si ton honneur elle est perdue,
La beir, c'est qu' tu l'as bien voulu.
Et je ne tardai pas à voir, du côté d'où
venait cette voix, frère Ange qui, son bissac
ballant sur l'épaule, et tenant par la taille Ca-
therine la dentellière, marchait dans l'ombre
d'un pas chancelant et triomphal, faisant jaillir
sous ses sandales l'eau du ruisseau en magni-
fiques gerbes de boue qui semblaient célébrer
sa gloire crapuleuse, comme les bassins de
6.
102 LA RÔTISSERIE DE LA REl.NE PÉDAUQUE
Versâmes font jouer leurs machines en rhon-
neur des rois. Je me rangeai contre une borne
dans un coin de porte, pour qu'ils ne me
vissent point. C'était prendre un soin inutile,
car ils étaient assez occupés l'un de l'autre.
La tête renversée sur l'épaule du moine, Ca-
therine riait. Un rayon de lune tremblait sur
ses lèvres humides et dans ses yeux comme
dans l'eau des fontaines. Et je poursuivis mon
chemin, l'âme irritée et le cœur serré, songeant
à la taille ronde de cette belle fille, que pres-
sait dans ses bras un sale capucin.
— Est-il possible, me dis-je, qu'une si jolie
chose soit en de si laides mains ? et si Cathe-
rine me dédaigne, faut-il encore qu'elle me
rende ses mépris plus cruels par le goût qu'elle
a de ce vilain frère Ange?
Cette préférence me semblait étonnante et
j'en concevais autant de surprise que de dé-
goût. Mais je n'étais pas en vain l'élève de
M. Jérôme Coignard. Ce maître incomparable
avait formé mon esprit à la méditation. Je
me représentai les Satyres qu'on voit dans
les jardins ravissant des Nymphes, et fis ré-
flexion que, si Catherine était faite comme
une Nymphe, ces Satyres, tels qu'on nous les
montre, étaient aussi aftVeux que ce capucin.
LA RÔTISSERIE DE LÀ REINE PÉDAUQUB 103
J'en conclus que je ne devais pas m'étonner
excessivement de ce que je venais de voir. Pour-
tant mon chagrin ne fut point dissipé par ma
raison, sans doute parce qu'il n'y avait point sa
source. Ces méditations me conduisirent, à tra-
vers les ombres de la nuit et les boues du
dégel, jusqu'à la route de Saint-Germain, où je
rencontrai M. l'abbé Jérôme Geignard qui,
ayant soupe en ville, rentrait de nuit à la
Croix-des-Sablons.
— Mon fils, me dit-il, je viens de m'entre-
tenir de Zozime et des gnostiques à la table
d'un ecclésiastique très docte, d'un autre Pereisc.
Le vin était rude et la chère médiocre. Mais le
nectar et l'ambroisie coulaient de tous les dis-
cours.
Mon bon maître me parla ensuite du Panopo-
litain avec une éloquence inconcevable. Hélas !
je l'écoutai mal, songeant à cette goutte de
clair de lune qui était tombée dans la nuit sur
les lèvres de Catherine.
Enfin, il s'arrêta et je lui demandai sur quel
fondement les Grecs avaient établi le goût des
Nymphes pour les Satyres. Mon bon maître
était prêt à répondre sur toutes les questions,
tant son savoir avait d'étendue. Il me dit :
— Mon fils, ce goût est fondé sur une sym-
104 LÀ RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDÀUQDE
pathie naturelle. II est vif, bien que moins
ardent que le goût des Satyres pour les Nym-
phes, auquel il correspond. Les poètes ont très
bien observé cette distinction. A ce propos, je
vous conterai une singulière aventure que j'ai
lue dans un manuscrit qui faisait partie de la
bibliothèque de M. l'évêque de Séez. C'était,
(je le vois encore) un recueil in-folio, d'une
bonne écriture du siècle dernier. Voici le fait
singulier qui y est rapporté. Un gentilhomme
normand et sa femme prirent part à un diver-
tissement public, déguisés l'un en Satyre, l'autre
en Nymphe. On sait, par Ovide, avec quelle
ardeur les Satyres poursuivent les Nymphes.
Ce gentilhomme avait lu les Métamorphoses
Il entra si bien dans l'esprit de son déguise-
ment que, neuf mois après, sa femme lui donna
un enfant qui avait le front cornu et des pieds
de bouc. Nous ne savons ce qu'il advint du
père, sinon que, par un sort commun à toute
créature, il mourut, laissant avec son petit
capripède un autre enfant plus jeune, chrétien
celui-là, et de forme humaine. Ce cadet de-
manda à la justice que son frère fût déchu de
l'héritage paternel pour cette raison qu'il n'ap-
partenait pas à l'espèce rachetée par le sang
de Jésus-Christ. Le Parlement de Normandie
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE lOS
siégeant à Rouen lui donna gain de cause, et
l'arrêt fut enregistré.
Je demandai à mon bon maître s'il était
possible qu'un travestissement pût avoir un tel
effet sur la nature, et que la façon d'un enfant
résultât de celle d'un habit. M. l'abbé Goignard
m'engagea à n'en rien croire.
— Jacques Tournebroche, mon fils, me dit-il,
qu'il vous souvienne qu'un bon esprit repousse
tout ce qui est contraire à la raison, hors^ en
matière de foi, où il convient de croire aveu-
glément. Dieu merci ! je n'ai jamais erré sui
les dogmes de notre très sainte religion, et
j'espère bien me trouver en cette disposition à
l'article de la mort.
En devisant de la sorte, nous arrivâmes au
château. Le toit apparaissait éclairé par une
lueur rouge, au milieu des ténèbres. D'une
des cheminées sortaient des étincelles qui mon-
taient en gerbes pour retomber en pluie d'or
sous une fumée épaisse dont le ciel était voilé.
Nous crûmes l'un et l'autre que les flammes
dévoraient l'édifice. Mon bon maître s'arra-
chait les cheveux et gémissait.
— Mon Zozime, mes papyrus et mes ma-
nuscrits grecs 1 Au secours ! au secours I mon
Zozime !
106 LA RÔTISSERIE DE LA. REINE PÉDAUQUE
Courant par la grande allée, sur les flaques
d'eau qui reflétaient des lueurs d'incendie, nous
traversâmes le parc, enseveli dans une ombre
épaisse. Il était calme et désert. Dans le château
tout semblait dormir. Nous entendions le ron-
flement du feu, qui remplissait l'escalier obs-
cur. Nous montâmes deux à deux les degrés,
nous arrêtant par moments pour écouter d'où
venait ce bruit épouvantable.
Il nous parut sortir d'un corridor du premier
étage où nous n'avions jamais mis les pieds.
Nous nous dirigeâmes à tâtons de ce côté, et,
voyant par les fentes d'une porte close des
clartés rouges, nous heurtâmes de toutes nos
forces les battants. Ils cédèrent tout à coup.
M. d'Astarac, qui venait de les ouvrir, se
tenait tranquille devant nous. Sa longue forme
noire se dressait dans un air enflammé. Il
nous demanda doucement pour quelle affaire
pressante nous le cherchions à cette heure.
Il n'y avait point d'incendie, mais un feu
terrible, qui sortait d'un grand fourneau à
réverbère, que j'ai su depuis s'appeler atha-
nor. Toute cette salle, assez vaste, était pleine
de bouteilles de verre au long col, sur lequel
serpentaient des tubes de verre à bec de ca-
nard, des cornues semblables à des visages jouf-
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 107
flus, d'où partait un nez comme une trompe,
des creusets, des matras,. des coupelles, des
eucurbites, et des vases de formes inconnues.
Mon bon maître dit, en s'épongeant le vi-
sage, qui luisait comme braise :
— Ah ! monsieur, nous avons cru que le
château flambait ainsi qu'une paille sèche.
Dieu merci, la bibliothèque n'est pas brûlée.
Mais je vois que vous pratiquez, monsieur,
l'art spagyrique.
— Je ne vous cèlerai pas, répondit M. d'Asta-
rac, que j'y ai fait de grands progrès, sans avoir
trouvé toutefois le thélème qui rendra mes tra-
vaux parfaits. Au moment même où vous avez
heurté cette porte, je recueillais, messieurs,
l'Esprit du Monde et la Fleur du Ciel, qui est
la vraie Fontaine de Jouvence. Entendez-vous
un peu l'alchimie, monsieur Goignard ?
L'abbé répondit qu'il en avait pris quelque
teinture dans les livres, mais qu'il en tenait
la pratique pour pernicieuse et contraire à la
religion. M. d'Astarac sourit et dit encore :
— Vous êtes trop habile homme, monsieur
Goignard, pour ne pas connaître l'Aigle vo-
lante, rOiseau d'Hermès, le Poulet d'Hermo-
gène, la Tête de Corbeau, le Lion vert et le
Phénix
108 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉUAUQDE
— J'ai OUÏ dire, répondit mon bon maître,
que ces noms désignaient la pierre phiioso-
phale, à ses divers états. Mais je doute qu'il
soit possible de transmuter les métaux.
M. d'Astarac répliqua avec beaucoup d'as-
surance :
— Rien ne me sera plus facile, monsieur,
que de mettre fin à votre incertitude.
Il alla ouvrir un vieux bahut boiteux, adossé
au mur, y prit une pièce de cuivre à l'effigie
du feu roi et nous fit remarquer une tache
ronde qui la traversait de part en part.
— C'est, dit-il, l'effet de la pierre qui a changé
le cuivre en argent. Mais ce n'est là qu'une
bagatelle.
Il retourna au bahut et en tira un saphir
de la grosseur d'un œuf, une opale d'une mer-
veilleuse grandeur et une poignée d'émeraudes
parfaitement belles.
— Voici, dit-il, quelques-uns de mes ou-
vrages, qui vous prouvent suffisamment que
l'art spagyrique n'est pas le rêve d'un cer-
veau creux.
Il y avait au fond de la sébile où ces pierres
étaient jetées cinq ou six petits diamants, dont
M. d'Astarac ne nous parla même point. Mon
bon maître lui demanda s'ils étaient aussi
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 109
de sa façon. Et l'alchimiste ayant répondu
que oui :
— Monsieur, dit l'abbé, je vous conseillerais
de montrer ceux-là en premier lieu aux cu-
rieux, par prudence. Si vous faites paraître
d'abord le saphir, l'opale et le rubis, on vous
dira que le diable seul a pu produire de telles
pierres, et l'on vous intentera un procès en
sorcellerie. Aussi bien le diable seul pourrait
vivre à l'aise sur ces fourneaux où l'on res-
pire la flamme. Pour moi, qui y suis depuis
un quart d'heure, je me sens déjà à moitié cuit.
M. d'Astarac sourit avec bienveillance et
s'exprima de la sorte en nous mettant dehors :
— Bien que sachant à quoi m'en tenir sur
la réalité du diable et de l'Autre, je consens
volontiers à parler d'eux avec les personnes
qui y croient. Le diable et l'Autre, ce sont là,
comme on dit, des caractères; et l'on en peut
discourir ainsi que d'Achille et de Thersite.
Soyez assurés, messieurs, que, si le diable est
tel qu'on le dit, il n'habite pas un élément
si subtil que le feu. C'est un grand contresens
que de mettre une si vilaine bêle dans du
soleil. Mais, comme j'avais l'honneur de le
dire, monsieur Tournebroche, au capucin de
madame votre mère, j'estime que les chrétiens
7
no LA RÔTISSERIE DE LA HEINE PEDAUQUE
calomnient Satan et les démons. Qu'il puisse
être, en quelque monde inconnu, des êtres
plus méchants encore que les hommes, c'est
possible, bien que presque inconcevable. Assu-
rément, s'ils existent, ils habitent des régions
privées de lumière et, s'ils brûlent, c'est dans
tes glaces, qui, en effet, causent des douleurs
cuisantes, non dans les flammes illustres,
parmi les filles ardentes des astres. Ils souf-
frent, puisqu'ils sont méchants et que la mé-
chanceté est un mal; mais ce ne peut être
que d'engelures. Quant à votre Satan, mes-
sieurs, qui est en horreur à vos théologiens,
je ne l'estime pas si méprisable à le juger
par tout ce que vous en dites, et, s'il existait
d'aventure, je le tiendrais non pour une vi-
laine bête, mais pour un petit Sylphe ou tout
au moins pour un Gnome métallurgiste un
peu moqueur et très intelligent.
Mon bon maître se boucha les oreilles et
s'enfuit pour n'en point entendre davantage.
— Quelle impiété, Tournebroche, mon fils,
s'écria-t-il dans l'escalier, quels blasphèmes 1
Avez-vous bien senti tout ce qu'il y avait de
détestable dans les maximes de ce philosophe ?
Il pousse l'athéisme jusqu'à une sorte de fré-
nésie joyeuse, qui m'étonne. Mais cela même
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 111
le rend presque innocent. Car étant séparé de
toute croyance, il ne peut déchirer la sainte
Église comme ceux qui y restent attachés par
quelque membre à demi tranché et saignant
encore. Tels sont, mon fils, les Luthériens et
les Calvinistes, qui gangrènent l'Église au
point de rupture. Au contraire, les athées se
damnent tout seuls, et l'on peut dîner chez eux
sans péché. En sorte qu'il ne nous faut pas
faire scrupule de vivre chez ce M. d'Astarac,
qui ne croit ni à Dieu ni au diable. Mais avez-
vous vu, Tournebroche , mon fils, qu'il se
trouvait au fond de la sébile une poignée de
petits diamants, dont il semble lui-même
ignorer le nombre et qui me paraissent d'une
assez belle eau? Je doute de l'opale et des sa-
phirs. Quant à ces petits diamants, ils vous
ont un air de vérité.
Arrivés à nos chambres hautes, nous nous
souhaitâmes l'un à l'autre le bonsoir.
Nous menâmes, mon bon maître et moi
jusqu'au printemps une vie exacte et recluse.
Nous travaillions toute la matinée, enfermés
dans la galerie, et nous y retournions aprè?
le dîner comme au spectacle, selon l'expres-
sion même de M. Jérôme Coignard; non point,
disait cet homme excellent, pour nous donner,
à la mode des gentilshommes et des laquais,
un spectacle scurrile, mais pour entendre les
dialogues sublimes, encore que contradictoires,
des auteurs anciens.
De ce train, la lecture et la traduction du
Panopolitain avançaient merveilleusement. Je
n'y contribuais guère. Un tel travail passait
mes connaissances, et j'avais assez d'apprendre
LA RÔTISSERIE DE LÀ REINE PÉDAUQUE 113
la figure que les caractères grecs ont sur le
papyrus. J'aidai toutefois mon maître à con-
sulter les auteurs qui pouvaient l'éclairer dans
ses recherches, et notamment Olympiodore et
Photius, qui, depuis ce temps, me sont restés
familiers. Les petits services que je lui ren-
dais me haussaient beaucoup dans ma propre
estime.
Après un âpre et long hiver, j'étais en
passe de devenir un savant, quand le prin-
temps survint tout à coup, avec son galant
équipage de lumière, de tendre verdure et de
chants d'oiseaux. L'odeur des lilas, qui mon-
tait dans la bibliothèque, me faisait tomber en
de vagues rêveries, dont mon bon maître me
tirait brusquement en me disant :
— Jacquet Tournebroche, grimpez s'il vous
plaît à l'échelle et dites-moi si ce coquin de
Manéthon ne parle j)oint d'un dieu Imhotep
qui, par ses contradictions, me tourmente
comme un diable ?
Et mon bon maître s'emplissait le nez de
tabac avec un air de contentement.
— Mon fils, me dit-il encore, il est remar-
quable que nos habits ont une grande influence
sur notre état moral. Depuis que mon petit
collet est taché de diverses sauces que j'y ai
114 LA RÔTISSERIE DE LA REINE lÉDAUQUE
laissé couler, je me sens moins honnête homme.
Tournebroche, maintenant que vous êtes vêtu
comme un marquis, n'êtes-vous point chatouillé
de l'envie d'assister à la toilette d'une fille
d'Opéra et de pousser un rouleau de faux louis
sur une table de pharaon ; en un mot, ne vous
sentez-vous point homme de quahté ? Ne prenez
pas ce que je vous dis en mauvaise part, et
considérez qu'il suffit de donner un bonnet à
poil à un couard pour qu'il aille aussitôt se
faire casser la tête au service du Roi. Tourne-
broche, nos sentiments sont formés de mille
choses qui nous échappent par leur petitesse,
et la destinée de notre âme immortelle dépend
parfois d'un souffle trop léger pour courber un
brin d'herbe. Nous sommes le jouet des vents.
Mais passez-moi, s'il vous plaît, les Rudiments
de Vossius, dont je vois les tranches rouges
bâiller là, sous votre bras gauche.
Ce jour-là, après le dîner de trois heures,
M. d'Astarac nous mena, mon bon maître et
moi, faire un tour de promenade dans le parc.
11 nous conduisit du côté occidental, qui re-
gardait Rueil et le Mont-Valérien. C'était le
plus profond et le plus désolé. Le lierre et
l'herbe, tondus par les lapins, couvraient les
allées, que barraient çà et là de grands troncs
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 115
d'arbres morts. Les statues de marbre qui les
bordaient souriaient sans rien savoir de leur
ruine. Une Nymphe de sa main brisée, qu'elle
approchait de ses lèvres, faisait signe à un
berger d'être discret. Un jeune Faune, dont la
tête gisait sur le sol, cherchait encore à porter
sa flûte à sa bouche Et tous ces êtres divins
semblaient nous enseigner à mépriser l'injure
du temps et de la fortune. Nous suivions le
bord d'un canal où l'eau des pluies nourrissait
les rainettes. Autour d'un rond- point, des
vasques penchantes s'élevaient où buvaient les
colombes. Parvenus à cet endroit, nous prîmes
un étroit sentier pratiqué dans les taillis.
— Marchez avec précaution, nousditM. d'As-
tarac. Ce sentier a ceci de dangereux, qu'il est
bordé de Mandragores qui, la nuit, chantent
au pied des arbres. Elles sont cachées dans la
terre. Gardez-vous d'y mettre le pied : vous
y prendriez le mal d'aimer ou la soif des
richesses, et vous seriez perdus, car les pas-
sions qu'inspire la mandragore sont mélanco-
liques.
Je demandai comment il était possible d'é-
viter ce danger invisible. M. d'Astarac me
répondit qu'on y pouvait échapper par intuitive
divination, et point autrement.
116 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PËDAUQUE
— Au reste, ajouta-t-il, ce sentier est fu-
neste.
Il conduisait tout droit à un pavillon de
brique, caché sous le lierre, qui, sans doute,
avait servi jadis de maison à un garde. Là
finissait le parc sur les marais monotones de
la Seine,
— Vous voyez ce pavillon, nous ditM.d'As-
tarac. Il renferme le plus savant des hommes.
C'est là que Mosaïde, âgé de cent douze ans,
pénètre, avec une majestueuse opiniâtreté, les
arcanes de la nature. Il a laissé bien loin
derrière lui Imbonatus et Bartoloni. Je vou-
lais m'honorer, messieurs, en gardant sous mon
toit le plus grand des cabbalistes après Enoch,
fils de Caïn. Mais des scrupules de religion
ont empêché Mosaïde de s'asseoir à ma table,
qu'il tient pour chrétienne, en quoi il lui fait
trop d'honneur. Vous ne sauriez concevoir à
quelle violence la haine des chrétiens est por-
tée chez ce sage. C'est à grand'peine qu'il a
consenti à loger dans ce pavillon, où il vit seul
avec sa nièce Jahel. Messieurs, vous ne devez
pas tarder davantage à connaître Mosaïde, et
je vais vous présenter tout de suite, l'un et
l'autre, à cet homme divin.
Ayant ainsi parlé, M. d'Astarac nous poussa
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 117
dans le pavillon et nous fit monter, par un
escalier à vis, clans une chambre où se tenait,
au milieu de manuscrits épars, dans un grand
fauteuil à oreilles, un vieillard aux yeux vifs,
au nez busqué, dont le menton fuyant laissait
échapper deux maigres ruisseaux de barbe
blanche. Un bonnet de velours, en forme de
couronne impériale, couvrait sa tête chauve, et
son corp?, d'une maigreur qui n'était point hu-
maine, s'enveloppait d'une vieille robe de soie
jaune, éblouissante et sordide.
Bien que ses regards perçants fussent tour-
nés vers nous, il ne marqua par aucun signe
qu'il s'apercevait de noire venue. Son visage
exprimait un entêtement douloureux, et il rou-
lait lentement, entre ses doigts ridés, le roseau
qui lui servait à écrire.
— N'attendez pas de Mosaïde des paroles
vaines, nous dit M. d'Astarac. Depuis long-
temps, ce sage ne s'entretient plus qu'avec les
Génies et moi. Ses discours sont sublimes.
Comme il ne consentira pas, sans doute, à con-
verser avec vous, messieurs, je vous donnerai
en peu de mots une idée de son mérite. Le
premier, il a pénétré le sens spirituel des livres
de Moïse, d'après la valeur des caractères hé-
braïques, laquelle dépend de l'ordre des lettres
118 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PEDAUQDE
dans l'alphabet. Cet ordre avait été brouillé à
partir de la onzième lettre. Mosaïde l'a rétabli,
ce que n'avaient pu faire Atrabis, Philon, Avi-
cenne, Raymond Lulle, Pic de la Mirandole,
Reuchelin, Henri Morus et Robert Flydd. Mo-
saïde sait le nombre de l'or qui correspond à
Jéhovah dans le monde des Esprits. Et vous
concevez, messieurs, que cela est d'une consé-
quence infinie.
Mon bon maître tira sa boîte de sa poche
et, nous l'ayant présentée avec civilité, huma
une prise de tabac et dit :
— Ne croyez-vous pas, monsieur d'Astarac, que
ces connaissances sont extrêmement propres à
vous mener au diable, à l'issue de cette vie
transitoire. Car enfin, ce seigneur Mosaïde erre
visiblement dans l'interprétation des saintes
écritures. Quand Noire Seigneur mourut sur la
croix pour le salul des hommes, la synagogue
sentit un bandeau descendre sur ses yeux ;
elle chancela comme une femme ivre, et sa
couronne tomba de sa tête. Depuis lors, l'in-
telligence de l'Ancien Testament est renfermée
dans l'Église catholique à laquelle j'appartiens
malgré mes iniquités multiples.
A c«s mots, Mosaïde, semblable à un dieu
bouc, sourit d'une manière effrayante et dit à
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQDE 119
mon bon maître d'une voix lente, aigre et
comme lointaine :
— La ^îashore ne t'a pas confié ses secrets
et la Mischna ne t'a pas révélé ses mystères.
— Mosaïde, reprit M. d'Astarac, interprète
avec clarté, non seulement les livres de Moïse,
mais celui d'Enoch, qui est bien plus consi-
dérable, et que les chrétiens ont rejeté faute
de le comprendre, comme le coq de la fable
arabe dédaigna la perle tombée dans son grain.
Ce livre d'Enoch, monsieur l'abbé Goignard,
est d'autant plus précieux qu'on y voit les
premiers entretiens des filles des hommes avec
les Sylphes. Car vous entendez bien que ces
anges, qu'Enoch nous montre liant avec des
femmes un commerce d'amour, sont des Syl-
phes et des Salamandres.
— Je l'entendrai, monsieur, répondit mon
bon maître, pour ne pas vous contrarier. Mais
par ce qui nous a été conservé du livre d'Enoch,
qui est visiblement apocryphe, je soupçonne
que ces anges étaient, non point des Sylphes,
mais des marchands phéniciens.
— Et sur quoi, demanda M. d'Astarac, fon-
dez-vous une opinion si singulière ?
— Je la fonde, monsieur, sur ce qu'il est
dit dans ce livre que les anges apprirent aux
120 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÊDAUQUE
femmes l'usage des bracelets et des colliers,
Tart de se peindre les sourcils et d'employer
toute sorte de teintures. II est dit encore au
même livre, que les anges enseignèrent aux
filles des hommes les propriétés des racines et
des arbres, les enchantements, l'art d'observer
les étoiles. De bonne foi, monsieur, ces anges-là
n'ont-ils pas tout Tair de Tyriens ou de Sido-
niens débarquant sur quelque côte à demi dé-
serte et déballant au pied des rochers leur
pacotille pour tenter les filles des tribus sau-
vages? Ces trafiquants leur donnaient des colliers
de -cuivre, des amulettes et des médicaments,
contre de l'ambre, de l'encens et des pellete-
ries, et ils étonnaient ces belles créatures
ignorantes en leur parlant des étoiles avec une
connaissance acquise dans la navigation. Voilà
qui est clair et je voudrais bien savoir par quel
endroit M. Mosaïde y pourrait contredire.
Mosaïde garda le silence et M. d'Astarac
sourit de nouveau.
— Monsieur Coignard, dit-il, vous ne rai-
sonnez pas trop mal, dans l'ignorance où vous
êtes encore de la gnose et de la cabbale. Et
ce que vous dites me fait songer qu'il pouvait
se trouver quelques Gnomes métallurgistes
et orfèvres parmi ces Sylphes qui s'unirent
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 121
d'amour aux filles des hommes. Les Gnomes, en
effet, s'occupent volontiers d'orfèvrerie, et il est
probable que ce furent ces ingénieux démons
qui forgèrent ces bracelets que vous croyez
de fabrication phénicienne. Mais vous aurez
quelque désavantage, monsieur, je vous en
préviens, à vous mesurer avec Mosaïde sur la
connaissance des antiquités humaines. Il en a
retrouvé les monuments qu'on croyait perdus
et, entre autres, la colonne de Seth et les
oracles de Sambéthé, fille de Noé, la plus an-
cienne des Sibylles.
— Oh I s'écria mon bon maître en bondis-
sant sur le plancher poudreux d'où s'éleva un
nuage de poussière, oh ! que de rêveries ! C'en
est trop, vous vous moquez 1 et M. Mosaïde
ne peut emmagasiner tant de folies dans sa
tôle, sous son grand bonnet qui ressemble à
la couronne de Gharlemagne. Cette colonne de
Seth est une invention ridicule de ce plat
Flavius Josèphe, un conte absurde qui n'avait
encore trompé personne avant vous. Quant
aux prédictions de Sambéthé, fille de Noé, je
serais bien curieux de les connaître, et M. Mo-
saïde, qui paraît assez avare de ses paroles,
m'obligerait en en faisant passer quelques-
unes par sa bouche, car il ne lui est pas pos-
122 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQLE
sible, je me plais à le reconnaître, de les pro-
férer par la voie plus secrète à travers laquelle
les sibylles anciennes avaient coutume de faire
passer leurs mystérieuses réponses.
IMosaïde, qui ne semblait point entendre, dit
tout à coup :
— La fille de Noé a parlé ; Sambéthé a dit :
<c L'homme vain qui rit et qui raille n'en-
tendra pas la voix qui sort du septième ta-
bernacle ; l'impie ira misérablement à sa ruine. »
Sur cet oracle nous prîmes tous trois congé
de Mosaïde.
Celte année-là, l'été fut radieux, d'où me
vint l'envie d'aller dans les promenades. Un
jour, comme j'errais sous les arbres du Cours-
la-Reine, avec deux petits écus que j'avais
trouvés le matin dans la pochette de ma cu-
lotte et qui étaient le premier effet par lequel
mon faiseur d'or eût encore montré sa munifi-
cence, je m'-assis devant la porte d'un limona-
dier, à une table que sa petitesse appropriait à
ma solitude et à ma modestie, et là je me mis à
songer à la bizarrerie de ma destinée, tandis
qu'à mes côtés, des mousquetaires buvaient
du vin d'Espagne avec des filles du monde. Je
doutais si la Croix-des-Sablons, M. d'Astarac,
Mosaïde, le papyrus de Zozime et mon bel
124 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQLE
habit n'étaient point des songes dont j'allais
me réveiller, pour me retrouver en veste de
basin devant la broche de la Reine Pédauque.
Je sortis de ma rêverie en me sentant tiré
par la manche. Et je vis devant moi frère
Ange, dont le visage disparaissait entre son
capuchon et sa barbe.
— Monsieur Jacques Ménétrier, me dit-il,
à voix basse, une demoiselle, qui vous veut
du bien, vous attend dans son carrosse sur
la chaussée, entre la rivière et la porte de la
Conférence.
Le cœur me battit très fort. Effrayé et ravi
de cette aventure, je me rendis tout de suite
à l'endroit indiqué par le capucin, en marchant
toutefois d'un pas tranquille, qui me parut le
plus avantageux. Parvenu sur le quai, je vis
un carrosse avec une petite main posée sur le
bord de la portière.
Cette portière s'entr'ouvrit à mon approche,
€tjefus bien surpris de trouver dans le carrosse
mam'selle Catherine en robe de satin rose, et
la tête couverte d'un coqueluchon où ses che-
veux blonds se jouaient dans la dentelle noire.
Je restais interdit sur le marchepied.
— Venez là, me dit-elle, et asseyez-vous
près de moi. Fermez la portière, je vous prie.
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE {"lo
Il ne faut pas qu'on vous voie. Tout à l'heure
en passant sur le Cours, je vous ai vu chez le
limonadier. Aussitôt je vous ai fait quérir par
le bon frère, que j'ai pris pour les exercices
du carême et que je garde près de moi depuis
ce temps, car, dans quelque condition où l'on
se trouve, il faut avoir de la piété. Vous aviez
très bonne mine, monsieur Jacques, devant
votre petite table, l'épée en travers sur les
cuisses, avec l'air chagrin d'un homme de
qualité. J'ai toujours eu de l'amitié pour vous,
et je ne suis pas de ces femmes qui, dans la
prospérité, méprisent les amis d'autrefois.
— Eh ! quoi? mam'selle Catherine, m'écriai-
je,ce carrosse, ces laquais, cette robe de satin...
— Viennent, me dit-elle, des bontés de
M. de la Guéritaude, qui est dans les partis, et
des plus riches financiers. Il a prêté de l'ar-
gent au Roi. C'est un excellent ami que, pour
tout au monde, je ne voudrais fâcher. Mais
'1 n'est pas si aimable que vous, monsieur
Jacques. Il m'a donné aussi une petite mai-
son à Grenelle, que je vous montrerai de la
cave au grenier. Monsieur Jacques, je suis bien
contente de vous voir en état de faire votre
fortune. Le mérite se découvre toujours. Vous
verrez ma chambre à coucher, qui est copiée
126 LA RÔTISSEniE DE LA REINE PÉDAUQUE
sur celle de mademoiselle Davilliers. Elle est
tout en glaces, avec des magots. Comment va
votre bonhomme de père ? Entre nous, il né-
gligeait un peu sa femme et sa rôtisserie.
C'est un grand tort chez un homme de sa
condition. Mais parlons de vous.
— Parlons de vous, mam'selle Catherine,
dis-je enfin. Vous êtes bien jolie, et c'est grand
dommage que vous aimiez les capucins. Car
il faut bien vous passer les fermiers généraux.
— Oh I dit-elle, ne me reprochez point frère
Ange. Je ne l'ai que pour faire mon salut, et,
si je donnais un rival à M. de la Guéritaude,
ce serait...
— Ce serait?
— Ne me le demandez pas, monsieur Jac-
ques. Vous êtes un ingrat. Car vous savez que
je vous ai toujours distingué. Mais vous n'y
preniez pas garde.
— J'étais, au contraire, sensible à vos rail-
leries, mam'selle Catherine. Vous me faisiez
honte de ce que je n'avais pas de barbe au
menton. Vous m'avez dit maintes fois que
j'étais un peu niais.
— C'était vrai, monsieur Jacques, et plus
vrai que vous ne pensiez. Que n'avez-vous de-
viné que je vous voulais du bien !
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 127
— Pourquoi, aussi, Catherine, étiez-vous jolie
à faire peur? Je n'osais vous regarder. Et
puis, j'ai bien vu qu'un jour vous étiez fâchée
ttDTit de bon contre moi .
— J'avais raison de l'être, monsieur Jac-
ques. Vous m'aviez préféré cette Savoyarde en
marmotte, le rebut du port Saint-Nicolas.
— Ah ! croyez bien, Catherine, que ce ne fut
point par goût ni par inclination, mais seule-
ment parce qu'elle prit pour vaincre ma timi-
dité des moyens énergiques.
— Ah! mon ami, croyez-moi, qui suis votre
aînée : la timidité est un grand péché contre
l'amour. Mais n'avez-vous pas vu que cette
mendiante porte des bas troués et qu'elle a
une dentelle de crasse et de boue haute d'une
demi-aune au bas de ses jupons?
— J€ l'ai vu, Catherine.
— N'avez-vous point vu, Jacques, qu'elle
était mal faite, et de plus bien défaite?
— Je l'ai vu, Catherine.
— Comment alors aimâtes-vous cette gue-
non savoyarde, vous qui avez la peau blanche
et des manières distinguées?
— Je ne le conçois pas moi-même, Cathe-
rine. Il fallut qu'à ce moment mon imagina-
tion fût pleine de vous. Et, puisque votre seule
128 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAOQCB
image rac donna le courage et la force que
vous me reprochez aujourd'hui, jugez, Cathe-
rine, de mes transports, si je vous avais
pressée dans mes bras, vous-même ou seule-
ment une fille qui vous ressemblât un peu.
Car je vous aimais extrêmement.
Elle me prit les mains et soupira. Je repris
d'un ton mélancolique :
— Oui, je vous aimais, Catherine, et je vous
aimerais encore, sans ce moine dégoûtant.
Elle se récria :
— Quel soupçon! vous me fâchez. C'est une folie.
— Vous n'aimez donc point les capucins?
— Fi!
Ne jugeant point opportun de trop la pres-
ser sur ce sujet, je lui pris la taille ; nous
nous embrassâmes, nos lèvres se rencontrèrent,
et je sentis tout mon être se fondre de volupté.
Après un moment de mol abandon, elle
se dégagea, les joues roses, l'œil humide, les
lèvres en tr'ou vertes. C'est de ce jour que je
connus à quel point une femme est embellie
et parée du baiser qu'on met sur sa bouche. Le
mien avait fait éclore sur les joues de Cathe-
rine, des roses de la teinte la plus suave, et
trempé la fleur bleue de ses yeux d'une étin-
celante rosée.
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 129
— Vous êtes un enfant, me dit-elle en ra-
justant son coqueluchon. Allez 1 vous ne pou-
vez demeurer un moment de plus. M. de la
Guéritaude va venir. Il m'aime avec une im-
patience qui devance l'heure des rendez-vous.
Lisant alors sur mon visage la contrariété
que j'en éprouvais, elle reprit avec une tendre
vivacité :
— Mais écoutez-moi, Jacques : il rentre cha-
que soir à neuf heures chez sa vieille femme,
devenue acariâtre avec l'âge, qui ne souffre plus
ses inGdélités depuis qu'elle est hors d'état de
les lui rendre et dont la jalousie est devenue
effroyable. Venez ce soir à neuf heures et de-
mie. Je vous recevrai. Ma maison est au coin
de la rue du Bac. Vous la reconnaîtrez à ses
trois fenêtres par étage, et au balcon qui est
couvert de roses. Vous savez que j'ai toujours
aimé les fleurs. A ce soir!
Elle me repoussa d'un geste caressant, où
elle semblait trahir le regret de ne point me
garder, puis, un doigt sur la bouche, elle mur-
mura encore:
— A ce soir I
Je ne sais comment il me fat possible de
m'arracher des bras de Catherine. Mais il est
certain que, en sautant hors du carrosse, je
tombai, peu s'en faut, sur M. d'Astarac, dont
la haute figure était plantée comme un arbre
au bord de la chaussée. Je le saluai poliment
et lui marquai ma surprise d'un si heureux
hasard.
— Le hasard, me dit-il, diminue à mesure
que la connaissance augmente : il est supprimé
pour moi. Je savais, mon fils, que je devais
vous rencontrer ici. Il faut que j'aie avec vous
un entretien trop longtemps différé. Allons,
s'il vous plaît, chercher la solitude et le silence
qu'exige le discours que je veux vous tenir.
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 131
Ne prenez point un visage soucieux. Les mys-
tères que je vous dévoilerai sont sublimes, à la
vérité, mais aimables.
Ayant parlé ainsi, il me conduisit sur le bord
de la Seine, jusqu'à l'île aux Cygnes, qui s'é-
levait au milieu du fleuve comme un navire
de feuillage. Là, il fit signe au passeur, dont
le bac nous porta dans l'île verte, fréquentée
seulement par quelques invalides qui, dans les
beaux jours, y jouent aux boules et vident une
chopine. La nuit allumait ses premières étoiles
dans le ciel et donnait une voix aux insectes
de l'herbe. L'île était déserte. M. d'Astarae
s'assit sur un banc de bois, à l'extrémité claire
d'une allée de noyers, m'invita à prendre
place à son côté, et me parla en ces termes :
— Il est trois sortes de gens, mon fils, à qui
le philosophe doit cacher ses secrets. Ce sont
les princes, parce qu'il serait imprudent d'a-
jouter à leur puissance ; les ambitieux, dont il
ne faut pas armer le génie impito3^able, et les
débauchés, qui trouveraient dans la science
cachée le moyen d'assouvir leurs mauvaises
passions. Mais je puis m'ouvrir à vous, qui
n'êtes ni d^auché, car je compte pour rien
l'erreur où tantôt vous alliez tomber dans les
bras de cette fille, ni ambitieux, ayant vécu
132 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PéOAUQUI
jusqu'ici content de tourner la broche pater-
nelle. Je peux donc vous découvrir sans crainte
les lois cachées de l'univers.
» Il ne faut pas croire que la vie soit bornée
aux conditions étroites dans lesquelles elle se
manifeste aux yeux du vulgaire. Quand ils en-
seignent que la création eut l'homme pour ob-
jet et pour fin, vos théologiens et vos philosophes
raisonnent comme des cloportes de Versailles ou
des Tuileries qui croiraient que l'humidité des
caves est faite pour eux et que le reste du château
n'est point habitable. Le système du monde,
que le chanoine Copernic enseignait au siècle
dernier, d'après Aristarque de Samos et les
philosophes pythagoriciens, vous est sans doute
connu, puisqu'on en a fait même des abrégés
pour les petits grimauds d'école et des dialogues
à l'usage des caillettes de la ville. Vous avez
vu chez moi une machine qui le démontre
parfaitement, au moyen d'un mouvement
d'horloge.
» Levez les yeux, mon fils, et voyez sur votre
tête le Chariot de David qui, traîné par Mizar
et ses deux compagnes illustres, tourne autour
du pôle; Arcturus, Véga de la Lyre, l'Épi de
la Vierge, la Couronne d'Ariane, et sa perle
charmante. Ce sont des soleils. Un seul coup
LA RÔTISSERIE DR LA REINE PÉDAUQUE 133
d'oeil sur le monde vous fait paraître que la
création tout entière est une œuvre de feu
et que la vie doit, sous ses plus belles formes,
se nourrir de flammes !
» Et qu'est-ce que les planètes ? Des gouttes
de boue, un peu de fange et de moisissure.
Contemplez le chœur auguste des étoiles, l'as-
I emblée des soleils. Ils égalent ou surpassent
le nôtre en grandeur et en puissance et, lors-
que, par quelque claire nuit d'hiver, je vous
aurai montré Sirius dans ma lunette, vos yeux
et votre âme en seront éblouis.
» Croyez-vous, de bonne foi, que Sirius,
Altaïr, Régulus, Aldébaran, tous ces soleils
enfin, soient seulement des luminaires? Croyez-
vous que ce vieux Phébus, qui verse incessam-
ment dans les espaces où nous nageons ses
flots démesurés de chaleur et de lumière, n'ait
d'autre fonction que d'éclairer la terre et
quelques autres planètes imperceptibles et dé-
goûtantes? Quelle chandelle! Un million de
fois plus grosse que le logis 1
» J'ai dû vous présenter d'abord cette idée
que l'Univers est composé de soleils et que les
planètes qui peuvent s'y trouver sont moins
que rien. Mais je prévois que vous voulez me
faire une objection, et j'y vais répondre. Les
134 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
soleils, m'allez-vous dire, s'éieignent dans la
suite des siècles, et deviennent aussi de la boue.
— Non pas ! vous répondrai-je ; car ils s'en-
tretiennent par les comètes qu'ils attirent et
qui y tombent. C'est l'habitacle de la vie véri-
table. Les planètes et cette terre, où nous vivons
ne sont que des séjours de larves. Telles sont
les vérités dont il fallait d'abord vous pénétrer.
» Maintenant que vous entendez, mon fils,
que le feu est l'élément par excellence, vous
concevrez mieux ce que je vais vous enseigner,
qui est plus considérable que tout ce que vous
avez appris jusqu'ici et même que ce que con-
nurent jamais Érasme, Turnèbe et Scaliger. Je
ne parle pas des théologiens comme Quesnel
ou Bossuet, qui, entre nous, sont la lie de
l'esprit humain et qui n'ont guère plus d'enten-
dement qu'un capitaine aux gardes. Ne nous
attardons point à mépriser ces cervelles compa-
rables, pour le volume et la façon, à des œufs
de roitelet, et venons-en tout de suite à l'ob-
jet de mon discours. Tandis que les créatures
formées de la terre ne dépassent point un de-
gré de perfection qui, pour la beauté des formes,
fut atteint par Antinous et par madame de
Parabère, et auquel parvinrent seuls, pour
la faculté de connaître Démocrite et moi, les
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 135
êtres formés du feu jouissent d'une sagesse et
d'une intelligence dont il nous est impossible
de concevoir l'étendue.
» Telle est, mon fils, la nature des enfants
glorieux des soleils : ils possèdent les lois de
l'univers comme nous possédons les règles du
jeu d'échecs, et le cours des astres dans le ciel
ne les embarrasse pas plus que ne nous trouble
la marche sur le damier du roi, de la tour et
du fou. Ces Génies créent des mondes dans les
parties de l'espace où il ne s'en trouve point
encore et les organisent à leur gré. Cela les
distrait, un moment, de leur grande affaire qui
est de s'unir entre eux par d'ineffables amours.
Je tournais hier ma lunette sur le signe de la
Vierge et j'y aperçus un tourbillon lointain de
lumière. Nul doute, mon fils, que ce ne soit
l'ouvrage encore informe de quelqu'un de ces
êtres de feu.
» L'univers à vrai dire n'a pas d'autre ori-
gine. Loin d'être l'effet d'une volonté unique, il
est le résultat des caprices sublimes d'un grand
nombre de Génies qui se sont récréés en y tra-
vaillant chacun en son temps et chacun de son
côté. C'est ce qui en explique la diversité, la
magnificence et l'imperfection. Car la force et
la clairvoyance de ces Génies, encore qu'im-
136 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PéDAUQOB
menses, ont des limites. Je vous tromperais
si je vous disais qu'un homme, fût-il philosophe
et mage, peut entrer avec eux en commerce
familier. Aucun d'eux ne s'est manifesté à
moi, et tout ce que je vous en dis ne m'est
connu que par induction et ouï dire. Aussi
quoique leur existence soit certaine, je m'avan-
cerais trop en vous décrivant leurs mœurs et
leur caractère. Il faut savoir ignorer, mon
fils, et je me pique de n'avancer que des faits
parfaitement observés. Laissons donc ces Gé-
nies ou plutôt ces Démiurges à leur gloire
lointaine et venons-en à des êtres illustres qui
nous touchent de plus près. C'est ici, mon fils,
qu'il vous faut tendre l'oreille.
» En vous parlant, tout à l'heure, des pla-
nètes, si j'ai cédé à un sentiment de mépris,
c'est que je considérais seulement la surface
solide et l'écorce de ces petites boules ou toupies,
et les animaux qui y rampent tristement. J'eusse
parlé d'un autre ton, si mon esprit avait alors
embrassé, avec les planètes, l'air et les vapeurs
qui les enveloppent. Car l'air est un élément
qui ne le cède en noblesse qu'au feu, d'où il
suit que la dignité et illustration des planètes
est dans l'air dont elles sont baignées. Ces
nuées, ces molles vapeurs, ces souffles, ces
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 137
clartés, ces ondes bleues, ces îles mouvantes de
pourpre et d'or qui passent sur nos têtes, sont
le séjour de peuples adorables. On les nomme
les Sylphes et les Salamandres. Ce sont des
créatures infiniment aimables et belles. Il
nous est possible et convenable de former avec
elles des unions dont les délices ne se peuvent
concevoir. Les Salamandres sont telles qu'au-
près d'elles la plus jolie personne de la cour
ou de la ville n'est qu'une répugnante guenon.
Elles se donnent volontiers aux philosophes.
Vous avez sans doute ouï parler de cette mer-
veille dont M. Descartes était accompagné dans
ses voyages. Les uns disaient que c'était une
fille naturelle, qu'il menait partout avec lui;
les autres pensaient que c'était un automate
qu'il avait fabriqué avec un art inimitable. En
réalité c'était une Salamandre que cet habile
homme avait prise pour sa bonne amie . Il ne
s'en séparait jamais. Pendant une traversée
qu'il fit dans les mers de Hollande, il la prit
à bord, renfermée dans une boîte faite d'un
hois précieux et garnie de satin à l'intérieur.
