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Full text of "La rôtisserie de la reine Pédauque"

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LA   ROTISSERIE 


DE    LA 


REINE    PEDAUQUE 


GALMANN-LÉVY,    ÉDITEURS 


DU  MEME  AUTEUR 

Format  grand  in-lS. 

BALTHASAH l  VOl. 

LE      CRIME      DE      SYLVESTRE       BONNARD      (OuVragC 

couronne  par  l'Académie  française) 1  — 

l'étui   de    NACRE 1  — 

HISTOIRE      COMIQUE 1  — 

LE    JARDIN     D'ÉPICURE l  — 

JOCASTE    ET   LE    CHAT    MAIGRE 1  — 

LE    LIVRE    DK    MON    AMI 1  — 

LE    LYS    ROUOE 1  — 

LES    OPINIONS     DE    M.    JÉRÔME    COIGNARD l  — 

LE    PUITS    DE     SAINIE-CLAIRE i  — 

LA    RÔTISSERIE     DE     LA     REINE     PÉDAUQUE.    ...  1  — 

THAÏS 1  — 

LA    VIE   LITTÉRAIRE 4  — 

HISTOIRE    CONTEMPORAlNt: 

I  .   —   l'orme     DU    MAIL 1  VOl. 

II.   —   LE     MANNEQUIN     d'OSIER 1  — 

III.  —  l'anneau    d'améthyste 1  — 

IV.  —   MONSIEUR     BERGERETA    PARIS 1  — 

ÉDITION   ILLUSTRÉE 

CLio  (Illustrations  en  couleurs  de  Mucha) 1  vol. 


Droits  de  reprodaclioa  et  de  tradaetion '  réservés  pour  toas  las  pays, 
y  compris  la  Suède,  la  Norvège  et  la  Hollande. 


704-05.  —  Coulommiers.  Imp.  Paul  BRODARD.  —  7  05. 


LA   ROTISSERIE 


DE    LA 


REINE  PÉDAUQUE 


PAR 


ANATOLE    FRANGE 


DE    L    ACADEMIE     FRANÇAISE 


PARIS 

CALMANN-LÉVY,    ÉDITEURS 

3,     RUE     AUBER,     3 


LA   ROTISSERIE  .- 

DE  LA  REINE  PÉDAUQUE' 


J'ai  dessein  de  rapporter  les  rencontres 
singulières  de  ma  vie.  Il  y  en  a  de  belles  et 
d'étranges.  En  les  remémorant,  je  doute  moi- 
même  si  je  n'ai  pas  rêvé.  J'ai  connu  un  cab- 
baliste  gascon  dont  je  ne  puis  dire  qu'il  était 
sage,  car  il  périt  malheureusement,  mais  qui 
me  tint,  une  nuit,  dans  l'île  aux  Cygnes,  des 
discours  sublimes  que  j'ai  eu  le  bonheur  de 
retenir  et  le  soin  de  mettre  par  écrit.  Ces  dis- 
cours avaient  trait  à  la  magie  et  aux  sciences 
occultes;  dont  on  est  aujourd'hui  fort  entêté. 

1.  Le  manuscrit  original,  d  une  belle  écriture  du  xviii*  siècle, 
porte  en  sous-litre  :  Vte  et  opinions  de  M.  l'abbé  Jérôme  Coi' 
gnard.  (note  de  l'éditeub.) 


2  LA    RÔTISSERIE    DE    LK    REINE    PÉDÀUQUE 

On  ne  parle  que  de  Rose-Croix*.  Au  reste,  je 
ne  me  flatte  pas  de  tirer  grand  honneur  de  ces 
révélations.  Les  uns  diront  que  j'ai  tout  inventé 
et  que  ce  n'est  pas  la  vraie  doctrine;  les  autres 
que  je  n'ai  dit  que  ce  que  tout  le  monde  savait. 
J'avoue  que  je  ne  suis  pas  très  instruit  dans 
la  cabbale,  mon  maître  ayant  péri  au  début 
de  mon  initiation.  Mais  le  peu  que  j'ai  appris 
de  son  art  me  fait  véhémentement  soupçonner 
que  tout  en  est  illusion,  abus  et  vanité.  Il 
suffît,  d'ailleurs,  que  la  magie  soit  contraire  à 
la  religion  pour  que  je  la  repousse  de  toutes 
mes  forces.  Néanmoins,  je  crois  devoir  m'ex- 
pliquer  sur  un  point  de  cette  fausse  science, 
pour  qu'on  ne  m'y  juge  pas  plus  ignorant  en- 
core que  je  ne  le  suis.  Je  sais  que  les  cabba- 
listes  pensent  généralement  que  les  Sylphes,  les 
Salamandres,  les  Elfes,  les  Gnomes  et  les  Gno- 
mides  naissent  avec  une  âme  périssable  comme 
leur  corps  et  qu'ils  acquièrent  l'immortalité 
par  leur  commerce  avec  les  mages  ^.  Mon  cab- 


1.  Ceci  fut  écrit  dans  la  seconde  moitié  da  xvm*  siècle. 
(note  de  l'éditeur.) 

2.  Cette  opinion  est  soutenue  notamment  dans  un  petit  livre 
de  'abbé  Montfaucon  de  Viliars:  Le  comte  de  Gabalis  ou  Entre- 
tiens sur  les  sciences  secrètes  et  mystérieuses  suivant  les  prin- 
cipes des  anciem  mages  ou  sages  cabbalistes.  Il  y  en  a  plu- 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE  3 

baliste  enseignait,  au  contraire,  que  la  vie 
éternelle  n'est  le  partage  d'aucune  créature, 
soit  terrestre,  soit  aérienne.  J'ai  suivi  son 
sentiment  sans  prétendre  m'en  faire  juge. 

Il  avait  coutume  de  dire  que  les  Elfes  tuent 
ceux  qui  révèlent  leurs  mystères  et  il  attri- 
buait à  la  vengeance  de  ces  esprits  la  mort  de 
M.  l'abbé  Coignard,  qui  fut  assassiné  sur  la 
route  de  Lyon.  Mais  je  sais  bien  que  cette 
mort,  à  jamais  déplorable,  eut  une  cause  plus 
naturelle.  Je  parlerai  librement  des  Génies  de 
l'air  et  du  feu.  Il  faut  savoir  courir  quelques 
risques  dans  la  vie,  et  celui  des  Elfes  e?t  ex- 
trêmement petit. 

J'ai  recueilli  avec  zèle  les  propos  de  mon 
bon  maître,  M.  l'abbé  Jérôme  Coignard,  qui 
périt  comme  je  viens  de  le  dire.  C'était  un 
homme  plein  de  science  et  de  piété.  S'il  avait 
eu  l'âme  moins  inquiète,  il  aurait  égalé  en 
vertu  M.  l'abbé  RoUin,  qu'il  surpassait  de  beau- 
coup par  l'étendue  du  savoir  et  la  profondeur 
de  l'intelligence.  Il  eut  du  moins,  dan  les  agi- 
tations   d'une    vie    troublée,    l'avantage    sur 


sieura  éditions.  Je  me  contenterai  de  signaler  celle  d'Amsterdam 
(chez  Jacques  Le  Jeune,  1700,  in-18,  figures)  qui  contient  une 
econde  partie,  qui  n'est  pas  dans  l'édition  originale,  (note  d» 

L  ÉDITEUR.) 


4  LA    RÔTISSERIE    DE    La    RKINE    PÉDAUQUE 

M.  RoUin  de  ne  point  tomber  dans  le  jansé- 
nisme. Car  la  solidité  de  son  esprit  ne  se  lais- 
sait point  ébranler  par  la  violence  des  doctrines 
téméraires,  et  je  puis  attester  devant  Dieu  la 
pureté  de  sa  foi.  Il  avait  une  grande  connais- 
sance du  monde,  acquise  dans  la  fréquentation 
de  toutes  sortes  de  compagnies.  Cette  expé- 
rience l'aurait  beaucoup  servi  dans  les  histoires 
romaines  qu'il  aurait  sans  doute  composées, 
à  l'exemple  de  M.  Rollin,  si  le  loisir  et  le 
temps  ne  lui  eussent  fait  défaut,  et  si  sa 
vie  eût  été  mieux  assortie  à  son  génie.  Ce 
que  je  rapporterai  d'un  si  excellent  homme 
fera  l'ornement  de  ces  mémoires.  Et  comme 
Aulu-Gelle,  qui  conféra  les  plus  beaux  endroits 
des  philosophes  en  ses  Nuits  attiques,  comme 
Apulée,  qui  mit  dans  sa  Métamorphose  les 
meilleures  fables  des  Grecs,  je  me  donne  un 
travail  d'abeille  et  je  veux  recueillir  un  miel 
exquis.  Je  ne  saurais  néanmoins  me  flatter  au 
point  de  me  croire  l'émule  de  ces  deux  grands 
auteurs,  puisque  c'est  uniquement  dans  les 
propres  souvenirs  de  ma  vie  et  non  dans  d'a- 
bondantes lectures,  que  je  puise  toutes  mes 
richesses.  Ce  que  je  fournis  de  mon  propre 
fonds  c'est  la  bonne  foi.  Si  jamais  quelque 
curieux  lit  mes  mémoires,  il  reconnaîtra  qu'une 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE  5 

âme  candide  pouvait  seule  s'exprimer  dans  un 
langage  si  simple  et  si  uni.  J'ai  toujours  passé 
pour  très  naïf  dans  les  compagnies  où  j'ai  vécu. 
Cet  écrit  ne  peut  que  continuer  cette  opinion 
après  ma  mort. 


J'ai  nom  Elme-Laurent- Jacques  Ménétrier. 
Mon  père,  Léonard  Ménétrier,  était  rôtisseur 
rue  Saint-Jacques  à  l'enseigne  de  la  Reine  Pé- 
dauque,  qui,  comme  on  sait,  avait  les  pieds 
palmés  à  la  façon  des  oies  et  des  canards. 

Son  auvent  s'élevait  vis-à-vis  de  Saint-Benoît- 
le-Bétourné,  entre  madame  Gilles,  mercière 
aux  Trois-Pucelles,  et  M.  Blaizot,  libraire  à 
YJmage  Sainte-Catherine,  non  loin  du  Petit 
Bacchus,  dont  la  grille,  ornée  de  pampres,  fai- 
sait le  coin  de  la  rue  des  Cordiers.  Il  m'aimait 
beaucoup  et  quand,  après  souper,  j'étais  couché 
dans  mon  petit  lit,  il  me  prenait  la  main,  sou- 
levait l'un  après  l'autre  mes  doigts,  en  com- 
mençant par  le  pouce,  et  disait  : 


8  LÀ    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

—  Celui-là  l'a  tué,  celui-là  1  a  plumé,  celui- 
là  l'a  fricassé,  celui-là  l'a  mangé.  Et  le  petit 
Riquiqui,  qui  n'a  rien  du  tout. 

»  Sauce,  sauce,  sauce,  ajoutait-il  en  me 
chatouillant,  avec  le  bout  de  mon  petit  doigt, 
le  creux  de  la  main. 

Et  il  riait  très  fort.  Je  riais  aussi  en  m'en- 
dormant,  et  ma  mère  affirmait  que  le  sourire 
restait  encore  sur  mes  lèvres  le  lendemain 
matin. 

Mon  père  était  bon  rôtisseur  et  craignait 
Dieu.  C'est  pourquoi  il  portait,  aux  jours  de 
fête,  la  bannière  des  rôtisseurs,  sur  laquelle 
un  beau  saint  Laurent  était  brodé  avec  son 
gril  et  une  palme  d'or.  Il  avait  coutume  de 
me  dire  : 

—  Jacquot,  ta  mère  est  une  sainte  et  digne 
femme. 

C'est  un  propos  qu'il  se  plaisait  à  répéter. 
Et  il  est  vrai  que  ma  mère  allait  tous  les 
dimanches  à  l'église  avec  un  livre  imprimé 
en  grosses  lettres.  Car  elle  savait  mal  lire  le 
petit  caractère  qui,  disait-elle,  lui  tirait  les 
yeux  hors  de  la  tête.  Mon  père  passait,  chaque 
soir,  une  heure  ou  deux  au  cabaret  du  Petit 
BacchuSj  que  fréquentaient  Jeannette  la  viel- 
leuse et  Catherine  la  dentellière  Et,  chaque  fois 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÊDAUQUE  9 

qu'il  en  revenait  un  peu  plus  tard  que  de 
coutume,  il  disait  d'une  voix  attendrie  en 
mettant  son  bonnet  de  coton  : 

—  Barbe,  dormez  en  paix.  Je  le  disais  tantôt 
encore  au  coutelier  boiteux  :  Vous  êtes  une 
sainte  et  digne  femme. 

J'avais  six  ans,  quand,  un  jour,  rajustant  son 
tablier,  ce  qui  était  en  lui  signe  de  résolution, 
il  me  parla  de  la  sorte  : 

—  Mirant,  notre  bon  chien,  a  tourné  ma 
broche  pendant  quatorze  ans.  Je  n'ai  pas  de 
reproche  à  lui  faire.  C'est  un  bon  serviteur 
qui  ne  m'a  jamais  volé  le  moindre  morceau  de 
dinde  ni  d'oie.  Il  se  contentait  pour  prix  de 
sa  peine  de  lécher  la  rôtissoire.  Mais  il  se  fait 
vieux.  Sa  patte  devient  raide,  il  n'y  voit  goutte 
et  ne  vaut  plus  rien  pour  tourner  la  manivelle. 
Jacquot,  c'est  à  toi,  mon  fils,  de  prendre  sa 
place.  Avec  de  la  réflexion  et  quelque  usage, 
tu  y  réussiras  sans  faute  aussi  bien  que  lui. 

Mirant  écoulait  ces  paroles  et  secouait  la 
queue  en  signe  d'approbation.  Mon  père  pour- 
suivit : 

—  Donc,  assis  sur  cet  escabeau,  tu  tourne- 
ras la  broche.  Cependant,  afin  de  te  former  l'es- 
prit, tu  repasseras  ta  Croix  de  Dieu,  et  quand, 
par  la  suite,  tu  sauras  lire  toutes  ies  lellres 

1. 


10  LA    RÔTISSERIE   DE    LA    REINE    PÉDAUQDE 

moulées,  tu  apprendras  par  cœur  quelque  livre 
de  grammaire  ou  de  morale  ou  encore  les 
belles  maximes  de  l'Ancien  et  Nouveau  Testa- 
ment. Car  la  connaissance  de  Dieu  et  la  dis- 
tinction du  bien  et  du  mal  sont  nécessaires 
même  dans  un  état  mécanique,  de  petit  renom 
sans  doute,  mais  honnête  comme  est  le  mien, 
qui  fut  celui  de  mon  pèr3  et  qui  sera  le  tien, 
s'il  plaît  à  Dieu. 

A  compter  de  ce  jour,  assis  du  matin  au 
soir,  au  coin  de  la  cheminée,  je  tournai  la 
broche,  ma  Croix  de  Dieu  ouverte  sur  mes  ge- 
noux. Un  bon  capucin,  qui  venait,  avec  son 
sac,  quêter  chez  mon  père,  m'aidait  à  épeler. 

11  le  faisait  d'autant  plus  volontiers  que  mon 
père,  qui  estimait  le  savoir,  lui  payait  ses 
leçons  d'un  beau  morceau  de  dinde  et  d'un 
grand  verre  de  vin,  tant  qu'enfin  le  petit  frère, 

voyant  que  je  formais  assez  bien  les  syllabes 
et  les  mots,  m'apporta  une  belle  Vie  de  sainte 
Marguerite,  où  il  m'enseigna  à  lire  couram- 
ment. 

Un  jour,  ayant  posé,  comme  de  coutume, 
sa  besace  sur  le  comptoir,  il  vint  s'asseoir  près 
de  moi,  et,  chauffant  ses  pieds  nus  dans  la 
cendre  du  foyer,  il  me  fit  dire  pour  la  centième 
foi»  • 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE         i\ 

Pucelle  sage,  nette  et  fine, 

Aide  des  femmes  en  gésine, 

Ayez  pitié  de  nous. 

A  ce  moment,  un  homme  d'une  taille  épaisse 
et  pourtant  assez  noble,  vêtu  de  l'habit  ecclé- 
siastique, entra  dans  la  rôtisserie  et  cria  d'une 
voix  ample  : 

—  Holàl  l'hôte,  servez-moi  un  bon  morceau. 
Il  paraissait,  sous  ses  cheveux  gris,  dans  le 

plein  de  l'âge  et  de  la  force.  Sa  bouche  était 
riante  et  ses  yeux  vifs.  Ses  joues  un  peu 
lourdes  et  ses  trois  mentons  descendaient  ma- 
jestueusement sur  un  rabat,  devenu  par  sym- 
pathie aussi  gras  que  le  cou  qui  s'y  répandait. 
Mon  père,  courtois  par  profession,  tira  son 
bonnet  et  dit  en  s'inclinant  : 

—  Si  Voire  Révérence  veut  se  chauffer  un 
moment  à  mon  feu,  je  lui  servirai  ce  qu'elle 
désire. 

Sans  se  faire  prier  davantcige,   l'abbé  prit 
place  devant  la  cheminée  à  côté  du  capucin. 
Entendant  le  bon  frère  qui  lisait  : 

Pucelle  sage,  nette  et  fine, 
Aide  des  femmes  en  gésine..., 

il  frappa  dans  ses  mains  et  dit  : 

—  Oh,  l'oiseau  rare!  l'homme  unique!  Un 


12  LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

capucin  qui  sait  lirel    Eh!  petit  frère,  com- 
ment vous  nommez-vous? 

—  Frère  Ange,  capucin  indigne,  répondit 
mon  maître. 

Ma  mère,  qui  de  la  chambre  haute  entendit 
des  voix,  descendit  dans  la  boutique,  attirée 
par  la  curiosité. 

L'abbé  la  salua  avec  une  politesse  déjà  fami- 
lière et  lui  dit  : 

—  Voilà  qui  est  admirable,  madame  :  Frère 
Ange  est  capucin  et  il  sait  lirel 

—  Il  sait  même  lire  toutes  les  écritures, 
répon  jit  ma  mère. 

Et,  s'approchant  du  frère,  elle  reconnut 
l'oraison  de  sainte  Marguerite  à  l'image  qui 
représentait  la  vierge  martyre,  un  goupillon  à 
la  main. 

—  Cette  prière,  ajouta-t-elle,  est  difficile  à 
lire,  parce  que  les  mots  en  sont  tout  petits  et 
à  peine  séparés.  Par  bonheur,  il  suffît,  dans 
les  douleurs,  de  se  l'appliquer  comme  un  em- 
plâtre à  l'endroit ,  où  l'on  ressent  le  plus  de 
mal,  et  elle  opère  de  la  sorte  aussi  bien  et 
mieux  même  que  si  on  la  récitait.  J'en  ai  fait 
l'épreuve,  monsieur,  lors  de  la  naissance  de 
mon  fils  Jacquot,  ici  présent. 

N'en    doutez    point,  ma    bonne  dame, 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PEDAUQUE         13 

répondit  frère  Ange  :  L'oraison  de  sainte  Mar- 
guerite est  souveraine  pour  ce  que  vous  dites, 
à  la  condition  expresse  de  faire  l'aumône  aux 
capucins. 

Sur  ces  mots,  frère  Ange  vida  le  gobelet 
que  ma  mère  lui  avait  rempli  jusqu'au  bord, 
jeta  sa  besace  sur  son  épaule  et  s'en  alla  du 
côté  du  Petit  Bacchus. 

Mon  père  servit  un  quartier  de  volaille  à 
l'abbé,  qui,  tirant  de  sa  poche  un  morceau  de 
pain,  un  flacon  de  vin  et  un  couteau  dont  le 
manche  de  cuivre  représentait  le  feu  roi  en 
empereur  romain  sur  une  colonne  antique,, 
commença  de  souper. 

Mais,  à  peine  avait-il  mis  le  premier  mor- 
ceau dans  sa  bouche,  qu'il  se  tourna  vers  mon 
père,  et  lui  demanda  du  sel,  surpris  qu'on 
ne  lui  eût  point  d'abord  présenté  la  sa- 
lière. 

—  Ainsi,  dit-il,  en  usaient  les  anciens.  Ils 
offraient  le  sel  en  signe  d'hospitalité.  Ils  pla- 
çaient aussi  des  salières  dans  les  temples,  sur 
la  nappe  des  dieux. 

Mon  père  lui  présenta  du  sel  gris  dans  le 
sabot  qui  était  accroché  à  la  cheminée.  L'abbé 
en  prit  à  sa  convenance  et  dit  : 

—  Les  anciens  considéraient  le  sel  commet 


14  LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

l'assaisonnement  nécessaire  de  tous  les  repas  et 
ils  le  tenaient  en  telle  estime  qu'ils  appelaient 
sel,  par  métaphore,  les  traits  d'esprit  qui  don- 
nent de  la  saveur  au  discours. 

—  Ah  I  dit  mon  père,  en  quelque  estime 
que  vos  anciens  l'aient  tenu,  la  gabelle  au- 
jourd'hui le  met  encore  à  plus  haut  prix. 

Ma  mère,  qui  écoutait  en  tricotant  un  bas  de 
laine,  fut  contente  de  placer  son  mot. 

—  Il  faut  croire,  dit-elle,  que  le  sel  est  une 
bonne  chose,  puisque  le  prêtre  en  met  un 
grain  sur  la  langue  des  enfants  qu'on  tient 
sur  les  fonts  du  baptême.  Quand  mon  Jac- 
quot  sentit  ce  sel  sur  sa  langue,  il  fit  la  gri- 
mace, car,  tout  petit  qu'il  était,  il  avait  déjà 
de  l'esprit.  Je  parle,  monsieur  l'abbé,  de  mon 
fils  Jacques,  ici  présent. 

L'abbé  me  regarda  et  dit  : 

—  C'est  maintenant  un  grand  garçon.  La 
modestie  est  peinte  sur  son  visage,  et  il  lit 
attentivement  la  Vie  de  sainte  Marguerite. 

—  Oh  !  reprit  ma  mère,  il  lit  aussi  l'orai- 
son pour  les  engelures  et  la  prière  de  saint 
Hubert,  que  frère  Ange  lui  a  données,  et  l'his- 
toire de  celui  qui  a  été  dévoré,  au  faubourg 
Saint-Marcel,  par  plusieurs  diables,  pour  avoir 
blasphémé  le  saint  nom  de  Dieu. 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDADQUE         15 

Mon  père  me  regarda  avec  admiration,  puis 
il  coula  dans  l'oreille  de  l'abbé  que  j'appre- 
nais tout  ce  que  je  voulais,  par  une  facilité 
native  et  naturelle. 

—  Ainsi  donc,  répliqua  l'abbé,  le  faut-il 
former  aux  bonnes  lettres,  qui  sont  l'honneur 
de  l'homme,  la  consolation  de  la  vie  et  le 
remède  à  tous  les  maux,  même  à  ceux  de 
l'amour,  ainsi  que  l'affirme  le  poète  Théocrite. 

—  Tout  rôtisseur  que  je  suis,  répondit  mon 
père,  j'estime  le  savoir  et  je  veux  bien  croire 
qu'il  est,  comme  dit  Votre  Grâce,  un  remède  à 
l'amour.  Mais  je  ne  crois  pas  qu'il  soit  un 
remède  à  la  faim. 

—  Il  n'y  est  peut-être  pas  un  onguent 
souverain,  répondit  l'abbé  ;  mais  il  y  porte 
quelque  soulagement  à  la  manière  d'un  baume 
très  doux,  quoique  imparfait. 

Gomme  il  parlait  ainsi,  Catherine  la  dentel- 
lière parut  au  seuil,  le  bonnet  sur  l'oreille  et 
son  fichu  très  chiffonné.  A  sa  vue,  ma  mère 
fronça  le  sourcil  et  laissa  tomber  trois  mailles 
de  son  tricot. 

—  Monsieur  Ménétrier,  dit  Catherine  à  mon 
père,  venez  dire  un  mot  aux  sergents  du  guet. 
Si  vous  ne  le  faites,  ils  conduiront  sans  faute 
frère  Ange  en  prison.  Le  bon  frère  est  entré 


16         LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQDE 

tantôt  au  Petit  Bacchus^  où  il  a  bu  deux  ou  trois 
pots  qu'il  n'a  point  payés,  de  peur,  disait-il,  de 
manquer  à  la  règle  de  saint  François.  Mais  le 
pis  de  l'affaire  est  que,  me  voyant  sous  la 
tonnelle  en  compagnie,  il  s'approcha  de  moi 
pour  m'apprendre  certaine  oraison  nouvelle. 
Je  lui  dis  que  ce  n'était  pas  le  moment,  et, 
comme  il  devenait  pressant,  le  coutelier  boi- 
teux, qui  se  trouvait  tout  à  côté  de  moi,  le 
tira  très  fort  par  la  barbe.  Alors,  frère  Ange 
se  jeta  sur  le  coutelier,  qui  roula  à  terre, 
emportant  la  table  et  les  brocs.  Le  cabaretier 
accourut  au  bruit  et,  voyant  la  table  culbutée, 
le  vin  répandu  et  frère  Ange,  un  pied  sur  la 
tête  du  coutelier,  brandissant  un  escabeau  dont 
il  frappait  tous  ceux  qui  l'approchaient,  ce 
méchant  hôte  jura  comme  un  diable  et  s'en  fut 
appeler  la  garde.  Monsieur  Ménétrier,  venez 
sans  tarder,  venez  tirer  le  petit  frère  de  la 
main  des  sergents.  C'est  un  saint  homme  et 
il  est  excusable  dans  cette  affaire. 

Mon  père  était  enclin  à  faire  plaisir  à 
Catherine.  Mais  cette  fois  les  paroles  de  la 
dentellière  n'eurent  point  l'effet  qu'elle  en 
attendait.  Il  répondit  net  qu'il  ne  trouvait  pas 
d'excuse  à  ce  capucin  et  qu'il  lui  souhaitait 
uno  bonne  pénitence  au  pain  et  à  l'eau,  au 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE  17 

plus  noir  cul  de  basse-fosse  du  couvent  don 
il  était  l'opprobre  et  la  honte. 
Il  s'échauffait  en  parlant  : 

—  Un  ivrogne  et  un  débauché  à  qui  jt 
donne  tous  les  jours  du  bon  vin  et  de  bons 
morceaux  et  qui  s'en  va  au  cabaret  lutiner  des 
guilledines  assez  abandonnées  pour  préférer 
la  société  d'un  coutelier  ambulant  et  d'un 
capucin  à  celle  des  honnêtes  marchands  jurés 
du  quartier  !  Fi  !  fi  ! 

Il  s'arrêta  court  à  cet  endroit  de  ses  invec- 
tives et  regarda  à  la  dérobée  ma  mère  qui, 
debout  et  droite  contre  l'escalier,  poussait  à 
petits  coups  secs  l'aiguille  à  tricoter. 

Catherine,  surprise  par  ce  mauvais  accueil, 
dit  sèchement . 

—  Ainsi,  vous  ne  voulez  pas  dire  une  bonne 
parole  au  cabaretier  et  aux  sergents? 

—  Je  leur  dirai,  si  vous  voulez,  qu'ils  em- 
mènent le  coutelier  avec  le  capucin, 

—  Mais,  fit-elle  en  riant,  le  coutelier  est 
votre  ami. 

—  Moins  mon  ami  que  le  vôtre,  dit  mon 
père  irrité.  Un  gueux  qui  tire  la  bricole  et  va 
clochant  ! 

—  Ohl  pour  cela  s'écria-t-elle,  c'est  bien  vrai 
qu'il  cloche   II  cloche,  il  cloche,  il  cloche  ! 


18         LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

Et  elle  sortit  de  la  rôtisserie,  en  éclatant  de 
rire. 

Mon  père,  se  tournant  alors  vers  l'abbé,  qui 
grattait  un  os  avec  son  couteau  : 

—  C'est  comme  j'ai  l'honneur  de  le  dire  à 
Votre  Grâce  :  chaque  leçon  de  lecture  et  d'é- 
criture que  ce  capucin  donne  à  mon  enfant,  je 
la  paie  d'un  gobelet  de  vin  et  d'un  fin  mor- 
ceau, lièvre,  lapin,  oie,  voire  géline  ou  chapon. 
C'est  un  ivrogne  et  un  débauché  1 

—  N'en  doutez  point,  répondit  l'abbé. 

—  Mais  s'il  ose  jamais  mettre  le  pied  sur  mon 
seuil,  je  le  chasserai  à  grands  coups  de  balai. 

—  Ce  sera  bien  fait,  dit  l'abbé.  Ce  capucin 
est  un  âne,  et  il  enseignait  à  votre  fils  bien 
moins  à  parler  qu'à  braire.  Vous  ferez  sage- 
ment de  jeter  au  feu  cette  Vie  de  sainte  Cathe- 
rine, cette  prière  pour  les  engelures  et  cette 
histoire  de  loup-garou,  dont  le  frocard  empoi- 
sonnait l'esprit  de  votre  fils.  Au  prix  où  frère 
Ange  donnait  ses  leçons,  je  donnerai  les 
miennes;  j'enseignerai  à  cet  enfant  le  latin  et 
le  grec,  et  même  le  français,  que  Voiture  et 
Balzac  ont  porté  à  sa  perfection.  Ainsi,  par 
une  fortune  doublement  singulière  et  favorable, 
ce  Jacquot  Tournebroche  deviendra  savant  et 
je  mangerai  tous  les  jours. 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDADQUE  19 

—  Topez  là  !  dit  mon  père.  Barbe,  apportez 
deux  gobelets.  Il  n'y  a  point  d'affaire  conclue 
quand  les  parties  n'ont  pas  trinqué  en  signe 
d'accord.  Nous  boirons  ici.  Je  ne  veux  de  ma 
vie  remettre  le  pied  au  Petit  Bacchus,  tant  ce 
coutelier  et  ce  moine  m'inspirent  d'éloigne- 
ment. 

L'abbé  se  leva,  et,  les  mains  posées  sur  le 
dossier  de  sa  chaise,  dit  d'un  ton  lent  et  grave  : 

—  Avant  tout,  je  remercie  Dieu,  créateur  et 
conservateur  de  toutes  choses,  de  m'avoir  con- 
duit dans  cette  maison  nourricière.  C'est  lui 
seul  qui  nous  gouverne,  et  nous  devons  recon- 
naître sa  providence  dans  les  affaires  humaines, 
encore  qu'il  soit  téméraire  et  parfois  incongru 
de  l'y  suivre  de  trop  près.  Car,  étant  univer- 
selle, elle  se  trouve  dans  toutes  sortes  de  ren- 
contres, sublimes  assurément  pour  la  conduite 
que  Dieu  y  tient,  mais  obscènes  ou  ridicules 
pour  la  part  que  les  hommes  y  prennent,  et 
qui  est  le  seul  endroit  par  où  elles  nous  appa- 
raissent. Aussi,  ne  faut-il  pas  crier,  à  la  façon 
des  capucins  et  des  bonnes  femmes,  qu'on  voit 
Dieu  à  tous  les  chats  qu'on  fouette.  Louons  le 
Seigneur  ;  prions-le  de  m'éclairer  dans  les 
enseignements  que  je  donnerai  à  cet  enfant,  et, 
pour  le  reste,  remettons-nous-en  à  sa  sainte  vo- 


20         LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PEDAUQUE 

lonté,  sans  chercher  à  la  comprendre  par  le 
menu. 

Puis,  soulevant  son  gobelet,  il  but  un  grand 
coup  de  vin. 

—  Ce  vin,  dit-il,  porte  dans  l'économie  du 
corps  humain  une  chaleur  douce  et  salutaire. 
C'est  une  liqueur  digne  d'être  chantée  à  Téos 
et  au  Temple,  par  les  princes  des  poètes  ba- 
chiques, Anacréon  et  Chaulieu.  J'en  veux  frotter 
les  lèvres  de  mon  jeune  disciple. 

Il  me  mit  le  gobelet  sous  le  menton  et 
s'écria  : 

—  Abeilles  de  l'Académie,  venez,  venez  vous 
poser  en  harmonieux  essaims  sur  la  bouche, 
désormais  sacrée  aux  Muses,  de  Jacobus  Tour- 
nebroche. 

—  Oh  I  monsieur  l'abbé,  dit  ma  mère,  il  est 
vrai  que  le  vin  attire  les  abeilles,  surtout 
quand  il  est  doux.  Mais  il  ne  faut  pas  sou- 
haiter que  ces  méchantes  mouches  se  posent  sur 
les  lèvres  de  mon  Jacquot,  car  leur  piqûre 
est  cruelle.  Un  jour  que  je  mordais  dans  une 
pêche,  je  fus  piquée  à  la  langue  par  une  abeille 
et  je  souffris  les  tourments  de  l'enfer.  Je  ne  fus 
soulagée  que  par  un  peu  de  terre,  mêlée  de  sa- 
live, que  frère  Ange  me  mît  dans  la  bouche, 
en  récitant  l'oraison  de  saint  CAme. 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE         21 

L'abbé  lui  fit  entendre  qu'il  parlait  d'abeilles 
au  sens  allégorique.  Et  mon  père  dit  sur  un 
ton  de  reproche  : 

—  Barbe,  vous  êtes  une  sainte  et  digne 
femme,  mais  j'ai  maintes  fois  remarqué  que 
vous  aviez  un  fâcheux  penchant  à  vous  jeter 
étourdiment  dans  les  entretiens  sérieux  comme 
un  chien  dans  un  jeu  de  quilles. 

—  Il  se  peut,  répondit  ma  mère.  Mais  si 
vous  aviez  mieux  suivi  mes  conseils,  Léonard, 
vous  vous  en  seriez  bien  trouvé.  Je  puis  ne  pas 
connaître  toutes  les  espèces  d'abeilles,  mais  je 
m'entends  au  gouvernement  de  la  maison  ot 
aux  convenances  que  doit  garder  dans  ses 
mœurs  un  homme  d'âge,  père  de  famille  et 
porte-bannière  de  sa  confrérie. 

Mon  père  se  gratta  l'oreille  et  versa  du  vin  à 
l'abbé  qui  dit  en  soupirant  : 

—  Certes,  le  savoir  n'est  pas  de  nos  jours 
honoré  dans  le  royaume  de  France  comme  il 
l'était  chez  le  peuple  romain,  pourtant  dégénéré 
de  sa  vertu  première,  au  temps  où  la  rhéto- 
rique porta  Eugène  à  l'Empire.  Il  n'est  pas 
rare  de  voir  en  notre  siècle  un  habile  homme 
dans  un  grenier  sans  feu  ni  chandelle.  Exem- 
^lum  ut  tal'pa.  J'en  suis  un  exemple. 

Il  nous  fit  alors  un  récit  de  sa  vie,  que  je 


i:2  LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQDB 

l'apporterai  tel  qu'il  sortit  de  sa  bouche,  à 
cela  près  qu'il  s'y  trouvait  des  endroits  que  la 
faiblesse  de  mon  âge  m'empêcha  de  bien  en- 
tendre, et,  par  suite,  de  garder  dans  ma  mé- 
moire. J'ai  cru  pouvoir  les  rétablir  d'après  les 
confidences  qu'il  me  fit  plus  tard  quand  il 
m'acc.orda  l'honneur  de  son  amitié 


—  Tel  que  vous  me  voyez,  dit-il,  ou  pour 
mieux  dire,  tout  autre  que  vous  ne  me  voyez, 
jeune,  svelte,  l'œil  vif  et  les  cheveux  noirs,  j'ai 
enseigné  les  arts  libéraux  au  collège  de  Beau- 
vais,  sous  MM.  Dugué,  Guérin,  Goffm  et  Baf- 
fier.  J'avais  reçu  les  ordres  et  je  pensais  me 
faire  un  grand  renom  dans  les  lettres.  Mais  une 
femme  renversa  mes  espérances.  Elle  se  nom- 
mait Nicole  Pigoreau  et  tenait  une  boutique 
de  librairie  à  la  Bible  d'or,  sur  la  place,  devant 
le  collège.  J'y  fréquentais,  feuilletant  sans 
cesse  les  livres  qu'elle  recevait  de  Hollande,  et 
aussi  ces  éditions  bipontiques,  illustrées  de 
notes,  gloses  et  commentaires  très  savants. 
J'étais  aimable,  madame  Pigoreau  s'en  aperçut 


24         LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

pour  mon  malheur.  Elle  avait  été  jolie  et  sa- 
vait plaire  encore.  Ses  yeux  parlaient.  Un 
jour,  les  Cicéron  et  les  Tito  Live,  les  Platon  et 
les  Aristote,  Thucydide,  Polybe  et  Varron, 
Épictète,  Sénèque,  Boèce  et  Cassiodore,  Homère,' 
Eschyle,  Sophocle,  Euripide,  Plante  et  Térence, 
Diodore  de  Sicile  et  Denys  d'Halicarnasse, 
saint  Jean  Chrysostôme  et  saint  Basile,  saint 
Jérôme  et  saint  Augustin,  Erasme,  Saumaise, 
Turnèbe  et  Scaliger,  saint  Thomas-d'Aquin, 
Saint-Bonaventure,  Bossuet  traînant  Ferri  à  sa 
suite,  Lenain,  Godefroy,  Mézeray,  Mainbourg, 
Fabricius,  le  père  Lelong  et  le  père  Pitou,  tous 
les  poètes,  tous  les  orateurs,  tous  les  histo- 
riens, tous  les  pères,  tous  les  docteurs,  tous 
les  théologiens,  tous  les  humanistes,  tous  les 
compilateurs,  assemblés  du  haut  en  bas  des 
murs,  furent  témoins  de  nos  baisers. 

»  —  Je  n'ai  pu  vous  résister,  me  dit-elle, 
n'en  prenez  pas  une  mauvaise  opinion  de  moi. 

*  Elle  m'exprimait  son  amour  avec  des  trans- 
ports inconcevables.  Une  fois,  elle  me  fit  es- 
sayer un  rabat  et  des  manchettes  de  dentelle, 
et  trouvant  qu'ils  m'allaient  à  ravir,  elle  me 
pressa  de  les  garder.  Je  n'en  voulus  rien  faire. 
Mais  comme  elle  s'irritait  de  mes  refus,  où 
elle  voyait  une  offense  à  l'amour,  je  consentis 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE         25 

à  prendre  ce  qu'elle  m'offrait,  de  peur  de  la 
fâcher. 

»  Ma  bonne  fortune  dura  jusqu'au  temps  ou 
je  fus  remplacé  par  un  officier.  J'en  conçus 
.uiï-violent  dépit,  et  dans  l'ardeur  de  me  ven 
ger,  je  fis  savoir  aux  régents  du  collège  que 
je  n'allais  plus  à  la  Bible  d'or,  de  peur  d'y  voir 
des  spectacles  propres  à  offenser  la  modestie 
d'un  jeune  ecclésiastique.  A  vrai  dire,  je  n'eus 
pas  à  me  féliciter  de  cet  artifice.  Car  madame  Pi- 
goreau,  apprenant  comme  j'en  usais  à  son  égard, 
publia  que  je  lui  avais  volé  des  manchettes  et 
un  rabat  de  dentelle.  Ses  fausses  plaintes  al- 
lèrent aux  oreilles  des  régents  qui  firent  fouiller 
mon  cotl're  et  y  trouvèrent  la  parure,  qui  était 
d'un  assez  grand  prix.  Ils  me  chassèrent,  et 
c'est  ainsi  que  j'éprouvai,  à  l'exemple  d'Hippo- 
lyl^  et  de  Bellérophon,  la  ruse  et  la  méchanceté 
des  femmes.  Me  trouvant  dans  la  rue  avec  mes 
hardes  et  mes  cahiers  d'éloquence,  j'étais  en 
grand  risque  d'y  mourir  de  faim,  lorsque, 
laissant  le  petit  collet,  je  me  recommandai  à 
un  seigneur  huguenot,  qui  me  prit  pour  secré- 
taire et  me  dicta  des  libelles  sur  la  religion. 

—  Ah  !  pour  cela  !  s'écria  mon  père,  c'était 
mal  à  vous,  monsieur  l'abbé.  Un  honnête 
homme  ne  doit  pas  prêter  la  main  à  ces  abo- 

i 


%         LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

minations.  Et,  pour  ma  part,  bien  qu'ignorant 
et  de  condition  mécanique,  je  ne  puis  sentir 
la  vache  à  Colas. 

—  Vous  avez  raison,  mon  hôte,  reprit  l'abbé. 
Cet  endroit  est  le  plus  mauvais  de  ma  vie. 
C'est  celui  qui  me  donne  le  plus  de  repentir. 
Mais  mon  homme  était  calviniste.  Il  ne  m'em- 
ployait qu'à  écrire  contre  les  luthériens  et  les 
sociniens,  qu'il  ne  pouvait  souffrir,  et  je  vous 
assure  qu'il  m'obligea  à  traiter  ces  hérétiques 
plus  durement  qu'on  ne  le  fit  jamais  en  Sor- 
bonne. 

—  Amen,  dit  mon  père.  Les  agneaux  pais- 
sent en  paix,  tandis  que  les  loups  se  dévorent 
entre  eux. 

L'abbé  poursuivit  son  récit  : 

—  Au  reste,  dit-il,  je  ne  demeurai  pas  long- 
temps chez  ce  seigneur,  qui  faisait  plus  de  cas 
des  lettres  d'Uîric  de  Hutten  que  des  harangues 
de  Démosthène  et  chez  qui  on  ne  buvait  que 
de  l'eau.  Je  fis  ensuite  divers  métiers  dont  au- 
cun ne  me  réussit.  Je  fus  successivement  col- 
porteur, comédien,  moine,  laquais.  Puis,  repre- 
nant le  petit  collet,  je  devins  secrétaire  de 
l'évêque  de  Séez  et  je  rédigeai  le  catalogue  des 
manuscrits  précieux  renfermés  dans  sa  biblio- 
thèque. Ce  catalogue  forme  deux  volumes  in- 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE         27 

folio,  qu'il  plaça  dans  sa  galerie,  reliés  en  ma- 
roquin rouge,  à  ses  armes,  et  dorés  sur  tranches. 
J'ose  dire  que  c'est  un  bon  ouvrage. 

»  Il  n'aurait  tenu  qu'à  moi  de  vieillir  dans 
l'étude  et  la  paix  auprès  de  monseigneur.  Mais 
j'aimais  la  chambrière  de  madame  la  baillive. 
Ne  m'en  blâmez  pas  avec  trop  de  sévérité. 
Brune,  grasse,  vive,  fraîche,  saint  Pacôme  lui- 
même  l'eût  aimée.  Un  jour,  elle  prit  le  coche 
pour  aller  chercher  fortune  à  Paris.  Je  l'y 
suivis.  Mais  je  n'y  fis  point  mes  affaires  aussi 
bien  qu'elle  fit  les  siennes.  J'entrai,  sur  sa  re- 
commandation, au  service  de  madame  de  Saint- 
Ernest,  danseuse  de  l'Opéra,  qui,  connaissant 
mes  talents,  me  chargea  d'écrire,  sous  sa  dic- 
tée, un  libelle  contre  mademoiselle  Davilliers, 
de  qui  elle  avait  à  se  plaindre.  Je  fus  un 
assez  bon  secrétaire,  et  méritai  bien  les  cin- 
quante écus  qui  m'avaient  été  promis.  Le  livre 
fut  imprimé  à  Amsterdam,  chez  Marc-Michel 
Rey,  avec  un  frontispice  allégorique,  et  made- 
moiselle Davilliers  reçut  le  premier  exemplaire 
au  moment  où  elle  entrait  en  scène  pour  chan- 
ter le  grand  air  d'Armide.  La  colère  rendit  sa 
voix  rauque  et  tremblante.  Elle  chanta  faux  et 
fut  sifflée.  Son  rôle  fini,  elle  courut  avec  sa 
poudre  et  ses  paniers  chez  l'intendant  des  me- 


S8         LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQDE 

nus,  qui  n'avait  rien  à  lui  refuser.  Elle  se  jeta 
tout  en  larmes  à  ses  pieds  et  cria  vengeance. 
On  sut  bientôt  que  le  coup  partait  de  madame 
de  Saint-Ernest. 

»  Interrogée,  pressée,  menacée,  elle  me  dé- 
nonça et  je  fus  mis  à  la  Bastille,  où  je  restai 
quatre  ans.  J')»^  trouvai  quelque  consolation 
à  lire  Boèce  et  Cassiodore. 

»  Depuis  j'ai  tenu  une  échoppe  d'écrivain 
public  au  cimetière  des  Saints-Innocents  et  pr^té 
aux  servantes  amoureuses  une  plume,  qui  de- 
vait plutôt  peindre  les  hommes  illustres  de 
Rome  et  commenter  les  écrits  des  Pères.  Je 
gagne  deux  liards  par  lettre  d'amour  et  c'est 
un  métier  dont  je  meurs  plutôt  que  je  n'en 
vis.  Mais  je  n'oublie  pas  qu'Épictète  fut  esclave 
et  Pyrrhon  jardinier. 

»  Tantôt  j'ai  reçu,  par  grand  hasard,  un  écu 
pour  une  lettre  anonj^me.  Je  n'avais  pas  mangé 
depuis  deux  jours.  Aussi  me  suis-je  mis  tout 
de  suite  en  quête  d'un  traiteur.  J'ai  vu,  de  la 
rue,  votre  enseigne  enluminée  et  le  feu  de  votre 
cheminée,  qui  faisait  flamber  joyeusement  les 
vitres.  J  ai  senti  sur  votre  seuil  une  odeur  dé- 
licieuse. Je  suis  entré.  Mon  cher  hôte,  vous 
connaissez  maintenant  ma  vie. 

—  Je  vois  qu'elle  est  d'un   brave  homme 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE         29 

dit  mon  père,  et,  hors  la  vache  à  Colas,  il  n'y 
a  trop  rien  à  y  reprendre.  Votre  main  !  Nous 
sommes  amis.  Gomment  vous  appelez -vous  ? 

—  Jérôme  Goignard,  docteur  en  théologie, 
licencié  es  arts. 


2. 


Ce  qu'il  y  a  de  merveilleux  dans  les  affaires 

humaines,  c'est  l'enchaînement  des  effets  et  des 

causes.  M.  Jérôme  Goignard  avait  bien  raison 

de  le  dire  :  A  considérer  cette  suite  bizarre  de 

coups  et  de  contre-coups  où  s'entre-choquent 

nos  destinées,  on  est  obligé  de  reconnaître  que 

Dieu,  dans  sa  perfection,  ne  manque  ni  d'esprit 

ni  de  fantaisie,  ni  de  force  comique;  qu'il  excelle 

au  contraire  dans  l'imbroglio  comme  en  tout 

le  reste,  et  qu'après  avoir  inspiré  Moïse,  David 

et  les  prophètes,  s'il  daignait  inspirer  M.  Le 

Sage  et  les  poètes  de  la  foire,  il  leur  dicterait 

les  pièces  les  plus  divertissantes  pour  Arlequin. 

C'est  ainsi  que  je  devins  latiniste  parce  que 

frère  Ange  fut  pris  par  les  sergents   et  mis 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE         31 

en  chartre  ecclésiastique,  pour  avoir  cissommé 
un  coutelier  sous  la  tonnelle  du  Petit  Bacchus. 
M.  Jérôme  Coignard  accomplit  sa  promesse.  Il 
me  donna  ses  leçons,  et,  me  trouvant  docile  et 
intelligent,  il  prit  plaisir  à  m'enseigner  les  let- 
tres anciennes.  En  peu  d'années  il  fit  de  moi 
un  assez  bon  latiniste. 

J'ai  gardé  à  sa  mémoire  une  reconnaissance 
qui  ne  finira  qu'avec  ma  vie.  On  concevra 
toute  l'obligation  que  je  lui  ai,  quand  j'aurai 
dit  qu'il  ne  négligea  rien  pour  former  mon 
cœur  et  mon  âme  en  même  temps  que  mon 
esprit.  Il  me  récitait  les  Maximes  d'Epictète,  les 
Homélies  de  saint  Basile  et  les  Consolations  de 
Boèce.  Il  m'exposait,  par  de  beaux  extraits,  la 
philosophie  des  stoïciens;  mais  il  ne  la  faisait 
paraître  dans  sa  sublimité  que  pour  l'abattre 
de  plus  haut  devant  la  philosophie  chrétienne. 
Il  était  subtil  théologien  et  bon  catholique.  Sa 
foi  demeurait  entière  sur  les  débris  de  ses  plus 
chères  illusions  et  de  ses  plus  légitimes  espé- 
rances. Ses  faiblesses,  ses  erreurs,  ses  fautes, 
qu'il  n'essayait  ni  de  dissimuler  ni  de  colorer, 
n'avaient  point  ébranlé  sa  confiance  en  la  bonté 
divine.  Et,  pour  le  bien  connaître,  il  faut  sa- 
voir qu'il  gardait  le  soin  de  son  salut  éternel 
dans  les  occasions  où  il  devait,  en  apparence, 


32         LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

s'en  soucier  le  moins.  Il  m'inculqua  les  prin 
cipes  d'une  piété  éclairée.  Il  s'efforçait   aussi 
de  m'altacher  à  la  vertu  et  de  me  la  rendre, 
pour   ainsi  dire,  domestique  et  familière  par 
des  exemples  tirés  de  la  vie  de  Zenon. 

Pour  m'instruire  des  dangers  du  vice,  il  pui- 
sait ses  arguments  dans  une  source  plus  voi- 
sine, me  confiant  que,  pour  avoir  trop  aimé  le 
vin  et  les  femmes,  il  avait  perdu  l'honneur  de 
monter  dans  une  chaire  de  collège,  en  robe 
longue  et  en  bonnet  carré. 

A  ces  rares  mérites  il  joignait  la  constance 
et  l'assiduité,  et  il  donnait  ses  leçons  avec  une 
exactitude  qu'on  n'eût  pas  attendue  d'un 
homme  livré  comme  lui  à  tous  les  caprices 
d'une  vie  errante  et  sans  cesse  emporté  dans 
les  agitations  d'une  fortune  moins  doctorale 
que  picaresque.  Ce  zèle  était  l'effet  de  sa  bonté 
et  aussi  du  goût  qu'il  avait  pour  cette  bonne 
rue  Saint- Jacques,  où  il  trouvait  à  satisfaire 
tout  ensemble  les  appétits  de  son  corps  et  ceux 
de  son  esprit.  Après  m'avoir  donné  quelque 
profitable  leçon  en  prenant  un  repas  succulent, 
il  faisait  un  tour  au  Petit  Bacchus  et  à  Vlmage 
Sainte-Catherine^  trouvant  réunis  ainsi  dans  un 
petit  espace  de  terre,  qui  était  son  paradis,  du 
vin  frais  et  des  livres. 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE         33 

Il  était  devenu  l'hôte  assidu  de  M.  Blaizot, 
le  libraire,  qui  lui  faisait  bon  accueil,  bien  qu'il 
feuilletât  tous  les  livres  sans  faire  emplette 
d'aucun.  Et  c'était  un  merveilleux  spectacle  de 
voir  mon  bon  maître,  au  fond  de  la  boutique, 
le  nez  enfoui  dans  quelque  petit  livre  fraîche- 
ment venu  de  Hollande  et  relevant  la  tête 
pour  disserter  selon  l'occurrence,  avec  la  même 
science  abondante  et  riante,  soit  des  plans  de 
monarchie  universelle  attribués  au  feu  roj,, 
soit  des  aventures  galantes  d'un  financier  et 
d'une  fille  de  théâtre.  M.  Blaizot  ne  se  lassait 
pas  de  l'écouter.  Ce  M.  Blaizot  était  un  petit 
vieillard  sec  et  propre,  en  habit  et  culotte 
puce  et  bas  de  laine  gris.  Je  l'admirais  beau- 
coup et  je  n'imaginais  rien  de  plus  beau  au 
monde  que  de  vendre  comme  lui  des  livres, 
à  r Image  Sainte-Catherine. 

Un  souvenir  contribuait  à  revêtir  pour  moi 
la  boutique  de  M.  Blaizot  d'un  charme  mys- 
térieux. C'est  là  qu'un  jour,  étant  très  jeune, 
j'avais  vu  pour  la  première  fois  une  femme 
nue.  Je  la  vois  encore.  C'était  l'Eve  d'une 
Bible  en  estampes.  Elle  avait  un  gros  ventre  et 
les  jambes  un  peu  courtes,  et  elle  s'entrete- 
nait avec  le  serpent  dans  un  paysage  hollandais. 
Le  possesseur  de   oîtte  estampe  m'inspira  dès 


34         LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDADQUE 

lors  une  considération  qui  se  soutint  par  la 
suite,  quand  je  pris,  grâce  à  M.  Goignard,  le 
goût  des  livres. 

A  seize  ans,  je  savais  assez  de  latin  et  un 
peu  de  grec.  Mon  bon  maître  dit  à  mon  père  : 

—  Ne  pensez- vous  point,  mon  hôte,  qu'il 
est  indécent  de  laisser  un  jeune  cicéronien  en 
habit  de  marmiton? 

~  Je  n'y  avais  pas  songé,  répondit  mon 
père. 

—  Il  est  vrai,  dit  ma  mère,  qn'il  convien- 
drait de  donner  à  notre  fils  une  veste  de  basin. 
Il  est  agréable  de  sa  personne,  de  bonnes  ma- 
nières et  bien  instruit.  Il  fera  honneur  à  ses 
habits. 

Mon  père  demeura  pensif  un  moment,  puis 
il  demanda  s'il  serait  bien  séant  à  un  rôtis- 
seur de  porter  une  veste  de  basin.  Mais  l'abbé 
Goignard  lui  représenta  que,  nourrisson  des 
Muses,  je  ne  deviendrais  jamais  rôtisseur,  et 
que  les  temps  étaient  proches  où  je  porterais 
le  petit  collet. 

Mon  père  soupira  en  songeant  que  je  ne 
serais  point,  après  lui,  porte-bannière  de  la 
confrérie  des  rôtisseurs  parisiens.  Et  ma  mère 
devint  toute  ruisselante  de  joie  et  d'orgueil  à 
l'idée  que  son  fils  serait  d'église. 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDALQUE         35 

Le  premier  effet  de  ma  veste  de  basin  fut 
le  me  donner  de  l'assurance  et  de  m'encou- 
rager  à  prendre  des  femmes  une  idée  plus 
complète  que  celle  que  m'avait  donnée  jadis 
l'Eve  de  M.  Blaizot.  Je  songeais  raisonnable- 
ment pour  cela  à  Jeannette  la  vielleuse  et  à 
Catherine  la  dentellière,  que  je  voyais  passer 
vingt  fois  le  jour  devant  la  rôtisserie,  montrant 
quand  il  pleuvait  une  fine  cheville  et  un  petit 
pied  dont  la  pointe  sautillait  d'un  pavé  à 
l'autre.  Jeannette  était  moins  jolie  que  Cathe- 
rine. Elle  était  aussi  moins  jeune  et  moins 
brave  en  ses  habits.  Elle  venait  de  Savoie  et 
se  coiffait  en  marmotte,  avec  un  mouchoir  à 
carreaux  qui  lui  cachait  les  cheveux.  Mais  elle 
avait  le  mérite  de  ne  point  faire  de  façons  et 
d'entendre  ce  qu'on  voulait  d'elle  avant  qu'on 
eût  parlé.  Ce  caractère  était  extrêmement 
convenable  à  ma  timidité.  Un  soir,  sous  le 
porche  de  Saint-Benoît-le-Bétourné,  qui  est 
garni  de  bancs  de  pierre,  elle  m'apprit  ce  que 
je  ne  savais  pas  encore  et  qu'elle  savait  depuis 
longtemps.  Mais  je  ne  lui  en  fus  pas  aussi 
reconnaissant  que  j'aurais  dû,  et  je  ne  songeais 
qu'à  porter  à  d'autres  plus  jolies  la  science 
qu'elle  m'avait  inculquée.  Je  dois  dire,  pour 
excuser   mon   ingratitude,    que    Jeannette  la 


36  LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

vielleuse  n'attachait  pas  à  ces  leçons  plus  de 
prix  que  je  n'y  donnais  moi-même,  et  qu'elle 
les  prodiguait  à  tous  les  polissons  du  quartier. 
Catherine  était  plus  réservée  dans  ses  façons  ; 
elle  me  faisait  grand'peur  et  je  n'osais  pas  lui 
dire  combien  je  la  trouvais  jolie.  Ce  qui  redou- 
blait mon  embarras,  c'est  qu'elle  se  moquait 
sans  cesse  de  moi  et  ne  perdait  pas  une  occasion 
de  me  taquiner.  Elle  me  plaisantait  de  ce  que 
je  n'avais  pas  de  poil  au  menton.  Cela  me  faisait 
rougir  et  j'aurais  voulu  être  sous  terre.  J'affec- 
tais en  la  voyant  un  air  sombre  et  chagrin. 
Je  feignais  de  la  mépriser.  Mais  elle  était  bien 
trop  jolie  pour  que  ce  mépris  fût  véritable. 


Cette  nuît-là,  nuit  de  l'Epiphanie  et  dix- 
neuvième  anniversaire  de  ma  naissance,  tandis 
que  le  ciel  versait  avec  la  neige  fondue  une 
froide  humeur  dont  on  élait  pénétré  jusqu'aux 
os  et  qu'un  vent  glacial  faisait  grincer  l'en- 
seigne de  la  Reine  Pédauque,  un  feu  clair,  par- 
fumé de  graisse  d'oie,  brillait  dans  la  rôtisse- 
rie et  la  soupière  fumait  sur  la  nappe  blanche, 
autour  de  laquelle  M.  Jérôme  Goignard,  mon 
père  et  moi,  étions  assis.  Ma  mère,  selon  sa 
coutume,  se  tenait  debout  derrière  le  maître 
du  logis,  prête  à  le  servir.  Il  avait  déjà  rem- 
pli l'écuelle  de  l'abbé,  quand,  la  porte  s'étant 
ouverte,  nous  vîmes  frère  Ange  très  pâle,  le 
nez  rouge  et  la  barbe  ruisselante.  Mon  père 

3 


38         LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

en  leva  de  surprise  sa  cuiller  à  pot  jusqu'aux 
poutres  enfumées  du  plancher. 

La  surprise  de  mon  père  s'expliquait  aisé- 
ment. Frère  Ange,  qui,  une  première  fois,  avait 
disparu  pendant  six  mois  après  l'assommade  du 
coutelier  boiteux,  était  demeuré  cette  fois  deux 
ans  entiers  sans  donner  de  ses  nouvelles.  Il 
s'en  était  allé  au  printemps  avec  un  âne  chargé 
de  reliques,  et  le  pis  est  qu'il  avait  emmené 
Catherine  habillée  en  béguine.  On  ne  savait  ce 
qu'ils  étaient  devenus,  mais  il  y  avait  vent  au 
Petit  Bacchus  que  le  petit  frère  et  la  petite  sœur 
avaient  eu  des  démêlés  avec  i'official  entre 
Tours  et  Orléans.  Sans  compter  qu'un  vicaire 
de  Saint-Benoît  criait  comme  un  diable  que 
ce  pendard  de  capucin  lui  avait  volé  son  âne. 

—  Quoi,  s'écria  mon  père,  ce  coquin  n'est 
pas  dans  un  cul  de  basse-fosse?  Il  n'y  a  plus 
de  justice  dans  le  royaume. 

Mais  frère  Ange  disait  le  Benedicite  et  faisait 
le  signe  de  la  croix  sur  la  soupière. 

—  Holà!  reprit  mon  père,  trêve  de  grimaces, 
beau  moine!  Et  confessez  que  vous  passâtes 
en  prison  d'église  à  tout  le  moins  une  des  deux 
années  durant  lesquelles  on  ne  vit  point  dans 
la  paroisse  votre  face  de  Belzébuth.  La  rue 
Saint-Jacques  en  était  plus  honnête,  et  le  quar- 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE         39 

tier  plus  respectable.  Ardez  le  bel  Olibrius  qui 
mène  aux  champs  l'âne  d'autrui  et  la  fille  à 
tout  le  monde. 

—  Peut-être,  répondit  frère  Ange,  les  yeux 
baissés  et  les  mains  dans  ses  manches,  peut- 
être,  maître  Léonard,  voulez-vous  parler  de 
Catherine,  que  j'eus  le  bonheur  de  convertir 
et  de  tourner  à  une  meilleure  vie,  tant  et  si 
bien  qu'elle  souhaita  ardemment  de  me  suivre 
avec  les  reliques  que  je  portais  et  de  faire 
avec  moi  de  beaux  pèlerinages,  notamment  à  la 
Vierge  noire  de  Chartres?  J'y  consentis  à  la 
condition  qu'elle  prît  un  habit  ecclésiastique. 
Ce  qu'elle  fit  sans  murmurer. 

—  Taisez-vous  1  répondit  mon  père,  vous 
êtes  un  débauché.  Vous  n'avez  point  le  res- 
pect de  votre  habit.  Retournez  d'où  vous  venez 
et  allez  voir,  s'il  vous  plaît,  dans  la  rue  si  la 
reine  Pédauque  a  des  engelures. 

Mais  ma  mère  fit  signe  au  frère  de  s'asseoir 
sous  le  manteau  de  la  cheminée,  ce  qu'il  fit 
tout  doucement.   > 

—  Il  faut  beaucoup  pardonner  aux  capucins, 
dit  l'abbé,  car  ils  pèchent  sans  malice. 

Mon  père  pria  M.  Coignard  de  ne  plus  par- 
ler de  cette  engeance,  dont  le  seul  nom  lui 
échauffait  les  oreilles. 


40         LA    RÔTISSERIE   DE   LA   REINE    PÉDADQUE 

—  Maître  Léonard,  dit  l'abbé,  la  philosophie 
induit  l'âme  à  la  clémence.  Pour  ma  part, 
j'absous  volontiers  les  fripons,  les  coquins  et 
tous  les  misérables.  Et  même  je  ne  garde  pas 
rancune  aux  gens  de  bien,  quoiqu'il  y  ait 
beaucoup  d'insolence  dans  leur  cas.  Et  si, 
comme  moi,  maître  Léonard,  vous  aviez  fré- 
quenté les  personnes  respectables,  vous  sauriez 
qu'elles  ne  valent  pas  mieux  que  les  autres 
et  qu'elles  sont  d'un  commerce  souvent  moins 
agréable.  Je  me  suis  assis  à  la  troisième  table 
de  M.  l'évêque  de  Séez,  et  deux  serviteurs, 
vêtus  de  noir,  s'y  tenaient  à  mon  côté  :  la 
Contrainte  et  l'Ennui. 

—  Il  faut  convenir,  dit  ma  mère,  que  les 
valets  de  monseigneur  portaient  des  noms  fâ- 
cheux. Que  ne  les  nommait-il  Champagne, 
l'Olive  ou  Frontin,  selon  l'usage  ! 

L'abbé  reprit  : 

—  Il  est  vrai  que  certaines  personnes  s'ar- 
rangent aisément  des  incommodités  qu'on 
éprouve  à  vivre  parmi  les  grands.  Il  y  avait 
à  la  deuxième  table  de  M.  l'évêque  de  Séez  un 
chanoine  fort  poli,  qui  demeura  jusqu'à  son 
dernier  moment  sur  le  pied  cérémonieux.  Ap- 
prenant qu'il  était  au  plus  mal,  monseigneur 
Talla  voir  dans  sa  chambre  et  le  trouva  à  toute 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE         41 

extrémité:  «  Hélas  1  dit  le  chanoine,  je  de- 
mande pardon  à  Votre  Grandeur  d'être  obligé 
de  mourir  devant  Elle.  —  Faites,  faites! 
ne  vous  gênez  point,  »  répondit  monseigneur 
avec  bonté. 

A  ce  moment,  ma  mère  apporta  le  rôti  et  le 
posa  sur  la  table  avec  un  geste  empreint  de 
gravité  domestique  dont  mon  père  fut  ému, 
car  il  s'écria  brusquement  et  la  bouche  pleine  : 

—  Barbe,  vous  êtes  une  sainte  et  digne 
femme. 

—  Madame,  dit  mon  bon  maître,  est  en 
effet  comparable  aux  femmes  fortes  de  l'Écri- 
ture. C'est  une  épouse  selon  Dieu. 

—  Dieu  merci!  dit  ma  mère,  je  n'ai  jamais 
trahi  la  fidélité  que  j'ai  jurée  à  Léonard  Méné- 
trier, mon  mari,  et  je  compte  bien,  mainte- 
nant que  le  plus  difficile  est  fait,  n'y  point 
manquer  jusqu'à  l'heure  de  la  mort.  Je  vou- 
drais qu'il  me  gardât  sa  foi  comme  je  lui  garde 
la  mienne. 

—  Madame,  j'avais  vu,  du  premier  coup 
d'œil,  que  vous  étiez  une  honnête  femme,  re- 
partit l'abbé,  car  j'ai  ressenti  près  de  vous 
une  quiétude  qui  tenait  plus  du  ciel  que  de 
la  terre. 

Ma  mère,  qui  était  simple,  mais  point  sotte, 


i"!         Ik    BÔTISSERIE    DE    LÀ    REINE    PÉDAUQUE 

entendit  fort  bien  ce  qu'il  voulait  dire  et  lui 
répliqua  que,  s'il  l'avait  connue  vingt  ans  en 
çà,  il  l'aurait  trouvée  toute  autre  qu'elle  n'était 
devenue  dans  cette  rôtisserie,  où  sa  bonne 
mine  s'en  était  allée  au  feu  des  broches  et  à 
la  fumée  des  écuelles.  Et,  comme  elle  était 
piquée,  elle  conta  que  le  boulanger  d'Anneau 
la  trouvait  assez  à  son  goût  pour  lui  offrir  des 
gâteaux  chaque  fois  qu'elle  passait  devant  son 
four.  Elle  ajouta  vivement  qu'au  reste,  il  n'est 
fille  ou  femme  si  laide  qui  ne  puisse  mal  faire 
quand  l'envie  lui  en  prend. 

—  Cette  bonne  femme  a  raison,  dit  mon 
père.  Je  me  rappelle  qu'étant  apprenti  dans 
la  rôtisserie  de  VOie  Royale,  proche  la  porte 
Saint -Denis,  mon  patron,  qui  était  en  ce 
temps-là  porte-bannière  de  la  confrérie,  comme 
je  le  suis  aujourd'hui,  me  dit  :  «  Je  ne  serai 
jamais  cocu,  ma  femme  est  trop  laide  ».  Cette 
parole  me  donna  l'idée  de  faire  ce  qu'il  croyait 
impossible.  J'y  réussis,  dès  le  premier  essai, 
un  matin  qu'il  était  à  la  Vallée.  Il  disait  vrai  : 
sa  femme  était  bien  laide  ;  mais  elle  avait  de 
l'esprit  et  elle  était  reconnaissante. 

A  cette  anecdote,  ma  mère  se  fâcha  tout  de 
bon,  disant  que  ce  n'étaient  point  là  des 
propos  qu'un  père  de  famille  dût  tenir  à  sa 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE         43 

femme  et  à  son  fils,  s'il   voulait  garder  leur 
estime. 

M.  Jérôme  Goignard,  la  voyant  toute  rouge 
de  colère,  détourna  la  conversation  avec  une 
adroite  bonté.  Interpellant  de  façon  soudaine 
le  frère  Ange  qui,  les  mains  dans  ses  man- 
ches, se  tenait  humblement  au  coin  du  feu  : 

—  Petit  frère,  lui  dit-il,  quelles  reliques 
portiez-vous  sur  l'âne  du  second  vicaire,  en 
compagnie  de  sœur  Catherine  ?  N'était-ce  point 
voire  culotte  que  vous  donniez  à  baiser  aux 
dévotes,  sur  l'exemple  d'un  certain  cordelier 
dont  Henry  Estienne  a  conté  l'aventure? 

—  Ah  1  monsieur  l'abbé,  répondit  frère  Ange 
de  l'air  d'un  martyr  qui  souffre  pour  la  vérité, 
ce  n'était  point  ma  culotte,  mais  un  pied  de 
saint  Eustache. 

—  -  Je  l'eusse  juré,  si  ce  n'était  péché,  s'écria 
l'abbé  en  agitant  un  pilon  de  volaille.  Ces 
capucins  vous  dénichent  des  saints  que  les 
bons  auteurs,  qui  ont  traité  de  l'histoire  ecclé- 
siastique, ignorent.  Ni  Tillemont,  ni  Fleury 
ne  parlent  de  ce  saint  Eustache,  à  qui  l'on 
eut  bien  tort  de  dédier  une  église  de  Paris, 
quand  il  est  tant  de  saints  reconnus  par  les 
écrivains  dignes  de  foi,  qui  attendent  encore 
un  tel  honneur.    La  vie  de  cet  Eustache  est 


44         LA    RÔTISSERIE    DE   LA   REINE    PÉDAUQUE 

un  tissu  de  fables  ridicules.  Il  en  est  de  même 
de  celle  de  sainte  Catherine,  qui  n'a  jamais 
existé  que  dans  l'imagination  de  quelque  mé- 
chant moine  byzantin.  Je  ne  la  veux  pourtant 
pas  trop  attaquer  parce  qu'elle  est  la  patronne 
des  écrivains  et  qu'elle  sert  d'enseigne  à  la 
boutique  du  bon  M.  Blaizot,  qui  est  le  lieu  le 
plus  délectable  du  monde. 

—  J'avais  aussi,  reprit  tranquillement  le  petit 
frère,  une  côte  de  sainte  Marie  l'Égyptienne. 

—  Ah!  ah!  pour  celle-là,  s'écria  l'abbé  en 
jetant  son  os  par  la  chambre,  je  la  tiens  pour 
très  sainte,  car  elle  donna  dans  sa  vie  un  bel 
exemple  d'humilité. 

»  Vous  savez,  madame,  ajouta-t-il  en  tirant 
ma  mère  par  la  manche,  que  sainte  Marie 
l'Égyptienne,  se  rendant  en  pèlerinage  au  tom- 
beau de  Notre  Seigneur,  fut  arrêtée  par  une 
rivière  profonde,  et  que,  n'ayant  pas  un  denier 
pour  passer  le  bac,  elle  offrit  son  corps  en 
paiement  aux  bateliers.  Qu'en  dites-vous,  ma 
bonne  dame? 

Ma  mère  demanda  d'abord  si  l'histoire  était 
bien  vraie.  Quand  on  lui  donna  l'assurance 
qu'elle  était  imprimée  dans  les  livres  et  peinte 
sur  une  fenêtre  de  l'église  de  la  Jussienne, 
elle  la  tint  pour  véritable. 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE         45 

—  Je  pense,  dit-elle,  qu'il  faut  être  aussi 
sainte  qu'elle  pour  en  faire  autant  sans  pécher. 
Aussi,  ne  m'y  risquerais-je  point. 

—  Pour  moi,  dit  l'abbé,  d'accord  avec  les 
docteurs  les  plus  subtils,  j'approuve  la  conduite 
de  cette  sainte.  Elle  est  une  leçon  aux  honnêtes 
femmes,  qui  s'obstinent  avec  trop  de  superbe 
dans  leur  altière  vertu.  Il  y  a  quelque  sen- 
sualisme, si  Ton  y  songe,  à  donner  trop  de 
prix  à  la  chair  et  à  garder  avec  un  soin 
excessif  ce  qu'on  doit  mépriser.  On  voit  des 
matrones  qui  croient  avoir  en  elles  un  trésor 
à  garder  et  qui  exagèrent  visiblement  l'intérêt 
que  portent  à  leur  personne  Dieu  et  les  anges. 
Elles  se  croient  une  façon  de  Saint-Sacrement 
naturel.  Sainte  Marie  l'Égyptienne  en  jugeait 
mieux.  Bien  que  jolie  et  faite  à  ravir,  elle 
estima  qu'il  y  aurait  trop  de  superbe  à  s'arrê- 
ter dans  son  saint  pèlerinage  pour  une  chose 
indifférente  en  soi  et  qui  n'est  qu'un  endroit 
à  mortifier,  loin  d'être  un  joyau  précieux.  Elle 
le  mortifia,  madame,  et  elle  entra  de  la  sorte, 
par  une  admirable  humilité,  dans  la  voie  de 
la  pénitence  où  elle  accomplit  des  travaux 
merveilleux. 

—  Monsieur  l'abbé,  dit  ma  mère,  je  ne  vous 
entends  point.  Vous  êtes  trop  savant  pour  moi. 

3. 


46  LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQIÎB 

—  Cette  grande  sainte,  dit  frère  Ange,  est 
peinte  au  naturel  dans  la  chapelle  de  mon 
couvent,  et  tout  son  corps  est  couvert,  par  la 
grâce  de  Dieu,  de  poils  longs  et  épais.  On  en 
a  tiré  des  portraits  dont  je  vous  apporterai  un 
tout  béni,  ma  bonne  dame. 

Ma  mère  attendrie  lui  passa  la  soupière  sur 
le  dos  du  maître.  Et  le  bon  frère,  assis  dans 
la  cendre,  se  trempa  la  barbe  en  silence  dans 
le  bouillon  aromatique. 

—  C'est  le  moment,  dit  mon  père,  de 
déboucher  une  de  ces  bouteilles,  que  je  tiens 
en  réserve  pour  les  grandes  fêtes,  qui  sont  la 
Noël,  les  Rois  et  la  Saint-Laurent.  Rien  n'est 
plus  agréable  que  de  boire  du  bon  vin,  quand 
on  est  tranquille  chez  soi,  et  à  l'abri  des 
importuns. 

A  peine  avait-il  prononcé  ces  paroles,  que 
la  porte  s'ouvrit  et  qu'un  grand  homme  noir 
aborda  la  rôtisserie,  dans  une  rafale  de  neige 
et  de  vent. 

—  Une  Salamandre  !  une  Salamandre  I  s'é- 
criait-il. 

Et,  sans  prendre  garde  à  personne,  il  se 
pencha  sur  le  foyer  dont  il  fouilla  les  tisons 
du  bout  de  sa  canne,  au  grand  dommage  de 
frère  Ange,  qui,  avalant  des   cendres  et  des 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDADQUE         47 

charbons  avec  son  potage,  toussait  à  rendre 
l'ârae.  Et  l'homme  noir  remuait  encore  le  feu, 
en  criant  :  «  Une  Salamandre!,..  Je  vois  une 
Salamandre  »,  tandis  que  la  flamme  agitée 
faisait  trembler  au  plafond  son  ombre  en 
forme  de  grand  oiseau  de  proie. 

Mon  père  était  surpris  et  même  choqué  des 
façons  de  ce  visiteur.  Mais  il  savait  se  con- 
traindre. Il  se  leva  donc,  sa  serviette  sous  le 
bras,  et,  s'étant  approché  de  la  cheminée,  il 
se  courba  vers  l'âtre,  les  deux  poings  sur  les 
cuisses. 

Quand  il  eut  suffisamment  considéré  son 
foyer  bouleversé  et  frère  Ange  couvert  de 
cendres  : 

—  Que  Votre  Seigneurie  m'excuse,  dit-il,  je 
ne  vois  ici  qu'un  méchant  moine  et  point  de 
Salamandre. 

»  Au  demeurant,  j'en  ai  peu  de  regret,  ajouta 
mon  père.  Car,  à  ce  que  j'ai  ouï  dire,  c'est 
une  vilaine  bête,  velue  et  cornue,  avec  de 
grandes  griffes. 

—  Quelle  erreur!  répondit  l'homme  noir, 
les  Salamandres  ressemblent  à  des  femmes, 
ou,  pour  mieux  dire,  à  des  Nymphes,  et  elles 
sont  parfaitement  belles.  Mais  je  suis  bien 
simple  de  vous   demander  si  vous  apercevez 


48         LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

celle-ci.  Il  faut  être  philosophe  pour  voir  une 
Salamandre,  et  je  ne  pense  pas  qu'il  y  ait  des 
philosophes  dans  cette  cuisine. 

—  Vous  pourriez  vous  tromper,  monsieur, 
dit  l'abbé  Coignard.  Je  suis  docteur  en  théo- 
logie, maître  es  arts  ;  j'ai  assez  étudié  les  mora- 
listes grecs  et  latins,  dont  les  maximes  ont 
fortifié  mon  âme  dans  les  vicissitudes  de  ma 
vie,  et  j'ai  particulièrement  appHqué  Boèce, 
comme  un  topique,  aux  maux  de  l'existence. 
Et  voici  près  de  moi  Jacobus  Tournebroche, 
mon  élève,  qui  sait  par  cœur  les  sentences  de 
Publius  Syrus. 

L'inconnu  tourna  vers  l'abbé  des  yeux  jaunes, 
qui  brillaient  étrangement  sur  un  nez  en  bec 
d'aigle,  et  s'excusa,  avec  plus  de  politesse  que 
sa  mine  farouche  n'en  annonçait,  de  n'avoir 
pas  tout  de  suite  reconnu  une  personne  de 
mérite. 

—  Il  est  extrêmement  probable,  ajouta-t-il, 
que  cette  Salamandre  est  venue  pour  vous  ou 
pour  votre  élève.  Je  l'ai  vue  très  distincte- 
ment de  la  rue  en  passant  devant  cette  rôtis- 
serie. Elle  serait  plus  apparente  si  le  feu  était 
plus  vif.  C'est  pourquoi  il  faut  tisonner  vive- 
ment dès  qu'on  croit  qu'une  Salamandre  est 
dans  la  cheminée. 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PEDAUQOE         49 

Au  premier  mouvement  que  l'inconnu  fit 
pour  remuer  de  nouveau  les  cendres,  frère 
Ange,  inquiet,  couvrit  la  soupière  d'un  pan  de 
sa  robe  et  ferma  les  yeux. 

—  Monsieur,  poursuivit  l'homme  à  la  Sala- 
mandre, souffrez  que  votre  jeune  élève  ap- 
proche du  foyer  et  dise  s'il  ne  voit  pas  quel- 
que ressemblance  d'une  femme  au-dessus  des 
flammes. 

En  ce  moment,  la  fumée  qui  montait  sous 
la  hotte  de  la  cheminée  se  recourbait  avec  une 
grâce  particulière  et  formait  des  rondeurs  qui 
pouvaient  simuler  des  reins  bien  cambrés,  à 
la  condition  qu'on  y  eût  l'esprit  extrêmement 
tendu.  Je  ne  mentis  donc  pas  tout  à  fait 
en  disant  que,  peut-être,  je  voyais  quelque 
chose. 

A  peine  avais-je  fait  cette  réponse  que  l'in- 
connu, levant  son  bras  démesuré,  me  frappa 
du  poing  l'épaule  si  rudement  que  je  pensai 
en  avoir  la  clavicule  brisée. 

—  Mon  enfant,  me  dit-il  aussitôt,  d'une 
voix  très  douce,  en  me  regardant  d'un  air  de 
bienveillance,  j'ai  dû  faire  sur  vous  cette  forte 
impression,  afin  que  vous  n'oubliiez  jamais  que 
vous  avez  vu  une  Salamandre.  C'est  signe  que 
vous  êtes  destiné  à  devenir  un  savant  et,  peut- 


50         LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

être,  un  mage.  Aussi  bien  votre  figure  me  fai- 
sait-elle augurer  favorablement  de  votre  intei 
ligence. 

—  Monsieur,  dit  ma  mère,  il  apprend 
tout  ce  qu'il  veut,  et  il  sera  abbé  s'il  plaît  à 
Dieu. 

M.  Jérôme  Coignard  ajouta  que  j'avais  tiré 
quelque  profit  de  ses  leçons  et  mon  père 
demanda  à  l'étranger  si  sa  Seigneurie  ne  vou- 
lait pas  manger  un  morceau. 

—  Je  n'en  ai  nul  besoin,  dit  l'homme,  et  il 
m'est  facile  de  passer  un  an  et  plus  sans  pren- 
dre aucune  nourriture,  hors  un  certain  élixir 
dont  la  composition  n'est  connue  que  des  phi- 
losophes. Cette  faculté  ne  m'est  point  particu- 
lière ;  elle  est  commune  à  tous  les  sages,  et 
l'on  sait  que  l'illustre  Cardan  s'abstint  de  tout 
aliment  pendant  plusieurs  années,  sans  être 
incommodé.  Au  contraire,  son  esprit  acquit 
pendant  ce  temps  une  vivacité  singulière.  Tou- 
tefois, ajouta  le  philosophe,  je  mangerai  de 
ce  que  vous  m'offrirez,  à  seule  fin  de  vous 
complaire. 

Et  il  s'assit  sans  façon  à  notre  table.  Dans 
le  même  moment,  frère  Ange  poussa  sans 
bruit  un  escabeau  entre  ma  chaise  et  celle  de 
mon  maître  et  s'y  coula  à  point  pour  recevoir 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    AËINi!,    PÈUAUQUE         51 

sa  part  du  pâté  de  perdreaux  que  ma  mère 
venait  de  servir. 

Le  philosophe  ayant  rejeté  son  manteau  sur 
le  dossier  de  sa  chaise,  nous  vîmes  qu'il  avait 
des  boutons  de  diamant  à  son  habit.  11  demeu- 
rait songeur.  L'ombre  de  son  nez  descendait 
sur  sa  bouche,  et  ses  joues  creuses  rentraient 
dans  ses  mâchoires.  Son  humeur  sombre 
gagnait  la  compagnie.  Mon  bon  maître  lui- 
même  buvait  en  silence.  On  n'entendait  plus 
que  le  bruit  que  faisait  le  petit  frère  en 
mâchant  son  pâté. 

Tout  à  coup,  le  philosophe  dit  : 

—  Plus  j'}^  songe  et  plus  je  me  persuade 
que  cette  Salamandre  est  venue  pour  ce  jeune 
garçon. 

Et  il  me  désigna  de  la  pointe  de  son  cou- 
teau. 

