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Full text of "La Russie des tsars pendant la grande guerre"

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Il a été tiré de cet ouvrage : 



50 exemplaires sur papier de Hollande Van Gelder, 
2 100 exemplaires sur papier alfa. 

Il a été tiré, en outre, 100 exemplaires sur papier alfa, non 
mis dans le commerce. 



LA RUSSIE DES TSARS 



Prœterit kuj'us mundi figura, 
« La figure de ce inonde passe, s 

(Saint Paul, Cor.,, I.) 



t. 



DU MÊME AUTEUR : 



Vanyenargnes (Collection des Grands Écrivains français). Un 
volume in-i6. 

(Ouvrage eouronnê par f Académie française,) 

Alfred de Vigny (Collection des Grands Écrivains français). 
Un volume in-i6. 

L'Art chinois. Un volume in-S». 

Profils de femmes. Un volume in-i6. 

Sur les mines. Un volume in-i6. 

Le Gilice. Un volume in-i6. 

La Grayache. Un volume in-i6. 

Le Point d'honneur. Un volume in-i6. 

Rome. Impressions d'histoire e$ d'art. Un volume in-i6. 

(Ouvrage eouromU par F Académie française.) 

Dante. Un volume in-i6. 

La Russie des Tsars pendant la grande guerre. Trois 

volumes in-8«». 



Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur en 1922. 



ik^tr^-^ MAURICE PALÉOLGGUE 



RUSSIE DES TSARS 



LA GRANDE GUERRE 

* * * 

xg Août 1916-17 Mai 1917 



ÀqtiartUeM d* G, Loukouskt 



LIBRAIRIB PI.ON 

PLON-NOURRIT «t C", IMPRIMEURS-ÉDITEURS 

8, RU* GAUAKCliRB — 6* 

Ttia droits rtatrués 






Copyright 1922 by Plon-I^ourrit et Ci*. 

Droit! de tradnctioD et de reproduction 
rëserréa pour tous pays. 



LA RUSSIE DES TSARS 

PENDANT LA GRANDE GUERRE 



CHAPITRE PREMIER 

19 AOUT-18 SEPTEMBRE I916 



La camarilla de Timpératrice ; orientation qu'elle s'efforce d'im- 
primer à la diplomatie russe. — L'armée de Salonique accroche 
les Bulgares sur le front de Macédoine, afin de couvrir la 
mobilisation de l'armée roumaine. — Éducation politique de 
Nicolas II : « L'empereur restera toujours l'élève de Pobédo- 
nostzew !... » — Succès de l'armée russe dans la Haute- Arménie. 

— L'impératrice et Sturmer ; il la traite en régente. — Épui- 
sement des forces russes sur le front de Galicie. — Un des 
régiments russes expédiés en France se mutine à Marseille. — 
Arrestation de ManouHow, chef du secrétariat de Sturmer. — 
L'ennui, mal chronique de la société russe. — Influence de la 
question juive sur les rapports de la Russie et de l'Amérique. 

— Situation périlleuse de la Roumanie ; combat de Tour- 
touka! ; invasion de la Dobroudja ; l'état-major russe étudie 
la possibilité d'expédier une armée de secours dans la région 
danubienne. Le plan stratégique du maréchal Hindenburg. — 
Raspoutine et Sturmer ; leurs conciliabules à la forteresse des 
Saints-Pierre-et-Paul. — La notion du temps et de l'espace chez 
les Russes. 

Samedi, 19 août 1916. 

J'ai causé, ces derniers jours, avec beaucoup de per- 
sonnes et de tous les camps. Si je résume leurs confidences 
et, plus encore peut-être, leurs réticences, j'arrive aux 
conclusions suivantes. 

T. III. I 



429840 



2 LA RUSSIE DES TSARS 

Ett dehors et à Tinsu de rempereuT; la camariQa de 
rîmpératrice s'efforce d'imprimer à la diplomatie russe 
une orientation nouvelle, je veux dire de préparer ime 
réc<HicîKation avec l'Allemagne. La raison prédominante 
est la crainte que le parti réactionnaire éprouve à voir 
la Russie entretenir un commerce si intime et si pro- 
longé avec les puissances démocratiques de l'Occident ; 
j'ai noté, plusieurs fois déjà, cette considération. Il y a 
ensuite la communauté d'intérêts industriels et commer^ 
ciaux qui existait avant la guerre entre l'Allemagne et la 
Russie et qu'on est impatient de rétaldir. Il y a enfin le 
médiocre résultat que l'offensive des armées russes a obtenu 
récemment sur la Dvina, et qui prouve que la résistance 
militaire de l'Allemagne est bien loin d'être épuisée. En 
revanche, les succès remportés en Galicie et en Arménie 
ont accrédité l'idée que les profits de la guerre doivent être 
recherchés du côté de l'Autriche et de la Turquie plutôt 
que de l'Allemagne.*. 






DinLancbe, 20 août 1916^ 



L'armée de Salonique, commandée par le général 
Sarrail et qui ne compte pas moins de 400 000 honunes, 
doit prendre aujourd'hui l'offensive,^ entre le Vardar et la 
Strouma, au nord-ouest de Sérès. Conformément à l' ar- 
ticle 3 de la convention militaire de Bucarest, elle va 
s'efforcer d'accrocher les Bulgares sur le front de Macé- 
doine, afin de couvrir la mobilisation et la concentration 
de l'armée roumaine. 



♦ 
♦ ♦ 



Mardi, 22 août 1916. 



L'ancien ministre de rAgricuhure, Krivoschéïne, qui 
est certainement l'esprit le j^s ouvert et le plus distingué 
parmi les impériaUstes libéraux, me parlait naguère de 



ig AOUT-lS SEPTEMBRE I916 3 

la résistance obstinée, invincible, à laquelle on se heurte 
die2 raooLpereur, lorsqu'on lui c(M!iseille de faire évdluer 
k tsaiisme vers la monarchie parlementaire ; il terminait 
par ce propos découragé : 

— L'empereur restera toujours Télève de Pobédo- 
nostzew! 

C'est en effet au célèbre procureur suprême du Saint- 
Synode, ami et collaborateur intime d'Alexandre III, 
que Nicolas II doit toute son éducation morale et pdi- 
tique. Juriste âninent, théologien érudit, champion 
fanatique de l'autocratisme orthodoxe, Pobédonostzew 
apportait à la défense de ses doctrines réactionnaires 
une foi ardente, un patriotisme exalté, une conscience 
haute et inflexible, une vaste culture, une rare puis- 
sance de dialectique, enfin, ce qui semble contradictoire, 
une simplicité parfaite, un grand charme de manières 
et de conversation. Absolutisme, nationaUsme, ortho- 
doxie, tout son prpgramme se résumait dans ces trois 
points, et il en poursuivait l'application avec une rigueur 
outrancière, avec un mépris souverain des réalités qui lui 
faisaient obstacle. Conséquemment, il maudissait « l'esprit 
nouveau, » les principes démocratiques, l'athéisme occi- 
dental. Son action opiniâtre et quotidienne laissa, dans le 
cerveau malléable de Nicolas II, une empreinte indélébile. 

En 1896, à l'époque même où il achevait l'instruction 
politique de son jeune souverain, Pobédonostzew publia 
un volume de Pensées. Je viens de le lire ; j'en extrais 
ces réflexions qui sont suggestives : 

a Un des principes politiques les plus faux est le prin- 
cipe de la souveraineté populaire, l'idée, malheureuse- 
ment répandue depuis la Révolution française, que tout 
pouvoir vient du peuple et a sa source dans la volonté 
itttiofiale.,. Le plus grand des maux du r^ime constitu- 
tÎMmd est la formation des ministères selon la méthode 
parlementaire,, fondée sur l'importance numérique des 
partis... On ne peut séparer le corps de l'esprit. Le corps 



4 LA RUSSIE DES TSARS 

et Tesprit vivent d'une vie unique et insépaxable... L'État 
athée n'est qu'une utopie, car l'athéisme est la négation 
même de l'État. La religion est la force spirituelle qui 
crée le droit. C'est pourquoi les pires ennemis de Tordre 
public ne manquent jamais de proclamer que la religion 
est une affaire personnelle et privée... La faciUté avec 
laquelle on se laisse séduire par les lieux conununs de 
la souveraineté populaire et de la Uberté individuelle 
aboutit à la démoralisation générale et à TaffaibUssement 
du sens poUtique. La France nous offre aujourd'hui un 
exemple frappant de cette démoralisation et de cet affai- 
blissement; la contagion gagne déjà l'Angleterre... » 



♦% 



Jeudi, 24 août 1916. 



L'offensive générale, que Tarmée de Salonique se dis- 
posait à engager le 20 août, a été devancée, le 18, par 
une audacieuse attaque des Bulgares. Leur effort s'est 
porté principalement sur les deux extrémités de notre 
ligne, c'est-à-dire dans la région de Doiran, à Test du 
Vardar, et dans la Macédoine occidentale, au sud de 
Monastir. Les Serbes, qui occupent ce dernier secteur, 
ont reçu un choc si rude qu'ils ont dû se replier à une 
trentaine de kilomètres, perdant ainsi les villes de Florina 
et de Koritza, dont l'ennemi s'est aussitôt emparé. 

Cette nouvelle a provoqué une vive inquiétude à 
Bucarest. 






Dimanche, 27 août 1916. 



L'armée russe développe brillanunent ses opérations 
dans la Haute-Arménie. Elle vient d'occuper Mouch, 
à l'ouest du lac de Van. Les Turcs battent en retraite 
de Bitlis sur Mossoul. 



19 AOUT-lS SEPTEMBrRE I916 



*** 



Lundi, 28 août 1916. 

Hier, T Italie a déclaré la guerre à l'Allemagne, con- 
sommant ainsi sa rupture avec le germanisme, et la Rou- 
manie a déclaré la guerre à rAutriche-Hongrie. 



*% 



Mardi, 29 août 1916. 

L'ancien président du Conseil, Kokovtsow, étant de 
passage à Pétrograd, je vais le voir cet après-midi. 

Je le trouve plus pessimiste que jamais. Le renvoi 
de Sazonow et du général Biélaïew l'inquiète au plus 
haut point. 

— L'impératrice, me dit-il, est désormais toute-puis- 
sante. Sturmer, qui est un incapable et un vaniteux, mais 
qui a de l'astuce et même de la finesse quand ses intérêts 
personnels sont en jeu, a fort bien su la prendre. Il va 
régulièrement au rapport chez elle ; il l'informe de tout ; 
il la consulte sur tout ; il la traite en régente ; il l'entre- 
tient dans l'idée que l'empereur, ayant reçu ses pouvoirs 
de Dieu, n'a de compte à rendre qu'à Dieu seul et que, 
par suite, quiconque se permet de contredire la volonté 
impériale est sacrilège. Vous jugez si un pareil langage 
a de la prise sur le cerveau d'une mystique !... C'est ainsi 
que Khvostow, Krivoschéïne, le général Polivanow, Sama- 
rine, Sazonow, le général Biélaïew et moi, nous sommes 
considérés aujourd'hui comme des révolutionnaires, des 
traîtres, des impies I 

-^ Et vous ne voyez aucun remède à cette situation? 

— Aucun!... C'est une situation tragique. 

— Tragique?... Le mot n'est-il pas excessif? 



6 LA ROSSIE DES TSARS 

— Non. Croyez-moi! C'est une situation tragique, 
Égoïstement, je me félicite de n*être plus ministre, 
de n'avoir aucune responsabilité dans la catastrophe 
qui se prépare. Mais, comme citoyen, je pleure sur mon 
pays. 

Des larmes lui montent aux yeux. Pour se ressaisir, 
il parcourt deax <m trois fois la longueur de son 
cabinet. Puis, il me parle de Temperear, sans amer- 
tume, sans récrimination, mais avec une profonde tris- 

— L'empereur est judicieux, modéré, travailleur. Ses 
idées sont le plus souvent sages. Il a un sentiment élevé 
de son rôle et la pleine 'conscience de ses devoirs. Mais 
son instruction est insufi&sante et la grandeur des pro- 
blèmes qu'il a mission de résoudre d^>asse trop souvent 
la portée de son intelligence. U ne connaît ni les hommes, 
ni ks affaires, ni la vie. Sa méâajice de soi-même et des 
autres le met en garde contre toutes les supériorités. Aussi 
n'admet-il autour de lui que des nullités. £n£n, il est 
très pieux, d'une piété étroite et siq>erstitieuse, qui le 
rend très jaloux de son autorité souveraine, puisqu'elle 
lui vient de Dieu, 

Nous reparlons de l'imp^atrice : 

— Je proteste, dit-il, de toutes mes forces contre les 
infâmes rumeurs qu'on fait courir sur elle, à propos de 
Saspoutina. C'est une femme très noble et très pure. 
Mais c'est une malade, une névrosée, une hallucinée, 
qui finira dans les délires du m3rsticisme et de la 
mélancolie... Je n'oublierai jamais les étranges propos 
qu'elle m'a tenus, en septembre 1911, lorsque j'ai 
remplacé le malheureux Stcdypôxie (i) à la présidence 
du Conseil. Comme je lui exposais la difficulté de ma 
tâche et que je citais l'exemple de mon prédécesseur, 



(i) Assassiné à Kiew, le 14 septembre 191 x; il était le beau-frère 
de M. SazaDow. 



19 A0UT-I8 SEPTEMBRE I916 ^ 

elle m*a arrêté net : « Wladimir-Nicolaïéwitch, ne me 
parlez plus de cet homme. Il est mort, parce que la 
Providence avait décidé qu'il disparaîtrait ce jour-là. 
C'est donc fini de lui ; ne m'en parlez plus jamais. » Elle 
s'est d'ailleurs refusée à aller prier sur son cercueil 
et l'empereur n'a pas daigné assister aux obsèques» parce 
que Stdiypine, tout dévoué qu'il fût aux souverains^ dé- 
vooé jusqu'à la mort, avait osé leur dire que l'édifice 
social avait besoin d'^i?e un peu réformé !... 



« % 



Mercredi, 30 août 1916. 

Par de vigoureuses attaques dans la région de la Moglé- 
nitza et dans le massif de Bélès, l'armée de Salonique a 
enfin réussi à accrocher les Bulgares sm: le front de 
Macédoine. En leur enlevant ainsi toute liberté de ma- 
noeuvre vers le nord, elle s'est pleinement acquittée de la 
tâche, très rude, que lui imposait la convention militaire 
du 17 août. 

Jendi, 31 août 1916. 

Depuis le Stoldiod jusqu'aux Carpathes, c'est-à-dire 
sur un front de 320 kilomètres, les armées russes pour- 
suivent leur progression. 

Mais elles n'avancent plus que très lentement, ce qui 
s'explique par la fatigue des hommes et des chevaux 
par la difficulté croissante des commimications à l'ar- 
rière, par l'usure de l'artillerie, enfin par la nécessité de 
ménager les munitions. 

Ainsi, la Roiananie entre dans la guerre au moment 
où l'ofCensire msse est à bout de soufOe. 



8 LA RUSSIE DES TSARS 



♦*• 



Vendredi, i'*" septembre 1916. 



Au grand-quartier général et au ministère de la Guerre, 
on est fort humilié. 

La 2® brigade russe, arrivée dernièrement en France et 
qui allait s'embarquer pour Salonique, s'est mutinée 
à Marseille ; le colonel a été assassiné, plusieurs ofl5ciers 
blessés. Il a fallu le concours énergique des troupes fran- 
çaises pour rétablir Tordre. La répression a été sévère : une 
vingtaine d'hoDMnes ont été passés par les armes. 

Je me rappelle ce que Sazonow me disait, au mois de 
décembre dernier, pour justifier son opposition aux de- 
mandes de Doumer : « Le soldat russe dépaysé ne vaut 
rien ; il se démoralise immédiatement. » 






Samedi, 2 septembre 1916. 



Le forban policier, Manouïlow, dont Sturmer a fait 
le chef de son secrétariat, vient d'être arrêté ; il serait 
inculpé de chantage à l'égard d'une banque, ce qui est 
prouvé d'avance ; car l'escroquerie est son gagne-pain nor- 
mal, le plus habituel comme le plus véniel de ses péchés. 

L'incident ne vaudrait pas d*êtro noté, si l'arrestation 
n'avait été décidée par le ministre de l'intérieur, Alexandre 
Khvostow, et opérée à Tinsu de Sturmer. Il y a donc 
quelque dessous, plus ou moins scandaleux, qui appa- 
raîtra bientôt. 






Dimanche, 3 septembre 1916. 



En Galicie, les Russesr progressent vers Kalicz. 
Au nord des Alpes transylvaniennes, les Rovmiains 
s'emparent de Brasso. Dans la région supérieure du Séreth 



ig AOUT-18 SEPTEMBRE 1916 9 

moldave, ils opèrent en liaison avec les Russes et fran- 
chissent les Carpathes. 

Du côté de Salonique, Tannée du général Sarrail 
continue de harceler les Bulgares. 

Sur la Somme, reprise énergique de l'offensive anglo- 
française. 






Lundi, 4 septembre 1916. 



A rheure du thé, chez Mme S..., nous parlons de l'ennui, 
qui est le mal chronique de la société russe. 

Debout, haute et souple, les mains croisées derrière 
le dos, comme elle se tient d'habitude,la jolie princesse D... 
nous écoute en silence. Un regard sceptique et rêveur 
brille au fond de ses yeux fauves. Soudain, elle laisse 
tomber négligemment ces mots : 

— C'est curieux. Vous autres hommes, quand l'ennui 
vous prend, il vous abat, il vous fauche les jambes; 
vous n'êtes plus bons à rien ; on s'éreinte à vous remonter. 
Nous autres femmes, au contraire, l'ennui nous réveille, 
nous fouette, nous donne envie de faire toutes les sottises 
imaginables, toutes les folies possibles. Et c'est encore 
plus difficile de nous retenir que de vous remonter. 

L'observation est juste. Généralement, les hommes 
s'ennuient, paf fatigue, par satiété, pour avoir abusé des 
plaisirs, de l'alcool, du jeu, tandis que, chez les femmes, 
l'ennui est le plus souvent provoqué par la monotonie 
de leur existence, par leur insatiable besoin d'émotions, 
par les appels secrets de leur cœur et de leurs sens. D'où 
la dépression des -uns et l'excitation des autres. 






Mardi, 5 septembre 19x6. 



Conversation avec Nératow, au sujet de l'Amérique. 
Nous déplorons qu'une partie si importante du peuple 
américain se refuse encore à comprendre la signification 



10 LA RUSSIE DES TSASS 

muverselle du conflit qui déchire l'Europe et de quel 
côté est la justice. Voilà plus d'un an qu'un torj»Hetir 
allemand a coulé !a Lnstiofiia; voilà ptus d'un an que la 
grande revue de New-York, The Nation, écrivait : « Le 
torp31age de la LttsUamia est un acte dont eut rougi Attila, 
dont un Turc aurait honte et qui eût arraché des excuses 
à rni pirate barbaresque. Toutes les lois divines et 
humaines ont été violées par ces bandits... » 

Et la conscience américaine hésite encore à se pronon-cer 1 

Je dis à Nératow : 

— La Russie pourrait faire beaucoup pour lever les 
dernières hésitations du public américain et le jeter 
définitivement dans notre cause. 

— ' Que pourrions-nous faire?... Je ne vois pas? 

— Il vous sufi&rait d'atténuer un peu votre législa- 
tion sur les Juifs ; l'effet serait considérable en Amérique. 

Nératow se récrie : 

— Toucher à la question juive, pendant la guerre !... 
C'est impossible... On aurait tout le pays contre soi. 
Et cela ferait à l'Alliance un tort énorme ; car soyez sûr 
que nos partis d'extrême drcwite accuseraient aussitôt la 
France et l'Angleterre d'avoir appuyé secrètement les 
réclamations des Jliifs. 

Nous revenons aux affaires courantes. 

La question -juive pèse lourdement sur les rapports 
de la Russie et des États-Unis ; j'en ai causé maintes fois 
avec mon collègue d'Amérique, Marye^ prédécesseur de 
Francis. 

Les IsraéUtes russes se comptent par centaines de mille 
à New-York, Chicago, Philadelphie et Boston (i). Actifs 



(i) Le noa^e total des Israélites répartis sur le globe est évalué à 
12 500 000, dont 5 300 000 en Russie et 2 200 000 aux États-Unis. 
En dehors dé ces deux pays, les grandes agglomérations de Juifs se 
trouvent en Autriche-Hongrie (2 250 000), en Allemagne (615 000), 
en Turquie (485 000), en Angleterre (445 000), en France (345 000), 
«n Roemanie (260 000) et en Hollande (115 000). 



19 AOUT-lS SEPTEMBRE I916 II 

et intelligents, riches et influents, ils entretiennent âux 
États-UnK l'exécration du tsarisme. Le régime de ri- 
gueur, inauguré en 1791 par Catherine II, canfirmé et 
aggravé en 1882 par les fameuses « lois Ignatiew », appa- 
raît aux Américains comme xme des plus révoltantes ini- 
quités qu'ait enregistrées Thistoire des sociétés humaines. 
Je me figure en effet ce qu'un libre Yankee, élevé dans la 
superstition de l'idéal démocratique, dans la pasaon et le 
respect de l'initiative individuelle, doit penser à l'idée que 
p^ de cinq millions d'êtres famnains, par k fait seul de 
lemrs croyances religieuses, sont confinés dans une étroite 
région où leur a€9uence même les condamne à la misère ; 
qu'ils ne peuvent ni posséder, ni cultiver la teire ; qu'ils 
sont exclus de tout droit public ; que les moindres actes 
de leur vie extérieure scmt soumis à l'artâtraire de la 
pdice; enfin, qu'ils sentent continuellement peser sur 
eux la menace du massacre périodique. 
Mon cdlègue américain, Marye, me disait un jour : 
— Ce qui, nous choque le plus dans la ccmdition des 
Juifs en Russie, c'est qu'ils sont persécutés uniquement 
à cause de leur foi. Le reproche de la race et le grief éco- 
nomique ne sont que des prétextes. La preuve est qu'il 
suffit à un Juif d'abjurer k judaïsme et de se convertir 
à l'orthodoxie poiu: être immédiatement assimilé à 
tous les Russes. 

En 1904, les pogroms de Kichinew provoquèrent aux 
États-Unis une telle indignation que le président Roose- 
velt crut devoir élever une protestation solennelle, dont 
la société russe lui garde aujoiurd'hui encore un vif 
ressentiment : « 11 se commet parfois, déclarait-il, des 
crimes si monstrueux que nous nous demandons alors 
si notre devoir exprès n'est pas de témoigner notre répro- 
bation aux (çpresseurs et notre sjmipathie aux vic- 
times. Nous ne pouvons certes intervenir que dans des 
cas extrêmement graves. Mais, dans ces cas extrêmes, 
notre intervention est Intime. Le peuple américain 



12 LA RUSSIE DES TSARS 

se doit donc à lui-même d'exprimer son horreur quand 
il apprend des massacres aussi horribles que ceux de 
Kichinew... » 

Jeudi, 7 septembre 1916. 

La faute» que Bratiano a commise en désavouant la 
convention Rudéanu et que ses alliés ont partagée en 
sfcepisni ce désaveu, commence à porter ses consé- 
quences. 

Tandis que les troupes roumaines s'avancent au 
delà des Carpathes, occupant Brasso, Hermannstadt 
et Orsova, les Austro-Bulgares pénètrent dans la Do- 
broudja et s'approchent de Silistrie. Une division rou- 
maine, aventurée sur la rive droite du Danube, aux envi- 
rons de Tourtoukaï, a même subi un grave échec. Cernée 
par quatre divisions germano-bulgares, elle s'est laissé 
'< enlever une douzaine de mille hommes et deux cents 

canons. 

Sous le coup de la nouvelle, on s'est affolé à Bucarest ; 
rémotion a été d'autant plus forte que, depuis trois jours, 
la ville est constamment bombardée par les avions 

ennemis. 

* 

Vendredi, 8 septembre 1916. 

Le général Joffre, justement inquiet du péril qui 
menace la Rovunanie, réclame l'envoi immédiat de 
200 000 Russes dans la Dobroudja. 

Je soutiens énergiquement sa demande auprès de 
Sturmer, en lui démontrant que toute la poHtique de 
l'Alliance et l'issue même de la guerre sont en jeu. Il 
me répond : 

— Lors de mon récent voyage à Mohilew, j'ai examiné 



19 AOUT-lS SEPTEMBRE I916 I3 

avec le général Alexéïew s'il n'y aurait pas moyen d'inten- 
sifier notre action contre la Bulgarie. Le général ne mé- 
connaît certes pas l'énorme avantage que nous aurions 
à rétablir promptement nos communications avec Salo- 
nique. Mais il m'a affirmé que les ressources lui manquent. 
Le problème en effet n'est pas simplement d'expédier 
200 000 hommes dans la Dobroudja ; c'est de constituer 
ces 200 000 hommes en corps d'armée, avec les officiers, 
les chevaux, l'artillerie et tous les services accessoires. 
Cela représenterait cinq corps d'armée ; nous ne les avons 
pas en réserve ; il faudrait donc les prélever sur le front. 
Et vous savez qu'il n'y a pas un point de notre ligne où 
l'on ne se batte actuellement. Le général Alexéïew pour- 
suit ses opérations' avec d'autant plus de vigueur que la 
mauvaise saison approche. Je doute donc qu'il accepte 
de proposer à Sa Majesté l'envoi d'une armée au sud du 
Danube. Réfléchissez d'ailleurs au temps qu'il faudrait 
pour organiser et transporter cette armée. Six semaines, 
au moins!... Ne serait-ce pas une lourde faute de neu- 
traliser ainsi 200 00b honmies pendant im si long temps? 

— Et l'empereur?... Lui en avez-vous parlé? 

— L'empereur approuve tout à fait le général Alexéïew. 

— La question est assez grave pour mériter im nouvel 
examen. Je vous prie donc d'insister auprès de Sa 
Majesté en Lui faisant connaître mes arguments. 

— Je rendrai compte aujoxird'hui même de notre 
conversation à Sa Majesté. 






Samedii 9 septembre 1916. 



Un financier russe, d'origine danoise, qui est en rap- 
ports suivis avec la Suède et qui, par cette voie, est tou- 
jours bien renseigné sur l'opinion allemande, me dit : 

— Depuis quelques semaines, l'Allemagne traverse 



l6 LA RUSSIE DES TSARS 

qu'il s'inquiète de voir la guerre se prolonger sans résultat. 

— Le croyez-vous capable de renoncer à la lutte et de 
faire la paix? 

— Non, jamais ; du moins tant qu'il y aura un soldat 
ennemi sur le territoire russe. Il en a fait le serment devant 
Dieu et il sait que, s'il y manquait, il compromettrait son 
salut étemel. Enfin, il a un haut sentiment de l'honneur et 
il ne trahira pas ses alliés ; là-dessus, il sera toujours iné- 
branlable. Je crois vous l'avoir déjà dit : plutôt que de 
signer ime paix honteuse, une paix de trahison, il irait jus- 
qu'à la mort... 






Mercredi, 13 septembre 1916. 

Le général Janin me rend compte d'un entretien 
qu'il a eu avant-hier avec l'empereur, à Mohilew, et 
qui malheureusement me confirme ce que Sturmer me 
disait il y a cinq jours. 

L'empereur lui a déclaré qu'il n'est pas en état d'ex- 
pédier 200 000 hommes dans la Dobroudja ; il a allégué 
que les armées de GaUcie et d'Asie ont subi de très loiurdes 
pertes ces dernières semaines, et qu'il est obligé de leur 
envoyer tous les renforts disponibles. En terminant, il a 
demandé au général Janin de télégraphier au général 
Joffre qu'il le prie instamment de prescrire au général 
Sarrail une action plus énergique. L'empereur a répété : 
« C'est une prière que j'adresse au général Joffre. » 






Jeudi, 14 septembre 1916. 

Depuis quelque temps, le bruit courait que Raspou- 
tine et Sturmer ne s'accordaient plus : on ne les rencon- 
trait plus ensemble ; ils n'allaient plus l'un chez l'autre. 



19 AOUT-lS SEPTEMBRE I916 I7 

Pourtant, ils se voient et confèrent quotidiennement. 
Leurs conciliabules ont lieu le soir, à l'endroit le plus 
secret de Pétrograd, à la forteresse des Saints-Pierre-et- 
Paul. 

La Bastille des Romanow a comme gouverneur le 
général Nikitine, dont la fille est parmi les plus ferventes 
dévotes du staretz. C'est par elle que s'échangent les 
messages entre Sturmer et Grichka; c'est elle qui va 
chercher Raspoutine en ville et qui l'amène dans sa 
voiture à la Forteresse; c'est dans la maison du gou- 
verneur, c'est dans la chambre même de Mlle Nikitine 
que se rejoignent les deux complices. 

Pourquoi s'enveloppent-ils d'un pareil mystère? Pour- 
quoi ont-ils choisi ce lieu caché? Pourquoi ne se réunis- 
sent-ils qu'à la tombée de la nuit? Peut-être, sentant la 
haine universelle peser sur eux, veulent-ils cacher au 
public l'intimité de leurs relations. Peut-être crai- 
gnent-ils que la bombe d'un anarchiste ne vienne trou- 
bler leurs entrevues. 

Mais, de tous les spectacles tragiques dont la terrible 
prison d'État conserve le souvenir, en est-il un plus 
sinistre que les rencontres nocturnes de ces deux scélérats 
qui perdent la Russie? 



* * 



Vendredi, 15 septembre 1916. 

Que les Russes n'aient pas une vision précise de l'^s- 
pace et qu'ils se contentent généralement d'estimations 
vagues, de chiffres approximatifs, j'ai eu déjà plusieurs 
occasions de l'indiquer dans ce journal. Mais leur notion 
du temps n'est pas moins confuse. J'en suis frappé une 
fois de plus aujourd'hui, tandis que j'assiste, chez Stur- 
mer, à une conférence administrative et miUtaire où 
l'on examine les moyens de secourir la Roumanie. Dans 
le programme de transports qu'on nous expose, la plu- 
T. m. 2 



l8 LA RUSSIE DES TSARS 

part des dates sont mcertaines, les délais insoffîsants 
ou excessif, les concordances profolématiqties ; iK>as 
discutons dans le brouillard. Naturellement, cette inap- 
titude à concevoir les relations temporelles des faits est 
enoH^ plus sensible chez les illettrés, qui sont la masse. 
Et toute la vie économique du peuf^e russe en est ra- 
lentie. 

Le phénomène s'explique d'ailleurs assez facilement, 
si l'on admet que la représentation exacte du temps n'est 
autre chose qu'un ordre de succession introduit dans 
nos souvenirs et dans nos projets, une organisation de 
nos images intérieures par rapport à un point de r^)ère 
qui est notre état présent. Or, le plus souvent, chez les 
Russes, ce point de repère est vacillant ou voilé, paroe 
que leur perception de la réalité n'est jamais très dis- 
tincte, parce qu'ils ne circonscrivent pas nettement 
leurs sensations et leurs idées, parce que leur faculté 
d'attention est faible, enfin parce que leurs raisonnements 
et leurs calculs sont presque toujours mêlés de rêve. 



* 41 



Samedi, 16 septembre 1916. 

Sous la pression croissante des Bulgares, les Romnains 
évacuent progressivement la Dobroudja. Et, chaque jour, 
chaque nuit, les avions autrichiens, partant de Roust- 
chouk, bombardent Bucarest. 

Du jour où la convention Rudéanu a été désavouée, 
ces malheurs étaient faciles à prévoir. Le gouvernement 
roumain paie cher l'erreur qu'il a commise en dirigeant 
tout scm effort militaire siu* la Transylvanie, en se lais- 
sant leurrer par quelques vagues pau-cdes venues de Sopiiûi^ 
en s'imaginant surtout que les Bulgares pouvaient avcHi 
renoncé à venger par les armes leur désastre et leur humi- 
liation de 1913. 



19 AOUT-lS SEPTEMBRE I916 I9 






Dimanche, 17 septembre 1916. 

Ce soir, au théâtre Marie, on représente Sylvia et le 
Néntiphar. Dans les deux œuvres, le premier rôle est 
tenu par la Karsavina, 

La salle somptueuse, aux draperies d*azur blasonnées 
d'or, est comble : c'est la réouverture de la saison hiver- 
nale, la reprise des ballets où l'imagination russe se délecte 
à suivre, au travers de la musique, le jeu des formes 
fuyantes et des mouvements rythmés. Depuis les fau- 
teuils du parterre jusqu'au dernier rang des galeries 
supérieures, je n'aperçois que des visages clairs et sou- 
riants. Aux entr'actes, les loges s'animent de conversa- 
tions légères qui égaient les yeux brillants des femmes. 
Les pensées importunes de l'heure présente, les images 
sinistres de la guerre, les perspectives sombres de l'ave- 
nir se sont dissipées, comme par enchantement, aux 
premiers sons de l'orchestre. Un rêve agréable flotte 
dans tous les regards. 

L'auteur des Confessions d'un mangeur d'opium, Tho- 
mas de Quincey, raconte que la drogue opiacée lui pro- 
curait souvent l'illusion de la musique. Inversement, les 
Russes demandent à la musique les effets de l'opium. 






Lundi, 18 septembre 1916. 

L'armée de Salonique a repris 4'ofîensive sur tout le 
front de Macédoine. Repoussés dans la région de Florina, 
les Bulgares se replient vers Monastir. 



CHAPITRE II 

19 SEPTEMBRE-26 OCTOBRE I916 



Présages d'hiver. L'église du Sauveur-sur-les-Eaux. — Reproche 
d'insensibilité qu'on adresse communément à l'empereur. — 
Effort général des Alliés pour soulager la Roumanie. — L'ins- 
truction publique en Russie : les écoles primaires. Ignorance des 
masses rurales ; contraste avec le brillant développement des 
sciences, des lettres et des arts. — Crise politique à Athènes ; 
départ de Vénizélos pour la Crète. — Visite du prince Kanin à 
Pétrograd ; réflexion d'un moujik. — Encore un nouveau ministre 
de l'Intérieur : Protopopow ; ses relations avec Raspoutine. — La 
t trahison » de Sturmer ; intrigues qui s'ourdissent autour de lui. 
— Activité clandestine des chefs socialistes. — Défaites suc- 
cessives de l'armée roumaine ; gravité de la situation. Le géné- 
tal Berthelot, qui va commander la mission française en Rou- 
manie, traverse Pétrograd. — Mon collègue du Japon, le vi- 
comte Motono, est nommé ministre des Affaires étrangères; 
sa haute intelligence des problèmes asiatiques et européens. — 
Le ministre des Voies de communication, Trépow, prend cou- 
rageusement parti contre Sturmer ; sa confiance dans l'empe- 
reur. — Les agents de l'Allemagne à Pétrograd ; les dîners du 
financier Manus. — Prise de Constantza par les Austro-Bul- 
gares ; les Roumains évacuent la Dobroudja. 



Mardi, 19 septembre 1916. 

L'hiver s'annonce déjà. Sous le ciel fauve, une pluie 

ente, invisible et glaciale, fait flotter dans l'air comme 

une vapeur de neige. Dès quatre heures, le jour tombe. 

Tenninant ma promenade vers cette heure-là, je passe 

devant la petite église du Sauveur-sur-les-Eaux, qui s'élève 

20 



ig SEPTEMBRE-26 OCTOBRE I916 21 

au bord de la Néwa, près de T Arsenal. J'arrête ma voi- 
ture et je desœnds pour visiter ce poétique sanctuaire, 
où je ne suis pas venu depuis le début de la guerre. 

C'est une des rares églises de Pétrograd où n'ait pas 
sévi le style conventionnel et fastueux de l'architecture 
italo-germanique ; c'est peut-être la seule où l'on respire 
une atmosphère de recueillement, un parfum mystique. 
Construite en 1910, à la mémoire des 12 000 marins 
morts pendant la guerre contre le Japon, elle reproduit 
un exemplaire exquis de l'art moscovite au douzième 
siècle, l'église de Bogolioubowo, près de Wladimir. 

A l'extérieur, des lignes simples, concises, avec des 
arcs romans et tme svelte coupole. A l'intérieur, dans une 
pénombre chaude, les parois nues ont, pour seul ornement, 
des plaques de bronze, où sont gravés les noms de tous 
les navires, de tous les ofl&ciers, de tous les matelots, 
qui ont péri à Port- Arthur, à "Wladivostock, à Tsoushima. 
Je ne connais rien de plus émouvant que ce nécrologe, 
dans sa sévérité... Mais l'émotion se transpose et touche 
au subUme, quand le regard se tourne vers l'iconostase. 
Au fond de l'abside obscure, un Christ d'une taille surhu- 
maine plane et rayonne dans une buée d'or, au-dessus 
des flots sombres. Par la majesté de l'attitude, par l'am- 
pleur du geste, par l'infinie conunisération qui s'épanche 
des yeux, l'image rappelle les plus belles mosaïques 
byzantines. 

Quand je suis venu ici la première fois, au début de 
1914, je n'avais pas compris tout le symbolisme pathé- 
tique de cette effigie sainte. Aujourd'hui, elle m'apparaît 
d'une grandeur et d'une éloquence prodigieuses, conmie 
si elle traduisait la vision suprême qui soutint, qui apaisa, 
qui enchanta des milliers et des milliers d'agonies pen- 
dant cette guerre. 

Par im rapprochement naturel, je me souviens de ce 
que Raspoutine disait un jour à l'impératrice qui pieu 
rait en apprenant les pertes énormes d'une grande ba- 



22 LA RUSSIE DES TSARS 

taille : « Coxisole-toi I Lorsqu'un moujik meurt pour 
scm tsar et sa patrie, une lampe de plus s'allume aussitôt 
devant le trône de Dieu. » 






Macredi, 20 septembre 1916. 

Sur tout le front circulaire de la Roumanie, se dessine 
et s'exécute le plan d'Hindenburg. En Dobroudja et 
le long du Danube, dans la région d'Orsova et dans ks 
déâlés àss Carpathes, les foi'ces allemandes, autrichiennes, 
bulgares et turques exercent une pression convergente 
et continue, sous laquelle les Roumains fléchissent de 
toutes parts. 



♦ 4» 



Jeudi, ai septembre 1916. 

J'entends souvent reprocher à l'empereur son indifié- 
rence et son égoïsme. On l'accuse de s'être toujours mon- 
tré insensible, non seulement aux malheurs de ses parents, 
de ses amis et de ses plus dévoués serviteurs, mais enccH'e 
aux épreuves de son peuj^e. Et l'on cite plusieurs cir- 
constances mémorables où il a témoigné, en eâet, une éton- 
nante impassibiUté. 

La première fois, ce fut pendant les cérémonies de son 
couronnement, à Moscou, le 18 mai 1896. Une fête popu-» 
laire avait été organisée au champ E^odinsky, près du 
parc Pétrowsky. Mais la police avait si mal pris ses 
mesures que des remous violents se formèrent dans la 
foule. Soudain, par l'effet d'une panique, ce fut un écra- 
sement général ; il y eut 4 000 victimes, dont 2 000 morts. 
Quand Nicolas II apprit la catastrophe, il n'en marqua 
aucune émotion et ne consentit même pas à décommander 
un bal préparé pour le soir. 



19 SEPTEMBRE-26 OCTOBRE I916 23 

Neuf ans plus tard« le 14 mai 1905, la flotte de ramiral 
Rojdestwensky était enti^ejaaent détruite à Tsoushima : 
tout ravcnir de la Russie ai Extrême-Orient soml^ait 
avec elle. L'empereur allait faire sa partie de tetmis, lors- 
qu'on lui remit le télégramme annonçant le désastre. Il dit 
sim^dement : « Quel a&eux malheur ! » Et, sans un mot 
de plus, il se ôt donner sa raquette. 

On l'a vu Skipjprenàie, avec la même sérénité, l'assassinat 
de son ministre de l'Intérieur Plehve en 1904, de son 
oncle le grand-duc Serge en 1905, de son président du 
Conseil Stolypine en 1911. 

Enfin, la manière expéditive et sournoise, dont il a con- 
gédié récemment son intime coUabcMrateur, le prince 
Oriow, ne laisse pas non fdus de révéler en lui un fond de 
sécheresse, une âme peu accessible aux impulsions géné- 
reuses de la reconnaissance et de l'amitié. 

Ayant énuméré devant moi tous ces faits, la vieille prin- 
cesse D..., qui connaît l'empereur depuis Tenfanee, conclut 
sévèrement : 

— Nicolas-Alexandrowitch n'a pas le moindre cœur. 

J'objecte qu'il se montre pourtant capalite de tendresse 
dans sa famille directe ; il est certainement très attaché 
à l'impératrice, il adore ses filles et il idolâtre son fils. On 
ne saurait donc lui refuser les instincts affectueux. J'ima- 
gine plutôt que la situation surhumaine où il est placé a 
modifié peu à peu toutes ses relations de sentiment avec 
les autres hommes, et que son indifférence est aussi un 
effet de son fatalisme. 






Vendredi, za septembce 1916. 

La f^Hittme politique de Sturmer serait-^Ue en péril? 

On m'aË&rme, d'après des indices plausibles, que son 
<*tv¥M^mf acharné, le ministre de l'Intérieur» Khvostow, 
l'a miné dans l'esprit de l'empereur, en révélant à Sa 



24 LA RUSSIE DES TSARS 

Majesté les dessous de Tafïaire Manouflow et en Teffrayant 
par la perspective du scandale imminent. Quels sont 
ces dessous? On Tignore ; mais il n'est pas douteux qu'il 
y ait un ou plusieurs cadavres entre Sturmer et le direc- 
teur de son secrétariat. 

On prétend même que le successeur de Sturmer à la 
présidence du Conseil est déjà secrètement désigné. Ce 
serait le ministre actuel des Voies de conmiunication, 
Alexandre-Féodorowitch Trépow. Je n'aurais qu'à me 
féliciter de ce choix : Trépow est aussi honnête, intelli- 
gent et laborieux qu'énergique et patriote. 

Je dîne ce soir au restaurant Donon, avec Kokovtsow 
et Poutilow. L'ancien président du Conseil et le richis- 
sime banquier rivalisent de pessimisme ; chacun dépasse 
l'autre. 

Kokovtsow déclare : 

— Nous allons à la révolution. 
Poutilow reprend : 

— Nous allons à l'anarchie. 
Pour préciser ; il ajoute : 

— Le Russe n'est pas révolutionnaire; il est anar- 
chiste. Et c'est très différent. Le révolutionnaire a la 
volonté de reconstruire; l'anarchiste ne pense qu'à 
détruire. 



* * 



Samedi, 23 septembre 1916. 

Afin de soulager la Roumanie, les Alliés attaquent 
sur tous les fronts. 

En Artois et en Picardie, les Anglais et les Français 
emportent d'assaut une longue ligne de tranchées alle- 
mandes. Dans la région de l'Isonzo, les Italiens accentuent 
leur offensive à l'est de Goritz. En Macédoine, les Anglais 
traversent la Strouma, tandis que les Français et les 



19 SEPTEMBRE-26 OCTOBRE I916 25 

Serbes, après s'être emparés de Florina, repoussent 
impétueusement les Bulgares dans la direction de Mo- 
nastir. En Volhynie, depuis les marais de Pinsk jusqu'au 
sud de Loutzk, les Russes harcèlent les Austro- Allemands. 
En Galicie, ils avancent vers Lemberg et au sud-ouest de 
Kalicz. Enfin, dans les Carpathes de Bukovine, ils en- 
lèvent plusieurs positions ennemies au nord de Doma- 
Vatra. 

Dimanche, 24 septembre 19 16. 

Une erreur aussi répandue en France qu'en Angle- 
terre et dont récho me revient à chaque instant, est que 
le tsarisjFie résoudrait aisément ses difficultés intérieures 
s'il renonçait à ses principes surannés pour s'engager 
avec hardiesse dans la voie des réformes démocratiques. 
On verrait aussitôt apparaître tout ce qu'il y a d'énergies 
latentes et de vertus insoupçonnées dans le peuple russe. 
Patriotisme, intelligence, moralité, force de caractère, 
esprit d'initiative et d'organisation, idéalisme pratique, 
sentiment généreux du devoir social, national et humain, 
ce serait une édosion prodigieuse. Les Alliés occidentaux 
devraient donc faire pression sur l'empereur Nicolas 
pour le déterminer aux innovations nécessaires. Du même 
coup, l'Alliance décuplerait de valeur efficace. 

Le récent voyage des députés « cadets » à Londres et 
à Paris n'a pas peu contribué à* y propager ces idées. 
Ils ont même ajouté un reproche à mon égard — le re- 
proche de ne pas fréquenter assez les milieux libéraux, 
de ne pas leur témoigner assez]ouvertement ma sympathie, 
enfin, de ne pas mettre à profit mes relations amicales 
avec l'empereur pour le convertir au parlementarisme. 

Je me ^uis souvent déjà expHqué dans ce Journal 
au sujet de la réserve que j'ai cru devoir m'imposer 
envers les partis libéraux. Quels que soient les défauts 



26 LA RUSSIE I>ES TSARS 

du tsarisme, il est la charpente maîtresse de la Russie» 
la base et l'armature de la société russe, le lien unique 
de tous les territoires et de tous les peuples disparates 
que dix siècles d'histoire ont peu à peu groupés soiUS 
le sceptre des Romanow. Tant que dure la guerre, les 
Alliés doivent donc le soutenir à tout prix. J'ai maintes 
fois développé cette opinion. 

Mais je vais plus loin : je suis convaincu que, avant un 
temps très long, une ou deux générations, peut-être, les 
maux intérieurs dont souffre la Russie ne comporteront 
qu'une médication palliative, partielle et prudemment 
graduée. La raison majeure en est l'ignorance radicale 
où végète la masse du peuple russe. 

C'est là surtout que réside la faiblesse de la Russie; 
c'est de là principalement que vient son inaptitude au 
progrès politique. Dans cet empire illimité, on ne compte 
pas plus de cent vingt mille écoles primaires, pour cent 
quatre-vingts môlHons d'habitants. Et quellœ écoles, 
quels professeurs ! En rè^ générale, renseignement est 
amûé au pope de la paroisse, qui est le plus souvent 
un pauvre hère, paresseux et méprisé. La lecture, Técri- 
ture et le cakul ne figurent dans son programme qu'après 
les prières, le catéchisme l'hÊtoire sainte et le chant 
liturgique. Toute l'instruction du peuple est ainsi^ phe 
ou moins directement, sous la main du clergé. Le Saint- 
Synode rappelait naguère encore à ses prêtres que ks 
écoles doivent se maintenir a en intime union avec l'Église, 
dans la stricte observance de la foi orthodoxe » et que 
l'éducation religieuse des enfants doit être « le premier 
souci des maîtres ». Le loncticainement du sjrstème 
est des plus défectueux. Dans beaucoup de régions, les 
écoles sont peu fréquentées ou même restent vides, 
tantôt à cause de la distance, de la neige, du froid, 
tantôt parce que k matériel scolaire et les hvres man- 
quent, tantôt parce que les mot^jiks se scmt Inrouillés 
av^ec k pope et l'ont rossé trop rudement. 



ig SEPTEMBRE-26 OCTOBRE 19 16 27 

La grande Catherine, rimpératrice philosophe, l'amie 
de Voltaire et de Diderot, s'est donné, entreautres gloires^ 
c^e de iKHider Tinstmction puUique ^1 Rus&ie. Une 
vingtaine d'écoles supérieures, une centaine d^éccies 
primaires furent créées sons son règne. £lle se }eta dans 
cette entreprise avec son enthousiasme habituel, sans 
ouMier toutefcÂs ses i»incipes de gouvernement, dont 
s'ins|wrent encore ses successeurs. Un jour, comme le 
gouverneur de Moscou se plaignait de l'indifférence que 
ses administrés témoigioaient aux nouveaux établisse- 
ments, la tsarine lui répondit : « Vofus vous plaignez de ce 
que les Russes ne cherchent point à s'instruire. Ce n'est pas 
pour eux que j'institue des éccdes ; c'est pour l'Europe, 
où il faut conserver notre rang dans l'opinion^ Du jour 
où nos paysans auraient le désir de s'instruire, ni vous 
ni moi nous ne resterions à nos places. » 






Ltmdi, 25 septembre 1916. 

Réfléchissant à ce que j'écrivais hier sur l'ignorance 
générale du peu|de russe, je me jdais, par contraste, 
à dresser la liste de tous les hommes éminents qui, dans le 
damaîne de la science, de la pensée, de la littérature, 
de Tart, sont actueUem^ent l'honneur de la Russie; 
autant la masse est inculte et arriérée, autant PéUte 
est brillante, active, féconde et forte. Je connais peu 
de pays qui puissent fournir im si beau contingent d'es- 
prits supérieurs, d'intdligences libres, lumineuses et 
pénétrantes, de talents originaux, séduisants et vigou- 
reux. 

Dans tous les ateliers du travail sdentiûque, règne 
une vive émulation. Nulle part ailleurs, la scieixe e^é- 
rimentak et positive n'est plus dignement rejMrésentée, 
puisqu'elle est pratiquée par des biologistes comme 




28 LA RUSSIE DES TSARS 

Paidow et Metchnikow, par des chimistes comme Hen- 
delâew, par des physiciens comme Lébédew, par 
géologues comme Kaipinsky, par des mathématidc 
comme Liapomiow, Wassiliew et Krylow ; je me risque 
même à dire que Pavlow et Mendéléïew m'apparaissent 
aussi grands que Claude Bernard et Lavoisier. 

Les historiens, les archéologues et les ethnc^^phes 
fOTment également une solide phalange d'investigateurs 
érudits et sagaces. Qu'il me suffise de nonuner : pour 
rhistoire, Klioutchewsky, Milioukow, Hatonow et Ros- 
tovtsew ; pour l'archéologie, Wessélowsky et Kondakow ; 
pour l'ethnographie, Moguilansky. Avec la même rigueur 
de méthode, avec la même finesse d'analj'se et d'intui- 
tion, quelques équipes de linguistes poursuivent, depuis 
quelques années, une œuvre excellente : les professeurs 
Chakhmotow et Zélinsky vont de pair avec les meilleurs 
maîtres étrangers. 

La faculté philosophique ne s'est jamais beaucoup 
développée dans l'empire des tsars, pas plus qu'elle ne 
pouvait se développer dans l'État pontifical, à l'époque 
du pouvoir temporel : quand le dogmatisme théologique 
gouverne une société, les philosophes en éprouvent 
nécessairement de la gêne. La spéculation métaphysique 
est néanmoins assez cultivée dans les miUeux intellec- 
tuels de Pétrograd et de Moscou ; elle a pour princix>aux 
adeptes Lopatine, Berdiaew et le prince Serge Trou- 
betzkoï, disciple et continuateur du grand idéaliste 
Wladimir Soloview. 

Quant à la Httératiure d'imagination, si elle porte encore 
le deuil de Tolstoï et de Dostoîewsky, elle témoigne dans 
tous les genres une vitalité qui autorise les plus beaux 
espoirs. Dans la plantureuse production de ces dix 
dernières années, on pourrait extraire une trentaine 
d'œuvres, romans ou drames, remarquables par la sobre 
beauté de la forme, par la précision de la facture, par le 
souci de la vérité morale ou pittoresque, par la divina- 



19 SEPTEMBRE-26 OCTOBRE I916 29 

tien psychologique, par le relief des caractères, par la 
saveur corrosive du pessimisme, par le sens aigu de la 
vie fiévreuse ou déprimée, insatiable ou résignée, par 
rémouvante obsession de la folie, de la souffrance ou 
de la mort, enfin par la claire et tragique vision des 
problèmes sociaux. Plusieurs des écrivains qui ont 
ainsi marqué depuis 1905 ont déjà disparu; mais, 
pour juger révolution du mouvement littéraire en Russie, 
la réunion de talents aussi variés que ceux de Gorky, 
d'Andréïew, de Korolenko, de Véressaïew, de Mé- 
rejkowsky, de Mme Hippius, d'Artzibachew, de Kou- 
prine, de Kamensky, de Sologhoub, de Kouzmine, d'Iva- 
now, de Bounine, de Tchirykow, de Goumilew, de 
Broussow, constitue assurément un symptôme des jdus 
favorables. 

Même vitalité dans la peinture, où les tendances 
réalistes et nationales s'affirment parfois si heureuse- 
ment sous le pinceau de Répine, de Golovine, de 
Rœrich, de Somow, de Maliavine, de Vroubel, sans 
parler du puissant portraitiste Sérow, mort il y a 
quatre ans. Comment ne pas noter aussi les deux 
rénovateurs de la décoration théâtrale, ces prestigieux 
magiciens de l'illusion scénique, Alexandre Benois et 
Bakst? 

En musique, Tère glorieuse de Balakirew, de Mous- 
sorgsky, de Borodine et de Rimsky-Korsakow est close. 
Mais leurs épigônes, Glazotmow, Skriabine, Stravinsky, 
Rachmaninow et le jeime Prokofiew continuent vail- 
lamment la tradition magistrale, aussi attentifs à la 
prolonger qu'à Tenrichir et à l'amplifier. Par la richesse 
et la franchise de l'inspiration, par la grâce rêveuse et per- 
suasive du dessin mélodique, par la fertiUté de l'invention 
rjrthmique, par l'éclat du coloris orchestral, par la 
recherche audacieuse des complexités polyphoniques, la 
musique russe semble annoncer une très prochaine flo- 
raison. 



30 LA RUSSIE DES TSAKS 



*% 



Mardi, 26 septembre 1916. 



La situation empire à Athènes : le ^nel du loi et de 
VénizâDS en est à la phase décisive. 

Un journaliste russe, dont je connais les accointances 
avec Sturmer, vient me voiret me confie que « certaines por- 
sonnes de la cour » envisagent sans déplaisû* l'éventualité 
d'une crise dynastique en Grèce, et qu'elles fondent màne 
quelque espoir sur le gouvernement français pour hâter 
cette crise « qui serait si favorable à la cause des Alliés ». 

Je lui réponds, avec prudence, que les idées dont 
Briand s'inspire dans sa politique envers la Grèce n'im- 
pliquent nullement une crise dynastique et qu'il ajipar- 
tient au roi Constantin de réaliser lui-même le magni- 
fique programme d'expansion nationale que les gou^Teme- 
ments àDiés lui proposent. Il n'insiste pas. 

Le jeu de Sturmer et des « perscmnes de la cour », 
dont ce journaliste est l'instrument, n'est pas difficfle 
à pénétrer. Les partisans de l'autocratisme russe ne sau- 
raient évidemment prêter la main au lenveiscsnent d'un 
trône. Mais, si les événements de Grèce devaient abou& 
à la proclamation d'une république, ne vaudrait-il pas 
mieux, se dit-on, couper court à la crise par une subs- 
titution de souverain?... Or, la famille impériale de Russie 
ne manque pas de candidats. Et, pcusqu'un gouverne- 
ment autocratique ne saurait décemment se commettre 
dans une besogne aussi malpropre que la déchéance d'un 
n>i, le gouvernement de la RépuWique française n'est-il 
pas tout désigné pour cette opération mavouahle? 

Le prince Kotohito Kanin, cousin du Mikado, arrivera 
d«:main à Pétrograd ; U vient rendre à l'empereur Nicolas 
la vinite que le grand-duc GecH:ges-Michail0witch a faite 
i^^:oniment à l'empereur Yoshihito. 



ig SEPTEMBRE-26 OCTOBRE I916 31 

Par ordre de la police, on dispose, dans les pnncipales 
rues, des faisceaux de drapeaux russes et japonais. 

Ces préparatifs inspirent aux moujiks de singulières 
réflexions. Mon attaché naval, le commandant Gallaud, 
me raconte en efEet que, tout à Theure, sur le Champ-de- 
Mars, son isvochichik s'est retourné vers lui et, montrant 
les recroes qm faisaient rexercice« il lui a demandé, 
d'un air narquois : 

— Pourquoi leur apprend-on Texercioe? 

— Mais pour se battre contre les Allemands. 

— A quoi bon?... Moi qui te parle, j*ai fait en 1905 
la canix>agne de Mandchourie ; j'ai même été blessé à 
Moukden. Eh bien! tu vois qu'aujourd'hui on met des 
drapeaux à toutes les maisons et on dresse des arcs de 
triomphe sur la Perspective Newsky pour fêter ce prince 
japonais qui va veoir... Dans quelques années, ce sera la 
même chose avec les Allemands. On les recevra aussi soos 
des arcs de tnomphe... Alors, pourquoi faire tuer des mil- 
Uecs et des milliers d'hommes, puisque cela finira sûrement 
comme pour le Japon? 






Mercredi, 27 septembre 19x6. 

Sturmer vient de passer trois jours à Mohilew, auprès 
de l'empereur. 

Il a, me dit-on, très habilement plaidé sa cause. De 
l'affaire Manouttow, û s'est d^a^ tant bien que mal, 
affirmant n'avoir péché que par indulgence et ingénuité. 
D a fait valoir enfin que la réunion de la Douma est proche, 
que les passions révolutionnaires fermentent et qu'il 
importe {dus que jamais de ne pas affaiblir le gouverne- 
ment. Il en eût été pour ses frais d'éloquence, si l'impé- 
ratrice ne l'eût soutenu de toute son opiniâtre ésoergie. 
n est sauvé. 

Je le revois aujourd'hui dans son cabinet ; il a Tair 



32 LA RUSSIE DES TSARS 

placide et souriant. Je l'interroge d'abord sur les ques- 
tions militaires. 

— I^ général Alexéïew se rend-il un compte exact 
de l'intérêt supérieur, prééminent, que le ssdut de la 
Roumanie représente pour notre cause conunune? 

— J'ai pu me convaincre que le général Alexéïew 
attache une très haute importance aux opérations dans 
la Dobroudja. Aussi, quatre divisions russes et une divi- 
sion serbe ont déjà franchi le Danube ; une deuxième 
division serbe sera expédiée bientôt. Mais c'est le maxi- 
mum de ce que Sa Majesté l'autorise à faire dans cette 
région. Vous savez que, du côté de Kovel et de Stanislau, 
nous avons à lutter contre des forces énormes. 

Il me confirme ce que mes oflSciers m'ont appris 
d'autre part, à savoir que les armées russes de Galicie 
ont subi, ces derniers temps, des pertes excessives, sans 
résultat appréciable. De Pinsk aux Carpathes, elles ont 
à combattre vingt-neuf divisions allemandes, quarante 
austro-hongroises et deux turques ; leur tâche est rendue 
extrêmement pénible par l'insufi&sance de leurs res- 
sources en artillerie lourde et en avions. Puis, nous par- 
lons de la crise ministérielle qui vient d'éclater à Athènes 
et du mouvement nationaliste qui s'organise autour de 
Vénizélos. 

Je n'ai pas encore eu le temps, me dit Sturmer, de 
lire tous les télégrammes arrivés cette nuit> mais je 
peux, dès maintenant, vous confier que l'empereur s'est 
exprimé en termes très sévères sur le roi Constantin, 



* * 



Jeudi, 28 septembre 1916. 

Coup de théâtre en Grèce. — Vénizélos et l'amiral 
Condouriotis se sont embarqués clandestinement pour 
la Crète, dont les insurgés se sont déclarés en faveur de 



t> 



19 SEPTEMBRE-26 OCTOBRE I916 33 

TEntente; des manifestations nationalistes parcourent 
les rues d'Athènes ; en même temps, des milliers d'offi- 
ciers et de soldats se concentrent au Pirée, exigeant 
qu'on les transporte à Salonique, afin de s'engager dans 
l'armée du général Sarrail. 

J'examine avec Sturmer les suites possibles de ces 
événements : 

— Il dépend de nous, dis-je, que la situation tourne 
à notre avantage, pour peu que nous agissions avec promp- 
titude et résolution. 

— Assurément... Assurément... 

Puis, avec hésitation, comme s'il cherchait ses mots, 
il reprend : 

— Que ferons-nous, si le roi Constantin s'obstine 
dans sa résistance? 

Et il me regarde bizarrement, d'un œil interroga- 
teur et fu5^ant. Je feins de réfléchir. Il répète sa ques- 
tion : 

— Que ferons-nous du roi Constantin? 

Si ce n'est une insinuation, c'est du moins une amorce 
et qui se rattache visiblement à la pseudo-confidence du 
journaliste russe. 

Je réponds, en termes évasifs, que les événements 
d'Athènes ne me sont pas encore assez exactement 
connus pour que je me risque à formuler un avis pratique ; 
j'ajoute : 

— Je préfère d'ailleurs attendre que M. Briand m'ait 
instruit de ses vues ; mais je ne manquerai pas de lui 
faire connsdtre que, dans votre esprit, la crise actuelle 
met directement en cause le roi Constantin. 

Nous passons ensuite à d'autres sujets : visite du 
prince Kanin, mauvaise tournure des opérations mili- 
taires dans la Dobroudja et dans les Alpes de Transyl- 
vanie, etc. 

En me retirant, je remarque sur les panneaux du cabi- 
net trois gravures qui n'y étaient pas la veille. L'une repré- 
T. in. 3 



34 LA RUSSIE DES TSARS 

sente le congrès de Vienne, Tautre le congrès de Paris, 
la troisième le congrès de Berlin. 

— Je vois, mon cher président, que vous vous êtes 
entouré d'images suggestives. 

— Oui, vous savez que j'aime passionnément l'histoire. 
Je ne connais rien de plus instructif... 

— Et de plus trompeur. 

— Oh l ne soyez pas sceptique ! On ne croit jamais 
assez I... Mais vous ne remarquez pas ce qu'il y a de plus 
intéressant. 

— Je ne vois pas... 

— Cette place vide ! 

— Eh bien? 

— C'est la place que je réserve pour le tableau du 
prochain congrès, et qui s'appellera, si Dieu m'entend, 
le congrès de Moscou ! 

Il fait un signe de croix et ferme un instant les yeux, 
comme pour une courte oraison. 
Je réponds simidement : 

— Mais y aura-t-il un congrès? Ne sommes-nous pas 
convenus que nous imposerions nos conditions à l'Alle- 
magne? 