La forme de cette boîte et les précautions avec
lesquelles M. Descartes la gardait attirèrent
l'attention du capitaine qui, pendant le som-
meil du philosophe, souleva le couvercle ot
8.
138 LA RÔTISSERIE DE LA UEINE PÉDAUQUE
découvrit la Salamandre. Cet homme ignorant
et grossier s'imagina qu'une si merveilleuse
créature était l'œuvre du diable. D'épouvante,
il la jeta à la mer. Mais vous pensez bien que
cette belle personne ne s'y noya pas, et qu'il
lui fut aisé de rejoindre son bon ami M, Des-
cartes. Elle lui demeura fidèle tant qu'il vécut
et quitta cette terre à sa mort pour n'y plus
revenir.
» Je vous cite cet exemple, entre beaucoup
d'autres, pour vous faire connaître les amours
des philosophes et des Salamandres. Ces
amours sont trop sublimes pour être assu-
jetties à des contrats; et vous conviendrez que
l'appareil ridicule qu'on déploie dans les ma-
riages ne serait pas de mise en de telles
unions. Il serait beau, vraiment, qu'un notaire
en perruque et un gros curé y missent le nez 1
Ces messieurs sont propres seulement à sceller
la vulgaire conjonction d'un homme et d'une
femme. Les hymens des Salamandres et des
sages ont des témoins plus augustes. Les peuples
aériens les célèbrent dans des navires qui,
portés par des souffles légers, glissent, la poupe
couronnée de roses, au son des harpes, sur des
ondes invisibles. Mais n'allez pas croire que
pour n'être pas inscrits sur un sale registre
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQL'E 133
dans une vilaine sacristie, ces engagements
soient peu solides et puissent être rompus
avec facilité. Ils ont pour garants les Esprits
qui se jouent sur les nuées d'où jaillit l'éclair
et tombe la foudre. Je vous fais là, mon fils,
des révélations qui vous seront utiles, car j'ai
reconnu à des indices certains, que vous étiez
destiné au lit d'une Salamandre.
— Hélas 1 monsieur, m'écriai-je, cette desti-
née m'effraye, et j'ai presque autant de scru-
pules que ce capitaine hollandais qui jeta à la
mer la bonne amie de M. Descartes. Je ne puis
me défendre de penser comme lui que ces dames
aériennes sont des démons. Je craindrais de
perdre mon âme avec elles, car enfin, monsieur,
ces mariages sont contraires à la nature et en
opposition avec la loi divine. Que M. Jérôme
Coignard, mon bon maître, n'est-il là pour
vous entendre! Je suis bien sûr qu'il me for-
tifierait par de bons arguments contre les dé-
lices de vos Salamandres, monsieur, et de votre
éloquence.
— L'abbé Coignard, reprit M. d'Astarac, est
admirable pour traduire du grec. Mais il ne
faut pas le tirer de ses livres. Il n'a point de
philosophie. Quant à vous, mon fils, vous rai-
sonnez avec l'infirmité de l'ignorance, et la
440 LÀ RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
faiblesse de vos raisons m'afflige. Ces unions,
dites-vous, sont contraires à la nature. Qu'en
savez- vous? Et quel moyen auriez- vous de le
savoir? Comment est-il possible de distinguer
ce qui est naturel et ce qui ne Test pas? Con-
naît-on assez l'universelle Isis pour discerner
ce qui la seconde de ce qui la contrarie? Mais
disons mieux : rien ne la contrarie et tout la
seconde, puisque rien n'existe qui n'entre dans
le jeu de ses organes et qui ne suive les atti-
tudes innombrables de son corps. D'où vien-
draient, je vous prie, des ennemis pour l'offen-
ser? Rien n'agit ni contre elle ni hors d'elle, et
les forces qui semblent la combattre ne sont
que des mouvements de sa propre vie.
» Les ignorants seuls sont assez assurés pour
décider si une action est naturelle ou non.
Mais entrons un moment dans leur illusion et
dans leur préjugé et feignons de reconnaître
qu'on peut commettre des actes contre nature.
Ces actes en seront-ils pour cela mauvais et
condamnables? je m'en attends sur ce point à
l'opinion vulgaire des moralistes qui représen-
tent la vertu comme un effort sur les instincts,
comme une entreprise sur les inclinations que
nous portons en nous, comme une lutte enfin
avec l'homme originel. De leur propre aveu,
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 141
la vertu est contre nature, et ils ne peuvent
dès lors condamner une action, quelle qu'elle
soit, pour ce qu'elle a de commun avec la
vertu.
» J'ai fait cette digression, mon fils, afin de
vous représenter la légèreté pitoyable de vos
raisons. Je vous offenserais en croyant qu'il
vous reste encore quelques doutes sur l'inno-
cence du commerce charnel que les hommes
peuvent avoir avec les Salamandres. Apprenez
donc maintenant que, loin d'être interdits par
la loi religieuse, ces mariages sont ordonnés par
cette loi à l'exclusion de tous autres. Je vais
vous en donner des preuves manifestes.
Il s'arrêta de parler, tira sa boîte de sa
poche et se mit dans le nez une prise de tabac.
La nuit était profonde. La lune versait sur
le fleuve ses clartés liquides qui y tremblaient
avec le reflet des lanternes. Le vol des éphé-
mères nous enveloppait de ses tourbillons lé-
gers. La voix aiguë des insectes s'élevait dans
le silence de l'univers. Une telle douceur des-
cendait du ciel qu'il semblait qu'il se mêlât du
lait à la clarté des étoiles.
M. d'Astarac reprit de la sorte :
— La Bible, mon fils, et principalement les
livres de Moïse, contiennent de grandes et
142 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
utiles vérités. Cette opinion paraît absurde et
déraisonnable, par suite du traitement que les
théologiens ont infligé à ce qu'ils appellent l'É-
criture et dont ils ont fait par leurs commen-
taires, explications et méditations, un manuel
d'erreur, une bibliothèque d'absurdités, un
magasin de niaiseries, un cabinet de mensonges,
une galerie de sottises, un lycée d'ignorance,
un musée d'inepties et le garde-meuble enfin
de la bêtise et de la méchanceté humaines.
Sachez, mon fils, que ce fut à l'origine un
temple rempli d'une lumière céleste.
» J'ai été assez heureux pour le rétablir dans
sa splendeur première. Et la vérité m'oblige à
déclarer que Mosaïde m'y a beaucoup aidé par
son intelligence de la langue et de l'alphabet
des Hébreux. Mais ne perdons point de Mie
notre principal sujet. Apprenez tout d'abord,
mon fils, que le sens de la Bible est figuré et
que la principale erreur des théologiens est
d'avoir pris à la lettre ce qui doit être entendu
en matière de symbole. Ayez cette vérité pré-
sente dans toute la suite de mon discours.
» Quand le Démiurge qu'on nomme Jéhovah
et qui possède encore beaucoup d'autres noms,
puisqu'on lui applique généralement tous les
termes qui expriment la qualité ou la quantité,
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 143
eut, je ne dis pas créé le monde, car ce serait
dire une sottise, mais aménagé un petit canton
de l'univers pour en faire le séjour d'Adam et
d'Eve, il y avait dans l'espace des créatures
subtiles, que Jéhovah n'avait point formées et
qu'il n'était pas capable de former. C'était l'ou-
vrage de plusieurs autres Démiurges plus an-
ciens que lui et plus habiles. Son artifice
n'allait pas au delà de celui d'un potier très
excellent, capable de pétrir dans l'argile des
êtres en façon de pots, tels que nous sommes
précisément. Ce que j'en dis n'est pas pour le
déprécier, car un pareil ouvrage est encore bien
au-dessus des forces humaines.
» Mais il fallait bien marquer le caractère
inférieur de l'œuvre des sept jours. Jéhovah
travailla, non dans le feu qui seul donne nais-
sance aux chefs-d'œuvre de la vie, mais dans
la boue, où il ne pouvait produire que les
ouvrages d'un céramiste ingénieux. Nous ne
sommes pas autre chose, mon fils, qu'une po-
terie animée. L'on ne peut reprocher à Jéhovah
de s'être fait illusion sur la qualité de son tra-
vail. S'il le trouva bon au premier moment et
dans l'ardeur de la composition, il ne tarda pas
à reconnaître son erreur, et la Bible est pleine
de l'expression de sou mécontentement, qui
144 LA RÔTISSERIE D LA REINE PÉDAUQDE
alla souvent jusqu'à la mauvaise humeur et
parfois jusqu'à la colère. Jamais artisan ne
traita les objets de son industrie avec plus de
dégoût et d'aversion. Il pensa les détruire et,
dans le fait, il en noya la plus grande partie.
Ce déluge, dont le souvenir a été conservé par
les Juifs, par les Grecs et par les Chinois, pré-
para une dernière déception au malheureux
Démiurge qui, reconnaissant bientôt l'inutilité
et le ridicule d'une semblable violence, tomba
dans un découragement et dans une apathie
dont les progrès n'ont point cessé depuis Noé
jusqu'à nos jours, où ils sont extrêmes. Mais
je vois que je suis allé trop avant. C'est l'in-
convénient de ces vastes sujets, de ne pouvoir
s'y borner. Notre esprit, quand il s'y jette,
ressemble à ces fils des soleils, qui passent
en un seul bond d'un univers à l'autre.
» Retournons au Paradis terrestre, où le Dé-
miurge avait placé les deux vases façonnés de sa
main, Adam 'et Eve. Ils n'y vivaient point seuls
parmi les animaux et les plantes. Les Esprits
de l'air, créés par les Démiurges du feu, flot-
taient au-dessus d'eux et les regardaient avec
une curiosité où se mêlaient la sympathie et la
pitié. C'est bien ce que Jéhovah avait prévu.
HàtoDS-nous de le dire à sa louange, il avait
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 145
compté sur les Génies du feu, auxquels nous
pouvons désormais donner leurs vrais noms
d'Elfes et de Salamandres, pour améliorer et
parfaire ses figurines d'argile. Il s'était dit,
dans sa prudence : « Mon Adam et mon Eve,
opaques et scellés dans l'argile, manquent d'air
et de lumière. Je n'ai pas su leur donner des
ailes. Mais, en s'unissant aux Elfes et aux Sa-
lamandres, créés par un Démiurge plus puis-
sant et plus subtil que moi, ils donneront nais-
sance à des enfants qui procéderont des races
lumineuses autant que de la race d'argile et
qui auront à leur tour des enfants plus lumi-
neux qu'eux-mêmes, jusqu'à ce qu'enfin leur
postérité égale presque en beauté les fils et les
filles de l'air et du feu.
B II n'avait rien négligé, à vrai dire, pour
attirer sur son Adam et sur son Eve les regards
des Sylphes et des Salamandres. Il avait mo-
delé la lemme en forme d'amphore, avec une
harmonie de lignes courbes qui suffirait à le
faire reconnaître pour le prince des géomètres,
et il parvint à racheter la grossièreté de la ma-
tière par la magnificence de la forme. Il avait
sculpté Adam d'une main moins caressante,
mais plus énergique, formant son corps avec
tant d'ordre, selon des proportions si parlaites
9
146 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
que, appliquées ensuite par les Grecs à l'ar-
chitecture, cette ordonnance et ces mesures
firent toute la beauté des temples.
* Vous voyez donc, mon fils, que Jéhovali
s'était appliqué selon ses moyens à rendre ses
créatures dignes des baisers aériens qu'il espé-
rait pour elles. Je n'insiste point sur les soins
qu'il prit en vue de rendre ces unions fécondes.
L'économie des sexes témoigne assez de sa
sagesse à cet égard. Aussi eut-il d'abord à se
féliciter de sa ruse et de son adresse. J'ai dit
que les Sylphes et les Salamandres regardèrent
Adam et Eve avec cette curiosité, cette sym-
pathie, cet attendrissement qui sont les premiers
ingrédients de l'amour. Ils les approchèrent
et se prirent aux pièges ingénieux que Jéhovah
avait disposés et tendue à leur intention dans le
corps et sur la panse même de ces deux am-
})hores. Le premier homme et la première
femme goûtèrent pendant des siècles les em-
brassements délicieux des dénies de l'air, qui
les conservaient dans une jeunesse éternelle.
» Tel fut leur sort, tel serait encore le nôtre.
Pourquoi fallut-il que les parents du genre
humain, fatigués de ces voluptés sublimes,
cherchassent l'un près de l'autre des plaisirs
criminels? Mais que voulez- vous, mon fils,
Là rôtisserie de la reine PÉDAUQL'E 147
pétris d'argile, ils avaient le goût de la fange.
Hélas 1 ils se connurent l'un l'autre de la ma-
nière qu'ils avaient connu les Génies.
» C'est ce que le Démiurge leur avait défendu
le plus expressément. Craignant, avec raison,
qu'ils n'eussent ensemble des enfants épais
comme eux, terreux et lourds, il leur avait
interdit, sous les peines les plus sévères, de
s'approcher l'un de l'autre. Tel est le sens de
cette parole d'Eve : « Pour ce qui est du fruit
de l'arbre qui est au milieu du Paradis, Dieu
nous a commandé de n'en point manger et de
n'y point toucher, de peur que nous ne fussions
en danger de mourir. » Car, vous entendez
bien, mon fils, que la pomme qui tenta la
pitoyable Eve n'était point le fruit d'un pom-
mier, et que c'est là une allégorie dont je vous
ai révélé le sens. Bien qu'imparfait et quelque-
fois violent et capricieux, Jéhovah était un
Démiurge trop intelligent pour se fâcher au
sujet d'une pomme ou d'une grenade. Il faut
être évêque ou capucin pour soutenir des ima-
ginations aussi extravagantes. Et la preuve que
la pomme était ce que j'ai dit, c'est qu'Eve fut
frappée d'un châtiment assorti à sa faute. Il
lui fut dit, non point : « Tu digéreras labo-
rieusement, » mais bien : « Tu enfanteras dans
148 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PËDAUQUB
la douleur. » Or, quel rapport peut-on établir,
je vous prie, entre une pomme et un accou-
chement difficile? Au contraire, la peine est
exactement appliquée, si la faute est telle que
je vous l'ai fait connaître.
» Voilà, mon fils, la véritable explication du
péché originel. Elle vous enseigne votre devoir,
qui est de vous tenir éloigné des femmes. Le
penchant qui vous y porte est funeste. Tous
les enfants qui naissent par cette voie sont im-
béciles et misérables.
— Mais, monsieur, m'écriai-je stupéfait, en
saurait-il naître par une autre voie?
— Il en naît heureusement, me dit-il, un
grand nombre de l'union des hommes avec les
Génies de l'air. Et ceux-là sont intelligents et
beaux. Ainsi naquirent les géants dont parlent
Hésiode et Moïse. Ainsi naquit Pythagore,
auquel la Salamandre, sa mère, avait contri-
bué jusqu'à lui faire une cuisse d'or. Ainsi na-
quirent Alexandre le Grand, qu'on disait fils
d'Olympias et d'un serpent, Scipion l'Africain,
Aristomène de Messénie, Jules César, Porphyre,
l'empereur Julien, qui rétablit le culte du feu
aboli par Constantin l'Apostat, Merlin l'En-
chanteur, né d'un Sylphe et d'une religieuse,
fille de Charlemagne, saint Thomas d'Aquin,
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 149
Paracelse et, plus récemment, JM. Van Helmont.
Je promis à M. d'Astarac, puisqu'il en était
ainsi, de me prêter à l'amitié d'une Sala-
mandre, s'il s'en trouvait quelqu'une assez
obligeante pour vouloir de moi. Il m'assura
que j'en rencontrerais, non pas une, mais vingt
ou trente, entre lesquelles je n'aurais que
l'embarras de choisir. Et, moins par envie de
tenter l'aventure que pour lui complaire, je
demandai au philosophe comment il était pos-
sible de se mellre en communication avec ces
personnes aériennes.
— Rien n'est plus facile, me répondit-il. Il
suffit d'une boule de verre dont je vous expli-
querai l'usage. Je garde chez moi un assez
grand nombre de ces boules, et je vous don-
nerai bientôt, dans mon cabinet, tous les éclair-
cissements nécessaires. Mais c'en est assez
pour aujourd'hui.
Il se leva et marcha vers le bac où le passeur
nous attendait étendu sur le dos, et ronflant
à la lune. Quand nous eûmes touché le bord,
il s'éloigna vivement et ne tarda pas à se
perdre dans la nuit.
li me restait de ce long entretien le senti-
ment confus d'un rêve; l'idée de Catherine
m'était plus sensible. En dépit des sublimités
que je venais d'entendre, j'avais grande envie
de la voir, bien que je n'eusse point soupe.
Les idées du philosophe ne m'étaient point
assez entré dans le sens pour que j'imaginasse
rien de dégoûtant à cette jolie fille. J'étais ré-
solu à pousser jusqu'au bout ma bonne for-
tune, avant d'être en possession de quelqu'une
de ces belles furies de l'air qui ne veulent
point de rivales terrestres. Ma crainte était qu'à
une heure si avancée de la nuit, Catherine se
fût lassée de m'attendre. Prenant ma course
le long du fleuve et passant au galop le pont
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 151
Royal, je me jetai dans la rue du Bac. J'attei-
gnis en une minute celle de Grenelle, où
j'entendis des cris mêlés au cliquetis des
épées. Le bruit venait de la maison que Cathe-
rine m'avait décrite. Là, sur le pavé, s'agitaient
des ombres et des lanternes, et il eu sortait
des voix :
— Au secours, Jésus 1 On m'assassine!...
Sus au capucin I Hardi 1 piquez-le ! — Jésus,
Marie, assistez-moi ! — Voyez le joli gre-
luchon I Sus ! sus ! Piquez, coquins, piquez
ferme !
Les fenêtres s'ouvraient aux maisons d'alen-
tour pour laisser paraître des têtes en bonnets
de nuit.
Soudain tout ce mouvement et tout ce bruit
passa devant moi comme une chasse en forêt,
et je reconnus frère Ange qui détalait d'une
telle vitesse que ses sandales lui donnaient la
fessée, tandis que trois grands diables de
laquais, armés comme des suisses, le serrant
de près, lui lardaient le cuir de la pointe de
leurs hallebardes. Leur maître, un jeune gen-
tilhomme courtaud et rougeaud, ne cessait.de
les encourager de la voix et du geste, comme
on fait aux chiens.
— Hardi! hardi! Piquez! La bête est dure.
lo2 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQDE
Comme il se trouvait près de moi :
— Ah ! monsieur, lui dis-je, vous n'avez
point de pitié.
— Monsieur, me dit-il, on voit bien que ce
capucin n'a point caressé votre maîtresse et que
vous n'avez point surpris madame, que voici,
dans les bras de cette bête puante. On s'accom-
mode de son financier, parce qu'on sait vivre.
Mais un capucin ne se peut souffrir. Ardez
l'effrontée 1
Et il me montrait Catherine en chemise,
sous la porte, les yeux brillants de larmes,
échevelée, se tordant les bras, plus belle que
jamais et murmurant d'une voix expirante,
qui me déchirait l'âme :
— Ne le faites pas mourir ! C'est frère Ange,
c'est le petit frère!
Les pendards de laquais revinrent, annon-
çant qu'ils avaient cessé leur poursuite en aper-
cevant le guet, mais non sans avoir enfoncé
d'un demi -doigt leurs piques dans le der-
rière du saint homme. Les bonnets de nuit
disparurent des fenêtres, qui se refermèrent,
et, tandis que le jeune seigneur causait avec
ses gens, je m'approchai de Catherine dont
les larmes séchaient sur ses joues, au joli creux
de son sourire.
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 1S3
— Le pauvre frère est sauvé, me dit-elle.
Mais j'ai tremblé pour lui. Les hommes sont
terribles. Quand ils vous aiment, ils ne veulent
rien entendre.
— Catherine, lui dis-je assez piqué, ne
m'avez- vous fait venir que pour assister à la
querelle de vos amis? Hélas 1 je n'ai pas le
droit d'y prendre part.
— Vous l'auriez, monsieur Jacques, me dit-
elle, vous l'auriez si vous l'aviez voulu.
— Mais, lui dis-je encore, vous êtes la per-
sonne de Paris la plus entourée. Vous ne
m'aviez point parlé de ce jeune gentilhomme.
— Aussi bien n'y pensais-je guère. Il est
venu impromptu.
— Et il vous a surprise avec frère Ange.
— Il a cru voir ce qui n'était pas. C'est
un emporté à qui l'on ne peut faire entendre
raison.
Sa chemise enlr'ouverte laissait voir dans
la dentelle un sein gonflé comme un beau
fruit, et fleuri d'une rose naissante. Je la
pris dans mes bras et couvris sa poitrine de
baisers.
— Ciel! s'écria-t-elle, dans la rue! devant
M. d'Anquetil, qui nous voit!
— Qui est ça, M. d'Anquetil ?
154 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PEDAUQOE
— C'est le meurtrier de frère Ange, pardi !
Quel autre voulez-vous que ce soit?
— Il est vrai, Catherine, qu'il n'en faut pas
d'autres, vos amis sont près de vous en forces
suffisantes.
— Monsieur Jacques, ne m'insultez pas, je
vous prie.
— Je ne vous insulte pas, Catherine; je re-
connais vos attraits, auxquels je voudrais
rendre le même hommage que tant d'autres.
— Monsieur Jacques, ce que vous dites sent
odieusement la rôtisserie de votre bonhomme
de père.
— Vous étiez naguère bien contente, mam'-
selle Catherine, d'en flairer la cheminée.
— Fi ! le vilain ! le pied plat ! Il outrage une
femme !
Comme elle commençait à glapir et à s'agiter,
M. d'Anquetil quitta ses gens, vint à nous, la
poussa dans le logis en l'appelant friponne et
dévergondée, entra derrière elle dans l'allée, et
me ferma la porte au nez.
La pensée de Catherine occupa mon esprit
pendant toute la semaine qui suivit celte
fâcheuse aventure. Son image brillait aux feuil-
lets des in-folios sur lesquels je me courbais,
dans la bibliothèque, à côté de mon bon
maître; si bien que Photius, Olympiodore, Fa-
bricius, Vossius, ne me parlaient plus que
d'une petite demoiselle en chemise de dentelle.
Ces visions m'inchnaient à la paresse. Mais,
indulgent à autrui comme à lui-même, M. Jé-
rôme Coignard souriait avec bonté de mon
trouble et de mes distractions.
— Jacques Tournebroche, me dit un jour
ce bon maître, n'êtes-vous point frappé des va-
riations de la morale à travers les siècles? Les
156 LA RÔTISSERIE DE LÀ REINE PÉDÂUQOE
livres assemblés dans cette admirable Astara-
cienne témoignent de l'incertitude des hommes
à ce sujet. Si j'y fais réflexion, mon fils, c'est
pour loger dans votre esprit cette idée solide
et salutaire qu'il n'est point de bonnes mœurs
en dehors de la religion et que les maximes
des philosophes, qui prétendent instituer une
morale naturelle, né sont que lubies et bille-
vesées. La raison des bonnes mœurs ne se trouve
point dans la nature qui est, par elle-même,
indifférente, ignorant le mal comme le bien.
Elle est dans la Parole divine, qu'il ne faut
point transgresser, à moins de s'en repentir
ensuite convenablement. Les lois humaines
sont fondées sur l'utilité, et ce ne peut être
qu'une utilité apparente et illusoire, car on ne
sait pas naturellement ce qui est utile aux
hommes, ni ce qui leur convient en réalité.
Encore y a-t-il dans nos Coulumiers une bonne
moitié des articles auxquels le préjugé seul a
donné naissance. Soutenues par la menace du
châtiment, les lois humaines peuvent être
éludées par ruse et dissimulation. Tout homme
capable de réflexion est au-dessus d'elles. Ce
sont proprement des attrape-nigauds.
i> Il n'en est pas de même, mon fils, des lois
divines. Celles-là sont imprescriptibles, iné-
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE lo7
luctables et stables. Leur absurdité n'est qu'ap-
parente et cache une sagesse inconcevable. Si
elles blessent notre raison, c'est parce qu'elles
y sont supérieures et qu'elles s'accordent avec
les vraies fins de l'homme, et non avec ses
fins apparentes. Il convient de les observer,
quand on a le bonheur de les connaître. Tou-
tefois, je ne fais pas de difficulté d'avouer que
l'observation de ces lois, contenues dans le
Décalogue et dans les commandements de
l'Église, est difTicile, la plupart du temps, et
même impossible sans la grâce qui se fait par-
fois attendre, puisque c'est un devoir de l'es-
pérer. C'est pourquoi nous sommes tous de
pauvres pécheurs.
» Et c'est là qu'il faut admirer l'économie de
la religion chrétienne, qui fonde principale-
ment le salut sur le repentir. Il est à remar-
quer, mon fils, que les plus grands saints sont
des pénitents, et, comme le repentir se pro-
portionne à la faute, c'est dans les plus grands
pécheurs que se trouve l'étoffe des plus grand»
saints. Je pourrais illustrer cette doctrine d'un
grand nombre d'exemples admirables. Mais
j'en ai dit assez pour vous faire sentir que la
matière première de la sainteté est la concu-
piscence, l'incontinence, toutes les impuretés
158 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
de la chair et de l'esprit. Il importe seulement,
après avoir amassé celte matière, de la tra-
vailler selon l'art théologique et de la modeler
pour ainsi dire en figure de pénitence, ce qui
est l'affaire de quelques années, de quelques
jours et parfois d'un seul instant, comme il se
voit dans le cas de la contrition parfaite.
Jacques Tournebroche, si vous m'avez bien en-
tendu, vous ne vous épuiserez pas dans des
soins misérables pour devenir honnête homme
selon le monde, et vous vous étudierez unique-
ment à satisfaire à la justice divine.
Je ne laissai pas de sentir la haute sagesse
renfermée dans les maximes de mon bon
maître. Je craignais seulement que cette mo-
rale, au cas où elle serait pratiquée eans
discernement, ne portât l'homme aux plus
grands désordres. Je fis part de mes doutes à
M. Jérôme Coignard, qui me rassura en c^
termes :
— Jacobus Tournebroche, vous ne prenez pas
garde à ce que je viens de vous dire expres-
sément, à savoir que ce que vous appelez dé-
sordres, n'est tel en effet que dans l'opinion
des légistes et des juges tant civils qu'ecclé-
siastiques et par rapport aux lois humaines,
qui sont arbitraires et transitoires, et qu'en
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉOÀUQUE lo9
un mot se conduire selon ces lois est le fait
d'une àme' moutonnière. Un homme d'esprit
ne se pique pas d'agir selon les règles en usage
au Ghâtelet et chez l'official. Il s'inquiète de
faire son salut et il ne se croit pas déshonoré
pour aller au ciel par les voies détournées que
suivirent les plus grands saints. Si la bien-
heureuse Pélagie n'avait point exercé la pro-
fession de laquelle vous savez que vit Jeannette
la vielleuse, sous le porche de Saint-Benoît-
le-Bétourné, cette sainte n'aurait pas eu lieu
d'en faire une ample et copieuse j>énitence, et
il est infiniment probable qu'après avoir vécu
comme une matrone dans une médiocre et
banale honnêteté, elle ne jouerait pas du psal-
térion, au moment où je vous parle, devant
le tabernacle où le Saint des Saints repose
dans sa gloire. Appelez-vous désordre une si
belle ordonnance de la vie d'une prédestinée?
Non point ! Il faut laisser ces façons basses
de dire à M. le lieutenant de police qui, après
sa mort, ne trouvera peut-être pas une petite
place derrière les malheureuses qu'aujourd'hui
il traîne ignominieusement à l'hôpilal. Hors la
perte de l'âme et la damnation éternelle, il ne
saurait y avoir ni désordre, ni crime, ni mal
aucun dans ce monde périssable, où tout doit
160 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUyUB
se régler et s'ajuster en vue du monde divin.
Reconnaissez donc, Tournebroche, mon fils,
que les actes les plus répréhensibles dans
l'opinion des hommes peuvent conduire à une
bonne fin, et n'essayez plus de concilier la
justice des hommes avec celle de Dieu, qui
seule est juste, non point à notre sens, mais
par définition Pour le moment, vous m'obli-
gerez, mon fils, en cherchant dans Vossius la
signification de cinq ou six termes obscurs
qu'emploie le Panopolitain, avec lequel il faut
se battre dans les ténèbres de cette façon insi-
dieuse qui étonnait même le grand cœur
d'Ajax, au rapport d'Homère, prince des poètes
et des historiens. Ces vieux alchimistes avaient
le style dur; Manilius, n'en déplaise à M. d'As-
tarac, écrivait sur les mômes matières avec
plus d'élégance.
A peine mon bon maître avait-il prononcé
ces dorniers mots, qu'une ombre s'éleva entre
lui et moi. C'était celle de M. d'Astarac, ou
plutôt c'était M. d'Astarac lui-même, mince
et noir comme une ombre.
Soit qu'il n'eût point entendu ce propos,
soit qu'il le dédaignât, il ne laissa voir aucun
ressentiment. Il félicita, au contraire, M. Jé-
rôme Co'^nard de son zèle et de son savoir,
LA ROTISSERIE DE LA REINE PÉDADQDE IGl
et il ajouta qu'il comptait sur ses lumières
pour Tachèvement de la plus grande œuvre
qu'un homme eût encore tentée. Puis, se
tournant vers moi :
— Mon fils, me dit-il, je vous prie de des-
cendre un moment dans mon cabinet, où je
veux vous communiquer un secret de consé-
quence.
Je le suivis dans la pièce où il nous avait
d'abord reçus, mon bon maître et moi, le jour
qu'il nous prit tous deux à son service. J'y
retrouvai, rangés contre les murs, les vieux
Égyptiens au visage d'or. Un globe de verre,
de la grosseur d'une citrouille, était posé sur
la table. M. d'Astarac se laissa tomber sur un
sopha, me fit signe de m'asseoir devant lui et,
s'étant passé deux ou trois fois sur le front
une main chargée de pierreries et d'amulettes,
me dit :
— Mon fils, je ne vous fais point l'injure
de croire qu'après notre entretien dans l'île
des Cygnes, il vous reste encore un doute sur
l'existence des Sylphes et des Salamandres,
qui est aussi réelle que celle des hommes et
qui même l'est beaucoup plus, si l'on mesure la
réalité à la durée des apparences par lesquelles
elle se manifeste, car cette existence est bien
162 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
plus longue que la nôtre. Les Salamandres
promènent de siècle en siècle leur inaltérable
jeunesse; quelques-unes ont vu Noé, Menés et
Pythagore. La richesse de leurs souvenirs et la
fraîcheur de leur mémoire rendent leur conver-
sation extrêmement attrayante. On a prétendu
même qu'elles acquéraient l'immortalité dans
les bras des hommes et que l'espoir de ne
point mourir les attirait dans le lit des philo-
sophes. Mais ce sont là des mensonges qui ne
peuvent séduire un esprit réfléchi. Toute
union des sexes, loin d'assurer l'immortalité
aux amants, est un signe de mort, et nous ne
connaîtrions pas l'amour, si nous devions
vivre toujours. Il n'en saurait être autrement
des Salamandres, qui ne cherchent dans les
bras des sages qu'une seule espèce d'immorta-
lité : celle de la race. C'est aussi la seule qu'il
soit raisonnable d'espérer. Et, bien que je me
promette, avec le secours de la science, de
prolonger d'une façon notable la vie humaine,
et de l'étendre à cinq ou six siècles pour le
moins, je ne me suis jamais flatté d'en assurer
indéfiniment la durée. Il serait insensé d'en-
treprendre contre Tordre naturel. Repoussez
donc, mon fils, comme de vaines fables, l'idée
de cette immortalité puisée dans un baiser.
LA RÔTISSERIE DE LÀ REINE PÉDAUQUE 163
C'est la honle de plusieurs cabbalistes de
l'avoir seulement conçue. 11 n'en est pas moins
vrai que les Salamandres sont enclines à
l'amour des hommes. Vous en ferez l'expé-
rience sans tarder. Je vous ai suffisamment
préparé à leur visile, et, puisque, à compter
de la nuit de votre initiation, vous n'avez point
eu de commerce impur avec une femme, vous
allez recevoir le prix de votre continence.
Mon ingénuité naturelle souffrait de recevoir
des louanges que j'avais méritées malgré moi,
et je pensai avouer à M. d'Astarac mes cou-
pables pensées. Il ne me laissa point le temps
de les confesser, et reprit avec vivacité :
— Il ne me reste plus, mon fils, qu'à vous
donner la clef qui vous ouvrira l'empire des
Génies. C'est ce que je vais faire incontinent.
Et, s'étant levé, il alla poser la main sur le
globe qui tenait la moitié de la table.
— Ce ballon, ajouta-t-il, est plein d'une
poudre solaire qui échappe à vos regards par
sa pureté même. Car elle est beaucoup trop fine
pour tomber sous les sens grossiers des hommes.
C'est ainsi, mon fils, que les plus belles par-
ties de l'univers se dérobent à notre vue et
ne se révèlent qu'au savant muni d'appareils
propres à les découvrir. Les fleuves et les cam-
164 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDADQUE
pagnes de l'air, par exemple, vous demeurent
invisibles, bien qu'en réalité l'aspect en soit
mille fois plus riche et plus varié que celui
du plus beau paysage terrestre.
» Sachez donc qu'il se trouve dans ce ballon
une poudre solaire souverainement propre à
exalter le feu qui est en nous. Et l'effet de
cette exaltation ne se fait guère attendre. Il
consiste en une subtilité des sens qui nous
permet de voir et de toucher les figures
aériennes flottant autour de nous. Sitôt que
vous aurez rompu le sceau qui ferme l'orifice
de ce ballon et respiré la poudre solaire qui
s'en échappera, vous découvrirez dans cette
chambre une ou plusieurs créatures ressem-
blant à des femmes par le système de lignes
courbes qui forme leurs corps, mais beaucoup
plus belles que ne fut jamais aucune femme,
et qui sont effectivement des Salamandres. Nul
doute que celle que je vis, l'an passé, dans la
rôtisserie de votre père ne vous apparaisse la
première, car elle a du goût pour vous, et je
vous conseille de contenter au plus tôt ses
désirs. Ainsi donc, mettez-vous à votre aise
dans ce fauteuil, devant cette table, débouchez
ce ballon et respirez-en doucement le contenu.
Bientôt vous verrez tout ce que je vous ai
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 163
annoncé se réaliser de point en point. Je vous
quitte. Adieu.
Et il disparut à sa manière, qui était étran-
gement soudaine. Je demeurai seul, devant ce
ballon de verre, hésitant à le débouclier, de
peur qu'il ne s'en échappât quelque exhalai-
son stupéfiante. Je songeais que, peut-être,
M. d'Astarac y avait introduit, selon l'art, des
vapeurs qui endorment ceux qui les respirent
en leur donnant des rêves de Salamandres. Je
n'étais pas encore assez philosophe pour me
soucier d'être heureux de cette façon. Peut-
être, me disais-je, ces vapeurs disposent à la
folie. Enfin, j'avais assez de défiance pour
songer un moment à aller dans la bibliothèque
demander conseil à M. l'abbé Coignard, mon
bon maître. Mais je reconnus tout de suite
que ce serait prendre un soin inutile. Dès
qu'il m'entendra parler, me dis-je, de poudre
solaire et de Génies de l'air, il me répondra :
« Jacques Tourneb roche, souvenez-vous, mon
fils, de ne jamais ajouter foi à des absurdités,
mais de vous en rapporter à votre raison en
toutes choses, hors aux choses de notre sainte
religion. Laissez-moi ces ballons et cette poudre,
avec toutes les autres folies de la cabbale et
de l'art spagyrique. »
1G6 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
Je croyais l'entendre lui-même faire ce petit
discours entre deux prises de tabac, et je ne
savais que répondre à un langage si chré-
tien. D'autre part, je considérais par avance
dans quel embarras je me trouverais devant
M. d'Astarac, quand il me demanderait des
nouvelles de la Salamandre. Que lui répondre?
Comment lui avouer ma réserve et mon
abstention, sans trahir en même temps ma
défiance et ma peur? Et puis, j'étais, à mon
insu, curieux de tenter l'aventure. Je ne suis
pas crédule. J'ai au contraire une propension
merveilleuse au doute, et ce penchant me
porte à me défier du sens commun et même
de l'évidence comme du reste. A tout ce qu'on
me dit d'étrange, je me dis : « Pourquoi
pas? » Ce « pourquoi pas » faisait tort, devant
le ballon, à mon intelligence naturelle. Ce
« pourquoi pas » m'inclinait à la crédulité, et
il est intéressant de remarquer à cette occasion
que : ne rien croire, c'est tout croire, et qu'il
ne faut pas se tenir Fesprit trop libre et trop
vacant, de peur qu'il ne s'y emmagasine
d'aventure des denrées d'une forme et d'un
poids extravagant, qui ne sauraient trouver
place dans des espnis raisonnablement et
médiocrement meublés de croyances. Tandis
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 167
que, la main sur le cachet de cire, je me
rappelais ce que ma mère m'avait conté des
carafes magiques, mon « pourquoi pas », me
soufflait que peut-être après tout voit-on, à
la poussière du soleil, les fées aériennes. Mais,
dès que cette idée, après avoir mis le pied
dans mon esprit, faisait mine de s'y loger et
d'y prendre des aises, je la trouvais baroque,
absurde et grotesque. Les idées, quand elles
s'imposent, deviennent vite impertinentes. Il
en est peu qui puissent faire autre chose que
d'agréables passantes; et décidément celle-là
avait un air de folie. Pendant que je me deman-
dais: Ouvrirai-je, n'ouvrirai-je pas? le cachet,
que je ne cessais de presser entre mes doigts,
se brisa soudainement dans ma main, et le
flacon se trouva débouché.
J'attendis, j'observai. Je ne vis rien, je ne
sentis rien. J'en fus déçu, tant l'espoir de
sortir de la nature est habile et prompt à se
glisser dans nos âmes! Rien 1 pas même une
vagLie et confuse illusion, une incertaine image!
11 arrivait ce que j'avais prévu : quelle décep-
tion! J'en ressentis une sorte de dépit. Ren-
versé dans mon fauteuil, je me jurai, devant
ces Égyptiens aux longs yeux noirs qui m'en-
touraient, de mieux fermer à l'avenir mon
168 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
âme aux mensonges des cabbalistes. Je recon-
nus une fois de plus la sagesse de mon bon
maître, et je résolus, à son exemple, de me
conduire par la raison dans toutes les affaires
qui n'intéressent pas la foi chrétienne et ca-
tholique. Attendre la visite d'une dame sala-
mandre, quelle simplicité! Est-il possible qu'il
soit des Salamandres? Mais qu'en sait-on, et
« pourquoi pas »?
Le temps, déjà lourd depuis midi, devenait
accablant. Engourdi par de longs jours tran-
quilles et reclus, je sentais un poids sur mon
front et sur mes paupières. L'approche de l'orage
acheva de m'appesanlir. Je laissai tomber mes
bras et, la tête renversée, les yeux clos, je glissai
dans un demi-sommeil plein d'Égyptiens d'or
et d'ombres lascives. Cet état incertain, pendant
lequel le sens de l'amour vivait seul en moi
comme un feu dans la nuit, durait depuis un
temps que je ne puis dire, quand je fus réveillé
par un bruit léger de pas et d'étoffes froissées.
J'ouvris les yeux et poussai un grand cri.
Une merveilleuse créature était debout
devant moi, en robe de satin noir, coiffée de
dentelle, brune avec des yeux bleus, les traits
fermes dans une chair jeune et pure, les joues
rondes et la bouche animée par un invisible
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PEDAUQUE 169
baiser. Sa robe courte laissait voir des pieds
petits, hardis, gais et spirituels. Elle se tenait
droite, ronde, un peu ramassée dans sa per-
fection voluptueuse. On voyait, sous le ruban
de velours passé à son cou, un carré de gorge
brune et pourtant éclatante. Elle me regardait
avec un air de curiosité.
J'ai dit que mon sommeil m'avait excité à
l'amour. Je me levai, je m'élançai.
— Excusez-moi, me dit-elle, je cherchais
M. d'Astarac.
Je lui dis :
— Madame, il n'y a pas de M. d'Astarac. Il
y a vous et moi. Je vous attendais. Vous êtes
ma Salamandre. J'ai ouvert le flacon de cristal.
Vous êtes venue, vous êtes à moi.
Je la pris dans mes bras et couvris de
baisers tout ce que mes lèvres purent trouver
de chair au bord des habits.
Elle se dégagea et me dit :
— Vous êtes fou.
— C'e?l bien naturel, lui répondis-je. Qui
ne le serait à ma place?
Elle baissa les yeux, rougit et sourit. Je me
jetai à ses pieds.
— Puisque M. d'Astarac n'est pas >ci, dit-
elle, je n'ai qu'à me retirer.
10
170 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQL'E
— Restez, m'écriai-je, en poussant le verrou.
Elle me demanda :
— Savez-vous s'il reviendra bientôt?
— Non 1 madame, il ne reviendra point de
longtemps. Il m'a laissé seul avec les Sala-
mandres. Je n'en veux qu'une, et c'est vous.
Je la pris dans mes bras, je la portai sur le
sopha, j'y tombai avec elle, je la couvris de
baisers. Je ne me connaissais plus. Elle criait,
je ne l'entendais point. Ses paumes ouvertes
me repoussaient, ses ongles me griffaient, et
ces vaines défenses irritaient mes désirs. Je la
pressais, je l'enveloppais, renversée et défaite.
Son corps amolli céda, elle ferma les yeux ;
je sentis bientôt, dans mon triomphe, ses beaux
bras réconciliés me serrer contre elle.
Puis déliés, hélas ! de cette étreinte déli-
cieuse, nous nous regardâmes tous deux avec
surprise. Occupée à renaître avec décence, elle
arrangeait ses jupes et se taisait.
— Je vous aime, lui dis-je. Gomment vous
appelez-vous ?
Je ne pensais pas qu'elle fût une Sala-
mandre et, à vrai dire, je ne l'avais pas cru
véritablement.
— Je me nomme Jahel, me dit-elle.
— Quoi ! vous êtes la nièce de Mosaïde?
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 171
— Oui, mais taisez- vous. S'il savait...
— Que ferait-il?
— Oh I à moi, rien du tout. Mais à vous
beaucoup de mal. Il n'aime pas les chrétiens.
— Et vous?
— Oh! moi, je n'aime pas les juifs.
— Jahel, m'aimez-vous un peu?
— Mais il me semble, monsieur, qu'après
ce que nous venons de nous dire, votre ques-
tion est une ofi'ense.
— Il est vrai, mademoiselle, mais je tâche
de me faire pardonner une vivacité, une
ardeur, qui n'avaient pas pris soin de consulter
vos sentiments.
— Oh! monsieur, ne vous faites pas plus
coupable que vous n'êtes. Toute votre violence
et toutes vos ardeurs ne vous auraient servi de
rien si vous ne m'aviez pas plu. Tout à l'heure,
en vous voyant endormi dans ce fauteuil, je
vous ai trouvé du mérite, j'ai attendu votre
réveil, et vous savez le reste.
Je lui répondis par un baiser. Elle me le
rendit. Quel baiser I Je crus sentir des fraises
des bois se fondre dans ma bouche. Mes désirs
se ranimèrent et je la pressai ardemment sur
mon cœur.
— Cette fois, me dit-elle, soyez moins em-
172 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
porté, et ne pensez pas qu'à vous. Il ne faut
pas être égoïste en amour. C'est ce que les
jeunes gens ne savent pas assez. Mais on les
forme.
Nous nous plongeâmes dans l'abîme des
délices. Après quoi, la divine Jahel me dit :
— Avez- vous un peigne? Je suis faite comme
une sorcière.
— Jahel, lui répondis-je, je n'ai point de
peigne ; j'attendais une Salamandre. Je vous
adore.
— Adorez-moi, mon ami, mais soyez discret.
Vous ne connaissez pas Mosaïde.
— Quoi ! Jahel ! est-il donc si terrible à
cent trente ans, dont il passa soixante-quinze
dans une pyramide?
— Je vois, mon ami, qu'on vous a fait des
contes sur mon oncle, et que vous avez eu la
simplicité de les croire. On ne sait pas son
âge; moi-même je l'ignore, je l'ai toujours
connu vieux. Je sais seulement qu'il est ro-
buste et d'une force peu commune. Il faisait
la banque à Lisbonne, oîi il lui arriva de tuer
un chrétien, qu'il avait surpris avec ma tante
Myriam. Il s'enfuit et m'emmena avec lui.
Depuis lors, il m'aime avec la tendresse d'une
mère. Il me dit des choses qu'on ne dit qu'aux
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 173
petits enfants, et il pleure en me regardant
dormir.
— Vous habitez avec lui?
— Oui, dans le pavillon du garde, à l'autre
bout du parc.