—  Monsieur,  lui  dis-je,  si  les  Salamandres 
sont  vraiment  telles  que  vous  le  dites,  c'est 
bien  de  l'honneur  que  celle-ci  me  fait,  et  je  lui 
ai  beaucoup  d'obligation.  Mais,  à  vrai  dire, 
je  l'ai  plutôt  devinée  que  vue,  et  cette  pre- 
mière rencontre  a  éveillé  ma  curiosité  sans  la 
satisfaire. 

Faute  de  parler  à  soû  aise,  mon  bon  maître 
éloufîaiL 


f2         LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

—  Monsieur,  dit-il  tout  à  coup  au  philo- 
phe,  avec  un  grand  éclat  :  J'ai  cinquante  et 
un  ans,  je  suis  licencié  es  arts  et  docteur 
en  théologie  ;  j'ai  lu  tous  les  auteurs  grecs 
et  latins  qui  n'ont  point  péri  par  l'injure 
du  temps  ou  la  malice  de  l'homme,  et  je 
n'y  ai  point  vu  de  Salamandre,  d'où  je 
conclus  raisonnablement  qu'il  n'en  existe 
point. 

—  Pardonnez-moi,  dit  frère  Ange  à  demi 
étouffé  de  perdreau  et  d'épouvante.  Pardonnez- 
moi.  Il  existe  malheureusement  des  Salaman- 
dres, et  un  père  jésuite  dont  j'ai  oublié  le  nom 
a  traité  de  leurs  apparitions.  J'ai  vu  moi-même, 
en  un  lieu  nommé  Saint-Claude,  chez  des 
villageois,  une  Salamandre  dans  une  chemi- 
née, tout  contre  la  marmite.  Elle  avait  une  tête 
de  chat,  un  corps  de  crapaud  et  une  queue  de 
poisson.  J'ai  jeté  une  potée  d'eau  bénite  sur 
cette  bête  et  aussitôt  elle  s'est  évanouie  dans 
les  airs  avec  un  bruit  épouvantable  comme  de 
friture  et  au  milieu  d'une  fumée  très  acre,  dont 
j'eus,  peu  s'en  faut,  les  yeux  brûlés.  Et  ce  que 
je  dis  est  si  véritable  que  pendant  huit  jours, 
pour  le  moins,  ma  barbe  en  sentit  le  roussi, 
ce  qui  prouve  mieux  que  tout  le  reste  la  nature 
maligne  de  cette  bête. 


LA   ROTISSERIE    OB    LÀ    REINE    PÉDAUQUE         53 

.  —  Vous  VOUS  moquez  de  nous,  petit  frère, 
dit  l'abbé,  votre  crapaud  à  tête  de  chat  n'est 
pas  plus  véritable  que  la  Nymphe  de  monsieur 
qiie  voici.  Et,  de  plus,  c'est  une  invention 
dégoûtante. 
Le  philosophe  se  mit  à  rire. 

—  Le  frère  Ange,  dit-il,  n'a  pu  voir  la  Sala- 
mandre des  sages.  Quand  les  Nymphes  du 
feu  rencontrent  des  capucins,  elles  leur  tour- 
nent le  dos. 

—  Oh  !  oh  1  dit  mon  père  en  riant  très  fort, 
un  dos  de  Nymphe,  c'est  encore  trop  bon  pour 
un  capucin. 

Et,  comme  il  était  de  bonne  humeur,  il 
envoya  une  grosse  tranche  de  pâté  au  petit 
frère. 

Ma  mère  posa  le  rôti  au  milieu  de  la  table 
et  elle  en  prit  avantage  pour  demander  si  les 
Salamandres  étaient  bonnes  chrétiennes,  ce 
dont  elle  doutait,  n'ayant  jamais  ouï  dire 
que  les  habitants  du  feu  louassent  le  Sei- 
gneur. 

—  Madame,  répondit  l'abbé,  plusieurs  théo- 
logiens de  la  Compagnie  de  Jésus  ont  reconnu 
l'existence  d'un  peuple  d'incubes  et  de  succu- 
bes, qui  ne  sont  point  proprement  des  démons, 
puisqu'ils  ne  se  laissent  jjas  mettre  en  déroute 


54         LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

par  une  aspersion  d'eau  bénite  et  qui  n'ap- 
partiennent pas  à  l'église  triomphante,  car  des 
esprits  glorieux  n'eussent  point,  comme  il  s'est 
vu  à  Pérouse,  tenté  de  séduire  la  femme  d'un 
boulanger.  Mais,  si  vous  voulez  mon  avis,  ce 
sont  là  plutôt  les  sales  imaginations  d'un  cafard 
que  les  vues  d'un  docteur.  Il  faut  haïr  ces 
diableries  ridicules  et  déplorer  que  des  fils  de 
l'Eglise,  nés  dans  la  lumière,  se  fassent  du 
monde  et  de  Dieu  une  idée  moins  sublime  que 
celle  qu'en  formèrent  un  Platon  ou  un  Cicéron, 
dans  les  ténèbres  du  paganisme.  Dieu,  j'ose 
le  dire,  est  moins  absent  du  Songe  de  Scipion 
que  de  ces  noirs  traités  de  démonologie  dont 
les  auteurs  se  disent  chrétiens  et  catholiques. 

—  Monsieur  l'abbé,  prenez-y  garde,  dit  le 
philosophe.  Votre  Cicéron  parlait  avec  abon- 
dance et  facilité,  mais  c'était  un  esprit  banal, 
et  il  n'était  pas  beaucoup  avancé  dans  les 
sciences  sacrées.  Avez- vous  jamais  ouï  parler 
d'Hermès  Trismégiste  et  de  la  Table  d'Éme- 
raude? 

—  Monsieur,  dit  l'abbé,  j'ai  trouvé  un  très 
vieux  manuscrit  de  la  Table  d'Émeraude  dans 
la  bibliothèque  de  M.  l'évêque  de  Séez,  et  je 
l'aurais  déchiffré  un  jour  ou  l'autre  sans  la 
chambrière  de  madame  la'  bailli ve  qui  s'en  fut 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    BEINE    PÉDAUQtJE  55 

à  Paris  chercher  fortune  et  me  fit  monter  dans 
le  coche  avec  elle.  Il  n'y  eut  point  là  de  sor- 
cellerie, monsieur  le  philosophe,  et  je  n'obéis 
qu'à  des  charmes  naturels: 

Non  facit  hoc  verbis  ;  fade  tenerisque  lacertis 
Devovet  et  flavis  nostra  puella  comis. 

—  C'est  une  nouvelle  preuve,  dit  le  philo- 
sophe, que  les  femmes  sont  grandes  ennemies 
de  la  science.  Aussi  le  sage  doit-il  se  garder 
de  tous  rapports  avec  elles. 

—  Même  en  légitime  mariage?  demanda 
mon  père. 

—  Surtout  en  légitime  mariage,  répondit  le 
philosophe. 

—  Hélas  !  demanda  encore  mon  père,  que 
reste-t-il  donc  à  vos  pauvres  sages,  quand  ils 
sont  d'humeur  à  Fire  un  peu  ? 

Le  philosophe  dit  : 

—  Il  leur  reste  les  Salamandres. 

A  ces  mots,  frère  Ange  leva  de  dessus  son 
assiette  un  nez  épouvanté. 

—  Ne  parlez  pas  ainsi,  mon  bon  monsieur, 
murmura-t-il  ;  au  nom  de  tous  les  saints  de 
mon  ordre,  ne  parlez  pas  ainsi  I  Et  ne  perdez 
point  de  vue  que  la  Salamandre  n'est  autre 
que  le  diable,  qui  revêt,  comme  on  sait,  les 


56         LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDADQITK 

formes  les  plus  diverses,  tantôt  agréables, 
quand  il  parvient  à  déguiser  sa  laideur  natu- 
relle, tantôt  hideuses,  s'il  laisse  voir  sa  vraie 
constitution. 

—  Prenez  garde  à  votre  tour,  frère  Ange, 
répondit  le  philosophe;  et  puisque  vous  crai- 
gnez le  diable,  ne  le  fâchez  pas  trop  et  ne 
l'excitez  pas  contre  vous  par  des  propos  incon- 
sidérés. Vous  savez  que  le  vieil  Adversaire,  que 
le  grand  (Contradicteur  garde,  dans  le  monde 
spirituel,  une  telle  puissance,  que  Dieu  même 
compte  avec  lui.  Je  dirai  plus  :  Dieu,  qui  le 
craignait,  en  a  fait  son  homme  d'affaires.  Mé- 
fiez-vous, petit  frère;  ils  s'entendent. 

En  écoutant  ce  discours,  le  pauvre  capucin 
crut  ouïr  et  voir  le  diable  en  personne,  à  qui 
l'inconnu  ressemblait  précisément  par  ses  yeux 
de  feu,  son  nez  crochu,  son  teint  noir  et  toute 
sa  longue  et  maigre  personne.  Son  âme,  déjà 
étonnée,  acheva  de  s'abîmer  dans  une  sainte 
terreur.  Sentant  sur  lui  la  griffe  du  Malin,  il 
se  mit  à  trembler  de  tous  ses  membres,  coula 
dans  sa  poche  ce  qu'il  put  ramasser  de  bons 
morceaux,  se  leva  tout  doucement  et  gagna  la 
porte  à  reculons,  en  marmonnant  des  exor- 
cismes. 

Le  philosophe  n'y  prit  pas  garde.  11  tira  de 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE         57 

sa  veste  un  petit  livre  couvert  de  parchemin 
racorni,  qu'il  tendit  tout  ouvert  à  mon  bon 
maître  et  à  moi.  C'était  un  vieux  texte  grec, 
plein  d'abréviations  et  de  ligatures,  et  qui  me 
fit  tout  d'abord  l'effet  d'un  grimoire.  Mais 
M.  l'abbé  Coignard  ayant  chaussé  ses  besicles  et 
placé  le  livre  à  la  bonne  distance,  commença 
de  lire  aisément  ces  caractères,  plus  semblables 
à  des  pelotons  de  fil  à  demi  dévidés  par  un 
chat,  qu'aux  simples  et  tranquilles  lettres  de 
mon  saint  Jean-Ghrysostôme  où  j'apprenais  la 
langue  de  Platon  et  de  l'Évangile.  Quand  il 
eut  terminé  sa  lecture  : 

—  Monsieur,  dit-il,  cet  endroit  s'entend  de 
cette  sorte  :  «  Ceux  qui  sont  instruits  farmi  les 
Égyptiens  apprennent  avant  tout  les  lettres  appe- 
lées épistolographiqueSy  en  second  lieu  rhiératique^ 
dont  se  servent  les  hiérogrammates,  et  enfin  Vhiéro- 
glyphique.  » 

Puis,  tirant  ses  besicles  et  les  secouant  d'un 
air  de  triomphe  : 

—  Ah  !  ah  !  monsieur  le  philosophe,  ajouta- 
t-il,  on  ne  me  prend  pas  sans  vert.  Ceci  est 
tiré  du  cinquième  livre  des  Stromates,  dont 
l'auteur.  Clément  d'Alexandrie,  n'est  point 
inscrit  au  martyrologe,  pour  diverses  raisons 
que  S.  S,  Benoît  XI  a  savamment  déduites,  et 


58         LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

dont  la  principale  est  que  ce  Père  errait  sou- 
vent en  matière  de  foi.  Cette  exclusion  doit 
lui  être  médiocrement  sensible,  si  l'on  consi- 
dère quel  éloignement  philosophique,  durant 
sa  vie,  lui  inspirait  le  martyre.  11  y  préférait 
l'exil  et  avait  soin  d'épargner  un  crime  à  ses 
persécuteurs,  car  c'était  un  fort  honnête 
homme.  Il  écrivait  avec  élégance;  son  génie 
était  vif,  ses  mœurs  étaient  pures,  et  même 
austères.  Il  avait  un  goût  excessif  pour  les 
allégories  et  pour  la  laitue. 

Le  philosophe  étendit  le  bras,  qui,  s'allon- 
geant  d'une  manière  prodigieuse,  autant  du 
moins  qu'il  me  parut,  traversa  toute  la  table 
pour  reprendre  le  livre  des  mains  de  mon  sa- 
vant maître. 

—  Il  suffît,  dit-il  en  remettant  les  Stromates  ' 
dans  sa  poche.  Je  vois,  monsieur  l'abbé,  que 
vous  entendez  le  grec.  Vous  avez  assez  bien 
rendu    ce   passage,  du  moins  quant  au   sens 
vulgaire  et  littéral.  Je  veux  faire  votre  fortune 
et  celle  de  votre  élève.  Je  vous  emploierai  tous 
deux  à  traduire,  dans  ma  maison,  des  textes 
grecs   que  j'ai   reçus  d'Egypte. 
Et  se  tournant  vers  mon  père  : 
—  Je  pense,  monsieur  le  rôtisseur,  que  vous 
consentirez  à  me  donner  votre  fils  pour  que 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE         59 

j  en  fasse  un  savant  et  un  homme  de  bien.  S'il 
en  coûte  trop  à  votre  amour  paternel  de  me 
l'abandonner  tout  à  fait,  j'entretiendrai  de 
mes  deniers  un  marmiton  pour  le  remplacer 
dans  votre  rôtisserie. 

—  Puisque  votre  Seigneurie  l'entend  ainsi 
répondit  mon  père,  je  ne  l'empêcherai  point 
de  faire  du  bien  à  mon  fils. 

—  A  condition,  dit  ma  mère,  que  ce  ne  soit 
point  aux  dépens  de  son  âme.  11  faut  me  jurer, 
monsieur,  que  vous  êtes  bon  chrétien. 

—  Barbe,  lui  dit  mon  père,  vous  êtes  une 
sainte  et  digne  femme,  mais  vous  m'obligez  à 
faire  des  excuses  à  ce  seigneur  sur  votre  im- 
politesse, qui  provient  moins,  à  la  vérité,  de 
votre  naturel  qui  est  bon  que  de  votre  éduca- 
tion négligée. 

—  Laissez  parler  cette  bonne  femme,  dit  le 
philosophe,  et  qu'elle  se  tranquillise,  je  suis  un 
homme  très  religieux. 

—  Voilà  qui  est  bon  I  dit  ma  mère.  Il  faut 
adorer  le  saint  nom  de  Dieu. 

—  J'adore  tous  ses  noms,  ma  bonne  dame, 
car  il  en  a  plusieurs.  Il  se  nomme  Adonaï,  Te- 
tragrammaton,  Jehovah,  Otheos,  Athanatos  et 
Schyros.  Et  il  a  beaucoup  d'autres  noms  encore. 

—  Je  n'en  savais  rien,  dit  ma  mère.  Mais  ce 


60         LA    RÔTISSERIE    DE    lA    REINE    PÉDAUQDE 

que  vous  en  dites,  monsieur,  ne  me  surprend 
pas;  car  j'ai  remarqué  que  les  personnes  de 
condition  portaient  beaucoup  plus  de  noms  que 
les  gens  du  commun.  Je  suis  native  d'Auneau, 
proche  la  ville  de  Chartres,  et  j'étais  bien  petite 
quand  le  seigneur  du  village  vint  à  trépasser 
de  ce  monde  à  l'autre;  or  je  me  souviens  très 
bien  que,  lorsque  le  héraut  cria  le  décès  du 
défunt  seigneur,  il  lui  donna  autant  de  noms, 
peu  s'en  faut,  qu'il  s'en  trouve  dans  les  lita- 
nies des  saints.  Je  crois  volontiers  que  Dieu  a 
plus  de  noms  que  le  seigneur  d'Auneau,  puis- 
qu'il est  d'une  condition  encore  plus  haute.  Les 
gens  instruits  sont  bien  heureux  de  les  savoir 
tous.  Et,  si  vous  avancez  mon  fils  Jacques  dans 
cette  connaissance,  je  vous  en  aurai,  monsieur, 
beaucoup  d'obligation. 

—  C'est  donc  une  affaire  entendue,  dit  le 
philosophe.  Et  vous,  monsieur  l'abbé,  il  ne 
vous  déplaira  pas  sans  doute  de  traduire  du 
grec  ;  moyennant  salaire,  s'entend. 

Mon  bon  maître  qui  rassemblait  depuis 
quelques  moments  les  rares  esprits  de  sa  cer- 
velle qui  n'étaient  point  déjà  mêlés  désespéré- 
ment aux  fumées  des  vins,  remplit  son  go- 
belet, se  leva  et  dit  : 

—  Monsieur  le  philosophe,  j'accepte  de  grand 


LA   RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE         61 

cœur  vos  offres  généreuses.  Vous  êtes  un  mor- 
tel magnifique;  je  m'honore,  monsieur,  d'être 
à  vous.  Il  y  a  deux  meubles  que  je  tiens  en 
haute  estime,  c'est  le  lit  et  la  table.  La  table  qui, 
tour  à  tour  chargée  de  doctes  livres  et  de  mets 
succulents,  sert  de  support  à  la  nourriture  du 
corps  et  à  celle  de  l'esprit;  le  lit,  propice  au 
doux  repos  comme  au  cruel  amour.  C'est  as- 
surément un  homme  divin  qui  donna  aux  fils 
de  Deucalion  le  lit  et  la  table.  Si  je  trouve 
chez  vous,  monsieur,  ces  deux  meubles  pré- 
cieux, je  poursuivrai  votre  nom,  comme  celui 
de  mon  bienfaiteur,  d'une  louange  immortelle 
et  je  vous  célébrerai  dans  des  vers  grecs  et 
latins  de  mètres  divers. 

Il  dit,  et  but  un  grand  coup  de  vin. 

—  Voilà  donc  qui  est  bien,  reprit  le  philo- 
sophe. Je  vous  attends  tous  deux  demain  matin 
chez  moi.  Vous  suivrez  la  route  de  Saint-Ger- 
main jusqu'à  la  croix  des  Sablons.  Du  pied 
de  cette  croix  vous  complerez  cent  pas  en  al- 
lant vers  l'Occident  et  vous  trouverez  une  pe- 
tite porte  verte  dans  un  mur  de  jardin.  Vous 
soulèverez  le  marteau  qui  est  formé  d'une  fi- 
gure voilée  tenant  un  doigt  sur  la  bouche. 
Au  vieillard  qui  vous  ouvrira  cette  porte  vous 
demanderez  M.  d'Astarac. 


62  lA    RÔTISSERIE    DK    LA    REINE    PêOAUQITE 

—  Mon  fils,  me  dit  mon  bon  maître,  en  me 
tirant  par  la  manche,  rangez  tout  cela  dans 
votre  mémoire,  mettez-y  croix,  marteau  et  le 
reste,  afin  que  nous  puissions  trouver  demain 
cette  porte  fortunée.  Et  vous,  monsieur  le 
Mécène... 

Mais  le  philosophe  était  déjà  parti  sans  qu*^ 
(.lersonne  l'eût  vu  sortir. 


Le  lendemain,  nous  cheminions  de  bonne 
heure,  mon  maître  et  moi,  sur  la  route  do 
Saint-Germain.  La  neige  qui  couvrait  la  terre, 
sous  la  lumière  rousse  du  ciel,  rendait  l'air 
muet  et  sourd.  La  route  était  déserte.  Nous 
marchions  dans  de  larges  sillons  de  roues, 
entre  des  murs  de  potagers,  des  palissades 
chancelantes  et  des  maisons  basses  dont  les 
fenêtres  nous  regardaient  d'un  œil  louche.  Puis, 
ayant  laissé  derrière  nous  deux  ou  trois  ma- 
sures de  terre  et  de  paille  à  demi  écroulées, 
nous  vîmes,  au  milieu  d'une  plaine  désolée,  la 
croix  des  Sablons.  A  cinquante  pas  au  delà 
commençait  un  parc  très  vaste,  clos  par  un 
mur  en  ruines.  Ce  mur  était  percé  d'une  petite 


64         LA    RÔTISSERIB    DE    LA    REINE    PÉDAUQDE 

porte  verte  dont  le  marteau  représentait  une 
figure  horrible,  un  doigt  sur  la  bouche.  Nous 
la  reconnûmes  facilement  pour  celle  que  le 
philosophe  nous  avait  décrite  et  nous  soule- 
vâmes le  marteau. 

Après  un  assez  long  temps,  un  vieux  valet 
vint  nous  ouvrir,  et  nous  fit  signe  de  le  suivre 
à  travers  un  parc  abandonné.  Des  statues  de 
Nymphes,  qui  avaient  vu  la  jeunesse  du  feu 
roi,  cachaient  sous  le  lierre  leur  tristesse  et 
leurs  blessures.  Au  bout  de  l'allée,  dont  les 
fondrières  étaient  recouvertes  de  neige,  s'é- 
levait un  château  de  pierre  et  de  brique,  aussi 
morose  que  celui  de  Madrid,  son  voisin,  et 
qui,  coiffé  tout  de  travers  d'un  haut  loil 
d'ardoises,  semblait  le  château  de  la  Belle  au 
Bois  dormant. 

Tandis  que  nous  suivions  les  pas  du  valet 
silencieux,  l'abbé  me  dit  à  l'oreille  : 

—  Je  vous  confesse,  mon  fils,  que  le  logis 
ne  rit  point  aux  yeux.  Il  témoigne  de  la 
rudesse  dans  laquelle  les  mœurs  des  Français 
étaient  encore  endurcies  au  temps  du  roi 
Henri  IV,  et  il  porte  l'âme  à  la  tristesse  et 
même  à  la  mélancolie,  par  l'état  d'abandon  où 
il  a  été  laissé  malheureusement.  Qu'il  nous 
serait  plus  doux  de  gravir  les  coteaux  enchan- 


LA    ROTISSERIE    DE    LÀ    REINE    PÉDAUQUE         65 

leurs  de  Tusculum,  avec  l'espoir  d'entendre 
Cicéron  discourir  de  la  vertu  sous  les  pins  et 
les  lérébinthes  de  sa  villa,  chère  aux  philoso- 
phes. Et  n'avez-vous  point  observé,  mon  fils, 
qu'il  ne  se  rencontre  sur  cette  route  ni  cabaret, 
ni  hôtellerie  d'aucune  sorte,  et  qu'il  faudra 
passer  le  pont  et  monter  la  côte  jusqu'au  rond- 
point  des  Bergères  pour  boire  du  vin  frais?  Il 
se  trouve  en  effet  à  cet  endroit  une  auberge 
du  Cheval-Rouge  où  il  me  souvient  qu'un  jour 
madame  de  Saint-Ernest  m'emmena  dîner  avec 
son  singe  et  son  amant.  Vous  ne  pouvez  con- 
cevoir, Tournebroche,  à  quel  point  la  chère  y 
est  fine.  Le  Cheval-Rouge  est  autant  renommé 
pour  les  dîners  du  matin  qu'on  y  fait,  que 
pour  l'abondance  des  chevaux  et  des  voitures 
de  poste  qu'on  y  loue.  Je  m'en  suis  assuré 
par  moi-même,  en  poursuivant  dans  l'écurie 
une  certaine  servante  qui  me  semblait  jolie. 
Mais  elle  ne  l'était  point  ;  on  l'eût  mieux  jugée 
en  la  disant  laide.  Je  la  colorais  du  feu  de 
mes  désirs,  mon  fils.  Telle  est  la  condition  des 
hommes  livrés  à  eux-mêmes  :  ils  errent  pitoya- 
blement. Nous  sommes  abusés  par  de  vaines 
images  ;  nous  poursuivons  des  songes  et  nous 
embrassons  des  ombrss;  en  Dieu  seul  es!   la 

vérité  et  la  stabilité. 

4. 


66         LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

Cependant  nous  montâmes,  à  la  suite  du 
vieux  valet,  les  degrés  disjoints  du  perron. 

—  Hélas  I  me  dit  l'abbé  dans  le  creux  de 
l'oreille,  je  commence  à  regretter  la  rôtisserie 
de  monsieur  votre  père,  où  nous  mangions  de 
bons  morceaux  en  expliquant  Quintilien. 

Après  avoir  gravi  le  premier  étage  d'un 
large  escalier  de  pierre,  nous  fûmes  introduits 
dans  un  salon,  où  M.  d'Astarac  était  occupé 
à  écrire  près  d'un  grand  feu,  au  milieu  de 
cercueils  égyptiens,  de  forme  humaine,  qui 
dressaient  contre  les  murs  leur  gaine  peinte 
de  figures  sacrées  et  leur  face  d'or,  aux  longs 
yeux  luisants. 

M.  d'Astarac  nous  invita  poliment  à  nous 
asseoir  et  dit  : 

—  Messieurs,  je  vous  attendais.  Et  puisque 
vous  voulez  bien  tous  deux  m'accorder  la  faveur 
d'être  à  moi,  je  vous  prie  de  considérer  cette 
maison  comme  vôtre.  Vous  y  serez  occupés 
à  traduire  des  textes  grecs  que  j'ai  rapportés 
d'Egypte.  Je  ne  doute  point  que  vous  ne  met- 
tiez tout  votre  zèle  à  accomplir  ce  travail 
quand  vous  saurez  qu'il  se  rapporte  à  lœuvre 
que  j'ai  entreprise  et  qui  est  de  retrouver 
la  science  perdue,  par  laquelle  l'homme  sera 
rétabli  dans  sa  première  puissance  sur  les  élé- 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE  6" 

ments.  Bien  que  je  n'aie  pas  dessein  aujour- 
d'hui de  soulever  à  vos  yeux  les  voiles  de  la 
nature  et  de  vous  montrer  Isis  dans  son 
éblouissante  nudité,  je  vous  confierai  l'objet  de 
mes  études,  sans  craindre  que  vous  en  trahis- 
siez le  mystère,  car  je  m'assure  en  votre  pro- 
bité, et,  aussi,  dans  ce  pouvoir  que  j'ai  de 
deviner  et  de  prévenir  tout  ce  qu'on  pourrait 
tenter  contre  moi,  et  de  disposer,  pour  ma 
vengeance,  de  forces  secrètes  et  terribles.  A  dé- 
faut d'une  fidélité  dont  je  ne  doute  point,  ma 
puissance,  messieurs,  m'assure  de  votre  silence, 
et  je  ne  risque  rien  à  me  découvrir  à  vous. 
Sachez  donc  que  l'homme  sortit  des  mains  de 
Jéhovah  avec  la  science  parfaite,  qu'il  a  perdue 
depuis.  Il  était  très  puissant  et  très  sage  à  sa 
naissance.  C'est  ce  qu'on  voit  dans  les  livres 
de  Moïse.  Mais  encore  faut-il  les  comprendre. 
Tout  d'abord,  il  est  clair  que  Jéhovah  n'est  pas 
Dieu,  mais  qu'il  est  un  grand  Démon,  puisqu'il 
a  créé  ce  monde.  L'idée  d'un  Dieu  à  la  fois 
parfait  et  créateur  n'est  qu'une  rêverie  gothique, 
d'une  barbarie  digne  d'un  Welche  ou  d'un 
Saxon.  On  n'admet  point,  si  peu  qu'on  ait 
l'esprit  poli,  qu'un  être  parfait  ajoute  quoi 
que  ce  soit  à  sa  perfection,  fût-ce  une  noisette. 
Cela  tombe  sous  le  sens.  Dieu  n'a  point  d'en- 


68         LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

tendement.  Car,  étant  infini,  que  pourrait-iJ 
bien  entendre?  Il  nacrée  point,  car  il  ignore 
le  temps  et  l'espace,  conditions  nécessaires  à 
toute  construction.  Moïse  était  trop  bon  philo- 
sophe pour  enseigner  que  le  monde  a  été  créé 
par  Dieu.  Il  tenait  Jéhovah  pour  ce  qu'il  est 
en  réalité,  c'est-à-dire  pour  un  puissant  Démon, 
et,  s'il  faut  le  nommer,  pour  le  Démiurge. 

»  Or  donc,  quand  Jéhovah  créa  l'homme,  il 
lui  donna  la  connaissance  du   monde   visible 
et  du  monde  invisible.  La  chute  d'Adam  et 
d'Eve,  que  je  vous  expliquerai  un  autre  jour, 
ne  détruisit  pas  tout  à  fait  cette  connaissance 
chez  le   premier  homme   et  chez  la  première 
femme,    dont   les   enseignements  passèrent  à 
leurs  enfants.  Ces  enseignements,  d'où  dépend 
la  domination  de  la  nature,  ont  été  consignés 
dans  le  livre  d'Enoch.   Les  prêtres  égyptiens 
en  avaient  gardé  la  tradition,   qu'ils  fixèrent 
en  signes  mystérieux,  sur  les  murs  des  temples 
et  dans  les  cercueils  des  morts.  Moïse,   élevé 
dans  les  sanctuaires  de  Memphis,  fut  un  de 
leurs   initiés.  Ses  livres,  au  nombre  de  cinq 
et  même  de  six,    renferment,    comme  autant 
d'arches  précieuses,  les   trésors  de   la  science 
divine.  On  y  découvre  les  plus  beaux  secrets, 
si  toutefois,  après  les  avoir  purgés  des   in  ter- 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE         69 

polations  qui  les  déshonorent,  on  dédaigne  le 
sens  littéral  et  grossier  pour  ne  s'attacher 
qu'au  sens  plus  subtil,  que  j'ai  pénétré  en 
grande  partie,  ainsi  qu'il  vous  apparaîtra  plus 
tard.  Cependant,  les  vérités  gardées,  comme 
des  vierges,  dans  les  temples  de  l'Egypte, 
passèrent  aux  sages  d'Alexandrie,  qui  les  enri- 
chirent encore  et  les  couronnèrent  de  tout  l'or 
pur  légué  à  la  Grèce  par  Pythagore  et  ses 
disciples,  avec  qui  les  puissances  de  l'air  con- 
versaient familièrement.  Il  convient  donc, 
messieurs,  d'explorer  les  livres  des  Hébreux, 
les  hiéroglyphes  des  Égyptiens  et  les  traités  de 
ces  Grecs  qu'on  nomme  gnostiques,  précisé- 
ment parce  qu'ils  eurent  la  connaissance.  Je 
me  suis  réservé,  comme  il  était  juste,  la  part 
la  plus  ardue  de  ce  vaste  travail.  Je  m'applique 
à  déchiffrer  ces  hiéroglyphes,  que  les  Égyptiens 
inscrivaient  dans  les  temples  des  dieux  et  sur 
les  tombeaux  des  prêtres.  Ayant  rapporté 
d'Egypte  beaucoup  de  ces  inscriptions,  j'en 
pénètre  le  sens  au  moyen  de  la  clé  que  j'ai  su 
découvrir  chez  Clément  d'Alexandrie. 

»  Le  rabbin  Mosaïde,  qui  vit  retiré  chez  moi, 
travaille  à  rétablir  le  sens  véritable  du  Penta- 
teuque.  C'est  un  vieillard  très  savant  en  magie, 
qui   vécut  enfermé  pendant  dix-sept    années 


70         LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

dans  les  cryptes  de  la  grande  Pyramide,  où 
il  lut  les  livres  de  Toth.  Quant  à  vous,  mes- 
sieurs, je  compte  employer  votre  science  à  lire 
les  manuscrits  alexandrins  que  j'ai  moi- 
même  recueillis  en  grand  nombre.  Vous  y 
trouverez,  sans  doute,  des  secrets  merveilleux, 
et  je  ne  doute  point  qu'à  l'aide  de  ces  trois 
sources  de  lumières,  l'égyptienne,  l'hébraïque 
et  la  grecque,  je  ne  parvienne  bientôt  à  ac- 
quérir les  moyens  qui  me  manquent  encore  de 
commander  absolument  à  la  nature  tant  vi- 
sible qu'invisible.  Croyez  bien  que  je  saurai 
reconnaître  vos  services  en  vous  faisant  parti- 
ciper de  quelque  manière  à  ma  puissance. 

»  Je  ne  vous  parle  pas  d'un  moyen  plus  vul- 
gaire de  les  reconnaître.  Au  point  où  j'en  suis 
de  mes  travaux  philosophiques,  l'argent  n'est 
pour  moi  qu'une  bagatelle. 

Quand  M.  d'Astarac  en  fut  à  cet  endroit  de 
son  discours,  mon  bon  maître  l'interrompit  : 

—  Monsieur,  dit-il,  je  ne  vous  cèlerai  point 
que  cet  argent,  quï  vous  semble  une  bagatelle, 
est  pour  moi  un  cuisant  souci,  car  j'ai  éprouvé 
qu'il  était  malaisé  d'en  gagner  en  demeurant 
honnête  homme,  ou  même  différemment.  Je 
vous  serai  donc  reconnaissant  des  assurances 
que  vous  voudrez  bien  me  donner  à  ce  sujet. 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE         71 

M.  d'Astarac,  d'un  geste  qui  semblait  écar- 
ter quelque  objet  invisible,  rassura  M.  Jérôme 
Goignard.  Pour  moi,  curieux  de  tout  ce  que 
je  voyais,  je  ne  souhaitais  que  d'entrer  dans 
ma  nouvelle  vie. 

A  l'appel  du  maître,  le  vieux  serviteur,  qui 
nous  avait  ouvert  la  porte,  parut  dans  le  ca- 
binet. 

—  Messieurs,  reprit  notre  hôte,  je  vous 
donne  votre  liberté  jusqu'au  dîner  de  midi.  Je 
vous  serais  fort  obligé  cependant  de  monter 
dans  les  chambres  que  je  vous  ai  fait  préparer 
et  de  me  dire  s'il  n'y  manque  rien.  Cri  ton 
vous  conduira. 

Après  s'être  assuré  que  nous  le  suivions, 
le  silencieux  Griton  sortit  et  commença  de 
monter  l'escalier.  Il  le  gravit  jusqu'aux  combles. 
Puis,  ayant  fait  quelques  pas  dans  un  long 
couloir,  il  nous  désigna  deux  chambres  très 
propres  où  brillait  un  bon  feu.  Je  n'aurais 
jamais  cru  qu'un  château  aussi  délabré  au 
dehors,  et  qui  ne  laissait  voir  sur  sa  façade 
que  des  murs  lézardés  et  des  fenêtres  borgnes, 
fût  aussi  habitable  dans  quelques-unes  de  ses 
parties.  Mon  premier  soin  fut  de  me  recon- 
naître. Nos  chambres  donnaient  sur  les  champs, 
et  la   vue,   répandue  sur  les   pentes  maréca- 


72         LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

geuses  de  la  Seine,  s'étendait  jusqu'au  Calvaire 
du  mont  Valérien.  En  donnant  un  regard  à 
nos  meubles,  je  vis,  étendu  sur  le  lit,  un  habit 
gris,  une  culotte  assortie,  un  chapeau  et  une 
épée.  Sur  le  tapis,  des  souliers  à  boucles  se 
tenaient  gentiment  accouplés,  les  talons  réunis 
et  les  pointes  séparées,  comme  s'ils  eussent 
d'eux-mêmes  le  sentiment  du  beau  maintien. 

J'en  augurai  favorablement  de  la  libéralité 
de  notre  maître.  Pour  lui  faire  honneur,  je 
donnai  grand  soin  à  ma  toilette  et  je  répandis 
abondamment  sur  mes  cheveux  de  la  poudre 
dont  j'avais  trouvé  une  boîte  pleine  sur  une  petite 
table.  Je  découvris  à  propos,  dans  un  tiroir 
de  la  commode,  une  chemise  de  dentelle  et 
des  bas  blancs. 

Ayant  vêtu  chemise,  bas,  culotte,  veste, 
habit,  je  me  mis  à  tourner  dans  ma  chambre, 
le  chapeau  sous  le  bras,  la  main  sur  la  garde 
de  mon  épée,  me  penchant,  à  chaque  instant, 
sur  mon  miroir  et  regrettant  que  Catherine 
la  dentellière  ne  pût  me  voir  en  si  galant 
équipage. 

Je  faisais  depuis  quelque  temps  ce  manège, 
quand  M.  Jérôme  Coignard  entra  dans  ma 
chambre  avec  un  rabat  neuf  et  un  petit  collet 
fort  respectable. 


LA    ROTISSERIE    DE    LA    REINE    PEDAUQUE         "3 

—  ïournebroche,  s'écria-t-il,  est-ce  vous, 
mon  fils?  N'oubliez  jamais  que  vous  devez 
ces  beaux  habits  au  savoir  que  je  vous  ai 
donné.  Ils  conviennent  à  un  humaniste  comme 
vous,  car  humanités  veut  dire  élégances.  Mais 
regardez-moi,  je  vous  prie,  et  dites  si  j'ai  bon 
air.  Je  me  sens  fort  honnête  homme  dans  cet 
habit.  Ce  M.  d'Astarac  semble  assez  magni- 
fique. Il  est  dommage  qu'il  soit  fou.  Mais  il 
est  sage  du  moins  par  un  endroit,  puisqu'il 
nomme  son  valet  Criton,  c'est-à-dire  le  juge. 
Et  il  est  bien  vrai  que  nos  valets  sont  les 
témoins  de  toutes  nos  actions.  Ils  en  sont 
parfois  les  guides.  Quand  milord  Verulam, 
chancelier  d'Angleterre  dont  je  goûte  peu  la 
philosophie,  mais  qui  était  savant  homme, 
entra  dans  la  grand'chambre  pour  y  être  jugé, 
ses  laquais,  vêtus  avec  une  richesse  qui  fai- 
sait juger  du  faste  avec  lequel  le  chancelier 
gouvernait  sa  maison,  se  levèrent  pour  lui 
faire  honneur.  Mais  le  milord  Vérulam  leur 
dit  :  «Asseyez-vous!  Votre  élévation  fait  mon 
abaissement.  »  En  effet,  ces  coquins  l'avaient, 
par  leur  dépense,  poussé  à  la  ruine  et  con- 
traint à  des  actes  pour  lesquels  il  était  pour- 
suivi comme  concussionnaire.  Tournebroche, 
mon  fils,  que  l'exemple  du  milord  Verulam, 

5 


74         LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAIJQUE 

chancelier  d'Angleterre  et  auteur  du  I^omim 
orgmum,  vous  soit  toujours  présent.  Mais,  pour 
en  revenir  à  ce  seigneur  d'Astarac,  à  qui  nous 
sommes,  c'est  grand  dommage  qu'il  soit  sor- 
cier, et  adonné  aux  sciences  maudites.  Vous 
savez,  mon  fils,  que  je  me  pique  de  délica- 
tesse en  matière  de  foi.  Il  m'en  coûte  de  ser- 
vir un  cabbaliste  qui  met  nos  saintes  écri- 
tures cul  par-dessus  tête,  sous  prétexte  de  les 
mieux  entendre  ainsi.  Toutefois,  si  comme  son 
nom  et  son  parler  l'indiquent,  c'est  un  gen- 
tilhomme gascon,  nous  n'avons  rien  à  craindre. 
Un  Gascon  peut  faire  un  pacte  avec  le  diable; 
soyez  sûr  que  c'est  le  diable  qui  sera  dupé. 

La  cloche  du  déjeuner  interrompit  nos 
propos. 

—  Tournebroche,  mon  ûls,  me  dit  mon  bon 
maître  en  descendant  les  escaliers,  songez, 
pendant  le  repas,  à  suivre  tous  mes  mouve- 
ments, afin  de  les  imiter.  Ayant  mangé  à  la 
troisième  table  de  M.  l'évèque  de  Séez,  je  sais 
comment  m'y  prendre.  C'est  un  art  difficile. 
U  est  plus  malaisé  de  manger  comme  un  gen- 
tilhomme que  de  parier  comme  lui. 


Nous  trouvâmes  dans  la  salle  à  manger  une 
table  de  trois  couverts  où  M.  d'Astarac  nous 
fit  prendre  place. 

Griton,  qui  faisait  office  de  maître  d'hôtel, 
servit  des  gelées,  des  coulis  et  des  purées  douze 
fois  passées  au  tamis.  Nous  ne  vîmes  point  ve- 
nir le  rôti.  Bien  que  nous  fûmes,  mon  bon 
maître  et  moi,  très  attentifs  à  cacher  notre 
surprise,  M.  d'Astarac  la  devina  et  nous  dit  : 

—  Messieurs,  ceci  n'est  qu'un  essai  et,  pour 
peu  qu'il  vous  semble  malheureux,  je  ne  m'y 
entêterai  point.  Je  vous  ferai  servir  des  mets 
plus  ordinaires,  et  je  ne  dédaignerai  pas  moi- 
même  d'y  toucher.  Si  les  plats  que  je  vous 
'>ffre  aujourd'hui    sont    mal    préparés,    c'est 


76         LA    RÔTISSERIE    DE    LA   REINE    PÉDAUQUB 

moins  la  faute  de  mon  cuisinier  que  celle  de 
la  chimie,  qui  est  encore  dans  l'enfance.  Ceci 
peut  toutefois  vous  donner  quelque  idée  de 
ce  qui  sera  à  l'avenir.  Pour  le  présent,  les 
hommes  mangent  sans  philosophie.  Ils  ne  se 
nourrissent  point  comme  des  êtres  raison- 
nables. Ils  n'y  songent  même  pas.  Mais  à 
quoi  songent-ils?  Ils  vivent  presque  tous  dans 
la  stupidité,  et  ceux  mêmes  qui  sont  capables 
de  réflexion  occupent  leur  esprit  à  des  sot- 
tises, telles  que  la  controverse  ou  la  poétique. 
Considérez,  messieurs,  les  hommes  dans  leurs 
repas  depuis  les  temps  reculés  où  ils  cessèrent 
tout  commerce  avec  les  Sylphes  et  les  Sala- 
mandres. Abandonnés  par  les  Génies  de  l'air, 
ils  s'appesantirent  dans  l'ignorance  et  dans  la 
barbarie.  Sans  police  et  sans  art,  ils  vivaient 
nus  et  misérables  dans  les  cavernes,  au  bord 
des  torrents,  ou  dans  les  arbres  des  forêts. 
La  chasse  était  leur  unique  industrie.  Quand 
ils  avaient  surpris  ou  gagné  de  vitesse  un 
animal  timide,  ils  dévoraient  cette  proie  encoie 
palpitante. 

»  Ils  mangeaient  aussi  la  chair  de  leurs  com- 
pagnons et  de  leurs  parents  infirmes,  et  le 
premières  sépultures  des  humains  furent  des 
tombeaux  vivants,  des  entrailles  affamées  et 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE         77 

sourdes.  Après  de  longs  siècles  farouches,  un 
homme  divin  parut,  que  les  Grecs  ont  nommé 
Prométhée.  Il  n'est  point  douteux  que  ce  sage 
n'ait  eu  commerce,  dans  les  asiles  des  Nymphes, 
avec  le  peuple  des  Salamandres.  Il  apprit 
d'elles  et  enseigna  aux  malheureux  mortels 
l'art  de  produire  et  de  conserver  le  feu.  Parmi 
les  avantages  innombrables  que  les  hommes 
tirèrent  de  ce  présent  céleste,  un  des  plus 
heureux  fut  de  pouvoir  cuire  les  aliments  et 
de  les  rendre  par  ce  traitement  plus  légers  et 
plus  subtils.  Et  c'est  en  grande  partie  par 
l'effet  d'une  nourriture  soumise  à  l'action  de 
la  flamme,  que  les  humains  devinrent  lente- 
ment et  par  degrés  intelligents,  industrieux, 
méditatifs,  aptes  à  cultiver  les  arts  et  les 
sciences.  Mais  ce  n'était  là  qu'un  premier  pas, 
et  il  est  affligeant  de  penser  que  tant  de  mil- 
lions d'années  se  sont  écoulées  sans  qu'on  en 
ait  fait  un  second.  Depuis  le  temps  où  nos 
ancêtres  cuisaient  des  quartiers  d'ours  sur  un 
feu  de  broussailles,  à  l'abri  d'un  rocher,  nous 
n'avons  point  accompli  de  véritable  progrès 
en  cuisine.  Car  sûrement  vous  ne  comptez 
pour  rien,  messieurs,  les  inventions  de  Lu- 
cullus  et  celte  tourte  épaisse  à  laquelle  Vitellius 
donnait  le  nom  de  bouclier  de  Minerve,  non 


78         1.A    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉPAUQUE 

plus  que  nos  rôtis,  nos  pâtés,  nos  daubes,  nos 
viandes  farcies,  et  toutes  ces  fricassées  qui  se 
ressentent  de  l'ancienne  barbarie. 

T>  A  Fontainebleau,  la  table  du  Roi,  où  l'on 
dresse  un  cerf  entier  dans  son  pelage,  avec  sa 
ramure,  présente  au  regard  du  philosophe  un 
spectacle  aussi  grossier  que  celui  des  troglo- 
dytes accroupis  dans  les  cendres  et  rongeant 
des  os  de  cheval.  Les  peintures  brillantes  de 
la    salle,   les    gardes,   les   officiers   richement 
vêtus,  les  musiciens  jouant  dans  les  tribunes 
des  airs  de  Lambert  et  de  Lulli,  les  nappes 
de  soie,  les  vaisselles  d'argent,  les  hanaps  d'or, 
les  verres  de  Venise,  les  flambeaux,  les  sur- 
touts  ciselés  et  chargés  de  fleurs,  ne  peuvent 
vous  donner  le  change  ni  jeter  un  charme  qui 
dissimule  la  véritable   nature   de  ce  charnier 
immonde,  où  des  hommes  et  des  femmes  s'as- 
semblent devant  des  cadavres  d'animaux,  des 
os  rompus  et  des   chairs  déchirées,  pour  s'en 
repaître   avidement.   Oh!    que    c'est    là    une 
nourriture   peu   philosophique.  Nous   avalons 
avec  une  gloutonnerie  stupide  les  muscles,  la 
graisse,  les  entrailles  des  bêtes,  sans  distinguer 
dans  ces  substances  les  parties  qui  sont  vrai- 
ment   propres    à    notre    nourriture  et  celles, 
beaucoup  plus  abondantes,  qu'il  faudrait  reje 


LA    h^riSSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE         79 

ter;  et  nous  engloutissons  dans  notre  ventre 
indistinctement  le  bon  et  le  mauvais,  l'utile  et 
le  nuisible.  C'est  ici  pourtant  qu'il  conviendrait 
de  faire  une  séparation,  et,  s'il  se  trouvait 
dans  toute  la  faculté  un  seul  médecin  chimiste 
et  philosophe,  nous  ne  serions  plus  contraints 
de  nous  asseoir  à  ces  festins  dégoûtants. 

»  Il  nous  préparerait,  messieurs,  des  viandes 
distillées,  ne  contenant  que  ce  qui  est  en  sym- 
pathie et  affinité  avec  notre  corps.  On  ne  pren- 
drait que  la  quintessence  des  bœufs  et  des 
cochons,  que  l'élixir  des  perdrix  et  des  pou- 
lardes, et  tout  ce  qui  serait  avalé  pourrait  être 
digéré.  C'est  à  quoi,  messieurs,  je  ne  déses- 
père point  de  parvenir  un  jour,  en  méditant 
sur  la  chimie  et  la  médecine  un  peu  plus  que 
je  n'ai  eu  le  loisir  de  le  faire  jusqu'ici. 

A  ces  mots  de  notre  hôte,  M.  Jérôme  Coi- 
gnard,  levant  les  yeux  de  dessus  le  brouet  noir 
qui  couvrait  son  assiette,  regarda  M.  d'Astarac 
avec  inquiétude. 

—  Ce  ne  sera  là,  poursuivit  celui-ci,  qu'un 
progrès  encore  bien  insuffisant.  Un  honnête 
homme  ne  peut  sans  dégoût  manger  la  chair 
des  animaux  et  les  peuples  ne  peuvent  se  dire 
polis  tant  qu'ils  auront  dans  leurs  villes  des 
abattoirs  et  des   boucheries.    Mais  nous  sau- 


80         LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

rons  un  jour  nous  débarrasser  de  ces  indus- 
tries barbares.  Quand  nous  connaîtrons  exacte- 
ment les  substances  nourrissantes  qui  sont 
contenues  dans  le  corps  des  animaux,  il  de- 
viendra possible  de  tirer  ces  mêmes  substances 
des  corps  qui  n'ont  point  de  vie  et  qui  les 
fourniront  en  abondance.  Ces  corps  contien- 
nent, en  effet,  tout  ce  qui  se  rencontre  dans 
les  êtres  animés,  puisque  l'animal  a  été  formé 
du  végétal,  qui  a  lui-même  tiré  sa  substance 
de  la  matière  inerte. 

»  On  se  nourrira  alors  d'extraits  de  métaux 
et  de  minéraux  traités  convenablement  par 
des  physiciens.  Ne  doutez  point  que  le  goût 
n'en  soit  exquis  et  l'absorption  salutaire.  La 
cuisine  se  fera  dans  des  cornues  et  dans  des 
alambics,  et  nous  aurons  des  alchimistes  pour 
maîtres-queux.  N'êtes-vous  point  bien  pressés, 
messieurs,  de  voir  ces  merveilles  ?  Je  vous  les 
promets  pour  un  temps  prochain.  Mais  vous  ne 
démêlez  point  encore  les  effets  excellents 
qu'elles  produiront. 

—  A  la  vérité,  monsieur,  je  ne  les  démêle 
point,  dit  mon  bon  maître  en  buvant  un 
coup  de  vin. 

—  Veuillez,  en  ce  cas,  dit  M.  d'Astarac, 
m'écouter  un  moment.  N'étant  plus  appesantis 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE        81 

par  de  lentes  digestions,  les  hommes  seront 
merveilleusement  agiles  ;  leur  vue  deviendra 
singulièrement  perçante,  et  ils  verront  des 
navires  glisser  sur  les  mers  de  la  lune.  Leur 
entendement  sera  plus  clair,  leurs  mœurs 
s'adouciront.  Ils  s'avanceront  beaucoup  dans 
la  connaissance  de  Dieu  et  de  la  nature. 

»  Mais  il  faut  envisager  tous  les  changements 
qui  ne  manqueront  pas  de  se  produire.  La 
structure  même  du  corps  humain  sera  modifiée. 
C'est  un  fait  que,  faute  de  s'exercer,  les  organes 
s'amincissent  et  finissent  même  par  disparaître. 
On  a  observé  que  les  poissons  privés  de 
lumière  devenaient  aveugles  ;  et  j'ai  vu,  dans 
le  Valais,  des  pâtres  qui,  ne  se  nourrissant 
que  de  lait  caillé,  perdent  leurs  dents  de 
bonne  heure;  quelques-uns  d'entre  eux  n'en 
ont  jamais  eu.  11  faut  admirer  en  cela  la  nature, 
qui  ne  souffre  rien  d'inutile.  Quand  les  hommes 
se  nourriront  du  baume  que  j'ai  dit,  leurs 
intestins  ne  manqueront  pas  de  se  raccourcir 
de  plusieurs  aunes,  et  le  volume  du  ventre  en 
sera  considérablement  diminué. 

—  Pour  le  coup  !  dit  mon  bon  maître,  vous 
allez  trop  vite,  monsieur,  et  risquez  de  faire 
de  mauvaise  besogne.  Je  n'ai  jamais  trouvé 
fâcheux  que  les  femmes    eussent  un   peu  de 


82         LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

ventre,  pourvu  que  le  reste  y  fût  proportionné. 
C'est  une  beauté  qui  m'est  sensible.  N'y  taillez 
pas  inconsidérément. 

—  Qu'à  cela  ne  tienne  !  Nous  laisserons  la 
taille  et  les  flancs  des  femmes  se  former  sur  le 
canon  des  sculpteurs  grecs.  Ce  sera  pour  vous 
faire  plaisir,  monsieur  l'abbé,  et  en  considéra- 
tion des  travaux  de  la  maternité;  bien  que,  à 
vrai  dire,  j'aie  dessein  d'opérer  aussi  de  ce 
côté  divers  changemfents  dont  je  vous  entre- 
tiendrai quelque  jour.  Pour  revenir  à  notre 
sujet,  je  dois  vous  avouer  que  tout  ce  que  je 
vous  ai  annoncé  jusqu'à  présent  n'est  qu'un 
acheminement  à  la  véritable  nourriture,  qui 
est  celle  des  Sylphes  et  de  tous  les  Esprits 
aériens.  Ils  boivent  la  lumière,  qui  suffit  à 
conimuniquer  à  leur  corps  une  force  et  une 
souplesse  merveilleuses.  C'est  leur  unique 
potion.  Ce  sera  un  jour  la  nôtre,  messieurs. 
Il  s'agit  seulement  de  rendre  potables  les 
rayons  du  soleil.  Je  confesse  ne  pas  voir 
avec  une  suffisante  clarté  les  moyens  d'y  par- 
venir et  je  prévois  de  nombreux  embarras  et 
de  grands  obstacles  sur  cette  route.  Si  toute- 
fois quelque  sage  touche  le  but,  les  hommes 
égaleront  les  Sylphes  et  les  Salamandres  en 
intelligence  et  en  beauté. 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PéDÀDQUE         83 

Mon  bon  maître  écoutait  ces  paroles,  replié 
sur  lui-même  et  la  tête  tristement  baissée.  Il 
semblait  méditer  les  changements  qu'apporte- 
rait un  jour  à  sa  personne  la  nourriture 
imaginée  par  notre  hôte. 

—  Monsieur,  dit-il  enfin,  ne  parlâtes-vous 
pas  hier  à  la  rôtisserie  d'un  certain  élixir  qui 
dispense  de  toute  autre  nourriture? 

—  Il  est  vrai,  dit  M.  d'Astarac,  mais  cette 
liqueur  n'est  bonne  que  pour  les  philosophes, 
et  vous  concevez  par  là  combien  l'usage  s'en 
trouve  restreint.  Il  vaut  mieux  n'en  point 
parler. 

Cependant,  un  doute  me  tourmentait;  je  de- 
mandai à  mon  hôte  la  permission  de  le  lui 
soumettre,  certain  qu'il  l'éclaircirait  tout  de 
suite.  Il  me  permit  de  parler,  et  je  lui  dis  : 

—  Monsieur,  ces  Salamandres,  que  vous 
dites  si  belles  et  dont  je  me  fais,  sur  votre 
rapport,  une  si  charmante  idée,  ont-elles  mal- 
heureusement gâté  leurs  dents  à  boire  de  la 
lumière,  comme  les  paysans  du  Valais  ont 
perdu  les  leurs  en  ne  mangeant  que  du  laitage? 
Je  vous  avoue  que  j'en  suis  inquiet. 

—  Mon  fils,  répondit  M.  d'Astarac,  votre 
curiosité  me  plaît  et  je  veux  la  satisfaire.  Les 
Salamandres  n'ont  point  de   dents,  à  propre- 


84         LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

ment  parler.  Mais  leurs  gencives  sont  garnies 
de  deux  rangs  de  perles,  très  blanches  et  très 
brillantes,  qui  donnent  à  leur  sourire  une  grâce 
inconcevable.  Sachez  encore  que  ces  perles  sont 
de  la  lumière  durcie. 

Je  dis  à  M.  d'Astarac  que  j'en  étais  bien  aise. 
Il  poursuivit  : 

—  Les  dents  de  l'homme  sont  un  signe  de 
sa  férocité.  Quand  on  se  nourrira  comme  il  faut, 
ces  dents  feront  place  à  quelque  ornement  sem- 
blable aux  perles  des  Salamandres.  Alors  on 
ne  concevra  plus  qu'un  amant  ait  pu  voir  sans 
horreur  et  sans  dégoût  des  dents  de  chien 
dans  la  bouche  de  sa  maîtresse. 


Après  le  dîner,  nolro  liôte  nous  conduisit 
dans  une  vaste  galerie  contiguë  à  son  cabinet 
et  qui  servait  de  bibliothèque.  On  y  voyait, 
rangée  sur  des  tablettes  de  chêne,  une  armée 
innombrable  ou  plutôt  un  grand  concile  de 
livres  in-douze,  in-octavo,  in-quarto,  in-folio, 
vêtus  de  veau,  de  basane,  de  maroquin,  de  par- 
chemin, de  peau  de  truie.  Six  fenêtres  éclai- 
raient cette  assemblée  silencieuse,  qui  s'étendait 
d'un  bout  de  la  salle  à  l'autre,  tout  le  long  des 
hautes  murailles.  De  grandes  tables,  alternant 
avec  des  sphères  célestes  et  des  machines  astro- 
nomiques, occupaient  le  miHeu  de  la  galerie. 
M.  d'Astarac  nous  pria  de  choisir  l'endroit  qui 
nous  parût  le  plus  commode  pour  travailler. 


86         LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQLE 

Mais  mon  bon  maître,  la  tête  renversée,  du 
regard  et  du  souffle  aspirant  tous  les  livres, 
bavait  de  joie. 

—  Par  Apollon  !  s'écria-t-il,  voilà  une  magni- 
fique librairie  !  La  bibliothèque  de  M.  l'évêque 
de  Séez,  bien  que  riche  en  ouvrages  de  droit 
canon,  ne  peut  être  comparée  à  celle-ci.  Il  n'est 
point  de  séjour  plus  plaisant,  à  mon  gré,  non 
point  même  les  Champs-Elysées  décrits  par 
Virgile.  J'y  distingue,  à  première  vue,  tant 
d'ouvrages  rares  et  tant  de  précieuses  collec- 
tions, que  je  doute  presque,  monsieur,  qu'au- 
cune bibliothèque  particulière  l'emporte  sur 
celle-ci,  qui  le  cède  seulement,  en  France,  à 
la  Mazarine  et  à  la  Royale.  J'ose  dire  même 
qu'à  voir  ces  manuscrits  latins  et  grecs,  qui  se 
pressent  en  foule  à  cet  angle,  on  peut,  après 
la  Bodléienne,  l'Ambroi sienne,  la  Laurentienne 
et  la  Vaticane,  nommer  encore,  monsieur,  l'Asta- 
racienne.  Sans  me  flatter,  je  flaire  d'assez  loin 
les  truffes  et  les  livres,  et  je  vous  tiens,  dès  à 
présent,  pour  l'égal  de  Peiresc,  de  Groslier  et 
de  Canevarius,  princes  des  bibliophiles. 

—  Je  l'emporte  de  beaucoup  sur  eux,  répon- 
dit doucement  M.  d'Astarac,  et  cette  biblio- 
thèque est  infiniment  plus  précieuse  que  toutes 
celles  que  vous  venez  de  nommer.  La  biblio- 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAOQUE        87 

thèque  du  Roi  n'est  qu'une  bouquinerie  auprès 
de  la  mienne,  à  moins  que  vous  considériez 
uniquement  le  nombre  des  volumes  et  la  masse 
du  papier  noirci.  Gabriel  Naudé  et  votre  abbé 
Bignon,  bibliothécaires  renommés,  n'étaient 
près  de  moi  que  les  pasteurs  indolents  d'un 
vil  troupeau  de  livres  moutonniers.  Quant  aux 
Bénédictins,  j'accorde  qu'ils  sont  appliqués, 
mais  ils  n'ont  point  d'esprit  et  leurs  biblio- 
thèques se  ressentent  de  la  médiocrité  des  âmes 
qui  les  ont  formées.  Ma  galerie,  monsieur,  n'est 
point  sur  le  modèle  des  autres.  Les  ouvrages 
que  j'y  ai  rassemblés  composent  un  tout  qui 
me  procurera  sans  faute  la  Connaissance.  Elle 
est  gnostique,  œcuménique  et  spirituelle.  Si 
toutes  les  lignes  tracées  sur  ces  innombrables 
feuilles  de  papier  et  de  parchemin  vous  entraient 
en  bon  ordre  dans  la  cervelle,  monsieur,  vous 
sauriez  tout,  vous  pourriez  tout,  vous  seriez  le 
maître  de  la  nature,  le  plasmateur  des  choses; 
vous  tiendriez  le  monde  entre  les  deux  doigts 
de  votre  main,  comme  je  tiens  ces  grains  de 
tabac. 

A  ces  mots,  il  tendit  sa  boîte  à  mon  bon 
maître. 

—  Vous  êtes  bien  honnête,  dit  M.  l'abbé 
Coignard. 


88         LÀ    RÔTISSERIE   DE   LÀ    REINE    PÉDAUQUE 

Et,  promenant  encore  ses  regards  ravis  sur 
ces  murailles  savantes  : 

—  Voici,  s'écria-t-il,  entre  la  troisième  fenêtre 
et  la  quatrième,  des  tablettes  qui  portent  un 
illustre  faix.  Les  manuscrits  orientaux  s'y  sont 
donné  rendez-vous  et  semblent  converser  en- 
semble. J'en  vois  dix  ou  douze  très  vénérables, 
sous  les  lambeaux  de  pourpre  et  de  soie  brochée 
d'or  qui  les  revêtent.  11  en  est  qui  portent  à  leur 
manteau,  comme  un  empereur  byzantin,  des 
agrafes  de  pierreries.  D'autres  sont  renfermés 
dans  des  plaques  d'ivoire. 

—  Ce  sont,  dit  M.  d'Astarac,  les  cabbalistes 
juifs,  arabes  et  persans.  Vous  venez  d'ouvrir  la 
Puissante  Main.  Vous  trouverez  à  côté  la  Table 
couverte j  le  Fidèle  Pasteur ^  les  Fragments  du 
Temple  et  la  Lumière  dans  les  ténèbres.  Une 
place  est  vide  :  celle  des  Eaux  lentes ^  traité 
précieux,  que  Mosaïde  étudie  en  ce  moment. 
Mosaïde,  comme  je  vous  l'ai  dit,  messieurs,  est 
occupé  dans  ma  maison  à  découvrir  les  plus 
profonds  secrets  contenus  dans  les  écrits  des 
Hébreux  et,  bien  qu'âgé  de  plus  d'un  siècle,  ce 
rabbin  consent  à  ne  point  mourir  avant  d'avoir 
pénétré  le  sens  de  tous  les  symboles  cabbalis- 
tiques.  Je  lui  en  ai  beaucoup  d'obligation,  et 
je  vous  prie,  messieurs,  de  lui  montrer,  quand 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE         89 

VOUS  le  verrez,  les  sentiments  que  j'ai  moi- 
même. 

»  Mais  laissons  cela,  et  venons-en  à  ce  qui  vous 
regarde  particulièrement.  J'ai  songé  à  vous, 
monsieur  l'abbé,  pour  transcrire  et  mettre  en 
latin  des  manuscrits  grecs  d'un  prix  inesti- 
mable. J'ai  confiance  en  votre  savoir  et  dans 
votre  zèle,  et  je  ne  doute  point  que  votre 
jeune  élève  ne  vous  soit  bientôt  d'un  grand 
secours. 

Et,  s'adressant  à  moi  : 

—  Oui,  mon  fils,  je  mets  sur  vous  de  grandes 
espérances.  Elles  sont  fondées  en  bonne  partie 
sur  l'éducation  que  vous  avez  reçue.  Car  vous 
fûtes  nourri,  pour  ainsi  dire,  dans  les  flammes, 
sous  le  manteau  d'une  cheminée  hantée  par 
les  Salamandres.  Cette  circonstance  est  consi- 
dérable. 

Tout  en  parlant,  il  saisissait  une  brassée  de 
manuscrits  qu'il  déposa  sur  la  table. 

—  Ceci,  dit-il,  en  désignant  un  rouleau  de 
papyrus,  vient  d'Egypte.  C'est  un  livre  de  Zozime 
le  Panopolitain,  qu'on  croyait  perdu,  et  que 
j'ai  trouvé  moi-même  dans  le  cercueil  d'un 
prêtre  de  Sérapis. 

»  Et  ce  que  vous  voyez  là,  ajouta-t-il  en  nous 
montrant  des  lambeaux  de  feuilles  luisantes  et 


90  LA    RÔTISSERIE    DE   LA    REINE    PÉDAUQDE 

fibreuses  sur  lesquelles  on  distinguait  à  peine 
des  lettres  grecques  tracées  au  pinceau,  ce  sont 
des  révélations  inouïes,  dues,  l'une  à  Sophar 
le  Perse,  l'autre  à  Jean,  l'archiprêtre  de  la 
Sainte-Évagie. 

»  Je  vous  serai  infiniment  obligé  de  vous  occu- 
per d'abord  de  ces  travaux.  Nous  étudierons 
ensuite  les  manuscrits  de  Synésius,  évêque  de 
Ptolémaïs,  d'Olympiodoreet  de  Stéphanus,  que 
j'ai  découverts  à  Ravenne  dans  un  caveau  où 
ils  étaient  renfermés  depuis  le  règne  de  l'ignare 
Théodose,  qu'on  a  surnommé  le  Grand. 

»  Prenez,  messieurs,  s'il  vous  plaît,  une  pre- 
mière idée  de  ce  vaste  travail.  Vous  trouverez 
au  fond  de  la  salle,  à  droite  de  la  cheminée, 
les  grammaires  et  les  lexiques  que  j'ai  pu  ras- 
sembler et  qui  vous  donneront  quelque  aide. 
Souffrez  que  je  vous  quitte;  il  y  a  dans  mon 
cabinet  quatre  ou  cinq  Sylphes  qui  m'attendent. 
Griton  veillera  à  ce  qu'il  ne  vous  manque  rien. 
Adieu  ! 

Dès  que  M.  d'Astarac  fut  dehors,  mon  bon 
maître  s'assit  devant  le  papyrus  de  Zozimeet, 
s  armant  d'une  loupe  qu'il  trouva  sur  la  table, 
il  commença  le  déchiffrement.  Je  lui  demandai 
s'il  n'était  pas  surpris  de  ce  qu'il  venait  d'en- 
tendre. 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE         91 

II  me  répondit  sans  relever  la  tête  : 
— -  Mon  fils,  j'ai  connu  trop  de  sortes  de 
personnes  et  traversé  des  fortunes  trop  diverses 
pour  m'étonner  de  rien.  Ce  gentilhomme  paraît 
fou,  moins  parce  qu'il  l'est  réellement  que  parce 
que  ses  pensées  diffèrent  à  l'excès  de  celles  du 
vulgaire.  Mais,  si  l'on  prêtait  attention  aux 
discours  qui  se  tiennent  communément  dans 
le  monde,  on  y  trouverait  moins  de  sens  en- 
core que  dans  ceux  que  tient  ce  philosophe. 
Livrée  à  elle-même,  la  raison  humaine  la  plus 
sublime  fait  ses  palais  et  ses  temples  avec  des 
nuages,  et  vraiment  M.  d'Astarac  est  un  assez 
bel  assembleur  de  nuées.  Il  n'y  a  de  vérité 
qu'en  Dieu  ;  ne  l'oubliez  pas,  mon  fils.  Mais 
ceci  est  véritablement  le  livre  Imouth,  que  Zo- 
zime  le  Panopolitain  écrivit  pour  sa  sœur 
Théosébie.  Quelle  gloire  et  quelles  délices  de 
lire  ce  manuscrit  unique,  retrouvé  par  une 
sorte  de  prodige!  J'y  veux  consacrer  mes  jours 
et  mes  veilles.  Je  plains,  mon  fils,  les  hommes 
ignorants  que  l'oisiveté  jette  dans  la  débauche. 
Ils  mènent  une  vie  misérable.  Qu'est-ce  qu'une 
femme  auprès  d'un  papyrus  alexandrin?  Com- 
parez, s'il  vous  plaît,  cette  bibliothèque  très 
noble  au  cabaret  du  Petit  Bacchus  et  l'entre- 
tien  de  ce  précieux  manuscrit  aux  caresses 


92         LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQLE 

que  l'on  fait  aux  filles  sous  la  tonnelle,  et 
dites-moi,  mon  fils,  de  quel  côté  se  trouve  le 
véritable  contentement.  Pour  moi,  convive  des 
Muses  et  admis  à  ces  silencieuses  orgies  de  la 
méditation  que  le  rhéteur  de  Madaura  célébrait 
avec  éloquence,  je  rends  grâce  à  Dieu  de  m'a- 
voir  fait  honnête  homme. 


Tout  le  long  d'un  mois  ou  de  six  semaines, 
M.Coignard  demeura  appliqué,  jours  et  nuits, 
comme  il  l'avait  promis,  à  la  lecture  de  Zo- 
zime  le  Panopolitain.  Pendant  les  repas  que 
nous  prenions  à  la  table  de  M.  d'Astarac, 
l'entretien  ne  roulait  que  sur  les  opinions  des 
gnostiques  et  sur  les  connaissances  des  anciens 
Égyptiens.  N'étant  qu'un  écolier  fort  ignorant, 
je  rendais  peu  de  services  à  mon  bon  maître. 
Mais  je  m'appliquais  à  faire  de  mon  mieux 
les  recherches  qu'il  m'indiquait;  j'y  prenais 
quelque  plaisir.  Et  il  est  vrai  que  nous  vivions 
heureux  et  tranquilles.  Vers  la  septième  se- 
maine, M.  d'Astarac  me  donna  congé  d'aller 
voir  mes  parents  à  la  rôtisserie.  La  boutique 


94         LA    RÔTISSERIE    DE    LÀ    REINE    PÉDAUQUE 

me  parut  étrangement  rapetissée.  Ma  mère  y 
était  seule  et  triste.  Elle  fit  un  grand  cri  en 
me  voyant  équipé  comme  un  prince. 

—  Mon  Jacques,  me  dit  elle,  je  suis  bien 
heureuse  ! 

Et  elle  se  mit  à  pleurer.  Nous  nous  embras- 
sâmes. Puis,  s'étant  essuyé  les  yeux  avec  un 
coin  de  son  tablier  de  serpillière  : 

—  Ton  père,  me  dit-elle,  est  au  Petit  Bac- 
chus.  H  y  va  beaucoup  depuis  ton  départ,  en 
raison  de  ce  que  la  maison  lui  est  moins  plai- 
sante en  ton  absence.  Il  sera  content  de  te 
revoir.  Mais,  dis-moi,  mon  Jacquot,  es-tu  sa- 
tisfait d"e  ta  nouvelle  condition?  J'ai  eu  du 
regret  de  t'avoir  laissé  partir  chez  ce  seigneur  ; 
même  je  me  suis  accusée  en  confession,  à  M.  le 
troisième  vicaire,  d'avoir  préféré  le  bien  de  ta 
chair  à  celui  de  ton  âme  et  de  n'avoir  pas 
assez  pensé  à  Dieu  dans  ton  établissement. 
M.  le  troisième  vicaire  m'en  a  reprise  avec 
bonté,  et  il  m'a  exhortée  à  suivre  l'exemple 
des  femmes  fortes  de  l'Écriture,  dont  il  m'a 
nommé  plusieurs;  mais  ce  sont  là  des  noms 
que  je  vois  bien  que  je  ne  retiendrai  jamais. 
Il  ne  s'est  pas  expliqué  tout  au  long,  parce  que 
c'était  le  samedi  soir  et  que  l'église  était  pleine 
de  pénitentes. 


LA    RÔTISSERIli    DE    LA    REINE    PÉDàUQUE         95 

Je  rassurai  ma  bonne  mère  du  mieux  qu'il 
me  fut  possible,  et  lui  représentai  que  M.  d'As- 
tarac  me  faisait  travailler  dans  le  grec,  qui 
est  la  langue  de  l'Évangile.  Cette  idée  lui 
fut  agréable.  Pourtant  elle  demeura  sou- 
cieuse. 

—  Tu  ne  devinerais  jamais,  mon  Jacquot, 
me  dit-elle,  qui  m'a  parlé  de  M.  d'Astarac. 
C'est  Cadette  Saint-Avit,  la  servante  de  M.  le 
curé  de  Saint-Benoît.  Elle  est  de  Gascogne,  et 
native  d'un  lieu  nommé  Laroque-Timbaut, 
tout  proche  Sainte-Eulalie,  dont  M.  d'Astarac 
est  seigneur.  Tu  sais  que  Cadette  Saint-Avit 
est  ancienne,  comme  il  convient  à  la  servante 
d'un  curé.  Elle  a  connu  dans  sa  jeunesse,  au 
pays,  les  trois  messieurs  d'Astarac,  dont  l'un, 
qui  commandait  un  navire,  s'est  noyé  depuis 
dans  la  mer.  C'était  le  plus  jeune.  Le  cadet, 
étant  colonel  d'un  régiment,  s'en  alla  en  guerre 
et  y  fut  tué.  L'aîné,  Hercule  d'Astarac,  est  seul 
survivant  des  trois.  C'est  donc  celui  à  qui  tu 
appartiens,  pour  ton  bien,  mon  Jacques,  du 
moins  je  l'espère.  Il  était,  durant  sa  jeunesse, 
magnifique  en  ses  habits ,  libéral  dans  ses 
mœurs,  mais  d'humeur  sombre.  Il  se  tint  éloi- 
gné des  emplois  publics  et  ne  se  montra  point 
jaloux   d'entrer    au    service  du   Roi,  comme 


96         LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

avaient  fait  messieurs  ses  frères,  qui  y  trou- 
vèrent une  fin  honorable.  Il  avait  coutume  de 
dire  qu'il  n'y  avait  pas  de  gloire  à  porter  une 
épée  au  côté,  qu'il  ne  savait  point  de  métier 
plus  ignoble  que  le  noble  métier  des  armes  et 
qu'un  rebouteux  de  village  était,  à  son  avis, 
bien  au-dessus  d'un  brigadier  ou  d'un  maré- 
chal de  France.  Tels  étaient  ses  propos.  J'avoue 
qu'ils  ne  me  semblèrent  ni  mauvais  ni  mali- 
cieux, mais  plutôt  hardis  et  bizarres.  Pourtant 
il  faut  bien  qu'ils  soient  condamnables  en 
quelque  chose,  puisque  Cadette  Saint- Avit  disait 
que  M.  le  curé  les  reprenait  comme  contraires  à 
l'ordre  établi  par  Dieu  dans  ce  monde  et  op- 
posés aux  endroits  de  la  Bible  où  Dieu  est 
nommé  d'un  nom  qui  veut  dire  maréchal  de 
camp.  Et  ce  serait  un  grand  péché.  Ce  M.  Her- 
cule avait  tant  d'éloignement  pour  la  cour,  qu'il 
refusa  de  faire  le  voyage  de  Versailles  pour 
être  présenté  à  Sa  Majesté,  selon  les  droits  de 
sa  naissance.  Il  disait  :  «  Le  roi  ne  vient  point 
chez  moi,  je  ne  vais  pas  chez  lui.  »  Et  il  tombe 
sous  le  sens,  mon  Jacquot,  que  ce  n'est  pas  là 
un  discours  naturel. 

Ma  bonne  mère  m'interrogea  du  regard  avec 
inquiétude  et  poursuivit  de  la  sorte  : 

—  Ce  qu'il   me  reste  à  t'apprendre,  mon 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE         97 

Jacquot,  est  moins  croyable  encore.  Pourtant 
Cadette  Saint-Avit  m'en  a  parlé  comme  d'une 
chose  certaine.  Je  te  dirai  donc  que  M.  Her- 
cule d'Astarac,  demeuré  sur  ses  terres,  n'avait 
d'autres  soins  que  de  mettre  dans  des  carafes 
la  lumière  du  soleil.  Cadette  Saint-Avit  ne  sait 
pas  comme  il  s'y  prenait,  mais  ce  dont  elle 
est  sûre,  c'est  qu'avec  le  temps,  il  se  formait 
dans  ces  carafes,  bien  bouchées  et  chauffées  au 
bain-marie,  des  femmes  toutes  petites,  mais 
faites  à  ravir,  et  vêtues  comme  des  princesses 
de  théâtre...  Tu  ris,  mon  Jacquot;  pourtant 
on  ne  peut  pas  plaisanter  de  ces  choses,  quand 
on  en  voit  les  conséquences.  C'est  un  grand 
péché  de  fabriquer  ainsi  des  créatures  qui  ne 
peuvent  être  baptisées  et  qui  ne  sauraient  par- 
ticiper à  la  béatitude  éternelle.  Car  tu  n'ima- 
gines pas  que  M.  d'Astarac  ait  porté  ces  mar- 
mousets au  prêtre,  dans  leur  bouteille,  pour 
les  tenir  sur  les  fonts  baptismaux.  On  n'au- 
rait pas  trouvé  de  marraine. 

—  Mais,  chère  maman,  répondis-je,  les  pou- 
pées de  M.  d'Astarac  n'avaient  pas  besoin  de 
baptême,  n'ayant  pas  eu  de  part  au  péché 
originel. 

—  C'est  à  quoi  je  n'avais  pas  songé,  dit  ma 
mère,  et  Cadette  Saint-Avit  elle-même  ne  m'en 

6 


98         LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

a  rien  dit,  bien  qu'elle  soit  la  servante  d'un 
curé.  Malheureusement,  elle  quitta  toute  jeune 
la  Gascogne  pour  venir  en  France,  et  elle  n'eut 
plus  de  nouvelles  de  M.  d'Astarac,  de  ses  ca- 
rafes et  de  ses  marmousets.  J'espère  bien, 
mon  Jacquot,  qu'il  a  renoncé  à  ces  œuvres 
maudites,  qu'on  ne  peut  accomplir  sans  l'aide 
du  démon. 
Je  demandai  : 

—  Dites-moi,  ma  bonne  mère,  Cadette  Saint- 
Avit,  la  servante  de  M.  le  curé,  a-t-elle  vu  de 
ses  yeux  les  dames  dans  les  carafes  ? 

—  Non  point,  mon  enfant.  M.  d'Astarac 
était  bien  trop  secret  pour  montrer  ces  pou- 
pées. Mais  elle  en  a  ouï  parler  par  un  homme 
d'église,  du  nom  de  Fulgence,  qui  hantait  le 
château  et  jurait  avoir  vu  ces  petites  personnes 
sortir  de  leur  prison  de  verre  pour  danser  un 
menuet.  Et  elle  n'avait  en  cela  que  plus  de 
raison  d'y  croire.  Car  on  peut  douter  de  ce 
qu'on  voit,  mais  non  pas  de  la  parole  d'un 
honnête  homme,  surtout  quand  il  est  d'église. 
1)  y  a  encore  un  malheur  à  ces  pratiques, 
c'est  qu'elles  sont  extrêmement  coûteuses  et 
l'on  ne  s'imagine  point,  m'a  dit  Cadette  Sainl- 
Avit,  les  dépenses  que  fit  ce  monsieur  Hercule 
pour  se   procurer   les   bouteilles  de  diverses 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE         99 

formes,  les  fourneaux  et  les  grimoires  dont  il 
avait  rempli  son  château.  Mais  il  était  devenu 
par  la  mort  de  ses  frères  le  plus  riche  gentil- 
homme de  sa  province,  et  pendant  qu'il  dissi- 
pait son  bien  en  folies,  ses  bonn(?s  terres  tra- 
vaillaient pour  lui.  Cadette  Saint-Avit  estime 
que,  malgré  ses  dépenses,  il  doit  encore  être 
fort  riche  aujourd'hui. 

Sur  ces  mots,  mon  père  entra  dans  la  rôtis- 
serie. Il  m'embrassa  tendrement  et  me  confia 
que  la  maison  avait  perdu  la  moitié  de  son 
agrément  par  suite  de  mon  départ  et  de  celui  de 
M.  Jérôme  Goignard,  qui  était  honnête  et  jovial. 
Il  me  fit  compliment  de  mes  habits  et  me  donna 
une  leçon  de  maintien,  assurant  que  le  négoce 
l'avait  accoutumé  aux  manières  affables,  par 
l'obligation  continuelle  où  il  était  tenu  de  sa- 
luer les  chalands  comme  des  gentilshommes, 
alors  même  qu'ils  appartenaient  à  la  vile  ca- 
naille. Il  me  donna  pour  précepte  d'arrondir 
le  coude  et  de  tenir  les  pieds  en  dehors,  et  me 
conseilla,  au  surplus,  d'aller  voir  Léandre,  à 
la  foire  Saint-Germain,  afin  de  m'ajuster  exac- 
tement sur  lui. 

Nous  dînâmes  ensemble  de  bon  appétit  et 
nous  nous  séparâmes  en  versant  des  torrents 
de  larmes.  Je  les  aimais  bien  tous  deux,  et  ce 


100       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

qui  me  faisait  surtout  pleurer,  c'est  que  je 
sentais  qu'en  six  semaines  d'absence,  ils  m'é- 
taient devenus  à  peu  près  étrangers.  Et  je 
crois  que  leur  tristesse  venait  du  même  sen- 
timent. 


Quand  je  sortis  (Te  la  rôtisserie,  il  faisait  nuit 
noire.  A  l'angle  de  la  rue  des  Ecrivains,  j'en- 
tendis une  voix  grasse  et  profonde  qui  chan- 
tait : 

Si  ton  honneur  elle  est  perdue, 

La  beir,  c'est  qu'  tu  l'as  bien  voulu. 

Et  je  ne  tardai  pas  à  voir,  du  côté  d'où 
venait  cette  voix,  frère  Ange  qui,  son  bissac 
ballant  sur  l'épaule,  et  tenant  par  la  taille  Ca- 
therine la  dentellière,  marchait  dans  l'ombre 
d'un  pas  chancelant  et  triomphal,  faisant  jaillir 
sous  ses  sandales  l'eau  du  ruisseau  en  magni- 
fiques gerbes  de  boue  qui  semblaient  célébrer 
sa  gloire  crapuleuse,   comme   les  bassins  de 

6. 


102       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REl.NE    PÉDAUQUE 

Versâmes  font  jouer  leurs  machines  en  rhon- 
neur  des  rois.  Je  me  rangeai  contre  une  borne 
dans  un  coin  de  porte,  pour  qu'ils  ne  me 
vissent  point.  C'était  prendre  un  soin  inutile, 
car  ils  étaient  assez  occupés  l'un  de  l'autre. 
La  tête  renversée  sur  l'épaule  du  moine,  Ca- 
therine riait.  Un  rayon  de  lune  tremblait  sur 
ses  lèvres  humides  et  dans  ses  yeux  comme 
dans  l'eau  des  fontaines.  Et  je  poursuivis  mon 
chemin,  l'âme  irritée  et  le  cœur  serré,  songeant 
à  la  taille  ronde  de  cette  belle  fille,  que  pres- 
sait dans  ses  bras  un  sale  capucin. 

—  Est-il  possible,  me  dis-je,  qu'une  si  jolie 
chose  soit  en  de  si  laides  mains  ?  et  si  Cathe- 
rine me  dédaigne,  faut-il  encore  qu'elle  me 
rende  ses  mépris  plus  cruels  par  le  goût  qu'elle 
a  de  ce  vilain  frère  Ange? 