Poursuivant son idée, la figure extatique, il répète : 

— Comme ce serait beau à Moscou!... Conune ce 
serait beau I... Dieu donne ! Dieu donne ! 

Il se voit déjà chanceUer de l'empire, successeur des 
Nesselrode et des Gortchakow, inaugurant le congrès de 
la paix générale au Kremlin. La mesquinerie du person- 
nage, sa sottise, son infatuation se révèlent là tout 
entières. Dans sa lourde tâche, une des plus lourdes qui 
aient jamais pesé sur les épaules d'un homme, il n'aper- 
çoit qu'une occasion de gloriole... et de profits personnels. 

Le soir, je retourne, en grand uniforme, au ministère 
des £fôires étrangères, où le président du Conseil offre 
un dîner de gala au prince Kanin. 






19 SEPTEMBRE-26 OCTOBRE I916 35 

Trop de lumières, trop de fleurs, trop d'argenterie et 
d'orfèvrerie, trop de mets, trop de valetaille, trop de 
musique! C'est aussi assourdissant qu'éblouissant. Je 
me rappelle comme la maison avait meilleur ton sous le 
règne de Sazonow, oomme le luxe officiel restait de bon 
goût. V 

La table est présidée par le grand-duc Georges-Michaï- 
lowitch ; je suis assis à la gauche de Sturmer. 

Pendant tout le dîner, nous ne parlons que de 
questions banales. Mais, au dessert, Sturmer me dit ex 
abrt^to : 

— Le congrès de Moscou !... Ne pensez- vous pas 
que ce serait une consécration superbe de l'alliance 
franco-russe? Un siècle après l'incendie, notre ville 
sainte verrait la Russie et la France proclamer la paix 
du monde !... 

Et il développe complaisamment ce thème. 
Je reprends : 

— J'ignore tout à fait les vues de mon gouverne- 
ment sur le siège du prochain congrès, et je serais 
même surpris que, dans l'état de nos opérations mili- 
taires, M. Briand eût arrêté son esprit sur une éventua- 
lité aussi lointaine. Je ne souhaite pas, d'ailleurs, comme 
je vous le disais ce matin, qu'il y ait un congrès. 
Nous avons, selon moi, un intérêt majeur à régler entre 
Alliés toutes les conditions générales de la paix, afin 
de les imposer en bloc à nos ermemis. Une partie du 
travail est déjà faite; nous sommes d'accord pour 
Constantinople, les Détroits, l'Asie Mineure, la Transyl- 
vanie, le Uttoral adriatique, etc. Le reste se fera en 
temps opportun... Mais, avant tout et par-dessus tout, 
pensons à vaincre. Notre devise devrait être : Primum 
et anie omma, vincerel... A votre santé, mon cher pré- 
sident! 

Au cours de la soirée, je m'entretiens avec le prince 
Kanin. Après m'avoir rappelé son • long séjour en 



36 LA RUSSIE DES TSARS 

France, à l'école de Saumur, il m'exprime combien la 
réception cordiale de l'empereur l'a touché et conmie 
il a été agréablement impressionné par l'accueil de la 
foule. Nous parlons de la guerre; j'observe qu'il se 
dérobe à toute considération précise, à tout jugement 
des situations et des faits. Sous ses formules froide- 
ment laudatives, je devine son mépris pour les vaincus 
de 1905, qui ont si mal profité de la leçon. 






Vendredi, 29 septembre 1916. 

La situation économique a beaucoup empiré, ces der- 
niers temps. Le renchérissement de la vie est une cause 
de soufirance générale. Sur les articles de première 
nécessité, la majoration s'élève au triple par rapport au 
début de la guerre; elle atteint même au quadruple 
pour le bois et les œufs, au quintuple pour le beurre et 
le savon. Les causes principales de cette situation sont 
malheureusement aussi profondes qu'évidentes : fer- 
meture des marchés étrangers, encombrement des voies 
ferrées, désordre et improbité de l'administration. 

Que sera-ce bientôt, quand il faudra compter en plus 
avec les rigueurs de l'hiver, avec l'épreuve du froid, plus 
cruelle encore que celle de la faim? 



*% 



Samedi, 30 septembre 19x6. 



Une bataille opiniâtre se livre en Galicie, entre le Styr et 
la Zlota Lipa. Les Russes, qui ont pris l'offensive, essaient 
de s'ouvrir une brèche dans la région de Krasné et de 
Brzézany, à 50 kilomètres de Lemberg. 



19 SEPTEMBRE-26 OCTOBRE I916 37 



♦*♦ 



Dimanche, i^ octobre 19 16. 

Réception à Tambassade du Japon, en Thonneur du 
prince Kanin. La soirée est des plus brillantes ; le grand- 
duc Georges, le grand-duc Serge, le grand-duc Cyrille, etc., 
y assistent. 

Je félicite mon collègue Motono de son succès. 
Il me répond, avec sa finesse et son flegme habi- 
tuels : 

— Oui, c'est assez réussi... Quand je suis arrivé 
comme ambassadeur à Pétrograd, en 1908, on me par- 
lait à peine, on ne m'invitait nulle part, et les grands- 
ducs affectaient de ne pas me connaître... Aujourd'hui, 
tout est changé. Le but que je m'étais donné est 
atteint : le Japon et la Russie sont liés d'ime véritable 
amitié... ^ 

Tandis qu'on se presse au buffet, j'avise un haut fonc- 
tionnaire de la cour, E..., qui, m'ayant pris en amitié, 
ne manque jamais une occasion d'épancher dans mon 
cœur son nationalisme soupçonneux et intempérant. Je 
lui demande de ses nouvelles. 

Sans avoir paru entendre ma question, il me désigne 
Sturmer, qui pérore à quelques pas de nous. Puis, le 
visage tragique, il me lance : 

— Monsieur l'ambassadeur, comment vous et votre 
collègue d'Angleterre n'avez- vous pas déjà mis fin aux 
trahisons de cet homme? 

Je le calme : 

— C'est un sujet que je traiterai volontiers avec vous... 
mais ailleurs qu'ici. Venez donc déjeuner en tête-à-tête, 
jeudi. 

— Je n'y manquerai certes pas. 



38 LA RUSSIE DES TSARS 






Lundi, 2 octobre 1916. 

La bataille, engagée . entre le Styr et la Zlota Lipa, 
se poursuit avantageusement pour les Russes, qui ont 
défoncé les premières lignes de l'ennemi et lui ont fait 
5 000 prisonniers. 

Mais une contre-attaque puissante des Allemands se 
dessine à cent kilomètres au nord, dans la r^on de 
Loutzk. 

Mardi, 3 octobre 1916. 

Sturmer a réussi a faire sauter son mortel ennemi, 
le ministre de l'Intérieur, Alexandre Khvostow ; il n'a donc 
plus rien à craindre de l'affaire ManouOow. 

Le nouveau ministre de l'Intérieur est un des vice- 
présidents de la Douma, Protopopow. Jusqu'à ce jour, 
l'empereur n'a que très rarement choisi ses ministres 
dans la représentation nationale. Le choix de Proto- 
popow ne présage cependant aucune évolution vers le 
parlementarisme. Loin de là. 

Par ses opinions antérieures, Protopopow était classé 
conune un « octohriste », c'est-à-dire un libéral très 
modéré. Au mois de juin dernier, il a fait partie de la 
délégation parlementaire qui s'est rendue en Occident 
et, tant à Londres qu'à Paris, il s'est montré un fervent 
adepte de la guerre à outrance. Mais, au retour, pen- 
dant un arrêt à Stockholm, il s'est prêté à une étrange 
conversation avec un agent allemand, Warburg, et, 
quoique l'affaire soit restée assez obscure, il a indubita- 
blement parlé en faveur de la paix. 

Rentré à Pétrograd, il a lié partie avec Sturmer et 



ig SEPTEMBRE-26 OCTOBRE I916 39 

Raspoutine, qui ront aussitôt introduit auprès de l'im- 
pératrice. Sa faveur a été prompte. Il a été tout de 
suite initié aux conciliabules secrets de Tsarskoïé- 
Sélo; il y avait droit pour sa maîtrise dans les 
sciences occultes, principalement dans la plus haute et 
la plus ténébreuse de toutes : la nécromancie. Je sais 
en outre, avec certitude, qu'il a eu jadis une maladie 
infectieuse, qu'il en a conservé des troubles nerveux 
et que, récemment, on a observé chez lui les prodromes 
de la paralj^ie générale. La politique intérieure de Tem- 
pire est donc en de boimes mains ! 



* 
* « 



Mercredi, 4 octobre 191 6. 

Le grand-duc Paul, dont c'est aujourd'hui la fête, 
m^a invité à dîner ce soir avec le grand-duc Cyrille, et 
sa femme la grande-duchesse Victoria, le grand-duc Boris, 
la grande-duchesse Marie-Pavlowna seconde, Mme Na- 
rischkine, la comtesse Kreutz, Dimitry Benckendorfï, 
Savinsky, etc. 

Il y a comme un voile de mélancolie sur tous les visages. 
Il faudrait être aveugle, en effet, pour ne pas voir les 
signes* funestes qui s'accimaulent à l'horizon. 

La grande-duchesse Victoria me parle avec angoisse 
de sa sœur, la reine de Roumanie. Je n'ose la rassurer. 
Car c'est à grand' peine que les Roumains résistent en- 
core sur les Carpathes et, pour peu qu'ils faiblissent, ce 
sera le désastre total. 

— De grâce, me dit-elle, insistez pour qu'on envoie 
immédiatement des renforts là-bas !... D'après ce que 
m'écrit ma pauvre sœur, et vous savez comme elle est 
courageuse, il n'y a plus un instant à perdre : si la Rou- 
manie n'est pas secourue sans retard, la catastrophe est 
certaine. 



40 LA RUSSIE DES TSARS 

Je lui raconte mes instances quotidiennes auprès de 
Sturmer : 

— Théoriquement, il souscrit à tout ce que je lui dis, 
à tout ce que je lui demande. En fait, il se retranche 
derrière le général Alexéïew, qui ne semble pas comprendre 
le danger de la situation. Et l'empereur ne voit que 
par les yeux du général Alexéïew. 

— L'empereur est dans im état d'esprit déjdorable ! 
Sans s'expliquer davantage, elle se lève brusquement 

et, sous le prétexte de prendre une cigarette, elle rejoint 
le groupe des dames. 

J'entreprends alors et séparément le grand-duc Paul, 
le grand-duc Boris et le grand-duc Cyrille. Ils ont vu le 
tsar récemment ; ils vivent dans la familiarité de son entou- 
rage : ils sont donc bien placés pour me renseigner. Je 
me garde néanmoins de les interroger trop directement 
car ils se déroberaient... D'une façon incidente et comme 
sans y attacher d'importance, je fais intervenir les opi- 
nions du souverain ; j'allègue telle décision qu'il a prise, 
tel propos qu'il m'a tenu. Ils me répondent sans mé- 
fiance. Et leurs réponses, qu'ils n'ont pu concerter, ne me 
laissent aucun doute sur l'état moral de l'empereur. 
Dans son langage, rien n'est changé ; il affirme toujours 
sa volonté et sa certitude de vaincre. Mais, dans ses actes, 
dans sa physionomie, dans son attitude, dans tous les 
reflets de sa vie intérieure, on devine le découragement, 
l'apathie, la résignation. 



*•* 



Jeudi, 5 octobre 1916. 

Le haut fonctionnaire de la cour, E,.., vient déjeuner 
à l'ambassade. Pour le mettre tout à l'aise, je n'ai convié 
personne autre. 

Tant que nous sommes à table, il se contient à cause 



19 SEPTEMBRE-26 OCTOBRE I916 4I 

des domestiques. De retour au salon, il avale coup sur 
coup deux verres de fine Champagne, s'en verse un troi- 
sième, allume un cigare et, le visage coloré, le front 
haut, il me demande hardiment : 

— Monsieur l'ambassadeur, qu'attendez-vous, votre 
collègue d'Angleterre et vous, pour mettre fin à la trahi- 
son de M. Sturmer? 

— Nous attendons de pouvoir formuler contre lui 
un grief précis... Ofiiciellement, nous n'avons rien à lui 
reprocher ; ses paroles et ses actes sont d'une correction 
parfaite. Â tout instant même, il nous déclare : « La 
guerre à outrance!... Pas de miséricorde pour l'Alle- 
magne 1... » Quant à ses pensées intimes et à ses ma- 
nœuvres secrètes, nous n'avons que des impressions, 
des intuitions, qui nous permettent tout au plus d'es- 
quisser des conjectures et des soupçons. Vous nous ren- 
driez un service éminent, si vous pouviez nous citer un 
fait positif à l'appui de votre conviction. 

— Je ne connais aucun fait positif. Mais la trahison 
est évidente. Ne la voyez- vous pas? 

— n ne suffit pas que je la voie ; il faut encore que je 
sois en mesure de la faire voir à mon gouvernement 
d'abord, à l'empereur ensuite... On ne s'engage pas dans 
une affaire aussi grave, sans même un commencement de 
preuve. 

— Vous avez raison. 

— Puisque nous en sonunes réduits provisoirement aux 
hypothèses, dites-moi, je vous prie, comment vous vous 
représentez ce que vous appelez la trahison de Sturmer? 

Il m'expose alors que Sturmer, Raspoutine, Do- 
browolsky, Protopopow et consorts n'ont, par eux- 
mêmes, qu'une importance secondaire et subalterne, 
qu'ils sont de simples instruments aux mains d'un syn- 
dicat anonyme et peu nombreux, mais très puissant qui, 
par lassitude de la guerre, par crainte de la révolution, 
exige la paix. 



À 



42 LA RUSSIE DES TSARS 

— A la tête de ce syndicat, poursuit-il, vous trouverez 
naturellement la noblesse des provinces baltiques et 
toutes les principales charges de la cour. Ensuite, il y a 
le parti ultra-réactionnaire du Conseil de l'empire et de 
la Doimia, puis Nos Seigneurs du Saint-S5aiode, enfin, 
tous ces messieurs de la haute finance et de la grande 
industrie. Par Sturmer et Raspoutine, ils tiennent l'im- 
pératrice, et, par l'impératrice, l'empereur. 

— Oh 1 ils ne tiennent pas encore l'empereur!... Et 
ils ne le tiendront jamais I Je veux dire qu'Us ne l'amène- 
ront jamais à se séparer de ses alliés. 

— Alors, ils le feront assassiner ou ils le forceront à 
abdiquer. 

— Abdiquer?... Vous voyez l'empereur abdiquant? 
Et en faveur de qui? 

— En faveur de son fils, sous la régence de l'impéra- 
trice. Soyez sûr que c'est le plan de Sturmer, ou jdutôt 
de ceux qui le mènent... Pour arriver à leurs fins, ces 
gens-là ne reculeront devant rien : ils sont capables 
de tout. Ils provoqueront des grèves, des émeutes, des 
pogroms, des crises de misère et de famine : ils créeront 
partout une telle gêne, un tel découragement, que la 
continuation de la guerre deviendra impossible. Vous ne 
les avez pas vus à l'œuvre, en 1905 ! 

Je résume tout ce qu'il vient de me dire, et je con- 
clus : 

— La première chose à faire est de démolir Sturmer. 
Je vais y travailler. 



*** 



Samedi, 7 octobre 1916. 



Entre le St}^' et la Zlota Lipa, les Russes sont arrêtés 
par les ouvrages inexpugnables accumulés devant Lem- 
berg. Ils sont, de plus, obligés de reporter leur effort 
principal à cent kilomètres au nord, dans la région de 



19 SEPTEMBRE-26 OCTOBRE I916 43 

Loutzk, OÙ. les Allemands les attaquent vigoureusement. 
Depuis le début de leur vaste offensive, les armées du 
général Broussilow ont capturé 430 000 hommes, 650 ca- 
nons et 2 700 mitrailleuses. 

Mme G..., dont le mari occupe un poste important 
au ministère de l'Intérieur, est depuis nombre d'années 
rÉgérie de Sturmer. Intrigante et ambitieuse, elle a sou- 
tenu Boris- Wladimirowitch pendant toute sa carrière 
administrative. Depuis qu'elle a réussi à en faire, par la 
grâce de Raspoutine, un président du Conseil, les rêves, 
de grandeur qu'elle forme pour lui n'ont plus de limite. 
Elle disait récemment à une de ses amies, en soulignant 
ses paroles avec une gravité mj^térieuse, comme si eUe 
confiait un secret d'État : « Vous assisterez bientôt à 
de grandes choses. Avant peu, notre chère patrie entrera 
dans la vraie voie du salut. Boris-Wladimiromtch sera le 
Premier Ministre de Sa Majesté Viinpératrice!.„rt 






Dimanche, 8 octobre 1916. 

Une personne qui me renseigne assez exactement 
sur ce qui se dit et sur ce qui se fait dans les milieux 
avancés, me signale un travail très actif du parti social- 
démocrate et surtout de sa fraction extrême, les botcheviki. 
'La prolongation de la guerre, l'incertitude de la vic- 
toire, les difficultés de la situation économique ont ra- 
nimé les espérances révolutionnaires. On se prépare à 
la lutte qu'on croit prochaine. 

Les chefs du mouvement sont les trois députés « tra- 
vaillistes » de la Doimia, Tchéïdzé, Skobélew et Kérensky . 
Une influence très forte s'exerce aussi de l'étranger, celle 
de Lénine, qui est réfugié en Suisse. 

Ce qui me frappe surtout dans le triumvirat de Pétro- 



44 LA RUSSIE DES TSARS 

grad, c'est le caractère pratique de son activité. Les décep- 
tions de 1905 ont porté leurs fruits. On ne cherche plus à 
s'entendre avec les a cadets », qui sont des bourgeois et 
ne comprendront jamais le prolétariat; on n^e se fait 
plus d'illusion sur le concours immédiat qu'on peut 
espérer des masses rurales et l'on se borne à leur promettre 
le partage des terres. Avant tout, on organise la a révo- 
lution armée ». C'est par un étroit contact entre les ou- 
vriers et les soldats qu'on établira « la dictature révolu- 
tionnaire » ; c'est par l'union intime de l'usine et de la 
caserne qu'on remportera la victoire. Kérensky est 
l'âme de ce travail. 



•** 



Lundi, 9 octobre 1916. 

Le nouveau ministre de l'Intérieur, Protopopow, afi&rme 
des opinions et un progranune ultra-réactionnaires. Il 
ne craindra pas, dit-il, d'affronter les forces de la révo- 
lution ; il les provoquera, au besoin, pour les briser d'un 
seul coup ; il se sent de taille à sauver le tsarisme et la 
Sainte- Russie orthodoxe : il les sauvera... Tçls sont les 
propos qu'il tient devant ses intimes, avec ime loquacité 
intarissable et des sourires pleins de suffisance. Pourtant, 
voilà quelques mois à peine, on le comptait parmi les 
libéraux modérés de la Douma. Ses amis d'alors, qui l'es- 
timaient assez pour l'avoir élevé à la vice-présidence de 
l'assemblée, ne le reconnaissent plus. 

La brusquerie de sa conversion s'explique, m'assure- 
t-on, par son état de santé : les altérations sifbites du carac- 
tère et l'exaltation des facultés Imaginatives constituent 
des prodromes typiques de la paralysie générale. Ce qui 
est certain, d'autre part, et que je viens d'apprendre, 
c'est qu'il a été mis en rapports avec Raspoutine par son 
médecin, le thérapeute Badmaïew, ce charlatan mongol, 
qui applique à ses malades les artifices magiques et la 



ig SePTEMBRE-26 OCTOBRE I916 45 

pharmacopée abracadabrante des sorciers thibétains. 
J'ai déjà noté l'alliance qui s'est nouée jadis, au chevet 
du petit césaréwitch, entre le médicastre spirite et le 
staretz. 

Initié depuis longtemps aux doctrines occultes, Proto- 
popow était un client prédestiné de Badmaîew. Celui-ci, 
qui machine sans cesse quelque intrigue, a tout de suite 
compris que le vice-président de la Douma serait une 
précieuse recrue pour la camarilla de l'impératrice. Au 
cours de ses opérations cabalistiques» il n'a pas eu de peine 
à prendre de l'ascendant sur cet esprit déséquilibré, 
sur ce cerveau avarié, où se trahissent déjà les signes 
précuirseurs de la mégalomanie. Bientôt, U le présentait 
à Raspoutine. Le politicien névropathe et le thauma- 
turge mystique s'enchantèrent l'un l'autre. Quelques 
jours plus tard, Grigory désignait Protopopow à l'impéra- 
trice comme le sauve\ir que la Providence réservait à la 
Russie. Sturmer appujra servilement. Et l'empereur, une 
fois de plus, céda... 



*% 



Mardi, 10 octobre 1916. 

Sur toute la ligne, les Roumains reculent. Impéritie 
du haut-conunandement, fatigue et découragement des 
troupes : les nouvelles sont détestables. 

Fort heureusement, le général Berthelot, qui va diriger 
la mission militaire française en Roumanie, vient d'ar- 
river à Pétrograd. J'ai de lui la meilleure impression. La 
finesse malicieuse du regard contraste avec la corpulence 
massive ; l'esprit est lucide et réfléchi, la parole simple 
et juste. Mais ce qui domine dans toute la personne, 
c'est la volonté, une volonté calme, souriante, inflexible. 

Je le présente à Sturmer et nous délibérons aussitôt. 
Nératow et Buchanan assistent à l'entretien. Je reprends 
le thème, tant de fois développé, de l'importance capitale 



46 LA RUSSIE DES TSARS 

que les opérations de la région danubienne présentent 
pour la Russie. 

— Malgré les brillants succès du général Bronssîiow, 
votre offensive n'a pas justifié nos espérances. Â moins 
d'un événement heureux qui, de jour en jour, est mcixis 
probable, tout le front russe, de Riga aux Carpatfaes, 
risque d'être bientôt bloqué, foute d'artillerie lourde 
et d'avions. Dans ces conditicxis, si nous laissons écraser 
la Roumanie, si Bucarest et Omstantza tombent aux 
mains de l'ennemi, c'est la Russie qui en supportera prin- 
cipalement les conséquences, puisque Odessa sera dès 
lors menacé et que la route de Constantinofde sera coupée. 
Devant une pareille perspective; le général Alexéîew 
ne pourrait-il donc prélever, sur l'effectif total de ses 
armées, la valeur de trois ou quatre corps à expédier 
au secours de la Roumanie? L'offensive de l'armée 
de Salonique est en bonne voie ; mais son effort sera sté- 
rile, si l'armée roumaine est mise hors de combat. 

Le général Berthelot soutient la même thèse, avec 
des arguments précis et détaillés. Sir George Buchanan 
l'appuie également. Sturmer acquiesce, comme toujours... 
en réservant, conmie toujours aussi, l'opinion du général 
Alexéîew. 



tu ♦ 



Mercredi, xi octobre 19x6. 

Mon collègue du Japon, le vicomte Motono, vient d'être 
nommé ministre des Affaires étrangères. De tous les 
Japonais que j'ai connus, c'est assurément l'esprit le 
plus libre, le {dus instruit de la politique européenne, 
le plus ouvert à la pensée et à la culture européennes. 
Je perdrai en lui un colique excellent, d'un commerce 
très sûr, et remarquablement informé. 

Après l'avoir félicité, je l'interroge sur la direction 
qu'il se propose d'imprimer à la diplomatie japonaise. 



19 SEPTEMBRE-26 OCTOBRE I916 47 

— J'essaierai, me répond-il, d'appliquer les idées que 
je vous ai si souvent exprimées. Je voudrais tout d'abord 
rendre plus efficace notre coopération à la guerre. Ce sera 
la partie la plus difficile de mon rôle ; car notre opinion 
publique ne conçoit pas le caractère universel des pro- 
blèmes qui se résolvent actuellement sur les champs de 
bataille d'Europe. 

Cette déclaration n'a rien qui me surprenne. Il a tou- 
jours prêché en effet à son gouvernement une interven- 
tion plus active dans le conflit européen ; il s'est même 
efforcé d'obtenir que des corps d'armée japonais fussent 
expédiés en France ; il a prodigué enfin ses instances pour 
accroître et accélérer les envois d'armes et de munitions 
japonaises en Russie. Dans toutes les conjonctures, 
il s'est placé au point de vue le plus élevé de l'alliance. 

Puis, je le questionne sur ses intentions à T^ard de la 
Chine. Il reprend : 

— Que pourrais-je ajouter à ce que je vous ai déjà 
dit tant de fois? Vous savez d'avance tout ce que 
j'essaierai de faire... et tout ce que je me refuserai à 
faire. 

Voici le résumé des opinions et des pronostics qu'il a 
maintes fois formulés devant moi au sujet de la Chine : 

19 Quand le conflit actuel sera terminé, la question 
chinoise prendra peu à peu, dans la politique générale 
des puissances, la place que tenait la question d'Orient ; 

2P A l'heure présente, il n'y a pas une question chi- 
noise ; û y di des questions chinoises. Le problème n'est 
pas encore posé dans toute son ampleur. La succession 
de l'empire chinois n'est pas ouverte. Pendant un temps 
assez long, pendant une vingtaine d'années, peut-être 
davantage, les puissances ne pourront que tenir la Chine 
en observation ; elles devront se borner à lui appliquer 
des remèdes provisoires, à ne pratiquer envers elle, 
comme disent les médecins, qu'une médication sympto- 
matique ; 



48 LA RUSSIE DES TSARS 

30 Les puissances européennes doivent comprendre 
que le voisinage géographique, les affinités ethniques et 
les souvenirs historiques confèrent au Japon, non pas 
des prérogatives, mais des intérêts spéciaux eh Chine. 
Par contre, le Japon doit comprendre que les scrutions 
successives du problème chinois ne peuvent se réaliser 
qu'en Europe. Si la diplomatie japonaise réussit à se 
faire une haute conception de sa tâche, le Japon doit 
devenir l'agent de conciliation entre toutes les concur- 
rences et tous les antagonismes, qui ont la Chine pour 
théâtre. Il doit donc renoncer à la politique des avantages 
exclusifs et faire œuvre de pondération dans le sens de 
ses intérêts. 

Que deviendra ce programme de sagesse, quand il 
sera soumis à l'épreuve de la réalité? Motono ne sera-t-il 
pas inconscienmient repris par la mentalité japonaise, 
quand il aura quelque temps respiré l'air natal? C'est 
le secret de l'avenir. 

Au moment de nous séparer, il me dit : 

— Et la situation intérieure de la Russie? N'en êtes- 
vous pas inquiet? 

— Inquiet, actuellement, non. Préoccupé, oui... D'après 
tous mes renseignements, les partis Ubéraux de la Douma 
sont résolus à ne relever aucune des provocations du 
gouvernement et à ajourner leurs revendications. Le 
danger ne viendra donc pas d'eux; mais leur volonté 
peut être dominée par les événements. Une défaite mili- 
taire, une famine, une révolution de palais, voilà ce que 
je redoute surtout. Si l'un de ces trois événements se 
produit, c'est la catastrophe certaine. 

Motono reste silencieux. Je reprends : 

— Vous n'êtes pas de mon avis? 

Nouveau silence. Sa figure se contracte dans une ré- 
flexion aiguë. Puis : 

— Vous venez de traduire si exactement mon opinion, 
que je croyais m'entendre parler moi-même. 



19 SEPTEMBRE-26 OCTOBRE I916 49 






Vendredi, 13 octobre 1916. 

Le ministre de Roumanie, Diamandy, que Bratiano 
avait gardé auprès de lui depuis deux mois, est rentré 
ce matin à Pétrograd, après un arrêt à la Stavka. Il vient 
me voir. 

— L'empereur, me dit-il, m'a accueilli de la façon la 
plus cordiale et m'a promis de faire tout son possible 
pour sauver la Roumanie. J'ai été beaucoup moins satis- 
fait de mes entretiens avec le général Alexéïew, qui semble 
ne pas comprendre l'effrayante gravité de la situation 
ou qui obéit peut-être à des arrière-pensées égoïstes, 
à la préoccupation exclusive de ses propres opérations. 
J'avais mission de lui demander l'envoi immédiat de 
trois corps d'armée dans la région située entre Doma- 
Vatra et la vallée de l'Ojtuz ; ces trois corps franchiraient 
les Cafpathes par Piatra et Palanka; ils marcheraient 
droit vers l'ouest, c'est-à-dire vers Vasarhely et Klau- 
senbourg. L'invasion de la Valachie par les Carpathes 
du sud en serait aussitôt arrêtée. Mais le général Alexéïew 
ne consent à envoyer que deux corps d'armée, qui devront 
opérer uniquement dans la vallée de la Bistritza, au- 
tour de Doma-Vatra, en liaison avec l'armée du général 
Letchinsky. Et ces deux corps seront prélevés sur 
l'armée de Riga, de sorte qu'ils n'arriveront en Transyl- 
vanie que dans quinze ou vingt jours !... Malgré mes 
objurgations, je n'ai pu le convertir aux idées de l'état- 
major roumain. 

n me confie ensuite la douloureuse impression sous 
laquelle il a quitté son paj^. L'ancienneté de notre amitié 
lui permet de s'épancher librement. Je lui représente 
avec force que les échecs militaires n'ont rien d'irrépa- 
rable, mais que, si le gouvernement et le peuple roumains 

T. III. 4 



50 LA RUSSIE DES TSARS 

ne se ressaisissent pas immédiatement, la Roumanie 
est perdue sans retour : 

— Il faut, à tout prix, que votre pays se redresse et 
que vos ministres reprennent courage. Ils vont d'ailleurs 
recevoir, dans la personne du général Berthelot, un to- 
nique merveilleux. 

Nous parlons enfin des conditions dans lesquelles la 
Roumanie a déclaré la guerre à T Autriche et je pose à 
Diamandy cette question, qui n'a plus d'ailleurs qu'un 
intérêt historique : 

— Pourquoi M. Bratiano a-t-il désavoué, au dernier 
instant, la convention militaire que le colonel Rudéanu 
avait conclue, le 23 juillet, à Chantilly, avec les hauts- 
commandements français et britannique? 

— Ce n'était pas une convention; ce n'était qu'im 
projet, soumis à la ratification du gouvernement rotmiain. 

— Si ce n'était qu'un projet, pourquoi M. Bratiano, 
après avoir connu et implicitement approuvé tous les 
travaux préparatoires de la convention, a-t-il autorisé 
le colonel Rudéanu à la signer? Du reste, ce qui suffirait 
à prouver que les hauts-commandements français et 
britannique considéraient vos engagements comme défi- 
nitifs, c'est que l'armée de Salonique a reçu aussitôt 
l'ordre de se tenir prête à attaquer les Bulgares en Macé- 
doine, pour faciliter l'ofEensive de votre armée au sud du 
Danube... Entre nous, le brusque désaveu de la conven- 
tion Rudéanu n'a-t-il pas été motivé par des considéra- 
tions exclusivement politiques? N'y a-t-il pas eu, à cette 
époque, des pourparlers secrets entre Bucarest et Sophia? 
Le tsar Ferdinand n'a-t-il pas fait croire à M. Bratiano 
qu'on pouvait s'assurer encore la neutralité des Bulgares? 

— Non, je vous le répète : la convention Rudéanu 
n'était, dans la pensée de M. Bratiano, qu'im projet 
soumis à la ratification du gouvernement. La négocia- 
tion principale, décisive, se poursuivait à Bucarest, entre 
le général Iliesco et le colonel Tatarinow. Or, ni l'un ni 



19 SEPTEMBRE-26 OCTOBRE I916 51 

Tautre n'ont jamais envisagé le plan d'une agression 
rosso-ronmaine au sud du Danube, ainsi qu'on l'avait 
stipulé à Chantilly. D'ailleurs, ce plan n'était-il pas fort 
dangereux? Aventurée sur le territoire bulgare, l'armée 
roumaine se serait trouvée dans la situation la plus cri- 
tique, si les Allemands, ayant réussi à forcer les Car- 
pathes, étaient venus lui couper la retraite le long du 
Danube... Quant aux pourparlers secrets entre Bucarest 
et Sophia, il est exact que M. Radoslavow a fait à M. Bra- 
tiano des ouvertures indirectes pour lui offrir la neutra- 
lité de la Bulgarie. Mais ces ouvertures, où il était facile 
de reconnaître l'astuce habituelle du tsar Ferdinand, 
ont à peine retenu l'attention du cabinet roumain et, 
personnellement, M. Bratiano n'a jamais cru que la 
Bulgarie resterait neutre. 

— J'aurais mauvaise grâce à combattre plus longtemps 
votre thèse. L'histoire l'appréciera, quand elle aura toutes 
les pièces en main. 

Samedi, 14 octobre 1916. 

B... me cité un proverbe qui traduit, d'une manière 
assez pittoresque, l'impuissance des Russes à se disci- 
pliner spontanément pour un effort collectif : 

« Lorsque trois Allemands sont réunis, ils forment 
aussitôt un Verein et nonmient un président. Lorsque 
deux Russes sont réunis, ils forment aussitôt trois partis. » 

Lundi, 16 octobre 19x6. 

Depuis quelques jours, ime rumeur bizarre circulait à 
Pétrograd; on afi&nnait, de toutes parts, que Sturmet 
avait enfin démontré à l'empereur la nécessité de ter- 



52 LA RUSSIE DES TSARS 

miner la guerre en concluant, au besoin, une paix séparée. 
Plus de vingt personnes étaient venues m'interroger. 
Chacune avait reçu de moi la même réponse : 

— Je n'attache à ces racontars aucune importance. 
Jamais l'empereur ne trahira ses alliés. 

Je pensais néanmoins que la légende n'aurait pas ren- 
contré un tel crédit sans la collusion de Stùrmer et de sa 
bande. 

Aujourd'hui, par ordre de l'empereur, l'agence télé- 
graphique publie une note ofl&cielle qui dément catégo- 
riquement «' les bruits propagés par certains journaux 
sur la possibilité d'une paix séparée entre la Russie et 
l'Allemagne », 






Mardi, 17 octobre 1916. 

J'oJËfre à Motono un àïaer d'adieu. Mes autres convives 
sont le président du Conseil et Mme Sturmer, le ministre 
des Voies de conmiunication, Trépow, l'ambassadeur 
d'Italie, le ministre de Danemark, et Mme de Scavenius, 
le général Wolkow, la princesse Cantacuzène, M. et 
Mme Polovtsow, le prince et la princesse Obolensky, 
le général et la baronne Wrangell, la princesse Lucien 
Murât, qui va rejoindre son mari au Caucase, le vicomte 
d'Harcourt, qui se rend en Roumanie avec une mission 
de la Croix-Rouge française, etc., une trentaine de 
personnes. 

Mme Sturmer est remarquablement appariée à son 
époux. C'est la même forme d'intelligence, la même qua- 
lité d'âme. Je lui prodigue mes grâces pour la faire parler. 
Elle me sert un long panég3nique de l'impératrice. Sous 
le flot des louanges et des obséquiosités, je reconstitue 
le travail artificieux par lequel Sturmer a capté la con- 
fiance de Ig. souveraine. A cette pauvre névrosée, qui jus- 
qu'ici se croyait en butte à la haine de tout son peuple. 



19 SEPTEMBRE-26 OCTOBRE I916 53 

il a persuadé qu'elle en est au contraire adorée : 

— Il n'y a pas de jour, me dit Mme Sturmer, où 
l'impératrice ne reçoive des lettres, des télégrammes, qui 
lui sont adressés par des ouvriers, des paysans, des prêtres, 
des soldats, des blessés. Et tous ces humbles, qui sont 
la vraie voix du peuple russe, assurent Sa Majesté de 
leur ardent amom*, de leur confiance infinie, et la sup- 
plient de sauver la Russie. 

Elle ajoute naïvement : 

— Lorsque mon mari était ministre de l'Intérieur, il 
en recevait chaque jour aussi, soit directement, soit par 
les gouverneurs de province. Et c'était pour lui une grande 
joie d'aller les porter à Sa Majesté l'impératrice. 

— Cette joie est réservée maintenant à M. Protopopow. 

— Oui, mais mon mari a cependant encore de très 
nombreuses occasions de constater à quel point Sa Majesté 
l'impératrice est vénérée et adorée dans le pays. 

Feignant de m'apitoyer sur le lourd labeur qui incombe 
à son digne époux, je l'amène à me raconter l'emploi 
qu'il fait de son temps. Et je constate que toute son acti- 
vité s'inspire de l'impératrice, aboutit à l'impératrice. 

Pendant la soirée, j'interroge Trépow sur la crise éco- 
nomique qui sévit en Russie et qui énerve l'esprit public. 

— Le problème de l'alimentation, me dit-il, est devenu 
en effet très préoccupant ; mais les partis d'opposition 
en abusent pour attaquer le gouvernement. Voici, en toute 
sincérité, quelle est la situation. D'abord, la crise est 
loin d'être générale ; elle n'atteint des proportions graves 
que dans les villes et dans quelques agglomérations ru- 
râles. Il est exact, toutefois, que, dans certaines villes, 
à Moscou, par exemple, le public se montre nerveux. 
D'autre part, les denrées ne manquent pas, sauf quelques 
produits qui nous venaient de l'étranger. Mais les moyens 
de transport sont insuffisants et la méthode de distribu- 
tion est défectueuse. Des mesures énergiques vont être 
ordonnées. Je vous assure que, d'ici peu, la situation 



54 LA RUSSIE DES TSARS 

s'améliorera ; j'espère même que, dans un mois au plus 
tard, le malaise actuel aura disparu, 
n ajoute sur tm ton confidentiel : 

— J'aimerais causer tranquillement avec vous, mon- 
sieur l'ambassadeur. Quand pourriez -vous me rece- 
voir? 

— C'est moi qui irai vous voir. H vaut mieux que notre 
conversation ait lieu à votre ministère. 

Jetant un coup d'œil sur Sturmer, il reprend : 

— Oui, cela vaut mieux. 

Nous prenons rendez-vous pour après-demain. 

Je m'approche du baron Wrangell qui cause avec mon 
attaché militaire, le lieutenant-colonel Lavergne, et mon 
attaché naval, le capitaine de frégate Gallaud. Aide de 
camp du grand-duc Michel, frère de l'empereur, il leur 
confie les impressions qu'il rapporte de Galicie. 

— Le front russe, dit-il, est désormais bloqué, d'un 
bout à l'autre. Ne comptez plus sur aucune offensive 
de notre côté. D'ailleurs, nous sommes impuissants contre 
les Allemands ; nous ne les vaincrons jamais. 



*% 



Mercredi, x8 octobre 1916. 

Faisant visite à Mme C,.., je la trouve en conversation 
animée avec trois de ses amies. 

Elles parlent d'une liaison amoureuse, — une liaison 
récente qui paraissait promise au plus bel avenir et qui 
vient d'être mystérieusement rompue; elles s'ingé- 
nient toutes les quatre à découvrir les motifs de la rup- 
ture. Et l'énigme les passionne d'autant jdus que les 
héros de ce roman sont d'une qualité peu commune; 
mais elles ne trouvent rien. 

Cependant, il faut conclure. Alors, une des visiteuses, 
la comtesse O..., jeune et jolie veuve, aux formes longues. 



19 SEPTEMBRE-26 OCTOBRE I916 55 

aux gestes contenus, au masque dur, aux yeux luisants 
et cernés, formule cet aphorisme : 

— Nous autres femmes, nous cédons toujours trop 
vite. Aussitôt que Thomme nous possède, il a atteint 
son but ; nous ne l'intéressons plus ; c'est fini pour lui ; 
tandis que nous, en nous donnant, nous nous imaginons 
que notre bonheur ne fait que commencer... Aussi, tout 
le long de notre vie, nous cherchons l'amour, car nous ne 
pouvons croire que nos commencements n'aient jamais 
de suite. 

Après quoi, elle se tait, le visage fermé, en appuyant 
à ses lèvres, d'un air machinal, la pendeloque de perles 
qui lui tombe du cou. 






Jeudi, 19 octobre 1916. 

Trépow me reçoit à deux heures et demie dans son 
cabinet du ministère des Voies de communication, qui 
prend jour sur les jardins Youssoupow. 

Au sujet de la crise économique, il me répète, en pré- 
cisant par des chiffres, ce qu'il me disait avant-hier 
soir à l'ambassade. Puis, avec cette franchise, parfois 
brutale, qui est im des traits de son caractère, il me parle 
de l'Alliance et des buts qu'elle s'est assignés. Il conclut : 

— Nous sommes à une heure critique. Ce qui se décide 
actuellement entre le Danube et les Carpathes, c'est 
l'issue ou plutôt la durée de la guerre ; car l'issue de la 
guerre ne peut plus... ne doit plus être mise en doute. 
Tout récemment, j'ai fait mon rapport à l'empereur, 
qui m'a permis de lui parler librement et j'ai eu la satis- 
faction de le trouver d'accord avec moi sur la nécessité, 
non seulement de soutenir la Roumanie, mais encore 
d'attaquer à fond la Bulgarie, dès que l'armée roumaine 
sera un peu renforcée et aguerrie. C'est dans la péninsule 
balkanique et non ailleurs que nous pouvons espérer 



56 LA RUSSIE DES TSARS 

obtenir, à bref délai, un résultat décisif. Sinon, la guerre 
se prolongera indéfiniment... et avec quels risques! 
Je le félicite d'exprimer aussi résolument les idées que 
je soutiens depuis plus d'un mois devant Sturmer, et 
j'ajoute : 

— Mais, puisque nous causons en toute confiance, 
je ne vous cacherai pas que je suis très mal impres- 
sionné, dans le sens contraire, par les rumeurs pessi- 
mistes qu'on propage de divers côtés. J'en suis d'autant 
plus affecté, que cette propagande est manifestement 
inspirée par des personnes d'une haute situation sociale 
ou politique. 

— Vous faites allusion aux personnes qui réclament 
la fin de la guerre à tout prix et le retour de la Russie au 
système des alliances germaniques?... Laissez-moi d'abord 
vous dire que ces personnes sont folles. La paix sans la 
victoire, sans une victoire complète, c'est la révolution 
immédiate. Et ce sont ces mêmes personnes qui en 
seraient les premières victimes !... Mais il y a plus : il 
y a la volonté de l'empereur ; or, cette volonté est iné- 
branlable ; aucune influence quelconque ne le fera céder. 
L'autre jour encore, il m'a répété qu'il ne pardonnera 
jamais à l'empereur Guillaume ses injures et ses perfidies ; 
qu'il se refusera à traiter de la paix avec les Hohenzol- 
lem; qu'il poursuivra la guerre jusqu'à la destruction 
de l'hégémonie prussienne. 

— Alors, pourquoi confie-t-il le pouvoir à M. Sturmer, 
à M. Protopopow, qui trahissent notoirement ses inten- 
tions? 

— Parce qu'il est faible !... Mais il n'est pas moins 
entêté que faible. C'est bizarre ; c'est pourtant conrnie 
cela ! 

— Ce n'est pas bizarre. Les psychologues vous expli- 
queront que l'entêtement n'est qu'une forme de la fai- 
blesse. Aussi, son obstination d'aujourd'hui ne me rassure 
qu'à moitié. Conmie on connaît sa nature, on ne la heur- 



19 SEPTEMBRE-26 OCTOBRE I916 57 

tera pas de face ; on agira derrière lui et en dehors de lui. 
Un beau jour, on le mettra en présence de faits accomplis. 
Alors il cédera, ou, plus exactement, il s'abandonnera, 
il se résignera. 

— Non, non!... J'ai confiance en mon souverain... 
Mais encore faut-il qu'on ait le courage de lui dire la 
vérité. 

Notre conversation dure depuis plus d'une heure. Je 
me lève pour me retirer. Mais, avant de gagner la porte, 
je m'arrête une minute à la fenêtre, devant le décor 
des jardins Youssoupow, qui longent l'hôtel du ministre. 
Il fait déjà presque nuit et il neige ; on dirait que la nuit 
tombe avec la neige, dans une lente chute de flocons et de 
brumes. 

Après un silence perplexe, Trépow se rapproche de 
moi. Puis, comme s'il venait de prendre soudain une 
résolution audacieuse, il me dit, sur un ton énergique et 
bref : 

— Dans quelques jours, je reverrai l'empereur. M'au- 
torisez-vous à lui rapporter notre entretien? 

— Je ne vous y autorise pas seulement : je vous en 
prie. 

— Et s'il me demande à quelles personnes vous avez 
fait allusion? 

— Vous lui nonmierez M. Sturmer et M. Protopopow ; 
vous pourrez ajouter que, si je n'ai officiellement aucun 
grief positif à formuler contre eux, je n'en suis pas moins 
convaincu qu'ils sont hostiles à l'Alliance, qu'ils la ser- 
vent à contre-cœur et qu'ils se préparent à la trahir. 

— Je le lui répéterai, mot pour mot... Vous comprenez 
combien tout ce que nous venons de dire est grave ! 
Puis- je compter que vous me garderez im secret absolu? 

— Je vous le promets. 

— Adieu !... Notre conversation aura peut-être de 
grandes conséquences 1 

— Cela dépend de vous... Adieu !.,. 



58 LA RUSSIE DES TSARS 



•% 



Samedi, 21 octobre 1916. 

Parmi tous les agents secrets que l'Allemagne entre- 
tient dans la société russe, je ne crois pas qu'elle en ait 
de plus actifs, de plus adroits, de plus opérants que le 
financier Manus. 

De confession hébraïque, ayant obtenu par les moyens 
habituels l'autorisation de résider à Pétrc^ad, il s'est 
acquis, ces dernières années, une fortune considérable par 
le courtage et la spéculation. Le génie de sa race lui 
inspira de lier partie avec les plus farouches défenseurs 
du trône et de l'autel. C'est ainsi qu'il se subordonna ser- 
vilement au vieux prince Mestchersky, le célèbre direc- 
teur du Gràjdanine, l'intrépide champion de l'absolu- 
tisme orthodoxe. En même temps, ses discrètes et 
ingénieuses Ubéralités lui gagnaient peu à peu tout le 
clan de Raspoutine. 

Depuis le début de la guerre, il mène campagne pour 
une prompte réconciliation de la Russie avec les puis- 
sances germaniques. On l'écoute beaucoup dans le monde 
de la finance et il s'est créé des attaches dans la plupart 
des journaux. Il est en relations constantes avec Stock- 
holm... c'est-à-dire Berlin. Je le soupçonne fort d'être 
le principal distributeur des subsides allemands. 

Il offre, chaque mercredi, un dîner à Raspoutine. 
L'amiral Nilow, aide de camp général de l'empereur et 
attaché à son service intime, est invité, par principe, en 
raison de sa magnifique tenue sous le vin. Un autre con- 
vive de fondation est l'ancien directeur du département 
de la PoUce, le redoutable Biéletzky, aujourd'hui séna- 
teur, mais qui a gardé toute son influence à VOkhrana 
et qui entretient, par Mme Wyroubow, des rapports cons- 
tants avec Timpératrice. Naturellement, il y a aussi 



19 SEPTEMBRE-26 OCTOBRE I916 59 

qudques femmes agréables pour ^ayer le festin. Parmi 
les habituées, est mie ravissante Géoigienne, Mme £..., 
souple, insinuante et enjôleuse comme tme sirène. On 
boit toute la nuit; Raspoutine est très vite soûl; il 
bavarde alors intarissablement. Je ne doute pas qu'un 
récit détaillé de ces orgies soit expédié, le lendemain, 
à Berlin..., avec conmientaires et pr&isions à l'appui. 



♦ * 



Dimanche, 22 octobre 1916. 

Le général Biélaîew, qui va représenter le haut-comman- 
dement russe en Roumanie, vient me faire ses adieux. 

D me confie que, outre les deux corps d'armée russes 
déjà expédiés en Moldavie et qui doivent essayer de péné- 
trer en Transylvanie par Palanka, un troisième corps 
partira le 7 novembre, pour la Valachie, où il opérera, 
de concert avec l'armée roumaine, entre le Danube et 
les Carpathes. Il est chargé de déclarer au roi Ferdinand 
que « l'empereur n'exclut pas la possibilité d'envoyer 
ultérieurement d'autres renforts. » 

Je représente au général Biélaïéw que cet envoi 
« ultérieur » me paraît d'une extrême urgence : 

— Les opérations du théâtre balkanique prennent, 
de jour en jour, un caractère plus décisif... et dans quel 
sens I La Dobroudja est perdue. Constantza va tomber. 
Tous les défilés des Alpes transylvaniennes sont forcés. 
L'hiver approche... Le moindre retard est irréparable. 

Il en convient : 

— J'ai insisté, de toutes mes forces, auprès de l'em- 
pereur et du général Alexéïew, pour qu'une armée de 
trois ou quatre corps soit dirigée, sans délai, sur Bucarest. 
Là, elle s'amalgamera avec l'armée roumaine. Nous au- 
rions ainsi, au cœur de la Roumanie, une beUe masse de 
manœuvre qui nous permettrait, non seulement de barrer 



6o LA RUSSIE DES TSARS 

les passes des Carpathes, mais encore d'envahir la Bul* 
garie. L'empereur est acquis à cette idée ; il reconnaît 
la nécessité d'obtenir promptement un gros succès dans 
les Balkans. Mais le général Alexéîew ne consent pas à 
dégarnir le front russe ; il craint que les Allemands n'en 
profitent pour improviser une offensive du côté de Riga. 

— Cependant, c'est l'empereur qui commande. Le 
général Alexéîew n'est que son conseiller technique, l'exé- 
cuteur de ses ordres ! 

— Oui, mais Sa Majesté se fait un grand scrupule 
d'imposer sa volonté au général Alexéîew. 

J'interroge le général Biélaïew sur la disposition morale 
de l'empereur. Il me répond, avec ime gêne visible : 

T- Sa Majesté est triste, absorbée. Par moments, 
lorsqu'on lui parle, elle a l'air de ne pas vous entendre... 
Je n'ai pas eu bonne impression. 

En me quittant, il me rappelle toutes les graves con- 
fidences que nous avons échangées depuis le début de 
la guerre et il me remercie de l'accueil qu'il a toujours 
trouvé auprès de moi. Il termine par ces mots : 

— Nous aurons encore des jours difficiles, très diffi- 
ciles .. 



* 
* * 



Mardi, 24 octobre 191 6. 

Contrairement aux prévisions de Trépow, la situation 
économique, loin de s'améliorer, s'aggrave. D'après un 
de mes informateurs, qui a parcouru hier les quartiers 
industriels de la Galemaîa et de la Narwskaïa, le peuple 
souffre et devient mauvais. On accuse ouvertement les 
ministres d'entretenir la disette pour provoquer des 
émeutes et avoir ainsi un prétexte à sévir contre les orga- 
nisations socialistes. Dans les usines, on se passe de 
main en main des brochures qui incitent les ouvriers 
à se mettre en grève et à réclamer la paix. D'où viennent 



19 SEPTEMBRE-26 OCTOBRE I916 61 

ces brochures? Personne ne le sait. Les uns prétendent 
qu'elles sont distribuées par des agents allemands/ les 
autres par VOkhràna. Partout, on répète que a cela ne 
peut durer ». Les bokheviki ou « extrémistes » s'agitent, 
organisent d^ conciliabules dans les casernes, annoncent 
que « le grand jour du prolétariat est proche ». 

Je demande à mon informateur, qui est intelligent, suf- 
fisamment honnête, et qui fréquente les miUeux libéraux : 

— Croyez-vous qu'on puisse raisonnablement attri- 
buer à un Sturmer ou im Protopopow l'idée machiavé- 
lique d'entretenir la disette pour provoquer des émeutes 
et rendre impossible, par contre-coup, la continuation 
de la guerre? 

Il me répond : 

— Mais, monsieur l'ambassadeur, c'est toute l'his- 
toire^ de la Russie !... Depuis Pierre le Grand et sa fa- 
meuse Chancellerie secrète, c'est toujours la police qui 
a suscité les mouvements populaires pour se donner 
ensuite la gloire de sauver le régime. Si la continuation 
de la guerre met le tsarisme en péril, soyez sûr que 
M. Sturmer et M. Protopopow recourront aux procédés 
classiques de VOkhrana. Mais, cette fois, cela ne se passera 
pas comme en 1905..- 






Mercredi, 25 octobre 1916. 

Avant-hier, les Austro-Bulgares ont pris Constantza. 
Nous ne perdons pas seulement la rive droite du Danube 
et la possibiUté d'ime offensive ultérieure vers les Bal- 
kans; nous perdons encore le delta danubien et, par 
suite, la voie la plus directe entre la Russie méridionale 
et la Roumanie, entre Odessa et Galatz. L'approvisionne- 
ment des armées russe et roumaine deviendra bientôt 
un problème insoluble. 

Diamandy vient me voir ; il est désespéré : 



64 LA RUSSIE DES TSARS 

Téglise expiatoire de la Résurrection s'enveloppe dans la 
brume, comme dans un voile de crêpe. 

J'accompagne la grande-duchesse de salle en salle. 
Le jour blafard, qui filtre par les fenêtres, accentue encore 
l'aspect sinistre de cette exposition. Dans chaque vitrine, 
des photographies, des masques de plâtre, des figures 
de cire alternent avec les appareils pour en démontrer 
le mécanisme et l'emploi. Tous ces visages déchiquetés, 
arrachés, aveuglés, fracassés, désossés, ayant perdu par- 
fois jusqu'à l'apparence humaine, composent un spectacle 
atroce qui n'a vraiment de nom dans aucune langue. 
L'imagination la plus délirante ne réussirait pas à con- 
cevoir un pareil musée d'épouvante. Goya lui-même n'a 
pu atteindre à ces visions de cauchemar; les terribles 
eaux-fortes, où il s'est complu à nous représenter des 
scènes de massacre et de torture, pâlissent auprès de ces 
monstrueuses réaUtés. 

A tout instant, la grande-duchesse exhale un soupir de 
pitié ou porte la main devant ses yeux. Quand nous avons 
terminé le parcours des galeries, elle va se reposer quelques 
minutes dans un salon réservé. Là, elle me fait asseoir 
près d'elle ; puis, affectant un air détaché, car on nous 
regarde, eUe murmure : 

— Ah! mon cher ambassadeur, dites-moi, dites-moi 
vite quelque chose de réconfortant... J'avais déjà l'âme 
très noire, lorsque je suis entrée ici. Les atrocités que nous 
venons de voir ont achevé de me bouleverser. Oui, récon- 
fortez-moi vite ! 

— Mais pourquoi aviez-vous l'âme si noire en venant 
ici? 

— Parce que... parce que... .Ai-je donc besoin de vous 
le dire? 

Alors, rapidement, eUe énumère les motifs de son inquié- 
tude. Sur le front russe, l'offensive de Broussilow est ar- 
rêtée, sans aucun résultat décisif. En Roumanie, lalcatas- 
trophe est inévitable, imminente. A Tintérieur de Tempire, 



27 OCTOBRE-22 NOVEMBRE I916 65 

la fatigue, le découragement, rirritation croissent de jour 
en jour. L'hiver commence sous les plus sombres auspices. 

Je la remonte par quelques variations sur mon thème 
habituel. Quoi qu'il advienne, dis-je, la France et l'Angle- 
terre continueront de se battre jusqu'à la victoire inté- 
grale. Et cette victoire ne peut plus leur échapper, car 
il est désormais établi que l'Allemagne est aussi incapable 
de les écraser que de prolonger indéfiniment la lutte. Si, 
par impossible, la Russie se séparait aujourd'hui de ses 
alliés, elle se trouverait le lendemain dans le camp des 
vaincus ; ce ne serait pas seulement pour elle une honte 
indélébile ; ce serait un suicide national. En terminant, 
je demande à la grande-duchesse : 

— Pour être si inquiète, n'auriez-vous donc plus con- 
fiance dans l'empereur? 

Surprise par la brusquerie de ma question, elle me 
fixe un instant avec des yeux hagards. Puis, elle répond 
à voix basse : 

— r L'empereur?... J'aurai toujours foi en lui. Mais il 
y a aussi l'impératrice?... Je les connais bien, tous les 
deux. Plus les événements iront mal et plus Alexandra- 
Féodorowna prendra d'influence, parce qu'elle a une 
volonté agissante, intervenante, harcelante. Lui, au 
contraire, n'a qu'une volonté négative. Quand il doute de 
lui-même, quand il se croit abandonné de Dieu, il ne 
réagit plus ; il ne sait que s'enfermer dans une obstination 
inerte et résignée... Voyez comme l'impératrice est déjà 
puissante aujourd'hui. Avant peu, c'est elle seule qui 
conduira la Russie !... 






Samedi, 28 octobre 1916. 



Réfléchissant à ma conversation d'hier avec la grande 
duchesse Marie-Pavlowna, je me dis : 
— En sonune, et toute réserve faite quant aux aber- 

T. iii. 5 



66 LA RUSSIE DES TSARS 

rations mystiques, il y a chez rimpératrice un caractère 
plus trempé que chez Tempereur, tme volonté plus tenace, 
un esprit plus vigoureux, des vertus plus actives, une 
âme plus militante et plus souveraine... Son idée de sauver 
la Russie en la ramenant aux traditions de l'absolutisme 
théocratique est une folie; mais Taltière opiniâtreté 
qu'elle y déploie ne manque pas de grandeur. Le rôle 
qu'elle s'est arrogé dans l'État est fimeste : du moins le 
joue-t-elle en tsarine... Quand elle comparaîtra « dans 
cette terrible vallée de Josaphat », v'ietoï oujassnoï 
doUne Josaphaia, dont Raspoutine lui parle sans cesse, 
elle pourra invoquer non seulement l'irréprochable droi- 
ture de ses intentions, mais encore la parfaite conformité 
de ses actes avec les principes de droit divin sur lesquels 
est fondé l'autocratisme russe... 






Mardi, 31 octobre 1916. 

Depuis deux jours, toutes les usines de Pétrograd sont 
en grève. Les ouvriers ont quitté les ateliers, sans for- 
muler aucun motif, sur un simple mot d'ordre venu d'un 
comité mystérieux. 

Ce soir, dîner au ministère des Affaires étrangères en 
l'honneur de Motono. 

A sept heures et demie, comme j'achève de m'habiUer, 
on m'annonce que deux industriels français. Sicaut et 
Beaupied, demandent à me voir pour une affaire urgente. 
Représentants de la fabrique d'automobiles « Louis 
Renault », ils dirigent une grande usine dans le quartier 
de Viborg. 

Je les reçois immédiatement ; ils me racontent : 

— Vous savez, monsieur l'ambassadeur, que nous 
n'avons jamais eu qu'à nous louer de nos ouvriers, parce 



27 OCTOBRE-22 NOVEMBRE I916 67 

qu'ils n'ont eu, eux-mêmes, qu'à se louer de nous. Aussi 
ont-ils refusé de participer à la grève générale... Cet après- 
midi, pendant que le travail battait son plein, ime bande 
de grévistes, venant des usines Baranowsky, a assiégé 
notre maison, en hurlant : « A bas les Français ! Assez 
de la guerre ! » Nos ingénieurs et nos contremaîtres ont 
voulu parlementer. On leur a répondu à coups de pierres 
et à coups de revolver. Un ingénieur et trois contre- 
maîtres français ont été grièvement blessés. La police 
qui, sur ces entrefaites, était accourue, a bientôt reconnu 
qu'elle n'était pas de forcé. Un peloton de gendarmes a 
réussi alors à traverser la foule et est allé chercher deux 
régiments d'infanterie, qui sont casernes tout près de là. 
Les deux régiments sont arrivés quelques minutes après ; 
mais, au lieu de dégager l'usine, ils ont tiré sur la police. 

— Sur la police! 

— Oui, monsieur l'ambassadeur; vous pouvez venir 
voir sur nos murs la trace des feux de salve... Beaucoup 
de gofodovoï et de gendarmés sont tombés. Puis, c'a été 
une grande bagarre... Enfin, nous avons entendu le 
galop des Cosaques ; il y en avait quatre régiments. Ils 
ont chargé les soldats d'infanterie et les ont ramenés à 
coups de lance jusqu'à la caserne. Maintenant, l'ordre 
est rétabli 

Je les remercie de m'avoir informé sans retard, ce qui 
me permettra de signaler l'incident, ce soir même, au 
présidât du Conseil. 

Au ministère, la mise en scène n'est pas moins somp- 
tueuse et ostentatoire qu'elle ne l'était récemment pour 
le prince Kanin. Après avoir salué Mme Sturmer, j'attire 
à part le président du Conseil et je lui parle de ce qui vient 
de se passer devant l'usine Renault. Il essaie de me 
prouver que c'est im épisode sans importance ; il ajouté 
que le préfet de police lui en a déjà rendu compte par 
le téléphone et que toutes les mesures sont prises pour la 
protection de l'usine. 



68 LA RUSSIE DES TSARS 

— Il n'en reste pas moins, dis-je, que la troupe a tiré 
sur la poUce. Et c'est cela qui est grave... très grave. 

— Oui, c'est grave; mais la répression sera sans 
pitié. . 

Je le laisse à ses invités, qui afiSuent. 

Pour passer à table, nous traversons une forêt de 
palmiers ; il y en a tant et leur feuillage est si luxuriant 
qu'on se croirait dans la jungle. 

Je prends place entre Mme Narischkine, grande- 
msdtresse de la cour, et lady Georgina Buchanan. L'ex- 
cellente et sympathique douairière qu'est Mme Narisch- 
kine me raconte sa vie à Tsarskoïé-Sélo. « Dame d'hon- 
neur à portrait de LL. MM. les impératrices », « dame 
de l'orcbre de Sainte-Catherine », « Haute-Excellence », 
eUe porte ses soixante-quatorze ans avec tme bonne grâce 
indulgente et affable, qui aime à s'épancher en souvenirs. 
Ce soir, elle est mélancolique. 