— Je sais, on y va par le sentier des Man-
dragores. Gomment ne vous ai-je pas ren-
contrée plus tôt ? Par quel sort funeste,
demeurant si près de vous, ai-je vécu sans
vous voir? Mais, que dis-je, vivre? Est-ce vivre
que ne vous point connaître? Vous êtes donc
renfermée dans ce pavillon ?
— Il est vrai qua je suis très recluse et que
je ne puis aller comme je le voudrais dans les
promenades, dans les magasins et à la comédie.
La tendresse de Mosaïde ne me laisse point de
liberté. Il me garde en jaloux et, avec six
petites tasses d'or qu'il a emportées de Lis-
bonne, il n'aime que moi au monde. Comme
il a beaucoup plus d'attachement pour moi
qu'il n'en eut pour ma tante Myriam, il vous
tuerait, mon ami, de meilleur cœur qu'il n'a
tué le Portugais. Je vous en avertis pour vous
rendre discret et parce que ce n'est pas une
considération qui puisse arrêter un homme de
cœur. Êtes-vous de qualité et fils de famille,
mon ami?
10.
174 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÈDAUQUE
— Hélas ! non, répondis-je, mon père est
adonné à quelque art mécanique et à une
sorte de négoce.
— Est-il seulement dans les partis, a-t-il
une charge de finance? Non? C'est dommage.
Il faut donc vous aimer pour vous-même. Mais
dites-moi la vérité : M. d'Astarac ne viendra-
t-il pas bientôt?
A ce nom, à cette demande, un doute hor-
rible traversa mon esprit. Je soupçonnai cette
ravissante Jahel de m'avoir été envoyée par le
cabbaliste pour jouer avec moi le rôle de Sala-
mandre. Je l'accusai même intérieurement
d'être la nymphe de ce vieux fou. Pour en être
tout de suite éclairé, je lui demandai rudement
si elle avait coutume de faire la Salamandre
dans ce château.
— Je ne vous entends point, me répondit-
elle, en me regardant avec des yeux pleins
d'une innocente surprise. Vous parlez comme
M. d'Astarac lui-même, et je vous croirais
atteint de sa manie, si je n'avais pas éprouvé
que vous ne partagez point l'aversion que les
femmes lui donnent. Il ne peut en souffrir
une, et c'est pour moi une véritable gêne de
le voir et de lui parler. Pourtant, je le cher-
chais tout à l'heure quand je vous ai trouvé.
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 175
Dans ma joie d'être rassuré, je la couvris de
baisers. Elle s'arrangea pour me faire voir
qu'elle avait des bas noirs, attachés au-dessus
du genou par des jarretières à boucles de dia-
mants, et cette vue ramena mes esprits aux
idées qui lui plaisaient. Au surplus, elle me
sollicita sur ce sujet avec beaucoup d'adresse
et d'ardeur, et je m'aperçus qu'elle commen-
çait à s'animer au jeu dans le moment môme
où j'allais en être fatigué. Pourtant, je fis de
mon mieux et fus assez heureux cette fois
encore pour épargner à cette belle personne
l'affront qu'elle méritait le moins. Il me sem-
bla qu'elle n'était pas mécontente de moi. Elle
se leva, l'air tranquille, et me dit :
— Ne savez-vous pas vraiment si M, d'As-
tarac ne reviendra pas bientôt ? Je vous
avouerai que je venais lui demander sur la
pension qu'il doit à mon oncle une petite somme
d'argent qui, pour l'heure, me fait grandement
défaut.
Je tirai de ma bourse, en m'eicusant, trois
écus qui s'y trouvaient et qu'elle me fit la
grâce d'accepter. C'était tout ce qui me restait
des libéralités trop rares du cabbahste qui,
faisant profession de mépriser l'argent, oubliait
malheureusement de me payer mes gages.
476 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQCE
Je demandai à mademoiselle Jahel si je
n'aurais pas l'heur de la revoir.
— Vous l'aurez, me dit-elle.
Et nous convînmes qu'elle monterait la nuit
dans ma chambre toutes les fois qu'elle pour-
rait s'échapper du pavillon où elle était gardée.
— Faites attention seulement, lui dis-je,
que ma porte est la quatrième à droite, dans
le corridor, et que la cinquième est celle de
l'abbé Coignard, mon bon maître. Quant aux
autres, ajoutai-je, elles ne donnent accès que
dans des greniers où logent deux ou trois mar-
mitons et plusieurs centaines de rats.
Elle m'assura qu'elle n'aurait garde de s*y
tromper, et qu'elle gratterait à ma porte, non
pas à quelque autre.
— Au reste, me dit-elle encore, votre abbé
Coignard me semble un assez bon homme. Je
crois que nous n'avons rien à craindre de lui.
Je l'ai vu, par un judas, le jour où il rendait
visite avec vous à mon oncle. Il me parut
aimable, quoique je n'entendisse guère ce qu'il
disait. Son nez surtout me sembla tout à fait
ingénieux et capable. Celui qui le porte doit
être homme de ressources et je désire faire
sa connaissance. On a toujours à gagner à la
réquentation des gens d'esprit. Je suis fâchée
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 177
seulement qu'il ait déplu à mon oncle par la
liberté de ses paroles et par son humeur rail-
leuse. Mosaïde le hait, et il a pour la haine une
capacité dont un chrétien ne peut se faire idée.
— Mademoiselle, lui répondis-je, M. l'abbé
Jérôme Goiijrnard est un très savant homme et
il a, de plus, de la philosophie et de la bien-
veillance. Il connaît le monde, et vous avez
raison de le croire de bon conseil. Je me gou-
verne entièrement sur ses avis. Mais, répondez-
moi, ne me vîtes-vous pas aussi, ce jour-là, dans
le pavillon, à travers ce judas que vous dites?
— Je vous vis, me dit-elle, et je ne vous
cacherai pas que je vous distinguai. Mais il
faut que je retourne chez mon oncle. Adieu.
M. d'Astarac ne manqua pas de me de-
mander, le soir, après le souper, des nou-
velles de la Salamandre. Sa curiosité m'em-
barrassait un peu. Je répondis que la rencontre
avait passé mes espérances, mais qu'au sur-
plus je croyais devoir me renfermer dans la
discrétion convenable à ces sortes d'aventures.
— Cette discrétion, mon fds, me dit-il, n'est
point aussi utile en votre affaire que vous
vous le figurez Les Salamandres ne deman-
dent point le secret sur des amours dont
elles n'ont point de honte. Une de ces
178 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
Nymphes, qui m'aime, n'a point de passe-
temps plus doux, en mon absence, que de
graver mon chiffre enlacé au sien dans l'écorce
des arbres, comme vous pourrez vous en as-
surer en examinant le tronc de cinq ou six
pins dont vous voyez d'ici les têtes élégantes.
Mais n'avez- vous point remarqué, mon fils,
que ces sortes d'amours, vraiment sublimes,
loin de laisser quelque fatigue, communiquent
au cœur une vigueur nouvelle? Je suis sûr
qu'après ce qui s'est passé, vous occuperez
votre nuit à traduire pour le moins soixante
pages de Zozime le Panopolitain.
Je lui avouai que je ressentais au contraire
une grande envie de dormir, qu'il expliqua
par l'étonnement d'une première rencontre.
Ainsi ce grand homme demeura persuadé que
j'avais eu commerce avec une Salamandre.
J'avais scrupule à le tromper, mais j'y étais
obligé et il se trompait si bien lui-même
qu'on ne pouvait ajouter grand'chose à ses
illusions. J'allai donc me coucher en paix : et,
m'étant mis au lit, je soufflai ma chandelle
sur le plus beau de mes jours.
Jahel tint parole. Dès le surlendemain elle
rint gratter à ma porle. Nous fûmes bien plus
à notre aise dans ma chambre, que nous ne
l'avions été dans le cabinet de M. d'Astarac, et
ce qui s'était passé lors de notre première
connaissance n'était que jeux d'enfants au
prix de ce que l'amour nous inspira en cette
seconde rencontre. Elle s'arracha de mes bras
au petit jour, avec mille serments de me
rejoindre bientôt, m'appelant son âme, sa vie,
et son greluchon.
Je me levai fort tard ce jour-là. Quand je
descendis dans la bibliothèque, mon maître y
était établi sur le papyrus de Zozime, sa plume
dans une main, sa loupe dans l'autre, et
180 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUK
digne de l'admiration de quiconque sait esti-
mer les bonnes lettres.
— Jacques Tournebroche, me dit-il, la
principale difficulté de cette lecture consiste
en ce que diverses lettres peuvent être aisé-
ment confondues avec d'autres, et il importe
au succès du déchiffrement de dresser un
tableau des caractères qui prêtent à de sem-
blables méprises, car, faute de prendre ce
soin, nous risquerions d'adopter de mauvaises
leçons, à notre honte éternelle et juste vitu-
père. J'ai fait aujourd'hui même de risibles
bévues. Il fallait que j'eusse, dès matines, l'es-
prit troublé par ce que j'ai vu cette nuit et
dont je vais vous faire le récit.
» M'étant réveillé au petit jour, il me prit
l'envie d'aller boire un coup de ce petit vin
blanc, dont il vous souvient que je fis hier
compliment à M. d'Astarac. Car il existe,
mon fils, entre le vin blanc et le chant du
coq, une sympathie qui date assurément du
temps de Noé, et je suis certain que si saint
Pierre, dans la sacrée nuit qu'il passa dans la
cour du grand sacrificateur, avait bu un doigt
de vin clairet de la Moselle, ou seulement
d'Orléans, il n'aurait pas renié Jésus avant
que le coq eût chanté pour la seconde fois.
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 181
Mais nous ne devons en aucune manière, mon
fils, regretter cette mauvaise action, car il im-
portait que les prophéties fussent accomplies ; et
si ce Pierre ou Céphas n'avait pas fait, cette
nuit-là, la dernière des infamies, il ne serait
pas aujourd'hui le plus grand saint du paradis
et la pierre angulaire de notre sainte Église,
pour la confusion des honnêtes gens selon le
monde qui voient les clefs de leur félicité éter-
nelle tenues par un lâche coquin . 0 salutaire
exemple qui, tirant l'homme hors des falla-
cieuses inspirations de l'honneur humain, le
conduit dans les voies du salut ! 0 savante
économie de la religion ! 0 sagesse divine, qui
exalte les humbles et les misérables pour
abaisser les superbes 1 0 merveille 1 0 mys-
tère ! A la honte éternelle des pharisiens et
des gens de justice, un grossier marinier du
lac de Tibériade, devenu par sa lâcheté épaisse
la risée des filles de cuisine qui se chauffaient
avec lui. dans la cour du grand prêtre, un
rustre et un couard qui renonça son maître et
sa foi devant des maritornes bien moins jolies
sans doute, que la femme de chambre de ma-
dame la baillive de Séez, porte au front la
triple couronne, au doigt l'anneau pontifical,
est établi au dessus des princes-évêques, des
11
182 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUK
rois et de l'empereur, est investi du droit de
lier et de délier; le plus respectable homme, la
plus honnête dame n'entreront au ciel que
s'il leur en donne l'accès. Mais dites-moi, s'il
vous plaît, Tournebroche, mon ûls, à quel
endroit de mon récit j'en étais quand j'en
embrouillai le fil à ce grand saint Pierre, le
prince des apôtres. Je crois pourtant que je
vous parlais d'un verre de vin blanc que je
bus à l'aube. Je descendis en chemise à l'office
et tirai d'une certaine armoire, dont la veille
je m'étais prudemment assuré la clef, une
bouteille que je vidai avec plaisir. Après quoi,
remontant l'escalier, je rencontrai entre les
deuxième et troisième étages une petite demoi-
selle en pierrot, qui descendait les degrés. Elle
parut très effrayée et s'enfuit au fond du cor-
ridor. Je la poursuivis, je la rejoignis, je la
saisis dans mes bras «t je l'embrassai par
soudaine et irrésistible sympathie. Ne m'en
blâmez point, mon fils ; vous en eussiez fait
tout autant à ma place, et peut-être davantage.
C'est une jolie fille, elle ressemble à la cham-
bnère de la baillive, avec plus de vivacité dans
le regard. Elle n'osait crier. Elle me soufflait
à J oreille : « Laissez-moi, laissez-moi, vous
êtes fou ! » Voyez, Tournebroche, je porte encore
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 183
au poignet les marques de ses ongles. Que
n'ai-je gardé aussi vive sur mes lèvres l'im-
pression du baiser qu'elle me donna!
— Quoi, monsieur l'abbé, m'écriai-je, elle
vous donna un baiser?
— Soyez assuré, mon fils, me répondit mon
bon maître, qu'à ma place vous en eussiez
reçu un tout semblable, à la condition toute-
fois que vous eussiez saisi, comme j'ai fait,
l'occasion. Je crois vous avoir dit que je tenais
cette demoiselle étroitement embrassée. Elle
essayait de fuir, elle étouffait ses cris, elle
murmurait des plaintes.
— Lâchez-moi, de grâce I Voici le jour, un
moment de plus et je suis perdue.
Ses craintes, sa frayeur, son péril, quel bar-
bare n'en aurait point été touché ? Je ne suis
point inhumain. Je mis sa liberté au prix
d'un baiser qu'elle me donna tout de suite.
Croyez-m'en sur ma parole; je n'en reçus jamais
de plus délicieux.
A cet endroit de son récit, mon bon maître,
levant le nez pour hiimer une prise de tabac,
vit mon trouble et ma douleur qu'il prit pour
de la surprise.
— Jacques Tournebroche, reprit-il, tout ce
qui me reste à dire vous surprendra bien
184 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PEDÂUQUE
davantage. Je laissai donc aller à regret cette
jolie demoiselle; mais ma curiosité m'invita à
la suivre. Je descendis l'escalier sur ses pas,
je la vis traverser le vestibule, sortir par la
petite porte qui donne sur les champs, du côté
où le parc est le plus étendu, et courir dans
l'allée. J'y courus sur ses pas. Je pensais bien
qu'elle n'irait pas loin en pierrot et en bon-
net de nuit. Elle prit le chemin des Mandra-
gores. Ma curiosité en redoubla et je la suivis
jusqu'au pavillon de Mosaïde. Dans ce moment,
ce vilain juif parut à sa fenêtre avec sa robe
et son grand bonnet, comme ces figures qu'on
voit se montrer à midi dans ces vieilles hor-
loges plus gothiques et plus ridicules que les
églises où elles sont conservées, pour la joie
des rustres et le profit du bedeau.
» Il me découvrit sous la feuillée, au mo-
ment même où cette jolie fille, prompte comme
Galatée, se coulait dans le pavillon ; en sorte
que j'avais l'air de la poursuivre à la manière,
façon et usage de ces satyres dont nous par-
lâmes un jour, en conférant les beaux endroits
d'Ovide. Et mon habit ajoutait à la ressem-
blance, car je crois que je vous ai dit, mon
fils, que j'étais en chemise. A ma vue, les
yeux de Mosaïde étincelèrent. Il tira de sa sale
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 185
houppelande jaune un stylet assez coquet et
l'agita par la fenêtre d'un bras qui ne semblait
point appesanti par la vieillesse. Cependant, il
me jetait des injures bilingues. Oui, Tourne-
broche, mes connaissances grammaticales m'au-
torisent à dire qu'elles étaient bilingues et que
l'espagnol ou plutôt le portugais s'y mêlait
avec l'hébreu. J'enrageais de n'en point saisir
le sens exact, car je n'entends point ces lan-
gues, encore que je les reconnaisse à certains
sons qui y reviennent fréquemment. Mais il
est vraisemblable qu'il m'accusait de vouloir
suborner cette fille, que je crois être sa nièce
Jahel, que M. d'Astarac, s'il vous en souvient,
nous a plusieurs fois nommée ; en quoi ses
invectives contenaient une part de flatterie, car
tel que je suis devenu, mon fils, par les pro-
grès de l'âge et les fatigues d'une vie agitée,
je ne puis plus prétendre à l'amour des jeunes
pucelles. Hélas ! à moins de devenir évêque,
c'est un plat dont je ne goûterai plus jamais.
J'y ai regret. Mais il ne faut pas s'attacher
trop obstinément aux biens périssables de ce
monde, et nous devons quitter ce qui nous
quitte. Donc Mosaïde, maniant son stylet, tirait
de sa gorge des sons rauques qui alternaient
avec des glapissements aigus, de sorte que
l86 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUB
j'étais injurié et vitupéré en manière de chant
ou de cantilène. Et sans me flatter, mon fils,
je puis dire que je fus traité de paillard et de
suborneur sur un ton solennel et cérémonieux.
Quand ce Mosaïde fut au bout de ses impré-
cations, je m'étudiai à lui faire une riposte
bilingue, comme l'attaque. Je lui répondis en
latin et en français qu'il était homicide et
sacrilège, ayant égorgé des petits enfants et
poignardé des hosties consacrées. Le vent frais
du matin, en glissant sur mes jambes, me
rappelait que j'étais en chemise. J'en éprouvai
quelque embarras, car il est évident, mon
fils, qu'un homme qui n'a point de culotte
est en mauvais état pour faire paraître les sa-
crées vérités, confondre l'erreur et poursuivre
le crime. Toutefois, je lui fis des tableaux
effroyables de ses attentats et le menaçai de la
justice divine et de la justice humaine.
— Quoi ! mon bon maître, m'écriai-je, ce
Mosaïde, qui a une si jolie nièce, égorgea des
nouveau-nés et poignarda des hosties?
— Je n'en sais rien, me répondit M. Jérôme
Goignard, et n'en puis rien savoir. Mais ces
crimes lui appartiennent, étant ceux de sa
race, et je puis les lui donner sans injure. Je
poursuivais sur ce mécréant une longue suite
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 187
d'aïeux scélérats. Car vous n'ignorez point ce
qu'on dit des juifs et de leurs rites abominables.
Il y a dans la vieille cosmographie de Miinster
une figure représentant des juifs mutilant un
enfant, et ils y sont reconnaissables à la roue
ou rouelle de drap qu'ils portent sur leurs
vêtements, en signe d'infamie. Je ne crois pas
pourtant que ce soit chez eux un usage domes-
tique et quotidien. Je doute aussi que tous ces
israélites soient si portés à outrager les saintes
espèces. Les en accuser, c'est les croire péné-
trés aussi profondément que nous de la divinité
de Notre -Seigneur Jésus-Christ. Car on ne
conçoit pas le sacrilège sans la foi, et le juif
qui poignarda la sainte hostie rendit par cela
même un sincère hommage à la vérité de la
transsubstantiation. Ce sont là, mon fils, des
fables qu'il faut laisser aux ignorants, et, si je
les jetai à la face de cet horrible Mosaïdo,
ce fut moins par les conseils d'une saine cri-
tique que par les impérieuses suggestions du
ressentiment et de la colère.
— Ah I monsieur, lui dis-je, vous pouviez
vous contenter de lui reprocher le Portugais
qu'il a tué par jalousie, car c'est là un meurtre
véritable.
— Quoi I s'écria mon bon maître, Mosaïde
188 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
a tué un chrétien. Nous avons en lui, Tour-
nebroche, un voisin dangereux. Mais vous tire-
rez de cette aventure les conclusions que j'en
tire moi-même. Il est certain que sa nièce est
la bonne amie de M. d'Astarac, dont elle quit-
tait assurément la chambre quand je la ren-
contrai dans l'escalier.
» J'ai trop de religion pour ne pas regretter
qu'une si aimable personne sorte de la race
qui a crucifié Jésus-Christ. Hélas ! n'en doutez
pas, mon fils, ce vilain Mardochée est l'oncle
d'une Esther qui n'a point besoin de macérer
six mois dans la myrrhe pour être digne du
lit d'un roi. Le vieux corbeau spagyrique n'est
point ce qui convient à une telle beauté, et je
me sens enclin à m'intéresser à elle.
'■> Il faut que Mosaïde la cache bien secrète-
ment, car, si elle se montrait un jour au cours
ou à la comédie, elle aurait le lendemain tout
le monde à ses pieds. Ne souhaitez- vous point
la voir, Tournebroche ?
Je répondis que je le souhaitais vivement,
et nous nous renfonçâmes tous deux dans notre
grec.
Ce soir-là, nous trouvant, mon bon maître
et moi, dans la rue du Bac, comme il faisait
chaud, M. Jérôme Goignard me dit :
— Jacques Tournebroche, mon fils, ne vous
plairait-il point tirer à gauche, dans la rue de
Grenelle, à la recherche d'un cabaret? Encore
nous faut-il chercher un hôte qui vende du
vin à deux sous le pot. Car je suis démuni
d'argent et je pense, mon fils, que vous n'êtes
pas mieux pourvu que moi, par l'injure de
M. d'Astarac, qui fait peut-être de l'or, mais
qui n'en donne point à ses secrétaires et do-
mestiques, ainsi qu'il apparaît par votre exemple
et le mien. L'état où il nous laisse est lamen-
table. Je n'ai pas un sou vaillant dans ma poche,
11.
190 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
et je vois qu'il faudra que je remédie par in-
dustrie et ruse à ce grand mal. Il est beau
de supporter la pauvreté d'une âme égale,
comme Épictète, qui y acquit une gloire im-
périssable. Mais c'est un exercice dont je suis
las, et qui m'est devenu fastidieux par l'accou-
tumance. Je sens qu'il est temps que je change
de vertu et que je m'instruise à posséder des
richesses sans qu'elles me possèdent, ce qui
est l'état le plus noble où se puisse hausser
l'âme d'un philosophe. Je veux bientôt faire
quelque gain, afin de montrer que ma sagesse
ne se dément pas même dans la prospérité.
J'en cherche les moyens, et tu m'y vois songer,
Tournebroche.
Tandis que mon bon maître parlait de la
sorte avec une noble élégance, nous appro-
chions du joli hôtel où M. de la Guéritaude
avait logé mam'selle Catherine. « Vous le re-
connaîtrez, m'avait-elle dit, aux rosiers du
balcon. » Il ne faisait pas assez jour pour que
je visse les roses, mais je croyais les sentir.
Après avoir fait quelques pas, je la reconnus
à la fenêtre, un pot à eau à la main, arrosant
ses fleurs. En me reconnaissant de même dans
la rue, elle rit et m'envoya un baiser. Sur
quoi, une main, passant par la croisée, lui
LA RÔTISSERIE DE LÀ REINE PÉDAUQUE 191
donna sur la joue un soufflet dont elle fut si
étonnée qu'elle lâcha le pot à eau, qui tomba,
peu s'en faut, sur la tête de mon bon maître.
Puis la belle souffletée disparut et le souffle-
teur, paraissant à sa place à la fenêtre, se pen-
cha sur la grille et me cria :
— Dieu soit loué, monsieur, vous n'êtes
point le capucin 1 Je ne puis souffrir que ma
maîtresse envoie des baisers à cette bête puante
qui rôde sans cesse sous cette fenêtre. Cette
fois du moins je n'ai point à rougir de son
choix. Vous me semblez honnête homme, et je
crois vous avoir déjà vu. Faites-moi l'honneur
de monter. Il y a céans un souper préparé.
Vous m'obhgerez d'y prendre part avec M. l'abbé
qui vient de recevoir une potée d'eau sur la
tête et qui se secoue comme un chien mouillé.
Après souper, nous jouerons aux cartes, et,
quand il fera jour, nous irons nous couper la
gorge. Mais ce sera civilité pure et seulement
pour vous faire honneur, monsieur, car à la
vérité cette fille ne vaut pas un coup d'épée.
C'est une coquine que je ne veux revoir de ma
vie.
Je reconnus en celui qui parlait de la sorte
ce monsieur d'Anquetil, que j'avais vu naguère
exciter si vivement ses gens à piquer le frère
192 LA RÔTISSERIE DE LA REIKE PÉDAUQUE
Ange au derrière. Il parlait poliment et me
traitait en gentilhomme. Je sentis toute la
faveur qu'il me faisait en consentant à me
couper la gorge. Mon bon maître n'était pas
moins sensible à tant d'urbanité. S'étant suffi-
samment secoué :
— Jacques Tournebroche, mon fils, me dit-
il, nous ne pouvons pas refuser une si gra-
cieuse invitation.
Déjà deux laquais étaient descendus avec
des flambeaux. Ils nous conduisirent dans une
salle où un ambigu était préparé sur une
table éclairée par deux candélabres d'argent.
M. d'Anquetil nous pria d'y prendre place et
mon bon maître noua sa serviette à son cou. Il
avait déjà piqué une grive à sa fourchette quand
un bruit de sanglots déchira nos oreilles.
— Ne prenez point garde à ces cris, dit
M. d'Anquetil, c'est Catherine qui gémit dans
la chambre où je l'ai enfermée.
— Ah 1 monsieur, il faut lui pardonner,
répondit mon bon maître qui regardait triste-
ment le petit oiseau au bout de sa fourchette.
Les mets les plus agréables semblent amers,
assaisonnés de larmes et de gémissements.
Auriez-vous le cœur de laisser pleurer une
femine? Faites grâce à celle-ci, je vous priai
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 193
Esl-elle donc si coupable d'avoir envoyé un
baiser à mon jeune disciple, qui fut son voisin
et son compagnon au temps de leur médio-
crité commune, alors que les charmes de cette
jolie fille n'étaient encore célèbres que sous la
treille du Petit Bacchus. Il n'y a rien là que
d'innocent, si tant est qu'une action humaine et
particulièrement l'action d'une femme puisse
être jamais innocente et tout à fait nette de
la tache originelle. Souffrez encore, monsieur,
que je vous dise que la jalousie est un senti-
ment gothique, un triste reste des mœurs
barbares qui ne doit point subsister dans une
âme élégante et bien née.
— Monsieur l'abbé, répondit M. d'Anquetil,
sur quoi jugez-vous que je suis jaloux ? Je ne
le suis pas. Mais je ne souffre pas qu'une
femme se moque de moi.
— Nous sommes le jouet des vents, dit mon
bon maître avec un soupir. Tout se rit de
nous, le ciel, les astres, la pluie, les zéphires,
l'ombre, la lumière et la femme. Souffrez,
monsieur, que Catherine soupe avec nous. Elle
est jolie, elle égayera votre table. Tout ce qu'elle
a pu faire, ce baiser et le reste, ne la rend
pas moins agréable à voir. Les infidélités des
femmes ne gâtent point leurvisage- La nature,
19i LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
qui se plaît à les orner, est indifférente à
leurs fautes. Imitez-la, monsieur, et pardonnez
à Catherine.
Je joignis mes prières à celles de mon bon
maître, et M. d'Anquetil consentit à délivrer la
prisonnière. Il s'approcha de la porte d'où
partaient les cris, l'ouvrit et appela Catherine
qui ne répondit que par le redoublement de
ses plaintes.
— Messieurs, nous dit son amant, elle est
là, couchée à plat ventre sur le lit, la tête
dans l'oreiller et soulevant à chaque sanglot
une croupe ridicule. Regardez cela. Voilà donc
pourquoi nous nous donnons tant de peine et
faisons tant de sottises!... Catherine, venez
souper.
Mais Catherine ne bougeait point et pleurait
encore. Il l'alla tirer par le bras, par la taille.
Elle résistait. Il fut pressant :
— Allons ! viens, mignonne.
Elle s'entêtait à ne point changer de place,
tenant embrassés le lit et les matelas.
Son amant perdit patience, et cria d'une
voix rude avec mille jurements :
— Lève-toi, garce !
Aussitôt elle se leva et, souriant dans les
larmes, lui prit le bras et entra dans la salle
LÀ RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 193
à manger, avec un air de victime heureuse.
Elle s'assit entre M. d'Anquetil et moi, la
tête renversée sur l'épaule de son amant
et cherchant du pied mon pied sous la table.
— Messieurs, dit notre hôte, pardonnez à
ma vivacité un mouvement que je ne saurais
regretter, puisqu'il me donne l'honneur de
vous traiter ici. Je ne puis en vérité souffrir
tous les caprices de cette jolie fille, et je suis
devenu très ombrageux depuis que je l'ai sur-
prise avec son capucin.
— Mon ami, lui dit Catherine en pressant
mon pied sous le sien, votre jalousie s'égare.
Sachez que je n'ai de goût que pour M. Jacques.
— Elle raille, dit M. d'Anquetil.
— N'en doutez point, répondis-je. On voit
qu'elle n'aime que vous.
— Sans me flatter, répliqua-t-il, je lui ai
inspiré quelque attachement. Mais elle est
coquette.
— A boire I dit M, l'abbé Coignard.
M. d'Anquetil passa la dame-jeanne à mon
bon maître et s'écria :
— Pardi, l'abbé, vous qui êtes d'église, vous
nous direz pourquoi les femmes aiment les
capucins.
M. Coignard s'essuya les lèvres et dit :
196 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
— La raison en est que les capucins aiment
avec humilité et ne se refusent à rien. La
raison en est encore que ni la réflexion ni
la politesse n'affaiblit leurs instincts naturels.
Monsieur, votre vin est généreux.
— Vous me faites trop d'honneur, répondit
M. d'Anquetil. C'est le vin de M. de la Gué-
ritaude. Je lui ai pris sa maîtresse. Je puis
bien lui prendre ses bouteilles.
— Rien n'est plus juste, répliqua mon bon
maître. Je vois, monsieur, que vous vous élevez
au-dessus des préjugés.
— Ne m'en louez pas plus qu'il ne convient,
l'abbé, répondit M. d'Anquetil, Ma naissance
me rend aisé ce qui serait difficile au vulgaire.
Un homme du commun est forcé de mettre de
la retenue dans toutes ses actions. Il est assu-
jetti à une exacte probité ; mais un gentilhomme
a l'honneur de se battre pour le Roi et pour
le plaisir. Cela le dispense de s'embarrasser dans
des niaiseries. J'ai servi sous M. de Villars, j'ai
fait la guerre de succession et j'ai risqué d'être
tué sans raison à la bataille de Parme. C'est
bien le moins qu'en retour je puisse rosser mes
gens, frustrer mes créanciers et prendre à mes
amis, s'il me plaît, leur femme ou même leur
maîtresse
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 197
— Vous parlez noblement, dit mon bon
maître, et vous montrez jaloux de maintenir
les prérogatives de la noblesse.
— Je n'ai point, reprit M. d'Anquetil, deces
scrupules qui intimident la foule des hommes
et que je tiens bons seulement pour arrêter
les timides et contenir les malheureux.
— A la bonne heure! dit mon bon maître.
— Je ne crois pas à la vertu, dit l'autre.
— Vous avez raison, dit encore mon maître.
De la façon qu'est fait l'animal humain, il ne
saurait être vertueux sans quelque déforma-
tion. Voyez, par exemple, cette jolie fille qui
soupe avec nous : sa petite tête, sa belle gorge,
son ventre d'une merveilleuse rondeur, et le
reste. En quel endroit de sa personne pour-
rait-elle loger un grain de vertu? Il n'y a
point la place, tant tout cela est ferme, plein
de suc, solide et rebondi. La vertu, comme le
corbeau, niche dans les ruines. Elle habite les
creux et les rides des corps. Moi-même, mon-
sieur, qui méditai dès mon enfance les maxi-
mes austères de la religion et de la philoso-
phie, je n'ai pu insinuer en moi quelque vertu
qu'à travers les brèches faites par la souffrance
et par l'âge à ma constitution. Encore me
suis-je, à chaque fois, insufflé moins de vertu
198 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
que d'orgueil. Aussi ai-je coutume de faire au
divin Créateur du monde cette prière : « Mon
Dieu, gardez-moi de la vertu, si elle m'éloigne
de la sainteté. » Ah ! la sainteté, voilà ce
qu'il est possible et nécessaire d'atteindre 1
Voilà notre convenable fin! Puissions-nous y
parvenir un jour ! En attendant, donnez-moi
à boire.
— Je vous confierai, dit M. d'Anquetil, que
je ne crois pas en Dieu.
— Pour le coup, dit Tabbé, je vous blâme,
monsieur. Il faut croire en Dieu et dans toutes
les vérités de notre sainte religion.
M. d'Anquetil se récria :
— Vous vous moquez, l'abbé, et nous pre-
nez pour plus niais que nous ne sommes. Je
ne crois, vous dis-je, ni à Dieu, ni au diable,
et ne vais jamais à la messe, si ce n'est à la
messe du Roi. Les sermons des prêtres ne sont
que des contes de bonne femme, supportables
tout au plus pour les temps où ma grand'mère
vit l'abbé de Choisy rendre, habillé en femme,
le pain bénit à Saint-Jacques-du-Haut-Pas.
Il y avait peut-être de la religion en ce temps-
là. Il n'y en a plus. Dieu merci !
— Par tous les saints et par tous les diables,
mon ami, ne parlez pas ainsi, s'écria Catherine.
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 199
Dieu existe, aussi vrai que ce pâté est sur la
table, et la preuve en est que, me trouvant un
certain jour de l'an passé en grande détresse et
dénuement, j'allai, sur le conseil de frère Ange,
brûler un cierge dans l'église des Capucins,
et que le lendemain, je rencontrai à la pro-
menade M. de la Guéritaude, qui me donna
cet hôtel avec tous les meubles, et le cellier
plein de ce vin que nous buvons aujourd'hui,
et assez d'argent pour vivre honnêtement.
— Fi, fi I dit M. d'Anquetil, la sotte qui met
Dieu dans de sales affaires, ce qui est si cho-
quant qu'on en est blessé, même athée.
— Monsieur, dit mon bon maître, il vaut
infiniment mieux compromettre Dieu dans de
sales affaires, comme fait cette simple fille,
que de le chasser, à votre exemple, du monde
qu'il a créé. S'il n'a pas spécialement envoyé
ce gros traitant à Catherine, sa créature, il a
du moins permis qu'elle le rencontrât. Nous
ignorons ses voies, et ce que dit cette inno-
cente contient plus de vérité, encore qu'il s'y
trouve quelque mélange et alliage de blas-
phème, que toutes les vaines paroles que l'im-
pie tire glorieusement du vide de son cœur. Il
n'est rien de plus détestable que ce libertinage
d'esprit que la jeunesse étale aujourd'hui. Vos
200 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
paroles font frémir. Y répondrai-je par des
preuves tirées des livres saints et des écrits
des Pères ? Vous ferai-je entendre Dieu parlant
aux patriarches et aux prophètes : Si locutus est
Abraham et semini ejus in sœcula? Déroulerai-je
à vos yeux la tradition de l'Église? Invoque-
rai-je contre vous l'autorité des deux Testa-
ments? Vous confondrai-je avec les miracles du
Christ et sa parole aussi miraculeuse que ses
actes? Non ! je ne prendrai point ces saintes
armes ; je craindrais trop de les profaner dans
ce combat, qui n'est point solennel. L'Église
nous avertit, dans sa prudence, qu'il ne faut
point s'exposer à ce que l'édification se tourne
en scandale. C'est pourquoi je me tairai, mon-
sieur, sur les vérités dans lesquelles je fus
nourri au pied des sanctuaires. Mais, sans faire
violence à la chaste modestie de mon âme et
sans exposer aux profanations les sacrés mys-
tères, je vous montrerai Dieu s'imposant à la
raison des hommes ; je vous le montrerai dans
la philosophie des païens et jusque dans les
propos des impies. Oui, monsieur, je vous ferai
connaître que vous le confessez vous-même
malgré vous, alors que vous prétendez qu'il
n'existe pas. Car vous m'accorderez bien que,
s'il y a dans le monde un ordre, cet ordre est
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 201
divin et coule de la source et fontaine de tout
ordre.
— Je vous l'accorde, répondit M. d'Anquetil
renversé dans son fauteuil et caressant sou
mollet, qu'il avait beau.
— Prenez-y donc garde, reprit mon bon
maître. Quand vous dites que Dieu n'existe
pas, que faites-vous qu'enchaîner des pensées,
ordonner des raisons et manifester en vous-
même le principe de toute pensée et de toute
raison, qui est Dieu? Et peut-on seulement
tenter d'établir qu'il n'est pas, sans faire
briller par le plus méchant raisonnement, qui
est encore un raisonnement, quelque reste de
l'harmonie qu'il a établie dans l'univers?
— L'abbé, répondit M. d'Anquetil, vous
êtes un plaisant sophiste. On sait aujourd'hui
que le monde est l'ouvrage du seul hasard, et
il ne faut plus parler de providence depuis que
les physiciens ont vu dans la lune, au bout de
leur lunette, des grenouilles ailées.
— Eh bien, monsieur, répliqua mon bon
maître, je ne suis pas fâché qu'il y ait dans la
lune des grenouilles ailées ; ces oiseaux maré-
cageux sont les très dignes habitants d'un monde
qui n'a pas été sanctifié par le sang de Notre-
Seigneur Jésus-Christ. Nous ne connaissons,
202 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
j'en conviens, qu'une petite partie de l'univers,
et il se peut, comme le dit M. d'Astarac, qui
d'ailleurs est fou, que ce monde ne soit
qu'une goutte de boue dans l'infinité des
mondes. Il se peut que l'astrologue Copernic
n'ait pas tout à fait rêvé en enseignant que la
terre n'est point mathématiquement le centre
de la création. J'ai lu qu'un Italien du nom
de Galilée, qui mourut misérablement, pensa
comme ce Copernic; et nous voyons aujour-
d'hui le petit M. de Fontenelle entrer dans
ces raisons. Mais ce n'est là qu'une vaine ima-
gerie, propre seulement à troubler les esprits
faibles. Qu'importe que le monde physique
soit plus grand ou plus petit, et d'une forme
ou d'une autre? Il suffit qu'il ne puisse être
considéré que sous les caractères de l'intelli-
gence et de la raison, pour que Dieu y soit
manifeste.
» Si les méditations d'un sage peuvent vous
être de quelque profit, monsieur, je vous appren-
drai comment cette preuve de l'existence de
Dieu, meilleure que la preuve de saint Anselme
et tout à fait indépendante de celles qui résul-
tent de la Révélation, m'apparut soudainement
dans toute sa clarté. C'était à Séez, il y a vingt-
cinq ans. J'étais bibliothécaire de M. l'évêque,
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 203
et les fenêtres de la galerie donnaient sur
une cour où je voyais tous les matins une fille
de cuisine récurer les casseroles de Monseigneur.
Elle était jeune, grande et robuste. Un léger
duvet qui faisait une ombre sur ses lèvres
donnait à son visage une grâce irritante et
fière. Ses cheveux emmêlés, sa maigre poitrine,
ses longs bras nus étaient dignes d'Adonis
autant que de Diane, et c'était une beauté
garçonnière. Je l'aimais pour cela; j'aimais
ses mains fortes et rouges. Celte fille enfin
m'inspirait une convoitise rude et brutale
comme elle-même. Vous n'ignorez pas combien
de tels sentiments sont impérieux. Je lui fis
connaître les miens de ma fenêtre, par un petit
nombre de gestes et de paroles. Elle me fil
connaître plus brièvement encore qu'elle corres-
pondait à mes sentiments, et me donna rendez-
vous, pour la nuit prochaine, dans le grenier
où elle couchait sur le foin, par l'effet des
bontés de Monseigneur, dont elle lavait les
écuclles. J'attendis la nuit avec impatience.
Quand elle vint enfin couvrir la terre, je pris
une échelle et montai dans le grenier où celte
fille m'attendait. Ma première pensée fut d(;
l'embrasser ; la seconde, d'admirer cet enchaî-
nement qui m'avait conduit dans ses bras. Car
204 l-k RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
enfin, monsieur, un jeune ecclésiastique, une
fille de cuisine, une échelle, une botte de foin !
quelle suite, quelle ordonnance ! quel concours
d'harmonies préétablies, quel enchaînement
d'effets et de causes I quelle preuve de l'exis-
tence de Dieu ! C'est ce dont je fus étrange-
ment frappé, et je me réjouis de pouvoir ajou-
ter cette démonstration profane aux raisons
que fournit la théologie et qui sont, d'ailleurs,
amplement suffisantes.
— L'abbé, dit Catherine, ce qu'il y a de
mauvais dans votre affaire, c'est que cette fille
n'avait pas de poitrine. Une femme sans
poitrine, c'est un lit sans oreillers. Mais ne
savez-vous pas, d'Anquetil, ce qu'il convient de
faire?
— Oui, dit-il, c'est déjouer à l'hombre, qui
se joue à trois.
— Si vous voulez, reprit-elle. Mais je vous
prie, mon ami, de faire apporter des pipes.
Rien n'est plus agréable que de fumer une
pipe de tabac en buvant du vin.
Un laquais apporta des cartes et les pipes
que nous allumâmes. La chambre fut bientôt
remplie d'une épaisse fumée au milieu de la-
quelle notre hôte et M. l'abbé Coignard jouaient
Tavement au piquet.
L4 RÔTISSERIE DE LÀ REINE PÉDAUQUE 205
La chance favorisa mon bon maître, jusqu'au
moment où M. d'Anquetil, croyant le voir pour
la troisième fois marquer cinquante-cinq lors-
qu'il n'avait que quarante, l'appela grec,
vilain pipeur, chevalier de Transylvanie et lui
ieta à la tête une bouteille qui se brisa sur la
table qu'elle inonda de vin.
— Il faudra donc, monsieur, dit l'abbé,
que vous preniez la peine de faire déboucher
une autre bouteille, car nous avons grand'soif.
— Volontiers, dit M. d'Anquetil, mais sa-
chez, l'abbé, qu'un galant homme ne marque
pas les points qu'il n'a pas et ne fait sauter la
carte qu'au jeu du Roi, où se trouvent toutes
sortes de personnes à qui l'on ne doit rien.
Partout ailleurs, c'est une vilenie. L'abbé, vou-
lez-vous donc qu'on vous prenne pour un aven-
turier?
— Il est remarquable, dit mon bon maître,
qu'on blâme au jeu de cartes ou de dés une
pratique recommandée dans les arts de la
guerre, de la politique et du négoce, où l'on
s'honore de corriger les injures de la fortune.
Ce n'est pas que je ne me pique de probité
aux cartes. J'y suis. Dieu merci, fort exact, et
vous rêviez, monsieur, quand vous avez cru
voir que je marquais des points que je n'avais
12
206 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
pas. S'il en était autrement, j'invoquerais
l'exemple du bienheureux évêque de Genève,
qui ne se faisait pas scrupule de tricher au jeu.
Mais je ne puis me défendre de faire réflexion
que les hommes sont plus délicats au jeu
que dans les affaires sérieuses et qu'ils mettent
la probité dans le trictrac où elle les gêne
médiocrement, et ne la mettent pas dans une
bataille ou dans un traité de paix, où elle
serait importune. Élien, monsieur, a écrit en
<^rec un livre des stratagèmes, qui montre à
quel excès la ruse est portée chez les grands
capitaines.
— L'abbé, dit M. d'Anquetil, je n'ai pas lu
votre Élien, et ne le lirai de ma vie. Mais j'ai
fait la guerre comme tout bon gentilhomme.
J'ai servi le Roi pendant dix-huit mois. C'est
l'emploi le plus noble. Je vais vous dire en
quoi il consiste exactement. C'est un secret
que je puis bien vous confier, puisqu'il n'y
a pour l'entendre ici que vous, des bouteilles,
monsieur, que je vais tuer tout à l'heure, et
cette fille qui se déshabille.
— Oui, dit Catherine, je me mets en che-
mise, parce que j'ai trop chaud.
— Eh bien ! reprit M. d'Anquetil, quoi que
disent les gazettes, la guerre consiste unique-
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 20"î
ment à voler des poules et des cochons aux
vilains. Les soldats en campagne ne sont occu-
pés que de ce soin.
— Vous avez bien raison, dit mon bon maître,
et l'on disait jadis en Gaule que la bonne
amie du soldat était madame la Picorée. Mais
je vous prie de ne pas tuer Jacques Tourne -
broche, mon élève.
— L'abbé, répondit M. d'Anquetil, l'honneur
m'y oblige.
— Ouf 1 dit Catherine, en arrangeant sur sa
gorge la dentelle de sa chemise, je suis mieux
comme cela.
— Monsieur, poursuivit mon bon maître,
Jacques Tournebroche m'est fort utile pour une
traduction de Zozime le Panopolitain que j'ai
entreprise. Je vous serai infiniment obligé de
ne vous battre avec lui qu'après que ce grand
ouvrage sera parachevé.
— Je me fiche de votre Zozime, répondit
M.' d'Anquetil. Je m'en fiche, vous m'entendez,
l'abbé. Je m'en fiche comme le Roi de sa pre-
mière maîtresse.
Et il chanta :
Pour dresser un jeune courrier
Et raffermir sur l'étrier
D lui fallait une routière
Laire lan laire.
208 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
— Qu'est-ce que c'est que ce Zozime?
— Z(.zime, monsieur, répondit l'abbé, Zo-
zime de Panopolis, était un savant grec qui
florissait à Alexandrie au iii« siècle de l'ère
chrétienne et qui composa des traités sur l'art
spagyrique.
— Que voulez-vous que cela me fasse? ré-
pondit M. d'Anquetil, et pourquoi le traduisez-
vous?
Battons le fer quand il est chaud,
Dit-elle, en faisant sonner haut
Le nom de sultane première,
Laire lan laire.