Cette  préférence  me  semblait  étonnante  et 
j'en  concevais  autant  de  surprise  que  de  dé- 
goût. Mais  je  n'étais  pas  en  vain  l'élève  de 
M.  Jérôme  Coignard.  Ce  maître  incomparable 
avait  formé  mon  esprit  à  la  méditation.  Je 
me  représentai  les  Satyres  qu'on  voit  dans 
les  jardins  ravissant  des  Nymphes,  et  fis  ré- 
flexion que,  si  Catherine  était  faite  comme 
une  Nymphe,  ces  Satyres,  tels  qu'on  nous  les 
montre,  étaient  aussi  aftVeux  que  ce  capucin. 


LA    RÔTISSERIE   DE   LÀ    REINE    PÉDAUQUB      103 

J'en  conclus  que  je  ne  devais  pas  m'étonner 
excessivement  de  ce  que  je  venais  de  voir.  Pour- 
tant mon  chagrin  ne  fut  point  dissipé  par  ma 
raison,  sans  doute  parce  qu'il  n'y  avait  point  sa 
source.  Ces  méditations  me  conduisirent,  à  tra- 
vers les  ombres  de  la  nuit  et  les  boues  du 
dégel,  jusqu'à  la  route  de  Saint-Germain,  où  je 
rencontrai  M.  l'abbé  Jérôme  Geignard  qui, 
ayant  soupe  en  ville,  rentrait  de  nuit  à  la 
Croix-des-Sablons. 

—  Mon  fils,  me  dit-il,  je  viens  de  m'entre- 
tenir  de  Zozime  et  des  gnostiques  à  la  table 
d'un  ecclésiastique  très  docte,  d'un  autre  Pereisc. 
Le  vin  était  rude  et  la  chère  médiocre.  Mais  le 
nectar  et  l'ambroisie  coulaient  de  tous  les  dis- 
cours. 

Mon  bon  maître  me  parla  ensuite  du  Panopo- 
litain  avec  une  éloquence  inconcevable.  Hélas  ! 
je  l'écoutai  mal,  songeant  à  cette  goutte  de 
clair  de  lune  qui  était  tombée  dans  la  nuit  sur 
les  lèvres  de  Catherine. 

Enfin,  il  s'arrêta  et  je  lui  demandai  sur  quel 
fondement  les  Grecs  avaient  établi  le  goût  des 
Nymphes  pour  les  Satyres.  Mon  bon  maître 
était  prêt  à  répondre  sur  toutes  les  questions, 
tant  son  savoir  avait  d'étendue.  Il  me  dit  : 

—  Mon  fils,  ce  goût  est  fondé  sur  une  sym- 


104       LÀ    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDÀUQDE 

pathie  naturelle.  II  est  vif,  bien  que  moins 
ardent  que  le  goût  des  Satyres  pour  les  Nym- 
phes, auquel  il  correspond.  Les  poètes  ont  très 
bien  observé  cette  distinction.  A  ce  propos,  je 
vous  conterai  une  singulière  aventure  que  j'ai 
lue  dans  un  manuscrit  qui  faisait  partie  de  la 
bibliothèque  de  M.  l'évêque  de  Séez.  C'était, 
(je  le  vois  encore)  un  recueil  in-folio,  d'une 
bonne  écriture  du  siècle  dernier.  Voici  le  fait 
singulier  qui  y  est  rapporté.  Un  gentilhomme 
normand  et  sa  femme  prirent  part  à  un  diver- 
tissement public,  déguisés  l'un  en  Satyre,  l'autre 
en  Nymphe.  On  sait,  par  Ovide,  avec  quelle 
ardeur  les  Satyres  poursuivent  les  Nymphes. 
Ce  gentilhomme  avait  lu  les  Métamorphoses 
Il  entra  si  bien  dans  l'esprit  de  son  déguise- 
ment que,  neuf  mois  après,  sa  femme  lui  donna 
un  enfant  qui  avait  le  front  cornu  et  des  pieds 
de  bouc.  Nous  ne  savons  ce  qu'il  advint  du 
père,  sinon  que,  par  un  sort  commun  à  toute 
créature,  il  mourut,  laissant  avec  son  petit 
capripède  un  autre  enfant  plus  jeune,  chrétien 
celui-là,  et  de  forme  humaine.  Ce  cadet  de- 
manda à  la  justice  que  son  frère  fût  déchu  de 
l'héritage  paternel  pour  cette  raison  qu'il  n'ap- 
partenait pas  à  l'espèce  rachetée  par  le  sang 
de  Jésus-Christ.  Le  Parlement  de  Normandie 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE      lOS 

siégeant  à  Rouen  lui  donna  gain  de  cause,  et 
l'arrêt  fut  enregistré. 

Je  demandai  à  mon  bon  maître  s'il  était 
possible  qu'un  travestissement  pût  avoir  un  tel 
effet  sur  la  nature,  et  que  la  façon  d'un  enfant 
résultât  de  celle  d'un  habit.  M.  l'abbé  Goignard 
m'engagea  à  n'en  rien  croire. 

—  Jacques  Tournebroche,  mon  fils,  me  dit-il, 
qu'il  vous  souvienne  qu'un  bon  esprit  repousse 
tout  ce  qui  est  contraire  à  la  raison,  hors^  en 
matière  de  foi,  où  il  convient  de  croire  aveu- 
glément. Dieu  merci  !  je  n'ai  jamais  erré  sui 
les  dogmes  de  notre  très  sainte  religion,  et 
j'espère  bien  me  trouver  en  cette  disposition  à 
l'article  de  la  mort. 

En  devisant  de  la  sorte,  nous  arrivâmes  au 
château.  Le  toit  apparaissait  éclairé  par  une 
lueur  rouge,  au  milieu  des  ténèbres.  D'une 
des  cheminées  sortaient  des  étincelles  qui  mon- 
taient en  gerbes  pour  retomber  en  pluie  d'or 
sous  une  fumée  épaisse  dont  le  ciel  était  voilé. 
Nous  crûmes  l'un  et  l'autre  que  les  flammes 
dévoraient  l'édifice.  Mon  bon  maître  s'arra- 
chait les  cheveux  et  gémissait. 

—  Mon  Zozime,  mes  papyrus  et  mes  ma- 
nuscrits grecs  1  Au  secours  !  au  secours  I  mon 
Zozime  ! 


106      LA    RÔTISSERIE    DE    LA.    REINE    PÉDAUQUE 

Courant  par  la  grande  allée,  sur  les  flaques 
d'eau  qui  reflétaient  des  lueurs  d'incendie,  nous 
traversâmes  le  parc,  enseveli  dans  une  ombre 
épaisse.  Il  était  calme  et  désert.  Dans  le  château 
tout  semblait  dormir.  Nous  entendions  le  ron- 
flement du  feu,  qui  remplissait  l'escalier  obs- 
cur. Nous  montâmes  deux  à  deux  les  degrés, 
nous  arrêtant  par  moments  pour  écouter  d'où 
venait  ce  bruit  épouvantable. 

Il  nous  parut  sortir  d'un  corridor  du  premier 
étage  où  nous  n'avions  jamais  mis  les  pieds. 
Nous  nous  dirigeâmes  à  tâtons  de  ce  côté,  et, 
voyant  par  les  fentes  d'une  porte  close  des 
clartés  rouges,  nous  heurtâmes  de  toutes  nos 
forces  les  battants.  Ils  cédèrent  tout  à  coup. 

M.  d'Astarac,  qui  venait  de  les  ouvrir,  se 
tenait  tranquille  devant  nous.  Sa  longue  forme 
noire  se  dressait  dans  un  air  enflammé.  Il 
nous  demanda  doucement  pour  quelle  affaire 
pressante  nous  le  cherchions  à  cette  heure. 

Il  n'y  avait  point  d'incendie,  mais  un  feu 
terrible,  qui  sortait  d'un  grand  fourneau  à 
réverbère,  que  j'ai  su  depuis  s'appeler  atha- 
nor.  Toute  cette  salle,  assez  vaste,  était  pleine 
de  bouteilles  de  verre  au  long  col,  sur  lequel 
serpentaient  des  tubes  de  verre  à  bec  de  ca- 
nard, des  cornues  semblables  à  des  visages  jouf- 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE      107 

flus,  d'où  partait  un  nez  comme  une  trompe, 
des  creusets,  des  matras,.  des  coupelles,  des 
eucurbites,  et  des  vases  de  formes  inconnues. 
Mon  bon  maître  dit,  en  s'épongeant  le  vi- 
sage, qui  luisait  comme  braise  : 

—  Ah  !  monsieur,  nous  avons  cru  que  le 
château  flambait  ainsi  qu'une  paille  sèche. 
Dieu  merci,  la  bibliothèque  n'est  pas  brûlée. 
Mais  je  vois  que  vous  pratiquez,  monsieur, 
l'art  spagyrique. 

—  Je  ne  vous  cèlerai  pas,  répondit  M.  d'Asta- 
rac,  que  j'y  ai  fait  de  grands  progrès,  sans  avoir 
trouvé  toutefois  le  thélème  qui  rendra  mes  tra- 
vaux parfaits.  Au  moment  même  où  vous  avez 
heurté  cette  porte,  je  recueillais,  messieurs, 
l'Esprit  du  Monde  et  la  Fleur  du  Ciel,  qui  est 
la  vraie  Fontaine  de  Jouvence.  Entendez-vous 
un  peu  l'alchimie,  monsieur  Goignard  ? 

L'abbé  répondit  qu'il  en  avait  pris  quelque 
teinture  dans  les  livres,  mais  qu'il  en  tenait 
la  pratique  pour  pernicieuse  et  contraire  à  la 
religion.  M.  d'Astarac  sourit  et  dit  encore  : 

—  Vous  êtes  trop  habile  homme,  monsieur 
Goignard,  pour  ne  pas  connaître  l'Aigle  vo- 
lante, rOiseau  d'Hermès,  le  Poulet  d'Hermo- 
gène,  la  Tête  de  Corbeau,  le  Lion  vert  et  le 
Phénix 


108       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉUAUQDE 

—  J'ai  OUÏ  dire,  répondit  mon  bon  maître, 
que  ces  noms  désignaient  la  pierre  phiioso- 
phale,  à  ses  divers  états.  Mais  je  doute  qu'il 
soit  possible  de  transmuter  les  métaux. 

M.  d'Astarac  répliqua  avec  beaucoup  d'as- 
surance : 

—  Rien  ne  me  sera  plus  facile,  monsieur, 
que  de  mettre  fin  à  votre  incertitude. 

Il  alla  ouvrir  un  vieux  bahut  boiteux,  adossé 
au  mur,  y  prit  une  pièce  de  cuivre  à  l'effigie 
du  feu  roi  et  nous  fit  remarquer  une  tache 
ronde  qui  la  traversait  de  part  en  part. 

—  C'est,  dit-il,  l'effet  de  la  pierre  qui  a  changé 
le  cuivre  en  argent.  Mais  ce  n'est  là  qu'une 
bagatelle. 

Il  retourna  au  bahut  et  en  tira  un  saphir 
de  la  grosseur  d'un  œuf,  une  opale  d'une  mer- 
veilleuse grandeur  et  une  poignée  d'émeraudes 
parfaitement  belles. 

—  Voici,  dit-il,  quelques-uns  de  mes  ou- 
vrages, qui  vous  prouvent  suffisamment  que 
l'art  spagyrique  n'est  pas  le  rêve  d'un  cer- 
veau creux. 

Il  y  avait  au  fond  de  la  sébile  où  ces  pierres 
étaient  jetées  cinq  ou  six  petits  diamants,  dont 
M.  d'Astarac  ne  nous  parla  même  point.  Mon 
bon  maître   lui  demanda    s'ils  étaient   aussi 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE      109 

de  sa  façon.   Et  l'alchimiste  ayant  répondu 
que  oui  : 

—  Monsieur,  dit  l'abbé,  je  vous  conseillerais 
de  montrer  ceux-là  en  premier  lieu  aux  cu- 
rieux, par  prudence.  Si  vous  faites  paraître 
d'abord  le  saphir,  l'opale  et  le  rubis,  on  vous 
dira  que  le  diable  seul  a  pu  produire  de  telles 
pierres,  et  l'on  vous  intentera  un  procès  en 
sorcellerie.  Aussi  bien  le  diable  seul  pourrait 
vivre  à  l'aise  sur  ces  fourneaux  où  l'on  res- 
pire la  flamme.  Pour  moi,  qui  y  suis  depuis 
un  quart  d'heure,  je  me  sens  déjà  à  moitié  cuit. 

M.  d'Astarac  sourit  avec  bienveillance  et 
s'exprima  de  la  sorte  en  nous  mettant  dehors  : 

—  Bien  que  sachant  à  quoi  m'en  tenir  sur 
la  réalité  du  diable  et  de  l'Autre,  je  consens 
volontiers  à  parler  d'eux  avec  les  personnes 
qui  y  croient.  Le  diable  et  l'Autre,  ce  sont  là, 
comme  on  dit,  des  caractères;  et  l'on  en  peut 
discourir  ainsi  que  d'Achille  et  de  Thersite. 
Soyez  assurés,  messieurs,  que,  si  le  diable  est 
tel  qu'on  le  dit,  il  n'habite  pas  un  élément 
si  subtil  que  le  feu.  C'est  un  grand  contresens 
que  de  mettre  une  si  vilaine  bêle  dans  du 
soleil.  Mais,  comme  j'avais  l'honneur  de  le 
dire,  monsieur  Tournebroche,  au  capucin  de 
madame  votre  mère,  j'estime  que  les  chrétiens 

7 


no       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    HEINE    PEDAUQUE 

calomnient  Satan  et  les  démons.  Qu'il  puisse 
être,  en  quelque  monde  inconnu,  des  êtres 
plus  méchants  encore  que  les  hommes,  c'est 
possible,  bien  que  presque  inconcevable.  Assu- 
rément, s'ils  existent,  ils  habitent  des  régions 
privées  de  lumière  et,  s'ils  brûlent,  c'est  dans 
tes  glaces,  qui,  en  effet,  causent  des  douleurs 
cuisantes,  non  dans  les  flammes  illustres, 
parmi  les  filles  ardentes  des  astres.  Ils  souf- 
frent, puisqu'ils  sont  méchants  et  que  la  mé- 
chanceté est  un  mal;  mais  ce  ne  peut  être 
que  d'engelures.  Quant  à  votre  Satan,  mes- 
sieurs, qui  est  en  horreur  à  vos  théologiens, 
je  ne  l'estime  pas  si  méprisable  à  le  juger 
par  tout  ce  que  vous  en  dites,  et,  s'il  existait 
d'aventure,  je  le  tiendrais  non  pour  une  vi- 
laine bête,  mais  pour  un  petit  Sylphe  ou  tout 
au  moins  pour  un  Gnome  métallurgiste  un 
peu  moqueur  et  très  intelligent. 

Mon  bon  maître  se  boucha  les  oreilles  et 
s'enfuit  pour  n'en  point  entendre  davantage. 

—  Quelle  impiété,  Tournebroche,  mon  fils, 
s'écria-t-il  dans  l'escalier,  quels  blasphèmes  1 
Avez-vous  bien  senti  tout  ce  qu'il  y  avait  de 
détestable  dans  les  maximes  de  ce  philosophe  ? 
Il  pousse  l'athéisme  jusqu'à  une  sorte  de  fré- 
nésie joyeuse,  qui  m'étonne.  Mais  cela  même 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE      111 

le  rend  presque  innocent.  Car  étant  séparé  de 
toute  croyance,  il  ne  peut  déchirer  la  sainte 
Église  comme  ceux  qui  y  restent  attachés  par 
quelque  membre  à  demi  tranché  et  saignant 
encore.  Tels  sont,  mon  fils,  les  Luthériens  et 
les  Calvinistes,  qui  gangrènent  l'Église  au 
point  de  rupture.  Au  contraire,  les  athées  se 
damnent  tout  seuls,  et  l'on  peut  dîner  chez  eux 
sans  péché.  En  sorte  qu'il  ne  nous  faut  pas 
faire  scrupule  de  vivre  chez  ce  M.  d'Astarac, 
qui  ne  croit  ni  à  Dieu  ni  au  diable.  Mais  avez- 
vous  vu,  Tournebroche ,  mon  fils,  qu'il  se 
trouvait  au  fond  de  la  sébile  une  poignée  de 
petits  diamants,  dont  il  semble  lui-même 
ignorer  le  nombre  et  qui  me  paraissent  d'une 
assez  belle  eau?  Je  doute  de  l'opale  et  des  sa- 
phirs. Quant  à  ces  petits  diamants,  ils  vous 
ont  un  air  de  vérité. 

Arrivés  à  nos  chambres  hautes,  nous  nous 
souhaitâmes  l'un  à  l'autre  le  bonsoir. 


Nous  menâmes,  mon  bon  maître  et  moi 
jusqu'au  printemps  une  vie  exacte  et  recluse. 
Nous  travaillions  toute  la  matinée,  enfermés 
dans  la  galerie,  et  nous  y  retournions  aprè? 
le  dîner  comme  au  spectacle,  selon  l'expres- 
sion même  de  M.  Jérôme  Coignard;  non  point, 
disait  cet  homme  excellent,  pour  nous  donner, 
à  la  mode  des  gentilshommes  et  des  laquais, 
un  spectacle  scurrile,  mais  pour  entendre  les 
dialogues  sublimes,  encore  que  contradictoires, 
des  auteurs  anciens. 

De  ce  train,  la  lecture  et  la  traduction  du 
Panopolitain  avançaient  merveilleusement.  Je 
n'y  contribuais  guère.  Un  tel  travail  passait 
mes  connaissances,  et  j'avais  assez  d'apprendre 


LA    RÔTISSERIE   DE    LÀ    REINE    PÉDAUQUE      113 

la  figure  que  les  caractères  grecs  ont  sur  le 
papyrus.  J'aidai  toutefois  mon  maître  à  con- 
sulter les  auteurs  qui  pouvaient  l'éclairer  dans 
ses  recherches,  et  notamment  Olympiodore  et 
Photius,  qui,  depuis  ce  temps,  me  sont  restés 
familiers.  Les  petits  services  que  je  lui  ren- 
dais me  haussaient  beaucoup  dans  ma  propre 
estime. 

Après  un  âpre  et  long  hiver,  j'étais  en 
passe  de  devenir  un  savant,  quand  le  prin- 
temps survint  tout  à  coup,  avec  son  galant 
équipage  de  lumière,  de  tendre  verdure  et  de 
chants  d'oiseaux.  L'odeur  des  lilas,  qui  mon- 
tait dans  la  bibliothèque,  me  faisait  tomber  en 
de  vagues  rêveries,  dont  mon  bon  maître  me 
tirait  brusquement  en  me  disant  : 

—  Jacquet  Tournebroche,  grimpez  s'il  vous 
plaît  à  l'échelle  et  dites-moi  si  ce  coquin  de 
Manéthon  ne  parle  j)oint  d'un  dieu  Imhotep 
qui,  par  ses  contradictions,  me  tourmente 
comme  un  diable  ? 

Et  mon  bon  maître  s'emplissait  le  nez  de 
tabac  avec  un  air  de  contentement. 

—  Mon  fils,  me  dit-il  encore,  il  est  remar- 
quable que  nos  habits  ont  une  grande  influence 
sur  notre  état  moral.  Depuis  que  mon  petit 
collet  est  taché  de  diverses  sauces  que  j'y  ai 


114       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    lÉDAUQUE 

laissé  couler,  je  me  sens  moins  honnête  homme. 
Tournebroche,  maintenant  que  vous  êtes  vêtu 
comme  un  marquis,  n'êtes-vous  point  chatouillé 
de  l'envie  d'assister  à  la  toilette  d'une  fille 
d'Opéra  et  de  pousser  un  rouleau  de  faux  louis 
sur  une  table  de  pharaon  ;  en  un  mot,  ne  vous 
sentez-vous  point  homme  de  quahté  ?  Ne  prenez 
pas  ce  que  je  vous  dis  en  mauvaise  part,  et 
considérez  qu'il  suffit  de  donner  un  bonnet  à 
poil  à  un  couard  pour  qu'il  aille  aussitôt  se 
faire  casser  la  tête  au  service  du  Roi.  Tourne- 
broche,  nos  sentiments  sont  formés  de  mille 
choses  qui  nous  échappent  par  leur  petitesse, 
et  la  destinée  de  notre  âme  immortelle  dépend 
parfois  d'un  souffle  trop  léger  pour  courber  un 
brin  d'herbe.  Nous  sommes  le  jouet  des  vents. 
Mais  passez-moi,  s'il  vous  plaît,  les  Rudiments 
de  Vossius,  dont  je  vois  les  tranches  rouges 
bâiller  là,  sous  votre  bras  gauche. 

Ce  jour-là,  après  le  dîner  de  trois  heures, 
M.  d'Astarac  nous  mena,  mon  bon  maître  et 
moi,  faire  un  tour  de  promenade  dans  le  parc. 
11  nous  conduisit  du  côté  occidental,  qui  re- 
gardait Rueil  et  le  Mont-Valérien.  C'était  le 
plus  profond  et  le  plus  désolé.  Le  lierre  et 
l'herbe,  tondus  par  les  lapins,  couvraient  les 
allées,  que  barraient  çà  et  là  de  grands  troncs 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE      115 

d'arbres  morts.  Les  statues  de  marbre  qui  les 
bordaient  souriaient  sans  rien  savoir  de  leur 
ruine.  Une  Nymphe  de  sa  main  brisée,  qu'elle 
approchait  de  ses  lèvres,  faisait  signe  à  un 
berger  d'être  discret.  Un  jeune  Faune,  dont  la 
tête  gisait  sur  le  sol,  cherchait  encore  à  porter 
sa  flûte  à  sa  bouche  Et  tous  ces  êtres  divins 
semblaient  nous  enseigner  à  mépriser  l'injure 
du  temps  et  de  la  fortune.  Nous  suivions  le 
bord  d'un  canal  où  l'eau  des  pluies  nourrissait 
les  rainettes.  Autour  d'un  rond- point,  des 
vasques  penchantes  s'élevaient  où  buvaient  les 
colombes.  Parvenus  à  cet  endroit,  nous  prîmes 
un  étroit  sentier  pratiqué  dans  les  taillis. 

—  Marchez  avec  précaution,  nousditM.  d'As- 
tarac.  Ce  sentier  a  ceci  de  dangereux,  qu'il  est 
bordé  de  Mandragores  qui,  la  nuit,  chantent 
au  pied  des  arbres.  Elles  sont  cachées  dans  la 
terre.  Gardez-vous  d'y  mettre  le  pied  :  vous 
y  prendriez  le  mal  d'aimer  ou  la  soif  des 
richesses,  et  vous  seriez  perdus,  car  les  pas- 
sions qu'inspire  la  mandragore  sont  mélanco- 
liques. 

Je  demandai  comment  il  était  possible  d'é- 
viter ce  danger  invisible.  M.  d'Astarac  me 
répondit  qu'on  y  pouvait  échapper  par  intuitive 
divination,  et  point  autrement. 


116       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PËDAUQUE 

—  Au  reste,  ajouta-t-il,  ce  sentier  est  fu- 
neste. 

Il  conduisait  tout  droit  à  un  pavillon  de 
brique,  caché  sous  le  lierre,  qui,  sans  doute, 
avait  servi  jadis  de  maison  à  un  garde.  Là 
finissait  le  parc  sur  les  marais  monotones  de 
la  Seine, 

—  Vous  voyez  ce  pavillon,  nous  ditM.d'As- 
tarac.  Il  renferme  le  plus  savant  des  hommes. 
C'est  là  que  Mosaïde,  âgé  de  cent  douze  ans, 
pénètre,  avec  une  majestueuse  opiniâtreté,  les 
arcanes  de  la  nature.  Il  a  laissé  bien  loin 
derrière  lui  Imbonatus  et  Bartoloni.  Je  vou- 
lais m'honorer,  messieurs,  en  gardant  sous  mon 
toit  le  plus  grand  des  cabbalistes  après  Enoch, 
fils  de  Caïn.  Mais  des  scrupules  de  religion 
ont  empêché  Mosaïde  de  s'asseoir  à  ma  table, 
qu'il  tient  pour  chrétienne,  en  quoi  il  lui  fait 
trop  d'honneur.  Vous  ne  sauriez  concevoir  à 
quelle  violence  la  haine  des  chrétiens  est  por- 
tée chez  ce  sage.  C'est  à  grand'peine  qu'il  a 
consenti  à  loger  dans  ce  pavillon,  où  il  vit  seul 
avec  sa  nièce  Jahel.  Messieurs,  vous  ne  devez 
pas  tarder  davantage  à  connaître  Mosaïde,  et 
je  vais  vous  présenter  tout  de  suite,  l'un  et 
l'autre,  à  cet  homme  divin. 

Ayant  ainsi  parlé,  M.  d'Astarac  nous  poussa 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE      117 

dans  le  pavillon  et  nous  fit  monter,  par  un 
escalier  à  vis,  clans  une  chambre  où  se  tenait, 
au  milieu  de  manuscrits  épars,  dans  un  grand 
fauteuil  à  oreilles,  un  vieillard  aux  yeux  vifs, 
au  nez  busqué,  dont  le  menton  fuyant  laissait 
échapper  deux  maigres  ruisseaux  de  barbe 
blanche.  Un  bonnet  de  velours,  en  forme  de 
couronne  impériale,  couvrait  sa  tête  chauve,  et 
son  corp?,  d'une  maigreur  qui  n'était  point  hu- 
maine, s'enveloppait  d'une  vieille  robe  de  soie 
jaune,  éblouissante  et  sordide. 

Bien  que  ses  regards  perçants  fussent  tour- 
nés vers  nous,  il  ne  marqua  par  aucun  signe 
qu'il  s'apercevait  de  noire  venue.  Son  visage 
exprimait  un  entêtement  douloureux,  et  il  rou- 
lait lentement,  entre  ses  doigts  ridés,  le  roseau 
qui  lui  servait  à  écrire. 

—  N'attendez  pas  de  Mosaïde  des  paroles 
vaines,  nous  dit  M.  d'Astarac.  Depuis  long- 
temps, ce  sage  ne  s'entretient  plus  qu'avec  les 
Génies  et  moi.  Ses  discours  sont  sublimes. 
Comme  il  ne  consentira  pas,  sans  doute,  à  con- 
verser avec  vous,  messieurs,  je  vous  donnerai 
en  peu  de  mots  une  idée  de  son  mérite.  Le 
premier,  il  a  pénétré  le  sens  spirituel  des  livres 
de  Moïse,  d'après  la  valeur  des  caractères  hé- 
braïques, laquelle  dépend  de  l'ordre  des  lettres 


118       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PEDAUQDE 

dans  l'alphabet.  Cet  ordre  avait  été  brouillé  à 
partir  de  la  onzième  lettre.  Mosaïde  l'a  rétabli, 
ce  que  n'avaient  pu  faire  Atrabis,  Philon,  Avi- 
cenne,  Raymond  Lulle,  Pic  de  la  Mirandole, 
Reuchelin,  Henri  Morus  et  Robert  Flydd.  Mo- 
saïde sait  le  nombre  de  l'or  qui  correspond  à 
Jéhovah  dans  le  monde  des  Esprits.  Et  vous 
concevez,  messieurs,  que  cela  est  d'une  consé- 
quence infinie. 

Mon  bon  maître  tira  sa  boîte  de  sa  poche 
et,  nous  l'ayant  présentée  avec  civilité,  huma 
une  prise  de  tabac  et  dit  : 

—  Ne  croyez-vous  pas,  monsieur  d'Astarac,  que 
ces  connaissances  sont  extrêmement  propres  à 
vous  mener  au  diable,  à  l'issue  de  cette  vie 
transitoire.  Car  enfin,  ce  seigneur  Mosaïde  erre 
visiblement  dans  l'interprétation  des  saintes 
écritures.  Quand  Noire  Seigneur  mourut  sur  la 
croix  pour  le  salul  des  hommes,  la  synagogue 
sentit  un  bandeau  descendre  sur  ses  yeux  ; 
elle  chancela  comme  une  femme  ivre,  et  sa 
couronne  tomba  de  sa  tête.  Depuis  lors,  l'in- 
telligence de  l'Ancien  Testament  est  renfermée 
dans  l'Église  catholique  à  laquelle  j'appartiens 
malgré  mes  iniquités  multiples. 

A  c«s  mots,  Mosaïde,  semblable  à  un  dieu 
bouc,  sourit  d'une  manière  effrayante  et  dit  à 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQDE      119 

mon  bon   maître  d'une  voix  lente,  aigre    et 
comme  lointaine  : 

—  La  ^îashore  ne  t'a  pas  confié  ses  secrets 
et  la  Mischna  ne  t'a  pas  révélé  ses  mystères. 

—  Mosaïde,  reprit  M.  d'Astarac,  interprète 
avec  clarté,  non  seulement  les  livres  de  Moïse, 
mais  celui  d'Enoch,  qui  est  bien  plus  consi- 
dérable, et  que  les  chrétiens  ont  rejeté  faute 
de  le  comprendre,  comme  le  coq  de  la  fable 
arabe  dédaigna  la  perle  tombée  dans  son  grain. 
Ce  livre  d'Enoch,  monsieur  l'abbé  Goignard, 
est  d'autant  plus  précieux  qu'on  y  voit  les 
premiers  entretiens  des  filles  des  hommes  avec 
les  Sylphes.  Car  vous  entendez  bien  que  ces 
anges,  qu'Enoch  nous  montre  liant  avec  des 
femmes  un  commerce  d'amour,  sont  des  Syl- 
phes et  des  Salamandres. 

—  Je  l'entendrai,  monsieur,  répondit  mon 
bon  maître,  pour  ne  pas  vous  contrarier.  Mais 
par  ce  qui  nous  a  été  conservé  du  livre  d'Enoch, 
qui  est  visiblement  apocryphe,  je  soupçonne 
que  ces  anges  étaient,  non  point  des  Sylphes, 
mais  des  marchands  phéniciens. 

—  Et  sur  quoi,  demanda  M.  d'Astarac,  fon- 
dez-vous une  opinion  si  singulière  ? 

—  Je  la  fonde,  monsieur,  sur  ce  qu'il  est 
dit  dans  ce  livre  que  les  anges  apprirent  aux 


120      LA    RÔTISSERIE    DE   LA    REINE    PÊDAUQUE 

femmes  l'usage  des  bracelets  et  des  colliers, 
Tart  de  se  peindre  les  sourcils  et  d'employer 
toute  sorte  de  teintures.  II  est  dit  encore  au 
même  livre,  que  les  anges  enseignèrent  aux 
filles  des  hommes  les  propriétés  des  racines  et 
des  arbres,  les  enchantements,  l'art  d'observer 
les  étoiles.  De  bonne  foi,  monsieur,  ces  anges-là 
n'ont-ils  pas  tout  Tair  de  Tyriens  ou  de  Sido- 
niens  débarquant  sur  quelque  côte  à  demi  dé- 
serte et  déballant  au  pied  des  rochers  leur 
pacotille  pour  tenter  les  filles  des  tribus  sau- 
vages? Ces  trafiquants  leur  donnaient  des  colliers 
de -cuivre,  des  amulettes  et  des  médicaments, 
contre  de  l'ambre,  de  l'encens  et  des  pellete- 
ries, et  ils  étonnaient  ces  belles  créatures 
ignorantes  en  leur  parlant  des  étoiles  avec  une 
connaissance  acquise  dans  la  navigation.  Voilà 
qui  est  clair  et  je  voudrais  bien  savoir  par  quel 
endroit  M.  Mosaïde  y  pourrait  contredire. 

Mosaïde  garda  le  silence  et  M.  d'Astarac 
sourit  de  nouveau. 

—  Monsieur  Coignard,  dit-il,  vous  ne  rai- 
sonnez pas  trop  mal,  dans  l'ignorance  où  vous 
êtes  encore  de  la  gnose  et  de  la  cabbale.  Et 
ce  que  vous  dites  me  fait  songer  qu'il  pouvait 
se  trouver  quelques  Gnomes  métallurgistes 
et   orfèvres  parmi  ces   Sylphes  qui  s'unirent 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE      121 

d'amour  aux  filles  des  hommes.  Les  Gnomes,  en 
effet,  s'occupent  volontiers  d'orfèvrerie,  et  il  est 
probable  que  ce  furent  ces  ingénieux  démons 
qui  forgèrent  ces  bracelets  que  vous  croyez 
de  fabrication  phénicienne.  Mais  vous  aurez 
quelque  désavantage,  monsieur,  je  vous  en 
préviens,  à  vous  mesurer  avec  Mosaïde  sur  la 
connaissance  des  antiquités  humaines.  Il  en  a 
retrouvé  les  monuments  qu'on  croyait  perdus 
et,  entre  autres,  la  colonne  de  Seth  et  les 
oracles  de  Sambéthé,  fille  de  Noé,  la  plus  an- 
cienne des  Sibylles. 

—  Oh  I  s'écria  mon  bon  maître  en  bondis- 
sant sur  le  plancher  poudreux  d'où  s'éleva  un 
nuage  de  poussière,  oh  !  que  de  rêveries  !  C'en 
est  trop,  vous  vous  moquez  1  et  M.  Mosaïde 
ne  peut  emmagasiner  tant  de  folies  dans  sa 
tôle,  sous  son  grand  bonnet  qui  ressemble  à 
la  couronne  de  Gharlemagne.  Cette  colonne  de 
Seth  est  une  invention  ridicule  de  ce  plat 
Flavius  Josèphe,  un  conte  absurde  qui  n'avait 
encore  trompé  personne  avant  vous.  Quant 
aux  prédictions  de  Sambéthé,  fille  de  Noé,  je 
serais  bien  curieux  de  les  connaître,  et  M.  Mo- 
saïde, qui  paraît  assez  avare  de  ses  paroles, 
m'obligerait  en  en  faisant  passer  quelques- 
unes  par  sa  bouche,  car  il  ne  lui  est  pas  pos- 


122       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQLE 

sible,  je  me  plais  à  le  reconnaître,  de  les  pro- 
férer par  la  voie  plus  secrète  à  travers  laquelle 
les  sibylles  anciennes  avaient  coutume  de  faire 
passer  leurs  mystérieuses  réponses. 

IMosaïde,  qui  ne  semblait  point  entendre,  dit 
tout  à  coup  : 

—  La  fille  de  Noé  a  parlé  ;  Sambéthé  a  dit  : 
<c  L'homme  vain  qui  rit  et  qui  raille  n'en- 
tendra pas  la  voix  qui  sort  du  septième  ta- 
bernacle ;  l'impie  ira  misérablement  à  sa  ruine.  » 

Sur  cet  oracle  nous  prîmes  tous  trois  congé 
de  Mosaïde. 


Celte  année-là,  l'été  fut  radieux,  d'où  me 
vint  l'envie  d'aller  dans  les  promenades.  Un 
jour,  comme  j'errais  sous  les  arbres  du  Cours- 
la-Reine,  avec  deux  petits  écus  que  j'avais 
trouvés  le  matin  dans  la  pochette  de  ma  cu- 
lotte et  qui  étaient  le  premier  effet  par  lequel 
mon  faiseur  d'or  eût  encore  montré  sa  munifi- 
cence, je  m'-assis  devant  la  porte  d'un  limona- 
dier, à  une  table  que  sa  petitesse  appropriait  à 
ma  solitude  et  à  ma  modestie,  et  là  je  me  mis  à 
songer  à  la  bizarrerie  de  ma  destinée,  tandis 
qu'à  mes  côtés,  des  mousquetaires  buvaient 
du  vin  d'Espagne  avec  des  filles  du  monde.  Je 
doutais  si  la  Croix-des-Sablons,  M.  d'Astarac, 
Mosaïde,  le  papyrus  de  Zozime  et   mon   bel 


124       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQLE 

habit  n'étaient  point  des  songes  dont  j'allais 
me  réveiller,  pour  me  retrouver  en  veste  de 
basin  devant  la  broche  de  la  Reine  Pédauque. 
Je  sortis  de  ma  rêverie  en  me  sentant  tiré 
par  la  manche.  Et  je  vis  devant  moi  frère 
Ange,  dont  le  visage  disparaissait  entre  son 
capuchon  et  sa  barbe. 

—  Monsieur  Jacques  Ménétrier,  me  dit-il, 
à  voix  basse,  une  demoiselle,  qui  vous  veut 
du  bien,  vous  attend  dans  son  carrosse  sur 
la  chaussée,  entre  la  rivière  et  la  porte  de  la 
Conférence. 

Le  cœur  me  battit  très  fort.  Effrayé  et  ravi 
de  cette  aventure,  je  me  rendis  tout  de  suite 
à  l'endroit  indiqué  par  le  capucin,  en  marchant 
toutefois  d'un  pas  tranquille,  qui  me  parut  le 
plus  avantageux.  Parvenu  sur  le  quai,  je  vis 
un  carrosse  avec  une  petite  main  posée  sur  le 
bord  de  la  portière. 

Cette  portière  s'entr'ouvrit  à  mon  approche, 
€tjefus  bien  surpris  de  trouver  dans  le  carrosse 
mam'selle  Catherine  en  robe  de  satin  rose,  et 
la  tête  couverte  d'un  coqueluchon  où  ses  che- 
veux blonds  se  jouaient  dans  la  dentelle  noire. 

Je  restais  interdit  sur  le  marchepied. 

—  Venez  là,  me  dit-elle,  et  asseyez-vous 
près  de  moi.  Fermez  la  portière,  je  vous  prie. 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE       {"lo 

Il  ne  faut  pas  qu'on  vous  voie.  Tout  à  l'heure 
en  passant  sur  le  Cours,  je  vous  ai  vu  chez  le 
limonadier.  Aussitôt  je  vous  ai  fait  quérir  par 
le  bon  frère,  que  j'ai  pris  pour  les  exercices 
du  carême  et  que  je  garde  près  de  moi  depuis 
ce  temps,  car,  dans  quelque  condition  où  l'on 
se  trouve,  il  faut  avoir  de  la  piété.  Vous  aviez 
très  bonne  mine,  monsieur  Jacques,  devant 
votre  petite  table,  l'épée  en  travers  sur  les 
cuisses,  avec  l'air  chagrin  d'un  homme  de 
qualité.  J'ai  toujours  eu  de  l'amitié  pour  vous, 
et  je  ne  suis  pas  de  ces  femmes  qui,  dans  la 
prospérité,  méprisent  les  amis  d'autrefois. 

—  Eh  !  quoi?  mam'selle  Catherine,  m'écriai- 
je,ce  carrosse,  ces  laquais,  cette  robe  de  satin... 

—  Viennent,  me  dit-elle,  des  bontés  de 
M.  de  la  Guéritaude,  qui  est  dans  les  partis,  et 
des  plus  riches  financiers.  Il  a  prêté  de  l'ar- 
gent au  Roi.  C'est  un  excellent  ami  que,  pour 
tout  au  monde,  je  ne  voudrais  fâcher.  Mais 
'1  n'est  pas  si  aimable  que  vous,  monsieur 
Jacques.  Il  m'a  donné  aussi  une  petite  mai- 
son à  Grenelle,  que  je  vous  montrerai  de  la 
cave  au  grenier.  Monsieur  Jacques,  je  suis  bien 
contente  de  vous  voir  en  état  de  faire  votre 
fortune.  Le  mérite  se  découvre  toujours.  Vous 
verrez  ma  chambre  à  coucher,  qui  est  copiée 


126       LA    RÔTISSEniE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

sur  celle  de  mademoiselle  Davilliers.  Elle  est 
tout  en  glaces,  avec  des  magots.  Comment  va 
votre  bonhomme  de  père  ?  Entre  nous,  il  né- 
gligeait un  peu  sa  femme  et  sa  rôtisserie. 
C'est  un  grand  tort  chez  un  homme  de  sa 
condition.  Mais  parlons  de  vous. 

—  Parlons  de  vous,  mam'selle  Catherine, 
dis-je  enfin.  Vous  êtes  bien  jolie,  et  c'est  grand 
dommage  que  vous  aimiez  les  capucins.  Car 
il  faut  bien  vous  passer  les  fermiers  généraux. 

—  Oh  I  dit-elle,  ne  me  reprochez  point  frère 
Ange.  Je  ne  l'ai  que  pour  faire  mon  salut,  et, 
si  je  donnais  un  rival  à  M.  de  la  Guéritaude, 
ce  serait... 

—  Ce  serait? 

—  Ne  me  le  demandez  pas,  monsieur  Jac- 
ques. Vous  êtes  un  ingrat.  Car  vous  savez  que 
je  vous  ai  toujours  distingué.  Mais  vous  n'y 
preniez  pas  garde. 

—  J'étais,  au  contraire,  sensible  à  vos  rail- 
leries, mam'selle  Catherine.  Vous  me  faisiez 
honte  de  ce  que  je  n'avais  pas  de  barbe  au 
menton.  Vous  m'avez  dit  maintes  fois  que 
j'étais  un  peu  niais. 

—  C'était  vrai,  monsieur  Jacques,  et  plus 
vrai  que  vous  ne  pensiez.  Que  n'avez-vous  de- 
viné que  je  vous  voulais  du  bien  ! 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE       127 

—  Pourquoi,  aussi,  Catherine,  étiez-vous  jolie 
à  faire  peur?  Je  n'osais  vous  regarder.  Et 
puis,  j'ai  bien  vu  qu'un  jour  vous  étiez  fâchée 
ttDTit  de  bon  contre  moi . 

—  J'avais  raison  de  l'être,  monsieur  Jac- 
ques. Vous  m'aviez  préféré  cette  Savoyarde  en 
marmotte,  le  rebut  du  port  Saint-Nicolas. 

—  Ah  !  croyez  bien,  Catherine,  que  ce  ne  fut 
point  par  goût  ni  par  inclination,  mais  seule- 
ment parce  qu'elle  prit  pour  vaincre  ma  timi- 
dité des  moyens  énergiques. 

—  Ah!  mon  ami,  croyez-moi,  qui  suis  votre 
aînée  :  la  timidité  est  un  grand  péché  contre 
l'amour.  Mais  n'avez-vous  pas  vu  que  cette 
mendiante  porte  des  bas  troués  et  qu'elle  a 
une  dentelle  de  crasse  et  de  boue  haute  d'une 
demi-aune  au  bas  de  ses  jupons? 

—  J€  l'ai  vu,  Catherine. 

—  N'avez-vous  point  vu,  Jacques,  qu'elle 
était  mal  faite,  et  de  plus  bien  défaite? 

—  Je  l'ai  vu,  Catherine. 

—  Comment  alors  aimâtes-vous  cette  gue- 
non savoyarde,  vous  qui  avez  la  peau  blanche 
et  des  manières  distinguées? 

—  Je  ne  le  conçois  pas  moi-même,  Cathe- 
rine. Il  fallut  qu'à  ce  moment  mon  imagina- 
tion fût  pleine  de  vous.  Et,  puisque  votre  seule 


128       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAOQCB 

image  rac  donna  le  courage  et  la  force  que 
vous  me  reprochez  aujourd'hui,  jugez,  Cathe- 
rine, de  mes  transports,  si  je  vous  avais 
pressée  dans  mes  bras,  vous-même  ou  seule- 
ment une  fille  qui  vous  ressemblât  un  peu. 
Car  je  vous  aimais  extrêmement. 

Elle  me  prit  les  mains  et  soupira.  Je  repris 
d'un  ton  mélancolique  : 

—  Oui,  je  vous  aimais,  Catherine,  et  je  vous 
aimerais  encore,  sans  ce  moine  dégoûtant. 

Elle  se  récria  : 

— Quel  soupçon!  vous  me  fâchez.  C'est  une  folie. 

—  Vous  n'aimez  donc  point  les  capucins? 

—  Fi! 

Ne  jugeant  point  opportun  de  trop  la  pres- 
ser sur  ce  sujet,  je  lui  pris  la  taille  ;  nous 
nous  embrassâmes,  nos  lèvres  se  rencontrèrent, 
et  je  sentis  tout  mon  être  se  fondre  de  volupté. 

Après  un  moment  de  mol  abandon,  elle 
se  dégagea,  les  joues  roses,  l'œil  humide,  les 
lèvres  en tr'ou vertes.  C'est  de  ce  jour  que  je 
connus  à  quel  point  une  femme  est  embellie 
et  parée  du  baiser  qu'on  met  sur  sa  bouche.  Le 
mien  avait  fait  éclore  sur  les  joues  de  Cathe- 
rine, des  roses  de  la  teinte  la  plus  suave,  et 
trempé  la  fleur  bleue  de  ses  yeux  d'une  étin- 
celante  rosée. 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE      129 

—  Vous  êtes  un  enfant,  me  dit-elle  en  ra- 
justant son  coqueluchon.  Allez  1  vous  ne  pou- 
vez demeurer  un  moment  de  plus.  M.  de  la 
Guéritaude  va  venir.  Il  m'aime  avec  une  im- 
patience qui  devance  l'heure  des  rendez-vous. 

Lisant  alors  sur  mon  visage  la  contrariété 
que  j'en  éprouvais,  elle  reprit  avec  une  tendre 
vivacité  : 

—  Mais  écoutez-moi,  Jacques  :  il  rentre  cha- 
que soir  à  neuf  heures  chez  sa  vieille  femme, 
devenue  acariâtre  avec  l'âge,  qui  ne  souffre  plus 
ses  inGdélités  depuis  qu'elle  est  hors  d'état  de 
les  lui  rendre  et  dont  la  jalousie  est  devenue 
effroyable.  Venez  ce  soir  à  neuf  heures  et  de- 
mie. Je  vous  recevrai.  Ma  maison  est  au  coin 
de  la  rue  du  Bac.  Vous  la  reconnaîtrez  à  ses 
trois  fenêtres  par  étage,  et  au  balcon  qui  est 
couvert  de  roses.  Vous  savez  que  j'ai  toujours 
aimé  les  fleurs.  A  ce  soir! 

Elle  me  repoussa  d'un  geste  caressant,  où 
elle  semblait  trahir  le  regret  de  ne  point  me 
garder,  puis,  un  doigt  sur  la  bouche,  elle  mur- 
mura encore: 

—  A  ce  soir  I 


Je  ne  sais  comment  il  me  fat  possible  de 
m'arracher  des  bras  de  Catherine.  Mais  il  est 
certain  que,  en  sautant  hors  du  carrosse,  je 
tombai,  peu  s'en  faut,  sur  M.  d'Astarac,  dont 
la  haute  figure  était  plantée  comme  un  arbre 
au  bord  de  la  chaussée.  Je  le  saluai  poliment 
et  lui  marquai  ma  surprise  d'un  si  heureux 
hasard. 

—  Le  hasard,  me  dit-il,  diminue  à  mesure 
que  la  connaissance  augmente  :  il  est  supprimé 
pour  moi.  Je  savais,  mon  fils,  que  je  devais 
vous  rencontrer  ici.  Il  faut  que  j'aie  avec  vous 
un  entretien  trop  longtemps  différé.  Allons, 
s'il  vous  plaît,  chercher  la  solitude  et  le  silence 
qu'exige  le  discours  que  je  veux  vous  tenir. 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE       131 

Ne  prenez  point  un  visage  soucieux.  Les  mys- 
tères que  je  vous  dévoilerai  sont  sublimes,  à  la 
vérité,  mais  aimables. 

Ayant  parlé  ainsi,  il  me  conduisit  sur  le  bord 
de  la  Seine,  jusqu'à  l'île  aux  Cygnes,  qui  s'é- 
levait au  milieu  du  fleuve  comme  un  navire 
de  feuillage.  Là,  il  fit  signe  au  passeur,  dont 
le  bac  nous  porta  dans  l'île  verte,  fréquentée 
seulement  par  quelques  invalides  qui,  dans  les 
beaux  jours,  y  jouent  aux  boules  et  vident  une 
chopine.  La  nuit  allumait  ses  premières  étoiles 
dans  le  ciel  et  donnait  une  voix  aux  insectes 
de  l'herbe.  L'île  était  déserte.  M.  d'Astarae 
s'assit  sur  un  banc  de  bois,  à  l'extrémité  claire 
d'une  allée  de  noyers,  m'invita  à  prendre 
place  à  son  côté,  et  me  parla  en  ces  termes  : 

—  Il  est  trois  sortes  de  gens,  mon  fils,  à  qui 
le  philosophe  doit  cacher  ses  secrets.  Ce  sont 
les  princes,  parce  qu'il  serait  imprudent  d'a- 
jouter à  leur  puissance  ;  les  ambitieux,  dont  il 
ne  faut  pas  armer  le  génie  impito3^able,  et  les 
débauchés,  qui  trouveraient  dans  la  science 
cachée  le  moyen  d'assouvir  leurs  mauvaises 
passions.  Mais  je  puis  m'ouvrir  à  vous,  qui 
n'êtes  ni  d^auché,  car  je  compte  pour  rien 
l'erreur  où  tantôt  vous  alliez  tomber  dans  les 
bras  de  cette  fille,  ni  ambitieux,   ayant  vécu 


132       LA    RÔTISSERIE    DE   LA    REINE   PéOAUQUI 

jusqu'ici  content  de  tourner  la  broche  pater- 
nelle. Je  peux  donc  vous  découvrir  sans  crainte 
les  lois  cachées  de  l'univers. 

»  Il  ne  faut  pas  croire  que  la  vie  soit  bornée 
aux  conditions  étroites  dans  lesquelles  elle  se 
manifeste  aux  yeux  du  vulgaire.  Quand  ils  en- 
seignent que  la  création  eut  l'homme  pour  ob- 
jet et  pour  fin,  vos  théologiens  et  vos  philosophes 
raisonnent  comme  des  cloportes  de  Versailles  ou 
des  Tuileries  qui  croiraient  que  l'humidité  des 
caves  est  faite  pour  eux  et  que  le  reste  du  château 
n'est  point  habitable.  Le  système  du  monde, 
que  le  chanoine  Copernic  enseignait  au  siècle 
dernier,  d'après  Aristarque  de  Samos  et  les 
philosophes  pythagoriciens,  vous  est  sans  doute 
connu,  puisqu'on  en  a  fait  même  des  abrégés 
pour  les  petits  grimauds  d'école  et  des  dialogues 
à  l'usage  des  caillettes  de  la  ville.  Vous  avez 
vu  chez  moi  une  machine  qui  le  démontre 
parfaitement,  au  moyen  d'un  mouvement 
d'horloge. 

»  Levez  les  yeux,  mon  fils,  et  voyez  sur  votre 
tête  le  Chariot  de  David  qui,  traîné  par  Mizar 
et  ses  deux  compagnes  illustres,  tourne  autour 
du  pôle;  Arcturus,  Véga  de  la  Lyre,  l'Épi  de 
la  Vierge,  la  Couronne  d'Ariane,  et  sa  perle 
charmante.  Ce  sont  des  soleils.  Un  seul  coup 


LA    RÔTISSERIE    DR    LA    REINE    PÉDAUQUE       133 

d'oeil  sur  le  monde  vous  fait  paraître  que  la 
création  tout  entière  est  une  œuvre  de  feu 
et  que  la  vie  doit,  sous  ses  plus  belles  formes, 
se  nourrir  de  flammes  ! 

»  Et  qu'est-ce  que  les  planètes  ?  Des  gouttes 
de  boue,  un  peu  de  fange  et  de  moisissure. 
Contemplez  le  chœur  auguste  des  étoiles,  l'as- 
I  emblée  des  soleils.  Ils  égalent  ou  surpassent 
le  nôtre  en  grandeur  et  en  puissance  et,  lors- 
que, par  quelque  claire  nuit  d'hiver,  je  vous 
aurai  montré  Sirius  dans  ma  lunette,  vos  yeux 
et  votre  âme  en  seront  éblouis. 

»  Croyez-vous,  de  bonne  foi,  que  Sirius, 
Altaïr,  Régulus,  Aldébaran,  tous  ces  soleils 
enfin,  soient  seulement  des  luminaires?  Croyez- 
vous  que  ce  vieux  Phébus,  qui  verse  incessam- 
ment dans  les  espaces  où  nous  nageons  ses 
flots  démesurés  de  chaleur  et  de  lumière,  n'ait 
d'autre  fonction  que  d'éclairer  la  terre  et 
quelques  autres  planètes  imperceptibles  et  dé- 
goûtantes? Quelle  chandelle!  Un  million  de 
fois  plus  grosse  que  le  logis  1 

»  J'ai  dû  vous  présenter  d'abord  cette  idée 
que  l'Univers  est  composé  de  soleils  et  que  les 
planètes  qui  peuvent  s'y  trouver  sont  moins 
que  rien.  Mais  je  prévois  que  vous  voulez  me 
faire  une  objection,  et  j'y  vais  répondre.  Les 


134      LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

soleils,  m'allez-vous  dire,  s'éieignent  dans  la 
suite  des  siècles,  et  deviennent  aussi  de  la  boue. 
—  Non  pas  !  vous  répondrai-je  ;  car  ils  s'en- 
tretiennent par  les  comètes  qu'ils  attirent  et 
qui  y  tombent.  C'est  l'habitacle  de  la  vie  véri- 
table. Les  planètes  et  cette  terre,  où  nous  vivons 
ne  sont  que  des  séjours  de  larves.  Telles  sont 
les  vérités  dont  il  fallait  d'abord  vous  pénétrer. 
»  Maintenant  que  vous  entendez,  mon  fils, 
que  le  feu  est  l'élément  par  excellence,  vous 
concevrez  mieux  ce  que  je  vais  vous  enseigner, 
qui  est  plus  considérable  que  tout  ce  que  vous 
avez  appris  jusqu'ici  et  même  que  ce  que  con- 
nurent jamais  Érasme,  Turnèbe  et  Scaliger.  Je 
ne  parle  pas  des  théologiens  comme  Quesnel 
ou  Bossuet,  qui,  entre  nous,  sont  la  lie  de 
l'esprit  humain  et  qui  n'ont  guère  plus  d'enten- 
dement qu'un  capitaine  aux  gardes.  Ne  nous 
attardons  point  à  mépriser  ces  cervelles  compa- 
rables, pour  le  volume  et  la  façon,  à  des  œufs 
de  roitelet,  et  venons-en  tout  de  suite  à  l'ob- 
jet de  mon  discours.  Tandis  que  les  créatures 
formées  de  la  terre  ne  dépassent  point  un  de- 
gré de  perfection  qui,  pour  la  beauté  des  formes, 
fut  atteint  par  Antinous  et  par  madame  de 
Parabère,  et  auquel  parvinrent  seuls,  pour 
la  faculté  de  connaître    Démocrite  et  moi,  les 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE      135 

êtres  formés  du  feu  jouissent  d'une  sagesse  et 
d'une  intelligence  dont  il  nous  est  impossible 
de  concevoir  l'étendue. 

»  Telle  est,  mon  fils,  la  nature  des  enfants 
glorieux  des  soleils  :  ils  possèdent  les  lois  de 
l'univers  comme  nous  possédons  les  règles  du 
jeu  d'échecs,  et  le  cours  des  astres  dans  le  ciel 
ne  les  embarrasse  pas  plus  que  ne  nous  trouble 
la  marche  sur  le  damier  du  roi,  de  la  tour  et 
du  fou.  Ces  Génies  créent  des  mondes  dans  les 
parties  de  l'espace  où  il  ne  s'en  trouve  point 
encore  et  les  organisent  à  leur  gré.  Cela  les 
distrait,  un  moment,  de  leur  grande  affaire  qui 
est  de  s'unir  entre  eux  par  d'ineffables  amours. 
Je  tournais  hier  ma  lunette  sur  le  signe  de  la 
Vierge  et  j'y  aperçus  un  tourbillon  lointain  de 
lumière.  Nul  doute,  mon  fils,  que  ce  ne  soit 
l'ouvrage  encore  informe  de  quelqu'un  de  ces 
êtres  de  feu. 

»  L'univers  à  vrai  dire  n'a  pas  d'autre  ori- 
gine. Loin  d'être  l'effet  d'une  volonté  unique,  il 
est  le  résultat  des  caprices  sublimes  d'un  grand 
nombre  de  Génies  qui  se  sont  récréés  en  y  tra- 
vaillant chacun  en  son  temps  et  chacun  de  son 
côté.  C'est  ce  qui  en  explique  la  diversité,  la 
magnificence  et  l'imperfection.  Car  la  force  et 
la  clairvoyance  de  ces  Génies,  encore  qu'im- 


136       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PéDAUQOB 

menses,  ont  des  limites.  Je  vous  tromperais 
si  je  vous  disais  qu'un  homme,  fût-il  philosophe 
et  mage,  peut  entrer  avec  eux  en  commerce 
familier.  Aucun  d'eux  ne  s'est  manifesté  à 
moi,  et  tout  ce  que  je  vous  en  dis  ne  m'est 
connu  que  par  induction  et  ouï  dire.  Aussi 
quoique  leur  existence  soit  certaine,  je  m'avan- 
cerais trop  en  vous  décrivant  leurs  mœurs  et 
leur  caractère.  Il  faut  savoir  ignorer,  mon 
fils,  et  je  me  pique  de  n'avancer  que  des  faits 
parfaitement  observés.  Laissons  donc  ces  Gé- 
nies ou  plutôt  ces  Démiurges  à  leur  gloire 
lointaine  et  venons-en  à  des  êtres  illustres  qui 
nous  touchent  de  plus  près.  C'est  ici,  mon  fils, 
qu'il  vous  faut  tendre  l'oreille. 

»  En  vous  parlant,  tout  à  l'heure,  des  pla- 
nètes, si  j'ai  cédé  à  un  sentiment  de  mépris, 
c'est  que  je  considérais  seulement  la  surface 
solide  et  l'écorce  de  ces  petites  boules  ou  toupies, 
et  les  animaux  qui  y  rampent  tristement.  J'eusse 
parlé  d'un  autre  ton,  si  mon  esprit  avait  alors 
embrassé,  avec  les  planètes,  l'air  et  les  vapeurs 
qui  les  enveloppent.  Car  l'air  est  un  élément 
qui  ne  le  cède  en  noblesse  qu'au  feu,  d'où  il 
suit  que  la  dignité  et  illustration  des  planètes 
est  dans  l'air  dont  elles  sont  baignées.  Ces 
nuées,  ces  molles  vapeurs,   ces   souffles,   ces 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE      137 

clartés,  ces  ondes  bleues,  ces  îles  mouvantes  de 
pourpre  et  d'or  qui  passent  sur  nos  têtes,  sont 
le  séjour  de  peuples  adorables.  On  les  nomme 
les  Sylphes  et  les  Salamandres.  Ce  sont  des 
créatures  infiniment  aimables  et  belles.  Il 
nous  est  possible  et  convenable  de  former  avec 
elles  des  unions  dont  les  délices  ne  se  peuvent 
concevoir.  Les  Salamandres  sont  telles  qu'au- 
près d'elles  la  plus  jolie  personne  de  la  cour 
ou  de  la  ville  n'est  qu'une  répugnante  guenon. 
Elles  se  donnent  volontiers  aux  philosophes. 
Vous  avez  sans  doute  ouï  parler  de  cette  mer- 
veille dont  M.  Descartes  était  accompagné  dans 
ses  voyages.  Les  uns  disaient  que  c'était  une 
fille  naturelle,  qu'il  menait  partout  avec  lui; 
les  autres  pensaient  que  c'était  un  automate 
qu'il  avait  fabriqué  avec  un  art  inimitable.  En 
réalité  c'était  une  Salamandre  que  cet  habile 
homme  avait  prise  pour  sa  bonne  amie .  Il  ne 
s'en  séparait  jamais.  Pendant  une  traversée 
qu'il  fit  dans  les  mers  de  Hollande,  il  la  prit 
à  bord,  renfermée  dans  une  boîte  faite  d'un 
hois  précieux  et  garnie  de  satin  à  l'intérieur. 
La  forme  de  cette  boîte  et  les  précautions  avec 
lesquelles  M.  Descartes  la  gardait  attirèrent 
l'attention  du  capitaine  qui,  pendant  le  som- 
meil du  philosophe,  souleva  le  couvercle  ot 

8. 


138      LA    RÔTISSERIE    DE    LA    UEINE    PÉDAUQUE 

découvrit  la  Salamandre.  Cet  homme  ignorant 
et  grossier  s'imagina  qu'une  si  merveilleuse 
créature  était  l'œuvre  du  diable.  D'épouvante, 
il  la  jeta  à  la  mer.  Mais  vous  pensez  bien  que 
cette  belle  personne  ne  s'y  noya  pas,  et  qu'il 
lui  fut  aisé  de  rejoindre  son  bon  ami  M,  Des- 
cartes. Elle  lui  demeura  fidèle  tant  qu'il  vécut 
et  quitta  cette  terre  à  sa  mort  pour  n'y  plus 
revenir. 

»  Je  vous  cite  cet  exemple,  entre  beaucoup 
d'autres,  pour  vous  faire  connaître  les  amours 
des  philosophes  et  des  Salamandres.  Ces 
amours  sont  trop  sublimes  pour  être  assu- 
jetties à  des  contrats;  et  vous  conviendrez  que 
l'appareil  ridicule  qu'on  déploie  dans  les  ma- 
riages ne  serait  pas  de  mise  en  de  telles 
unions.  Il  serait  beau,  vraiment,  qu'un  notaire 
en  perruque  et  un  gros  curé  y  missent  le  nez  1 
Ces  messieurs  sont  propres  seulement  à  sceller 
la  vulgaire  conjonction  d'un  homme  et  d'une 
femme.  Les  hymens  des  Salamandres  et  des 
sages  ont  des  témoins  plus  augustes.  Les  peuples 
aériens  les  célèbrent  dans  des  navires  qui, 
portés  par  des  souffles  légers,  glissent,  la  poupe 
couronnée  de  roses,  au  son  des  harpes,  sur  des 
ondes  invisibles.  Mais  n'allez  pas  croire  que 
pour  n'être  pas  inscrits  sur  un  sale   registre 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQL'E      133 

dans  une  vilaine  sacristie,  ces  engagements 
soient  peu  solides  et  puissent  être  rompus 
avec  facilité.  Ils  ont  pour  garants  les  Esprits 
qui  se  jouent  sur  les  nuées  d'où  jaillit  l'éclair 
et  tombe  la  foudre.  Je  vous  fais  là,  mon  fils, 
des  révélations  qui  vous  seront  utiles,  car  j'ai 
reconnu  à  des  indices  certains,  que  vous  étiez 
destiné  au  lit  d'une  Salamandre. 

—  Hélas  1  monsieur,  m'écriai-je,  cette  desti- 
née m'effraye,  et  j'ai  presque  autant  de  scru- 
pules que  ce  capitaine  hollandais  qui  jeta  à  la 
mer  la  bonne  amie  de  M.  Descartes.  Je  ne  puis 
me  défendre  de  penser  comme  lui  que  ces  dames 
aériennes  sont  des  démons.  Je  craindrais  de 
perdre  mon  âme  avec  elles,  car  enfin,  monsieur, 
ces  mariages  sont  contraires  à  la  nature  et  en 
opposition  avec  la  loi  divine.  Que  M.  Jérôme 
Coignard,  mon  bon  maître,  n'est-il  là  pour 
vous  entendre!  Je  suis  bien  sûr  qu'il  me  for- 
tifierait par  de  bons  arguments  contre  les  dé- 
lices de  vos  Salamandres,  monsieur,  et  de  votre 
éloquence. 

—  L'abbé  Coignard,  reprit  M.  d'Astarac,  est 
admirable  pour  traduire  du  grec.  Mais  il  ne 
faut  pas  le  tirer  de  ses  livres.  Il  n'a  point  de 
philosophie.  Quant  à  vous,  mon  fils,  vous  rai- 
sonnez avec  l'infirmité  de   l'ignorance,   et  la 


440       LÀ    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

faiblesse  de  vos  raisons  m'afflige.  Ces  unions, 
dites-vous,  sont  contraires  à  la  nature.  Qu'en 
savez- vous?  Et  quel  moyen  auriez- vous  de  le 
savoir?  Comment  est-il  possible  de  distinguer 
ce  qui  est  naturel  et  ce  qui  ne  Test  pas?  Con- 
naît-on assez  l'universelle  Isis  pour  discerner 
ce  qui  la  seconde  de  ce  qui  la  contrarie?  Mais 
disons  mieux  :  rien  ne  la  contrarie  et  tout  la 
seconde,  puisque  rien  n'existe  qui  n'entre  dans 
le  jeu  de  ses  organes  et  qui  ne  suive  les  atti- 
tudes innombrables  de  son  corps.  D'où  vien- 
draient, je  vous  prie,  des  ennemis  pour  l'offen- 
ser? Rien  n'agit  ni  contre  elle  ni  hors  d'elle,  et 
les  forces  qui  semblent  la  combattre  ne  sont 
que  des  mouvements  de  sa  propre  vie. 

»  Les  ignorants  seuls  sont  assez  assurés  pour 
décider  si  une  action  est  naturelle  ou  non. 
Mais  entrons  un  moment  dans  leur  illusion  et 
dans  leur  préjugé  et  feignons  de  reconnaître 
qu'on  peut  commettre  des  actes  contre  nature. 
Ces  actes  en  seront-ils  pour  cela  mauvais  et 
condamnables?  je  m'en  attends  sur  ce  point  à 
l'opinion  vulgaire  des  moralistes  qui  représen- 
tent la  vertu  comme  un  effort  sur  les  instincts, 
comme  une  entreprise  sur  les  inclinations  que 
nous  portons  en  nous,  comme  une  lutte  enfin 
avec  l'homme  originel.  De  leur   propre  aveu, 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA   REINE    PÉDAUQUE      141 

la  vertu  est  contre  nature,  et  ils  ne  peuvent 
dès  lors  condamner  une  action,  quelle  qu'elle 
soit,  pour  ce  qu'elle  a  de  commun  avec  la 
vertu. 

»  J'ai  fait  cette  digression,  mon  fils,  afin  de 
vous  représenter  la  légèreté  pitoyable  de  vos 
raisons.  Je  vous  offenserais  en  croyant  qu'il 
vous  reste  encore  quelques  doutes  sur  l'inno- 
cence du  commerce  charnel  que  les  hommes 
peuvent  avoir  avec  les  Salamandres.  Apprenez 
donc  maintenant  que,  loin  d'être  interdits  par 
la  loi  religieuse,  ces  mariages  sont  ordonnés  par 
cette  loi  à  l'exclusion  de  tous  autres.  Je  vais 
vous  en  donner  des  preuves  manifestes. 

Il  s'arrêta  de  parler,  tira  sa  boîte  de  sa 
poche  et  se  mit  dans  le  nez  une  prise  de  tabac. 

La  nuit  était  profonde.  La  lune  versait  sur 
le  fleuve  ses  clartés  liquides  qui  y  tremblaient 
avec  le  reflet  des  lanternes.  Le  vol  des  éphé- 
mères nous  enveloppait  de  ses  tourbillons  lé- 
gers. La  voix  aiguë  des  insectes  s'élevait  dans 
le  silence  de  l'univers.  Une  telle  douceur  des- 
cendait du  ciel  qu'il  semblait  qu'il  se  mêlât  du 
lait  à  la  clarté  des  étoiles. 

M.  d'Astarac  reprit  de  la  sorte  : 

—  La  Bible,  mon  fils,  et  principalement  les 
livres  de    Moïse,    contiennent   de   grandes  et 


142       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

utiles  vérités.  Cette  opinion  paraît  absurde  et 
déraisonnable,  par  suite  du  traitement  que  les 
théologiens  ont  infligé  à  ce  qu'ils  appellent  l'É- 
criture et  dont  ils  ont  fait  par  leurs  commen- 
taires, explications  et  méditations,  un  manuel 
d'erreur,  une  bibliothèque  d'absurdités,  un 
magasin  de  niaiseries,  un  cabinet  de  mensonges, 
une  galerie  de  sottises,  un  lycée  d'ignorance, 
un  musée  d'inepties  et  le  garde-meuble  enfin 
de  la  bêtise  et  de  la  méchanceté  humaines. 
Sachez,  mon  fils,  que  ce  fut  à  l'origine  un 
temple  rempli  d'une  lumière  céleste. 

»  J'ai  été  assez  heureux  pour  le  rétablir  dans 
sa  splendeur  première.  Et  la  vérité  m'oblige  à 
déclarer  que  Mosaïde  m'y  a  beaucoup  aidé  par 
son  intelligence  de  la  langue  et  de  l'alphabet 
des  Hébreux.  Mais  ne  perdons  point  de  Mie 
notre  principal  sujet.  Apprenez  tout  d'abord, 
mon  fils,  que  le  sens  de  la  Bible  est  figuré  et 
que  la  principale  erreur  des  théologiens  est 
d'avoir  pris  à  la  lettre  ce  qui  doit  être  entendu 
en  matière  de  symbole.  Ayez  cette  vérité  pré- 
sente dans  toute  la  suite  de  mon  discours. 

»  Quand  le  Démiurge  qu'on  nomme  Jéhovah 
et  qui  possède  encore  beaucoup  d'autres  noms, 
puisqu'on  lui  applique  généralement  tous  les 
termes  qui  expriment  la  qualité  ou  la  quantité, 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE      143 

eut,  je  ne  dis  pas  créé  le  monde,  car  ce  serait 
dire  une  sottise,  mais  aménagé  un  petit  canton 
de  l'univers  pour  en  faire  le  séjour  d'Adam  et 
d'Eve,  il  y  avait  dans  l'espace  des  créatures 
subtiles,  que  Jéhovah  n'avait  point  formées  et 
qu'il  n'était  pas  capable  de  former.  C'était  l'ou- 
vrage de  plusieurs  autres  Démiurges  plus  an- 
ciens que  lui  et  plus  habiles.  Son  artifice 
n'allait  pas  au  delà  de  celui  d'un  potier  très 
excellent,  capable  de  pétrir  dans  l'argile  des 
êtres  en  façon  de  pots,  tels  que  nous  sommes 
précisément.  Ce  que  j'en  dis  n'est  pas  pour  le 
déprécier,  car  un  pareil  ouvrage  est  encore  bien 
au-dessus  des  forces  humaines. 

»  Mais  il  fallait  bien  marquer  le  caractère 
inférieur  de  l'œuvre  des  sept  jours.  Jéhovah 
travailla,  non  dans  le  feu  qui  seul  donne  nais- 
sance aux  chefs-d'œuvre  de  la  vie,  mais  dans 
la  boue,  où  il  ne  pouvait  produire  que  les 
ouvrages  d'un  céramiste  ingénieux.  Nous  ne 
sommes  pas  autre  chose,  mon  fils,  qu'une  po- 
terie animée.  L'on  ne  peut  reprocher  à  Jéhovah 
de  s'être  fait  illusion  sur  la  qualité  de  son  tra- 
vail. S'il  le  trouva  bon  au  premier  moment  et 
dans  l'ardeur  de  la  composition,  il  ne  tarda  pas 
à  reconnaître  son  erreur,  et  la  Bible  est  pleine 
de  l'expression    de  sou  mécontentement,  qui 


144      LA    RÔTISSERIE   D       LA    REINE    PÉDAUQDE 

alla  souvent  jusqu'à  la  mauvaise  humeur  et 
parfois  jusqu'à  la  colère.  Jamais  artisan  ne 
traita  les  objets  de  son  industrie  avec  plus  de 
dégoût  et  d'aversion.  Il  pensa  les  détruire  et, 
dans  le  fait,  il  en  noya  la  plus  grande  partie. 
Ce  déluge,  dont  le  souvenir  a  été  conservé  par 
les  Juifs,  par  les  Grecs  et  par  les  Chinois,  pré- 
para une  dernière  déception  au  malheureux 
Démiurge  qui,  reconnaissant  bientôt  l'inutilité 
et  le  ridicule  d'une  semblable  violence,  tomba 
dans  un  découragement  et  dans  une  apathie 
dont  les  progrès  n'ont  point  cessé  depuis  Noé 
jusqu'à  nos  jours,  où  ils  sont  extrêmes.  Mais 
je  vois  que  je  suis  allé  trop  avant.  C'est  l'in- 
convénient de  ces  vastes  sujets,  de  ne  pouvoir 
s'y  borner.  Notre  esprit,  quand  il  s'y  jette, 
ressemble  à  ces  fils  des  soleils,  qui  passent 
en  un  seul  bond  d'un  univers  à  l'autre. 

»  Retournons  au  Paradis  terrestre,  où  le  Dé- 
miurge avait  placé  les  deux  vases  façonnés  de  sa 
main,  Adam 'et  Eve.  Ils  n'y  vivaient  point  seuls 
parmi  les  animaux  et  les  plantes.  Les  Esprits 
de  l'air,  créés  par  les  Démiurges  du  feu,  flot- 
taient au-dessus  d'eux  et  les  regardaient  avec 
une  curiosité  où  se  mêlaient  la  sympathie  et  la 
pitié.  C'est  bien  ce  que  Jéhovah  avait  prévu. 
HàtoDS-nous  de  le  dire  à  sa  louange,  il  avait 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE      145 

compté  sur  les  Génies  du  feu,  auxquels  nous 
pouvons  désormais  donner  leurs  vrais  noms 
d'Elfes  et  de  Salamandres,  pour  améliorer  et 
parfaire  ses  figurines  d'argile.  Il  s'était  dit, 
dans  sa  prudence  :  «  Mon  Adam  et  mon  Eve, 
opaques  et  scellés  dans  l'argile,  manquent  d'air 
et  de  lumière.  Je  n'ai  pas  su  leur  donner  des 
ailes.  Mais,  en  s'unissant  aux  Elfes  et  aux  Sa- 
lamandres, créés  par  un  Démiurge  plus  puis- 
sant et  plus  subtil  que  moi,  ils  donneront  nais- 
sance à  des  enfants  qui  procéderont  des  races 
lumineuses  autant  que  de  la  race  d'argile  et 
qui  auront  à  leur  tour  des  enfants  plus  lumi- 
neux qu'eux-mêmes,  jusqu'à  ce  qu'enfin  leur 
postérité  égale  presque  en  beauté  les  fils  et  les 
filles  de  l'air  et  du  feu. 

B  II  n'avait  rien  négligé,  à  vrai  dire,  pour 
attirer  sur  son  Adam  et  sur  son  Eve  les  regards 
des  Sylphes  et  des  Salamandres.  Il  avait  mo- 
delé la  lemme  en  forme  d'amphore,  avec  une 
harmonie  de  lignes  courbes  qui  suffirait  à  le 
faire  reconnaître  pour  le  prince  des  géomètres, 
et  il  parvint  à  racheter  la  grossièreté  de  la  ma- 
tière par  la  magnificence  de  la  forme.  Il  avait 
sculpté  Adam  d'une  main  moins  caressante, 
mais  plus  énergique,  formant  son  corps  avec 
tant  d'ordre,  selon  des  proportions  si  parlaites 

9 


146       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

que,  appliquées  ensuite  par  les  Grecs  à  l'ar- 
chitecture, cette  ordonnance  et  ces  mesures 
firent  toute  la  beauté  des  temples. 

*  Vous  voyez  donc,  mon  fils,  que  Jéhovali 
s'était  appliqué  selon  ses  moyens  à  rendre  ses 
créatures  dignes  des  baisers  aériens  qu'il  espé- 
rait pour  elles.  Je  n'insiste  point  sur  les  soins 
qu'il  prit  en  vue  de  rendre  ces  unions  fécondes. 
L'économie  des  sexes  témoigne  assez  de  sa 
sagesse  à  cet  égard.  Aussi  eut-il  d'abord  à  se 
féliciter  de  sa  ruse  et  de  son  adresse.  J'ai  dit 
que  les  Sylphes  et  les  Salamandres  regardèrent 
Adam  et  Eve  avec  cette  curiosité,  cette  sym- 
pathie, cet  attendrissement  qui  sont  les  premiers 
ingrédients  de  l'amour.  Ils  les  approchèrent 
et  se  prirent  aux  pièges  ingénieux  que  Jéhovah 
avait  disposés  et  tendue  à  leur  intention  dans  le 
corps  et  sur  la  panse  même  de  ces  deux  am- 
})hores.  Le  premier  homme  et  la  première 
femme  goûtèrent  pendant  des  siècles  les  em- 
brassements  délicieux  des  dénies  de  l'air,  qui 
les  conservaient  dans  une  jeunesse  éternelle. 

»  Tel  fut  leur  sort,  tel  serait  encore  le  nôtre. 
Pourquoi  fallut-il  que  les  parents  du  genre 
humain,  fatigués  de  ces  voluptés  sublimes, 
cherchassent  l'un  près  de  l'autre  des  plaisirs 
criminels?   Mais  que  voulez- vous,  mon  fils, 


Là  rôtisserie  de  la  reine  PÉDAUQL'E     147 

pétris  d'argile,  ils  avaient  le  goût  de  la  fange. 
Hélas  1  ils  se  connurent  l'un  l'autre  de  la  ma- 
nière qu'ils  avaient  connu  les  Génies. 

»  C'est  ce  que  le  Démiurge  leur  avait  défendu 
le  plus  expressément.  Craignant,  avec  raison, 
qu'ils  n'eussent  ensemble  des  enfants  épais 
comme  eux,  terreux  et  lourds,  il  leur  avait 
interdit,  sous  les  peines  les  plus  sévères,  de 
s'approcher  l'un  de  l'autre.  Tel  est  le  sens  de 
cette  parole  d'Eve  :  «  Pour  ce  qui  est  du  fruit 
de  l'arbre  qui  est  au  milieu  du  Paradis,  Dieu 
nous  a  commandé  de  n'en  point  manger  et  de 
n'y  point  toucher,  de  peur  que  nous  ne  fussions 
en  danger  de  mourir.  »  Car,  vous  entendez 
bien,  mon  fils,  que  la  pomme  qui  tenta  la 
pitoyable  Eve  n'était  point  le  fruit  d'un  pom- 
mier, et  que  c'est  là  une  allégorie  dont  je  vous 
ai  révélé  le  sens.  Bien  qu'imparfait  et  quelque- 
fois violent  et  capricieux,  Jéhovah  était  un 
Démiurge  trop  intelligent  pour  se  fâcher  au 
sujet  d'une  pomme  ou  d'une  grenade.  Il  faut 
être  évêque  ou  capucin  pour  soutenir  des  ima- 
ginations aussi  extravagantes.  Et  la  preuve  que 
la  pomme  était  ce  que  j'ai  dit,  c'est  qu'Eve  fut 
frappée  d'un  châtiment  assorti  à  sa  faute.  Il 
lui  fut  dit,  non  point  :  «  Tu  digéreras  labo- 
rieusement, »  mais  bien  :  «  Tu  enfanteras  dans 


148       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PËDAUQUB 

la  douleur.  »  Or,  quel  rapport  peut-on  établir, 
je  vous  prie,  entre  une  pomme  et  un  accou- 
chement difficile?  Au  contraire,  la  peine  est 
exactement  appliquée,  si  la  faute  est  telle  que 
je  vous  l'ai  fait  connaître. 

»  Voilà,  mon  fils,  la  véritable  explication  du 
péché  originel.  Elle  vous  enseigne  votre  devoir, 
qui  est  de  vous  tenir  éloigné  des  femmes.  Le 
penchant  qui  vous  y  porte  est  funeste.  Tous 
les  enfants  qui  naissent  par  cette  voie  sont  im- 
béciles et  misérables. 

—  Mais,  monsieur,  m'écriai-je  stupéfait,  en 
saurait-il  naître  par  une  autre  voie? 

—  Il  en  naît  heureusement,  me  dit-il,  un 
grand  nombre  de  l'union  des  hommes  avec  les 
Génies  de  l'air.  Et  ceux-là  sont  intelligents  et 
beaux.  Ainsi  naquirent  les  géants  dont  parlent 
Hésiode  et  Moïse.  Ainsi  naquit  Pythagore, 
auquel  la  Salamandre,  sa  mère,  avait  contri- 
bué jusqu'à  lui  faire  une  cuisse  d'or.  Ainsi  na- 
quirent Alexandre  le  Grand,  qu'on  disait  fils 
d'Olympias  et  d'un  serpent,  Scipion  l'Africain, 
Aristomène  de  Messénie,  Jules  César,  Porphyre, 
l'empereur  Julien,  qui  rétablit  le  culte  du  feu 
aboli  par  Constantin  l'Apostat,  Merlin  l'En- 
chanteur, né  d'un  Sylphe  et  d'une  religieuse, 
fille  de  Charlemagne,   saint  Thomas  d'Aquin, 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE       149 

Paracelse  et,  plus  récemment,  JM.  Van  Helmont. 

Je  promis  à  M.  d'Astarac,  puisqu'il  en  était 
ainsi,  de  me  prêter  à  l'amitié  d'une  Sala- 
mandre, s'il  s'en  trouvait  quelqu'une  assez 
obligeante  pour  vouloir  de  moi.  Il  m'assura 
que  j'en  rencontrerais,  non  pas  une,  mais  vingt 
ou  trente,  entre  lesquelles  je  n'aurais  que 
l'embarras  de  choisir.  Et,  moins  par  envie  de 
tenter  l'aventure  que  pour  lui  complaire,  je 
demandai  au  philosophe  comment  il  était  pos- 
sible de  se  mellre  en  communication  avec  ces 
personnes  aériennes. 

—  Rien  n'est  plus  facile,  me  répondit-il.  Il 
suffit  d'une  boule  de  verre  dont  je  vous  expli- 
querai l'usage.  Je  garde  chez  moi  un  assez 
grand  nombre  de  ces  boules,  et  je  vous  don- 
nerai bientôt,  dans  mon  cabinet,  tous  les  éclair- 
cissements nécessaires.  Mais  c'en  est  assez 
pour  aujourd'hui. 