— Ma charge de grande-msdtresse ne m'occupe guère. 
De temps à autre, une audience privée, une cérémonie 
intime, et c'est tout. Les Majestés vivent de plus eu plus 
retirées. Quand l'empereur revient de la Stavka, il ne 
peut pas voir personne en dehors de ses heures de tra- 
vail, et il s'enferme dans ses appartements particuliers. 
Quant à l'impératrice, elle est presque toujours souf- 
frante... Il faut beaucoup la plaindre. 

Elle me parle ensuite des nombreuses œuvres dont 
elle s'occupe personnellement, asiles de retraite, ambu- 
lances de guerre, écoles d'apprenties, patronages de 
détenues, etc. 

— Vous voyez, poursuit-elle, que je ne reste pas inac- 
tive. Le soir, après dîner, je vais régulièrement chez mes 
vieux amis Benckendorff. Ils habitent, comme moi, le 
Grand-Palais, mais à l'autre extrémité. Nous nous entre- 
tenons un peu du présent et beaucoup du passé. Vers 
minuit, je les quitte. Pour gagner mon appartement, il 
faut que je traverse la file interminable des immenses 



27 OCTOBRE-22 NOVEMBRE I916 69 

salons que vous connaissez. De loin en loin, brille une 
lampe électrique Un vieux domestique passe devant moi 
pour m'ouvrir les portes. C'est long, ce voyage, et ce 
n'est pas gai. . Je me demande souvent si ces salons 
reverront jamais les splendeurs et les gloires d'autrefois !... 
Ah ! monsieur l'ambassadeur, que de choses sont en train 
de finir !... Et conune elles finissent mal !... Je ne devrais 
pas vous dire cela. Mais nous vous considérons tous 
comme un véritable ami et nous pensons tout haut devant 
vous. 

Je la remercie de sa confiance et j'en profite pour lui 
affirmer que l'horizon s'éclairerait bien vite si l'empereur 
se tenait en plus étroite communion avec son peuple, s'il 
s'adressait plus directement à la conscience nationale. 
Elle me répond : 

— C'est ce que nous lui disons quelquefois, timide- 
ment. Il nous écoute avec douceur... et il parle d'antre 
chose. 

A l'exemple de son auguste maître, elle me parle aussi 
d'autre chose. 

Incidemment, je prononce le nom de la belle Marie- 
Alexandrowna D..., ci-devant comtesse K..., qui, par 
l'élégante pureté de ses formes et le rythme onduleux de 
ses lignes, me fait toujours penser à la Diane de Houdon. 
Mme Narischkine me dit : 

— Cette charmante femme a suivi la mode nouvelle, 
la mode générale. Elle a divorcé. Et pourquoi? Pour 
rien ! Serge- Alexandrowitch K... était parfait à son égard ; 
elle n'a jamais pu formuler contre lui aucun grief. Mais, 
un beau jour, elle s'est éprise ou elle a cru s'éprendre 
de D..., qui est si médiocre, si inférieur sous tous les rap- 
ports à Serge-Alexandrowitch, et, bien qu'elle ait deux 
filles de celui-ci, elle l'a quitté pour épouser l'autre... 
Je vous assure que, autrefois, on divorçait très rarement ; 
il fallait des motifs* très graves, exceptionnels. Et la 
situation d'ime femme divorcée était des plus pénibles. 



70 LA RUSSIE^ DES TSARS 

— La fréquence des divorces est, en effet, une des 
choses qui m'ont le plus frappé id. Je calculais, l'autre 
jour, que, dans mon groupe de société, plus de la 
moitié des ménages compte un ou deux époux divor- 
cés... Avez-vous remarqué, madame, que l'aventure 
d'Anna Karénine ne se comprend plus aujourd'hui? £t 
pourtant, l'œuvre, je crois, ne date que de 1876! 
Aujourd'hui, Anna aurait immédiatement divorcé pour 
se remarier avec Wronsky, et le roman en serait resté 
là. 

— C'est vrai !... Vous mesurez ainsi quelle plaie sociale 
est devenu le divorce. 

— Mais le Saint-Synode n'en est-il pas grandement 
responsable? Car, enfin, c'est de Itii et de lui seul que dé- 
pendent les divorces. 

— Hélas! le Saint-Synode lui-même n'est plus la 
grande autorité morale qu'il était jadis. 

Je me retiens de citer à Mme Narischldne le mot de 
Sénèque sur les jeunes patriciennes de son temps : 
a JElles comptent leurs années, non par les consulats, 
mais par les mariages; elles divorcent pour se marier 
et elles se marient pour divorcer. » 

Enfin, le dîner s'achève. Nous sommes restés à table 
ime heure et demie T 

Au fumoir, j'entreprends Sturmer sur les grèves et 
les incidents de cet après-midL Mais sa réception le rend 
si joyeux et si fier que je ne réussis pas à entamer son 
optimisme. 






Mercredi, x** novembre 1916. 

Depuis cinq jours, l'armée de Salonique attaque inlas- 
sablement les Bulgares. L'opération principale se déve- 
loppe dans la boucle inférieure de la Cerna ; elle a pour 
objectif Monastir. 



27 OCTOBRE-22 NOVEMBRE I916 7I 



« 4r 



Jeudi, a novembre 1916. 

Le vicomte Motono, qui est allé présenter ses lettres 
de rappel à l'empereur, me confie les impressions qu'il a 
rapportées de la Stavka, 

— Je ne doute pas, me dit-il, que l'empereur ne soit 
résolu à poursuivre la guerre coûte que coûte. Il me l'a 
déclaré dans des termes et avec un accent qui auraient 
convaincu les plus sceptiques. J'écarte donc toute pos- 
sibilité d'une paix séparée ou même prématurée... Mais 
j'ai constaté une fois de plus comme l'empereur est mal 
informé, comme il s'intéresse peu aux grandes affaires. 
Il ne semblait pas se douter que je suis appelé à diriger 
la politique extérieure de mon pays et qu'il y a une 
certaine connexité d'intérêts entre le Japon et la Russie. 
Il ne m'a pas dit un mot de la mission que je vais remplir ; 
il ne m'a pas posé une seule question". Très aimable, 
d'ailleurs. Mais il ne se serait pas exprimé en paroles plus 
banales et plus vagues si j'étais venu simplement lui 
annoncer que j'étais transféré à Washington ou à Madrid, 

Je lui demande : 

— Vous avez causé avec le général Alexéïew? Quelle 
opinion emporterez-vous de l'armée russe? 

— Oui, j'ai causé longuement avec le général Alexâew. 
Je ne lui ai rien dit des opérations en Roumanie ; j 'aurais 
eu trop à lui dire. Et vous savez qu'il n'aime pas que les 
civils se mêlent de stratégie I... Je l'ai entretenu surtout 
des commandes faites à notre industrie. Quant à l'armée 
russe, il m'a dit spontanément qu'elle est en très bel état 
et qu'elle a un moral excellent, comme en témoigne 
d'ailleurs l'offensive de Broussilow, Les officiers japonais, 
qui sont en mission sur différents points du front, m'af- 
fament également que la troupe a bon esprit et qu'elle 



72 LA RUSSIE DES TSARS 

est bien entraînée. Mais ils prétendent aussi que Tins- 
truction est très défectueuse. Les méthodes de combat 
sont restées à peu près ce qu'elles étaient au début de 
la guerre. La tactique de l'artillerie lourde et de l'aviation 
est particulièrement arriérée, naïve même. C'est à se 
demander si les pièces de gros calibre qu'on fabrique en 
France et en Angleterre pour le compte de la Russie, ne 
devraient pas être retenues sur le front occidental, 
où elles produiraient un résultat beaucoup plus utile. 
L'armée russe, telle qu'eUe est, ne représente pas moins 
une masse compacte qui pèse d'un poids énorme sur nos 
ennemis. 

— Donc, ce que nous pouvons espérer d'elle désormais, 
c'est plutôt un effet de masse qu'ime action de choc? 

— Oui, un effet de masse. Rien de plus. 

— Et la situation intérieure? 

— Mauvaise I... On est visiblement las de la guerre. 
Je ne crois pas cependant que le peuple russe accepterait 
une paix qui ne lui donnerait pas Constantinople... 

Puis, comme nous n'aurons plus l'occasion de nous 
revoir, nous remontons le cours de nos souvenirs com- 
muns. Que de choses et quelles choses nous aurons vues 
ensemble ! Que d'impressions nous avons échangées en 
paroles ou, parfois même, d'un simple regard !... 

S'étant déjà levé pour partir, Motono me dit : 

— Avant de nous séparer, mon cher ami, je veux vous 
faire une dernière confidence, qui achèvera de vous 
édifier sur certaines intrigues dont nous avons souvent 
parlé au début de la guerre... Il s'agit du comte Witte. 
C'était dans les mauvais jours de décembre 1914, quand 
l'opinion russe était si déprimée par les échecs de Pologne. 
Vous vous rappelez que, à cette époque, la Russie, la 
France et l'Angleterre voulaient faire une démarche 
collective à Tokio pour obtenir de nous l'envoi d'une 
armée en Europe. Or, un matin, Witte vient me voir. 
Et, me regardant au fond des yeux, il me dit aussitôt, 



27 OCTOBRE-22 NOVEMBRE I916 73 

avec cette assurance hautaine que vous lui avez connue : 
« Je sais qu'on va demander à votre gouvernement 
d'expédier des troupes en Europe. Qu'il s'en garde bien ! 
Ce serait une folie de sa part... Croyez-moi, la Russie est 
à bout de forces ; le tsarisme va périr. Quant à la France 
et à l'Angleterre, elles ne reprendront jamais le dessus. 
La victoire ne peut plus échapper à l'Allemagne... » 
Voilà ce qu'un ancien ministre du tsar, l'homme qui a 
signé la paix de Portsmouth, a osé me dire à moi, l'ambas- 
sadeur du Japon ! 

— Cela ne m'étonne pas de Witte. Dans l'image qui 
me reste de sa figure altière et concentrée, cet acte de 
félonie ne fait qu'ajouter un trait de vigueur qui l'achève 
parfaitement... Ce qui dominait en lui, c'était la soif du 
pouvoir et l'orgueil intellectuel. Il appartenait à la race 
des grands ambitieux qui n'admettent pas la disgrâce. 
D'où l'arrogance de ses sarcasmes, l'âcreté de ses ran- 
cunes, l'audace toujours croissante de ses intrigues. 
D'après la logique de son caractère et le cours des évé- 
nements, il devait aller jusqu'à la trahison. Mais, avant 
d'y arriver, avant d'oser vous dire cette chose abomi- 
nable : a Que votre gouvernement se garde bien de se- 
courir ma patrie, car elle est à bout de forces », quel n'a 
pas dû être son drame intérieur? Pensez à tout ce qu'im 
pareil acte suppose de ressentiments accumulés, de calr 
culs déçus, d'espoirs avortés, de colères jalouses et con- 
tenues, de haine recuite et nuninée !... Ce soir, je relirai 
le Coriolan de Shakespeare. 






Vendredi, 3 novembre 1916. 

Depuis quelques jours, un bruit singulier circule dans 
les milieux germanophiles de Pétrograd; plusieurs per- 
sonnes sont venues m'en parler et deux d'entre elles. 



74 LA RUSSIE DES TSARS 

fort sérieuses, m'assurent même qu'U a pour origine 
une affirmation catégorique de Protopopow. 

Voici la thèse qu'on développe avec complaisance dans 
ces milieux : « Il est désormais évident que la Russie ne 
pourra pas conquérir Constantinople par la force des 
armes. D'ailleurs, ni l'Angleterre ni la France, quelles 
que soient leurs promesses, ne laisseraient l'empire des 
tsars annexer les Détroits. Seule, l'Allemagne est en mesure 
de procurer Constantinople à la Russie, puisqu'il lui suffit 
d'abandonner les Turcs à leur destin ; elle est prête à le 
faire, si la Russie, consciente de ses véritables intérêts, 
accepte de signer la paix immédiatement... Quel 
beau jour que celui où le slavisme et le germanisme se 
réconcilieraient sous la coupole de Sainte-Sophie 1 » 



4t * 



Dimanche, 5 novembre 1916. 

Ce soir, au théâtre Marie, j'assiste à une suite de ballets 
ravissants : les Nuits égyptiennes, Islamey, Eros. Tout le 
public est comme fasciné par ces féeries charmantes, par 
ces aventures de rêve et de volupté, par ces décors de 
mystère et d'enchantement. 

A l'im des entr'actes, je vais fumer une cigarette dans 
l'arrière-loge du ministre de la Cour. J'y trouve le général 
W..., que ses fonctions mettent en contact quotidien 
avec la garnison de Pétrograd. Ayant eu récenmient 
l'occasion de lui rendre un service et sachant qu'il 
est animé des sentiments les plus patriotiques, je lui de- 
mande : 

— Est-il exact que les troupes de Pétrograd soient 
gravement contaminées par la propagande révolution- 
naire et que l'on songe même à en expédier la majeure 
partie sur le front pour la remplacer par des régiments 
sûrs? 



27 OCTOBRE-22 NOVEMBRE I916 75 

Après quelques instants d'hésitation, il me répond 
d'une voix franche : 

— C'est vrai; la garnison de Pétrograd n'a pas un 
bon esprit. On l'a vu, il y a huit jours, quand s'est pro- 
duite la mutinerie du quartier de Vyborg. Mais je ne 
crois pas qu'on ait, comme vous dites, l'intention d'en- 
voyer sur le front les mauvais régiments pour les rem- 
placer par des unités solides..* A mon sens, voilà long- 
temps qu'on aurait dû expurger les troupes qui gardent 
la capitale. D'abord, elles sont beaucoup trop nom- 
breuses. Savez-vous bien, monsieur l'ambassadeur, qu'à 
Pétrograd et dans la banlieue, c'est-à-dire à Tsarskoïé- 
Sélo, Pavlosk, Gatchina, Krasnoïé-Sélo et Péterhof, il 
n'y a pas moins de 170 000 hommes? Ils ne manoeuvrent 
presque pas ; ils sont mal commandés ; ils s'ennuient et 
se débauchent ; ils ne servent à rien qu'à fournir des cadres 
et des recrues à l'anarchie. On ne devrait conserver 
à Pétrc^rad qu'une quarantaine de mille hommes choisis 
parmi les meilleurs éléments de la garde et 20 000 Co- 
saques. Avec cette âite, on serait en mesure de parer à 
tous les événements. Sinon... 

Il s'arrête, les lèvres balbutiantes, le visage très ému. 
Je le presse amicalement de poursuivre. Il reprend avec 
gravité : 

— Si Dieu ne nous épargne pas la révolution, ce n'est 
pas le peuple qui la déchsdnera, c'est l'armée... 






Lundi, 6 novembre 1916. 

Mon collègue d'Angleterre a été reçu aujourd'hui, 
à Tsarskoïé-Sélo, par l'empereur. 

Sa Majesté s'est montrée aussi résolue que jamais à 
poursuivre la guerre jusqu'à la victoire complète de notre 
coalition. Sir Georges Buchanan a fait alors allusion aux 



76 LA RUSSIE DES TSARS 

manœuvres que poursuivent ouvertement, de tant de 
côtés et par tant de moyens^ les partisans d'vme paix 
séparée. L'empereur a répondu : 

— Les meneurs de cette campagne sont des traîtres. 
Mon collègue a demandé enfin : 

— Votre Majesté n'a-t-elle pas entendu dire que, si la 
Russie consentait à se détacher de ses alliés, l'Allemagne 
lui abandonnerait Constantinople? 

L'empereur a fait ua geste vague : 

— On m'a parlé de cela, en effet... Mais qui m'en a 
parlé? Je ne me souviens plus. Ne serait-ce pas M. Pro- 
topopow?... En tout cas, je n'y ai attaché aucime impor- 
tance... 

Je télégraphie ces renseignements à Briand et j'ajoute : 
Ainsi, une fois de plus, V empereur s'est affirmé résolu à 
poursuivre la guerre jusqu'à la victoire intégrale. Mais 
alors, pourquoi ne réprime-t-il pas les manœuvres que 
mon collègue d'Angleterre lui a dénoncées et qu'il a si jus- 
tement flétries? Pourquoi accorde-t-il sa confiance et délègue- 
t-il son autorité à des ministres aussi suspects, aussi com- 
promis que M. Sturmer, M. Protopopow et plusieurs autres? 
Enfin, pourquoi tolère-t-il, dans son propre palais, le 
foyer d'intrigues qui s'est formé autour de l'impératrice? 
Un seul geste de lui suffirait cependant pour que tout ren- 
trât dans l'ordre immédiatement. Mais par faiblesse, par 
fatalisme, il préfère s'enfermer durant des mois, à Mohilew, 
avec ses généraux, en laissant le champ libre à l'impéra- 
trice et aux ministres qui s'inspirent d'elle. 



« 
♦ ♦ 



Mardi, 7 novembre 1916. 

Sur la proposition du cabinet de Londres, les gouver- 
nements alliés décident qu'une conférence diplomatique 
et militaire se réunira prochainement à Pétrograd, pour 



27 OCTOBRE-22 NOVEMBRE I916 77 

faire smte aux délibérations qui viennent de se terminer 
à Paris. 

Sturmer exulte; il se voit déjà superbe et fastueux 
dans son rôle de président, acquérant une renommée, 
historique, éclipsant la gloire des Talleyrand, des Met- 
temich, des Bismarck, des Gortchakow. 






Mercredi, 8 novembre 1916. 

Les empereurs d'Allemagne et d'Autriche viennent de 
proclamer l'autonomie de la Pologne russe, sous le régime 
d'une monarchie héréditaire. Un rescrit de l'empereur 
François-Joseph accorde, en outre, l'autonomie à la 
Galicie. 

Les journaux de Pétrograd, qui annoncent l'événement, 
protestent contre cette « violation cynique du droit des 
gens ». 

Pour achever la soirée, je passe au Yacht-Club. Dans 
un groupe animé, le prince Wiazerasky, le prince Victor 
Kotchoubey, le général Swetchine, le prince Engalyt- 
chew, Nicolas Balaschow, le prince Ouroussow, etc., 
pérorent avec indignation. 

— C'est abominable!... Quelle honte dans notre his- 
toire I... Et quel affront pour l'empereur ! La couronne 
de Pologne lui est arrachée de la tête !... 

Puis, on se répand en injures et en imprécations contre 
« la félonie polonaise )>^ car on ne doute pas que, si la 
Pologne est deveiHie un pays d'allégeance germanique, 
c'est par une conspiration de tous les Polonais. Aussi, 
déclare-t-on que la Russie ne leur doit plus rien, qu'ils 
ont dédiiré, de leurs propres mains, le manifeste du 
14 août 1914, et on les menace de représailles terribles. 
' / Le prince Wiazemsky, me prenant à part, me dit : 

-r- Croyez-moi, mcmsieur l'ambassadeur, tout cela ne 



78 LA KUSSIE DES TSARS 

sarait pas arrivé si, en France et en Angleterre, on ne 
s'était pas autant échauffé pour Tindépendance de la 
Pologne. 

Je réponds un peu sèchement : 

— A ma connaissance, le gouvernement français n'a 
jamais patronné auprès du gouvernement russe autre 
chose que l'autonomie de la Pologne intégrale. Et c'est, 
à l'heure actuelle encore, la volonté de Sa Majesté l'em- 
pereur. 






Jeudi, 9 novembre 19x6. 

Cent cinquante soldats des régiments qui ont tiré 
le 31 octobre sur la police, ont été fusillés ce matin. La 
nouvelle de cette exécution s'est répandue vers dix 
heures dans les usines. Conmie signe de protestation, 
les ouvriers se sont aussitôt mis en grève. 

Le général Soukhomlinow, ancien ministre de la Guerre, 
qui a été incarcéré à la forteresse de Pétrograd au mois 
d'avril dernier, sous l'inculpation de trahison et de pré- 
varication, vient d'être mis en liberté provisoire pour 
cause de maladie. 

Sa dépression physique et morale semble justifier cette 
mesure d'indulgence. Le public n'y voit qu'un motif 
de plus à déblatérer contre Sturmer. 

Le comte Sigismond Wiélopolski et le comte Sobanski 
viennent me voir. Ils sont fort émus de l'accusation 
de félonie que le parti de l'extrême droite propage contre 
les Polonais. Wiélopolski me dit : 

— Je vous en suppUe ! obtenez de votre gouvernement 
un geste quelconque qui prouve aux Polonais que la 
France ne les abandonnera pas à l'heure de la paix I 

Je réponds que les provinces russes de la Pologne seront 
certainement reconquises, puisque l'emp^eur a juré de 



27 OCTOBRE-22 NOVEMBRE I916 79 

ne pas signer la paix tant qu'il restera un soldat eimemi 
sur le territoire de l'empire : 

— La question polonaise se posera alors dans des termes 
réellement pratiques. La Pologne sait bien, d'ailleurs, 
que la France ne l'abandonnera jamais. 

Quant au « geste quelconque », il ne serait guère op- 
portun, si j'en juge par l'observation que m'a faite hier 
le prince Wiazemsky. 

L'offensive franco-anglaise de la Somme n'a pas eu 
les grands résultats de l'offensive russe en Galicie ; elle 
n'en a pas moins été fructueuse. Du 3^ juillet au i^ no- 
vembre, les troupes alliées ont capturé 71 500 soldats, 
1 500 ojficiers, 300 canons et im millier de mitrailleuses 






Vendredi, 10 novembre 1916. 

En proclamant l'aiitonomie de la Pologne sous une 
dynastie nouvelle, les empereurs germaniques ont blessé 
une fibre, encore très sensible, du nationalisme russe. 
C'est à Moscou et à Kiew que la meurtrissure a été le 
plus douloureuse. 

Le gouvernement s'est donc résolu à protester contre 
le manifeste du 5 novembre. 

Sturmer me lit la protestation qu'il a préparée. Je la 
trouve incolore et insipide. 

— Ce n'est pas assez de protester contre un pareil 
acte ; il faut encore le déclarer sans valeur et de nul effet. 

— Oui, cela vaudrait peut-être mieux. 

— C'est nécessaire. 

Fidèle à sa tactique, qui est de se dérober toujours aux 
pressions gênantes; il me promet de corser un peu ses 
conclusions. 

Là-dessus, arrive Buchanan. 



8o LA RUSSIE DES TSARS 

Il nous lit un télégramme du Fareign Office, l'infor- 
mant que le gouvernement britannique est disposé à 
publier l'accord relatif à Constantinople, aussitôt que 
le gouvernement russe jugera cette publication désirable 
et opportune ; il ajoute qu'il est invité à se concerter avec 
moi sur la question, dès que j'aurai reçu les instructions 
nécessaires. 

N'ayant pas encore reçu ces instructions, je n'inter- 
viens qu'à titre personnel dans la conversation qui s'en- 
gage entre nous trois. J'en suis d'autant plus libre pour 
interroger Sturmer et formuler mon opinion : 

J'expose d'abord franchement les appréhensions que 
m'inspirent le fléchissement de l'esprit national en Russie 
et les manœuvres du parti germanophile. Je cite quelques 
faits. Sturmer ne les nie pas ; il se borne à en atténuer 
l'importance symptomatique. Buchan^n m'appuie. Je 
conclus que, si le gouvernement ne réagit pas bientôt 
contre cette dépression générale, contre cette épidémie 
d'indifférence, de pessimisme et de relâchement, les 
choses iront de mal en pis : 

— Et vous re verrez les mauvais jours de 1905. Vous 
irez tout droit à la révolution I 

Sturmer bredouille quelques dénégations vagues. La 
tournure que prend l'entretien lui cause \m visible 
malaise. Il promène alternativement, de Buchanan à moi, 
ce regard oblique et tremblotant qui fait apparaître 
par instants, sur sa figure pateline, une expression cari- 
caturale de bassesse, de poltronnerie et d'astuce. Il dé- 
clare enfin : 

— Ce qu'il y aurait de plus réconfortant pour notre 
peuple, ce serait d'avoir la certitude qu'il obtiendrait 
Constantinople après la guerre... Sa Majesté l'empereur 
me le disait l'autre jour encore. 

Buchanan fait observer que le télégramme dont il 
vient de nous donner lecture s'accorde exactement à la 
pensée de l'empereur. Il espère que le gouvernement 



27 OCTOBRE-22 NOVEMBRE I916 81 

français consentira aussi à publier l'accord sur Constan- 
tinopie. 

— Je le suppose, dis-je, et je le souhaite. Pour plus 
de sûreté, je vais télégraphier dans ce sens... Mais je 
dois prévoir quelques objections. L'opinion française ne 
sera-t-elle pas surprise et même déconcertée par la publi- 
cation de notre accord? Ne demandera-t-elle pas des 
éclaircissements supplémentaires? Ne voudra-t-elle pas 
savoir quelle sefa la part de la France dans ce butin 
oriental, dont la Russie prélève le plus riche morceau? 
Je réserve, à cet égard, l'appréciation de 'M. Briand... 
Mais, puisque nous parlons à titre privé, laissez-moi 
aller jusqu'au bout de ma pensée. Ne croyez-vous pas 
que vous agiriez bien plus dans l'esprit de l'alliance, si 
vous visiez, non seulement la Turquie, mais aussi l'Alle- 
magne, en proclamant les résultats essentiels que la 
Russie est décidée à obtenir de la guerre?... Selon moi, 
votre proclamation serait incomplète et risquerait même 
d'être incomprise par vos alliés, si vous parUez de 
Constantinople sans parler de la Pologne. Je ne conçois 
pas que vous puissiez affirmer avec autorité vos préten- 
tions sur Constantinople sans déclarer en même temps 
que la Pologne sera établie dans son intégrité, sous le 
sceptre des Romanow, conformément au manifeste du 
14 août I9I4, 

Stumier, inquiet et prudent, laisse tomber les coins 
de sa bouche en signe de désapprobation. 

Après un balbutiement évasif, il laisse entendre que la 
publication de l'accord sur Constantinople devrait, au 
moins, précéder la proclamation de l'autonomie polo- 
naise : une flamme de généreux patriotisme illumine 
ses yeux et il prononce avec gravité : 

— Je suis plus impatient de satisfaire le peuple russe 
que le peuple polonais. 

J'objecte que l'inféodation brutale de la Pologne aux 
empires germaniques exige une riposte immédiate : 
T. m. 6 



■3 



82 LA RUSSIE DES TSARS 

— C'est fort bien d'annoncer au monde que l'empereur 
Nicolas est résolu à prendre la couronne de Byzance ; 
mais, simultanément, il faut lui remettre la couronne de 
Pologne sur la tête. 

— Je vais y réfléchir. 

Ce soir, j'apprends que Sturmer a pris, à deux heures 
et demie, le train pour Tsarskoïé-Sélo et qu'il a eu une 
longue audience de l'impératrice, quoique ce ne fût 
pas son jour de « rapport ». 

La situation des armées engagées sur le front 
oriental, de la Baltique à la mer Noire, est la sui- 
vante : 

j9 Sur le front de Russie : 140 divisions russes tien- 
nent tête à 63 divisions allemandes, 41 austro-hongroises 
et 2 turques, soit au total 106 divisions ; 

2^ Sur le front de Roimianie ; 24 divisions roumaines 
et 9 divisions russes, soit au total 33 divisions, tiennent 
tête à 20 divisions austro-allemandes, 8 divisions bul- 
gares et 2 divisions turques, soit au total 30 divisi<ms. 






Samedi, 11 novembre 1916. 

Ce matin, Sturmer me reçoit, avec un rayonnement 
de confiance et de cordialité. Retenant ma main dans 
les siennes, il me dit : 

— Hier, vous m'avez laissé très perplexe. J'ai 
beaucoup réfléchi à vos paroles; j'y ai réfléchi toute 
la nuit. 

— Désolé d'avoir troublé votre sonuneil ! 

— Dieu est si bon qit'il ne me fait jamais sentir la 
fatigue de ma lourde charge. 

— Et quel a été le résultat de votre méditation noc- 
turne? 



27 OCTOBRE-22 NOVEMBRE I916 83 

— EUe m'a entièrement converti à votre idée. Je 
crois maintenant, comme vous, qu'il faut lier la question 
polonaise à la question de Constantinople. Il ne me 
reste plus qu'à obtenir l'assentiment de Sa Majesté l'em- 
pereur. 

Je l'interroge sur la Douma, qui doit reprendre ses 
travaux dans trois jours : 

— Beaucoup de députés, dis-je, sont déjà revenus. 
Que savez-vous de leurs dispositions? 

— Les députés du groupe progressiste reviennent 
dans les plus mauvaises dispositions. Ils veulent exploiter 
contre le gouvernement les embarras passagers et très 
exagérés que nous cause l'approvisionnement des villes. 
Mais nous ne nous laisserons pas intimider et nous sau- 
rons maintenir la Douma dans la limite des attributions 
que Sa Majesté l'empereur a daigné lui accorder. 

Nous parlons encore de quelques affaires courantes, 
puis je le quitte. 

Conmie il m'ouvre la porte, nous apercevons, dans le 
salon qui précède son cabinet, le ministre de F Intérieur, 
Protopopow. 

Il s'est composé un uniforme de général civil ; tenue 
de campagne, baudrier de cuir fauve, grandes bottes 
éperonnées, une conunanderie au col. 

Nous échangeons quelques banalités aimables. Proto- 
popow est de beaucoup supérieur à Sturmer pom: l'in- 
teUigence et le savoir-faire ; sa conversation ne manque 
pas d'agrément ; il n'en est que plus dangereux. Son cos- 
tume ridicule et l'éclat fixe de ses j^eux suffiraient d'ail- 
leurs à révéler sa mégalomanie, prodrome avancé de la 
paralysie géaérale qui le guette. 

En me séparant de ces deux hommes, je me rappelle 
ce que Royer-CoUard disait des derniers ministres de 
Charles X, les Polignac et les Peyronnet : « Dès leur avè- 
nement au pouvoir, ils avaient les Ordonnances écrites 
sur le visage. » 



84 LA RUSSIE DES TSARS 

Dans raprès-midi, je rencontre Milioukow. Il me 
confirme que les députés du « bloc progressiste » (i) 
reviennent exaspérés contre le gouvernement : ils 
l'accusent d'entretenir la crise économique, afin de 
rendre impossible la continuation de la guerre. Le parti 
« cadet » a délibéré secrètement sur la possibilité d'or- 
ganiser une manifestation violente contre Sturmer et 
Protopopow. Il est probable que tout se passera en dis- 
cours. 

Je demande à Milioukow : 

— Alors, d'après vous, la rentrée de la Douma ne 
noua présage rien de grave? 

— Non, rien de grave. Il faudra cependant que 
certaines choses soient dites à la tribune. Sinon, nous 
perdrions toute autorité sur nos électeurs et ils iraient 
aux partis extrêmes. 



* 

4c * 



Lundi, 13 novembre 1916. 

Le journaliste D..., qui entretient des relations occultes 
avec ïOkhrana et qui m'honore de ses confidences, 
quand il est « en mal d'argent », m'assure aujourd'hui 
que Protopopow s'occupe activement de réorganiser 
les « Bandes noires », les fameuses Tchemia Sotny de 
1905-1906; son principal coopérateur dans cette tâche 
est Nicolas-Féodorowitch B... 

L'instrument est digne de l'œuvre. Ancien officier de 
cavalerie, devenu l'Antinous du vieux prince Mestchersky 
dont il a hérité naguère, B... a rempli, ces dernières 
années, plusieurs missions de haute police en Russie et 
à l'étranger. 

Je me souviens d'avoir dîné avec lui et Nicolas Makla- 

(i) Le « bloc progressiste » comprend Tensemble des partis de 
gauche, sauf les socialistes, soit 250 députés sur 402. Les socialistes 
sont au nombre de 15. 



27 OCTOBRE-22 NOVEMBRE I916 85 

kow, alors ministre de l'Intérieur, chez Mestchersky, 
le 9 mai 1914 ; nous étions en quatuor ; j'étais fort curieux 
de connaître le redoutable polémiste du Gradjdanine, 
le célèbre champion du tsarisme autocratique et du droit 
divin ; notre conversation, autour de la table chargée de 
bouteilles, se poursuivit jusqu'au delà de minuit. En dépit 
de ses soixante-treize ans et du mal incurable qui déjà 
minait ses forces, Wladimir-Pétrowitch m'amusa beau- 
coup par sa verve hautaine et cinglante, par ses éclats 
de colère et d'orgueil, par son prophétisme farouche, 
par la superbe violence de ses anathèmes et de ses malé- 
dictions, par une éloquence timiultueuse, explosive, ful- 
gurante, qui me faisait penser à l'éruption d'un volcan. 
Chaque oracle, chaque aphorisme, qui tombait de ses 
lèvres, arrachait à Maklakow un cri d'admiration. B... 
tenait les yeux levés au ciel, dans une sorte d'extase ; 
mais de temps à autre, je le voyais glisser furtivement 
vers moi un regard perçant, scrutateur et rusé, un 
regard d'aigrefin et de policier. 

Nicolas-Féodorowitch mérite donc toute la confiance 
de Protopopow pour restaurer le puissant organisme de 
réaction que le général Bogdanowitch et le docteur Dou- 
browine créèrent en 1905, cette « Union du peuple russe » 
qui s'acquif une si effroyable réputation par les exploits 
de ses « Bandes noires ». L'idée de mobUiser les masses 
rurales au nom de l'autocratisme orthodoxe et de les 
lancer contre les libéraux et les intellectuels, contre les 
aUogènes et les Juifs, est quotidiennement examinée 
dans l'entourage du ministre de l'Intérieur. En dehors 
de B..., qui est moins un homme d'action qu'un entre- 
metteur et un conseiller, la direction effective du mouve- 
ment serait confiée à trois anciens chefs des Tchernia 
Sotny, Markow, Boulawtsel et Zamysslowky. On estime 
qu'il suffirait de quelques pogroms bien concertés pour 
ranimer « les antiques vertus populaires ». A la faveur 
de ce réveil national, on dissoudrait la Douma ou plutôt 



86 LA RUSSIE DES TSARS 

on supprimerait définitivement cette institution funeste, 
source de tous les maux. 

Ainsi, la doctrine et le programme du parti n'ont pas 
changé depuis le jour de juin 1907, où le docteur Dou- 
browine adressa ce télégramme à l'empereur pour le 
féliciter d'avoir dissous la deuxième Douma : Des larmes 
de joie nous empêchent d'exprimer les pensées qui nous ont 
assaillis à la lecture de ton manifeste, ô notre souverain 
hien-aimé, à l'audition de ta parole impérative qui a sup- 
primé Vexisience criminelle de la Douma. Nous prions 
instamment le Tout-Puissant de te donner la force et la 
fermeté nécessaires pour accomplir ton oeuvre sainte. La 
Russie n'a rien à craindre de ses ennemis extérieurs et 
intérieurs tant que le peuple russe sera défendu par son 
tsar autocrate, envoyé de Dieu, 






Mardi, 14 norembce Z9Z& 

Nératow me communique ofi&cieusement, ce matin, 
la déclaration que le gouvernement doit lire devant le 
conseil de l'empire et la Douma, qui rouvrent leur sessicm 
dans l'après-midi. 

La déclaration est rédigée en termes convezialdes. Le 
gouvernement y afi&rme que Constantinople est, ponrla 
Russie, un objectif d'ime importance telle, que le peuple 
russe doit tendre tous ses efforts à y atteindre. Quant à la 
Pidogne^ il affirme également que l'empereur persiste 
dans sa volonté de réunir les territoires polonais en im 
royaume autonome. 

Mais au dernier instant, les ministres, informés des 
sentiments hostiles que la Douma se propose de leur ténuH- 
gner, décident de supprimer la déclaration et de quitter 
la saUe des séances aussitôt après l'allocution inaugurale 
du président Rodzianko. En même temps, Stmmer fait 



27 OCTOBRE-22 NOVEMBRE I916 87 

prier les ambassadeurs de qmtter la tribune diploma- 
tique au moment où les ministres se retireront. 

Arrivé au palais de Tauride à deux heures, je délibère 
avec mes collègues d'Angleterre, d'Italie et d'Amérique 
sur l'étrange demande que Sturmer vient de nous faire 
e3q)rimer. Bucbanan, qui est notre doyen, lait valoir 
que si nous restons dans notre tribune après le départ 
des ministres et s'il se produit quelque incident de séance, 
quelque manifestation injurieuse pour le gouvernement, 
notre position risque d'être gênante. Nous nous rallions 
à scm avis. 

Après une courte et patriotique harangue de Rodzianko, 
tou» les ministres se lèvent, dans la stupeur générale. 
Puis lentement, Sturmer en tête, ils scwrtent de la salle, 
laissant derrière eux un grand murmure, que dominent 
ks huées des socialistes. 

Nous quittons aussi la tribime diplomatique, non sans 
avoir expliqué autoiu* de nous que nous déférons à une 
demande du président du Ccmseil. On noius acclame à 
noise sortie. 

Du palais de Tauride, nous nous rendons au palais 
Marie, où le C<»iseil de l'empire tient séance à quatre 
heures. Nous nous bornons à entendre l'allocution du 
président, sans vouloir rester davantage, afin de ne pas 
blesser la Douma. 

Mais, hcHS de la salle, quelques membres du Conseil 
nous invitent à prendre le thé dans les salons. Michd- 
Stakbowitch, le général Polivanow, Sigismond Wiélo- 
polski, Wladimir Gourko, Krivoschéine, qui sont parmi 
les plus sages et les plus libéraux de la haute assemblée, 
se montrent désolés de l'attitude que le gouvernement 
vient de prendre envers la Douma. Le général Poliva- 
now me dit : 

— Sans le concours actif et cordial de la Douma, la 
guerre ne peut pas être menée à bonne fin. C'est donc ime 
insanité de prétendre gouv^ner sans la Douma. Quant à 



88 LA RUSSIE DES TSARS 

gouverne;: contre elle, je ne peux croire qu'on y songe ; 
car ce serait la folie suprême. 

Danis le camp réactionnaire, on exulte. Je recueille 
des mots comme celui-ci : « En quoi la mauvaise humeur 
et l'opposition de la Douma peuvent-elles gêner le gou- 
vernement?... La Douma ne peut que rager. Qu'elle 
rage donc, tant qu'elle voudra! » 

Après la sortie des ministres, la séance a continué au 
palais de Tauride. Le président du « bloc progressiste », 
Schildlowsky, et le président des « cadets », Milioukow, ont 
prononcé contre le gouvernement des réquisitoires sévères. 

Milioukow a formellement accusé Sturmer de trahison 
et de prévarication. Pour appuyer son grief de trahison, 
il a allégué le rôle provocateur de la police dans les grèves 
des usines de guerre, les correspondances secrètes avec 
l'Allemagne, la conversation de Protopopow avec l'agent 
allemand Warburg à Stockholm, etc. Quant à la prévari- 
cation, il a invoqué l'affaire Manouïlow. Il a conclu : « Si 
l'on me demande pourquoi j'engage une pareille discus- 
sion pendant la guerre, c'est que le ministère de M. Stur- 
mer est précisément un danger pendant la guerre et pour la 
continuation de la guerre. Nous devons donc lutter jusqu'à 
ce que nous ayons des ministres dignes de notre confiance. » 

La pression des Austro-Allemands s'accentue en Rou- 
manie. Dans les vallées du Jiul et de l'Oltu, les Roumains 
reculent. Par contre, en Macédoine, dans la boucle de 
la Cerna et dans la plaine de Monastir, les troupes franco- 
serbes avancent. 



« * 



Mercredi, 15 novembre 1916. 

On me communique une lettre que le prince Lvow, 
président de l'Union des Zemstvo, vient d'adresser à 
Rodzianko pour dénoncer à la Douma les périls de la 



27 OCTOBRE-22 NOVEMBRE I916 89 

politique où s'est engagé le gouvernement impérial. On 
y lit ces phrases : 

Notre sittMtian intérieure devient chaque jour plus 
difficile. Les actes du gouvernement, incohérents et discor- 
dants, ont encore accru la désorganisation générale de 
l'État,,, Le peuple s'exaspère et s'indigne. Les changements 
continuels de ministres ont paralysé le pouvoir,,. Mais ce 
n'est pas tout. Une suspicion horrible, des rumeurs de 
trahison, des racontars infâmes ont répandu la croyance 
que la main de l'ennemi intervient secrètement dans nos 
affaires publiques. Cette croyance est confirmée par les bruits 
persistatUs qui représentent le gouvernement comme déjà 
résolu à conclure une paix séparée... Les délégués de l'Union 
des Zemtsvo repoussent avec indignation l'idée d'une 
paix honteuse; ils estiment que le patriotisme et l'honneur 
obligent la Russie à poursuivre la guerre jusqu'à la vic- 
toire, d'accord avec ses alliés. Ils croient fermement au 
triomphe de notre héroïque armée, ils sont pourtant obligés 
de reconnaître que le péril principal ne vient pas du dehors, 
mais du dedans. Ils sont donc résolus à soutenir la Douma 
dans ses efforts pour établir un gouvernement capable de 
mettre en œuvre toutes les ressources du pays. La grande 
Russie accordera tout son appui au gouvernement du 
peuple. 

Cette lettre, qui circule de main en main, est pas- 
sionnément conunentée dans les couloirs du palais de 
Tauride. 



* * 



Jeudi, 16 novembre 1916. 

La censure a interdit aux journaux de reproduire 
ou conunenter le réquisitoire que Milioukow a prononcé 
avant-hier contre Sturmer. Mais, dans le public, on le 
propage de bouche en bouche, et l'effet est d'autant plus 



go LA RUSSIE DES TSARS 

fort que chacun y ajoute, à son gré, quelques hardiesses 
de style ou- quelques révélations. 

A la Douma, ce discours a produit une conséquence 
singulière. Le « bloc progressiste » s*est disloqué par le 
fait des éléments avancés qui jugent l'intervention de 
Milioukow trop timide encore, trop platonique, et qui 
réclament la lutte ouverte contre le gouvernement. 

D'autre part, on colporte sous le manteau une lettre 
que le chef des « octobristes », Goutchkow, a adressée 
récemment au général Alexéïew pour lui dénoncer « le 
danger mortel », auquel la politique de Sturmer expose 
la Russie. La lettre se termine ainsi : 

Le peuple et Varmée soni unanimes à croire qt^, si 
M, Sturmer n'a pas encore trahi, du moins est-il prêt à 
le faire. N'est-ce pas terrible ie percer que tous les secrets 
de notre diplomatie sont dans les mains de cet homme? 
L'ignoble politique dont il est l'instrument risque de nous 
faire perdre tous les fruits de notre effort militaire. Pardon- 
nez-moi cette lettre. Mais je devais vous l'écrire, car si 
quelqu'un peut remédier au mal, c'est vous seuk 



4t 



Vendredi, 17 novembre 19 16. 

La nuit dernière, le Conseil des ministres a longuement 
délibéré sur ime proposition de Sturmer tendant à la 
dissolution de la Douma, et à l'arrestation de Milioukow, 
Le ministre de l'Intérieur, Protopopow, a été le seul à 
opiner dans ce sens. 

D'après une confidence qui vient indirectement de 
Trépow, la situation de Sturmer et de Protopopow est 
intenable ; car l'empereur ne veut à aucun prix que le 
gouvernement entre en ccmflit avec la Douma. Trépow 
s'attend à recueillir bientôt la succession de Sturmer. 



27 OCTOBRE-22 NOVEMBRE I916 9I 

Toutefois, comme son ardent patriotisme n'enlève rien 
à son loyalisme d]niastique, il ne saurait admettre Tatti- 
ttidc agressive que vient de prendre la Domna ; il tiendra 
donc la main très ferme dans ses rapports avec elle. 

Cet après-midi, la séance de la Douma a été marquée 
par un incident curieux et qui a fait sensation. 

Depuis la séance de réouverture, aucun ministre n'avait 
pénétré au palais de Tauride. Aussi, quelle ne fut pas la 
surprise de l'Assemblée quand, vers deux heures, on a 
vu entrer le général Schouwaïew, ministre de la Guerre, 
et l'amiral Grigorowitch, ministre de la Marine ! Récla- 
mant aussitôt la parole, ils ont déclaré qu'ils voulaient 
travailler en plein accord avec la Douma pour mener la 
guerre jusqu'à la victoire complète ». Cette déclaration 
imprévue a été accueillie par des applaudissements fré- 
nétiques. Les deux ministres se sont rendus ensuite 
à la conmiission des armements. 

Le coup est dur pour Sturmer. C'est l'amiral Grigo- 
rowitch qui en a eu l'idée ; mais il n'a entraîné son collègue 
de la Guerre qu'avec Tappui du général Alexéïew. 






Samedi, 18 novembre 1916. 

Parmi les symptômes qui m'induisent à porter mi dia- 
gnostic assez sombre sur la santé morale du peuple 
russe, \m des plus troublants est la multiplicité croissante 
des suicides au cours de ces dernières années. 

Préoccupé de cette question, j'en parle avec le doc- 
teur Chingarew, député à la Douma et neurologiste, 
qui vient me voir pour une affaire privée. D'après ses 
dires, le nombre des morts volontaires a triplé ou Toéme 
quadruplé à Pétrograd, à Moscou, à Kiew, à Kharfcow, 
à Od«sa, depuis dix ans. Le mal s'est répandu aussi dans 
les campagnes, sans y atteindre pourtant un taux si 



92 LA RUSSIE DES TSARS 

élevé ni une progression si rapide. C'est la jeunesse qui 
paie le plus lourd tribut : les deux tiers des victimes • 
n'ont pas vingt-cinq ans et les statistiques enregistrent 
jusqu'à des enfants de huit ans. La plupart des attentats 
ont pour cause la neurasthénie, la dépression mélanco- 
lique, le spleen, le dégoût de la vie. Les cas motivés par 
l'obsession impulsive ou par la souffrance physique sont 
rares. Comme toujours en Russie, la contagion mentale 
et la suggestion mutuelle jouent im rôle important. Aussi, 
)es épidémies de suicide sont-elles fréquentes parmi les 
étudiants, les soldats, les prisonniers, les prostituées. 

Lorsqu'une société est fortement intégrée, lorsque 
tous ses organes politiques, civils, religieux, sont bien 
adaptés à leurs fonctions, le taux des suicides reste 
infime. Si l'on fait abstraction des accidents pathologiques, 
il faut des circonstances exceptionnelles pour qu'im indi- 
vidu cherche à s'évader de son groupe social, quand 
il s'y sent dans son cadre naturel, en harmonie et commu- 
nion avec ses semblables. La progression énorme des 
suicides révèle donc, au sein de la société russe, un sourd 
travail de désagrégation. 

Dimanche, 19 novembre 1916. 

Au cours de ces derniers mois, l'eixipereur a fréquem- 
ment souffert de malaises nerveux, se traduisant par de 
l'agitation, de l'anxiété, de l'inappétence, de la dépres- 
sion, de l'insonmie. 

L'impératrice n'a eu de cesse qu'il n'ait consulté 
le thérapeute Badmaïew, l'ingénieux disciple des sor- 
ciers mongols. Ce charlatan a vite fait de découvrir dans 
sa pharmacopée le remède approprié au cas de son auguste 
client : c'est un élixir composé « d'herbes thibétaines », 
selon une formule magique, et qui doit être dosé très 
sévèrement. 



27 OCTOBRE-22 NOVEMBRE I916 93 

Chaque fois que le tsar a fait usage de cette drogue, 
ses malaises ont disparu en un clin d'œil. Non seulement 
il a ainsi recouvré le sonuneil et l'appétit ; mais encore 
il a ressenti un bien-être général, une stimulation déli- 
cieuse, une étrange euphorie. 

A en juger par les effets, Télixir doit être un mélange 
de jusquiame et de haschisch, dont l'empereur fera bien 
de ne pas abuser. 






Lundi, 20 novembre 1916. 

L'offensive opiniâtre, que l'armée de Salonique sou- 
tient depuis près d'un mois dans la vallée de la Cerna, 
vient de briser enfin la résistance des Bulgares. 

Hier, les Setbes se sont emparés de Monastir ; c'était 
l'anniversaire de leur entrée dans la ville en 1912. 

L'empereur François-Joseph est à l'agonie. 

Sturmer est parti ce soir pour Mohilew, appelé par le 
tsar. 






Mardi, 21 novembre 1916. 

La pratique des sciences occultes a toujours été en 
faveur parmi les Russes ; depuis Swedenborg et la baronne 
de Krudener, tous les spirites et tous les illuminés, tous 
les magnétiseurs et tous les devins, tous les pontifes de 
l'ésotérisme et de la thaumaturgie ont trouvé, sur les 
bords de la Néwa, un accueil sympathique. 

En l'année 1900, le rénovateur de l'hermétisme fran- 
çais, le mage Papus, qui s'appelait de son vrai nom le 
docteur Encausse, était venu à Saint-Pétersbourg, où 
il s'était bientôt créé une clientèle fervente. On l'y avait 
revu à plusieurs reprises, les années suivantes, pendant 



94 LA BUSSIE DES TSABS 

le séjour de son grand ami, le thérapeute Philippe de 
Lyon ; l'empereur et Timpératrice Thonoraient de toute 
leur confiance ; sa dernière visite datait de février 1906. 

Or, les journaux qui nous sont récemment arrivés de 
France à travers les pays Scandinaves, Bimoncent que 
Papus est mort le 26 octobre. 

J'avoue que la nouvelle n'avait pas fixé un instant 
mon attention ; mais elle a consterné, me dit-on, les per- 
sonnes qui ont jadis connu le « McUtre spirituel », comme 
ses disciples enthousiastes le nommaient entre eux. 

Mme R..., qui est à la fois ime adepte du spiritisme et 
une dévote de Raspoutine, m'explique cette consterna- 
tion par tme prophétie étrange, qui vaut d'être notée : 
la mort de Papus ne présagerait rien moins que la ruine 
prochaine du tsarisme. Et Voici comment : 

Au début d'octobre 1905, Papus fut mandé à Saint- 
Pétersbourg par quelques-uns de ses fidèles, haut placés, 
qui avaient grand besoin de ses lumières dans la crise 
redoutable que la Russie traversait alors. Les désastres 
de Mandchourie avaient provoqué, sur tous les points 
de l'empire, des troubles révolutionnaires, des grèves 
sanglantes, des scènes de pillage, de massacre et d'incen- 
die. L'empereur vivait dans une anxiété crueUe, ne pou- 
vant se résoudre à choisir entre les avis contradictoires 
et passionnés, dont sa famille, ses ministres, ses dignitaires, 
ses géiéraux, toute sa cour le harcelaient quotidienne- 
ment. Les uns lui démontraient qu'il n'avait pas le drcrit 
de renoncer à l'autocratisme ancestral et l'exhortaient à 
ne pas faiblir devant les rigueurs nécessaires d'une impla- 
cable réaction ; les autres l'adjuraient de faire la part aux 
exigences des temps modernes et d'inaugurer lo}ralement 
le régime constitutionnel. 

Le jour même où Papus débarquait à Saint-Péters- 
bouig, une émeute répandait la terreur à Moscou, tandis 
qu'un S5nidicat mystérieux proclamait la grève générale 
des chemins de fer. 



27 OCTOBRE-22 NOVEMBRE I916 95 

Le mage fut immédiatement appelé à Tsarskoïé- 
Sélo. Après mie conversation rapide avec remperenr 
et l'impératrice, il organisa pour le lendemain un grand 
rituel d'incantation et de nécromancie. En dehors des 
souverains, ime seule personne assistait à cette liturgie 
secrète, un jeune aide de camp de Sa Majesté, le capitaine 
Mandryka, qui est aujourd'hui général-major et gouver- 
neur de Tiflis. Par une condensation intense de sa volonté, 
par une exaltation prodigieuse de son djniamisme flui- 
dique,lea Maître spirituel «réussit à évoquer le fantôme 
du très pieux tsar Alexandre III ; des signes indubitables 
attestèrent la présence du spectre invisible. 

Malgré l'angoisse qui lui étreignait le cœur, Nicolas II 
demanda posément à son père s'il devait ou non réagir 
contre le courant de libéralisme qui menaçait d'entraîner 
la Russie. Le fantôme répondit : 

Tu doiSy coûte que coûte, écraser la révolution qui com- 
mence; mais elle renaîtra un jour et sera d'autant plus vio- 
lente que la répression d'aujourd'hui aura dû être plus rigou- 
reuse. N'importe! Courage, mon fils! Ne cesse pas de lidter! 

Tandis que les souverains méditaient avec stupeur cette 
prédiction accablante, Papus affirma que son pouvoir ma- 
gique lui permettait de conjurer la catastrophe prédite, 
mais que l'efficience de sa conjuration cesserait aussi- 
tôt que lui-même ne serait plus « sur le plan physique ». 
Puis, solennellement, il exécuta les rites conjuratoires. 

Or, depuis le 26 octobre dernier, le mage Papus n'est 
plus « sur le plan physique j> ; l'efficience de sa conjura- 
tion est abolie. Donc, la révolution approche. 

Après avoir quitté Mme R..., je rentre à l'ambassade 
et j'ouvre mon Odyssée au XI® chant, à l'épisode fameux 
de la Nékuia. Sous l'influence du récit que je viens d'en- 
tendre, cette magnifique scène d'humanité primitive, 
cette fantasmagorie ténébreuse et barbare m'apparaît 
aussi naturelle, aussi vraie, que si elle s'était passée hier. 



96 LA RUSSIE DES TSARS 

Je vois Ulysse dans le pays brumeux des Cimmériens, 
ofibrant le sacrifice aux morts, creusant la terre avec son 
épée, versant des libations de vin et de lait, puis égor- 
geant au bord de la fosse un bélier noir. Et la foule des 
ombres, surgissant de l'Erèbe, se précipite pour boire 
le sang qui ruisselle. Mais le roi d'Ithaque les repousse 
violemment ; car la seule âme qu'il ait souci de voir pa- 
raître est celle de sa mère, la vénérable Anticlée, afin 
qu'elle lui découvre l'avenir par l'entremise du devin 
Tirésias... Et je songe que, d'Ulysse à Nicolas II, du devin 
Tirésias au mage Papùs, il ne s'est écoulé que trente 
siècles. 






Mercredi, 22 novembre 1916. 

François-Joseph I®^, empereur d'Autriche, roi aposto- 
lique de Hongrie, roi de Bohême, de Dalmatie, de Croatie, 
d'Esclavonie, d'IUyrie et de Galicie, roi de Jérusa- 
lem, etc., est mort hier, dans sa quatre-vingt-septième 
année. 

On en parle à peine, comme d'un fait insignifiant. La 
réalité actuelle dépasse tellement toutes les conséquences 
qu'on prévoyait jadis, lorsqu'on vaticinait sur la dispari- 
tion du viel empereur I... 

Je n'ai pas le temps d'écrire son oraison funèbre ; mais 
pour apprécier son règne, je n'ai qu'à me rappeler le mot 
terrible de son prédécesseur Ferdinand I^, qui fut con- 
traint d'abdiquer en 1848 et qui vécut retiré à Prague 
jusqu'en 1875. Peu après Sadowa, se remémorant les 
défaites de 1859 et la perte de la Lombardie, puis voyant 
l'Autriche définitivement exclue de l'Allemagne et obligée 
de céder la Vénétie, le vieux souverain détrôné s'écria : 
i< Pourquoi m'a-t-on chassé en 1848? J'aurais été tout 
aussi capable que mon neveu de perdre des batailles et 
des provinces ! » 



CHAPITRE IV 

23 NOVEMBRE-24 DÉCEMBRE I916 

Renvoi de Sturmer ; irritation de l'impératrice. — Trépow est appelé 
à la présidence du Conseil ; garanties qu'il représente pour l'Al- 
liance. — Le général Alexéîew, malade, est remplacé par le géné- 
ral Gourko. — Conflit entre la Douma et le ministre de l'Inté- 
rieur ; attaques véhémentes contre « les puissances occultes qui 
perdent la Russie ». — L'opinion publique se désintéresse de Cons- 
tantinople et du rêve oriental. — Massacre de marins français à 
Athènes. Examen des mesures qui s'imposent à l'égard de la 
Grèce. — La camarilla de l'impératrice. Quels en sont les véri- 
tables chefs? — L'Allemagne propose aux États-Unis d'ouvrir 
une négociation de paix : arrière-pensée qui a inspiré cette initia- 
tive. — Le contrôleur général de l'empire, Pokrowsky, est nommé 
ministre des Aflaires étrangères. Son premier contact avec la 
Douma ; fermeté patriotique de ses déclarations. Je confère avec 
lui sur les suites que comporte la proposition allemande. — Situa- 
tion des armées alliées en Roumanie ; difficulté des transports. — 
En vue de répondre à la proposition allemande, le gouvernement 
français déânit « les buts supérieurs » que les Alliés ont assignés à 
leur eflort commun : réorganisation de l'Europe d'après le prin- 
cipe des nationalités, droit des peuples au libre développement 
économique, etc. Pokrowsky acquiesce à toutes les clauses de ce 
programme. — L'empereur prohibe l'usage des vocables germa- 
niques dans la nomenclature des titres officiels. 

Jeudi, 23 novembre 1916. 

Ce soir, vers dix heures, tandis que je travaille seul 
dans mon appartement, un de mes informateurs, très 
sûr, me fait tenir ce billet : 

Je ne veux pas attendre à demain pour annoncer à 
Voire Excellence une grosse nouvelle : M. Sturmer est 

T. ni. — j7 7 



98 LA RUSSIE DES TSARS 

démissionné et remplacé, à la présidence du Conseil, par 
M, Trépow. 

La nouvelle me ravit, mais ne me surprend pas. En se 
séparant de Sturmer, l'empereur prouve une fois de plus 
qu'il est capable de résolutions excellentes, lorsqu'il est 
soustrait à l'influence de l'impératrice. 

Les Austro-Allemands ont pris hier Cralova. 






Vendredi, 24 novembre 19x6. 

La retraite de Sturmer est officiellement publiée ce 
matin. Trépow le remplace à la présidence du Conseil; 
le nouveau ministre des Affaires étrangères n'est pas 
encore désigné. 

Au point de vue de la guerre, qui doit primer toute 
autre considération, le choix de Trépow m'apporte un 
grand soulagement. D'abord, Trépow a le mérite de 
détester l'Allemagne. Sa présence à la tête du gouverne- 
ment nous garantit donc que l'ÂUiance sera loj^ement 
pratiquée et que les intrigues germaniques ne s'exerceront 
plus aussi librement. H est, en outre, énergique, intelligent 
et méthodique ; son action sur les divers services publics 
ne peut qu'être excellente. 

Autre nouvelle : le général Alexâfew prend un congé. 
L'intérim de ses fonctions sera exercé par le général 
Wassily-Jossifowitch Gourko, fils du feld-maréchal, qui 
fut le héros des Balkans. 

La retraite du général Alexéïew est motivée par sa 
santé, n est exact que le général souffre d'une affection 
interne, qui l'obligera à subir prochainement une opé- 
ration ; mais il y a, de plus, un motif politique : Tempe- 
reur a jugé que sckq chef d'état-major général avait pris 
trop ouvertement parti contre Sturmer et Protopopow. 



23 NOVEMBRE-24 DÉCEMBRE I916 99 

Le général Akxéïew reviendra-t-il à la Stavka? Je 
rignore. Si son départ est définitif, je m'y résignerai 
volontiers. Certes, il s'imposait à l'estime de tous par 
son patriotisme, son énergie, sa scrupuleuse probité, 
sa rare puissance de travail. Malheureusement, d'autres 
qualités, non moins nécessaires, lui manquaient : je veux 
dire l'ampleur des vues, la conception supérieure de 
l'alliance, la vision intégrale et synthétique de tous les 
théâtres d'opération. Il s'est exclusivement confiné dans 
sa fonction de chef i* état-major général du Commandement 
suprême des armées russes. A la vérité, c'est l'empereur 
qui aurait dû assumer le rôle éminent dont le général 
Alexéïew n'a pas suffisamment compris l'importance ; 
mais l'empereur l'a compris moins encore, surtout depuis 
le jour où les intérêts généraux de l'Alliance ont eu, 
pour unique interprète auprès de lui, Sturmer. 

Le général Gourko, qui lui succède, est actif, brillant 
et d'esprit ouvert ; mais on le dit léger et sans autorité. 

Ce soir, je dîne au café de Paris avec quelques amis, 
La disgrâce de Sturmer est commentée avec joie par tous 
les convives ; on fonde sur Trépow de grandes espérances, 
on escompte déjà un vif et prochain réveil de la conscience 
nationale. Seul, Bésak se tait. On l'interroge. Il répond 
par ses sarcasmes habituels : 

— Désormais, rien n'arrêtera plus la marche victo- 
rieuse de nos armées !... Le jour de la Noël, nous entre- 
rcais à Constantinople !... Avant trois mois, nous serons à 
Berlin 1... C'est Constantinople surtout qui me ravit ; car, 
entre nous, on oubliait un peu le testament de Pierre le 
Grand et Sainte-Sophie, etc. 

Le dîner fini, j'emmène Bésak dans mon auto chez 
une de nos amies, qui habite au canal de l'Amirauté, 
et je lui demande : 

— Maintenant, parlez-moi sérieusement... Que pen- 
sez-vous du renvoi de Sturmer? 



100 LA RUSSIE DES TSARS 

/ 

Il réfléchit une minute ; puis, très gravement, il pro- 
nonce : 

— M. Sturmer est un grand citoyen qui s'est efforcé 
d'arrêter son pays sur la pente fimeste où on Ta folle- 
ment engagé et au bout de laquelle il ne peut plus trouver 
que la défaite, la honte, la ruine et la révolution. 

— Vraiment, vous êtes aussi pessimiste? 

— Nous sommes perdus, monsieur l'ambassadeur ! 



* 

4c ♦ 



Samedi, 25 novembre 1916. 

Le renvoi de Sturmer a été décidé à l'insu de l'impéra- 
trice ; elle l'a appris en même temps que lui. 

Furieuse, elle est aussitôt partie avec ses filles pour 
Mohilew, afin de sauver au moins Protopopow, qui a pris 
place dans son train. 