— Monsieur, dit mon bon maître, je conviens
qu'il n'y a point à cela d'utilité sensible, et
que le train du monde n'en sera point changé.
Mais en illustrant de notes et commentaires
le traité que ce Grec a composé pour sa sœur
Théosébie...
Catherine interrompit le discours de mon
bon maître en chantant d'une voie aiguë :
Je veux en dépit des jaloux
Qu'on fasse duc mon époux,
Lasse de le voir secrétaire.
Laire lan laire.
— ... Je contribue, poursuivit mon bon maî-
tre, au trésor de connaissances amassé par de
LA RÔTISSERIE DE LÀ REINE PÉDÀUQUE 209
doctes hommes, et j'apporte ma pierre au mo-
nument de la véritable histoire qui est celle
des maximes et des opinions, plutôt que des
guerres et des traités. Car, monsieur, la no-
blesse de l'homme...
Catherine reprit :
Je sais bien qu'on murmurera,
Que Paris nous chansonnera;
Mais tant pis pour le sot vulgaire 1
Laire lan laire.
Et mon bon maître disait cependant:
— ...Est la pensée. Et à cet égard il n'est
pas indifférent de savoir quelle idée cet Égyp-
tien se faisait de la nature des métaux et des
qualités de la matière.
M. l'abbé Jérôme Coignard but un grand
coup de vin pendant que Catherine chantait
encore :
Par l'épée ou par le fourreau
Devenir duc est toujours beau,
Il n'importe la manière.
Laire lan laire.
— L'abbé, dit M. d'Anquetil, vous ne buvez
pas, et de plus vous déraisonnez. J'étais, en
Italie, dans la guerre de succession, sous les
ordres i'un brigadier qui traduisait Polybe.
12.
210 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
Mais c'était un imbécile. Pourquoi traduire
Zozime?
— Si vous voulez tout savoir, dit mon bon
maître, j'y trouve quelque sensualité.
— A la bonne heure! dit M. d'Anquetil, mais
en quoi M. Tournebroche, qui en ce moment
caresse ma maîtresse, peut-il vous aider?
— Par la connaissance du grec, dit mon bon
maître, que je lui ai donnée.
M. d'Anquetil se tournant vers moi :
— Quoi, monsieur, dit-il, vous savez le greci
Vous n'êtes donc pas gentilhomme?
— Monsieur, répondis-je, mon père est
porte- bannière de la confrérie des rôtisseurs
parisiens.
— Il m'est donc impossible de vous tuer,
me répondit-il. Veuillez m'en excuser. Mais,
l'abbé, vous ne buvez pas. Vous me trompiez.
Je vous croyais un bon biberon, et j'avais
envie de vous prendre pour mon aumônier
quand j'aurai une maison.
Cependant, M. l'abbé Goignard buvait à même
la bouteille, et Catherine, penchée à mon oreille,
me disait:
— Jacques, je sens que je n'aimerai jamais
que vous.
Ces paroles, venant d'une belle personne en
LÀ RÔTISSERIE DE LA RExNE PÉDAUQUE 211
chemise, me jetèrent dans un trouble extrême.
Catherine acheva de me griser en me faisant
boire dans son verre, ce qui ne fut pas remar-
qué dans la confusion d'un souper qui avait
beaucoup échauffé toutes les têtes.
M. d'Anquetil, cassant contre la table le
goulot d'un flacon, nous versa de nouvelles
rasades, et, à partir de ce moment, je ne me
rendis pas un compte exact de ce qui se disait
et faisait autour de moi. Je vis toutefois que
Catherine ayant traîtreusement versé un verre
de vin dans le cou de son amant, entre la
nuque et le col de l'habit, M. d'Anquetil ri-
posta en répandant deux ou trois bouteilles sur
la demoiselle en chemise, qu'il changea de la
sorte en une espèce de figure mythologique,
du genre humide des nymphes et des naïades.
Elle en pleurait de rage et se tordait dans des
convulsions.
A ce même moment nous entendîmes des
coups frappés avec le marteau de la porte dans
le silence de la nuit. Nous en demeurâmes
soudain immobiles et muets comme des con-
vives enchantés.
Les coups redoublèrent bientôt de force et de
fréquence. Et M. d'Anquetil rompit le premier
le silence en se demandant tout haut, avec
212 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
d'affreux jurements, quel pouvait bien être ce
fâcheux. Mon bon maître, à qui les circons-
tances les plus communes inspiraient souvent
d'admirables maximes, se leva et dit avec onc-
tion et gravité :
— Qu'importe la main qui heurte si rude-
ment l'huis pour un motif vulgaire et peut-être
ridicule 1 Ne cherchons pas à la connaître, et
tenons ces coups pour frappés à la porte de
Dosâmes endurcies et corrompues. Disons-nous,
à chaque coup qui retentit : Celui-ci est pour
nous avertir de nous amender et de songer à
notre salut, que nous négligeons dans les plai-
sirs ; celui-ci est pour que nous méprisions les
biens de ce monde; celui-ci est pour songer à
l'éternité. De la sorte, nous aurons tiré tout
profit possible d'un événement d'ailleurs mince
et frivole.
— Vous êtes plaisant, l'abbé, dit M. d'An-
quetil ; de la vigueur dont ils cognent, ils vont
défoncer la porte.
Et, dans le fait, le marteau faisait des rou-
lements de tonnerre.
— Ce sont des brigands, s'écria la fille mouil-
lée. Jésus! nous allons être massacrés; c'est notre
punition pour avoir renvoyé le petit frère. Je
vous l'ai dit maintes fois, Anquetil, il arrive
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQOE 2|3
malheur aux maisons dont on chasse un ca-
pucin.
— La bêleî répliqua d'Anquetil. Ce damné
frocard lui fait croire toutes les sottises qu'il
veut. Des voleurs seraient plus polis, ou tout
au moins plus discrets. C'est plutôt le guet.
— Le guet! Mais c'est bien pis encore, dit
Catherine.
— Bah! dit M. d'Anquetil, nous le ros-
serons.
Mon bon maître mit une bouteille dans
l'une de ses poches par précaution et une
autre bouteille dans l'autre poche, pour l'é-
quilibre, comme dit le conte. Toute la maison
tremblait sous les coups du frappeur furieux.
M. d'Anquetil, en qui cet assaut réveillait les
vertus militaires, s'écria :
— Je vais reconnaître l'ennemi.
Il courut en trébuchant à la fenêtre où il
avait naguère souffleté largement sa maîtresse,
et puis revint dans la salle à manger en
éclatant de rire.
— Ahl ahl ah! s'écria- t-il, savez- vous qui
frappe? C'est M. de la Guéritaude en per-
ruque à marteau, avec deux grands laquais
portant des torches ardentes.
— Ce n'est pas possible, dit Catherine, il est
214 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
en ce moment couché avec sa vieille femme.
— C'est donc, dit M. d'Anquetil, son fan-
tôme très ressemblant. Encore faut-il croire
que ce fantôme a pris la perruque du par-
tisan. Un spectre même ne la saurait si bien
imiter, tant elle est ridicule.
— Dites-vous bien et ne vous moquez-vous
pas? demanda Catherine. Est-ce vraiment M. de
la Guéritaude?
— C'est lui-même, Catherine, si j'en crois
mes yeux.
— Je suis perdue, s'écria la pauvre fille.
Les femmes sont bien malheureuses 1 On ne
les laisse jamais tranquilles. Que vais-je deve-
nir? Ne voudriez-vous pas, messieurs, vous
cacher dans diverses armoires?
— Cela se pourrait faire, dit M. l'abbé
Coignard; mais comment y renfermer avec
nous ces bouteilles vides et pour la plupart
éventrées ou tout au moins égueulées, les dé-
bris de la dame-jeanne que monsieur m'a
jetée à la tête, cette nappe, ce pâté, ces as-
siettes, ces flambeaux et la chemise de made-
moiselle qui, par l'effet du vin dont elle est
trempée, ne forme plus qu'un voile transpa-
rent et rose autour de sa beauté?
— n est vrai que cet imbécile a mouillé ma
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 215
chemise, dit Catherine, et que je m'enrhume.
Mais il suffirait peut-être de cacher M. d'An-
quetil dans'la chambre haute. Je ferai passer
l'abbé pour mon oncle et monsieur Jacques
pour mon frère.
— Non pas, dit M. d'Anquetil. Je vais moi-
même prier M. de la Guéritaude de venir
souper avec nous.
Nous le pressâmes, mon bon maître, Cathe-
rine et moi, de n'en rien faire, nous l'en sup-
pliâmes, nous nous suspendîmes à son cou.
Ce fut en vain. Il saisit un flambeau et des-
cendit les degrés. Nous le suivîmes en trem-
blant. Il ouvrit la porte. M. de la Guéritaude
s'y trouvait, tel qu'il nous l'avait décrit, avec
sa perruque, entre deux laquais armés de
torches. M. d'Anquetil le salua avec cérémonie
et lui dit :
— Faites-nous la faveur de monter céans,
monsieur. Vous y trouverez des personnes ai-
mables et singulières : un Tournebroche à qui
mam'selle Catherine envoie des baisers par la
fenêtre et un abbé qui croit en Dieu.
Et il s'inclina profondément.
M. de la Guéritaude était une espèce de grand
homme sec, peu enclin à goûter la plaisan-
terie. Celle de M. d'Anquetil l'irrita fort, et sa
216 LA RÔTISSERIE DE LÀ REINE PÉDAUQUE
colère s'échauffa par la vue de mon bon
maître, déboutonné, une bouteille à la main
et deux autres dans ses poches, et par l'aspect
de Catherine, en chemise humide et collante.
— Jeune homme, dit-il, avec une froide
colère, à M. d'Anquetil, j'ai l'honneur de
connaître monsieur votre père, avec qui je
m'entretiendrai demain de la ville où le Roi
vous enverra méditer la honte de vos dépor-
tements et de votre impertinence. Ce digne
gentilhomme, à qui j'ai prêté de l'argent que
je ne lui réclame pas, n'a rien à me refuser.
Et notre bien-aimé Prince, qui se trouve pré-
cisément dans le même cas que monsieur votre
père, a des bontés pour moi. C'est donc une
affaire faite. J'en ai conclu. Dieu merci! de
plus difficiles. Quant à cette fille, puisqu'on
désespère de la ramener au bien, j'en dirai,
avant midi, deux mots à M. le lieutenant de
police, que je sais tout disposé à l'envoyer à
l'hôpital. Je n'ai pas autre chose à vous dire.
Cette maison est à moi, je l'ai payée, et je
prétends y entrer.
Puis, se tournant vers ses laquais, et dési-
gnant du bout de sa canne mon bon maître
et moi :
— Jetez, dit-il, ces deux ivrognes dehors.
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 217
M. Jérôme Goignard était communément
d'une mansuétude exemplaire, et il avait
coutume de dire qu'il devait cette douceur
aux vicissitudes de la vie, la fortune l'ayant
traité à la façon des cailloux que la mer polit
en les roulant dans son flux et dans son re-
flux. Il supportait aisément les injures, tant
par esprit chrétien que par philosophie. Mais
ce qui l'y aidait le plus, c'était un grand mé-
pris des hommes, dont il ne s'exceptait pas.
Pourtant, cette fois, il perdit toute mesure et
oublia toute prudence.
— Tais-toi, vil publicain, s'écria-t-il, en
agitant sa bouteille comme une massue. Si
ces coquins osent m'approcher, je leur casse
la tête, pour leur apprendre à respecter mon
habit, qui témoigne assez de mon sacré carac-
tère.
A la lueur des flambeaux, luisant de sueur,
rubicond, les yeux hors de la tête, l'habit ou-
vert et son gros ventre à demi hors de sa cu-
lotte, mon bon maître semblait un compagnon
dont on ne vient pas à bout facilement. Les
coquins hésitaient.
— Tirez, leur criait M. de la Guéritaude,
tirez, tirez ce sac à vin ! Voyez-vous pas qu'il
n'y a qu'à le pousser au ruisseau, où il res-
13
218 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDACQOB
tera jusqu'à ce que les balayeurs le viennent
jeter dans le tombereau aux ordures? Je le tire-
rais moi-même, sans la crainte de souiller mes
habits.
Mon bon maître ressentit vivement ces in-
jures.
— Odieux traitant, dit-il d'une voix digne
de retentir dans les ^lises, infâme partisan,
barbare maltotier, tu prétends que cette maison
est tienne? Pour qu'on te croie, pour qu'on
sache qu'elle est à toi, inscris donc sur la
porte ce mot de l'Évangile : Aceldama, qui veut
dire : Prix du sang. Alors, nous inclinant,
nous laisserons entrer le maître en son logis.
Larron, bandit, homicide, écris avec le char-
bon que je te jetterai au nez, écris de ta sale
main, sur ce seuil, ton titre de propriété,
écris : Prix du sang de la veuve et de l'or-
phelin, prix du sang du juste, Aceldama. Si-
non, reste dehors et laisse-nous céans, homme
de quantité.
M. de la Guéritaude qui n'avait, de sa vie,
entendu rien de semblable, pensa qu'il avait
affaire à un fou, comme on pouvait le croire,
et, plutôt pour se défendre que pour attaquer,
il leva sa grande canne. Mon bon maître,
hors de lui, lança sa bouteille à la tète de
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQnB 319
M. le traitant, qui tomba de son long sur
le pavé en criant : « Il m'a tué! » Et,
comme il nageait dans le vin de la bouteille,
il y avait apparence qu'il fût assassiné. Ses
deux laquais se voulurent jeter sur le meur-
trier, et l'un d'eux, qui était robuste, croyait
déjà le saisir, quand M. l'abbé Coignard lui
donna de la tête un si grand coup dans l'es-
tomac que le drôle alla rouler dans le ruisseau
tout contre le financier.
Il se releva pour son malheur et, s'armant
d'une torche encore ardente, se jeta dans
l'allée d'où lui venait son mal. Mon bon
maître n'y était plus : il avait enfilé la venelle.
M. d'Anquetil y était encore avec Catherine,
et ce fut lui qui reçut la torche sur le front.
Cette offense lui parut insupportable; il tira
son épée et l'enfonça dans le ventre du malen-
contreux coquin, qui apprit ainsi, à ses dé-
pens, qu'il ne faut pas s'en prendre à un gen-
tilhomme. Cependant mon bon maître n'avait
point fait vingt pas dans la rue, quand le se-
cond laquais, grand diable aux jambes de fau-
cheux, se mit à courir après lui en criant à
la garde et en hurlant : « Arrétez-le !» Il le
gagna de vitesse et nous vîmes qu a l'angle de
la rue Saint-Guillaume, il étendait déjà le bras
220 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUB
pour le saisir par le collet. Mais mon bon
maître, qui savait plus d'un tour, vira brus-
quement et, passant à côté de son homme,
l'envoya, d'un croc-en-jambe, contre une borne
où il se fendit la tête. Gela se fit tandis que
nous accourions, M. d'Anquetil et moi, au
secours de M. l'abbé Coignard, qu'il convenait
de ne point abandonner en ce danger pres-
sant.
— L'abbé, dit M. d'Anquetil, donnez-moi
la main : vous êtes un brave homme.
— Je crois, en effet, dit mon bon maître,
que j'ai été quelque peu homicide. Mais je ne
suis pas assez dénaturé pour en tirer gloire.
Il me suffit qu'on ne m'en fasse pas un trop
véhément reproche. Ces violences ne sont
point dans mes usages, et, tel que vous me
voyez, monsieur, j'étais mieux fait pour ensei-
gner les belles-lettres dans la chaire d'un col-
lège, que pour me battre avec des laquais, au
coin d'une borne.
— Oh ! reprit M. d'Anquetil, ce n'est pas le
pire de votre affaire. Mais je crois que vous
avez assommé un fermier général.
— Est-il bien vrai? demanda l'abbé.
— Aussi vrai que j'ai poussé mon épée dans
quelque tripe de cette canaille.
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 221
— En ces conjonctures, dit l'abbé, il con-
viendrait premièrement de demander pardon
à Dieu, envers qui seul nous sommes comp-
tables du sang répandu, secondement de hâter
le pas jusqu'à la prochaine fontaine où nous
nous laverons. Car il me semble que je saigne
du nez.
— Vous avez raison , l'abbé, dit M. d'Anquetil,
car le drôle qui maintenant crève entr'ouvert
dans le ruisseau m'a fendu le front. Quelle im-
pertinence !
— Pardonnez-lui, dit l'abbé, pour qu'il vous
soit pardonné.
A l'endroit où la rue du Bac se perd dans
les champs, nous trouvâmes à propos, le long
d'un mur d'hôpital, un petit Triton de bronze
qui lançait un jet d'eau dans une cuve de
pierre. Nous nous y arrêtâmes pour nous y
laver et pour boire. Car nous avions la gorge
sèche.
— Qu'avons-nous fait, dit mon maître, et
comment suis-je sorti de mon naturel, qui est
pacifique? Il est bien vrai qu'il ne faut pas
juger les hommes sur leurs actes, qui dépendent
des circonstances, mais plutôt, à l'exemple de
Dieu, notre père, sur leurs pensées secrètes et
profondes intentions.
222 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
— Et Catherine, demandai-je, qu'est-elle
devenue dans cette horrible aventure?
— Je l'ai laissée, me répondit M. d'Anquetil,
soufflant dans la bouche de son financier pour
le ranimer. Mais elle aura beau souffler, je
connais la Guéritaude. Il est sans pitié. 11
l'enverra à l'hôpital et peut-être à l'Amérique.
J'en suis fâché pour elle. C'était une jolie fille.
Je ne l'aimais pas; mais elle était folle de moi.
Et, chose extraordinaire, me voilà sans maî-
tresse.
— Ne vous en inquiétez pas, dit mon bon
maître. Vous en trouverez une autre qui ne
sera point différente de celle-là, ou du moins
ne le sera pas essentiellement. Et il me semble
bien que ce que vous cherchez dans une femme
est commun à toutes.
— Il est clair, dit M. d'Anquetil, que nous
sommes en danger, moi d'être mis à la Bas-
tille, et vous, l'abbé, d'être pendu avec Tour-
nebroche, votre élève, qui pourtant n'a tué
personne.
— Il n'est que trop vrai, répondit mon bon
maître. Il faut songer à notre sûreté. Peut-
être sera-t-il nécessaire de quitter Paris où l'on
ne manquera pas de nous rechercher, et même
de fuir en Hollande. Hélas! je prévois que j'y
LA RÔTISSERIE DB LA REINE PÉDAUQUE 223
écrirai des libelles pour les filles de théâtre,
de cette même main qui illustrait de notes
très amples les traités alchimiques de Zozime
le Pano{X)litain.
— Écoutez-moi, i'abbé, dit M. d'Anquetil,
j'ai un ami qui nous cachera dans sa terre tout
le temps qu'il faudra. Il habite, à quatre lieues
de Lyon, une campagne horrible et sauvage, où
l'on ne voit que des peupliers, de l'herbe et des
bois. C'est là qu'il faut aller. Nous y attendrons
que l'orage passe. Nous chasserons. Mais il faut
trouver au plus vite une chaise de poste, ou,
pour mieux dire, une berline.
— Pour cela, monsieur, dit l'abbé, j'ai votre
affaire. L'hôtel du Cheval-Rouge, au rond-point
des Bergères, vous fournira de bons chevaux
et toutes sortes de voitures. J'en ai connu
l'hôte au temps où j'étais secrétaire de madame
de Saint-Ernest. Il était enclin à obliger les
gens de qualité; je crois bien qu'il est mort,
mais il doit avoir un fils tout semblable à lui.
Avez- vous de l'argent?
— J'en ai sur moi une assez grosse somme,
dit M. d'Anquetil. C'est ce dont je me réjouis;
car je ne puis songer à rentrer chez moi, où
les exempts ne manqueront pas de me cher-
cher pour me conduire au Châlelet. J'ai ou-
224 LA RÔTISSERIE DE LÀ REINE PÉDAUQUB
blié mes gens dans la maison de Catherine,
et Dieu sait ce qu'ils y sont devenus ; mais je
m'en soucie peu. Je les battais et ne les payais
pas, et pourtant je ne suis pas sûr de leur
fidélité. A quoi se fier? Allons tout de suite au
rond-point des Bergères.
— Monsieur, dit l'abbé, je vais vous faire
une proposition, souhaitant qu'elle vous soit
agréable. Nous logeons, Tournebroche et moi,
à la Croix-des-Sablons, dans un alchimique et
délabré château, où il vous sera facile de passer
une douzaine d'heures sans être vu. Nous
allons vous y conduire et nous y attendrons
que notre voiture soit prête. Il y a cela de bon
que les Sablons sont peu distants du rond-
point des Bergères.
M. d'Anquetil ne trouva rien à contredire à
ces arrangements et nous résolûmes, devant le
petit Triton, qui soufflait de l'eau dans ses
grosses joues, d'aller d'abord à la Croix-des-
Sablons et de prendre ensuite, à l'hôtel du
Cheval-Rouge, une berline pour nous conduire
à Lyon.
— Je vous confierai, messieurs, dit mon bon
maître, que des trois bouteilles que je pris soin
d'emporter, l'une se brisa malheureusement
sur la tête de M. de la Guéritaude, l'autre se
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 225
cassa dans ma poche pendant ma fuite. Elles
sont toutes deux regrettables. La troisième fut
préservée contre toute espérance; la voici!
Et la tirant de dessous son habit, il la posa
sur la marge de la fontaine.
— Voilà qui va bien, dit M. d'Anquetil. Vous
avez du vin; j'ai des dés et des cartes dans ma
poche. Nous pouvons jouer.
— Il est vrai, dit mon bon maître, que c'est
un grand divertissement. Un jeu de cartes,
monsieur, est un livre d'aventures de l'espèce
qu'on nomme romans, et il a sur les autres
livres de ce genre cet avantage singulier qu'on
le fait en même temps qu'on le lit, et qu'il
n'est pas besoin d'avoir de l'esprit pour le
faire ni de savoir ses lettres pour le lire. C'est
un ouvrage merveilleux encore en ce qu'il offre
un sens régulier et nouveau chaque fois qu'on
en a brouillé les pages. Il est d'un tel artifice
qu'on ne saurait assez l'admirer, car, de prin-
cipes mathématiques, il tire mille et mille com-
binaisons curieuses et tant de rapports singu-
liers, qu'on a pu croire, faussement à la vérité,
qu'on y découvrait les secrets des cœurs, le
mystère des destinées et les arcanes de l'avenir.
Ce que j'en dis s'applique surtout au tarot
des Bohémiens, qui est le plus excellent des
13.
226 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
jeux, mais peut s'étendre au jeu de piquet.
11 faut rapporter l'invention des cartes aux
anciens et, pour ma part, bien que, pour
tout dire, je ne connaisse aucun texte qui m'y
autorise positivement, je les crois d'orio;ine
chaldéenne. Mais, sous sa forme présente, le
jeu de piquet ne remonte pas au delà du roi
Charles septième, s'il est vrai, comme il est
dit dans une savante dissertation, qu'il me
souvient d'avoir lue à Séez, que la dame de
cœur représente de façon emblématique la
belle Agnès Sorel et que la dame de pique
n'est autre, sous le nom de Pallas, que cette
Jeanne Dulys, aussi nommée Jeanne Darc,
qui rétablit par sa vaillance les alfaires de la
monarchie, et puis fut bouillie à Rouen par
les Anglais, dans une chaudière qu'on montre
pour deux liards et que jai vue en passant
par cette ville. Certains historiens prétendent
toutefois que cette pucelle fut brûlée vive sur un
beau bûcher. On lit, dans Nicole Gilles et dans
Pasquier, que sainte Catherine et sainte Mar-
guerite lui apparurent. Ce n'est pas Dieu, assu-
rément, qui les lui envoya; car il n'est point
une personne un peu docte et d'une piété
solide qui ne sache que cette Marguerite et
cette Catherine furent inventées par ces moines
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 227
byzantins dont les imaginations abondantes et
barbares ont tout barbouillé le martyrologe.
Il y a une ridicule impiété à prétendre que
Dieu fit paraître à cette Jeanne Dulys des
saintes qui n'ont jamais existé. Pourtant, de
vieux chroniqueurs n'ont point craint de le
donner à entendre. Que n'ont-ils dit que Dieu
envoya encore à cette pucelle Yseult la blonde,
Mélusine, Berthe au Grand-pied et toutes les
héroïnes des romans de chevalerie, dont l'exis-
tence n'est pas plus fabuleuse que celle de la
vierge Catherine et de la vierge Marguerite?
M. de Valois, au siècle dernier, s'élevait avec
raison contre ces fables grossières qui sont
aussi opposées à la religion que l'erreur est
contraire à la vérité. Il serait à souhaiter
qu'un religieux instruit dans l'histoire fît la
distinction des saints véritables, qu'il convient
de vénérer, et des saints tels que Marguerite,
Luce ou Lucie, Eustache, qui sont imagi-
naires, et même saint Georges, sur qui j'ai des
doutes.
» Si je puis un jour me retirer dans quelque
belle abbaye, ornée d'une riche bibliothèque,
je consacrerai à cette tâche les restes d'une vie
à demi épuisée dans d'effroyables tempêtes et
de fréquents naufrages. J'aspire au port et
228 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUB
j'ai le désir et le goût du chaste repos qui
convient à mon âge et à mon état.
Pendant que M. l'abbé Goignard tenait ces
propos mémorables, M. d'Anquetil, sans l'en-
tendre, assis sur le bord de la vasque, battait
les cartes, et jurait comme un diable qu'on
n'y voyait goutte pour faire une partie de
piquet.
— Vous avez raison, monsieur, dit mon
bon maître; on n'y voit pas bien clair, et j'en
éprouve quelque déplaisir, moins par la con-
sidération des cartes, dont je me passe faci-
lement, que pour l'envie que j'ai de lire
quelques pages des Consolations de Boèce, dont
je porte toujours un exemplaire de petit
format dans la poche de mon habit, afin de
l'avoir sans cesse sous la main, pour l'ouvrir
au moment où je tombe dans l'infortune,
comme il m'arrive aujourd'hui. Car c'est une
disgrâce cruelle, monsieur, pour un homme
de mon étal, que d'être homicide et menacé
d'être mis dans les prisons ecclésiastiques. Je
sens qu'une seule page de ce livre admirable
affermirait mon cœur qui s'abîme à la seule
idée de l'ofificial.
En prononçant ces mots, il se laissa choir
sur l'autre bord de la vasque et si profondé-
LA ROTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 229
ment, qu'il trempait dans l'eau par tout le
beau milieu de son corps. Mais il n'en prenait
aucun souci et ne semblait point même s'en
apercevoir ; tirant de sa poche son Boèce, qui
y était réellement, et chaussant ses lunettes,
dont il ne restait plus qu'un verre, lequel
était fendu en trois endroits, il se mit à
chercher dans le petit livre la page la mieux
appropriée à sa situation. Il l'eût trouvée sans
doute, et il y eût puisé des forces nouvelles,
si le mauvais état de ses besicles, les larmes
qui lui montaient aux yeux et la faible clarté
qui tombait du ciel lui eussent permis de la
chercher. Mais il dut bientôt confesser qu'il
n'y voyait goutte, et il s'en prit à la lune qui
lui montrait sa corne aiguë au bord d'un
nuage. Il l'interpella vivement et l'accabla
d'invectives :
— Astre obscène, polisson et libidineux,
lui dit-il, tu n'es jamais las d'éclairer les
turpitudes des hommes, et tu envies un rayon
de ta lumière à qui cherche des maximes
vertueuses !
— Aussi bien, l'abbé, dit M. d'Anquetil,
puisque cette catin de lune nous donne assez
de clarté pour nous conduire par les rues, et
non pas pour faire un piquet, allons tout de
230 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
suite à ce château que vous m'avez dit et où
il faut que j'entre sans être vu.
Le conseil était bon et, après avoir bu à
même le goulot tout le vin de la bouteille, nous
prîmes tous trois le chemin de la Croix-des-
Sablons. Je marchais en avant avec M. d'An-
quetil. Mon bon maître, ralenti par toute l'eau
que sa culotte avait bue, nous suivait pleurant,
gémissant et dégouttant.
Le petit jour piquait déjà nos yeux
fatigués, quand nous arrivâmes à la porte
verte du parc des Sablons. Il ne nous fut
point nécessaire de soulever le heurtoir.
Depuis quelque temps, le maître du logis nous
avait remis les clefs de son domaine. Il fut
convenu que mon bon maître s'avancerait pru-
demment avec d'Anquetil dans l'ombre de
l'allée et que je resterais un peu en arrière
pour observer, s'il en était besoin, le fidèle
Criton et les galopins de cuisine, qui pouvaient
voir l'intrus. Cet arrangement, qui n'avait
rien que de raisonnable, me devait coûter de
longs ennuis. Car, au moment où les deux
compagnons avaient déjà monté l'escalier et
232 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PKDAUQUE
gagné, sans être vus, ma propre chambre,
dans laquelle nous avions décidé de cacher
M. d'Anquetil jusqu'au moment de fuir en
poste, je gravissais à peine le second étage, où
je rencontrai précisément M. d'Astarac en robe
de damas rouge et tenant à la main un flam-
beau d'argent. Il me mit, à son habitude, la
main sur l'épaule.
— Eh bienl mon fils, me dit-il, n'êtes-
vous pas bien heureux d'avoir rompu tout
commerce avec les femmes et, de la sorte,
échappé à tous les dangers des mauvaises
compagnies? Vous n'avez pas à craindre,
parmi les filles augustes de l'air, ces querelles,
ces rixes, ces scènes injurieuses et violentes,
qui éclatent communément chez les créatures
de mauvaise vie. Dans votre solitude, que
charment les fées, vous goûtez une paix déli-
cieuse.
Je crus d'abord qu'il se moquait. Mais je
reconnus bientôt, à son air, qu'il n'y songeait
point.
— Je vous rencontre à propos, mon fils,
ajoula-t-il, et je vous serai reconnaissant d'en-
trer un moment avec moi dans mon atelier.
Je l'y suivis. Il ouvrit avec une clef longue
pour le moins d'une aune la porte de cette
LA RÔTISSERIE DE LÀ REINE PÉDAUQUE 233
maudite chambre d'où j'avais vu, naguère,
sortir des lueurs infernales. Et quand nous
fûmes entrés l'un et l'autre dans le laboratoire,
il me pria de nourrir le feu qui languissait.
Je jetai quelques morceaux de bois dans le
fourneau, où cuisait je ne sais quoi, qui
répandait une odeur suffocante. Pendant que,
remuant coupelles et matras, il faisait sa noire
cuisine, je demeurais sur un banc où je
m'étais laissé choir, et je fermais malgré moi
les yeux. Il me força à les rouvrir pour
admirer un vaisseau de terre verte, coiffé d'un
chapiteau de verre, qu'il tenait à la main.
— Mon fils, me dit-il, il faut que vous
sachiez que cet ap])areil sublimatoire a nom
aludel. Il renferme une liqueur, qi>'il con-
vient de regarder avec attention, car je vous
révèle que cette liqueur n'est autre que le
mercure des philosophes. Ne croyez pas qu'elle
doive garder toujours cette teinte sombre. Avant
qu'il soit peu de temps, elle deviendra blanche
et, dans cet état, elle changera les métaux en ar-
gent. Puis, par mon art et industrie, elle tour-
nera au rouge et acquerra la vertu de transmuer
l'argent en or. Il serait sans doute avantageux
pour vous qu'enfermé dans cet atelier, vous
n'en bougiez point avant que ces sublimes
234 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDADQUE
opérations ne soient de point en point accom-
plies, ce qui ne peut tarder plus de deux ou
trois mois. Mais ce serait peut-être imposer une
trop pénible contrainte à votre jeunesse. Con-
tentez-vous, pour cette fois, d'observer les pré-
ludes de l'œuvre, en mettant, s'il vous plaît,
force bois dans le fourneau.
Ayant ainsi parlé, il s'abîma de nouveau
dans ses fioles et dans ses cornues. Cependant
je songeais à la triste position où m'avaient
mis ma mauvaise fortune et mon imprudence.
— Hélas ! me disais-je en jetant des bûches
au four, à ce moment même, les sergents
nous recherchent, mon bon maître et moi;
il nous faudra peut-être aller en prison et
sûrement quitter ce château, où j'avais, à dé-
faut d'argent, la table et un état honorable.
Je n'oserai jamais plus reparaître devant
M. d'Astarac, qui croit que j'ai passé la nuit
dans les silencieuses voluptés de la magie,
comme il eût mieux valu que je fisse. Hélas! je
ne reverrai plus la nièce de Mosaïde, mademoi-
selle Jahel, qui me réveillait si agréablement
la nuit dans ma chambre. Et, sans doute,
elle m'oubliera. Elle en aimera, peut-être, un
autre à qui elle fera les mêmes caresses qu'à
moi. La seule idée de cette infidélité m'est
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PEDAUQUE 235
intolérable. Mais, du train dont va le monde,
je vois qu'il faut s'attendre à tout.
— Mon fils, me dit M. d'Astarac, vous ne
donnez point assez de nourriture à l'athanor.
Je vois que vous n'êtes pas encore suffisam-
ment pénétré de rexcelience du feu, dont la
vertu est capable de mûrir ce mercure et d'en
faire le fruit merveilleux qu'il me sera bientôt
donné de cueillir. Encore du boisJ Le feu,
mon fils, est l'élément supérieur ; je vous l'ai
assez dit, et je vais vous en faire paraître un
exemple. Par un jour très froid de l'hiver der-
nier, étant allé visiter Mosaïde en son pavil-
lon, je le trouvai assis, les pieds sur une
chaufferette, et j'observai que les parcelles sub-
tiles du feu qui s'échappaient du réchaud
étaient assez puissantes pour gonfler et sou-
lever la houppelande de ce sage ; d'où je con-
clus que, si ce feu avait été plus ardent, Mo-
saïde se serait élevé sans faute dans les airs,
comme il est digne, en effet, d'y monter, et
que, s'il était possible d'enfermer dans quelque
vaisseau une assez grande quantité de ces par-
celles de feu, nous pourrions, par ce moyen,
naviguer sur les nuées aussi facilement que
nous le faisons sur la mer, et visiter les Sala-
mandres dans leurs demeures éthérées. C'est à
236 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDADQUE
quoi je songerai plus tard à loisir. Et je ne
désespère point de fabriquer un de ces vais-
seaux de feu. Mais revenons à l'œuvre et mettez
du bois dans le fourneau.
Il me tint quelque temps encore dans cette
chambre embrasée, d'où je songeais à m'échap-
per au plus vite pour tâcher de rejoindre
Jahel, à qui j'avais hâte d'apprendre mes mal-
heurs. Enfin, il sortit de l'atelier et je pensai
être libre. Mais il trompa encore cette espé-
rance.
— Le temps, me dit-il, est ce matin assez
doux, encore qu'un peu couvert. Ne vous plai-
rait-il point de faire avec moi une promenade
dans le parc, avant de reprendre cette version
de Zozime le Panopolitain, qui vous fera grand
honneur, à vous et à votre maître, si vous
l'achevez tous deux comme vous l'avez com-
mencée ?
Je le suivis à regret dans le parc où il me
parla en ces termes :
— Je ne suis pas fâché, mon fils, de me trou-
ver seul avec vous, pour vous prémunir, tan-
dis qu'il en est temps encore, contre un grand
danger qui pourrait vous menacer un jour ;
et je me reproche même de n'avoir pas songé
à vous en avertir plus tôt, car ce que j'ai à
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 237
VOUS communiquer est d'une extrême consé-
quence.
En parlant de la sorte, il me conduisit dans
la grande allée qui descend aux marais de
la Seine et d'où l'on voit Rueil et le Mont-
Valérien avec son calvaire. C'était son chemin
coutumier. Aussi bien cette allée était-elle pra-
ticable, malgré quelques troncs d'arbres cou-
chés en travers.
— Il importe, poursuivit-il, de vous faire
entendre à quoi vous vous exposeriez en trahis-
sant votre Salamandre. Je ne vous interroge
point sur votre commerce avec cette personne
surhumaine que j'ai été assez heureux pour
vous faire connaître. Vous éprouvez vous-
même, autant qu'il m'a paru, une certaine
répugnance à en disserter. Et, peut-être, êtes-
vous louable en cela. Si les Salamandres n'ont
point sur la discrétion de leurs amants les
mêmes idées que les femmes de la cour et de
la ville, il n'en est pas moins vrai que le
propre des belles amours est d'être ineffables
et que c'est profaner un grand sentiment que
de le répandre au dehors.
» Mais votre Salamandre (dont il me serait
facile de savoir le nom, si j'en avais l'indis-
crète curiosité) ne vous a peut-être point ren-
238 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÊDAUQCK
seigné sur une de ses passions les plus vives,
qui est la jalousie. Ce caractère est commun à
toutes ses pareilles. Sachez-le bien, mon fils :
les Salamandres ne se laissent pas trahir im-
punément. Elles tirent du parjure une ven-
geance terrible. Le divin Paracelse en rapporte
un exemple qui suffira sans doute à vous ins-
pirer une crainte salutaire. C'est pourquoi je
veux vous le faire connaître,
» Il y avait dans la ville allemande de Stau-
fen un philosophe spagyrique qui avait, comme
vous, commerce avec une Salamandre. Il fut
assez dépravé pour la tromper ignominieu-
sement avec une femme, jolie à la vérité, mais
non plus belle qu'une femme peut l'être. Un
soir, comme il soupait avec sa nouvelle maî-
tresse et quelques amis, les convives virent
briller au-dessus de leur tête une cuisse d'une
forme merveilleuse. La Salamandre la montrait
pour qu'on sentît bien qu'elle ne méritait pas
le tort que lui faisait son amant. Après quoi
la céleste indignée frappa l'infidèle d'apoplexie.
Le vulgaire, qui est fait pour être abusé, crut
cette mort naturelle; mais les initiés surent
de quelle main le coup était parti. Je vous
devais, mon fils, cet avis et cet exemple.
Ils m'étaient moins utiles que M. d'Astarac
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 239
ne le pensait. En les entendant, je nourrissais
d'autres sujets d'alarmes. Sans doute, mon
visage trahissait mon inquiétude, car le grand
cabbaliste, ayant tourné sa vue sur moi, me
demanda si je ne craignais point qu'un enga-
gement, gardé sous des peines si sévères, ne
fût importun à ma jeunesse.
— Je puis vous rassurer à cet égard,
ajouta-t-il. La jalousie des Salamandres n'est
excitée que si on les met en rivalité avec des
femmes, et c'est, à vrai dire, du ressentiment,
de l'indignation, du dégoût, plus que de la
jalousie véritable. Les Salamandres ont l'âme
trop noble et l'intelligence trop subtile pour
être envieuses l'une de l'autre et céder à un
sentiment qui tient de la barbarie où l'huma-
nité est encore à demi plongée. Au contraire,
elles se font une joie de partager avec leurs
compagnes les délices qu'elles goûtent au côté
d'un sage, et se plaisent à amener à leur
amant leurs sœurs les plus belles. Vous éprou-
verez bientôt qu'effectivement elles poussent la
politesse au point que je dis, et il ne se pas-
sera pas un an, ni même six mois avant que
votre chambre soit le rendez-vous de cinq
ou six filles du jour, qui délieront devant
vous à l'envi leurs ceintures étincelantes. Ne
240 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PËDAUQUE
craignez pas, mon fils, de répondre à leurs
caresses. Votre amie n'en prendra point d'om-
brage. Et comment s'en offenserait-elle, puis-
qu'elle est sage? A votre tour, ne vous irritez pas
mal à propos si votre Salamandre vous quitte
un moment pour visiter un autre philosophe.
Considérez que cette fière jalousie, que les
hommes apportent dans l'union des sexes, est
un sentiment sauvage, fondé sur l'illusion la
plus ridicule. Il repose sur l'idée qu'on a une
femme à soi quand elle s'est donnée, ce qui
est un pur jeu de mots.
En me tenant ce discours, M. d'Astarac
s'était engagé dans le sentier des Mandragores
où déjà nous apercevions entre les feuilles le
pavillon de Mosaïde, quand une voix épouvan-
table nous déchira les oreilles et me fit battre
le cœur. Elle roulait des sons rauques accom-
pagnés de grincements aigus et l'on s'apercevait
en approchant, que ces sons étaient modulés
et que chaque phrase se terminait par une
sorte de mélopée très faible, qu'on ne pouvait
ouïr sans frissonner.
Après avoir fait quelques pas, nous pûmes,
en tendant l'oreille, saisir le sens de ces
paroles étranges. La voix disait:
— Entends la malédiction dont Elisée
LA RÔTISSERIE DE Lk REINE PÉDAUQUE 241
maudit les enfants insolents et joyeux. Écoute
l'anathème dont Barack frappa Méros.
» Je te condamne au nom d'Archithariel, qui
est aussi nommé le seigneur des batailles, el
qui tient l'épée lumineuse. Je te voue à ta
perte, au nom de Sardaliphon, qui présente à
son maître les fleurs agréables et les guirlandes
méritoires, offertes par les enfants d'Israël.
» Sois maudit, chien ! et sois anathème,
pourceau!
En regardant d'où venait la voix, nous
vîmes Mosaïde au seuil de sa maison, debout,
les bras levés, les mains en forme de griffes
avec des ongles crochus que la lumière du
soleil faisait paraître tout enflammés. Coiffé
de sa tiare sordide, enveloppé de sa robe
éclatante qui laissait voir en s'ouvrant de
maigres cuisses arquées dans une culotte en
lambeaux, il semblait quelque mage mendiant,
éternel et très vieux. Ses yeux luisaient. Il
disait :
— Sois maudit, au nom des Globes ; sois
maudit, au nom des Roues ; sois maudit, au
nom des Bêtes mystérieuses qu'Ezéchiel a
vues.
Et il étendit devant lui ses longs bras armés
de griffes en répétant :
14
2i2 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÊDAUQDK
— Au nom des Globes, au nom des Roues,
au nom des Bêtes mystérieuses, descends parmi
ceux qui ne sont plus.
Nous fîmes quelque pas dans la futaie pour
voir l'objet sur lequel Mosaïde étendait ses
bras et sa colère, et ma surprise fut grande
de découvrir M. Jérôme Goignard, accroché
par un pan de son habit à un buisson
d'épine. Le désordre de la nuit paraissait sur
toute sa personne ; son collet et ses chausses
déchirés, ses bas souillés de boue, sa chemise
ouverte, rappelaient pitoyablement nos com-
munes mésaventures, et, qui pis est, l'enflure
de son nez gâtait cet air noble et riant qui
jamais ne quittait son visage.
Je courus à lui et le tirai si heureusement
des épines, qu'il n'y laissa qu'un morceau de
sa culotte. Et Mosaïde, n'ayant plus rien à
maudire, rentra dans sa maison. Gomme il
n'était chaussé que de savates, je remarquai
alors qu'il avait la jambe plantée au milieu
du pied en sorte que le talon était presque
aussi saillant par derrière que le cou-de-
pied par devant. Celte disposition rendait très
disgracieuse sa démarche, qui eût été noble
sans cela.
— Jacques Tournebroche, mon fils, me dit
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 243
mon bon maître en soupirant, il faut que ce
juif soit Isaac Laquedem en personne, pour
blasphémer ainsi dans toutes les langues. Il
m'a voué à une mort prochaine et violente
avec une grande abondance d'images et il m'a
appelé cochon dans quatorze idiomes distincts,
si j'ai bien compté. Je le croirais l'Antéchrist,
s'il ne lui manquait plusieurs des signes aux-
quels cet ennemi de Dieu se doit reconnaître.
Dans tous les cas, c'est un vilain juif, et
jamais la roue ne s'appliqua en signe d'infamie
sur Thabit d'un si enragé mécréant. Pour sa
part, il mérite non point seulement la roue
qu'on attachait jadis à la casaque des juifs,
mais celle où l'on attache les scélérats.
Et mon bon maître, fort irrité à son tour,
montrait le poing à Mosaïde disparu et l'ac-
cusait de crucifier les enfants et de dévorer la
chair des nouveau-nés.
M. d'Astarac s'approcha de lui et lui toucha
la poitrine avec le rubis qu'il portait au
doigt.
— Il est utile, dit ce grand cabbaliste, de
connaître les propriétés des pierres. Le rubis
apaise les ressentiments et vous verrez bientôt
M. l'abbé Goignard rentrer dans sa douceur
naturelle.
'244 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQDE
Mon bon maître souriait déjà, moins par la
vertu de la pierre, que par l'effet d'une phi-
losophie qui élevait cet homme admirable au-
dessus des passions humaines. Car, je dois le
dire au moment même où mon récit s'obs-
curcit et s'attriste, M. Jérôme Goignard m'a
donné des exemples de sagesse dans les
circonstances où il est le plus rare d'en ren-
contrer.
Nous lui demandâmes le sujet de cette que-
relle. Mais je compris au vague de ses réponses
embarrassées qu'il n'avait pas envie de satis-
faire notre curiosité. Je soupçonnai tout
d'abord que Jahel y était mêlée de quelque
manière, sur cet indice que nous entendions
le grincement de la voix de Mosaïde mêlé à
celui des serrures et tous les éclats d'une dis-
pute, dans le pavillon, entre l'oncle et la nièce.