Il  se  leva  et  marcha  vers  le  bac  où  le  passeur 
nous  attendait  étendu  sur  le  dos,  et  ronflant 
à  la  lune.  Quand  nous  eûmes  touché  le  bord, 
il  s'éloigna  vivement  et  ne  tarda  pas  à  se 
perdre  dans  la  nuit. 


li  me  restait  de  ce  long  entretien  le  senti- 
ment confus  d'un  rêve;  l'idée  de  Catherine 
m'était  plus  sensible.  En  dépit  des  sublimités 
que  je  venais  d'entendre,  j'avais  grande  envie 
de  la  voir,  bien  que  je  n'eusse  point  soupe. 
Les  idées  du  philosophe  ne  m'étaient  point 
assez  entré  dans  le  sens  pour  que  j'imaginasse 
rien  de  dégoûtant  à  cette  jolie  fille.  J'étais  ré- 
solu à  pousser  jusqu'au  bout  ma  bonne  for- 
tune, avant  d'être  en  possession  de  quelqu'une 
de  ces  belles  furies  de  l'air  qui  ne  veulent 
point  de  rivales  terrestres.  Ma  crainte  était  qu'à 
une  heure  si  avancée  de  la  nuit,  Catherine  se 
fût  lassée  de  m'attendre.  Prenant  ma  course 
le  long  du   fleuve  et  passant  au  galop  le  pont 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE      151 

Royal,  je  me  jetai  dans  la  rue  du  Bac.  J'attei- 
gnis en  une  minute  celle  de  Grenelle,  où 
j'entendis  des  cris  mêlés  au  cliquetis  des 
épées.  Le  bruit  venait  de  la  maison  que  Cathe- 
rine m'avait  décrite.  Là,  sur  le  pavé,  s'agitaient 
des  ombres  et  des  lanternes,  et  il  eu  sortait 
des  voix  : 

—  Au  secours,  Jésus  1  On  m'assassine!... 
Sus  au  capucin  I  Hardi  1  piquez-le  !  —  Jésus, 
Marie,  assistez-moi  !  —  Voyez  le  joli  gre- 
luchon  I  Sus  !  sus  !  Piquez,  coquins,  piquez 
ferme  ! 

Les  fenêtres  s'ouvraient  aux  maisons  d'alen- 
tour pour  laisser  paraître  des  têtes  en  bonnets 
de  nuit. 

Soudain  tout  ce  mouvement  et  tout  ce  bruit 
passa  devant  moi  comme  une  chasse  en  forêt, 
et  je  reconnus  frère  Ange  qui  détalait  d'une 
telle  vitesse  que  ses  sandales  lui  donnaient  la 
fessée,  tandis  que  trois  grands  diables  de 
laquais,  armés  comme  des  suisses,  le  serrant 
de  près,  lui  lardaient  le  cuir  de  la  pointe  de 
leurs  hallebardes.  Leur  maître,  un  jeune  gen- 
tilhomme courtaud  et  rougeaud,  ne  cessait.de 
les  encourager  de  la  voix  et  du  geste,  comme 
on  fait  aux  chiens. 

—  Hardi!  hardi!  Piquez!   La  bête  est  dure. 


lo2       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQDE 

Comme  il  se  trouvait  près  de  moi  : 

—  Ah  !  monsieur,  lui  dis-je,  vous  n'avez 
point  de  pitié. 

—  Monsieur,  me  dit-il,  on  voit  bien  que  ce 
capucin  n'a  point  caressé  votre  maîtresse  et  que 
vous  n'avez  point  surpris  madame,  que  voici, 
dans  les  bras  de  cette  bête  puante.  On  s'accom- 
mode de  son  financier,  parce  qu'on  sait  vivre. 
Mais  un  capucin  ne  se  peut  souffrir.  Ardez 
l'effrontée  1 

Et  il  me  montrait  Catherine  en  chemise, 
sous  la  porte,  les  yeux  brillants  de  larmes, 
échevelée,  se  tordant  les  bras,  plus  belle  que 
jamais  et  murmurant  d'une  voix  expirante, 
qui  me  déchirait  l'âme  : 

—  Ne  le  faites  pas  mourir  !  C'est  frère  Ange, 
c'est  le  petit  frère! 

Les  pendards  de  laquais  revinrent,  annon- 
çant qu'ils  avaient  cessé  leur  poursuite  en  aper- 
cevant le  guet,  mais  non  sans  avoir  enfoncé 
d'un  demi -doigt  leurs  piques  dans  le  der- 
rière du  saint  homme.  Les  bonnets  de  nuit 
disparurent  des  fenêtres,  qui  se  refermèrent, 
et,  tandis  que  le  jeune  seigneur  causait  avec 
ses  gens,  je  m'approchai  de  Catherine  dont 
les  larmes  séchaient  sur  ses  joues,  au  joli  creux 
de  son  sourire. 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE       1S3 

—  Le  pauvre  frère  est  sauvé,  me  dit-elle. 
Mais  j'ai  tremblé  pour  lui.  Les  hommes  sont 
terribles.  Quand  ils  vous  aiment,  ils  ne  veulent 
rien  entendre. 

—  Catherine,  lui  dis-je  assez  piqué,  ne 
m'avez- vous  fait  venir  que  pour  assister  à  la 
querelle  de  vos  amis?  Hélas  1  je  n'ai  pas  le 
droit  d'y  prendre  part. 

—  Vous  l'auriez,  monsieur  Jacques,  me  dit- 
elle,  vous  l'auriez  si  vous  l'aviez  voulu. 

—  Mais,  lui  dis-je  encore,  vous  êtes  la  per- 
sonne de  Paris  la  plus  entourée.  Vous  ne 
m'aviez  point  parlé  de  ce  jeune  gentilhomme. 

—  Aussi  bien  n'y  pensais-je  guère.  Il  est 
venu  impromptu. 

—  Et  il  vous  a  surprise  avec  frère  Ange. 

—  Il  a  cru  voir  ce  qui  n'était  pas.  C'est 
un  emporté  à  qui  l'on  ne  peut  faire  entendre 
raison. 

Sa  chemise  enlr'ouverte  laissait  voir  dans 
la  dentelle  un  sein  gonflé  comme  un  beau 
fruit,  et  fleuri  d'une  rose  naissante.  Je  la 
pris  dans  mes  bras  et  couvris  sa  poitrine  de 
baisers. 

—  Ciel!  s'écria-t-elle,  dans  la  rue!  devant 
M.  d'Anquetil,  qui  nous  voit! 

—  Qui  est  ça,  M.  d'Anquetil  ? 


154       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PEDAUQOE 

—  C'est  le  meurtrier  de  frère  Ange,  pardi  ! 
Quel  autre  voulez-vous  que  ce  soit? 

—  Il  est  vrai,  Catherine,  qu'il  n'en  faut  pas 
d'autres,  vos  amis  sont  près  de  vous  en  forces 
suffisantes. 

—  Monsieur  Jacques,  ne  m'insultez  pas,  je 
vous  prie. 

—  Je  ne  vous  insulte  pas,  Catherine;  je  re- 
connais vos  attraits,  auxquels  je  voudrais 
rendre  le  même  hommage  que  tant  d'autres. 

—  Monsieur  Jacques,  ce  que  vous  dites  sent 
odieusement  la  rôtisserie  de  votre  bonhomme 
de  père. 

—  Vous  étiez  naguère  bien  contente,  mam'- 
selle  Catherine,  d'en  flairer  la  cheminée. 

—  Fi  !  le  vilain  !  le  pied  plat  !  Il  outrage  une 
femme  ! 

Comme  elle  commençait  à  glapir  et  à  s'agiter, 
M.  d'Anquetil  quitta  ses  gens,  vint  à  nous,  la 
poussa  dans  le  logis  en  l'appelant  friponne  et 
dévergondée,  entra  derrière  elle  dans  l'allée,  et 
me  ferma  la  porte  au  nez. 


La  pensée  de  Catherine  occupa  mon  esprit 
pendant  toute  la  semaine  qui  suivit  celte 
fâcheuse  aventure.  Son  image  brillait  aux  feuil- 
lets des  in-folios  sur  lesquels  je  me  courbais, 
dans  la  bibliothèque,  à  côté  de  mon  bon 
maître;  si  bien  que  Photius,  Olympiodore,  Fa- 
bricius,  Vossius,  ne  me  parlaient  plus  que 
d'une  petite  demoiselle  en  chemise  de  dentelle. 
Ces  visions  m'inchnaient  à  la  paresse.  Mais, 
indulgent  à  autrui  comme  à  lui-même,  M.  Jé- 
rôme Coignard  souriait  avec  bonté  de  mon 
trouble  et  de  mes  distractions. 

—  Jacques  Tournebroche,  me  dit  un  jour 
ce  bon  maître,  n'êtes-vous  point  frappé  des  va- 
riations de  la  morale  à  travers  les  siècles? Les 


156       LA    RÔTISSERIE    DE    LÀ    REINE    PÉDÂUQOE 

livres  assemblés  dans  cette  admirable  Astara- 
cienne  témoignent  de  l'incertitude  des  hommes 
à  ce  sujet.  Si  j'y  fais  réflexion,  mon  fils,  c'est 
pour  loger  dans  votre  esprit  cette  idée  solide 
et  salutaire  qu'il  n'est  point  de  bonnes  mœurs 
en  dehors  de  la  religion  et  que  les  maximes 
des  philosophes,  qui  prétendent  instituer  une 
morale  naturelle,  né  sont  que  lubies  et  bille- 
vesées. La  raison  des  bonnes  mœurs  ne  se  trouve 
point  dans  la  nature  qui  est,  par  elle-même, 
indifférente,  ignorant  le  mal  comme  le  bien. 
Elle  est  dans  la  Parole  divine,  qu'il  ne  faut 
point  transgresser,  à  moins  de  s'en  repentir 
ensuite  convenablement.  Les  lois  humaines 
sont  fondées  sur  l'utilité,  et  ce  ne  peut  être 
qu'une  utilité  apparente  et  illusoire,  car  on  ne 
sait  pas  naturellement  ce  qui  est  utile  aux 
hommes,  ni  ce  qui  leur  convient  en  réalité. 
Encore  y  a-t-il  dans  nos  Coulumiers  une  bonne 
moitié  des  articles  auxquels  le  préjugé  seul  a 
donné  naissance.  Soutenues  par  la  menace  du 
châtiment,  les  lois  humaines  peuvent  être 
éludées  par  ruse  et  dissimulation.  Tout  homme 
capable  de  réflexion  est  au-dessus  d'elles.  Ce 
sont  proprement  des  attrape-nigauds. 

i>  Il  n'en  est  pas  de  même,  mon  fils,  des  lois 
divines.  Celles-là  sont    imprescriptibles,    iné- 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE        lo7 

luctables  et  stables.  Leur  absurdité  n'est  qu'ap- 
parente et  cache  une  sagesse  inconcevable.  Si 
elles  blessent  notre  raison,  c'est  parce  qu'elles 
y  sont  supérieures  et  qu'elles  s'accordent  avec 
les  vraies  fins  de  l'homme,  et  non  avec  ses 
fins  apparentes.  Il  convient  de  les  observer, 
quand  on  a  le  bonheur  de  les  connaître.  Tou- 
tefois, je  ne  fais  pas  de  difficulté  d'avouer  que 
l'observation  de  ces  lois,  contenues  dans  le 
Décalogue  et  dans  les  commandements  de 
l'Église,  est  difTicile,  la  plupart  du  temps,  et 
même  impossible  sans  la  grâce  qui  se  fait  par- 
fois attendre,  puisque  c'est  un  devoir  de  l'es- 
pérer. C'est  pourquoi  nous  sommes  tous  de 
pauvres  pécheurs. 

»  Et  c'est  là  qu'il  faut  admirer  l'économie  de 
la  religion  chrétienne,  qui  fonde  principale- 
ment le  salut  sur  le  repentir.  Il  est  à  remar- 
quer, mon  fils,  que  les  plus  grands  saints  sont 
des  pénitents,  et,  comme  le  repentir  se  pro- 
portionne à  la  faute,  c'est  dans  les  plus  grands 
pécheurs  que  se  trouve  l'étoffe  des  plus  grand» 
saints.  Je  pourrais  illustrer  cette  doctrine  d'un 
grand  nombre  d'exemples  admirables.  Mais 
j'en  ai  dit  assez  pour  vous  faire  sentir  que  la 
matière  première  de  la  sainteté  est  la  concu- 
piscence, l'incontinence,  toutes  les  impuretés 


158       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

de  la  chair  et  de  l'esprit.  Il  importe  seulement, 
après  avoir  amassé  celte  matière,  de  la  tra- 
vailler selon  l'art  théologique  et  de  la  modeler 
pour  ainsi  dire  en  figure  de  pénitence,  ce  qui 
est  l'affaire  de  quelques  années,  de  quelques 
jours  et  parfois  d'un  seul  instant,  comme  il  se 
voit  dans  le  cas  de  la  contrition  parfaite. 
Jacques  Tournebroche,  si  vous  m'avez  bien  en- 
tendu, vous  ne  vous  épuiserez  pas  dans  des 
soins  misérables  pour  devenir  honnête  homme 
selon  le  monde,  et  vous  vous  étudierez  unique- 
ment à  satisfaire  à  la  justice  divine. 

Je  ne  laissai  pas  de  sentir  la  haute  sagesse 
renfermée  dans  les  maximes  de  mon  bon 
maître.  Je  craignais  seulement  que  cette  mo- 
rale, au  cas  où  elle  serait  pratiquée  eans 
discernement,  ne  portât  l'homme  aux  plus 
grands  désordres.  Je  fis  part  de  mes  doutes  à 
M.  Jérôme  Coignard,  qui  me  rassura  en  c^ 
termes  : 

—  Jacobus  Tournebroche,  vous  ne  prenez  pas 
garde  à  ce  que  je  viens  de  vous  dire  expres- 
sément, à  savoir  que  ce  que  vous  appelez  dé- 
sordres, n'est  tel  en  effet  que  dans  l'opinion 
des  légistes  et  des  juges  tant  civils  qu'ecclé- 
siastiques et  par  rapport  aux  lois  humaines, 
qui  sont  arbitraires   et  transitoires,  et  qu'en 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉOÀUQUE       lo9 

un  mot  se  conduire  selon  ces  lois  est  le  fait 
d'une  àme'  moutonnière.  Un  homme  d'esprit 
ne  se  pique  pas  d'agir  selon  les  règles  en  usage 
au  Ghâtelet  et  chez  l'official.  Il  s'inquiète  de 
faire  son  salut  et  il  ne  se  croit  pas  déshonoré 
pour  aller  au  ciel  par  les  voies  détournées  que 
suivirent  les  plus  grands  saints.  Si  la  bien- 
heureuse Pélagie  n'avait  point  exercé  la  pro- 
fession de  laquelle  vous  savez  que  vit  Jeannette 
la  vielleuse,  sous  le  porche  de  Saint-Benoît- 
le-Bétourné,  cette  sainte  n'aurait  pas  eu  lieu 
d'en  faire  une  ample  et  copieuse  j>énitence,  et 
il  est  infiniment  probable  qu'après  avoir  vécu 
comme  une  matrone  dans  une  médiocre  et 
banale  honnêteté,  elle  ne  jouerait  pas  du  psal- 
térion,  au  moment  où  je  vous  parle,  devant 
le  tabernacle  où  le  Saint  des  Saints  repose 
dans  sa  gloire.  Appelez-vous  désordre  une  si 
belle  ordonnance  de  la  vie  d'une  prédestinée? 
Non  point  !  Il  faut  laisser  ces  façons  basses 
de  dire  à  M.  le  lieutenant  de  police  qui,  après 
sa  mort,  ne  trouvera  peut-être  pas  une  petite 
place  derrière  les  malheureuses  qu'aujourd'hui 
il  traîne  ignominieusement  à  l'hôpilal.  Hors  la 
perte  de  l'âme  et  la  damnation  éternelle,  il  ne 
saurait  y  avoir  ni  désordre,  ni  crime,  ni  mal 
aucun  dans  ce  monde  périssable,  où  tout  doit 


160       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUyUB 

se  régler  et  s'ajuster  en  vue  du  monde  divin. 
Reconnaissez  donc,  Tournebroche,  mon  fils, 
que  les  actes  les  plus  répréhensibles  dans 
l'opinion  des  hommes  peuvent  conduire  à  une 
bonne  fin,  et  n'essayez  plus  de  concilier  la 
justice  des  hommes  avec  celle  de  Dieu,  qui 
seule  est  juste,  non  point  à  notre  sens,  mais 
par  définition  Pour  le  moment,  vous  m'obli- 
gerez, mon  fils,  en  cherchant  dans  Vossius  la 
signification  de  cinq  ou  six  termes  obscurs 
qu'emploie  le  Panopolitain,  avec  lequel  il  faut 
se  battre  dans  les  ténèbres  de  cette  façon  insi- 
dieuse qui  étonnait  même  le  grand  cœur 
d'Ajax,  au  rapport  d'Homère,  prince  des  poètes 
et  des  historiens.  Ces  vieux  alchimistes  avaient 
le  style  dur;  Manilius,  n'en  déplaise  à  M.  d'As- 
tarac,  écrivait  sur  les  mômes  matières  avec 
plus  d'élégance. 

A  peine  mon  bon  maître  avait-il  prononcé 
ces  dorniers  mots,  qu'une  ombre  s'éleva  entre 
lui  et  moi.  C'était  celle  de  M.  d'Astarac,  ou 
plutôt  c'était  M.  d'Astarac  lui-même,  mince 
et  noir  comme  une  ombre. 

Soit  qu'il  n'eût  point  entendu  ce  propos, 
soit  qu'il  le  dédaignât,  il  ne  laissa  voir  aucun 
ressentiment.  Il  félicita,  au  contraire,  M.  Jé- 
rôme Co'^nard  de  son  zèle  et  de  son  savoir, 


LA    ROTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDADQDE       IGl 

et  il  ajouta  qu'il  comptait  sur  ses  lumières 
pour  Tachèvement  de  la  plus  grande  œuvre 
qu'un  homme  eût  encore  tentée.  Puis,  se 
tournant  vers  moi  : 

—  Mon  fils,  me  dit-il,  je  vous  prie  de  des- 
cendre un  moment  dans  mon  cabinet,  où  je 
veux  vous  communiquer  un  secret  de  consé- 
quence. 

Je  le  suivis  dans  la  pièce  où  il  nous  avait 
d'abord  reçus,  mon  bon  maître  et  moi,  le  jour 
qu'il  nous  prit  tous  deux  à  son  service.  J'y 
retrouvai,  rangés  contre  les  murs,  les  vieux 
Égyptiens  au  visage  d'or.  Un  globe  de  verre, 
de  la  grosseur  d'une  citrouille,  était  posé  sur 
la  table.  M.  d'Astarac  se  laissa  tomber  sur  un 
sopha,  me  fit  signe  de  m'asseoir  devant  lui  et, 
s'étant  passé  deux  ou  trois  fois  sur  le  front 
une  main  chargée  de  pierreries  et  d'amulettes, 
me  dit  : 

—  Mon  fils,  je  ne  vous  fais  point  l'injure 
de  croire  qu'après  notre  entretien  dans  l'île 
des  Cygnes,  il  vous  reste  encore  un  doute  sur 
l'existence  des  Sylphes  et  des  Salamandres, 
qui  est  aussi  réelle  que  celle  des  hommes  et 
qui  même  l'est  beaucoup  plus,  si  l'on  mesure  la 
réalité  à  la  durée  des  apparences  par  lesquelles 
elle  se  manifeste,  car  cette  existence  est  bien 


162       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

plus  longue  que  la  nôtre.  Les  Salamandres 
promènent  de  siècle  en  siècle  leur  inaltérable 
jeunesse;  quelques-unes  ont  vu  Noé,  Menés  et 
Pythagore.  La  richesse  de  leurs  souvenirs  et  la 
fraîcheur  de  leur  mémoire  rendent  leur  conver- 
sation extrêmement  attrayante.  On  a  prétendu 
même  qu'elles  acquéraient  l'immortalité  dans 
les  bras  des  hommes  et  que  l'espoir  de  ne 
point  mourir  les  attirait  dans  le  lit  des  philo- 
sophes. Mais  ce  sont  là  des  mensonges  qui  ne 
peuvent  séduire  un  esprit  réfléchi.  Toute 
union  des  sexes,  loin  d'assurer  l'immortalité 
aux  amants,  est  un  signe  de  mort,  et  nous  ne 
connaîtrions  pas  l'amour,  si  nous  devions 
vivre  toujours.  Il  n'en  saurait  être  autrement 
des  Salamandres,  qui  ne  cherchent  dans  les 
bras  des  sages  qu'une  seule  espèce  d'immorta- 
lité :  celle  de  la  race.  C'est  aussi  la  seule  qu'il 
soit  raisonnable  d'espérer.  Et,  bien  que  je  me 
promette,  avec  le  secours  de  la  science,  de 
prolonger  d'une  façon  notable  la  vie  humaine, 
et  de  l'étendre  à  cinq  ou  six  siècles  pour  le 
moins,  je  ne  me  suis  jamais  flatté  d'en  assurer 
indéfiniment  la  durée.  Il  serait  insensé  d'en- 
treprendre contre  Tordre  naturel.  Repoussez 
donc,  mon  fils,  comme  de  vaines  fables,  l'idée 
de  cette  immortalité   puisée  dans  un  baiser. 


LA    RÔTISSERIE    DE    LÀ    REINE    PÉDAUQUE      163 

C'est  la  honle  de  plusieurs  cabbalistes  de 
l'avoir  seulement  conçue.  11  n'en  est  pas  moins 
vrai  que  les  Salamandres  sont  enclines  à 
l'amour  des  hommes.  Vous  en  ferez  l'expé- 
rience sans  tarder.  Je  vous  ai  suffisamment 
préparé  à  leur  visile,  et,  puisque,  à  compter 
de  la  nuit  de  votre  initiation,  vous  n'avez  point 
eu  de  commerce  impur  avec  une  femme,  vous 
allez  recevoir  le  prix  de  votre  continence. 

Mon  ingénuité  naturelle  souffrait  de  recevoir 
des  louanges  que  j'avais  méritées  malgré  moi, 
et  je  pensai  avouer  à  M.  d'Astarac  mes  cou- 
pables pensées.  Il  ne  me  laissa  point  le  temps 
de  les  confesser,  et  reprit  avec  vivacité  : 

—  Il  ne  me  reste  plus,  mon  fils,  qu'à  vous 
donner  la  clef  qui  vous  ouvrira  l'empire  des 
Génies.  C'est  ce  que  je  vais  faire  incontinent. 

Et,  s'étant  levé,  il  alla  poser  la  main  sur  le 
globe  qui  tenait  la  moitié  de  la  table. 

—  Ce  ballon,  ajouta-t-il,  est  plein  d'une 
poudre  solaire  qui  échappe  à  vos  regards  par 
sa  pureté  même.  Car  elle  est  beaucoup  trop  fine 
pour  tomber  sous  les  sens  grossiers  des  hommes. 
C'est  ainsi,  mon  fils,  que  les  plus  belles  par- 
ties de  l'univers  se  dérobent  à  notre  vue  et 
ne  se  révèlent  qu'au  savant  muni  d'appareils 
propres  à  les  découvrir.  Les  fleuves  et  les  cam- 


164       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDADQUE 

pagnes  de  l'air,  par  exemple,  vous  demeurent 
invisibles,  bien  qu'en  réalité  l'aspect  en  soit 
mille  fois  plus  riche  et  plus  varié  que  celui 
du  plus  beau  paysage  terrestre. 

»  Sachez  donc  qu'il  se  trouve  dans  ce  ballon 
une  poudre  solaire  souverainement  propre  à 
exalter  le  feu  qui  est  en  nous.  Et  l'effet  de 
cette  exaltation  ne  se  fait  guère  attendre.  Il 
consiste  en  une  subtilité  des  sens  qui  nous 
permet  de  voir  et  de  toucher  les  figures 
aériennes  flottant  autour  de  nous.  Sitôt  que 
vous  aurez  rompu  le  sceau  qui  ferme  l'orifice 
de  ce  ballon  et  respiré  la  poudre  solaire  qui 
s'en  échappera,  vous  découvrirez  dans  cette 
chambre  une  ou  plusieurs  créatures  ressem- 
blant à  des  femmes  par  le  système  de  lignes 
courbes  qui  forme  leurs  corps,  mais  beaucoup 
plus  belles  que  ne  fut  jamais  aucune  femme, 
et  qui  sont  effectivement  des  Salamandres.  Nul 
doute  que  celle  que  je  vis,  l'an  passé,  dans  la 
rôtisserie  de  votre  père  ne  vous  apparaisse  la 
première,  car  elle  a  du  goût  pour  vous,  et  je 
vous  conseille  de  contenter  au  plus  tôt  ses 
désirs.  Ainsi  donc,  mettez-vous  à  votre  aise 
dans  ce  fauteuil,  devant  cette  table,  débouchez 
ce  ballon  et  respirez-en  doucement  le  contenu. 
Bientôt   vous  verrez  tout  ce   que  je   vous  ai 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE      163 

annoncé  se  réaliser  de  point  en  point.  Je  vous 
quitte.  Adieu. 

Et  il  disparut  à  sa  manière,  qui  était  étran- 
gement soudaine.  Je  demeurai  seul,  devant  ce 
ballon  de  verre,  hésitant  à  le  débouclier,  de 
peur  qu'il  ne  s'en  échappât  quelque  exhalai- 
son stupéfiante.  Je  songeais  que,  peut-être, 
M.  d'Astarac  y  avait  introduit,  selon  l'art,  des 
vapeurs  qui  endorment  ceux  qui  les  respirent 
en  leur  donnant  des  rêves  de  Salamandres.  Je 
n'étais  pas  encore  assez  philosophe  pour  me 
soucier  d'être  heureux  de  cette  façon.  Peut- 
être,  me  disais-je,  ces  vapeurs  disposent  à  la 
folie.  Enfin,  j'avais  assez  de  défiance  pour 
songer  un  moment  à  aller  dans  la  bibliothèque 
demander  conseil  à  M.  l'abbé  Coignard,  mon 
bon  maître.  Mais  je  reconnus  tout  de  suite 
que  ce  serait  prendre  un  soin  inutile.  Dès 
qu'il  m'entendra  parler,  me  dis-je,  de  poudre 
solaire  et  de  Génies  de  l'air,  il  me  répondra  : 
«  Jacques  Tourneb roche,  souvenez-vous,  mon 
fils,  de  ne  jamais  ajouter  foi  à  des  absurdités, 
mais  de  vous  en  rapporter  à  votre  raison  en 
toutes  choses,  hors  aux  choses  de  notre  sainte 
religion.  Laissez-moi  ces  ballons  et  cette  poudre, 
avec  toutes  les  autres  folies  de  la  cabbale  et 
de  l'art  spagyrique.  » 


1G6       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

Je  croyais  l'entendre  lui-même  faire  ce  petit 
discours  entre  deux  prises  de  tabac,  et  je  ne 
savais  que  répondre  à  un  langage  si  chré- 
tien. D'autre  part,  je  considérais  par  avance 
dans  quel  embarras  je  me  trouverais  devant 
M.  d'Astarac,  quand  il  me  demanderait  des 
nouvelles  de  la  Salamandre.  Que  lui  répondre? 
Comment  lui  avouer  ma  réserve  et  mon 
abstention,  sans  trahir  en  même  temps  ma 
défiance  et  ma  peur?  Et  puis,  j'étais,  à  mon 
insu,  curieux  de  tenter  l'aventure.  Je  ne  suis 
pas  crédule.  J'ai  au  contraire  une  propension 
merveilleuse  au  doute,  et  ce  penchant  me 
porte  à  me  défier  du  sens  commun  et  même 
de  l'évidence  comme  du  reste.  A  tout  ce  qu'on 
me  dit  d'étrange,  je  me  dis  :  «  Pourquoi 
pas?  »  Ce  «  pourquoi  pas  »  faisait  tort,  devant 
le  ballon,  à  mon  intelligence  naturelle.  Ce 
«  pourquoi  pas  »  m'inclinait  à  la  crédulité,  et 
il  est  intéressant  de  remarquer  à  cette  occasion 
que  :  ne  rien  croire,  c'est  tout  croire,  et  qu'il 
ne  faut  pas  se  tenir  Fesprit  trop  libre  et  trop 
vacant,  de  peur  qu'il  ne  s'y  emmagasine 
d'aventure  des  denrées  d'une  forme  et  d'un 
poids  extravagant,  qui  ne  sauraient  trouver 
place  dans  des  espnis  raisonnablement  et 
médiocrement   meublés  de  croyances.   Tandis 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE      167 

que,  la  main  sur  le  cachet  de  cire,  je  me 
rappelais  ce  que  ma  mère  m'avait  conté  des 
carafes  magiques,  mon  «  pourquoi  pas  »,  me 
soufflait  que  peut-être  après  tout  voit-on,  à 
la  poussière  du  soleil,  les  fées  aériennes.  Mais, 
dès  que  cette  idée,  après  avoir  mis  le  pied 
dans  mon  esprit,  faisait  mine  de  s'y  loger  et 
d'y  prendre  des  aises,  je  la  trouvais  baroque, 
absurde  et  grotesque.  Les  idées,  quand  elles 
s'imposent,  deviennent  vite  impertinentes.  Il 
en  est  peu  qui  puissent  faire  autre  chose  que 
d'agréables  passantes;  et  décidément  celle-là 
avait  un  air  de  folie.  Pendant  que  je  me  deman- 
dais: Ouvrirai-je,  n'ouvrirai-je  pas?  le  cachet, 
que  je  ne  cessais  de  presser  entre  mes  doigts, 
se  brisa  soudainement  dans  ma  main,  et  le 
flacon  se  trouva  débouché. 

J'attendis,  j'observai.  Je  ne  vis  rien,  je  ne 
sentis  rien.  J'en  fus  déçu,  tant  l'espoir  de 
sortir  de  la  nature  est  habile  et  prompt  à  se 
glisser  dans  nos  âmes!  Rien  1  pas  même  une 
vagLie  et  confuse  illusion,  une  incertaine  image! 
11  arrivait  ce  que  j'avais  prévu  :  quelle  décep- 
tion! J'en  ressentis  une  sorte  de  dépit.  Ren- 
versé dans  mon  fauteuil,  je  me  jurai,  devant 
ces  Égyptiens  aux  longs  yeux  noirs  qui  m'en- 
touraient, de  mieux  fermer  à  l'avenir  mon 


168       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

âme  aux  mensonges  des  cabbalistes.  Je  recon- 
nus une  fois  de  plus  la  sagesse  de  mon  bon 
maître,  et  je  résolus,  à  son  exemple,  de  me 
conduire  par  la  raison  dans  toutes  les  affaires 
qui  n'intéressent  pas  la  foi  chrétienne  et  ca- 
tholique. Attendre  la  visite  d'une  dame  sala- 
mandre, quelle  simplicité!  Est-il  possible  qu'il 
soit  des  Salamandres?  Mais  qu'en  sait-on,  et 
«  pourquoi  pas  »? 

Le  temps,  déjà  lourd  depuis  midi,  devenait 
accablant.  Engourdi  par  de  longs  jours  tran- 
quilles et  reclus,  je  sentais  un  poids  sur  mon 
front  et  sur  mes  paupières.  L'approche  de  l'orage 
acheva  de  m'appesanlir.  Je  laissai  tomber  mes 
bras  et,  la  tête  renversée,  les  yeux  clos,  je  glissai 
dans  un  demi-sommeil  plein  d'Égyptiens  d'or 
et  d'ombres  lascives.  Cet  état  incertain,  pendant 
lequel  le  sens  de  l'amour  vivait  seul  en  moi 
comme  un  feu  dans  la  nuit,  durait  depuis  un 
temps  que  je  ne  puis  dire,  quand  je  fus  réveillé 
par  un  bruit  léger  de  pas  et  d'étoffes  froissées. 
J'ouvris  les  yeux  et  poussai  un  grand  cri. 

Une  merveilleuse  créature  était  debout 
devant  moi,  en  robe  de  satin  noir,  coiffée  de 
dentelle,  brune  avec  des  yeux  bleus,  les  traits 
fermes  dans  une  chair  jeune  et  pure,  les  joues 
rondes  et  la  bouche  animée  par  un  invisible 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PEDAUQUE       169 

baiser.  Sa  robe  courte  laissait  voir  des  pieds 
petits,  hardis,  gais  et  spirituels.  Elle  se  tenait 
droite,  ronde,  un  peu  ramassée  dans  sa  per- 
fection voluptueuse.  On  voyait,  sous  le  ruban 
de  velours  passé  à  son  cou,  un  carré  de  gorge 
brune  et  pourtant  éclatante.  Elle  me  regardait 
avec  un  air  de  curiosité. 

J'ai  dit  que  mon  sommeil  m'avait  excité  à 
l'amour.  Je  me  levai,  je  m'élançai. 

—  Excusez-moi,  me  dit-elle,  je  cherchais 
M.  d'Astarac. 

Je  lui  dis  : 

—  Madame,  il  n'y  a  pas  de  M.  d'Astarac.  Il 
y  a  vous  et  moi.  Je  vous  attendais.  Vous  êtes 
ma  Salamandre.  J'ai  ouvert  le  flacon  de  cristal. 
Vous  êtes  venue,  vous  êtes  à  moi. 

Je  la  pris  dans  mes  bras  et  couvris  de 
baisers  tout  ce  que  mes  lèvres  purent  trouver 
de  chair  au  bord  des  habits. 

Elle  se  dégagea  et  me  dit  : 

—  Vous  êtes  fou. 

—  C'e?l  bien  naturel,  lui  répondis-je.  Qui 
ne  le  serait  à  ma  place? 

Elle  baissa  les  yeux,  rougit  et  sourit.  Je  me 
jetai  à  ses  pieds. 

—  Puisque  M.  d'Astarac  n'est  pas  >ci,  dit- 
elle,  je  n'ai  qu'à  me  retirer. 

10 


170      LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQL'E 

—  Restez,  m'écriai-je,  en  poussant  le  verrou. 
Elle  me  demanda  : 

—  Savez-vous  s'il  reviendra  bientôt? 

—  Non  1  madame,  il  ne  reviendra  point  de 
longtemps.  Il  m'a  laissé  seul  avec  les  Sala- 
mandres. Je  n'en  veux  qu'une,  et  c'est  vous. 

Je  la  pris  dans  mes  bras,  je  la  portai  sur  le 
sopha,  j'y  tombai  avec  elle,  je  la  couvris  de 
baisers.  Je  ne  me  connaissais  plus.  Elle  criait, 
je  ne  l'entendais  point.  Ses  paumes  ouvertes 
me  repoussaient,  ses  ongles  me  griffaient,  et 
ces  vaines  défenses  irritaient  mes  désirs.  Je  la 
pressais,  je  l'enveloppais,  renversée  et  défaite. 
Son  corps  amolli  céda,  elle  ferma  les  yeux  ; 
je  sentis  bientôt,  dans  mon  triomphe,  ses  beaux 
bras  réconciliés  me  serrer  contre  elle. 

Puis  déliés,  hélas  !  de  cette  étreinte  déli- 
cieuse, nous  nous  regardâmes  tous  deux  avec 
surprise.  Occupée  à  renaître  avec  décence,  elle 
arrangeait  ses  jupes  et  se  taisait. 

—  Je  vous  aime,  lui  dis-je.  Gomment  vous 
appelez-vous  ? 

Je  ne  pensais  pas  qu'elle  fût  une  Sala- 
mandre et,  à  vrai  dire,  je  ne  l'avais  pas  cru 
véritablement. 

—  Je  me  nomme  Jahel,  me  dit-elle. 

—  Quoi  !  vous  êtes  la  nièce  de  Mosaïde? 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE      171 

—  Oui,  mais  taisez- vous.  S'il  savait... 

—  Que  ferait-il? 

—  Oh  I  à  moi,  rien  du  tout.  Mais  à  vous 
beaucoup  de  mal.  Il  n'aime  pas  les  chrétiens. 

—  Et  vous? 

—  Oh!  moi,  je  n'aime  pas  les  juifs. 

—  Jahel,  m'aimez-vous  un  peu? 

—  Mais  il  me  semble,  monsieur,  qu'après 
ce  que  nous  venons  de  nous  dire,  votre  ques- 
tion est  une  ofi'ense. 

—  Il  est  vrai,  mademoiselle,  mais  je  tâche 
de  me  faire  pardonner  une  vivacité,  une 
ardeur,  qui  n'avaient  pas  pris  soin  de  consulter 
vos  sentiments. 

—  Oh!  monsieur,  ne  vous  faites  pas  plus 
coupable  que  vous  n'êtes.  Toute  votre  violence 
et  toutes  vos  ardeurs  ne  vous  auraient  servi  de 
rien  si  vous  ne  m'aviez  pas  plu.  Tout  à  l'heure, 
en  vous  voyant  endormi  dans  ce  fauteuil,  je 
vous  ai  trouvé  du  mérite,  j'ai  attendu  votre 
réveil,  et  vous  savez  le  reste. 

Je  lui  répondis  par  un  baiser.  Elle  me  le 
rendit.  Quel  baiser  I  Je  crus  sentir  des  fraises 
des  bois  se  fondre  dans  ma  bouche.  Mes  désirs 
se  ranimèrent  et  je  la  pressai  ardemment  sur 
mon  cœur. 

—  Cette  fois,  me  dit-elle,  soyez  moins  em- 


172      LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

porté,  et  ne  pensez  pas  qu'à  vous.  Il  ne  faut 
pas  être  égoïste  en  amour.  C'est  ce  que  les 
jeunes  gens  ne  savent  pas  assez.  Mais  on  les 
forme. 

Nous  nous  plongeâmes  dans  l'abîme  des 
délices.  Après  quoi,  la  divine  Jahel  me  dit  : 

—  Avez- vous  un  peigne?  Je  suis  faite  comme 
une  sorcière. 

—  Jahel,  lui  répondis-je,  je  n'ai  point  de 
peigne  ;  j'attendais  une  Salamandre.  Je  vous 
adore. 

—  Adorez-moi,  mon  ami,  mais  soyez  discret. 
Vous  ne  connaissez  pas  Mosaïde. 

—  Quoi  !  Jahel  !  est-il  donc  si  terrible  à 
cent  trente  ans,  dont  il  passa  soixante-quinze 
dans  une  pyramide? 

—  Je  vois,  mon  ami,  qu'on  vous  a  fait  des 
contes  sur  mon  oncle,  et  que  vous  avez  eu  la 
simplicité  de  les  croire.  On  ne  sait  pas  son 
âge;  moi-même  je  l'ignore,  je  l'ai  toujours 
connu  vieux.  Je  sais  seulement  qu'il  est  ro- 
buste et  d'une  force  peu  commune.  Il  faisait 
la  banque  à  Lisbonne,  oîi  il  lui  arriva  de  tuer 
un  chrétien,  qu'il  avait  surpris  avec  ma  tante 
Myriam.  Il  s'enfuit  et  m'emmena  avec  lui. 
Depuis  lors,  il  m'aime  avec  la  tendresse  d'une 
mère.  Il  me  dit  des  choses  qu'on  ne  dit  qu'aux 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE      173 

petits  enfants,   et   il  pleure  en  me  regardant 
dormir. 

—  Vous  habitez  avec  lui? 

—  Oui,  dans  le  pavillon  du  garde,  à  l'autre 
bout  du  parc. 

—  Je  sais,  on  y  va  par  le  sentier  des  Man- 
dragores. Gomment  ne  vous  ai-je  pas  ren- 
contrée plus  tôt  ?  Par  quel  sort  funeste, 
demeurant  si  près  de  vous,  ai-je  vécu  sans 
vous  voir?  Mais,  que  dis-je,  vivre?  Est-ce  vivre 
que  ne  vous  point  connaître?  Vous  êtes  donc 
renfermée  dans  ce  pavillon  ? 

—  Il  est  vrai  qua  je  suis  très  recluse  et  que 
je  ne  puis  aller  comme  je  le  voudrais  dans  les 
promenades,  dans  les  magasins  et  à  la  comédie. 
La  tendresse  de  Mosaïde  ne  me  laisse  point  de 
liberté.  Il  me  garde  en  jaloux  et,  avec  six 
petites  tasses  d'or  qu'il  a  emportées  de  Lis- 
bonne, il  n'aime  que  moi  au  monde.  Comme 
il  a  beaucoup  plus  d'attachement  pour  moi 
qu'il  n'en  eut  pour  ma  tante  Myriam,  il  vous 
tuerait,  mon  ami,  de  meilleur  cœur  qu'il  n'a 
tué  le  Portugais.  Je  vous  en  avertis  pour  vous 
rendre  discret  et  parce  que  ce  n'est  pas  une 
considération  qui  puisse  arrêter  un  homme  de 
cœur.  Êtes-vous  de  qualité  et  fils  de  famille, 
mon  ami? 

10. 


174      LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÈDAUQUE 

—  Hélas  !  non,  répondis-je,  mon  père  est 
adonné  à  quelque  art  mécanique  et  à  une 
sorte  de  négoce. 

—  Est-il  seulement  dans  les  partis,  a-t-il 
une  charge  de  finance?  Non?  C'est  dommage. 
Il  faut  donc  vous  aimer  pour  vous-même.  Mais 
dites-moi  la  vérité  :  M.  d'Astarac  ne  viendra- 
t-il  pas  bientôt? 

A  ce  nom,  à  cette  demande,  un  doute  hor- 
rible traversa  mon  esprit.  Je  soupçonnai  cette 
ravissante  Jahel  de  m'avoir  été  envoyée  par  le 
cabbaliste  pour  jouer  avec  moi  le  rôle  de  Sala- 
mandre. Je  l'accusai  même  intérieurement 
d'être  la  nymphe  de  ce  vieux  fou.  Pour  en  être 
tout  de  suite  éclairé,  je  lui  demandai  rudement 
si  elle  avait  coutume  de  faire  la  Salamandre 
dans  ce  château. 

—  Je  ne  vous  entends  point,  me  répondit- 
elle,  en  me  regardant  avec  des  yeux  pleins 
d'une  innocente  surprise.  Vous  parlez  comme 
M.  d'Astarac  lui-même,  et  je  vous  croirais 
atteint  de  sa  manie,  si  je  n'avais  pas  éprouvé 
que  vous  ne  partagez  point  l'aversion  que  les 
femmes  lui  donnent.  Il  ne  peut  en  souffrir 
une,  et  c'est  pour  moi  une  véritable  gêne  de 
le  voir  et  de  lui  parler.  Pourtant,  je  le  cher- 
chais tout  à  l'heure  quand  je  vous  ai  trouvé. 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE      175 

Dans  ma  joie  d'être  rassuré,  je  la  couvris  de 
baisers.  Elle  s'arrangea  pour  me  faire  voir 
qu'elle  avait  des  bas  noirs,  attachés  au-dessus 
du  genou  par  des  jarretières  à  boucles  de  dia- 
mants, et  cette  vue  ramena  mes  esprits  aux 
idées  qui  lui  plaisaient.  Au  surplus,  elle  me 
sollicita  sur  ce  sujet  avec  beaucoup  d'adresse 
et  d'ardeur,  et  je  m'aperçus  qu'elle  commen- 
çait à  s'animer  au  jeu  dans  le  moment  môme 
où  j'allais  en  être  fatigué.  Pourtant,  je  fis  de 
mon  mieux  et  fus  assez  heureux  cette  fois 
encore  pour  épargner  à  cette  belle  personne 
l'affront  qu'elle  méritait  le  moins.  Il  me  sem- 
bla qu'elle  n'était  pas  mécontente  de  moi.  Elle 
se  leva,  l'air  tranquille,  et  me  dit  : 

—  Ne  savez-vous  pas  vraiment  si  M,  d'As- 
tarac  ne  reviendra  pas  bientôt  ?  Je  vous 
avouerai  que  je  venais  lui  demander  sur  la 
pension  qu'il  doit  à  mon  oncle  une  petite  somme 
d'argent  qui,  pour  l'heure,  me  fait  grandement 
défaut. 

Je  tirai  de  ma  bourse,  en  m'eicusant,  trois 
écus  qui  s'y  trouvaient  et  qu'elle  me  fit  la 
grâce  d'accepter.  C'était  tout  ce  qui  me  restait 
des  libéralités  trop  rares  du  cabbahste  qui, 
faisant  profession  de  mépriser  l'argent,  oubliait 
malheureusement  de  me  payer  mes  gages. 


476      LA     RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQCE 

Je  demandai  à  mademoiselle  Jahel  si  je 
n'aurais  pas  l'heur  de  la  revoir. 

—  Vous  l'aurez,  me  dit-elle. 

Et  nous  convînmes  qu'elle  monterait  la  nuit 
dans  ma  chambre  toutes  les  fois  qu'elle  pour- 
rait s'échapper  du  pavillon  où  elle  était  gardée. 

—  Faites  attention  seulement,  lui  dis-je, 
que  ma  porte  est  la  quatrième  à  droite,  dans 
le  corridor,  et  que  la  cinquième  est  celle  de 
l'abbé  Coignard,  mon  bon  maître.  Quant  aux 
autres,  ajoutai-je,  elles  ne  donnent  accès  que 
dans  des  greniers  où  logent  deux  ou  trois  mar- 
mitons et  plusieurs  centaines  de  rats. 

Elle  m'assura  qu'elle  n'aurait  garde  de  s*y 
tromper,  et  qu'elle  gratterait  à  ma  porte,  non 
pas  à  quelque  autre. 

—  Au  reste,  me  dit-elle  encore,  votre  abbé 
Coignard  me  semble  un  assez  bon  homme.  Je 
crois  que  nous  n'avons  rien  à  craindre  de  lui. 
Je  l'ai  vu,  par  un  judas,  le  jour  où  il  rendait 
visite  avec  vous  à  mon  oncle.  Il  me  parut 
aimable,  quoique  je  n'entendisse  guère  ce  qu'il 
disait.  Son  nez  surtout  me  sembla  tout  à  fait 
ingénieux  et  capable.  Celui  qui  le  porte  doit 
être  homme  de  ressources  et  je  désire  faire 
sa  connaissance.  On  a  toujours  à  gagner  à  la 

réquentation  des  gens  d'esprit.  Je  suis  fâchée 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE      177 

seulement  qu'il  ait  déplu  à  mon  oncle  par  la 
liberté  de  ses  paroles  et  par  son  humeur  rail- 
leuse. Mosaïde  le  hait,  et  il  a  pour  la  haine  une 
capacité  dont  un  chrétien  ne  peut  se  faire  idée. 

—  Mademoiselle,  lui  répondis-je,  M.  l'abbé 
Jérôme  Goiijrnard  est  un  très  savant  homme  et 
il  a,  de  plus,  de  la  philosophie  et  de  la  bien- 
veillance. Il  connaît  le  monde,  et  vous  avez 
raison  de  le  croire  de  bon  conseil.  Je  me  gou- 
verne entièrement  sur  ses  avis.  Mais,  répondez- 
moi,  ne  me  vîtes-vous  pas  aussi, ce  jour-là,  dans 
le  pavillon,  à  travers  ce  judas  que  vous  dites? 

—  Je  vous  vis,  me  dit-elle,  et  je  ne  vous 
cacherai  pas  que  je  vous  distinguai.  Mais  il 
faut  que  je  retourne  chez  mon  oncle.  Adieu. 

M.  d'Astarac  ne  manqua  pas  de  me  de- 
mander, le  soir,  après  le  souper,  des  nou- 
velles de  la  Salamandre.  Sa  curiosité  m'em- 
barrassait un  peu.  Je  répondis  que  la  rencontre 
avait  passé  mes  espérances,  mais  qu'au  sur- 
plus je  croyais  devoir  me  renfermer  dans  la 
discrétion  convenable  à  ces  sortes  d'aventures. 

—  Cette  discrétion,  mon  fds,  me  dit-il,  n'est 
point  aussi  utile  en  votre  affaire  que  vous 
vous  le  figurez  Les  Salamandres  ne  deman- 
dent point  le  secret  sur  des  amours  dont 
elles    n'ont     point  de    honte.     Une    de    ces 


178      LA  RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

Nymphes,  qui  m'aime,  n'a  point  de  passe- 
temps  plus  doux,  en  mon  absence,  que  de 
graver  mon  chiffre  enlacé  au  sien  dans  l'écorce 
des  arbres,  comme  vous  pourrez  vous  en  as- 
surer en  examinant  le  tronc  de  cinq  ou  six 
pins  dont  vous  voyez  d'ici  les  têtes  élégantes. 
Mais  n'avez- vous  point  remarqué,  mon  fils, 
que  ces  sortes  d'amours,  vraiment  sublimes, 
loin  de  laisser  quelque  fatigue,  communiquent 
au  cœur  une  vigueur  nouvelle?  Je  suis  sûr 
qu'après  ce  qui  s'est  passé,  vous  occuperez 
votre  nuit  à  traduire  pour  le  moins  soixante 
pages  de  Zozime  le  Panopolitain. 

Je  lui  avouai  que  je  ressentais  au  contraire 
une  grande  envie  de  dormir,  qu'il  expliqua 
par  l'étonnement  d'une  première  rencontre. 
Ainsi  ce  grand  homme  demeura  persuadé  que 
j'avais  eu  commerce  avec  une  Salamandre. 
J'avais  scrupule  à  le  tromper,  mais  j'y  étais 
obligé  et  il  se  trompait  si  bien  lui-même 
qu'on  ne  pouvait  ajouter  grand'chose  à  ses 
illusions.  J'allai  donc  me  coucher  en  paix  :  et, 
m'étant  mis  au  lit,  je  soufflai  ma  chandelle 
sur  le  plus  beau  de  mes  jours. 


Jahel  tint  parole.  Dès  le  surlendemain  elle 
rint  gratter  à  ma  porle.  Nous  fûmes  bien  plus 
à  notre  aise  dans  ma  chambre,  que  nous  ne 
l'avions  été  dans  le  cabinet  de  M.  d'Astarac,  et 
ce  qui  s'était  passé  lors  de  notre  première 
connaissance  n'était  que  jeux  d'enfants  au 
prix  de  ce  que  l'amour  nous  inspira  en  cette 
seconde  rencontre.  Elle  s'arracha  de  mes  bras 
au  petit  jour,  avec  mille  serments  de  me 
rejoindre  bientôt,  m'appelant  son  âme,  sa  vie, 
et  son  greluchon. 

Je  me  levai  fort  tard  ce  jour-là.  Quand  je 
descendis  dans  la  bibliothèque,  mon  maître  y 
était  établi  sur  le  papyrus  de  Zozime,  sa  plume 
dans   une   main,    sa    loupe    dans   l'autre,  et 


180       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUK 

digne  de  l'admiration  de  quiconque  sait  esti- 
mer les  bonnes  lettres. 

—  Jacques  Tournebroche,  me  dit-il,  la 
principale  difficulté  de  cette  lecture  consiste 
en  ce  que  diverses  lettres  peuvent  être  aisé- 
ment confondues  avec  d'autres,  et  il  importe 
au  succès  du  déchiffrement  de  dresser  un 
tableau  des  caractères  qui  prêtent  à  de  sem- 
blables méprises,  car,  faute  de  prendre  ce 
soin,  nous  risquerions  d'adopter  de  mauvaises 
leçons,  à  notre  honte  éternelle  et  juste  vitu- 
père. J'ai  fait  aujourd'hui  même  de  risibles 
bévues.  Il  fallait  que  j'eusse,  dès  matines,  l'es- 
prit troublé  par  ce  que  j'ai  vu  cette  nuit  et 
dont  je  vais  vous  faire  le  récit. 

»  M'étant  réveillé  au  petit  jour,  il  me  prit 
l'envie  d'aller  boire  un  coup  de  ce  petit  vin 
blanc,  dont  il  vous  souvient  que  je  fis  hier 
compliment  à  M.  d'Astarac.  Car  il  existe, 
mon  fils,  entre  le  vin  blanc  et  le  chant  du 
coq,  une  sympathie  qui  date  assurément  du 
temps  de  Noé,  et  je  suis  certain  que  si  saint 
Pierre,  dans  la  sacrée  nuit  qu'il  passa  dans  la 
cour  du  grand  sacrificateur,  avait  bu  un  doigt 
de  vin  clairet  de  la  Moselle,  ou  seulement 
d'Orléans,  il  n'aurait  pas  renié  Jésus  avant 
que  le  coq  eût  chanté  pour  la  seconde  fois. 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE       181 

Mais  nous  ne  devons  en  aucune  manière,  mon 
fils,  regretter  cette  mauvaise  action,  car  il  im- 
portait que  les  prophéties  fussent  accomplies  ;  et 
si  ce  Pierre  ou  Céphas  n'avait  pas  fait,  cette 
nuit-là,  la  dernière  des  infamies,  il  ne  serait 
pas  aujourd'hui  le  plus  grand  saint  du  paradis 
et  la  pierre  angulaire  de  notre  sainte  Église, 
pour  la  confusion  des  honnêtes  gens  selon  le 
monde  qui  voient  les  clefs  de  leur  félicité  éter- 
nelle tenues  par  un  lâche  coquin .  0  salutaire 
exemple  qui,  tirant  l'homme  hors  des  falla- 
cieuses inspirations  de  l'honneur  humain,  le 
conduit  dans  les  voies  du  salut  !  0  savante 
économie  de  la  religion  !  0  sagesse  divine,  qui 
exalte  les  humbles  et  les  misérables  pour 
abaisser  les  superbes  1  0  merveille  1  0  mys- 
tère !  A  la  honte  éternelle  des  pharisiens  et 
des  gens  de  justice,  un  grossier  marinier  du 
lac  de  Tibériade,  devenu  par  sa  lâcheté  épaisse 
la  risée  des  filles  de  cuisine  qui  se  chauffaient 
avec  lui.  dans  la  cour  du  grand  prêtre,  un 
rustre  et  un  couard  qui  renonça  son  maître  et 
sa  foi  devant  des  maritornes  bien  moins  jolies 
sans  doute,  que  la  femme  de  chambre  de  ma- 
dame la  baillive  de  Séez,  porte  au  front  la 
triple  couronne,  au  doigt  l'anneau  pontifical, 
est  établi  au  dessus  des  princes-évêques,   des 

11 


182       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUK 

rois  et  de  l'empereur,  est  investi  du  droit  de 
lier  et  de  délier;  le  plus  respectable  homme,  la 
plus  honnête  dame  n'entreront  au  ciel  que 
s'il  leur  en  donne  l'accès.  Mais  dites-moi,  s'il 
vous  plaît,  Tournebroche,  mon  ûls,  à  quel 
endroit  de  mon  récit  j'en  étais  quand  j'en 
embrouillai  le  fil  à  ce  grand  saint  Pierre,  le 
prince  des  apôtres.  Je  crois  pourtant  que  je 
vous  parlais  d'un  verre  de  vin  blanc  que  je 
bus  à  l'aube.  Je  descendis  en  chemise  à  l'office 
et  tirai  d'une  certaine  armoire,  dont  la  veille 
je  m'étais  prudemment  assuré  la  clef,  une 
bouteille  que  je  vidai  avec  plaisir.  Après  quoi, 
remontant  l'escalier,  je  rencontrai  entre  les 
deuxième  et  troisième  étages  une  petite  demoi- 
selle en  pierrot,  qui  descendait  les  degrés.  Elle 
parut  très  effrayée  et  s'enfuit  au  fond  du  cor- 
ridor. Je  la  poursuivis,  je  la  rejoignis,  je  la 
saisis  dans  mes  bras  «t  je  l'embrassai  par 
soudaine  et  irrésistible  sympathie.  Ne  m'en 
blâmez  point,  mon  fils  ;  vous  en  eussiez  fait 
tout  autant  à  ma  place,  et  peut-être  davantage. 
C'est  une  jolie  fille,  elle  ressemble  à  la  cham- 
bnère  de  la  baillive,  avec  plus  de  vivacité  dans 
le  regard.  Elle  n'osait  crier.  Elle  me  soufflait 
à  J  oreille  :  «  Laissez-moi,  laissez-moi,  vous 
êtes  fou  !  »  Voyez,  Tournebroche,  je  porte  encore 


LA    RÔTISSERIE    DE   LA    REINE    PÉDAUQUE      183 

au  poignet  les  marques  de  ses  ongles.  Que 
n'ai-je  gardé  aussi  vive  sur  mes  lèvres  l'im- 
pression du  baiser  qu'elle  me  donna! 

—  Quoi,  monsieur  l'abbé,  m'écriai-je,  elle 
vous  donna  un  baiser? 

—  Soyez  assuré,  mon  fils,  me  répondit  mon 
bon  maître,  qu'à  ma  place  vous  en  eussiez 
reçu  un  tout  semblable,  à  la  condition  toute- 
fois que  vous  eussiez  saisi,  comme  j'ai  fait, 
l'occasion.  Je  crois  vous  avoir  dit  que  je  tenais 
cette  demoiselle  étroitement  embrassée.  Elle 
essayait  de  fuir,  elle  étouffait  ses  cris,  elle 
murmurait  des  plaintes. 

—  Lâchez-moi,  de  grâce  I  Voici  le  jour,  un 
moment  de  plus  et  je  suis  perdue. 

Ses  craintes,  sa  frayeur,  son  péril,  quel  bar- 
bare n'en  aurait  point  été  touché  ?  Je  ne  suis 
point  inhumain.  Je  mis  sa  liberté  au  prix 
d'un  baiser  qu'elle  me  donna  tout  de  suite. 
Croyez-m'en  sur  ma  parole;  je  n'en  reçus  jamais 
de  plus  délicieux. 

A  cet  endroit  de  son  récit,  mon  bon  maître, 
levant  le  nez  pour  hiimer  une  prise  de  tabac, 
vit  mon  trouble  et  ma  douleur  qu'il  prit  pour 
de  la  surprise. 

—  Jacques  Tournebroche,  reprit-il,  tout  ce 
qui  me  reste  à    dire  vous   surprendra    bien 


184       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PEDÂUQUE 

davantage.  Je  laissai  donc  aller  à  regret  cette 
jolie  demoiselle;  mais  ma  curiosité  m'invita  à 
la  suivre.  Je  descendis  l'escalier  sur  ses  pas, 
je  la  vis  traverser  le  vestibule,  sortir  par  la 
petite  porte  qui  donne  sur  les  champs,  du  côté 
où  le  parc  est  le  plus  étendu,  et  courir  dans 
l'allée.  J'y  courus  sur  ses  pas.  Je  pensais  bien 
qu'elle  n'irait  pas  loin  en  pierrot  et  en  bon- 
net de  nuit.  Elle  prit  le  chemin  des  Mandra- 
gores. Ma  curiosité  en  redoubla  et  je  la  suivis 
jusqu'au  pavillon  de  Mosaïde.  Dans  ce  moment, 
ce  vilain  juif  parut  à  sa  fenêtre  avec  sa  robe 
et  son  grand  bonnet,  comme  ces  figures  qu'on 
voit  se  montrer  à  midi  dans  ces  vieilles  hor- 
loges plus  gothiques  et  plus  ridicules  que  les 
églises  où  elles  sont  conservées,  pour  la  joie 
des  rustres  et  le  profit  du  bedeau. 

»  Il  me  découvrit  sous  la  feuillée,  au  mo- 
ment même  où  cette  jolie  fille,  prompte  comme 
Galatée,  se  coulait  dans  le  pavillon  ;  en  sorte 
que  j'avais  l'air  de  la  poursuivre  à  la  manière, 
façon  et  usage  de  ces  satyres  dont  nous  par- 
lâmes un  jour,  en  conférant  les  beaux  endroits 
d'Ovide.  Et  mon  habit  ajoutait  à  la  ressem- 
blance, car  je  crois  que  je  vous  ai  dit,  mon 
fils,  que  j'étais  en  chemise.  A  ma  vue,  les 
yeux  de  Mosaïde  étincelèrent.  Il  tira  de  sa  sale 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE      185 

houppelande  jaune  un  stylet  assez  coquet  et 
l'agita  par  la  fenêtre  d'un  bras  qui  ne  semblait 
point  appesanti  par  la  vieillesse.  Cependant,  il 
me  jetait  des  injures  bilingues.  Oui,  Tourne- 
broche,  mes  connaissances  grammaticales  m'au- 
torisent à  dire  qu'elles  étaient  bilingues  et  que 
l'espagnol  ou  plutôt  le  portugais  s'y  mêlait 
avec  l'hébreu.  J'enrageais  de  n'en  point  saisir 
le  sens  exact,  car  je  n'entends  point  ces  lan- 
gues, encore  que  je  les  reconnaisse  à  certains 
sons  qui  y  reviennent  fréquemment.  Mais  il 
est  vraisemblable  qu'il  m'accusait  de  vouloir 
suborner  cette  fille,  que  je  crois  être  sa  nièce 
Jahel,  que  M.  d'Astarac,  s'il  vous  en  souvient, 
nous  a  plusieurs  fois  nommée  ;  en  quoi  ses 
invectives  contenaient  une  part  de  flatterie,  car 
tel  que  je  suis  devenu,  mon  fils,  par  les  pro- 
grès de  l'âge  et  les  fatigues  d'une  vie  agitée, 
je  ne  puis  plus  prétendre  à  l'amour  des  jeunes 
pucelles.  Hélas  !  à  moins  de  devenir  évêque, 
c'est  un  plat  dont  je  ne  goûterai  plus  jamais. 
J'y  ai  regret.  Mais  il  ne  faut  pas  s'attacher 
trop  obstinément  aux  biens  périssables  de  ce 
monde,  et  nous  devons  quitter  ce  qui  nous 
quitte.  Donc  Mosaïde,  maniant  son  stylet,  tirait 
de  sa  gorge  des  sons  rauques  qui  alternaient 
avec  des   glapissements  aigus,   de  sorte  que 


l86       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUB 

j'étais  injurié  et  vitupéré  en  manière  de  chant 
ou  de  cantilène.  Et  sans  me  flatter,  mon  fils, 
je  puis  dire  que  je  fus  traité  de  paillard  et  de 
suborneur  sur  un  ton  solennel  et  cérémonieux. 
Quand  ce  Mosaïde  fut  au  bout  de  ses  impré- 
cations, je  m'étudiai  à  lui  faire  une  riposte 
bilingue,  comme  l'attaque.  Je  lui  répondis  en 
latin  et  en  français  qu'il  était  homicide  et 
sacrilège,  ayant  égorgé  des  petits  enfants  et 
poignardé  des  hosties  consacrées.  Le  vent  frais 
du  matin,  en  glissant  sur  mes  jambes,  me 
rappelait  que  j'étais  en  chemise.  J'en  éprouvai 
quelque  embarras,  car  il  est  évident,  mon 
fils,  qu'un  homme  qui  n'a  point  de  culotte 
est  en  mauvais  état  pour  faire  paraître  les  sa- 
crées vérités,  confondre  l'erreur  et  poursuivre 
le  crime.  Toutefois,  je  lui  fis  des  tableaux 
effroyables  de  ses  attentats  et  le  menaçai  de  la 
justice  divine  et  de  la  justice  humaine. 

—  Quoi  !  mon  bon  maître,  m'écriai-je,  ce 
Mosaïde,  qui  a  une  si  jolie  nièce,  égorgea  des 
nouveau-nés  et  poignarda  des  hosties? 

—  Je  n'en  sais  rien,  me  répondit  M.  Jérôme 
Goignard,  et  n'en  puis  rien  savoir.  Mais  ces 
crimes  lui  appartiennent,  étant  ceux  de  sa 
race,  et  je  puis  les  lui  donner  sans  injure.  Je 
poursuivais  sur  ce  mécréant  une  longue  suite 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE      187 

d'aïeux  scélérats.  Car  vous  n'ignorez  point  ce 
qu'on  dit  des  juifs  et  de  leurs  rites  abominables. 
Il  y  a  dans  la  vieille  cosmographie  de  Miinster 
une  figure  représentant  des  juifs  mutilant  un 
enfant,  et  ils  y  sont  reconnaissables  à  la  roue 
ou  rouelle  de  drap  qu'ils  portent  sur  leurs 
vêtements,  en  signe  d'infamie.  Je  ne  crois  pas 
pourtant  que  ce  soit  chez  eux  un  usage  domes- 
tique et  quotidien.  Je  doute  aussi  que  tous  ces 
israélites  soient  si  portés  à  outrager  les  saintes 
espèces.  Les  en  accuser,  c'est  les  croire  péné- 
trés aussi  profondément  que  nous  de  la  divinité 
de  Notre -Seigneur  Jésus-Christ.  Car  on  ne 
conçoit  pas  le  sacrilège  sans  la  foi,  et  le  juif 
qui  poignarda  la  sainte  hostie  rendit  par  cela 
même  un  sincère  hommage  à  la  vérité  de  la 
transsubstantiation.  Ce  sont  là,  mon  fils,  des 
fables  qu'il  faut  laisser  aux  ignorants,  et,  si  je 
les  jetai  à  la  face  de  cet  horrible  Mosaïdo, 
ce  fut  moins  par  les  conseils  d'une  saine  cri- 
tique que  par  les  impérieuses  suggestions  du 
ressentiment  et  de  la  colère. 

—  Ah  I  monsieur,  lui  dis-je,  vous  pouviez 
vous  contenter  de  lui  reprocher  le  Portugais 
qu'il  a  tué  par  jalousie,  car  c'est  là  un  meurtre 
véritable. 

—  Quoi  I  s'écria  mon  bon  maître,  Mosaïde 


188       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

a  tué  un  chrétien.  Nous  avons  en  lui,  Tour- 
nebroche,  un  voisin  dangereux.  Mais  vous  tire- 
rez de  cette  aventure  les  conclusions  que  j'en 
tire  moi-même.  Il  est  certain  que  sa  nièce  est 
la  bonne  amie  de  M.  d'Astarac,  dont  elle  quit- 
tait assurément  la  chambre  quand  je  la  ren- 
contrai dans  l'escalier. 

»  J'ai  trop  de  religion  pour  ne  pas  regretter 
qu'une  si  aimable  personne  sorte  de  la  race 
qui  a  crucifié  Jésus-Christ.  Hélas  !  n'en  doutez 
pas,  mon  fils,  ce  vilain  Mardochée  est  l'oncle 
d'une  Esther  qui  n'a  point  besoin  de  macérer 
six  mois  dans  la  myrrhe  pour  être  digne  du 
lit  d'un  roi.  Le  vieux  corbeau  spagyrique  n'est 
point  ce  qui  convient  à  une  telle  beauté,  et  je 
me  sens  enclin  à  m'intéresser  à  elle. 

'■>  Il  faut  que  Mosaïde  la  cache  bien  secrète- 
ment, car,  si  elle  se  montrait  un  jour  au  cours 
ou  à  la  comédie,  elle  aurait  le  lendemain  tout 
le  monde  à  ses  pieds.  Ne  souhaitez- vous  point 
la  voir,  Tournebroche  ? 

Je  répondis  que  je  le  souhaitais  vivement, 
et  nous  nous  renfonçâmes  tous  deux  dans  notre 
grec. 


Ce  soir-là,  nous  trouvant,  mon  bon  maître 
et  moi,  dans  la  rue  du  Bac,  comme  il  faisait 
chaud,  M.  Jérôme  Goignard  me  dit  : 

—  Jacques  Tournebroche,  mon  fils,  ne  vous 
plairait-il  point  tirer  à  gauche,  dans  la  rue  de 
Grenelle,  à  la  recherche  d'un  cabaret?  Encore 
nous  faut-il  chercher  un  hôte  qui  vende  du 
vin  à  deux  sous  le  pot.  Car  je  suis  démuni 
d'argent  et  je  pense,  mon  fils,  que  vous  n'êtes 
pas  mieux  pourvu  que  moi,  par  l'injure  de 
M.  d'Astarac,  qui  fait  peut-être  de  l'or,  mais 
qui  n'en  donne  point  à  ses  secrétaires  et  do- 
mestiques, ainsi  qu'il  apparaît  par  votre  exemple 
et  le  mien.  L'état  où  il  nous  laisse  est  lamen- 
table. Je  n'ai  pas  un  sou  vaillant  dans  ma  poche, 

11. 


190       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

et  je  vois  qu'il  faudra  que  je  remédie  par  in- 
dustrie et  ruse  à  ce  grand  mal.  Il  est  beau 
de  supporter  la  pauvreté  d'une  âme  égale, 
comme  Épictète,  qui  y  acquit  une  gloire  im- 
périssable. Mais  c'est  un  exercice  dont  je  suis 
las,  et  qui  m'est  devenu  fastidieux  par  l'accou- 
tumance. Je  sens  qu'il  est  temps  que  je  change 
de  vertu  et  que  je  m'instruise  à  posséder  des 
richesses  sans  qu'elles  me  possèdent,  ce  qui 
est  l'état  le  plus  noble  où  se  puisse  hausser 
l'âme  d'un  philosophe.  Je  veux  bientôt  faire 
quelque  gain,  afin  de  montrer  que  ma  sagesse 
ne  se  dément  pas  même  dans  la  prospérité. 
J'en  cherche  les  moyens,  et  tu  m'y  vois  songer, 
Tournebroche. 

Tandis  que  mon  bon  maître  parlait  de  la 
sorte  avec  une  noble  élégance,  nous  appro- 
chions du  joli  hôtel  où  M.  de  la  Guéritaude 
avait  logé  mam'selle  Catherine.  «  Vous  le  re- 
connaîtrez, m'avait-elle  dit,  aux  rosiers  du 
balcon.  »  Il  ne  faisait  pas  assez  jour  pour  que 
je  visse  les  roses,  mais  je  croyais  les  sentir. 
Après  avoir  fait  quelques  pas,  je  la  reconnus 
à  la  fenêtre,  un  pot  à  eau  à  la  main,  arrosant 
ses  fleurs.  En  me  reconnaissant  de  même  dans 
la  rue,  elle  rit  et  m'envoya  un  baiser.  Sur 
quoi,  une  main,  passant  par  la  croisée,   lui 


LA    RÔTISSERIE    DE    LÀ    REINE    PÉDAUQUE      191 

donna  sur  la  joue  un  soufflet  dont  elle  fut  si 
étonnée  qu'elle  lâcha  le  pot  à  eau,  qui  tomba, 
peu  s'en  faut,  sur  la  tête  de  mon  bon  maître. 
Puis  la  belle  souffletée  disparut  et  le  souffle- 
teur,  paraissant  à  sa  place  à  la  fenêtre,  se  pen- 
cha sur  la  grille  et  me  cria  : 

—  Dieu  soit  loué,  monsieur,  vous  n'êtes 
point  le  capucin  1  Je  ne  puis  souffrir  que  ma 
maîtresse  envoie  des  baisers  à  cette  bête  puante 
qui  rôde  sans  cesse  sous  cette  fenêtre.  Cette 
fois  du  moins  je  n'ai  point  à  rougir  de  son 
choix.  Vous  me  semblez  honnête  homme,  et  je 
crois  vous  avoir  déjà  vu.  Faites-moi  l'honneur 
de  monter.  Il  y  a  céans  un  souper  préparé. 
Vous  m'obhgerez  d'y  prendre  part  avec  M.  l'abbé 
qui  vient  de  recevoir  une  potée  d'eau  sur  la 
tête  et  qui  se  secoue  comme  un  chien  mouillé. 
Après  souper,  nous  jouerons  aux  cartes,  et, 
quand  il  fera  jour,  nous  irons  nous  couper  la 
gorge.  Mais  ce  sera  civilité  pure  et  seulement 
pour  vous  faire  honneur,  monsieur,  car  à  la 
vérité  cette  fille  ne  vaut  pas  un  coup  d'épée. 
C'est  une  coquine  que  je  ne  veux  revoir  de  ma 
vie. 

Je  reconnus  en  celui  qui  parlait  de  la  sorte 
ce  monsieur  d'Anquetil,  que  j'avais  vu  naguère 
exciter  si  vivement  ses  gens  à  piquer  le  frère 


192       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REIKE    PÉDAUQUE 

Ange  au  derrière.  Il  parlait  poliment  et  me 
traitait  en  gentilhomme.  Je  sentis  toute  la 
faveur  qu'il  me  faisait  en  consentant  à  me 
couper  la  gorge.  Mon  bon  maître  n'était  pas 
moins  sensible  à  tant  d'urbanité.  S'étant  suffi- 
samment secoué  : 

—  Jacques  Tournebroche,  mon  fils,  me  dit- 
il,  nous  ne  pouvons  pas  refuser  une  si  gra- 
cieuse invitation. 

Déjà  deux  laquais  étaient  descendus  avec 
des  flambeaux.  Ils  nous  conduisirent  dans  une 
salle  où  un  ambigu  était  préparé  sur  une 
table  éclairée  par  deux  candélabres  d'argent. 
M.  d'Anquetil  nous  pria  d'y  prendre  place  et 
mon  bon  maître  noua  sa  serviette  à  son  cou.  Il 
avait  déjà  piqué  une  grive  à  sa  fourchette  quand 
un  bruit  de  sanglots  déchira  nos  oreilles. 

—  Ne  prenez  point  garde  à  ces  cris,  dit 
M.  d'Anquetil,  c'est  Catherine  qui  gémit  dans 
la  chambre  où  je  l'ai  enfermée. 

—  Ah  1  monsieur,  il  faut  lui  pardonner, 
répondit  mon  bon  maître  qui  regardait  triste- 
ment le  petit  oiseau  au  bout  de  sa  fourchette. 
Les  mets  les  plus  agréables  semblent  amers, 
assaisonnés  de  larmes  et  de  gémissements. 
Auriez-vous  le  cœur  de  laisser  pleurer  une 
femine?  Faites  grâce  à  celle-ci,  je  vous  priai 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE      193 

Esl-elle  donc  si  coupable  d'avoir  envoyé  un 
baiser  à  mon  jeune  disciple,  qui  fut  son  voisin 
et  son  compagnon  au  temps  de  leur  médio- 
crité commune,  alors  que  les  charmes  de  cette 
jolie  fille  n'étaient  encore  célèbres  que  sous  la 
treille  du  Petit  Bacchus.  Il  n'y  a  rien  là  que 
d'innocent,  si  tant  est  qu'une  action  humaine  et 
particulièrement  l'action  d'une  femme  puisse 
être  jamais  innocente  et  tout  à  fait  nette  de 
la  tache  originelle.  Souffrez  encore,  monsieur, 
que  je  vous  dise  que  la  jalousie  est  un  senti- 
ment gothique,  un  triste  reste  des  mœurs 
barbares  qui  ne  doit  point  subsister  dans  une 
âme  élégante  et  bien  née. 

—  Monsieur  l'abbé,  répondit  M.  d'Anquetil, 
sur  quoi  jugez-vous  que  je  suis  jaloux  ?  Je  ne 
le  suis  pas.  Mais  je  ne  souffre  pas  qu'une 
femme  se  moque  de  moi. 

—  Nous  sommes  le  jouet  des  vents,  dit  mon 
bon  maître  avec  un  soupir.  Tout  se  rit  de 
nous,  le  ciel,  les  astres,  la  pluie,  les  zéphires, 
l'ombre,  la  lumière  et  la  femme.  Souffrez, 
monsieur,  que  Catherine  soupe  avec  nous.  Elle 
est  jolie,  elle  égayera  votre  table. Tout  ce  qu'elle 
a  pu  faire,  ce  baiser  et  le  reste,  ne  la  rend 
pas  moins  agréable  à  voir.  Les  infidélités  des 
femmes  ne  gâtent  point  leurvisage-  La  nature, 


19i       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

qui  se  plaît  à  les  orner,  est  indifférente  à 
leurs  fautes.  Imitez-la,  monsieur,  et  pardonnez 
à  Catherine. 

Je  joignis  mes  prières  à  celles  de  mon  bon 
maître,  et  M.  d'Anquetil  consentit  à  délivrer  la 
prisonnière.  Il  s'approcha  de  la  porte  d'où 
partaient  les  cris,  l'ouvrit  et  appela  Catherine 
qui  ne  répondit  que  par  le  redoublement  de 
ses  plaintes. 

—  Messieurs,  nous  dit  son  amant,  elle  est 
là,  couchée  à  plat  ventre  sur  le  lit,  la  tête 
dans  l'oreiller  et  soulevant  à  chaque  sanglot 
une  croupe  ridicule.  Regardez  cela.  Voilà  donc 
pourquoi  nous  nous  donnons  tant  de  peine  et 
faisons  tant  de  sottises!...  Catherine,  venez 
souper. 

Mais  Catherine  ne  bougeait  point  et  pleurait 
encore.  Il  l'alla  tirer  par  le  bras,  par  la  taille. 
Elle  résistait.  Il  fut  pressant  : 

—  Allons  !  viens,  mignonne. 

Elle  s'entêtait  à  ne  point  changer  de  place, 
tenant  embrassés  le  lit  et  les  matelas. 

Son  amant  perdit  patience,  et  cria  d'une 
voix  rude  avec  mille  jurements  : 

—  Lève-toi,  garce  ! 

Aussitôt  elle  se  leva  et,  souriant  dans  les 
larmes,  lui  prit  le  bras  et  entra  dans  la  salle 


LÀ    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE      193 

à  manger,  avec  un  air  de  victime  heureuse. 

Elle  s'assit  entre  M.  d'Anquetil   et  moi,  la 

tête    renversée    sur    l'épaule    de  son    amant 

et  cherchant  du  pied  mon  pied  sous  la  table. 

—  Messieurs,  dit  notre  hôte,  pardonnez  à 
ma  vivacité  un  mouvement  que  je  ne  saurais 
regretter,  puisqu'il  me  donne  l'honneur  de 
vous  traiter  ici.  Je  ne  puis  en  vérité  souffrir 
tous  les  caprices  de  cette  jolie  fille,  et  je  suis 
devenu  très  ombrageux  depuis  que  je  l'ai  sur- 
prise avec  son  capucin. 

—  Mon  ami,  lui  dit  Catherine  en  pressant 
mon  pied  sous  le  sien,  votre  jalousie  s'égare. 
Sachez  que  je  n'ai  de  goût  que  pour  M.  Jacques. 

—  Elle  raille,  dit  M.  d'Anquetil. 

—  N'en  doutez  point,  répondis-je.  On  voit 
qu'elle  n'aime  que  vous. 

—  Sans  me  flatter,  répliqua-t-il,  je  lui  ai 
inspiré  quelque  attachement.  Mais  elle  est 
coquette. 

—  A  boire  I  dit  M,  l'abbé  Coignard. 

M.  d'Anquetil  passa  la  dame-jeanne  à  mon 
bon  maître  et  s'écria  : 

—  Pardi,  l'abbé,  vous  qui  êtes  d'église,  vous 
nous  direz  pourquoi  les  femmes  aiment  les 
capucins. 

M.  Coignard  s'essuya  les  lèvres  et  dit  : 


196       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

—  La  raison  en  est  que  les  capucins  aiment 
avec  humilité  et  ne  se  refusent  à  rien.  La 
raison  en  est  encore  que  ni  la  réflexion  ni 
la  politesse  n'affaiblit  leurs  instincts  naturels. 
Monsieur,  votre  vin  est  généreux. 

—  Vous  me  faites  trop  d'honneur,  répondit 
M.  d'Anquetil.  C'est  le  vin  de  M.  de  la  Gué- 
ritaude.  Je  lui  ai  pris  sa  maîtresse.  Je  puis 
bien  lui  prendre  ses  bouteilles. 

—  Rien  n'est  plus  juste,  répliqua  mon  bon 
maître.  Je  vois,  monsieur,  que  vous  vous  élevez 
au-dessus  des  préjugés. 

—  Ne  m'en  louez  pas  plus  qu'il  ne  convient, 
l'abbé,  répondit  M.  d'Anquetil,  Ma  naissance 
me  rend  aisé  ce  qui  serait  difficile  au  vulgaire. 
Un  homme  du  commun  est  forcé  de  mettre  de 
la  retenue  dans  toutes  ses  actions.  Il  est  assu- 
jetti à  une  exacte  probité  ;  mais  un  gentilhomme 
a  l'honneur  de  se  battre  pour  le  Roi  et  pour 
le  plaisir.  Cela  le  dispense  de  s'embarrasser  dans 
des  niaiseries.  J'ai  servi  sous  M.  de  Villars,  j'ai 
fait  la  guerre  de  succession  et  j'ai  risqué  d'être 
tué  sans  raison  à  la  bataille  de  Parme.  C'est 
bien  le  moins  qu'en  retour  je  puisse  rosser  mes 
gens,  frustrer  mes  créanciers  et  prendre  à  mes 
amis,  s'il  me  plaît,  leur  femme  ou  même  leur 
maîtresse 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE      197 

—  Vous  parlez  noblement,  dit  mon  bon 
maître,  et  vous  montrez  jaloux  de  maintenir 
les  prérogatives  de  la  noblesse. 

—  Je  n'ai  point,  reprit  M.  d'Anquetil,  deces 
scrupules  qui  intimident  la  foule  des  hommes 
et  que  je  tiens  bons  seulement  pour  arrêter 
les  timides  et  contenir  les  malheureux. 

—  A  la  bonne  heure!   dit  mon  bon  maître. 

—  Je  ne  crois  pas  à  la  vertu,  dit  l'autre. 

—  Vous  avez  raison,  dit  encore  mon  maître. 
De  la  façon  qu'est  fait  l'animal  humain,  il  ne 
saurait  être  vertueux  sans  quelque  déforma- 
tion. Voyez,  par  exemple,  cette  jolie  fille  qui 
soupe  avec  nous  :  sa  petite  tête,  sa  belle  gorge, 
son  ventre  d'une  merveilleuse  rondeur,  et  le 
reste.  En  quel  endroit  de  sa  personne  pour- 
rait-elle loger  un  grain  de  vertu?  Il  n'y  a 
point  la  place,  tant  tout  cela  est  ferme,  plein 
de  suc,  solide  et  rebondi.  La  vertu,  comme  le 
corbeau,  niche  dans  les  ruines.  Elle  habite  les 
creux  et  les  rides  des  corps.  Moi-même,  mon- 
sieur, qui  méditai  dès  mon  enfance  les  maxi- 
mes austères  de  la  religion  et  de  la  philoso- 
phie, je  n'ai  pu  insinuer  en  moi  quelque  vertu 
qu'à  travers  les  brèches  faites  par  la  souffrance 
et  par  l'âge  à  ma  constitution.  Encore  me 
suis-je,  à  chaque  fois,  insufflé  moins  de  vertu 


198       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

que  d'orgueil.  Aussi  ai-je  coutume  de  faire  au 
divin  Créateur  du  monde  cette  prière  :  «  Mon 
Dieu,  gardez-moi  de  la  vertu,  si  elle  m'éloigne 
de  la  sainteté.  »  Ah  !  la  sainteté,  voilà  ce 
qu'il  est  possible  et  nécessaire  d'atteindre  1 
Voilà  notre  convenable  fin!  Puissions-nous  y 
parvenir  un  jour  !  En  attendant,  donnez-moi 
à  boire. 