Le maintien de Protopopow au ministère de l'Inté- 
rieur provoquerait, dans la Doum.a, une opposition d'au- 
tant plus dangereuse que le nouveau président du Con- 
seil, Trépow, n'est pas l'homme des solutions conciliantes. 



* 



Dimanche, 26 novembre 1916. 

Depuis quelques jours, on s'agite beaucoup dans les 
conciliabules des « cadets ». 

Les entraîneurs du parti, Nékrassow, Milioukow, Chin- 
garew, Konovalow, etc., se disent que l'heure est peut- 
être venue, non certes de renverser le régime impérial, 
mais d'organiser quelque manifestation éclatante qui, 
en intimidant le tsar, l'obligerait enfin à se dépouiller 
de ses prérogatives autocratiques et à fonder le gouver- 
nement libre. 



• • * ' 



!• 



23 NOVEMBRE-24 DÉCEMBRE I916 lOI 

C'est tout à fait l'esprit qui animait les membres de 
« l'opposition monarchique » en France, vers la fin de 
1847. On sait où les conduisit l'ingénieuse campagne des 
banquets. 



* 

4c 4c 



Lundi, 27 novembre 191 6. 

Je ne sais qui a dit de César qu'il avait « tous les vices 
et pas un défaut ». Nicolas II n'a pas un vice ; mais il a 
le pire défaut pour im souverain autocrate : le manque 
de personnalité. Il subit toujours. Sa volonté est toujours 
drconvenue, surprise ou dominée ; elle ne s'impose jamais 
par un acte direct et spontané. A cet égard, il a plusieurs 
traits de ressemblance avec Louis XV, chez qui le senti- 
ment de sa faiblesse native entretenait la peur constante 
d'être subjugué. De là, chez l'un et l'autre également, le 
goût de la dissimulation. 






Mardi, 28 novembre 1916. 

Je réunis ce soir à dîner une trentaine de personnes.., 
A table, les conversations sont lentes à s'engager et 
retombent vite. Le timbre des voix manque d'éclat et 
Tair qu'on respire est comme alourdi. C'est que les nou- 
velles sont mauvaises de toutes parts. D'abord, des bruits 
de grève courent en ville et renchérissement quotidien 
des vivres a provoqué des scènes violentes dans les mar- 
chés. Puis, en Roumanie, la tenaille germano-bulgare se 
referme autour de Bucarest; le Danube est franchi à 
Zimmitza et à Giurgewo ; la ligne de l'Oltu est brisée ; 
Kampolung et Pitesti sont aux mains de l'ennemi; le 
gouvernement royal se réfugie en hâte à lassy. 

Avec la promptitude qu'ont les Russes à se décourager, 
à prévoir toujours les pires catastrophes et à anticiper 



102 LA RUSSIE DES TSARS 

pour ainsi dire, snf les arrêts du destin, mes convives 
escomptent déjà Tarrivée des Austro- Allemands sur le 
Pruth, la perte de la Bessarabie et de la Podolie, la prise 
de Kiew et d'Odessa. Je proteste, autant que je peux, 
contre ces prédictions funestes qui paralysent d'avance 
l'esprit de résistance, en excluant a 'priori la possibilité 
d'im succès, en déclarant irréalisable ce qui n'est qu'in- 
certain ; je développe le thème que me fournit cette belle 
pensée de La Rochefoucauld : « Nous aurions toujours 
assez de moyens si nous avions assez de volonté et c'est 
souvent pour nous excuser nous-mêmes que nous nous 
imaginons que les choses sont impossibles. » 






Mercredi, 29 novembre 1916. 

Trépow, qui n'est certes pas suspect de condescendance 
ou de timidité envers la Douma, reconnaît l'impossibilité 
de gouverner avec Protopopow qui, de jour en jour, donne 
des signes plus manifestes d'abenation mentale. 

Reçu avant-hier à Mohilew par l'empereur, il l'a sup- 
plié de désigner un autre ministre de l'Intérieur, en rap- 
pelant à Sa Majesté qu'il avait mis, pour condition essen- 
tielle à son acceptation de la présidence dii Conseil, le 
renvoi de Protopopow. Mais l'impératrice, qui est encore 
au grand-quartier impérial et qui fait bonne garde, avait 
prévu le coup. Et l'empereur, dûment stylé, a répondu 
à Trépow qu'il compte sur son Icj^alisme pour faciliter 
la tâche de Protopopow. Ferme et respectueux, Trépow 
a réitéré ses instances. L'empereur est resté inébranlable. 

— Alors, a poursuivi Trépow, il ne me reste plus qu'à 
prier Votre Majesté d'agréer ma démission. Ma conscience 
ne me permet pas d'assumer la responsabilité du pouvoir, 
tant que M. Protopopow conserve le portefeuille de 
l'Intérieur. 



23 NOVKMBRS-24 DÉCEMBRE I916 XO3 

Après un instant d'hésitation, l'empereur a déclaré 
aotoritaixement : 

— Alexandie-Féodorowitch, je vous intime l'ordre 
de continuer vos fonctions avec les collaborateurs que 
j'ai cru devoir vous donner. 

Trépow est sorti en rongeant son frein. 



* 



Jeudi, 30 novembre 1916. 

Sur ma proposition, Trépow est nommé grand' croix 
de la Légion d'honneur. Je me rends aussitôt chez lui 
pour l'en informer. 

— Le gouvernement de la République, dis-je, a voulu 
reconnaître ainsi le service éminent que vous avez rendu 
à l'Alliance, en poursuivant avec tant d'activité la cons- 
troction du chonin de fer mourman ; il a tenu de plus à 
vous témoigner la confiance qu'il met en vous dans les 
drconstances difficiles où vous prenez le pouvoir. 

Trépow se montre fort touché. Je le crois sincère; 
car il a toujours aimé la France, où il a beaucoup vécu. 

Puis, nous parlcms des affaires. 

Sans entrer dans le détail de son dissentiment avec 
l'empereur et des obstacles qu'il rencontre du côté de la 
Douma, il m'annonce qu'il se rendra après-demain au 
palais de Tauride et qu'il prendra immédiatement la 
parole. Voici les points principaux qu'il abordera dans 
son discours : i*' guerre à outrance ; la Russie ne reculera 
devant aucim sacrifice ; 2® déclaration sur Constantinople 
et les Détroits ; promesse de sauvegarder les intérêts de 
la Roumanie ; 3® affirmation que la Pologne sera recons- 
tituée dans ses limites ethniques, pour former im État 
autonome ; 4^ invitation solennelle à la Douma de colla- 
borer avec le gouvernement pour mener la guerre à 
bonne fin. 



X04 tA RUSSIE DES TSARS 

Trépow conclut : 

— J'espère que la Douma me fera tm accueil conve- 
nable. Mais je n'en suis pas sûr... Vous devinez pourquoi et 
et à cause de qui. 

Puis il m'expose que la Douma est absolument décidée 
à n'entretenir aucune relation avec Protopopow, à le 
huer et à lever la séance s'il entre dans la salle, etc. 
Je lui demande : 

— L'empereur, qui a eu la sagesse de renvoyer M. Stur- 
mer, ne comprend-il donc pas que le maintien de M. Pro- 
topopow au pouvoir devient un danger public, tm danger 
national. 

— L'empereur est trop judicieux pour ne pas s'en 
rendre compte. Mais c'est l'impératrice qu'il faudrait 
convaincre. Et sur cette question, elle est intraitable! 

Après un silence, il reprend à voix basse, comme s'il 
se parlait à lui-même : 

— L'heure est décisive pour la Russie. Du train où 
nous allons, le parti allemand serait bientôt le maître. 
Et alors, c'est la catastrophe, la révolution, la honte!... 
Il faut mettre fin à toutes ces intrigues, et radicalement !... 
Il faut que le gouvernement prononce des paroles irrévo- 
cables et qui engagent tous les gouvernements futurs, 
à la face de la Russie, à la face du monde... Après-demain, 
à la Douma, le gouvernement s'engagera irrémissible- 
ment à poursuivre la guerre jusqu'à l'écrasement de 
l'Allemagne ; il coupera tous les ponts derrière lui. 

— Que cela me fait du bien de vous entendre ! 



* * 



Vendredi, i^ décembre 1916. 

Sturmer est tellement mortifié de sa disgrâce qu'il a 
quitté le ministère des Affaires étrangères sans prendre 
congé des ambassadeurs alliés, sans même leur déposer 



23 NOVEMBRE-24 DÉCEMBRE I916 IO5 

une carte. Incorrection significative, chez un homme aussi 
traditionnel et cérémonieux. 

Cet après*midi, passant en auto le long de la Moika, 
devant les écuries de la Cour, je l'aperçois, à pied, mar- 
chant avec peine contre le vent et la neige, le dos courbé, 
le regard fixé à terre, le visage sinistre et ravagé. Il ne 
me voit pas, il ne voit rien. En descendant du trottoir 
pour traverser le quai, il manque de tomber ! 






Samedi, 2 décembre 19x6. 

J'assiste, cet après-midi, à la séance de la Douma. 

Dès que les ministres apparaissent à l'entrée de la 
salle et qu'on reconnaît dans leurs rangs Protopopow, 
le tumulte éclate. 

Trépow monte à la tribune pour lire la déclaration du 
gouvernement. Les cris redoublent : « A bas les ministres ! 
A bas Protopopow I » 

Très calme, le regard direct et hautain, Trépow com- 
mence sa lecture. A trois reprises, les clameurs de l'ex- 
trême gauche l'obligent à quitter la tribune. On le laisse 
enfin parler. 

La déclaration est bien telle qu'il me l'avait exposée 
avant-hier. Le paragraphe dans lequel le gouvernement 
affirme sa résolution de poursuivre la guerre est applaudi 
avec chaleur ; mais la phrase relative à Constantinople 
tombe dans le vide, un vide fait d'indifférence et de 
surprise. 

Lorsque Trépow a terminé sa lecture, la séance est 
suspendue. Les députés se répandent dans les couloirs. 
Je rentre à l'ambassade. 

On me rapporte, ce soir, que la suite de la séance a été 
marquée par deux discours, aussi imprévus que violents, 
des deux leaders de la droite, le comte Wladimir Bobrinsky 



I08 LA RUSSIE DES TSABS 



•% 



Mardi, 5 décembre 1916. 

Le détachement des troupes françaises a dû évacuer 
Athènes, où le parti gennanophile triomphe. 

Briand propose aux Alliés de prendre, à Tégard de la 
Grèce, les mesures suivantes : iP blocus du royaume ; 
29 déposition du roi Constantin; y reconnaissance de 
Vénizélos. Il spécifie toutefois qu'il ne peut être question, 
ni de déclarer la guerre à la Grèce, ni de porter atteinte 
à sa constitution monarchique. 

Le successeur de Sturmer au ministère des Affaires 
étrangères n'étant pas encore désigné, je traite la ques- 
tion avec Nératow, qui est gérant provisoire. 

n estime, comme Briand, que la responsabilité person- 

. nèfle du roi est gravement engagée par l'agression de nos 

troupes. Mais il répugne à la déposition du souverain : 

— Ce serait tîès mal interprété ici, me dit-il, au moins 
dans les milieux conservateurs. Et le clan germanophile, 
la camarifla de l'impératrice, ne manquerait pas de s'en 
faire une arme contre la politique d'alliance avec les 
gouvernements démocratiques d'Occident. 

Au point de vue jMatique, Nératow est frappé par les 
difGicultés de l'entreprise et par les conséquences dange- 
reuses qu'eUe imjdiquerait. Au nom de quel principe 
la déchéance du roi serait-elle prononcée? Par quels 
moyens mettrait-on la main sur la personne de Constan- 
tin? Et s'il s'enfuyait à Larissa, à Trikala, l'y poursui- 
vrait-on?.., A qui transférerait-on la couronne? Au prince 
royal? Mais si celui-ci refusait de participer au détrône- 
ment de son père?... Enfin, ne serait-on pas entraîné à 
un grand déploiement de forces militaires, à une véritable 
conquête de la Grèce? Dans ce cas, l'armée de Salonique 
ne serait-eUe pas réduite à l'impuissance? 



23 NOVEMBRE-24 DÉCEMBRE I916 IO9 

Nératow préfère une solution plus modérée, moins 
aventureuse. A son avis, les gouvernements alliés de- 
vraient ajourner le compte qu'ils ont à régler avec le roi 
Constantin. Pour l'instant, il suffirait : iP que le Pirée 
fût occupé ; 29 qu'un blocus sévère fût appliqué aux ports 
principaux du royaume ; 30 que des dispositions straté- 
giques fussent prises en Thessalie, afin de protéger le 
flanc gauche de l'armée d'Orient. 

Ces conclusions me paraissent la sagesse même. 



♦% 



Jeudi, 7 décembre 19 16, 

Les Austro- Allemands et les Bulgares sont entrés hier 
à Bucarest. 

La virtuosité stratégique de Hindenburg a réalisé 
son chef-d'œuvre. 

*% 

Samedi, 9 décembre 1916. 

Le cri d'alarme que le comte Bobrinsky et Pourichkié- 
witch, ces deux champions du tsarisme intégral, ont fait 
entendre naguère à la Domna, a retenti jusque dans l'ar- 
chaïque citadelle de l'absolutisme monarchique, le Con- 
seil de l'empire (i). 

La haute assemblée s'est enhardie aujourd'hui à 
émettre un vœu de poUtique générale, par lequel elle 
prémunit l'empereur contre l'action néfaste des influences 
occultes. Ce coup d'audace, combien timide ! est vive- 
ment conunenté. 



(i) Le Conseil de Tempirc est formé de 192 membres, dont la 
moitié est désignée directement par Tempereur et dont l'autre moitié 
est élue par le clergé, les assemblées provinciales^ la noblesse, les 
grands propriétaires, les chambres de commerce et les universités. 



li.-:u.,-..-. 



IIO LA RUSSIE DES TSARS 

L'histoire n*est qu'une longue suite de recommence- 
ments. Au mois de mars 1830, la Chambre des pairs fit 
aussi parvenir à Chades X un respectueux conseil de 
sagesse. Mais les leçons de l'histoire ont-elles jamais 
{NTofité à personne?... 



•*. 



Dinmidie^ xo décembre Z9i6w 

Que la politique de la Russie soit conduite par la cama- 
rilla de l'impératrice, le fait n'est pas douteux. Mais cette 
camarilla elle-même, par qui est-elle conduite? De qui 
reçoit-elle son programme et sa direction? 

Ce n'est certes pas de l'impératrice. Le public, qui 
aime les idées simples et les personnifications sonunaires, 
ne juge pas avec exactitude la rôle de la tsarine ; U l'am- 
plifie et le déforme sensiblement. Akxandra-Féodorowna 
est' trop impulsive, trop aberrante, trop déséquilibrée, 
pour concevoir un S3^tème politique et en suivre l'ap- 
plication. Elle est l'instrument politique et tout-puissant 
de la conspiration que je flaire sans cesse autour de moi ; 
elle n'est pourtant rien de plus qu'un instrument. 

De même, les personnes qui s'agitent auinrès d'elle^ 
Raspoutine, la Wyroubowa, le général Woyéïkow, 
Tanâew, Sturmer, le prince Andronnikow» etc., ne soat 
que des subalternes, des comparses, des intrigants ser- 
viles ou des fantoches. Le ministre de l'Intérieur, 
Protopopow, qui a l'air {dus consistant, ne doit cette 
apparence illusoire qu'à l'irritation de ses méninges. 
Derrière ses fanfaronnades expansives et sa turbulente 
activité, il n'y a que de l'éréthisme^érébraL C'est un 
monomane, qu'on enfermera bientôt. 

Alors, par qui donc la camarilla de Tsarskoïé-Sélo 
est-elle dirigée? 

J'ai vainement questionné ceux qui semblaient le 
plus capables de satisfaire ma curiosité ; je n'ai obtenu 



23 NOy£MBR£-24 DÉCEMBRE I916 III 

que des réponses vagœs ou contradictoires, des hypo- 
thèses, des présomptions. 

Si j'étais néanmoins forcé de conclure, je dirais qu 
la politique funeste, dont l'impératrice et sa coterie por- 
teront la responsabilité devant l'histoire, leur est inspirée 
par quatre personnes : le président de l'extrême droite 
au Conseil de l'empire, Stchéglovitow, — le métropoUte 
de Pétrograd, Mgr Pitirim, — l'ancien directeur du dépar- 
tement de la Police, Biéletzky, — enfin le banquier Manus. 

En dehors de ces quatre personnes, je ne vois qu'un 
jeu de forces anon5nnes, collectives, dispersées, parfois 
inconscientes, qui traduisent peut-être uniquement l'ac- 
tion séculaire du tsarisme, son instinct de conservation, 
ce qui lui reste de vitalité organique et de vitesse acquise. 

Dans le quatuor, j'attribue un emploi spécial au ban- 
quier Manus : il assure les relations avec Berlin. C'est 
par lui que l'Allemagne ourdit et entretient ses intrigues 
dans la société russe ; il est le distributeur des subsides 
allemande 






Mercredi, 13 décembre 1916. 

Hier, l'Allemagne a fait remettre aux États-Unis 
d'Amérique une note par laquelle, en son nom et au nom 
de ses Alliés, elle se déclare prête à ouvrir immédiatement 
une négociation de paix. A l'appui de cette solennelle 
affinnatioa, aucune coiidition quelconque n'est indiquée. 

Du premier coup d'œil, cette note apparaît comme un 
stratagème, un piège, destiné à provoquer dans le camp 
ennemi un mouvement de pacifisme et à disloquer notre 
coalition. Que l'Allemagne nous fasse d'abord connaître 
quels plans sont les siens, quelles r^arations elle est dis- 
posée à consentir, quelles garanties elle nous ofire, et 
sous prendiOBS sa propositicm au sérieux. 

Tr^ sou&ant d'une crise de rhumatisme qui me retient 



112 LA RUSSIE DES TSARS 

au lit, je reçois la visite de Buchanan et de Carlottt, 
Nous pensons, tous les trois, de même. 



»% 



Jeudi, 14 décembre 19x6. 

L'empereur a confié le portefeuille des Affaires étian-, 
gères au contrôleur général de Tempire, Nicolas-Nicolsdé- 
witch Pokrowsky. 

Le choix est imprévu. Pokrowsky, qui a soixante ans, 
s'est adonné toute sa vie aux questions de finance et de 
comptabilité publiques; il n'a aucune notion des pro- 
blèmes extérieurs et de la diplomatie ; mais, sous cette 
réserve, qui est d'importance à l'heure actuelle, je ne me 
plains pas de sa désignation. D'abord, c'est un esprit sage, 
.fin et laborieux, tout acquis aux idées de l'Alliance. Puis 
rhonmie privé est d'une quaUté rare, cordial et modeste, 
avec une pointe de malice souriante. Dénué de fortune, 
chargé de famiUe, il mène la vie la plus simple, la plus 
honorable. Depuis trente-cinq ans qu'il participe à l'ad- 
ministration financière de l'empire, jamais l'ombre d'im 
soupçon ne l'a même efi^euré. 






Vendredi, 15 décembre X916. 

Inaugurant ses fonctions, Pokrowsky a prononcé au- 
jourd'hui devant la Douma une allocution, du ton le 
plus ferme, pour démontrer le caractère illusoire et insi- 
dieux de la proposition allemande : « Les puissances de 
l'Entente, a-t-il dit, proclament leur inébranlable vo- 
lonté de poursuivre la guerre jusqu'au triomphe final. 
Nos sacrifices innombrables seraient anéantis par une 



23 NOVEMBRE-24 DÉCEMBRE I916 II3 

paix prématurée, avec un adversaire qui est épuisé, 
mais non encore abattu. » 

Ces paroles, qui contrastent si heureusement avec le 
langage équivoque et cauteleux de Sturmer, ont produit 
une forte impression à la Douma; il importait qu'elles 
fussent prononcées pour détruire TefEet de Tinitiative alle- 
mande. 

Obligé de garder encore le lit, les visites ne m'ont pas 
manqué. De toute part, m'est venue la même note : 
a C'est déjà un résultat très important que la question 
de la paix soit désormais posée devant les opinions pu- 
bliques ! Les esprits se préparent ainsi peu à peu aux solu- 
tions raisonnables. » 






Samedi, 16 décembre 1916. 

Pokrowsky vient me voir cet après-midi. 

Je le félicite des déclarations si fermes et si franches 
qu'il a fait entendre hier à la Douma. 

— Je me suis strictement conformé, répond-il, aux 
ordres de Sa Majesté l'empereur, avec qui j'ai le bonheur 
de me trouver en parfaite communion d'idées. Sa Majesté 
est résolue à ne plus laisser mettre en doute ses volontés, 
que vous connaissez ;- elle m'a donné, à cet égard, les ins- 
tructions les plus catégoriques ; elle m'a même chargé de 
lui soumettre sans retard un projet de manifeste pour faire 
connaître à l'armée que l'Allemagne demande la paix. 

Nous parlons ensuite de la réponse qu'il faudra faire 
à la note de la coalition germanique. Sans avoir arrêté 
encore son opinion à ce sujet, Pokrowsky estime que la 
situation militaire ou, comme disent les Allemands, 
« la carte de guerre », ne nous permet pas encore de pré- 
ciser nos intentions et que nous ferons sagement de nous 
en tenir à des termes généraux, tels que « réparations maté- 
rielles et morales..., garanties poUtiques et économiques». 

T. III. 8 



114 LA RUSSIE DES TSARS 



•% 



Lundi, i8 décembre 1916. 

B..., qui observe d'assez près le mouvement ouvrier, 
me signale chez les chefs des groupes socialistes la ten- 
dance croissante à s'affranchir de la Douma et à organiser 
leur programme d'action en dehors des voies légales. 
Tchéïdzé et Kérensky répètent : « Les cadets ne com- 
prennent rien au prolétariat. Il n'y a rien à faire avec 
eux ! » 

Actuellement, ces chefs dirigent leur principal effort 
de propagande sur l'armée, en lui démontrant qu'elle a 
intérêt à se liguer avec les ouvriers pour assurer aux pay- 
sans, dont elle est l'émanation directe, le triomphe de 
leurs revendications agraires. On distribue donc à pro- 
fusion dans les casernes des brochures sur le thème clas- 
sique : « La terre appartient aux travailleurs agricoles. 
Elle leur revient de plein droit, et, par suite, sans rachat ; 
on ne rachète pas une propriété dont on a été frustré. 
La révolution seule peut accomplir cette grande répara- 
tion sociale. » 

Je demande à B... si la doctrine « défaitiste » du 
fameux Lénine, réfugié à Genève, tend à se répandre dans 
Tannée : 

— Non, me dit-il; cette doctrine n'est guère sou- 
tenue ici que par quelques forcenés, qu'on suppose aux 
gages de l'Allemagne... ou de VOkhrana. « Les défai- 
tistes » ou porajentzy, comme on les appelle, ne consti- 
tuent qu'une infime minorité dans le parti social-démo- 
crate. 

Entre la Meuse et la Woëvre, les Français ont pris, 
le 14 décembre, une vigoureuse offensive. Le front alle- 
mand a été défoncé sur une étendue de dix kilomètres 



23 NOVEMBRE-24 DÉCEMBRE I916 II5 

et une profondeur de trois. Le nombre des prisonniers 
est d'environ 12 000. 



*% 



Mercredi, 20 décembre 1916. 

Conversation avec le général Polivanow, qui vient 
d'avoir lui-même un long entretien avec un de ses anciens 
aides-de -camp, arrivant de lassy. La situation des années 
alliées en Roumanie est la suivante : 

jP Les forces russes, opérant actuellement sur le terri- 
toire roumain, comprennent : 6 divisions dans la Do- 
broudja; — 10 divisions, dont 6 de cavalerie, dans la 
région de la Jalomita ; — 5 divisions,, dont une de cava- 
lerie, dans la Moldavie méridionale. L'armée du général 
Leczinsky, qui dépend directement du général Brous- 
silow, s'étend de Tocna à la Bukovine ; 

20 l^s transports de troupes et de matériel ont subi 
des retards énormes (de 4 à 6 semaines), par suite de 
l'organisation défectueuse des chemins de fer roumains, 
dont le débit, escompté à 17 trains par jour, a été souvent 
réduit à 4 trains ; 

30 Pour gagner du temps, une partie des troupes fait 
la route à pied, le long de la voie ferrée, qu'on emploie 
de préférence au transport du matériel et des approvi- 
sionnements. La concentration n'en est pas moins très 
lente, puisque, de la Bukovine à Foksani, la distance est 
de trois cents kilomètres ; 

40 Tout ce qui reste encore de l'armée roumaine 
(70000 hommes environ) devra être envoyé en arrière 
des troupes russes, afin d'être réorganisé dans des camps 
d'instruction. Avec les réserves qui ne sont pas encore 
mobilisées sur le territoire moldave, on pourra vraisem- 
Uablement constituer une armée de 300000 hommes 
pour le printemps prochain. 



Il6 LA RUSSIE DES TSARS 



♦% 



Jeudi, 21 décembre 1916. 

■ 

Deux et trois fois la semaine, Protopopow demande 
audience à la tsarine, sous le prétexte de lui faire son 
rapport et de solliciter ses conseils. 

L'autre jour, dès l'entrée, il s'est jeté à genoux devant 
eUe, en s'écriant : 

— O Majesté, j'aperçois le Christ derrière vous ! 



4e 
* 4e 



Vendredi, 22 décembre 1916. 

Le président des États-Unis a suggéré hier à tous les 
gouvernements des puissances belligérantes de faire con- 
naître a leurs vues respectives sur les conditions aux- 
quelles la guerre pourrait prendre fin ». Le président Wil- 
son spécifie « qu'il ne propose pas la paix », qu'il n'offre 
ft même pas une médiation », qu'il suggère uniquement 
des « sondages », afin qu'on sache « à quelle distance se 
trouve encore le havre, tant désiré, de la paix ». 






Samedi, 23 décembre 19 16. 

Ce matin, je reçois de Paris un projet de réponse à la 
note américaine. 

Après avoir rendu honamage aux sentiments dont le 
président Wilson s'est inspiré, Briand proteste contre 
l'assimilation que la note semble établir entre les deux 
groupes de belligérants, alors que toutes les responsabilités 
de l'agression incombent à un seul. Puis il définit « les 
buts supérieurs » que les Alliés se sont assignés. Ces buts 



23 NOVEMBRE-24 DÉCEMBRE I916 II7 

impliquent Tentière indépendance de la Belgique, de 
la Serbie et du Monténégro, avec tous les dédommage- 
ments qui leur sont dus ; l'évacuation des territoires 
occupés en France, en Russie et en Roumanie, avec de 
justes réparations ; la réorganisation de TEurope, d'après 
le piincipe des nationalités et le droit des peuples au libre 
développement économique ; la restitution des terri- 
toires arrachés jadis aux Alliés par la force ou contre le 
vœu des habitants ; la libération des Italiens, des Slaves, 
des Roumains et des Tchéco-Slovaquès ; l'affranchisse- 
ment des populations soumises à la tyrannie ottomane ; 
le rejet des Turcs hors d'Europe ; le rétablissement de la 
Pologne dans son intégrité nationale. 

Une heure plus tard, je suis dans le cabinet de 
Pokrowsky, où j'ai donné rendez- vous àBuchanan. Je leur 
lis le projet de Briand, Ils m* écoutent avec une attention 
extrême. Plus j'avance dans ma lecture, plus leur regard 
s'anime. Lorsque j'ai terminé, ils s'écrient ensemble : 

— Bravo! c'est parfait!... Voilà le langage qu'il faut 
tenir ! Voilà ce qu'il faut proclamer devant le monde î 

Mon collègue d'Italie arrive sur ces entrefaites. 
Pokrowsky, à qui j'ai passé une copie du projet, le relit 
à haute voix, en se pénétrant de chaque phrase. Carlotti 
approuve chaleureusement. 

Avant de formuler son opinion officielle et définitive, 
Pokrowsky me demande le temps de la réflexion. J'insiste 
pour qu'il me donne au moins un acquiescement de prin- 
cipe, dont Briand pourra se prévaloir auprès du président 
Wilson. Nous avons en effet un grand intérêt à ne pas 
différer notre réponse, pour déjouer les intrigues germano- 
philes qui travaillent fiévreusement l'opinion américaine. 

— Eh bien ! soit 1 me dit-il. Veuillez télégraphier à 
M. Briand que j'approuve, d'une manière générale, son 
projet, et même que je l'admire. Je me réserve toute- 
fois de lui suggérer quelques retouches de pure forme 
pour les paragraphes qui concernent plus particulière- 



L 

i 



CHAPITRE V 

25 DÉCEMBRE I916-8 JANVIER I917 



Manifeste de l'empereur à ses armées : afl&rmant une fois de plus sa 
confiance dans la victoire, Nicolas II proclame sa résolution iné- 
branlable de restaurer la Pologne et d'acquérir Constantinople. 
Sens caché que j 'attribue à ce manifeste. — Exacte responsabilité 
de l'état-major russe dans le désastre roumain. — Projet de réunir 
une conférence des Alliés à Pétrograd. — Relations personnelles 
de mon collègue d'Angleterre, sir George Buchanan, avec les partis 
d'opposition ; griefs injustifiés qu'on lui adresse à cet égard. — 
Assassinat de Raspoutine ; circonstances mystérieuses du drame. 
Afiolement de l'impératrice. On désigne bientôt comme assassins 
ou complices le prince Félix Youssoupow, le grand-duc Dimitry 
et le député de l'extrême droite Pourichkiéwitch. — Arrestation 
du grand-duc Dimitry. Effet produit dans le peuple par l'assas- 
sinat du staretz. Découverte du cadavre dans la Newka ; son trans- 
fert à l'asile de Tchesma. La sœur Akoulina procède à l'ensevelis- 
sement; une lettre de l'impératrice au a martyr ». Obsèques 
nocturnes à Tsarskoïé-Sélo. — Travail de conjuration contre les 
bouverains ; propagande parmi les régiments de la Garde ; rôle des 
grands-ducs. ^ — Détails rétrospectifs sur l'assassinat de Raspou- 
tine : le guet-apens ; l'exécution ; l'immersion du cadavre dans la 
Newka. — L'empereur me reçoit à Tsarskoïé-Sélo ; son air tendu 
et absorbé ; fermeture de sa pensée ; impression désolante que 
j'emporte de cette audience. — Le grand-duc Dimitry est envoyé 
en Perse et le prince Félix Youssoupow relégué dans le gouver- 
nement de Koursk. — Ajournement de la conférence que les 
Alliés devaient tenir à Pétrograd. 

Lundi, 25 décembre 1916. 

Ainsi que Pokrowsky me Tavait annoncé le 16 de ce 
mois, Tempereur adresse aujourd'hui im metnifeste à ses 
armées de terre et de mer pour leur apprendre que l'Al- 
lemagne propose la paix ef pour leur affirmer une fois de 

X20 



I- 



25 DÉCEMBRE I916-8 JANVIER I917 121 

plus sa résolution de poursuivre la guerre jusqu'à la 
victoire complète. 

Uheure de la faix, dit-il, n'est pas encore venue, U en- 
nemi n'est pas encore chassé des territoires occupés, La 
Russie n'a pas encore accompli les devoirs que cette guerre 
lui a créés, c'est-à-dire la possession de Constantinople 
et des Détroits, ainsi que la restauration de la libre Pologne, 
composée de ses trois parties, 

La péroraison est d'un accent pathétique et personnel, 
qui tranche avec la banalité incolore de cette sorte de 
documents : 

Nous resterons inébranlables dans notre confiance en 
la victoire. Dieu bénira nos armes :il les couvrira d'une gloire 
éternelle et nous donnera une paix digne de vos exploits 
glorieux, ô mes glorieuses troupes, une paix telle que les 
générations futures béniront votre sainte mémoire! 

Ce noble et courageux langage ne peut manquer de reten- 
tir dans la conscience nationale. Il me laisse pourtant une 
impression d'inquiétude. L'empereur est trop judicieux 
pour ne pas se rendre compte que le désastre roumain lui 
a enlevé toute chance d'acquérir Constantinople et que 
son peuple a renoncé, depuis longtemps, au rêve byzantin. 
Alors, pourquoi cette invocation solennelle d'un projet 
dont il connaît mieux que personne la vanité? En parlant 
ainsi, a-t-il voulu réagir contre le mouvement de désaffec- 
tion qui s'accentue à son égard, parmi les plus dévoués 
serviteurs de la dynastie? Ou bien encore, se sentant perdu, 
(( abandonné de Dieu », a-t-U voulu résimier, dans un acte 
suprême, dans une sorte de testament politique, les motifs 
de grandeur et de dignité nationales qui le justifient 
d'avoir imposé au peuple russe l'épreuve de cette guerre? 
J'incline beaucoup à cette dernière hypothèse. 

' Les Roumains n'ont pu encore équilibrer la poussée 
austro-allemande ; ils continuent de battre en retraite 
verz le Séreth. 



122 LA RUSSIE DBS TSARS 



♦ ** 



Mardi, 26 décembre 19 16. 

Afin de dégager la responsabilité de Tétat-major russe 
dans le désastre roumain, le général Gourko vient 
d'adresser au général Jofïre la note suivante : 

U entrée en campagne de la Roumanie ne s'est pas pro» 
duite dans les conditions que nous aurions jugées les meil- 
leures au point de vue du plan de guerre. Écartant à la fois 
les solutions que nous estimions les plus commodes pour 
nous et les plus avantageuses pour eux, les Roumains ont 
persisté à imposer la répartition des forces et le programme 
des opérations, en se réservant jalousement la contrée qui 
fait Vohjet de leurs revendications. D'où, une mauvaise 
répartition des troupes qui a pesé sur toute la marche ulté- 
rieure des événements. 

Nous avons dû, d'autre part, au bout de quelques semaines, 
nous rendre compte que la valeur militaire de notre nouvelle 
alliée ne correspondait ni à nos espérances, ni à nos prévi- 
sions. Le manque d'instruction et de solidité de son armée 
a trompé tous les calculs. 

Dès qu'il fut possible de constater la chose, nous avons 
décidé d'envoyer, pour lui venir en aide, des forces impor- 
tantes, dont l'effectif dit assez l'intérêt que nous y portions. 
En laissant de côté le temps nécessaire pour les précautions 
à prendre sur le front oie elles étaient prélevées, leur trans- 
port a été ralenti, dans des proportions inouïes, par Vin- 
suffisance du réseau ferré aggravée encore par la différence 
de la largeur des voies. 

Puis, lorsque la situation devint menaçante dans l'ouest 
de la Valachie, le 27 novembre, nous proposâmes au grand- 
quartier général roumain d'envoyer vers Bucarest une partie 
des forces que nous avions concentrées sur le flanc gauche 



25 DÉCEMBRE I916-8 JANVIER I917 I23 

delà çp armée, tout en renonçant à V offensive prévue pour 
celle-ci. Mais, arguant de l'impossibilité de fournir le 
matériel roulant nécessaire, le grand-quartier général rou- 
main refusa cet appui direct et nous demanda d'ordonner 
f offensive de la <f armée à travers les Carpatkes dans la 
direction de Czik-Szereda. 

A partir de ce moment, F effondrement soudain de l'armée 
roumaine, lorsque l'ennemi eut franchi le Danube, a laissé 
bien peu de délai,.. Les troupes russes n'ont pu empêcher 
la retraite et, à contre-cceur, nos généraux ont dû céder le 
terrain... Jusqu'au jour oi^ l'on a été rejoint par d'autres 
forces russes envoyées à l'aide, la retraite a dû continuer... 
On peut être sûr que toutes les mesures seront prises pour 
accélérer l'envoi de nouveaux renforts... Des préparatifs 
sont faits d'autre part en vue de développer les voies ferrées 
afin de permettre, par un ravitaillement commode, une action 
puissante... Encore une fois, tout le possible sera fait pour 
activer tord ce qui peut porter remède à la situation en Rou- 
manie. 






Mercxedi, 27 décembre 1916. 

Une conférence des Alliés doit se réunir à Pétrograd 
vers la fin de janvier. Les représ.entants du gouvernement 
français seront Doumergue, sénateur, ancien président 
du Conseil, ancien ministre des Affaires étrangères, et le 
général de Castelnau. 

En vue des instructions dont nos délégués seront munis, 
je communique à Briand quelques idées personnelles. 
Après lui avoir confirmé que l'empereur est toujours résolu 
à poursuivre la guerre, j'expose que la fixité de ses inten- 
tions ne constitue pas, cependant, à notre égard, une 
caution suffisante. 

Dans la pratique, l'empereur est continuellement en 
faute. Soit qu'il cède par faiblesse aux objurgations de 



124 ï-^ RUSSIE DES TSARS 

f 

Vimpératrice, soit qu'il n*ait ni ïintdligence, ni la volonté 
assez fortes pour dominer sa bureaucratie, il accomplit ou 
il laisse s'accomplir à chaque instant des actes qui contre- 
disent sa politique. 

Au point de vue intérieur, il abandonne la direction de 
Vesprit public à des ministres notoirement compromis en 
faveur de V Allemagne, tels que M, Sturmer et M, Protopo- 
pow, sans compter le foyer d'intrigues germaniques qu'il 
tolère dans son propre palais. Au point de vue économique 
et industriel, il accorde sa signature à tout ce qu'on lui 
propose. Et, lorsqu'un gouvernement allié a obtenu de 
lui une promesse qui gène son administration, c'est un jeu 
pour celle-ci de lui faire ratifier une décision qui annule 
indirectement cette promesse. 

Au point de vue militaire, l'affaire de Roumanie est 
typique. Voilà plus de six mois que le président de la Répu- 
blique, le roi George, les ambassadeurs de France et d'An- 
gleterre lui répètent que la partie engagée sur les bords du 
Danube est décisive, que la Russie est la première intéressée 
à s'ouvrir la voie de Sophia, puisque la conquête de Cons- 
tantinople en dépend, etc. Il promet tout ce qu'on de- 
mande. Et son action personnelle en reste là! 

De cette impuissance ou de cette insouciance à faire pré- 
valoir ses idées dans l'ordre des faits positifs résulte pour 
nous un tort énorme. Tandis que la France tire à plein 
collier dans F Alliance, la Russie ne produit que la moitié 
ou le tiers de l'effort dont elle est capable. Cette situation 
est d'autant plus grave que la phase définitive de la guerre 
est peut-être commencée et que, dès lors, c'est une question 
de savoir si la Russie aura le temps de récupérer tout ce 
qu'elle a perdu, avant que le sort de l'Orient ne soit décidé. 

Je souhaite donc que, pendant les délibérations de la 
prochaine conférence, les délégués du gouvernement de la 
République s'efforcent de faire adopter par le gouvernement 
impérial un programme très précis et très minutieux qui 
arme, en quelque sorte, l'empereur contre les défaillances de 



25 DÉCEMBRE I916-8 JANVIER I917 I25 

son caractère et contre V action insidieuse de sa bureaucratie. 
Au point de vue des garanties diplomatiques dont nous 
devrions, selon moi, nous prémunir envers la Russie, vous 
connaissez mon opinion : je n'y reviens pas. 

Au point de vue stratégique, la présence du général 
Gourko à la tête de Vétat-major général nous permet d'es- 
pérer qu'un plan très strict et très circonstancié pourra être 
concerté. 

De même, la présence de M. Trépow à la présidence du 
Conseil facilitera la conclusion d'un accord détaillé pour 
les questions de fabrication, de transport et d'approvision- 
nement. 






Jeudi, 28 décembre 1916. 

Voilà plusieurs fois qu'on m'interroge sur les relations 
de Buchanan avec les partis libéraux et qu'on me de- 
mande même, du ton le plus sérieux, s'il ne travaille 
pas secrètement à la révolution. 

Je proteste chaque fois, de toutes mes forces. D'abord, 
dans nos conversations quotidiennes, si cordiales et si 
confiantes, je n'ai jamais surpris le moindre mot, la 
moindre allusion qui me permette de croire qu'il ait noué 
des intelligences avec les meneurs révolutionnaires. 
Puis, tout ce que je sais de son caractère suffirait à dé- 
mentir le rôle qu'on lui attribue. Nous sommes liés depuis 
1907 ; nous avons été collègues à Sophia pendant quatre 
ans et nous avons traversé ensemble la crise dangereuse 
de l'indépendance bulgare ; nous poursuivons ici depuis 
trois ans une étroite collaboration : nous nous sommes 
donc mis réciproquement à l'épreuve. Or, je ne connais 
pas de plus galant homme, de plus parfait gentleman 
que sir George Buchanan. Il est la droiture et la loyauté 
mêmes : il. croirait se déshonorer que d'intriguer contre 
un souverain auprès duquel il est accrédité. 



126 LA RUSSIE DES TSARS 

Le vieux prince Wiazemsky, à qui je viens de tenir ce 
langage, m'objecte d'un air hargneux : 

— Mais, si son gouvernement lui a ordonné d'encou- 
rager nos anarchistes, il est bien obligé de le faire 1 

Je riposte : 

— Si son gouvernement lui ordonnait de voler une 
fourchette la prochaine fois qu'il dînera chez l'empereur, 
pensez- vous qu'il obéirait? 

Le grief, que les réactionnaires adressent aujourd'hui à 
Buchanan, a un précédent historique. Après l'assassinat 
de Paul I**, on prétendit que le complot avait été conçu 
et machiné par le gouvernement britannique. La légende 
s'accrédita bientôt; quelques années plus tard, c'était 
presque la vérité officielle. On ajoutait même des pré- 
cisions : l'ambassadeur, lord Whitworth, avait person- 
nellement organisé l'attentat et soudoyé les auteurs par 
l'entremise de sa maîtresse, la belle Olga Jerebtsow, 
sœur d'im des conjurés, le prince Platon Zoubow. On 
oubUait que lord Whitworth avait quitté la Russie en 
avril 1800, c'est-à-dire onze mois avant le drame... 



*% 



Vendredi, 29 décembre 1916. 

L'Union des Zemstvo et l'Union des villes, dont le 
congrès a été récemment interdit, ont néanmoins adopta 
en secret une motion, qui circule dans le public et dont 
voici le passage principal : 

Notre salut est dans un sentiment profond de notre res- 
ponsabilité envers la patrie. Quand le pouvoir devient un 
obstacle sur le chemin de la victoire, la responsabilité du 
sort de la Russie incombe au pays tout entier. Le gouverne- 
ment, devenu l'instrument de forces occultes, conduit la 
Russie à sa perte et ébranle le trône impérial. Il faut créer 



25 DÉCEMBRE I916-8 JANVIER I917 I27 

vn gouvernement digne d'un grand peuple, à Vune des 
heures les plus graves de son histoire. Que la Douma, 
ions la lutte décisive qu'elle a entreprise, justifie Vattente 
du pays! Il n'y a pas un jour à perdre! 

La comtesse R..., qui vient de passer trois jours à 
Moscou pour se commander des robes chez la fameuse 
couturière, la Lomanowa, me confirme ce qu'on m'a 
rapi)orté naguère de Texaspération qui anime les Mos- 
covites contre la famille impériale : 

— J'ai dîné chaque soir, me dit-elle, dans des milieux 
différents. C'est partout le même cri d'indignation. Si 
l'empereur se montrait aujourd'hui sur la Place rouge, 
il serait hué. Quant à l'impératrice, on l'écharperait. La 
grande-duchesse Elisabeth, si bonne, si charitable, si 
pure, n'ose plus sortir de son couvent. Les ouvriers 
l'accusent d'affamer le peuple... Dans toutes les classes, 
il y a comme un souffle de révolution... 



* * 



Samedi, 30 décembre 1916. 

Vers sept heures du soir, im informiateur excellent, 
qui est à mon service, m'apprend que Raspoutiue a été 
assassiné ce matin, pendant un souper au palais Yous- 
soupow. Les assassins seraient le jeune prince Félix 
Youssoupow, qui a épousé en 1914 ime nièce de l'empe- 
reur, le grand-duc Dimitry, fils du grand-duc Paul, et 
Pourichkiéwitch, chef de l'extrême droite à la Douma. 
Deux ou trois femmes de la société auraient particii>é 
au souper. La nouvelle est encore tenue rigoureusement 
secrète. 

Avant de télégraphier à Paris, j'essaie de contrôler 
ce qu'on vient de me rai^rter. 

Je me rends aussitôt chez la comtesse K... Elle télé- 



128 LA RUSSIE PES TSARS 

phone à sa parente, Mme Golovine, la grande amie et 
protectrice de Raspoutine. Une voix éplorée lui répond : 

— Oui, le Père a disparu cette nuit. On ne sait ce qu'il 
est devenu... C'est im affreux malheur ! 

Au Yacht-Club, la nouvelle se répand dans la soirée. 
Le grand-duc Nicolas-Michaflowitch se refuse à y croire : 

— Dix fois déjà, dit-il, on nous a annoncé la mort 
de Raspoutine. Et, chaque fois, il a ressuscité, plus puis- 
sant que jamais ! 

Il téléphone cependant au président du Conseil, Tré- 
pow, qui lui répond : 

— Je sais seulement que Raspoutine a disparu; je 
présume qu'il a été assassiné. Je ne peux rien savoir de 
plus : c'est le chef de VOkhrana qui a pris l'affaire en 
main. 

Dimanche, 31 décembre 1916. 

Le corps de Raspoutine demeure introuvable. 

L'impératrice est affolée de douleur; elle a supphé 
l'empereur, qui est à Mohilew, de revenir inmiédiatement 
auprès d'elle. 

On me confirme que les assassins sont le prince Félix 
Youssoupow, le grand-duc Dimitry et Pourichkiéwitch. 
Aucune dame n'aurait assisté au souper. Alors, conunent 
Raspoutine a-t-il été attiré au palais Youssoupow?... 

A en juger par le peu que je sais, c'est la présence de 
Pourichkiéwitch qui confère au drame sa véritable 
signification, son haut intérêt politique. Le grand-duc 
Dimitry est un élégant jeune honune de vingt-cinq ans, 
énergique, fervent patriote, capable de bravoure dans 
un jour de bataille, mais léger, impulsif et qui me semble 
s'être inconsidérément fourvoyé dans cette aventure. 
Le prince Félix Youssoupow, qui a vingt-neuf ans, 
est doué d'ime intelligence vive et de goûts esthétiques ; 



25 DÉCEMBRE I916-8 JANVIER I917 129 

mais son dilettantisme se plaît un peu trop aux fantai- 
sies perverses, aux images littéraires du vice et de la 
mort; je crains donc qu'il n'ait vu surtout, dans l'as- 
sassinat de Raspoutine, un scénario digne de son 
auteur préféré. Oscar Wilde. En tout cas, ses instincts, 
son visage, ses allures, le font ressembler beaucoup 
plus au héros de Dorian Gray qu'à Brutus ou à Loren- 
zaccio. 

Pourichkiéwitch, qui a dépassé la cinquantaine, est 
au contraire un homme de doctrine et d'action. Il s'est 
fait le champion de l'absolutisme orthodoxe ; il soutient, 
avec autant de véhémence que de talent, la thèse du 
« tsar autocrate, envoyé de Dieu ». En 1905, il présidait 
la fameuse ligue réactionnaire, l'Union du peuple russe, 
et c'est lui qui a inspiré, dirigé, les terribles pogroms 
contre les Juifs. Sa participation à l'assassinat de Raspou- 
tine éclaire toute la conduite de l'extrême droite, en ces 
derniers temps ; elle signifie que les partisans de l'auto- 
cratisme, se sentant menacés par les folies de l'impéra- 
trice, sont résolus à se défendre malgré l'empereur et, au 
besoin, contre lui. 

Ce soir, je vais au théâtre Marie, où l'on représente 
la Belle au bois dormant, le pittoresque ballet de Tchaï- 
kowsky, avec la Smimowa. 

On ne parle naturellement que du drame d'hier et, 
conune on ne sait rien de précis, l'imagination russe se 
donne un Ubre cours. Les sauts, les pirouettes et les 
« arabesques » de la Smimowa ne sont pas plus fantaisistes 
que les récits qui se colportent dans la salle. 

Au premier entr'acte, le comte Nani Mocénigo, con- 
seiller de l'ambassade d'ItaUe, me dit : 

— Eh bien ! monsieur l'ambassadeur, nous voici donc 
revenus au temps des Borgia !... Le souper d'hier ne vous 
rappelle-t-il pas le fameux festin de Sinigallia? 

— L'analogie n'est que lointaine. Il n'y a pas seulement 
la différence des temps ; il y a surtout la différence des 

T. III. 9 



130 LA RUSSIE BES TSARS 

civilisations et des caractères. Par Tastnce et la perfidie, 
Vattttitat d'hi^ a'est certes pas indigne du sataniqœ 
César. Mais ce n'est pas le bdlissimo inganno, comme 
disait le Valentinois. La magnificence dans la luxure 
et kb scélératesse n'est pas donnée à tout le monde*.. 



*% 



Lundi, i** janvier 19x7. 

Si je n'ea dois juger que par les constellations du ciel 
russe, l'année commence sous de mauvais signes. Je 
constate partout l'inquiétude et le découragement; on 
ne s'intéresse plus à la guare ; on ne croit plus à la vic- 
toire; on s'attend et l'on se résigne aux pires événe- 
ments. 

Ce matin, je discute avec Pokrowsky le projet de ré- 
ponse à la note américaine sur nos buts de guerre. Nous 
cherchons ime formule au sujet de la Pologne; je fais 
valoir que la reconstitution intégrale de l'État polonais 
et, par suite, la reprise de la Posnanie à la Prusse sont 
d'une importance capitale; nous devons donc affirmet 
hautement nos desseins. Pokrowsky acquiesce en prin^ 
cipe ; il hésite cependant à s'engager, par crainte de donner 
aux Alliés un droit d'immixtion dans les affaires de Po- 
logne. Je lui objecte en riant : 

— Vous avez Tair d'emprunter vos argtunents au 
comte de Nesselrode ou au prince Gortchakow. 

U rit à son toiu: et me répond : 

— Accordez-moi quelques jours encore pour me sous- 
traire à ces influences archaïques. 

Puis, redevenu sérieux, il relit à demi-voix le projet 
que nous venons de discuter et, d'un ton grave, il ajoute : 

— C'est fort beau, tout cela. Mais que nous en sommes 
loin ! Voyez donc la réalité présente I... 



25 DÉCEMBÏtE I916-8 JANVIER I917 I3I 

Je le réconforte de mon mieux, en lui^ représen- 
tant que notre victoire définitive, complète, déperrf 
uniquement de notre endurance et de notre énergie. 

Après un grand soupir, il reprend : 

— Mais voyez donc ce qui se passe ici ! 

Par ordre de rimpératrice, le général Maxxmowitch, 
aîde-de-camp général de l'empereur, a procédé hier à 
Tacrestation du grand-duc Dûnitry, qui demeure con>- 
fine dans son palais de la Perspective Newsky, sous la 
surrallance de la police. 



*% 



Mardi, 2 janvier 19x7. 

Le corpB de Raspoutine a été retrouvé hier dans les 
glaces de lai petite Ne^vica, au long de Tîle Krestowsky, 
près du palais Bélosselsky. 

Jusqu'au dernier instant, Timpératrice a espéré que 
« Dieu lui conserverait son consolateur et son unique 
ami». 

La police ne laisse publier aucun détail sur le drame. 
D'ailkurs, VOkhrana poiusuit ses recherches avec un tel 
secret que, ce matia encore, le président du Conseil, 
Trépow, répondait aux questions impatientes du grand- 
dioc Niccdas-Michailowitch : 

— Je vous jure,. Monseigneur, que tout se passe en 
dehors de moi et que je ne sais rien de Tenquête. 

fil apprenant avant-hier la mort de Raspoutine, 
le peof^ a jubilé; On s'embrassait dans les rues ; on allait 
brâUsr des cierges à Notre-Dame de Kazan. 

Lorsipi: on a su que le grand-duc Dimitry était parmi 
les assassins,, c'est devant les icônes de saint Dimitry 
<pà*QB' s'est pressé pour allumer des cierges. 

Le meurtre de Grigory est l'unique sujet de conversa- 
tion daavs les interminables files de £emmes qui, aous la 



132 LA RUSSIE DES TSARS 

neige et le vent, attendent à la porte des boucheries 
et des épiceries pour la distribution de la viande, du thé, 
du sucre, etc. Elles se racontent que Raspoutine a été 
jeté vivant dans la Newka et elles approuvent, en citant 
le proverbe : Sabâkyé, sabâichya smerte! « A chien, mort 
de chien !... » Elles chuchotent aussi que la grande-du- 
chesse Tatiana, seconde fille de l'empereur, assistait au 
drame, déguisée en lieutenant des chevaliers-gardes, afin 
de se venger de Raspoutine, qui avait essayé de la violer. 
Et, transportant dans le monde de la Cour la férocité 
vindicative des moujiks, elles ajoutent que, pour satis- 
faire pleinement sa soif de vengeance, on a châtré devant 
elle Grigory agonisant. 

Autre racontar populaire : « Raspoutine respirait encore, 
quand on l'a jeté sous la glace de la Newka. C'est très im- 
portant; car, de la sorte, il ne deviendra jamais im 
saint... » C'est en efîet une croyance, dans le peuide russe, 
que les noyés ne peuvent pas être canonisés. 






Mercredi, 3 janvier 1917. 

Aussitôt retiré de la Newka, le corps de Raspoutine 
a été mystérieusement conduit à l'asile des Vétérans de 
Tchesma, situé à cinq kilomètres en dehors de Pétrograd, 
sur la route de Tsarskoïé-Sélo. 

Après que le professeur Kossorotow eut procédé à 
l'examen du cadavre et relevé les traces des blessures, 
on introduisit dans la salle d'autopsie la sœur Akoulina, 
cette jeune religieuse que Raspoutine a connue jadis 
au couvent d'Okhtaï où il l'exorcisa. Munie d'un ordre 
de l'impératrice, elle a procédé, seule avec un infirmier, 
au soin de la toilette funèbre. En dehors d'elle, personne 
n'a été admis auprès du mort : sa femme, ses filles, ses 



25 DÉCEMBRE I916-8 JANVIER I917 133 

jdus ferventes dévotes ont vainement imploré Tautorisa- 
tion de le voir une dernière fois. 

La pieuse Akoulina, l'ancienne démoniaque, a passé la 
moitié de la nuit à laver le corps, embaumer ses plaies, l'ha- 
biller de vêtements neufs et le disposer dans le cercueil. 
Pour finir, elle lui a mis sur la poitrine un crucifix et lui 
a inséré entre les mains ime lettre de Timpératrice. Voici 
le texte de cette lettre, tel que je le tiens de Mme T.,. 
qui était l'amie du staretz et qui est fort liée avec la sœur 
Akoulina : 

Mon cher martyr, donne-moi ta bénédiction, afin qu'elle 
me suive constamment sur le chemin douloureux qui me 
reste à parcourir ici-bas. Et souviens-toi de nous, là-haut, 
dans tes saintes prières! 

Alexandra. 

Le lendemain matin, qui était hier, l'impératrice et 
Mme W3n:oubow sont venues prier sur la dépouille de leur 
ami, qu'elles ont couverte de fleurs, d'icônes et de lamen- 
tations. 

Que de fois, dans mes courses à Tsarskoïé-Sélo, j'ai 
passé devant l'asile de Tchesma, ancien château de plai- 
sance édifié par Catherine II et que l'on aperçoit de la 
route, au travers des arbres ! A cette époque de l'année,- 
sous l'aspect hivernal, dans l'immensité de la plaine 
brumeuse et glacée, le site est d'une tristesse lugubre. 
C'est bien le décor qu'il fallait pour la scène d'hier. Cette 
tsarine funeste et sa pernicieuse compagne en pleurs 
devant le cadavre tiunéfié du moujik crapuleux qu'elles 
ont aimé si follement et que la Russie maudira pendant 
des siècles, — le grand dramaturge de l'Histoire a-t-il 
imaginé beaucoup d'épisodes plus pathétiques? 

Vers minuit, le cercueil a été transféré à Tsarskoïé- 
Sélo, sous la conduite de Mme Golovine et du colonel 
Loman, puis déposé dans une chapelle du parc impérial. 



134 I-A RtTSSIE ItES TSAXS 



*% 



Jeadi, 4 janvier 191 7. 

Je fais vdsite à Kokovtsow, dans son appartement 
correct et méthodique de la Hokhowala. 

Jamais Tancien président du Conseil, dont le pessi- 
misme s'est tant de fois vérifié, n'avait encore iannulé 
devant moi des pronostics aussi sombres. Il prévoit, à 
brève échéance, un drame de palais ou la révolution. 

— Depuis fort longtemps, me dit-il, je n'ai vu Sa 
Majesté. Mais j'ai un ami très intime qui approche fré- 
quenament les souverains et qui a travaillé ces derniers 
jours avec Tempereur. Les impressions que m'a rapportées 
cet ami sont déplorables. L'impératrice est calme en 
apparence, mais taciturne et tendue. L'empereur a la 
figure creuse, la voix sèche, le regard maiivais ; il s'est 
exprimé d'un ton acerbe sur les membres du Conseil de 
l'empire, qui, tout en affichant leur attachement à l'auto* 
cratisme, se sont permis de lui adresser des remontrances : 
aussi, a-t-il résolu de changer le président et le vice-pré- 
sident de cette haute assemblée, dont les pouvoirs expirent 
le 14 janvier, mais qui, normalement, sont toujours main- 
tenus en fonction... L'irritation de l'empereur envers le 
Conseil de l'empire est soigneusement attisée par l'im- 
pératrice, à qui l'on a affirmé que certains naembres de 
l'extrême droite pariaient delà faire répudier et enfermer 
dans un couvent... Maintenant, je vais vous confier un 
secret. Trépow est venu me voir ce matin pour m'an- 
noncer qu'il ne veut pas porter {dus longtemps la isespon- 
sabilité du pouvoir et qu'il a offert à l'empereur sa diànis- 
sion de la présidence du Conseil. Vous comprenez si j'ai 
le droit d'être inquiet I 

— Somme toute, dis-je, la crise actuelle se dessine de 
plus en plus comme un confiit entre l'empereur et les 



25 DÉCEMBRE I916-& JANVIER I917 135 

défenseurs naturels, attitrés de rautocratisme. Si Tem- 
peieisr ne cède pas, vous pensez que nous reverrons la 
tragédie de Paul I*'? 

— Je le crains. 

— Mais les partis de gauche, quelle sera leur attitude? 

— Les partis de gauche, j'entends ceux de la Douni;a, 
resteront vraisemblablement étrangers au drame; ils 
savent que la suite des événements ne peut que tourner 
à leur profit et ils attendront. Quant aux masses popu- 
laires, c'est autre chose. 

— Prévoyez-vous déjà leur entrée en scène? 

— Je ne crois pas que les incidents de la politique cou- 
rante ou même un drame de palais puissent suffire à 
soulever le peuple. Mais le soulèvement sera immédiat 
s'il y a désastre militaire ou crise de famine. 

J'expose alors à Kokovtsow que j'ai l'intention de 
demander une audience à l'empereur : 

— Je ne pourrai l'entretenir officiellement que des 
affaires diplomatiques et militaires. Mais, pour peu que 
je le sente en confiance, j'essaierai de l'amener sur le ter- 
rain de la politique intérieure. 

— De grâce, n'hésitez pas à lui dire tout ! 

— S'il consent à m'écouter, je marcherai à fond. S'il 
se dérobe, je me bornerai à lui faire comprendre combien 
je suis inquiet de tout ce qui se passe et dont je n'ai pas 
le droit de lui parier. 

— Vous avez peut-être raison. Dans la disposition 
où est l'empereur, il ne faut l'aborder qu'avec prudence ; 
mais, comme je sais qu'il a de l'amitié pour vous, je ne 
-seiais pas surpris qu'il se laissât aller devant vous à un 
peu d'expansion. 

Depuis que le grand-duc Dimitry est aux arrêts dans 
son palais de la Perspective Newsky, ses amis ne sont pas 
sans inquiétude pom: sa sûreté personnelle. Sur la foi 
de renseignements dont j'ignore la provenance, ils crai- 



136 LA RUSSIE DES TSARS 

gnent que le ministre de rintérieur, Protopopow, n'ait 
résolu de le faire assassiner par un des policiers préposés 
à sa garde. La machination, ourdie par VOkhrana, con- 
sisterait à simuler une tentative d'évasion ; le policier 
feindrait d'avoir été menacé par le grand-duc et obligé 
de se défendre par la force des armes. 

Afin de parer à tout événement, le président du Conseil, 
Trépow, a expédié au général Kabalow, gouverneur de 
Pétrograd, l'ordre d'installer im poste d'infanterie au 
palais grand-ducal. Désormais, chaque policier est ainsi 
doublé d'un factionnaire qui le surveille. , 



4c 4c 



Vendredi, 5 janvier 1917. 

Pour dépister les hypothèses et les recherches de la 
curiosité publique, VOkhrana fait répandre le bruit que le 
cercueil de Raspoutine a été transporté dans son village 
de Pokrowskoïé, près de Tobolsk, ou dans un couvent de 
l'Oural. 

En réalité, les obsèques ont été célébrées très secrète- 
ment, la nuit dernière, à Tsarskoïé-Sélo. 

Le cercueil a été inhumé dans un terrain que Mme Wy- 
roubow et deux marchands moscovites ont acheté na- 
guère, aux confins du parc impérial, près d'Alexan- 
drowka, pour y élever une chapelle et un hospice. H y a 
un mois environ, Mgr Pitirim était venu bénir solennel- 
lement ce terrain. 

Les seules personnes présentes à l'inhumation étaient 
l'empereur, l'impératrice, les quatre jeûnes grandes-du- 
chesses, Protopopow, Mme Wjn-oubow, les colonels Loman 
et Maltzew, enfin, comme officiant, le Père Wassiliew, 
archiprêtre de la cour. 

L'impératrice s'est fait remettre la chemise ensan- 
glantée du « martyr Grigory », et la garde pieusement. 



25 DÉCEMBRE I916-8 JANVIER I917 I37 

comme une relique, comme un palladium, d'où dépend 
le sort de la dynastie. 