M'étant efforcé une fois encore de tirer de mon
bon maître quelque éclaircissement :
— La haine des chrétiens, nous dit-il, est
enracinée au cœur des juifs, et ce Mosaïde en
est un exécrable exemple. J'ai cru discerner
dans ces glapissements horribles quelques
parties des imprécations que la synagogue
vomit au siècle dernier sur un petit juif de
Hollande nommé Baruch ou Bénédict, et plus
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 245
connu sous le nom de Spinoza, pour avoir
formé une philosophie qui a été parfaitement
réfutée, presque à sa naissance, par d'excel-
lents théologiens. Mais ce vieux Mardochée y a
ajouté, cerne semble, beaucoup d'imprécations
plus horribles encore, et je confesse en avoir
ressenti quelque trouble. Je méditais d'échap-
per par la fuite à ce torrent d'injures quand,
pour mon malheur, je m'embarrassai dans ces
épines et y fus si bien pris par divers endroits
de mon vêtement et de ma peau, que je pen-
sai y laisser l'un et l'autre et que j'y serais
encore, en de cuisantes douleurs, si Tourne-
broche, mon élève, ne m'en avait tiré.
— Les épines ne sont rien, dit M. d'As-
tarac. Mais je crains, monsieur l'abbé, que
vous n'ayez marché sur la mandragore.
— Pour cela, dit l'abbé, c'est bien le moindre
de mes soucis.
— Vous avez tort, reprit M. d'Aslarac avec
vivacité. Il suffit de poser le pied sur une man-
dragore pour être enveloppé dans un crime
d'amour et y périr misérablement.
— Ah ! monsieur, dit mon bon maître,
voilà bien des périls, et je vois qu'il fallait
vivre étroitement enfermé dans les murailles
éloquentes de l'Astaracienne, qui est la reine
14.
24G LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
des bibliothèques. Pour l'avoir quittée un
moment, j'ai reçu à la tête les Bêtes d'Ézéchiel,
sans compter le reste.
— Ne me donnerez-vous point des nouvelles
de Zozime le Panopolitain? demanda M. d'As-
tarac.
— Il va, répondit mon bon maître, il va
son train, encore qu'un peu languissant pour
l'heure !
— Songez, monsieur l'abbé, dit le cabba-
liste, que la possession des plus grands secrets
est attachée à la connaissance de ces textes
anciens.
— J'y songe, monsieur, avec sollicitude, dit
l'abbé.
Et M. d'Astarac, sur cette assurance, nous
laissant au pied du Faune qui jouait de la
flûte sans souci de sa tête tombée dans
l'herbe, s'élança sous les arbres à l'appel des
Salamandres.
Mon bon maître me prit le bras de l'air de
quelqu'un qui enfin peut parler librement :
— Jacques Tournebroche, mon fils, me
dit-il, je ne dois pas vous celer qu'une ren-
contre assez étrange eut lieu ce matin dans
les combles du château, tandis que vous étiez
retenu au premier étage par cet enragé souf-
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 247
fleur. Car j'ai bien entendu qu'il vous pria
d'assister un moment à sa cuisine, qui est
moins bien odorante et chrétienne que celle
de maître Léonard, votre père. Hélas I quand
reverrai-je la rôtisserie de la reine Pédauque
et la librairie de M. Blaizot, à l'Image Sainte-
Catherine, où j'avais tant de plaisir à feuilleter
les livres nouvellement arrivés d'Amsterdam
et de La Haye !
— Hélas 1 m'écriai-je, les larmes aux yeux,
quand les revorrai-je moi-même ? Quand rever-
rai-je la rue Saint- Jacques, où je suis né, et mes
chers parents, à qui la nouvelle de nos malheurs
causera de cuisants chagrins ? Mais daignez
vous expliquer, mon bon maître, sur cette
rencontre assez étrange, que vous dites qui eut
lieu ce matin, et sur les événements de la pré-
sente journée.
M. Jérôme Coignard consentit à me donner
tous les éclaircissements que je souhaitais. H
le fit en ces termes :
— Sachez donc, mon fils, que j'atteignis
sans encombre le plus haut étage du château
avec ce M. d'Anquetil, que j'aime assez, encore
que rude et sans lettres. Il n'a dans l'esprit ni
belles connaissances ni profondes curiosités.
Mais la vivacité de la jeunesse brille agréable-
248 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PEDAUQUB
ment en lui et l'ardeur de son sang se répand
en amusantes saillies. Il connaît le monde
comme il connaît les femmes, parce qu'il est
dessus, et sans aucune philosophie. C'est une
grande ingénuité à lui de se dire athée. Son
impiété est sans malice, et vous verrez qu'elle
disparaîtra d'elle-même quand tombera l'ar-
deur de ses sens. Dieu n'a dans cette âme
d'autre ennemi que les chevaux, les cartes et
les femmes. Dans l'esprit d'un vrai libertin,
d'un M. Bayle, par exemple, la vérité ren-
contre des adversaires plus redoutables et plus
malins. Mais, je vois, mon fils, que je vous
fais un portrait ou caractère, et que c'est un
simple récit que vous attendez de moi.
» Je vais vous satisfaire. Ayant donc atteint le
plus haut étage du château avec M. d'Anque-
til, je fis entrer ce jeune gentilhomme dans
votre chambre et je le priai, selon la pro-
messe que nous lui fîmes, vous et moi, devant
la fontaine au Triton, d'user de cette chambre
comme si elle était sienne. Il le fit volontiers,
se déshabilla et, ne gardant que ses bottes,
se mit dans votre lit, dont il ferma les ri-
deaux pour n'être pas importuné par la pointe
aigre du jour, et ne tarda pas à s'y en-
dormir.
LA ROTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 249
» Pour moi, mon fils, rentré dans ma chambre,
bien qu'accablé de fatigue, je ne voulus goû-
ter aucun repos avant d'avoir cherché dans
le livre de Boèce un endroit approprié à mon
état. Je n'en trouvai aucun qui s'y ajustât par-
faitement. Et ce grand Boèce, en effet, n'eut
pas lieu de méditer sur la disgrâce d'avoir
cassé la tête d'un fermier général avec une
bouteille de sa propre cave. Mais je recueillis
çà et là, dans son admirable traité, des
maximes qui ne laissaient pas de s'appliquer
aux conjonctures présentes. En suite de quoi,
enfonçant mon bonnet sur mes yeux et re-
commandant mon âme à Dieu, je m'endormis
assez tranquillement. Après un temps qui
me sembla bref, sans que j'eusse les moyens
de le mesurer, car nos actions, mon fils, sont
la seule mesure du temps, qui est, pour ainsi
dire, suspendu pour nous dans le sommeil, je
me sentis tiré par le bras et j'entendis une
voix qui me criait aux oreilles : « Eh 1 l'abbé,
eh ! l'abbé, réveillez-vous donc I » Je crus que
c'était l'exempt qui venait me prendre pour me
conduire à l'official et je délibérai en moi-
même s'il était expédient de lui casser la tête
avec mon chandelier. Il est malheureusement
trop vrai, mon fils, qu'une fois sorti du chemin
250 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
de douceur et d'équité où le sage marche d'un
pied ferme et prudent, l'on se voit contraint
de soutenir la violence par la violence et la
cruauté par la cruauté, en sorte que la consé-
quence d'une première faute est d'en produire
de nouvelles. C'est ce qu'il faut avoir présent à
l'esprit pour entendre la vie des empereurs ro-
mains, que M. Grevier a rapportée avec exacti-
tude. Ces princes n'étaient pas nés plus mauvais
que les autres hommes. Caïus, surnommé Cali-
gula, ne manquait ni d'esprit naturel, ni de
jugement, et il était capable d'amitié. Néron
avait un goût inné pour la vertu, et son tempé-
rament le portait vers tout ce qui est grand et
sublime. Une première faute les jeta l'un et
l'autre dans la voie scélérate qu'ils ont suivie
jusqu'à leur fin misérable. C'est ce qui appa-
raît dans le livre de M. Crevier. J'ai connu
cet habile homme alors qu'il enseignait les
belles-lettres au collège de Beau vais, comme
je les enseignerais aujourd'hui, si ma vie n'avait
pas été traversée par mille obstacles et si la
facilité naturelle de mon âme ne m'avait pas
induit en diverses embûches où je tombai.
M. Crevier, mon fils, était de mœurs pures ;
il professait une morale sévère, et je l'ouïs dire
un jour qu'une femme qui a trahi la foi conju-
lA RÔTISSERIE DE LA R£INE PÉDAUQUE 251
gale est capable des plus grands crimes, tels
que le meurtre et l'incendie. Je vous rapporte
celte maxime pour vous donner l'idée de la
sainte austérité de ce prêtre. Mais je vois que
je m'égare et j'ai hâte de reprendre mon récit
au point où je l'ai laissé. Je croyais donc que
l'exempt levait la main sur moi et je me
voyais déjà dans les prisons de l'archevêque,
quand je reconnus le visage et la voix de
M. d'Anquetil. « L'abbé, me dit ce jeune gen-
tilhomme, il vient de m'arriver, dans la chambre
du Tournebroche, une aventure singulière. Une
femme est entrée dans cette chambre pendant
mon sommeil, s'est coulée dans mon lit et m'a
réveillé sous une pluie de caresses, de noms
tendres, de suaves murmures et d'ardents
baisers. J'écartai les rideaux pour distinguer
la figure de ma fortune. Je vis qu'elle était
brune, l'œil ardent, et la plus belle du monde.
Mais tout aussitôt elle poussa un grand cri et
s'enfuit, irritée, non pas toutefois si vite
que je n'aie pu la rejoindre et la ressaisir
dans le corridor où je la tins étroitement
embrassée. Elle commença par se débattre et
par me griffer le visage ; quand je fus griffé
suffisamment pour la satisfaction de son hon-
neur, nouié commençâmes à nous expliquer.
ÎJ52 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQDE
Elle apprit avec plaisir que j'étais gentiiiiomme
et non des plus pauvres. Je cessai bientôt de
lui être odieux, et elle commençait de me vou-
loir du bien, quand un marmiton qui traver-
sait le corridor la fit fuir sans retour.
» Autant que je puis croire, ajouta M. d'An-
quetil, cette adorable fille venait pour un autre
que pour moi ; elle s'est trompée de porte,
et sa surprise a causé son effroi. Mais je l'ai
bien rassurée et, sans ce marmiton, je la
gagnais tout à fait à mon amitié. — Je le con-
firmai dans cette supposition. Nous cherchâmes
pour qui cette belle personne pouvait bien
venir et nous tombâmes d'accord que c'était,
comme je vous l'ai déjà dit, Tournebroche,
pour ce vieux fou d'Astarac, qui l'accointe
dans une chambre voisine de la vôtre et, peut-
être, à votre insu, dans votre propre chambre.
Ne le pensez-vous point ?
— Rien n'est plus probable, répondis-je.
— Il n'en faut point douter, reprit mon bon
maître. Ce sorcier se moque de nous avec ses
Salamandres. Et la vérité est qu'il caresse cette
jolie fille. C'est un imposteur.
Je priai mon bon maître de poursuivre son
récit. Il le fit volontiers.
— J'abrège, mon fils, dit-il, le discours que
L'A ROTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 253
me tint M. d'Anquetil. Il est d'un esprit vul-
gaire et bas de réciter amplement les petites
circonstances. Nous devons, au contraire, nous
efforcer de les renfermer en peu de mots,
tendre à la concision et garder pour les instruc-
tions et exhortations morales l'abondance
entraînante des paroles, qu il convient alors de
précipiter comme la neige qui descend des
montagnes. Je vous aurai donc instruit suffi-
samment des propos de M. d'Anquetil quand je
vous aurai dit qu'il m'assura trouver à cette
jeune fille une beauté, un charme, un agré-
ment extraordinaires. Il termina son discours
en me demandant si je savais son nom et
qui elle était. Au portrait que vous m'en
faites, répondis-je, je la reconnais pour la
nièce du rabbin Mosaïde, Jahel, de son nom,
qu'il m'arriva d'embrasser une nuit dans
ce même escalier, avec cette différence que
c'était entre le deuxième étage et le premier.
« J'espère, répliqua M. d'Anquetil, qu'il y a
d'autres différences, car, pour ma part, je la
serrai de près. Je suis fâché aussi de ce que
vous me dites qu'elle est juive. Et, sans croire
en Dieu, il y a en moi un certain sentiment
qui la préférerait chrétienne. Mais connaît-on
jamais sa naissance? Qui sait si ce n'est pas
15
tSi L\ RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
un enfant volé ? Les juifs et les bohémiens en
dérobent tous les jours. Et puis on ne se dit
pas assez que la sainte Vierge était juive.
Juive ou non, elle me plaît, je la veux et je
l'aurai. » Ainsi parla ce jeune insensé. Mais
souffrez, mon fils, que je m'assej^e sur ce
banc moussu, car les travaux de cette nuit,
mes combats, ma fuite, m'ont rompu les
jambes.
Il s'assit et tira de sa poche sa tabatière
vide, qu'il contempla tristement.
Je m'assis près de lui, dans un état où il j
avait de l'agitation et de l'abattement. Ce récit
me donnait un vif chagrin. Je maudissais le
sort qui avait mis un brutal à ma place, dans
le moment même où ma chère maîtresse venait
m'y trouver avec tous les signes de la plus
ardente tendresse, sans savoir que cependant
je fourrais des bûches dans le poêle de l'al-
chimiste. L'inconstance trop probable de Jahel
me déchirait le cœur, et j'eusse souhaité que
du moins mon bon maître eût observé plus
de discrétion devant mon rival. J'osai lui re-
procher respectueusement d'avoir livré le nom
de Jahel.
— Monsieur, lui dis-je, n'y avait-il pas
quelque imprudence à fournir de tels in-
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE ^5
dices à un seigneur si luxurieux et si violent?
Mon bon maître ne parut point m'entendre.
— Ma tabatière, dit-il, s'est malheureuse-
ment ouverte cette nuit, pendant la rixe, et
le tabac qu'elle contenait ne forme plus, mêlé
au vin dans ma poche, qu'une pâte dégoû-
tante. Je n'ose demander à Criton de m'en
râper quelques feuilles, tant le visage de ce
serviteur et juge paraît sévère et froid. Je
souffre d'autant plus de ne pouvoir priser,
que le nez me démange vivement à la suite du
choc que j'y reçus cette nuit, et vous me
voyez tout importuné par cet indiscret sollici-
teur à qui je n'ai rien à donner. Il faut sup-
porter cette petite disgrâce d'une àme égale,
en attendant que M. d'Anquetil me donne
quelques grains de sa boîte. Et, pour revenir,
mon fils, à ce jeune gentilhomme, il me dit
expressément : « J'aime cette fille. Sachez,
l'abbé, que je l'emmène en poste avec nous.
Dussé-je rester ici huit jours, un mois, six
mois et plus, je ne pars point sans elle. » Je
lui représentai les dangers que le moindre.»
retard apportait. Mais il me répondit que ces
dangers le touchaient d'autant moins qu'ils
étaient grands pour nous et petits pour lui.
« Vous, l'abbé, me dit-il, vous êtes dans le
256 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUB
cas d'être pendu avec le Tournebroche ; quant
à moi, je risque seulement d'aller à la Bas-
tille, où j'aurai des cartes et des filles, et d'oiî
ma famille me tirera bientôt, car mon père
intéressera à mon sort quelque duchesse ou
quelque danseuse, et, bien que ma mère soit
devenue dévote, elle saura se rappeler, en ma
faveur, au souvenir de deux ou trois princes
du sang. Aussi est-ce une chose assurée : je
pars avec Jahel, ou je ne pars pas du tout.
Vous êtes libre, l'abbé, de louer une chaise de
poste avec le Tournebroche. »
» Le cruel savait assez, mon fils, que nous
n'en avions pas les moyens. J'essayai de le
faire revenir sur sa détermination. Je fus pres-
sant, onctueux et même parénétique. Ce fut
en pure perte, et j'y dépensai vainement une
éloquence qui, dans la chaire d'une bonne
église paroissiale, m'eût valu de l'honneur et
de l'argent. Hélas 1 il est dit, mon fils, qu'au-
cune de mes actions ne portera de fruits sa-
voureux sur cette terre, et c'est pour moi que
l'Ecclésiaste a écrit : Quid habet am plius homo
de universo labore suo, quo laborat sub sole? Loin
de le rendre plus raisonnable, mes discours for-
tifiaient ce jeune seigneur dans son obstination,
et je ne vous cèlerai pas, mon fils, qu'il me
LÀ RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 257
marqua qu'il comptait absolument sur moi
pour le succès de ses désirs, et qu'il me pressa
d'aller trouver Jahel afin de la résoudre à un
enlèvement par la promesse d'un trousseau en
toile de Hollande, de vaisselle, de bijoux el
d'une bonne rente.
— Oh ! monsieur, m'écriai-je, ce monsieur
d'Anquetil est d'une rare insolence. Que croyez-
vous que Jahel réponde à ces propositions,
quand elle les connaîtra?
— Mon fils, me répondit-il, elle les connaît
à cette heure, et je crois qu'elle les agréera.
— Dans ce cas, repris-je vivement, il faut
avertir Mosaïde.
— Mosaïde, répondit mon bon maître, n'est
que trop averti. Vous avez entendu tantôt,
proche le pavillon, les derniers éclats de sa
colère.
— Quoi? monsieur, dis-je avec sensibilité,
vous avez averti ce juif du déshonneur qui
allait atteindre sa famille! C'est bien à vousl
Souffrez que je vous embrasse. Mais alors, le
courroux de Mosaïde, dont nous fûmes té-
moins, menaçait M. d'Anquetil, et non pas
vous?
— Mon fils, reprit l'abbé avec un air de
noblesse et d'honnêteté, une naturelle indul-
2oS LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUÏ
gonce pour les faiblesses humaines, une obli-
geante douceur, l'imprudente bonté d'un cœur
trop facile, portent souvent les hommes à des
démarches inconsidérées et les exposent à la
sévérité des vains jugements du monde. Je ne
vous cacherai pas, Tournebroche, que, cédant
aux instantes prières de ce jeune gentilhomme,
je promis obligeamment d'aller trouver Jahel
de sa part et de ne rien négliger pour la dis-
poser à un enlèvement.
— Hélas 1 m'écriai-je, et vous accomplîtes,
monsieur, cette fâcheuse promesse. Je ne puis
vous dire à quel point cette action me blesse
et m'afflige.
— Tournebroche, me répondit sévèrement
mon bon maître, vous parlez comme un pha-
risien. Un docteur aussi aimable qu'austère a
dit : « Tournez les yeux sur vous-même, et
gardez-vous de juger les actions d'autrui. En
jugeant les autres, on travaille en vain ; sou-
vent on se trompe, et on pèche facilement,
au lieu qu'en s'examinant et se jugeant soi-
même, on s'occupe toujours avec fruit. » Il est
écrit : « Vous ne craindrez point le jugement
des hommes », et l'apôtre saint Paul a dit :
« Je ne me soucie point d'être jugé au tribunal
des hommes. » Et, si je confère ainsi les plus
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 259
beaux textes de morale, c'est pour vous ins-
truire, Tournebroche, et vous ramener à
l'humble et douce modestie qui vous sied, et
non point pour me faire innocent, quand la
multitude de mes iniquités me pèse et m'ac-
cable. Il est difficile de ne point glisser dans
le péché et convenable de ne point tomber
dans le désespoir à chaque pas qu'on fait sur
cette terre où tout participe en même temps
de la malédiction originelle et de la rédemption
opérée par le sang du fils de Dieu. Je ne veux
point colorer mes fautes et je vous avoue que
l'ambassade à laquelle je m'employai sur la
prière de M. d'Anquetil procède de la chute
d'Eve et qu'elle en est, pour ainsi dire, une
des innombrables conséquences, au rebours du
sentiment humble et douloureux que j'en con-
çois à présent, qui est puisé dans le désir et
l'espoir de mon salut éternel. Car il faut vous
représenter les hommes balancés entre la dam-
nation et la rédemption, et vous dire que je me
tiens précisément à cette heure au bon bout
de l'escarpolette, après m'être trouvé ce matin
au mauvais. Je vous confesse donc qu'ayant
parcouru le chemin des Mandragores, d'où l'on
découvre le pavillon de Mosaïde, je m'y tins
caché derrière un buisson d'épines, attendant
260 L4 RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
que Jahel parût à sa fenêtre. Elle s y montra
bientôt, mon fils. Je me découvris alors et lui
fis signe de descendre. Elle vint me joindre
derrière le buisson dans le moment où elle
crut tromper la vigilance de son vieux gar-
dien. Là, je l'instruisis à voix basse des aven-
tures de la nuit, qu'elle ignorait encore; je
lui fis part des desseins formés sur elle par
l'impétueux gentilhomme, je lui représentai
qu'il importait à son intérêt autant qu'à mon
propre salut et au vôtre, Tournebroche, qu'elle
assurât notre fuite par son départ. Je fis briller
à ses yeux les promesses de M. d'Ànquetil.
« Si vous consentez à le suivre ce soir, lui dis-je,
vous aurez une bonne rente sur l'Hôtel de
Ville, un trousseau plus riche que celui d'une
fille d'Opéra ou d'une abbesse de Panthémont
et une belle vaisselle d'argent. — Il me prend
pour une créature, dit -elle, et c'est un insolent.
— Il vous aime, répondis-je. Voudriez- vous
donc être vénérée? — Il me faut, reprit-elle,
le pot à oille, et qu'il soit bien lourd. Vous
a-t-il parlé du pot à oille ? Allez, monsieur
l'abbé, et dites-lui... — Que lui dirai-je? —
Que je suis une honnête fille. — Et quoi en-
core ? — Qu'il est bien audacieux ! — Est-ce
là tout? Jahel, sonp;ez à nous sauver I — Dites-
LA RÔTISSERIE DE LÀ REINE PÉDAUQUE 261
lui encore que je ne consens à partir que
moyennant un billet en bonne forme qu'il me
signera ce soir au départ. — Il vous le signera.
Tenez cela pour fait. — Non, l'abbé, rien n'est
fait s'il ne s'engage à me donner des leçons de
M. Gouperin. Je veux apprendre la musique. »
» Nous en étions à cet article de notre confé-
rence, quand, par malheur, le vieillard Mo-
saïde nous surprit, et, sans entendre nos propos,
il en devina l'esprit. Car il commença de m'ap-
peler suborneur et de me charger d'invectives.
Jahel s'alla cacher dans sa chambre, et je
demeurai seul exposé aux fureurs de ce déicide,
dans l'état où vous me vîtes, et d'où vous me
tirâtes, mon fils. A la vérité, l'affaire était, au-
tant dire, conclue, l'enlèvement consenti, notre
fuite assurée. Les Roues et les Bètes d'Ezéchiel
ne prévaudront pas contre le pot à oille. Je
crains seulement que ce vieux Mardochée n'ait
enfermé sa nièce à triple serrure.
— En effet, répondis-je sans pouvoir déguiser
ma satisfaction, j'entendis un grand bruit de
clefs et de verrous, dans le moment où je vous
tirai du milieu des épines. Mais est-il bien vrai
que Jahel ait si vite agréé des propositions qui
n'étaient pas bien honnêtes et qu'il dût vous
coûter de lui transmettre? J'en suis confondu.
15.
262 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
Dites-moi encore, mon bon maître, ne vous
a-t-elle pas parlé de moi, n'a-t-elle pas pro-
noncé mon nom dans un soupir, ou autrement?
— Non, mon fils, répondit M. l'abbé Gei-
gnard, elle ne l'a pas prononcé, du moins d'une
façon perceptible. Je n'ai pas ouï non plus
qu'elle ait murmuré celui de M. d'Astarac, son
amant, qu'elle devait avoir plus présent que
le vôtre. Mais ne soyez pas surpris qu'elle
oublie son alchimiste. Il ne sufiQt pas de possé-
der une femme pour imprimer dans son âme
une marque profonde et durable. Les âmes
sont presque impénétrables les unes aux autres,
et c'est ce qui vous montre le néant cruel de
l'amour. Le sage doit se dire : Je ne suis rien
dans ce rien qui est la créature. Espérer qu'on
laissera un souvenir au cœur d'une femme,
c'est vouloir fixer l'empreinte d'un anneau sur
la face d'une eau courante. Aussi gardons-nous
de vouloir nous établir dans ce qui passe, et
attachons-nous à ce qui ne meurt pas.
— Enfin, répondis-je, cette Jahel est sous
de bons verrous, et l'on peut se fier à la vigi-
lance de son gardien.
— Mon fils, reprit mon bon maître, c'est ce
soir qu'elle doit nous rejoindre au Cheval-Rouge.
L'ombre est propice aux évasions, rapts, dé-
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 263
marches furtives et actions clandestines. Il faut
nous en reposer sur la ruse de cette fille. Quant
à vous, ayez soin de vous trouver sur le rond-
point des Bergères, entre chien et loup. Vous
savez que M. d'Anquetil n'est pas patient et
qu'il serait homme à partir sans vous.
Gomme il me donnait cet avis, la cloche sonna
le déjeuner.
— N'avez-vous point, me dit-il, une aiguille
et du fil; mes vêtements sont déchirés en plu-
sieurs endroits et je voudrais, avant de paraître
à table, les rétablir, par plusieurs reprises, dans
leur ancienne décence. Ma culotte surtout me
donne de l'inquiétude. Elle est à ce point ruinée
que, si je n'y porte un prompt secours, je
sens que c'en est fait d'elle.
Je pris donc, à la table du cabbaliste, ma
place accoutumée, avec cette idée affligeante,
que je m'y asseyais pour la dernière fois
J'avais l'âme noire de la trahison de Jahel.
Hélas 1 me disais-je, mon vœu le plus ardent
était de fuir avec elle. Il n'y avait point d'ap-
parence qu'il fût exaucé. Il l'est pourtant, et de
la plus cruelle manière. Et j admirais cette fois
encore la sagesse de mon bien-aimé maître qui,
un jeur que je souhaitais trop vivement le bon
succès de quelque affaire, me répondit par cette
parole de la Bible : Et tribuit eis petitionem eorum.
Mes chagrins et mes inquiétudes m'ôtaient tout
appétit, et je ne touchais aux mets que du
bout des lèvres. Cependant, mon bon maître
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 26o
avait gardé la grâce inaltérable de son âme.
Il abondait en aimables discours, et l'on eût
dit un de ces sages que le Télémaque nous
montre conversant sous les ombrages des
Champs-Elysées, plutôt qu'un homme pour-
suivi comme meurtrier et réduit à une vie
errante et misérable. M. d'Astarac, s'imaginant
que j'avais passé la nuit à la rôtisserie, me
demanda avec obligeance des nouvelles de mes
bons parents, et, comme il ne pouvait s'abs-
traire un moment de ses visions, il ajouta:
— Quand je vous parle de ce rôtisseur
comme de votre père, il est bien entendu que
je m'exprime selon le monde et non point selon
la nature. Car rien ne prouve, mon fils, que
vous ne soyez engendré par un Sylphe. C'est
même ce que je croirai de préférence, pour peu
que votr^ génie, encore tendre, croisse en
force et en beauté.
— Oh 1 ne parlez point ainsi, monsieur, ré-
pliqua mon bon maître en souriant; vous l'obli-
gerez à cacher son esprit pour ne pas nuire au
bon renom de sa mère. Mais, si vous la connais-
siez mieux, vous penseriez comme moi qu'elle
n'a point eu de commerce avec un Sylphe;
c'est une bonne chrétienne qui n'a jamais ac-
compli l'œuvre de chair qu'avec son mari et
266 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
qui porte sa vertu sur son visage, bien diffé-
rente en cela de cette autre rôtisseuse, madame
Quonian, dont on fit grand bruit à Paris et
dans les provinces au temps de ma jeunesse.
N'ouïtes-vous pas parler d'elle, monsieur? Elle
avait pour galant le sieur Mariette, qui devint
plus tard secrétaire de M. d'Angervilliers. C'était
un gros monsieur qui, chaque fois qu'il voyait
sa belle, lui laissait en souvenir quelque joyau,
un jour une croix de Lorraine ou un saint-
esprit, un autre jour une montre ou une châ-
telaine. Ou bien encore un mouchoir, un
éventail, une boîte ; il dévalisait pour elle les
bijoutiers et les lingères de la foire Saint-
Germain; tant qu'enfin, voyant sa rôtissière
parée comme une châsse, le rôtisseur eut soup-
çon que ce n'était pas là un bien acquis honnê-
tement. Il l'épia et ne tarda pas à la sur-
prendre avec son galant. Il faut vous dire que
ce mari n'était qu'un vilain jaloux. Il se fâcha
et n'y gagna rien, bien au contraire. Car le
couple amoureux, qu'importunait la criaillerie,
jura de se défaire de lui. Le sieur Mariette
avait le bras long. Il obtint une lettre de ca-
chet au nom du malheureux Quonian. Cepen-
dant, la perfide rôtisseuse dit à son mari :
» — Menez-moi dîner, je vous prie, ce pro-
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 267
chain dimanche à la campagne. Je me promets
de celte partie fine un plaisir extrême.
« Elle fut tendre et pressante. Le mari, flatté,
lui accorda ce qu'elle demandait. Le dimanche
venu, il se mit avec elle dans un mauvais fiacre
pour aller aux Porcherons. Mais à peine arrivé
au Roule, une troupe de sergents, apostés par
Mariette, l'enleva et le conduisit à Bicêtre, d'où
il fut expédié à Mississipi, où il est encore. On
en fit une chanson qui finit ainsi :
Ua mari sage et commode
N'ouvre les yeux qu'à demi.
Il vaut mieux être à la mode,
Que de voir Mississipi.
Et c'est là, sans doute, le plus solide ensei-
gnement qu'on puisse tirer de l'exemple du
rôtisseur Quonian.
» Quant à l'aventure elle-même, il ne lui
manque que d'être contée par un Pétrone ou
par un Apulée, pour égaler la meilleure fable
milésienne. Les modernes sont inférieurs aux
anciens dans l'épopée et dans la tragédie. Mais
si nous ne surpassons pas les Grecs et les La-
tins dans le conte, ce n'est pas la faute des
dames de Paris, qui ne cessent d'enrichir la
matière par divers tours ingénieux et gentilles
inventions. Vous n'êtes pas sans connaître,
£68 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQDB
monsieur, le recueil de Boccace; je l'ai assez
pratiqué par divertissement, et j'affirme, que si
ce Florentin vivait de nos jours en France, il
ferait de la disgrâce de Quonian le sujet d'un
de ses plus plaisants récits. Quant à moi, je ne
l'ai rappelée à cette table que pour faire reluire,
par l'effet du contraste, la vertu de madame
Léonard Tourneb roche qui est l'honneur de la
rôtisserie, dont madame Quonian fut l'opprobre.
Madame Tournebroche, j'ose l'affirmer, n'a ja-
mais manqué aux vertus médiocres et com-
munes dont l'exercice est recommandé dans le
mariage, qui est le seul méprisable des sept
sacrements .
— Je n'en disconviens pas, reprit M. d'As-
tarac. Mais cette dame Tournebroche serait plus
estimable encore, si elle avait eu commerce
avec un Sylphe, à l'exemple de Sémiramis,
d'Olympias et de la mère du grand pape Syl-
vestre II.
— Ah! monsieur, dit l'abbé Goignard, vous
nous parlez toujours de Sylphes et de Sala-
mandres. De bonne foi, en avez- vous jamais vu?
— Comme je vous vois, répondit M. d'As-
tarac, et même de plus près, au moins en ce
qui regarde les Salamandres.
— Monsieur, ce n'est point encore assez,
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQDE 269
reprit mon bon maître, pour croire à leur
existence, qui est contraire aux enseignements
de l'Église. Car on peut être séduit par des
illusions. Les j'eux et tous nos sens ne sont
que des messagers d'erreurs et des courriers
de mensonges. Ils nous abusent plus qu'ils ne
nous instruisent. Ils ne nous apportent que
des images incertaines et fugitives. La vérité
leur échappe; participant de son principe
éternel, elle est invisible comme lui.
— Ahl dit M. d'Astarac, je ne vous sa-
vais pas si philosophe ni d'un esprit si subtil.
— C'est vrai, répondit mon bon maître. Il
est des jours où j'ai l'âme plus pesante et plus
attachée au lit et à la table. Mais j'ai, cette
nuit, cassé une bouteille sur la tête d'un
publicain, et mes esprits en sont extraordi-
nairement exaltés. Je me sens capable de dis-
siper les fantômes qui vous hantent et de
souffler sur toute cette fumée. Car, enfin, mon-
sieur, ces Sylphes ne sont que les vapeurs de
votre cerveau.
M. d'Astarac l'arrêta par un geste doux
et lui dit :
— Pardon ! monsieur l'abbé ; croyez-vous
aux démons?
— Je vous répondrai sans difficulté, dit
270 LA aÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
mon bon maître, que je crois des démons tout
ce qui est rapporté d'eux dans les livres
saints, et que je rejette comme abus et super-
stition la croyance aux sortilèges, amulettes et
exorcismes. Saint Augustin enseigne que
quand l'Écriture nous exhorte à résister aux
démons, elle entend que nous devons résister
à nos passions et à nos appétits déréglés. Rien
n'est plus détestable que toutes ces diableries
dont les capucins effrayent les bonnes femmes.
— Je vois, dit M. d'Astarac, que vous vous
efforcez de penser en honnête homme. Vous
haïssez les superstitions grossières des moines
autant que je les déteste moi-même. Mais
enfin, vous croyez aux démons, et je n'ai pas
eu de peine à vous en tirer l'aveu. Sachez
donc qu'ils ne sont autres que les Sylphes et
les Salamandres. L'ignorance et la peur les ont
défigurés dans les imaginations timides. Mais,
en réalité, ils sont beaux et vertueux. Je ne
vous mettrai point sur les chemins des Sala-
mandres, n'étant pas assez assuré de la pureté
de vos mœurs; mais rien n'empêche que je
vous induise, monsieur l'abbé, à la fréquenta-
tion des Sylphes, qui habitent les plaines de
Tair et qui s'approchent volontiers des hommes
avec un esprit bienveillant et si affectueux,
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 271
qu'on a pu les nommer des Génies assis-
tants. Loin de nous pousser à notre perte,
comme le croient les théologiens qui en font
des diables, ils protègent et gardent de tout
péril leurs amis terrestres. Je pourrais vous
feire connaître des exemples infinis de l'aide
qu'ils leur donnent. Mais comme il faut se
borner, je m'autoriserai seulement d'un récit
que je tiens de niadame la maréchale de
Grancey elle-même. Elle était sur l'âge et
veuve déjà depuis plusieurs années, quand
elle reçut, une nuit, dans son lit, la visite
d'un Sylphe qui lui dit : « Madame, faites
fouiller dans la garde-robe de feu votre époux.
Il se trouve dans la poche d'un de ses hauts-
de-chausses une lettre qui, si elle était connue,
perdrait M. des Roches, mon bon ami et le
vôtre. Faites-vous la remettre et ayez soin de
la brûler. »
» La maréchale promit de ne point négliger
cet avis et elle demanda des nouvelles du dé-
funt maréchal au Sylphe, qui disparut sans
lui répondre. A son réveil, elle appela ses
femmes et les envoya voir s'il ne restait pas
quelques habits du maréchal dans sa garde-
robe. Elles répondirent qu'il n'en restait
aucun et que les laquais les avaient tous
272 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUB
vendus au fripier. Madame de Grancey insista
pour qu'elles cherchassent s'il ne se trouvait pas
au moins une paire de chausses.
» Ayant fouillé dans tous les coins, elles dé-
couvrirent enfin une vieille culotte de taffetas
noir à oeillets, de mode ancienne, qu'elles ap-
portèrent à la maréchale. Celle-ci mit la main
dans une des poches et en tira une lettre
qu'elle ouvrit et où elle trouva plus qu'il n'en
fallait pour faire mettre M. des Roches dans
une prison d'État. Elle n'eut rien de si pressé
que de jeter cette lettre au feu. Ainsi, ce gen-
tilhomme fut sauvé par ses bons amis, le
Sylphe et la maréchale.
» Sont-ce là, je vous prie, monsieur l'abbé,
des mœurs de démons? Mais je vais vous rap-
porter un trait auquel vous serez plus sensible,
et qui, j'en suis sûr, ira au cœur d'un savant
homme tel que vous. Vous n'ignorez point que
l'Académie de Dijon est fertile en beaux es-
prits. L'un d'eux; dont le nom ne vous est
point inconnu, vivant au siècle dernier, pré-
parait, en de doctes veilles, une édition de
Pindare. Une nuit qu'il avait pâli sur cinq
vers dont il ne pouvait démêler le sens parce
que le texte en était très corrompu, il s'en-
dormit désespéré, au chant du coq. Pendant
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 273
son sommeil, un Sylphe, qui l'aimait, le
transporta en esprit à Stockholm, l'introduisit
dans le palais de la reine Christine, le con-
duisit dans la bibliothèque et tira d'une des
tablettes un manuscrit de Pindare, qu'il lui
ouvrit à l'endroit difficile. Les cinq vers s'y
trouvaient avec deux ou trois bonnes leçons
qui les rendaient tout à fait intelligibles.
» Dans la violence de son contentement, notre
savant se réveilla, battit le briquet et nota
tout aussitôt au crayon les vers tels qu'il les
avait retenus. Après quoi il se rendormit pro-
fondément. Le lendemain, réfléchissant sur
son aventure nocturne, il résolut d'en être
éclairci. M. Descartes était alors en Suède, au-
près de la reine, qu'il instruisait de sa philo-
sophie. Notre pindariste le connaissait; mais il
était en commerce plus familier avec l'am-
bassadeur du roi de Suède en France,
M. Chanut. C'est à lui qu'il s'adressa pour
faire tenir à M. Descartes une lettre par la-
quelle il le priait de lui dire s'il se trouvait
réellement dans la bibliothèque de la Reine,
à Stockholm, un manuscrit de Pindare conte-
nant la variante qu'il lui désignait. M. Des-
cartes, qui était d'une extrême civilité, répondit
à l'académicien de Dijon que Sa Majesté possé-
274 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDÂUQUE
dait en effet ce manuscrit et qu'il y avait lu,
lui-même, les vers avec la variante contenue
dans la lettre.
M. d'Astarac, ayant conté cette histoire en
pelant une pomme, regarda l'abbé Coignard
pour jouir du succès de son discours.
Mon bon maître souriait.
— Ah! monsieur, dit-il, je vois bien que je
me flattais tout à l'heure d'une vaine espé-
rance, et qu'on ne vous fera point renoncer à
vos chimères. Je confesse de bonne grâce que
vous nous avez fait paraître là un Sylphe ingé-
nieux et que je voudrais avoir un aussi gentil
secrétaire. Son secours me serait particulière-
ment utile en deux ou trois endroits de Zo-
zime le Panopolitain, qui sont des plus obs-
curs. Ne pourriez-vous me donner le moyen
d'évoquer au besoin quelque Sylphe de biblio-
thèque, aussi habile que celui de Dijon?
M. d'Astarac répondit gravement :
— C'est un secret, monsieur l'abbé, que je
vous livrerai volontiers. Mais je vous avertis
que si vous le communiquez aux profanes
votre perte est certaine.
— N'en ayez aucune inquiétude, dit l'abbé.
J'ai grande envie de connaître un si beau se-
cret, bien qu'à ne vous rien cacher, je n'en at-
foi\
LÀ RÔTISSEBIE DE LÀ REINE PÉDAUQCE 275
tende nul effet, ne croyant point à vos Sylphes.
Instruisez-moi donc, s'il vous plaît.
— Vous l'exigez? reprit le cabbaliste. Sachez
donc que quand vous voudrez être assisté
d'un Sylphe, vous n'aurez qu'à prononcer ce
seul mot Agla. Aussitôt les fils de l'aîr vole-
ront vers vous; mais vous entendez bieq| mont^
sieur l'abbé, que ce mot doit être récité
cœur aussi bien que des lèvres et que la
lui donne toute sa vertu. Sans elle, il n'est
qu'un vain murmure. Et tel que je viens de
le prononcer, sans y mettre d'âme ni de désir^
il n'a, même dans ma bouche, qu'une faible
puissance, et c'est tout au plus si quelques
enfants du jour, en l'entendant, viennent de
glisser dans cette chambre leur légère ombre
de lumière. Je les ai plutôt devinés que vus
sur ce rideau, et ils se sont évanouis à peine
formés. Vous n'avez, ni votre élève ni vous,
soupçonné leur présence. Mais si j'avais pro-
noncé ce mot magique avec un véritable sen-
timent, vous les eussiez vus paraître dans tout
leur éclat. Ils sont d'une beauté charmante. Je
vous ai appris là, monsieur l'abbé, un grand
et utile secret. Encore une fois, ne le divul-
guez pas imprudemment. Et ne méprisez pas
l'exemple de l'abbé de Villars qui, pour avoir
276 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉOAUQUE
révélé leurs secrets, fut assassiné par les
Sylphes, sur la route de Lyon.
— Sur la route de Lyon, dit mon bon
maître. Voilà qui est étrange 1
M. d'Astarac nous quitta de façon sou-
aine.
— Je vais, dit l'abbé, monter une fois en-
core dans cette auguste bibliothèque où je goû-
tai d'austères voluptés et que je ne reverrai
plus. Ne manquez point, Tournebroche, de
vous trouver à la tombée du jour, au rond-
point des Bergères.
Je promis de n'y point manquer; j'avais
dessein de m'enfermer dans ma chambre pour
écrire à M. d'Astarac et à mes bons parents
qu'ils voulussent bien m'excuser si je ne pre-
nais point congé d'eux, en fuyant, après une
aventure où j'étais plus malheureux que cou-
pable.
Mais j'entendis du palier des ronflements
qui sortaient de ma chambre, et je vis, en
entr'ouvrant la porte, M. d'Anquetil endormi
dans mon lit avec son épée à son chevet et des
cartes à jouer répandues sur ma couverture.
J'eus un moment Tenvie de le percer de sa
propre épée ; mais cette idée me quitta sitôt
venue, et je le laissai dormir, riant en moi-
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 277
même, dans mon chagrin, à la pensée que
Jahel, enfermée sous de triples verrous, ne
pourrait le rejoindre.
J'entrai, pour écrire mes lettres, dans la
chambre de mon bon maître où je dérangeai
cinq ou six rats qui rongeaient sur la table de
nuit son livre de Boèce. J'écrivis à M. d'As-
tarac et à ma mère, et je composai pour
Jahel l'épître la plus touchante. Je la relus et
la mouillai de mes larmes. Peut-être, me
dis-je, l'infidèle y mêlera les siennes.
Puis, accablé de fatigue et de mélancolie,
je me jetai sur le matelas démon bon maître, et
ne tardai pas à tomber dans un demi-som-
meil, troublé par des rêves à la fois erotiques
et sombres. J'en fus tiré par le muet Griton,
qui entra dans ma chambre et me tendit sur
un plat d'argent une papillote à l'iris, où je
lus quelques mots tracés au craj^on d'une
main maladroite. On m'attendait dehors pour
affaire pressante. Le billet était signé : Frère
Ange, capucin indigne. Je courus à la porte
verte, et je trouvai sur la route le petit frère
assis au bord du fossé dans un abattement pi-
toyable. N'ayant pas la force de se lever à ma
venue, il tendit vers moi le regard de ses
grands yeux de chien, presque humains, et
16
278 LÀ RÔTISSERIE DE LA REINE PÉ04UQUE
noyés de larmes. Ses soupirs soulevaient sa
barbe et sa poitrine. Il me dit d'un ton qui
faisait peine :
— Hélas! monsieur Jacques, l'heure de l'é-
preuve est venue en Babylone, selon qu'il est
dit dans les prophètes. Sur la plainte faite par
M. delaGuéritaudeàM. le lieutenant de police,
mam'selle Catherine a été conduite à l'hôpital
par les exempts, et elle sera envoyée à l'Amé-
rique par le prochain convoi. J'en tiens la
nouvelle de Jeannette la vielleuse qui au mo-
ment où Catherine entrait en charrette à l'hô-
pital, en sortait elle-même, après y avoir été
retenue pour un mal dont elle est guérie
à st' heure par l'art des chirurgiens, du moins
Dieu le veuille ! Pour ce qui est de Catherine,
elle ira aux îles sans rémission.
Et frère Ange, à cet endroit de son discours,
se mit à pleurer abondamment. Après avoir
tenté d'arrêter ses pleurs par de bonnes pa-
roles, je lui demandai s'il n'avait rien autre
chose à me dire.
— Hélas! monsieur Jacques, me répondit-il,
je vous ai confié l'essentiel, et le reste flotte
dans ma tête comme l'esprit de Dieu sur les
eaux, sans comparaison. C'est un chaos obscur.