—  Je  vous  confierai,  dit  M.  d'Anquetil,  que 
je  ne  crois  pas  en  Dieu. 

—  Pour  le  coup,  dit  Tabbé,  je  vous  blâme, 
monsieur.  Il  faut  croire  en  Dieu  et  dans  toutes 
les  vérités  de  notre  sainte  religion. 

M.  d'Anquetil  se  récria  : 

—  Vous  vous  moquez,  l'abbé,  et  nous  pre- 
nez pour  plus  niais  que  nous  ne  sommes.  Je 
ne  crois,  vous  dis-je,  ni  à  Dieu,  ni  au  diable, 
et  ne  vais  jamais  à  la  messe,  si  ce  n'est  à  la 
messe  du  Roi.  Les  sermons  des  prêtres  ne  sont 
que  des  contes  de  bonne  femme,  supportables 
tout  au  plus  pour  les  temps  où  ma  grand'mère 
vit  l'abbé  de  Choisy  rendre,  habillé  en  femme, 
le  pain  bénit  à  Saint-Jacques-du-Haut-Pas. 
Il  y  avait  peut-être  de  la  religion  en  ce  temps- 
là.  Il  n'y  en  a  plus.  Dieu  merci  ! 

—  Par  tous  les  saints  et  par  tous  les  diables, 
mon  ami,  ne  parlez  pas  ainsi,  s'écria  Catherine. 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE      199 

Dieu  existe,  aussi  vrai  que  ce  pâté  est  sur  la 
table,  et  la  preuve  en  est  que,  me  trouvant  un 
certain  jour  de  l'an  passé  en  grande  détresse  et 
dénuement,  j'allai,  sur  le  conseil  de  frère  Ange, 
brûler  un  cierge  dans  l'église  des  Capucins, 
et  que  le  lendemain,  je  rencontrai  à  la  pro- 
menade M.  de  la  Guéritaude,  qui  me  donna 
cet  hôtel  avec  tous  les  meubles,  et  le  cellier 
plein  de  ce  vin  que  nous  buvons  aujourd'hui, 
et  assez  d'argent  pour  vivre  honnêtement. 

—  Fi,  fi  I  dit  M.  d'Anquetil,  la  sotte  qui  met 
Dieu  dans  de  sales  affaires,  ce  qui  est  si  cho- 
quant qu'on  en  est  blessé,  même  athée. 

—  Monsieur,  dit  mon  bon  maître,  il  vaut 
infiniment  mieux  compromettre  Dieu  dans  de 
sales  affaires,  comme  fait  cette  simple  fille, 
que  de  le  chasser,  à  votre  exemple,  du  monde 
qu'il  a  créé.  S'il  n'a  pas  spécialement  envoyé 
ce  gros  traitant  à  Catherine,  sa  créature,  il  a 
du  moins  permis  qu'elle  le  rencontrât.  Nous 
ignorons  ses  voies,  et  ce  que  dit  cette  inno- 
cente contient  plus  de  vérité,  encore  qu'il  s'y 
trouve  quelque  mélange  et  alliage  de  blas- 
phème, que  toutes  les  vaines  paroles  que  l'im- 
pie tire  glorieusement  du  vide  de  son  cœur.  Il 
n'est  rien  de  plus  détestable  que  ce  libertinage 
d'esprit  que  la  jeunesse  étale  aujourd'hui.  Vos 


200       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

paroles  font  frémir.  Y  répondrai-je  par  des 
preuves  tirées  des  livres  saints  et  des  écrits 
des  Pères  ?  Vous  ferai-je  entendre  Dieu  parlant 
aux  patriarches  et  aux  prophètes  :  Si  locutus  est 
Abraham  et  semini  ejus  in  sœcula?  Déroulerai-je 
à  vos  yeux  la  tradition  de  l'Église?  Invoque- 
rai-je  contre  vous  l'autorité  des  deux  Testa- 
ments? Vous  confondrai-je  avec  les  miracles  du 
Christ  et  sa  parole  aussi  miraculeuse  que  ses 
actes?  Non  !  je  ne  prendrai  point  ces  saintes 
armes  ;  je  craindrais  trop  de  les  profaner  dans 
ce  combat,  qui  n'est  point  solennel.  L'Église 
nous  avertit,  dans  sa  prudence,  qu'il  ne  faut 
point  s'exposer  à  ce  que  l'édification  se  tourne 
en  scandale.  C'est  pourquoi  je  me  tairai,  mon- 
sieur, sur  les  vérités  dans  lesquelles  je  fus 
nourri  au  pied  des  sanctuaires.  Mais,  sans  faire 
violence  à  la  chaste  modestie  de  mon  âme  et 
sans  exposer  aux  profanations  les  sacrés  mys- 
tères, je  vous  montrerai  Dieu  s'imposant  à  la 
raison  des  hommes  ;  je  vous  le  montrerai  dans 
la  philosophie  des  païens  et  jusque  dans  les 
propos  des  impies.  Oui,  monsieur,  je  vous  ferai 
connaître  que  vous  le  confessez  vous-même 
malgré  vous,  alors  que  vous  prétendez  qu'il 
n'existe  pas.  Car  vous  m'accorderez  bien  que, 
s'il  y  a  dans  le  monde  un  ordre,  cet  ordre  est 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE      201 

divin  et  coule  de  la  source  et  fontaine  de  tout 
ordre. 

—  Je  vous  l'accorde,  répondit  M.  d'Anquetil 
renversé  dans  son  fauteuil  et  caressant  sou 
mollet,  qu'il  avait  beau. 

—  Prenez-y  donc  garde,  reprit  mon  bon 
maître.  Quand  vous  dites  que  Dieu  n'existe 
pas,  que  faites-vous  qu'enchaîner  des  pensées, 
ordonner  des  raisons  et  manifester  en  vous- 
même  le  principe  de  toute  pensée  et  de  toute 
raison,  qui  est  Dieu?  Et  peut-on  seulement 
tenter  d'établir  qu'il  n'est  pas,  sans  faire 
briller  par  le  plus  méchant  raisonnement,  qui 
est  encore  un  raisonnement,  quelque  reste  de 
l'harmonie  qu'il  a  établie  dans  l'univers? 

—  L'abbé,  répondit  M.  d'Anquetil,  vous 
êtes  un  plaisant  sophiste.  On  sait  aujourd'hui 
que  le  monde  est  l'ouvrage  du  seul  hasard,  et 
il  ne  faut  plus  parler  de  providence  depuis  que 
les  physiciens  ont  vu  dans  la  lune,  au  bout  de 
leur  lunette,  des  grenouilles  ailées. 

—  Eh  bien,  monsieur,  répliqua  mon  bon 
maître,  je  ne  suis  pas  fâché  qu'il  y  ait  dans  la 
lune  des  grenouilles  ailées  ;  ces  oiseaux  maré- 
cageux sont  les  très  dignes  habitants  d'un  monde 
qui  n'a  pas  été  sanctifié  par  le  sang  de  Notre- 
Seigneur  Jésus-Christ.   Nous   ne  connaissons, 


202       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

j'en  conviens,  qu'une  petite  partie  de  l'univers, 
et  il  se  peut,  comme  le  dit  M.  d'Astarac,  qui 
d'ailleurs  est  fou,  que  ce  monde  ne  soit 
qu'une  goutte  de  boue  dans  l'infinité  des 
mondes.  Il  se  peut  que  l'astrologue  Copernic 
n'ait  pas  tout  à  fait  rêvé  en  enseignant  que  la 
terre  n'est  point  mathématiquement  le  centre 
de  la  création.  J'ai  lu  qu'un  Italien  du  nom 
de  Galilée,  qui  mourut  misérablement,  pensa 
comme  ce  Copernic;  et  nous  voyons  aujour- 
d'hui le  petit  M.  de  Fontenelle  entrer  dans 
ces  raisons.  Mais  ce  n'est  là  qu'une  vaine  ima- 
gerie, propre  seulement  à  troubler  les  esprits 
faibles.  Qu'importe  que  le  monde  physique 
soit  plus  grand  ou  plus  petit,  et  d'une  forme 
ou  d'une  autre?  Il  suffit  qu'il  ne  puisse  être 
considéré  que  sous  les  caractères  de  l'intelli- 
gence et  de  la  raison,  pour  que  Dieu  y  soit 
manifeste. 

»  Si  les  méditations  d'un  sage  peuvent  vous 
être  de  quelque  profit,  monsieur,  je  vous  appren- 
drai comment  cette  preuve  de  l'existence  de 
Dieu,  meilleure  que  la  preuve  de  saint  Anselme 
et  tout  à  fait  indépendante  de  celles  qui  résul- 
tent de  la  Révélation,  m'apparut  soudainement 
dans  toute  sa  clarté.  C'était  à  Séez,  il  y  a  vingt- 
cinq  ans.  J'étais  bibliothécaire  de  M.  l'évêque, 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE      203 

et  les  fenêtres  de  la  galerie  donnaient  sur 
une  cour  où  je  voyais  tous  les  matins  une  fille 
de  cuisine  récurer  les  casseroles  de  Monseigneur. 
Elle  était  jeune,  grande  et  robuste.  Un  léger 
duvet  qui  faisait  une  ombre  sur  ses  lèvres 
donnait  à  son  visage  une  grâce  irritante  et 
fière.  Ses  cheveux  emmêlés,  sa  maigre  poitrine, 
ses  longs  bras  nus  étaient  dignes  d'Adonis 
autant  que  de  Diane,  et  c'était  une  beauté 
garçonnière.  Je  l'aimais  pour  cela;  j'aimais 
ses  mains  fortes  et  rouges.  Celte  fille  enfin 
m'inspirait  une  convoitise  rude  et  brutale 
comme  elle-même.  Vous  n'ignorez  pas  combien 
de  tels  sentiments  sont  impérieux.  Je  lui  fis 
connaître  les  miens  de  ma  fenêtre,  par  un  petit 
nombre  de  gestes  et  de  paroles.  Elle  me  fil 
connaître  plus  brièvement  encore  qu'elle  corres- 
pondait à  mes  sentiments,  et  me  donna  rendez- 
vous,  pour  la  nuit  prochaine,  dans  le  grenier 
où  elle  couchait  sur  le  foin,  par  l'effet  des 
bontés  de  Monseigneur,  dont  elle  lavait  les 
écuclles.  J'attendis  la  nuit  avec  impatience. 
Quand  elle  vint  enfin  couvrir  la  terre,  je  pris 
une  échelle  et  montai  dans  le  grenier  où  celte 
fille  m'attendait.  Ma  première  pensée  fut  d(; 
l'embrasser  ;  la  seconde,  d'admirer  cet  enchaî- 
nement qui  m'avait  conduit  dans  ses  bras.  Car 


204       l-k    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

enfin,  monsieur,  un  jeune  ecclésiastique,  une 
fille  de  cuisine,  une  échelle,  une  botte  de  foin  ! 
quelle  suite,  quelle  ordonnance  !  quel  concours 
d'harmonies  préétablies,  quel  enchaînement 
d'effets  et  de  causes  I  quelle  preuve  de  l'exis- 
tence de  Dieu  !  C'est  ce  dont  je  fus  étrange- 
ment frappé,  et  je  me  réjouis  de  pouvoir  ajou- 
ter cette  démonstration  profane  aux  raisons 
que  fournit  la  théologie  et  qui  sont,  d'ailleurs, 
amplement  suffisantes. 

—  L'abbé,  dit  Catherine,  ce  qu'il  y  a  de 
mauvais  dans  votre  affaire,  c'est  que  cette  fille 
n'avait  pas  de  poitrine.  Une  femme  sans 
poitrine,  c'est  un  lit  sans  oreillers.  Mais  ne 
savez-vous  pas,  d'Anquetil,  ce  qu'il  convient  de 
faire? 

—  Oui,  dit-il,  c'est  déjouer  à  l'hombre,  qui 
se  joue  à  trois. 

—  Si  vous  voulez,  reprit-elle.  Mais  je  vous 
prie,  mon  ami,  de  faire  apporter  des  pipes. 
Rien  n'est  plus  agréable  que  de  fumer  une 
pipe  de  tabac  en  buvant  du  vin. 

Un  laquais  apporta  des  cartes  et  les  pipes 
que  nous  allumâmes.  La  chambre  fut  bientôt 
remplie  d'une  épaisse  fumée  au  milieu  de  la- 
quelle notre  hôte  et  M.  l'abbé  Coignard  jouaient 
Tavement  au  piquet. 


L4    RÔTISSERIE    DE    LÀ    REINE    PÉDAUQUE      205 

La  chance  favorisa  mon  bon  maître,  jusqu'au 
moment  où  M.  d'Anquetil,  croyant  le  voir  pour 
la  troisième  fois  marquer  cinquante-cinq  lors- 
qu'il n'avait  que  quarante,  l'appela  grec, 
vilain  pipeur,  chevalier  de  Transylvanie  et  lui 
ieta  à  la  tête  une  bouteille  qui  se  brisa  sur  la 
table  qu'elle  inonda  de  vin. 

—  Il  faudra  donc,  monsieur,  dit  l'abbé, 
que  vous  preniez  la  peine  de  faire  déboucher 
une  autre  bouteille,  car  nous  avons  grand'soif. 

—  Volontiers,  dit  M.  d'Anquetil,  mais  sa- 
chez, l'abbé,  qu'un  galant  homme  ne  marque 
pas  les  points  qu'il  n'a  pas  et  ne  fait  sauter  la 
carte  qu'au  jeu  du  Roi,  où  se  trouvent  toutes 
sortes  de  personnes  à  qui  l'on  ne  doit  rien. 
Partout  ailleurs,  c'est  une  vilenie.  L'abbé,  vou- 
lez-vous donc  qu'on  vous  prenne  pour  un  aven- 
turier? 

—  Il  est  remarquable,  dit  mon  bon  maître, 
qu'on  blâme  au  jeu  de  cartes  ou  de  dés  une 
pratique  recommandée  dans  les  arts  de  la 
guerre,  de  la  politique  et  du  négoce,  où  l'on 
s'honore  de  corriger  les  injures  de  la  fortune. 
Ce  n'est  pas  que  je  ne  me  pique  de  probité 
aux  cartes.  J'y  suis.  Dieu  merci,  fort  exact,  et 
vous  rêviez,  monsieur,  quand  vous  avez  cru 
voir  que  je  marquais  des  points  que  je  n'avais 

12 


206       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

pas.  S'il  en  était  autrement,  j'invoquerais 
l'exemple  du  bienheureux  évêque  de  Genève, 
qui  ne  se  faisait  pas  scrupule  de  tricher  au  jeu. 
Mais  je  ne  puis  me  défendre  de  faire  réflexion 
que  les  hommes  sont  plus  délicats  au  jeu 
que  dans  les  affaires  sérieuses  et  qu'ils  mettent 
la  probité  dans  le  trictrac  où  elle  les  gêne 
médiocrement,  et  ne  la  mettent  pas  dans  une 
bataille  ou  dans  un  traité  de  paix,  où  elle 
serait  importune.  Élien,  monsieur,  a  écrit  en 
<^rec  un  livre  des  stratagèmes,  qui  montre  à 
quel  excès  la  ruse  est  portée  chez  les  grands 
capitaines. 

—  L'abbé,  dit  M.  d'Anquetil,  je  n'ai  pas  lu 
votre  Élien,  et  ne  le  lirai  de  ma  vie.  Mais  j'ai 
fait  la  guerre  comme  tout  bon  gentilhomme. 
J'ai  servi  le  Roi  pendant  dix-huit  mois.  C'est 
l'emploi  le  plus  noble.  Je  vais  vous  dire  en 
quoi  il  consiste  exactement.  C'est  un  secret 
que  je  puis  bien  vous  confier,  puisqu'il  n'y 
a  pour  l'entendre  ici  que  vous,  des  bouteilles, 
monsieur,  que  je  vais  tuer  tout  à  l'heure,  et 
cette  fille  qui  se  déshabille. 

— Oui,  dit  Catherine,  je  me  mets  en  che- 
mise, parce  que  j'ai  trop  chaud. 

—  Eh  bien  !  reprit  M.  d'Anquetil,  quoi  que 
disent  les  gazettes,  la  guerre  consiste  unique- 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE      20"î 

ment  à  voler  des  poules  et  des  cochons  aux 
vilains.  Les  soldats  en  campagne  ne  sont  occu- 
pés que  de  ce  soin. 

— Vous  avez  bien  raison,  dit  mon  bon  maître, 
et  l'on  disait  jadis  en  Gaule  que  la  bonne 
amie  du  soldat  était  madame  la  Picorée.  Mais 
je  vous  prie  de  ne  pas  tuer  Jacques  Tourne - 
broche,  mon  élève. 

—  L'abbé,  répondit  M.  d'Anquetil,  l'honneur 
m'y  oblige. 

—  Ouf  1  dit  Catherine,  en  arrangeant  sur  sa 
gorge  la  dentelle  de  sa  chemise,  je  suis  mieux 
comme  cela. 

—  Monsieur,  poursuivit  mon  bon  maître, 
Jacques  Tournebroche  m'est  fort  utile  pour  une 
traduction  de  Zozime  le  Panopolitain  que  j'ai 
entreprise.  Je  vous  serai  infiniment  obligé  de 
ne  vous  battre  avec  lui  qu'après  que  ce  grand 
ouvrage  sera  parachevé. 

—  Je  me  fiche  de  votre  Zozime,  répondit 
M.'  d'Anquetil.  Je  m'en  fiche,  vous  m'entendez, 
l'abbé.  Je  m'en  fiche  comme  le  Roi  de  sa  pre- 
mière maîtresse. 

Et  il  chanta  : 

Pour  dresser  un  jeune  courrier 
Et  raffermir  sur  l'étrier 
D  lui  fallait  une  routière 
Laire  lan  laire. 


208      LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

—  Qu'est-ce  que  c'est  que  ce  Zozime? 

—  Z(.zime,  monsieur,  répondit  l'abbé,  Zo- 
zime de  Panopolis,  était  un  savant  grec  qui 
florissait  à  Alexandrie  au  iii«  siècle  de  l'ère 
chrétienne  et  qui  composa  des  traités  sur  l'art 
spagyrique. 

—  Que  voulez-vous  que  cela  me  fasse?  ré- 
pondit M.  d'Anquetil,  et  pourquoi  le  traduisez- 
vous? 

Battons  le  fer  quand  il  est  chaud, 
Dit-elle,  en  faisant  sonner  haut 
Le  nom  de  sultane  première, 
Laire  lan  laire. 

—  Monsieur,  dit  mon  bon  maître,  je  conviens 
qu'il  n'y  a  point  à  cela  d'utilité  sensible,  et 
que  le  train  du  monde  n'en  sera  point  changé. 
Mais  en  illustrant  de  notes  et  commentaires 
le  traité  que  ce  Grec  a  composé  pour  sa  sœur 
Théosébie... 

Catherine  interrompit  le  discours  de  mon 
bon  maître  en  chantant  d'une  voie  aiguë  : 

Je  veux  en  dépit  des  jaloux 
Qu'on  fasse  duc  mon  époux, 
Lasse  de  le  voir  secrétaire. 
Laire  lan  laire. 

— ...  Je  contribue,  poursuivit  mon  bon  maî- 
tre, au  trésor  de  connaissances  amassé  par  de 


LA    RÔTISSERIE    DE    LÀ    REINE    PÉDÀUQUE      209 

doctes  hommes,  et  j'apporte  ma  pierre  au  mo- 
nument de  la  véritable  histoire  qui  est  celle 
des  maximes  et  des  opinions,  plutôt  que  des 
guerres  et  des  traités.  Car,  monsieur,  la  no- 
blesse de  l'homme... 
Catherine  reprit  : 

Je  sais  bien  qu'on  murmurera, 
Que  Paris  nous  chansonnera; 
Mais  tant  pis  pour  le  sot  vulgaire  1 
Laire  lan  laire. 

Et  mon  bon  maître  disait  cependant: 

—  ...Est  la  pensée.  Et  à  cet  égard  il  n'est 
pas  indifférent  de  savoir  quelle  idée  cet  Égyp- 
tien se  faisait  de  la  nature  des  métaux  et  des 
qualités  de  la  matière. 

M.  l'abbé  Jérôme  Coignard  but  un  grand 
coup  de  vin  pendant  que  Catherine  chantait 
encore  : 

Par  l'épée  ou  par  le  fourreau 
Devenir  duc  est  toujours  beau, 
Il  n'importe  la  manière. 
Laire  lan  laire. 

—  L'abbé,  dit  M.  d'Anquetil,  vous  ne  buvez 
pas,  et  de  plus  vous  déraisonnez.  J'étais,  en 
Italie,  dans  la  guerre  de  succession,  sous  les 
ordres   i'un  brigadier  qui  traduisait  Polybe. 

12. 


210       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

Mais  c'était  un  imbécile.    Pourquoi    traduire 
Zozime? 

—  Si  vous  voulez  tout  savoir,  dit  mon  bon 
maître,  j'y  trouve  quelque  sensualité. 

—  A  la  bonne  heure!  dit  M.  d'Anquetil,  mais 
en  quoi  M.  Tournebroche,  qui  en  ce  moment 
caresse  ma  maîtresse,  peut-il  vous  aider? 

—  Par  la  connaissance  du  grec,  dit  mon  bon 
maître,  que  je  lui  ai  donnée. 

M.  d'Anquetil  se  tournant  vers  moi  : 

—  Quoi,  monsieur,  dit-il,  vous  savez  le  greci 
Vous  n'êtes  donc  pas  gentilhomme? 

—  Monsieur,  répondis-je,  mon  père  est 
porte- bannière  de  la  confrérie  des  rôtisseurs 
parisiens. 

—  Il  m'est  donc  impossible  de  vous  tuer, 
me  répondit-il.  Veuillez  m'en  excuser.  Mais, 
l'abbé,  vous  ne  buvez  pas.  Vous  me  trompiez. 
Je  vous  croyais  un  bon  biberon,  et  j'avais 
envie  de  vous  prendre  pour  mon  aumônier 
quand  j'aurai  une  maison. 

Cependant,  M.  l'abbé  Goignard  buvait  à  même 
la  bouteille,  et  Catherine,  penchée  à  mon  oreille, 
me  disait: 

—  Jacques,  je  sens  que  je  n'aimerai  jamais 
que  vous. 

Ces  paroles,  venant  d'une  belle  personne  en 


LÀ    RÔTISSERIE    DE    LA    RExNE    PÉDAUQUE      211 

chemise,  me  jetèrent  dans  un  trouble  extrême. 
Catherine  acheva  de  me  griser  en  me  faisant 
boire  dans  son  verre,  ce  qui  ne  fut  pas  remar- 
qué dans  la  confusion  d'un  souper  qui  avait 
beaucoup  échauffé  toutes  les  têtes. 

M.  d'Anquetil,  cassant  contre  la  table  le 
goulot  d'un  flacon,  nous  versa  de  nouvelles 
rasades,  et,  à  partir  de  ce  moment,  je  ne  me 
rendis  pas  un  compte  exact  de  ce  qui  se  disait 
et  faisait  autour  de  moi.  Je  vis  toutefois  que 
Catherine  ayant  traîtreusement  versé  un  verre 
de  vin  dans  le  cou  de  son  amant,  entre  la 
nuque  et  le  col  de  l'habit,  M.  d'Anquetil  ri- 
posta en  répandant  deux  ou  trois  bouteilles  sur 
la  demoiselle  en  chemise,  qu'il  changea  de  la 
sorte  en  une  espèce  de  figure  mythologique, 
du  genre  humide  des  nymphes  et  des  naïades. 
Elle  en  pleurait  de  rage  et  se  tordait  dans  des 
convulsions. 

A  ce  même  moment  nous  entendîmes  des 
coups  frappés  avec  le  marteau  de  la  porte  dans 
le  silence  de  la  nuit.  Nous  en  demeurâmes 
soudain  immobiles  et  muets  comme  des  con- 
vives enchantés. 

Les  coups  redoublèrent  bientôt  de  force  et  de 
fréquence.  Et  M.  d'Anquetil  rompit  le  premier 
le  silence  en  se  demandant  tout  haut,  avec 


212      LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

d'affreux  jurements,  quel  pouvait  bien  être  ce 
fâcheux.  Mon  bon  maître,  à  qui  les  circons- 
tances les  plus  communes  inspiraient  souvent 
d'admirables  maximes,  se  leva  et  dit  avec  onc- 
tion et  gravité  : 

—  Qu'importe  la  main  qui  heurte  si  rude- 
ment l'huis  pour  un  motif  vulgaire  et  peut-être 
ridicule  1  Ne  cherchons  pas  à  la  connaître,  et 
tenons  ces  coups  pour  frappés  à  la  porte  de 
Dosâmes  endurcies  et  corrompues.  Disons-nous, 
à  chaque  coup  qui  retentit  :  Celui-ci  est  pour 
nous  avertir  de  nous  amender  et  de  songer  à 
notre  salut,  que  nous  négligeons  dans  les  plai- 
sirs ;  celui-ci  est  pour  que  nous  méprisions  les 
biens  de  ce  monde;  celui-ci  est  pour  songer  à 
l'éternité.  De  la  sorte,  nous  aurons  tiré  tout 
profit  possible  d'un  événement  d'ailleurs  mince 
et  frivole. 

—  Vous  êtes  plaisant,  l'abbé,  dit  M.  d'An- 
quetil  ;  de  la  vigueur  dont  ils  cognent,  ils  vont 
défoncer  la  porte. 

Et,  dans  le  fait,  le  marteau  faisait  des  rou- 
lements de  tonnerre. 

—  Ce  sont  des  brigands,  s'écria  la  fille  mouil- 
lée. Jésus!  nous  allons  être  massacrés;  c'est  notre 
punition  pour  avoir  renvoyé  le  petit  frère.  Je 
vous  l'ai  dit  maintes  fois,  Anquetil,  il  arrive 


LA   RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQOE     2|3 

malheur  aux  maisons  dont  on  chasse  un  ca- 
pucin. 

—  La  bêleî  répliqua  d'Anquetil.  Ce  damné 
frocard  lui  fait  croire  toutes  les  sottises  qu'il 
veut.  Des  voleurs  seraient  plus  polis,  ou  tout 
au  moins  plus  discrets.  C'est  plutôt  le  guet. 

—  Le  guet!  Mais  c'est  bien  pis  encore,  dit 
Catherine. 

—  Bah!  dit  M.  d'Anquetil,  nous  le  ros- 
serons. 

Mon  bon  maître  mit  une  bouteille  dans 
l'une  de  ses  poches  par  précaution  et  une 
autre  bouteille  dans  l'autre  poche,  pour  l'é- 
quilibre, comme  dit  le  conte.  Toute  la  maison 
tremblait  sous  les  coups  du  frappeur  furieux. 
M.  d'Anquetil,  en  qui  cet  assaut  réveillait  les 
vertus  militaires,  s'écria  : 

—  Je  vais  reconnaître  l'ennemi. 

Il  courut  en  trébuchant  à  la  fenêtre  où  il 
avait  naguère  souffleté  largement  sa  maîtresse, 
et  puis  revint  dans  la  salle  à  manger  en 
éclatant  de  rire. 

—  Ahl  ahl  ah!  s'écria- t-il,  savez- vous  qui 
frappe?  C'est  M.  de  la  Guéritaude  en  per- 
ruque à  marteau,  avec  deux  grands  laquais 
portant  des  torches  ardentes. 

—  Ce  n'est  pas  possible,  dit  Catherine,  il  est 


214       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

en  ce  moment  couché  avec  sa  vieille  femme. 

—  C'est  donc,  dit  M.  d'Anquetil,  son  fan- 
tôme très  ressemblant.  Encore  faut-il  croire 
que  ce  fantôme  a  pris  la  perruque  du  par- 
tisan. Un  spectre  même  ne  la  saurait  si  bien 
imiter,  tant  elle  est  ridicule. 

—  Dites-vous  bien  et  ne  vous  moquez-vous 
pas?  demanda  Catherine.  Est-ce  vraiment  M.  de 
la  Guéritaude? 

—  C'est  lui-même,  Catherine,  si  j'en  crois 
mes  yeux. 

—  Je  suis  perdue,  s'écria  la  pauvre  fille. 
Les  femmes  sont  bien  malheureuses  1  On  ne 
les  laisse  jamais  tranquilles.  Que  vais-je  deve- 
nir? Ne  voudriez-vous  pas,  messieurs,  vous 
cacher  dans  diverses  armoires? 

—  Cela  se  pourrait  faire,  dit  M.  l'abbé 
Coignard;  mais  comment  y  renfermer  avec 
nous  ces  bouteilles  vides  et  pour  la  plupart 
éventrées  ou  tout  au  moins  égueulées,  les  dé- 
bris de  la  dame-jeanne  que  monsieur  m'a 
jetée  à  la  tête,  cette  nappe,  ce  pâté,  ces  as- 
siettes, ces  flambeaux  et  la  chemise  de  made- 
moiselle qui,  par  l'effet  du  vin  dont  elle  est 
trempée,  ne  forme  plus  qu'un  voile  transpa- 
rent et  rose  autour  de  sa  beauté? 

—  n  est  vrai  que  cet  imbécile  a  mouillé  ma 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE      215 

chemise,  dit  Catherine,  et  que  je  m'enrhume. 
Mais  il  suffirait  peut-être  de  cacher  M.  d'An- 
quetil  dans'la  chambre  haute.  Je  ferai  passer 
l'abbé  pour  mon  oncle  et  monsieur  Jacques 
pour  mon  frère. 

—  Non  pas,  dit  M.  d'Anquetil.  Je  vais  moi- 
même  prier  M.  de  la  Guéritaude  de  venir 
souper  avec  nous. 

Nous  le  pressâmes,  mon  bon  maître,  Cathe- 
rine et  moi,  de  n'en  rien  faire,  nous  l'en  sup- 
pliâmes, nous  nous  suspendîmes  à  son  cou. 
Ce  fut  en  vain.  Il  saisit  un  flambeau  et  des- 
cendit les  degrés.  Nous  le  suivîmes  en  trem- 
blant. Il  ouvrit  la  porte.  M.  de  la  Guéritaude 
s'y  trouvait,  tel  qu'il  nous  l'avait  décrit,  avec 
sa  perruque,  entre  deux  laquais  armés  de 
torches.  M.  d'Anquetil  le  salua  avec  cérémonie 
et  lui  dit  : 

—  Faites-nous  la  faveur  de  monter  céans, 
monsieur.  Vous  y  trouverez  des  personnes  ai- 
mables et  singulières  :  un  Tournebroche  à  qui 
mam'selle  Catherine  envoie  des  baisers  par  la 
fenêtre  et  un  abbé  qui  croit  en  Dieu. 

Et  il  s'inclina  profondément. 

M.  de  la  Guéritaude  était  une  espèce  de  grand 
homme  sec,  peu  enclin  à  goûter  la  plaisan- 
terie. Celle  de  M.  d'Anquetil  l'irrita  fort,  et  sa 


216       LA    RÔTISSERIE    DE    LÀ    REINE    PÉDAUQUE 

colère  s'échauffa  par  la  vue  de  mon  bon 
maître,  déboutonné,  une  bouteille  à  la  main 
et  deux  autres  dans  ses  poches,  et  par  l'aspect 
de  Catherine,  en  chemise  humide  et  collante. 

—  Jeune  homme,  dit-il,  avec  une  froide 
colère,  à  M.  d'Anquetil,  j'ai  l'honneur  de 
connaître  monsieur  votre  père,  avec  qui  je 
m'entretiendrai  demain  de  la  ville  où  le  Roi 
vous  enverra  méditer  la  honte  de  vos  dépor- 
tements et  de  votre  impertinence.  Ce  digne 
gentilhomme,  à  qui  j'ai  prêté  de  l'argent  que 
je  ne  lui  réclame  pas,  n'a  rien  à  me  refuser. 
Et  notre  bien-aimé  Prince,  qui  se  trouve  pré- 
cisément dans  le  même  cas  que  monsieur  votre 
père,  a  des  bontés  pour  moi.  C'est  donc  une 
affaire  faite.  J'en  ai  conclu.  Dieu  merci!  de 
plus  difficiles.  Quant  à  cette  fille,  puisqu'on 
désespère  de  la  ramener  au  bien,  j'en  dirai, 
avant  midi,  deux  mots  à  M.  le  lieutenant  de 
police,  que  je  sais  tout  disposé  à  l'envoyer  à 
l'hôpital.  Je  n'ai  pas  autre  chose  à  vous  dire. 
Cette  maison  est  à  moi,  je  l'ai  payée,  et  je 
prétends  y  entrer. 

Puis,  se  tournant  vers  ses  laquais,  et  dési- 
gnant du  bout  de  sa  canne  mon  bon  maître 
et  moi  : 

—  Jetez,  dit-il,   ces  deux  ivrognes  dehors. 


LA   RÔTISSERIE    DE   LA   REINE    PÉDAUQUE      217 

M.  Jérôme  Goignard  était  communément 
d'une  mansuétude  exemplaire,  et  il  avait 
coutume  de  dire  qu'il  devait  cette  douceur 
aux  vicissitudes  de  la  vie,  la  fortune  l'ayant 
traité  à  la  façon  des  cailloux  que  la  mer  polit 
en  les  roulant  dans  son  flux  et  dans  son  re- 
flux. Il  supportait  aisément  les  injures,  tant 
par  esprit  chrétien  que  par  philosophie.  Mais 
ce  qui  l'y  aidait  le  plus,  c'était  un  grand  mé- 
pris des  hommes,  dont  il  ne  s'exceptait  pas. 
Pourtant,  cette  fois,  il  perdit  toute  mesure  et 
oublia  toute  prudence. 

—  Tais-toi,  vil  publicain,  s'écria-t-il,  en 
agitant  sa  bouteille  comme  une  massue.  Si 
ces  coquins  osent  m'approcher,  je  leur  casse 
la  tête,  pour  leur  apprendre  à  respecter  mon 
habit,  qui  témoigne  assez  de  mon  sacré  carac- 
tère. 

A  la  lueur  des  flambeaux,  luisant  de  sueur, 
rubicond,  les  yeux  hors  de  la  tête,  l'habit  ou- 
vert et  son  gros  ventre  à  demi  hors  de  sa  cu- 
lotte, mon  bon  maître  semblait  un  compagnon 
dont  on  ne  vient  pas  à  bout  facilement.  Les 
coquins  hésitaient. 

—  Tirez,  leur  criait  M.  de  la  Guéritaude, 
tirez,  tirez  ce  sac  à  vin  !  Voyez-vous  pas  qu'il 
n'y  a  qu'à  le  pousser  au  ruisseau,  où  il   res- 

13 


218       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDACQOB 

tera  jusqu'à  ce  que  les  balayeurs  le  viennent 
jeter  dans  le  tombereau  aux  ordures?  Je  le  tire- 
rais moi-même,  sans  la  crainte  de  souiller  mes 
habits. 

Mon  bon  maître  ressentit  vivement  ces  in- 
jures. 

—  Odieux  traitant,  dit-il  d'une  voix  digne 
de  retentir  dans  les  ^lises,  infâme  partisan, 
barbare  maltotier,  tu  prétends  que  cette  maison 
est  tienne?  Pour  qu'on  te  croie,  pour  qu'on 
sache  qu'elle  est  à  toi,  inscris  donc  sur  la 
porte  ce  mot  de  l'Évangile  :  Aceldama,  qui  veut 
dire  :  Prix  du  sang.  Alors,  nous  inclinant, 
nous  laisserons  entrer  le  maître  en  son  logis. 
Larron,  bandit,  homicide,  écris  avec  le  char- 
bon que  je  te  jetterai  au  nez,  écris  de  ta  sale 
main,  sur  ce  seuil,  ton  titre  de  propriété, 
écris  :  Prix  du  sang  de  la  veuve  et  de  l'or- 
phelin, prix  du  sang  du  juste,  Aceldama.  Si- 
non, reste  dehors  et  laisse-nous  céans,  homme 
de  quantité. 

M.  de  la  Guéritaude  qui  n'avait,  de  sa  vie, 
entendu  rien  de  semblable,  pensa  qu'il  avait 
affaire  à  un  fou,  comme  on  pouvait  le  croire, 
et,  plutôt  pour  se  défendre  que  pour  attaquer, 
il  leva  sa  grande  canne.  Mon  bon  maître, 
hors  de  lui,  lança  sa  bouteille  à  la  tète  de 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQnB      319 

M.  le  traitant,  qui  tomba  de  son  long  sur 
le  pavé  en  criant  :  «  Il  m'a  tué!  »  Et, 
comme  il  nageait  dans  le  vin  de  la  bouteille, 
il  y  avait  apparence  qu'il  fût  assassiné.  Ses 
deux  laquais  se  voulurent  jeter  sur  le  meur- 
trier, et  l'un  d'eux,  qui  était  robuste,  croyait 
déjà  le  saisir,  quand  M.  l'abbé  Coignard  lui 
donna  de  la  tête  un  si  grand  coup  dans  l'es- 
tomac que  le  drôle  alla  rouler  dans  le  ruisseau 
tout  contre  le  financier. 

Il  se  releva  pour  son  malheur  et,  s'armant 
d'une  torche  encore  ardente,  se  jeta  dans 
l'allée  d'où  lui  venait  son  mal.  Mon  bon 
maître  n'y  était  plus  :  il  avait  enfilé  la  venelle. 
M.  d'Anquetil  y  était  encore  avec  Catherine, 
et  ce  fut  lui  qui  reçut  la  torche  sur  le  front. 
Cette  offense  lui  parut  insupportable;  il  tira 
son  épée  et  l'enfonça  dans  le  ventre  du  malen- 
contreux coquin,  qui  apprit  ainsi,  à  ses  dé- 
pens, qu'il  ne  faut  pas  s'en  prendre  à  un  gen- 
tilhomme. Cependant  mon  bon  maître  n'avait 
point  fait  vingt  pas  dans  la  rue,  quand  le  se- 
cond laquais,  grand  diable  aux  jambes  de  fau- 
cheux, se  mit  à  courir  après  lui  en  criant  à 
la  garde  et  en  hurlant  :  «  Arrétez-le  !»  Il  le 
gagna  de  vitesse  et  nous  vîmes  qu  a  l'angle  de 
la  rue  Saint-Guillaume,  il  étendait  déjà  le  bras 


220       LA    RÔTISSERIE   DE   LA    REINE    PÉDAUQUB 

pour  le  saisir  par  le  collet.  Mais  mon  bon 
maître,  qui  savait  plus  d'un  tour,  vira  brus- 
quement et,  passant  à  côté  de  son  homme, 
l'envoya,  d'un  croc-en-jambe,  contre  une  borne 
où  il  se  fendit  la  tête.  Gela  se  fit  tandis  que 
nous  accourions,  M.  d'Anquetil  et  moi,  au 
secours  de  M.  l'abbé  Coignard,  qu'il  convenait 
de  ne  point  abandonner  en  ce  danger  pres- 
sant. 

—  L'abbé,  dit  M.  d'Anquetil,  donnez-moi 
la  main  :  vous  êtes  un  brave  homme. 

—  Je  crois,  en  effet,  dit  mon  bon  maître, 
que  j'ai  été  quelque  peu  homicide.  Mais  je  ne 
suis  pas  assez  dénaturé  pour  en  tirer  gloire. 
Il  me  suffit  qu'on  ne  m'en  fasse  pas  un  trop 
véhément  reproche.  Ces  violences  ne  sont 
point  dans  mes  usages,  et,  tel  que  vous  me 
voyez,  monsieur,  j'étais  mieux  fait  pour  ensei- 
gner les  belles-lettres  dans  la  chaire  d'un  col- 
lège, que  pour  me  battre  avec  des  laquais,  au 
coin  d'une  borne. 

—  Oh  !  reprit  M.  d'Anquetil,  ce  n'est  pas  le 
pire  de  votre  affaire.  Mais  je  crois  que  vous 
avez  assommé  un  fermier  général. 

—  Est-il  bien  vrai?  demanda  l'abbé. 

—  Aussi  vrai  que  j'ai  poussé  mon  épée  dans 
quelque  tripe  de  cette  canaille. 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE      221 

—  En  ces  conjonctures,  dit  l'abbé,  il  con- 
viendrait premièrement  de  demander  pardon 
à  Dieu,  envers  qui  seul  nous  sommes  comp- 
tables du  sang  répandu,  secondement  de  hâter 
le  pas  jusqu'à  la  prochaine  fontaine  où  nous 
nous  laverons.  Car  il  me  semble  que  je  saigne 
du  nez. 

—  Vous  avez  raison ,  l'abbé,  dit  M.  d'Anquetil, 
car  le  drôle  qui  maintenant  crève  entr'ouvert 
dans  le  ruisseau  m'a  fendu  le  front.  Quelle  im- 
pertinence ! 

—  Pardonnez-lui,  dit  l'abbé,  pour  qu'il  vous 
soit  pardonné. 

A  l'endroit  où  la  rue  du  Bac  se  perd  dans 
les  champs,  nous  trouvâmes  à  propos,  le  long 
d'un  mur  d'hôpital,  un  petit  Triton  de  bronze 
qui  lançait  un  jet  d'eau  dans  une  cuve  de 
pierre.  Nous  nous  y  arrêtâmes  pour  nous  y 
laver  et  pour  boire.  Car  nous  avions  la  gorge 
sèche. 

—  Qu'avons-nous  fait,  dit  mon  maître,  et 
comment  suis-je  sorti  de  mon  naturel,  qui  est 
pacifique?  Il  est  bien  vrai  qu'il  ne  faut  pas 
juger  les  hommes  sur  leurs  actes,  qui  dépendent 
des  circonstances,  mais  plutôt,  à  l'exemple  de 
Dieu,  notre  père,  sur  leurs  pensées  secrètes  et 
profondes  intentions. 


222      LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

—  Et  Catherine,  demandai-je,  qu'est-elle 
devenue  dans  cette  horrible  aventure? 

—  Je  l'ai  laissée,  me  répondit  M.  d'Anquetil, 
soufflant  dans  la  bouche  de  son  financier  pour 
le  ranimer.  Mais  elle  aura  beau  souffler,  je 
connais  la  Guéritaude.  Il  est  sans  pitié.  11 
l'enverra  à  l'hôpital  et  peut-être  à  l'Amérique. 
J'en  suis  fâché  pour  elle.  C'était  une  jolie  fille. 
Je  ne  l'aimais  pas;  mais  elle  était  folle  de  moi. 
Et,  chose  extraordinaire,  me  voilà  sans  maî- 
tresse. 

—  Ne  vous  en  inquiétez  pas,  dit  mon  bon 
maître.  Vous  en  trouverez  une  autre  qui  ne 
sera  point  différente  de  celle-là,  ou  du  moins 
ne  le  sera  pas  essentiellement.  Et  il  me  semble 
bien  que  ce  que  vous  cherchez  dans  une  femme 
est  commun  à  toutes. 

—  Il  est  clair,  dit  M.  d'Anquetil,  que  nous 
sommes  en  danger,  moi  d'être  mis  à  la  Bas- 
tille, et  vous,  l'abbé,  d'être  pendu  avec  Tour- 
nebroche,  votre  élève,  qui  pourtant  n'a  tué 
personne. 

—  Il  n'est  que  trop  vrai,  répondit  mon  bon 
maître.  Il  faut  songer  à  notre  sûreté.  Peut- 
être  sera-t-il  nécessaire  de  quitter  Paris  où  l'on 
ne  manquera  pas  de  nous  rechercher, et  même 
de  fuir  en  Hollande.  Hélas!  je  prévois  que  j'y 


LA  RÔTISSERIE    DB    LA    REINE    PÉDAUQUE      223 

écrirai  des  libelles  pour  les  filles  de  théâtre, 
de  cette  même  main  qui  illustrait  de  notes 
très  amples  les  traités  alchimiques  de  Zozime 
le  Pano{X)litain. 

—  Écoutez-moi,  i'abbé,  dit  M.  d'Anquetil, 
j'ai  un  ami  qui  nous  cachera  dans  sa  terre  tout 
le  temps  qu'il  faudra.  Il  habite,  à  quatre  lieues 
de  Lyon,  une  campagne  horrible  et  sauvage,  où 
l'on  ne  voit  que  des  peupliers,  de  l'herbe  et  des 
bois.  C'est  là  qu'il  faut  aller.  Nous  y  attendrons 
que  l'orage  passe.  Nous  chasserons.  Mais  il  faut 
trouver  au  plus  vite  une  chaise  de  poste,  ou, 
pour  mieux  dire,  une  berline. 

—  Pour  cela,  monsieur,  dit  l'abbé,  j'ai  votre 
affaire.  L'hôtel  du  Cheval-Rouge,  au  rond-point 
des  Bergères,  vous  fournira  de  bons  chevaux 
et  toutes  sortes  de  voitures.  J'en  ai  connu 
l'hôte  au  temps  où  j'étais  secrétaire  de  madame 
de  Saint-Ernest.  Il  était  enclin  à  obliger  les 
gens  de  qualité;  je  crois  bien  qu'il  est  mort, 
mais  il  doit  avoir  un  fils  tout  semblable  à  lui. 
Avez- vous  de  l'argent? 

—  J'en  ai  sur  moi  une  assez  grosse  somme, 
dit  M.  d'Anquetil.  C'est  ce  dont  je  me  réjouis; 
car  je  ne  puis  songer  à  rentrer  chez  moi,  où 
les  exempts  ne  manqueront  pas  de  me  cher- 
cher pour  me  conduire  au  Châlelet.  J'ai  ou- 


224      LA    RÔTISSERIE    DE    LÀ    REINE    PÉDAUQUB 

blié  mes  gens  dans  la  maison  de  Catherine, 
et  Dieu  sait  ce  qu'ils  y  sont  devenus  ;  mais  je 
m'en  soucie  peu.  Je  les  battais  et  ne  les  payais 
pas,  et  pourtant  je  ne  suis  pas  sûr  de  leur 
fidélité.  A  quoi  se  fier?  Allons  tout  de  suite  au 
rond-point  des  Bergères. 

—  Monsieur,  dit  l'abbé,  je  vais  vous  faire 
une  proposition,  souhaitant  qu'elle  vous  soit 
agréable.  Nous  logeons,  Tournebroche  et  moi, 
à  la  Croix-des-Sablons,  dans  un  alchimique  et 
délabré  château,  où  il  vous  sera  facile  de  passer 
une  douzaine  d'heures  sans  être  vu.  Nous 
allons  vous  y  conduire  et  nous  y  attendrons 
que  notre  voiture  soit  prête.  Il  y  a  cela  de  bon 
que  les  Sablons  sont  peu  distants  du  rond- 
point  des  Bergères. 

M.  d'Anquetil  ne  trouva  rien  à  contredire  à 
ces  arrangements  et  nous  résolûmes,  devant  le 
petit  Triton,  qui  soufflait  de  l'eau  dans  ses 
grosses  joues,  d'aller  d'abord  à  la  Croix-des- 
Sablons  et  de  prendre  ensuite,  à  l'hôtel  du 
Cheval-Rouge,  une  berline  pour  nous  conduire 
à  Lyon. 

—  Je  vous  confierai,  messieurs,  dit  mon  bon 
maître,  que  des  trois  bouteilles  que  je  pris  soin 
d'emporter,  l'une  se  brisa  malheureusement 
sur  la  tête  de  M.  de  la  Guéritaude,  l'autre  se 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE      225 

cassa  dans  ma  poche  pendant  ma  fuite.  Elles 
sont  toutes  deux  regrettables.  La  troisième  fut 
préservée  contre  toute  espérance;  la  voici! 

Et  la  tirant  de  dessous  son  habit,  il  la  posa 
sur  la  marge  de  la  fontaine. 

—  Voilà  qui  va  bien,  dit  M.  d'Anquetil.  Vous 
avez  du  vin;  j'ai  des  dés  et  des  cartes  dans  ma 
poche.  Nous  pouvons  jouer. 

—  Il  est  vrai,  dit  mon  bon  maître,  que  c'est 
un  grand  divertissement.  Un  jeu  de  cartes, 
monsieur,  est  un  livre  d'aventures  de  l'espèce 
qu'on  nomme  romans,  et  il  a  sur  les  autres 
livres  de  ce  genre  cet  avantage  singulier  qu'on 
le  fait  en  même  temps  qu'on  le  lit,  et  qu'il 
n'est  pas  besoin  d'avoir  de  l'esprit  pour  le 
faire  ni  de  savoir  ses  lettres  pour  le  lire.  C'est 
un  ouvrage  merveilleux  encore  en  ce  qu'il  offre 
un  sens  régulier  et  nouveau  chaque  fois  qu'on 
en  a  brouillé  les  pages.  Il  est  d'un  tel  artifice 
qu'on  ne  saurait  assez  l'admirer,  car,  de  prin- 
cipes mathématiques,  il  tire  mille  et  mille  com- 
binaisons curieuses  et  tant  de  rapports  singu- 
liers, qu'on  a  pu  croire,  faussement  à  la  vérité, 
qu'on  y  découvrait  les  secrets  des  cœurs,  le 
mystère  des  destinées  et  les  arcanes  de  l'avenir. 
Ce  que  j'en  dis  s'applique  surtout  au  tarot 
des  Bohémiens,  qui  est  le  plus  excellent  des 

13. 


226       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

jeux,  mais  peut  s'étendre  au  jeu  de  piquet. 
11  faut  rapporter  l'invention  des  cartes  aux 
anciens  et,  pour  ma  part,  bien  que,  pour 
tout  dire,  je  ne  connaisse  aucun  texte  qui  m'y 
autorise  positivement,  je  les  crois  d'orio;ine 
chaldéenne.  Mais,  sous  sa  forme  présente,  le 
jeu  de  piquet  ne  remonte  pas  au  delà  du  roi 
Charles  septième,  s'il  est  vrai,  comme  il  est 
dit  dans  une  savante  dissertation,  qu'il  me 
souvient  d'avoir  lue  à  Séez,  que  la  dame  de 
cœur  représente  de  façon  emblématique  la 
belle  Agnès  Sorel  et  que  la  dame  de  pique 
n'est  autre,  sous  le  nom  de  Pallas,  que  cette 
Jeanne  Dulys,  aussi  nommée  Jeanne  Darc, 
qui  rétablit  par  sa  vaillance  les  alfaires  de  la 
monarchie,  et  puis  fut  bouillie  à  Rouen  par 
les  Anglais,  dans  une  chaudière  qu'on  montre 
pour  deux  liards  et  que  jai  vue  en  passant 
par  cette  ville.  Certains  historiens  prétendent 
toutefois  que  cette  pucelle  fut  brûlée  vive  sur  un 
beau  bûcher.  On  lit,  dans  Nicole  Gilles  et  dans 
Pasquier,  que  sainte  Catherine  et  sainte  Mar- 
guerite lui  apparurent.  Ce  n'est  pas  Dieu,  assu- 
rément, qui  les  lui  envoya;  car  il  n'est  point 
une  personne  un  peu  docte  et  d'une  piété 
solide  qui  ne  sache  que  cette  Marguerite  et 
cette  Catherine  furent  inventées  par  ces  moines 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE      227 

byzantins  dont  les  imaginations  abondantes  et 
barbares  ont  tout  barbouillé  le  martyrologe. 
Il  y  a  une  ridicule  impiété  à  prétendre  que 
Dieu  fit  paraître  à  cette  Jeanne  Dulys  des 
saintes  qui  n'ont  jamais  existé.  Pourtant,  de 
vieux  chroniqueurs  n'ont  point  craint  de  le 
donner  à  entendre.  Que  n'ont-ils  dit  que  Dieu 
envoya  encore  à  cette  pucelle  Yseult  la  blonde, 
Mélusine,  Berthe  au  Grand-pied  et  toutes  les 
héroïnes  des  romans  de  chevalerie,  dont  l'exis- 
tence n'est  pas  plus  fabuleuse  que  celle  de  la 
vierge  Catherine  et  de  la  vierge  Marguerite? 
M.  de  Valois,  au  siècle  dernier,  s'élevait  avec 
raison  contre  ces  fables  grossières  qui  sont 
aussi  opposées  à  la  religion  que  l'erreur  est 
contraire  à  la  vérité.  Il  serait  à  souhaiter 
qu'un  religieux  instruit  dans  l'histoire  fît  la 
distinction  des  saints  véritables,  qu'il  convient 
de  vénérer,  et  des  saints  tels  que  Marguerite, 
Luce  ou  Lucie,  Eustache,  qui  sont  imagi- 
naires, et  même  saint  Georges,  sur  qui  j'ai  des 
doutes. 

»  Si  je  puis  un  jour  me  retirer  dans  quelque 
belle  abbaye,  ornée  d'une  riche  bibliothèque, 
je  consacrerai  à  cette  tâche  les  restes  d'une  vie 
à  demi  épuisée  dans  d'effroyables  tempêtes  et 
de    fréquents    naufrages.   J'aspire  au   port   et 


228       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUB 

j'ai  le  désir  et  le  goût    du    chaste  repos  qui 
convient  à  mon  âge  et  à  mon  état. 

Pendant  que  M.  l'abbé  Goignard  tenait  ces 
propos  mémorables,  M.  d'Anquetil,  sans  l'en- 
tendre, assis  sur  le  bord  de  la  vasque,  battait 
les  cartes,  et  jurait  comme  un  diable  qu'on 
n'y  voyait  goutte  pour  faire  une  partie  de 
piquet. 

—  Vous  avez  raison,  monsieur,  dit  mon 
bon  maître;  on  n'y  voit  pas  bien  clair,  et  j'en 
éprouve  quelque  déplaisir,  moins  par  la  con- 
sidération des  cartes,  dont  je  me  passe  faci- 
lement, que  pour  l'envie  que  j'ai  de  lire 
quelques  pages  des  Consolations  de  Boèce,  dont 
je  porte  toujours  un  exemplaire  de  petit 
format  dans  la  poche  de  mon  habit,  afin  de 
l'avoir  sans  cesse  sous  la  main,  pour  l'ouvrir 
au  moment  où  je  tombe  dans  l'infortune, 
comme  il  m'arrive  aujourd'hui.  Car  c'est  une 
disgrâce  cruelle,  monsieur,  pour  un  homme 
de  mon  étal,  que  d'être  homicide  et  menacé 
d'être  mis  dans  les  prisons  ecclésiastiques.  Je 
sens  qu'une  seule  page  de  ce  livre  admirable 
affermirait  mon  cœur  qui  s'abîme  à  la  seule 
idée  de  l'ofificial. 

En  prononçant  ces  mots,  il  se  laissa  choir 
sur  l'autre  bord  de  la  vasque  et  si  profondé- 


LA    ROTISSERIE    DE    LA  REINE    PÉDAUQUE       229 

ment,  qu'il  trempait  dans  l'eau  par  tout  le 
beau  milieu  de  son  corps.  Mais  il  n'en  prenait 
aucun  souci  et  ne  semblait  point  même  s'en 
apercevoir  ;  tirant  de  sa  poche  son  Boèce,  qui 
y  était  réellement,  et  chaussant  ses  lunettes, 
dont  il  ne  restait  plus  qu'un  verre,  lequel 
était  fendu  en  trois  endroits,  il  se  mit  à 
chercher  dans  le  petit  livre  la  page  la  mieux 
appropriée  à  sa  situation.  Il  l'eût  trouvée  sans 
doute,  et  il  y  eût  puisé  des  forces  nouvelles, 
si  le  mauvais  état  de  ses  besicles,  les  larmes 
qui  lui  montaient  aux  yeux  et  la  faible  clarté 
qui  tombait  du  ciel  lui  eussent  permis  de  la 
chercher.  Mais  il  dut  bientôt  confesser  qu'il 
n'y  voyait  goutte,  et  il  s'en  prit  à  la  lune  qui 
lui  montrait  sa  corne  aiguë  au  bord  d'un 
nuage.  Il  l'interpella  vivement  et  l'accabla 
d'invectives  : 

—  Astre  obscène,  polisson  et  libidineux, 
lui  dit-il,  tu  n'es  jamais  las  d'éclairer  les 
turpitudes  des  hommes,  et  tu  envies  un  rayon 
de  ta  lumière  à  qui  cherche  des  maximes 
vertueuses  ! 

—  Aussi  bien,  l'abbé,  dit  M.  d'Anquetil, 
puisque  cette  catin  de  lune  nous  donne  assez 
de  clarté  pour  nous  conduire  par  les  rues,  et 
non  pas  pour  faire  un  piquet,  allons  tout  de 


230       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

suite  à  ce  château  que  vous  m'avez  dit  et  où 
il  faut  que  j'entre  sans  être  vu. 

Le  conseil  était  bon  et,  après  avoir  bu  à 
même  le  goulot  tout  le  vin  de  la  bouteille,  nous 
prîmes  tous  trois  le  chemin  de  la  Croix-des- 
Sablons.  Je  marchais  en  avant  avec  M.  d'An- 
quetil.  Mon  bon  maître,  ralenti  par  toute  l'eau 
que  sa  culotte  avait  bue,  nous  suivait  pleurant, 
gémissant  et  dégouttant. 


Le  petit  jour  piquait  déjà  nos  yeux 
fatigués,  quand  nous  arrivâmes  à  la  porte 
verte  du  parc  des  Sablons.  Il  ne  nous  fut 
point  nécessaire  de  soulever  le  heurtoir. 
Depuis  quelque  temps,  le  maître  du  logis  nous 
avait  remis  les  clefs  de  son  domaine.  Il  fut 
convenu  que  mon  bon  maître  s'avancerait  pru- 
demment avec  d'Anquetil  dans  l'ombre  de 
l'allée  et  que  je  resterais  un  peu  en  arrière 
pour  observer,  s'il  en  était  besoin,  le  fidèle 
Criton  et  les  galopins  de  cuisine,  qui  pouvaient 
voir  l'intrus.  Cet  arrangement,  qui  n'avait 
rien  que  de  raisonnable,  me  devait  coûter  de 
longs  ennuis.  Car,  au  moment  où  les  deux 
compagnons  avaient  déjà  monté  l'escalier  et 


232       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PKDAUQUE 

gagné,  sans  être  vus,  ma  propre  chambre, 
dans  laquelle  nous  avions  décidé  de  cacher 
M.  d'Anquetil  jusqu'au  moment  de  fuir  en 
poste,  je  gravissais  à  peine  le  second  étage,  où 
je  rencontrai  précisément  M.  d'Astarac  en  robe 
de  damas  rouge  et  tenant  à  la  main  un  flam- 
beau d'argent.  Il  me  mit,  à  son  habitude,  la 
main  sur  l'épaule. 

—  Eh  bienl  mon  fils,  me  dit-il,  n'êtes- 
vous  pas  bien  heureux  d'avoir  rompu  tout 
commerce  avec  les  femmes  et,  de  la  sorte, 
échappé  à  tous  les  dangers  des  mauvaises 
compagnies?  Vous  n'avez  pas  à  craindre, 
parmi  les  filles  augustes  de  l'air,  ces  querelles, 
ces  rixes,  ces  scènes  injurieuses  et  violentes, 
qui  éclatent  communément  chez  les  créatures 
de  mauvaise  vie.  Dans  votre  solitude,  que 
charment  les  fées,  vous  goûtez  une  paix  déli- 
cieuse. 

Je  crus  d'abord  qu'il  se  moquait.  Mais  je 
reconnus  bientôt,  à  son  air,  qu'il  n'y  songeait 
point. 

—  Je  vous  rencontre  à  propos,  mon  fils, 
ajoula-t-il,  et  je  vous  serai  reconnaissant  d'en- 
trer un  moment  avec  moi  dans  mon  atelier. 

Je  l'y  suivis.  Il  ouvrit  avec  une  clef  longue 
pour  le  moins  d'une  aune  la  porte  de  cette 


LA    RÔTISSERIE    DE    LÀ    REINE    PÉDAUQUE      233 

maudite  chambre  d'où  j'avais  vu,  naguère, 
sortir  des  lueurs  infernales.  Et  quand  nous 
fûmes  entrés  l'un  et  l'autre  dans  le  laboratoire, 
il  me  pria  de  nourrir  le  feu  qui  languissait. 
Je  jetai  quelques  morceaux  de  bois  dans  le 
fourneau,  où  cuisait  je  ne  sais  quoi,  qui 
répandait  une  odeur  suffocante.  Pendant  que, 
remuant  coupelles  et  matras,  il  faisait  sa  noire 
cuisine,  je  demeurais  sur  un  banc  où  je 
m'étais  laissé  choir,  et  je  fermais  malgré  moi 
les  yeux.  Il  me  força  à  les  rouvrir  pour 
admirer  un  vaisseau  de  terre  verte,  coiffé  d'un 
chapiteau  de  verre,  qu'il  tenait  à  la  main. 

—  Mon  fils,  me  dit-il,  il  faut  que  vous 
sachiez  que  cet  ap])areil  sublimatoire  a  nom 
aludel.  Il  renferme  une  liqueur,  qi>'il  con- 
vient de  regarder  avec  attention,  car  je  vous 
révèle  que  cette  liqueur  n'est  autre  que  le 
mercure  des  philosophes.  Ne  croyez  pas  qu'elle 
doive  garder  toujours  cette  teinte  sombre.  Avant 
qu'il  soit  peu  de  temps,  elle  deviendra  blanche 
et,  dans  cet  état,  elle  changera  les  métaux  en  ar- 
gent. Puis,  par  mon  art  et  industrie,  elle  tour- 
nera au  rouge  et  acquerra  la  vertu  de  transmuer 
l'argent  en  or.  Il  serait  sans  doute  avantageux 
pour  vous  qu'enfermé  dans  cet  atelier,  vous 
n'en   bougiez    point  avant  que  ces   sublimes 


234       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDADQUE 

opérations  ne  soient  de  point  en  point  accom- 
plies, ce  qui  ne  peut  tarder  plus  de  deux  ou 
trois  mois.  Mais  ce  serait  peut-être  imposer  une 
trop  pénible  contrainte  à  votre  jeunesse.  Con- 
tentez-vous, pour  cette  fois,  d'observer  les  pré- 
ludes de  l'œuvre,  en  mettant,  s'il  vous  plaît, 
force  bois  dans  le  fourneau. 

Ayant  ainsi  parlé,  il  s'abîma  de  nouveau 
dans  ses  fioles  et  dans  ses  cornues.  Cependant 
je  songeais  à  la  triste  position  où  m'avaient 
mis  ma  mauvaise  fortune  et  mon  imprudence. 

—  Hélas  !  me  disais-je  en  jetant  des  bûches 
au  four,  à  ce  moment  même,  les  sergents 
nous  recherchent,  mon  bon  maître  et  moi; 
il  nous  faudra  peut-être  aller  en  prison  et 
sûrement  quitter  ce  château,  où  j'avais,  à  dé- 
faut d'argent,  la  table  et  un  état  honorable. 
Je  n'oserai  jamais  plus  reparaître  devant 
M.  d'Astarac,  qui  croit  que  j'ai  passé  la  nuit 
dans  les  silencieuses  voluptés  de  la  magie, 
comme  il  eût  mieux  valu  que  je  fisse.  Hélas!  je 
ne  reverrai  plus  la  nièce  de  Mosaïde,  mademoi- 
selle Jahel,  qui  me  réveillait  si  agréablement 
la  nuit  dans  ma  chambre.  Et,  sans  doute, 
elle  m'oubliera.  Elle  en  aimera,  peut-être,  un 
autre  à  qui  elle  fera  les  mêmes  caresses  qu'à 
moi.   La  seule   idée  de  cette  infidélité  m'est 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PEDAUQUE      235 

intolérable.  Mais,  du  train  dont  va  le  monde, 
je  vois  qu'il  faut  s'attendre  à  tout. 

—  Mon  fils,  me  dit  M.  d'Astarac,  vous  ne 
donnez  point  assez  de  nourriture  à  l'athanor. 
Je  vois  que  vous  n'êtes  pas  encore  suffisam- 
ment pénétré  de  rexcelience  du  feu,  dont  la 
vertu  est  capable  de  mûrir  ce  mercure  et  d'en 
faire  le  fruit  merveilleux  qu'il  me  sera  bientôt 
donné  de  cueillir.  Encore  du  boisJ  Le  feu, 
mon  fils,  est  l'élément  supérieur  ;  je  vous  l'ai 
assez  dit,  et  je  vais  vous  en  faire  paraître  un 
exemple.  Par  un  jour  très  froid  de  l'hiver  der- 
nier, étant  allé  visiter  Mosaïde  en  son  pavil- 
lon, je  le  trouvai  assis,  les  pieds  sur  une 
chaufferette,  et  j'observai  que  les  parcelles  sub- 
tiles du  feu  qui  s'échappaient  du  réchaud 
étaient  assez  puissantes  pour  gonfler  et  sou- 
lever la  houppelande  de  ce  sage  ;  d'où  je  con- 
clus que,  si  ce  feu  avait  été  plus  ardent,  Mo- 
saïde se  serait  élevé  sans  faute  dans  les  airs, 
comme  il  est  digne,  en  effet,  d'y  monter,  et 
que,  s'il  était  possible  d'enfermer  dans  quelque 
vaisseau  une  assez  grande  quantité  de  ces  par- 
celles de  feu,  nous  pourrions,  par  ce  moyen, 
naviguer  sur  les  nuées  aussi  facilement  que 
nous  le  faisons  sur  la  mer,  et  visiter  les  Sala- 
mandres dans  leurs  demeures  éthérées.  C'est  à 


236       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDADQUE 

quoi  je  songerai  plus  tard  à  loisir.  Et  je  ne 
désespère  point  de  fabriquer  un  de  ces  vais- 
seaux de  feu.  Mais  revenons  à  l'œuvre  et  mettez 
du  bois  dans  le  fourneau. 

Il  me  tint  quelque  temps  encore  dans  cette 
chambre  embrasée,  d'où  je  songeais  à  m'échap- 
per  au  plus  vite  pour  tâcher  de  rejoindre 
Jahel,  à  qui  j'avais  hâte  d'apprendre  mes  mal- 
heurs. Enfin,  il  sortit  de  l'atelier  et  je  pensai 
être  libre.  Mais  il  trompa  encore  cette  espé- 
rance. 

—  Le  temps,  me  dit-il,  est  ce  matin  assez 
doux,  encore  qu'un  peu  couvert.  Ne  vous  plai- 
rait-il point  de  faire  avec  moi  une  promenade 
dans  le  parc,  avant  de  reprendre  cette  version 
de  Zozime  le  Panopolitain,  qui  vous  fera  grand 
honneur,  à  vous  et  à  votre  maître,  si  vous 
l'achevez  tous  deux  comme  vous  l'avez  com- 
mencée ? 

Je  le  suivis  à  regret  dans  le  parc  où  il  me 
parla  en  ces  termes  : 

—  Je  ne  suis  pas  fâché,  mon  fils,  de  me  trou- 
ver seul  avec  vous,  pour  vous  prémunir,  tan- 
dis qu'il  en  est  temps  encore,  contre  un  grand 
danger  qui  pourrait  vous  menacer  un  jour  ; 
et  je  me  reproche  même  de  n'avoir  pas  songé 
à  vous  en  avertir  plus  tôt,  car  ce  que  j'ai  à 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE      237 

VOUS  communiquer  est  d'une  extrême  consé- 
quence. 

En  parlant  de  la  sorte,  il  me  conduisit  dans 
la  grande  allée  qui  descend  aux  marais  de 
la  Seine  et  d'où  l'on  voit  Rueil  et  le  Mont- 
Valérien  avec  son  calvaire.  C'était  son  chemin 
coutumier.  Aussi  bien  cette  allée  était-elle  pra- 
ticable, malgré  quelques  troncs  d'arbres  cou- 
chés en  travers. 

—  Il  importe,  poursuivit-il,  de  vous  faire 
entendre  à  quoi  vous  vous  exposeriez  en  trahis- 
sant votre  Salamandre.  Je  ne  vous  interroge 
point  sur  votre  commerce  avec  cette  personne 
surhumaine  que  j'ai  été  assez  heureux  pour 
vous  faire  connaître.  Vous  éprouvez  vous- 
même,  autant  qu'il  m'a  paru,  une  certaine 
répugnance  à  en  disserter.  Et,  peut-être,  êtes- 
vous  louable  en  cela.  Si  les  Salamandres  n'ont 
point  sur  la  discrétion  de  leurs  amants  les 
mêmes  idées  que  les  femmes  de  la  cour  et  de 
la  ville,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  le 
propre  des  belles  amours  est  d'être  ineffables 
et  que  c'est  profaner  un  grand  sentiment  que 
de  le  répandre  au  dehors. 

»  Mais  votre  Salamandre  (dont  il  me  serait 
facile  de  savoir  le  nom,  si  j'en  avais  l'indis- 
crète curiosité)  ne  vous  a  peut-être  point  ren- 


238       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÊDAUQCK 

seigné  sur  une  de  ses  passions  les  plus  vives, 
qui  est  la  jalousie.  Ce  caractère  est  commun  à 
toutes  ses  pareilles.  Sachez-le  bien,  mon  fils  : 
les  Salamandres  ne  se  laissent  pas  trahir  im- 
punément. Elles  tirent  du  parjure  une  ven- 
geance terrible.  Le  divin  Paracelse  en  rapporte 
un  exemple  qui  suffira  sans  doute  à  vous  ins- 
pirer une  crainte  salutaire.  C'est  pourquoi  je 
veux  vous  le  faire  connaître, 

»  Il  y  avait  dans  la  ville  allemande  de  Stau- 
fen  un  philosophe  spagyrique  qui  avait,  comme 
vous,  commerce  avec  une  Salamandre.  Il  fut 
assez  dépravé  pour  la  tromper  ignominieu- 
sement avec  une  femme,  jolie  à  la  vérité,  mais 
non  plus  belle  qu'une  femme  peut  l'être.  Un 
soir,  comme  il  soupait  avec  sa  nouvelle  maî- 
tresse et  quelques  amis,  les  convives  virent 
briller  au-dessus  de  leur  tête  une  cuisse  d'une 
forme  merveilleuse.  La  Salamandre  la  montrait 
pour  qu'on  sentît  bien  qu'elle  ne  méritait  pas 
le  tort  que  lui  faisait  son  amant.  Après  quoi 
la  céleste  indignée  frappa  l'infidèle  d'apoplexie. 
Le  vulgaire,  qui  est  fait  pour  être  abusé,  crut 
cette  mort  naturelle;  mais  les  initiés  surent 
de  quelle  main  le  coup  était  parti.  Je  vous 
devais,  mon  fils,  cet  avis  et  cet  exemple. 

Ils  m'étaient  moins  utiles  que  M.  d'Astarac 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE      239 

ne  le  pensait.  En  les  entendant,  je  nourrissais 
d'autres  sujets  d'alarmes.  Sans  doute,  mon 
visage  trahissait  mon  inquiétude,  car  le  grand 
cabbaliste,  ayant  tourné  sa  vue  sur  moi,  me 
demanda  si  je  ne  craignais  point  qu'un  enga- 
gement, gardé  sous  des  peines  si  sévères,  ne 
fût  importun  à  ma  jeunesse. 

—  Je  puis  vous  rassurer  à  cet  égard, 
ajouta-t-il.  La  jalousie  des  Salamandres  n'est 
excitée  que  si  on  les  met  en  rivalité  avec  des 
femmes,  et  c'est,  à  vrai  dire,  du  ressentiment, 
de  l'indignation,  du  dégoût,  plus  que  de  la 
jalousie  véritable.  Les  Salamandres  ont  l'âme 
trop  noble  et  l'intelligence  trop  subtile  pour 
être  envieuses  l'une  de  l'autre  et  céder  à  un 
sentiment  qui  tient  de  la  barbarie  où  l'huma- 
nité est  encore  à  demi  plongée.  Au  contraire, 
elles  se  font  une  joie  de  partager  avec  leurs 
compagnes  les  délices  qu'elles  goûtent  au  côté 
d'un  sage,  et  se  plaisent  à  amener  à  leur 
amant  leurs  sœurs  les  plus  belles.  Vous  éprou- 
verez bientôt  qu'effectivement  elles  poussent  la 
politesse  au  point  que  je  dis,  et  il  ne  se  pas- 
sera pas  un  an,  ni  même  six  mois  avant  que 
votre  chambre  soit  le  rendez-vous  de  cinq 
ou  six  filles  du  jour,  qui  délieront  devant 
vous  à  l'envi  leurs  ceintures  étincelantes.  Ne 


240       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PËDAUQUE 

craignez  pas,  mon  fils,  de  répondre  à  leurs 
caresses.  Votre  amie  n'en  prendra  point  d'om- 
brage. Et  comment  s'en  offenserait-elle,  puis- 
qu'elle est  sage?  A  votre  tour,  ne  vous  irritez  pas 
mal  à  propos  si  votre  Salamandre  vous  quitte 
un  moment  pour  visiter  un  autre  philosophe. 
Considérez  que  cette  fière  jalousie,  que  les 
hommes  apportent  dans  l'union  des  sexes,  est 
un  sentiment  sauvage,  fondé  sur  l'illusion  la 
plus  ridicule.  Il  repose  sur  l'idée  qu'on  a  une 
femme  à  soi  quand  elle  s'est  donnée,  ce  qui 
est  un  pur  jeu  de  mots. 

En  me  tenant  ce  discours,  M.  d'Astarac 
s'était  engagé  dans  le  sentier  des  Mandragores 
où  déjà  nous  apercevions  entre  les  feuilles  le 
pavillon  de  Mosaïde,  quand  une  voix  épouvan- 
table nous  déchira  les  oreilles  et  me  fit  battre 
le  cœur.  Elle  roulait  des  sons  rauques  accom- 
pagnés de  grincements  aigus  et  l'on  s'apercevait 
en  approchant,  que  ces  sons  étaient  modulés 
et  que  chaque  phrase  se  terminait  par  une 
sorte  de  mélopée  très  faible,  qu'on  ne  pouvait 
ouïr  sans  frissonner. 

Après  avoir  fait  quelques  pas,  nous  pûmes, 
en  tendant  l'oreille,  saisir  le  sens  de  ces 
paroles  étranges.  La  voix  disait: 

—  Entends    la    malédiction     dont    Elisée 


LA    RÔTISSERIE    DE    Lk    REINE    PÉDAUQUE       241 

maudit  les  enfants  insolents  et  joyeux.  Écoute 
l'anathème  dont  Barack  frappa  Méros. 

»  Je  te  condamne  au  nom  d'Archithariel,  qui 
est  aussi  nommé  le  seigneur  des  batailles,  el 
qui  tient  l'épée  lumineuse.  Je  te  voue  à  ta 
perte,  au  nom  de  Sardaliphon,  qui  présente  à 
son  maître  les  fleurs  agréables  et  les  guirlandes 
méritoires,  offertes  par  les  enfants  d'Israël. 

»  Sois  maudit,  chien  !  et  sois  anathème, 
pourceau! 

En  regardant  d'où  venait  la  voix,  nous 
vîmes  Mosaïde  au  seuil  de  sa  maison,  debout, 
les  bras  levés,  les  mains  en  forme  de  griffes 
avec  des  ongles  crochus  que  la  lumière  du 
soleil  faisait  paraître  tout  enflammés.  Coiffé 
de  sa  tiare  sordide,  enveloppé  de  sa  robe 
éclatante  qui  laissait  voir  en  s'ouvrant  de 
maigres  cuisses  arquées  dans  une  culotte  en 
lambeaux,  il  semblait  quelque  mage  mendiant, 
éternel  et  très  vieux.  Ses  yeux  luisaient.  Il 
disait  : 

—  Sois  maudit,  au  nom  des  Globes  ;  sois 
maudit,  au  nom  des  Roues  ;  sois  maudit,  au 
nom  des  Bêtes  mystérieuses  qu'Ezéchiel  a 
vues. 

Et  il  étendit  devant  lui  ses  longs  bras  armés 
de  griffes  en  répétant  : 

14 


2i2       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÊDAUQDK 

—  Au  nom  des  Globes,  au  nom  des  Roues, 
au  nom  des  Bêtes  mystérieuses,  descends  parmi 
ceux  qui  ne  sont  plus. 

Nous  fîmes  quelque  pas  dans  la  futaie  pour 
voir  l'objet  sur  lequel  Mosaïde  étendait  ses 
bras  et  sa  colère,  et  ma  surprise  fut  grande 
de  découvrir  M.  Jérôme  Goignard,  accroché 
par  un  pan  de  son  habit  à  un  buisson 
d'épine.  Le  désordre  de  la  nuit  paraissait  sur 
toute  sa  personne  ;  son  collet  et  ses  chausses 
déchirés,  ses  bas  souillés  de  boue,  sa  chemise 
ouverte,  rappelaient  pitoyablement  nos  com- 
munes mésaventures,  et,  qui  pis  est,  l'enflure 
de  son  nez  gâtait  cet  air  noble  et  riant  qui 
jamais  ne  quittait  son  visage. 

Je  courus  à  lui  et  le  tirai  si  heureusement 
des  épines,  qu'il  n'y  laissa  qu'un  morceau  de 
sa  culotte.  Et  Mosaïde,  n'ayant  plus  rien  à 
maudire,  rentra  dans  sa  maison.  Gomme  il 
n'était  chaussé  que  de  savates,  je  remarquai 
alors  qu'il  avait  la  jambe  plantée  au  milieu 
du  pied  en  sorte  que  le  talon  était  presque 
aussi  saillant  par  derrière  que  le  cou-de- 
pied  par  devant.  Celte  disposition  rendait  très 
disgracieuse  sa  démarche,  qui  eût  été  noble 
sans  cela. 

—  Jacques  Tournebroche,  mon  fils,  me  dit 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE   PÉDAUQUE      243 

mon  bon  maître  en  soupirant,  il  faut  que  ce 
juif  soit  Isaac  Laquedem  en  personne,  pour 
blasphémer  ainsi  dans  toutes  les  langues.  Il 
m'a  voué  à  une  mort  prochaine  et  violente 
avec  une  grande  abondance  d'images  et  il  m'a 
appelé  cochon  dans  quatorze  idiomes  distincts, 
si  j'ai  bien  compté.  Je  le  croirais  l'Antéchrist, 
s'il  ne  lui  manquait  plusieurs  des  signes  aux- 
quels cet  ennemi  de  Dieu  se  doit  reconnaître. 
Dans  tous  les  cas,  c'est  un  vilain  juif,  et 
jamais  la  roue  ne  s'appliqua  en  signe  d'infamie 
sur  Thabit  d'un  si  enragé  mécréant.  Pour  sa 
part,  il  mérite  non  point  seulement  la  roue 
qu'on  attachait  jadis  à  la  casaque  des  juifs, 
mais  celle  où  l'on  attache  les  scélérats. 

Et  mon  bon  maître,  fort  irrité  à  son  tour, 
montrait  le  poing  à  Mosaïde  disparu  et  l'ac- 
cusait de  crucifier  les  enfants  et  de  dévorer  la 
chair  des  nouveau-nés. 

M.  d'Astarac  s'approcha  de  lui  et  lui  toucha 
la  poitrine  avec  le  rubis  qu'il  portait  au 
doigt. 

—  Il  est  utile,  dit  ce  grand  cabbaliste,  de 
connaître  les  propriétés  des  pierres.  Le  rubis 
apaise  les  ressentiments  et  vous  verrez  bientôt 
M.  l'abbé  Goignard  rentrer  dans  sa  douceur 
naturelle. 


'244       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQDE 

Mon  bon  maître  souriait  déjà,  moins  par  la 
vertu  de  la  pierre,  que  par  l'effet  d'une  phi- 
losophie qui  élevait  cet  homme  admirable  au- 
dessus  des  passions  humaines.  Car,  je  dois  le 
dire  au  moment  même  où  mon  récit  s'obs- 
curcit et  s'attriste,  M.  Jérôme  Goignard  m'a 
donné  des  exemples  de  sagesse  dans  les 
circonstances  où  il  est  le  plus  rare  d'en  ren- 
contrer. 

Nous  lui  demandâmes  le  sujet  de  cette  que- 
relle. Mais  je  compris  au  vague  de  ses  réponses 
embarrassées  qu'il  n'avait  pas  envie  de  satis- 
faire notre  curiosité.  Je  soupçonnai  tout 
d'abord  que  Jahel  y  était  mêlée  de  quelque 
manière,  sur  cet  indice  que  nous  entendions 
le  grincement  de  la  voix  de  Mosaïde  mêlé  à 
celui  des  serrures  et  tous  les  éclats  d'une  dis- 
pute, dans  le  pavillon,  entre  l'oncle  et  la  nièce. 
M'étant  efforcé  une  fois  encore  de  tirer  de  mon 
bon  maître  quelque  éclaircissement  : 

—  La  haine  des  chrétiens,  nous  dit-il,  est 
enracinée  au  cœur  des  juifs,  et  ce  Mosaïde  en 
est  un  exécrable  exemple.  J'ai  cru  discerner 
dans  ces  glapissements  horribles  quelques 
parties  des  imprécations  que  la  synagogue 
vomit  au  siècle  dernier  sur  un  petit  juif  de 
Hollande  nommé  Baruch  ou  Bénédict,  et  plus 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE       245 

connu  sous  le  nom  de  Spinoza,  pour  avoir 
formé  une  philosophie  qui  a  été  parfaitement 
réfutée,  presque  à  sa  naissance,  par  d'excel- 
lents théologiens.  Mais  ce  vieux  Mardochée  y  a 
ajouté,  cerne  semble,  beaucoup  d'imprécations 
plus  horribles  encore,  et  je  confesse  en  avoir 
ressenti  quelque  trouble.  Je  méditais  d'échap- 
per par  la  fuite  à  ce  torrent  d'injures  quand, 
pour  mon  malheur,  je  m'embarrassai  dans  ces 
épines  et  y  fus  si  bien  pris  par  divers  endroits 
de  mon  vêtement  et  de  ma  peau,  que  je  pen- 
sai y  laisser  l'un  et  l'autre  et  que  j'y  serais 
encore,  en  de  cuisantes  douleurs,  si  Tourne- 
broche,  mon  élève,  ne  m'en  avait  tiré. 