Ce même soir, un grand- industriel, Bogdanow, offrait 
chez lui im dîner auquel assistaient un membre de la 
famille impériale, le prince Gabriel-Constantinowitch, 
plusieurs oflSciers dont le comte Kapnist, aide-de-camp 
du ministre de la Guerre, im membre du Conseil de l'em- 
pire, Osérow, et quelques représentants de la haute 
finance, dont Poutilow. 

Pendant le repas, qui était fort animé, on n'a parlé 
que de la situation intérieure. Le Champagne aidant, on 
l'a dépeinte sous les couleurs les plus noires, avec cette 
outrance de pessimisme où se complaît l'imagination 
russe. 

S'adressant au prince Gabriel, Osérow et Poutilow 
ont exposé que, à leur avis, le seul moyen de sauver la 
djniastie régnante et le régime monarchique est de réunir 
tous les membres de la famille impériale, les chefs de 
parti au Conseil de l'empire et à la Douma, ainsi que des 
représentants de la noblesse et de l'armée, pour déclarer 
solennellement l'empereur affaibU, inférieur à sa tâche, 
incapable de régner plus longtemps et de proclamer 
l'avènement du césaréwitch, sous la régence d'un grand- 
duc. 

Loin de protester, le prince Gabriel s'est borné à for- 
muler quelques objections d'ordre pratique ; il a promis 
néanmoins de rapporter à ses oncles et cousins ce qu'on 
venait de lui dire. 

La soirée s'est terminée par un toast « à im tsar intel- 
ligent, conscient de ses devoirs et digne de son peuple » ! 

L'empereur a refusé la démission de Trépow, sans un 

mot d'explication. 
Au cours de la soirée, j'apprends que l'on est fort ému, 

fort agité, dans la famille des Romanow. 



33S I^ RUSSIE DES TSARS 

Hasienrs grands-ducs, parmi lesquels on me cite les 
trois fils de la grande-duchesse Maric-Pavlowna, Cyrille, 
Boris et André, ne parlent de rien moins que de sauver 
le tsarisme par xm cbangasient de règne. Avec le ooncours 
de quatre régiments de la garde, dont le loyalisme serait 
déjà ébranlé, on marcherait de nuit sur Tsarskoïé-Sélo ; 
im s'emparerait des souverains ; on démontrerait à 
Tempereur la nécessité d'abdiquer ; on enfermerait Tim- 
pératrice dans un couvent ; puis on prodamerait Tavène- 
ment du césaréwitch Alexis, sous la régence du grand- 
duc Nicolas-Nicdaîéwitch. 

Les pr(»noteurs de cette idée estiment que le grand-duc 
Dimitry, par sa coopération à l'assassinat de Raspoutine, 
est tout désigné pour diriger le complot et entraîner les 
troupes. Ses cousins, Cjnille et André- Wladimirowitch, 
sont allés le voir dans son palais de la Perspective Newsky 
et l'ont indté, de toutes leurs forces, a à poursuivre jus- 
qu'au bout son œuvre de salut narional ». Après un long 
débat de consdence, Dimitry-Pavlowitch a définitive- 
ment refusé « de porter la main sur l'empereur »; son 
dernier mot fut : « Je ne violerai pas mon serment de 
fidéUté. » 

Les troupes de la Garde, au sein desquelles les oxgaïu- 
sateurs se sont déjà créé des intelligences, sont le Téffr 
ment Pavlowsky, caserne au Champ-de-Mars, le régioient 
Préobrajensky, caserne près du Palais d'hiver, le régi- 
ment Ismaflowsky, caserne près du canal Obvodny, les 
Cosaques de la Garde, casernes derrière le couvent de 
Saint- Alexandre-Newsky ; enfin, un escadron du régi- 
ment des hussards de l'empereur, en garnison à Tsaxskoîé- 
Sélo. 

Le travail qui s'est fait dans les casernes a été presque 
aussitôt connu par YOkhra^na, Biéletzky a été chargé 
d'ouvrir une enquête, conjointement avec celle qu'il 
poursuit sur l'assassinat de Raspoutine ; il a, comme prin- 
cipal collaborateur dans ses recherches, le colonel de 



25 DÉCEMBRE I916-8 JANVIER I917 I39 

gendannerie ITewdakow, chef de la Sâieté de l'empereur, 
•qui a réœmment snrcédé au général Spiridowitch. 



4c « 



Samedi, 6 janvier 1917. 

Les versicms les |dus contradictoiies et les {dus folles 
continuent à circuler sur l'assassinat de Raspontine. Le 
mystère est d'autant |dus profond que, dès la première 
lieuce, l'ancien directeur du département de la Police, 
le fameux Bdéletzky, aujourd'hui sénateur, a été chargé 
pQo: rîmpératrice de conduire personnellement l'instruc- 
tion ; il s'est mis à l'œuvre aussitôt avec le général de 
gendaimerie Globatchew, chef de ÏOkhrana, et son habile 
soos-ichef le colonel Kirpitcfanikow. En exigeant que tous 
les pouvoirs de YOkhrana fussent concentrés dans les 
mains de Biéletzky pour la conduite de l'enquête, la 
tsarine a répété avec force : « Je n'ai confiance qu'en lui ; 
je ne croirai que ce qu'il m'affirmera, lui et lui seul,.. » 

Par deux voies différentes, dont l'une très intime, j'ai 
obtenu un ensemble de renseignements qui me permettent 
de reconstituer les phases principales de l'assassinat. 
•On m'affinne que ces détails concordent avec les faits 
établis actuellement par l'enquête policière. 

Le drame s'est accompli dans la nuit du 2g au 30 dé- 
cembre, au palais du prince Youssoupow, quai de la 
MoSca, 3i« 94. 

Jusqu'alors, Pélix Youssoupow n'avait eu avec Ras- 
poutine que de vagues relations. Pour l'attirer dans sa 
demeure, U a^ usé d'un stratagème peu élégant. Le 28 dé- 
cembre, il s'est rendu chez le sfaretz et lui a dit : 

— Ma fanme, qui est arrivée hier de Crimée, a un désir 
fou de te connaître. Et elle voudrait te voir tout à fait 
dans l'intimité pour causer tranquillement avec toi. 
Ne veux-tu pas venir prendre le thé demain soir à la 



r^o ut EcsstE r>E5 xsahs 



icaîsoB? Tu JÎessdraàs mi pea taxiL ¥€rs crxc b=crs er 
dâEie ; car laoos avisos nui beik-nfière à dîrer ; mais d^ 
serst, oertaâaeioast parti& à cette heore-Sà. 

L'idée d'entrer en rsLppocts avec la très f*2£ie p 



Iiêse, fiQe do grax&d-doc Alexar«tre-lfiThaïïrwtaJk ei 
nièce de i'enqKxear, a tout de suite aguâchê Rj^pootice, 
qoi a pfoiDis de vaôr. IXaxQeiiis, ccgrtraiigfneTTt à FasB^- 
ikfsk de YovEsocQxiw^ la pcincesse Irène se uecivaît asone 
en Ciimée. 

Le lendemain, 29 décembre, vos n heures, toos ies 
conjurés se smt rémns an palais Yoossctqxïw, dans mi 
des salons dn pranier étage où un sooper était scrci. 
Le prince Faix avait ainsi antoor de hn k grand-doc Dî- 
mitry, le dépoté à la Dooma Poorichkiéwitch, le capîtaigw* 
Soakbotine et on médecin polonais, le dcxrteor Stanislas 
de Lazovert, préposé à l'on des grands services sanitaires 
de l'armée. Quoi qoe l'on ait raconté, il n'y a eo ce scir- 
là aocone orgie ao palais Yoossoopow; aocone femme; ni 
la princesse R..., ni 'iime D..., ni la comtese P..., rd la 
dan<e»Ky Karally, n'assistait à la réonion. 

A onze henres et qoart, le prince Félix s'est fait con- 
doire en aotomobfle chez Raspootine, qoi demeore roe 
Goroldiowaia, nO 68, à deux Idkimètres environ de la Moika. 

Yoossoopow gravit à tâtons l'escaUer de Raspootine ; 
car les lumières de Timmeoble sont éteintes et la noit est 
des pbas sombres. Dans cette obscurité, il ne se reconnah 
{dus. A l'instant de sonner, il craint de s'être trompé 
de porte et même d'étage. Alors il prononce mentale- 
ment : € Si je me trompe, c'est qoe le sort est contre moi 
et que Raspoutine doit vivre. • 

Il sonne. C'est Raspoutine lui-même qui ouvre la 
porte ; sa fidèle servante, Doonia, le soit, 

— Je viens te chercher. Père, comme c'était con- 
venu, dit Youssoupow ; j'ai ma voiture en bas. 

Et, dans un élan de cordiaUté, selon la mode rosse, 
il donne au staretz un gros baiser sur la bouche. 



25 DÉCEMBRE I916-8 JANVIER I917 141 

L'autre, méfiant par instinct, se récrie d'un ton gogue- 
nard : 

— Quel baiser tu me donnes là, petit !... J'espère bien 
que ce n'est pas le baiser de Judas... Allons, en route 1 
Passe devant !... Adieu, Dounia ! 

Dix minutes plus tard, c'est-à-dire vers minuit, ils 
descendent de voiture au palais de la Moïka. 

Youssoupow fait entrer son hôte dans un petit appar- 
tement du rez-de-chaussée, ayant accès au jardin. Le 
grand-duc Dimitry, Pourichkiéwitch, le capitaine Soukho- 
tine et le docteur de Lazovert attendent à l'étage supé- 
rieur, d'où arrive par instants le bruit d'im gramophone 
qui exécute des airs de danse. Youssoupow dit à Raspou- 
tine : 

— Ma belle-mère est encore là-haut avec quelques 
jeunes gens de nos amis ; mais ils sont tous sur le point 
de s'en aller. Ma fenune viendra nous rejoindre aussitôt 
après... Asseyons-nous ! 

Ils s'installent dans de larges fauteuils et parlent d'oc- 
cultisme, de nécromancie. 

Le staretz n'a jamais besoin d'être stimulé pour dis- 
courir à perte d'haleine sur de pareils sujets. Il est d'ail- 
leurs en verve, ce soir ; il a l'œU très vif et semble fort 
content de lui. Afin d'aborder la jeune princesse Irène 
avec tous ses moyens de séduction, il a mis son plus beau 
costmne, son costume des grands jours : il porte un large 
pantalon de velours noir, engagé dans de hautes bottes 
neuves, une chemise de soie blanche, ornée de broderies 
bleues, enfin une ceinture de satin noir, chamarrée d'or 
et qui est im présent de la tsarine. 

Entre les fauteuils où se prélassent Youssoupow et son 
invité, on a disposé d'avance un guéridon, sur lequel 
il y a deux assiettes de gâteaux à la crème, une bouteiQe 
de marsala et un plateau chargé de six verres. Les gâ- 
teaux placés près de Raspoutine ont été empoisonnés 
avec du cyanure de potassium, fourni par un médecin 



142 LA RUSSIE DES TSARS 

de L'hôpital Oboukhow, ami du prince Félix. Chacun des 
trois verres, qui se trouvent à côté de ces gâteaux, con- 
tient trois décigrammes de cynanure, dissons dans 
quelques gouttes d'eau. Si faible qu'dle paraisse, cette 
dose est pourtant énonne^ puisque la dose de quatre 
centigrammes est déjà mortelle. 

 peine la conversation engagée, Youssoupow r^njdit 
nonchalamment un veize de chaque série et i»«nd un 
gâteau dans l'assiette à portée de sa main. 

— Tu ne bois donc pas. Père Grigory? demande-t-il 
au siaretz, 

— Nwi, je n'ai pas soif. 

L'entretien se poursuit, assez animé, sur les pratiques 
du spiritisme, de l'envoûtement, de la divination. 

Une seconde fois, Youssoupow propose à Raspoutine 
de boire et de manger. Nouveau refus. 

Mais, comme la pendule sonne déjà une heure du matin» 
Grichka s'énerve tout à coup et, d'un ton grossier^ il 
s'écrie : 

— Ah çà ! elle ne descend donc pas, ta femme !,.. Tu 
sais que je n'ai pas L'habitude d'attendre. Personne ne 
se permet de me faire attendre, personne... pas même l'im* 
pératrice. 

Sachant comme Raspoutine est prtanpt à la colère» 
le i»rince Félix balbutie doucereusement : . 

— Si, dans quelques minutes, Irène n'est pas là, j'irai 
la chercher. 

— Tu feras bien ; car je commence à m'embêter ici 
D'un air dégagé mais la gorge étreinte, Youssoupow 

essaie de renouer la conversation. Soudain, le sUweix 
vide son verre. Et, faisant claquer sa langue, il dit : 

— Ton marsala est délicieux. J'en boirais bien enccHXî I 
D'un geste machinal, Youssoupow empUt, non pas 

le verre que lui tend Grichka, mais les deux autres 
verres qui contiennent le reste du cyanm-e. 
Raspoutine saisit l'un et l'absorbe d'un trait. Yous- 



25 DÉCEMBRE I916-8 JANVIER I917 I43 

soopow s'attend à voir sa victime défaillir, s'écfoukr. 

Mais le poison ne produit toujours pas d'effet; 

Troisième rasade. Aucun effet non plus* 

L'assassin, qiâ jusque-là s'est montré remarquable de 
sang-froid et d'aôsance, commence à se troubler. Sous le 
pcétexte d'aller chercher la princesse Irène, il sort du 
salon et monte à Fétage supérieur afin de ccmsulter 
ses complices. 

Le conciliabule est bref. Pourichkiéwitch se prononce, 
avec autorité, pour qu'on brusque le dénouement. 

— Sinon, déclare-t-il, le gredin va nous échapper. Et 
comme il est, pour le moins, à demi empoisonné» nous 
porterons toutes les conséquences de l'assassinat, sans 
en avoir le profit. 

— Mais je n'ai pas de revcdver I reprend Youssoupow. 

— Voici le mieni répond le grand-duc Dimitry. 
Youssoupow redescend aurez-de-chaussée, tenant le re- 

vrfver du grand-duc dans sa main gauche, derrière son dos. 

— Ma fenrnie est désolée de t'avoir fait attendre, dit-il ; 
ses invités viennent seulement de partir; elle me suit. 

Mais Raspoutine l'écoute à peine ; il marche de long 
&i large, soufiSant, éructant. Le cyanure agit. 

Youssoupow hésite néanmoins à se servir de son arme. 
S'il manquait son coup !... Frêle et efféminé conrnie il 
est, il craint d'attaquer en face le robuste moujik, qui 
l'écraserait d'un coup de poing. 

Pourtant, il n'y a plus une minute à perdre. D'une 
seconde à l'autre, Raspoutine peut s'apercevoir qu'il est 
tombé dans un guet-apens, saisir son adversaire à la 
gorge et se sauver en lui passant sur le corps. 

Redevenu maître de soi, Youssoupow passe négligem- 
m^t au fond de la i^èce et, s'arrêtant devant une table 
ccMiverte d'objets d'art, il dit : 

— Puisque tu es debout, approche-toi un peu ; viens 
voir ce très, beau crucifix italien de la Renaissance» que 
ji'ai acheté récenmient. 



144 ^^ RUSSIE DES TSARS 

— Oui, montre-le-moi; on ne saurait trop regarder 
l'image de Notre-Seigneur crucifié! 

Le staretz s'approche de la table. 

— Tiens I dit Youssoupow; regarde. Est-ce beau ! 
Tandis que Raspoutine se penche sur l'effigie sainte» 

Youssoupow se place à sa gauche et, presque à bout 
portant, il lui tire deux coups de revolver dans les 
côtes. 

Raspoutine pousse un cri : 

— Ahl 

Et il s'afiaisse tout d'une masse. 

Youssoupow s'incline sur le corps, tâte le pouls, exa- 
mine l'œil en soulevant la paupière et ne constate plus 
aucun signe de vie. 

Au bruit de la détonation, les complices d'en haut des- 
cendent brusquement. 

Le grand-duc Dimitry déclare : 

— Maintenant, il faut vite le jeter à l'eau... Je vais 
chercher mon auto. 

Ses compagnons remontent à l'étage supérieur, afin 
de combiner le transport du cadavre. 

Une dizaine de minutes plus tard, Youssoupow rentre 
dans le salon du bas, pour y contempler sa victime. 

Il recule d'horreur. 

Raspoutine est à demi relevé, s'appuyant sur les mains. 
D'un effort suprême il se redresse, abat sa lourde poigne 
sur l'épaule de Youssoupow et lui arrache son épaulette, 
en proférant avec un dernier souffle de voix : 

— Misérable I... Demain, tu seras pendu ! Car je vais 
tout dire à l'impératrice ! 

Youssoupow se dégage à grand'peine, sort du salon 
en courant, remonte à l'étage supérieur. Et, blême, 
couvert de sang, la voix étranglée, il crie à ses complices : 

— n vit encore !... D m'a parlé I... 

Puis il s'eflondre, évanoui, sur un canapé. De ses rudes 
mains, Pourichkiéwitch l'empoigne, le secoue, le relève. 



25 DÉCEMBRE I916-8 JANVIER I917 I45 

lui prend son revolver et Tentraîne, avec les autres con- 
jurés, vers Tappartement du rez-de-chaussée. 

Le staretz n'est déjà plus dans le salon. Il a eu assez 
d'énergie pour ouvrir la porte qui accède au jardin, 
et il se traîne sur la neige. 

Pourichkiéwitch lui envoie une baUe dans la nuque et 
une dans les reins, tandis que Youssoupow, furieux, hur- 
lant, va chercher un candélabre de bronze et en frappe 
à coups redoublés le crâne de sa victime. 

Il est deux heures et quart du matin. 

Au même instant, T automobile du grand-duc Dimitry 
arrive devant la petite porte du jardin. 

Aidés par un domestique sûr, les conjurés enveloppent 
Raspoutine dans sa pelisse, lui remettant même ses ga- 
loches, afin que nulle pièce à conviction ne reste au palais, 
et chargent le corps dans l'automobile, où s'installent 
rapidement le grand-duc Dimitry, le docteur de Lazovert 
et le capitaine Soukhotine. Puis, sous la conduite de 
Lazovert, la voiture part à toute vitesse pour l'île Kres- 
towsky. 

Le capitaine Soukhotine était venu, la veille, explorer 
les berges. Sur ses indications, l'automobile s'arrête 
près d'un petit pont, en aval duquel la vitesse du courant 
a fait un amas de glaçons, entrecoupé de crevasses. Là, 
non sans peine, les trois complices transportent leur 
pesante victime jusqu'au bord d'un trou et l'enfoncent 
dans l'eau. Mais la difficulté matérielle de l'opération, 
répaisse obscurité de la nuit, les sifflements aigres du 
vent, la peur d'être surpris, l'impatience d'en finir achè- 
vent d'exaspérer leurs nerfs. Aussi, ne s'aperçoivent-iïs 
pas qu'en poussant le cadavre par les pieds, ils ont fait 
sauter une de ses galoches, qui est restée ensuite sur la 
glace ; c'est la découverte de cette galoche qui, trois jours 
plus tard, a révélé à la police le lieu de l'immersion. 

Tandis que cette besogne sinistre s'accomplissait à 
l'île Krestowsky, un incident survenait au palais de la 
T. III. 10 



146 LA RUSSIE DES TSARS 

Mbïka, cù k -ptioce Faix et Pouiichkiéwitch, d^neurés 
seuls, s'occnpaimt Mtivement à eâacer les vestiges de 
TassassinaL 

Quand Raspoutine avait quitté son domidle de la Goro- 
khowaîa, im agent de VOkhrana^ Tikhomiiow, qui avait 
pour mission habituelle de veiller sur le stareùz, était venu 
aussitôt se mettre en faction aux abords du palais Yous- 
soupow. Les préUminaires du drame lui avaient néces- 
sairement échappé. 

Mais, s'il n*a pu ertendre 1^ premiers coups de re- 
volver qui ont bl^sé Raspoutine, il a entendu nette- 
ment les coups tiiés dans le jardin. Commençant à s'in- 
quiéter, il va prévenir en hâte le lieutenant de police 
du poste voisin. Lorsqu'ils reviennent tous deux, ils 
voient un automobile sortir du palais Youssoupow et 
filer, d'une allure folle, vers le Pont bleu. 

Le lieutenant de pcdice veut entrer au palais. Mais 
le majordome du prince, qui le reçoit à la porte, lui dit : 

— Ce qui s'est passé ne vous regarde pas. Son Altesse 
Impériale le grand-duc Dimitry-Pavlowitch le fera savoir 
demain à qui de droit. Retirez-vous I 

Énergique, le lieutenant passe outre. Il trouve dans le 
vestibule Pourichkiéwitch, qui lui déclare : 

— Nous venons de tuer Thomme qui déshonorait 
la Russie. 

— Où est le corps? 

— Vous ne le saurez pas. Nous avons jiuré de garder 
un secret absolu sur tout ce qui s'est passé. 

Le lieutenant revient précipitanmient au poste de la 
Morskaîa et téléj^one au colonel Grigoriew, maître de 
police du deuxième district. Une dani-heure s'est à peine 
écoulée que le général Balk, préfet de police, le g^iéral 
comte Tatistchew, commandant en chef de la gendar- 
merie, le général Globatchew, chef de VOkkrana, enfin 
le directeur du département de la Police, WassiHew, 
arrivent au palais Youssoupow. 



25 DÉCEHBRE i:^l6*8 JAN¥I£R I917 I47 






Dimanche, 7 janvwr 1917. 

PbkiQwsky m'a annoncé hier soir que rempereror me 
reoe¥ia aujcmrd'hui à six heuies ; il a dijom^ : 

— Je vous supplie de lui parler franchement, sans 
tétioence... Vous pouvez nous iwidre on tel Bervicei 

— Pour peu que l'emperoor veuflie m'écouter, je lui 
dizai tout ce que j'ai sur le cœur. Mais, dans la disposition 
d'esprît cù je sais qu'il est, ma tâche ne sera pas facile. 

— Que Dieu vous inspire ! 

— "Encore faudra-t-ii qu'(5W offre à Dieu l'occasion de 
n'in^ûer. 

Un pea avant six heures, je sms introduit au palais de 
Tsasrskoîé-Sélo par le maître des cérémonies Téplow, 
qui m'a accompagné de Pétrograd dans le train impérial. 
Le pnnce Dcriigoroukow, maréchal de laCour,etraide-de- 
can^ de service me reçoivent à la porte du premier 
salon. 

Arrivés 4ans la bibliothèque qui précède le caîrâet de 
l'empereur et où l' Éthiopien de garde monte sa îadfon 
immuable, nous causons pendant nne dizaine de minutes. 
Nous parlons de la guerre et du très long temps qu'elle 
durera encore ; nous affirmons notre foi dans la victoipe 
ftmle ; noi:^ Feoonnaissons la nécessité de nous -dédarer 
plus xés(dus que jamais à abattre la puissance germa- 
nique, etc. Mais le ferme langage de mes interlocuteurs 
est démenti par l'expression morne et inquiète <ie leur 
visage, par ce oonseil muet que je lis dans leuis yeux : 
« Dfe grâce, pariée franchement à Sa Majesté I » 

L'Étibâk)pîeii ouvre la porte. 

Dès l'entrée, je suis frappé par l'aspect fatigué de 
l'empereur, par sa physionomie tendue et absorbée. 

— J''ai prié Votre Majesté de me recevoir, lui dis-je, 



148 LA RUSSIE DES TSARS 

parce que j'ai toujours trouvé auprès d'elle beaucoup de 
réconfort et que j'en ai grand besoin aujourd'hui. 

D'une voix sans timbre, que je ne lui connaissais pas, 
a me répond : 

— Je suis toujours obstinément résolu à poursuivre 
la guerre jusqu'à la victoire, jusqu'à une victoire déci- 
sive et complète. Vous avez lu mon récent prikaz à 
l'armée? 

— Oui, certes, et j'ai admiré l'esprit de confiance, d'iné- 
branlable énergie, que respire ce document. Mais, entre 
cette afi&rmation éclatante de votre volonté souveraine 
et la réalité des faits, quelle distance, quel abîme ! 

L'empereur me regarde d'un œil méfiant. Je poursuis : 

— Dans ce prikaz, vous proclamez votre inflexible 
résolution de conquérir Constantinople. Mais comment 
vos armées y parviendront-elles? N'êtes-vous pas effrayé 
de ce qui se passe en Roumanie?... Si le recul des troupes 
russes n'est pas arrêté immédiatement, c'est toute la 
Moldavie qu'elles devront bientôt évacuer pour se retirer 
derrière le Pruth ou même le Dniester? Et ne craignez- 
vous pas, dans ce cas, que l'Allemagne n'organise un gou- 
vernement provisoire à Bucarest, n'élève sur le trône 
un autre HohenzoUem et ne fasse la paix avec une Rou- 
manie ainsi reconstituée? 

— C'est en effet une éventualité très inquiétante. 
Aussi, je fais tout le possible pour augmenter l'armée 
du général Sakharow ; mais les difficultés de transport 
et d'approvisionnement sont énormes. J'espère néanmoins 
que, dans une dizaine de jours, nous pourrons reprendre 
l'offensive en Moldavie. 

— Ah !... dans ime dizaine de jours !... Les trente et ime 
divisions d'infanterie et les douze divisions de cavalerie 
que réclamait le général Sakharow, sont-elles donc déjà 
en' ligne? 

Il me répond évasivement : 

— Je ne saurais vous dire; je ne me rappelle plus. 



25 DÉCEMBRE I916-8 JANVIER I9T7 I49 

Mais il a déjà beaucoup de troupes, beaucoup... Et j'en 
enverrai beaucoup d'autres, beaucoup... 

— A bref délai. 

— Oui, j'espère. 

La conversation se traîne languissamment. Je ne 
réussi^ plus à fixer, ni le regard de Tempereur, ni son 
attention. Il me semble que nous sommes à mille lieues 
l'un de l'autre. 

Alors, j'emploie \^ grand argument, que j'ai toujours 
trouvé si puissant à m'ouvrir les portes de sa pensée : 
j'invoque la mémoire de son père Alexandre III, dont le 
portrait préside à notre entretien : 

— Vous m'avez dit souvent, sire, que dans les heures 
difficiles, vous faisiez appel à votre bien-aimé père et que 
vous ne l'aviez jamais imploré en vain. Puisse son âme 
généreuse vous inspirer actuellement ! Les circonstances 
sont si graves ! 

— Oui, le souvenir de mon père est un grand secours 
pour moi. 

Et, sur cette phrase vague, il laisse de nouveau tomber 
la conversation. 
Je reprends, avec un geste de découragement : 

— Je vois, sire, que je vais sortir de ce cabinet beau- 
coup plus inquiet que je n'y suis entré. Pour la première 
fois, je ne me sens pas en contact de pensée avec Votre 
Majesté. 

H proteste affectueusement : 

— Mais vous avez toute ma confiance ! Nous avons 
de tels souvenirs en commun! Et je sais que je peux 
compter sur votre amitié. 

— C'est en raison même de cette amitié que vous me 
voyez plein de tristesse et d'angoisse ; car je ne vous ai 
confié que la moindre part de mes appréhensions. Il y a 
un sujet dont l'ambassadeur de France n'a pas le droit 
de vous parler ; vous devinez lequel. Mais je manquerais 
à la confiance que vous m'avez toujours témoignée, si je 



I5D LA BU9SIE DES TSARS 

ne VQ«B avouais pas que tous les symptômes qui me 
frappent depuis quelques semaines, le désarroi que j'ob- 
serve chez les meilleurs esprits, l'anxiété que je ccmstate 
chez vos plus fidèles sujets, m'effraient pour l'avenk de 
la Russie. 

— Je sais qu'on s*agifte beaucoup dans les salons de 
Pétn^rad. 

Et, sans me laisser le temps de relever ces mots» il me 
donande d'un air àè^stdaé : 

— Que devient notre ami Ferdinand de Bulgarie? 
Du ton le plus frcndement officiel^ je réponds : 

— Depuis de longs mois, je n'ai rien appris de lui, ske. 
Et je me tais. 

Avec sa timidité et sa gaudierie habituelles,^ l'empeistir 
ne trouve rien à dire. Un lourd silence pèse sur nous deux. 
C&penàBXLt, il ne me congédie pas, ne voulant pas sans 
doute que je le quitte sous ime impression pén&le. Peu à 
peu„ son visage se détaid et s'éclaire d'im sourire mélan- 
colique. J'ai pitié de lui et je viens au secours de son mu- 
tisme. Sur la table près de laquelle nofos sommes assis, 
j'avise tme dizaine de volumes somptueusement reliés 
au chiffre de Napoléon 1^ : 

— Votre Majesté a eu pour l'ambassadeur de France 
une dâicate attention, en s'entourant aujourd'hui de ces 
livres. Napoléont est un grand maître à consulter dans les 
circonstances critiques ; c'est l'honmie qui a fait le ptes 
de violence au destin. 

— Aussi, j'ai \m culte pour lui. 

Je retiens sur mes. lèvres cette réplique : « Oh ! un culte 
bien platonique ! » Mais l'empeieur se lève et me ccmduk. 
jusqu'à la porte, en me tenant longtanps la main,, dans 
un geste affectueux. 

Tandis que )e train impérial me ramène à Pétrc^rad, 
au travers d'une bourrasque de ne^, les souvenirs de 
cette audience se résument en moi. Les paroles de l'em- 
pereur, ses silences, ses réticences, sa physionomie grave 



25 DÉCEMBRE I916-8 JANVIER I917 151 

et contractée, son regard insaisissable et lointain, la fer- 
meture de sa pensée, tout le vague et Ténigmatique de 
sa personne, me confirment dans une idée qui me hante 
depuis quelques mois : c'est que Nicolas II se sent dé- 
bordé et dominé par les événements, qu'il n'a plus foi 
dans sa mission ni dans son œuvre ; qu'il a, pour ainsi 
dire, abdiqué intérieurement ; qu'il est désormais résigné 
à fet catastrophe et prêt au sacrifice. Son dernier prikaz 
à l'armée, sa hautaine revendication de la Pologne et 
de Constantinople, n'auraient donc été, conune je le 
pressentis d'abord, qu'une sorte de testament poUtique, 
une suprême affirmation du rêve glorieux qu'il avait conçu 
pour la Russie, et dont il constate aujourd'hui l'écroule- 
ment. 






Lundi, 8 janvier 19x7. 

Par ordre suprême, le grand-duc Dimitry est envoyé 
en Perse, à Kaswin, où il sera attaché à l'état-major d'une 
des armées combattantes. Le prince Félix Youssoupow 
est relégué dans son domaine du gouvernement de Koursk 
(Russie méridionale). Quant à Pourichkiéwitch, le pres- 
tige dont il jouit dans les masses rurales, l'ascendant 
qu'il exerce dans le parti réactionnaire comme l'un des 
diefs des « Bandes noires », ont faut penser à l'empereur 
qu'il serait dangereux de le frapper ; il est donc laissé en 
liberté ; mais, dès le lendemain de l'attentat, il est parti 
pour le front, où la poUce militaire le tient en surveillance. 

L'idée de supprimer Raspoutine semble être née dans 
Tesprit de Félix Youssoupow, au niilieu de novembre 
dernier. Il s'en serait ouvert, dès cette époque, à l'un des 
leaders du parti a cadet », le brillant avocat Basile Makla- 
kow ; mais il pensait alors à faire tuer le stardz par des 
mercenaires et non à opérer lui-même. L'avocat l'aurait 



152 LA RUSSIE DES TSARS 

sagement détoiimé de cette procédure : « Les misérables, 
qui accepteraient de tuer Raspoutine pour de l'argent, 
n'auraient pas plus tôt reçu de vous leurs arrhes qu'ils 
iraient vous vendre à VOkhrana,., » Perplexe, Youssoupow 
aurait demandé : « Ne peut-on pas trouver des hommes 
sûrs? » A quoi Maklakow aurait spirituellement répondu : 
« J'ignore ; je ne tiens pas bureau d'assassins ! » 

C'est à la date précise du 2 décembre que Félix Yous- 
soupow a pris la résolution définitive d'agir en personne. 
Ce jour-là, il assistait, dans une loge de face, à la séance 
publique de la Douma. Pourichkiéwitch venait de monter 
à la tribune et fulminait son terrible réquisitoire contre 
« les forces occultes qui déshonorent la Russie ». Quand, 
devant l'assemblée toute vibrante, l'orateur s'écria : 
« Debout, messieurs les ministres ! Allez à la Stavka; 
jetez- vous aux pieds du tsar ; ayez le courage de lui dire 
que le courroux populaire gronde et qu'un obscur moujik 
ne doit pas gouverner plus longtemps la Russie !... » 
Youssoupow fut secoué d'une violente émotion. Mme P...., 
qui était assise près de lui, le vit aussitôt blêmir et tres- 
sauter. 

Le lendemain, 3 décembre, il se rendit chez Pourichkié- 
witch. 

Après lui avoir fait promettre un secret absolu, il lui 
raconta qu'il s'était lié depuis quelque temps avec Ras- 
poutine, dans le dessein de pénétrer les intrigues qui se tra- 
maient à la Cour, et qu'il n'avait reculé devant aucune 
flagornerie pour capter sa confiance : il y avait merveilleu- 
sement réussi ; car il venait d'apprendre, par le staretz 
lui-même, que les partisans de la tsarine s'apprêtaient à 
déposer Nicolas II, que le césaréwitch Alexis serait 
proclamé empereur sous la régence de sa mère et que le 
premier acte du nouveau règne serait d'offrir la paix aux 
empires germaniques. 

Puis, voyant son interlocuteur bouleversé par cette 
révélation, il lui découvrit son projet de tuer Raspoutine 



25 DÉCEMBRE I916-8 JANVIER I917 153 

et a conclut : « Je voudrais pouvoir compter sur vous, 
Wladimir-Mitrophanowitch, pour délivrer la Russie de 
l'épouvantable cauchemar où elle se débat. » Pourichkié- 
witch, qui a le cœur chaud et la volonté rapide, acquiesça 
d'enthousiasme. A l'instant même, ils concertèrent le 
progranmie du guet-apens et fixèrent la date du 29 dé- 
cembre pour l'exécution. 

Les délégués de France, d'Angleterre et d'Italie à la 
conférence des Alliés devraient partir ces jours-ci pour 
Pétrograd. Buchanan, Carlotti et moi, nous conseillons 
à nos gouvernements de retarder leur départ. Inutile 
de les exposer aux fatigues et aux risques d'un voyage par 
les mers arctiques, s'ils ne doivent trouver ici qu'un gou- 
vernement désemparé. 



CHAPITRE VI 

9-28 JANVIER I917 



Démarche collective de la famille impériale auprès de Nicc^as II ; 
la grande-duchesse Marie-Pavlowna me confie ses angoisses 
— Mon collègue d'Angleterre, sir George Buchanan, essaie 
d'aborder avec Tempereur les proHèmes de la politique inté» 
rieure; réponses tranchantes qu'il reçoit. — Un âément 
r<Hnanesque dans la conjuration des grands-ducs. — Récepdoii 
du corps diplomatique à Tsarskoïé-Sélo pour le premier 
jour de l'an orthodoxe ; triste impression. — L'empereur sévit 
contre les grands-ducs ; un précédent historique. — Le prince 
héritier de Roumanie arrive à Pétrograd ; confiance des rela- 
tions russo-roumaines. — Entretien avec le grand-duc Paul sur 
le rôle de son fils dans l'assassinat de Raspoutine. — Un aide-de- 
camp général de l'empereur ose lui conseiller d'éloigner l'im- 
pératrice ; attitude chevaleresque de Nicolas II. — Le fantôme 
de Raspoutine ; apparitions nocturnes. — Opinion du mage 
Papus sur le staretz. Miracles futurs. 



Mardi, 9 janvier 191 7. 

Sir George Buchanan, qui n'est pas moins inquiet 
que moi de la situation, estime que l'empereur serait 
peut-être sensible à un conseil de son cousin le roi d'An- 
gleterre; il a donc suggéré à Balfour de provoquer 
l'envoi d'un télégramme personnel du roi au tsar; en 
remettant ce télégramme, Buchanan ajouterait de vive 
voix les commentaires nécessaires. Balfour ayant ap- 
prouvé cette démarche, Buchanan vient de solliciter 
une audience de l'empereur. 

Hier soir, le prince Gabriel-Constantinowitch o£Erait 

134 



T 



9"28 JANVIER 1917 155 

UB souper chez sa maîtresse^ une ancienne actrice. 

Parmi les convives, le grand-duc Boris, k prince Igor- 
Constantinowitch, Poutilow, le colonel Sch^oubatow, 
quelques officiers et uiœ escouade de l»illantes hétaïres. 

Durant la soirée, on n'a parlé que de ta conjuration, 
des régiments de la Garde sur lesquels on peut compter, 
des circonstances qui seraient le plus propices à Tatt^i- 
tat, etc. Tout cela, dans le va-et-vient des domestiques, 
en présence des filles^ au chant des tziganes, dans la 
vapeur du Moêt et Chandon, « brut impérial », qui cou- 
lait à flots. 

Pour finir, on a bu au salut de la Sainte-Russie. 






Mercredi, 10 janvier 1917. 

H y a un mois environ, la grande-duchesse Victoria- 
Féodorowna, femme du grand-duc Cyrûïe, a été reçue 
par l'impératrice et, la sentant plus ouverte que d'habi- 
tude, s'est risquée à lui parler des questions brûlantes. 

— C'est avec douleur, avec efîroi, a-t-elle dit, que je 
constate le mouvement d'hostilité qui est déchaîné contre 
Votre Majesté.. • 

L'impératrice l'a interrompue : 

— Vous vous trompez, ma chère. D'aiUeurs, je me 
suis trompée moi-même. Tout récemment encwe," je 
croyais que la Russie me détestait. Aujourd'hui, je suis 
éclairée. Je sais que c'est la société de Pétrograd seule 
qui me hait, cette société corrompue, impie, qui ne songe 
qu'à danser et à souper, qui ne s'occupe que de ses plai- 
sirs et de ses adultères, pendant que, de tout côté, le 
sang coule à fiots... le sang !... le sang I... 

£Ue était comme ^ffoquée de colère en articulant ces 
mots; elle dut s'arrêter un instant. Puis elle reprit : 

— Maintenant, au contraire, j'ai la grande douceur de 



156 LA RUSSIE DES TSARS 

savoir que la Russie entière, la vraie Russie, la Russie 
des humbles et des paysans, est avec moi. Si je vous 
montrais les télégrammes et les lettres que je reçois, 
chaque jour, de tous les points de l'empire, vous seriez 
fixée. Je ne vous en remercie pas moins de m'avoir parlé 
franchement. 

Ce que la pauvre tsarine ignore, c'est que Sturmer a 
eu ridée géniale, reprise et amplifiée par Protopopow, 
de lui faire expédier quotidiennement par VOkhrana 
des vingtaines de lettres et de télégrammes dans le 
style que voici : 

Ohl notre souveraine bien-aimée, mère et tutrice de notre 
césarévitch adoré.,. Gardienne de nos traditions... Oh! notre 
grande et pieuse tsarine... Protégez-nous contre les mé- 
chants... Gardez-nous de nos ennemis... Sauvez la Russie!.,. 

Ces derniers jours, sa sœur, la grande-duchesse Serge, 
Tabbesse du couvent de Marthe -et -Marie, est venue 
exprès de Moscou pour lui révéler l'exaspération crois- 
sante de la société moscovite et tout ce qui se trame à 
l'ombre du Kremlin. 

Elle a trouvé auprès de l'empereur et de l'impératrice 
un accueil glacial; elle en a été si stupéfaite qu'elle a 
demandé : 

— Alors, j'aurais mieux fait de ne pas venir? 

— Oui, a répondu sèchement l'impératrice. 

— Alors, je ferais mieux de m'en aller? 

— Oui, par le premier train, a répliqué durement 
l'empereur. 

Trépow, ayant réitéré ses instances de démission, a 
été admis hier « à la retraite ». 

Son successeur est le prince Nicolas-Dimitriéwitch 
GoUtzine, qui appartient à l'extrême droite du Conseil 
de l'empire. Jusqu'ici, sa carrière a été exclusivement 
administrative... et obscure. On Je dit sérieux et honnête, 
mais faible et indolent. 



9"28 JANVIER I917 157 

La cause des AlKés perd en Trépow sa plus forte ga- 
rantie. Et je crains que la monarchie des tsars ne perde 
aussi, dans ce loyal et rude serviteur, son dernier soutien, 
sa dernière sauvegarde. 






Jeudi, II janvier 1917. 



Hier, la grande-duchesse Marie-Pavlowna m'a fait 
inviter à déjeuner aujourd'hui avec mon premier secré- 
taire, Charles de Chambrun. 

A ime heure moins quelques minutes, j'arrive au palais 
Wladimir. 

Je commence à monter l'escalier, quand le général 
Knorring, attaché à la personne de la grande-duchesse, 
descend hâtivement vers moi, en remettant une lettre 
à un colonel, qui s'éloigne d'un pas rapide. 

— Excusez-moi, me dit-il, si je ne me suis pas trouvé 
dans le vestibule pour vous recevoir. Nous vivons des 
heures si graves! 

Je remarque son teint blême, ses traits tirés. 

Nous n'avons pas gravi quatre marches . ensemble, 
qu'im autre colonel apparaît à la porte d'entrée ; Knor- 
ring redescend aussitôt. 

En atteignant le palier supérieur, j'aperçois, par la 
porte du salon grande ouverte, le magnifique décor de 
la Néwa, la cathédrale des Saints-Pierre-et-Paul, les 
bastions de la Forteresse, la prison d'État. Dans l'em- 
brasure de la fenêtre, l'exquise Mlle OUve, demoiselle 
d'honneur de la grande-duchesse, est assise, toute pensive, 
le visage tourné vers la Forteresse ; elle ne m'entend pas 
venir. 

J'interromps sa rêverie : 

— Mademoiselle, je viens de surprendre, sinon vos 
pensées, du moins la direction de vos pensées. Il me semble 
que vous regardez bien attentivement la prison I 



158 LA RUSSIE DES TSARS 

— Om, je Kgasiais la piiscHi. £n des josas paoreils, 
<m ne peut pas se retenir de ia regaider. 

Elle ajoaèe avec son joli rire, en se toismant "vers an» 
secrétaire : 

— Monsieur de Chambrun, quand je serai là-bas, 
en face, sur la paille des cachots, viendrez-vous me voir? 

A une heure et dix minutes, la grande-duchesse, qui 
d'habitude est si exacte, entre enfin avec son troisième 
£ls, le ^and-<luc An<ipé, Elle est pâle, amaigrie. 

— Je suis en retard, me dit-elle. Mais ce n'est pas ma 
faute. Vous savez, vous devinez par quelles êmotÎDOS 
je passe... Nous causerons tranquillement après ie dé- 
jeuner. En attendant, parlez-moi de la guerre. Qïf en 
p«asez-vous? 

Je lui réponds que, malgré les obscurités et les diffi- 
cultés de rfaeure {urésente^ je garde une ici inébcaiyaiile 
en notre victoire finale. 

— Ah ! Que vous me faites dul>ien en me parlant £Ûnsi I 
(>i annonce ie déjeuner. A table, nous sommes mx. : 

la grande-duchesse, moi, le grand-duc André, Mlie €âxve, 
Chambrun et le général £&arring. 

La ccmversation est d'abord assez looide.' Puis, peu 
à peu, à mots couverts, nous effleurons le sujet qui noos 
obsède tous, la crise intérieure, le grand orage qui se 
forme à ïhonzon. 

Au sortir de tafaie, ia ^grandenduchesse m'o£Ere un iso- 
teuil près du sien et me dit : 

— Maintenant, causons. 

Mais un domestique s'avaix^e et annonce que le gZKod- 
duc Nicolas-Michaïlowitch vient d'airiver, qu'on l'a 
introduit dansie salon vc^sul La grande-ducb^se s'excuse 
auprès de moi, me confie au grand-duc André et passe dans 
l'autre pièce. 

A travers la porte qu'on ouvre, je reconnais ie grand- 
duc Nicolas-Michaïlowitch : il a le visage cQloE<é, les ysevx, 
ardents et graves, la taiUe i^edressée, caanivée dans une 



9-28 JANVIER I917 159 

attitude de combat. Cinq xmnntes après, la grande-du- 
chesse appelle son fils. 

Noos restcms seuls, Mlle Olive, le général ïùiorring, 
Chambrun et moi. 

— Nous voici en plein drame, noies dit Mlle Olive. 
Avez-vous remarqué comme la grande-duchesse avait 
Tair bouleversé? De quoi le grand-duc Nicolas est-il 
venu hii parler? 

A deux heures moins dix, la grande-duchesse rentre, 
la respiration un peu haletante. Faisant efbrt pour 
paraître calme, elle me presse de questions sur ma 
deinière audience de Tempereur. 

— Alors, me demande-t-elle, vous n'avez pas pu lui 
parler de la situation intérieure? 

— Non, il est resté obstinément fermé sur ce sujet. 
Un instant, après beaucoup de détours, j'ai cru que 
j'allais Tobliger à m'entendre. Mais il m'a arrêté court, 
en me demandant si j'avais reçu récemment des nouvelles 
du tsar Ferdinand! 

— C'est lamentable ! fait-elle en laissant tomber ses 
bras dans un geste de découragement. 

Après nn silence, elle reprend : 

— Que faire?.,. Sauf cdle de qui vient tout le mal, 
perscsme n'a d'action sur l'empereur. Depuis quinze jours, 
nous nous épuisons tous à essayer de lui démontrer qu'il 
perd la, dynastie, qu'il perd la Rusâe, que son règne, 
qui aurait pu être si glorieux, va se terminer dans une 
catastrophe. Il ne veut rien écouter. C'est tragique!... 
Nous allons c^endant tenter une démarche collective 
de la famille impériale. C'est de cela que le grand-duc 
Nicolas est venu me parler. 

— S'en tiendra-t-on à une démarche... platonique? 
Nous nous regardons en silence. EUe devine que j'ai 

dans la pensée le drame de Paul I^, car elle me répond 
aivec un geste d'épouvante : 

— Mon Dieu! Que va-t-il se passer?... 



l6o LA RUSSIE DES TSARS 

Et elle reste un instant muette, les yeux effarés. Puis, 
d'une voix timide, elle reprend : 

— N'est-ce pas, en cas de besoin, je pourrais compter 
sur vous? 

— Oui, madame 

Elle murmure gravement : 

— Je vous remercie. 

Un domestique nous interrompt de nouveau. La grande- 
duchesse m'explique que toute la famille impériale est 
réimie dans le salon voisin et qu'on n'attend plus qu'elle 
pour délibérer. Elle conclut par ces mots : 

— Maintenant, priez Dieu pour qu'il nous protège! 
Sa main, qu'elle me tend, est toute tremblante. 



* * 



Vendredi, 12 janvier 1917. 

On m'assure, de divers côtés, qu'une tentative de 
meurtre a été commise avant-hier soir contre l'impéra- 
trice, pendant qu'elle visitait son hôpital de Tsarskoïé-Sélo, 
et que l'auteur, un officier, a été pendu hier matin. Sur 
le mobile et les circonstances de l'acte, secret absolu. 

Tous les membres de la famille impériale, y compris 
la reine douairière de Grèce, qui se sont réunis hier chez 
la grande-duchesse Marie-Pavlowna, ont adressé une 
lettre collective à l'empereur. 

Cette lettre, rédigée dans les termes les plus respec- 
tueux, signale au souverain le péril que sa politique inté- 
rieure fait courir à la Russie et à la d5mastie ; elle con- 
clut en implorant la grâce du grand-duc Dimitry, aj&n 
que de grands malheurs soient évités. 

Sazonow, à qui je fais visite dans la journée, me dit : 

— La voie dans laquelle l'empereur s'est engagé 
est sans issue. D'après nos précédents historiques, l'ère 
des attentats est ouverte. Au point de vue de la guerre. 



9-28 JANVIER I917 161 

nous avons devant nous un mauvais fossé à franchir; 
la secousse sera rude; mais ensuite, tout ira bien... Je 
garde une foi inébranlable dans notre victoire finale. 






Samedi, 13 janvier 191 7. 

Sir George Buchanan a été reçu hier par l'empereur. 

Après lui avoir fait part des graves appréhensions 
que la situation intérieure de la Russie inspire au roi 
George et au gouvernement britannique, il lui a demandé 
la permission de s'expliquer en toute franchise. 

Ces premières phrases avaient été échangées debout. 
Sans faire asseoir Buchanan, l'empereur lui a répondu 
sèchement : 

— Je vous écoute. 

Alors, d'im ton très ferme et très ému, Buchanan lui a 
représenté le préjudice énorme que causent à la Russie 
et, par suite, à ses Alliés, le désordre et l'inquiétude qui 
se propagent dcms toutes les classes de la société russe. 
Il n'a pas craint de dénoncer les intrigues que les agents 
allemands entretiennent autour de l'impératrice et qui 
ont détourné d'elle l'affection de ses sujets ; il a rappelé 
le rôle néfaste de Protopopow, etc. Enfin, après avoir 
protesté de son dévouement à la personne des souverains 
russes, il a conjuré l'empereur de ne pas hésiter entre les 
deux voies qui s'ouvrent devant lui, dont l'une conduit 
à la victoire et l'autre à la plus sombre catastrophe. 

L'empereur, raide et froid, n'a rompu le silence que 
pour formuler sèchement deux objections. Voici la pre- 
mière : « Vous me dites, monsieur l'ambassadeur, que je 
dois mériter la confiance de mon peuple. N'est-ce pas 
plutôt à mon peuple de mériter ma confiance?... » Voici 
la seconde : « Vous semblez croire qi^'on me conseille 
pour le choix de mes ministres. Vous vous trompez ; je 

T. m. II 



l62 LA RUSSIE DES TSARS 

les choisis, moi seul... » Après quoi, il a mis fin à Tau- 
dience par ces simples mots : 

— Adieu, monsieur l'ambassadeur. 

Au fond, l'empereur n'a fait qu'exprimer la pure doc- 
trine de l'autocratisme, en vertu de laquelle il est sur le 
trône. Pour mesurer combien cette doctrine retarde sur la 
doctrine anglaise, je me borne à rappeler que, dès la fin du 
treizième siècle, l'archevêque de Cantorbéry, Robert 
Winchekey, pouvait écrire, de la part du roi Edouard I*f, 
au pape Boniface VIII : « C'est la coutume du royaume 
d'Angleterre que, dans toutes les afiEaires d'intérêt public, 
on prenne l'avis de tous ceux qu'elles concernent* » 

Voici textuellement la réponse de l'empereur à la 
lettre que la famille impériale lui a adressée avant-hier ; 
il a inscrit cette réponse en marge de la lettre : 

Je n'admets pas qu'on me donne des conseils. Un 
meurtre est toujours un meurtre. Je sais d'ailleurs que fiu- 
sieurs signataires de cette lettre n'ont pas la conscience netU^ 

Ce soir, dînant au restaurant Contant, j'aperçcûs la 
jolie Mme de D..., installée à une table voisine avec 
trois officiers des chevaliers-gardes ; elle est en deuil. 

Dans la nuit du 6 au 7 janvier, elle a été arrêtée conune 
suspecte d'avoir participé à l'assassinat de Raspoutine ou, 
tout au moins, d'en avoir connu la préparati<m. En raison 
des hautes influences qui la protègent, eUe a été gardée 
à vne dans son appartement et hbérée trois jours après. 
A l'offider de pdice qui lui demandait la clé de son 
bureau pour saisir ses papiers, elle a répondu ingénument : 

— Vous ne trouverez que des lettres d'amour* 
Ce mot la résume tout entière. 

Ag ?e de vingt-six ans, divorcée, puis aussitôt r»nariée, 
séparée de son second mari, elle mène ime vie foUe. Tous 
les soirs, ou plutôt toutes les nuits, c'est la fête, jusqu'au 
matin : théâtre, ballet, souper, tziganes, tango, chanL- 



9-28 JANVIER I917 163 

pagne, etc. On se méprendrait pourtant beaucoup si 
on ne la jugeait que sur cette dissii>ation médiocre ; car, 
au fond, elle est généreuse, fière, enthousiaste... 

L'assassinat de Raspoutine, dont elle a connu les pré- 
paratifs, a été pour elle un coup de foudre. Le grand-duc 
Dimitry lui est apparu un héros, le sauveur de la Russie. 
A la nouvelle de son arrestation, elle a pris le deuil. 
Quand elle a connu son envoi sur le front de l'armée russe 
en Pferse, elle s'est juré de continuer son œuvre patrio- 
tique et de le venger. 

Depuis quatre jours que ks policiers ont évacué son 
domicile, eUe est mêlée à tous les dessous de la ccoijuration 
qui se trame contre l'empereur ; elle porte des lettres aux 
uns, des mots d'ordre aux autres. Hier, elle a visité deox 
coJODelsde la Garde pour les gagner à la bonne cause. Elle 
sait que les agents de la terrible Okhrana la surveillent ; elle 
s'ii^énie à les dépister. Chaque soir, eUe s'attend à être 
envoyée à. la forteresse et expédiée en Sibérie. Hais elle 
n'a jamais été plus heureuse. Les héroïnes de la Fronde, 
Maoe de LoogueviUe, Mme de Montbazon, Mme de Lesdi- 
gui^es, ont dû oonnaitre cette exaltation romanesque, 
dont la conscience d'un grand péril avive un grand amour. 

Ayant fini de dîn^, elle passe près de ma table, suivie de 
ses trois dievaliers-gardes. Elle s'approche de moi. Je me 
lève pc»ir lui serrer La main. EUe me dit^ en paroks rapides : 

— Je sais que notre atmi commun est allé vous voir 
hier, et qu'il vous a mis au courant de tout... Il tremble 
pour moi; c'est naturel : il m'aime tant I... Alors, il s'est 
imaginé que je pourrais trouver secours auprès de vous 
^1 cas de malheur et il a voulu s'en assurer. Mais je pré- 
voyais votre Téponse, Que pourriez-vous faire pour moi 
si les choses tournaient mal? Rien, évidemment... Je 
vous remeicie néanmoins des gentillesses que vous 
aves& dites sur moi. Et je suis sûre que, dans le fond de 
vous-même, pasoomme ambassadeur, vous m'approuvez... 
Peut-être ne nous reverrons-nous plus. Adieu! 



164 LA RUSSIE DES TSARS 

Sur ces mots, elle s'esquive, d'un pas souple et vif, 
escortée par ses chevaliers-gardes. 






Dimanche, 14 janvier 19x7. 

Aujourd'hui, qui est le premier jour de l'an d'après le 
calendrier orthodoxe, l'empereur reçoit à Tsarskoïé- 
Sélo les souhaits du corps diplomatique. 

Le froid est sévère : — 380 ! 

Les chevaux des voitures de la Cour, qui nous attendent 
devant la gare impériale, sont caparaçonnés de glace. Et, 
jusqu'au Grand-Palais, je ne distingue rien du paysage, 
tant les vitres sont rendues opaques par l'épaisseur du 
givre. 

Lorsque nous pénétrons dans la salle de bal où la solen- 
nité doit s'accomplir, le directeur des Cérémonies, 
Evréïnow, patriote ardent, nationahste fougueux, qui 
est venu souvent épancher en moi son dégoût de Ras- 
poutine et sa haine du parti germanophile, me glisse à 
l'oreille, d'une voix vibrante : 

— Eh bien ! monsieur l'ambassadeur, avais-je assez rai- 
son de vous répéter, depuis des mois, que notre grande, 
notre sainte Russie était conduite à l'abîme I... Ne sentez- 
vous pas que nous voici maintenant tout près de la catas- 
trophe?... 

A peine avons-nous pris nos places que l'empereur 
paraît, entouré de ses aides-de-camp généraux et de ses 
hauts dignitaires. Il passe successivement devant le 
personnel de chaque ambassade et de chaque légation. 
Échange banal de vœux et de félicitations, de sourires 
et de poignées de mains. Nicolas II se montre, conmie 
toujours, aimable et simple, affectant même l'air dégagé ; 
mais la pâleur et l'amaigrissement de son visage trahis^ 
sent la natiure de ses pensées intimes. 



9-28 JANVIER I917 165 

. Tandis qu'il achève son parcours, je cause avec mon 
-collègue d'Italie, le marquis Carlotti, et nous faisons simul- 
tanément la même observation : dans toute la suite, pom- 
peuse et chamarrée, qui accompagne le tsar, il n'y a pas 
une figure qui n'exprime Tanxiété... 

En nous reconduisant à la gare impériale, nos voitures 
pasisent devant xme petite église, pittoresque et solitaire, 
de style moscovite. C'est le Féodorowsky Sobor, qui 
abrite à l'étage inférieur, dans une crj^te mystérieuse, 
l'oratoire préféré d'Alexandra-Féodorowna. Il fait déjà 
nuit. Sous son épais linceul de neige, la coupole du sanc- 
tuaire se profile confusément au travers de la brume.... 
Je songe à toutes les heures d'exaltation soupirante ou 
de prostemement accablé que l'impératrice a vécues 
là. Et je crois voir le fantôme de Raspoutine rôder autour 
du parvis. 






Lundi, 15 janvier 1917. 

Le grand-duc Nicolas-Michaïlowitch est relégué dans 
son domaine du gouvernement de Kherson, à Grouchewka, 
loin de toute ville et même de toute habitation. 

L'ordre impérial lui a été notifié hier, malgré la solen- 
nité du premier jour de l'an. Aucun délai ne lui étant 
accordé, il est parti le soir même. 

Quand je reçois la nouvelle, un précédent historique me 
vient aussitôt à l'esprit. Le 19 novembre 1787, Louis XVI 
exilait le duc d'Orléans dans son domaine de Villers-Cot- 
terets, pour le punir d'avoir soutenu devant le Parlement 
de Paris que les États généraux seuls avaient le droit de 
consentir au roi un supplément d'impôts. La Russie en 
est-elle donc à 1787? — Non... Elle est déjà bien au delà. 

En sévissant contre le grand-duc Nicolas-Michaïlo- 
witch, l'empereur a voulu évidemment effrayer la famille 
impériale, et il y a réussi : car elle est affolée. Mais Nicolas- 



i66 



LA RUSSIE DES TSARS 



MichaQowitch ne méritait peut-être c ni cet excès dlion- 
neur, nî cette indignité ». An fond, fl n'est pas dangereux. 
La crise décisive, que traversent le tsarisme et la Russie» 
exigerait un Retz ou un Mirabeau. Or, Nicolas-IG- 
chaîlowitch est un critique et un frondeur plutAt qu'un 
factieux ; il se complaît trop aux épigrammes de salon. 
A aucun degré, il n'est homme d'aventure et d'attaque. 
Quoi qu'il en soit, la conjuration des grands-ducs a 
fait long feu. Maklakow, de la Douma, avait raison de 
dire avant-hier à Mme de Derfelden, de qui je tiens le 
propos : fl Les grands-ducs sont incapables de s'entendre 
sur un programme d'action. Aucun d'eux n'ose prendre la 
moindre initiative, et chacun prétend ne travaiBer que 
pour soi. Ils voudraient que ce fut la Douma qui mît 
l'étincelle aux poudres... Somme toute, ils attendent de 
nous ce que nous attendons d'eux. » 






Mercredi, 17 janvier 191 7. 



Pokrowsky a eu hier une longue audience de remperenr. 
Il lui a exposé en termes pressants l'impossibifité oh il 
se trouve d'assumer dans les circonstances actuelles la 
responsabilité de la politique extérieure. Invoquant toux 
son passé de loyalisme et de dévouement, il a supjAé 
sou maîtn; de ne pas suivre plus longtemps les conseils 
funestes de Protopopow; il l'a même imploré, à mains. 
jointes, d'ouvrir les yeux sur « la catastrophe inàminente ». 

Après l'avoir écouté avec beaucoup de douceur, le 
tsar lui a ordonné de garder ses fonctions, en lui affir- 
mant que « la situation n'est pas si tragique et que tout 
s'arrangera ». 

La veille au soir, Sa Majesté avait reçu son nouveau 
président du Conseil. 

Le prince Nicolas Golitzine, qui est un parfait honnête 



9-28 JANVIER I917 167 

homme, avait expressément décliné la présidence du 
Conseil, qui lui a été imposée « d'ordre suprême ». Il s'est 
donc cru autorisé à s'expliquer, en toute franchise, avec 
l'empereur ; il lui a fait le plus sombre tableau de l'état 
d'esprit qui règne en Russie, particulièrement à Moscou 
et à Pétrograd ; il ne lui a pas dissimulé que la vie des 
souverains est en péril et que, dans les régiments de Mos- 
cou, on parle ouvertement de proclamer un autre tsar. 
L'empereur a accueilli ces déclarations avec ime placide 
insoxiciance ; il a objecté simplement : 

— L'impératrice et moi, nous savons que nous sommes 
dans la main de Dieu. Que sa volonté soit faite I 

Le prince Golitzine a conclu en implorant l'empereur 
d'accepter sa démission. Il a reçu la même réponse que 
Pokrow^y. 

Pendant ce temps-là, l'impératrice était en prière 
sur la tombe de Raspoutine. Chaque jour, accompagnée 
de Mme Wyroubow, elle s'y absorbe dans de longues 
oraisons. 






Vendredi, 19 janvier 1917. 