Le malheur de Catherine m'a ôté le sentiment.
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 279
Il fallait toutefois que j'eusse une nouvelle de
conséquence à vous faire savoir pour me hasar-
der jusqu'au seuil de cette maison maudite,
où vous habitez avec toutes sortes de diables,
et c'est avec épouvante, après avoir récité l'orai-
son de saint François, que j'ai osé heurter le
marteau pour remettre à un valet le billet
que je vous adressai. Je ne sais si vous avez
pu le lire, tant j'ai peu l'habitude de former
des lettres. Et le papier n'en était guère bon
pour écrire, mais c'est l'honneur de notre
saint ordre de ne point donner dans les vani-
tés du siècle. Ahl Catherine à l'hôpital I Cathe-
rine à l'Amérique ! N'est-ce pas à fendre le
cœur le plus dur? Jeannette elle-même en
pleurait toutes les larmes de ses yeux, bien
qu'elle soit jalouse de Catherine, qui l'emporte
autant en jeunesse et en beauté sur elle que
saint François passe en sainteté tous les autres
bienheureux. Ahl monsieur Jacques 1 Cathe-
rine à l'Amériqne, ce sont les voies extraor-
dinaires de la Providence. Hélas ! notre sainte
religion est véritable, et le roi David a raison
de dire que nous sommes semblables à l'herbe
des champs, puisque Catherine est à l'hôpital.
Ces pierres où je suis assis sont plus heu-
reuses que moi, bien que je sois revêtu des
2S0 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
signes du chrétien et même du religieux. Ca-
therine à l'hôpital!
Il sanglota de nouveau. J'attendis que le
torrent de sa douleur se fût écoulé, et je lui
demandai s'il n'avait pas de nouvelles de mes
chers parents.
— Monsieur Jacques, me répondit-il, c'est
eux précisément qui m'envoient à vous, chargé
d'une commission pressante. Je vous dirai
qu'ils ne sont guère heureux, par la faute de
maître Léonard, votre père, qui passe à boire
et à jouer tous les jours que Dieu lui fait. Et
la fumée odorante des oies et des poulardes ne
monte plus, comme jadis, vers la reine Pé-
dauque, dont l'image se balance tristement
aux vents humides qui la rongent. Où est le
temps où la rôtisserie de votre père parfumait
la rue Saint-Jacques, du Petit Bacchus aux
Trois Pucellesl Mais, depuis que ce sorcier y est
entré, tout y dépérit, bêtes et gens, par l'effet
du sort qu'il y a jeté. Et la vengeance divine
a commencé d'être manifeste en ce lieu, après
que ce gros abbé Goignard y a été reçu, tandis
qu'au rebours j'en étais chassé. Ce fut le prin-
cipe du mal, qui vint de ce que M- Coignard
s'enorgueillit de la profondeur de sa science
et de l'élégance de ses mœurs. Et l'orgueil est
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDADQUE 281
la source de tous les péchés. Votre sainte mère
eut grand tort, monsieur Jacques, de ne point
se contenter des leçons que je vous donnais
charitablement et qui vous eussent rendu ca-
pable, sans faute, de gouverner la cuisine, de
manier la lardoire, et de porter la bannière de
la confrérie, après la mort chrétienne de votre
père, et son service et obsèques, qui ne
peuvent tarder longtemps, car toute vie est
transitoire, et il boit excessivement.
Ces nouvelles me jetèrent dans une affliction
qu'il est facile de comprendre. Je mêlai mes
larmes à celles du petit frère. Cependant, je
lui demandai des nouvelles de ma bonne
mère.
— Dieu, me répondit-il, qui se plut à affli-
ger Rachel dans Rama, a envoyé à votre
mère, monsieur Jacques, diverses tribulations
pour son bien et à l'effet de châtier maître
Léonard de son péché quand il chassa mé-
chamment en ma personne Jésus-Christ de la
rôtisserie. Il a transporté la plupart des ache-
teurs de volaille et de pâtés à la fille de ma-
dame Quonian, qui tourne la broche à l'autre
bout de la rue Saint-Jacques. Madame votre
mère voit avec douleur qu'il a béni cette
maison aux dépens de la sienne, qui est main-
16.
282 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
tenant si désertée que la mousse en couvre
quasiment la pierre du seuil. Elle est soutenue
dans ses épreuves premièrement par sa dévo-
tion à saint François; secondement par la
considération de votre avancement dans le
monde, où vous portez l'épée comme un
homme de condition.
» Mais cette seconde consolation a été beau-
coup diminuée quand les sergents sont venu^
ce matin vous chercher à la rôtisserie pour
vous conduire à Bicêtre y battre le plâtre pen-
dant un an ou deux. C'est Catherine qui vous
avait dénoncé à M. de la Guérilaude ; mais il
ne faut pas l'en blâmer : elle confessa la vé-
rité, comme elle devait le faire, étant chré-
tienne. Elle vous désigna, avec M. l'abbé Coi-
gnard, comme les complices de M. d'Anquetil
et fit un rapport fidèle des meurtres et des
carnages de cette nuit épouvantable. Hélas! sa
franchise ne lui servit de rien, et elle fut con-
duite à l'hôpital 1 C'est une chose horrible à
penser !
A cet endroit de son récit, le petit frère se
mit la tête dans ses mains et pleura de nou-
veau.
La nuit était venue. Je craignais de man-
quer le rendez-vous. Tirant le petit frère hor»
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 283
du fossé où il était abîmé, je le mis debout et
le priai de poursuivre son récit en m'accom-
pagnant sur la route de Saint-Germain, jus-
qu'au rond-point des Bergères. Il m'obéit vo-
lontiers, et marchant tristement à mon côté, il
me pria de l'aider à démêler le fil brouillé
de ses idées. Je le replaçai au point où les
sergents me venaient prendre à la rôtisserie.
. — Ne vous trouvant pas, reprit-il, ils vou-
laient emmener votre père à votre place.
Maître Léonard prétendait ne point savoir où
vous étiez caché. Madame votre mère disait de
même, et elle en faisait de grands serments.
Que Dieu lui pardonne, monsieur Jacques ! car
elle se parjurait évidemment. Les sergents
commençaient à se fâcher. Votre père leur fit
entendre raison en les menant boire. Et ils se
quittèrent assez bons amis. Pendant ce temps,
votre mère m'ai la quérir aux Trois Pucelles,
où je quêtais selon les saintes règles de mon
ordre. Elle me dépêcha vers vous pour vous
avertir de fuir sans retard, de peur que le
lieutenant de police ne découvre bientôt la
maison où vous logez.
En écoutant ces tristes nouvelles, je hâtais
le pas, et nous avions déjà passé le pont de
Neuilly.
284 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
Sur la côte assez rude, qui monte au rond-
point dont nous voyions déjà les ormes, le
petit frère continua de parler d'une voix expi-
rante.
— Madame votre mère, dit-il, m'a expres-
sément recommandé de vous avertir du péril
qui vous menace et elle m'a remis pour vous
un petit sac que j'ai caché sous ma robe. Je
ne l'y retrouve plus, ajouta-t-il après s'être
tâté dans tous les sens. Et comment aussi
voulez-vous que je trouve rien après avoir
perdu Catherine? Elle était dévote à saint
François, et très aumônière. Et pourtant ils
l'ont traitée comme une fille perdue, et ils
vont lui raser la tête, et c'est une chose
affreuse à penser qu'elle deviendra semblable
aux poupées des modistes et qu'elle sera em-
barquée dans cet état pour l'Amérique, où elle
risquera de mourir de la fièvre et d'être
■mangée par les sauvages anthropophages.
Il achevait ce discours en soupirant quand
nous parvînmes au rond-point. A notre gauche,
l'auberge du Cheval-Rouge élevait au-dessus
d'une double rangée d'ormeaux son toit d'ar-
doises et ses lucarnes armées de poulies, et l'on
-apercevait sous le feuillage la porte charre-
itière, grande ouverte.
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUB 285
Je ralentis le pas, et le petit frère se laissa
choir au pied d'un arbre.
— Frère Ange, lui dis-je, vous me parliez
d'un sachet que ma bonne mère vous avait
prié de me remettre.
— Elle m'en pria, en effet, répondit le petit
frère, et j'ai si bien serré ce sac que je ne
sais où je l'ai mis; mais sachezbien, mon-
sieur Jacques, que je ne l'ai pu perdre que
par excès de précautions.
Je l'assurai vivement qu'il ne l'avait point
perdu et que, s'il ne le retrouvait tout de suite,
je l'aiderais moi-même à le chercher.
Le ton de mes paroles lui fut sensible, car
il tira, avec de grands soupirs, de dessous son
froc, un petit sac d'indienne qu'il me tendit à
regret. J'y trouvai un écu de six livres et une
médaille de la vierge noire de Chartres, que
je baisai en versant des larmes d'attendrisse-
ment et de repentir. Cependant le petit frère
faisait sortir de toutes ses poches des paquets
d'images coloriées et de prières ornées de vi
gnettes grossières. Il en choisit deux ou trois
qu'il m'offrit préférablement aux autres,
comme les plus utiles, à son avis, pour les
pèlerins, et voyageurs, et pour toutes les per-
sonnes errantes.
286 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
— Elles sont bénites, me dit-il, et efficaces
dans le danger de mort ou de maladie, tant
par récitation orale que par attouchement et
application sur la peau. Je vous les donne,
monsieur Jacques, pour l'amour de Dieu.
Souvenez- vous de me faire quelque aumône.
N'oubliez pas que je mendie au nom du bon
saint François. Il vous protégera sans faute,
si vous assistez son fils le plus indigne, que je
suis précisément.
Tandis qu'il parlait de la sorte, je vis, aux
clartés mourantes du jour, une berline à
quatre chevaux sortir par la porte charretière
du Gheval-Rouge et venir se ranger avec force
claquements de fouets et piaffements de che-
vaux sur la chaussée, tout près de l'arbre sous
lequel frère Ange était assis. J'observai alors
que ce n'était pas précisément une berline,
mais une grande voiture à quatre places, avec
un coupé assez petit sur le devant. Je la con-
sidérais depuis une minute ou deux, quand je
vis, gravissant la côte, M. d'Anquetil accom-
pagné de Jahel, en cornette, avec des paquets
sous son manteau, et suivi de M. Coignard,
chargé de cinq ou six bouquins enveloppés
dans une vieille thèse. A leur venue, les pos-
tillons abaissèrent les deux marchepieds et ma
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 287
belle maîtresse, ramassant ses jupes en ballon,
se hissa dans le coupé, poussée d'en bas par
M. d'Anquetil.
A ce spectacle, je m'élançai, je m'é-
criai :
— Arrêtez, Jahel ! Arrêtez, monsieur !
Mais le séducteur n'en poussait que plus
fort la perfide, dont la rondeur charmante dis-
parut bientôt. Puis, s'apprêtant à la rejoindre,
un pied sur le marchepied, il me regarda avec
surprise :
— Ah ! monsieur Tournebroche ! vous voulez
donc me prendre toutes mes maîtresses ! Jahel
après Catherine. C'est une gageure.
Mais je ne l'entendais pas, et j'appelai en-
core Jahel, tandis que frère Ange, s'étant levé
de dessous son orme, et s'allant planter contre
la portière, offrait à M. d'Anquetil des images
de saint Roch, l'oraison à réciter pendant
qu'on ferre les chevaux, la prière contre le
mal des ardents, et demandait la charité d'une
voix lamentable.
Je serais resté là toute la nuit, appelant
Jahel, si mon bon maître ne m'eût tiré à lui,
et poussé dans la grande caisse de la voiture,
où il entra après moi.
— Laissons-leur le coupé, me dit-il ; et fai-
288 LA RÔTISSERIE DE LA REINE l'ÉDAUQUE
sons route tous Jeux dans cette caisse spa-
cieuse. Je vous ai, Tourneb roche, longtemps
cherché, et, à ne vous rien déguiser, nous par-
tions sans vous, quand je vous aperçus sous
un arbre avec le capucin. Nous ne pouvions
tarder davantage, car M. de la Guéritaude
nous fait rechercher activement. Et il a le
bras long; il prête de l'argent au Roi.
La berline roulait déjà, et frère Ange, atta-
ché à la portière, la main tendue, nous pour-
suivait en mendiant.
Je m'abîmai dans les coussins.
— Hélas I monsieur, m'écriai-je, vous m'a-
viez pourtant dit que Jahel était enfermée
sous une triple serrure.
— Mon fils, répondit mon bon maître, il ne
fallait pas en avoir une confiance excessive,
car les filles se jouent des jaloux et de leurs
cadenas. Et, quand la porte est fermée, elles
sautent par la fenêtre. Vous n'avez pas l'idée,
Tournebroche, mon enfant, de la ruse des
femmes. Les anciens en ont rapporté des
exemples admirables et vous en trouverez plu-
sieurs au livre d'Apulée, où ils sont semés
comme du sel dans le récit de la Métamor-
phose. Mais, où cette ruse se fait mieux en-
tendre, c'est dans un conte arabe que M. Galand
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 289
a fait nouvellement connaître en Europe et
que je vais vous dire :
)' Schariar, sultan de Tartarie, et son frère
Schahzenan, se promenant un jour au bord
de la mer, virent s'élever soudain au-dessus
des flots une colonne noire, qui marcha vers
le rivage. Ils reconnurent un Génie de l'espèce
la plus féroce, en forme de géant d'une hau-
teur prodigieuse, et portant sur sa tête une
caisse de verre, fermée à quatre serrures de
fer. Cette vue les remplit d'une telle épou-
vante, qu'ils s'allèrent cacher dans la fourche
d'un arbre qui était proche. Cependant le Génie
mit pied sur le rivage avec la caisse qu'il alla
porter au pied de l'arbre où étaient les deux
princes. Puis s'y étant lui-même couché,il ne
tarda pas à s'endormir. Ses jambes s'étendaient
jusqu'à la mer et son souffle agitait la terre et
le ciel. Tandis qu'il reposait si effroyablement,
le couvercle du coffre se souleva et il en sortit
une dame d'une taille majestueuse et d'une
beauté parfaite. Elle leva la tête...
A cet endroit, j'interrompis ce récit, que
j'entendais à peine.
— Ah I monsieur, m'écriai-je, que pensez-
vous que Jahel et M. d'Anquetil se disent en
ce moment, seuls dans ce coupé?
17
290 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDADQUE
— Je ne sais, répondit mon bon maître;
c'est leur afi'aire et non la nôtre. Mais achevons
ce conte arabe, qui est plein de sens. Vous
m'avez inconsidérément interrompu, Tourne-
broche, au moment où cette dame, levant la
tête, découvrit les deux princes dans l'arbre
où ils s'étaient cachés. Elle leur fit signe de
venir et, voyant qu'ils hésitaient, partagés
entre l'envie de répondre à l'appel d'une si
belle personne et la peur d'approcher un géant
si terrible, elle leur dit d'un ton de voix bas,
mais animé: « Descendez tout de suite, ou
j'éveille le Génie 1 » A son air impérieux et
résolu, ils comprirent que ce n'était point là
une vaine menace, et que le plus sûr comme
le plus agréable, était encore de descendre. Ils
le firent avec toutes les précautions possibles
pour ne pas éveiller le Génie. Lorsqu'ils furent
en bas, la dame les prit par la main et, s'étant
un peu éloignée avec eux sous les arbres, elle
leur fit entendre clairement qu'elle était prête
à se donner tout de suite à l'un et à l'autre.
Ils se prêtèrent de bonne grâce à cette fantaisie
et, comme ils étaient hommes de cœur, la
crainte ne gâta pas trop leur plaisir. Après
qu'elle eut obtenu d'eux ce qu'elle souhaitait,
ayant remarqué qu'ils avaient chacun une
LA RÔTISSERIE DE LÀ REINE PÉDAUQUE 291
bague au doigt, elle la leur demanda. Puis,
retournant au coffre où elle logeait, elle en tira
un chapelet d'anneaux qu'elle montra aux
princes.
» — Savez-vous, leur dit-elle, ce que signifient
ces bagues enfilées? Ce sont celles de tous les
hommes pour qui j'ai eu les mêmes bontés que
pour vous. Il y en a quatre-vingt-dix-huit bien
comptées, que je garde en mémoire d'eux.
Je vous ai demandé les vôtres pour la même
raison et afin d'avoir la centaine accomplie.
» Voilà donc, continua-t-elle, cent amants que
j'ai eus jusqu'à ce jour, malgré la vigilance et
les soins de ce vilain Génie, qui ne me quitte
pas. Il a beau m'enfermer dans cette caisse de
verre et me tenir cachée au fond de la mer, je
le trompe autant qu'il me plaît.
j> Cet ingénieux apologue, ajouta mon bon
maître, vous montre les femmes aussi rusées
en Orient, où elles sont recluses, que parmi
les Européens, où elles sont libres. Si l'une
d'elles a formé un projet, il n'est mari, amant
père, oncle, tuteur, qui en puissent empêcher
l'exécution. Vous ne devez donc pas être sur-
pris, mon fils, que tromper les soins de ce
vieux Mardochée n'ait été qu'un jeu pour cette
Jahel qui mêle, en son génie pervers, l'adresse
292 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PJ^PAI'ÇUB
de nos guilledines à la perfidie orientale. Je la
devine, mon fils, aussi ardente au plaisir
qu'avide d'or et d'argent, et digne race d'Olibah
et d'Aolibah.
» Elle est d'une beauté acide et mordante,
dont je sens moi-même quelque peu l'atteinte,
bien que l'âge, les méditations sublimes et les
misères d'une vie agitée aient beaucoup amorti
en moi le sentiment des plaisirs charnels. A la
peine que vous cause le bon succès de son
aventure avec M. d'Anquetil, je démêle, mon
fils, que vous ressentez bien plus vivement que
moi la dent acérée du désir, et que vous êtes
déchiré de jalousie. C'est pourquoi vous blâmez
une action, irrégulière à la vérité, et contraire
aux vulgaires convenances, mais indifférente
en soi ou du moins qui n'ajoute rien de consi-
dérable au mal universel . Vous me condamnez
au dedans de vous, d'y avoir eu part, et vous
croyez prendre l'intérêt des mœurs, quand vous
ne suivez que le mouvement de vos passions.
C'est ainsi, mon fils, que nous colorons à nos
yeux nos pires instincts. La morale humaine
n'a pas d'autre origine. Confessez pourtant
qu'il eût été dommage de laisser plus longtemps
une si belle fille à ce vieux lunatique. Concevez
•que M. d'Anquetil, jeune et beau, est mieux
LÀ RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 293
assorri à une si aimable personne, et résignez-
vous à ce q?ie vous ne pouvez empêcher. Cette
sagesse est difficile. Elle le serait plus encore
SI on vous avait pris votre maîtresse. Vous
sentiriez alors des dents de fer vous labourer
Ja chair et votre esprit s'emplirait d'images
odieuses et précises. Cette considération, mon
liis, doit adoucir votre souffrance présente. Au
reste, la vie est pleine de travaux et de dou-
ieurs. C'est ce qui nous fait concevoir une
juste espérance de la béatitude éternelle.
Ainsi parlait mon bon maître, tandis que les
ormes de la route royale fuyaient à nos côtés.
Je me gardai de lui répondre qu'il irritait mes
chagrins en voulant les adoucir et qu'il mettait,
sans le savoir, le doigt sur la plaie.
Notre premier relais fut à Juvisy où nous ar-
rivâmes le matin par la pluie. En entrant
dans l'auberge de la poste, je trouvai Jahel au
coin de la cheminée, où cinq ou six poulets
tournaient sur trois broches. Elle se chauffait
les pieds et laissait voir un peu de ses bas de
soie, qui étaient pour moi un grand sujet de
trouble, par l'idée de la jambe que je me repré-
sentais exactement avec le grain de la peau, le
duvet et toutes sortes de circonstances frap-
pantes. M. d'Anquetil était accoudé au dossier de
294 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
la chaise OÙ elle était assise, la joue dans la main.
Il l'appelait son âme et sa vie; il lui demandait
si elle n'avait pas faim; et, comme elle répon-
dit que oui, il sortit pour donner des ordres.
Demeuré seul avec l'infidèle, je la regardai
dans les yeux, qui reflétaient la flamme du
foyer.
— Ah! Jahel, m'écriai-je, je suis bien mal-
heureux, vous m'avez trahi et vous ne m'aimez
plus.
— Qui vous dit que je ne vous aime plus?
répondit-elle en tournant vers moi un regard
de velours et de flamme.
— Hélas 1 mademoiselle, il y paraît assez à
votre conduite.
— Eh quoi I Jacques, pouvez-vous m'envier
le trousseau de toile de Hollande et la vaisselle
godronnée que ce gentilhomme me doit donner.
Je ne vous demande qu'un peu de discrétion
jusqu'à l'effet de ses promesses, et vous verrez
que je suis pour vous telle que j'étais à la
Groix-des-Sablons.
— Hélas I Jahel, en attendant, mon rival
jouira de vos faveurs.
— Je sens, reprit-elle, que ce sera peu de
chose, et que rien n'eflacera le souvenir que
vous m'avez laissé. Ne vous tourmentez pas de
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 295
ces bagatelles ; elles n'ont de prix que par l'idée
que vous vous en faites.
— Oh ! m'écriai -je, l'idée que je m'en fais
est affreuse, et je crains de ne pouvoir sur-
vivre à votre trahison.
Elle me regarda avec une sympathie mo-
queuse et me dit en souriant :
— Croyez-moi, mon ami, nous n'en mour-
rons ni l'un ni l'autre. Songez, Jacques, qu'il
me faut le linge et la vaisselle. Soyez prudent;
ne laissez rien voir des sentiments qui vous
agitent, et je vous promets de récompenser plus
tard votre discrétion.
Cette espérance adoucit un peu mes chagrins
cuisants. L'hôtesse vint mettre sur la table la
nappe parfumée de lavande, les assiettes d'étain,
les gobelets et les pots. J'avais grand faim, et
quand M. d'Anquetil, rentrant dans l'auberge
avec l'abbé, nous invita à manger un morceau,
je pris volontiers ma place entre Jahel et mon
bon maître. Dans la peur d'être poursuivis,
nous repartîmes après avoir expédié trois ome-
lettes et deux petits poulets. On convint dans
ce péril pressant, de brûler les étapes jusqu'à
Sens, où nous décidâmes de passer la nuit.
Je me faisais de cette nuit une idée horrible
pensant qu'elle devait consommer la trahison
296 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
de Jahel. Et cette appréhension trop If^dtime
me troublait au point que je ne prêtais qu une
oreille distraite aux discours de mon bon
maître, à qui les moindres incidents du voyage
inspiraient des réflexions admirables.
Mes craintes n'étaient point vaines, des-
cendus à Sens, dans la méchante hôtellerie de
VEomme-Armé, à peine y avions-nous soupe,
que M. d'Anquetil emmena Jahel dans sa
chambre, qui se trouvait voisine de la mienne,
où je ne pus goûter un moment de repos. Je
me levai au petit jour et, fuyant cette chambre
détestée, je m'allai asseoir tristement sous la
porte charretière, parmi les postillons qui bu-
vaient du vin blanc en lutinant les servantes.
J'y demeurai deux ou trois heures à méditer
mes chagrins. Déjà la voiture était attelée,
quand Jahel parut sous la voûte, toute frileuse
dans sa mante noire. Ne pouvant soutenir sa
vue, je détournai les yeux. Elle s'approcha de
moi, s'assit sur la borne où j'étais et me dit
avec douceur de ne point m'affliger, que ce
dont je me faisais un monstre était en réalité
peu de chose, qu'il fallait se faire une raison,
que j'étais trop homme d'esprit pour vouloir
une femme à moi tout seul, qu'en ce cas on
prenait une ménagère sans esprit et sans beauté,
LÀ RÔTISSERIE DE LÀ REINE PÉDÀUQUE 297
et qu'encore c'était une grande chance à courir.
— Il faut- que je vous quitte, ajouta-t-elle.
J'entends le pas de M. d'Anquetil dans l'es-
calier.
Et elle me donna un baiser sur la bouche,
qu'elle appuya et prolongea avec la volupté
violente de la peur, car les bottes de son galant
faisaient, près de nous, craquer les montées de
bois, et la joueuse y risquait sa toile de Hol-
lande et son pot à oille d'argent godronné.
Le postillon baissa le marchepied du coupé,
mais M. d'Anquetil demanda à Jahel s'il ne
serait pas plus plaisant de nous tenir tous en-
semble dans la grande caisse, et il ne m'é-
chappa point que c'était le premier effet de
l'intimité qu'il venait d'avoir' avec Jahel, et
qu'un plein contentement de tous ses désirs lui
rendait la solitude avec elle moins agréable.
Mon bon maître avait pris soin d'emprunter à
la cave de V Homme-Armé cinq ou six bouteilles
de vin blanc qu'il aménagea sous les coussins
et que nous bûmes pour tromper les ennuis
de la route.
Nous arrivâmes à raidi à Joigny, qui est
uneassez jolie ville. Prévoyant que je viendrais
à bout de mes deniers avant la fin du voyage
et ne pouvant souffrir l'idée de laisser payeF
17,
298 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDALQUE
mon écot par M. d'Anquetil sans y être réduit
par la plus extrême nécessité, je résolus de
vendre une bague et un médaillon que je te-
nais de ma mère, et je parcourus la ville à la
recherche d'un orfèvre. J'en découvris un sur
la grand'place, vis-à-vis de l'église, qui tenait
boutique de chaînes et de croix, à l'enseigne
de La bonne Foi. Quel ne fut pas mon éton-
nement, d'y trouver mon bon maître qui, devant
le comptoir, tirant d'un cornet de papier cinq
ou six petits diamants, que je reconnus bien
pour ceux que M. d'Astarac nous avait montrés,
demanda à l'orfèvre le prix qu'il pensait don-
ner de ces pierres!
L'orfèvre les examina, puis observant l'abbé
par-dessus ses besicles :
— Monsieur, lui dit-il, ces pierres seraient
d'un grand prix si elles étaient véritables. Mais
elles sont fausses ; et il n'est pas besoin de la
pierre de touche pour s'en assurer. Ce sont des
perles de verre, bonnes seulement pour donner
à jouer aux enfants, à moins qu'on ne les ap-
plique à la couronne d'une Notre-Dame de
village, où elles feront un bel effet.
Sur cette réponse, M. Goignard reprit ses
diamants et tourna le dos à l'orfèvre. Dans ce
mouvement il m'aperçut et sembla assez con-
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 299
fus de la rencontre. Je conclus mon affaire en
peu de temps et, retrouvant mon bon maître
au seuil de la porte, je lui représentai le tort
qu'il risquait de faire à ses compagnons et à
lui-même en dérobant des pierres qui, pour
son malheur, eussent pu être véritables.
— Mon fils, me répondit-il, Dieu, pour me
conserver innocent, a voulu qu'elles ne fussent
qu'apparence et faux-semblant. Je vous avoue
que j'eus tort de les dérober. Vous m'en voyez
au regret, et c'est une page que je voudrais
arracher au livre de ma vie, dont quelques
feuillets, pour tout dire, ne sont point aussi nets
et immaculés qu'il conviendrait. Je sens vive-
ment ce que ma conduite offre, à cet endroit,
de répréhensible. Mais l'homme ne doit pas
trop s'abattre quand il tombe en quelque faute ;
et c'est ici le moment de me dire à moi-
même avec un illustre docteur : « Considé-
rez votre grande fragilité, dont vous ne faites
que trop souvent l'épreuve dans les moindres
rencontres; et néanmoins c'est pour votre salu^
que ces choses ou autres semblables vous ar-
rivent. Tout n'est pas perdu pour vous, si vous
vous trouvez souvent affligé et tenté rudement,
et si même vous succombez à la tentation.
Vous êtes homme et non pas Dieu ; vous êtes
300 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
de chair, et non pas un ange. Gomment poiir-
riez-vous toujours demeurer en un même état de
vertu, puisque cette fidélité a manqué aux anges
dans le Ciel et au premier homme dans le Pa-
radis?». Voilà, Tournebroche, mon fils, les seuls
entretiens spirituels et les vrais soliloques qui
conviennent à l'état présent de mon âme. Mais
ne serait-il point temps, après cette malheureuse
démarche, sur laquelle je n'insiste pas, de re-
tourner à notre auberge, pour y boire, en
compagnie des postillons, qui sont gens simples
et de commerce facile, une ou deux bouteilles
de vin du cru ?
Je me rangeai à cet avis et nous regagnâmes
l'hôtellerie de la poste où nous trouvâmes
M. d'Anquetil qui, revenant comme nous de
la ville, en rapportait des cartes. Il joua au
piquet avec mon bon maître et, quand nous
nous remîmes en route, ils continuèrent de
jouer dans la voiture. Cette fureur de jeu qui
emportait mon rival, me rendit quelque liberté
auprès de Jahel, qui m'entretenait plus volon-
tiers depuis qu'elle était délaissée. Je trouvais
à ces entretiens une amère douceur. Lui re-
prochant sa perfidie et son infidélité, je soula-
geais mon chagrin par des plaintes, tantôt
faibles, tantôt violentes.
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 301
— Hélas I Jahel I disais-je, le souvenir et
l'image de nos tendresses, qui faisaient naguère
mes plus chères délices, me sont devenus un
cruel tourment, par l'idée que j'ai que vous
êtes aujourd'hui avec un autre ce que vous
fûtes avec moi.
Elle répondait :
— Une femme n'est pas la même avec tout
le monde.
Et quand je prolongeais excessivement les
lamentations et les reproches, elle disait :
— Je conv7ois que je vous ai fait du chagrin.
Mais ce n'est pas une raison pour m'assassiner
cent fois le jour de vos gémissements inutiles.
M. d'Anquetil, quand il perdait, était d'une
humeur fâcheuse. Il molestait à tout propos
Jahel qui, n'étant point patiente, le menaçait
d'écrire à son oncle Mosaïde qu'il vînt la re-
prendre. Ces querelles me donnaient d'abord
quelque lueur de joie et d'espérance; mais après
qu'elles se furent plusieurs fois renouvelées,
je les vis naître, au contraire, avec inquiétude,
ayant reconnu qu'elles étaient suivies de récon-
ciliations impétueuses, qui éclataient soudaine-
ment à mes oreilles en baisers, en susurrements
et en soupirs lascifs. M. d'Anquetil ne me
soufTrait qu'avec peine. Il avait, au contraire^.
302 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
une vive tendresse pour mon bon maître, qui
la méritait par son humeur égale et riante et
par l'incomparable élégance de son esprit. Ils
jouaient et buvaient ensemble avec une sympa-
thie qui croissait chaque jour. Les genoux
rapprochés pour soutenir la tablette sur laquelle
ils abattaient leurs cartes, ils riaient, plaisan-
taient, se faisaient des agaceries, et, bien qu'il
leur arrivât quelquefois de se jeter les cartes à
la tête, en échangeant des injures qui eussent
fait rougir les forts du port Saint-Nicolas et
les bateliers du Mail, bien que M. d'Anquetil
jurât Dieu, la Vierge et les Saints, qu'il n'avait
vu de sa vie, même au bout d'une corde, plus
vilain larron que l'abbé Coignard, on sentait
qu'il aimait chèrement mon bon maître, et
c'était plaisir de l'entendre un moment après
s'écrier en riant :
— L'abbé, vous serez mon aumônier et vous
ferez mon piquet. Il faudra aussi que vous
soyez de nos chasses. On cherchera jusqu'au
fond du Perche un cheval assez gros pour vous
porter et l'on vous fera un équipement de vé-
nerie pareil à celui que j'ai vu à l'évêque d'Uzès.
Il est grand temps, au reste, de vous habiller
à neuf : car, sans reproche, l'abbé, votre culotte
ne vous tient plus au derrière.
LÀ RÔTISSERIE DE LÀ REINE PÉDÀUQUE 303
Jahel aussi cédait au penchant irrésistible
qui inclinait les âmes vers mon bon maître.
Elle résolut de réparer, autant qu'il était
possible, le désordre de sa toilette. Elle mit
une de ses robes en pièces pour raccommoder
l'habit et les chausses de notre vénérable ami,
et lui fit cadeau d'un mouchoir de dentelle
pour en faire un rabat. Mon boa maître
recevait ces petits présents avec une dignité
pleine de grâce. J'eus lieu plusieurs fois de le
remarquer: il se montrait galant homme en
parlant aux femmes. Il leur témoignait un in-
térêt qui n'était jamais indiscret, les louait avec
la science dun connaisseur, leur donnant les
conseils d'une longue expérience, répandait
sur elles l'indulgence infinie d'un cœur prêt à
pardonner toutes les faiblesses, et ne négligeait
cependant aucune occasion de leur faire
entendre de grandes et utiles vérités.
Parvenus le quatrième jour à Montbard,
nous nous arrêtâmes sur une hauteur d'où l'on
découvrait toute la ville, dans un petit espace,
comme si elle était peinte sur toile par un
habile ouvrier, soucieux d'en marquer tous les
détails.
— \oyez, nous dit mon bon maître, ces
murailles, ces tours, ces clochers, ces toits, qui
3U4 LÀ RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDACQUE
sortent de la veraure. C'est une ville, et, sans
même chercher son histoire et son nom, il
nous convient d'y réfléchir, comme au plus
digne sujet de méditation qui puisse nous être
off'ert sur la face du monde. En eff'et, une
ville, quelle qu'elle soit, donne matière aux
spéculations de l'esprit. Les postillons nous
disent que voici Montbard. Ce lieu m'est
inconnu. Néanmoins je ne crains pas d'affirmer,
par analogie, que les gens qui vivent là, nos
semblables, sont égoïstes, lâches, perfides,
gourmands, libidineux. Autrement, ils ne se-
raient point des hommes et ne descendraient
point de cet Adam, à la fois misérable et
vénérable, en qui tous nos instincts, jusqu'aux
plus ignobles, ont leur source auguste. Le
seul point sur lequel on pourrait hésiter est
de savoir si ces gens-là sont plus portés sur,
la nourriture que sur la reproduction. Encore
le doute n'est-il point permis : un philosophe
jugera sainement que la faim est, pour ces
malheureux, un besoin plus pressant que
l'amour. Dans ma verte jeunesse, je croyais
que l'animal humain était surtout enclin à
la conjonction des sexes. Mais c'était un
leurre, et il est clair que les hommes sont plus
intéressés encore à conserver la vie qu'à la
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 305
donner. C'est la faim qui est l'axe de l'huma-
nité; au reste, comme il est inutile d'en dis-
puter ici, je dirai, si l'on veut, que la vie des
mortels a deux pôles, la faim et l'amour. Et
c'est ici qu'il faut ouvrir l'oreille et l'âme I
Ces créatures hideuses, qui ne sont tendues
qu'à s'entre-dévorer ou à s'entr'embrasser
furieusement, vivent ensemble soumises à des
lois qui leur interdisent précisément la satis-
faction de cette double et fondamentale con-
cupiscence. Ces animaux ingénus, devenus
citoyens, s'imposent volontiers des privations
de toutes sortes, respectent le bien d'autrui,
ce qui est prodigieux, eu égard à leur nature
avide ; et ils observent la pudeur, qui est une
hypocrisie énorme, mais commune, consistant
à ne dire que rarement ce à quoi on pense
sans cesse. Car enfin, de bonne foi, messieurs,
quand nous voyons une femme, ce n'est pas à
la beauté de son âme et aux agréments de
son esprit que nous attachons notre pensée ; et
dans notre entretien avec elle, nous avons en
vue principalement ses formes naturelles. Et
l'aimable créature le savait si bien, qu'habillée
par la bonne faiseuse, elle a pris soin de ne
voiler ses appas qu'en les exagérant par divers
artifices. Et mademoiselle Jahel, qui n'est
306 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
pourtant point une sauvage, serait désolée
que l'art ait gagné en elle sur la nature, à ce
point qu'on ne vît pas combien sa poitrine
est pleine et sa croupe arrondie. Ainsi, de
quelque façon que nous considérions les
hommes depuis la chute d'Adam, nous les
voyons affamés et incontinents. D'où vient
donc que, réunis dans les villes, ils s'imposent
des privations de toutes sortes et se soumettent
à un régime contraire à leur nature corrom-
pue? On a dit qu'ils y trouvaient leur avantage,
et qu'ils sentaient que leur sécurité est au
prix de cette contrainte. Mais c'est leur sup-
poser trop de raisonnement, et, de plus, un
raisonnement faux, car il est absurde de
sauver sa vie aux dépens de ce qui en faisait
la raison et le prix. On a dit encoro que la
peur les retenait dans l'obéissance, ei il est
vrai que la prison, la potence et la roue
assurent excellemment la soumission aux lois.
Mais il est certain que le préjugé conspire avec
les lois, et on ne voit pas bien comment la
contrainte aurait pu s'établir si universellement.
On définit les lois les rapports nécessaires des
choses; mais nous venons de voir que ces rap-
ports sont en contradiction avec la nature, loin
d'en être des nécessités. C'est pourquoi, mes-
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PEDAUQUE 307
sieurs, je chercherai la source et l'origine des
lois non dans l'homme, mais hors de l'homme,
et je croirai qu'étant étrangères à l'homme,
elles viennent de Dieu, qui a formé de ses mains
mystciieuses non seulement la terre et l'eau,
la plante et l'animal, mais encore les peuples
et les sociétés. Je croirai que les lois viennent
directement de lui, de son premier décalogue,
et qu'elles sont inhumaines parce qu'elles sont
divines. Il est bien entendu que je considère
ici les codes dans leur principe et dans leur
essence, sans vouloir entrer dans leur diver-
sité risible et leur complication pitoyable. Les
détails des coutumes et des prescriptions, tant
écrites qu'orales, sont la part de l'homme, et
cette part doit être méprisée. Mais, ne craignons
point de le reconnaître, la Cité est d'institution
divine. D'où il résulte que tout gouvernement
doit être théocratique. Un prêtre fameux pour
la part qu'il prit dans la déclaration de 1682,
M. Bossuet, n'avait point tort de vouloir tra-
cer les règles de la politique d'après les
maximes de l'Écriture, et, s'il y a échoué
misérablement, il n'en faut accuser que la
faiblesse de son génie, qui s'attacha platement
à des exemples tirés des Juges et des RoiSy
sans voir que Dieu, quand il travaille en ce
308 LA RÔTISSCniE DE LA REINE PÉDAUQUE
monde, se proportionne au temps et à l'espace
et sait faire la différence des Français et des
Israélites. La cité, rétablie sous son autorité
véritable et seule légitime, ne sera pas la cité
de Josué, de Saûl et de David, ce sera plutôt
la cité de VÉvangile, la cité du pauvre, où
l'artisan et la prostituée ne seront plus humi-
liés par le pharisien. Ohl messieurs! qu'il
conviendrait de tirer de l'Écriture une politique
plus belle et plus sainte que celle qui en fut
extraite péniblement par ce rocailleux et
stérile M. Bossuetl Quelle cité, plus harmo-
nieuse que celle qu'Orphée éleva aux accords
de sa lyre, se construira sur les maximes de
Jésus-Christ, le jour où ses prêtres, n'étant
plus vendus à l'empereur et aux rois, se
manifesteront comme les vrais princes du
peuple I
Tandis que, debout autour de mon bon
maître, nous l'écoutions discourir de la sorte,
nous fûmes insensiblement entourés d'une
troupe de mendiants qui, boitant, grelottant,
bavant, agitant des moignons, secouant des
goitres, étalant des plaies d'où s'écoulait une
humeur infecte, nous obsédaient de bénédic-
tions importunes. Ils se jetèrent avidement sur
quelques pièces de monnaie que leur jeta
LA RÔTISSERIE IiE LA REINE PÉDAUQUE 309
M. d'Anquetil et roulèrent ensemble dans la
poussière.
— Ces malheureux font mal à voir, soupira
Jahel.
— Cette pitié, dit M. Coignard, vous sied
comme une parure, mademoiselle ; ces soupirs
ornent votre poitrine en la gonflant d'un
souffle que chacun de nous voudrait respirer
sur vos lèvres. Mais souffrez que je vous dise
que cette tendresse, qui n'en est pas moins
touchante pour être intéressée, trouble vos
entrailles par la comparaison de ces misérables
avec vous-même, et par l'idée instinctive que
votre jeune corps touche, pour ainsi dire, à
ces chairs hideusement ulcérées et mutilées,
comme il est vrai qu'en effet il y est lié et
attaché, en tant que membre de Notre-Seigneur
Jésus-Christ. D'où il suit que vous ne pouvez
envisager cette corruption sur la chair de ces
malheureux sans la voir, dans le même temps,
en présage sur votre propre chair. Et ces
misérables se sont levés vers vous comme des
prophètes, annonçant que la part de la famille
d*Adam est, en ce monde, la maladie et la
mort. C'est pourquoi vous avez soupiré, made-
moiselle.
» Dans le fait, il n'y a aucune raison d'es-
310 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
timer que ces mendiants, rongés d'ulcères et
de vermine, sont plus malheureux que les rois
et que les reines. Il ne faut même pas dire
qu'ils sont plus pauvres, si, comme il paraît,
le liard que cette goitreuse a ramassé dans la
poussière et qu'elle serre sur son cœur en ba-
vant de joie, lui semble plus précieux que
n'est un collier de perles à la maîtresse d'un
prince-évêque de Cologne ou de Salzbourg.
A bien entendre nos spirituels et véritables in-
térêts, il nous faudrait envier l'existence de ce
cul-de-jatte qui rampe vers vous sur les mains,
préférablement à celle du roi de France ou de
l'empereur. Leur égal devant Dieu, il a peut-
être la paix du cœur qu'ils n'ont point et les
trésors inestimables de l'innocence. Mais serrez
vos jupes, mademoiselle, de peur qu'il n'y
introduise la vermine dont je le vois couvert.
Ainsi parlait mon bon maître, et nous ne
nous lassions point de l'écouter.
A trois lieues environ de Montbard, un
trait ayant cassé et les postillons manquant de
corde pour le raccommoder, comme cet endroit
de la route est éloigné de toute habitation,
nous demeurâmes en détresse. Mon bon maître
et M. d'Anquetil tuèrent l'ennui de ce lepos
forcé en jouant aux cartes avec cette querel-
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PEDAUQIJE 311
leuse sympathie dont ils s'étaient fait une
habitude. Pendant que le jeune seigneur s'éton-
nait que son partenaire retournât le roi plus
souvent que ne le veut le calcul des probabi-
lités, Jahel, assez émue, me tira à part, et
me demanda si je ne voyais pas une voiture
arrêtée derrière nous à un lacet de la roule.
En regardant vers le point qu'elle m'indiquait,
j'aperçus en effet une espèce de calèche gothique,
d'une forme ridicule et bizarre.
— Cette voiture, ajouta Jahel, s'est arrêtée
en même temps que nous. C'est donc qu'elle
nous suivait. Je serais curieuse de distinguer
les visages qui voyagent dans cette machine.
J'en ai de l'inquiétude. N'est-elle point coiffée
d'une capote étroite et haute? Elle ressemble
à la voiture dans laquelle mon oncle m'em-
mena, toute petite, à Paris, après avoir tué le
Portugais. Elle était restée, autant que je
crois, dans une remise du château des Sablons.
Celle-ci me la rappelle tout à fait, et c'est un
horrible souvenir, car j'y vis mon oncle écu-
mant de rage. Vous ne pouvez concevoir, Jac-
ques, à quel point il est violent. J'ai moi-même
éprouvé sa fureur le jour de mon départ. Il
m'enferma dans ma chambre en vomissant
contre M. l'abbé Coignard des injures épou-
312 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
vantables. Je frémis en pensant à l'état où
il dut être quand il trouva ma chambre vide
et mes draps encore attachés à la fenêtre par
où je m'échappai pour vous joindre et fuir avec
vous.
— Jahel, vous voulez dire avec M. d'An-
quetil.
— Que vous êtes pointilleux ! Ne partions-
nous pas tous ensemble? Mais cette calèche me
donne de l'inquiétude, tant elle ressemble à
celle de mon oncle.
— Soyez assurée, Jahel, que c'est la voiture
de quelque bon Bourguignon qui va à ses af-
faires sans songer à nous.
— Vous n'en savez rien, dit Jahel. J'ai peur.
— Vous ne pouvez craindre pourtant, made-
moiselle, que votre oncle, dans l'état de décré-
pitude où il est réduit, coure les routes à
votre poursuite. Il n'est occupé que de cabbale
et rêveries hébraïques.
— Vous ne le connaissez pas, me répondit-
elle en soupirant. Il n'est occupé que de moi.
Il m'aime autant qu'il exècre le reste de l'uni-
vers. 11 m'aime d'une manière...
— D'une manière?
— De toutes les manières... Enfin il m'aime.
— Jahel, je frémis de vous entendre. Juste
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 313
ciel ! ce Mosaïde vous aimerait sans ce désin-
téressement qui est si beau chez un vieillard et
si convenable à un oncle. Dites tout, Jahel !
— Oh ! vous le dites mieux que moi,
Jacques.
— J'en demeure stupide. A son âge, cela
se peut-il?