—  Les  épines  ne  sont  rien,  dit  M.  d'As- 
tarac.  Mais  je  crains,  monsieur  l'abbé,  que 
vous  n'ayez  marché  sur  la  mandragore. 

—  Pour  cela,  dit  l'abbé,  c'est  bien  le  moindre 
de  mes  soucis. 

—  Vous  avez  tort,  reprit  M.  d'Aslarac  avec 
vivacité.  Il  suffit  de  poser  le  pied  sur  une  man- 
dragore pour  être  enveloppé  dans  un  crime 
d'amour  et  y  périr  misérablement. 

—  Ah  !  monsieur,  dit  mon  bon  maître, 
voilà  bien  des  périls,  et  je  vois  qu'il  fallait 
vivre  étroitement  enfermé  dans  les  murailles 
éloquentes  de  l'Astaracienne,  qui  est  la  reine 

14. 


24G       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

des  bibliothèques.  Pour  l'avoir  quittée  un 
moment,  j'ai  reçu  à  la  tête  les  Bêtes  d'Ézéchiel, 
sans  compter  le  reste. 

—  Ne  me  donnerez-vous  point  des  nouvelles 
de  Zozime  le  Panopolitain?  demanda  M.  d'As- 
tarac. 

—  Il  va,  répondit  mon  bon  maître,  il  va 
son  train,  encore  qu'un  peu  languissant  pour 
l'heure  ! 

—  Songez,  monsieur  l'abbé,  dit  le  cabba- 
liste,  que  la  possession  des  plus  grands  secrets 
est  attachée  à  la  connaissance  de  ces  textes 
anciens. 

—  J'y  songe,  monsieur,  avec  sollicitude,  dit 
l'abbé. 

Et  M.  d'Astarac,  sur  cette  assurance,  nous 
laissant  au  pied  du  Faune  qui  jouait  de  la 
flûte  sans  souci  de  sa  tête  tombée  dans 
l'herbe,  s'élança  sous  les  arbres  à  l'appel  des 
Salamandres. 

Mon  bon  maître  me  prit  le  bras  de  l'air  de 
quelqu'un  qui  enfin  peut  parler  librement  : 

—  Jacques  Tournebroche,  mon  fils,  me 
dit-il,  je  ne  dois  pas  vous  celer  qu'une  ren- 
contre assez  étrange  eut  lieu  ce  matin  dans 
les  combles  du  château,  tandis  que  vous  étiez 
retenu  au  premier  étage  par  cet  enragé  souf- 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE      247 

fleur.  Car  j'ai  bien  entendu  qu'il  vous  pria 
d'assister  un  moment  à  sa  cuisine,  qui  est 
moins  bien  odorante  et  chrétienne  que  celle 
de  maître  Léonard,  votre  père.  Hélas  I  quand 
reverrai-je  la  rôtisserie  de  la  reine  Pédauque 
et  la  librairie  de  M.  Blaizot,  à  l'Image  Sainte- 
Catherine,  où  j'avais  tant  de  plaisir  à  feuilleter 
les  livres  nouvellement  arrivés  d'Amsterdam 
et  de  La  Haye  ! 

—  Hélas  1  m'écriai-je,  les  larmes  aux  yeux, 
quand  les  revorrai-je  moi-même  ?  Quand  rever- 
rai-je la  rue  Saint- Jacques,  où  je  suis  né,  et  mes 
chers  parents,  à  qui  la  nouvelle  de  nos  malheurs 
causera  de  cuisants  chagrins  ?  Mais  daignez 
vous  expliquer,  mon  bon  maître,  sur  cette 
rencontre  assez  étrange,  que  vous  dites  qui  eut 
lieu  ce  matin,  et  sur  les  événements  de  la  pré- 
sente journée. 

M.  Jérôme  Coignard  consentit  à  me  donner 
tous  les  éclaircissements  que  je  souhaitais.  H 
le  fit  en  ces  termes  : 

—  Sachez  donc,  mon  fils,  que  j'atteignis 
sans  encombre  le  plus  haut  étage  du  château 
avec  ce  M.  d'Anquetil,  que  j'aime  assez,  encore 
que  rude  et  sans  lettres.  Il  n'a  dans  l'esprit  ni 
belles  connaissances  ni  profondes  curiosités. 
Mais  la  vivacité  de  la  jeunesse  brille  agréable- 


248       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PEDAUQUB 

ment  en  lui  et  l'ardeur  de  son  sang  se  répand 
en  amusantes  saillies.  Il  connaît  le  monde 
comme  il  connaît  les  femmes,  parce  qu'il  est 
dessus,  et  sans  aucune  philosophie.  C'est  une 
grande  ingénuité  à  lui  de  se  dire  athée.  Son 
impiété  est  sans  malice,  et  vous  verrez  qu'elle 
disparaîtra  d'elle-même  quand  tombera  l'ar- 
deur de  ses  sens.  Dieu  n'a  dans  cette  âme 
d'autre  ennemi  que  les  chevaux,  les  cartes  et 
les  femmes.  Dans  l'esprit  d'un  vrai  libertin, 
d'un  M.  Bayle,  par  exemple,  la  vérité  ren- 
contre des  adversaires  plus  redoutables  et  plus 
malins.  Mais,  je  vois,  mon  fils,  que  je  vous 
fais  un  portrait  ou  caractère,  et  que  c'est  un 
simple  récit  que  vous  attendez  de  moi. 

»  Je  vais  vous  satisfaire.  Ayant  donc  atteint  le 
plus  haut  étage  du  château  avec  M.  d'Anque- 
til,  je  fis  entrer  ce  jeune  gentilhomme  dans 
votre  chambre  et  je  le  priai,  selon  la  pro- 
messe que  nous  lui  fîmes,  vous  et  moi,  devant 
la  fontaine  au  Triton,  d'user  de  cette  chambre 
comme  si  elle  était  sienne.  Il  le  fit  volontiers, 
se  déshabilla  et,  ne  gardant  que  ses  bottes, 
se  mit  dans  votre  lit,  dont  il  ferma  les  ri- 
deaux pour  n'être  pas  importuné  par  la  pointe 
aigre  du  jour,  et  ne  tarda  pas  à  s'y  en- 
dormir. 


LA    ROTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE       249 

»  Pour  moi,  mon  fils,  rentré  dans  ma  chambre, 
bien  qu'accablé  de  fatigue,  je  ne  voulus  goû- 
ter aucun  repos  avant  d'avoir  cherché  dans 
le  livre  de  Boèce  un  endroit  approprié  à  mon 
état.  Je  n'en  trouvai  aucun  qui  s'y  ajustât  par- 
faitement. Et  ce  grand  Boèce,  en  effet,  n'eut 
pas  lieu  de  méditer  sur  la  disgrâce  d'avoir 
cassé  la  tête  d'un  fermier  général  avec  une 
bouteille  de  sa  propre  cave.  Mais  je  recueillis 
çà  et  là,  dans  son  admirable  traité,  des 
maximes  qui  ne  laissaient  pas  de  s'appliquer 
aux  conjonctures  présentes.  En  suite  de  quoi, 
enfonçant  mon  bonnet  sur  mes  yeux  et  re- 
commandant mon  âme  à  Dieu,  je  m'endormis 
assez  tranquillement.  Après  un  temps  qui 
me  sembla  bref,  sans  que  j'eusse  les  moyens 
de  le  mesurer,  car  nos  actions,  mon  fils,  sont 
la  seule  mesure  du  temps,  qui  est,  pour  ainsi 
dire,  suspendu  pour  nous  dans  le  sommeil,  je 
me  sentis  tiré  par  le  bras  et  j'entendis  une 
voix  qui  me  criait  aux  oreilles  :  «  Eh  1  l'abbé, 
eh  !  l'abbé,  réveillez-vous  donc  I  »  Je  crus  que 
c'était  l'exempt  qui  venait  me  prendre  pour  me 
conduire  à  l'official  et  je  délibérai  en  moi- 
même  s'il  était  expédient  de  lui  casser  la  tête 
avec  mon  chandelier.  Il  est  malheureusement 
trop  vrai,  mon  fils,  qu'une  fois  sorti  du  chemin 


250       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

de  douceur  et  d'équité  où  le  sage  marche  d'un 
pied  ferme  et  prudent,  l'on  se  voit  contraint 
de  soutenir  la  violence  par  la  violence  et  la 
cruauté  par  la  cruauté,  en  sorte  que  la  consé- 
quence d'une  première  faute  est  d'en  produire 
de  nouvelles.  C'est  ce  qu'il  faut  avoir  présent  à 
l'esprit  pour  entendre  la  vie  des  empereurs  ro- 
mains, que  M.  Grevier  a  rapportée  avec  exacti- 
tude. Ces  princes  n'étaient  pas  nés  plus  mauvais 
que  les  autres  hommes.  Caïus,  surnommé  Cali- 
gula,  ne  manquait  ni  d'esprit  naturel,  ni  de 
jugement,  et  il  était  capable  d'amitié.  Néron 
avait  un  goût  inné  pour  la  vertu,  et  son  tempé- 
rament le  portait  vers  tout  ce  qui  est  grand  et 
sublime.  Une  première  faute  les  jeta  l'un  et 
l'autre  dans  la  voie  scélérate  qu'ils  ont  suivie 
jusqu'à  leur  fin  misérable.  C'est  ce  qui  appa- 
raît dans  le  livre  de  M.  Crevier.  J'ai  connu 
cet  habile  homme  alors  qu'il  enseignait  les 
belles-lettres  au  collège  de  Beau  vais,  comme 
je  les  enseignerais  aujourd'hui,  si  ma  vie  n'avait 
pas  été  traversée  par  mille  obstacles  et  si  la 
facilité  naturelle  de  mon  âme  ne  m'avait  pas 
induit  en  diverses  embûches  où  je  tombai. 
M.  Crevier,  mon  fils,  était  de  mœurs  pures  ; 
il  professait  une  morale  sévère,  et  je  l'ouïs  dire 
un  jour  qu'une  femme  qui  a  trahi  la  foi  conju- 


lA    RÔTISSERIE    DE    LA    R£INE    PÉDAUQUE      251 

gale  est  capable  des  plus  grands  crimes,  tels 
que  le  meurtre  et  l'incendie.  Je  vous  rapporte 
celte  maxime  pour  vous  donner  l'idée  de  la 
sainte  austérité  de  ce  prêtre.  Mais  je  vois  que 
je  m'égare  et  j'ai  hâte  de  reprendre  mon  récit 
au  point  où  je  l'ai  laissé.  Je  croyais  donc  que 
l'exempt  levait  la  main  sur  moi  et  je  me 
voyais  déjà  dans  les  prisons  de  l'archevêque, 
quand  je  reconnus  le  visage  et  la  voix  de 
M.  d'Anquetil.  «  L'abbé,  me  dit  ce  jeune  gen- 
tilhomme, il  vient  de  m'arriver,  dans  la  chambre 
du  Tournebroche,  une  aventure  singulière.  Une 
femme  est  entrée  dans  cette  chambre  pendant 
mon  sommeil,  s'est  coulée  dans  mon  lit  et  m'a 
réveillé  sous  une  pluie  de  caresses,  de  noms 
tendres,  de  suaves  murmures  et  d'ardents 
baisers.  J'écartai  les  rideaux  pour  distinguer 
la  figure  de  ma  fortune.  Je  vis  qu'elle  était 
brune,  l'œil  ardent,  et  la  plus  belle  du  monde. 
Mais  tout  aussitôt  elle  poussa  un  grand  cri  et 
s'enfuit,  irritée,  non  pas  toutefois  si  vite 
que  je  n'aie  pu  la  rejoindre  et  la  ressaisir 
dans  le  corridor  où  je  la  tins  étroitement 
embrassée.  Elle  commença  par  se  débattre  et 
par  me  griffer  le  visage  ;  quand  je  fus  griffé 
suffisamment  pour  la  satisfaction  de  son  hon- 
neur, nouié  commençâmes  à  nous   expliquer. 


ÎJ52       LA    RÔTISSERIE    DE    LA   REINE    PÉDAUQDE 

Elle  apprit  avec  plaisir  que  j'étais  gentiiiiomme 
et  non  des  plus  pauvres.  Je  cessai  bientôt  de 
lui  être  odieux,  et  elle  commençait  de  me  vou- 
loir du  bien,  quand  un  marmiton  qui  traver- 
sait le  corridor  la  fit  fuir  sans  retour. 

»  Autant  que  je  puis  croire,  ajouta  M.  d'An- 
quetil,  cette  adorable  fille  venait  pour  un  autre 
que  pour  moi  ;  elle  s'est  trompée  de  porte, 
et  sa  surprise  a  causé  son  effroi.  Mais  je  l'ai 
bien  rassurée  et,  sans  ce  marmiton,  je  la 
gagnais  tout  à  fait  à  mon  amitié.  —  Je  le  con- 
firmai dans  cette  supposition.  Nous  cherchâmes 
pour  qui  cette  belle  personne  pouvait  bien 
venir  et  nous  tombâmes  d'accord  que  c'était, 
comme  je  vous  l'ai  déjà  dit,  Tournebroche, 
pour  ce  vieux  fou  d'Astarac,  qui  l'accointe 
dans  une  chambre  voisine  de  la  vôtre  et,  peut- 
être,  à  votre  insu,  dans  votre  propre  chambre. 
Ne  le  pensez-vous  point  ? 

—  Rien  n'est  plus  probable,  répondis-je. 

—  Il  n'en  faut  point  douter,  reprit  mon  bon 
maître.  Ce  sorcier  se  moque  de  nous  avec  ses 
Salamandres.  Et  la  vérité  est  qu'il  caresse  cette 
jolie  fille.  C'est  un  imposteur. 

Je  priai  mon  bon  maître  de  poursuivre  son 
récit.  Il  le  fit  volontiers. 

—  J'abrège,  mon  fils,  dit-il,  le  discours  que 


L'A   ROTISSERIE    DE    LA    REINE   PÉDAUQUE      253 

me  tint  M.  d'Anquetil.  Il  est  d'un  esprit  vul- 
gaire et  bas  de  réciter  amplement  les  petites 
circonstances.  Nous  devons,  au  contraire,  nous 
efforcer  de   les    renfermer   en  peu  de  mots, 
tendre  à  la  concision  et  garder  pour  les  instruc- 
tions   et    exhortations     morales    l'abondance 
entraînante  des  paroles,  qu  il  convient  alors  de 
précipiter   comme  la    neige  qui   descend   des 
montagnes.  Je  vous  aurai   donc  instruit  suffi- 
samment des  propos  de  M.  d'Anquetil  quand  je 
vous  aurai  dit  qu'il  m'assura  trouver  à  cette 
jeune  fille  une  beauté,  un   charme,  un  agré- 
ment extraordinaires.  Il  termina  son  discours 
en  me   demandant  si  je  savais  son   nom  et 
qui  elle    était.   Au  portrait   que  vous   m'en 
faites,    répondis-je,  je   la    reconnais  pour  la 
nièce  du  rabbin  Mosaïde,  Jahel,  de  son  nom, 
qu'il    m'arriva    d'embrasser    une    nuit    dans 
ce    même  escalier,   avec  cette   différence  que 
c'était  entre  le  deuxième  étage  et  le  premier. 
«  J'espère,  répliqua  M.   d'Anquetil,  qu'il  y  a 
d'autres  différences,  car,  pour  ma  part,  je  la 
serrai  de  près.  Je  suis  fâché  aussi  de  ce  que 
vous  me  dites  qu'elle  est  juive.  Et,  sans  croire 
en  Dieu,  il  y  a  en  moi  un  certain  sentiment 
qui  la  préférerait  chrétienne.  Mais  connaît-on 
jamais  sa  naissance?  Qui  sait  si  ce  n'est  pas 

15 


tSi       L\    RÔTISSERIE   DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

un  enfant  volé  ?  Les  juifs  et  les  bohémiens  en 
dérobent  tous  les  jours.  Et  puis  on  ne  se  dit 
pas  assez  que  la  sainte  Vierge  était  juive. 
Juive  ou  non,  elle  me  plaît,  je  la  veux  et  je 
l'aurai.  »  Ainsi  parla  ce  jeune  insensé.  Mais 
souffrez,  mon  fils,  que  je  m'assej^e  sur  ce 
banc  moussu,  car  les  travaux  de  cette  nuit, 
mes  combats,  ma  fuite,  m'ont  rompu  les 
jambes. 

Il  s'assit  et  tira  de  sa  poche  sa  tabatière 
vide,  qu'il  contempla  tristement. 

Je  m'assis  près  de  lui,  dans  un  état  où  il  j 
avait  de  l'agitation  et  de  l'abattement.  Ce  récit 
me  donnait  un  vif  chagrin.  Je  maudissais  le 
sort  qui  avait  mis  un  brutal  à  ma  place,  dans 
le  moment  même  où  ma  chère  maîtresse  venait 
m'y  trouver  avec  tous  les  signes  de  la  plus 
ardente  tendresse,  sans  savoir  que  cependant 
je  fourrais  des  bûches  dans  le  poêle  de  l'al- 
chimiste. L'inconstance  trop  probable  de  Jahel 
me  déchirait  le  cœur,  et  j'eusse  souhaité  que 
du  moins  mon  bon  maître  eût  observé  plus 
de  discrétion  devant  mon  rival.  J'osai  lui  re- 
procher respectueusement  d'avoir  livré  le  nom 
de  Jahel. 

—  Monsieur,  lui  dis-je,  n'y  avait-il  pas 
quelque  imprudence  à    fournir   de    tels   in- 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE      ^5 

dices  à  un  seigneur  si  luxurieux  et  si  violent? 

Mon  bon  maître  ne  parut  point  m'entendre. 

—  Ma  tabatière,  dit-il,  s'est  malheureuse- 
ment ouverte  cette  nuit,  pendant  la  rixe,  et 
le  tabac  qu'elle  contenait  ne  forme  plus,  mêlé 
au  vin  dans  ma  poche,  qu'une  pâte  dégoû- 
tante. Je  n'ose  demander  à  Criton  de  m'en 
râper  quelques  feuilles,  tant  le  visage  de  ce 
serviteur  et  juge  paraît  sévère  et  froid.  Je 
souffre  d'autant  plus  de  ne  pouvoir  priser, 
que  le  nez  me  démange  vivement  à  la  suite  du 
choc  que  j'y  reçus  cette  nuit,  et  vous  me 
voyez  tout  importuné  par  cet  indiscret  sollici- 
teur à  qui  je  n'ai  rien  à  donner.  Il  faut  sup- 
porter cette  petite  disgrâce  d'une  àme  égale, 
en  attendant  que  M.  d'Anquetil  me  donne 
quelques  grains  de  sa  boîte.  Et,  pour  revenir, 
mon  fils,  à  ce  jeune  gentilhomme,  il  me  dit 
expressément  :  «  J'aime  cette  fille.  Sachez, 
l'abbé,  que  je  l'emmène  en  poste  avec  nous. 
Dussé-je  rester  ici  huit  jours,  un  mois,  six 
mois  et  plus,  je  ne  pars  point  sans  elle.  »  Je 
lui  représentai  les  dangers  que  le  moindre.» 
retard  apportait.  Mais  il  me  répondit  que  ces 
dangers  le  touchaient  d'autant  moins  qu'ils 
étaient  grands  pour  nous  et  petits  pour  lui. 
«  Vous,   l'abbé,  me  dit-il,  vous  êtes  dans  le 


256       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUB 

cas  d'être  pendu  avec  le  Tournebroche  ;  quant 
à  moi,  je  risque  seulement  d'aller  à  la  Bas- 
tille, où  j'aurai  des  cartes  et  des  filles,  et  d'oiî 
ma  famille  me  tirera  bientôt,  car  mon  père 
intéressera  à  mon  sort  quelque  duchesse  ou 
quelque  danseuse,  et,  bien  que  ma  mère  soit 
devenue  dévote,  elle  saura  se  rappeler,  en  ma 
faveur,  au  souvenir  de  deux  ou  trois  princes 
du  sang.  Aussi  est-ce  une  chose  assurée  :  je 
pars  avec  Jahel,  ou  je  ne  pars  pas  du  tout. 
Vous  êtes  libre,  l'abbé,  de  louer  une  chaise  de 
poste  avec  le  Tournebroche.  » 

»  Le  cruel  savait  assez,  mon  fils,  que  nous 
n'en  avions  pas  les  moyens.  J'essayai  de  le 
faire  revenir  sur  sa  détermination.  Je  fus  pres- 
sant, onctueux  et  même  parénétique.  Ce  fut 
en  pure  perte,  et  j'y  dépensai  vainement  une 
éloquence  qui,  dans  la  chaire  d'une  bonne 
église  paroissiale,  m'eût  valu  de  l'honneur  et 
de  l'argent.  Hélas  1  il  est  dit,  mon  fils,  qu'au- 
cune de  mes  actions  ne  portera  de  fruits  sa- 
voureux sur  cette  terre,  et  c'est  pour  moi  que 
l'Ecclésiaste  a  écrit  :  Quid  habet  am  plius  homo 
de  universo  labore  suo,  quo  laborat  sub  sole?  Loin 
de  le  rendre  plus  raisonnable,  mes  discours  for- 
tifiaient ce  jeune  seigneur  dans  son  obstination, 
et  je  ne  vous  cèlerai  pas,  mon  fils,  qu'il  me 


LÀ   RÔTISSERIE    DE    LA    REINE   PÉDAUQUE       257 

marqua  qu'il  comptait  absolument  sur  moi 
pour  le  succès  de  ses  désirs,  et  qu'il  me  pressa 
d'aller  trouver  Jahel  afin  de  la  résoudre  à  un 
enlèvement  par  la  promesse  d'un  trousseau  en 
toile  de  Hollande,  de  vaisselle,  de  bijoux  el 
d'une  bonne  rente. 

—  Oh  !  monsieur,  m'écriai-je,  ce  monsieur 
d'Anquetil  est  d'une  rare  insolence.  Que  croyez- 
vous  que  Jahel  réponde  à  ces  propositions, 
quand  elle  les  connaîtra? 

—  Mon  fils,  me  répondit-il,  elle  les  connaît 
à  cette  heure,  et  je  crois  qu'elle  les  agréera. 

—  Dans  ce  cas,  repris-je  vivement,  il  faut 
avertir  Mosaïde. 

—  Mosaïde,  répondit  mon  bon  maître,  n'est 
que  trop  averti.  Vous  avez  entendu  tantôt, 
proche  le  pavillon,  les  derniers  éclats  de  sa 
colère. 

—  Quoi?  monsieur,  dis-je  avec  sensibilité, 
vous  avez  averti  ce  juif  du  déshonneur  qui 
allait  atteindre  sa  famille!  C'est  bien  à  vousl 
Souffrez  que  je  vous  embrasse.  Mais  alors,  le 
courroux  de  Mosaïde,  dont  nous  fûmes  té- 
moins, menaçait  M.  d'Anquetil,  et  non  pas 
vous? 

—  Mon  fils,  reprit  l'abbé  avec  un  air  de 
noblesse  et  d'honnêteté,  une   naturelle  indul- 


2oS       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUÏ 

gonce  pour  les  faiblesses  humaines,  une  obli- 
geante douceur,  l'imprudente  bonté  d'un  cœur 
trop  facile,  portent  souvent  les  hommes  à  des 
démarches  inconsidérées  et  les  exposent  à  la 
sévérité  des  vains  jugements  du  monde.  Je  ne 
vous  cacherai  pas,  Tournebroche,  que,  cédant 
aux  instantes  prières  de  ce  jeune  gentilhomme, 
je  promis  obligeamment  d'aller  trouver  Jahel 
de  sa  part  et  de  ne  rien  négliger  pour  la  dis- 
poser à  un  enlèvement. 

—  Hélas  1  m'écriai-je,  et  vous  accomplîtes, 
monsieur,  cette  fâcheuse  promesse.  Je  ne  puis 
vous  dire  à  quel  point  cette  action  me  blesse 
et  m'afflige. 

—  Tournebroche,  me  répondit  sévèrement 
mon  bon  maître,  vous  parlez  comme  un  pha- 
risien. Un  docteur  aussi  aimable  qu'austère  a 
dit  :  «  Tournez  les  yeux  sur  vous-même,  et 
gardez-vous  de  juger  les  actions  d'autrui.  En 
jugeant  les  autres,  on  travaille  en  vain  ;  sou- 
vent on  se  trompe,  et  on  pèche  facilement, 
au  lieu  qu'en  s'examinant  et  se  jugeant  soi- 
même,  on  s'occupe  toujours  avec  fruit.  »  Il  est 
écrit  :  «  Vous  ne  craindrez  point  le  jugement 
des  hommes  »,  et  l'apôtre  saint  Paul  a  dit  : 
«  Je  ne  me  soucie  point  d'être  jugé  au  tribunal 
des  hommes.   »  Et,  si  je  confère  ainsi  les  plus 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE       259 

beaux  textes  de  morale,  c'est  pour  vous  ins- 
truire, Tournebroche,  et  vous  ramener  à 
l'humble  et  douce  modestie  qui  vous  sied,  et 
non  point  pour  me  faire  innocent,  quand  la 
multitude  de  mes  iniquités  me  pèse  et  m'ac- 
cable. Il  est  difficile  de  ne  point  glisser  dans 
le  péché  et  convenable  de  ne  point  tomber 
dans  le  désespoir  à  chaque  pas  qu'on  fait  sur 
cette  terre  où  tout  participe  en  même  temps 
de  la  malédiction  originelle  et  de  la  rédemption 
opérée  par  le  sang  du  fils  de  Dieu.  Je  ne  veux 
point  colorer  mes  fautes  et  je  vous  avoue  que 
l'ambassade  à  laquelle  je  m'employai  sur  la 
prière  de  M.  d'Anquetil  procède  de  la  chute 
d'Eve  et  qu'elle  en  est,  pour  ainsi  dire,  une 
des  innombrables  conséquences,  au  rebours  du 
sentiment  humble  et  douloureux  que  j'en  con- 
çois à  présent,  qui  est  puisé  dans  le  désir  et 
l'espoir  de  mon  salut  éternel.  Car  il  faut  vous 
représenter  les  hommes  balancés  entre  la  dam- 
nation et  la  rédemption,  et  vous  dire  que  je  me 
tiens  précisément  à  cette  heure  au  bon  bout 
de  l'escarpolette,  après  m'être  trouvé  ce  matin 
au  mauvais.  Je  vous  confesse  donc  qu'ayant 
parcouru  le  chemin  des  Mandragores,  d'où  l'on 
découvre  le  pavillon  de  Mosaïde,  je  m'y  tins 
caché  derrière  un  buisson  d'épines,  attendant 


260      L4   RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

que  Jahel  parût  à  sa  fenêtre.  Elle  s  y  montra 
bientôt,  mon  fils.  Je  me  découvris  alors  et  lui 
fis  signe  de  descendre.  Elle  vint  me  joindre 
derrière  le  buisson  dans  le  moment  où  elle 
crut  tromper  la  vigilance  de  son  vieux  gar- 
dien. Là,  je  l'instruisis  à  voix  basse  des  aven- 
tures de  la  nuit,  qu'elle  ignorait  encore;  je 
lui  fis  part  des  desseins  formés  sur  elle  par 
l'impétueux  gentilhomme,  je  lui   représentai 
qu'il  importait  à  son  intérêt  autant  qu'à  mon 
propre  salut  et  au  vôtre,  Tournebroche,  qu'elle 
assurât  notre  fuite  par  son  départ.  Je  fis  briller 
à  ses  yeux  les  promesses  de  M.  d'Ànquetil. 
«  Si  vous  consentez  à  le  suivre  ce  soir,  lui  dis-je, 
vous  aurez   une  bonne   rente   sur  l'Hôtel  de 
Ville,  un  trousseau  plus  riche  que  celui  d'une 
fille  d'Opéra  ou  d'une  abbesse  de  Panthémont 
et  une  belle  vaisselle  d'argent.  —  Il  me  prend 
pour  une  créature,  dit -elle,  et  c'est  un  insolent. 
—  Il   vous   aime,   répondis-je.  Voudriez- vous 
donc  être  vénérée?  —  Il  me  faut,  reprit-elle, 
le  pot  à  oille,  et  qu'il  soit  bien  lourd.  Vous 
a-t-il  parlé  du   pot  à  oille  ?  Allez,   monsieur 
l'abbé,  et  dites-lui...  —  Que  lui  dirai-je?  — 
Que  je  suis  une  honnête  fille.  —  Et  quoi  en- 
core ?  —  Qu'il  est  bien  audacieux  !  —  Est-ce 
là  tout?  Jahel,  sonp;ez  à  nous  sauver  I  —  Dites- 


LA    RÔTISSERIE    DE    LÀ    REINE    PÉDAUQUE       261 

lui  encore  que  je  ne  consens  à  partir  que 
moyennant  un  billet  en  bonne  forme  qu'il  me 
signera  ce  soir  au  départ.  —  Il  vous  le  signera. 
Tenez  cela  pour  fait.  —  Non,  l'abbé,  rien  n'est 
fait  s'il  ne  s'engage  à  me  donner  des  leçons  de 
M.  Gouperin.  Je  veux  apprendre  la  musique.  » 

»  Nous  en  étions  à  cet  article  de  notre  confé- 
rence, quand,  par  malheur,  le  vieillard  Mo- 
saïde  nous  surprit,  et,  sans  entendre  nos  propos, 
il  en  devina  l'esprit.  Car  il  commença  de  m'ap- 
peler  suborneur  et  de  me  charger  d'invectives. 
Jahel  s'alla  cacher  dans  sa  chambre,  et  je 
demeurai  seul  exposé  aux  fureurs  de  ce  déicide, 
dans  l'état  où  vous  me  vîtes,  et  d'où  vous  me 
tirâtes,  mon  fils.  A  la  vérité,  l'affaire  était,  au- 
tant dire,  conclue,  l'enlèvement  consenti,  notre 
fuite  assurée.  Les  Roues  et  les  Bètes  d'Ezéchiel 
ne  prévaudront  pas  contre  le  pot  à  oille.  Je 
crains  seulement  que  ce  vieux  Mardochée  n'ait 
enfermé  sa  nièce  à  triple  serrure. 

—  En  effet,  répondis-je  sans  pouvoir  déguiser 
ma  satisfaction,  j'entendis  un  grand  bruit  de 
clefs  et  de  verrous,  dans  le  moment  où  je  vous 
tirai  du  milieu  des  épines.  Mais  est-il  bien  vrai 
que  Jahel  ait  si  vite  agréé  des  propositions  qui 
n'étaient  pas  bien  honnêtes  et  qu'il  dût  vous 
coûter  de  lui  transmettre?  J'en  suis  confondu. 

15. 


262       LA    RÔTISSERIE    DE    LA  REINE    PÉDAUQUE 

Dites-moi  encore,  mon  bon  maître,  ne  vous 
a-t-elle  pas  parlé  de  moi,  n'a-t-elle  pas  pro- 
noncé mon  nom  dans  un  soupir,  ou  autrement? 

—  Non,  mon  fils,  répondit  M.  l'abbé  Gei- 
gnard, elle  ne  l'a  pas  prononcé,  du  moins  d'une 
façon  perceptible.  Je  n'ai  pas  ouï  non  plus 
qu'elle  ait  murmuré  celui  de  M.  d'Astarac,  son 
amant,  qu'elle  devait  avoir  plus  présent  que 
le  vôtre.  Mais  ne  soyez  pas  surpris  qu'elle 
oublie  son  alchimiste.  Il  ne  sufiQt  pas  de  possé- 
der une  femme  pour  imprimer  dans  son  âme 
une  marque  profonde  et  durable.  Les  âmes 
sont  presque  impénétrables  les  unes  aux  autres, 
et  c'est  ce  qui  vous  montre  le  néant  cruel  de 
l'amour.  Le  sage  doit  se  dire  :  Je  ne  suis  rien 
dans  ce  rien  qui  est  la  créature.  Espérer  qu'on 
laissera  un  souvenir  au  cœur  d'une  femme, 
c'est  vouloir  fixer  l'empreinte  d'un  anneau  sur 
la  face  d'une  eau  courante.  Aussi  gardons-nous 
de  vouloir  nous  établir  dans  ce  qui  passe,  et 
attachons-nous  à  ce  qui  ne  meurt  pas. 

—  Enfin,  répondis-je,  cette  Jahel  est  sous 
de  bons  verrous,  et  l'on  peut  se  fier  à  la  vigi- 
lance de  son  gardien. 

—  Mon  fils,  reprit  mon  bon  maître,  c'est  ce 
soir  qu'elle  doit  nous  rejoindre  au  Cheval-Rouge. 
L'ombre  est  propice  aux  évasions,  rapts,  dé- 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE       263 

marches  furtives  et  actions  clandestines.  Il  faut 
nous  en  reposer  sur  la  ruse  de  cette  fille.  Quant 
à  vous,  ayez  soin  de  vous  trouver  sur  le  rond- 
point  des  Bergères,  entre  chien  et  loup.  Vous 
savez  que  M.  d'Anquetil  n'est  pas  patient  et 
qu'il  serait  homme  à  partir  sans  vous. 

Gomme  il  me  donnait  cet  avis,  la  cloche  sonna 
le  déjeuner. 

—  N'avez-vous  point,  me  dit-il,  une  aiguille 
et  du  fil;  mes  vêtements  sont  déchirés  en  plu- 
sieurs endroits  et  je  voudrais,  avant  de  paraître 
à  table,  les  rétablir,  par  plusieurs  reprises,  dans 
leur  ancienne  décence.  Ma  culotte  surtout  me 
donne  de  l'inquiétude.  Elle  est  à  ce  point  ruinée 
que,  si  je  n'y  porte  un  prompt  secours,  je 
sens  que  c'en  est  fait  d'elle. 


Je  pris  donc,  à  la  table  du  cabbaliste,  ma 
place  accoutumée,  avec  cette  idée  affligeante, 
que  je  m'y  asseyais  pour  la  dernière  fois 
J'avais  l'âme  noire  de  la  trahison  de  Jahel. 
Hélas  1  me  disais-je,  mon  vœu  le  plus  ardent 
était  de  fuir  avec  elle.  Il  n'y  avait  point  d'ap- 
parence qu'il  fût  exaucé.  Il  l'est  pourtant,  et  de 
la  plus  cruelle  manière.  Et  j  admirais  cette  fois 
encore  la  sagesse  de  mon  bien-aimé  maître  qui, 
un  jeur  que  je  souhaitais  trop  vivement  le  bon 
succès  de  quelque  affaire,  me  répondit  par  cette 
parole  de  la  Bible  :  Et  tribuit  eis  petitionem  eorum. 
Mes  chagrins  et  mes  inquiétudes  m'ôtaient  tout 
appétit,  et  je  ne  touchais  aux  mets  que  du 
bout  des  lèvres.  Cependant,  mon  bon  maître 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE       26o 

avait  gardé  la  grâce  inaltérable  de  son  âme. 
Il  abondait  en  aimables  discours,  et  l'on  eût 
dit  un  de  ces  sages  que  le  Télémaque  nous 
montre  conversant  sous  les  ombrages  des 
Champs-Elysées,  plutôt  qu'un  homme  pour- 
suivi comme  meurtrier  et  réduit  à  une  vie 
errante  et  misérable.  M.  d'Astarac,  s'imaginant 
que  j'avais  passé  la  nuit  à  la  rôtisserie,  me 
demanda  avec  obligeance  des  nouvelles  de  mes 
bons  parents,  et,  comme  il  ne  pouvait  s'abs- 
traire un  moment  de  ses  visions,  il  ajouta: 

—  Quand  je  vous  parle  de  ce  rôtisseur 
comme  de  votre  père,  il  est  bien  entendu  que 
je  m'exprime  selon  le  monde  et  non  point  selon 
la  nature.  Car  rien  ne  prouve,  mon  fils,  que 
vous  ne  soyez  engendré  par  un  Sylphe.  C'est 
même  ce  que  je  croirai  de  préférence,  pour  peu 
que  votr^  génie,  encore  tendre,  croisse  en 
force  et  en  beauté. 

—  Oh  1  ne  parlez  point  ainsi,  monsieur,  ré- 
pliqua mon  bon  maître  en  souriant;  vous  l'obli- 
gerez à  cacher  son  esprit  pour  ne  pas  nuire  au 
bon  renom  de  sa  mère.  Mais,  si  vous  la  connais- 
siez mieux,  vous  penseriez  comme  moi  qu'elle 
n'a  point  eu  de  commerce  avec  un  Sylphe; 
c'est  une  bonne  chrétienne  qui  n'a  jamais  ac- 
compli l'œuvre  de  chair  qu'avec  son  mari  et 


266       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

qui  porte  sa  vertu  sur  son  visage,  bien  diffé- 
rente en  cela  de  cette  autre  rôtisseuse,  madame 
Quonian,  dont  on  fit  grand  bruit  à  Paris  et 
dans  les  provinces  au  temps  de  ma  jeunesse. 
N'ouïtes-vous  pas  parler  d'elle,  monsieur?  Elle 
avait  pour  galant  le  sieur  Mariette,  qui  devint 
plus  tard  secrétaire  de  M.  d'Angervilliers.  C'était 
un  gros  monsieur  qui,  chaque  fois  qu'il  voyait 
sa  belle,  lui  laissait  en  souvenir  quelque  joyau, 
un  jour  une  croix  de  Lorraine  ou  un  saint- 
esprit,  un  autre  jour  une  montre  ou  une  châ- 
telaine. Ou  bien  encore  un  mouchoir,  un 
éventail,  une  boîte  ;  il  dévalisait  pour  elle  les 
bijoutiers  et  les  lingères  de  la  foire  Saint- 
Germain;  tant  qu'enfin,  voyant  sa  rôtissière 
parée  comme  une  châsse,  le  rôtisseur  eut  soup- 
çon que  ce  n'était  pas  là  un  bien  acquis  honnê- 
tement. Il  l'épia  et  ne  tarda  pas  à  la  sur- 
prendre avec  son  galant.  Il  faut  vous  dire  que 
ce  mari  n'était  qu'un  vilain  jaloux.  Il  se  fâcha 
et  n'y  gagna  rien,  bien  au  contraire.  Car  le 
couple  amoureux,  qu'importunait  la  criaillerie, 
jura  de  se  défaire  de  lui.  Le  sieur  Mariette 
avait  le  bras  long.  Il  obtint  une  lettre  de  ca- 
chet au  nom  du  malheureux  Quonian.  Cepen- 
dant, la  perfide  rôtisseuse  dit  à  son  mari  : 
»  —  Menez-moi  dîner,  je  vous  prie,  ce  pro- 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE       267 

chain  dimanche  à  la  campagne.  Je  me  promets 
de  celte  partie  fine  un  plaisir  extrême. 

«  Elle  fut  tendre  et  pressante.  Le  mari,  flatté, 
lui  accorda  ce  qu'elle  demandait.  Le  dimanche 
venu,  il  se  mit  avec  elle  dans  un  mauvais  fiacre 
pour  aller  aux  Porcherons.  Mais  à  peine  arrivé 
au  Roule,  une  troupe  de  sergents,  apostés  par 
Mariette,  l'enleva  et  le  conduisit  à  Bicêtre,  d'où 
il  fut  expédié  à  Mississipi,  où  il  est  encore.  On 
en  fit  une  chanson  qui  finit  ainsi  : 

Ua  mari  sage  et  commode 
N'ouvre  les  yeux  qu'à  demi. 
Il  vaut  mieux  être  à  la  mode, 
Que  de  voir  Mississipi. 

Et  c'est  là,  sans  doute,  le  plus  solide  ensei- 
gnement qu'on  puisse  tirer  de  l'exemple  du 
rôtisseur  Quonian. 

»  Quant  à  l'aventure  elle-même,  il  ne  lui 
manque  que  d'être  contée  par  un  Pétrone  ou 
par  un  Apulée,  pour  égaler  la  meilleure  fable 
milésienne.  Les  modernes  sont  inférieurs  aux 
anciens  dans  l'épopée  et  dans  la  tragédie.  Mais 
si  nous  ne  surpassons  pas  les  Grecs  et  les  La- 
tins dans  le  conte,  ce  n'est  pas  la  faute  des 
dames  de  Paris,  qui  ne  cessent  d'enrichir  la 
matière  par  divers  tours  ingénieux  et  gentilles 
inventions.  Vous  n'êtes   pas    sans    connaître, 


£68       LA    RÔTISSERIE   DE   LA    REINE   PÉDAUQDB 

monsieur,  le  recueil  de  Boccace;  je  l'ai  assez 
pratiqué  par  divertissement,  et  j'affirme,  que  si 
ce  Florentin  vivait  de  nos  jours  en  France,  il 
ferait  de  la  disgrâce  de  Quonian  le  sujet  d'un 
de  ses  plus  plaisants  récits.  Quant  à  moi,  je  ne 
l'ai  rappelée  à  cette  table  que  pour  faire  reluire, 
par  l'effet  du  contraste,  la  vertu  de  madame 
Léonard  Tourneb roche  qui  est  l'honneur  de  la 
rôtisserie,  dont  madame  Quonian  fut  l'opprobre. 
Madame  Tournebroche,  j'ose  l'affirmer,  n'a  ja- 
mais manqué  aux  vertus  médiocres  et  com- 
munes dont  l'exercice  est  recommandé  dans  le 
mariage,  qui  est  le  seul  méprisable  des  sept 
sacrements . 

—  Je  n'en  disconviens  pas,  reprit  M.  d'As- 
tarac.  Mais  cette  dame  Tournebroche  serait  plus 
estimable  encore,  si  elle  avait  eu  commerce 
avec  un  Sylphe,  à  l'exemple  de  Sémiramis, 
d'Olympias  et  de  la  mère  du  grand  pape  Syl- 
vestre II. 

—  Ah!  monsieur,  dit  l'abbé  Goignard,  vous 
nous  parlez  toujours  de  Sylphes  et  de  Sala- 
mandres. De  bonne  foi,  en  avez- vous  jamais  vu? 

—  Comme  je  vous  vois,  répondit  M.  d'As- 
tarac,  et  même  de  plus  près,  au  moins  en  ce 
qui  regarde  les  Salamandres. 

—  Monsieur,   ce  n'est  point    encore  assez, 


LA  RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQDE      269 

reprit  mon  bon  maître,  pour  croire  à  leur 
existence,  qui  est  contraire  aux  enseignements 
de  l'Église.  Car  on  peut  être  séduit  par  des 
illusions.  Les  j'eux  et  tous  nos  sens  ne  sont 
que  des  messagers  d'erreurs  et  des  courriers 
de  mensonges.  Ils  nous  abusent  plus  qu'ils  ne 
nous  instruisent.  Ils  ne  nous  apportent  que 
des  images  incertaines  et  fugitives.  La  vérité 
leur  échappe;  participant  de  son  principe 
éternel,  elle  est  invisible  comme  lui. 

—  Ahl  dit  M.  d'Astarac,  je  ne  vous  sa- 
vais pas  si  philosophe  ni  d'un  esprit  si  subtil. 

—  C'est  vrai,  répondit  mon  bon  maître.  Il 
est  des  jours  où  j'ai  l'âme  plus  pesante  et  plus 
attachée  au  lit  et  à  la  table.  Mais  j'ai,  cette 
nuit,  cassé  une  bouteille  sur  la  tête  d'un 
publicain,  et  mes  esprits  en  sont  extraordi- 
nairement  exaltés.  Je  me  sens  capable  de  dis- 
siper les  fantômes  qui  vous  hantent  et  de 
souffler  sur  toute  cette  fumée.  Car,  enfin,  mon- 
sieur, ces  Sylphes  ne  sont  que  les  vapeurs  de 
votre  cerveau. 

M.  d'Astarac  l'arrêta  par  un  geste  doux 
et  lui  dit  : 

—  Pardon  !  monsieur  l'abbé  ;  croyez-vous 
aux  démons? 

—  Je  vous    répondrai    sans    difficulté,   dit 


270       LA    aÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

mon  bon  maître,  que  je  crois  des  démons  tout 
ce  qui  est  rapporté  d'eux  dans  les  livres 
saints,  et  que  je  rejette  comme  abus  et  super- 
stition la  croyance  aux  sortilèges,  amulettes  et 
exorcismes.  Saint  Augustin  enseigne  que 
quand  l'Écriture  nous  exhorte  à  résister  aux 
démons,  elle  entend  que  nous  devons  résister 
à  nos  passions  et  à  nos  appétits  déréglés.  Rien 
n'est  plus  détestable  que  toutes  ces  diableries 
dont  les  capucins  effrayent  les  bonnes  femmes. 
—  Je  vois,  dit  M.  d'Astarac,  que  vous  vous 
efforcez  de  penser  en  honnête  homme.  Vous 
haïssez  les  superstitions  grossières  des  moines 
autant  que  je  les  déteste  moi-même.  Mais 
enfin,  vous  croyez  aux  démons,  et  je  n'ai  pas 
eu  de  peine  à  vous  en  tirer  l'aveu.  Sachez 
donc  qu'ils  ne  sont  autres  que  les  Sylphes  et 
les  Salamandres.  L'ignorance  et  la  peur  les  ont 
défigurés  dans  les  imaginations  timides.  Mais, 
en  réalité,  ils  sont  beaux  et  vertueux.  Je  ne 
vous  mettrai  point  sur  les  chemins  des  Sala- 
mandres, n'étant  pas  assez  assuré  de  la  pureté 
de  vos  mœurs;  mais  rien  n'empêche  que  je 
vous  induise,  monsieur  l'abbé,  à  la  fréquenta- 
tion des  Sylphes,  qui  habitent  les  plaines  de 
Tair  et  qui  s'approchent  volontiers  des  hommes 
avec  un   esprit  bienveillant  et  si  affectueux, 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE       271 

qu'on  a  pu  les  nommer  des  Génies  assis- 
tants. Loin  de  nous  pousser  à  notre  perte, 
comme  le  croient  les  théologiens  qui  en  font 
des  diables,  ils  protègent  et  gardent  de  tout 
péril  leurs  amis  terrestres.  Je  pourrais  vous 
feire  connaître  des  exemples  infinis  de  l'aide 
qu'ils  leur  donnent.  Mais  comme  il  faut  se 
borner,  je  m'autoriserai  seulement  d'un  récit 
que  je  tiens  de  niadame  la  maréchale  de 
Grancey  elle-même.  Elle  était  sur  l'âge  et 
veuve  déjà  depuis  plusieurs  années,  quand 
elle  reçut,  une  nuit,  dans  son  lit,  la  visite 
d'un  Sylphe  qui  lui  dit  :  «  Madame,  faites 
fouiller  dans  la  garde-robe  de  feu  votre  époux. 
Il  se  trouve  dans  la  poche  d'un  de  ses  hauts- 
de-chausses  une  lettre  qui,  si  elle  était  connue, 
perdrait  M.  des  Roches,  mon  bon  ami  et  le 
vôtre.  Faites-vous  la  remettre  et  ayez  soin  de 
la  brûler.  » 

»  La  maréchale  promit  de  ne  point  négliger 
cet  avis  et  elle  demanda  des  nouvelles  du  dé- 
funt maréchal  au  Sylphe,  qui  disparut  sans 
lui  répondre.  A  son  réveil,  elle  appela  ses 
femmes  et  les  envoya  voir  s'il  ne  restait  pas 
quelques  habits  du  maréchal  dans  sa  garde- 
robe.  Elles  répondirent  qu'il  n'en  restait 
aucun    et  que    les   laquais  les    avaient   tous 


272       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUB 

vendus  au  fripier.  Madame  de  Grancey  insista 
pour  qu'elles  cherchassent  s'il  ne  se  trouvait  pas 
au  moins  une  paire  de  chausses. 

»  Ayant  fouillé  dans  tous  les  coins,  elles  dé- 
couvrirent enfin  une  vieille  culotte  de  taffetas 
noir  à  oeillets,  de  mode  ancienne,  qu'elles  ap- 
portèrent à  la  maréchale.  Celle-ci  mit  la  main 
dans  une  des  poches  et  en  tira  une  lettre 
qu'elle  ouvrit  et  où  elle  trouva  plus  qu'il  n'en 
fallait  pour  faire  mettre  M.  des  Roches  dans 
une  prison  d'État.  Elle  n'eut  rien  de  si  pressé 
que  de  jeter  cette  lettre  au  feu.  Ainsi,  ce  gen- 
tilhomme fut  sauvé  par  ses  bons  amis,  le 
Sylphe  et  la  maréchale. 

»  Sont-ce  là,  je  vous  prie,  monsieur  l'abbé, 
des  mœurs  de  démons?  Mais  je  vais  vous  rap- 
porter un  trait  auquel  vous  serez  plus  sensible, 
et  qui,  j'en  suis  sûr,  ira  au  cœur  d'un  savant 
homme  tel  que  vous.  Vous  n'ignorez  point  que 
l'Académie  de  Dijon  est  fertile  en  beaux  es- 
prits. L'un  d'eux;  dont  le  nom  ne  vous  est 
point  inconnu,  vivant  au  siècle  dernier,  pré- 
parait, en  de  doctes  veilles,  une  édition  de 
Pindare.  Une  nuit  qu'il  avait  pâli  sur  cinq 
vers  dont  il  ne  pouvait  démêler  le  sens  parce 
que  le  texte  en  était  très  corrompu,  il  s'en- 
dormit désespéré,  au  chant  du  coq.  Pendant 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE      273 

son  sommeil,  un  Sylphe,  qui  l'aimait,  le 
transporta  en  esprit  à  Stockholm,  l'introduisit 
dans  le  palais  de  la  reine  Christine,  le  con- 
duisit dans  la  bibliothèque  et  tira  d'une  des 
tablettes  un  manuscrit  de  Pindare,  qu'il  lui 
ouvrit  à  l'endroit  difficile.  Les  cinq  vers  s'y 
trouvaient  avec  deux  ou  trois  bonnes  leçons 
qui  les  rendaient  tout  à  fait  intelligibles. 

»  Dans  la  violence  de  son  contentement,  notre 
savant  se  réveilla,  battit  le  briquet  et  nota 
tout  aussitôt  au  crayon  les  vers  tels  qu'il  les 
avait  retenus.  Après  quoi  il  se  rendormit  pro- 
fondément. Le  lendemain,  réfléchissant  sur 
son  aventure  nocturne,  il  résolut  d'en  être 
éclairci.  M.  Descartes  était  alors  en  Suède,  au- 
près de  la  reine,  qu'il  instruisait  de  sa  philo- 
sophie. Notre  pindariste  le  connaissait;  mais  il 
était  en  commerce  plus  familier  avec  l'am- 
bassadeur du  roi  de  Suède  en  France, 
M.  Chanut.  C'est  à  lui  qu'il  s'adressa  pour 
faire  tenir  à  M.  Descartes  une  lettre  par  la- 
quelle il  le  priait  de  lui  dire  s'il  se  trouvait 
réellement  dans  la  bibliothèque  de  la  Reine, 
à  Stockholm,  un  manuscrit  de  Pindare  conte- 
nant la  variante  qu'il  lui  désignait.  M.  Des- 
cartes, qui  était  d'une  extrême  civilité,  répondit 
à  l'académicien  de  Dijon  que  Sa  Majesté  possé- 


274       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDÂUQUE 

dait  en  effet  ce  manuscrit  et  qu'il  y  avait  lu, 
lui-même,  les  vers  avec  la  variante  contenue 
dans  la  lettre. 

M.  d'Astarac,  ayant  conté  cette  histoire  en 
pelant  une  pomme,  regarda  l'abbé  Coignard 
pour  jouir  du  succès  de  son  discours. 

Mon  bon  maître  souriait. 

—  Ah!  monsieur,  dit-il,  je  vois  bien  que  je 
me  flattais  tout  à  l'heure  d'une  vaine  espé- 
rance, et  qu'on  ne  vous  fera  point  renoncer  à 
vos  chimères.  Je  confesse  de  bonne  grâce  que 
vous  nous  avez  fait  paraître  là  un  Sylphe  ingé- 
nieux et  que  je  voudrais  avoir  un  aussi  gentil 
secrétaire.  Son  secours  me  serait  particulière- 
ment utile  en  deux  ou  trois  endroits  de  Zo- 
zime  le  Panopolitain,  qui  sont  des  plus  obs- 
curs. Ne  pourriez-vous  me  donner  le  moyen 
d'évoquer  au  besoin  quelque  Sylphe  de  biblio- 
thèque, aussi  habile  que  celui  de  Dijon? 

M.  d'Astarac  répondit  gravement  : 

—  C'est  un  secret,  monsieur  l'abbé,  que  je 
vous  livrerai  volontiers.  Mais  je  vous  avertis 
que  si  vous  le  communiquez  aux  profanes 
votre  perte  est  certaine. 

—  N'en  ayez  aucune  inquiétude,  dit  l'abbé. 
J'ai  grande  envie  de  connaître  un  si  beau  se- 
cret, bien  qu'à  ne  vous  rien  cacher,  je  n'en  at- 


foi\ 


LÀ    RÔTISSEBIE    DE    LÀ    REINE    PÉDAUQCE       275 

tende  nul  effet,  ne  croyant  point  à  vos  Sylphes. 
Instruisez-moi  donc,  s'il  vous  plaît. 

—  Vous  l'exigez?  reprit  le  cabbaliste.  Sachez 
donc  que  quand  vous  voudrez  être  assisté 
d'un  Sylphe,  vous  n'aurez  qu'à  prononcer  ce 
seul  mot  Agla.  Aussitôt  les  fils  de  l'aîr  vole- 
ront vers  vous;  mais  vous  entendez  bieq|  mont^ 
sieur  l'abbé,  que  ce  mot  doit  être  récité 
cœur  aussi  bien  que  des  lèvres  et  que  la 
lui  donne  toute  sa  vertu.  Sans  elle,  il  n'est 
qu'un  vain  murmure.  Et  tel  que  je  viens  de 
le  prononcer,  sans  y  mettre  d'âme  ni  de  désir^ 
il  n'a,  même  dans  ma  bouche,  qu'une  faible 
puissance,  et  c'est  tout  au  plus  si  quelques 
enfants  du  jour,  en  l'entendant,  viennent  de 
glisser  dans  cette  chambre  leur  légère  ombre 
de  lumière.  Je  les  ai  plutôt  devinés  que  vus 
sur  ce  rideau,  et  ils  se  sont  évanouis  à  peine 
formés.  Vous  n'avez,  ni  votre  élève  ni  vous, 
soupçonné  leur  présence.  Mais  si  j'avais  pro- 
noncé ce  mot  magique  avec  un  véritable  sen- 
timent, vous  les  eussiez  vus  paraître  dans  tout 
leur  éclat.  Ils  sont  d'une  beauté  charmante.  Je 
vous  ai  appris  là,  monsieur  l'abbé,  un  grand 
et  utile  secret.  Encore  une  fois,  ne  le  divul- 
guez pas  imprudemment.  Et  ne  méprisez  pas 
l'exemple  de  l'abbé  de  Villars  qui,  pour  avoir 


276       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉOAUQUE 

révélé    leurs    secrets,    fut    assassiné  par   les 
Sylphes,  sur  la  route  de  Lyon. 

—  Sur  la  route  de  Lyon,  dit  mon  bon 
maître.  Voilà  qui  est  étrange  1 

M.    d'Astarac    nous    quitta   de  façon    sou- 
aine. 

—  Je  vais,  dit  l'abbé,  monter  une  fois  en- 
core dans  cette  auguste  bibliothèque  où  je  goû- 
tai d'austères  voluptés  et  que  je  ne  reverrai 
plus.  Ne  manquez  point,  Tournebroche,  de 
vous  trouver  à  la  tombée  du  jour,  au  rond- 
point  des  Bergères. 

Je  promis  de  n'y  point  manquer;  j'avais 
dessein  de  m'enfermer  dans  ma  chambre  pour 
écrire  à  M.  d'Astarac  et  à  mes  bons  parents 
qu'ils  voulussent  bien  m'excuser  si  je  ne  pre- 
nais point  congé  d'eux,  en  fuyant,  après  une 
aventure  où  j'étais  plus  malheureux  que  cou- 
pable. 

Mais  j'entendis  du  palier  des  ronflements 
qui  sortaient  de  ma  chambre,  et  je  vis,  en 
entr'ouvrant  la  porte,  M.  d'Anquetil  endormi 
dans  mon  lit  avec  son  épée  à  son  chevet  et  des 
cartes  à  jouer  répandues  sur  ma  couverture. 
J'eus  un  moment  Tenvie  de  le  percer  de  sa 
propre  épée  ;  mais  cette  idée  me  quitta  sitôt 
venue,  et  je  le  laissai  dormir,  riant  en   moi- 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE      277 

même,  dans  mon  chagrin,  à  la  pensée  que 
Jahel,  enfermée  sous  de  triples  verrous,  ne 
pourrait  le  rejoindre. 

J'entrai,  pour  écrire  mes  lettres,  dans  la 
chambre  de  mon  bon  maître  où  je  dérangeai 
cinq  ou  six  rats  qui  rongeaient  sur  la  table  de 
nuit  son  livre  de  Boèce.  J'écrivis  à  M.  d'As- 
tarac  et  à  ma  mère,  et  je  composai  pour 
Jahel  l'épître  la  plus  touchante.  Je  la  relus  et 
la  mouillai  de  mes  larmes.  Peut-être,  me 
dis-je,  l'infidèle  y  mêlera  les  siennes. 

Puis,  accablé  de  fatigue  et  de  mélancolie, 
je  me  jetai  sur  le  matelas  démon  bon  maître,  et 
ne  tardai  pas  à  tomber  dans  un  demi-som- 
meil, troublé  par  des  rêves  à  la  fois  erotiques 
et  sombres.  J'en  fus  tiré  par  le  muet  Griton, 
qui  entra  dans  ma  chambre  et  me  tendit  sur 
un  plat  d'argent  une  papillote  à  l'iris,  où  je 
lus  quelques  mots  tracés  au  craj^on  d'une 
main  maladroite.  On  m'attendait  dehors  pour 
affaire  pressante.  Le  billet  était  signé  :  Frère 
Ange,  capucin  indigne.  Je  courus  à  la  porte 
verte,  et  je  trouvai  sur  la  route  le  petit  frère 
assis  au  bord  du  fossé  dans  un  abattement  pi- 
toyable. N'ayant  pas  la  force  de  se  lever  à  ma 
venue,  il  tendit  vers  moi  le  regard  de  ses 
grands  yeux  de  chien,    presque  humains,   et 

16 


278       LÀ    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉ04UQUE 

noyés  de  larmes.  Ses  soupirs  soulevaient  sa 
barbe  et  sa  poitrine.  Il  me  dit  d'un  ton  qui 
faisait  peine  : 

—  Hélas!  monsieur  Jacques,  l'heure  de  l'é- 
preuve est  venue  en  Babylone,  selon  qu'il  est 
dit  dans  les  prophètes.  Sur  la  plainte  faite  par 
M.  delaGuéritaudeàM.  le  lieutenant  de  police, 
mam'selle  Catherine  a  été  conduite  à  l'hôpital 
par  les  exempts,  et  elle  sera  envoyée  à  l'Amé- 
rique par  le  prochain  convoi.  J'en  tiens  la 
nouvelle  de  Jeannette  la  vielleuse  qui  au  mo- 
ment où  Catherine  entrait  en  charrette  à  l'hô- 
pital, en  sortait  elle-même,  après  y  avoir  été 
retenue  pour  un  mal  dont  elle  est  guérie 
à  st'  heure  par  l'art  des  chirurgiens,  du  moins 
Dieu  le  veuille  !  Pour  ce  qui  est  de  Catherine, 
elle  ira  aux  îles  sans  rémission. 

Et  frère  Ange,  à  cet  endroit  de  son  discours, 
se  mit  à  pleurer  abondamment.  Après  avoir 
tenté  d'arrêter  ses  pleurs  par  de  bonnes  pa- 
roles, je  lui  demandai  s'il  n'avait  rien  autre 
chose  à  me  dire. 

—  Hélas!  monsieur  Jacques,  me  répondit-il, 
je  vous  ai  confié  l'essentiel,  et  le  reste  flotte 
dans  ma  tête  comme  l'esprit  de  Dieu  sur  les 
eaux,  sans  comparaison.  C'est  un  chaos  obscur. 
Le  malheur  de  Catherine  m'a  ôté  le  sentiment. 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE      279 

Il  fallait  toutefois  que  j'eusse  une  nouvelle  de 
conséquence  à  vous  faire  savoir  pour  me  hasar- 
der jusqu'au  seuil  de  cette  maison  maudite, 
où  vous  habitez  avec  toutes  sortes  de  diables, 
et  c'est  avec  épouvante,  après  avoir  récité  l'orai- 
son de  saint  François,  que  j'ai  osé  heurter  le 
marteau  pour  remettre  à  un  valet  le  billet 
que  je  vous  adressai.  Je  ne  sais  si  vous  avez 
pu  le  lire,  tant  j'ai  peu  l'habitude  de  former 
des  lettres.  Et  le  papier  n'en  était  guère  bon 
pour  écrire,  mais  c'est  l'honneur  de  notre 
saint  ordre  de  ne  point  donner  dans  les  vani- 
tés du  siècle.  Ahl  Catherine  à  l'hôpital  I  Cathe- 
rine à  l'Amérique  !  N'est-ce  pas  à  fendre  le 
cœur  le  plus  dur?  Jeannette  elle-même  en 
pleurait  toutes  les  larmes  de  ses  yeux,  bien 
qu'elle  soit  jalouse  de  Catherine,  qui  l'emporte 
autant  en  jeunesse  et  en  beauté  sur  elle  que 
saint  François  passe  en  sainteté  tous  les  autres 
bienheureux.  Ahl  monsieur  Jacques  1  Cathe- 
rine à  l'Amériqne,  ce  sont  les  voies  extraor- 
dinaires de  la  Providence.  Hélas  !  notre  sainte 
religion  est  véritable,  et  le  roi  David  a  raison 
de  dire  que  nous  sommes  semblables  à  l'herbe 
des  champs,  puisque  Catherine  est  à  l'hôpital. 
Ces  pierres  où  je  suis  assis  sont  plus  heu- 
reuses que  moi,  bien  que  je  sois  revêtu  des 


2S0       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

signes  du  chrétien  et  même  du  religieux.  Ca- 
therine à  l'hôpital! 

Il  sanglota  de  nouveau.  J'attendis  que  le 
torrent  de  sa  douleur  se  fût  écoulé,  et  je  lui 
demandai  s'il  n'avait  pas  de  nouvelles  de  mes 
chers  parents. 

—  Monsieur  Jacques,  me  répondit-il,  c'est 
eux  précisément  qui  m'envoient  à  vous,  chargé 
d'une  commission  pressante.  Je  vous  dirai 
qu'ils  ne  sont  guère  heureux,  par  la  faute  de 
maître  Léonard,  votre  père,  qui  passe  à  boire 
et  à  jouer  tous  les  jours  que  Dieu  lui  fait.  Et 
la  fumée  odorante  des  oies  et  des  poulardes  ne 
monte  plus,  comme  jadis,  vers  la  reine  Pé- 
dauque,  dont  l'image  se  balance  tristement 
aux  vents  humides  qui  la  rongent.  Où  est  le 
temps  où  la  rôtisserie  de  votre  père  parfumait 
la  rue  Saint-Jacques,  du  Petit  Bacchus  aux 
Trois  Pucellesl  Mais,  depuis  que  ce  sorcier  y  est 
entré,  tout  y  dépérit,  bêtes  et  gens,  par  l'effet 
du  sort  qu'il  y  a  jeté.  Et  la  vengeance  divine 
a  commencé  d'être  manifeste  en  ce  lieu,  après 
que  ce  gros  abbé  Goignard  y  a  été  reçu,  tandis 
qu'au  rebours  j'en  étais  chassé.  Ce  fut  le  prin- 
cipe du  mal,  qui  vint  de  ce  que  M-  Coignard 
s'enorgueillit  de  la  profondeur  de  sa  science 
et  de  l'élégance  de  ses  mœurs.  Et  l'orgueil  est 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDADQUE      281 

la  source  de  tous  les  péchés.  Votre  sainte  mère 
eut  grand  tort,  monsieur  Jacques,  de  ne  point 
se  contenter  des  leçons  que  je  vous  donnais 
charitablement  et  qui  vous  eussent  rendu  ca- 
pable, sans  faute,  de  gouverner  la  cuisine,  de 
manier  la  lardoire,  et  de  porter  la  bannière  de 
la  confrérie,  après  la  mort  chrétienne  de  votre 
père,  et  son  service  et  obsèques,  qui  ne 
peuvent  tarder  longtemps,  car  toute  vie  est 
transitoire,  et  il  boit  excessivement. 

Ces  nouvelles  me  jetèrent  dans  une  affliction 
qu'il  est  facile  de  comprendre.  Je  mêlai  mes 
larmes  à  celles  du  petit  frère.  Cependant,  je 
lui  demandai  des  nouvelles  de  ma  bonne 
mère. 

—  Dieu,  me  répondit-il,  qui  se  plut  à  affli- 
ger Rachel  dans  Rama,  a  envoyé  à  votre 
mère,  monsieur  Jacques,  diverses  tribulations 
pour  son  bien  et  à  l'effet  de  châtier  maître 
Léonard  de  son  péché  quand  il  chassa  mé- 
chamment en  ma  personne  Jésus-Christ  de  la 
rôtisserie.  Il  a  transporté  la  plupart  des  ache- 
teurs de  volaille  et  de  pâtés  à  la  fille  de  ma- 
dame Quonian,  qui  tourne  la  broche  à  l'autre 
bout  de  la  rue  Saint-Jacques.  Madame  votre 
mère  voit  avec  douleur  qu'il  a  béni  cette 
maison  aux  dépens  de  la  sienne,  qui  est  main- 

16. 


282       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

tenant  si  désertée  que  la  mousse  en  couvre 
quasiment  la  pierre  du  seuil.  Elle  est  soutenue 
dans  ses  épreuves  premièrement  par  sa  dévo- 
tion à  saint  François;  secondement  par  la 
considération  de  votre  avancement  dans  le 
monde,  où  vous  portez  l'épée  comme  un 
homme  de  condition. 

»  Mais  cette  seconde  consolation  a  été  beau- 
coup diminuée  quand  les  sergents  sont  venu^ 
ce  matin  vous  chercher  à  la  rôtisserie  pour 
vous  conduire  à  Bicêtre  y  battre  le  plâtre  pen- 
dant un  an  ou  deux.  C'est  Catherine  qui  vous 
avait  dénoncé  à  M.  de  la  Guérilaude  ;  mais  il 
ne  faut  pas  l'en  blâmer  :  elle  confessa  la  vé- 
rité, comme  elle  devait  le  faire,  étant  chré- 
tienne. Elle  vous  désigna,  avec  M.  l'abbé  Coi- 
gnard,  comme  les  complices  de  M.  d'Anquetil 
et  fit  un  rapport  fidèle  des  meurtres  et  des 
carnages  de  cette  nuit  épouvantable.  Hélas!  sa 
franchise  ne  lui  servit  de  rien,  et  elle  fut  con- 
duite à  l'hôpital  1  C'est  une  chose  horrible  à 
penser  ! 

A  cet  endroit  de  son  récit,  le  petit  frère  se 
mit  la  tête  dans  ses  mains  et  pleura  de  nou- 
veau. 

La  nuit  était  venue.  Je  craignais  de  man- 
quer le  rendez-vous.  Tirant  le  petit  frère  hor» 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE       283 

du  fossé  où  il  était  abîmé,  je  le  mis  debout  et 
le  priai  de  poursuivre  son  récit  en  m'accom- 
pagnant  sur  la  route  de  Saint-Germain,  jus- 
qu'au rond-point  des  Bergères.  Il  m'obéit  vo- 
lontiers, et  marchant  tristement  à  mon  côté,  il 
me  pria  de  l'aider  à  démêler  le  fil  brouillé 
de  ses  idées.  Je  le  replaçai  au  point  où  les 
sergents  me  venaient  prendre  à  la  rôtisserie. 
.  —  Ne  vous  trouvant  pas,  reprit-il,  ils  vou- 
laient emmener  votre  père  à  votre  place. 
Maître  Léonard  prétendait  ne  point  savoir  où 
vous  étiez  caché.  Madame  votre  mère  disait  de 
même,  et  elle  en  faisait  de  grands  serments. 
Que  Dieu  lui  pardonne,  monsieur  Jacques  !  car 
elle  se  parjurait  évidemment.  Les  sergents 
commençaient  à  se  fâcher.  Votre  père  leur  fit 
entendre  raison  en  les  menant  boire.  Et  ils  se 
quittèrent  assez  bons  amis.  Pendant  ce  temps, 
votre  mère  m'ai  la  quérir  aux  Trois  Pucelles, 
où  je  quêtais  selon  les  saintes  règles  de  mon 
ordre.  Elle  me  dépêcha  vers  vous  pour  vous 
avertir  de  fuir  sans  retard,  de  peur  que  le 
lieutenant  de  police  ne  découvre  bientôt  la 
maison  où  vous  logez. 

En  écoutant  ces  tristes  nouvelles,  je  hâtais 
le  pas,  et  nous  avions  déjà  passé  le  pont  de 
Neuilly. 


284       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

Sur  la  côte  assez  rude,  qui  monte  au  rond- 
point  dont  nous  voyions  déjà  les  ormes,  le 
petit  frère  continua  de  parler  d'une  voix  expi- 
rante. 

—  Madame  votre  mère,  dit-il,  m'a  expres- 
sément recommandé  de  vous  avertir  du  péril 
qui  vous  menace  et  elle  m'a  remis  pour  vous 
un  petit  sac  que  j'ai  caché  sous  ma  robe.  Je 
ne  l'y  retrouve  plus,  ajouta-t-il  après  s'être 
tâté  dans  tous  les  sens.  Et  comment  aussi 
voulez-vous  que  je  trouve  rien  après  avoir 
perdu  Catherine?  Elle  était  dévote  à  saint 
François,  et  très  aumônière.  Et  pourtant  ils 
l'ont  traitée  comme  une  fille  perdue,  et  ils 
vont  lui  raser  la  tête,  et  c'est  une  chose 
affreuse  à  penser  qu'elle  deviendra  semblable 
aux  poupées  des  modistes  et  qu'elle  sera  em- 
barquée dans  cet  état  pour  l'Amérique,  où  elle 
risquera  de  mourir  de  la  fièvre  et  d'être 
■mangée  par  les  sauvages  anthropophages. 

Il  achevait  ce  discours  en  soupirant  quand 
nous  parvînmes  au  rond-point.  A  notre  gauche, 
l'auberge  du  Cheval-Rouge  élevait  au-dessus 
d'une  double  rangée  d'ormeaux  son  toit  d'ar- 
doises et  ses  lucarnes  armées  de  poulies,  et  l'on 
-apercevait  sous  le  feuillage  la  porte  charre- 
itière,  grande  ouverte. 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUB       285 

Je  ralentis  le  pas,  et  le  petit  frère  se  laissa 
choir  au  pied  d'un  arbre. 

—  Frère  Ange,  lui  dis-je,  vous  me  parliez 
d'un  sachet  que  ma  bonne  mère  vous  avait 
prié  de  me  remettre. 

—  Elle  m'en  pria,  en  effet,  répondit  le  petit 
frère,  et  j'ai  si  bien  serré  ce  sac  que  je  ne 
sais  où  je  l'ai  mis;  mais  sachezbien,  mon- 
sieur Jacques,  que  je  ne  l'ai  pu  perdre  que 
par  excès  de  précautions. 

Je  l'assurai  vivement  qu'il  ne  l'avait  point 
perdu  et  que,  s'il  ne  le  retrouvait  tout  de  suite, 
je  l'aiderais  moi-même  à  le  chercher. 

Le  ton  de  mes  paroles  lui  fut  sensible,  car 
il  tira,  avec  de  grands  soupirs,  de  dessous  son 
froc,  un  petit  sac  d'indienne  qu'il  me  tendit  à 
regret.  J'y  trouvai  un  écu  de  six  livres  et  une 
médaille  de  la  vierge  noire  de  Chartres,  que 
je  baisai  en  versant  des  larmes  d'attendrisse- 
ment et  de  repentir.  Cependant  le  petit  frère 
faisait  sortir  de  toutes  ses  poches  des  paquets 
d'images  coloriées  et  de  prières  ornées  de  vi 
gnettes  grossières.  Il  en  choisit  deux  ou  trois 
qu'il  m'offrit  préférablement  aux  autres, 
comme  les  plus  utiles,  à  son  avis,  pour  les 
pèlerins,  et  voyageurs,  et  pour  toutes  les  per- 
sonnes errantes. 


286       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

—  Elles  sont  bénites,  me  dit-il,  et  efficaces 
dans  le  danger  de  mort  ou  de  maladie,  tant 
par  récitation  orale  que  par  attouchement  et 
application  sur  la  peau.  Je  vous  les  donne, 
monsieur  Jacques,  pour  l'amour  de  Dieu. 
Souvenez- vous  de  me  faire  quelque  aumône. 
N'oubliez  pas  que  je  mendie  au  nom  du  bon 
saint  François.  Il  vous  protégera  sans  faute, 
si  vous  assistez  son  fils  le  plus  indigne,  que  je 
suis  précisément. 

Tandis  qu'il  parlait  de  la  sorte,  je  vis,  aux 
clartés  mourantes  du  jour,  une  berline  à 
quatre  chevaux  sortir  par  la  porte  charretière 
du  Gheval-Rouge  et  venir  se  ranger  avec  force 
claquements  de  fouets  et  piaffements  de  che- 
vaux sur  la  chaussée,  tout  près  de  l'arbre  sous 
lequel  frère  Ange  était  assis.  J'observai  alors 
que  ce  n'était  pas  précisément  une  berline, 
mais  une  grande  voiture  à  quatre  places,  avec 
un  coupé  assez  petit  sur  le  devant.  Je  la  con- 
sidérais depuis  une  minute  ou  deux,  quand  je 
vis,  gravissant  la  côte,  M.  d'Anquetil  accom- 
pagné de  Jahel,  en  cornette,  avec  des  paquets 
sous  son  manteau,  et  suivi  de  M.  Coignard, 
chargé  de  cinq  ou  six  bouquins  enveloppés 
dans  une  vieille  thèse.  A  leur  venue,  les  pos- 
tillons abaissèrent  les  deux  marchepieds  et  ma 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE       287 

belle  maîtresse,  ramassant  ses  jupes  en  ballon, 
se  hissa  dans  le  coupé,  poussée  d'en  bas  par 
M.  d'Anquetil. 

A  ce  spectacle,  je  m'élançai,  je  m'é- 
criai : 

—  Arrêtez,  Jahel  !  Arrêtez,  monsieur  ! 
Mais  le  séducteur  n'en  poussait   que  plus 

fort  la  perfide,  dont  la  rondeur  charmante  dis- 
parut bientôt.  Puis,  s'apprêtant  à  la  rejoindre, 
un  pied  sur  le  marchepied,  il  me  regarda  avec 
surprise  : 

—  Ah  !  monsieur  Tournebroche  !  vous  voulez 
donc  me  prendre  toutes  mes  maîtresses  !  Jahel 
après  Catherine.  C'est  une  gageure. 

Mais  je  ne  l'entendais  pas,  et  j'appelai  en- 
core Jahel,  tandis  que  frère  Ange,  s'étant  levé 
de  dessous  son  orme,  et  s'allant  planter  contre 
la  portière,  offrait  à  M.  d'Anquetil  des  images 
de  saint  Roch,  l'oraison  à  réciter  pendant 
qu'on  ferre  les  chevaux,  la  prière  contre  le 
mal  des  ardents,  et  demandait  la  charité  d'une 
voix  lamentable. 

Je  serais  resté  là  toute  la  nuit,  appelant 
Jahel,  si  mon  bon  maître  ne  m'eût  tiré  à  lui, 
et  poussé  dans  la  grande  caisse  de  la  voiture, 
où  il  entra  après  moi. 

—  Laissons-leur  le  coupé,  me  dit-il  ;  et  fai- 


288       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    l'ÉDAUQUE 

sons  route  tous  Jeux  dans  cette  caisse  spa- 
cieuse. Je  vous  ai,  Tourneb roche,  longtemps 
cherché,  et,  à  ne  vous  rien  déguiser,  nous  par- 
tions sans  vous,  quand  je  vous  aperçus  sous 
un  arbre  avec  le  capucin.  Nous  ne  pouvions 
tarder  davantage,  car  M.  de  la  Guéritaude 
nous  fait  rechercher  activement.  Et  il  a  le 
bras  long;  il  prête  de  l'argent  au  Roi. 

La  berline  roulait  déjà,  et  frère  Ange,  atta- 
ché à  la  portière,  la  main  tendue,  nous  pour- 
suivait en  mendiant. 

Je  m'abîmai  dans  les  coussins. 

—  Hélas  I  monsieur,  m'écriai-je,  vous  m'a- 
viez pourtant  dit  que  Jahel  était  enfermée 
sous  une  triple  serrure. 

—  Mon  fils,  répondit  mon  bon  maître,  il  ne 
fallait  pas  en  avoir  une  confiance  excessive, 
car  les  filles  se  jouent  des  jaloux  et  de  leurs 
cadenas.  Et,  quand  la  porte  est  fermée,  elles 
sautent  par  la  fenêtre.  Vous  n'avez  pas  l'idée, 
Tournebroche,  mon  enfant,  de  la  ruse  des 
femmes.  Les  anciens  en  ont  rapporté  des 
exemples  admirables  et  vous  en  trouverez  plu- 
sieurs au  livre  d'Apulée,  où  ils  sont  semés 
comme  du  sel  dans  le  récit  de  la  Métamor- 
phose. Mais,  où  cette  ruse  se  fait  mieux  en- 
tendre, c'est  dans  un  conte  arabe  que  M.  Galand 


LA  RÔTISSERIE    DE    LA    REINE   PÉDAUQUE       289 

a  fait  nouvellement  connaître  en  Europe  et 
que  je  vais  vous  dire  : 

)'  Schariar,  sultan  de  Tartarie,  et  son  frère 
Schahzenan,  se  promenant  un  jour  au  bord 
de  la  mer,  virent  s'élever  soudain  au-dessus 
des  flots  une  colonne  noire,  qui  marcha  vers 
le  rivage.  Ils  reconnurent  un  Génie  de  l'espèce 
la  plus  féroce,  en  forme  de  géant  d'une  hau- 
teur prodigieuse,  et  portant  sur  sa  tête  une 
caisse  de  verre,  fermée  à  quatre  serrures  de 
fer.  Cette  vue  les  remplit  d'une  telle  épou- 
vante, qu'ils  s'allèrent  cacher  dans  la  fourche 
d'un  arbre  qui  était  proche.  Cependant  le  Génie 
mit  pied  sur  le  rivage  avec  la  caisse  qu'il  alla 
porter  au  pied  de  l'arbre  où  étaient  les  deux 
princes.  Puis  s'y  étant  lui-même  couché,il  ne 
tarda  pas  à  s'endormir.  Ses  jambes  s'étendaient 
jusqu'à  la  mer  et  son  souffle  agitait  la  terre  et 
le  ciel.  Tandis  qu'il  reposait  si  effroyablement, 
le  couvercle  du  coffre  se  souleva  et  il  en  sortit 
une  dame  d'une  taille  majestueuse  et  d'une 
beauté  parfaite.  Elle  leva  la  tête... 

A  cet  endroit,  j'interrompis  ce  récit,  que 
j'entendais  à  peine. 

—  Ah  I  monsieur,  m'écriai-je,  que  pensez- 
vous  que  Jahel  et  M.  d'Anquetil  se  disent  en 
ce  moment,  seuls  dans  ce  coupé? 

17 


290       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDADQUE 

—  Je  ne  sais,  répondit  mon  bon  maître; 
c'est  leur  afi'aire  et  non  la  nôtre.  Mais  achevons 
ce  conte  arabe,  qui  est  plein  de  sens.  Vous 
m'avez  inconsidérément  interrompu,  Tourne- 
broche,  au  moment  où  cette  dame,  levant  la 
tête,  découvrit  les  deux  princes  dans  l'arbre 
où  ils  s'étaient  cachés.  Elle  leur  fit  signe  de 
venir  et,  voyant  qu'ils  hésitaient,  partagés 
entre  l'envie  de  répondre  à  l'appel  d'une  si 
belle  personne  et  la  peur  d'approcher  un  géant 
si  terrible,  elle  leur  dit  d'un  ton  de  voix  bas, 
mais  animé:  «  Descendez  tout  de  suite,  ou 
j'éveille  le  Génie  1  »  A  son  air  impérieux  et 
résolu,  ils  comprirent  que  ce  n'était  point  là 
une  vaine  menace,  et  que  le  plus  sûr  comme 
le  plus  agréable,  était  encore  de  descendre.  Ils 
le  firent  avec  toutes  les  précautions  possibles 
pour  ne  pas  éveiller  le  Génie.  Lorsqu'ils  furent 
en  bas,  la  dame  les  prit  par  la  main  et,  s'étant 
un  peu  éloignée  avec  eux  sous  les  arbres,  elle 
leur  fit  entendre  clairement  qu'elle  était  prête 
à  se  donner  tout  de  suite  à  l'un  et  à  l'autre. 
Ils  se  prêtèrent  de  bonne  grâce  à  cette  fantaisie 
et,  comme  ils  étaient  hommes  de  cœur,  la 
crainte  ne  gâta  pas  trop  leur  plaisir.  Après 
qu'elle  eut  obtenu  d'eux  ce  qu'elle  souhaitait, 
ayant   remarqué    qu'ils   avaient    chacun   une 


LA    RÔTISSERIE    DE    LÀ    REINE    PÉDAUQUE       291 

bague  au  doigt,  elle  la  leur  demanda.  Puis, 
retournant  au  coffre  où  elle  logeait,  elle  en  tira 
un  chapelet  d'anneaux  qu'elle  montra  aux 
princes. 