Schoubine-Pozdéïew, qui, sous ses dehors de vieux 
noceur, ne manque pas de finesse et de perspicacité, 
me dit très justement : 

— Vous savez ce que je pensais de Raspoutine. Ce 
bambochard mystique et puant m'a toujours inspiré 
tm insifrmontable dégoût. Je ne l'ai rencontré qu'une 
fois, dans un salon honnête où je m'étais égaré. Il s'en 
allait comme j'entrais. Les dames qui étaient là le regar- 
daient partir avec des yeux mourants. Moi, je me sen- 
tais une envie folle de lui flanquer mon pied au derrière. 
Aussi, vous voyez que je ne porte pas son deuil... Mais 
j'estîme qu'on a eu grand tort de le tuer. Il avait su 
gagner la confiance et l'amour de nos vénérés souverains. 



l68 LA RUSSIE DES TSARS 

Il les Stimulait, il les encourageait, il les distrayait, 
il les secouait, il les consolait, il les édifiait. Entre deux 
fornications, il leur donnait des conseils pour le salut 
de leurs âmes et le gouvernement de l'empire. Il les 
faisait souvent pleurer; car il ne se gênait pas de les 
rudoyer. Il les faisait rire aussi quelquefois; car, en 
dehors de ses baUvemes mystiques, il n'avait pas son 
pareil pour la gaudriole. Ils ne pouvaient plus se passer 
de lui. C'était leur animateur, leur jouet, leur fétiche. 
Il ne fallait pas le leur enlever. Depuis qu'ils ne l'ont 
plus, ils sont tout désemparés. Je crains d'eux maintenant 
les pires f oUes I 






Samedi, ao janvier 19x7. 

Le prince héritier de Routnanie, Carol, et le président 
du Conseil, Bratiano, viennent d'arriver à Pétrograd. 

Le ministre des Affaires étrangères s'est empressé 
de recevoir Bratiano. Leur entretien a été très cordial. 
Dès les premiers mots, Bratiano a déclaré à Pokrowsky 
sa résolution de fonder sur des bases durables l'alliance 
de la Russie et de la Roumanie : 

— Cette alliance, a-t-il dit, ne doit pas être limitée 
à la guerre actuelle ; je souhaite ardemment qu'elle se 
prolonge dans l'avenir. 

Le prince Carol et Bratiano sont invités à dîner demain 
à Tsarskoïé-Sélo. 



4c 



Dimanche, 21 janvier 19x7. 



L'empereur a fait savoir amicalement à sa tante, la 
grande-duchesse Wladimir, que ses cousins, les grands- 
ducs Cyrille et André, devraient, dans leur propre intérêt, 
s'éloigner de Pétrograd pendant quelques semaines. 



9-28 JANVIER I917 169 

Le grand-duc Cyrille, qui est capitaine de vaisseau et 
qui commande les équipages de la Garde, a « sollicité » 
une mission d'inspection à Arkhangelsk et à Kola; 
le grand-duc André, qui a la poitrine délicate, se 
rendra au Caucase. 

Sazonow est nonuné ambassadeur à Londres, en rem- 
plcement du comte Benckendorff, qui est mort récem- 
ment. 






Mardi, 23 janvier 1917. 

Dîné à Tsarskoïé-Sélo, chez le grand-duc Paul, avec 
les intimes de la maison. 

Au sortir de table, le grand-duc m'enmiène dans un 
petit salon reculé, afin que nous puissions causer en tête- 
à-tête. Il me confie ses angoisses et sa douleur. 

— L'empereur est plus que jamais dominé par l'im- 
pératrice. Elle a réussi à lui persuader que le mouvement 
d'hostilité qui s'est déchaîné contre elle et qui, malheu- 
reusement, conmience à l'atteindre lui-même, n'est qu'une 
conjuration des grands-ducs et une émeute de salons. 
Cela ne peut plus finir que par une tragédie... Vous 
connaissez ma foi monarchique et tout ce que l'empereur 
représente de sacré pour moi. Vous devez comprendre 
combien je souffre de ce qui se passe et de ce qui se pré- 
pare... 

A l'accent de ses paroles, à son émotion, je reconnais 
qu'il est désolé que son fils Dimitry soit mêlé au prologue 
du drame. Il reprend spontanément : 

— N'est-ce pas déplorable que, dans tout l'empire, 
on brûle des cierges devant l'icône de Saint-Dimitry 
et qu'on appelle mon fils le libérateur de la Russie. 

L'idée que demain son fils puisse être proclamé tsar 
ne semble même pas effleurer son esprit. Il reste ce qu'il a 
toujours été : parfaitement loyal et chevaleresque. 




jyO LA RUSSIE DES TSARS 

Il me raconte ensuite qne^ ayant aiqxâs à Mohilew 
rassassmat de Raspoutine, il est revenu aussitût à Tsars* 
koié-Sék) avec l'empoenr. 

En arrivant à la gare le 31 décembie« vers la fin du jour, 
il a trouvé, sur le quai, la princesse Paley, qui lui a an- 
noncé que Dimitry avait été arrêté dans son palais à 
Pétrograd. Il a immédiatement demandé une aodiaioe 
à l'empereur, qui a consenti à le recevoir le soir mêine, 
à onze heures, mais « pour cinq minutes seulement », 
car il avait beaucoup à faire. 

Introduit auprès de son auguste neveu, le grand-duc 
Paul a protesté énergiquement contre l'arrestation de 
son fils : 

— On n'a pas le droit d'arrêter un grand-duc sans im 
ordre formel de toi. Fais4e relâcher, je t'en pde;». Crains- 
tu donc qu'il ne s'enfuie? 

L'emper^ir a éludé toute r^Kmse précise et mis &i 
à l'entretien. 

Le lendemain matin, le grand-duc Paul s'est renda 
à Pétrograd pour embrasser son fik au palttb de la 
Peispective Newsky. Là, il lui a demandé : 

— As-tu tué Raspoutine? 

— Non. 

— Es-tu prêt à le jurer sur la sainte icône de la Viei]ge 
et sur l'image de ta mère? 

— Oui. 

Le grand-duc Paul lui a présenté alors une icône 
de la Vierge et un portrait de la grande-duchesse Alexan- 
dra défunte : 

— Maintenant, jure-moi que tu n'as pas tué Raspoutine. 

— Je le jure. 

En me faisant ce récit, le grand-duc était vraiment 
touchant de noblesse, de candeur et de dignité. Il a 
terminé par ces mots :• 

— Je ne sais rien de plus du drame ; je n'ai rien voulu 
savoir de plus. 



9-28 JANVIER I917 X7I 

Fendant le retour en cbemin de fer à Pétrograd, je 
cause avec Mme P... de tout ce que m'a dit le^and- 
duc Paul : 

— Je suis beaucoup plus pessimiste encore que lui, 
me déclare-t-eUe avec des yeux âambo3mnts, La tra- 
gédie qui se -prépaie ne sera pas seulement ime crise 
dynastique, ce sera ime révolution terrible et noos n'y 
échapperons {dus... Rappelez-vous Toracle que je viens 
de rendre : la catastrophe est proche. 

Je lui cite alors Tefirayante propiiétie que l'aveu- 
gfement de Louis XVI et de Marie-Antoinette inspirait 
à Mirabeau, dès le mois de septembre 1789 : c Tout est 
perdu. Le roi et la reine périront. La populace battra 
leurs cadavres ! » 
- Elle reprend : 

— Si nous avions au moins \m Mirabeau ! 






Jeudi, «5 jas¥ier igiy. 

Les serviteurs les plus dévoués du tsarisme et quelques- 
uns même de ceux qui forment la société habituelle des 
souverains commencent à s'effrayer de Tallure que 
prennent les événements. 

Ainsi, j'apprends d'ime source très sûre que l'amiral 
Nilow, aide-de-camp général de l'empereur et l'un de 
ses familiers les plus intimes, a eu récemment le courage 
de hzi montrer tout le danger de la situation ; il est allé 
jusqu'à le suf^er d'éloigner l'impératrice, comme 
l'unique moyen qui reste encore de sauver l'emjMre et la 
dynastie. Nicolas II, qui adore sa femme et qui est che- 
valeresque, a repoussé l'idée avec une indignation vio- 
IsDte : 

— L'impératrice, a-t-il dit, est une étrangère ; elle n'a 
que moi pour là protéger. £n aucim cas, je ne l'abandon- 



172 LA RUSSIE DES TSARS 

nerai... D'ailleurs, tout ce qu'on lui reproche est faux. 
On répand sur elle des calomnies abominables. Mais je 
saurai la faire respecter !... 

L'intervention de l'amiral Nilow est d'autant plus 
frappante que, jusqu'à ces derniers temps, il prenait 
toujours le parti de l'impératrice. Il était grand ami de 
Raspoutine et fort lié avec toute la bande; il assistait 
ponctuellement aux fameux dîners du mercredi chez le 
financier Manus : il a donc une large part de responsabi- 
lité dans la déconsidération et l'opprobre qui atteignent 
aujourd'hui la Cour impériale. Mais, au fond, c'est un 
brave honmie et un patriote. Il voit enfin l'abîme qui 
s'ouvre devant la Russie et il essaie, trop tard, de libérer 
sa conscience. 



Vendredi^ 26 janvier 1917. 

Le vieux prince Kourakine, qui est un maître en 
occultisme, a eu, ces derniers soirs, la satisfaction d'évo^ 
quer le fantôme de Raspoutine. 

Il a aussitôt convié le ministre de l'Intérieur, Proto- 
popow, et le ministre de la Justice, Dobrowolsky, les- 
quels sont arrivés inmiédiatement. Depuis lors, chaque 
soir, tous les trois, ils restent enfermés durant des heures, 
à recueillir les paroles solennelles du trépassé. 

Quel étrange personnage, ce vieux prince Kourakine ! 
Taille voûtée, tête chauve, nez crochu, teint blafard» 
yeux aigus et hagards, visage creux, voix lente et caver- 
neuse, air sinistre, — vrai t}^ de nécromant. ^ 

Aux obsèques du comte Witte, il y a deux ans, on le 
vit contempler pendant quelques minutes la face hau- 
taine du mort; car, selon le rite orthodoxe, le cercueil 
était découvert ; puis on l'entendit prononcer, de sa voix 
sépulcrale : « Ce soir, nous te forcerons à venir !... » 



9-28 JANVIER I917 173 






Dimanche, 28 janvier 1917. 

Mme T..., qui fut parmi les zélatrices de Raspoutine 
et qui s'adomie aux sciences occultes, me parle des 
relations qui ont existé, depuis 1900, entre les souverains 
russes et le célèbre mage français Papus : j*ai noté, 
au mois de novembre dernier, dans ce Journal, une scène 
de nécromancie que ce thaumaturge présida, en 1905, 
à Tsarskoïé-Sélo. 

— Depuis une dizaine d'années, me dit Mme T..., 
Papus n'est plus venu en Russie ; mais il a continué de 
correspondre avec les Majestés. Il a plusieurs fois essayé 
de leur démontrer que l'influence de Raspoutine leur 
était funeste, parce qu'elle lui venait du Diable... Aussi, 
le Père Grigory détestait Papus et, quand les Majestés 
lui en parlaient, il éclatait violemment : « Pourquoi 
récoutez-vous, cet esbrouffeur? Et de «quoi se mêle-t-il?... 
Si ce n'était pas im intrigant, il aurait bien assez de 
travail avec tous les impies et tous les Pharisiens qui 
l'entourent. Nulle part, il n'y a autant de péchés que 
là-bas, dans l'ouest ; nulle part, Jésus crucifié ne subit 
autant d'outrages... Que de fois je vous l'ai dit ! Tout ce 
qui vient des Europes est criminel et pernicieux... » 

Mme T... m'assure en outre avoir vu, dans les mains de 
MlleGolovine, la favorite du stareiz, une lettre que l'impé- 
ratrice a reçue de Papus, il y a ime quinzaine de mois, 
et qui se termine ainsi : « Au point de vue cabalistique, 
Raspoutine est un vase pareil à la boîte de Pandore et 
qui renferme tous les vices, tous les crimes, toutes les 
souillures du peuple russe. Que ce vase vienne à se briser, 
et l'on verra son effroyable contenu se répandre aussitôt 
sm la Russie... » L'impératrice avait lu cette lettre à 
Raspoutine, qui lui à simplement répondu : « Mais cela 



Z74 l'A SUSSIE DES TSAKS 

aussi, je te Tai dit, bien des fois. Quand je mourrai, la 
Russie périra. » 

Pour en finir avec les prophéties du starelz, Mme T... 
m'affinne encore loi avoir entendu annoncer, peu avant 
sa fin : t Je sais que je mourrai dans des sou£Erances 
adnoces. Mon corps sera mis ea pièces. Mais le vent aura 
beau disperser mes cendres, je n'en ferai pas moii^ des 
îfriradfis sur ma tombe. Par mes prières là-haiit, les 
malades guériront et ks femmes stériles concevront. » 

Je ne doute pas, en, effet, que tôt oa tard, la mémoire 
de Kaspoutine fasse naître des légendes et que sa tombe 
soit fertile en miracles. 



CHAPITRE VII 

29 JANVIER-2I FÉVRIER I917 



Conléreace des Alliés à Pétrogcad : arrivée des pléospotentiaires 
f raniçais. bTitanniq;aes et italieas ; le gbttvernemejit de la Répu- 
blique a délégué Tancieii président du Conseil, Doumergue, 
et le général de Castelnau. — Programme vague de la conférence. 

— Présentation des plénipotentiaires à Tempereur; échange 
de paroles insignifiantes. Idée que Nicolas II se fait de son atito- 
Gcatisme. — Le gâterai Gourko expose à la ooniérenoe les 
patentions stratégiques du Commandement suprême pour 
191 7 : ajournement des grandes ofiensives. Déception de la 
conférence. — L'empereur reçoit Doumergtie en audience par- 
ticulière : il acquiesce à tontes les garanties que la France croira 
devoir exiger de rAllemagne sur la rive gauche du Rhin. 

— Dtner de gala au palaû Alexandre. — Travail languissant 
delà conférence : c We are wasiing time ». — Impression profonde 
que l'assassinat de Raspoutine a produite sur Tesprit des 
moujiks; premiers symptômes de transfiguration légendaire. — 
Fin de la conférence : résultat médiocre. — Dans ma denaâèie 
eonversation av«c Doumergn«, je le prie de rapporter an pré- 
sident de la République la vive inquiétude que me cause la 
situation intérieure de la Russie. 



txmdi, 29 janvier 1917» 

Les plénipotentiaires de France» de Grande-Bretagne 
et d'Italie à la conférence des Alliés sont arrivés ce matin 
à Pétrograd. 

Ils n'ont mis que trois jours pour venir de Port- 
Bomanow; leur train est le premier qui ait parcouru, 
d'un bout à l'autre, la ligne de la côte mourmane. 

175 



176 LA RUSSIE DES TSARS 

Laissant le général de Castelnau aux soins de mon 
attaché militaire, j'enmiène Doimiergue à l'hôtel de l'Eu- 
rope. 

Il m'interroge sur la situation intérieure de la Russie. 
Je la lui dépeins, sans ménager les couleurs sombres, et 
je conclus à la nécessité de presser les événements mili- 
taires. 

— Du côté russe, dis-je, le temps ne travaille plus pour 
nous. On se désintéresse de la guerre. Tous les ressorts 
du gouvernement, tous les rouages de l'administration 
se détraquent, Tun après l'autre. Les meilleurs esprits 
sont convaincus que la Russie marche à l'abfane. Il 
faut nous hâter. 

— Je ne croyais pas le mal si profond. 

— Vous vous en rendrez compte par vous-même. 

Il me confie ensuite que le gouvernement de la Répu- 
blique voudrait obtenir de l'empereur la promesse ex- 
presse de faire insérer dans le traité de paix une clause 
accordant à la France toute liberté pour fixer le sort des 
territoires situés sur la rive gauche du Rhin. 

Je lui rappelle que la question des provinces rhénanes 
est depuis longtemps réglée entre la France et la Russie, 
autant du moins que la « carte de guerre » a permis de la 
régler. 

— Dès le mois de novembre 1914, l'empereur m'a dé- 
claré spontanément qu'il nous abandonnait sans réserve 
la rive gauche du Rhin ; il me Ta répété, le 13 n:iars der- 
nier. Que pouvons-nous souhaiter de plus? 

— M. Briand estime néanmoins que nous devons 
Uer le gouvernement russe par un engagement écrit 
et détaillé... Dans une matière aussi grave, nous ne 
saurions prendre trop de précautions. 

Après un déjeuner intime à l'ambassade, je conduis 
Doumergue et le général de Castelnau au ministère des 
Affaires étrangères, où la conférence doit tenir ime séance 



29 JANVIER-2I FÉVRIER I917 177 

préliminaire et officieuse, pour établir les bases de ses tra- 
vaux. 

Sont présents : 

Pour la Rîissie : M. Pokrowsky, ministre des Affaires 
étrangères; le grand-duc Serge-Michîûlowitch, inspec- 
teur général de l'artillerie ; M. Woynowski, ministre des 
Voies de communication ; M. Bark, ministre des Finances ; 
le général Biélaïew, ministre de la Guerre; le général 
Gourko, chef de Tétat-major du Commandement su- 
prême; Tamiral Grigorowitch, ministre de la Marine; 
M. Sazonow, qui vient d'être nommé ambassadeur à 
Londres, et M. Nératow, adjoint du ministre des Affaires 
étrangères ; 

Pour la France : M. Doumergue, ministre des Colonies ; 
le général de Castelnau et moi ; 

Pour V Angleterre : Lord Milner, ministre sans porte- 
feuille; sir George Buchanan; lord Revelstoke et le 
général sir Henry Wilson; 

Pour l'Italie : M. Scialoja, ministre sans portefeuille ; 
le marquis Carlotti et le général comte Ruggieri. 

Dès les premiers mots, il apparjdt que les délégués des 
puissances occidentales n'ont reçu de leurs gouverne- 
ments que des instructions vagues, aucim principe direc- 
teur pour coordonner l'effort des Alliés, aucun programme 
d'action collective pour hâter la victoire commune. 
Après un long échange de phrases diffuses, dont chacun 
sent le vide, on s'accorde modestement à déclarer que 
les récentes conférences de Paris et de Rome ont défini, avec 
une suffisante précision, l'objet de la présente réunion. 
Puis on décide que les questions d'ordre politique seront 
étudiées par les premiers délégués et les ambassadeurs ; 
que les plans d'opération seront concertés par les géné- 
raux ; qu'ime commission technique examinera les ques- 
tions de matériel, de munitions, de transports, etc. ; 
enfin, que les résolutions définitives seront prises par la 
conférence siégeant en séance plénière.' 

T. III. 12 



178 LA RUSSIE DES TSARS 






Maidi, 30 janiiec 1917. 

L'empereur recevra demain les membres de la confé- 
rence ; la première séance officielle est donc fixée à aprèsr 
demain. 

Grand déjeimer de quarante couverts à l'ambassade. 

L'après-midi se passe en promenades et en viâtes. 

Le président du Conseil de Roimianie, Bratiano, a 
prolongé son séjour à Pétrograd ; il participera officieu- 
sement aux travaux de la conférence, chaque fois que 
les intérêts de son pays seront en cause. 

A huit heures, dîner de gala au ministère des Affaires 
étrangères. Le prince Nicolas Golitzine, président du 
Conseil, y assiste, mais en personnage muet, en simple 
figurant. Il porte, avec une indifférence abscdue, avec un 
détachement complet, les lourdes fonctions qui lui ont 
été imposées. Néanmoins, à la condition qu'on ne lui 
parle pas de politique, il vous répond avec une aménité 
parfaite. 



4e 



Mercredi, 31 janvier 1917. 

A onze heures, l'empereur reçoit les membres de la 
conférence, au petit palais de Tsarskoïé-Sélo. 

L'étiquette de la Cour veut que les ambassadeurs aient 
la préséance sur leurs missions et déterminent ainsi, 
par leur ancienneté. Tordre de présentation. 

Les trois missions sont donc rangées en cercle Han^ 
l'ordre suivant : la mission anglaise, la mission itaUenne, 
la mission française. 

Le spectacle que j'ai sous les yeux est assez éloquent. 

La mission anglaise n'est pas seulement la première 



29 JANVIER-2I FÉVRIER I917 I79 

-psr i» primauté d^ancienneté de BuehasKOt, mais encore 
par le nombre de ses membres. Ainsi, elfe canrpte defCfX 
délégués civils, lord MHner et kwd Revelstoke, alorsr que 
les mission* italienne et française n'en comptent qu'un, 
Scîaloja et Doumergue ; et elle aligne six généraux contre 
dieux italiens et deux français. Néanmoins, au point de 
▼ue nrilhaire, le général de Castelnau nous confère 
in<fiseuta:blement la prééminence de l'autorité morale 
et technique : les services éclatants qu'il a renchis pen- 
dant cette guerre, la mort glorieuse de ses treis fils, le 
stoïcisme chrétien de sa ré^gnation, la noblesse de son 
caractère, la générosité de son cœur lui mettent au front 
une sorte d'auréole. . . 

Buchanan et Carlotti présentent successivement leiffs 
dâi^ations^ Je remarque une fois de plus que l'empereiu' 
éiobange à peine quelques mots avec les chef^ de file et 
qu'il prolonge volontiers ses entretiens quand se» interlo* 
cuteurs sont d'un rang plus modeste. 

A mon tour, je lui présente Doumergue et j'entends 
tomber de sa bouche les inévitables questions : 

— Vous avez fait un bon voyage?... Vous n'êtes pas 
"trop fatigué?... Est-ce la première fois que vous venez 
en Russie?... 

Puis, quelques phrases insignifiantes sur l'Alliance, 
la guerre, la victoire. Doumergue, qui ne peut que plaire 
«i Nicolas II par sa franchise et sa cordiale simplicité, 
rfait de vains efforts pour relever le ton du dialogue. 

Avec le général de Castelnau, l'empereur n'est pas moins 
"vague, ne paraissant même pas se douter du rôle émi- 
Xient qu'il a joué en France, ne trouvant pas un mot à 
Xui dire pour ses trois fils tués au feu. 

Après quelques propos affabfes aux fonctionnaires et 
^ïfficiers subalternes qui composent la suite de la miSi- 
^on f^aEHçaise, Nicolas II se retire. Et l'audience est ter- 
xninée. 

Pendant le retour à Pétrograd, j'observe chez lord 



l8o LA RUSSIE DES TSARS 

Milner, chez Scialoja, chez Dotimergue, la même décep- 
tion de cette cérémonie. 

Intérieurement, je songe à tout le parti qu'un mo- 
narque, épris de son métier, comme Ferdinand Vie Bul- 
garie, eût tiré d'une pareille conjoncture. J'imagine tout 
le jeu de questions et d'insinuations, d'allusions et de 
prétéritions, de confidences et de flatteries, auquel il se 
fût livré. Mais, et je l'ai si souvent remarqué ! Nicolas II 
n'aime pas l'exercice du pouvoir. S'il défend jalousement 
ses prérogatives d'autocrate, c'est uniquement pour des 
raisons mystiques. Il n'oublie jamais qu'il a reçu sa 
puissance de Dieu même et il pense constamment au 
compte qu'il en devra rendre dans la vallée de Josaphat. 
Cette conception de son rôle souverain est tout le con- 
traire de celle qui inspirait à Napoléon la fameuse apos- 
trophe à Rœderer : « J'aime le pouvoir, moi; mais je 
l'aime en artiste ; je l'aime comme un musicien aime son 
violon, pour en tirer des sons, des accords, des harmo- 
nies!... » Conscience, hmnànité, mansuétude, honneiu", 
telles sont, je crois, les vertus éminentes de Nicolas II ; 
mais il n'a pas l'étincelle sacrée. 



* * 



Jeudi, I®' février 191 7. 

J'ai invité à déjeuner Kokovtsow, Trépow, le général 
Gourko, Doumergue et le général de Castelnau. 

Conversation vive et confiante. Pour la circonstance, 
Kokovtsow a mis une sourdine à son trop légitime 
pessimisme. Trépow s'exprime avec franchise sur les 
dangers de_ la crise intérieure que traverse la Russie ; 
mais il y a, dans son langage et plus encore peut-être dans 
sa personne, une telle vertu d'énergie et de commande- 
ment, que le mal semble facile à réparer. Le général 
Gourko se montre encore plus impétueux que d'habitude. 






29 JANVIER-2I FÉVRIER I917 181 

Je sens flotter autour de moi la vivifiante atmosphère 
que Domnergue et Castelnau ont apportée de France. 

A trois heures, réunion de la conférence au palais 
Marie; nous siégeons dans le grand salon en rotonde 
qui prend jour siu: la place Saint-Isaac. 

Pokrowsky préside ; mais son inexpérience des affaires 
diplomatiques, sa douceur, sa modestie, l'empêchent de 
conduire la délibération, qui flotte à la dérive. On parle 
de la Grèce, du Japon, de la Serbie, de l'Amérique, de 
la Roumanie, des pays Scandinaves, etc. Tout cela sans 
suite, sans idée directrice, sans conclusion pratique. Plu- 
sieurs fois, lord Milner, dont je suis le voisin, me glisse à 
l'oreille, avec impatience : 

— We are wasting timel Nous perdons notre temps! 

Mais voici que le président donne la parole au chef 
de l'état-major du Commandement suprême. 

De sa voix claironnante et saccadée, le général Cxourko 
nous lit ime série de questions qu'il désire soumettre à la 
conférence sur la conduite des opérations militaires. 

La première question nous étonne ; car elle est libellée 
en ces termes : « Les campagnes de 1917 devront-elles 
avoir un caractère décisif? Ou ne faut-il pas renoncer à 
obtenir des résultats définitifs dans le cours de cette 
année? » 

Tous les délégués français, anglais et italiens insistent 
énergiquement pour que des offensives vigoureuses et 
concordantes soient entreprises sur les divers fronts, 
dans le plus bref délai possible. 

Mais le général Gourko nous laisse entendre que l'armée 
russe ne sera pas en état d'entreprendre une grande 
offensive avant d'être renforcée des soixante nouvelles 
divisions dont la création a été prévue récemment. Or, 
pour que ces divisions soient constituées, instruites, et 
qu'elles soient dotées de tout le matériel nécessaire, il 
faudra de longs mois, un an peut-être. D'ici là, l'armée 



l82 LA RUSSIE DES TSARS 

rufise ne pouixa engager que des opérations secoadakesi, 
qui suffiront néannioins à retenir Tennenû «ur le 'front 
oriental. 

la question est trop grave pour que la conférence 
veuille se preoionc^ sans un avis motivé des géné- 
raux. 

Les autres questions dont le général Gourko nous danne 
lecture ne sont que le corollaire de la première, ou se 
réfèrent à des problèmes techniques. L'ensemble dai 
questionnaire est donc renvoyé à l'examen de la conmiis- 
tton militaire. 



Samedi, 3 février 1917. 

L'empereur a reçu aujourd'hui en audience particu- 
lière les premiers délégués de la conférence. 

Doumergue s'est exprimé avec énergie sur la nécessité 
de hâter les offensives générales. L'empereur lui a ré- 
pondu : 

— Je suis tout à fait de votre avis» 

J'eusse préféré un acquiescement moins absolu, plus 
nuancé, tempéré même de quelques objections. ' 

Doumergue a ensuite abordé la question de la jive 
gauche du Rhin. Il a judicieusement développé tous 
les aspects, politiques^ militaires, économiques, de ce grave 
problème qui domine, pour ainsi dire, notre histoiÎFe 
nationale, puisqu'il se posait déjà entre la France et la 
Germanie au temps de Lothaire et que le fameux « traité 
de partage », signé à Verdim en 843, nous est encore 
utile à méditer aujourd'hui. 

Après quoi, invoquant les déclarations que j'ai reçues 
de Sa Majesté le 21 novembre 1914 et le 13 mars 19x6, 
il a exposé que le gouvernement de la République a 
résolu d'inscrire au nombre des conditions de la paix qui 



29 JANVIER-2I FÉVRIER I917 1S3 

seront imposées à TAllemagne les revendications et 
garanties suivantes : 

i^' L' Alsace-Lorraine fera retour à la France ; 

2P Ses frontières s'étendront, pour le moins, jusqu'aux 
limites de l'ancien duché de Lorraine, de façon à incor- 
porer au territoire français les- bassins miniers de la ré- 
gion ; 

'^ Les autres territoires, situés sur la rive gauche du 
Rhin, seront entièrement détachés de l'Allemagne; 

4f^ Ceux de ces territoires qui ne seront pas incorporés 
an territoire français formeront im État autonome et 
neutralisé; les troupes françaises y tiendront garnison 
aussi longtemps que les garanties, exigées par les Alliés 
pour la sauvegarde de la paix générale, n'auront pas 
été réalisées. 

Sur chacun de ces points, qui fut minutieusement exa- 
miné, Doumergue a obtenu de l'empereur un complet 
acquiescement. 

Doumergue a exposé ensuite que les AUiés devraient 
se concerter pour dénier aux Hohenzollem le droit de 
parler au nom de l'Allemagne, quand sonnera l'heure 
des négociations. C'est là une idée que l'empereur caresse 
depuis longtemps et dont il m'a plusieurs fois entretenu ; 
il a donc promis à Doumergue de faire étudier la question, 
aux points de vue historique et juridique, par son ministre 
des Affaires étrangères. 

On a encore échangé quelques paroles sur l'avenir de 
l'Alliance, sur les sentiments fraternels qui unissent doré- 
navant et pour jamais la France et la Russie, etc. Après 
quoi, l'audience a pris un. 

A huit heures, dîner de gala au palais Alexandre. £& 
vérité, le gala ne se révjèle que dans les hvrées, le himi- 
naire et l'argenterie ; car le menu est d'une extrême sim- 
plidté, d'une simphcité toute bourgeoise, qui contraste 
avec le luxe ancien et renonmié de la cuisine impériaie^ 



184 LA RUSSIE DES TSARS 

mais que les convenances morales imposent en temps 
de guerre : 

Potage crème d'orge. 
Truites glacées de Gatchina. 
Longe de veau Marengo. 
Poulets de grain rôtis. 
Salade de concombres. 
Glace mandarine. 

Le tsar a sa physionomie des bons jours ; il craignait, 
me dit-on, que les délégués ne lui fissent entendre quelque 
ennuyeux conseil de politique intérieure ; il est mainte- 
nant rassuré. La tsarine, souffrante, est restée dans son 
appartement. 

A table, Tempereiu: a Buchanan à sa droite et Carlotti 
à sa gauche. Le comte Fréederickz, ministre de la Cour, 
est assis en face de Sa Majesté ; je suis à sa droite et j'ai, 
moi-même, à ma droite, le prince Nicolas Golitzine, pré- 
sident du Conseil. 

Le vieux et excellent comte Fréederickz, très fatigué 
par rage, me raconte combien il souffre des attaques de 
presse ou des épigrammes de salon qui le représentent 
comme un Allemand : 

— D'abord, me dit-il, ma famille n'est pas d'origine 
allemande, mais suédoise ; puis elle est, depuis plus 
d'un siècle, depuis le règne de la Grande Catherine, au 
service de la Russie ! 

Ce qui est exact, c'est que sa famille est originaire 
de la Poméranie suédoise et qu'elle a fourni ime longue 
lignée de dociles serviteurs à l'autocratisme russe. Il 
représente donc excellemment cette caste des « barons 
baltes » qui, depuis le règne d'Anna-Ivanowna, gou- 
vernent la Russie, tous fort dévoués à la personne 
des souverains, mais communiant peu avec l'âme russe 
et ayant presque tous des parents au service militaire 
ou civil de l'Allemagne. L'attachement à la d3mastie 
des Romanow n'est pas seulement chez eux une tra- 



29 JANVIER-2I FÉVRIER I917 185 

dition et une vertu familiales : c'est leur raison d'être. 

Aussi, ne suis-je pas surpris du propos ingénu que le 
comte Fréederickz me tient au dessert : 

— La conférence devrait s'entendre pour que, après 
la guerre, les Alliés se prêtent un mutuel concours, en 
cas de troubles intérieurs. Nous sommes tous intéressés 
à combattre la révolution I 

Il en est encore à la Sainte- Alliance ; il ne retarde que 
d'un siècle I sanct-a et senilis simpUcitasl 

Enfin, le dîner s'achève. On passe dans le salon voisin, 
où le café est servi. 

L'empereur allume xme cigarette et va de groupe en 
groupe. Lord Milner, Scialoja, Doumergue, le général 
de Castelnau, lord Revelstoke, le général Ruggieri, 
le général Wilson, les trois ambassadeurs, ont tour à tour 
un mot aimable de lui, mais rien de plus, car il ne s'attarde 
à aucun. 

Tandis que ces conversations banales se déroulent, 
l'impératrice reçoit tour à tour, dans son appartement, les 
premiers délégués. Elle s'est montrée fort gracieuse 
poiu* Doimiergue et lui a dit en terminant : « La Phisse 
devra être punie. » 

Un peu avant dix heures, Nicolas II revient au centre 
du salon, puis, de son plus aimable sourire, il prend congé 
de l'assistance. 






Dimanche, 4 février i9Z7* 

L'Allemagne a décidé, le 1^ février, d'étendre à toutes 
les côtes d'Europe l'application rigoureuse du blocus 
maritime. C'est le reniement brutal des solennelles assu- 
rances que l'Amérique avait obtenues de la chancellerie 
allemande pour la restriction de la guerre maritime, 
après les torpillages de la Lusitania, de VAncona et du 
Sussex. 



l86 LA RUSSIE DES TSARS 

La riposte du gouvernement fédéral a été prompte. 
Hier, le préâdent Wilson a demandé au Sénat « l'auto- 
risation d'employer tous les moyens qui potfiraient être 
nécessaires pour protéger les navires et les citoyens amé- 
ricains dans l'exercice de leur activité pacifique » ; il a 
conclu par cette noble déclaration : « Nous ne pensons pas 
seulement à défendre nos intérêts matériels; nous vou- 
lons défendre aussi les droits fondamentaux 6e l'humanité, 
sans lesquels il n'y a pas de civilisation. » 

Sur l'avis conforme du Sénat, l'ambassadeur d'Amé- 
rique à Berlin, Gérard, a été aussitôt rappelé. 

Le public russe accueille avec faveur cette importante 
nouvelle ; mais il n'en reçoit qu'ime impression vagiiie 
et superficielle ; car il ignore l'Amérique ; il ne se doute 
même pas du grand drame qui se joue, depuis vingt 
mois, dans la conscience du peuple américain. 






Lundi, 5 février 1917, 

J'ai à déjeuner Doumergue, le président de la Douma 
Rodzianko, le président du Conseil de Roumanie Bratiano, 
plusieurs membres du Conseil de l'empire dont le comte 
Alexis Bobrinsky et Michel Stakhowitch, le financier 
Poutilow, etc. 

Sauf Poutilow, qui s'enferme dans un mutisme éloquent, 
tous mes convives russes professent un optimisme, dont 
ils étaient bien loin il y a seulement quelques jours. 
D'ailleurs, depuis l'arrivée des délégués étrangers, le 
même courant d'optimisme circule dans la société de 
Pétrograd. Mais, hélas ! dès qu'ils partiront, le baromètre 
retombera au plus bas. Aucun peuple n'est aussi infiuen- 
cable et suggestible que le peuple russe. 

Bratiano supporte avec une belle fermeté d'âone le 



29 JANVIER-2I FÉVRIER I917 187 

malheur de son pays et récrasant fardeau de ses respon- 
sabilités personnelles : l'adversité le grandit. 

Ce soir, grand dîner de cent cinquante couverts au 
Cercle militaire. Pour siéger dans une conférence diplo- 
matique, la première qualité est d'avoir un bon estomac. 
Ea sortant, je répète à lord Milner sa phrase de l'autre 
jour : 

— We are wasHng timel Nous perdons notre temps ! 






ISercredi, 7 février 19 17. 

Les travaux de la conférence se traînent sans intérêt. 
De tout ce verbiage diplomatique, aucim résultat positif 
ne se dégage. Par exemple, on cherche des formules pour 
suggérer au Japon d'accroître son concours ! 

Seule, la commission technique des munitions et des 
transports fait œuvre utile. Mais les besoins de l'état- 
major russe excèdent tout ce qu'on prévoyait et ses de- 
mandes surpassent encore ses besoins. La question, selon 
moi, n'est pas tant de savoir ce qui manque à la Russie 
que de vérifier ce qu'elle est -capable d'utiliser. A quoi 
bon lui envoyer des canons, des mitrailleuses, des pro- 
jectiles, des avions, qui nous seraient tellement précieux, 
si elle n'a ni le moyen de les faire parvenir sur le front, 
ni la volonté de s'en servir? 

Entre le général de Castelnau et le général Grourko, 
la confiance est parfaite. Le général de Castelnau insiste 
pour que l'ofiensive russe soit déclenchée vers le 
15 avril, de manière à coïncider avec l'offensive fran- 
çaise; mais le général Gourko ne croit pas possible 
d'engager une opération de quelque envergure avant 
le 15 mail... 



l88 LA RUSSIE DES TSARS 






Jeudi, 8 février 1917. 

J'essaie de procurer à Doumergue un aperçu aussi 
complet que possible du monde russe, en lui faisant con- 
nîdtre les hommes les plus représentatifs. Ce matin, 
je réunis autour de lui à ma table le général Polivanow 
et le grand mathématicien Wassiliew, membres libéraux 
du Conseil de l'empire, ainsi que MiUoukow, Maklakow 
et Chingarew, leaders du parti « cadet » à la Douma. 

La conversation, très Ubre, très animée, porte princi- 
palement sur la poUtique intérieure. 

Un instant, Doumergue, jugeant que mes convives 
sont un peu trop excités, un peu trop ardents à engager 
la lutte contre le tsarisme, leur prêche la patience. 

Au seul mot de « patience », MiHoukow et Maklakow 
bondissent : 

— Assez de patience !... Nous avons épuisé toute notre 
patience!... D'ailleurs, si nous n'agissons pas bientôt, 
les masses ne nous écouteront plus. 

Et Maklakow rappelle la parole de Mirabeau : « Gardez- 
vous de demander du teçips! Le malheur n'en accorde 
jamais! » 

Doumergue reprend, très sagement : 

— J'ai parlé de patience et non de résignation... Je 
comprends vos inquiétudes, vos agacements, et l'extrême 
dif&culté de votre situation. Mais, avant tout, pensez à 
la guerre ! 

J'observe que Maklakow, natif de Moscou, député de 
Moscou, type du pur Moscovite, ne dit jamais Pétrograd, 
mais Pétersbourg, et je lui demande pourquoi. 

— Parce que Pétersbourg est son vrai nom; c'est 
ime ville allemande qui n'a pas le droit de porter un 



29 JANVIER-âl FÉVRIER I917 189 

nom slave. Je l'appellerai Pétrograd, quand elle l'aura 
mérité... 



4t 



Vendredi, 9 février 1917. 

Le prince O... arrive de Kostroma, où il a de grands 
intérêts agricoles et manufacturiers. La vieille cité de 
Kostroma, qui s'élève sur la rive gauche de la Volga, 
entre laroslawl et Nijny-Novgorod, est riche de souvenirs : 
elle fut jadis le refuge et la citadelle des Romanow; 
elle conserve aussi, dans le célèbre couvent de Saint- 
Ipatiew, la dépouille de l'héroïque paysan Soussianine, 
dont la Vie pour le tsar a glorifié la légende. C'est ime 
des provinces de l'empire où le loyalisme dynastique est 
le plus vivace, où se conservent avec le plus d'intégrité 
les tendances héréditaires, les habitudes sociales et les 
sentiments nationaux du peuple russe. Je suis donc 
curieux de connaître l'état de l'esprit public dans cette 
région. D'ailleurs, je ne saurais mieux m'adresser qu'au 
prince O... ; car il excelle à causer avec les moujiks, A mes 
questions, il répond : 

— Cela ne va pas!... On est las de la guerre; on 
n'y comprend plus rien, sinon que la victoire est impos- 
sible. Cependant, on ne réclame pas encore la paix. 
J'ai senti partout un mécontentement morne et résigné... 
L'assassinat de Raspoutine a fait ime vive impression 
dans les masses. • 

— Ah 1 Et quelle sorte d'impression? 

-^ C'est un phénomène très curieux et qui est bien 
dans la tradition russe. Pour les moujiks, Raspoutine 
est devenu un martyr. Il était du peuple ; il faisait en- 
tendre au tsar la voix du peuple ; il défendait le peuple 
contre les gens de la Cour, contre les fridvorny : alors, 
les pridvorny l'ont assassiné 1 Voilà ce qu'on se répète 
dans toutes les isbas. 



IÇO LA RUSSIE DES TSASS 

— Mais, à Pétrograd, le peuple a exalté en apfK-enaoKt 
la mort de Grichka ! On s'est même précipité dans les 
églises pour allumer des cieiiges devant Ticone de saint 
Dimitry, parce qu'on croyait alors que c'était le grand- 
duc Dimitry qui avait tué le chien. 

— A Pétrograd, on connaissait trop les orgies de Ras- 
poutine. Et puis, en se réjouissant de sa mort, c'était 
une façon de manifester contre l'emperear et VixapérBfi' 
trice. Mais je me figxu'e que, dans l'ensemble, toms les 
moujiks de la Russie pensent comme ceux de Kostoomau* 

Ainsi donc, la transûguration l^endaire de Raspoutine 
est déjà commencée dans l'esprit du peuple rosse. 



4» 



Samedi, lo février 1917. 

Bratiano a quitté Pétrograd ce soir pour rentrw direc- 
tement à lassy. 

Quand il est venu me faire ses adieux, je l'ai txxivespk 
dans une disposition d'esprit qui l'honore, c'est-à-cfire 
calme, triste et résolu. Aucune réerinûnatio» vahie ; 
aucim essai d'apologie personnelle. Il voit et juge la 
situation avec une objectivité parfaite ; il' s'est déclaré 
d'ailleurs très content des entretiens multiples qu'il a 
eus avec les ministres de l'empereur et les membres de 
la conférence interalliée. Mais, plus particulièrement, 
il s'est félicité de la confiance attentive et cordiale que le 
général Gourko lui a témoignée : il est trop fin pour ne 
pas s'être aperçu que toute la politique de la Russie envers 
la Roumanie est désormais sous la dépendance directe 
du haut -commandement mihtaire et il a très habilement 
lié partie avec le chef d'état-major général. Je n'ai 
cependant pas l'impression que, dans- ses confà-ences a^iec 
le général Gourko, il soit arrivé à un résultat pratique 
sur les deux questions qui se posent à l'heure actueUè 



29 JANVIER-2I FÉVRIER I917 I9T 

«ne extrême urgence : i^ le ravitaillement de la popular 
tion civile en Moldavie; 7P la reprise des opérations 
dans les Carpathes septentrionales et dans la région 
danubienne. 

On m'assure que, pendant son séjour à Pétrograd, 
Bratiano a fait pressentir l'empereur sur son éventuelle 
adhésion au mariage de la grande-duchesse Olga et du 
prince Carol, héritier présomptif. Le projet de cette union 
a été mis en avant plusieurs fois déjà. La réponse de 
l'empereur a été assea encourageante : « Je ne ferai pas 
d'objection à ce mariage, si ma fille et le prince Carol 
se conviennent réciproquement. » 






Dimanche, 11 février 1917. 

Skvortsow, fonctionnaire important du Saint-Synode 
et directeur du journal religieux le Kolokol, me confirme 
ce que le prince O... me disait avant-hier au sujet de l'im- 
pression que l'assassinat de Raspoutine a produite dans 
lesioasses russes : 

— Les pajrsans, me dit-il, en sont très affectés, car 
Gxigory était im moujik comme eux, et ils trouvaient tout 
aaturd qu'il eût ses entrées au Palais impérial. Âussi^ 
leur explication de l'attentat est simple : les ennemis du 
peuple ont tné le staretz parce qu'il soutenait la cause du 
peuple devant le tsar... Dans les classes plus élevées, 
dans ma clientèle cléricale, parmi les marchands, les 
fonctionnaires, les pomiéchtchiks, l'impression n'est pas 
aaeilleure : l'assassinat de Raspoutine est considéré 
comme un mauvais présage. Vous savez que, nous 
autres Russes, nous sommes très superstitieux. £h 
bien! on colporte partout la prédiction que Grigory a 
faite souvent aux Majestés : Si je mâws ou si vous 



192 LA RUSSIE DES TSARS 

m'abandonnez, vous perdrez votre fils et la couronne dans 
les six mois. 

— L'a-t-il faite réellement, cette prophétie? 

— Oh ! monsieur Tambassadenr, je la lui ai entendu 
dire moi-même plus de vingt fois ! Et, peu de jours avant 
sa mort, il l'a répétée devant Son Éminence le métro- 
polite Pitirim. 






Lundi, 12 février 1917. 

Profitant de ce que les généraux allaient inspecter 
le front de GaUcie, les délégués civils de la confé- 
rence ont été visiter Moscou. 



* 



Mardi, 13 février 1917. 

Onze ouvriers, appartenant au Comité central de Tin- 
dustrie militaire, viennent d'être arrêtés sous la préven- 
tion de « machiner un mouvement révolutionnaire aj^ant 
pour objet la proclamation de la République ». 

Les arrestations de ce genre sont fréquentes en Russie ; 
mais d'habitude, le pubUc n'en sait rien. Après une pro- 
cédure secrète, les inculpés sont incarcérés dans une 
prison d'État ou relégués au fond de la Sibérie ; aucim 
journal n'en parle ; souvent, la famille elle-même ignore 
ce que deviennent les disparus. Et le silence, qui enveloppe 
généralement ces exécutions sommaires, est pour beau- 
coup dans la renommée tragique de VOkhrana. Cette 
fois, on a renoncé au mystère. Une note ^nsationnelle a 
fait connaître à la presse l'arrestation des onze ouvriers. 
Protopopow a voulu démontrer ainsi qu'il s'occupe à 
sauver le tsarisme et la société. 



29 JANVIER-2I FEVRIER I917 I93 



* * 



Mercredi, 14 février 19 17. 

Conformément aux instructions que j*ai reçues de 
Briand, je viens d'adresser à Pokrowsky la lettre ci- 
après : 

J*ai rhonneur de déclarer au gouvernement impérial 
que le gouvernement de la République se propose d'ins- 
crire au nombre des conditions de paix qui seront imposées 
à l'Allemagne les revendications et garanties d'ordre terri- 
torial suivantes : 

i9 L' Alsace-Lorraine fera retour à la France; 

2° Ses frontières s'étendront pour le moins jusqu'aux 
limites de l'ancien duché de Lorraine; elles seront tracées 
de manière à pourvoir aux nécessités stratégiques et à réith 
tégrer dans le territoire français tout le bassin houiUer de 
la vallée de la Sarre; 

30 Les autres territoires situés sur la rive gauche du 
Rhin, incorporés actuellement à l'empire allemand, seront 
entièrement détachés de l'Allemagne et affranchis de toute 
dépendance politique et économique envers elle; 

40 Les territoires de la rive gauche du Rhin, non incor- 
porés au territoire français, formeront un Etat autonome 
et neutralisé; ils demeureront occupés par les troupes fran- 
çaises aussi longtemps que les États ennemis n'auront pas 
intégralement satisfait à toutes les conditions et garanties 
stipulées dans le traité de paix. 

En conséquence, le gouvernement de la République sera 
heureux de pouvoir compter sur l'appui du gouvernement 
impérial pour la réalisation de ses desseins. 

Pokrowsky m*a aussitôt répondu que le gouvernement 
de la République peut compter sur l'appui du gouvernement 
impérial pour la réalisation de ses desseins, 

T. III. 13 



194 l'A RUSSIE DES TSARS 



* 



Vendredi, i6 février 1917. 

Le parti raspoutinien survit à Raspoutîne ; mais il est 
décapité. Encore très puissant au point de vue politique, 
il a déjà perdu beaucoup de son influence dans le monde 
religieux : la direction des affaires ecclésiastiques risque 
de lui échapper bientôt. 

Pour reprendre en main la conduite du parti, le pro- 
cureur suprême du Saint-Synode, Raïew, vient de mander 
à Pétrograd Tévêque de Tchemigow, Mgr Basile, qui 
est la fine fleur du raspoutinisme. Ce prélat aiu"a mission 
d'organiser, avec le concours du ministère de Tlntérieur, 
un service de propagande morale, c'est-à-dire de sur- 
veillance polici^e, à l'intention du clergé. 






Samedi^ 17 février 1917. 

Un des spectacles qui ont le plus frappé les membres 
des trois missions alliées depuis leiu* arrivée en Russie 
et surtout pendant leur excursion à Moscou, est Tactivîté 
des transports sur la neige : l'animation que la campagne 
et les villes présentent, à ce point de vue, les a tous 
surpris. 

Dans les pays d'Occident, la neige, dont la couche 
est toujours mince et qui ne persiste jamais longtemps, 
n'est qu'im obstacle à la circulation; elle obstrue les 
routes, elle entrave les charrois ; souvent même, elle para- 
lyse la vie économique. 

En Russie, tout le contraire. Au printemps, le dégel 
transforme la plaine russe en un vaste marécage, qui 



29 JANVIER-2I FÉVRIER I917 I95 

s'étend de la mer Noire à la Baltique ; dans certaines 
régions comme celle du Pripet et du moyen Dnieper, 
la boue atteint jusqu'à cinq et six pieds de profondeur. 
Dès les premières chaleurs de l'été, les routes, n'étant 
pas empierrées, s'affouiUent et se ravinent au moindre 
transit; bientôt, la plupart des chemins ne sont plus 
que des pistes, sillonnées d'ornières, coupées de crevasses. 
Vers la mi-septembre, le sol se détrempe et se délaie à 
nouveau. Sous les pluies d'automne, la plaine infinie 
redevient im bourbier : les villages ne communiquent plus 
entre eux ; les gares de chemin de fer, congestionnées de 
marchandises, ne peuvent plus les distribuer à l'entour. 
Enfin, l'hiver paraît. La neige tombe à gros flocons; 
elle s'accumule, elle se tasse, elle durcit, elle étend sur 
la terre un tapis égal et résistant. Aussitôt, le traînage 
s'organise. De toute part, la vie se réveille, le mouvement 
Tenait sur l'immensité blanche. 



* 



Dimanche, 18 février 1917. 

Le général Berthelot, qui conmiande la mission mili- 
taire française en Roumanie, vient d'arriver à Pétrograd 
pour conférer avec le général de Castelnau et le général 
Gourko. 

Voilà quatre mois que le général Berthelot dirige en 
fait les opérations et la réorganisation de l'armée rou- 
maine. Dans les circonstances les plus ingrates, les plus 
désespérées, il s'est impose à tous par son activité judi- 
cieuse et méthodique, par sa raison froide, par sa con- 
fiance inaltâ^able et communicative, par son énergie 
calme et obstinée. Quand la Roumanie se relèvera de 
scm épreuve actuelle, il aura été l'un des meilleurs ou- 
vriers de sa résurrection... 



196 LA RUSSIE DES TSARS 



* * 



Lundi, 19 février 191 7. 

J'offre un déjeuner en Thonneur du général Berthelot ; 
j'ai invité Doumergue, Pokrowsky, Bark, le général de 
Castelnau, Nératow» le général Biélaïew, Polovtsow, le 
général Janin, etc. 

Au sortir de table, nous conférons, Doumergue, Po- 
krowsky, Biélaïew, Castelnau, Berthelot, Janin et moi, 
sur la situation critique de la Roumanie. L'extrême réserve 
dans laquelle s'enferment Pokrowsky et Biélaïew con- 
firme l'impression que m'avait laissée mon dernier en- 
tretien avec Bratiano, — à savoir que \e haut-commande- 
ment russe a pris en main la direction exclusive des 
affaires roumaines et qu'il veut tenir à l'écart lès autres 
puissances alliées... 






Mardi, 20 février 1917. 

Domnergue et le général de Castelnau viennent dé- 
jeuner à l'ambassade, en stricte intimité. 

Nous évoquons les souvenirs de la période qui a précédé 
la guerre. Doumergue, qui était alors président du Con- 
seil et ministre des Affaires étrangères, est un des pre- 
miers qui aient vu, qui aient consenti à voir la réalité 
menaçante. 

Je rappelle au général de Castelnau ime conversation 
grave que nous eûmes, le 26 novembre 1913. A cette 
époque, il était sous-chef de l'état-major général de 
l'armée. Nous venions de siéger ensemble à la commission 
d'études du Conseil supérieur de la défense nationale, 
dont j'étais membre comme directeiu" des affaires poli- 
tiques ; le général Joffre avait présidé la séance. Quand 



29 JANVIER-2I FÉVRIER I917 I97 

tous les autres membres eurent quitté la saUe, je priai le 
général Jofîre et le général de Castelnau de rester seuls 
avec moi. Puis, je leur communiquai Tentretien que Tem- 
pereur d'Allemagne avait eu quelques jours auparavant 
avec le roi des Belges, entretien dans lequel Guillaume II 
avait solennellement déclaré qu'il considérait la guerre 
« conrnie étant désormais inévitable et nécessaire ». 
Le général Joffre m'écoutait avec une attention muette. 
Lorsque j'eus fini, une flamme sombre s'alluma dans ses 
yeux ; il releva la tête ; un grand souffle dilata sa poitrine. 
Puis, abattant sa grosse main sur l'épaule de Castelnau, 
il prononça, d'une voix tranquille et ferme : « Cette fois, 
il va falloir marcher, mon vieux ! » 

Après le déjeuner, j'interroge le général de Castelnau 
sur les impressions qu'il a rapportées de sa visite au front 
et sur la valeur du concours que nous pouvons espérer 
de la Russie. 

— Le moral de la troupe, me dit-il, m'a paru excellent ; 
les hommes sont vigoureux, bien entraînés, pleins de 
vaillance, avec un beau regard clair et doux... Mais le 
haut-commandement est mal organisé, l'armement tout 
à fait insuffisant, le service des transports très défec- 
tueux. Et ce qui est plus grave peut-être, c'est la faiblesse 
de l'instruction tactique. On ne s'est pas assez libéré 
des méthodes arriérées; l'armée russe est en retard de 
plus d'un an sur nos armées d'Occident ; elle est désormais 
incapable de mener à bien ime offensive de large enver- 
gure... 



* 

* * 



Mercredi, 21 février 191 7. 



Après une interminable série de déjeuners, de dîners, 
de réceptions, à l'ambassade, au ministère des Finances 
à la Chambre de commerce russo-française, à la prési- 
dence du Conseil, à la Douma municipale, chez la grande- 
duchesse Marie-Pavlowna, au Yacht-Club, etc., les délé- 



198 



LA RUSSIE DES TSARS 



gués étrangers reprennent enfin le chemin de TOcci- 
dent..., par l'Océan glacial arctique. 

Le résultat de cette conférence, autour de laquelle on 
a fait à la fois tant de mystère et tant de bruit, est maigre. 
On a échangé des opinions sur le blocus de la Grèce, sur 
rinsufiisance du concours japonais, sur la valeur probable 
de rintervention américaine, sur la position critique de la 
Roumanie, sur la nécessité d'ime entente plus étroite et 
plus pratique entre les Alliés ; on a mesuré les énormes 
besoins de Tarmée russe dans Tordre matériel et Ton s'est 
concerté pour y parer autant que possible. C'est tout. 

Quand Doumergue et le général de Castelnau viennent 
prendre congé de moi, je leur confie une commission : 

— Veuillez dire, de ma part, à M. le président de la 
République et à M. le président du Conseil que vous me 
laissez très inquiet. Une crise révolutionnaire se prépare 
en Russie ; elle a failli éclater il y a cinq semaines ; elle 
n'est que différée. De jour en jour^ le peuple russe se dés- 
intéresse de la guerre et l'esprit aiarchique se répand 
dans toutes les classes, même dans l'armée. Vers la fin 
d'octobre dernier, un incident très significatif, que j'ai 
signalé à M. Briand, s'est produit à Pétrograd. Une grève 
ayant éclaté dans le quartier de Viborg et la police ayant 
été fort malmenée par les ouvriers, on a requis deux régi- 
ments d'infgmterie, casernes dans le voisinage. Ces deux 
régiments ont tiré sur la police. Il a fallu faire venir en 
hâte une division de Cosaques pour mettre les mutins 
à la raison. Donc, en cas d'émeute, on ne peut pas compter 
sur l'armée... Ma conclusion est que le temps ne travaille 
plus pour nous, du moins en Russie, que nous devonç dès 
maintenant prévoir une défaillance de notre alliée et 
en tirer toutes les conséquences nécessaires. 

— Je ne suis pas moins pessimiste que vous, me répond 
Doumergue ; non seulement je rapporterai toutes vos 
paroles à M. le président de la République et à M. Briand : 
mais je les confirmerai. 



CHAPITRE VIII 

22 FÉVRIER-II MARS I917 



Une prophétie de Tchadaïew. — Départ de la grande-duchesse 
Marie-Pavlowna pour le Caucase ; elle me confie son efeoi 
de la crise qui s'annonce. — Rôle du tsarisme dans la vie poli- 
tique et sociale du peuple russe. Une hypothèse imaginaire : 
la Conspirati<m des poudres. — Vue rétrospective sur les ori- 
gines de la guerre russo-japonaise : duplicité de l'empereur 
Guillaume. — Épreuve cruelle de la population et de l'armée rou- 
maines en Moldavie ; famine et typhus. Belle attitude du roi, 
de la reine et de Bratiano. — Paradoxes du caractère russe : 
soumission et révolte. — Les opérations militaires de Rou- 
manie et le problème de Constantinople. — Effet de la guerre 
sur la moralité des moujiks; doléances d'un évêque à l'impé- 
ratrice. — Troubles à Pétrograd : « Du pain et la paix ! » Les 
ministres tiennent un conseil extraordinaire. « C'est peut-être 
la dernière soirée du régime... » Avis comminatoire aux manifes- 
tants. Un régiment de la Garde refuse de tirer sur la foule. 



Jeudi, 22 février 191 7. 

Je lis actuellement les lettres de Tchackdew, l'écrivain 
paradoxal et pénétrant, l'ironique ennemi du parti- 
cularisme slave, le grand doctrinaire inspiré, qui, aux envi- 
rons de Tannée 1840, fulmina sur le peuple russe de si 
éloquentes prophéties. Et je note, au passage, cette pensée 
pnrfonde : 

c Les Russes appartiennent au nombre des nations 
qui ne semblent exister que pour donner à l'humanité 
de terribles leçons. Assurément, ces leçons ne seront 

199 



200 LA RUSSIE DES TSARS 

pas perdues. Mais qui pourrait prévoir les épreuves 
réservées à la Russie avant qu'elle reprenne le cours 
normal de son destin et sa place au sein de Thumanité? » 



4( 



Vendredi, 23 février 1917. 

A peine les délégués étrangers ont-ils quitté Pétro- 
grad, que l'horizon de la Néwa s'obscurcit de nouveau. 

La Douma de l'empire devant reprendre ses travaux 
mardi prochain 27 février, il en résulte de l'efferves- 
cence dans les milieux industriels. Aujourd'hui, des agi- 
tateurs ont parcouru les usines Poutilow, les Chantiers 
baltiques et le quartier de Viborg en prêchant la grève 
générale, afin de protester contre le gouvernement, 
contre la disette, contre la guerre. 

L'animation est assez vive pour que le général Kha- 
balow, gouverneur mihtaire de la capitale, ait fait 
apposer ime affiche qui interdit les rassemblements et 
qui notifie à la population que : « Toute résistance à 
l'autorité sera immédiatement réprimée par la force des 
armes. » 

Ce soir, j'offre un dîner à la grande-duchesse Marie- 
Pavlowna et à son fils le grand-duc Boris. Mes autres 
invités sont Sazonow, l'ancien ambassadeur à Vienne, 
Schébéko, la princesse Marie Troubetzkoï, la princesse 
Bélosselsky, le prince et la princesse Michel Gortchakow, 
la princesse Stanislas Rad^wiU, M. et Mme Polovtsow, 
le comte et la comtesse Alexandre Schouvalow, le comte 
et la comtesse Joseph Potocki, la princesse Gagarine, 
M. Poklewski, Mme Véra Narischkine, le comte Adam 
Zamoyski, Benckendorff, le général Knorring et mon 
personnel. 



22 FÉVRIER-II MARS 1917 201 

La grande-duchesse préside ma table. Je suis à sa 
gauche et Sazonow à sa droite. Le grand-duc est en face 
d'elle, ayant à sa droite la femme de mon secrétaire, la 
vicomtesse du Halgouët, qui tient la place de maltresse 
de maison, et à sa gauche la princesse Marie Trou- 
betzkoï. 

Pendant le àîner, ma conversation avec la grande- 
duchesse est toute superficielle et les propos qu'elle 
échange avec Sazonov^ sont de même valeur. 

Mais, rentrée au salon, elle me prie de m'asseoir auprès 
d'elle et nous causons plus intimement. D'im air très 
abattu, elle m'annonce qu'elle doit partir après-demain 
pour Kislovotsk, sur le versant septentrional du Cau- 
case : 

— J'ai grand besoin de soleil et de repos, me dit-elle. 
Les émotions de ces derniers temps m'ont épuisée. Et 
je vais partir, le cœur plein d'effroi... Quand je vous 
reverrai, que se sera-t-il passé? Car cela ne peut pas 
durer! 

— Ainsi, les choses ne vont pas mieux? 

— Non. Et comment iraient-elles mieux? L'impéra- 
trice domine entièrement l'empereur et elle ne prend 
conseil que de Protopopow, qui consulte, chaque nuit, 
le fantôme de Raspoutine!... Je ne peux pas vous dire 
à quel point je suis découragée. De tous côtés, je vois 
tout en noir. Je m'attends aux pires malheurs... Et pour- 
tant. Dieu ne peut pas vouloir que la Russie périsse ! 

— Dieu ne soutient que ceux qui luttent et je n'ai 
jamais entendu dire qu'il ait empêché un suicide. Ôr, c'est 
un véritable suicide que l'empereur est en train de com- 
mettre, pour lui-même, pour sa d5mastie et poiu* son peuple. 

— Mais que faire? 