— Mon ami, vous avez la peau blanche et
l'âme à l'avenant. Tout vous étonne. C'est
cette candeur qui fait votre charme. On vous
trompe pour peu qu'on s'en donne la peine.
On vous fait croire que Mosaïde est âgé de cent
trente ans, quand il n'en a pas beaucoup plus
de soixante, qu'il a vécu dans la grande
pyramide, tandis qu'en réalité il faisait la
banque à Lisbonne. Et il ne tenait qu'à moi
de passer à vos yeux pour une Salamandre.
— Quoi, Jahel, dites-vous la vérité? Votre
oncle...
— Oui, et c'est le secret de sa jalousie. Il
croit que l'abbé Goignard est son rival. Il le
détesta d'instinct, à première vue. Mais c'est
bien autre chose depuis qu'ayant surpris quel-
ques mots de l'entretien que ce bon abbé eut
avec moi dans les épines, il le peut haïr comme
la cause de ma fuite et de mon enlèvement.
Car, enfin, j'ai été enlevée, mon am.i, et cela
18
314 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
doit me donner quelque prix à vos yeux, (b
j'ai été bien ingrate en quittant un si bon oncle,
Mais je ne pouvais plus endurer l'esclavage
où il me retenait. Et puis j'avais une ardente
envie de devenir riche, et il est bien naturel,
n'est-ce pas? de désirer de grands biens quand
on est jeune et jolie. Nous n'avons qu'une vie,
et elle est courte. On ne m'a pas appris, à
moi, de beaux mensonges sur l'immortalité de
l'âme.
— Hélas 1 Jahel, m'écriai-je dans une ardeur
d'amour que me donnait sa dureté même,
hélas ! il ne me manquait rien près de vous au
château des Sablons. Que vous y manquait-il,
à vous, pour être heureuse?
Elle me fit signe que M. d'Anquetil nous
observait. Le trait était raccommodé et la ber-
line roulait entre les coteaux de vignes.
Nous nous arrêtâmes à Nuits pour le souper
et la couchée. Mon bon maître but une demi-
douzaine de bouteilles de vin du cru, qui
échauffa merveilleusement son éloquence.
M. d'Anquetil lui rendit raison, le verre à la
main ; mais, quant à lui tenir tète dans la
conversation, c'est ce dont ce gentilhomme:
était bien incapable.
La chère avait été bonne; le gîte fut mau-
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQDE 315
vais. M. Tabbé Goignard coucha dans la
chambre basse, sous l'escalier, en un lit de
plume qu'il partagea avec l'aubei^iste et sa
femme, et où ils pensèrent tous trois étouffer.
M- d'Anquetil prit avec Jahel la chambn'
haute où le lard et les oignons pendaient
aux solives. Je montai par une échelle au
grenier, et je m'étendis sur la paille. Ayant
passé le fort de mon sommeil, la lune, dont
la lumière traversait les fentes du toit, glissa
un rayon entre mes cils et les écarta à
propos pour que je visse Jahel, en bonnet de
nuit, qui sortait de la trappe. Au cri que je
poussai, elle mit un doigt sur sa bouche.
— Chut! me dit-elle, Maurice est ivre comme
un portefaix et comme un marquis. Il dort
ci-dessous du sommeil de Noé.
— Qui est-ce, Maurice? demandai-je en me
frottant les yeux.
— C'est Anquetil. Qui voulez-vous que ce
soit?
— Personne. Mais je ne savais pas qu'il s'ap-
pelât Maurice.
— Il n'y a pas longtemps que je le sais
moi-même. Mais il n'importe.
— Vous avez raison, Jahel, cela n'im-
porte pas.
316 LA RÔT SSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
Elle était en chemise et cette clarté de la lune
s'égouttait comme du lait sur ses épaules nues.
Elle se coula à mon côté, m'appela des noms
les plus tendres et des noms les plus effroya-
blement grossiers qui glissaient sur ses lèvres
en suaves murmures. Puis elle se tut et com-
mença à me donner ces baisers qu'elle savait
et auprès desquels tous les embrassements des
autres femmes semblent insipides.
La contrainte et le silence augmentaient la
tension furieuse de mes nerfs. La surprise, la
joie d'une revanche et, peut-être, une jalousie
perverse, attisaient mes désirs. L'élastique fer-
meté de sa chair et la souple violence des
mouvements dont elle m'enveloppait, deman-
daient, promettaient et méritaient les plus ar-
dentes caresses. Nous connûmes, cette nuit-là,
les voluptés dont l'abîme confine à la douleur.
En descendant, le matin, dans la cour de
rhôtellerie, j'y trouvai M. d'Anquetil qui me
parut moins odieux, maintenant que" je le
trompais. De son côté, il semblait plus attiré
vers moi qu'il ne l'avait été depuis le commen-
cement du voyage. Il me parla avec familia-
rité, sympathie, confiance, me reprochant seu-
lement de montrer à Jahel peu d'égards et
d'empressement, et de ne pas lui rendre ces
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 317
soins qu'un honnête homme doit avoir pour
toute femme.
— Elle se plaint, dit-il, de votre incivilité.
Prenez-y garde, cher Tournebroche ; je serais
fâché qu'il y eût des difficultés entre elle et
vous. C'est une jolie fille, et qui m'aime exqgs-
sivement.
La berline roulait depuis une heure quand
Jahel, ayant mis la tête à la portière, me
dit:
— La calèche a reparu. Je voudrais bien
distinguer le visage des deux hommes qui y
sont. Mais je n'y puis parvenir.
Je lui répondis que, si loin, et dans la
brume du matin, l'on ne pouvait rien voir.
Elle me répondit que sa vue était si per-
çante, qu'elle les distinguerait bien, malgré le
brouillard et l'espace, si c'était vraiment des
visages.
— Mais, ajouta-t-elle, ce ne sont pas des
visages.
— Que voulez- vous donc que ce soit? lui
demandai-je, en éclatant de rire.
Elle me demanda à son tour quelle idée
saugrenue m'était venue à l'esprit pour rire
si sottement, et dit :
— Ce n'est pas des visages, c'est des
18.
318 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
masques. Ces deux hommes nous poursuivent,
et ils sont masqués.
J'avertis M. d'Anquetil qu'il semblait qu'on
nous suivît dans une vilaine calèche. Mais il
me pria de le laisser tranquille.
— Quand les cent mille diables seraient à
nos trousses, s'écria- t-il, je ne m'en inquiéterais
pas, ayant assez à faire à surveiller ce gros
pendard d'abbé, qui fait sauter la carte de
façon subtile et me vole tout mon argent.
Même je ne serais pas surpris qu'en me jetant
cette vilaine calèche au travers de mon jeu,
Tournebroche, vous ne fussiez d'intelligence
avec ce vieux fripon. Une voiture ne peut-elle
cheminer sur la route sans vous donner
d'émoi?
Jahel me dit tout bas :
— Je vous prédis, Jacques, que de cette
calèche il nous arrivera malheur. J'en ai le
pressentiment et mes pressentiments ne m'ont
jamais trompée.
— Voulez-vous me faire croire que vous
avez le don de prophétie?
Elle me répondit gravement :
— Je l'ai.
— Quoi, vous êtes prophétesse! m'écriai-je
en souriant. Voilà qui est étrange I
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 319
— Vous VOUS moquez, me dit-elle, et vous
4ouiez parce que vous n'avez jamais vu une
prophélesse de si près. Gomment vouliez-vous
qu'elles fussent faites?
— Je croyais qu'il fallait qu'elles fussent
vierges.
— Ce n'est pas nécessaire, répondit-elle avec
assurance.
La calèche ennemie avait disparu au tour-
nant de la route. Mais l'inquiétude de Jahel
avait, sans qu'il l'avouât, gagné M. d'Anquelil
qui donna l'ordre aux postillons d'allonger le
galop, promettant de leur payer de bonnes
guides.
Par un excès de soin, il fit passer à chacun
d'eux une des bouteilles que l'abbé avait mises
en réserve au fond de la voiture.
Les postillons communiquèrent aux chevaux
Tardeur que ce vin leur donnait.
— V^ous pouvez vous rassurer, Jahel, dit-il;
du train dont nous allons, cette antique calèche,
traînée par les chevaux de l'Apocalypse, ne
nous rattrapera pas.
— Nous allons comme chats sur braise, dit
i'abbé.
— Pourvu que cela dure ! dit Jahel.
Nous voyions à notre droite fuir les vignes
Z'iO LA RÔTISSERIE DE LA REINE PEDAUQUE
en joualles sur les coteaux. A gauche, la
Saône coulait mollement. Nous passâmes,
comme un ouragan, devant le pont de Tournus.
La ville s'élevait de l'autre côté du fleuve, sur
une colline couronnée par les murs d'une
abbaye fière comme une forteresse.
— C'est, dit l'abbé, une de ces innombrables
abbayes bénédictines qui sont semées comme
des joyaux sur la robe de la Gaule ecclésias-
tique. S'il avait plu à Dieu que ma destinée
fût conforme à mon caractère, j'aurais coulé
une vie obscure, gaie et douce, dans une de ces
maisons. Il n'est point d'ordre que j'estime,
pour la doctrine et pour les mœurs, à l'égal
des Bénédictins. Ils ont des bibliothèques
admirables. Heureux qui porte leur habit et
suit leur sainte règle ! Soit par l'incommodité
que j'éprouve présentement d'être rudement
secoué par cette voiture, qui ne manquera pas
de verser bientôt dans une des ornières dont
cette route est profondément creusée, soit
plutôt par l'eff'et de mon âge, qui est celui
de la retraite et des graves pensées, je désire
plus ardemment que jamais m'asseoir devant
une table, dans quelque vénérable galerie, oii
des livres nombreux et choisis fussent assem-
blés en silence. Je préfère leur entretien à
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 321
celui des hommes, et mon vœu le plus cher
est d'attendre, dans le travail de l'esprit,
l'heure où Dieu me retirera de cette terre.
J'écrirais des histoires, et préférablement celle
des Romains, au déclin de la République. Car
elle est pleine de grandes actions et d'ensei-
gnements. Je partagerais mon zèle entre Cicé-
ron, saint Jean-Ghrysostome et Boèce, et ma
vie modeste et fructueuse ressemblerait au
jardin du vieillard de Tarente.
» J'ai éprouvé diverses manières de vivre et
j'estime que la meilleure est, s'adonnant à
l'étude, d'assister en paix aux vicissitudes des
hommes, et de prolonger, par le spectacle des
siècles et des empires, la brièveté de nos jours.
Mais il y faut de la suite et de la continuité.
C'est ce qui m'a le plus manqué dans mon
existence. Si, comme je l'espère, je parviens à
me tirer du mauvais pas où je suis, je m'ef-
forcerai de trouver un asile honorable et sûr
dans quelque docte abbaye, où les bonnes
lettres soient en honneur et vigueur. Je m'y
vois déjà, goûtant la paix illustre de la science.
Si je pouvais recevoir ce bon office des Sylphes
assistants, dont parle ce vieux fou d'Astarac et
qui apparaissent, dit-on, quand on les invoque
par le nom cabalistique d'AcLA...
322 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
Au moment où mon bon maître prononçait
ce mot, un choc soudain nous abîma tous
quatre sous une pluie de verre, dans une telle
confusion que je me sentis tout à coup aveu-
glé et suffoqué sous les jupes de Jahel, tandis
que M. Goignard accusait d'une voix étouffée
Tépée de M. d'Anquetil de lui avoir rompu
le reste de ses dents et que, sur ma tête, Jahel
poussait des cris à déchirer tout l'air des
vallées bourguignonnes. Cependant M. d'An-
quetil promettait, en style de corps de garde,
aux postillons de les feire pendre. Quand je
parvins à me dégager, il avait déjà sauté à
travers une glace brisée- Nous le suivîmes,
mon bo^n maître et moi, par la même voie,
puis tous trois, nous tirâmes Jahel de la caisse
renversée. Elle n'avait point de mal et son
premier soin fut de rajuster sa coiffure.
— Grâce au ciel! dit mon bon maître, j'en
suis quitte pour une dent, encore n'était-elle
ni intacte ni blanche. Le temps, en l'offen-
sant, en avait préparé la perte.
M. d'Anquetil, les jambes écartées et les
poings sur la hanche, examinait la berline
culbutée.
— Les coquins, dit-il, l'ont mise dans un
bel état. Si l'on relève les chevaux, elle tombe
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 323
en cannelle. L'abbé, elle n'est plus bonne qu'à
jouer aux jonchets.
Les chevaux, abattus les uns sur les autres,
s'entre -frappaient de leurs sabots. Dans un amas
confus de croupes, de crinières, de cuisses et de
ventres fumants, un des postillons était ense-
veli, les bottes en l'air. L'autre crachait le sang
dans le fossé où il avait été jeté. Et M. d'An-
quetil leur criait :
— Drôles ! Je ne sais ce qai me retient de
vous passer mon épée à travers le corps I
— Monsieur, dit l'abbé, ne conviendrait-il
pas, d'abord, de tirer ce pauvre homme du
milieu de ces chevaux où il est enseveli?
Nous nous mîmes tous à la besogne et,
quand les chevaux furent dételés et relevés,
nous reconnûmes l'étendue du dommage. Il
se trouva un ressort rompu, une roue cassée et
un cheval boiteux.
— Faites venir un charron^ dit M. d'An-
quetil aux postillons, et que tout soit prêt
dans une heure 1
— Il n'y a pas de charron ici, répondirent
les postillons.
— Un maréchal.
— Il n'y a pas de maréchal.
— Un sellier.
324 LA ROTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUK
— Il n'y a pas de sellier.
Nous regardâmes autour de nous. Au cou-
chant, les coteaux de vignes jetaient jusqu'à
l'horizon leurs longs plis paisibles. Sur la
hauteur, un toit fumait près d'un clocher. De
l'autre côté, la Saône, voilée de brumes légères,
effaçait lentement le sillage du coche d'eau qui
venait de passer. Les ombres des peupliers
s'allongeaient sur la berge. Un cri aigu d'oi-
seau perçait le vaste silence.
— Où sommes-nous? demanda M. d'Anquetil.
— A deux bonnes lieues de Tournus, ré-
pondit, en crachant le sang, le postillon qui
était tombé dans le fossé et, pour le moins, à
quatre de Mâcon.
Et, levant le bras vers le toit qui fumait sur
le coteau :
— Là-haut, ce village doit être Vallars. Il
est de peu de ressource.
— Le tonnerre de Dieu vous crève ! dit
M. d'Anquetil.
Tandis que les chevaux groupés se mordil-
laient le cou, nous nous rapprochâmes de la
voiture, tristement couchée sur le flanc.
Le petit postillon qui avait été retiré des
entrailles des chevaux dit :
— Pour ce qui est du ressort, on y pourra
LÀ RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 32S
remédier par une forte pièce de bois appli-
quée à la soupente. La voiture en sera seule-
ment un peu plus rude. Mais il y a la roue
cassée ! Et le pis est que mon chapeau est là-
dessous.
— Je me fous de ton chapeau, dit M. d'An-
quelil.
— Votre Seigneurie ne sait peut-être pas
qu'il était tout neuf, dit le petit postillon.
— Et les glaces qui sont brisées 1 soupira
Jahel, assise sur son porte-manteau, au bord
de la route.
— Si ce n'était que des glaces, dit mon bon
maître, on y saurait supoléer en baissant les
stores, mais les bouteilles doivent être préci-
sément dans le même état que les glaces. C'est
ce dont il faut que je m'assure dès que la
berline sera debout. Je suis mêmcment en
peine de mon Boèce, que j'ai laissé sous les
coussins avec quelques autres bons ouvrages.
— Il n'importe ! dit M. d'Anquetil. J'ai les
cartes dans la poche de ma veste. Mais ne sou-
perons-nous pas?
— J'y songeais, dit l'abbé. Ce n'est pas en
vain que Dieu a donné à l'homme, pour son
usage, les animaux qui peuplent la terre, le
ciel et l'eau. Je suis très excellent pêcheur à
19
326 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUB
la ligne, le soin d'épier les poissons convient
particulièrement à mon esprit méditatif, et
l'Orne m'a vu tenant la ligne insidieuse et mé-
ditant les vérités éternelles. N'ayez point d'in-
quiétude sur votre souper. Si mademoiselle
Jahel veut bien me donner une des épingles
qui soutiennent ses ajustements, j'en aurai
bientôt fait un hameçon, pour pêcher dans la
rivière, et je me flatte de vous rapporter avant
la nuit deux ou trois carpillons que nous
ferons griller sur un feu de broussailles.
— Je vois bien, dit Jahel, que nous sommes
réduits à l'état sauvage. Mais je ne vous puis
donner une épingle, l'abbé, sans que vous me
donniez quelque chose en échange; autrement
notre amitié risquerait d'être rompue. Et c'est
ce que je ne veux pas.
— Je ferai donc, dit mon bon maître, un
marché avantageux. Je vous payerai votre
épingle d'un baiser, mademoiselle.
Et, aussitôt, prenant l'épingle, il posa ses
lèvres sur les joues de Jahel, avec une politesse,
une grâce et une décence inconcevables.
Après avoir perdu beaucoup de temps, on
prit le parti le plus raisonnable. On envoya le
grand postillon, qui ne crachait plus le sang,
à Tournus, avec un cheval, pour ramener un
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 327
charron, tandis que son camarade allumerait
du feu dans un abri; car le temps devenait
frais et le vent s'élevait.
Nous avisâmes sur la route, à cent pas en
avant du lieu de notre chute, une montagne
de pierre tendre, dont le pied était creusé en
plusieurs endroits. C'est dans un de ces creux
que nous résolûmes d'attendre, en nous chauf-
fant, le retour du postillon envoyé en courrier
à Tournus. Le second postillon attacha les
trois chevaux qui nous restaient, dont un boi-
teux, au tronc d'un arbre, près de notre ca-
verne. L'abbé, qui avait réussi à faire une ligne
avec des branches de saule, une ficelle, un
bouchon et une épingle, s'en alla pêcher, au-
tant par inclination philosophique et médita-
tive que dans le dessein de nous rapporter du
poisson. M. d'Anquetil, demeurant avec Jahel
et moi dans la grotte, nous proposa une partie
d'hombre, qui se joue à trois, et qui, disait-il,
étant espagnol, convenait à d'aussi aventureux
personnages que nous étions pour lors. Et il
est vrai que, dans cette carrière, à la nuit tom-
bante, sur une route déserte, notre petite
troupe n'eût pas paru indigne de figurer dans
quelqu'une de ces rencontres de don Quigeot
ou don Quichotte, dont s'amusent les servantes.
328 Là rôtisserie de la reine pédadque
Nous jouâmes donc à l'hombre. C'est un jeu
qui veut de la gravité. J'y fis beaucoup
de fautes et mon impatient partenaire com-
mençait à se fâcher, quand le visage noble et
riant de mon bon maître nous apparut à la
clarté du feu. Dénouant son mouchoir,
M. l'abbé Goignard en tira quatre ou cinq pe-
tits poissons qu'il ouvrit avec son couteau orné
de l'image du feu roi, en empereur romain,
sur une colonne triomphale, et qu'il vida aussi
facilement que s'il n'avait jamais vécu que
parmi les poissardes de la halle, tant il excel-
lait dans ses moindres entreprises, comme
dans les plus considérables. En arrangeant ce
fretin sur la cendre :
— Je vous confierai, nous dit-il, que, sui-
vant la rivière en aval, à la recherche d'une
berge favorable à la pêche, j'ai aperçu la
calèche apocalyptique qui effraye mademoi-
selle Jahel. Elle s'est arrêtée à quelque dis-
tance en arrière de notre berline. Vous l'avez
dû voir passer ici, tandis que je péchais dans
la rivière, et l'âme de mademoiselle en dut
être bien soulagée.
— Nous ne l'avons pas vue, dit Jahel.
— 11 faut donc, reprit l'abbé, qu'elle se
soit remise en route quand la nuit était déjà
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 329
noire. Et du moins vous l'avez entendue.
— Nous ne l'avons pas entendue, dit Jahel.
— C'est donc, fit l'abbé, que cette nuit est
aveugle et sourde. Car il n'est pas croyable
que cette calèche, dont point une roue n'était
rompue ni un cheval boiteux, soit restée sur
la route. Qu'y ferait -elle?
— Oui, qu'y ferait-elle? dit Jahel.
— Ce souper, dit mon bon maître, rappelle
en sa simplicité ces repas de la Bible oii le
pieux voyageur partageait, au bord du fleuve,
avec un ange, les poissons du Tigre, Mais nous
manquons de pain, de sel et de vin. Je vais
tenter de tirer de la berline les provisions qui
y sont renfermées et voir si, de fortune, quelque
bouteille ne s'y serait point conservée intacte.
Car il est telle occasion où le verre ne se brise
point sous le choc qui a rompu l'acier. Tour-
nebroche, mon fils, donnez-moi, s'il vous plaît,
votre briquet; et vous, mademoiselle, ne man-
quez point de retourner les poissons. Je re-
viendrai tout de suite.
Il partit. Son pas un peu lourd s'amortit
peu à peu sur la terre de la route, et bientôt
nous n'entendîmes plus rien.
— Cette nuit, dit M. d'Anquetil, me rap-
pelle celle qui précéda la bataille de Parme.
330 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
Car vous n'ignorez pas que j'ai servi sous Vil-
lars et fait la guerre de succession. J'étais
parmi les éclaireurs. Nous ne voyions rien.
C'est une des grandes finesses de la guerre. On
envoie pour reconnaître l'ennemi des gens qui
reviennent sans avoir rien reconnu, ni connu.
Mais on en fait des rapports, après la bataille,
et c'est là que triomphent les tacticiens. Donc,
à neuf heures du soir, je fus envoyé en éclai-
reur avec douze maistres...
Et il nous conta la guerre de succession et
ses amours en Italie ; son récit dura bien un
quart d'heure, après quoi il s'écria :
— Ce pendard d'abbé ne revient pas. Je gage
qu'il boit là-bas tout le vin qui restait dans la
soupente.
Songeant alors que mon bon maître pouvait
être embarrassé, je me levai pour aller à son
aide. La nuit était sans lune, et, tandis que le
ciel resplendissait d'étoiles, la terre restait dans
une obscurité que mes yeux, éblouis par l'éclat
de la flamme, ne pouvaient percer.
Ayant fait sur la route, à la fois ténébreuse
et pâle, cinquante pas au plus, j'entendis
devant moi un cri terrible, qui ne semblait
pas sortir d'une poitrine humiaine, un cri
autre que les cris déjà entendus, qui me glaça
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDADQUE 331
d'horreur. Je courus dans la direction d'où
venait cette clameur de mortelle détresse. Mais
la peur et l'ombre amollissaient mes pas. Par-
venu enfin à l'endroit où la voiture gisait in-
forme et grandie par la nuit, je trouvai mon
bon maître assis au bord du fossé, plié en
deux. Je ne pouvais distinguer son visage. Je
lui demandai en tremblant :
— Qu'avez-vous ? Pourquoi avez-vous crié?
— Oui, pourquoi ai-je crié ? dit-il d'une
voix altérée, d'une voix nouvelle. Je ne savais
pas que j'eusse crié. Tournebroche, n'avez- vous
pas vu un homme ? Il m'a heurté dans l'ombre
assez rudement. Il m'a donné un coup de
poing.
— Venez, lui dis-je, levez-vous, mon bon
maître.
S'étant soulevé, il retomba lourdement à
terre.
Je m'efforçai de le relever, et mes mains se
mouillèrent en touchant sa poitrine.
— Vous saignez?
— Je saigne? Je suis un homme mort. Il
m'a assassiné. J'ai cru d'abord que ce n'était
qu'un coup fort rude. Mais c'est une blessure
dont je sens que je ne reviendrai pas.
— Qui vous a frappé, mon bon maître ?
332 LÀ RÔTISSERIE DE LA REINE PËDAUQUE
— C'est le juif. Je ne l'ai pas vu, mais je
sais que c'est lui. Comment puis-je savoir que
c'est lui, puisque je ne l'ai pas vu? Oui, com-
ment cela? Que de choses étranges ! C'est in-
croyable, n'est-ce pas, Tournebroche ? J'ai dans
la bouche le goût de la mort, qui ne se peut
définir... Il le fallait, mon Dieu 1 Mais pour-
quoi ici plutôt que là? Voilà le mystère 1 Ad-
jutorium nosti^m in nomine Domini... Domine,
exaudi orationem meam...
Il pria quelque temps à voix basse, puis :
— Tournebroche! mon fils, me dit-il, prenez
les deux bouteilles que j'ai tirées de la sou-
pente et mises ci-contre. Je n'en puis plus.
Tournebroche, où croyez-vous que soit la bles-
sure ? C'est dans le dos que je souffre le plus,
et il me semble que la vie me coule le long
des mollets. Mes esprits s'en vont.
En murmurant ces mots, il s'évanouit dou-
cement dans mes bras. J'essayai de l'empor-
ter, mais je n'eus que la force de l'étendre
sur la route. Sa chemise ouverte, je trouvai la
blessure ; elle était à la poitrine, petite et sai-
gnant peu. Je déchirai mes manchettes et en
appliquai les lambeaux sur la plaie ; j'appelai,
je criai à l'aide. Bientôt je crus entendre qu'on
venait à mon secours du côté de Tournus, et
LÀ RÔTISSERIE DE LA REINE PEDAUQUE 333
je reconnus M. d'Astarac. Si inattendue que
fût cette rencontre, je n'en eus pas même de
surprise, abîmé que j'étais par la douleur de
tenir le meilleur des maîtres expirant dans
mes bras.
— Qu'est cela, mon fils? demanda l'alchimiste.
— Venez à mon secours , monsieur , lui
répondis-je. L'abbé Goignard se meurt. Mo-
saïde l'a assassiné.
— Il est vrai, reprit M. d'Astarac, que Mo-
saïde est venu ici dans une vieille calèche à la
poursuite de sa nièce, et que je l'ai accompa-
gné pour vous exhorter, mon fils, à reprendre
votre emploi dans ma maison. Depuis hier
nous serrions d'assez près votre berline, que
nous avons vue tout à l'heure s'abîmer dans
une ornière. A ce moment, Mosaïde est des-
cendu de la calèche, et, soit qu'il ait fait un
tour de promenade, soit plutôt qu'il lui ait
plu de se rendre invisible comme il en a le
pouvoir, je ne l'ai point revu. Il est possible
qu'il se soit déjà montré à sa nièce pour la
maudire ; car tel était son dessein. Mais il n'a
pas assassiné l'abbé Goignard. Ge sont les Elfes,
mon fils, qui ont tué votre maître, pour le
punir d'avoir révélé leurs secrets. Rien n'est
plus certain.
19.
334 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
— Ah I monsieur, m'écriai-je, qu'importe
que ce soit le juif ou les Elfes ; il faut le
secourir.
— Mon fils, il importe beaucoup, au con-
traire, répliqua M. d'Astarac. Car, s'il avait été
frappé d'une main humaine, il me serait facile
de le guérir par opération magique, tandis que,
s'étant attiré l'inimitié des Elfes, il ne saurait
échapper à leur vengeance infaillible.
Comme il achevait ces mots, M. d'Anquetil
et Jahel, attirés par mes cris, approchaient
avec le postillon qui portait une lanterne.
— Quoi, dit Jahel, M. Coignard se trouve mal ?
Et, s'étant agenouillée près de mon bon
maître, elle lui souleva la tête et lui fit respi-
rer des sels.
— Mademoiselle, lui dis-je, vous avez causé
sa perte. Sa mort est la vengeance de votre
enlèvement. C'est Mosaïde qui l'a tué.
Elle leva de dessus mon bon maître son
visage pâle d'horreur et brillant de larmes.
— Croyez-vous aussi, me dit-elle, qu'il soit
si facile d'être jolie fille sans causer de mal-
heurs ?
— Hélas î répondis-je, ce que vous dites là
n'est que trop vrai. Mais nous avons perdu le
meilleur des hommes.
lA RÔTISSERIE DE LÀ REINE PÉDAUQUE 335
A ce moment, M. l'abbé Coignard poussa un
profond soupir, rouvrit des yeux blancs, de-
manda son livre de Boèce et retomba en dé-
faillance.
Le postillon fut d'avis de porter le blessé
au village de Vallars, situé à une demi-lieue
sur la côte.
— Je vais, dit-il, chercher le plus doux des
trois chevaux qui nous restent. Nous y atta-
cherons solidement ce pauvre homme, et nous
le mènerons au petit pas. Je le crois bien
malade. Il a toute la mine d'un courrier qui
fut assassiné à la Saint-Michel, sur cette route,
à quatre postes d'ici, proche Senecy, où j'ai
ma promise. Ce pauvre diable battait de la
paupière et faisait l'œil blanc, comme une
gueuse, sauf votre respect, messieurs. Et votre
abbé a fait de même, quand mademoiselle lui
a chatouillé le nez avec son flacon. C'est mau-
vais signe pour un blessé; quant aux filles,
elles n'en meurent pas pour tourner de l'œil
de cette façon. Vos Seigneuries le savent bien.
Et il y a de la distance, Dieu merci 1 de la
petite mort à la grande. Mais c'est le même
tour d'œil... Demeurez, messieurs, je vais
quérir le cheval.
— Le rustre est plaisant, dit M. d'Anquetil,
336 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUB
avec son œil tourné et sa gueuse pâmée. J'ai
vu en Italie des soldats qui mouraient le
regard fixe et les yeux hors de la tête. Il n'y
a pas de règles pour mourir d'une blessure,
même dans l'élat militaire, où l'exactitude est
poussée à ses dernières limites. Mais veuillez,
Tournebroche, à défaut d'une personne mieux
qualifiée, me présenter à ce gentilhomme noir
qui porte des boutons de diamant à son habit
et que je devine être M. d'Astarac.
— Ah ! monsieur, répondis-je, tenez la pré-
sentation pour faite. Je n'ai de sentiment que
pour assister mon bon maître.
— Soit ! dit M. d'Anquetil.
Et, s'approchant de M. d'Astarac:
— Monsieur, dit-il, je vous ai pris votre
maîtresse ; je suis prêt à vous en rendre raison.
— Monsieur, répondit M. d'Astarac, je n'ai,
grâce au ciel, de liaison avec aucune femme,
et je ne sais ce que vous voulez dire.
A ce moment, le postillon revint avec un
cheval. Mon bon maître avait un peu repris
ses sens. Nous le soulevâmes tous quatre et
nous parvînmes à grand'peine à le placer sur
le cheval où nous l'attachâmes. Puis nous
nous mîmes en marche. Je le soutenais d'un
côté; M. d'Anquetil le soutenait de l'autre. Le
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 331
postillon tirait la bride et portait la lan-
terne. Jahel suivait en pleurant. M. d'Astarac
avait regagné sa calèche. Nous avancions dou-
cement. Tout alla bien tant que nous fûmes
sur la route. Mais quand il nous fallut gravir
l'étroit sentier des vignes, mon bon maître,
glissant à tous les mouvements de la bête,
perdit le peu de forces qui lui restaient et s'éva-
nouit de nouveau. Nous jugeâmes expédient de
le descendre de sa monture et de le porter à
bras. Le postillon l'avait empoigné par les
aisselles et je tenais les jambes. La montée fut
rude et je pensai m'aballre plus de quatre
fois, avec ma croix vivante, sur les pierres du
chemin. Enfin la pente s'adoucit. Nous nous
enfilâmes sur une petite route bordée de haies,
qui cheminait sur le coteau, et bientôt nous
découvrîmes sur notre gauche les premiers
toits de Vallars. A cette vue, nous déposâmes
à terre notre malheureux fardeau et nous nous
arrêtâmes un moment pour souffler. Puis,
reprenant notre faix, nous poussâmes jusqu'au
village.
Une lueur rose s'élevait à l'orient au-dessus
de l'horizon. L'étoile du matin, dans le ciel
pâli, luisait aussi blanche et tranquille que la
lune, dont la corne légère pâlissait à l'occi-
338 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
dent. Les oiseaux se mirent à chanter ; mon
bon maître poussa un soupir.
Jahel courait devant nous, heurtant aux
portes, en quête d'un lit et d'un chirurgien.
Chargés de hottes et de paniers, des vignerons
s'en allaient aux vendanges. L'un d'eux dit à
Jahel que Gaulard, sur la place, logeait à pied
et à cheval.
— Quant au chirurgien Coquebert, ajouta-
t-il, vous le voyez là-bas, sous le plat à barbe
qui lui sert d'enseigne. Il sort de sa maison
pour aller à sa vigne.
C'était un petit homme, très poli. Il nous
dit qu'ayant depuis peu marié sa fille, il
avait un lit dans sa maison pour y mettre le
blessé.
Sur son ordre, sa femme, grosse dame
coiffée d'un bonnet blanc surmonté d'un cha-
peau de feutre, mit des draps au lit, dans la
chambre basse. Elle nous aida à déshabiller
M. l'abbé Coignard et à le coucher. Puis elle
s'en alla chercher le curé.
Cependant, M. Coquebert examinait la bles-
sure.
— Vous voyez, lui dis-je, qu'elle est petite et
qu'elle saigne peu.
— Cela n'est guère bon, répondit-il, et ne
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 339
me plaît point, mon jeune monsieur. J'aime
une blessure large et qui saigne.
— Je vois, lui dit M. d'Anquetil, que, pour
un merlan et un seringueur de village, vous
n'avez pas le goût mauvais. Rien n'est pis que
ces petites plaies profondes qui n'ont l'air de
rien. Parlez-moi d'une belle entaille au visage.
Cela fait plaisir à voir et se guérit tout de
suite. Mais sachez, bonhomme, que ce blessé
est mon chapelain et qu'il fait mon piquet.
Êtes-vous homme à me le remettre sur pied,
en dépit de votre mine qui est plutôt celle
d'un donneur de clystères?
— A votre service, répondit en s'inclinant le
chirurgien-barbier. Mais je reboute aussi les
membres rompus et je panse les plaies. Je vais
examiner celle-ci.
— Faites vite, monsieur, lui dis-je.
— Patience I fit-il. Il faut d'abord la
laver, et j'attends que l'eau chauffe dans la
bouilloire.
Mon bon maître, qui s'était un peu ranimé,
dit lentement, d'une voix assez forte :
— La lampe à la main, il visitera les recoins
de Jérusalem, et ce qui était caché dans les
ténèbres sera mis au jour.
— Que dites-vous, mon bon maître ?
340 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
— Laissez, mon fils, répondit-il, je m'entre-
liens des sentiments propres à mon état.
— L'eau est chaude, me dit le barbier.
Tenez ce bassin près du lit. Je vais laver la
plaie.
Tandis qu'il passait sur la poitrine de mon
bon maître une éponge imbibée d'eau tiède,
le curé entra dans la chambre avec ma-
dame Coquebert. Il tenait à la main un panier
et des ciseaux.
— Voilà donc ce pauvre homme, dit-il.
J'allais à mes vignes, mais il faut soigner avant
tout celles de Jésus-Christ. Mon fils, ajouta-t-il
en s'approchant de lui, offrez votre mal à
Notre- Seigneur. Peut-être n'est-il pas si grand
qu'on croit. Au demeurant, il faut faire la
volonté de Dieu.
Puis, se tournant vers le barbier :
— Monsieur Coquebert, demanda-t-il, cela
presse-t-il beaucoup, et puis-je aller à mon
clos ? Le blanc peut attendre, il n'est pas
mauvais qu'il vienne à pourrir, et même un
peu de pluie ne ferait que rendre le vin plus
abondant et meilleur. Mais il faut que le rouge
soit cueilli tout de suite.
— Vous dites vrai, monsieur le curé, répon-
dit Coquebert ; j'ai dans ma vigne des grappes
LÀ RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDÀUQUE 341
qui se couvrent de moisissure et qui n'ont
échappé au soleil que pour périr à la pluie.
— Hélas î dit le curé, Thumide et le sec sont
les deux ennemis du vigneron.
— Rien n'est plus vrai, dit le barbier, mais
je vais explorer la blessure.
Ce disant, il mit de force un doigt dans la plaie.
— Ah ! bourreau 1 s'écria le patient.
— Souvenez-vous, dit le curé, que le Sei-
gneur a pardonné à ses bourreaux.
— Ils n'étaient point barbiers, dit l'abbé.
— Yoilà un méchant mot, dit le curé.
— Il ne faut pas chicaner un mourant sur
ses plaisanteries, dit mon bon maître. Mais je
souffre cruellement : cet homme m'a assassiné,
et je meurs deux fois. La première fois, c'était
de la main d'un juif.
— Que veut-il dire ? demanda le curé.
— Le mieux, monsieur le curé, dit le bar-
bier, est de ne point s'en inquiéter. Il ne faut
jamais vouloir entendre les propos des malades.
Ce ne sont que rêveries.
— Coquebert, dit le curé, vous ne parlez
pas bien. Il faut entendre les malades en
confession, et tel chrétien, qui n'avait rien dit
de bon dans sa vie, prononce finalement les
paroles qui lui ouvrent le paradis.
342 LÀ RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQDE
— Je ne parlais qu'au temporel, dit le barbier.
— Monsieur le curé, dis-je à mon tour,
M. l'abbé Goignard, mon bon maître, ne
déraisonne point, et il n'est que trop vrai
qu'il a été assassiné par un juif, nommé
Mosaïde.
— En ce cas, répondit le curé, il y doit
voir une faveur spéciale de Dieu, qui voulut
qu'il pérît par la main d'un neveu de ceux
qui crucifièrent son fils. La conduite de la Pro-
vidence dans le monde est toujours admirable.
Monsieur Coquebert, puis-je aller à mon clos ?
— Vous y pouvez aller, monsieur le curé,
répondit le barbier. La plaie n'est pas bonne;
mais elle n'est pas non plus telle qu'on en
meure tout de suite. C'est, monsieur le curé,
une de ces blessures qui jouent avec le malade
comme le chat avec les souris, et à ce jeu-là
on peut gagner du temps.
— Voilà qui est bien, dit M. le curé.
Remercions Dieu, mon fils, de ce qu'il vous
laisse la vie; mais elle est précaire et transi-
toire. Il faut être toujours prêt à la quitter.
Mon bon maître répondit gravement :
— Être sur la terre comme n'y étant pas ;
posséder comme ne possédant pas, car la figure
de ce monde passe.
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 343
Reptenant ses ciseaux et son panier, M. le
curé dit :
— Mieux encore qu'à votre habit et à vos
chausses, que je vois étendus sur cet esca-
beau, à vos propos, mon fils, je connais que
vous êtes d'église et menant une sainte vie.
Reçûtes- vous les ordres sacrés?
— Il est prêtre, dis-je, docteur en théologie et
professeur d'éloquence.
— Et de quel diocèse ? demanda le curé.
— De Séez, en Normandie, suffragant de
Rouen.
— Insigne province ecclésiastique, dit M. le
curé, mais qui le cède de beaucoup en anti-
quité et illustration au diocèse de Reims, dont
je suis prêtre.
Et il sortit. M. Jérôme Goignard passa pai-
siblement la journée. Jahel voulut rester la nuit
auprès du malade. Je quittai, vers onze heures
de la soirée, la maison de M. Coquebert et
j'allai chercher un gîte à l'auberge du sieur
Gaulard. Je trouvai M. d'Astarac sur la place,
dont son ombre, au clair de lune, barrait
presque toute la surface. Il me mit la main
sur l'épaule comme il en avait l'habitude et
me dit avec sa gravité coutumière :
— Il est temps que je vous rassure, mon fils ;
34i LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
je n*ai accompagné Mosaïde que pour cela. Je
vous vois cruellement tourmenté par les Lutins.
Ces petits esprits de la terre vous ont assailli,
abusé par toutes sortes de fantasmagories, sé-
duit par mille mensonges, et finalement poussé
à fuir ma maison.
— Hélas I monsieur, répondis-je, il est vrai
que j'ai quitté votre toit avec une apparente
ingratitude dont je vous demande pardon. Mais
j'étais poursuivi par les sergents, non par les
Lutins. Et mon bon maître est assassiné. Ce
n'est pas une fantasmagorie.
— N'en doutez point, reprit le grand homme,
ce malheureux abbé a été frappé mortellement
par les Sylphes dont il avait révélé les secrets.
Il a dérobé dans une armoire quelques pierres
qui sont l'ouvrage de ces Sylphes et que ceux-
ci avaient laissées imparfaites, et bien diffé-
rentes encore du diamant, quant à l'éclat et à
la pureté.
» C'est cette avidité et le nom d'Agla indis-
crètement prononcé qui les a le plus fâchés. Or
sachez, mon fils, qu'il est impossible aux phi-
losophes d'arrêter la vengeance de ce peuple
irascible. J'ai appris par une voie surnaturelle
et aussi par le rapport de Cri ton, le larcin sa-
crilège de M. Coignard qui se flattait insolem-
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÈDAUQUE 345
ment de surprendre l'art par lequel les Sala-
mandres, les Sylphes et les Gnomes mûrissent
la rosée matinale et la changent insensiblement
en cristal et en diamant.
— Hélas 1 monsieur, je vous assure qu'il n'y
songeait point, et que c'est cet horrible Mo-
saïde qui l'a frappé d'un coup de stylet sur la
route.
Ces propos déplurent extrêmement à M. d'As-
tarac qui m'invita d'une façon pressante à n'en
plus tenir de semblables.
— Mosaïde, ajouta-t-il, est assez bon cabba-
liste pour atteindre ses ennemis sans se donner
la peine de courir après eux. Sachez, mon iils,
que, s'il avait voulu tuer M. Goignard, il l'eût
fait aisément de sa chambre, par opération ma-
gique. Je vois que vous ignorez encore les pre-
miers éléments de la science. La vérité est que
ce savant homme, instruit par le fidèle Griton
de la fuite de sa nièce, prit la poste pour la re-
joindre et la ramener au besoin dans sa mai-
son. Ge qu'il eût fait sans faute, pour peu qu'il
eût discerné dans l'âme de cette malheureuse
quelque lueur de regret et de repentir. Mais,
la voyant toute corrompue par la débauche, il
préféra l'excommunier et la maudire par les
Globes, les Roues et les Bêtes d'Elisée. G'est
346 L^ RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDADQUE
précisément ce qu'il vient de faire à mes yeux,
dans la calèche où il vit retiré, pour ne point
partager le lit et la table des chrétiens.
Je me taisais, étonné par de telles rêveries;
mais cet homme extraordinaire me parla avec
une éloquence qui ne laissa point de me troubler.
— Pourquoi, disait-il, ne vous laissez-vous
pas éclairer des avis d'un philosophe? Quelle
sagesse, mon fils, opposez-vous à la mienne?
Considérez que la vôtre est moindre en quan-
tité, sans différer en essence. A vous ainsi qu'à
moi la nature apparaît comme une infinité de
figures, qu'il faut reconnaître et ordonner, et
qui forment une suite d'hiéroglyphes. Vous
distinguez aisément plusieurs de ces signes
auxquels vous attachez un sens ; mais vous
êtes trop enclin à vous contenter du vulgaire
et littéral, et vous ne cherchez pas assez l'idéal
et le symbolique. Pourtant le monde n'est
concevable que comme symbole, et tout ce
qui se voit dans l'univers n'est qu'une écri-
ture imagée, que le vulgaire des hommes épelle
sans la comprendre. Craignez, mon fils, d'ânon-
ner et de braire cette langue universelle, à la
manière des savants qui remplissent les Aca-
démies. Mais plutôt recevez de moi la clef de
toute science.
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQOE 347
Il s'arrêta un moment et reprit son discours
d'un ton plus familier.
— Vous êtes poursuivi, mon cher fils, par
des ennemis moins terribles que les Sylphes.
Et votre Salamandre n'aura pas de peine à vous
débarrasser des Lutins, sitôt que vous lui de-
manderez de s'y employer. Je vous répète que
je ne suis venu ici, avec Mosaïde, que pour
vous donner ces bons avis et vous presser de
revenir chez moi continuer nos travaux. Je
conçois que vous veuilliez assister jusqu'au
bout votre malheureux maître. Je vous en
donne toute licence. Mais ne manquez pas de
revenir ensuite dans ma maison. Adieu 1 Je
retourne cette nuit même à Paris, avec ce grand
Mosaïde, que vous avez si injustement soup-
çonné.
Je lui promis tout ce qu'il voulut et me
traînai jusqu'à mon méchant lit d'auberge, où
je tombai, appesanti par la fatigue et la douleur
Le lendemain, au petit jour, je retournai
chez le chirurgien et j'y retrouvai Jahel au che-
vet de mon bon maître, droite sur sa chaise de
paille, la tête enveloppée dans sa mante noire,
attentive, grave et docile comme une fille de
charité. M. Goignard, très rouge, sommeillait.
— La nuit, me dit-elle à voix basse, n'a pas
été bonne. Il a discouru, il a chanté, il m'a
appelée sœur Germaine et il m'a fait des pro-
positions. Je n'en suis pas offensée, mais cela
prouve son trouble.