»  —  Savez-vous,  leur  dit-elle,  ce  que  signifient 
ces  bagues  enfilées?  Ce  sont  celles  de  tous  les 
hommes  pour  qui  j'ai  eu  les  mêmes  bontés  que 
pour  vous.  Il  y  en  a  quatre-vingt-dix-huit  bien 
comptées,  que  je  garde  en  mémoire  d'eux. 
Je  vous  ai  demandé  les  vôtres  pour  la  même 
raison  et  afin  d'avoir  la  centaine  accomplie. 
»  Voilà  donc,  continua-t-elle,  cent  amants  que 
j'ai  eus  jusqu'à  ce  jour,  malgré  la  vigilance  et 
les  soins  de  ce  vilain  Génie,  qui  ne  me  quitte 
pas.  Il  a  beau  m'enfermer  dans  cette  caisse  de 
verre  et  me  tenir  cachée  au  fond  de  la  mer,  je 
le  trompe  autant  qu'il  me  plaît. 

j>  Cet  ingénieux  apologue,  ajouta  mon  bon 
maître,  vous  montre  les  femmes  aussi  rusées 
en  Orient,  où  elles  sont  recluses,  que  parmi 
les  Européens,  où  elles  sont  libres.  Si  l'une 
d'elles  a  formé  un  projet,  il  n'est  mari,  amant 
père,  oncle,  tuteur,  qui  en  puissent  empêcher 
l'exécution.  Vous  ne  devez  donc  pas  être  sur- 
pris, mon  fils,  que  tromper  les  soins  de  ce 
vieux  Mardochée  n'ait  été  qu'un  jeu  pour  cette 
Jahel  qui  mêle,  en  son  génie  pervers,  l'adresse 


292       LA    RÔTISSERIE    DE   LA   REINE    PJ^PAI'ÇUB 

de  nos  guilledines  à  la  perfidie  orientale.  Je  la 
devine,  mon  fils,  aussi  ardente  au  plaisir 
qu'avide  d'or  et  d'argent,  et  digne  race  d'Olibah 
et  d'Aolibah. 

»  Elle  est  d'une  beauté  acide  et  mordante, 
dont  je  sens  moi-même  quelque  peu  l'atteinte, 
bien  que  l'âge,  les  méditations  sublimes  et  les 
misères  d'une  vie  agitée  aient  beaucoup  amorti 
en  moi  le  sentiment  des  plaisirs  charnels.  A  la 
peine  que  vous  cause  le  bon  succès  de  son 
aventure  avec  M.  d'Anquetil,  je  démêle,  mon 
fils,  que  vous  ressentez  bien  plus  vivement  que 
moi  la  dent  acérée  du  désir,  et  que  vous  êtes 
déchiré  de  jalousie.  C'est  pourquoi  vous  blâmez 
une  action,  irrégulière  à  la  vérité,  et  contraire 
aux  vulgaires  convenances,  mais  indifférente 
en  soi  ou  du  moins  qui  n'ajoute  rien  de  consi- 
dérable au  mal  universel .  Vous  me  condamnez 
au  dedans  de  vous,  d'y  avoir  eu  part,  et  vous 
croyez  prendre  l'intérêt  des  mœurs,  quand  vous 
ne  suivez  que  le  mouvement  de  vos  passions. 
C'est  ainsi,  mon  fils,  que  nous  colorons  à  nos 
yeux  nos  pires  instincts.  La  morale  humaine 
n'a  pas  d'autre  origine.  Confessez  pourtant 
qu'il  eût  été  dommage  de  laisser  plus  longtemps 
une  si  belle  fille  à  ce  vieux  lunatique.  Concevez 
•que  M.  d'Anquetil,  jeune  et  beau,  est  mieux 


LÀ    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE       293 

assorri  à  une  si  aimable  personne,  et  résignez- 
vous  à  ce  q?ie  vous  ne  pouvez  empêcher.  Cette 
sagesse  est  difficile.  Elle  le  serait  plus  encore 
SI  on  vous  avait  pris  votre  maîtresse.  Vous 
sentiriez  alors  des  dents  de  fer  vous  labourer 
Ja  chair  et  votre  esprit  s'emplirait  d'images 
odieuses  et  précises.  Cette  considération,  mon 
liis,  doit  adoucir  votre  souffrance  présente.  Au 
reste,  la  vie  est  pleine  de  travaux  et  de  dou- 
ieurs.  C'est  ce  qui  nous  fait  concevoir  une 
juste  espérance  de  la  béatitude  éternelle. 

Ainsi  parlait  mon  bon  maître,  tandis  que  les 
ormes  de  la  route  royale  fuyaient  à  nos  côtés. 
Je  me  gardai  de  lui  répondre  qu'il  irritait  mes 
chagrins  en  voulant  les  adoucir  et  qu'il  mettait, 
sans  le  savoir,  le  doigt  sur  la  plaie. 

Notre  premier  relais  fut  à  Juvisy  où  nous  ar- 
rivâmes le  matin  par  la  pluie.  En  entrant 
dans  l'auberge  de  la  poste,  je  trouvai  Jahel  au 
coin  de  la  cheminée,  où  cinq  ou  six  poulets 
tournaient  sur  trois  broches.  Elle  se  chauffait 
les  pieds  et  laissait  voir  un  peu  de  ses  bas  de 
soie,  qui  étaient  pour  moi  un  grand  sujet  de 
trouble,  par  l'idée  de  la  jambe  que  je  me  repré- 
sentais exactement  avec  le  grain  de  la  peau,  le 
duvet  et  toutes  sortes  de  circonstances  frap- 
pantes. M.  d'Anquetil  était  accoudé  au  dossier  de 


294      LA    RÔTISSERIE    DE    LA  REINE    PÉDAUQUE 

la  chaise  OÙ  elle  était  assise,  la  joue  dans  la  main. 
Il  l'appelait  son  âme  et  sa  vie;  il  lui  demandait 
si  elle  n'avait  pas  faim;  et,  comme  elle  répon- 
dit que  oui,  il  sortit  pour  donner  des  ordres. 
Demeuré  seul  avec  l'infidèle,  je  la  regardai 
dans  les  yeux,  qui  reflétaient  la  flamme  du 
foyer. 

—  Ah!  Jahel,  m'écriai-je,  je  suis  bien  mal- 
heureux, vous  m'avez  trahi  et  vous  ne  m'aimez 
plus. 

—  Qui  vous  dit  que  je  ne  vous  aime  plus? 
répondit-elle  en  tournant  vers  moi  un  regard 
de  velours  et  de  flamme. 

—  Hélas  1  mademoiselle,  il  y  paraît  assez  à 
votre  conduite. 

—  Eh  quoi  I  Jacques,  pouvez-vous  m'envier 
le  trousseau  de  toile  de  Hollande  et  la  vaisselle 
godronnée  que  ce  gentilhomme  me  doit  donner. 
Je  ne  vous  demande  qu'un  peu  de  discrétion 
jusqu'à  l'effet  de  ses  promesses,  et  vous  verrez 
que  je  suis  pour  vous  telle  que  j'étais  à  la 
Groix-des-Sablons. 

—  Hélas  I  Jahel,  en  attendant,  mon  rival 
jouira  de  vos  faveurs. 

—  Je  sens,  reprit-elle,  que  ce  sera  peu  de 
chose,  et  que  rien  n'eflacera  le  souvenir  que 
vous  m'avez  laissé.  Ne  vous  tourmentez  pas  de 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE      295 

ces  bagatelles  ;  elles  n'ont  de  prix  que  par  l'idée 
que  vous  vous  en  faites. 

—  Oh  !  m'écriai -je,  l'idée  que  je  m'en  fais 
est  affreuse,  et  je  crains  de  ne  pouvoir  sur- 
vivre à  votre  trahison. 

Elle  me  regarda  avec  une  sympathie  mo- 
queuse et  me  dit  en  souriant  : 

—  Croyez-moi,  mon  ami,  nous  n'en  mour- 
rons ni  l'un  ni  l'autre.  Songez,  Jacques,  qu'il 
me  faut  le  linge  et  la  vaisselle.  Soyez  prudent; 
ne  laissez  rien  voir  des  sentiments  qui  vous 
agitent,  et  je  vous  promets  de  récompenser  plus 
tard  votre  discrétion. 

Cette  espérance  adoucit  un  peu  mes  chagrins 
cuisants.  L'hôtesse  vint  mettre  sur  la  table  la 
nappe  parfumée  de  lavande,  les  assiettes  d'étain, 
les  gobelets  et  les  pots.  J'avais  grand  faim,  et 
quand  M.  d'Anquetil,  rentrant  dans  l'auberge 
avec  l'abbé,  nous  invita  à  manger  un  morceau, 
je  pris  volontiers  ma  place  entre  Jahel  et  mon 
bon  maître.  Dans  la  peur  d'être  poursuivis, 
nous  repartîmes  après  avoir  expédié  trois  ome- 
lettes et  deux  petits  poulets.  On  convint  dans 
ce  péril  pressant,  de  brûler  les  étapes  jusqu'à 
Sens,  où  nous  décidâmes  de  passer  la  nuit. 

Je  me  faisais  de  cette  nuit  une  idée  horrible 
pensant  qu'elle  devait  consommer  la  trahison 


296       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

de  Jahel.  Et  cette  appréhension  trop  If^dtime 
me  troublait  au  point  que  je  ne  prêtais  qu  une 
oreille  distraite  aux  discours  de  mon  bon 
maître,  à  qui  les  moindres  incidents  du  voyage 
inspiraient  des  réflexions  admirables. 

Mes  craintes  n'étaient  point  vaines,  des- 
cendus à  Sens,  dans  la  méchante  hôtellerie  de 
VEomme-Armé,  à  peine  y  avions-nous  soupe, 
que  M.  d'Anquetil  emmena  Jahel  dans  sa 
chambre,  qui  se  trouvait  voisine  de  la  mienne, 
où  je  ne  pus  goûter  un  moment  de  repos.  Je 
me  levai  au  petit  jour  et,  fuyant  cette  chambre 
détestée,  je  m'allai  asseoir  tristement  sous  la 
porte  charretière,  parmi  les  postillons  qui  bu- 
vaient du  vin  blanc  en  lutinant  les  servantes. 
J'y  demeurai  deux  ou  trois  heures  à  méditer 
mes  chagrins.  Déjà  la  voiture  était  attelée, 
quand  Jahel  parut  sous  la  voûte,  toute  frileuse 
dans  sa  mante  noire.  Ne  pouvant  soutenir  sa 
vue,  je  détournai  les  yeux.  Elle  s'approcha  de 
moi,  s'assit  sur  la  borne  où  j'étais  et  me  dit 
avec  douceur  de  ne  point  m'affliger,  que  ce 
dont  je  me  faisais  un  monstre  était  en  réalité 
peu  de  chose,  qu'il  fallait  se  faire  une  raison, 
que  j'étais  trop  homme  d'esprit  pour  vouloir 
une  femme  à  moi  tout  seul,  qu'en  ce  cas  on 
prenait  une  ménagère  sans  esprit  et  sans  beauté, 


LÀ    RÔTISSERIE    DE   LÀ    REINE    PÉDÀUQUE      297 

et  qu'encore  c'était  une  grande  chance  à  courir. 

—  Il  faut-  que  je  vous  quitte,  ajouta-t-elle. 
J'entends  le  pas  de  M.  d'Anquetil  dans  l'es- 
calier. 

Et  elle  me  donna  un  baiser  sur  la  bouche, 
qu'elle  appuya  et  prolongea  avec  la  volupté 
violente  de  la  peur,  car  les  bottes  de  son  galant 
faisaient,  près  de  nous,  craquer  les  montées  de 
bois,  et  la  joueuse  y  risquait  sa  toile  de  Hol- 
lande et  son  pot  à  oille  d'argent  godronné. 

Le  postillon  baissa  le  marchepied  du  coupé, 
mais  M.  d'Anquetil  demanda  à  Jahel  s'il  ne 
serait  pas  plus  plaisant  de  nous  tenir  tous  en- 
semble dans  la  grande  caisse,  et  il  ne  m'é- 
chappa point  que  c'était  le  premier  effet  de 
l'intimité  qu'il  venait  d'avoir'  avec  Jahel,  et 
qu'un  plein  contentement  de  tous  ses  désirs  lui 
rendait  la  solitude  avec  elle  moins  agréable. 
Mon  bon  maître  avait  pris  soin  d'emprunter  à 
la  cave  de  V Homme-Armé  cinq  ou  six  bouteilles 
de  vin  blanc  qu'il  aménagea  sous  les  coussins 
et  que  nous  bûmes  pour  tromper  les  ennuis 
de  la  route. 

Nous  arrivâmes  à  raidi  à  Joigny,  qui  est 
uneassez  jolie  ville.  Prévoyant  que  je  viendrais 
à  bout  de  mes  deniers  avant  la  fin  du  voyage 
et  ne  pouvant  souffrir  l'idée  de  laisser  payeF 

17, 


298       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDALQUE 

mon  écot  par  M.  d'Anquetil  sans  y  être  réduit 
par  la  plus  extrême  nécessité,  je  résolus  de 
vendre  une  bague  et  un  médaillon  que  je  te- 
nais de  ma  mère,  et  je  parcourus  la  ville  à  la 
recherche  d'un  orfèvre.  J'en  découvris  un  sur 
la  grand'place,  vis-à-vis  de  l'église,  qui  tenait 
boutique  de  chaînes  et  de  croix,  à  l'enseigne 
de  La  bonne  Foi.  Quel  ne  fut  pas  mon  éton- 
nement,  d'y  trouver  mon  bon  maître  qui,  devant 
le  comptoir,  tirant  d'un  cornet  de  papier  cinq 
ou  six  petits  diamants,  que  je  reconnus  bien 
pour  ceux  que  M.  d'Astarac  nous  avait  montrés, 
demanda  à  l'orfèvre  le  prix  qu'il  pensait  don- 
ner de  ces  pierres! 

L'orfèvre  les  examina,  puis  observant  l'abbé 
par-dessus  ses  besicles  : 

—  Monsieur,  lui  dit-il,  ces  pierres  seraient 
d'un  grand  prix  si  elles  étaient  véritables.  Mais 
elles  sont  fausses  ;  et  il  n'est  pas  besoin  de  la 
pierre  de  touche  pour  s'en  assurer.  Ce  sont  des 
perles  de  verre,  bonnes  seulement  pour  donner 
à  jouer  aux  enfants,  à  moins  qu'on  ne  les  ap- 
plique à  la  couronne  d'une  Notre-Dame  de 
village,  où  elles  feront  un  bel  effet. 

Sur  cette  réponse,  M.  Goignard  reprit  ses 
diamants  et  tourna  le  dos  à  l'orfèvre.  Dans  ce 
mouvement  il  m'aperçut  et  sembla  assez  con- 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE       299 

fus  de  la  rencontre.  Je  conclus  mon  affaire  en 
peu  de  temps  et,  retrouvant  mon  bon  maître 
au  seuil  de  la  porte,  je  lui  représentai  le  tort 
qu'il  risquait  de  faire  à  ses  compagnons  et  à 
lui-même  en  dérobant  des  pierres  qui,  pour 
son  malheur,  eussent  pu  être  véritables. 

—  Mon  fils,  me  répondit-il,  Dieu,  pour  me 
conserver  innocent,  a  voulu  qu'elles  ne  fussent 
qu'apparence  et  faux-semblant.  Je  vous  avoue 
que  j'eus  tort  de  les  dérober.  Vous  m'en  voyez 
au  regret,  et  c'est  une  page  que  je  voudrais 
arracher  au  livre  de  ma  vie,  dont  quelques 
feuillets,  pour  tout  dire,  ne  sont  point  aussi  nets 
et  immaculés  qu'il  conviendrait.  Je  sens  vive- 
ment ce  que  ma  conduite  offre,  à  cet  endroit, 
de  répréhensible.  Mais  l'homme  ne  doit  pas 
trop  s'abattre  quand  il  tombe  en  quelque  faute  ; 
et  c'est  ici  le  moment  de  me  dire  à  moi- 
même  avec  un  illustre  docteur  :  «  Considé- 
rez votre  grande  fragilité,  dont  vous  ne  faites 
que  trop  souvent  l'épreuve  dans  les  moindres 
rencontres;  et  néanmoins  c'est  pour  votre  salu^ 
que  ces  choses  ou  autres  semblables  vous  ar- 
rivent. Tout  n'est  pas  perdu  pour  vous,  si  vous 
vous  trouvez  souvent  affligé  et  tenté  rudement, 
et  si  même  vous  succombez  à  la  tentation. 
Vous  êtes  homme  et  non  pas  Dieu  ;  vous  êtes 


300       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

de  chair,  et  non  pas  un  ange.  Gomment  poiir- 
riez-vous  toujours  demeurer  en  un  même  état  de 
vertu,  puisque  cette  fidélité  a  manqué  aux  anges 
dans  le  Ciel  et  au  premier  homme  dans  le  Pa- 
radis?». Voilà,  Tournebroche,  mon  fils,  les  seuls 
entretiens  spirituels  et  les  vrais  soliloques  qui 
conviennent  à  l'état  présent  de  mon  âme.  Mais 
ne  serait-il  point  temps,  après  cette  malheureuse 
démarche,  sur  laquelle  je  n'insiste  pas,  de  re- 
tourner à  notre  auberge,  pour  y  boire,  en 
compagnie  des  postillons,  qui  sont  gens  simples 
et  de  commerce  facile,  une  ou  deux  bouteilles 
de  vin  du  cru  ? 

Je  me  rangeai  à  cet  avis  et  nous  regagnâmes 
l'hôtellerie  de  la  poste  où  nous  trouvâmes 
M.  d'Anquetil  qui,  revenant  comme  nous  de 
la  ville,  en  rapportait  des  cartes.  Il  joua  au 
piquet  avec  mon  bon  maître  et,  quand  nous 
nous  remîmes  en  route,  ils  continuèrent  de 
jouer  dans  la  voiture.  Cette  fureur  de  jeu  qui 
emportait  mon  rival,  me  rendit  quelque  liberté 
auprès  de  Jahel,  qui  m'entretenait  plus  volon- 
tiers depuis  qu'elle  était  délaissée.  Je  trouvais 
à  ces  entretiens  une  amère  douceur.  Lui  re- 
prochant sa  perfidie  et  son  infidélité,  je  soula- 
geais mon  chagrin  par  des  plaintes,  tantôt 
faibles,  tantôt  violentes. 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE      301 

—  Hélas  I  Jahel  I  disais-je,  le  souvenir  et 
l'image  de  nos  tendresses,  qui  faisaient  naguère 
mes  plus  chères  délices,  me  sont  devenus  un 
cruel  tourment,  par  l'idée  que  j'ai  que  vous 
êtes  aujourd'hui  avec  un  autre  ce  que  vous 
fûtes  avec  moi. 

Elle  répondait  : 

—  Une  femme  n'est  pas  la  même  avec  tout 
le  monde. 

Et  quand  je  prolongeais  excessivement  les 
lamentations  et  les  reproches,  elle  disait  : 

—  Je  conv7ois  que  je  vous  ai  fait  du  chagrin. 
Mais  ce  n'est  pas  une  raison  pour  m'assassiner 
cent  fois  le  jour  de  vos  gémissements  inutiles. 

M.  d'Anquetil,  quand  il  perdait,  était  d'une 
humeur  fâcheuse.  Il  molestait  à  tout  propos 
Jahel  qui,  n'étant  point  patiente,  le  menaçait 
d'écrire  à  son  oncle  Mosaïde  qu'il  vînt  la  re- 
prendre. Ces  querelles  me  donnaient  d'abord 
quelque  lueur  de  joie  et  d'espérance;  mais  après 
qu'elles  se  furent  plusieurs  fois  renouvelées, 
je  les  vis  naître,  au  contraire,  avec  inquiétude, 
ayant  reconnu  qu'elles  étaient  suivies  de  récon- 
ciliations  impétueuses,  qui  éclataient  soudaine- 
ment à  mes  oreilles  en  baisers,  en  susurrements 
et  en  soupirs  lascifs.  M.  d'Anquetil  ne  me 
soufTrait  qu'avec  peine.  Il  avait,  au  contraire^. 


302       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

une  vive  tendresse  pour  mon  bon  maître,  qui 
la  méritait  par  son  humeur  égale  et  riante  et 
par  l'incomparable  élégance  de  son  esprit.  Ils 
jouaient  et  buvaient  ensemble  avec  une  sympa- 
thie qui  croissait  chaque  jour.  Les  genoux 
rapprochés  pour  soutenir  la  tablette  sur  laquelle 
ils  abattaient  leurs  cartes,  ils  riaient,  plaisan- 
taient, se  faisaient  des  agaceries,  et,  bien  qu'il 
leur  arrivât  quelquefois  de  se  jeter  les  cartes  à 
la  tête,  en  échangeant  des  injures  qui  eussent 
fait  rougir  les  forts  du  port  Saint-Nicolas  et 
les  bateliers  du  Mail,  bien  que  M.  d'Anquetil 
jurât  Dieu,  la  Vierge  et  les  Saints,  qu'il  n'avait 
vu  de  sa  vie,  même  au  bout  d'une  corde,  plus 
vilain  larron  que  l'abbé  Coignard,  on  sentait 
qu'il  aimait  chèrement  mon  bon  maître,  et 
c'était  plaisir  de  l'entendre  un  moment  après 
s'écrier  en  riant  : 

—  L'abbé,  vous  serez  mon  aumônier  et  vous 
ferez  mon  piquet.  Il  faudra  aussi  que  vous 
soyez  de  nos  chasses.  On  cherchera  jusqu'au 
fond  du  Perche  un  cheval  assez  gros  pour  vous 
porter  et  l'on  vous  fera  un  équipement  de  vé- 
nerie pareil  à  celui  que  j'ai  vu  à  l'évêque  d'Uzès. 
Il  est  grand  temps,  au  reste,  de  vous  habiller 
à  neuf  :  car,  sans  reproche,  l'abbé,  votre  culotte 
ne  vous  tient  plus  au  derrière. 


LÀ    RÔTISSERIE   DE    LÀ    REINE    PÉDÀUQUE      303 

Jahel  aussi  cédait  au  penchant  irrésistible 
qui  inclinait  les  âmes  vers  mon  bon  maître. 
Elle  résolut  de  réparer,  autant  qu'il  était 
possible,  le  désordre  de  sa  toilette.  Elle  mit 
une  de  ses  robes  en  pièces  pour  raccommoder 
l'habit  et  les  chausses  de  notre  vénérable  ami, 
et  lui  fit  cadeau  d'un  mouchoir  de  dentelle 
pour  en  faire  un  rabat.  Mon  boa  maître 
recevait  ces  petits  présents  avec  une  dignité 
pleine  de  grâce.  J'eus  lieu  plusieurs  fois  de  le 
remarquer:  il  se  montrait  galant  homme  en 
parlant  aux  femmes.  Il  leur  témoignait  un  in- 
térêt qui  n'était  jamais  indiscret,  les  louait  avec 
la  science  dun  connaisseur,  leur  donnant  les 
conseils  d'une  longue  expérience,  répandait 
sur  elles  l'indulgence  infinie  d'un  cœur  prêt  à 
pardonner  toutes  les  faiblesses,  et  ne  négligeait 
cependant  aucune  occasion  de  leur  faire 
entendre   de  grandes   et    utiles   vérités. 

Parvenus  le  quatrième  jour  à  Montbard, 
nous  nous  arrêtâmes  sur  une  hauteur  d'où  l'on 
découvrait  toute  la  ville,  dans  un  petit  espace, 
comme  si  elle  était  peinte  sur  toile  par  un 
habile  ouvrier,  soucieux  d'en  marquer  tous  les 
détails. 

—  \oyez,  nous  dit  mon  bon  maître,  ces 
murailles,  ces  tours,  ces  clochers,  ces  toits,  qui 


3U4       LÀ    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDACQUE 

sortent  de  la  veraure.  C'est  une  ville,  et,  sans 
même  chercher  son  histoire  et  son  nom,  il 
nous  convient  d'y  réfléchir,  comme  au  plus 
digne  sujet  de  méditation  qui  puisse  nous  être 
off'ert  sur  la  face  du  monde.  En  eff'et,  une 
ville,  quelle  qu'elle  soit,  donne  matière  aux 
spéculations  de  l'esprit.  Les  postillons  nous 
disent  que  voici  Montbard.  Ce  lieu  m'est 
inconnu.  Néanmoins  je  ne  crains  pas  d'affirmer, 
par  analogie,  que  les  gens  qui  vivent  là,  nos 
semblables,  sont  égoïstes,  lâches,  perfides, 
gourmands,  libidineux.  Autrement,  ils  ne  se- 
raient point  des  hommes  et  ne  descendraient 
point  de  cet  Adam,  à  la  fois  misérable  et 
vénérable,  en  qui  tous  nos  instincts,  jusqu'aux 
plus  ignobles,  ont  leur  source  auguste.  Le 
seul  point  sur  lequel  on  pourrait  hésiter  est 
de  savoir  si  ces  gens-là  sont  plus  portés  sur, 
la  nourriture  que  sur  la  reproduction.  Encore 
le  doute  n'est-il  point  permis  :  un  philosophe 
jugera  sainement  que  la  faim  est,  pour  ces 
malheureux,  un  besoin  plus  pressant  que 
l'amour.  Dans  ma  verte  jeunesse,  je  croyais 
que  l'animal  humain  était  surtout  enclin  à 
la  conjonction  des  sexes.  Mais  c'était  un 
leurre,  et  il  est  clair  que  les  hommes  sont  plus 
intéressés  encore  à  conserver  la  vie  qu'à  la 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE       305 

donner.  C'est  la  faim  qui  est  l'axe  de  l'huma- 
nité; au  reste,  comme  il  est  inutile  d'en  dis- 
puter ici,  je  dirai,  si  l'on  veut,  que  la  vie  des 
mortels  a  deux  pôles,  la  faim  et  l'amour.  Et 
c'est  ici  qu'il  faut  ouvrir  l'oreille  et  l'âme  I 
Ces  créatures  hideuses,  qui  ne  sont  tendues 
qu'à  s'entre-dévorer  ou  à  s'entr'embrasser 
furieusement,  vivent  ensemble  soumises  à  des 
lois  qui  leur  interdisent  précisément  la  satis- 
faction de  cette  double  et  fondamentale  con- 
cupiscence. Ces  animaux  ingénus,  devenus 
citoyens,  s'imposent  volontiers  des  privations 
de  toutes  sortes,  respectent  le  bien  d'autrui, 
ce  qui  est  prodigieux,  eu  égard  à  leur  nature 
avide  ;  et  ils  observent  la  pudeur,  qui  est  une 
hypocrisie  énorme,  mais  commune,  consistant 
à  ne  dire  que  rarement  ce  à  quoi  on  pense 
sans  cesse.  Car  enfin,  de  bonne  foi,  messieurs, 
quand  nous  voyons  une  femme,  ce  n'est  pas  à 
la  beauté  de  son  âme  et  aux  agréments  de 
son  esprit  que  nous  attachons  notre  pensée  ;  et 
dans  notre  entretien  avec  elle,  nous  avons  en 
vue  principalement  ses  formes  naturelles.  Et 
l'aimable  créature  le  savait  si  bien,  qu'habillée 
par  la  bonne  faiseuse,  elle  a  pris  soin  de  ne 
voiler  ses  appas  qu'en  les  exagérant  par  divers 
artifices.    Et  mademoiselle    Jahel,    qui    n'est 


306       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

pourtant  point  une  sauvage,  serait  désolée 
que  l'art  ait  gagné  en  elle  sur  la  nature,  à  ce 
point  qu'on  ne  vît  pas  combien  sa  poitrine 
est  pleine  et  sa  croupe  arrondie.  Ainsi,  de 
quelque  façon  que  nous  considérions  les 
hommes  depuis  la  chute  d'Adam,  nous  les 
voyons  affamés  et  incontinents.  D'où  vient 
donc  que,  réunis  dans  les  villes,  ils  s'imposent 
des  privations  de  toutes  sortes  et  se  soumettent 
à  un  régime  contraire  à  leur  nature  corrom- 
pue? On  a  dit  qu'ils  y  trouvaient  leur  avantage, 
et  qu'ils  sentaient  que  leur  sécurité  est  au 
prix  de  cette  contrainte.  Mais  c'est  leur  sup- 
poser trop  de  raisonnement,  et,  de  plus,  un 
raisonnement  faux,  car  il  est  absurde  de 
sauver  sa  vie  aux  dépens  de  ce  qui  en  faisait 
la  raison  et  le  prix.  On  a  dit  encoro  que  la 
peur  les  retenait  dans  l'obéissance,  ei  il  est 
vrai  que  la  prison,  la  potence  et  la  roue 
assurent  excellemment  la  soumission  aux  lois. 
Mais  il  est  certain  que  le  préjugé  conspire  avec 
les  lois,  et  on  ne  voit  pas  bien  comment  la 
contrainte  aurait  pu  s'établir  si  universellement. 
On  définit  les  lois  les  rapports  nécessaires  des 
choses;  mais  nous  venons  de  voir  que  ces  rap- 
ports sont  en  contradiction  avec  la  nature,  loin 
d'en  être  des   nécessités.  C'est  pourquoi,  mes- 


LA   RÔTISSERIE    DE   LA    REINE    PEDAUQUE      307 

sieurs,  je  chercherai  la  source  et  l'origine  des 
lois  non  dans  l'homme,  mais  hors  de  l'homme, 
et  je  croirai  qu'étant  étrangères  à  l'homme, 
elles  viennent  de  Dieu,  qui  a  formé  de  ses  mains 
mystciieuses  non  seulement  la  terre  et  l'eau, 
la  plante  et  l'animal,  mais  encore  les  peuples 
et  les  sociétés.  Je  croirai  que  les  lois  viennent 
directement  de  lui,  de  son  premier  décalogue, 
et  qu'elles  sont  inhumaines  parce  qu'elles  sont 
divines.  Il  est  bien  entendu  que  je  considère 
ici  les  codes  dans  leur  principe  et  dans  leur 
essence,  sans  vouloir  entrer  dans  leur  diver- 
sité risible  et  leur  complication  pitoyable.  Les 
détails  des  coutumes  et  des  prescriptions,  tant 
écrites  qu'orales,  sont  la  part  de  l'homme,  et 
cette  part  doit  être  méprisée.  Mais,  ne  craignons 
point  de  le  reconnaître,  la  Cité  est  d'institution 
divine.  D'où  il  résulte  que  tout  gouvernement 
doit  être  théocratique.  Un  prêtre  fameux  pour 
la  part  qu'il  prit  dans  la  déclaration  de  1682, 
M.  Bossuet,  n'avait  point  tort  de  vouloir  tra- 
cer les  règles  de  la  politique  d'après  les 
maximes  de  l'Écriture,  et,  s'il  y  a  échoué 
misérablement,  il  n'en  faut  accuser  que  la 
faiblesse  de  son  génie,  qui  s'attacha  platement 
à  des  exemples  tirés  des  Juges  et  des  RoiSy 
sans  voir  que  Dieu,  quand  il  travaille  en  ce 


308       LA    RÔTISSCniE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

monde,  se  proportionne  au  temps  et  à  l'espace 
et  sait  faire  la  différence  des  Français  et  des 
Israélites.  La  cité,  rétablie  sous  son  autorité 
véritable  et  seule  légitime,  ne  sera  pas  la  cité 
de  Josué,  de  Saûl  et  de  David,  ce  sera  plutôt 
la  cité  de  VÉvangile,  la  cité  du  pauvre,  où 
l'artisan  et  la  prostituée  ne  seront  plus  humi- 
liés par  le  pharisien.  Ohl  messieurs!  qu'il 
conviendrait  de  tirer  de  l'Écriture  une  politique 
plus  belle  et  plus  sainte  que  celle  qui  en  fut 
extraite  péniblement  par  ce  rocailleux  et 
stérile  M.  Bossuetl  Quelle  cité,  plus  harmo- 
nieuse que  celle  qu'Orphée  éleva  aux  accords 
de  sa  lyre,  se  construira  sur  les  maximes  de 
Jésus-Christ,  le  jour  où  ses  prêtres,  n'étant 
plus  vendus  à  l'empereur  et  aux  rois,  se 
manifesteront  comme  les  vrais  princes  du 
peuple  I 

Tandis  que,  debout  autour  de  mon  bon 
maître,  nous  l'écoutions  discourir  de  la  sorte, 
nous  fûmes  insensiblement  entourés  d'une 
troupe  de  mendiants  qui,  boitant,  grelottant, 
bavant,  agitant  des  moignons,  secouant  des 
goitres,  étalant  des  plaies  d'où  s'écoulait  une 
humeur  infecte,  nous  obsédaient  de  bénédic- 
tions importunes.  Ils  se  jetèrent  avidement  sur 
quelques    pièces   de    monnaie   que   leur  jeta 


LA    RÔTISSERIE    IiE    LA    REINE    PÉDAUQUE       309 

M.  d'Anquetil  et   roulèrent  ensemble  dans  la 
poussière. 

—  Ces  malheureux  font  mal  à  voir,  soupira 
Jahel. 

—  Cette  pitié,  dit  M.  Coignard,  vous  sied 
comme  une  parure,  mademoiselle  ;  ces  soupirs 
ornent  votre  poitrine  en  la  gonflant  d'un 
souffle  que  chacun  de  nous  voudrait  respirer 
sur  vos  lèvres.  Mais  souffrez  que  je  vous  dise 
que  cette  tendresse,  qui  n'en  est  pas  moins 
touchante  pour  être  intéressée,  trouble  vos 
entrailles  par  la  comparaison  de  ces  misérables 
avec  vous-même,  et  par  l'idée  instinctive  que 
votre  jeune  corps  touche,  pour  ainsi  dire,  à 
ces  chairs  hideusement  ulcérées  et  mutilées, 
comme  il  est  vrai  qu'en  effet  il  y  est  lié  et 
attaché,  en  tant  que  membre  de  Notre-Seigneur 
Jésus-Christ.  D'où  il  suit  que  vous  ne  pouvez 
envisager  cette  corruption  sur  la  chair  de  ces 
malheureux  sans  la  voir,  dans  le  même  temps, 
en  présage  sur  votre  propre  chair.  Et  ces 
misérables  se  sont  levés  vers  vous  comme  des 
prophètes,  annonçant  que  la  part  de  la  famille 
d*Adam  est,  en  ce  monde,  la  maladie  et  la 
mort.  C'est  pourquoi  vous  avez  soupiré,  made- 
moiselle. 

»  Dans  le  fait,  il  n'y  a  aucune  raison  d'es- 


310       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

timer  que  ces  mendiants,  rongés  d'ulcères  et 
de  vermine,  sont  plus  malheureux  que  les  rois 
et  que  les  reines.  Il  ne  faut  même  pas  dire 
qu'ils  sont  plus  pauvres,  si,  comme  il  paraît, 
le  liard  que  cette  goitreuse  a  ramassé  dans  la 
poussière  et  qu'elle  serre  sur  son  cœur  en  ba- 
vant de  joie,  lui  semble  plus  précieux  que 
n'est  un  collier  de  perles  à  la  maîtresse  d'un 
prince-évêque  de  Cologne  ou  de  Salzbourg. 
A  bien  entendre  nos  spirituels  et  véritables  in- 
térêts, il  nous  faudrait  envier  l'existence  de  ce 
cul-de-jatte  qui  rampe  vers  vous  sur  les  mains, 
préférablement  à  celle  du  roi  de  France  ou  de 
l'empereur.  Leur  égal  devant  Dieu,  il  a  peut- 
être  la  paix  du  cœur  qu'ils  n'ont  point  et  les 
trésors  inestimables  de  l'innocence.  Mais  serrez 
vos  jupes,  mademoiselle,  de  peur  qu'il  n'y 
introduise  la  vermine  dont  je  le  vois  couvert. 

Ainsi  parlait  mon  bon  maître,  et  nous  ne 
nous  lassions  point  de  l'écouter. 

A  trois  lieues  environ  de  Montbard,  un 
trait  ayant  cassé  et  les  postillons  manquant  de 
corde  pour  le  raccommoder,  comme  cet  endroit 
de  la  route  est  éloigné  de  toute  habitation, 
nous  demeurâmes  en  détresse.  Mon  bon  maître 
et  M.  d'Anquetil  tuèrent  l'ennui  de  ce  lepos 
forcé  en  jouant  aux  cartes  avec  cette  querel- 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PEDAUQIJE       311 

leuse  sympathie  dont  ils  s'étaient  fait  une 
habitude.  Pendant  que  le  jeune  seigneur  s'éton- 
nait que  son  partenaire  retournât  le  roi  plus 
souvent  que  ne  le  veut  le  calcul  des  probabi- 
lités, Jahel,  assez  émue,  me  tira  à  part,  et 
me  demanda  si  je  ne  voyais  pas  une  voiture 
arrêtée  derrière  nous  à  un  lacet  de  la  roule. 
En  regardant  vers  le  point  qu'elle  m'indiquait, 
j'aperçus  en  effet  une  espèce  de  calèche  gothique, 
d'une  forme  ridicule  et  bizarre. 

—  Cette  voiture,  ajouta  Jahel,  s'est  arrêtée 
en  même  temps  que  nous.  C'est  donc  qu'elle 
nous  suivait.  Je  serais  curieuse  de  distinguer 
les  visages  qui  voyagent  dans  cette  machine. 
J'en  ai  de  l'inquiétude.  N'est-elle  point  coiffée 
d'une  capote  étroite  et  haute?  Elle  ressemble 
à  la  voiture  dans  laquelle  mon  oncle  m'em- 
mena, toute  petite,  à  Paris,  après  avoir  tué  le 
Portugais.  Elle  était  restée,  autant  que  je 
crois,  dans  une  remise  du  château  des  Sablons. 
Celle-ci  me  la  rappelle  tout  à  fait,  et  c'est  un 
horrible  souvenir,  car  j'y  vis  mon  oncle  écu- 
mant  de  rage.  Vous  ne  pouvez  concevoir,  Jac- 
ques, à  quel  point  il  est  violent.  J'ai  moi-même 
éprouvé  sa  fureur  le  jour  de  mon  départ.  Il 
m'enferma  dans  ma  chambre  en  vomissant 
contre  M.  l'abbé  Coignard  des  injures  épou- 


312       LA    RÔTISSERIE   DE    LA   REINE    PÉDAUQUE 

vantables.  Je  frémis  en  pensant  à  l'état  où 
il  dut  être  quand  il  trouva  ma  chambre  vide 
et  mes  draps  encore  attachés  à  la  fenêtre  par 
où  je  m'échappai  pour  vous  joindre  et  fuir  avec 
vous. 

—  Jahel,  vous  voulez  dire  avec  M.  d'An- 
quetil. 

—  Que  vous  êtes  pointilleux  !  Ne  partions- 
nous  pas  tous  ensemble?  Mais  cette  calèche  me 
donne  de  l'inquiétude,  tant  elle  ressemble  à 
celle  de  mon  oncle. 

—  Soyez  assurée,  Jahel,  que  c'est  la  voiture 
de  quelque  bon  Bourguignon  qui  va  à  ses  af- 
faires sans  songer  à  nous. 

—  Vous  n'en  savez  rien,  dit  Jahel.  J'ai  peur. 

—  Vous  ne  pouvez  craindre  pourtant,  made- 
moiselle, que  votre  oncle,  dans  l'état  de  décré- 
pitude où  il  est  réduit,  coure  les  routes  à 
votre  poursuite.  Il  n'est  occupé  que  de  cabbale 
et  rêveries  hébraïques. 

—  Vous  ne  le  connaissez  pas,  me  répondit- 
elle  en  soupirant.  Il  n'est  occupé  que  de  moi. 
Il  m'aime  autant  qu'il  exècre  le  reste  de  l'uni- 
vers. 11  m'aime  d'une  manière... 

—  D'une  manière? 

—  De  toutes  les  manières...  Enfin  il  m'aime. 

—  Jahel,  je  frémis  de  vous  entendre.  Juste 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE       313 

ciel  !  ce  Mosaïde  vous  aimerait  sans  ce  désin- 
téressement qui  est  si  beau  chez  un  vieillard  et 
si  convenable  à  un  oncle.  Dites  tout,  Jahel  ! 

—  Oh  !  vous  le  dites  mieux  que  moi, 
Jacques. 

—  J'en  demeure  stupide.  A  son  âge,  cela 
se  peut-il? 

—  Mon  ami,  vous  avez  la  peau  blanche  et 
l'âme  à  l'avenant.  Tout  vous  étonne.  C'est 
cette  candeur  qui  fait  votre  charme.  On  vous 
trompe  pour  peu  qu'on  s'en  donne  la  peine. 
On  vous  fait  croire  que  Mosaïde  est  âgé  de  cent 
trente  ans,  quand  il  n'en  a  pas  beaucoup  plus 
de  soixante,  qu'il  a  vécu  dans  la  grande 
pyramide,  tandis  qu'en  réalité  il  faisait  la 
banque  à  Lisbonne.  Et  il  ne  tenait  qu'à  moi 
de  passer  à  vos  yeux  pour  une  Salamandre. 

—  Quoi,  Jahel,  dites-vous  la  vérité?  Votre 
oncle... 

—  Oui,  et  c'est  le  secret  de  sa  jalousie.  Il 
croit  que  l'abbé  Goignard  est  son  rival.  Il  le 
détesta  d'instinct,  à  première  vue.  Mais  c'est 
bien  autre  chose  depuis  qu'ayant  surpris  quel- 
ques mots  de  l'entretien  que  ce  bon  abbé  eut 
avec  moi  dans  les  épines,  il  le  peut  haïr  comme 
la  cause  de  ma  fuite  et  de  mon  enlèvement. 
Car,  enfin,  j'ai  été  enlevée,  mon  am.i,  et  cela 

18 


314       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

doit  me  donner  quelque  prix  à  vos  yeux,  (b 
j'ai  été  bien  ingrate  en  quittant  un  si  bon  oncle, 
Mais  je  ne  pouvais  plus  endurer  l'esclavage 
où  il  me  retenait.  Et  puis  j'avais  une  ardente 
envie  de  devenir  riche,  et  il  est  bien  naturel, 
n'est-ce  pas?  de  désirer  de  grands  biens  quand 
on  est  jeune  et  jolie.  Nous  n'avons  qu'une  vie, 
et  elle  est  courte.  On  ne  m'a  pas  appris,  à 
moi,  de  beaux  mensonges  sur  l'immortalité  de 
l'âme. 

—  Hélas  1  Jahel,  m'écriai-je  dans  une  ardeur 
d'amour  que  me  donnait  sa  dureté  même, 
hélas  !  il  ne  me  manquait  rien  près  de  vous  au 
château  des  Sablons.  Que  vous  y  manquait-il, 
à  vous,  pour  être  heureuse? 

Elle  me  fit  signe  que  M.  d'Anquetil  nous 
observait.  Le  trait  était  raccommodé  et  la  ber- 
line roulait  entre  les  coteaux  de  vignes. 

Nous  nous  arrêtâmes  à  Nuits  pour  le  souper 
et  la  couchée.  Mon  bon  maître  but  une  demi- 
douzaine  de  bouteilles  de  vin  du  cru,  qui 
échauffa  merveilleusement  son  éloquence. 
M.  d'Anquetil  lui  rendit  raison,  le  verre  à  la 
main  ;  mais,  quant  à  lui  tenir  tète  dans  la 
conversation,  c'est  ce  dont  ce  gentilhomme: 
était  bien  incapable. 

La  chère  avait  été  bonne;  le  gîte  fut  mau- 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQDE       315 

vais.  M.  Tabbé  Goignard  coucha  dans  la 
chambre  basse,  sous  l'escalier,  en  un  lit  de 
plume  qu'il  partagea  avec  l'aubei^iste  et  sa 
femme,  et  où  ils  pensèrent  tous  trois  étouffer. 
M-  d'Anquetil  prit  avec  Jahel  la  chambn' 
haute  où  le  lard  et  les  oignons  pendaient 
aux  solives.  Je  montai  par  une  échelle  au 
grenier,  et  je  m'étendis  sur  la  paille.  Ayant 
passé  le  fort  de  mon  sommeil,  la  lune,  dont 
la  lumière  traversait  les  fentes  du  toit,  glissa 
un  rayon  entre  mes  cils  et  les  écarta  à 
propos  pour  que  je  visse  Jahel,  en  bonnet  de 
nuit,  qui  sortait  de  la  trappe.  Au  cri  que  je 
poussai,  elle  mit  un  doigt  sur  sa  bouche. 

—  Chut!  me  dit-elle,  Maurice  est  ivre  comme 
un  portefaix  et  comme  un  marquis.  Il  dort 
ci-dessous  du  sommeil  de  Noé. 

—  Qui  est-ce,  Maurice?  demandai-je  en  me 
frottant  les  yeux. 

—  C'est  Anquetil.  Qui  voulez-vous  que  ce 
soit? 

—  Personne.  Mais  je  ne  savais  pas  qu'il  s'ap- 
pelât Maurice. 

—  Il  n'y  a  pas  longtemps  que  je  le  sais 
moi-même.  Mais  il  n'importe. 

—  Vous  avez  raison,  Jahel,  cela  n'im- 
porte pas. 


316       LA    RÔT   SSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

Elle  était  en  chemise  et  cette  clarté  de  la  lune 
s'égouttait  comme  du  lait  sur  ses  épaules  nues. 
Elle  se  coula  à  mon  côté,  m'appela  des  noms 
les  plus  tendres  et  des  noms  les  plus  effroya- 
blement grossiers  qui  glissaient  sur  ses  lèvres 
en  suaves  murmures.  Puis  elle  se  tut  et  com- 
mença à  me  donner  ces  baisers  qu'elle  savait 
et  auprès  desquels  tous  les  embrassements  des 
autres  femmes  semblent  insipides. 

La  contrainte  et  le  silence  augmentaient  la 
tension  furieuse  de  mes  nerfs.  La  surprise,  la 
joie  d'une  revanche  et,  peut-être,  une  jalousie 
perverse,  attisaient  mes  désirs.  L'élastique  fer- 
meté de  sa  chair  et  la  souple  violence  des 
mouvements  dont  elle  m'enveloppait,  deman- 
daient, promettaient  et  méritaient  les  plus  ar- 
dentes caresses.  Nous  connûmes,  cette  nuit-là, 
les  voluptés  dont  l'abîme  confine  à  la  douleur. 

En  descendant,  le  matin,  dans  la  cour  de 
rhôtellerie,  j'y  trouvai  M.  d'Anquetil  qui  me 
parut  moins  odieux,  maintenant  que"  je  le 
trompais.  De  son  côté,  il  semblait  plus  attiré 
vers  moi  qu'il  ne  l'avait  été  depuis  le  commen- 
cement du  voyage.  Il  me  parla  avec  familia- 
rité, sympathie,  confiance,  me  reprochant  seu- 
lement de  montrer  à  Jahel  peu  d'égards  et 
d'empressement,  et  de  ne  pas  lui  rendre  ces 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE       317 

soins  qu'un  honnête  homme  doit  avoir  pour 
toute  femme. 

—  Elle  se  plaint,  dit-il,  de  votre  incivilité. 
Prenez-y  garde,  cher  Tournebroche  ;  je  serais 
fâché  qu'il  y  eût  des  difficultés  entre  elle  et 
vous.  C'est  une  jolie  fille,  et  qui  m'aime  exqgs- 
sivement. 

La  berline  roulait  depuis  une  heure  quand 
Jahel,  ayant  mis  la  tête  à  la  portière,  me 
dit: 

—  La  calèche  a  reparu.  Je  voudrais  bien 
distinguer  le  visage  des  deux  hommes  qui  y 
sont.  Mais  je  n'y  puis  parvenir. 

Je  lui  répondis  que,  si  loin,  et  dans  la 
brume  du  matin,  l'on  ne  pouvait  rien  voir. 

Elle  me  répondit  que  sa  vue  était  si  per- 
çante, qu'elle  les  distinguerait  bien,  malgré  le 
brouillard  et  l'espace,  si  c'était  vraiment  des 
visages. 

—  Mais,  ajouta-t-elle,  ce  ne  sont  pas  des 
visages. 

—  Que  voulez- vous  donc  que  ce  soit?  lui 
demandai-je,  en  éclatant  de  rire. 

Elle  me  demanda  à  son  tour  quelle  idée 
saugrenue  m'était  venue  à  l'esprit  pour  rire 
si  sottement,  et  dit  : 

—  Ce   n'est   pas    des    visages,    c'est    des 

18. 


318      LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

masques.  Ces  deux  hommes  nous  poursuivent, 
et  ils  sont  masqués. 

J'avertis  M.  d'Anquetil  qu'il  semblait  qu'on 
nous  suivît  dans  une  vilaine  calèche.  Mais  il 
me  pria  de  le  laisser  tranquille. 

—  Quand  les  cent  mille  diables  seraient  à 
nos  trousses,  s'écria- t-il,  je  ne  m'en  inquiéterais 
pas,  ayant  assez  à  faire  à  surveiller  ce  gros 
pendard  d'abbé,  qui  fait  sauter  la  carte  de 
façon  subtile  et  me  vole  tout  mon  argent. 
Même  je  ne  serais  pas  surpris  qu'en  me  jetant 
cette  vilaine  calèche  au  travers  de  mon  jeu, 
Tournebroche,  vous  ne  fussiez  d'intelligence 
avec  ce  vieux  fripon.  Une  voiture  ne  peut-elle 
cheminer  sur  la  route  sans  vous  donner 
d'émoi? 

Jahel  me  dit  tout  bas  : 

—  Je  vous  prédis,  Jacques,  que  de  cette 
calèche  il  nous  arrivera  malheur.  J'en  ai  le 
pressentiment  et  mes  pressentiments  ne  m'ont 
jamais  trompée. 

—  Voulez-vous  me  faire  croire  que  vous 
avez  le  don  de  prophétie? 

Elle  me  répondit  gravement  : 

—  Je  l'ai. 

—  Quoi,  vous  êtes  prophétesse!  m'écriai-je 
en  souriant.  Voilà  qui  est  étrange  I 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE      319 

—  Vous  VOUS  moquez,  me  dit-elle,  et  vous 
4ouiez  parce  que  vous  n'avez  jamais  vu  une 
prophélesse  de  si  près.  Gomment  vouliez-vous 
qu'elles  fussent  faites? 

—  Je  croyais  qu'il  fallait  qu'elles  fussent 
vierges. 

—  Ce  n'est  pas  nécessaire,  répondit-elle  avec 
assurance. 

La  calèche  ennemie  avait  disparu  au  tour- 
nant de  la  route.  Mais  l'inquiétude  de  Jahel 
avait,  sans  qu'il  l'avouât,  gagné  M.  d'Anquelil 
qui  donna  l'ordre  aux  postillons  d'allonger  le 
galop,  promettant  de  leur  payer  de  bonnes 
guides. 

Par  un  excès  de  soin,  il  fit  passer  à  chacun 
d'eux  une  des  bouteilles  que  l'abbé  avait  mises 
en  réserve  au  fond  de  la  voiture. 

Les  postillons  communiquèrent  aux  chevaux 
Tardeur  que  ce  vin  leur  donnait. 

—  V^ous  pouvez  vous  rassurer,  Jahel,  dit-il; 
du  train  dont  nous  allons,  cette  antique  calèche, 
traînée  par  les  chevaux  de  l'Apocalypse,  ne 
nous  rattrapera  pas. 

—  Nous  allons  comme  chats  sur  braise,  dit 
i'abbé. 

—  Pourvu  que  cela  dure  !  dit  Jahel. 
Nous  voyions  à  notre  droite  fuir  les  vignes 


Z'iO       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PEDAUQUE 

en  joualles  sur  les  coteaux.  A  gauche,  la 
Saône  coulait  mollement.  Nous  passâmes, 
comme  un  ouragan,  devant  le  pont  de  Tournus. 
La  ville  s'élevait  de  l'autre  côté  du  fleuve,  sur 
une  colline  couronnée  par  les  murs  d'une 
abbaye  fière  comme  une  forteresse. 

—  C'est,  dit  l'abbé,  une  de  ces  innombrables 
abbayes  bénédictines  qui  sont  semées  comme 
des  joyaux  sur  la  robe  de  la  Gaule  ecclésias- 
tique. S'il  avait  plu  à  Dieu  que  ma  destinée 
fût  conforme  à  mon  caractère,  j'aurais  coulé 
une  vie  obscure,  gaie  et  douce,  dans  une  de  ces 
maisons.  Il  n'est  point  d'ordre  que  j'estime, 
pour  la  doctrine  et  pour  les  mœurs,  à  l'égal 
des  Bénédictins.  Ils  ont  des  bibliothèques 
admirables.  Heureux  qui  porte  leur  habit  et 
suit  leur  sainte  règle  !  Soit  par  l'incommodité 
que  j'éprouve  présentement  d'être  rudement 
secoué  par  cette  voiture,  qui  ne  manquera  pas 
de  verser  bientôt  dans  une  des  ornières  dont 
cette  route  est  profondément  creusée,  soit 
plutôt  par  l'eff'et  de  mon  âge,  qui  est  celui 
de  la  retraite  et  des  graves  pensées,  je  désire 
plus  ardemment  que  jamais  m'asseoir  devant 
une  table,  dans  quelque  vénérable  galerie,  oii 
des  livres  nombreux  et  choisis  fussent  assem- 
blés en  silence.    Je  préfère  leur  entretien  à 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE       321 

celui  des  hommes,  et  mon  vœu  le  plus  cher 
est  d'attendre,  dans  le  travail  de  l'esprit, 
l'heure  où  Dieu  me  retirera  de  cette  terre. 
J'écrirais  des  histoires,  et  préférablement  celle 
des  Romains,  au  déclin  de  la  République.  Car 
elle  est  pleine  de  grandes  actions  et  d'ensei- 
gnements. Je  partagerais  mon  zèle  entre  Cicé- 
ron,  saint  Jean-Ghrysostome  et  Boèce,  et  ma 
vie  modeste  et  fructueuse  ressemblerait  au 
jardin  du  vieillard  de  Tarente. 

»  J'ai  éprouvé  diverses  manières  de  vivre  et 
j'estime  que  la  meilleure  est,  s'adonnant  à 
l'étude,  d'assister  en  paix  aux  vicissitudes  des 
hommes,  et  de  prolonger,  par  le  spectacle  des 
siècles  et  des  empires,  la  brièveté  de  nos  jours. 
Mais  il  y  faut  de  la  suite  et  de  la  continuité. 
C'est  ce  qui  m'a  le  plus  manqué  dans  mon 
existence.  Si,  comme  je  l'espère,  je  parviens  à 
me  tirer  du  mauvais  pas  où  je  suis,  je  m'ef- 
forcerai de  trouver  un  asile  honorable  et  sûr 
dans  quelque  docte  abbaye,  où  les  bonnes 
lettres  soient  en  honneur  et  vigueur.  Je  m'y 
vois  déjà,  goûtant  la  paix  illustre  de  la  science. 
Si  je  pouvais  recevoir  ce  bon  office  des  Sylphes 
assistants,  dont  parle  ce  vieux  fou  d'Astarac  et 
qui  apparaissent,  dit-on,  quand  on  les  invoque 
par  le  nom  cabalistique  d'AcLA... 


322      LA    RÔTISSERIE    DE   LA    REINE    PÉDAUQUE 

Au  moment  où  mon  bon  maître  prononçait 
ce  mot,  un  choc  soudain  nous  abîma  tous 
quatre  sous  une  pluie  de  verre,  dans  une  telle 
confusion  que  je  me  sentis  tout  à  coup  aveu- 
glé et  suffoqué  sous  les  jupes  de  Jahel,  tandis 
que  M.  Goignard  accusait  d'une  voix  étouffée 
Tépée  de  M.  d'Anquetil  de  lui  avoir  rompu 
le  reste  de  ses  dents  et  que,  sur  ma  tête,  Jahel 
poussait  des  cris  à  déchirer  tout  l'air  des 
vallées  bourguignonnes.  Cependant  M.  d'An- 
quetil promettait,  en  style  de  corps  de  garde, 
aux  postillons  de  les  feire  pendre.  Quand  je 
parvins  à  me  dégager,  il  avait  déjà  sauté  à 
travers  une  glace  brisée-  Nous  le  suivîmes, 
mon  bo^n  maître  et  moi,  par  la  même  voie, 
puis  tous  trois,  nous  tirâmes  Jahel  de  la  caisse 
renversée.  Elle  n'avait  point  de  mal  et  son 
premier  soin  fut  de  rajuster  sa  coiffure. 

—  Grâce  au  ciel!  dit  mon  bon  maître,  j'en 
suis  quitte  pour  une  dent,  encore  n'était-elle 
ni  intacte  ni  blanche.  Le  temps,  en  l'offen- 
sant, en  avait  préparé  la  perte. 

M.  d'Anquetil,  les  jambes  écartées  et  les 
poings  sur  la  hanche,  examinait  la  berline 
culbutée. 

—  Les  coquins,  dit-il,  l'ont  mise  dans  un 
bel  état.  Si  l'on  relève  les  chevaux,  elle  tombe 


LA   RÔTISSERIE   DE    LA    REINE   PÉDAUQUE       323 

en  cannelle.  L'abbé,  elle  n'est  plus  bonne  qu'à 
jouer  aux  jonchets. 

Les  chevaux,  abattus  les  uns  sur  les  autres, 
s'entre -frappaient  de  leurs  sabots.  Dans  un  amas 
confus  de  croupes,  de  crinières,  de  cuisses  et  de 
ventres  fumants,  un  des  postillons  était  ense- 
veli, les  bottes  en  l'air.  L'autre  crachait  le  sang 
dans  le  fossé  où  il  avait  été  jeté.  Et  M.  d'An- 
quetil  leur  criait  : 

—  Drôles  !  Je  ne  sais  ce  qai  me  retient  de 
vous  passer  mon  épée  à  travers  le  corps  I 

—  Monsieur,  dit  l'abbé,  ne  conviendrait-il 
pas,  d'abord,  de  tirer  ce  pauvre  homme  du 
milieu  de  ces  chevaux  où  il  est  enseveli? 

Nous  nous  mîmes  tous  à  la  besogne  et, 
quand  les  chevaux  furent  dételés  et  relevés, 
nous  reconnûmes  l'étendue  du  dommage.  Il 
se  trouva  un  ressort  rompu,  une  roue  cassée  et 
un  cheval  boiteux. 

—  Faites  venir  un  charron^  dit  M.  d'An- 
quetil  aux  postillons,  et  que  tout  soit  prêt 
dans  une  heure  1 

—  Il  n'y  a  pas  de  charron  ici,  répondirent 
les  postillons. 

—  Un  maréchal. 

—  Il  n'y  a  pas  de  maréchal. 

—  Un  sellier. 


324       LA    ROTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUK 

—  Il  n'y  a  pas  de  sellier. 

Nous  regardâmes  autour  de  nous.  Au  cou- 
chant, les  coteaux  de  vignes  jetaient  jusqu'à 
l'horizon  leurs  longs  plis  paisibles.  Sur  la 
hauteur,  un  toit  fumait  près  d'un  clocher.  De 
l'autre  côté,  la  Saône,  voilée  de  brumes  légères, 
effaçait  lentement  le  sillage  du  coche  d'eau  qui 
venait  de  passer.  Les  ombres  des  peupliers 
s'allongeaient  sur  la  berge.  Un  cri  aigu  d'oi- 
seau perçait  le  vaste  silence. 

—  Où  sommes-nous?  demanda  M.  d'Anquetil. 

—  A  deux  bonnes  lieues  de  Tournus,  ré- 
pondit, en  crachant  le  sang,  le  postillon  qui 
était  tombé  dans  le  fossé  et,  pour  le  moins,  à 
quatre  de  Mâcon. 

Et,  levant  le  bras  vers  le  toit  qui  fumait  sur 
le  coteau  : 

—  Là-haut,  ce  village  doit  être  Vallars.  Il 
est  de  peu  de  ressource. 

—  Le  tonnerre  de  Dieu  vous  crève  !  dit 
M.  d'Anquetil. 

Tandis  que  les  chevaux  groupés  se  mordil- 
laient le  cou,  nous  nous  rapprochâmes  de  la 
voiture,  tristement  couchée  sur  le  flanc. 

Le  petit  postillon  qui  avait  été  retiré  des 
entrailles  des  chevaux  dit  : 

—  Pour  ce  qui  est  du  ressort,  on  y  pourra 


LÀ    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE       32S 

remédier  par  une  forte  pièce  de  bois  appli- 
quée à  la  soupente.  La  voiture  en  sera  seule- 
ment un  peu  plus  rude.  Mais  il  y  a  la  roue 
cassée  !  Et  le  pis  est  que  mon  chapeau  est  là- 
dessous. 

—  Je  me  fous  de  ton  chapeau,  dit  M.  d'An- 
quelil. 

—  Votre  Seigneurie  ne  sait  peut-être  pas 
qu'il  était  tout  neuf,  dit  le  petit  postillon. 

—  Et  les  glaces  qui  sont  brisées  1  soupira 
Jahel,  assise  sur  son  porte-manteau,  au  bord 
de  la  route. 

—  Si  ce  n'était  que  des  glaces,  dit  mon  bon 
maître,  on  y  saurait  supoléer  en  baissant  les 
stores,  mais  les  bouteilles  doivent  être  préci- 
sément dans  le  même  état  que  les  glaces.  C'est 
ce  dont  il  faut  que  je  m'assure  dès  que  la 
berline  sera  debout.  Je  suis  mêmcment  en 
peine  de  mon  Boèce,  que  j'ai  laissé  sous  les 
coussins  avec  quelques  autres  bons  ouvrages. 

—  Il  n'importe  !  dit  M.  d'Anquetil.  J'ai  les 
cartes  dans  la  poche  de  ma  veste.  Mais  ne  sou- 
perons-nous  pas? 

—  J'y  songeais,  dit  l'abbé.  Ce  n'est  pas  en 
vain  que  Dieu  a  donné  à  l'homme,  pour  son 
usage,  les  animaux  qui  peuplent  la  terre,  le 
ciel  et  l'eau.  Je  suis  très  excellent  pêcheur  à 

19 


326       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUB 

la  ligne,  le  soin  d'épier  les  poissons  convient 
particulièrement  à  mon  esprit  méditatif,  et 
l'Orne  m'a  vu  tenant  la  ligne  insidieuse  et  mé- 
ditant les  vérités  éternelles.  N'ayez  point  d'in- 
quiétude sur  votre  souper.  Si  mademoiselle 
Jahel  veut  bien  me  donner  une  des  épingles 
qui  soutiennent  ses  ajustements,  j'en  aurai 
bientôt  fait  un  hameçon,  pour  pêcher  dans  la 
rivière,  et  je  me  flatte  de  vous  rapporter  avant 
la  nuit  deux  ou  trois  carpillons  que  nous 
ferons  griller  sur  un  feu  de  broussailles. 

—  Je  vois  bien,  dit  Jahel,  que  nous  sommes 
réduits  à  l'état  sauvage.  Mais  je  ne  vous  puis 
donner  une  épingle,  l'abbé,  sans  que  vous  me 
donniez  quelque  chose  en  échange;  autrement 
notre  amitié  risquerait  d'être  rompue.  Et  c'est 
ce  que  je  ne  veux  pas. 

—  Je  ferai  donc,  dit  mon  bon  maître,  un 
marché  avantageux.  Je  vous  payerai  votre 
épingle  d'un  baiser,  mademoiselle. 

Et,  aussitôt,  prenant  l'épingle,  il  posa  ses 
lèvres  sur  les  joues  de  Jahel,  avec  une  politesse, 
une  grâce  et  une  décence  inconcevables. 

Après  avoir  perdu  beaucoup  de  temps,  on 
prit  le  parti  le  plus  raisonnable.  On  envoya  le 
grand  postillon,  qui  ne  crachait  plus  le  sang, 
à  Tournus,  avec  un  cheval,  pour  ramener  un 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE       327 

charron,  tandis  que  son  camarade  allumerait 
du  feu  dans  un  abri;  car  le  temps  devenait 
frais  et  le  vent  s'élevait. 

Nous  avisâmes  sur  la  route,  à  cent  pas  en 
avant  du  lieu  de  notre  chute,  une  montagne 
de  pierre  tendre,  dont  le  pied  était  creusé  en 
plusieurs  endroits.  C'est  dans  un  de  ces  creux 
que  nous  résolûmes  d'attendre,  en  nous  chauf- 
fant, le  retour  du  postillon  envoyé  en  courrier 
à  Tournus.  Le  second  postillon  attacha  les 
trois  chevaux  qui  nous  restaient,  dont  un  boi- 
teux, au  tronc  d'un  arbre,  près  de  notre  ca- 
verne. L'abbé,  qui  avait  réussi  à  faire  une  ligne 
avec  des  branches  de  saule,  une  ficelle,  un 
bouchon  et  une  épingle,  s'en  alla  pêcher,  au- 
tant par  inclination  philosophique  et  médita- 
tive que  dans  le  dessein  de  nous  rapporter  du 
poisson.  M.  d'Anquetil,  demeurant  avec  Jahel 
et  moi  dans  la  grotte,  nous  proposa  une  partie 
d'hombre,  qui  se  joue  à  trois,  et  qui,  disait-il, 
étant  espagnol,  convenait  à  d'aussi  aventureux 
personnages  que  nous  étions  pour  lors.  Et  il 
est  vrai  que,  dans  cette  carrière,  à  la  nuit  tom- 
bante, sur  une  route  déserte,  notre  petite 
troupe  n'eût  pas  paru  indigne  de  figurer  dans 
quelqu'une  de  ces  rencontres  de  don  Quigeot 
ou  don  Quichotte,  dont  s'amusent  les  servantes. 


328     Là  rôtisserie  de  la  reine  pédadque 

Nous  jouâmes  donc  à  l'hombre.  C'est  un  jeu 
qui  veut  de  la  gravité.  J'y  fis  beaucoup 
de  fautes  et  mon  impatient  partenaire  com- 
mençait à  se  fâcher,  quand  le  visage  noble  et 
riant  de  mon  bon  maître  nous  apparut  à  la 
clarté  du  feu.  Dénouant  son  mouchoir, 
M.  l'abbé  Goignard  en  tira  quatre  ou  cinq  pe- 
tits poissons  qu'il  ouvrit  avec  son  couteau  orné 
de  l'image  du  feu  roi,  en  empereur  romain, 
sur  une  colonne  triomphale,  et  qu'il  vida  aussi 
facilement  que  s'il  n'avait  jamais  vécu  que 
parmi  les  poissardes  de  la  halle,  tant  il  excel- 
lait dans  ses  moindres  entreprises,  comme 
dans  les  plus  considérables.  En  arrangeant  ce 
fretin  sur  la  cendre  : 

—  Je  vous  confierai,  nous  dit-il,  que,  sui- 
vant la  rivière  en  aval,  à  la  recherche  d'une 
berge  favorable  à  la  pêche,  j'ai  aperçu  la 
calèche  apocalyptique  qui  effraye  mademoi- 
selle Jahel.  Elle  s'est  arrêtée  à  quelque  dis- 
tance en  arrière  de  notre  berline.  Vous  l'avez 
dû  voir  passer  ici,  tandis  que  je  péchais  dans 
la  rivière,  et  l'âme  de  mademoiselle  en  dut 
être  bien  soulagée. 

—  Nous  ne  l'avons  pas  vue,  dit  Jahel. 

—  11  faut  donc,  reprit  l'abbé,  qu'elle  se 
soit  remise  en  route  quand  la  nuit  était  déjà 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE   PÉDAUQUE      329 

noire.    Et   du  moins   vous    l'avez    entendue. 

—  Nous  ne  l'avons  pas  entendue,  dit  Jahel. 

—  C'est  donc,  fit  l'abbé,  que  cette  nuit  est 
aveugle  et  sourde.  Car  il  n'est  pas  croyable 
que  cette  calèche,  dont  point  une  roue  n'était 
rompue  ni  un  cheval  boiteux,  soit  restée  sur 
la  route.  Qu'y  ferait -elle? 

—  Oui,  qu'y  ferait-elle?  dit  Jahel. 

—  Ce  souper,  dit  mon  bon  maître,  rappelle 
en  sa  simplicité  ces  repas  de  la  Bible  oii  le 
pieux  voyageur  partageait,  au  bord  du  fleuve, 
avec  un  ange,  les  poissons  du  Tigre,  Mais  nous 
manquons  de  pain,  de  sel  et  de  vin.  Je  vais 
tenter  de  tirer  de  la  berline  les  provisions  qui 
y  sont  renfermées  et  voir  si,  de  fortune,  quelque 
bouteille  ne  s'y  serait  point  conservée  intacte. 
Car  il  est  telle  occasion  où  le  verre  ne  se  brise 
point  sous  le  choc  qui  a  rompu  l'acier.  Tour- 
nebroche,  mon  fils,  donnez-moi,  s'il  vous  plaît, 
votre  briquet;  et  vous,  mademoiselle,  ne  man- 
quez point  de  retourner  les  poissons.  Je  re- 
viendrai tout  de  suite. 

Il  partit.  Son  pas  un  peu  lourd  s'amortit 
peu  à  peu  sur  la  terre  de  la  route,  et  bientôt 
nous  n'entendîmes  plus  rien. 

—  Cette  nuit,  dit  M.  d'Anquetil,  me  rap- 
pelle celle  qui  précéda  la  bataille  de  Parme. 


330       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

Car  vous  n'ignorez  pas  que  j'ai  servi  sous  Vil- 
lars  et  fait  la  guerre  de  succession.  J'étais 
parmi  les  éclaireurs.  Nous  ne  voyions  rien. 
C'est  une  des  grandes  finesses  de  la  guerre.  On 
envoie  pour  reconnaître  l'ennemi  des  gens  qui 
reviennent  sans  avoir  rien  reconnu,  ni  connu. 
Mais  on  en  fait  des  rapports,  après  la  bataille, 
et  c'est  là  que  triomphent  les  tacticiens.  Donc, 
à  neuf  heures  du  soir,  je  fus  envoyé  en  éclai- 
reur  avec  douze  maistres... 

Et  il  nous  conta  la  guerre  de  succession  et 
ses  amours  en  Italie  ;  son  récit  dura  bien  un 
quart  d'heure,  après  quoi  il  s'écria  : 

—  Ce  pendard  d'abbé  ne  revient  pas.  Je  gage 
qu'il  boit  là-bas  tout  le  vin  qui  restait  dans  la 
soupente. 

Songeant  alors  que  mon  bon  maître  pouvait 
être  embarrassé,  je  me  levai  pour  aller  à  son 
aide.  La  nuit  était  sans  lune,  et,  tandis  que  le 
ciel  resplendissait  d'étoiles,  la  terre  restait  dans 
une  obscurité  que  mes  yeux,  éblouis  par  l'éclat 
de  la  flamme,  ne  pouvaient  percer. 

Ayant  fait  sur  la  route,  à  la  fois  ténébreuse 
et  pâle,  cinquante  pas  au  plus,  j'entendis 
devant  moi  un  cri  terrible,  qui  ne  semblait 
pas  sortir  d'une  poitrine  humiaine,  un  cri 
autre  que  les  cris  déjà  entendus,  qui  me  glaça 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDADQUE       331 

d'horreur.  Je  courus  dans  la  direction  d'où 
venait  cette  clameur  de  mortelle  détresse.  Mais 
la  peur  et  l'ombre  amollissaient  mes  pas.  Par- 
venu enfin  à  l'endroit  où  la  voiture  gisait  in- 
forme et  grandie  par  la  nuit,  je  trouvai  mon 
bon  maître  assis  au  bord  du  fossé,  plié  en 
deux.  Je  ne  pouvais  distinguer  son  visage.  Je 
lui  demandai  en  tremblant  : 

—  Qu'avez-vous ?  Pourquoi  avez-vous  crié? 

—  Oui,  pourquoi  ai-je  crié  ?  dit-il  d'une 
voix  altérée,  d'une  voix  nouvelle.  Je  ne  savais 
pas  que  j'eusse  crié.  Tournebroche,  n'avez- vous 
pas  vu  un  homme  ?  Il  m'a  heurté  dans  l'ombre 
assez  rudement.  Il  m'a  donné  un  coup  de 
poing. 

—  Venez,  lui  dis-je,  levez-vous,  mon  bon 
maître. 

S'étant  soulevé,  il  retomba  lourdement  à 
terre. 

Je  m'efforçai  de  le  relever,  et  mes  mains  se 
mouillèrent  en  touchant  sa  poitrine. 

—  Vous  saignez? 

—  Je  saigne?  Je  suis  un  homme  mort.  Il 
m'a  assassiné.  J'ai  cru  d'abord  que  ce  n'était 
qu'un  coup  fort  rude.  Mais  c'est  une  blessure 
dont  je  sens  que  je  ne  reviendrai  pas. 

—  Qui  vous  a  frappé,  mon  bon  maître  ? 


332      LÀ   RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PËDAUQUE 

—  C'est  le  juif.  Je  ne  l'ai  pas  vu,  mais  je 
sais  que  c'est  lui.  Comment  puis-je  savoir  que 
c'est  lui,  puisque  je  ne  l'ai  pas  vu?  Oui,  com- 
ment cela?  Que  de  choses  étranges  !  C'est  in- 
croyable, n'est-ce  pas,  Tournebroche  ?  J'ai  dans 
la  bouche  le  goût  de  la  mort,  qui  ne  se  peut 
définir...  Il  le  fallait,  mon  Dieu  1  Mais  pour- 
quoi ici  plutôt  que  là?  Voilà  le  mystère  1  Ad- 
jutorium  nosti^m  in  nomine  Domini...  Domine, 
exaudi  orationem  meam... 

Il  pria  quelque  temps  à  voix  basse,  puis  : 

—  Tournebroche!  mon  fils,  me  dit-il,  prenez 
les  deux  bouteilles  que  j'ai  tirées  de  la  sou- 
pente et  mises  ci-contre.  Je  n'en  puis  plus. 
Tournebroche,  où  croyez-vous  que  soit  la  bles- 
sure ?  C'est  dans  le  dos  que  je  souffre  le  plus, 
et  il  me  semble  que  la  vie  me  coule  le  long 
des  mollets.  Mes  esprits  s'en  vont. 

En  murmurant  ces  mots,  il  s'évanouit  dou- 
cement dans  mes  bras.  J'essayai  de  l'empor- 
ter, mais  je  n'eus  que  la  force  de  l'étendre 
sur  la  route.  Sa  chemise  ouverte,  je  trouvai  la 
blessure  ;  elle  était  à  la  poitrine,  petite  et  sai- 
gnant peu.  Je  déchirai  mes  manchettes  et  en 
appliquai  les  lambeaux  sur  la  plaie  ;  j'appelai, 
je  criai  à  l'aide.  Bientôt  je  crus  entendre  qu'on 
venait  à  mon  secours  du  côté  de  Tournus,  et 


LÀ    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PEDAUQUE       333 

je  reconnus  M.  d'Astarac.  Si  inattendue  que 
fût  cette  rencontre,  je  n'en  eus  pas  même  de 
surprise,  abîmé  que  j'étais  par  la  douleur  de 
tenir  le  meilleur  des  maîtres  expirant  dans 
mes  bras. 
— Qu'est  cela,  mon  fils?  demanda  l'alchimiste. 

—  Venez  à  mon  secours ,  monsieur ,  lui 
répondis-je.  L'abbé  Goignard  se  meurt.  Mo- 
saïde  l'a  assassiné. 

—  Il  est  vrai,  reprit  M.  d'Astarac,  que  Mo- 
saïde  est  venu  ici  dans  une  vieille  calèche  à  la 
poursuite  de  sa  nièce,  et  que  je  l'ai  accompa- 
gné pour  vous  exhorter,  mon  fils,  à  reprendre 
votre  emploi  dans  ma  maison.  Depuis  hier 
nous  serrions  d'assez  près  votre  berline,  que 
nous  avons  vue  tout  à  l'heure  s'abîmer  dans 
une  ornière.  A  ce  moment,  Mosaïde  est  des- 
cendu de  la  calèche,  et,  soit  qu'il  ait  fait  un 
tour  de  promenade,  soit  plutôt  qu'il  lui  ait 
plu  de  se  rendre  invisible  comme  il  en  a  le 
pouvoir,  je  ne  l'ai  point  revu.  Il  est  possible 
qu'il  se  soit  déjà  montré  à  sa  nièce  pour  la 
maudire  ;  car  tel  était  son  dessein.  Mais  il  n'a 
pas  assassiné  l'abbé  Goignard.  Ge  sont  les  Elfes, 
mon  fils,  qui  ont  tué  votre  maître,  pour  le 
punir  d'avoir  révélé  leurs  secrets.  Rien  n'est 
plus  certain. 

19. 


334       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

—  Ah  I  monsieur,  m'écriai-je,  qu'importe 
que  ce  soit  le  juif  ou  les  Elfes  ;  il  faut  le 
secourir. 

—  Mon  fils,  il  importe  beaucoup,  au  con- 
traire, répliqua  M.  d'Astarac.  Car,  s'il  avait  été 
frappé  d'une  main  humaine,  il  me  serait  facile 
de  le  guérir  par  opération  magique,  tandis  que, 
s'étant  attiré  l'inimitié  des  Elfes,  il  ne  saurait 
échapper  à  leur  vengeance  infaillible. 

Comme  il  achevait  ces  mots,  M.  d'Anquetil 
et  Jahel,  attirés  par  mes  cris,  approchaient 
avec  le  postillon  qui  portait  une  lanterne. 

—  Quoi,  dit  Jahel,  M.  Coignard  se  trouve  mal  ? 
Et,  s'étant    agenouillée  près    de   mon   bon 

maître,  elle  lui  souleva  la  tête  et  lui  fit  respi- 
rer des  sels. 

—  Mademoiselle,  lui  dis-je,  vous  avez  causé 
sa  perte.  Sa  mort  est  la  vengeance  de  votre 
enlèvement.  C'est  Mosaïde  qui  l'a  tué. 

Elle  leva  de  dessus  mon  bon  maître  son 
visage  pâle  d'horreur  et  brillant  de  larmes. 

—  Croyez-vous  aussi,  me  dit-elle,  qu'il  soit 
si  facile  d'être  jolie  fille  sans  causer  de  mal- 
heurs ? 

—  Hélas  î  répondis-je,  ce  que  vous  dites  là 
n'est  que  trop  vrai.  Mais  nous  avons  perdu  le 
meilleur  des  hommes. 


lA    RÔTISSERIE    DE    LÀ    REINE    PÉDAUQUE       335 

A  ce  moment,  M.  l'abbé  Coignard  poussa  un 
profond  soupir,  rouvrit  des  yeux  blancs,  de- 
manda son  livre  de  Boèce  et  retomba  en  dé- 
faillance. 

Le  postillon  fut  d'avis  de  porter  le  blessé 
au  village  de  Vallars,  situé  à  une  demi-lieue 
sur  la  côte. 

—  Je  vais,  dit-il,  chercher  le  plus  doux  des 
trois  chevaux  qui  nous  restent.  Nous  y  atta- 
cherons solidement  ce  pauvre  homme,  et  nous 
le  mènerons  au  petit  pas.  Je  le  crois  bien 
malade.  Il  a  toute  la  mine  d'un  courrier  qui 
fut  assassiné  à  la  Saint-Michel,  sur  cette  route, 
à  quatre  postes  d'ici,  proche  Senecy,  où  j'ai 
ma  promise.  Ce  pauvre  diable  battait  de  la 
paupière  et  faisait  l'œil  blanc,  comme  une 
gueuse,  sauf  votre  respect,  messieurs.  Et  votre 
abbé  a  fait  de  même,  quand  mademoiselle  lui 
a  chatouillé  le  nez  avec  son  flacon.  C'est  mau- 
vais signe  pour  un  blessé;  quant  aux  filles, 
elles  n'en  meurent  pas  pour  tourner  de  l'œil 
de  cette  façon.  Vos  Seigneuries  le  savent  bien. 
Et  il  y  a  de  la  distance,  Dieu  merci  1  de  la 
petite  mort  à  la  grande.  Mais  c'est  le  même 
tour  d'œil...  Demeurez,  messieurs,  je  vais 
quérir  le  cheval. 

—  Le  rustre  est  plaisant,  dit  M.  d'Anquetil, 


336       LA   RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUB 

avec  son  œil  tourné  et  sa  gueuse  pâmée.  J'ai 
vu  en  Italie  des  soldats  qui  mouraient  le 
regard  fixe  et  les  yeux  hors  de  la  tête.  Il  n'y 
a  pas  de  règles  pour  mourir  d'une  blessure, 
même  dans  l'élat  militaire,  où  l'exactitude  est 
poussée  à  ses  dernières  limites.  Mais  veuillez, 
Tournebroche,  à  défaut  d'une  personne  mieux 
qualifiée,  me  présenter  à  ce  gentilhomme  noir 
qui  porte  des  boutons  de  diamant  à  son  habit 
et  que  je  devine  être  M.  d'Astarac. 

—  Ah  !  monsieur,  répondis-je,  tenez  la  pré- 
sentation pour  faite.  Je  n'ai  de  sentiment  que 
pour  assister  mon  bon  maître. 

—  Soit  !  dit  M.  d'Anquetil. 

Et,  s'approchant  de  M.  d'Astarac: 

—  Monsieur,  dit-il,  je  vous  ai  pris  votre 
maîtresse  ;  je  suis  prêt  à  vous  en  rendre  raison. 

—  Monsieur,  répondit  M.  d'Astarac,  je  n'ai, 
grâce  au  ciel,  de  liaison  avec  aucune  femme, 
et  je  ne  sais  ce  que  vous  voulez  dire. 