— Lutter. La récente intervention des grands-ducs a 
échoué : il faut la recommencer, siu* des bases plus larges 
et, permettez-moi d'ajouter, dans im esprit plus sérieux, 
moins frondeur, plus pohtique... Le Conseil de l'empire 



202 LA RUSSIE DES TSARS 

et la Douma renferment, tant à droite qu'à gauche, 
d'excellents éléments pour organiser une résistance aux 
abus de l'autocratisme. Si tous les hommes raisonnables 
et patriotes qui siègent dans ces deux assemblées s'unis- 
saient pour une œuvre commune de salut pubUc ; si, avec 
mesure, avec suite, avec fermeté, ils entreprenaient 
de démontrer à l'empereur qu'il mène la Russie à Tabime ; 
si la famille impériale se concertait pour tenir un langage 
identique, en évitant soigneusement toute apparence 
de cabale et de conjuration; si l'on réussissait à créer 
ainsi dans les sphères supérieures de l'État une volonté 
unanime de redressement national, je crois que les Proto- 
popow, les Dobrowolsky et toute la camarilla de l'impé- 
ratrice s'effondreraient vite... Mais qu'on se hâte! I^e 
péril est pressant; les heures comptent. Si le salut ne 
vient pas d'en haut, la révolution se fera par en bas. 
Et alors ce sera la catastrophe ! 

Elle ne me répond que par un geste de découragement 
Puis, se rappelant son rôle de cour, où elle est de premier 
ordre, elle invite quelques dames à s'approcher d'elle... 



* * 



Samedi, 24 février 19x7. 

Mon collègue d'Italie, le marquis Carlotti, vient 
échanger avec moi ses impressions sur les résultats de la 
conférence. Le cours de notre causerie nous amène à 
parler de la situation intérieure. 

Sans méconnaître la gravité des sjmiptômes que nous 
avons quotidiennement sous les yeux, Carlotti ne croit pas 
à l'imminence d'une révolution. En tout cas, il présume 
que, si la monarchie tsariste était renversée par un mou- 
vement populaire, elle serait aussitôt remplacée par un 
régime constitutionnel et démocratique, selon le pro- 
gramme du parti « cadet » ; sauf quelques violences au 



22 FÉVRIER-II MARS I917 203 

début, rinstauration de Tordre nouveau ne rencontre- 
rait pas de grands obstacles. Il développe cette opinion 
avec ringénieuse finesse du caractère italien qui, dans 
une crise politique, aperçoit immédiatement toutes les 
combinaisons possibles, toutes les solutions expédientes. 

Je lui représente au contraire que la démolition du 
tsarisme ouvrirait probablement ime ère indéfinie de 
troubles, analogue à celle qui suivit la mort d'Ivan le 
Terrible; car le tsarikne n'est pas seulement la forme 
officielle du gouvernement russe ; il est aussi la base, la 
charpente et la structure de la communauté russe. 
C'est le tsarisme qui a fait l'individualité historique 
de la Russie et qui la maintient. Toute la vie collective 
du peuple russe est comme intégrée au tsarisme. En dehors 
du tsarisme, il n'y a rien. Et, pour, faire mieux sentir à 
Carlotti ce que j'entends par des formules aussi abso- 
lues, j'ai recours à une comparaison imaginaire, qui m'est 
venue souvent à l'esprit, ces derniers temps : 

— Vous vous rappelez, lui dis-je, ce que fut la célèbre 
Conspiration des poudres, sous le règne de Jacques 1^ 
d'Angleterre, en 1605 : un groupe de conjurés avait 
miné le palais de Westminster pour faire sauter à la fois 
le souverain, les ministres et tous les membres du Par- 
lement. Supposez que, aujourd'hui, par la vertu d'un 
explosif invraisemblable, quelques anarchistes anglais 
réussissent à détruire d'un seul coup le roi, les ministres, 
la Chambre des lords, la Chambre des commîmes, 
l'administration, la poUce, la force armée, les tribtmaux, 
bref tous les rouages de la constitution britannique. Il en 
résulterait évidemment une perturbation immédiate et 
générale de l'État, im arrêt subit de presque toutes les 
fonctions vitales. Mais ce ne serait qu'une syncope. 
Après une période courte de stupeur et d'étourdissement, 
on verrait la vie pubUque renaître et se réorganiser par 
l'action spontanée des institutions provinciales et muni- 
cipales, des corporations ecclésiastiques, des xmiversités. 



204 LA RUSSIE DES TSARS 

des clubs, des chambres de commerce, des chambres 
syndicales, enfin de ces innombrables sociétés particu- 
lières, sociétés religieuses, politiques, charitables, phi- 
lanthropiques, littéraires, scientifiques, sportives, etc.. 
qui fourmillent sur le sol anglais et qui coordonnent, 
en quelque sorte, le libre jeu de toutes les initiatives 
individuelles... Un pareil phénomène de réorganisation 
automatique serait impossible à concevoir dans un pays 
comme la Russie, où nulle manifestation de l'activité 
politique et sociale n'échappe à Tingérence, au contrôle, 
à l'étreinte du pouvoir central, où la vie entière de la 
nation est somnise à l'omnipotence de la bureaucratie... 
J'en conclus que, si le tsarisme s'écroulait, il entraînerait 
tout l'édifice russe dans sa ruine ; je me demande même 
si l'imité nationale y survivrait. Par quelle force, au 
nom de quel principe pourrait-on retenir désormais 
dans l'orbite russe la ceinture de peuples allogènes que 
la poUtique séculaire des tsars a cristallisés autour de 
l'État moscovite? Ne serait-ce pas la fin delà Russie?... 



* * 



Dimanche, 25 février 1917. 

Nous devisons académiquement, Pokrowsky et moi, 
sur les origines de la guerre, sur l'action des forces collec- 
tives et des volontés individuelles qui depuis longtemps 
préparaient le conflit, sur la terrible responsabilité que 
l'histoire imputera certainement à l'Allemagne, etc. 
En recherchant ainsi les causes premières, nous arrivons 
à parler de la guerre russo-japonaise et je fais allusion 
au rôle perfide que Guillaimie II a joué alors envers la 
Russie. Pokrowsky m'interrompt : 

— Puisque nous abordons ce sujet, permettez-moi 
de vous poser ime question... qui vous prouvera une fois 
de plus combien j'ignore les choses de la diplomatie. 



22 FÉVRIER-II MARS I917 205 

Est-ce vrai que, en 1904, le kaiser ait poussé le Japon 
à nous attaquer, pendant qu'il nous excitait nous-mêmes 
à nous montrer intransigeants? 

— C'est absolument vrai. Pour ce qui est des conseils 
et des encouragements que l'Allemagne a donnés alors 
à la Russie, vous n'avez qu'à ouvrir vos archives ou, 
mieux encore, à feuilleter la mémoire de votre excellent 
adjoint, Nératow. Il n'y a pas de doute que, dès 1897, 
l'empereur Guillaume a fait miroiter devant vous les 
perspectives d'Extrême-Orient; c'est lui qui, à cette 
époque, vous a incités à vous saisir de Port-Arthur. Il 
agitait à vos yeux le spectre du « péril jaune » et il vous 
dénonçait le monstrueux égoïsme de la France, qui cher- 
chait à vous détourner des aventures asiatiques. Puis, 
dans les années suivantes, il n'a eu que des paroles flat- 
teuses pour vos entreprises en Mandchourie. Aussitôt 
que vous aviez quelque difficulté avec le Japon, il vous 
assurait secrètement que si « les sales petits jaunes » 
devenaient trop arrogants, la flotte allemande irait 
soutenir la vôtre dans les mers de Chine. Enfin, aux 
derniers jours de 1903, tandis que la France s'évertuait 
à vous procurer une transaction honorable sur l'affaire 
du Yalou, il prenait vis-à-vis du tsar l'engagement 
solennel de maintenir la paix en Europe aussi longtemps 
que vos armées seraient occupées en Extrême-Orient. 
Et, jusqu'à la défaite de Moudken, il n'a cessé de vous 
exhorter à poursuivre la guerre, à grossir vos effectifs, 
à consumer toutes vos forces nationales dans cette lutte 
désastreuse. Voilà quel fut son rôle envers la Russie... 
Mais, à la rigueur, le kaiser pourrait dire : « Les conseils 
que j'ai donnés à la Russie étaient mauvais. Soit I Elle 
n'avait qu'à ne pas les suivre. Vous me reprochez encore 
de l'avoir poussée vers l'Extrême-Orient avec l'arrière- 
pensée de l'affaibhr en Europe. Cela, c'est de la poUtique 
et même de la bonne politique : j'ai servi les intérêts 
allemands... » Je ne lui ferais donc pas un trop sévère 



206 LA RUSSIE DES TSARS 

grief de sa condiiite à votre égard, s'il n'y avait autre 
chose. Qr, pendant qu'il vous enguirlandait et vous 
mystifiait, il stimulait sous main les impatiences du Japon ; 
il l'incitait à vous attaquer ; il lui disait : « Dans im duel 
avec la Russie, vous n'avez rien à perdre et tout à gagner* 
L'Angleterre, votre amie, ne vous laissera jamais écraser. 
La France abandonnera son alliée. Quant à moi, je vous 
promets tme neutralité, qui saura vous être bienveillante. » 
Et, le 8 février 1904, sans le moindre avis préalable, 
les torpilleurs japonais coulaient trois de vos plus grands 
cuirassés devant Port-Arthur... Dans cette partie de 
son rôle,' le kaiser ne peut plus invoquer pour excuse les 
procédés traditionnels du calcul politique. Il y a eu là, 
de sa part, fraude, fourberie, duplicité. 

Pokrowsky demeure stupéfait. Puis, levant les bras au 
ciel : 

— Comment ! Un machiavéUsme pareil est possible 
au vingtième siècle!... Au vingtième siècle 1 

— Oui, au vingtième siècle. Mais qu'importe le siècle? 
Le machiavélisme était déjà vieux de plusieurs milliers 
d'années quand Machiavel l'inventa. Et je ne pense pas 
que les événements de cette guerre vous inclinent à 
croire que le monde s'assagit en vieillissant. L'avenir 
sera toujours fait du passé. 

— Alors, pauvre humanité ! Gospodi pomilouïl... Maïs 
ce que vous venez de me raconter, c'est bien certain, 
c'est authentique? Et, si je ne suis pas indiscret, comment 
le savez-vous? 

— Le gouvernement japonais avait été fort surj»is 
par les instigations de l'Allemagne ; il en avait aussitôt 
informé le gouvernement britannique, qui avait tout de 
suite reconnu là l'esprit brouillon et insidieux de l'em- 
pereur Guillaume. Peu après, le parti de la guerre l'em- 
portait, à Tokio... J'ai appris ces faits, en 1913, par 
l'ambassadeur d'Angleterre à Paris, sir Francis Bertie, 
qui était sous-secrétaire d'État au Foreign-ofiâce, ai 1903. 



22 FÉVRIER-II MARS I917 207 



* * 



Lundi» 26 février 1917, 

La situation alimentaire en 'Moldavie s'aggrave chaque 
jour : Tarmée roumaine est rationnée au-dessous du 
taux d'entretien et la population civile meurt de faim. La 
misère physiologique a pour conséquence naturelle une 
éi)ouvantable épidémie de t3rphus. 

D'après le général Berthelot, Timique remède consis- 
terait dans ime offensive au nord de la Dobroudja, de 
manière à dégager un bras du Danube et ouvrir ainsi 
une nouvelle voie d'approvisionnement. Mais le général 
Gourko se refuse à entreprendre cette offensive qui lui 
semble des plus dangereuses et qui d'ailleurs ne cadre 
pas avec ses plans stratégiques. 

Dans cette épreuve nationale, — une des plus cruelles 
qui aient fondu jamais sur un pays, — le roi Ferdi- 
nand, la reine Marie et Bratiano font belle figure. A cet 
^ard, les témoignages qui arrivent d'Iassy sont una- 
nimes. Par sa tranquille et indomptable énergie, le 
roi soutient tous les cœurs, rallie autour du drapeau 
toutes les volontés; simple et grave, il accomplit 
excellenunent son devoir professionnel, son devoir de 
souverain. Même fermeté du caractère chez Bratiano, 
même endurance lucide et réfléchie, même acceptation 
virile de tous les sacrifices nécessaires. Chez la reine, 
le patriotisme prend plutôt la forme héroïque ; il y a en 
elle une fougue alerte et généreuse, ime ferveur enthou- 
siaste et chevaleresque, une flamme sacrée. Ainsi appar- 
tient-elle déjà peut-être à la légende ; car elle incame, 
dans sa fière et séduisante beauté, l'âme collective de 
son peuple. 



208 LA RUSSIE DES TSARS 






Mercredi, 28 tévrisT 1917. 

Que l'on se place au point de vue politique, intellectuel, 
moral, religieux, le Russe ofEre presque toujours le spec- 
tacle paradoxal d'une extrême docilité, jointe à l'esprit 
de révolte le plus accentué* 

Le moujik est connu poiu* son endurance et son fata- 
lisme, pour sa mansuétude et sa passivité ; il est parfois 
sublime de douceur et de résignation. Mais, tout à coup, 
le voilà qui proteste et s'insurge. Immédiatement, sa 
fiu"eur le porte à des crimes épouvantables, à des ven- 
geances féroces, au parox3^me de la scélératesse et de la 
sauvagerie. 

Même contraste dans l'ordre religieux. Si l'on étudie 
l'histoire et la théologie de l'Église orthodoxe russe, de 
« la vraie Église du Christ », on y reconnaît comme carac- 
tères essentiels l'esprit conservatetu", l'immuable fixité 
du dogme, le respect de la règle canonique, l'importance 
des formules et des rites, une dévotion routinière, un 
cérémonial somptueux, une hiérarchie imposante, une 
humble et aveugle soumission des fidèles. En regard, la 
grande secte du Raskol, qui s'est détachée de l'Église 
officielle au dix-septième siècle et qui ne compte pas moins 
de onze millions d'adeptes, nous montre l'annihilation 
du sacerdoce, un culte sommaire et farouche, un radi- 
calisme négateur et subversif. Les sectes innombrables, 
que le Raskol a produites à son tour, les Khlisty, les 
Doukhobors, les Stranniky, les Pomortsy, les DouchitUy 
les Molokanes, les Skoptzy, vont beaucoup plus loin 
encore. Là, c'est l'individualisme sans Umites : nulle 
organisation, nulle discipline ; une licence effrénée ; toutes 
les fantaisies et toutes les aberrations du sentiment reli- 
gieux : l'anarchie absolue. 



22 FÉVRIER- II. MARS I917 209 

Dans Tordre de la morale et de la conduite privées, 
cette double nature du Russe apparaît également. Je ne 
connais aucun pays où le pacte social soit plus imprégné 
de l'esprit traditionnel et religieux ; où la vie domestique 
soit plus sérieuse, plus patriarcale, plus remplie de dou- 
ceur et d'affections, plus enveloppée de poésie intime et 
de respect; où les devoirs et les charges de la famille 
soient acceptés plus généreusement; où l'on supporte 
avec plus de patience les contraintes et les privations, 
les misères et les mesquineries de la vie quotidienne. 
Par contre, en aucim autre psys, les rébellions indivi- 
duelles ne sont aussi fréquentes, n'éclatent avec autant 
de brusquerie et de retentissement. A cet égard, la chro- 
nique des crimes passionnels et des scandales mondains 
abonde en exemples saisissants. Il n'y a pas d'excès 
dont l'homme ou la fenmie russes ne soient capables, 
aussitôt qu'ils ont décidé de « s'afiftrmer comme des 
êtres libres »• 






Jeudi, !•' mars 1917. 

Malgré mes instances réitérées, le général Gourko 
se refuse péremptoirement à entreprendre une offensive 
au nord de la Dobroudja en vue d'étabUr une nouvelle 
voie de ravitaillement pour la Roumanie. Ses objections 
techniques ne sont certes pas sans valeur; mais il est 
surtout déterminé par un motif qu'il n'avoue pas et 
que le général Polivanow m'a laissé entrevoir naguère. 

Le haut-commandement lusse n'attache plus qu'une 
importance médiocre aux opérations dont la Roimianie 
pourrait encore être le théâtre; il entend y observer 
une stricte défensive, ayant pour unique objectif d'inter- 
dire aux ennemis l'accès de Kiew et d'Odessa. Il ne garde 
plus en effet la moindre illusion sur la possibilité de s'ou- 
vrir désormais la route de Constantinople en forçant 
T. III. 14 



210 LA RUSSIE DES TSAES 

le Danube et les Balkans. La marche sur Constantinople 
lui paraît devoir être différée jusqu'à l'extrême fin de la 
guerre, jusqu'au jour où l'Allemagne exténuée abandon- 
nera la Turquie à son destin. Alors, mais alors seulement, 
ime armée russe entreprendra la conquête de Constan- 
tinople : son point de départ ne sera ni le Danube, ni 
Sinope, ni Héraclée, mais la rive occidentale de la mer 
Noire, Midia, le cap Inadia, ou peut-être même Bourgas si 
la situation politique et militaire de la Bulgarie le permet. 

Comme je témoigne à Pokrowsky le mécontentement 
que me cause le relus du général Grourko, il me répond 
avec animation : 

— Je vous assure que nous faisons et que nous ferons 
tout le possible pour sauver la Roumanie. Encore faut-il 
attendre des conjonctures favorables! Et ce sera sans 
doute long!... Je sais que, à lassy, les Romnains nous 
vitupèrent, qu'ils nous accusent même de trahison. Je 
leur pardonne de s'exprimer ainsi parce qu'ils sont très 
malheureux ; mais la loyauté de notre conduite est sufi&- 
sanmient prouvée par le fait que notre armée de Moldavie 
ne compte pas moins de 500 000 hommes avec un attirail 
colossal. Bratiano devrait comprendre que la plupart 
des embarras actuels proviennent de cette agglomération 
énorme qu'il a tant réclamée lui-même... 

Le général Alexéïew étant à la veille de reprendre ses 
fonctions de chef d'état-major général, Pokrowsky me pro- 
met de lui exposer, en mon nom, les considérations dépoli- 
tique et d'humanité qui justifieraient une offensive au nord 
de la Dobroudja, 






Vendredi, 2 mars 1917. 

Le coup de fouet que la conférence des Alliés a été pour 
l'administration russe, ou du moins pour les bureaux de 
Pétrograd, ne se fait déjà plus sentir. 



22 FÉVRIER-II MARS I917 211 

Les services de Tartillerie, des usines, de Tapprovi- 
sionnement, des transports, etc., sont retombés dans leur 
indolence et leur incurie. On oppose à nos officiers et à 
nos ingénieurs les mêmes réponses dilatoires, la même 
force d'inertie et d'insouciance qu'auparavant. C'est à 
désespérer de tout. Ohl comme je comprends l'épieu 
d'Ivan le Terrible et la canne de Pierre le Grandi 






Samedi, 3 mars 1917. 

On vient de me rapporter un long entretien que l'im- 
pératrice a eu récemment avec l'évêque de Viatka, 
Mgr Théophane. Ce prélat est une créature de Raspoutine ; 
mais le langage qu'il a tenu à la souveraine témoigne en 
lui un esprit libre et sérieux. 

La tsarine l'a d'abord interrogé sur les dispositions 
de ses ouailles à l'égard de la guerre. Mgr Théophane 
a répondu que, dans son diocèse, qui s'étend à l'ouest 
de l'Oural, le patriotisme n'avait pas trop fléchi : assuré- 
ment, on souffrait d'une épreuve si longue, on gémissait, 
on critiquait ; cependant on était prêt à supporter encore 
beaucoup de deuils, beaucoup de privations pour obtenir 
la victoire ; sous ce rapport, l'évêque pouvait tranquilliser 
l'impératrice... Mais il avait, à d'autres points de vue, 
des sujets graves de tristesse et d'inquiétude : il consta- 
tait chaque jour, dans la démoralisation du peuple, un 
progrès effrayant. Us hommes qui arrivaient de l'armée, 
les malades, les blessés, les permissionnaires, expri- 
maient des opinions abominables ; ils affectaient l'incré- 
duHté, l'athéisme ; ils allaient jusqu'au blasphème ^et 
au sacrilège ; on s'apercevait tout de suite qu'ils avaient 
fréquenté des intellectuels et des Juifs... Les cinémas, 
qu'on voit maintenant installés dans toutes les bourgades, 
sont également ime cause de dépravation. Ces aventures 



212 LA RUSSIE DES TSARS 

de mélodrame, ces scènes d'enlèvement, de vol, d'assas- 
sinat, sont trop capiteuses pour l'âme simple des moujiks; 
leur imagination s'y enflamme ; ils y perdent la raison. 
L'évêque expliquait ainsi le nombre insolite d'attentats 
sensationnels qu'on avait enregistrés depuis quelques 
mois, non seulement dans le diocèse de Viatka, mais 
encore dans les diocèses voisins, à Ekaterinbourg, à 
Tobolsk, à Perm, à Samara. Pour appuyer ses dires, il 
montrait à l'impératrice des photographies de magasins 
pillés, de maisons dévastées, de cadavres mutilés, avec 
une évidente affectation d'audace et de scélératesse... 
Il dénonçait enfin un vice tout récent, dont les masses 
russes n'avaient même aucune idée, jusqu'en ces derniers 
temps, et qui avait pour elles un exécrable attrait : la 
morphine. Le mal était venu de tous ces hôpitaux mili- 
taires qui couvraient le pays. Beaucoup de médecins et 
de pharmaciens avaient pris l'habitude de se morphiner ; 
par eux, l'usage de la drogue s'était répandu chez les 
officiers, les fonctionnaires, lés ingénieurs, les étudiants. 
Bientôt, les infirmiers aussi avaient suivi l'exemple. 
Mais leur cas était bien plus pernicieux, car ils s'étaient 
donné, comme compagnons d'ivresse, des gens du peuple. 
Et quand ils ne s'intoxiquaient pas eux-mêmes, ils ven- 
daient la morphine ; tout le monde connaissait, à Viatka, 
les cabarets où se pratiquait ce commerce. La police 
avait de bonnes raisons pour fermer les yeux... 

Mgr Théophane avait conclu ainsi : 

— Le remède à de pareils maux devrait être cherché, 
semble-t-il, dans une action énergique du clergé. Mais 
j'ai la douleur d'avouer à Votre Majesté que la démora- 
lisation générale n'a pas épargné nos prêtres, surtout 
ceux des campagnes. Pour quelques-uns qui sont de 
véritables saints, la plupart s'abandonnent et se dégra- 
dent. Ils n'ont plus d'action sur leurs paroissiens. Toute 
l'éducation religieuse du peuple est à refaire. Et pour cela, 
il faut rendre d'abord au clergé son ascendant moral. 



22 FÉVRIER-II MARS I917 213 

La première condition est de supprimer la vente des 
sacrements. Le pope devrait recevoir de l'État un salaire 
suffisant pour vivre. Alors, on pourrait lui interdire 
d'accepter aucun argent qui ne lui serait pas donné volon- 
tairement pour son église ou pour les pauvres. La misère, 
à laquelle le sviatchénik est réduit actuellement, le con- 
damne à mr mercantilisme honteux, qui lui enlève tout 
prestige et toute dignité. Je prévois de grands malheurs 
pour notre sainte ÉgUse, si son protecteur suprême, notre 
pieux tsar vénéré, ne la réforme bientôt... 

Dans la bouche d'un évêque raspoutinien, ce langage 
constitue im pronostic édifiant. 

Je sais d'autre part que deux prélats, qui n'ont jamais 
consenti à pactiser avec Raspoutine et qui sont parmi les 
plus distingués de l'épiscopat russe, Mgr Wladimir, 
archevêque de Penza, et Mgr André, évêque d'Oufa, 
s'expriment dans les mêmes termes que Mgr Théophane. 






Mardi, 6 mars 191^. 

Pétrograd manque de pain et de bois ; le peuple souffre. 

Ce matin, devant ime boulangerie de la Liteïny, j'étais 
frappé de l'expression mauvaise que je lisais sur les figures 
de tous les pauvres gens qui faisaient queue et dont la 
plupart avaient passé là toute la nuit. 

Pokrowsky, avec qui j'en parlais, ne m'a pas caché 
son inquiétude. Mais que faire ! La crise des chemins de 
fer s'est en effet aggravée. L'extrême rigueur du froid 
qui sévit dans toute la Russie ( — 43°), a mis hors de ser- 
vice, par éclatement des tubes de chaudière, plus de 
douze cents locomotives, et les tubes de rechange man- 
quent à cause des grèves. De plus, la neige est tombée 
avec une abondance exceptionnelle, ces dernières semaines, 
et la main-d'œuvre fait défaut, dans les villages, pour 



214 ^^ RUSSIE DES TSARS 

dégager ks voies. Il en résulte que, à l'heure actuelle, 
57000 wagons sont bloqués. 






Jeudi, B mars 1917. 

Toute la journée, il y a eu de Teffervesœnce à Pétro- 
grad,.. Des cortèges populaires parcouraient les grandes- 
avenues. Sur plusieurs points, la foule a crié : « Du pain 
et la paix ! » Sur d'autres, elle a entonné la MarseiUaise 
ouvrière. Quelques bagarres se sont produites à la Pers- 
pective Newsky. 

Ce soir, j'ai à dîner Trépow, le comte Tolstcwt, directeur 
de TErmitage, mon coU^ue d'Espagne Villasinda et 
une vingtaine de mes convives habituels. 

Les incidents de la rue jettent une ombre de souci 
sur les visages et les conversations. J'interroge Tré- 
pow au sujet des mesures que le gouvernement va prendre 
pour ravitailler Pétrograd et sans lesquelles la situation 
risque de s'aggraver bientôt. Ses réponses n'ont rien de 
rassurant. 

Lorsque je retourne à mes autres invités, je ne trouve 
plus trace d'inquiétude sur leurs figures ni dans leurs 
propos. On parle surtout d'une soirée que la princesse 
Léon Radziwill a organisée pour dimanche, qui sera nom- 
breuse, brillante, et où l'on espère bien qu'il y aura de la 
musique et de la danse. 

Nous nous regardons, Trépow et moi. La même 
phrase nous vient aux lèvres : 

— SinguUer moment pour organiser une fête! 

Dans un groupe, on échange des appréciations sur les 
danseuses du théâtre Marie, sur la préséance de talent 
qu'il convient d'attribuer à la Pavlowa, à la Kchéchins- 
kaïa, à la Karsavina, etc. 



22 FEVRIER-II MARS I917 215 

Malgré le vent d'émeute qui souffle dans la capitale, 
l'empereur, qui vient de passer deux mois à Tsarskoïé- 
Sélo, est parti ce soir pour le grand-quartier général. 






Vendredi, 9 mars 1917. 

L'agitation des milieux industriels a pris, ce matin, 
ime forme violente. De nombreuses boulangeries ont 
été saccagées, particulièrement dans le quartier de Vi- 
borg et à Wassily-Ostrow. Sur plusieurs points de la 
capitale, les Cosaques ont chargé la foule et tué quelques 
ouvriers. 

Pokrowsky me confie son inquiétude : 

— Je n'attacherais, à ces désordres, qu'une importance 
secondaire si mon cher collègue de l'Intérieur avait encore 
une lueur de raison. Mais qu'attendre d'un homme qui, 
depuis des semaines, a perdu tout sens des réalités et qui, 
chaque soir, délibère avec l'ombre de Raspoutine? Cette 
nuit encore, il a passé des heures à évoquer le fantôme 

du staretz! 

* 

Samedi, zo mars 1917. 

Le problème angoissant des subsistances a été examiné, 
cette nuit, dans \m « conseil extraordinaire », auquel 
assistaient tous les ministres, sauf celui de l'Litérieur, 
le président du Conseil de l'empire, le président de la 
Doimia et le maire de Pétrograd. Protopopow a dédaigné 
de participer à cette délibération; il conférait sans 
doute avec le fantôme de Raspoutine. 

Grand déploiement de gendarmes, de Cosaques et de 
troupes dans toute la ville. Jusque vers quatre heures 
de l'après-midi, les manifestations n'ont provoqué aucun 



2l6 LA RUSSIE DES TSARS 

désordre. Mais le public a commencé bientôt à s'exciter. 
On chantait la Marseillaise; on promenait des drapeaux 
rouges sur lesquels était écrit : A bas le gouvernement!,,. 
A bas ProtopopowL,. A bas la guerre!.., A bas l'Alle- 
mande!,,, Un peu après cinq heures, les bagarres se sont 
succédé sur la Perspective Newsky. Trois manifestants 
et trois officiers de police ont été tués ; on compte une 
centaine de blessés. 

Dans la soirée, le calme est rétabli. J'en profite pour 
aller avec la fenmie de mon secrétaire, la vicomtesse du 
Halgouët, entendre im peu de musique au concert 
Ziloty. Sur le parcours, nous croisons à chaque instant 
des patrouilles de Cosaques. 

La salle du théâtre Marie est presque vide; une cin- 
quantaine de personnes au plus; il y a aussi beaucoup 
de manquants parmi les musiciens. Nous entendons ou 
plutôt nous subissons la première symphonie d'un jeune 
compositeur, Saminsky, œuvre inégale, assez puissante 
par endroits, mais dont tous les effets s'épuisent dans la 
recherche des dissonances audacieuses et la compli- 
cation des formules harmoniques. Ces subtihtés de tech- 
nique m'eussent intéressé en d'autres temps : elles 
m'exaspèrent ce soir. Fort heureusement, le violoniste 
Enesco apparcut ensuite sur la scène. Après avoir parcouru 
d'im regard éploré la salle déserte, il s'approche des fau- 
teuils que nous occupons à l'angle de l'orchestre, conune 
s'il allait jouer pour nous seuls. Jamais l'admirable 
virtuose, le digne émule des Ysaye et des Kreissler 
n'a produit sur moi une plus vive impression par son jeu 
simple et large, capable des modulations les plus délicates 
et des plus fougueux emportements. Une fantaisie de 
Saint-Saëns, qu'il exécute pour finir, est prodigieuse de 
romantisme enfiévré. Nous nous retirons sur ce morceau. 

La place du théâtre Marie, si animée d'ordinaire, est 
morne ; ma voiture est seule à y stationner. Un piquet 



22 FÉVRIER-II MARS I917 217 

de gendarmes garde le pont de la Moïka; des troupes 
sont massées devant la prison de Lithuanie. 

Frappée comme moi de ce spectacle, Mme du Hal- 
gouët me dit : 

— Nous venons peut-être d'assister à la dernière soirée 
du régime. 



4: 



Dimanche, 11 mars 191 7. 

Cette nuit, jusqu'à cinq heures du matin, les ministres 
ont tenu conseil. Protopopow avait daigné se joindre à 
ses collègues ; il leur a exposé les mesures énergiques qu'il 
a prescrites poiu* maintenir l'ordre « à tout prix ». En 
conséquence, le général Khabalow, gouverneur militaire 
de Pétrograd, a fait placarder, ce matin, cet avis com- 
minatoire : 

Toid rassemblement est interdit. Je préviens la popula- 
tion que fai renouvelé aux trovpes l'autorisation de se servir 
de leurs armes, sans s'arrêter devant quoi que ce soit, 
pour maintenir l'ordre. 

En revenant, vers une heure, du ministère des Affaires 
étrangères, je rencontre im des coryphées du parti 
cadet, Basile Maklakow. 

— Nous avons affaire maintenant, me dit-il, à un grand 
mouvement poUtique. Tout le monde est excédé du 
régime actuel. Si l'empereiu: n'accorde pas au pays de 
promptes et larges réformes, l'agitation dégénérera en 
émeute. Et, de l'émeute à la révolution, il n'y a qu'im pas. 

— Je suis tout à fait de votre avis et je crains fort que 
les Romanow n'aient trouvé en Protopopow leiu: Poli- 
gnac... Mais, si les événements se précipitent, vous aurez 
sûrement un rôle à y jouer. Alors, je vous supplie de ne 
pas oublier les devoirs primordiaux que la guerre impose 
à la Russie. 

— Vous pouvez compter sm: moi. 



2l8 LA RUSSIE DES TSABS 

Malgré l'avis du gouverneur militaire, la foule se montre 
de plus en plus tumultueuse et agressive ; elle grossit 
d'heure en heure sur la Perspective Newsky. A quatre ou 
cinq reprises, la troupe est obligée de tirer des feux de 
salve poiu- n'être pas débordée ; on compte les morts par 
vingtaines. 

Vers la fin du jour, deux de mes agents d'in 
que j'ai envoyés dans les quartiers industrieli 
portent que la rigueiir impitoyable de la ré; 
découragé les ouvriers, qui répètent ; n Nous 
assez d'aller nous faire tuer sur la Perspective '. 

Mais un autre informateur m'annonce qu'ut 
de la Garde, le régiment de Volhynie, a refus 
Ceci est un élément nouveau de la situation et n 
le sinistre avertissement du 31 octobre demie 

Pour me reposer de tout le travail et de tou 
que m'a infligés cette journée (car j'ai été assii 
inquiétudes de la colonie française), je vais 
dîner, prendre une tasse de thé chez la con 
qui habite rue Glinka. En la quittant, vers on 
j'apprends que les manifestations continuel 
Notre-Dame de Kazan et le Gostiny-Dvor. A 
rentrer à l'ambassade, je crois prudent de faire 
par la Fontanka. A peine mon auto s'est 
sur le quai, que j 'aperçois une maison brillamme 
devant laquelle stationne une longue file de 
C'est la soirée de la princesse Léon Radziwi 
son plein ; je reconnais, au passage, l'auto du 
Boris. 

D'après Sénac de Meilhan, on s'amusait beauc 
à Paris, le soir du 5 octobre 1789. 



CHAPITRE IX 

12-22 MARS I917 



De l'émeute à la révolution. Barricades, pillages, incendies ; com- 
bats dans les rues. L'armée fraternise avec les insurgés. Désarroi 
du gouvernement ; appel des ministres à l'empereur. Le Palais 
d'hiver et la Forteresse sont envahis. La Douma organise un 
comité exécutif. — Reprise des combats, dans les rues. Mission 
du général Ivanow. Dernière possibilité de sauver le tsarisme. 
Rapides progrès de la révolution. — Les socialistes opposent à 
la Douma un « Conseil des députés ouvriers et soldats », le 
Soviet. Rôle décisif de l'armée dans le drajne révolutionnaire. 
Attitude honteuse du grand-duc Cyrille et de la Garde impé- 
riale. — Après avoir essayé vainement de rentrer à Pétrograd, 
l'empeieur s'arrête à Pskow, où deux commissaires de la 
Douma vont le supplier d'abdiquer en faveur de son fils. 
Constitution d'un gouvernement provisoire. — Nicolas II, ne 
consentant pas à se séparer de son fils, abdique en faveur de 
son frère, Michel- Alexandrowitch. Colère du Soviet, qui exige 
et obtient la renonciation du grand-duc Michel. — Nouvelles 
de Tsarskoïé-Sélo ; le grand-duc Paul apprend à l'impératrice 
l'abdication de l'empereur. — Faiblesse du gouvernement 
provisoire envers le Soviet : la garnison de Pétrograd • se 
fait promettre de n'être pas envoyée au front. — Milioukow 
est nommé ministre des Affaires étrangères; notre premier 
entretien : j'insiste pour que les nouveaux gouvernants de 
la Russie proclament leur volonté de poursuivre la guerre 
à outrance. — Vue générale des événements qtii viennent de 
s'accomplir. Inaction du clergé dans la révolution. Détails com- 
plémentaires sur l'abdication de l'empereur. — Manifeste du 
gouvernement provisoire ; il ne contient qu'une vague allusion 
à la poursuite de la guerre : je proteste auprès de Milioukow. 
— Le Soviet impose au gouvernement provisoire l'arrestation 
des souverains déchus. Milioukow fait demander au gouverne- 

2x9 



220 LA RUSSIE DES TSARS 

ment britannique de leur donner asile en Angleterre. Éloquents 
adieux de l'empereur à l'armée. 



Lundi, 12 mars I9i7- 

A huit heures et demie du matin, comjne j'achève ma 
toilette, j'entends un bruit étrange et prolongé, qui parait 
venir du pont Alexandre. Je. regarde : le pont, si animé 
d'habitude, est vide. Mais, presque aussitôt, ime foule 
en désordre, portant des drapeaux rouges, apparaît à 
l'extrémité qui est sur la rive droite de la Néwa, tandis 
qu'un régiment accourt de l'autre côté. Il semble qu'une 
coUision va se produire. Au contraire, les deux masses 
fusionnent. L'armée fraternise avec l'émeute. 

Peu après, on vient m'annoncer qu'un régiment de la 
Garde, le régiment de Volhynie, s'est mutiné cette nuit, 
qu'il a tué ses ofi&ciers et qu'il parcourt la ville, appe- 
lant le peuple à la révolution, s'efforçant d'entr^er les 
troupes restées fidèles. 

A dix heures, vive fusillade et lueurs d'incendie, du 
côté de la Perspective Liteïny, qui est à deux pas de 
l'ambassade. Puis, silence. 

Accompagné de mon attaché militaire, le Ueutenant- 
colonel Lavergne, je vais me rendre compte de ce qui se 
passe. Des habitants effarés fuient par toutes les rues. 
Au coin de la Liteïny, désordre indescriptible. Les soldats, 
mêlés au peuple, élèvent une barricade. Un jet de flanmies 
surgit du Palais de Justice. Les portes de l'arsenal 
sautent avec fracas. Soudain, im crépitement de mitrail- 
leuse déchire l'air : ce sont les troupes régulières qui 
viennent de prendre position du côté de la Perspective 
Njwsky. Les émeutiers ripostent. J'en ai assez vu pour 
ne plus douter de ce qui se prépare. Sous une grêle de 
balles, je rentre à l'ambassade avec Lavergne, qui par 
coquetterie, d'un pas tranquille et lent, s'est avancé 
à l'endroit le plus dangereux. 



12-22 MARS I917 221 

Vers onze heures et demie, je me rends au ministère 
des Affaires étrangères, et je prends Buchanan au passage. 

Je mets Pokrowsky au courant de ce que je viens de 
voir. 

— Alors, dit-il, c'est encore plus grave que je ne croyais. 
Il garde néanmoins un calme parfait, qui se nuance 

de scepticisme quand il m'expose les mesures auxquelles 
les ministres se sont résolus cette nuit : 

— La session de la Douma est prorogée au mois 
d'avril et nous avons expédié un télégramme à l'empereur 
pour le supplier de revenir immédiatement. A l'exception 
de M. Protopopow, mes collègues et moi nous avons 
tous estimé qu'il y a urgence* à instituer une dictature, 
qui serait confiée à un général jouissant de quelque pres- 
tige aux yeux de l'armée, par exemple le général Roussky. 

J'objecte que, d'après ce que j'ai vu ce matin, la fidé- 
lité de l'armée est déjà trop ébranlée pour qu'on mette 
toutes ses espérances de salut dans l'emploi de « la manière 
forte » et que la nomination inmiédiate d'un ministère 
inspirant confiance à la Douma, me parsdt plus que jamais 
nécessaire ; car il n'y a plus une heure à perdre. Je rap- 
pelle qu'en 1789, en 1830, en 1848, trois d5masties fran- 
çaises ont été renversées pour avoir compris trop tard 
le sens et la force du mouvement qui les assaillait. J'ajoute 
que, dans des circonstances aussi graves, le représentant 
de la Frsjice alliée a le droit de faire entendre au gouver- 
nement impérial un conseil de politique intérieure. 

Buchanan s'exprime de même. 

Pokrowsky nous répond qu'il partage personnellement 
notre opinion, mais que la présence de Protopopow au 
Conseil des ministres paralyse toute action. 

Je lui demande : 

— N'y a-t-il donc personne qui puisse ouvrir les yeux 
de l'empereur sur la situation? 

Il esquisse un geste de découragement. 

— L'empereur est aveugle 1 



222 LA RUSSIE DES TSARS 

Une profonde souffrance se peint sur le visage de cet 
honnête homme, de cet excellent citoyen, dont je ne 
vanterai jamais asse^ la droiture de cœur, le patriotisme 
et le désintéressement. 

Il nous propose de revenir le voir à la fin de la journée. 

Quand je rentre à Tambassade, la situation a beaucoup 
empiré. 

Les nouvelles sinistres se succèdent. Le Palais de Jus- 
tice n'est plus qu'un immense brasier; Tarsenal de la 
Liteïny, Thôtel du ministre de rintérieur, l'hôtel du 
gouvernement militaire, l'hôtel du ministre de la Cour, 
les bâtiments de la Sûreté, de la trop fameuse Okkrana, 
une vingtaine de commissariats de police sont en flammes ; 
les prisons sont ouvertes et tous les détenus Hbérés ; la 
forteresse des Saints-Pierre-et-Paul est assiégée ; le Palais 
d'hiver est envahi ; on se bat sur tous les points de la ville. 

A six heures et demie, je retourne avec Buchanan au 
ministère des Affaires étrangères. 

Pokrowsky nous annonce que, vu la gravité des évé- 
nements, le Conseil des ministres a pris sur soi d'enlever 
à Protopopow le ministère de l'Intérieur et de nommer 
« gérant provisoire » le général Makarenko. Il en a aussitôt 
rendu compte à l'empereur; il l'a, de plus, suppHé de 
conférer immédiatement des pouvoirs extraordinaires 
à un général pour prendre toutes les mesures exception- 
nelles que commande la situation et notamment pour 
nommer d'autres ministres. 

Il nous apprend en outre que, malgré l'ukaze de proro- 
gation, la Douma s'est réunie cet après-midi au palais 
de Tauride. Elle a cbnstitué un comité permanent, 
destiné à servir d'intermédiaire entre le gouvernement 
et les troupes révoltées. Rodzianko, qui préside ce 
comité, a télégraphié à l'empereur que la dynastie est 
dans un extrême péril et que le moindre délai lui sera 
fatal. 



12-22 MARS I917 223 

Il fait nuit noire quand nous sortons, Buchanan et 
moi, du ministère des Affaires étrangères ; aucun réver- 
bère n'est allumé. A Tinstant où mon auto débouche de 
la Millionaïa, devant le Palais de marbre, nous sommes 
arrêtés par un tumulte militaire. Il se passe je ne sais 
quoi, à la caserne du régiment Pavlowsky. Des soldats 
furieux crient, hiurlent, se battent sm: la place. Ma 
voiture est cernée; une clameiu* violente s'élève contre 
nous. En vain, mon chasseur et mon mécanicien s'effor- 
cent de faire comprendre que nous sommes les ambassa- 
deurs de France et d'Angleterre. On ouvre nos portières. 
Notre situation va devenir dangereuse, quand un sous- 
ofi&cier, juché sur un cheval, nous reconnaît et, d'une voix 
tonitruante, propose un a hourra pour la France et l'An- 
gleterre 1 » Nous sortons de ce mauvais pas sous un déluge 
d'acclamations. 

J'emploie la soirée à essayer d'obtenir quelques ren- 
seignements du côté de la Douma. La difficulté est grande, 
parce que la fusillade et l'incendie sévissent de toute 
part. 

On m'apporte enfin quelques informations qui con» 
cordent. 

La Douma, me dit-on, prodigue ses efforts pour orga- 
niser im gouvernement provisoire, rétabUr un peu d'ordre 
et assurer le ravitaillement de la capitale. 

La défection si rapide et si complète de l'armée est une 
grande surprise pour les chefs des partis libéraux et 
même du parti ouvrier. Elle pose en effet devant les dé- 
putés modérés qui tentent de diriger le mouvement 
populaire (Rodzianko, Milioukow, Chingarew, Makla* 
kow, etc.) la questi(m de savoir si le régime dynastique 
peut encore être sauvé. Problème redoutable ; car l'idée 
républicaine, qui est en faveur dans les milieux ouvriers 
de Pétrograd et de Moscou, est étrangère à l'esprit 
général du pays et il est impossible de prévoir comment 



224 LA RUSSIE DES TSARS 

les armées du front accueilleront les événements de la 
capitale. 






Mardi, 13 mars 19x7. 

La fusillade, qu'on n'entendait plus ce matin, recom- 
mence vers dix heures; elle paraît assez vive du côté 
de l'Amirauté. Continuellement, des auto-mitrailleuses, 
pavoisées de drapeaux rouges, passent à toute vitesse de- 
vant l'ambassade. De nouveaux incendies s'allument sur 
plusieiurs points de la ville. 

Afin de ne plus m'exposer à un incident comme celui 
d'hier, je préfère ne pas me servir de mon auto pour 
aller au ministère des Affaires étrangères ; je m'y rends 
à pied, accompagné de mon chasseur, le fidèle Léonide, 
en civil. 

Devant le Jardin d'été, je rencontre un des Éthiopiens 
qui montaient la garde à la porte de l'empereur et qui 
m'a tant de fois introduit dans le cabinet impérial. Le 
brave nègre a revêtu également des habits civils, et il 
a l'air tout piteux. Nous faisons une vingtaine de pas, 
l'un à côté de l'autre; il a des larmes dans les yeux. 
Je lui donne quelques mots de réconfort et une poignée 
de main. Tandis qu'il s'éloigne, je le regarde d'un œil 
amusé. Dans cet effondrement de tout un système 
politique et social, il me représente les splendeurs monar- 
chiques d'autrefois, le cérémonial pittoresque et somp- 
tueux institué jadis par Elisabeth et la Grande Catherine, 
tout ce qu'évoquaient de prestigieux ces mots qui désor- 
mais ne signifieront plus 'rien : « La cour de Russie. » 

Je retrouve Buchanan, arrivé de son côté, dans le 
vestibule du ministère. Pokrowsky nous dit : 

— Le Conseil des ministres a siégé en permanence 
toute la nuit au palais Marie. L'empereur ne se fait pas 
d'illusions sur la gravité de la situation, puisqu'il a 



12-22 MARS I917 225 

conféré des pouvoirs extraordinaires au général Ivanow 
pour rétablir Tordre ; il paraît d'ailleurs résolu à recon- 
quérir sa capitale par la force, n'admettant pas un ins- 
tant ridée de pactiser avec des troupes qui ont tué leiu's 
of&ciers et arboré le drapeau rouge. Mais je doute que le 
général Ivanow, qui était hier à Mohilew, puisse arriver 
à Pétrograd : les insurgés sont maîtres de tous les che- 
mins de fer. Au surplus, s'il réussissait à arriver, que 
pourrait-il faire? Tous les régiments ont passé à la révo- 
lution. Il n'y a plus que quelques détachements isolés 
et quelques troupes de police qui résistent encore. Quant 
à mes collègues du ministère, la plupart sont en fuite, 
plusieurs sont arrêtés. J'ai eu moi-même beaucoup de 
peine à m'échapper, cette nuit, du palais Marie... Et 
maintenant, .j'attends mon sort. 

Il s'exprime sur le ton le plus égal, avec un accent de 
simplicité, de dignité, de courage tranquille et ferme, 
qui met un reflet de noblesse sur sa figure sympathique. 
Pour mesurer tout le mérite de son calme, il faut savoir 
que, après avoir été si longtemps contrôleur général des 
finances de l'empire, il n'a pas la moindre fortune per- 
sonnelle et qu'il est chargé de famille. 

— Vous qui venez de traverser la ville, me demande- 
t-il, avez-vous l'impression que l'empereur puisse sauver 
encore sa couronne? 

— Peut-être, car le désarroi est grand de toutes parts. 
Mais il faudrait que l'empereur acquiesçât immédiate- 
ment aux faits accomplis en désignant comme ministres 
le comité "provisoire de la Douma, et en pardonnant aux 
rebelles. Je crois même que, s'il se présentait en personne 
à l'armée et au peuple, s'il proclamait de vive voix, sur 
le parvis de Notre-Dame de Kazan, qu'une ère nouvelle 
commence pour la Russie, il serait acclamé... Mais demain 
ce serait trop tard... Il y a un beau vers de Lucain, qui 
s'appUque au début de toutes les révolutions : Ruit 

rrevocabile vulgus. Je me le répétais cette nuit. Dans les 

T. III. 15 



226 LA RUSSIE DES TSARS 

drconstances tumultueuses que nous traversons, l'irré- 
vocable est vite accompli ! 

— Nous ne savons même pas où est Tempereurc II a dû 
quitter Mohilew hier soir ou ce matin dès l'aube. Quant 
à rimpératrice, je n'ai aucune nouvelle d'elle. Impossible 
de communiquer avec Tsarskoïé-Sélo. 

En sortant du ministère, sir George Budianan me dit : 

— Au Heu de passer par la Millionaîa, passons donc 
par le quai de la Cour. Nous éviterons ainsi les casernes 
de la Garde. 

Mais, en débouchant sur le quai, nous sommes reconnus 
par un groupe d'étudiants qui nous acclament et nous 
font cortège. Devant le Palais de marbre, la foule grossit 
et s'exalte. Aux cris de : « Vive la France I Vive l'An- 
gleterre ! » se mêlent désagréablement des cris de : « Vive 
l'Internationale ! Vive la paix ! » 

Au .coin de la place Souvorow, Buchanan me quitte^ 
après m'avoir conseillé d'entrer dans son ambassade 
pour me soustraire à la cohue populaire, qui s'excite 
un peu trop. Mais il est tard ; je veux télégraphier à Paris 
avant le déjeuner ; je poursuis ma route. 

Devant le Jardin d'été, je suis tout à fcdt entouré par 
la foule, qui arrête au passage une auto-mitrailleuse et 
qui veut m'y faire monter pour me conduire au palais 
de Tauride. Un grand diable d'étudiant, agitant im dra- 
peau rouge, me crie au visage, en très bon français : 

— Venez saluer la Révolution russe ! Le drapeau rouge 
est désormais le drapeau de la Russie ; rendez-lui hom- 
mage au nom de la France ! 

Il traduit ses paroles en russe; elles provoquent des 
hourras forcenés. Je réponds : 

— Je ne peux rendre un plus bel hommage à la liberté 
russe que de vous inviter à crier avec moi : a Vive la 
guerre I » 

Il se garde bien de traduire ma réponse. Mais nous 
voici enfin devant l'ambassade de France. Non sans 



12-22 MARS I917 227 

quelques efforts, énergiqaement secondé par mon chas* 
seur, je réussis à me d^ager de la foule et à rentrer chez 
moi. 

Durant tout TaprèsHiridi, la révolution suit son cours 
logique, inéluctable. Ruif irrevocahile vtdgus. 

Coup sur coup, on m'api»Tend que le prince Golitzine, 
président du Conseil, le métropolite Pitirim, Sturmer, 
Dobrowolsky, Protopopow, etc., sont arrêtés. De nou- 
veaux incendies projettent çà et là des lueurs sinistres. 
La forteresse des Saints-Pierre-et-PauI est devenue le 
quartier général de Tinsiurection. Une lutte très vive est 
engagée autour de TAmirauté, où le ministre de la 
Guerre, le ministre de la Marine et quelques hauts fonc- 
tionnaires Gai cherché refuge. Dans le reste de la viHe, 
les insurgés poursuivent avec acharnement les « tr^tres », 
les poHciers et les gendarmes. La fusillade est parfois 
si intense dans les rues qui avoisinent Tambassade, que 
mes éhorniks se refusent à porter mes télégrammes au 
bureau central, le seul bureau qui fonctionne encore, et 
que je dois recourir à un quartier-maître de la marine 
française, qui se trouve en mission à Pétrograd, et qui ne 
craint pas les balles. 

Vers 5 heures, un haut fonctionnaire, K..., m'annonce 
que le Comité exécutif de la Douma s'efforce de cons- 
tituer un « gouvernement provisoire », mais que le pré- 
sident Rodzianko, Goutchkow, Schoulguine et Maklakow 
sont tout à fait déconcertés par les allures anarchiques de 
Tarmée. 

— Ce n'est pas ainsi, ajoute mon informateur, qu'ils 
prévoyaient la révolution; ils espéraient la diriger, la 
contenir par l'armée. Aujourd'hui, les troupes ne recon- 
naissent plus aucun chef et répandent la terreur dans toute 
la ville. 

Puis, m'afiârmant soudain qu'il est venu me voir de la 
part du président Rodzianko, il me demande si je n'ai pas 



228 LA RUSSIE DES TSARS 

quelque avis, quelque suggestion à lui faire parvenir. 

— Comme ambassadeiu* de France, dis-je, la guerre est 
naturellement ma principale préoccupation. Je souhaite 
donc que la révolution soit aussi limitée que possible 
dans ses effets et que l'ordre soit rétabli au plus tôt. 
N'oubliez pas que l'armée française se prépare à ime 
grande offensive et que l'armée russe est tenue d'honneur 
à jouer son rôle. 

— Alors, vous estimez qu'il faut maintenir le régime 
impérial? 

— Oui, mais sous la forme constitutionnelle et non sous 
la forme autocratique. 

— Nicolas II ne peut plus régner, il n'inspire plus 
confiance à personne et il a perdu tout prestige. D'ailleurs, 
il n'accepterait pas de sacrifier l'impératrice. 

— J'admets que vous changiez le tsar ; mais conservez 
le tsarisme. 

Et je m'applique à lui démontrer que le tsarisme est 
la charpente même de la Russie, l'armatiure intime et 
irremplaçable de la société russe, enfin le seul lien qui 
unisse tous les peuples disparates de l'empire : 

— Si le tsarisme venait à s'écrouler, soyez sûr qu'il 
entraînerait tout l'édifice russe dans sa ruine. 

Il m'assure que c'est également l'opinion de Rod- 
zianko, de Goutchkow et de MiUoukow; qu'ils s'em- 
ploient activement dans ce sens ; mais que les éléments 
sociahstes et anarchistes gagnent du terrain d'heure 
en heure. 

— Raison de plus, dis-je, pour qu'on se presse. 
Quand la nuit est venue, je me risque à sortir avec 

mon secrétaire Chambrun pour aller porter quelques 
bonnes paroles à des amies qui habitent le voisinage 
et que je sais fort inquiètes. Après une halte chez la 
princesse Stanislas RadziwiU et chez la comtesse de 
Robien, nous nous décidons à rentrer; car, en dépit de 
Tobscurité, des coups de feu retentissent à chaque 



12-22 MARS I917 229 

instant et, tandis que nous traversons la Serguiewskaïa, 
nous entendons sifSer des balles. 

Dans cette journée pleine de faits si graves et qui 
fixera peut-être Tayenir de la Russie pour plus d'un siècle, 
je note un épisode, minime en apparence, mais au fond 
assez expressif. L'hôtel de la Kchéchinskaïa, situé à 
rentrée de la Perspective Kamenny-Ostrow, devant le 
parc Alexandre, a été envahi aujourd'hui par les insurgés 
et saccagé de fond en comble. Je nie rappelle un détail 
qui me fait comprendre pourquoi la fiu*eur populaire 
s'est tournée contre la demeure de la fameuse ballerine. 
C'était l'hiver dernier ; le froid était terrible ; le thermo- 
mètre était descendu à — 350. Sir George Buchanan, 
dont l'ambassade est chauffée par le procédé du « sys- 
tème central », n'avait pu se procurer le charbon qui est 
le combustible indispensable à ce système; il s'était 
vainement adressé à l'amirauté russe. Le matin même, 
Sazonow lui avait exposé l'impossibilité de trouver du 
charbon dans aucun dépôt public. Or, l'après-midi, 
profitant de ce que le ciel était limpide et l'air tranquille, 
nous allons faire un tour aux Iles. Au moment où nous 
nous engageons dans la Perspective Kamenny-Ostrow, 
Buchanan s'écrie : « Oh ! voilà qui est trop fort ! » Et il 
me désigne, devant l'hôtel de la danseuse, quatre ca- 
mions militaires, emplis de sacs de charbon, que déchar- 
geait une escouade de soldats. « Calmez-vous, sir George, 
lui dis-je. Vous ne pouvez pas invoquer les mêmes titres 
que Mme Kchéchinskaïa à la sollicitude des autorités 
impériales. » 

Il est probable que, depuis des années, plusieurs mil- 
liers de Russes ont fait des remarques analogues à propos 
des faveurs dont était comblée la Kchéchinskaua. Peu 
à peu, une légende s'est créée. La ballerine, jadis aimée 
par le césaréwitch, courtisée depuis lors et simultané- 
ment par deux grands-ducs, est devenue en quelque sorte 



230 LA RUSSIE DES TSARS 

lin symbole du r^ime impérial. C'est à ce sjmibole 
que la plèbe s'est attaquée aujourd'hui. Une révolu- 
tion est toujours, plus ou moins, un total et ime sanc- 
tion. 






Mercredi, 14 mars 1917. 

Il y a encore beaucoup de combats et d'incendies» ce 
matin. Les soldats font la chasse aux officiers et aux gen- 
darmes, une chasse féroce, où se révèlent tous les instincts 
sauvages que renferme encore l'âme des moujiks. 

Dans l'anarchie générale qui sévit à Pétrograd, trois 
organes de direction tendent à se constituer : 

i^ Le « comité exécutif de la Douma », présidé par 
Rodzianko et comprenant douze membres, dont Mi- 
Uoukow, Schou]guine, Konovalow, Kérensky et Tcheïdzé. 
Il représente ainsi tous les partis du groupe progressiste 
et de l'extrême gauche. Il s'eôorce de réaliser immédia-r 
tement les réformes nécessaires afin de maintenir le 
régime en prodamant au besoin un autre onpereur; 
mais le palais de Tauride est envahi par les émeutiers ; 
le comité déUbère donc dans le tumulte et sous la menace 
de la foule. 

29 Le « conseil des députés ouvriers et soldats », le 
Soviet. Il siège à la gare de Finlande. Proclamer la Répu- 
bUque sociale et mettre fin à la guerre, tel. est son mot 
d'ordre et son cri de raUiement. Ses meneurs dénoncent 
déjà les membres de la Douma comme traîtres à la révo- 
lution et prennent hautement, vis-à-vis de la représen- 
tation légale, l'attitude qui fut celle de la Commune de 
Paris vis-à-vis de l'Assemblée législative, en 1792. 

30 Le « quartier-général des troupes ». Il si^e à la 
forteresse des Saints-Pierre-et-Paul. Composé de quelques 
officiers subalternes passés à la révolution et de qudques 



12-22 MARS I917 231 

SDus-officiers ou soldats promus officiers, il s'applique à 
mettre un peu d'ordre dans l'approvisicHinement des com- 
battants ; il leur envoie des vivres, des munitions. Surtout, 
il tient la Douma sous sa dépendance. Par lui, la scdda- 
tesque est actuellement toute-puissante. Quelques batail- 
lons, installés à la Forteresse et aux alentours, constituent 
la seule force organisée de Pétrograd; ce sont les prétoriens 
de la révolution, aussi résolus, ignorants et fanatiques que 
les fameux bataillons du faubourg Saint-Antoine et du 
faubourg Saint-Marcel en cette même année 1792. 

Depuis le début de la révolution russe, les souvenirs 
de la Révolution française me sont venus souvent à 
l'esprit. Mais l'esprit des deux mouvements est tout autre. 
Par ses origines, par son principe, par son caractère 
plus social encore que politique, la crise actuelle a beau- 
coup plus d'affinités avec la Révolution de 1848. 

L'empereur a quitté Mohilew hier matin. Le train a 
pris la direction de Bologoïé, qui est situé à mi-chemin 
entre Moscou et Pétrograd. On suppose que l'empereur 
veut revenir à Tsarskoïé-Sélo ; on se demande toutefois 
s'il ne songe pas à continuer vers Moscou pour y orga- 
niser la réâstance à la révolution. 

Le rôle décisif que l'armée s'est arrogé dans le drame 
révolutionnaire vient de s'afi&rmer à mes yeux par le 
spectacle de trois régiments qui ont défilé devant l'am- 
bassade, se rendant au palais de Tauride. Ils marchent 
dans vm. ordre parfait, musique en tête. Quelques offi- 
ciers les précèdent, .portant une large cocarde rouge à 
la casquette, un nœud de ruban rouge à l'épaule, des 
galons iKHiges sur les manches. Le vieux drapeau du régi- 
ment, couvert d'icônes, est encadré de drapeaux rouges. 

Le grand-duc C3n:ille-Wladimirovitch s'est déclaré en 
faveur de la révolution. 



\ 



232 LA RUSSIE DES TSARS 

Il a fait plus. Oubliant le serment de fidélité et le titre 
d*aide-de-camp, qui le lient à Tempereur, il est allé, 
aujourd'hui vers une heure, se prosterner devant la 
puissance populaire. On Ta vu, dans son luiiforme de 
capitaine de vaisseau, conduire au palais de Tauride 
les équipages de la Gardé, dont il est le chef, et les mettre 
au service du pouvoir insurrectionnel ! 

Peu après, l'ancien palais de Potemkin a encadré 
xm autre spectacle non moins attristant. Une troupe 
d'officiers et de soldats, envoyés par la garnison de Tsars- 
koïé-Sélo, est venue adhérer à la révolution. 

En tête, marchaient les Cosaques de l'escorte, superbes 
cavaHers, la fleur du Kasatcheswo, l'élite orgueilleuse et 
privilégiée de la Garde impériale. Puis venait le Régiment 
de Sa Majesté, la légion sacrée, qui est recruté par 
sélection dans tous les corps de la Garde et qui est spécia- 
lement préposé à la protection personnelle des monarques. 
Puis venait encore le Régiment des Chemins de fer de 
Sa Majesté, qui est chargé de conduire les trains impériaux 
et de veiller à la sûreté des souverains en voyage. Le 
cortège se terminait par la Police des palais impériaux, 
satellites de choix, affectés à la surveillance intérieure 
des résidences impériales et participant ainsi à la vie 
quotidienne, à la vie intime et familiale de leurs maîtres. 
Et tous, officiers et soldats, ont protesté de leur dévoue- 
ment pour le pouvoir nouveau, dont ils ne savent même 
pas le nom, comme s'ils avaient hâte de se ruer vers une 
servitude nouvelle. 

Tandis qu'on me rapporte cet épisode honteux, je 
pense aux braves Suisses qui se firent massacrer sur 
les marches des Tuileries, le 10 août 1792. Pourtant, 
Louis XVI n'était pas leur souverain national et, quand 
ils le saluaient, ils ne l'appelaient pas : Tsary batiouchka, 
« notre petit père le tsar »! 