— Hélas 1 m'écriai-je, si vous ne m'aviez pas
trahi, Jahel, pour courir les routes avec ce
gentilhomme, mon bon maître ne serait pas
dans ce lit, la poitrine transpercée.
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAIJQUS 349
— C'est bien le malheur de notre ami, ré-
pondit-elle, qui cause mes regrets cuisants. Car
pour ce qui est du reste, ce n'est pas la peine
d'y penser, et je ne conçois pas, Jacques, que
vous y songiez dans un pareil moment.
— J'y songe toujours, lui répondis-je.
— Moi, dit-elle, je n'y pense guère. Vous
faites à vous seul, plus qu'aux trois quarts, les
frais de votre malheur.
— Qu'entendez-vous par là, Jahel?
— J'entends, mon ami, que si j'y fournis
l'étofte, vous y mettez la broderie et que votre
imagination enrichit beaucoup trop la simple
réalité. Je vous jure qu'à l'heure qu'il est, je
ne me rappelle pas moi-même le quart de ce
qui vous chagrine; et vous méditez si obstiné-
ment sur ce sujet que votre rival vous est plus
présent qu'à moi- même. N'y pensez plus et
laissez-moi donner de la tisane à l'abbé qui se
réveille.
A ce moment, M. Coquebert s'approcha du
lit avec sa trousse, fit un nouveau pansement,
dit tout haut que la blessure était en bonne
voie de guérison. Puis, me tirant à part :
— Je puis vous assurer, monsieur, me dit-
il, que ce bon abbé ne mourra pas du coup
qu'il a reçu. Mais, à vrai dire, je crains qu'il
20
350 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÊDADQUE
ne réchappe pas d'une pleurésie assez forte,
causée par sa blessure. Il est présentement
travaillé d'une grosse fièvre. Mais voici venir
M. le curé.
Mon bon maître le reconnut fort bien, et lui
demanda poliment comment il se portait.
— Mieux que la vigne, répondit le curé. Car
elle est toute gâtée de fleurebers et de vermines
contre lesquels le clergé de Dijon fit pourtant,
cette année, une belle procession avec croix et
bannières. Mais il en faudra faire une plus
belle, l'année qui vient, et brûler plus de cire.
Il sera nécessaire aussi que l'ofBcial excom-
munie à nouveau les mouches qui détruisent
les raisins.
— Monsieur le curé, dit mon bon maître, on
dit que vous lutinez les filles dans vos vignes.
Fi! ce n'est plus de votre âge. En ma jeunesse,
j'étais, comme vous, porté sur la créature. Mais
le temps m'a beaucoup amendé, et j'ai tantôt
laissé passer une nonnain sans lui rien dire.
Vous en usez autrement avec les donzelles et
les bouteilles, monsieur le curé. Mais vous faites
plus mal encore de ne point dire les messes
qu'on vous a payées et de trafiquer des biens
de l'Église. Vous êtes bigame et simoniaque.
En entendant ces propos, M. le curé ressen-
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÊDAUQUE 3Si
tait une surprise douloureuse ; sa bouche de-
meurait ouverte et ses joues tombaient triste-
ment des deux côtés de son large visage :
— Quelles indignes offenses au caractère
dont je suis revêtu ! soupira-t-il enfin, les yeux
au plancher. Quels propos il tient, si près du
tribunal de Dieu ! Oh ! monsieur l'abbé, est-ce
à vous de parler de la sorte, vous qui me-
nâtes une sainte vie et étudiâtes dans tant de
livres ?
Mon bon maître se souleva sur son coude.
La fièvre lui rendait tristement et à contre-
sens cet air jovial que nous aimions à lui
voir naguère.
— Il est vrai, dit-il, que j'ai étudié les anciens
auteurs. Mais il s'en faut que j'aie autant de
lecture que le deuxième vicaire de M. Tévêque
de Scez. Bien qu'il eût le dehors et le dedans
d'un âne, il fut plus grand liseur que moi.
Car il élait bigle et, guignant de l'œil, il lisait
deux pages à la fois. Qu'en dis-tu, vilain fri-
pon de curé, vieux galant qui cours la guille-
dine au clair de lune? Curé, ta bonne amie
est faite comme une sorcière. Elle a de la
barbe au menton : c'est la femme du chirur-
gien-barbier. Il est amplement cocu, et c'est
bien fait pour cet homunculus dont toute la
3.")2 LA ROTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
science médicale se hausse à donner un clystère.
— Seigneur Dieu 1 que dit-il ? s'écria ma-
dame Coquebert. Il faut qu'il ait le diable au
corps.
— J'ai entendu beaucoup de malades parler
dans le délire, dit M. Coquebert, mais aucun
ne tenait d'aussi méchants propos.
— Je découvre, dit le curé, que nous aurons
plus de peine que je n'avais cru à conduire ce
malade vers une bonne fin. Il y a dans sa na-
ture une acre humeur et des impuretés que je
n'y avais pas d'abord remarquées. Il tient des
discours malséants à un ecclésiastique et à un
malade.
— C'est l'effet de la fièvre, dit le chirurgien-
barbier.
— Mais, reprit le curé, cette fièvre, si elle
ne s'arrête, le pourrait conduire en enfer. Il
vient de manquer gravement à ce qu'on doit
à un prêtre. Je reviendrai toutefois l'exhorter
demain, car je lui dois, à l'exemple de Notre-
Seigneur, une miséricorde infinie. Mais de ce
côté, je conçois de vives inquiétudes. Le mal-
heur veut qu'il y ait une fente à mon pres-
soir, et tous les ouvriers sont aux vignes.
Coquebert, ne manquez point de dire un mot
au charpentier, et de m'appeler auprès de ce
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PEDAUQUE 353
malade, si son état s'aggrave soudainement.
Ce sont bien des soucis, Coquebert !
Le jour suivant fut si bon pour M. Coignard,
que nous en conçûmes l'espoir de le conser-
ver. Il prit un consommé et se souleva sur son
lit. Il parlait à chacun de nous avec sa grâce
et sa douceur coutumières. M. d'Anquetil, qui
logeait chez Gaulard, le vint voir et lui de-
manda assez indiscrètement de lui faire son
piquet. Mon bon maître promit en souriant de
4e faire la semaine prochaine. Mais la fièvre
le reprit à la tombée du jour. Pâle, les yeux
nageant dans une terreur indicible, frisson-
nant et claquant des dents:
— Le voilà, cria-t-il, ce vieux youtre ! C'est
le fils que Judas Iscariote fit à une diablesse en
forme de chèvre. Mais il sera pendu au figuier
paternel, et ses entrailles se répandront à
terre. Arrètez-le... Il me tue! J'ai froid!
Un moment après, rejetant ses couvertures,
il se plaignit d'avoir trop chaud.
— J'ai grand'soif, dit-il. Donnez-moi du
vin ! Et qu'il soit frais. Madame Coquebert,
hâtez-vous de l'aller mettre rafraîchir dans la
fontaine, car la journée promet d'être brûlante.
Nous étions à la nuit, et il ûrouillait les
heures dans sa tète.
20.
354 LA RÔTISS£KIE DE LA REINE PÉDAUQUE
— Faites vite, dit-il encore à madame Co-
quebert; mais ne soyez pas aussi simple que
le sonneur de la cathédrale de Séez, qui, étant
allé tirer du puits les bouteilles qu'il y avait
mises, aperçut son ombre dans l'eau et se mit
à crier : « Holà I messieurs, venez vite m'aider.
Car il y a là-bas des antipodes qui boiront
notre vin, si nous n'y mettons bon ordre. »
— Il est jovial, dit madame Coquebert. Mais
tantôt il a tenu sur moi des propos bien indé-
cents. Si j'eusse trompé Coquebert, ce n'au-
rait point été avec M, le curé, eu égard à son
état et à son âge.
M. le curé entra dans ce même moment :
— Eh bien, monsieur l'abbé, demanda-t-il à
mon maître, dans quelles dispositions vous
trouvez-vous? Quoi de nouveau?
— Dieu merci, répondit M. Goignard, il n'est
rien de nouveau dans mon âme. Car, ainsi
qu'a dit saint Chrysostome, évitez les nou-
veautés. Ne vous engagez point dans des voies
qui n'aient point encore été tentées; on s'é-
gare sans fin, quand une fois on a commencé
de s'égarer. J'en ai fait la triste expérience. Et
je me suis perdu pour avoir suivi des chemins
non frayés. J'ai écouté mes propres conseils et
ils m'ont conduit à l'abîme. Monsieur le curé,
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 355
je suis un pauvre pécheur; le nombre de mes
iniquités m'opprime.
— Voilà de belles paroles, dit M. le curé.
C'est Dieu lui-même qui vous les dicte. J'y
reconnais son style inimitable. Ne voulez-vous
point que nous avancions un peu le salut de
votre âme?
— Volontiers, dit M. Coignard. Car mes im-
puretés se lèvent contre moi. J'en vois se
dresser de grandes et de petites. J'en vois de
rouges et de noires. J'en vois d'infimes qui
chevauchent des chiens et des cochons, et j'en
vois d'autres qui sont grasses et toutes nues,
avec des tétons comme des outres, des ventres
qui retombent à grands plis et des fe^sses
énormes.
— Est-il possible, dit M. le curé, que vous
en ayez une vue si distincte? Mais, si vos fautes
sont telles que vous dites, mon fils, il vaut
mieux ne les point décrire et vous borner à les
délester intérieurement.
— Voudriez-vous donc, monsieur le curé,
reprit l'abbé, que mes péchés fussent tous faits
comme des Adonis? Mais laissons cela. Et vous,
barbier, donnez-moi à boire. Connaissez-vous
M. de la Musardière?
— Non pas, que je sache, dit M. Coquebert.
356 LÀ RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
— Apprenez donc, reprit mon bon maître,
qu'il était très porté sur les femmes.
— C'est par cet endroit, dit le curé, que le
diable prend de grands avantages sur l'homme.
Mais où voulez-vous en venir, mon fils?
— Vous le verrez bientôt, dit mon bon maî-
tre. M. de la Musardière donna rendez-vous à
une pucelle dans une étable. Elle y alla, et il
l'en laissa sortir comme elle y était venue.
Savez-vous pourquoi ?
— Je l'ignore, dit le curé, mais laissons cela.
— Non point, reprit M. Coignard. Sachez qu'il
. se garda de l'accointer, de peur d'engendrer un
«heval dont on lui eût fait un procès au criminel.
— Ah ! dit le barbier, il devait plutôt avoir
peur d'engendrer un âne.
— Sans doute 1 dit le curé. Mais voilà qui
ne nous avance point dans le chemin du pa-
radis. Il conviendrait de reprendre la bonne
route. Vous nous teniez tout à l'heure des pro-
pos si édifiants !
Au lieu de répondre, mon bon maître se mit
é. chanter d'une voix assez forte :
Pour mettre en goût le roi Loaison
On a pris quinze mirlitons
Landerinette,
Qtii tous le balai ont rôti,
Landerin. --
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQDE 357
— Si VOUS voulez chanter, mon fils, dit
M. le curé, chantez plutôt quelque beau noël
bourguignon. Vous y réjouirez votre âme en la
sanctifiant.
— Volontiers, répondit mon bon maître. Il
en est de Guy Barozai, que je tiens, en leur
apparente rusticité, pour plus fins que le dia-
mant et plus précieux que l'or. Celui-ci, par
exemple :
Lor qu'au lai saison qu'ai jaule
Au monde Jésu-chri vin
L'âne et le beu l'échaufin
De le leu sofle dans l'étaule.
Que d'âne et de bau je sai,
Dans ce royaume de Gaule,
Que d'âne et de beu je sai
Qui n'en arein pas tan fai.
Le chirurgien, sa femme et le curé reprirent
ensemble :
Que d'âne et de beu je sai
Dans ce royaume de Gaule
Que d'âne et de beu je sai
Qui n'en arein pas tan fai.
Et mon bon maître reprit d'une voix plus
faible :
Mais le pu béo de l'histoire
Ce fut que l'âne et le beu
Alnsin passire tô deu
L« nuit sans manger ni boire.
358 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUB
Que d'âne et de beu je sai,
Couver de pane et de moire,
Que d'âne et de beu je sai
Qui n'en arein pas tan fai !
Puis il laissa tomber sa tête sur l'oreiller et
ne clianta plus.
— Il 3' a du bon en ce chrétien, nous dit
M. le curé, beaucoup de bon, et tantôt encore
il m'édifiait moi-même par de belles sentences.
Mais il ne laisse point de m'inquiéter, car tout
dépend de la fin, et l'on ne sait ce qui restera
au fond du panier. Dieu, dans sa bonté, veut
qu'un seul moment nous sauve; encore faut-il
que ce moment soit le dernier, de sorte que
tout dépend d'une seule minute, auprès de
laquelle le reste de la vie est comme rien. C'est
ce qui me fait frémir pour ce malade, que les
anges et les diables se disputent furieusement.
Mais il ne faut point désespérer de la miséri-
corde divine.
Deux jours se passèrent en de cruelles alter-
natives. Après quoi, mon bon maître tomba
dans une faiblesse extrême.
— Il n'y a plus d'espoir, me dit tout bas
M. Coquebert. Voyez comme sa tête creuse
l'oreiller, et remarquez que son nez est aminci.
En effet, le nez de mon bon maître, naguère
gros et rouge, n'était plus qu'une lame recour-
bée, livide comme du plomb.
— Tournebroche, mon fils, me dit-il d'une
voix encore pleine et forte, mais dont je
n'avais jamais entendu le son, je sens qu'il
me reste peu de temps à vivre. Allez me cher-
cher ce bon prêtre, pour qu'il m'entende en
confession
360 LA EÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
M. le curé était à sa vigne, où je courus.
— La vendange est faite, me dit-il, et plus
abondante que je n'espérais; allons assister ce
pauvre homme.
Je le ramenai auprès du lit de mon bon
maître, et nous le laissâmes seul avec le mou-
rant.
Il sortit au bout d'une heure et nous dit :
— Je puis vous assurer que M. Jérôme Coi-
gnard meurt dans des sentiments admirables
de piété et d'humilité. Je vais à sa demande,
et en considération de sa ferveur, lui donner
le saint viatique. Pendant que je revêts l'aube
et l'étole, veuillez, madame Coquebert, m'en-
voyer dans la sacristie l'enfant qui sert chaque
matin ma messe basse, et préparer la chambre
pour y recevoir le bon Dieu.
Madame Coquebert balaya la chambre, mit
une couverture blanche au lit, posa au chevet
une petite table qu'elle couvrit d'une nappe ;
elle y plaça deux chandeliers dont elle alluma
les chandelles, et une jatte de faïence où
trempait dans l'eau bénite une branche de
buis.
Bientôt nous entendîmes la sonnette agitée
dans le chemin par le desservant, et nous
vîmes entrer la croix aux mains d'un enfant,
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 361
et le prêtre vêtu de blanc et portant les saintes
espèces. Jahel, M. d'Anquetil, M. et madame
Coquebert et moi, nous tombâmes à genoux.
— Fax huic domui, dit le prêtre.
— Et omnibus habianlibus in ea, répondit
le desservant.
Puis M. le curé prit de l'eau bénite dont il
aspergea le malade et le lit.
Il se recueillit un moment et dit avec solen-
nité :
— Mon fils, n'avez-vous point une déclaration
à faire?
— Oui, monsieur, dit l'abbé Goignard, d'une
voix assurée. Je pardonne à mon assassin.
Alors, l'officiant, tirant l'hostie du ci-
boire :
— Ecce agnus Dei, qui tollit peccata mundi
Mon bon maître répondit en soupirant :
— Parlerai-je à mon Seigneur, moi qui ne
suis que poudre et que cendre? Gomment ose-
rai-je venir à vous, moi qui ne sens en moi-
même aucun bien qui m'en puisse donner la
hardiesse? Gomment vous introduirai-je clicz
moi, après avoir si souvent blessé vos yeux
pleins de bonté?
Et M. l'abbé Goignard reçut le saint viatique
dans un profond silence, déchiré par nos san-
21
362 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
glots et par le grand bruit que madame Co-
quebert faisait en se mouchant.
Après avoir été administré, mon bon maître
me fit signe d'approcher de son lit et me dit
d'une voix faible, mais distincte :
— Jacques Tournebroche, mon fils, rejette,
avec mon exemple, les maximes que j'ai pu te
proposer pendant ma folie, qui dura, hélas I
autant que ma vie. Grains les femmes et les
livres pour la mollesse et l'orgueil qu'on y
prend. Sois humble de cœur et d'esprit. Dieu
accorde aux petits une intelligence plus claire
que les doctes n'en peuvent communiquer. C'est
lui qui donne toute science. Mon fils, n'écoute
point ceux qui, comme moi, subtiliseront sur
le bien et sur le mal. Ne te laisse point tou-
cher par la beauté et la finesse de leurs dis-
cours. Car le royaume de Dieu ne consiste pas
dans les paroles, mais dans la vertu.
Il se tut, épuisé. Je saisis sa main qui repo-
sait sur le drap, je la couvris de baisers et de
larmes. Je lui dis qu'il était notre maître, notre
ami, notre père, et que je ne saurais vivre sans
lui.
Et je demeurai de longues heures abîmé de
douleur au pied de son lit.
Il passa une nuit si paisible que j'en conçus
LA RÔTISSERIE DE LÀ REINE PÉDAUQUE 363
comme un espoir désespéré. Cet état se soutint
encore dans la journée qui suivit. Mais vers le
soir il commença à s'agiter et à prononcer
des paroles si indistinctes qu'elles restent tout
entières un secret entre Dieu et lui.
A minuit il retomba dans un abattement
profond et l'on n'entendait plus que le bruit
léger de ses ongles qui grattaient les draps. Il
ne nous reconnaissait plus.
Vers deux heures il commença de râler; le
souffle rauque et précipité qui sortait de sa
poitrine était assez fort pour qu'on l'entendît
au loin, dans la rue du village, et j'en avais
les oreilles si pleines que je crus l'ouïr encore
pendant les jours qui suivirent ce malheureux
jour. A l'aube, il fit de la main un signe que
nous ne pûmes comprendre et poussa un
grand soupir. Ce fut le dernier. Son visage
prit, dans la mort, une majesté digne du génie
qui l'avait animé et dont la perte ne sera ja-
mais réparée.
M. le curé de Vallars fit à M. Jérôme Coi-
gnard des obsèques solennelles. Il chanta la
messe funèbre et donna l'absoute.
Mon bon maître fut porté dans le cimetière
attenant à l'église. Et M. d'Anquetil donna à
souper chez Gaulard à tous les gens qui avaient
assisté à la cérémonie. On y but du vin nou-
veau, et l'on y chanta des chansons bourgui-
gnonnes.
Le len.lemain j'allai avec M. d'Anquetil re-
mercier M. le curé de ses soins pieux.
— Ah 1 dit le saint homme, ce prêtre nous
a donné une grande consolation par sa fin édi-
fiante. J'ai vu peu de chrétiens mourir dans
de si admirables sentiments, et il conviendrai!
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 365
d'en fixer le souvenir sur sa tombe en une
belle inscription. Vous êtes tous deux, mes-
sieurs, assez instruits pour y réussir, et je
m'engage à faire graver sur une grande pierre
blanche l'épitaphe de ce défunt, dans la ma-
nière et dans l'ordre que vous l'aurez com-
posée. Mais souvenez-vous, en faisant parler la
pierre, de ne lui faire proclamer que les
louanges de Dieu.
Je le priai de croire que j'y mettrais tout mon
zèle, et M. d'Anquetil promit, pour sa part,
de donner à la chose un tour galant et gra-
cieux.
— J'y veux, dit-il, m'essayer au vers fran-
çais, en me guidant sur ceux de M. Chapelle.
— A la bonne heure ! dit M. le curé. Mais
n'êtes- vous pas curieux de voir mon pressoir?
Le vin sera bon cette année, et j'en ai récolté
en suffisante quantité pour mon usage et pour
celui de ma servante. Hélas! sans les fleure-
bers, nous en aurions bien davantage.
Après souper, M. d'Anquetil demanda l'écri-
toire et commença de composer des vers fran-
çais. Puis, impatienté, il jeta en l'air la plume,
l'encre et le papier.
— Tournebroche, me dit-il, je n'ai fait que
deux vers, et encore ne suis-je pas assuré
3G6 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUB
qu'ils sont bons : les voici tels que je les ai
trouvés.
Ci-dessous gît monsieur Coignard.
Il faut bien mourir tôt ou tard.
Je lui répondis qu'ils avaient cela de bon de
n'en point vouloir un troisième.
Et je passai la nuit à tourner une épitaphe
latine en la manière que voici :
D. 0. M.
HIC JACET
IN SPE BEATiE iETERNITATIS
DOMINDS HIERONYMUS COIGNARD
PRESBTTER
QUONDAM IN BELLOVACENSI COLLEGIO
ELOQUENTIjE magister eloquentissimu
sagiensis episcopi bibliothecarius solert issimui
zozxmi panopolitani ingeniosissim os
translator
opere tamen immaturata morte intercepto
periit enim cum lugdunum peteret
jddea hano nefandissiha
id est a nepote christ! carnificdm
in via trucidatus
ANNO *:T. LU"
COHITATB FUIT OPTIMA DOCTISSIMO CONVITU
INGENIO SUBLIMI
FACETIIS JUCUNDUS SENTENTIIS PLENOS
DONORUM DEI LAUDATOR
FIDE DEVOTISSIMA PER MULTAS TEMPESTATB»
CONSTANTER MUNITUS
HUMILITATE SANCTISSIMA ORNATOS
SALCTI SVJE MAGIS IRTENTUS
QUAM VANO ET FALLACI HOMINUM JUDICIO
SIC HONORIBUS MUNDANIS
NUNQUAU QUiESITIS
gIBI GLORIAM SEHPITERNAU
U E U U I T
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PEDAUQUB 367
Ce qui revient à dire en français :
ICI REPOSE,
dans l'espoir de la bienheureuse éternité,
MESSIRE JÉRÔME COIGNARD,
prêtre,
autrefois très éloquent professeur d'éloquenoe
au Collège de Beauvais,
très télé bibliothécaire de Févêque
de Séez,
auteur d'une belle traduction de Zozime
le Panopolitain,
qu'il laissa malheureusement inachevée
quand survint sa mort prématurée.
Il fut frappé sur la route de Lyon,
dans la 52* année de son âge,
par la muin très scélérate d'un juif,
et périt ainsi victime d'un neveu des bourreaux
de Jésus-Christ.
Il était d'un commerce agréable,
d'un docte entretien,
d'un génie élevé,
abondait en riants propos et en belles maximes,
et loîiait Dieu dans ses œuvres.
Il garda à travers les orages de la vie
une foi inébranlable.
Dans son humilité vraiment chrétienne,
Plus attentif au salut de son âme
qu'à la vaine et trompeuse opinion des hommes,
c'est en vivant sans honneurs
en ce monde,
qu'il s'achemina vers la gloire éternelie.
Trois jours après que mon bon maître eut
rendu l'âme, M. d'Anquetil décida de se re-
mettre en route. La voiture était réparée. Il
donna l'ordre aux postillons d'être prêts pour
le lendemain matin. Sa compagnie ne m'avait
jamais été agréable. Dans l'état de tristesse où
j'étais, elle me devenait odieuse. Je ne pouvais
supporter l'idée de le suivre avec Jahel. Je ré-
solus de chercher un emploi à Tournus ou à
Mâcon et d'y vivre caché jusqu'à ce que,
l'orage étant apaisé, il me fût possible de re-
tourner à Paris, où je savais que mes parents
me recevraient les bras ouverts. Je fis part de
ce dessein à M. d'Anquetil, et m'excusai de ne
le point accompagner plus avant. Il s'efforça
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 369
d'abord de me retenir, avec une bonne grâce à
laquelle il ne m'avait guère préparé, puis il
m'accorda volontiers mon congé. Jahel y eut
plus de peine ; mais, étant naturellement rai-
sonnable, elle entra dans les raisons que j'avais
de la quitter.
La nuit qui précéda mon départ, tandis que
M. d'Anquetil buvait et jouait aux cartes avec
le chirurgien-barbier, nous allâmes sur la
place, Jahel et moi, pour respirer l'air. Il était
embaumé d'herbes et plein du chant des gril-
lons.
— La belle nuit! dis-je à Jahel. L'année
n'en aura plus guère de semblables ; et peut-
être, de ma vie, n'en reverrai-je point de si
douce.
Le cimetière fleuri du village étendait devant
nous ses immobiles vagues de gazon, et le clair
de la lune blanchissait les tombes éparses sur
l'herbe noire. La pensée nous vint, à tous deux
en même temps d'aller dire adieu à notre ami.
La place où il reposait était marquée par une
croix semée de larmes, dont le pied plongeait
dans la terre molle. La pierre qui devait rece-
voir l'épitaphe n'y avait point encore été posée.
Nous nous assîmes tout auprès, dans l'herbe,
et là, par un insensible et naturel penchant,
21.
370 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
nous tombâmes dans les bras l'un de l'autre,
sans craindre d'offenser par nos baisers la mé-
moire d'un ami que sa profonde sagesse rendait
indulgent aux faiblesses humaines.
Tout à coup Jahel me dit dans l'oreille, où
elle avait précisément sa bouche :
— Je vois M, d'Anquetil, qui, sur le mur du
cimetière, regarde attentivement de notre côté.
— Nous peut-il voir dans cette ombre?
demandai-je.
— Il voit sûrement mes jupons blancs, ré-
pondit-elle. C'est assez, je pense, pour lui don-
ner envie d'en voir davantage.
Je songeais déjà à tirer l'épée et j'étais fort
décidé à défendre deux existences qui, dans ce
moment, étaient encore, peu s'en faut, con-
fondues. Le calme de Jahel m'étonnait ; rien,
dans ses mouvements ni dans sa voix, ne tra-
hissait la peur.
— Allez, me dit-elle, fuyez, et ne craignez
rien pour moi. C'est une surprise que j'ai
plutôt désirée. Il commençait à se lasser,
et ceci est excellent pour ranimer son goût et
assaisonner son amour. Allez et laissez-moi ! Le
premier moment sera dur, car il est d'un
caractère violent. Il me battra, mais je ne lui
en serai ensuite que plus chère. Adieu I
LA. RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 371
— Hélas 1 m'écriai-je, ne me prîtes-vous
donc, Jahely que pour aiguiser les désirs d'un
rival?
— J'admire que vous veuillez me quereller,
vous aussi I Allez, vous dis-je !
— Eh quoi I vous quitter de la sorte ?
— Il le faut, adieu I Qu'il ne vous trouve
pas ici. Je veux bien lui donner de la jalousie,
mais avec délicatesse. Adieu, adieu I
A peine avais-je fait quelques pas dans le
labyrinthe des tombes, que M. d'Anquetil,
s'étant approché d'assez près pour reconnaître
sa maîtresse, fit des cris et des jurements à
réveiller tous ces morts de village. J'étais im-
patient d'arracher Jahel à sa rage. Je pensais
qu'il l'allait tuer. Déjà je me glissais à son
secours dans l'ombre des pierres. Mais, après
quelques minutes, pendant lesquelles je les ob-
servai très attentivement, je vis M. d'Anquetil
la pousser hors du cimetière et la ramener à
l'auberge de Gaulard avec un reste de fureur
qu'elle était bien capable d'apaiser seule et
sans secours.
Je rentrai dans ma chambre lorsqu'ils eurent
regagné la leur. Je ne dormis point de la
nuit, et, les guettant à l'aube, par la fente
des rideaux, je les vis traverser la cour de
312 LA RÔTISSERIE DE LÀ REINE PÉDADQDB
l'auberge dans une grande apparence d'amitié.
Le départ de Jahel augmenta ma tristesse.
Je m'étendis à plat ventre au beau milieu de
ma chambre et, le visage dans les mains, je
ijleurai jusqu'au soir.
A cet endroit, ma vie perd l'intérêt qu'elle
empruntait des circonstances, et ma destinée,
redevenant conforme à mon caractère, n'offre
plus rien que de commun. Si j'en prolongeais
les mémoires, mon récit paraîtrait bientôt in-
sipide. Je l'achèverai en peu de mots. M. le
curé de Vallars me donna une lettre de recom-
mandation pour un marchand de vin de
Mâcon, chez qui je fus employé pendant deux
mois, au bout desquels mon père m'écrivit qu'il
avait arrangé mes affaires et que je pouvais
sans danger revenir à Paris.
Aussitôt je pris le coche et fis le voyage avec
des recrues. Mon cœur battit à se rompre quand
je revis la rue Saint-Jacques, l'horloge de
374 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
Saint-Benoit-le-B6tourné, l'enseigne des Trois
Pucelles et la Sainle Catherine de M. Blaizot.
Ma mère pleura à ma vue; je pleurai, nous
nous embrassâmes et nous pleurâmes encore.
Mon père, accouru en grande hâte du Petit
BacchuSy me dit avec une dignité attendrie :
— Jacquot, mon fils, je ne te cache pas que
je fus fort courroucé contre toi quand je vis les
sergents entrer à la Reine Pédauque pour te
prendre, ou, à ton défaut, m'emmener en ta
place. Ils ne voulaient rien entendre, alléguant
qu'il me serait loisible de m'expliquer en pri-
son. Ils te recherchaient sur une plainte de
M. de la Guéri taude. Je m'en formai une hor-
rible idée de tes désordres. Mais, ayant appris,
par tes lettres, que ce n'était que peccadilles, je
ne pensai plus qu'à te revoir. J'ai maintes fois
consulté le cabaretier du Petit Bacchus sur les
moyens d'étouffer ton affaire. Il me répondit
toujours : « Maître Léonard, allez trouver le
juge avec un gros sac d'écus. et il vous rendra
votre gars blanc comme neige. » Mais les écus
sont rares ici, et il n'est poule, oie, ni cane,
dans ma maison qui ponde des œufs d'or. C'est
tout au plus si la volaille, à l'heure d'aujour-
d'hui, me paye le feu de ma cheminée. Par
bonheur, ta sainte et digne mère eut l'idée
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 375
d'aller trouver la mère de M. d'Anquetil, que
nous savions occupée en faveur de son fils,
recherché en même temps que toi, pour la
même affaire. Car je reconnais, mon Jacquot,
que tu as fait le polisson en compagnie d'un
gentilhomme, et j'ai le cœur trop bien situé
pour ne pas sentir l'honneur qui en rejaillit
sur toute la famille. Ta mère demanda donc
audience à madame d'Anquetil, en son hôtel du
faubourg Saint-Antoine. Elle s'était proprement
habillée, comme pour aller à la messe ; et ma-
dame d'Anquetil la reçut avec bonté. Ta mère
est une sainte femme, Jacquot, mais elle n'a
pas beaucoup d'usage, et elle parla d'abord
sans à-propos ni convenance. Elle dit : « Ma-
dame, à nos âges, il ne nous reste après Dieu,
que nos enfants. » Ce n'était pas ce qu'il fallait
dire à cette grande dame qui a encore des
galants.
— Taisez-vous, Léonard, s'écria ma mère.
La conduite de madame d'Anquetil ne vous est
point connue et il faut que j'aie assez bien
parlé à cette dame, puisqu'elle m'a répondu :
« Soyez tranquille, madame Ménétrier; je
m'emploierai pour votre fils, comme pour
le mien; comptez sur mon zèle. » Et vous savez,
Léonard, que nous reçûmes, avant qu'il fût
376 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAnQDE
deux mois, l'assurance que notre Jacquot pou-
vait rentrera Paris sans être inquiété
Nous soupâmes de bon appétit. Mon père
me demanda si je comptais rester au service
de M. d'Astarac. Je répondis qu'après la mort
à jamais déplorable de mon bon maître, je ne
souhaitais point de me retrouver, avec le cruel
Mosaïde, chez un gentilhomme qui ne payait
ses domestiques qu'en beaux discours. Mon
père m'invita obligeamment à tourner sa broche
comme devant.
— Dans ces derniers temps, Jacquot, me
dit-il, j'avais donné cet emploi à frère Ange ;
mais il s'en acquittait moins bien que Mirant,
et même que toi. Ne veux-tu point, mon fils,
reprendre ta place sur l'escabeau, au coin de la
cheminée ?
Ma mère, qui, toute simple qu'elle était, ne
manquait point de jugement, haussa les épaules
et me dit :
— M. Blaizot, qui est libraire à V Image sainte
Catherine, a besoin d'un commis. Cet emploi,
mon Jacquot, t'ira comme un gant. Tu es de
mœurs douces et tu as de bonnes manières.
C'est ce qui convient pour vendre des Bibles.
J'allai tout aussitôt m'offrir à M. Blaizot,
qui me prit à son service.
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE 377
Mes malheurs m'avaient rendu sage. Je ne
fus pas rebuté par l'humilité de ma tâche et
je la remplis avec exactitude, maniant le plu-
meau et le balai au contentement de mon
patron.
Mon devoir était de faire une visite à M. d'As-
tarac. Je me rendis chez ce grand alchimiste
le dernier dimanche de novembre, après le dîner
du midi. La distance est longue de la rue Saint-
Jacques à la Croix-des-Sablons et l'almanach
ne ment point, quand il annonce que les jours
sont courts en novembre. Quand j'arrivai au
Roule, il faisait nuit, et une brume noire cou-
vrait la route déserte. Je songeais tristement,
dans les ténèbres.
— Hélas! me disais-je, il y aura bientôt un
an que pour la première fois je fis cette même
route, dans la neige, en compagnie de mon
bon maître, qui repose maintenant dans un
village de Bourgogne, sur un coteau de vigne.
Il s'endormit dans l'espérance de la vie éter-
nelle. Et c'est là une espérance qu'il convient
de partager avec un homme si docte et si sage.
Dieu me garde de douter jamais de l'immor-
talité de l'âme ! Mais il faut bien se l'avouer
à soi-même, tout ce qui tient à une existence
future et à un autre monde est de ces vérités
378 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
insensibles auxquelles on croit sans en être
touché et qui n'ont ni goût, ni saveur aucune,
en sorte qu'on les avale sans s'en apercevoir.
Pour ma part, je ne suis pas consolé par la
pensée de revoir un jour M. l'abbé Goignard
dans le paradis. Sûrement il n'y sera plus re-
connaissable et ses discours n'auront pas l'agré-
ment qu'ils empruntaient des circonstances.
En faisant ces réflexions, je vis devant moi
une grande lueur qui s'étendait à la moitié du
ciel ; le brouillard en était roussi jusque sur
ma tête, et cette lumière palpitait à son centre.
Une lourde fumée se mêlait aux vapeurs de
l'air. Je craignis tout de suite que ce ne fût
l'incendie du château d'Astarac. Je hâtai le
pas, et je reconnus bientôt que mes craintes
n'étaient que trop fondées. Je découvris le cal-
vaire des Sablons d'un noir opaque, sur une
poudre de flamme, et je vis presque aussitôt
le château, dont toutes les fenêtres flambaient
comme en une fête sinistre. La petite porte
verte était défoncée. Des ombres s'agitaient
dans le parc et murmuraient d'horreur.
C'étaient des habitants du bourg de Neuilly,
accourus en curieux et pour porter secours.
Quelques-uns lançaient par une pompe des
jets d'eau qui tombaient dans le foyer ardent
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQCE 379
en pluie étincelante. Une épaisse colonne de
fumée s'élevait au-dessus du château. Une
pluie de flammèches et de cendres tombait
autour de moi et je m'aperçus bientôt que
mes habits et mes mains en étaient noircis. Je
songeai avec désespoir que cette poussière qui
remplissait l'air était le reste de tant de beaux
livres et de manuscrits précieux, qui avaient
fait la joie de mon bon maître, le reste, peut-
être, de Zozime le Panopolitain, auquel nous
avions travaillé ensemble dans les plus nobles
teures de ma vie.
J'avais vu mourir M. l'abbé Jérôme Coignard.
Cette fois, c'est son âme même, son âme étin-
celante et douce, que je croyais voir réduite
en poudre avec la reine des bibliothèques. Je
sentais qu'une part de moi-même était détruite
en même temps. Le vent qui s'élevait attisait
l'incendie, et les flammes faisaient un bruit de
gueules voraces.
Avisant un homme de Neuilly, plus noirci
encore que moi, et n'ayant que sa veste, je
lui demandai si l'on avait sauvé M. d'Astarac
et ses gens.
— Personne, me dit-il, n'est sorti du château,
hors un vieux juif qu'on vit s'enfuir avec des
paquets, du côté des marécages. Il habitait le
380 LA RÔTISSEKIE DE LA REINE PÉDAUOUE
pavillon du garde, sur la rivière, et était haï
pour son origine et pour les crimes dont on
le soupçonnait. Des enfants le poursuivirent-
Et en fuyant il lomba dans la Seine. On l'a
repêché mort, pressant sur son cœur un gri-
moire et six tasses d'or. Vous pourrez le voir
sur la berge, dans sa robe jaune. Il est affreux,
les yeux ouverts.
— Ah ! répondis-je, cette fin était due à ses
crimes. Mais sa mort ne me rend pas le meil-
leur des maîtres qu'il a assassiné! Dites-moi
encore: n'a-t-on pas vu M. d'Astarac?
Au moment où je faisais cette question,
j'entendis près de moi une des ombres agitées
pousser un cri d'angoisse :
— Le toit va s'effondrer I
Alors je reconnus avec horreur la grande
forme noire de M. d'Astarac qui courait dans
les gouttières. L'alchimiste cria d'une voix écla-
tante :
— Je m'élève sur les ailes de la flamme,
dans le séjour de la vie divine.
Il dit ; soudain le toit s'abîma avec un fracas
horrible, et des flammes hautes comme des
montagnes enveloppèrent l'ami des Salaman-
dres.
Il n'est pas d'amour qui résiste à l'absence.
Le souvenir de Jahel, d'abord cuisant, s'adou-
cit peu à peu et il ne m'en resta qu'une irri-
tation vague, dont elle n'était plus même
l'unique objet.
IM. Blaizot se faisait vieux. Il se retira à
Montrouge, dans sa maisonnette des champs,
et me vendit son fonds, moyennant une rente
viagère. Devenu, en son lieu, libraire juré,
à y Image sainte Catherine, j'y fis retirer mon
père et ma mère, dont la rôtisserie ne flam-
bait plus depuis quelque temps. Je me sentis
du goût pour mon humble boutique, et je
pris soin de l'orner. Je clouai aux portes da
vieilles cartes vénitiennes et des thèses- ornées
382 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQDE
de gravures allégoriques qui y font un orn^
ment ancien et baroque, sans doute, mais
plaisant aux amis de bonnes études. Mon
savoir, à la condition de le cacher avec soin,
ne me fut pas trop nuisible dans mon trafic.
Il m'eût été plus contraire, si j'eusse été
libraire-éditeur, comme Marc-Michel Rey, et
obligé, comme lui, de gagner ma vie aux dé-
pens de la sottise publique.
Je tiens, comme on dit, les auteurs clas-
siques, et c'est une denrée qui a cours dans
cette docte rue Saint-Jacques dont il me plai-
rait d'écrire un jour les antiquités et illustra-
tions. Le premier imprimeur parisien y établit
ses presses vénérables. Les Gramoisy, que Guy
Patin nomme les rois de la rue Saint-Jacques,
y ont édité le corps de nos historiens. Avant
que s'élevât le Collège de France, les lecteurs
du roi, Pierre Danès, François Votable, Ra-
mus, y donnèrent leurs leçons dans un hangar
où retentissaient les querelles des crocheteurs
et des lavandières. Et comment oublier Jean
de Meung qui, dans une maisonnette de cette
rue, composa le Roman de la Mose^ ?
1 . Jacques Tournebroche ignorait que François Villon habita
dans la rue Saint-Jacques, au Cloître-Saint-Benolt, la maison
dite de la Porte verte. L'élève de M. Jérôme Coignard aurait
LA RÔTISSERIE DB LA REINE PÉDAUQL'E 383
J'ai la jouissance de toute la maison, qui
est vieille et date pour le moins du temps des
Goths, comme il y paraît aux poutres de bois
qui se croisent sur l'étroite façade, aux deux
étages en encorbellement et à la toiture pen-
chante, chargée de tuiles moussues. Elle n'a
qu'une fenêtre par étage. Celle du premier est
fleurie en toute saison et garnie de ficelles où
grimpent au printemps les liserons et les ca-
pucines. Ma bonne mère les sème et les arrose.
C'est la fenêtre de sa chambre. On l'y voit
de la rue, lisant ses prières dans un livre im-
primé en grosses lettres, au-dessus de l'image
de sainte Catherine. L'âge, la dévotion et l'or-
gueil maternel lui ont donné grand air, et, à
voir son visage de cire sous la haute coiffe
blanche, on jurerait une riche bourgeoise.
Mon père, en vieillissant, a pris aussi
quelque majesté. Comme il aime l'air et le
mouvement, je l'occupe à porter des livres
en ville. J'y avais d'abord employé frère Ange,
mais il demandait l'aumône à mes clients,
leur faisait baiser des reliques, leur volait
leur vin, caressait leur servante, et laissait
la moitié de mes livres dans tous les ruisseaux
pris sans doute plaisir à rappeler le souvenir de ce vieux poète
qui, comme lui, connut diverses espèces de gens.
384 LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE
du quartier. Je lui retirai sa charge au plus
vite. Mais ma bonne mère, à qui il fait croire
qu'il a des secrets pour gagner le ciel, lui
donne la soupe et le vin. Ce n'est pas un mé-
chant homme, et il a fini par m'inspirer une
espèce d'attachement.
Plusieurs savants et quelques beaux esprits
fréquentent dans ma boutique. Et c'est un
grand avantage de mon état que d'y être en
commerce quotidien avec des gens de mérite.
Parmi ceux qui viennent le plus souvent feuil-
leter chez moi les livres nouveaux et converser
familièrement entre eux, il est des historiens
aussi doctes que Tillemont, des orateurs sacrés
qui égalent en éloquence Bossuet et môme
Bourdaloue, des poètes comiques et tragiques,
des théologiens en qui la pureté des mœurs
s'unit à la solidité de la doctrine, des auteurs
estimés de nouvelles espagnoles, des géomètres
et des philosophes, capables, comme M. Des-
cartes, de mesurer et de peser les univers. Je
les admire, je goûte leurs moindres paroles.
Mais aucun, à mon sens, n'égale en génie le
bon maître que j'eus le malheur de perdre
sur la route de Lyon ; aucun ne me rappelle
cette incomparable élégance de pensée, cette
douce sublimité, cette étonnante richesse d'une
LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉOAUQL'E 38S
âme toujours épanchée et ruisselante, comme
l'urne de ces fleuves qu'on voit représentés en
marbre dans les jardins ; aucun ne me rend
cette source inépuisable de science et de morale,
où j'eus le bonheur d'abreuver ma jeunesse ;
aucun ne me donne seulement l'ombre de cette
grâce, de cette sagesse, de cette force de pensée
qui brillaient en M. Jérôme Coignard. Je le
tiens, celui-là, pour le plus gentil esprit qui
ail jamais fleuri sur la terre.
9^'
FIN
TABLE
Pages
J'ai dessein de rapporter les rencontres singulières de ma
vie 1
J ai nom Elme-Laurent- Jacques Ménétrier 7
Tel que vous me voyez, dit-il, ou, pour mieux dire, tout
autre que vous ne me voyez 23
Ce qu'il y a de merveilleux dans les affaires humaines . . 30
Cette nuit-là, nuit de l'Epiphanie 37
Le lendemain nous cheminions 63
Aottô trouvdmm dans la salle à manger 75
il près le dîner, notre hôte nous conduisit dans une vaste
galerie 85
Tout le long d'un mois ou de six semaines, M. Coignard
demeura appliqué jours et nuits 93
Quand je sortis de la rôtisserie, il faisait nuit noire. . . . 101
Nous menâmes, mon bon maître et moi, jusqu'au prin-
temps, une vie exacte et recluse 112
Cette année-là, fêté fut radieux, d!où me vint Venvie d'aller
dans les promenades 123
Je ne sais comment il me fut possible de m'' arracher des
bras de Catherine 130
Il me re~%tait de ce long entretien le sentiment confus d'un
rêve 15«
388 TABLE
La pensée de Catherine occupa mon esprit pendant toute
la semaine 155
Jahel tint parole 179
Ce soir là, nous trouvant, mon bon maître et moi, dans la
rue du Bac 189
Le petit jour piquait déjà nos yeujc fatigués 231
Je pris donc à la table du cabbalisle ma place accoutumée. 264
Le lendemain, au petit jour, je retournai ches le chirurgien. 348
Deux jours se passèrint en de cruelles alternatives. . . . 359
M. le curé de Vallars fit à M. Jérôme Coignard des obsèques
solennelles 364
Trois jours après que mon bon maître eut rendu Pâme. . 368
En cet endroit ma vie perd l'intérêt qu'elle empruntait des
circonstances 373
Il n'est pa d amour qui résiste à r absence . 380
vu us. — Coulomiiiiers. Imp. Paul BRODARD. - 7.)3.
UNIVERSITYOFILLINOIS-URBANA
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