A  ce  moment,  le  postillon  revint  avec  un 
cheval.  Mon  bon  maître  avait  un  peu  repris 
ses  sens.  Nous  le  soulevâmes  tous  quatre  et 
nous  parvînmes  à  grand'peine  à  le  placer  sur 
le  cheval  où  nous  l'attachâmes.  Puis  nous 
nous  mîmes  en  marche.  Je  le  soutenais  d'un 
côté;  M.  d'Anquetil  le  soutenait  de  l'autre.  Le 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE       331 

postillon  tirait  la  bride  et  portait  la  lan- 
terne. Jahel  suivait  en  pleurant.  M.  d'Astarac 
avait  regagné  sa  calèche.  Nous  avancions  dou- 
cement. Tout  alla  bien  tant  que  nous  fûmes 
sur  la  route.  Mais  quand  il  nous  fallut  gravir 
l'étroit  sentier  des  vignes,  mon  bon  maître, 
glissant  à  tous  les  mouvements  de  la  bête, 
perdit  le  peu  de  forces  qui  lui  restaient  et  s'éva- 
nouit de  nouveau.  Nous  jugeâmes  expédient  de 
le  descendre  de  sa  monture  et  de  le  porter  à 
bras.  Le  postillon  l'avait  empoigné  par  les 
aisselles  et  je  tenais  les  jambes.  La  montée  fut 
rude  et  je  pensai  m'aballre  plus  de  quatre 
fois,  avec  ma  croix  vivante,  sur  les  pierres  du 
chemin.  Enfin  la  pente  s'adoucit.  Nous  nous 
enfilâmes  sur  une  petite  route  bordée  de  haies, 
qui  cheminait  sur  le  coteau,  et  bientôt  nous 
découvrîmes  sur  notre  gauche  les  premiers 
toits  de  Vallars.  A  cette  vue,  nous  déposâmes 
à  terre  notre  malheureux  fardeau  et  nous  nous 
arrêtâmes  un  moment  pour  souffler.  Puis, 
reprenant  notre  faix,  nous  poussâmes  jusqu'au 
village. 

Une  lueur  rose  s'élevait  à  l'orient  au-dessus 
de  l'horizon.  L'étoile  du  matin,  dans  le  ciel 
pâli,  luisait  aussi  blanche  et  tranquille  que  la 
lune,  dont   la  corne  légère  pâlissait  à  l'occi- 


338       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

dent.  Les  oiseaux  se  mirent  à  chanter  ;  mon 
bon  maître  poussa  un  soupir. 

Jahel  courait  devant  nous,  heurtant  aux 
portes,  en  quête  d'un  lit  et  d'un  chirurgien. 
Chargés  de  hottes  et  de  paniers,  des  vignerons 
s'en  allaient  aux  vendanges.  L'un  d'eux  dit  à 
Jahel  que  Gaulard,  sur  la  place,  logeait  à  pied 
et  à  cheval. 

—  Quant  au  chirurgien  Coquebert,  ajouta- 
t-il,  vous  le  voyez  là-bas,  sous  le  plat  à  barbe 
qui  lui  sert  d'enseigne.  Il  sort  de  sa  maison 
pour  aller  à  sa  vigne. 

C'était  un  petit  homme,  très  poli.  Il  nous 
dit  qu'ayant  depuis  peu  marié  sa  fille,  il 
avait  un  lit  dans  sa  maison  pour  y  mettre  le 
blessé. 

Sur  son  ordre,  sa  femme,  grosse  dame 
coiffée  d'un  bonnet  blanc  surmonté  d'un  cha- 
peau de  feutre,  mit  des  draps  au  lit,  dans  la 
chambre  basse.  Elle  nous  aida  à  déshabiller 
M.  l'abbé  Coignard  et  à  le  coucher.  Puis  elle 
s'en  alla  chercher  le  curé. 

Cependant,  M.  Coquebert  examinait  la  bles- 
sure. 

—  Vous  voyez,  lui  dis-je,  qu'elle  est  petite  et 
qu'elle  saigne  peu. 

—  Cela  n'est  guère  bon,  répondit-il,  et  ne 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE       339 

me  plaît  point,   mon  jeune  monsieur.  J'aime 
une  blessure  large  et  qui  saigne. 

—  Je  vois,  lui  dit  M.  d'Anquetil,  que,  pour 
un  merlan  et  un  seringueur  de  village,  vous 
n'avez  pas  le  goût  mauvais.  Rien  n'est  pis  que 
ces  petites  plaies  profondes  qui  n'ont  l'air  de 
rien.  Parlez-moi  d'une  belle  entaille  au  visage. 
Cela  fait  plaisir  à  voir  et  se  guérit  tout  de 
suite.  Mais  sachez,  bonhomme,  que  ce  blessé 
est  mon  chapelain  et  qu'il  fait  mon  piquet. 
Êtes-vous  homme  à  me  le  remettre  sur  pied, 
en  dépit  de  votre  mine  qui  est  plutôt  celle 
d'un  donneur  de  clystères? 

—  A  votre  service,  répondit  en  s'inclinant  le 
chirurgien-barbier.  Mais  je  reboute  aussi  les 
membres  rompus  et  je  panse  les  plaies.  Je  vais 
examiner  celle-ci. 

—  Faites  vite,  monsieur,  lui  dis-je. 

—  Patience  I  fit-il.  Il  faut  d'abord  la 
laver,  et  j'attends  que  l'eau  chauffe  dans  la 
bouilloire. 

Mon  bon  maître,  qui  s'était  un  peu  ranimé, 
dit  lentement,  d'une  voix  assez  forte  : 

—  La  lampe  à  la  main,  il  visitera  les  recoins 
de  Jérusalem,  et  ce  qui  était  caché  dans  les 
ténèbres  sera  mis  au  jour. 

—  Que  dites-vous,  mon  bon  maître  ? 


340       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

—  Laissez,  mon  fils,  répondit-il,  je  m'entre- 
liens  des  sentiments  propres  à  mon  état. 

—  L'eau  est  chaude,  me  dit  le  barbier. 
Tenez  ce  bassin  près  du  lit.  Je  vais  laver  la 
plaie. 

Tandis  qu'il  passait  sur  la  poitrine  de  mon 
bon  maître  une  éponge  imbibée  d'eau  tiède, 
le  curé  entra  dans  la  chambre  avec  ma- 
dame Coquebert.  Il  tenait  à  la  main  un  panier 
et  des  ciseaux. 

—  Voilà  donc  ce  pauvre  homme,  dit-il. 
J'allais  à  mes  vignes,  mais  il  faut  soigner  avant 
tout  celles  de  Jésus-Christ.  Mon  fils,  ajouta-t-il 
en  s'approchant  de  lui,  offrez  votre  mal  à 
Notre- Seigneur.  Peut-être  n'est-il  pas  si  grand 
qu'on  croit.  Au  demeurant,  il  faut  faire  la 
volonté  de  Dieu. 

Puis,  se  tournant  vers  le  barbier  : 

—  Monsieur  Coquebert,  demanda-t-il,  cela 
presse-t-il  beaucoup,  et  puis-je  aller  à  mon 
clos  ?  Le  blanc  peut  attendre,  il  n'est  pas 
mauvais  qu'il  vienne  à  pourrir,  et  même  un 
peu  de  pluie  ne  ferait  que  rendre  le  vin  plus 
abondant  et  meilleur.  Mais  il  faut  que  le  rouge 
soit  cueilli  tout  de  suite. 

—  Vous  dites  vrai,  monsieur  le  curé,  répon- 
dit Coquebert  ;  j'ai  dans  ma  vigne  des  grappes 


LÀ    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDÀUQUE       341 

qui   se   couvrent  de    moisissure  et  qui  n'ont 
échappé  au  soleil  que  pour  périr  à  la  pluie. 

—  Hélas  î  dit  le  curé,  Thumide  et  le  sec  sont 
les  deux  ennemis  du  vigneron. 

—  Rien  n'est  plus  vrai,  dit  le  barbier,  mais 
je  vais  explorer  la  blessure. 

Ce  disant,  il  mit  de  force  un  doigt  dans  la  plaie. 

—  Ah  !  bourreau  1  s'écria  le  patient. 

—  Souvenez-vous,  dit  le  curé,  que  le  Sei- 
gneur a  pardonné  à  ses  bourreaux. 

—  Ils  n'étaient  point  barbiers,  dit  l'abbé. 

—  Yoilà  un  méchant  mot,  dit  le  curé. 

—  Il  ne  faut  pas  chicaner  un  mourant  sur 
ses  plaisanteries,  dit  mon  bon  maître.  Mais  je 
souffre  cruellement  :  cet  homme  m'a  assassiné, 
et  je  meurs  deux  fois.  La  première  fois,  c'était 
de  la  main  d'un  juif. 

—  Que  veut-il  dire  ?  demanda  le  curé. 

—  Le  mieux,  monsieur  le  curé,  dit  le  bar- 
bier, est  de  ne  point  s'en  inquiéter.  Il  ne  faut 
jamais  vouloir  entendre  les  propos  des  malades. 
Ce  ne  sont  que  rêveries. 

—  Coquebert,  dit  le  curé,  vous  ne  parlez 
pas  bien.  Il  faut  entendre  les  malades  en 
confession,  et  tel  chrétien,  qui  n'avait  rien  dit 
de  bon  dans  sa  vie,  prononce  finalement  les 
paroles  qui  lui  ouvrent  le  paradis. 


342       LÀ    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQDE 

— Je  ne  parlais  qu'au  temporel,  dit  le  barbier. 

—  Monsieur  le  curé,  dis-je  à  mon  tour, 
M.  l'abbé  Goignard,  mon  bon  maître,  ne 
déraisonne  point,  et  il  n'est  que  trop  vrai 
qu'il  a  été  assassiné  par  un  juif,  nommé 
Mosaïde. 

—  En  ce  cas,  répondit  le  curé,  il  y  doit 
voir  une  faveur  spéciale  de  Dieu,  qui  voulut 
qu'il  pérît  par  la  main  d'un  neveu  de  ceux 
qui  crucifièrent  son  fils.  La  conduite  de  la  Pro- 
vidence dans  le  monde  est  toujours  admirable. 
Monsieur  Coquebert,  puis-je  aller  à  mon  clos  ? 

—  Vous  y  pouvez  aller,  monsieur  le  curé, 
répondit  le  barbier.  La  plaie  n'est  pas  bonne; 
mais  elle  n'est  pas  non  plus  telle  qu'on  en 
meure  tout  de  suite.  C'est,  monsieur  le  curé, 
une  de  ces  blessures  qui  jouent  avec  le  malade 
comme  le  chat  avec  les  souris,  et  à  ce  jeu-là 
on  peut  gagner  du  temps. 

—  Voilà  qui  est  bien,  dit  M.  le  curé. 
Remercions  Dieu,  mon  fils,  de  ce  qu'il  vous 
laisse  la  vie;  mais  elle  est  précaire  et  transi- 
toire. Il  faut  être  toujours  prêt  à  la  quitter. 

Mon  bon  maître  répondit  gravement  : 

—  Être  sur  la  terre  comme  n'y  étant  pas  ; 
posséder  comme  ne  possédant  pas,  car  la  figure 
de  ce  monde  passe. 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE      343 

Reptenant  ses  ciseaux  et  son  panier,  M.  le 
curé  dit  : 

—  Mieux  encore  qu'à  votre  habit  et  à  vos 
chausses,  que  je  vois  étendus  sur  cet  esca- 
beau, à  vos  propos,  mon  fils,  je  connais  que 
vous  êtes  d'église  et  menant  une  sainte  vie. 
Reçûtes- vous  les  ordres  sacrés? 

—  Il  est  prêtre,  dis-je,  docteur  en  théologie  et 
professeur  d'éloquence. 

—  Et  de  quel  diocèse  ?  demanda  le  curé. 

—  De  Séez,  en  Normandie,  suffragant  de 
Rouen. 

—  Insigne  province  ecclésiastique,  dit  M.  le 
curé,  mais  qui  le  cède  de  beaucoup  en  anti- 
quité et  illustration  au  diocèse  de  Reims,  dont 
je  suis  prêtre. 

Et  il  sortit.  M.  Jérôme  Goignard  passa  pai- 
siblement la  journée.  Jahel  voulut  rester  la  nuit 
auprès  du  malade.  Je  quittai,  vers  onze  heures 
de  la  soirée,  la  maison  de  M.  Coquebert  et 
j'allai  chercher  un  gîte  à  l'auberge  du  sieur 
Gaulard.  Je  trouvai  M.  d'Astarac  sur  la  place, 
dont  son  ombre,  au  clair  de  lune,  barrait 
presque  toute  la  surface.  Il  me  mit  la  main 
sur  l'épaule  comme  il  en  avait  l'habitude  et 
me  dit  avec  sa  gravité  coutumière  : 

—  Il  est  temps  que  je  vous  rassure,  mon  fils  ; 


34i       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

je  n*ai  accompagné  Mosaïde  que  pour  cela.  Je 
vous  vois  cruellement  tourmenté  par  les  Lutins. 
Ces  petits  esprits  de  la  terre  vous  ont  assailli, 
abusé  par  toutes  sortes  de  fantasmagories,  sé- 
duit par  mille  mensonges,  et  finalement  poussé 
à  fuir  ma  maison. 

—  Hélas  I  monsieur,  répondis-je,  il  est  vrai 
que  j'ai  quitté  votre  toit  avec  une  apparente 
ingratitude  dont  je  vous  demande  pardon.  Mais 
j'étais  poursuivi  par  les  sergents,  non  par  les 
Lutins.  Et  mon  bon  maître  est  assassiné.  Ce 
n'est  pas  une  fantasmagorie. 

—  N'en  doutez  point,  reprit  le  grand  homme, 
ce  malheureux  abbé  a  été  frappé  mortellement 
par  les  Sylphes  dont  il  avait  révélé  les  secrets. 
Il  a  dérobé  dans  une  armoire  quelques  pierres 
qui  sont  l'ouvrage  de  ces  Sylphes  et  que  ceux- 
ci  avaient  laissées  imparfaites,  et  bien  diffé- 
rentes encore  du  diamant,  quant  à  l'éclat  et  à 
la  pureté. 

»  C'est  cette  avidité  et  le  nom  d'Agla  indis- 
crètement prononcé  qui  les  a  le  plus  fâchés.  Or 
sachez,  mon  fils,  qu'il  est  impossible  aux  phi- 
losophes d'arrêter  la  vengeance  de  ce  peuple 
irascible.  J'ai  appris  par  une  voie  surnaturelle 
et  aussi  par  le  rapport  de  Cri  ton,  le  larcin  sa- 
crilège de  M.  Coignard  qui  se  flattait  insolem- 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÈDAUQUE       345 

ment  de  surprendre  l'art  par  lequel  les  Sala- 
mandres, les  Sylphes  et  les  Gnomes  mûrissent 
la  rosée  matinale  et  la  changent  insensiblement 
en  cristal  et  en  diamant. 

—  Hélas  1  monsieur,  je  vous  assure  qu'il  n'y 
songeait  point,  et  que  c'est  cet  horrible  Mo- 
saïde  qui  l'a  frappé  d'un  coup  de  stylet  sur  la 
route. 

Ces  propos  déplurent  extrêmement  à  M.  d'As- 
tarac  qui  m'invita  d'une  façon  pressante  à  n'en 
plus  tenir  de  semblables. 

—  Mosaïde,  ajouta-t-il,  est  assez  bon  cabba- 
liste  pour  atteindre  ses  ennemis  sans  se  donner 
la  peine  de  courir  après  eux.  Sachez,  mon  iils, 
que,  s'il  avait  voulu  tuer  M.  Goignard,  il  l'eût 
fait  aisément  de  sa  chambre,  par  opération  ma- 
gique. Je  vois  que  vous  ignorez  encore  les  pre- 
miers éléments  de  la  science.  La  vérité  est  que 
ce  savant  homme,  instruit  par  le  fidèle  Griton 
de  la  fuite  de  sa  nièce,  prit  la  poste  pour  la  re- 
joindre et  la  ramener  au  besoin  dans  sa  mai- 
son. Ge  qu'il  eût  fait  sans  faute,  pour  peu  qu'il 
eût  discerné  dans  l'âme  de  cette  malheureuse 
quelque  lueur  de  regret  et  de  repentir.  Mais, 
la  voyant  toute  corrompue  par  la  débauche,  il 
préféra  l'excommunier  et  la  maudire  par  les 
Globes,  les  Roues  et  les  Bêtes  d'Elisée.  G'est 


346       L^    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDADQUE 

précisément  ce  qu'il  vient  de  faire  à  mes  yeux, 
dans  la  calèche  où  il  vit  retiré,  pour  ne  point 
partager  le  lit  et  la  table  des  chrétiens. 

Je  me  taisais,  étonné  par  de  telles  rêveries; 
mais  cet  homme  extraordinaire  me  parla  avec 
une  éloquence  qui  ne  laissa  point  de  me  troubler. 

—  Pourquoi,  disait-il,  ne  vous  laissez-vous 
pas  éclairer  des  avis  d'un  philosophe?  Quelle 
sagesse,  mon  fils,  opposez-vous  à  la  mienne? 
Considérez  que  la  vôtre  est  moindre  en  quan- 
tité, sans  différer  en  essence.  A  vous  ainsi  qu'à 
moi  la  nature  apparaît  comme  une  infinité  de 
figures,  qu'il  faut  reconnaître  et  ordonner,  et 
qui  forment  une  suite  d'hiéroglyphes.  Vous 
distinguez  aisément  plusieurs  de  ces  signes 
auxquels  vous  attachez  un  sens  ;  mais  vous 
êtes  trop  enclin  à  vous  contenter  du  vulgaire 
et  littéral,  et  vous  ne  cherchez  pas  assez  l'idéal 
et  le  symbolique.  Pourtant  le  monde  n'est 
concevable  que  comme  symbole,  et  tout  ce 
qui  se  voit  dans  l'univers  n'est  qu'une  écri- 
ture imagée,  que  le  vulgaire  des  hommes  épelle 
sans  la  comprendre.  Craignez,  mon  fils,  d'ânon- 
ner  et  de  braire  cette  langue  universelle,  à  la 
manière  des  savants  qui  remplissent  les  Aca- 
démies. Mais  plutôt  recevez  de  moi  la  clef  de 
toute  science. 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQOE       347 

Il  s'arrêta  un  moment  et  reprit  son  discours 
d'un  ton  plus  familier. 

—  Vous  êtes  poursuivi,  mon  cher  fils,  par 
des  ennemis  moins  terribles  que  les  Sylphes. 
Et  votre  Salamandre  n'aura  pas  de  peine  à  vous 
débarrasser  des  Lutins,  sitôt  que  vous  lui  de- 
manderez de  s'y  employer.  Je  vous  répète  que 
je  ne  suis  venu  ici,  avec  Mosaïde,  que  pour 
vous  donner  ces  bons  avis  et  vous  presser  de 
revenir  chez  moi  continuer  nos  travaux.  Je 
conçois  que  vous  veuilliez  assister  jusqu'au 
bout  votre  malheureux  maître.  Je  vous  en 
donne  toute  licence.  Mais  ne  manquez  pas  de 
revenir  ensuite  dans  ma  maison.  Adieu  1  Je 
retourne  cette  nuit  même  à  Paris,  avec  ce  grand 
Mosaïde,  que  vous  avez  si  injustement  soup- 
çonné. 

Je  lui  promis  tout  ce  qu'il  voulut  et  me 
traînai  jusqu'à  mon  méchant  lit  d'auberge,  où 
je  tombai,  appesanti  par  la  fatigue  et  la  douleur 


Le  lendemain,  au  petit  jour,  je  retournai 
chez  le  chirurgien  et  j'y  retrouvai  Jahel  au  che- 
vet de  mon  bon  maître,  droite  sur  sa  chaise  de 
paille,  la  tête  enveloppée  dans  sa  mante  noire, 
attentive,  grave  et  docile  comme  une  fille  de 
charité.  M.  Goignard,  très  rouge,  sommeillait. 

—  La  nuit,  me  dit-elle  à  voix  basse,  n'a  pas 
été  bonne.  Il  a  discouru,  il  a  chanté,  il  m'a 
appelée  sœur  Germaine  et  il  m'a  fait  des  pro- 
positions. Je  n'en  suis  pas  offensée,  mais  cela 
prouve  son  trouble. 

—  Hélas  1  m'écriai-je,  si  vous  ne  m'aviez  pas 
trahi,  Jahel,  pour  courir  les  routes  avec  ce 
gentilhomme,  mon  bon  maître  ne  serait  pas 
dans  ce  lit,  la  poitrine  transpercée. 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAIJQUS       349 

—  C'est  bien  le  malheur  de  notre  ami,  ré- 
pondit-elle, qui  cause  mes  regrets  cuisants.  Car 
pour  ce  qui  est  du  reste,  ce  n'est  pas  la  peine 
d'y  penser,  et  je  ne  conçois  pas,  Jacques,  que 
vous  y  songiez  dans  un  pareil  moment. 

—  J'y  songe  toujours,  lui  répondis-je. 

—  Moi,  dit-elle,  je  n'y  pense  guère.  Vous 
faites  à  vous  seul,  plus  qu'aux  trois  quarts,  les 
frais  de  votre  malheur. 

—  Qu'entendez-vous  par  là,  Jahel? 

—  J'entends,  mon  ami,  que  si  j'y  fournis 
l'étofte,  vous  y  mettez  la  broderie  et  que  votre 
imagination  enrichit  beaucoup  trop  la  simple 
réalité.  Je  vous  jure  qu'à  l'heure  qu'il  est,  je 
ne  me  rappelle  pas  moi-même  le  quart  de  ce 
qui  vous  chagrine;  et  vous  méditez  si  obstiné- 
ment sur  ce  sujet  que  votre  rival  vous  est  plus 
présent  qu'à  moi- même.  N'y  pensez  plus  et 
laissez-moi  donner  de  la  tisane  à  l'abbé  qui  se 
réveille. 

A  ce  moment,  M.  Coquebert  s'approcha  du 
lit  avec  sa  trousse,  fit  un  nouveau  pansement, 
dit  tout  haut  que  la  blessure  était  en  bonne 
voie  de  guérison.  Puis,  me  tirant  à  part  : 

—  Je  puis  vous  assurer,  monsieur,  me  dit- 
il,  que  ce  bon  abbé  ne  mourra  pas  du  coup 
qu'il  a  reçu.  Mais,  à  vrai  dire,  je  crains  qu'il 

20 


350       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÊDADQUE 

ne  réchappe  pas  d'une  pleurésie  assez  forte, 
causée  par  sa  blessure.  Il  est  présentement 
travaillé  d'une  grosse  fièvre.  Mais  voici  venir 
M.  le  curé. 

Mon  bon  maître  le  reconnut  fort  bien,  et  lui 
demanda  poliment  comment  il  se  portait. 

—  Mieux  que  la  vigne,  répondit  le  curé.  Car 
elle  est  toute  gâtée  de  fleurebers  et  de  vermines 
contre  lesquels  le  clergé  de  Dijon  fit  pourtant, 
cette  année,  une  belle  procession  avec  croix  et 
bannières.  Mais  il  en  faudra  faire  une  plus 
belle,  l'année  qui  vient,  et  brûler  plus  de  cire. 
Il  sera  nécessaire  aussi  que  l'ofBcial  excom- 
munie à  nouveau  les  mouches  qui  détruisent 
les  raisins. 

—  Monsieur  le  curé,  dit  mon  bon  maître,  on 
dit  que  vous  lutinez  les  filles  dans  vos  vignes. 
Fi!  ce  n'est  plus  de  votre  âge.  En  ma  jeunesse, 
j'étais,  comme  vous,  porté  sur  la  créature.  Mais 
le  temps  m'a  beaucoup  amendé,  et  j'ai  tantôt 
laissé  passer  une  nonnain  sans  lui  rien  dire. 
Vous  en  usez  autrement  avec  les  donzelles  et 
les  bouteilles,  monsieur  le  curé.  Mais  vous  faites 
plus  mal  encore  de  ne  point  dire  les  messes 
qu'on  vous  a  payées  et  de  trafiquer  des  biens 
de  l'Église.  Vous  êtes  bigame  et  simoniaque. 

En  entendant  ces  propos,  M.  le  curé  ressen- 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÊDAUQUE       3Si 

tait  une  surprise  douloureuse  ;  sa  bouche  de- 
meurait ouverte  et  ses  joues  tombaient  triste- 
ment des  deux  côtés  de  son  large  visage  : 

—  Quelles  indignes  offenses  au  caractère 
dont  je  suis  revêtu  !  soupira-t-il  enfin,  les  yeux 
au  plancher.  Quels  propos  il  tient,  si  près  du 
tribunal  de  Dieu  !  Oh  !  monsieur  l'abbé,  est-ce 
à  vous  de  parler  de  la  sorte,  vous  qui  me- 
nâtes une  sainte  vie  et  étudiâtes  dans  tant  de 
livres  ? 

Mon  bon  maître  se  souleva  sur  son  coude. 
La  fièvre  lui  rendait  tristement  et  à  contre- 
sens cet  air  jovial  que  nous  aimions  à  lui 
voir  naguère. 

—  Il  est  vrai,  dit-il,  que  j'ai  étudié  les  anciens 
auteurs.  Mais  il  s'en  faut  que  j'aie  autant  de 
lecture  que  le  deuxième  vicaire  de  M.  Tévêque 
de  Scez.  Bien  qu'il  eût  le  dehors  et  le  dedans 
d'un  âne,  il  fut  plus  grand  liseur  que  moi. 
Car  il  élait  bigle  et,  guignant  de  l'œil,  il  lisait 
deux  pages  à  la  fois.  Qu'en  dis-tu,  vilain  fri- 
pon de  curé,  vieux  galant  qui  cours  la  guille- 
dine  au  clair  de  lune?  Curé,  ta  bonne  amie 
est  faite  comme  une  sorcière.  Elle  a  de  la 
barbe  au  menton  :  c'est  la  femme  du  chirur- 
gien-barbier. Il  est  amplement  cocu,  et  c'est 
bien  fait  pour  cet  homunculus  dont  toute  la 


3.")2       LA    ROTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

science  médicale  se  hausse  à  donner  un  clystère. 

—  Seigneur  Dieu  1  que  dit-il  ?  s'écria  ma- 
dame Coquebert.  Il  faut  qu'il  ait  le  diable  au 
corps. 

—  J'ai  entendu  beaucoup  de  malades  parler 
dans  le  délire,  dit  M.  Coquebert,  mais  aucun 
ne  tenait  d'aussi  méchants  propos. 

—  Je  découvre,  dit  le  curé,  que  nous  aurons 
plus  de  peine  que  je  n'avais  cru  à  conduire  ce 
malade  vers  une  bonne  fin.  Il  y  a  dans  sa  na- 
ture une  acre  humeur  et  des  impuretés  que  je 
n'y  avais  pas  d'abord  remarquées.  Il  tient  des 
discours  malséants  à  un  ecclésiastique  et  à  un 
malade. 

—  C'est  l'effet  de  la  fièvre,  dit  le  chirurgien- 
barbier. 

—  Mais,  reprit  le  curé,  cette  fièvre,  si  elle 
ne  s'arrête,  le  pourrait  conduire  en  enfer.  Il 
vient  de  manquer  gravement  à  ce  qu'on  doit 
à  un  prêtre.  Je  reviendrai  toutefois  l'exhorter 
demain,  car  je  lui  dois,  à  l'exemple  de  Notre- 
Seigneur,  une  miséricorde  infinie.  Mais  de  ce 
côté,  je  conçois  de  vives  inquiétudes.  Le  mal- 
heur veut  qu'il  y  ait  une  fente  à  mon  pres- 
soir, et  tous  les  ouvriers  sont  aux  vignes. 
Coquebert,  ne  manquez  point  de  dire  un  mot 
au  charpentier,  et  de  m'appeler  auprès  de  ce 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PEDAUQUE       353 

malade,  si  son  état  s'aggrave    soudainement. 
Ce  sont  bien  des  soucis,  Coquebert  ! 

Le  jour  suivant  fut  si  bon  pour  M.  Coignard, 
que  nous  en  conçûmes  l'espoir  de  le  conser- 
ver. Il  prit  un  consommé  et  se  souleva  sur  son 
lit.  Il  parlait  à  chacun  de  nous  avec  sa  grâce 
et  sa  douceur  coutumières.  M.  d'Anquetil,  qui 
logeait  chez  Gaulard,  le  vint  voir  et  lui  de- 
manda assez  indiscrètement  de  lui  faire  son 
piquet.  Mon  bon  maître  promit  en  souriant  de 
4e  faire  la  semaine  prochaine.  Mais  la  fièvre 
le  reprit  à  la  tombée  du  jour.  Pâle,  les  yeux 
nageant  dans  une  terreur  indicible,  frisson- 
nant et  claquant  des  dents: 

—  Le  voilà,  cria-t-il,  ce  vieux  youtre  !  C'est 
le  fils  que  Judas  Iscariote  fit  à  une  diablesse  en 
forme  de  chèvre.  Mais  il  sera  pendu  au  figuier 
paternel,  et  ses  entrailles  se  répandront  à 
terre.  Arrètez-le...  Il  me  tue!  J'ai  froid! 

Un  moment  après,  rejetant  ses  couvertures, 
il  se  plaignit  d'avoir  trop  chaud. 

—  J'ai  grand'soif,  dit-il.  Donnez-moi  du 
vin  !  Et  qu'il  soit  frais.  Madame  Coquebert, 
hâtez-vous  de  l'aller  mettre  rafraîchir  dans  la 
fontaine,  car  la  journée  promet  d'être  brûlante. 

Nous  étions  à  la  nuit,  et  il  ûrouillait  les 
heures  dans  sa  tète. 

20. 


354       LA    RÔTISS£KIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

—  Faites  vite,  dit-il  encore  à  madame  Co- 
quebert; mais  ne  soyez  pas  aussi  simple  que 
le  sonneur  de  la  cathédrale  de  Séez,  qui,  étant 
allé  tirer  du  puits  les  bouteilles  qu'il  y  avait 
mises,  aperçut  son  ombre  dans  l'eau  et  se  mit 
à  crier  :  «  Holà  I  messieurs,  venez  vite  m'aider. 
Car  il  y  a  là-bas  des  antipodes  qui  boiront 
notre  vin,  si  nous  n'y  mettons  bon  ordre.  » 

—  Il  est  jovial,  dit  madame  Coquebert.  Mais 
tantôt  il  a  tenu  sur  moi  des  propos  bien  indé- 
cents. Si  j'eusse  trompé  Coquebert,  ce  n'au- 
rait point  été  avec  M,  le  curé,  eu  égard  à  son 
état  et  à  son  âge. 

M.  le  curé  entra   dans  ce  même  moment  : 

—  Eh  bien,  monsieur  l'abbé,  demanda-t-il  à 
mon  maître,  dans  quelles  dispositions  vous 
trouvez-vous?  Quoi  de  nouveau? 

—  Dieu  merci,  répondit  M.  Goignard,  il  n'est 
rien  de  nouveau  dans  mon  âme.  Car,  ainsi 
qu'a  dit  saint  Chrysostome,  évitez  les  nou- 
veautés. Ne  vous  engagez  point  dans  des  voies 
qui  n'aient  point  encore  été  tentées;  on  s'é- 
gare sans  fin,  quand  une  fois  on  a  commencé 
de  s'égarer.  J'en  ai  fait  la  triste  expérience.  Et 
je  me  suis  perdu  pour  avoir  suivi  des  chemins 
non  frayés.  J'ai  écouté  mes  propres  conseils  et 
ils  m'ont  conduit  à  l'abîme.  Monsieur  le  curé, 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE       355 

je  suis  un  pauvre  pécheur;  le  nombre  de  mes 
iniquités  m'opprime. 

—  Voilà  de  belles  paroles,  dit  M.  le  curé. 
C'est  Dieu  lui-même  qui  vous  les  dicte.  J'y 
reconnais  son  style  inimitable.  Ne  voulez-vous 
point  que  nous  avancions  un  peu  le  salut  de 
votre  âme? 

—  Volontiers,  dit  M.  Coignard.  Car  mes  im- 
puretés se  lèvent  contre  moi.  J'en  vois  se 
dresser  de  grandes  et  de  petites.  J'en  vois  de 
rouges  et  de  noires.  J'en  vois  d'infimes  qui 
chevauchent  des  chiens  et  des  cochons,  et  j'en 
vois  d'autres  qui  sont  grasses  et  toutes  nues, 
avec  des  tétons  comme  des  outres,  des  ventres 
qui  retombent  à  grands  plis  et  des  fe^sses 
énormes. 

—  Est-il  possible,  dit  M.  le  curé,  que  vous 
en  ayez  une  vue  si  distincte?  Mais,  si  vos  fautes 
sont  telles  que  vous  dites,  mon  fils,  il  vaut 
mieux  ne  les  point  décrire  et  vous  borner  à  les 
délester  intérieurement. 

—  Voudriez-vous  donc,  monsieur  le  curé, 
reprit  l'abbé,  que  mes  péchés  fussent  tous  faits 
comme  des  Adonis?  Mais  laissons  cela.  Et  vous, 
barbier,  donnez-moi  à  boire.  Connaissez-vous 
M.  de  la  Musardière? 

—  Non  pas,  que  je  sache,  dit  M.  Coquebert. 


356       LÀ    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

—  Apprenez  donc,  reprit  mon  bon  maître, 
qu'il  était  très  porté  sur  les  femmes. 

—  C'est  par  cet  endroit,  dit  le  curé,  que  le 
diable  prend  de  grands  avantages  sur  l'homme. 
Mais  où  voulez-vous  en  venir,  mon  fils? 

—  Vous  le  verrez  bientôt,  dit  mon  bon  maî- 
tre. M.  de  la  Musardière  donna  rendez-vous  à 
une  pucelle  dans  une  étable.  Elle  y  alla,  et  il 
l'en  laissa  sortir  comme  elle  y  était  venue. 
Savez-vous  pourquoi  ? 

—  Je  l'ignore,  dit  le  curé,  mais  laissons  cela. 

—  Non  point,  reprit  M.  Coignard.  Sachez  qu'il 
.  se  garda  de  l'accointer,  de  peur  d'engendrer  un 

«heval  dont  on  lui  eût  fait  un  procès  au  criminel. 

—  Ah  !  dit  le  barbier,  il  devait  plutôt  avoir 
peur  d'engendrer  un  âne. 

—  Sans  doute  1  dit  le  curé.  Mais  voilà  qui 
ne  nous  avance  point  dans  le  chemin  du  pa- 
radis. Il  conviendrait  de  reprendre  la  bonne 
route.  Vous  nous  teniez  tout  à  l'heure  des  pro- 
pos si  édifiants  ! 

Au  lieu  de  répondre,  mon  bon  maître  se  mit 
é.  chanter  d'une  voix  assez  forte  : 

Pour  mettre  en  goût  le  roi  Loaison 
On  a  pris  quinze  mirlitons 

Landerinette, 
Qtii  tous  le  balai  ont  rôti, 

Landerin.  -- 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQDE       357 

—  Si  VOUS  voulez  chanter,  mon  fils,  dit 
M.  le  curé,  chantez  plutôt  quelque  beau  noël 
bourguignon.  Vous  y  réjouirez  votre  âme  en  la 
sanctifiant. 

—  Volontiers,  répondit  mon  bon  maître.  Il 
en  est  de  Guy  Barozai,  que  je  tiens,  en  leur 
apparente  rusticité,  pour  plus  fins  que  le  dia- 
mant et  plus  précieux  que  l'or.  Celui-ci,  par 
exemple  : 

Lor  qu'au  lai  saison  qu'ai  jaule 
Au  monde  Jésu-chri  vin 
L'âne  et  le  beu  l'échaufin 
De  le  leu  sofle  dans  l'étaule. 
Que  d'âne  et  de  bau  je  sai, 
Dans  ce  royaume  de  Gaule, 
Que  d'âne  et  de  beu  je  sai 
Qui  n'en  arein  pas  tan  fai. 

Le  chirurgien,  sa  femme  et  le  curé  reprirent 
ensemble  : 

Que  d'âne  et  de  beu  je  sai 
Dans  ce  royaume  de  Gaule 
Que  d'âne  et  de  beu  je  sai 
Qui  n'en  arein  pas  tan  fai. 

Et  mon  bon  maître  reprit  d'une  voix  plus 
faible  : 

Mais  le  pu  béo  de  l'histoire 
Ce  fut  que  l'âne  et  le  beu 
Alnsin  passire  tô  deu 
L«  nuit  sans  manger  ni  boire. 


358      LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUB 

Que  d'âne  et  de  beu  je  sai, 
Couver  de  pane  et  de  moire, 
Que  d'âne  et  de  beu  je  sai 
Qui  n'en  arein  pas  tan  fai  ! 


Puis  il  laissa  tomber  sa  tête  sur  l'oreiller  et 
ne  clianta  plus. 

—  Il  3'  a  du  bon  en  ce  chrétien,  nous  dit 
M.  le  curé,  beaucoup  de  bon,  et  tantôt  encore 
il  m'édifiait  moi-même  par  de  belles  sentences. 
Mais  il  ne  laisse  point  de  m'inquiéter,  car  tout 
dépend  de  la  fin,  et  l'on  ne  sait  ce  qui  restera 
au  fond  du  panier.  Dieu,  dans  sa  bonté,  veut 
qu'un  seul  moment  nous  sauve;  encore  faut-il 
que  ce  moment  soit  le  dernier,  de  sorte  que 
tout  dépend  d'une  seule  minute,  auprès  de 
laquelle  le  reste  de  la  vie  est  comme  rien.  C'est 
ce  qui  me  fait  frémir  pour  ce  malade,  que  les 
anges  et  les  diables  se  disputent  furieusement. 
Mais  il  ne  faut  point  désespérer  de  la  miséri- 
corde divine. 


Deux  jours  se  passèrent  en  de  cruelles  alter- 
natives. Après  quoi,  mon  bon  maître  tomba 
dans  une  faiblesse  extrême. 

—  Il  n'y  a  plus  d'espoir,  me  dit  tout  bas 
M.  Coquebert.  Voyez  comme  sa  tête  creuse 
l'oreiller,  et  remarquez  que  son  nez  est  aminci. 

En  effet,  le  nez  de  mon  bon  maître,  naguère 
gros  et  rouge,  n'était  plus  qu'une  lame  recour- 
bée, livide  comme  du  plomb. 

—  Tournebroche,  mon  fils,  me  dit-il  d'une 
voix  encore  pleine  et  forte,  mais  dont  je 
n'avais  jamais  entendu  le  son,  je  sens  qu'il 
me  reste  peu  de  temps  à  vivre.  Allez  me  cher- 
cher ce  bon  prêtre,  pour  qu'il  m'entende  en 
confession 


360       LA    EÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

M.  le  curé  était  à  sa  vigne,  où  je  courus. 

—  La  vendange  est  faite,  me  dit-il,  et  plus 
abondante  que  je  n'espérais;  allons  assister  ce 
pauvre  homme. 

Je  le  ramenai  auprès  du  lit  de  mon  bon 
maître,  et  nous  le  laissâmes  seul  avec  le  mou- 
rant. 

Il  sortit  au  bout  d'une  heure  et  nous  dit  : 

—  Je  puis  vous  assurer  que  M.  Jérôme  Coi- 
gnard  meurt  dans  des  sentiments  admirables 
de  piété  et  d'humilité.  Je  vais  à  sa  demande, 
et  en  considération  de  sa  ferveur,  lui  donner 
le  saint  viatique.  Pendant  que  je  revêts  l'aube 
et  l'étole,  veuillez,  madame  Coquebert,  m'en- 
voyer  dans  la  sacristie  l'enfant  qui  sert  chaque 
matin  ma  messe  basse,  et  préparer  la  chambre 
pour  y  recevoir  le  bon  Dieu. 

Madame  Coquebert  balaya  la  chambre,  mit 
une  couverture  blanche  au  lit,  posa  au  chevet 
une  petite  table  qu'elle  couvrit  d'une  nappe  ; 
elle  y  plaça  deux  chandeliers  dont  elle  alluma 
les  chandelles,  et  une  jatte  de  faïence  où 
trempait  dans  l'eau  bénite  une  branche  de 
buis. 

Bientôt  nous  entendîmes  la  sonnette  agitée 
dans  le  chemin  par  le  desservant,  et  nous 
vîmes  entrer  la  croix  aux  mains  d'un  enfant, 


LA    RÔTISSERIE    DE   LA    REINE    PÉDAUQUE       361 

et  le  prêtre  vêtu  de  blanc  et  portant  les  saintes 
espèces.  Jahel,  M.  d'Anquetil,  M.  et  madame 
Coquebert  et  moi,  nous  tombâmes  à  genoux. 

—  Fax  huic  domui,  dit  le  prêtre. 

—  Et  omnibus  habianlibus  in  ea,  répondit 
le  desservant. 

Puis  M.  le  curé  prit  de  l'eau  bénite  dont  il 
aspergea  le  malade  et  le  lit. 

Il  se  recueillit  un  moment  et  dit  avec  solen- 
nité : 

—  Mon  fils,  n'avez-vous  point  une  déclaration 
à  faire? 

—  Oui,  monsieur,  dit  l'abbé  Goignard,  d'une 
voix  assurée.  Je  pardonne  à  mon  assassin. 

Alors,  l'officiant,  tirant  l'hostie  du  ci- 
boire : 

—  Ecce  agnus  Dei,  qui  tollit  peccata  mundi 
Mon  bon  maître  répondit  en  soupirant  : 

—  Parlerai-je  à  mon  Seigneur,  moi  qui  ne 
suis  que  poudre  et  que  cendre?  Gomment  ose- 
rai-je  venir  à  vous,  moi  qui  ne  sens  en  moi- 
même  aucun  bien  qui  m'en  puisse  donner  la 
hardiesse?  Gomment  vous  introduirai-je  clicz 
moi,  après  avoir  si  souvent  blessé  vos  yeux 
pleins  de  bonté? 

Et  M.  l'abbé  Goignard  reçut  le  saint  viatique 
dans  un  profond  silence,  déchiré  par  nos  san- 

21 


362       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

glots  et  par  le  grand  bruit  que  madame  Co- 
quebert faisait  en  se  mouchant. 

Après  avoir  été  administré,  mon  bon  maître 
me  fit  signe  d'approcher  de  son  lit  et  me  dit 
d'une  voix  faible,  mais  distincte  : 

—  Jacques  Tournebroche,  mon  fils,  rejette, 
avec  mon  exemple,  les  maximes  que  j'ai  pu  te 
proposer  pendant  ma  folie,  qui  dura,  hélas  I 
autant  que  ma  vie.  Grains  les  femmes  et  les 
livres  pour  la  mollesse  et  l'orgueil  qu'on  y 
prend.  Sois  humble  de  cœur  et  d'esprit.  Dieu 
accorde  aux  petits  une  intelligence  plus  claire 
que  les  doctes  n'en  peuvent  communiquer.  C'est 
lui  qui  donne  toute  science.  Mon  fils,  n'écoute 
point  ceux  qui,  comme  moi,  subtiliseront  sur 
le  bien  et  sur  le  mal.  Ne  te  laisse  point  tou- 
cher par  la  beauté  et  la  finesse  de  leurs  dis- 
cours. Car  le  royaume  de  Dieu  ne  consiste  pas 
dans  les  paroles,  mais  dans  la  vertu. 

Il  se  tut,  épuisé.  Je  saisis  sa  main  qui  repo- 
sait sur  le  drap,  je  la  couvris  de  baisers  et  de 
larmes.  Je  lui  dis  qu'il  était  notre  maître,  notre 
ami,  notre  père,  et  que  je  ne  saurais  vivre  sans 
lui. 

Et  je  demeurai  de  longues  heures  abîmé  de 
douleur  au  pied  de  son  lit. 

Il  passa  une  nuit  si  paisible  que  j'en  conçus 


LA    RÔTISSERIE    DE    LÀ    REINE    PÉDAUQUE       363 

comme  un  espoir  désespéré.  Cet  état  se  soutint 
encore  dans  la  journée  qui  suivit.  Mais  vers  le 
soir  il  commença  à  s'agiter  et  à  prononcer 
des  paroles  si  indistinctes  qu'elles  restent  tout 
entières  un  secret  entre  Dieu  et  lui. 

A  minuit  il  retomba  dans  un  abattement 
profond  et  l'on  n'entendait  plus  que  le  bruit 
léger  de  ses  ongles  qui  grattaient  les  draps.  Il 
ne  nous  reconnaissait  plus. 

Vers  deux  heures  il  commença  de  râler;  le 
souffle  rauque  et  précipité  qui  sortait  de  sa 
poitrine  était  assez  fort  pour  qu'on  l'entendît 
au  loin,  dans  la  rue  du  village,  et  j'en  avais 
les  oreilles  si  pleines  que  je  crus  l'ouïr  encore 
pendant  les  jours  qui  suivirent  ce  malheureux 
jour.  A  l'aube,  il  fit  de  la  main  un  signe  que 
nous  ne  pûmes  comprendre  et  poussa  un 
grand  soupir.  Ce  fut  le  dernier.  Son  visage 
prit,  dans  la  mort,  une  majesté  digne  du  génie 
qui  l'avait  animé  et  dont  la  perte  ne  sera  ja- 
mais réparée. 


M.  le  curé  de  Vallars  fit  à  M.  Jérôme  Coi- 
gnard  des  obsèques  solennelles.  Il  chanta  la 
messe  funèbre  et  donna  l'absoute. 

Mon  bon  maître  fut  porté  dans  le  cimetière 
attenant  à  l'église.  Et  M.  d'Anquetil  donna  à 
souper  chez  Gaulard  à  tous  les  gens  qui  avaient 
assisté  à  la  cérémonie.  On  y  but  du  vin  nou- 
veau, et  l'on  y  chanta  des  chansons  bourgui- 
gnonnes. 

Le  len.lemain  j'allai  avec  M.  d'Anquetil  re- 
mercier M.  le  curé  de  ses  soins  pieux. 

—  Ah  1  dit  le  saint  homme,  ce  prêtre  nous 
a  donné  une  grande  consolation  par  sa  fin  édi- 
fiante. J'ai  vu  peu  de  chrétiens  mourir  dans 
de  si  admirables  sentiments,  et  il  conviendrai! 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE      365 

d'en  fixer  le  souvenir  sur  sa  tombe  en  une 
belle  inscription.  Vous  êtes  tous  deux,  mes- 
sieurs, assez  instruits  pour  y  réussir,  et  je 
m'engage  à  faire  graver  sur  une  grande  pierre 
blanche  l'épitaphe  de  ce  défunt,  dans  la  ma- 
nière et  dans  l'ordre  que  vous  l'aurez  com- 
posée. Mais  souvenez-vous,  en  faisant  parler  la 
pierre,  de  ne  lui  faire  proclamer  que  les 
louanges  de  Dieu. 

Je  le  priai  de  croire  que  j'y  mettrais  tout  mon 
zèle,  et  M.  d'Anquetil  promit,  pour  sa  part, 
de  donner  à  la  chose  un  tour  galant  et  gra- 
cieux. 

—  J'y  veux,  dit-il,  m'essayer  au  vers  fran- 
çais, en  me  guidant  sur  ceux  de  M.  Chapelle. 

—  A  la  bonne  heure  !  dit  M.  le  curé.  Mais 
n'êtes- vous  pas  curieux  de  voir  mon  pressoir? 
Le  vin  sera  bon  cette  année,  et  j'en  ai  récolté 
en  suffisante  quantité  pour  mon  usage  et  pour 
celui  de  ma  servante.  Hélas!  sans  les  fleure- 
bers,  nous  en  aurions  bien  davantage. 

Après  souper,  M.  d'Anquetil  demanda  l'écri- 
toire  et  commença  de  composer  des  vers  fran- 
çais. Puis,  impatienté,  il  jeta  en  l'air  la  plume, 
l'encre  et  le  papier. 

—  Tournebroche,  me  dit-il,  je  n'ai  fait  que 
deux  vers,    et   encore    ne  suis-je    pas   assuré 


3G6       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUB 

qu'ils  sont  bons  :  les  voici  tels  que  je  les  ai 
trouvés. 

Ci-dessous  gît  monsieur  Coignard. 
Il  faut  bien  mourir  tôt  ou  tard. 

Je  lui  répondis  qu'ils  avaient  cela  de  bon  de 
n'en  point  vouloir  un  troisième. 

Et  je  passai  la  nuit  à  tourner  une  épitaphe 
latine  en  la  manière  que  voici  : 

D.  0.   M. 
HIC  JACET 

IN  SPE   BEATiE  iETERNITATIS 

DOMINDS  HIERONYMUS  COIGNARD 

PRESBTTER 
QUONDAM  IN  BELLOVACENSI COLLEGIO 

ELOQUENTIjE  magister  eloquentissimu 

sagiensis  episcopi  bibliothecarius  solert issimui 

zozxmi  panopolitani  ingeniosissim  os 

translator 

opere  tamen  immaturata  morte  intercepto 

periit   enim   cum   lugdunum   peteret 

jddea  hano  nefandissiha 

id  est  a  nepote  christ!  carnificdm 

in  via  trucidatus 

ANNO  *:T.   LU" 

COHITATB    FUIT    OPTIMA   DOCTISSIMO  CONVITU 

INGENIO    SUBLIMI 

FACETIIS    JUCUNDUS    SENTENTIIS    PLENOS 

DONORUM    DEI    LAUDATOR 

FIDE    DEVOTISSIMA  PER   MULTAS    TEMPESTATB» 

CONSTANTER    MUNITUS 

HUMILITATE    SANCTISSIMA    ORNATOS 

SALCTI   SVJE  MAGIS  IRTENTUS 

QUAM  VANO    ET    FALLACI    HOMINUM    JUDICIO 

SIC    HONORIBUS    MUNDANIS 

NUNQUAU   QUiESITIS 

gIBI    GLORIAM    SEHPITERNAU 

U  E  U  U  I T 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PEDAUQUB       367 

Ce  qui  revient  à  dire  en  français  : 

ICI   REPOSE, 
dans    l'espoir  de  la  bienheureuse  éternité, 

MESSIRE  JÉRÔME  COIGNARD, 

prêtre, 

autrefois  très  éloquent  professeur  d'éloquenoe 

au  Collège  de  Beauvais, 

très  télé  bibliothécaire  de  Févêque 

de  Séez, 

auteur  d'une  belle  traduction  de  Zozime 

le  Panopolitain, 
qu'il  laissa  malheureusement  inachevée 

quand  survint  sa  mort  prématurée. 
Il  fut  frappé  sur  la  route  de  Lyon, 

dans  la  52*  année  de  son  âge, 

par  la  muin  très  scélérate  d'un  juif, 

et  périt  ainsi  victime  d'un  neveu  des  bourreaux 

de  Jésus-Christ. 

Il  était  d'un  commerce  agréable, 

d'un  docte  entretien, 

d'un  génie  élevé, 

abondait  en  riants  propos  et  en  belles  maximes, 

et  loîiait  Dieu  dans  ses  œuvres. 

Il  garda  à  travers  les  orages  de  la  vie 

une  foi  inébranlable. 

Dans  son  humilité  vraiment  chrétienne, 

Plus  attentif  au  salut  de  son  âme 

qu'à  la  vaine  et  trompeuse  opinion  des  hommes, 

c'est  en  vivant  sans  honneurs 

en  ce  monde, 

qu'il  s'achemina  vers  la  gloire  éternelie. 


Trois  jours  après  que  mon  bon  maître  eut 
rendu  l'âme,  M.  d'Anquetil  décida  de  se  re- 
mettre en  route.  La  voiture  était  réparée.  Il 
donna  l'ordre  aux  postillons  d'être  prêts  pour 
le  lendemain  matin.  Sa  compagnie  ne  m'avait 
jamais  été  agréable.  Dans  l'état  de  tristesse  où 
j'étais,  elle  me  devenait  odieuse.  Je  ne  pouvais 
supporter  l'idée  de  le  suivre  avec  Jahel.  Je  ré- 
solus de  chercher  un  emploi  à  Tournus  ou  à 
Mâcon  et  d'y  vivre  caché  jusqu'à  ce  que, 
l'orage  étant  apaisé,  il  me  fût  possible  de  re- 
tourner à  Paris,  où  je  savais  que  mes  parents 
me  recevraient  les  bras  ouverts.  Je  fis  part  de 
ce  dessein  à  M.  d'Anquetil,  et  m'excusai  de  ne 
le  point  accompagner  plus  avant.  Il  s'efforça 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE       369 

d'abord  de  me  retenir,  avec  une  bonne  grâce  à 
laquelle  il  ne  m'avait  guère  préparé,  puis  il 
m'accorda  volontiers  mon  congé.  Jahel  y  eut 
plus  de  peine  ;  mais,  étant  naturellement  rai- 
sonnable, elle  entra  dans  les  raisons  que  j'avais 
de  la  quitter. 

La  nuit  qui  précéda  mon  départ,  tandis  que 
M.  d'Anquetil  buvait  et  jouait  aux  cartes  avec 
le  chirurgien-barbier,  nous  allâmes  sur  la 
place,  Jahel  et  moi,  pour  respirer  l'air.  Il  était 
embaumé  d'herbes  et  plein  du  chant  des  gril- 
lons. 

—  La  belle  nuit!  dis-je  à  Jahel.  L'année 
n'en  aura  plus  guère  de  semblables  ;  et  peut- 
être,  de  ma  vie,  n'en  reverrai-je  point  de  si 
douce. 

Le  cimetière  fleuri  du  village  étendait  devant 
nous  ses  immobiles  vagues  de  gazon,  et  le  clair 
de  la  lune  blanchissait  les  tombes  éparses  sur 
l'herbe  noire.  La  pensée  nous  vint,  à  tous  deux 
en  même  temps  d'aller  dire  adieu  à  notre  ami. 
La  place  où  il  reposait  était  marquée  par  une 
croix  semée  de  larmes,  dont  le  pied  plongeait 
dans  la  terre  molle.  La  pierre  qui  devait  rece- 
voir l'épitaphe  n'y  avait  point  encore  été  posée. 
Nous  nous  assîmes  tout  auprès,  dans  l'herbe, 
et  là,  par  un  insensible  et  naturel  penchant, 

21. 


370      LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

nous  tombâmes  dans  les  bras  l'un  de  l'autre, 
sans  craindre  d'offenser  par  nos  baisers  la  mé- 
moire d'un  ami  que  sa  profonde  sagesse  rendait 
indulgent  aux  faiblesses  humaines. 

Tout  à  coup  Jahel  me  dit  dans  l'oreille,  où 
elle  avait  précisément  sa  bouche  : 

—  Je  vois  M,  d'Anquetil,  qui,  sur  le  mur  du 
cimetière,  regarde  attentivement  de  notre  côté. 

—  Nous  peut-il  voir  dans  cette  ombre? 
demandai-je. 

—  Il  voit  sûrement  mes  jupons  blancs,  ré- 
pondit-elle. C'est  assez,  je  pense,  pour  lui  don- 
ner envie  d'en  voir  davantage. 

Je  songeais  déjà  à  tirer  l'épée  et  j'étais  fort 
décidé  à  défendre  deux  existences  qui,  dans  ce 
moment,  étaient  encore,  peu  s'en  faut,  con- 
fondues. Le  calme  de  Jahel  m'étonnait  ;  rien, 
dans  ses  mouvements  ni  dans  sa  voix,  ne  tra- 
hissait la  peur. 

—  Allez,  me  dit-elle,  fuyez,  et  ne  craignez 
rien  pour  moi.  C'est  une  surprise  que  j'ai 
plutôt  désirée.  Il  commençait  à  se  lasser, 
et  ceci  est  excellent  pour  ranimer  son  goût  et 
assaisonner  son  amour.  Allez  et  laissez-moi  !  Le 
premier  moment  sera  dur,  car  il  est  d'un 
caractère  violent.  Il  me  battra,  mais  je  ne  lui 
en  serai  ensuite  que  plus  chère.  Adieu  I 


LA.    RÔTISSERIE   DE   LA    REINE    PÉDAUQUE       371 

—  Hélas  1  m'écriai-je,  ne  me  prîtes-vous 
donc,  Jahely  que  pour  aiguiser  les  désirs  d'un 
rival? 

—  J'admire  que  vous  veuillez  me  quereller, 
vous  aussi  I  Allez,  vous  dis-je  ! 

—  Eh  quoi  I  vous  quitter  de  la  sorte  ? 

—  Il  le  faut,  adieu  I  Qu'il  ne  vous  trouve 
pas  ici.  Je  veux  bien  lui  donner  de  la  jalousie, 
mais  avec  délicatesse.  Adieu,  adieu  I 

A  peine  avais-je  fait  quelques  pas  dans  le 
labyrinthe  des  tombes,  que  M.  d'Anquetil, 
s'étant  approché  d'assez  près  pour  reconnaître 
sa  maîtresse,  fit  des  cris  et  des  jurements  à 
réveiller  tous  ces  morts  de  village.  J'étais  im- 
patient d'arracher  Jahel  à  sa  rage.  Je  pensais 
qu'il  l'allait  tuer.  Déjà  je  me  glissais  à  son 
secours  dans  l'ombre  des  pierres.  Mais,  après 
quelques  minutes,  pendant  lesquelles  je  les  ob- 
servai très  attentivement,  je  vis  M.  d'Anquetil 
la  pousser  hors  du  cimetière  et  la  ramener  à 
l'auberge  de  Gaulard  avec  un  reste  de  fureur 
qu'elle  était  bien  capable  d'apaiser  seule  et 
sans  secours. 

Je  rentrai  dans  ma  chambre  lorsqu'ils  eurent 
regagné  la  leur.  Je  ne  dormis  point  de  la 
nuit,  et,  les  guettant  à  l'aube,  par  la  fente 
des  rideaux,   je  les  vis  traverser  la  cour  de 


312      LA    RÔTISSERIE    DE    LÀ    REINE   PÉDADQDB 

l'auberge  dans  une  grande  apparence  d'amitié. 
Le  départ  de  Jahel  augmenta  ma  tristesse. 
Je  m'étendis  à  plat  ventre  au  beau  milieu  de 
ma  chambre  et,  le  visage  dans  les  mains,  je 
ijleurai  jusqu'au  soir. 


A  cet  endroit,  ma  vie  perd  l'intérêt  qu'elle 
empruntait  des  circonstances,  et  ma  destinée, 
redevenant  conforme  à  mon  caractère,  n'offre 
plus  rien  que  de  commun.  Si  j'en  prolongeais 
les  mémoires,  mon  récit  paraîtrait  bientôt  in- 
sipide. Je  l'achèverai  en  peu  de  mots.  M.  le 
curé  de  Vallars  me  donna  une  lettre  de  recom- 
mandation pour  un  marchand  de  vin  de 
Mâcon,  chez  qui  je  fus  employé  pendant  deux 
mois,  au  bout  desquels  mon  père  m'écrivit  qu'il 
avait  arrangé  mes  affaires  et  que  je  pouvais 
sans  danger  revenir  à  Paris. 

Aussitôt  je  pris  le  coche  et  fis  le  voyage  avec 
des  recrues.  Mon  cœur  battit  à  se  rompre  quand 
je   revis  la  rue    Saint-Jacques,    l'horloge   de 


374       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

Saint-Benoit-le-B6tourné,  l'enseigne  des  Trois 
Pucelles  et  la  Sainle  Catherine  de  M.  Blaizot. 

Ma  mère  pleura  à  ma  vue;  je  pleurai,  nous 
nous  embrassâmes  et  nous  pleurâmes  encore. 
Mon  père,  accouru  en  grande  hâte  du  Petit 
BacchuSy  me  dit  avec  une  dignité  attendrie  : 

—  Jacquot,  mon  fils,  je  ne  te  cache  pas  que 
je  fus  fort  courroucé  contre  toi  quand  je  vis  les 
sergents  entrer  à  la  Reine  Pédauque  pour  te 
prendre,  ou,  à  ton  défaut,  m'emmener  en  ta 
place.  Ils  ne  voulaient  rien  entendre,  alléguant 
qu'il  me  serait  loisible  de  m'expliquer  en  pri- 
son. Ils  te  recherchaient  sur  une  plainte  de 
M.  de  la  Guéri taude.  Je  m'en  formai  une  hor- 
rible idée  de  tes  désordres.  Mais,  ayant  appris, 
par  tes  lettres,  que  ce  n'était  que  peccadilles,  je 
ne  pensai  plus  qu'à  te  revoir.  J'ai  maintes  fois 
consulté  le  cabaretier  du  Petit  Bacchus  sur  les 
moyens  d'étouffer  ton  affaire.  Il  me  répondit 
toujours  :  «  Maître  Léonard,  allez  trouver  le 
juge  avec  un  gros  sac  d'écus.  et  il  vous  rendra 
votre  gars  blanc  comme  neige.  »  Mais  les  écus 
sont  rares  ici,  et  il  n'est  poule,  oie,  ni  cane, 
dans  ma  maison  qui  ponde  des  œufs  d'or.  C'est 
tout  au  plus  si  la  volaille,  à  l'heure  d'aujour- 
d'hui, me  paye  le  feu  de  ma  cheminée.  Par 
bonheur,  ta   sainte  et  digne  mère  eut  l'idée 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE       375 

d'aller  trouver  la  mère  de  M.  d'Anquetil,  que 
nous  savions  occupée  en  faveur  de  son  fils, 
recherché  en  même  temps  que  toi,  pour  la 
même  affaire.  Car  je  reconnais,  mon  Jacquot, 
que  tu  as  fait  le  polisson  en  compagnie  d'un 
gentilhomme,  et  j'ai  le  cœur  trop  bien  situé 
pour  ne  pas  sentir  l'honneur  qui  en  rejaillit 
sur  toute  la  famille.  Ta  mère  demanda  donc 
audience  à  madame  d'Anquetil,  en  son  hôtel  du 
faubourg  Saint-Antoine.  Elle  s'était  proprement 
habillée,  comme  pour  aller  à  la  messe  ;  et  ma- 
dame d'Anquetil  la  reçut  avec  bonté.  Ta  mère 
est  une  sainte  femme,  Jacquot,  mais  elle  n'a 
pas  beaucoup  d'usage,  et  elle  parla  d'abord 
sans  à-propos  ni  convenance.  Elle  dit  :  «  Ma- 
dame, à  nos  âges,  il  ne  nous  reste  après  Dieu, 
que  nos  enfants.  »  Ce  n'était  pas  ce  qu'il  fallait 
dire  à  cette  grande  dame  qui  a  encore  des 
galants. 

—  Taisez-vous,  Léonard,  s'écria  ma  mère. 
La  conduite  de  madame  d'Anquetil  ne  vous  est 
point  connue  et  il  faut  que  j'aie  assez  bien 
parlé  à  cette  dame,  puisqu'elle  m'a  répondu  : 
«  Soyez  tranquille,  madame  Ménétrier;  je 
m'emploierai  pour  votre  fils,  comme  pour 
le  mien;  comptez  sur  mon  zèle.  »  Et  vous  savez, 
Léonard,  que  nous  reçûmes,  avant  qu'il  fût 


376       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAnQDE 

deux  mois,  l'assurance  que  notre  Jacquot  pou- 
vait rentrera  Paris  sans  être  inquiété 

Nous  soupâmes  de  bon  appétit.  Mon  père 
me  demanda  si  je  comptais  rester  au  service 
de  M.  d'Astarac.  Je  répondis  qu'après  la  mort 
à  jamais  déplorable  de  mon  bon  maître,  je  ne 
souhaitais  point  de  me  retrouver,  avec  le  cruel 
Mosaïde,  chez  un  gentilhomme  qui  ne  payait 
ses  domestiques  qu'en  beaux  discours.  Mon 
père  m'invita  obligeamment  à  tourner  sa  broche 
comme  devant. 

—  Dans  ces  derniers  temps,  Jacquot,  me 
dit-il,  j'avais  donné  cet  emploi  à  frère  Ange  ; 
mais  il  s'en  acquittait  moins  bien  que  Mirant, 
et  même  que  toi.  Ne  veux-tu  point,  mon  fils, 
reprendre  ta  place  sur  l'escabeau,  au  coin  de  la 
cheminée  ? 

Ma  mère,  qui,  toute  simple  qu'elle  était,  ne 
manquait  point  de  jugement,  haussa  les  épaules 
et  me  dit  : 

—  M.  Blaizot,  qui  est  libraire  à  V Image  sainte 
Catherine,  a  besoin  d'un  commis.  Cet  emploi, 
mon  Jacquot,  t'ira  comme  un  gant.  Tu  es  de 
mœurs  douces  et  tu  as  de  bonnes  manières. 
C'est  ce  qui  convient  pour  vendre  des  Bibles. 

J'allai  tout  aussitôt  m'offrir  à  M.  Blaizot, 
qui  me  prit  à  son  service. 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE       377 

Mes  malheurs  m'avaient  rendu  sage.  Je  ne 
fus  pas  rebuté  par  l'humilité  de  ma  tâche  et 
je  la  remplis  avec  exactitude,  maniant  le  plu- 
meau et  le  balai  au  contentement  de  mon 
patron. 

Mon  devoir  était  de  faire  une  visite  à  M.  d'As- 
tarac.  Je  me  rendis  chez  ce  grand  alchimiste 
le  dernier  dimanche  de  novembre,  après  le  dîner 
du  midi.  La  distance  est  longue  de  la  rue  Saint- 
Jacques  à  la  Croix-des-Sablons  et  l'almanach 
ne  ment  point,  quand  il  annonce  que  les  jours 
sont  courts  en  novembre.  Quand  j'arrivai  au 
Roule,  il  faisait  nuit,  et  une  brume  noire  cou- 
vrait la  route  déserte.  Je  songeais  tristement, 
dans  les  ténèbres. 

—  Hélas!  me  disais-je,  il  y  aura  bientôt  un 
an  que  pour  la  première  fois  je  fis  cette  même 
route,  dans  la  neige,  en  compagnie  de  mon 
bon  maître,  qui  repose  maintenant  dans  un 
village  de  Bourgogne,  sur  un  coteau  de  vigne. 
Il  s'endormit  dans  l'espérance  de  la  vie  éter- 
nelle. Et  c'est  là  une  espérance  qu'il  convient 
de  partager  avec  un  homme  si  docte  et  si  sage. 
Dieu  me  garde  de  douter  jamais  de  l'immor- 
talité de  l'âme  !  Mais  il  faut  bien  se  l'avouer 
à  soi-même,  tout  ce  qui  tient  à  une  existence 
future  et  à  un  autre  monde  est  de  ces  vérités 


378       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

insensibles  auxquelles  on  croit  sans  en  être 
touché  et  qui  n'ont  ni  goût,  ni  saveur  aucune, 
en  sorte  qu'on  les  avale  sans  s'en  apercevoir. 
Pour  ma  part,  je  ne  suis  pas  consolé  par  la 
pensée  de  revoir  un  jour  M.  l'abbé  Goignard 
dans  le  paradis.  Sûrement  il  n'y  sera  plus  re- 
connaissable  et  ses  discours  n'auront  pas  l'agré- 
ment qu'ils  empruntaient  des  circonstances. 

En  faisant  ces  réflexions,  je  vis  devant  moi 
une  grande  lueur  qui  s'étendait  à  la  moitié  du 
ciel  ;  le  brouillard  en  était  roussi  jusque  sur 
ma  tête,  et  cette  lumière  palpitait  à  son  centre. 
Une  lourde  fumée  se  mêlait  aux  vapeurs  de 
l'air.  Je  craignis  tout  de  suite  que  ce  ne  fût 
l'incendie  du  château  d'Astarac.  Je  hâtai  le 
pas,  et  je  reconnus  bientôt  que  mes  craintes 
n'étaient  que  trop  fondées.  Je  découvris  le  cal- 
vaire des  Sablons  d'un  noir  opaque,  sur  une 
poudre  de  flamme,  et  je  vis  presque  aussitôt 
le  château,  dont  toutes  les  fenêtres  flambaient 
comme  en  une  fête  sinistre.  La  petite  porte 
verte  était  défoncée.  Des  ombres  s'agitaient 
dans  le  parc  et  murmuraient  d'horreur. 
C'étaient  des  habitants  du  bourg  de  Neuilly, 
accourus  en  curieux  et  pour  porter  secours. 
Quelques-uns  lançaient  par  une  pompe  des 
jets  d'eau  qui  tombaient  dans  le  foyer  ardent 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQCE       379 

en  pluie  étincelante.  Une  épaisse  colonne  de 
fumée  s'élevait  au-dessus  du  château.  Une 
pluie  de  flammèches  et  de  cendres  tombait 
autour  de  moi  et  je  m'aperçus  bientôt  que 
mes  habits  et  mes  mains  en  étaient  noircis.  Je 
songeai  avec  désespoir  que  cette  poussière  qui 
remplissait  l'air  était  le  reste  de  tant  de  beaux 
livres  et  de  manuscrits  précieux,  qui  avaient 
fait  la  joie  de  mon  bon  maître,  le  reste,  peut- 
être,  de  Zozime  le  Panopolitain,  auquel  nous 
avions  travaillé  ensemble  dans  les  plus  nobles 
teures  de  ma  vie. 

J'avais  vu  mourir  M.  l'abbé  Jérôme  Coignard. 
Cette  fois,  c'est  son  âme  même,  son  âme  étin- 
celante et  douce,  que  je  croyais  voir  réduite 
en  poudre  avec  la  reine  des  bibliothèques.  Je 
sentais  qu'une  part  de  moi-même  était  détruite 
en  même  temps.  Le  vent  qui  s'élevait  attisait 
l'incendie,  et  les  flammes  faisaient  un  bruit  de 
gueules  voraces. 

Avisant  un  homme  de  Neuilly,  plus  noirci 
encore  que  moi,  et  n'ayant  que  sa  veste,  je 
lui  demandai  si  l'on  avait  sauvé  M.  d'Astarac 
et  ses  gens. 

—  Personne,  me  dit-il,  n'est  sorti  du  château, 
hors  un  vieux  juif  qu'on  vit  s'enfuir  avec  des 
paquets,  du  côté  des  marécages.  Il  habitait  le 


380       LA    RÔTISSEKIE    DE    LA    REINE    PÉDAUOUE 

pavillon  du  garde,  sur  la  rivière,  et  était  haï 
pour  son  origine  et  pour  les  crimes  dont  on 
le  soupçonnait.  Des  enfants  le  poursuivirent- 
Et  en  fuyant  il  lomba  dans  la  Seine.  On  l'a 
repêché  mort,  pressant  sur  son  cœur  un  gri- 
moire et  six  tasses  d'or.  Vous  pourrez  le  voir 
sur  la  berge,  dans  sa  robe  jaune.  Il  est  affreux, 
les  yeux  ouverts. 

—  Ah  !  répondis-je,  cette  fin  était  due  à  ses 
crimes.  Mais  sa  mort  ne  me  rend  pas  le  meil- 
leur des  maîtres  qu'il  a  assassiné!  Dites-moi 
encore:  n'a-t-on  pas  vu  M.  d'Astarac? 

Au  moment  où  je  faisais  cette  question, 
j'entendis  près  de  moi  une  des  ombres  agitées 
pousser  un  cri  d'angoisse  : 

—  Le  toit  va  s'effondrer  I 

Alors  je  reconnus  avec  horreur  la  grande 
forme  noire  de  M.  d'Astarac  qui  courait  dans 
les  gouttières.  L'alchimiste  cria  d'une  voix  écla- 
tante : 

—  Je  m'élève  sur  les  ailes  de  la  flamme, 
dans  le  séjour  de  la  vie  divine. 

Il  dit  ;  soudain  le  toit  s'abîma  avec  un  fracas 
horrible,  et  des  flammes  hautes  comme  des 
montagnes  enveloppèrent  l'ami  des  Salaman- 
dres. 


Il  n'est  pas  d'amour  qui  résiste  à  l'absence. 
Le  souvenir  de  Jahel,  d'abord  cuisant,  s'adou- 
cit peu  à  peu  et  il  ne  m'en  resta  qu'une  irri- 
tation vague,  dont  elle  n'était  plus  même 
l'unique  objet. 

IM.  Blaizot  se  faisait  vieux.  Il  se  retira  à 
Montrouge,  dans  sa  maisonnette  des  champs, 
et  me  vendit  son  fonds,  moyennant  une  rente 
viagère.  Devenu,  en  son  lieu,  libraire  juré, 
à  y  Image  sainte  Catherine,  j'y  fis  retirer  mon 
père  et  ma  mère,  dont  la  rôtisserie  ne  flam- 
bait plus  depuis  quelque  temps.  Je  me  sentis 
du  goût  pour  mon  humble  boutique,  et  je 
pris  soin  de  l'orner.  Je  clouai  aux  portes  da 
vieilles  cartes  vénitiennes  et  des  thèses-  ornées 


382       LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQDE 

de  gravures  allégoriques  qui  y  font  un  orn^ 
ment  ancien  et  baroque,  sans  doute,  mais 
plaisant  aux  amis  de  bonnes  études.  Mon 
savoir,  à  la  condition  de  le  cacher  avec  soin, 
ne  me  fut  pas  trop  nuisible  dans  mon  trafic. 
Il  m'eût  été  plus  contraire,  si  j'eusse  été 
libraire-éditeur,  comme  Marc-Michel  Rey,  et 
obligé,  comme  lui,  de  gagner  ma  vie  aux  dé- 
pens de  la  sottise  publique. 

Je  tiens,  comme  on  dit,  les  auteurs  clas- 
siques, et  c'est  une  denrée  qui  a  cours  dans 
cette  docte  rue  Saint-Jacques  dont  il  me  plai- 
rait d'écrire  un  jour  les  antiquités  et  illustra- 
tions. Le  premier  imprimeur  parisien  y  établit 
ses  presses  vénérables.  Les  Gramoisy,  que  Guy 
Patin  nomme  les  rois  de  la  rue  Saint-Jacques, 
y  ont  édité  le  corps  de  nos  historiens.  Avant 
que  s'élevât  le  Collège  de  France,  les  lecteurs 
du  roi,  Pierre  Danès,  François  Votable,  Ra- 
mus,  y  donnèrent  leurs  leçons  dans  un  hangar 
où  retentissaient  les  querelles  des  crocheteurs 
et  des  lavandières.  Et  comment  oublier  Jean 
de  Meung  qui,  dans  une  maisonnette  de  cette 
rue,  composa  le  Roman  de  la  Mose^  ? 

1 .  Jacques  Tournebroche  ignorait  que  François  Villon  habita 
dans  la  rue  Saint-Jacques,  au  Cloître-Saint-Benolt,  la  maison 
dite  de  la  Porte  verte.  L'élève  de  M.  Jérôme  Coignard  aurait 


LA    RÔTISSERIE    DB    LA    REINE    PÉDAUQL'E       383 

J'ai  la  jouissance  de  toute  la  maison,  qui 
est  vieille  et  date  pour  le  moins  du  temps  des 
Goths,  comme  il  y  paraît  aux  poutres  de  bois 
qui  se  croisent  sur  l'étroite  façade,  aux  deux 
étages  en  encorbellement  et  à  la  toiture  pen- 
chante, chargée  de  tuiles  moussues.  Elle  n'a 
qu'une  fenêtre  par  étage.  Celle  du  premier  est 
fleurie  en  toute  saison  et  garnie  de  ficelles  où 
grimpent  au  printemps  les  liserons  et  les  ca- 
pucines. Ma  bonne  mère  les  sème  et  les  arrose. 

C'est  la  fenêtre  de  sa  chambre.  On  l'y  voit 
de  la  rue,  lisant  ses  prières  dans  un  livre  im- 
primé en  grosses  lettres,  au-dessus  de  l'image 
de  sainte  Catherine.  L'âge,  la  dévotion  et  l'or- 
gueil maternel  lui  ont  donné  grand  air,  et,  à 
voir  son  visage  de  cire  sous  la  haute  coiffe 
blanche,  on  jurerait  une  riche  bourgeoise. 

Mon  père,  en  vieillissant,  a  pris  aussi 
quelque  majesté.  Comme  il  aime  l'air  et  le 
mouvement,  je  l'occupe  à  porter  des  livres 
en  ville.  J'y  avais  d'abord  employé  frère  Ange, 
mais  il  demandait  l'aumône  à  mes  clients, 
leur  faisait  baiser  des  reliques,  leur  volait 
leur  vin,  caressait  leur  servante,  et  laissait 
la  moitié  de  mes  livres  dans  tous  les  ruisseaux 

pris  sans  doute  plaisir  à  rappeler  le  souvenir  de  ce  vieux  poète 
qui,  comme  lui,  connut  diverses  espèces  de  gens. 


384       LA  RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉDAUQUE 

du  quartier.  Je  lui  retirai  sa  charge  au  plus 
vite.  Mais  ma  bonne  mère,  à  qui  il  fait  croire 
qu'il  a  des  secrets  pour  gagner  le  ciel,  lui 
donne  la  soupe  et  le  vin.  Ce  n'est  pas  un  mé- 
chant homme,  et  il  a  fini  par  m'inspirer  une 
espèce  d'attachement. 

Plusieurs  savants  et  quelques  beaux  esprits 
fréquentent  dans  ma  boutique.  Et  c'est  un 
grand  avantage  de  mon  état  que  d'y  être  en 
commerce  quotidien  avec  des  gens  de  mérite. 
Parmi  ceux  qui  viennent  le  plus  souvent  feuil- 
leter chez  moi  les  livres  nouveaux  et  converser 
familièrement  entre  eux,  il  est  des  historiens 
aussi  doctes  que  Tillemont,  des  orateurs  sacrés 
qui  égalent  en  éloquence  Bossuet  et  môme 
Bourdaloue,  des  poètes  comiques  et  tragiques, 
des  théologiens  en  qui  la  pureté  des  mœurs 
s'unit  à  la  solidité  de  la  doctrine,  des  auteurs 
estimés  de  nouvelles  espagnoles,  des  géomètres 
et  des  philosophes,  capables,  comme  M.  Des- 
cartes, de  mesurer  et  de  peser  les  univers.  Je 
les  admire,  je  goûte  leurs  moindres  paroles. 
Mais  aucun,  à  mon  sens,  n'égale  en  génie  le 
bon  maître  que  j'eus  le  malheur  de  perdre 
sur  la  route  de  Lyon  ;  aucun  ne  me  rappelle 
cette  incomparable  élégance  de  pensée,  cette 
douce  sublimité,  cette  étonnante  richesse  d'une 


LA    RÔTISSERIE    DE    LA    REINE    PÉOAUQL'E       38S 

âme  toujours  épanchée  et  ruisselante,  comme 
l'urne  de  ces  fleuves  qu'on  voit  représentés  en 
marbre  dans  les  jardins  ;  aucun  ne  me  rend 
cette  source  inépuisable  de  science  et  de  morale, 
où  j'eus  le  bonheur  d'abreuver  ma  jeunesse  ; 
aucun  ne  me  donne  seulement  l'ombre  de  cette 
grâce,  de  cette  sagesse,  de  cette  force  de  pensée 
qui  brillaient  en  M.  Jérôme  Coignard.  Je  le 
tiens,  celui-là,  pour  le  plus  gentil  esprit  qui 
ail  jamais  fleuri  sur  la  terre. 


9^' 


FIN 


TABLE 


Pages 
J'ai  dessein  de  rapporter  les  rencontres  singulières  de  ma 

vie 1 

J  ai  nom  Elme-Laurent- Jacques  Ménétrier 7 

Tel  que  vous  me  voyez,  dit-il,  ou,  pour  mieux  dire,  tout 

autre  que  vous  ne  me  voyez 23 

Ce  qu'il  y  a  de  merveilleux  dans  les  affaires  humaines  .  .  30 

Cette  nuit-là,  nuit  de  l'Epiphanie 37 

Le  lendemain  nous  cheminions 63 

Aottô  trouvdmm  dans  la  salle  à  manger 75 

il  près  le  dîner,  notre  hôte  nous  conduisit  dans  une  vaste 

galerie 85 

Tout  le  long  d'un  mois  ou  de  six  semaines,  M.  Coignard 

demeura  appliqué  jours  et  nuits 93 

Quand  je  sortis  de  la  rôtisserie,  il  faisait  nuit  noire.  .  .  .    101 

Nous  menâmes,  mon  bon  maître  et  moi,  jusqu'au  prin- 
temps, une  vie  exacte  et  recluse 112 

Cette  année-là,  fêté  fut  radieux,  d!où  me  vint  Venvie  d'aller 
dans  les  promenades 123 

Je  ne  sais  comment  il  me  fut  possible  de  m'' arracher  des 
bras  de  Catherine 130 

Il  me  re~%tait  de  ce  long  entretien  le  sentiment  confus  d'un 
rêve 15« 


388  TABLE 

La  pensée  de  Catherine  occupa  mon  esprit  pendant  toute 

la  semaine 155 

Jahel  tint  parole 179 

Ce  soir  là,  nous  trouvant,  mon  bon  maître  et  moi,  dans  la 

rue  du  Bac 189 

Le  petit  jour  piquait  déjà  nos  yeujc  fatigués 231 

Je  pris  donc  à  la  table  du  cabbalisle  ma  place  accoutumée.  264 

Le  lendemain,  au  petit  jour,  je  retournai  ches  le  chirurgien.  348 

Deux  jours  se  passèrint  en  de  cruelles  alternatives.  .  .  .  359 
M.  le  curé  de  Vallars  fit  à  M.  Jérôme  Coignard  des  obsèques 

solennelles 364 

Trois  jours  après  que  mon  bon  maître  eut  rendu  Pâme.  .  368 
En  cet  endroit  ma  vie  perd  l'intérêt  qu'elle  empruntait  des 

circonstances 373 

Il  n'est  pa    d amour  qui  résiste  à  r absence .  380 


vu  us.  —  Coulomiiiiers.  Imp.  Paul  BRODARD.  -  7.)3. 


UNIVERSITYOFILLINOIS-URBANA 


m-;  m 


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