Au cours de la soirée, le comte S... vient me voir pour 
se renseigner sur la situation. Je lui raconte incidemment 



12-22 MARS I917 233 

la démarche humiliante que la garnison de Tsarskoïé- 
Sélo est allée faire au palais de Tauride. Il se refuse 
d'abord à me croire. Puis, après un long silence de ré- 
flexion douloureuse, il reprend : 

— Oui, ce que vous venez de me dire est abominable. 
Les troupes de la Garde, qui ont pris part à cette manifesta- 
tion, se sont déshonorées... Mais toute la faute n'est peut- 
être pas à elles seules. Dans leur service continuel auprès 
des Majestés, ces hommes-là ont vu trop de choses qu'ils 
n'auraient pas dû voir ; ils en savent trop sur Raspoutine... 

Ainsi que je l'écrivais hier à propos de la Kchéchinskaïa, 
une révolution est toujours, plus ou moins, un total et 
une sanction. 

Vers minuit, on m'apprend que les chefs des partis 
libéraux ont tenu, ce soir, un conciliabule secret, en 
dehors et à l'insu des socialistes, pour s'entendre sur la 
forme future du gouvernement. 

Ils se sont trouvés unanimes à déclarer que la mo- 
narchie doit être maintenue, mais que Nicolas II, res- 
ponsable des malheiu-s actuels, doit être sacrifié au salut 
de la Russie. L'ancien président de la Douma, Alexandre- 
Ivanowitch Goutchkow, qui siège actuellement au Con- 
seil de l'empire, a développé ensuite cette opinion : « Il 
est d'ime importance extrême que Nicolas II ne soit pas 
renversé violemment. Seule, son abdication spontanée, 
en faveur de son jfils ou de son frère, pourrait assurer, 
sans trop de secousses, l'établissement dinrable d'im 
ordre nouveau. La renonciation volontaire de Nicolas II 
est le seul moyen de conserver le régime impérial et la 
dynastie des Romanow. » Cette thèse, qui me parait fort 
juste, a été unanimement ratifiée. 

Pour conclure, les chefs libéraux ont décidé que 
Goutchkow et le député de la droite nationaliste, Schoul- 
guine, se rendront d'urgence auprès de l'empereur pour 
le supplier d'abdiquer en favem* de son fils. 



234 L^ RUSSIE DES TSARS 






Jeudi, 15 mars 19x7. 



Goutchkow et Schoulguine sont partis de Pétrograd, 
ce matin, à 9 heures. Avec la complicité d'mi ingénieur 
attaché à l'exploitation du chemin de fer, ils ont pu obtenir 
im train spécial, sans éveiUer l'attention des comités 
sociahstes. 

La discipline se rétablit peu à peu dans les troupes. 
L'ordre règne en viUe ; les magasins rouvrent timidement. 

Le Comité exécutif de la Douma et le Conseil des dé- 
putés ouvriers et soldats (le Soviet) se sont mis d'accord 
sur les points suivants : 

i^ Abdication de l'empereur; 

2P Avènement du césaréwitch; 

30 Régence du grand-duc Michel, frère de l'empereur ; 

4® Formation d'un ministère responsable; 

50 Élection d'une assemblée constituante, au suEErage 
universel ; 

&> Proclamation de l'égalité des races devant la hri. 

Le jeime député Kérensky, qui s'est fait ime réputation 
d'avocat dans les procès politiques, s'afltane comme le 
plus actif et le plus résolu parmi les organisateurs du 
régime nouveau. Son ascendant est grand sur le Soviet. 
C'est un honrnie que nous devons essayer de gagner à 
notre cause. Seul, il est capable de faire comprendre au 
Soviet la nécessité de poursuivre la guerre et de maintenir 
l'Alliance. Aussi, je télégraphie à Paris jKmr suggéra* 
à Briand de faire adresser immédiatement, par l'entre- 
mise de Kérensky, un appel des socialistes français au 
patriotisme des socialistes russes. 

Mais tout l'intérêt de la journée se concentre sur la 
petite ville de Pskow, à mi-chemin entre Pétro^ad et 



I2'22 MARS I917 235 

Dvinsk. C'est là que le train impérial, n'ajrantpuatteinàre 
Tsardcoïé-Sék), s'est arrêté hier soir, à 8 heures. 

Parti de Mohilew le 13 mars à 4 henres et demie da 
matin^ l'empereur avait décidé de se rendre à Tsarskoîé- 
Sélo, où l'impératrice le suppliait de revenir en toute 
urgence. Les nouvelles qu'on lui avait expédUées de 
Pétrograd ne l'inquiétai^it que modérément. Il est d'ail- 
leurs possible que le général Woyéîkow lui ait dissimulé 
une part de la vérité. Le 14 mars, vers 3 heures du matin, 
comme la locomotive du train impérial s'approvisionnait 
d'eau à la station de Malaîa-Vichera, le général 2^bel, 
chef du régiment des Chemins de fer de Sa Majesté, a pris 
sur lui de réveiller l'empereur pour lui apprendre que la 
route de- Pétrograd n'était plus libre et que Tsarskoïé- 
Sélo était au pouvoir des forces révolutionnaires. Après 
avoir exprimé sa surprise et son irritation de n'avoir pas 
été plus exactement renseigné, l'empereur aurait dit : 

— Moscou me restera fidèle. Allons à Moscou 1 
Puis il aurait ajouté, avec son apathie coutumière : 

— Si la révolution triomphe, j'abdiquerai volontiers. 
J'irai vivre à Livadia ; j'adore les fleurs. 

Mais, à la gare de Dno, on a appris que tout le peuple 
de Moscou a acquiescé à la révolution. Alors, l'empereur 
a résolu de chercher asile au miUeu de ses troupes, au 
quartier-général des armées du nord, commandées par 
le général Roussky, à Pskow. 

Le train impérial est entré à Pskow, hier soir, à 
8 heures. 

Le général Roussky est venu aussitôt conférer avec 
l'empereur et lui a démontré sans peine qu'il devait abdi- 
quer. Il a, de plus, invoqué l'opinion unanime du géné- 
ral Alexéïew et des commandants d'armées, qu'il avait 
consultés par le télégraphe. 

L'empereur a chargé le général Roussky de faire con- 
naître au présent de la Doiuna, Rodzianko, son inten- 
tion de renoncer au trône. 



236 LA RUSSIE DES TSARS 

Pokrowsky a résigné, ce matin, ses fonctions de ministre 
des Affaires étrangères; il l'a fait avec cette dignité 
simple et calme qui le rend si sympathique. 

— Mon rôle est fini, m'a-t-il dit. Le président du Con- 
seil et tous mes collègues sont arrêtés ou fugitifs. Voilà 
trois jours que l'empereur ne m'a donné signe de vie. 
Enfin, le général Ivanow, qui devait nous apporter 
les ordres de Sa Majesté, n'arrive pas. Dans ces conditions, 
je suis dans l'impossibilité d'exercer mes fonctions; je 
les quitte donc, en laissant le service à mon adjoint admi- 
nistratif. J'évite ainsi de manquer à mon serment envers 
l'empereur, puisque je m'abstiens de tout rapport avec 
les révolutionnaires. 

Au cours de cette soirée, les chefs de la Douma ont enfin 
réussi à constituer un gouvernement provisoire, sous la 
présidence du prince Lvow, qui prend le portefeuille de 
l'Intérieur ; les autres ministres sont Goutchkow à la 
Guerre, Mihoukow aux Affaires étrangères, Térestchenko 
aux Finances, Kérensky à la Justice, etc. 

Ce premier cabinet du nouveau régime n'a pu être 
formé qu'après d'interminables discussions et marchan- 
dages avec le Soviet. Les socialistes ont compris en effet 
que le prolétariat russe est encore trop inorganique et 
trop ignorant pour assumer la responsabiUté du pouvoir 
ofiiciel ; mais ils ont voulu se réserver la puissance occulte. 
Aussi, ont-ils exigé la nomination de Kérensky au minis- 
tère de la Justice, afin de tenir en surveillance le gouverne- 
ment provisoire. 






Vendredi, 16 mars 1917. 

Nicolas II a abdiqué hier, un peu avant minuit. 
Arrivés à Pskow vers 9 heures du soir, les conunissaires 
de la Douma, Goutchkow et Schoulguine, ont trouvé 



12-22 MARS I917 237 

auprès du souverain l'accueil affable et simple qui lui 
est habituel. 

£n termes très dignes et d'une voix qui tremblait un 
peu, Goutchkow a exposé à l'empereur l'objet de sa mis- 
sion ; il a conclu par ces mots : 

— Seule, l'abdication de Votre Majesté en faveur de 
son fils peut encore sauver la patrie russe et maintenir 
la d5mastie. 

Du ton le plus calme, comme s'il s'agissait d'une affaire 
tout ordinaire, l'empereur lui a répondu : 

— J'ai pris dès hier la résolution d'abdiquer. Mais je 
ne peux me séparer de mon fils ; ce serait au-dessus de 
mes forces; sa santé est trop déUcate; vous devez me 
comprendre... J'abdique donc en faveur de mon frère 
Michel-Alexandrowitch. 

Goutchkow s'est aussitôt incliné devant l'argmnent de 
tendresse paternelle qu'invoquait le tsar; Schoulguine 
a, de même, acquiescé. 

L'empereur a passé alors dans son cabinet de travail 
avec le ministre de la Cour ; il en est ressorti dix minutes 
plus tard, ayant signé l'acte d'abdication, que le comte 
Fréederickz a remis à Goutchkow, 

Voici le texte de cet acte mémorable : 

Par la grâce de Dieu, nous, Nicolas II, empereur ^e 
toutes les Russies, tsar de Pologne, grand-duc de Fin* 
lande, etc., etc., à tous nos fidèles sujets faisons savoir : 

En ces jours de grande lutte contre V ennemi extérieur qui, 
depuis trois ans, s'efforce d'asservir notre patrie, Dieu a 
trouvé bon d'envoyer à la Russie une nouvelle et terrible 
épreuve. Des troubles intérieurs menacent d'avoir une 
répercussion fatale sur la marche ultérieure de cette guerre 
opiniâtre. Les destinées de la Russie, l'honneur de notre 
héroïque armée, le bonheur du peuple, tout l'avenir de 
notre chère patrie veulent que la guerre soit menée, à tout 
prix, jusqu'à une fin victorieuse. 



238 LA RUSSIE DES TSARS 

Notre cruel ennemi fait ses derniers efforts et le jour ap* 
proche où notre vaillante armée, de concert avec nos glorieux 
Alliés, l'abattra définitivement. 

En ces jours décisifs pour Vexistence de la Russie, notre 
conscience nous commande de faciliter à notre peuple une 
ééroite union et V organisation de toutes ses forces pour la 
réalisation rapide de la victoire. 

C'est pourquoi, d'accord avec la Douma d'empire, nous 
estimons bien faire en abdiquant la couronne de l'Etat 
russe et en déposant le pouvoir suprême. 

Ne voulant pas nous séparer de notre fils bien-aimé, 
nom léguons notre héritage à notre frère, le grand-duc 
Michet-Alexandrowitch, en lui donnant notre bénédiction 
à l'instant de son avènement au trône. Nous lui demandons 
de gouverner en pleine union avec les représentants de la 
nation qui siègent aux assemblées législatives, et de leur 
prêter un serment inviolable au nom de la patrie bien- 
aimée. 

Nous faisons appel à tous les fils loyaux de la Russie, 
nous leur demandons d'accomplir leur devoir patriotique 
et sacré en obéissant au tsar, dans cette j^nibU épreuve 
nationale, et de l'aider, avec les représentants du pays, à 
conduire l'Etat russe dans les voies de la gloire et de la 
prospérité. 

Que Dieu aide la Russie! 

Nicolas. 

Après avoir lu cet acte, écrit à la machine sur une 
feuille de papier vulgaire, les envoyés de la Douma, 
très émus,. pouvant à peine parler, ont pris congé de Nico- 
las II, qui, toujours impassible, leur a serré la main 
aimablement. 

Dès qu'ils sont sortis du wagon, le train impérial a été 
mis en marche sur Dvinsk, pour rentrer à Mohilew. 

L'histoire compte peu d'événements aussi solennels, 
d'ime signification aussi profonde, d'une portée aussi 



12-22 MARS 1917 23g 

énorme. Mais, de toas œux qu'elle a enregistrés, en est- 
il un seul qui se soit accompli en des formes aussi simples, 
aussi ordinaires, aussi prosïûques, et surtout avec ime 
pareille indifférence, un pareil effacement du héros prin- 
cipal! 

Y a-t-il inconscience chez Tempereur? — Non. L'acte 
de son abdication, qu'il a longuement médité s'il ne Ta 
réd^é lui-même, est inspiré des plus hauts sentiments, 
et le ton général est d'une grandeur souveraine. Mais son 
attitude morale, en cette conjoncture suprême, apparaît 
toute logique, si l'on admet, comme je l'ai souvent noté, 
que, depuis des mois, le malheureux souverain se sentait 
condanmé ; que, depuis longtemps, il avait fait son sacri- 
fice intérieur et accepté son destin. 

L'avènement du grand-duc Michel au trône a soulevé 
la colère du Soviet : « Nous ne voulons plus des Romanow, 
s'est-on écrié de toute part ; nous voulons la Répubhque ! » 

L'accord, si péniblement établi hier soir entre le comité 
exécutif de la Douma et le Soviet, s'est un instant rompu 
Mais, par peur des forcenés qui régnent à la gare de Fin- 
lande et à la forteresse, les représentants de la Douma 
ont cédé. Une délégation du comité exécutif s'est rendue 
auprès du grand-duc Michel qui, sans la moindre résis- 
tance, a consenti à n'accepter la couronne que le jour où 
elle lui serait offerte par l'assemblée constituante. Peut- 
être se fût-il résigné moins docilement, si sa femme, l'am- 
bitieuse et habile comtesse Brassow, eût été auprès de lui 
et non à Gatchina. 

Désormais, le Soviet est le maître. 

L'agitation recommence, d'ailleurs, en ville. Au cours 
de l'après-midi, on me signale de nombreuses manifes- 
tations contre la guerre. Des régiments se proposent de 
venir protester devant les ambassades de France et 
d'Angleterre. A 7 heures du soir, le comité exécutif 
croit devoir faire occuper miHtakement les deux ambas- 



240 LA RUSSIE DES TSARS 

sades. Trente-deux élèves-of&ciers du corps des Pages 
viennent s'installer dans mon hôtel. 






Samedi, 17 mars 19 17. 

Le temps est lugubre ce matin. Sous de gros nuages 
ténébreux et lourds, la neige tombe en flocons si épais 
et d'une chute si lente que je ne distingue mèm^ plus 
le parapet de granit qui borde, à vingt pas de mes fenêtres, 
le lit glacé de la Néwa : on se croirait aux pires jours de 
l'hiver. La tristesse du paysage et l'hostilité de la nature 
ne s'harmonisent que trop bien au spectacle sinistre 
des événements. 

Voici, d'après l'un des assistants, le détail de la confé- 
rence, à l'issue de laquelle le grand-duc Michel-Alexan- 
drowitch a signé hier son abdication provisoire. 

On s'est réimi, à 10 heures du matin, dans l'hôtel 
du prince Paul Poutiatine, au n^ 12 de la Millionsua. 

Outre le grand-duc et son secrétciire Matvéïew, les 
personnes présentes étaient le prince Lvow, Rodzianko, 
MiUoukow, Nékrassow, Kérensky, Nabokow, Chingarew 
et le baron Nolde ; ils furent rejoints, vers 10 heures et 
demie, par Goutchkow et Schoulguine, qui arrivaient 
directement de Pskow. 

Aussitôt la déHbération ouverte, Goutchkow et MiUou- 
kow affirmèrent courageusement que Michel-Alexan- 
drowitch n'avait pas le droit de se soustraire à la respon- 
sabilité du pouvoir suprême. 

Rodzianko, Nékrassow et Kérensky déclarèrent, au 
contraire, que l'avènement d'un nouveau tsar déchsd- 
nerait les passions révolutionnaires et précipiterait la 
Russie dans une crise effroyable; ils conclurent que 
la question monarchique devait être réservée jusqu'à 



12-22 MARS I917 241 

la convocation de rassemblée constituante qui se pronon- 
cerait souverainement. La thèse fut soutenue avec tant 
de force et d'opiniâtreté, surtout par Kérensky, que 
tous les assistants, sauf Goutchkow et Milioukow, y 
adhérèrent. Avec un désintéressement parfait, le grand- 
duc lui-même acquiesça. 

Goutchkow fit alors im suprême effort. S'adressant 
personnellement au grand-duc, invoquant son patriotisme 
et son courage, il lui démontra la nécessité d'offrir immé- 
diatement au peuple russe Timage vivante d'im chef 
national : 

— Si vous craignez, monseigneur, d'assumer dès main- 
tenant le poids de la couronne impériale, acceptez du 
moins l'exercice de l'autorité suprême connue « Régent 
de l'empire pendant la vacance du trône », ou, ce qui serait 
encore un plus beau titre, comme « Protecteur de la 
nation », ainsi que s'appelait Cromwell. En même temps, 
vous prendriez envers le peuple l'engagement solennel de 
remettre votre pouvoir à ime assemblée constituante, 
dès la fin de la guerre. 

Cette idée ingénieuse, qui pouvait encore tout sauver, 
provoqua chez Kérensky une crise de fureur, un déchaîne- 
menr d'invectives et de menaces, dont tous les assistants 
furent terrifiéSi 

Dans ce désarroi général, le grand-duc se leva, en décla- 
rant qu'il avait besoin de réfléchir seul quelques instants, 
et il se dirigea vers la chambre voisine. Mais, d'un bond, 
Kérensky se précipita devant lui, comme pour lui barrer 
le chemin : 

— Promettez-nous, monseigneur, de ne pas consulter 
votre femme I 

Il avait aussitôt pensé à l'ambitieuse comtesse Brassow, 
toute-puissante sur l'esprit de son mari. Le grand-duc 
répondit en souriant : 

— Rassurez- vous, Alexandre-Féodorowitch, ma femme 
n'est pas ici en ce moment; elle est restée à Gatchina. 

T. III. 16 



244 l'A RUSSIE DES TSARS 

lutte ardente, sans une minute de repos, l'ont épuisé. 
Je lui demande : 

— Tout d'abord et avant de prendre le langage offi- 
ciel, dites-moi franchement ce que vous pensez de la 
situation? 

Dans im élan de sincérité, il répond : 

— En vingt-quatre heures, j'ai passé du désespoir 
le plus complet à une confiance presque complète. 

Nous parlons maintenant officiellement : 

— Je ne suis pas encore en mesure, dis-je, de vous 
déclarer que lé gouvernement de la République recon- 
naît le régime que vous venez d'instituer; mais je suis 
certain d'aller au-devant de mes instructions, en vous 
assurant de mon concours le plus actif, le plus sympa- 
thique. 

M'ayant remercié avec chaleur, il poursuit : 

— Nous n'avons pas voulu cette révolution devant 
l'ennemi ; je ne la prévoyais même pas : elle s'est faite 
en dehors de nous, par la faute, par le crime du régime 
impérial. Aujourd'hui, il s'agit de sauver la Russie, en 
poursuivant la guerre à outrance, jusqu'à la victoire. 
Mais les passions populaires sont tellement exaspérées 
et les difficultés de la situation sont si terribles, que nous 
devons accorder inunédiatement de grandes satisfac* 
tions à la conscience nationale. 

Parmi ces satisfactions imniédiates, il me cite l'arres- 
tation de nombreux ministres, généraux, fonction- 
naires, etc., la proclamation d'une amnistie générale, 
dont seront naturellement exclus les serviteurs de l'ancien 
régime ! — la destruction de tous les emblèmes impériaux, 
la convocation prochaine d'une assemblée constituante, 
bref, tout ce qui pourra enlever au peuple russe la crainte 
d'ime contre-révolution. 

— Alors, lui dis-je, la dynastie des Romanow est 
déchue? 

— En fait, oui ; mais en droit, non. Seule, l'assemblée 



12-22 MARS I917 243 

constituante sera qualifiée pour changer le statut poli- 
tique de la Russie. 

— Mais comment la ferez-vous élire, cette assemblée 
constituante? Les soldats qui combattent sur le fifont se 
résigneront-ils à ne pas voter? 

Avec beaucoup d'embarras, il confesse : 

— Nous serons obligés d'accorder aux soldats du front 
le droit de vote. 

— Vous ferez voter les soldats du front?... Mais la 
plupart se battent à des milliers de verstes de leurs vil- 
lages et ne savent ni lire ni écrire I 

Milioukow me laisse entendre qu'il est, au fond, de 
mon avis et me confie qu'il s'efforce de ne prendre 
aucun engagement précis sur la date des élections géné- 
rales. 

— Mais, ajoute-t-il, les socialistes exigent des élec- 
tions inmiédiates. Ils sont si puissants et la situation est 
si grave, si grave! 

Comme je le presse de m'expliquer ces derniers mots, 
il me raconte que, si l'ordre est un peu rétabli à Pétro- 
grad, la flotte de la Baltique et la garnison de Cronstadt 
sont en pleine insurrection. 

J'interroge Milioukow sur le titre officiel du nouveau 
gouvernement. 

— Ce titre, me déclare-t-il, n'est pas encore fixé. 
Nous nous appelons actuellement le gouvernement pro- 
visoire. Mais, sous cette appellation, nous concentrons 
dans nos mains tous les pouvoirs exécutifs, y compris 
le pouvoir suprême ; nous ne sommes donc pas respon- 
sables devant la Douma. 

— Somme toute, vous tenez vos pouvoirs de la révolu- 
tion? 

— Non, nous les avons reçus, hérités, du grand-duc 
Michel, qui nous les a transférés par son acte d'abdica- 
tion. 

^ Ce scrupule juridique me révèle combien les a modérés » 



i 



246 LA RUSSIE DES TSARS 

da nouveav régime, Rodûankc, le prinœ Lvow, Grout- 
chkow, Milioukow lui-même, ont la conscience troublée 
et l'âme inquiète, à Tidée d'enfreindre le droit mcmar- 
chique. Au fond, selon le jeu normal des révolutions, 
ils se sentent déjà débordés et se demandent avec effroi 
où ils en seront demain. 

Milioukow a Tair si fatigué et une aphonie qu'il a con- 
tractée ces derniers jours lui rend la parole si pénible, que 
je dois abr^er l'entretiai. Toutefois, avant de le quitter, 
j'insiste pour que le gouvernement provisoire ne tarde pas 
davantage à proclamer solennellement sa volonté de pour- 
suivre la guerre à outrance et sa fidélité aux alliances, 

— Vous comprendrez qu'une proclamation explicite 
est nécessaire. Je ne doute certes pas de vos sentiments 
personnels. Mais la direction de la politique russe est 
soumise désormais à des forces nouvelles; il faut les 
orienter immiédiatement... J'ai un autre motif pour 
tenir à ce que la poursuite opiniâtre de la guerre et le 
maintien des alliances soient hautement proclamés. 
Plus d'une fois, en effet, j'ai surpris jadis, dans les milieux 
germanophiles de la Cour, dans k clan des Stunner 
et des Protopopow, une arrière-pensée qui m'inquiétait 
beaucoup; on reconnaissait que l'empereur Nicolas ne 
pourrait conclure la paix avec l'Allemagne tant que le 
territoire russe ne serait pas entièrement libéré, puisqu'il 
l'avait juré sur l'Évangile et sur l'icône de Notre-Dame 
de Kazan ; mais on se disait, entre soi, que, ^ l'empereur 
pouvait être amené à abdiquer eaa faveur du césaiéwitcfa 
sous la régence de l'impératrice, son serment désastreux 
n'engagerait plus son héritier. Eh bien 1 je voudrais être 
sur que la Russie nouvelle se considère conune Uée par 
le serment de son ancien tsar. 

— Vous recev3rez toute garantie à cet égard. 

Le problème de l'alimentation est encore si difficile, â 
Pétrograd, que mes provisicns et l'habileté de mon chef 



12-22 MARS I917 247 

scmt précieuses à mes amis ; j'en ai à dîner ce soir sept 
on Irait, dont les Gortchakow et Benckendorff. On est 
très sombre ; on voit déjà les doctrines extrêmes du 
prolétarisme se propager dans toute la Russie, désor- 
ganiser Tarmée, dissoudre l'unité nationale, répandre 
partout ranarchie, la famine et la ruine. 

Hélas! mes pronostics ne sont pas moins sombres. 
Aucun des hommes qui sont aujourd'hui au pouvoir 
n'a le coup d'œil politique ni l'esprit de décision sommaire, 
ni l'intrépidité, ni l'audace qu'exige une situation aussi 
redoutable. Ce sont des « octobristes », des « cadets », 
des partisans de la monarchie constitutionnelle, esprits 
sérieux, honnêtes, sensés, désintéressés. Ils me font 
penser à ce qu'étaient, en juillet 1830, les Mole, les Odilon 
Barrot, eta Et il faudrait, pour le moins, un Danton I 
Cependant, l'un d'entre eux m'est signalé comme un 
h<Hnme d'action, le jeime ministre de la Justice, Kérensky, 
représentant du groupe « travailliste » à la Douma, et 
que le Soviet a imposé au gouvememait provisoire. 

C'est en effet dans le Soviet qu'il faut chercher les 
hommes d'initiative, d'énergie et d'audace. Les fractions 
multiples du parti socialiste-révolutionnaire et du parti 
social-démocrate, « populistes », « travaillistes », terro- 
ristes», « maximaHstes », « minimalistes », « défaitistes », etc., 
ne manquent pais d'hommes qui ont fait leurs preuves 
de résolution et de hardiesse dans les complots, dans les 
bagnes, dans l'exil ; je ne citerai que Tchéïdzé, Tsérételli, 
Zinoview, Axelrod, Voilà les vrais protagonistes du drame 
qui commence 1 






Dimanche, 18 mars 191 7. 

Je ne sais rien encore de l'effet que la révolution russe 
a produit en France ; mais je me méfie des illusions qu'elle 
peut y faire naître et je ne devine que trop facilement 



248 LA RUSSIE DES TSARS 

les thèmes qu'elle risque d'offrir à la phraséologie socia- 
liste. Je crois donc prudent de mettre mon gouvernement 
en garde et je télégraphie à Briand : 

En faisant mes adieux, le mois dernier, à M, Doumergue 
et à M. le général de Castelnau, je les ai priés de rapporter 
à M. le président de la République et à vous-même l'in- 
quiétude croissante que m'inspirait la situation intérieure 
de l'empire; j'ajoutais que ce serait une grave erreur 
de croire que le temps travaille pour nous, du moins en 
Russie; je concluais que nous devions, autant que possible, 
hâter les opérations militaires. 

J'en suis plus convaincu que jamais. 

Quelques jours avant la révolution, je vous signalais 
que les décisions de la récente conférence étaient déjà lettre 
morte, que le désordre dans les fabrications de guerre et dans 
le service des transports recommençait de plus beUe, etc. 
Le nouveau gouvernement est-il capable de réaliser promp- 
iement les réformes nécessaires? Il l'affirme avec sincérité; 
mais je n'en crois rien. Ce n'est plus seulement le désordre 
qui sévit dans les administrations militaires et civiles : 
c'est la désorganisation et l'anarchie. 

En me plaçant au point de vue le plus optimiste, que 
pouvons-nous escompter? Je serais libéré d'une grande 
angoisse, si j'étais certain que les armées du front ne seront 
pas contaminées par les excès démagogiques et que la dis- 
cipline sera bientôt restaurée dans les garnisons de l'inté- 
rieur. Je ne m'interdis pas encore cet espoir. De même, je 
veux croire que les social-démocrates ne traduiront pas en 
actes irréparables leur désir de terminer la guerre. J'admets 
enfin que, dans certaines régions du pays, il puisse se 
produire comme un réveil de ferveur patriotique. Il n'en 
restera pas moins un affaiblissement de l'effort national, 
qui déjà n'était que trop anémique et ataxique. Et la crise 
de réparation risque d'être longue, chez une race qui a si 
peu l'esprit de méthode et de prévision. 



12-22 MARS I917 249 

Après avoir expédié ce télégramme, je sors pour visiter 
quelques églises; je suis curieux de voir l'attitude des 
fidèles à la messe dominicale, depuis que le nom de Tem- 
perem: est supprimé des prières publiques. Dans la liturgie 
orthodoxe, la protection divine était continuellement 
appelée sur l'empereur, l'impératrice, le césaréwitch et 
toute la famille impériale ; l'oraison revenait, à chaque 
instant, comme un refrain. Par ordre du Saint-S5niode, 
la prière pour les souverains est abolie et rien ne la rem- 
place. J'entre à la cathédrale Préobrajensky, à l'église 
de Saint-Siméon, à l'église de Saint-Pantéleimon. Le 
spectacle est partout le même : public grave, recueilli, 
échangeant des regards étonnés et tristes. Quelques 
moujiks ont l'air dérouté, consterné; plusieurs ont les 
larmes aux yeux. Cependant, même parmi les plus émus, 
je n'en vois aucim qui ne soit affublé d'une cocarde 
rouge ou d'un brassard rouge. Ils ont tous travaillé 
à la révolution ; ils y sont tous acquis : ils n'en pleurent 
pas moins leur petit père, le tsar, Tsary batiottchka! 

Puis, je me rends au ministère des Affaires étran- 
gères. 

Milioukow me dit qu'il a parlé hier soir à ses collègues 
de la formule à insérer dans le prochain manifeste du 
gouvernement provisoire au sujet de la poursuite de la 
guerre et du maintien de l'Alliance ; il ajoute, d'un ton 
embarrassé : 

— J'espère faire adopter une formule qui vous satis- 
fasse. 

— Comment! Vous espérez?... Mais ce n'est pas im 
espoir qu'il me faut : c'est une certitude. 

— Eh bien 1 Soyez certain que je ferai tout mon pos- 
sible... Mais vous n'imaginez pas comme nos socialistes 
sont difficiles à manier! Et, avant tout, nous devons 
éviter de rompre avec eux. Sinon, c'est la guerre civile. 

— Quels que soient vos motifs de ménager les exaltés 
du Soviet, vous devez comprendre que je ne peux admettre 



250 LA RUSSIE DES TSARS 

aucune équivoque sur votre résolution de maintenir 
l'Alliance et de poursuivre la guerre. 

— Ayez confiance en moi i 

Milioukow me semble d'ailleurs moins optimiste qn'iiier. 
Les nouvelles de Cronstadt, de la flotte baltique et de 
Sébastopol sont mauvaises. £nfin, sur le front, le désordre 
se propage ; des officiers ont été massacrés. 

Dans l'après-midi, je vais me promener auix Iles, plus 
délaissées que jamais et encore tout encombrées de neige. 

Me rappelant ma visite de ce matin aux églises, je 
réfléchis à l'étrange inaction du clergé dans la révolution ; 
il n'a joué aucun rôle ; on ne l'a vu nulle part ; il ne s'est 
mamfesté d'aucune façon. Cette abstention, cette dis- 
parition sont d'autant plus étonnantes qu'il n'y avait 
pas une solennité, pas une cérémonie, pas un acte quel- 
conque de la vie publique, où l'Église n'étalât, au prunier 
plan, la magnificence de ses rites, de ses costumes et de 
ses chants. 

L'explication s'offre d'elle-même et, pour la formuler, 
je n'aurais qu'à feuilleter ce Journal. D'abord le peuple 
russe est beaucoup moins religieux qu'il ne parait : 
il est surtout mystique. Ses continuels signes de croix 
et prostemements, son goût des liturgies et des proces- 
sions, son attachement aux iccxies et aux reliques tra- 
duisent imiquement les besoins de son imagination ëvo- 
catrice. Pour peu que l'on pénètre dans sa conscience, 
on n'y découvre qu'une foi imprécise et confuse, senti- 
mentale et rêveuse, très pauvre en éléments intellectuels 
et théologiques, toujours prête à sombrer dans l'anar- 
chisme des sectes. Il faut considérer ensuite l'étroite 
et humiliante subordination que le tsarisme a toujours 
imposée à l'Église et qui faisait du clergé une sorte de 
gendarmerie spirituelle, doublant la gendarmerie mili- 
taire. Que de fois, pendant les majestueux offices aux 
cathédrales de Saint-Alexandre-Newsky ou de Kazan, 



12-22 MARS I917 251 

je me sais rappelé le mot de Napoléon !«' : « Un arche- 
vêque, c'est aussi un préfet de police! » Enfin, il faut 
tenir compte de l'opprobre que Raspoutine a jeté ces 
dernières années sur le Saint-Synode et Tépiscopat. 
Les scandales de Mgr Hermogène, de Mgr Vamava, 
de Mgr Bas^e, de Mgr Pitîrim et de tant d'autres, avaient 
profondément offensé les croyants. Le jour où le peuple 
s'est soulevé, le clergé ne pouvait plus que se take. Mais 
peut-être, quand viendra l'heure de la réaction, les 
prêtres des campagnes, restés en communion avec les 
masses rurales, reprendront-ils la parole. 

On m'a rapporté hier que l'acte d'abdication de l'em- 
pereur a été rédigé par Nicolas-Alexandrowitch Basily, 
ancien vice-directeur du cabinet de Sazonow et qui gère 
actuellement la chancellerie diplomatique du grand- 
quartier général ; l'acte aurait été transmis tél^aphique- 
ment, le 15 mars, de Pskow à Mohilew, avant même que 
les conmdssaires de la Douma, Goutchkow et Schoul- 
guine, eussent approché i'empareur. Il y a là im point 
d'histoire intéressant à édaircir. 

Qr, vers la fin de cet après-midi, je reçois la visite de 
Basily, que le général Alexéïew a chargé d'une mission 
auprès du gouvernement provisoire. 

— Eh bien ! lui dis-je, il paraît que c'est vous qui avez 
rédigé l'acte d'abdication de l'empereur? 

n se récrie, avec un vif siu*saut : 

— Je n'accepte nullement la paternité de l'acte que 
l'empereur a signé. Le texte, que j'avais préparé sur 
l'ardre du général Alexéïew, était fort différent. 

Et il me raconte ceci : 

— Dans la matinée du 14 mars, le général Alexéïew 
reçut du président Rodzianko un télégramme lui annon- 
çant que les institutions gouvernementales avaient cessé 
de fonctionner à Pétrograd et que le seul moyen d'éviter 
l'Miarchie était d'obtenir l'abdication de l'empereur en 



252 LA RUSSIE DES TSARS 

faveur de son fils. Un terrible problème se posait ainsi 
devant le chef de l'état-major du Conunandement su- 
prême. L'abdication du tsar ne risquait-elle pas de diviser 
rârmée ou même de la décomposer? Il fallait d'urgence 
rallier tous les chefs militaires à une solution unique. 
Le général Roussky, commandant les armées du nord, 
s'était déjà prononcé avec force pour l'abdication immé- 
diate. Le général Alexéïew inclinait personnellement à la 
même conclusion ; mais l'affaire était si grave qu'il crut 
devoir consulter, par le télégraphe, tous les autres com- 
mandants des groupes d'armées, le général Évert, le 
général Broussilow, le général Sakharow et le grand-duc 
Nicolas-NicoMéwitch. Us répondirent tous que l'empe- 
reur devait abdiquer dans le plus bref délai. 

— A quelle date le général Alexéïew a-t-il eu en main 
toutes ces réponses? 

— Le 15 mars, au cours de la matinée... C'est alors 
que le général Alexéïew me chargea de lui faire im rap- 
port sur les conditions dans lesquelles les lois fondamen- 
tales de l'empire autorisaient le tsar à déposer la cou- 
ronne. Je ne fus pas long à lui remettre une note exposant 
et démontrant que, si l'empereur abdiquait, il était obligé 
de transférer le pouvoir à son héritier légitime, le césa- 
réwitch Alexis. « C'est bien ce que je pensais, me dit le 
général. Maintenant, préparez-moi vite un manifeste 
dans ce sens. » Je lui apporte bientôt un projet, où j'ai 
développé de mon mieux les idées de ma note, en m'effor- 
çant de mettre sans cesse au premier plan la nécessité 
de poursuivre la guerre jusqu'à la victoire. Le chef de 
l'état-major avait, auprès de lui, son principal collabo- 
rateur, son fidèle quartier-maître, le général Loukomsky. 
Je lui remets ma prose. Il la lit à haute voix et l'approuve 
sans réserve. Loukomsky l'approuve de même. Le docu- 
ment est télégraphié aussitôt à Pskow pour être soumis 
à l'empereur... Ce même jour, un peu avant minuit, le 
général Danilow, quartier-maître général des armées du 



12-22 MARS I917 253 

nord, fit appeler au télégraphe son collègue du Comman- 
dement suprême, afin de lui conununiquer la décision de 
Sa Majesté. Je me trouvais précisément dans le cabinet 
de Loukomsky, avec le grand-duc Serge-Michaflowitch. 
Nous nous précipitons ensemble au bureau télégraphique 
et l'appareil se met à fonctionner devant nous. Sur la 
bande imprimée qui se déroule, je reconnais immédia- 
tement mon texte... A tous nos -fidèles sujets faisons 
savoir,,. En ces jours de grande lutte contre V ennemi 
extérieur, etc. Mais quelle n'est pas notre stupeur à 
tous les trois, quand nous voyons que le nom du césa- 
réwitch Alexis est remplacé par celui du grand-duc 
Michel! Nous nous regardons avec consternation, car 
nous avons la même idée. L'avènement immédiat du 
césaréwitch était le seul moyen d'arrêter le comrs de la 
révolution, de la contenir du moins dans les limites d'une 
grande réforme constitutionnelle. D'abord, le jeune 
Alexis-Nicolaïéwitch aurait eu le droit pour lui. De plus, 
il aurait bénéficié des sympathies dont il jouit dans le 
peuple et dans l'armée. Enfin, et c'était l'essentiel, le 
pouvoir impérial n'aurait pas été vacant une seule mi- 
nute. Si le césaréwitch avait été proclamé, personne n'au- 
rait en qualité pour le faire abdiquer ensuite. Ce qui s'est 
passé avec le grand-duc Michel n'eût pas été possible 
avec cet enfant. Tout au plus aurait-on pu se chamailler 
pour l'attribution de la régence. Et la Russie aurait au- 
jourd'hui im chef national... Tandis que maintenant, où 
allons-nous?... 

— Hélas ! je crains que les événements ne vous donnent 
raison d'ici peu... En effaçant le nom de son fils sur le 
manifeste que vous lui aviez préparé, l'empereur a lancé 
la Russie dans ime terrible aventure. 

Après avoir devisé quelque temps sur ce thème, je 
demande à Basily : 

— Avez-vous revu l'empereur depuis son abdication? 

— Oui... Le 16 mars, tandis que l'empereur revenait 



254 ^-^ RUSSIE DES TSARS 

de Pskow à Mohflew, le général Alexâew m'envoj^a 
au-devant de lui pour le mettre au courant de la situation. 
Je rencontrai son train à Orcha et je montai dans son 
wagon. Il était parfaitement calme; je fus pourtant 
peiné de voir conune il avait la mine terreuse et les yeux 
battus. Après lui avoir exposé les derniers événements de 
Pétrograd, je me permis de lui dire que nous étions désolés, 
à la Stavka, de ce qu'il n'eût pas transféré sa couronne au 
césaréwitch. Il me répondit simplement : a Je ne pouvais 
pas me séparer de mon fils. » J'appris ensuite, par l'en- 
tourage, que l'empereur, avant de prendre sa décision, 
avait consulté son chirurgien, le professeur Féodorow : 
« Je vous ordonne, lui avait-il dit, de me répondre fran- 
chement. Admettez-vous qu'Alexis puisse guérir? — 
Non, Majesté, son mal est incurable. - — C'est ce que 
l'impératrice pense depuis longtemps; moi, je doutais 
encore... Puisque Dieu en a décidé ainsi, je ne me sépa- 
rerai pas de mon pauvre enfant... » Quelques minutes 
plus tard, oa servit le dîner. Ce fut un repas Iugul»:e. 
Chacun se sentait le cœur étreint ; on ne mangeait pas, 
on ne buvait pas. L'empereur restait cependant très 
maître de lui, me questionnant plusieurs fois sur ks 
hommes qui composent le gouvernement provisoire ; mais, 
comme il portait un col assez bas, je voyais sa gt»rge 
se crisper continuellement... Je l'ai quitté hier matin à 
Mohilew... 

Ce soir, je dîne dans l'intimité, chez Mme P..., avec le 
comte Nicolas Mouraview, ancien gouvemeiy: de Moscou, 
et le comte Koutousow. 

Mme P.». dit : 

— Tant que la Russie sera gouvernée de Pétrograd, 
tout ira de mal en pis... Pétrograd ne peut que détruire ; 
Moscou seule est capable de reconstruire. 

Mouraview répond : 

— Ne fondez pas trop d'espoirs sur Moscou I La i)opu- 



12-22 MARS I917 255 

latioa est presque aussi pourrie que celle de Pétrograd. 
Koutousow interrompt : 

— Nous tomberons beaucoup plus bas encore et très 
vite; nous irons jusqu'au fond de Fabîme... Mais, avant 
trois mois, Tempire sera restauré. N'oubliez pas que la 
Russie compte 178 millions d'habitants, dont 160 mil- 
lions de paysans, 12 millions de Cosaques, 3 millions de 
marchands et de fonctionnaires, i 800 mille nobles et, 
tout au plus, I 200 mille ouvriers. Ces i 200 mille rabat- 
chiks ne seront pas toujours nos maîtres ! 

— Alors, dis-je, vous croyez que les fameuses « Bandes 
noires )> de Doubrowine et de Pourichkiéwitch ont encore 
leur T(Ae à jouer? 

— Soyez-en sûr... et avant peu ! 



* ♦ 



Lundi, 19 mars 1917. 

Nicolas Romanow, ainsi qu'on appelle désormais l'em- 
pereur dans les actes officiels et dans la presse, a de- 
mandé au gouvernement provisoire : 

i9 Le libre passage de Mohilew à Tsarskoïé-Sélo ; 

29 La faculté de résider au palais Alexandre jusqu'à 
la guérison de ses enfants qui souffrent de la rougeole ; 

30 Le Ubre passage de Tsarskoïé-Sélo à Port-Romanow, 
sur la côte mourmane. 

Le gouvernement a acquiescé. 

MiKoukow, de qui je tiens ce renseignement, présume 
que l'empereur va demander asile au roi d'Angleterre. 

— Il devrait, dis-je, se hâter de partir. Sinorr, les for- 
cenés du Soviet pourraient invoquer contre lui de fâcheux 
précédents. 

Milioukow, qui est un peu de l'école de Rousseau et 
qui, étant personnellement la bonté même, croit volontiers 
à la b«ité native du genre humain, n'estime pas que la 



256 LA RUSSIE DES TSARS 

vie des souverains soit en danger. S'il souhaite de les voir 
partir, c'est plutôt pour leur épargner l'épreuve d'un 
emprisonnement et d'un procès, qui ajouteraient beau- 
coup aux embarras du gouvernement. Il insiste sur la 
mansuétude extraordinaire que le peuple a témoignée 
pendant cette révolution, sur le petit nombre des victimes, 
sur la douceur qui a si vite succédé aux violences, etc. 

— C'est exact, lui dis-je ; le peuple est revenu très 
vite à sa douceur naturelle, parce qu'il ne souffre pas et 
qu'il est tout à la joie d'être libre. Mais que la famine 
se fasse sentir et les violences éclateront aussitôt... 

Je lui cite le mot, si expressif, de Rœderer, en 1792 : 
« Les orateurs n'ont qu'à s'adresser à la faim pour obtenir 
la cruauté. » 



♦ * 



Mardi, 20 mars 1917. 

Le manifeste du gouvernement provisoire est publié ce 
matin. C'est un document long, verbeux, emphatique, 
couvrant d'opprobre l'ancien régime, promettant au 
peuple tous les bienfaits de l'égalité et de la liberté. Il y 
est à peine question de la guerre : Le gouvernement pro- 
visoire observera fidèlement toutes ses alliances et fera son 
possible pour assurer à l'armée tout le nécessaire en vue 
de mener la guerre à une fin victorieuse. Rien de plus! 

Je me rends aussitôt chez Milioukow et je lui dis 
textuellement : 

— Après nos derniers entretiens, je n'ai pas été surpris 
des termes dans lesquels le manifeste publié ce matin 
s'exprime sur la guerre ; je n'en suis pas moins indigné. 
La résolution de poursuivre la lutte à outrance, jusqu'à 
la victoire complète, n'est même pas énoncée! L'Alle- 
magne n'est même pas nommée ! Pas la moindre allusion 
au militarisme prussien ! Pas la moindre référence à nos 
buts de guerre !... La France a fait, elle aussi, des révo- 



12-22 MARS 1917 257 

lutions devant rennemi ; mais Danton en I792et Gambetta 
en 1870 tenaient un autre langage... Pourtant, la France 
n'avait alors aucun allié qui se fût compromis pour elle ! 

Milioukow m'écoute, très pâle, tout décontenancé. 
En cherchant ses mots, il m'objecte que le manifeste 
est spécialement destiné au peuple russe et que, d'ailleurs, 
l'éloquence politique emploie aujourd'hui im vocabulaire 
plus tempéré qu'en 1792 et en 1870. 

Je lui lis alors l'appel que nos socialistes, Guesde, 
Sembat et Albert Thomas viennent d'adresser, par mon 
entremise, aux socialistes russes et je n'ai pas de peine à 
lui faire sentir quelle chaleur d'accent, quelle énergie 
de résolution, quelle volonté de vaincre se dégagent de 
cet appel (i). 

Milioukow, qui paraît souffrir de toute son âme, essaie 
de plaider au moins les circonstances atténuantes, la 
difficulté de la situation intérieure, etc. Il conclut : 

— Accordez-moi du temps ! 

— Jamais le temps n'a été plus précieux, jamais 
l'action plus urgente!... Ne doutez pas qu'il ne me soit 

(i) Texte du télégramme de MM. Jules Guesde, Sembat et Thomas, 
à M. Kérensky, ministre de la Justice du gouvernement provisoire, 

Paris f 18 mars 1917. 

Nous adressons au ministre socialiste de VÉtat russe rénové nos félici- 
iaiions et nos souhaits fraternels. 

Nous saluons avec une émotion profonde Vavènement de la classe ou- 
vrière et du socialisme russe au libre gouvernement de leur pays. 

Une fois encore, comme nos ancêtres de la grande Révolution, vous avez 
à assurer, Sun même effort, Vindépendance du peuple et la défense de la 
patrie. 

Par la guerre menée jusqu*au bout, par la discipline héroïque des soldats 
citoyens épris de liberté, r^ous devons abattre maintenant ensemble la 
dernière et la plus formidable citadelle de Pabsolutisme, le militarisme 
prussien. 

Nous évoquons ici, avec une confiance joyeuse, V effort nouveau du peuple 
russe tout entier tendu vers la guerre. Cest la victoire, conquise demain 
par nos enthousiasmes, qui, en donnant la paix au monde, établira en 
même temps et à jamais son bien-être et sa liberté. 

Jules Guesde, Marcel Sembat, Albert Thomas. 
T. III. 17 



258 LA RUSSIE DES TSARS 

très pénible de vous parler ainsi. Mais rheure est trop 
grave pour nous en tenir aux euphémismes diplomatiques. 
La question qui se pose ou plutôt qui s'impose est de savoir 
si, oui ou non, la Russie veut continuer à se battre au 
côté de ses alliés jusqu'à la victoire définitive et complète, 
sans défaillance, sans arrière-pensée... Votre talent, 
votre passé de patriotisme et d'honneur me garantissent 
que vous me donnerez bientôt la réponse que j'attends. 
Milioukow me promet de chercher ime occasion pro- 
chaine de nous rassurer pleinement. 

L'après-midi, je vais me promener au centre de la ville 
et dans Wassily-Ostrow. L'ordre est à peu près rétabli. 
Moins de soldats avinés, moins de bandes braillardes, 
moins d'auto-mitrailleuses chargées d'énergumènes si- 
nistres. Mais partout des meetings, en plein air, ou, pour 
mieux dire, en plein vent. Les groupes sont peu nombreux, 
vingt, trente personnes au plus : soldats, paysans, ou- 
vriers, étudiants. Un d'eux monte sur une borne, sur im 
banc, sur un tas de neige, et parle intarissablement, 
avec de grands gestes. Tous les assistants ont le regard 
tendu vers l'orateur et l'écoutent dans une sorte de re- 
cueillement. Dès qu'il a fini, im autre le remplace et ob- 
tient aussitôt la même attention ardente, silencieuse 
et concentrée. Spectacle naïf et émouvant, si Ton songe 
que le peuple russe attend, depuis des siècles, le droit de 
parler ! 

Avant de rentrer, je vais prendre le thé chez la prin- 
cesse R..., à la Serguiewskaïa. 

La belle Mme D..., la « Diane de Houdon », la « Diane 
de Tauride », en costume tailleur et toque de zibeline, 
est là, fumant des cigarettes avec la maîtresse de maison. 
Le prince B..., le général S... et quelques habitués arrivent 
successivement. Les épisodes qu'on se raconte, les im- 
pressions qu'on échange, dénotent le plus sombi^ pessi- 
misme. 



12-22 MARS I917 , 259 

Mais une inquiétude prédomine; le même effroi est 
dans tous les esprits : le partage des terres. 

— Cette fois, nous n'y échapperons plus!... Que de- 
viendrons-nous sans nos revenus fonciers? 

Pour la noblesse russe, les rentes foncières sont en effet 
la source principale, souvent même la source tmique 
de la fortime. 

On ne prévoit pas seulement le partage légal des 
terres, l'expropriation régulière, mais la confiscation 
violente, le pillage, la jacquerie. Je suis certain que 
la même conversation se tient aujourd'hui dans la Russie 
entière. 

Mais un nouveau visiteur, un lieutenant aux che- 
valiers-gardes, entre au salon, la cocarde rouge au plas- 
tron. Il rend un peu de calme à l'assemblée, en affir- 
mant, avec chiffres à l'appui, que la question agraire 
n'est pas aussi redoutable qu'elle semble d'abord. 

— Pour apaiser la faim des paysans, dit-il, on n'a 
pas besoin de toucher inmiédiatement à nos domaines. 
Avec les terres de la couronne, soit quatre-vingt-dix 
millions de déciatines (i), avec les terres de l'Église et 
des couvents, soit trois millions de déciatines, il y a de 
quoi satisfaire pendant un assez long temps la fringale 
des moujiks. 

Tout le monde acquiesce à ce raisonnement ; chacim se 
rassérène en pensant que la noblesse russe ne sera pas 
en effet trop gravement lésée, si l'empereur, l'impératrice, 
les grands-ducs, les grandes-duchesses, l'Église, les monas- 
tères sont spoliés sans pitié. Comme disait La Rochefou- 
cauld, « nous avons toujours la force de supporter le 
malheur d'autrui ». 

Je note en passant que l'une des personnes présentes 
possède, en Volhynie, un domaine de 300000 hectares! 

De retour à l'ambassade, j'apprends qu'il y a eu crise 

(i) Une dèdoHne équivaut approximativement à un hectare. 



200 LA RUSSIE DES TSARS 

ministérielle en France et que Briand cède la place à 
Ribot. 

Mercredi, 21 mars 19 17. 

Depuis quelques jours, le bruit circulait dans le peuple 
que a le citoyen Romanow » et son épouse « Alexandra 
l'Allemande » travaillaient secrètement à une restaura- 
tion de Tautocratisme, en connivence avec les ministres 
modérés, les Lvow, les Milioukow, les Goutchkow, etc. 
Aussi, le Soviet a exigé hier soir l'arrestation immédiate 
des ex-souverains. Le gouvernement provisoire s'est 
incliné. Quatre députés de la Douma, Boublikow, Gri- 
bounine, Kalinine et Werschinine, sont partis, le soir 
même, pour le grand-quartier général de Mohilew, avec 
mandat de ramener l'empereur. 

Quant à l'impératrice, le général Kornilow s'est rendu 
ce matin à Tsarskoïé-Sélo avec xme escorte. Arrivé au 
palais Alexandre, il a été aussitôt reçu par la tsarine 
qui a écouté, sans aucune observatipn, la décision du 
gouvernement provisoire; elle a demandé seulement 
qu'on laissât auprès d'elle tous les domestiques qui soi- 
gnent ses enfants malades, ce qui lui a été accordé. Le 
palais Alexandre est maintenant coupé de toute commu- 
nication avec l'extérieur. 

L'arrestation de l'empereur et de l'impératrice émeut 
beaucoup Milioukow ; il voudrait que le roi d'Angleterre 
leur ofïrît l'hospitalité du territoire britannique, en s'en- 
gageant même à assurer leur garde ; il prie donc Buchanan 
de télégraphier immédiatement à Londres, et d'insister 
pour qu'on lui réponde d'extrême urgence. 

— C'est, nous dit-il, la dernière chance de sauver la 
Uberté et peut-être la vie de ces malheureux ! 

Buchanan rentre aussitôt à l'ambassade pour trans- 
mettre à son gouvernement la suggestion de Milioukow. 



12-22 MARS I917 261 

Dans Taprès-midi, en longeant la Millionaïa, j'aperçois 
le grand-duc Nicolas-Michaïlowitch. Vêtu d'habits civils, 
la tournure d'un vieux tchinovnik, il rôde autour de son 
palais. Il a pris ouvertement parti pour la révolution et 
il abonde en propos optimistes. Je le connais assez pour 
ne pas douter qu'il ne soit sincère, quand il affirme que 
l'écroulement de l'autocratisme assure désormais le 
salut et la grandeur de la Russie; mais je doute qu'il 
garde longtemps ses illusions et je souhaite qu'il ne les 
perde pas comme Philippe-Égalité perdit les siennes. 
En tout cas, pour ce qui est du passé, il s'est loyalement 
évertué à ouvrir les yeux de l'empereur sur la catastrophe 
prochaine; il avait même eu le courage de lui adresser 
naguère la lettre suivante, qu'on m'a communiquée 
ce matin : 

Tu as souvent exprimé ta volonté de conduire la guerre 
jusqu'à la victoire! Mais crois-tu donc que cette victoire 
est possible dans l'état de choses présent? 

Connais-tu la situation à l'intérieur de l'empire? Te dit-on 
la vérité? T'a-t-on révélé oit se trouve la racine du mal? 

Tu m'as dit fréquemment qu'on te trompait, que tu n'avais 
foi que dans les sentiments de ton épouse. Or, les paroles 
qu'elle prononce sont le résultat de machinations habiles 
et ne représentent pas la vérité. Si tu es impuissant à 
la libérer de ces influences, sois au moins sans cesse sur tes 
gardes contre les intrigants qui se servent d'elle comme d'tm 
instrument. Eloigne ces forces obscures. Et la confiance de 
ton peuple, déjà à demi perdue pour toi, te reviendra aus- 
sitôt. 

J'ai longtemps hésité à te dire la vérité; mais je m'y suis 
décidé avec l'encouragement de ta mère et de tes deux sœurs. 
Tu es à la veille de nouvelles agitations; je dirai plus : 
à la veille d'un attentat. 

Je parle pour le salut de ta personne, de ton trône et de 
la patrie. 



202 LA RUSSIE DES TSARS 






Jeudi, 22 mars 1917. 



L'empereur est arrivé, ce matin, à Tsarskoïé-Sélo. 

Son arrestation à Mohilew n*a provoqué aucun incident ; 
ses. adieux aux ofi&ciers qui l'entouraient et dont beau- 
coup pleiu'aient ont été d'une simplicité banale, décon- 
certante... Mais Tordre du jour, par lequel il a pris congé 
de l'armée, ne manque pas de grandeur : 

Je m'adresse à vous pour la dernière fois, soldats si chers 
à mon cœur! Depuis que j'ai renoncé, en mon nom et en 
celui de mon fils, au trône de Russie, le pouvoir a été trans- 
mis au gouvernement provisoire qui a été formé sur l'ini- 
tiative de la Douma d'empire. 

Que Dieu aide ce gouvernement à conduire la Russie vers 
la gloire et la prospérité! Que Dieu vous aide, vous aussi, 
vaillants soldats, à défendre votre patrie contre un ennemi 
cruel! Pendant plus de deux ans et demi, vous avez à toute 
heure enduré les épreuves d'un service pénible; beaucoup 
de sang a été versé, d'énormes efforts ont été accomplis et 
déjà Vheure est proche oit la Russie et ses glorieux Alliés bri- 
seront d'un élan commun la suprême résistance de l'ennemi. 

Cette guerre sans exemple doit être conduite jusqu'à la 
victoire définitive. Quiconque songe à la paix en ce moment 
est traître à la Russie, 

J'ai la ferme conviction que l'amour sans bornes qui vous 
anime pour notre belle patrie n'est pas éteint dans vos cœurs. 
Que Dieu vous bénisse et que Sairvt Georges, le grand martyr, 
vous mène à la victoire! 

Nicolas. 

Revenant d'une visite au canal de l'Amirauté, je 
passe dans la rue Glinka, où demeure le grand-duc 
C5n:ille-Wladimirowitch, et je vois flotter sur son palais... 
un drapeau rouge ! 



CHAPITRE X 

23 MARS-6 AVRIL 1917 



Le gouvernement britannique ofEre au tsar et à la tsarine l'hos- 
pitalité du territoire anglais. — Pronostics sur le développe- 
ment de la révolution. — Le corps de Raspoutine est exhumé 
nuitamment pour être incinéré dans la forêt de Pargolowo : 
scène dantesque. — • Le Soviet s'oppose au départ des souverains. 

— Reconnaissance ofl&cielle du gouvernement provisoire; 
importance que prend le ministre de la Justice, Kérensky. — 
Un reflet des opinions qui ont cours dans les milieux intellec- 
tuels : a Nous ne pouvons plus continuer la guerre... » • — Progrès 
de l'indiscipline dans les armées combattantes : le prikaz 
no I. — Effervescence des peuples allogènes; prodromes de 
désagrégation nationale. — Le nouveau gouverneur militaire 
de Pétrograd s'efEorce de reprendre en main les troupes de la 
garnison. — Jugement erroné de l'opinion française sur la 
révolution russe. Différence radicale entre la psychologie du 
révolutionnaire latin et celle du révolutionnaire slave. — Le 
gouvernement de la République envoie Albert Thomas en mis- 
sion à Pétrograd. — Captivité des souverains à Tsarskoïé-Sélo. 

— Cérémonie solennelle pour les victimes des journées révo- 
lutionnaires ; inhumation au Champ de Mars ; absence du clergé. 
Signification morale de cette journée. — Sur les confins du 
Kurdistan : un dernier exploit de l'armée russe 



Vendredi, 23 mars 1917. 

Buchanan annonce ce matin à Milioukow que le roi 
George, sur Tavis conforme de ses ministres, offre à 
l'empereur et à Timpératrice l'hospitalité du territoire 
britannique ; il refuse toutefois d'assurer leur garde ; 

263 



264 LA RUSSIE DES TSARS 

il se borne à exprimer sa confiance de les voir rester en 
Angleterre jusqu'à la fin de la guerre. 

Milioukow se montre fort sensible à cette déclaration ; 
mais il aioute tristement : 

— Hélas ! je crains que ce ne soit trop tard I 

En effet, de jour en jour, je dirais presque : d'heure en 
heure, je vois s'af&rmer la t5rrannie du Soviet, le despo- 
tisme des partis extrêmes, la prépotence des utopistes 
et des anarchistes. 

Aussi, comme les derniers télégranmies de presse me 
témoignent qu'on se fait à Paris d'étranges illusions siu: 
la révolution russe, je télégraphie à Ribot : 

Malgré la grandeur des faits accomplis depuis une dizaine 
de jours, les événements auxquels nous assistons ne sont, 
selon moi, qu'un prélude. Les forces qui sont appelées à 
jouer un rôle décisif dans le résultat final de la révolution 
(pzr exemple : les masses rurales, les prêtres, les Juifs, les 
allogènes, la pénurie du Trésor, la débâcle économique, etc.), 
ne sont pas même etUrées en action. Il est donc impossible 
d'établir dès maintenant un pronostic logique et positif 
sur V avenir de la Russie. La preuve en est dans les prédic- 
tions radicalement contradictoires que je recueille auprès 
des personnes dont la liberté d'esprit et le jugement m'ins- 
pirent le plus de confiance. Pour les unes, la proclamation 
de la république est certaine. Pour les autres, la restaura- 
tion de l'empire, sous la forme constitutionnelle, est iné- 
vitable. 

Mais si Votre Excellence veut bien se contenter provi- 
soirement de mes impressions, qui sont toutes dominées 
par la pensée de la guerre, voici comment j'entrevois le 
cours des choses : 

j9 a quelle date les forces auxquelles je viens de faire 
allusion entreront-elles en action? — Jusqu'ici, le peuple 
russe s'est attaqué uniquement à la dynastie et à la caste 
administrative. Les problèmes économiques, sociaux, reli- 



23 MARS-6 AVRIL I917 ^ 265 

gieux, ethniques, ne tarderont plus à se poser. Ce sont des 
problèmes redoutables, au point de vue de la guerre; car 
rimagination slave, loin d*étre constructive comme rima- 
gination latine ou V imagination anglo-saxonne, est éminem- 
ment anar chique et dispersive. Tant que ces problèmes 
ne seront pas résolus, Vesprit public en sera obsédé. Et 
pourtant, nous ne devons pas souhaiter que cette solution 
soit prochaine; car elle ne se réalisera pas sans des secousses 
profondes. Il faut donc nous attendre à ce que, pendant 
une période assez longue, Veffort de la Russie soit affaibli 
et précaire. 

2® Le peuple russe est-il résolu à poursuivre la lutte 
jusqu'à la victoire complète.^ La Russie implique tant de 
races diverses et les antagonismes ethniques sont, dans 
certaines régions, si accentués, que Vidée nationale est loin 
d'être unanime. Le conflit des classes sociales se répercute 
pareillement sur le patriotisme. C'est ainsi que les masses 
ouvrières, les Juifs et les habitants des provinces baltiques 
ne voient dans la guerre qu'une boucherie stupide. Par 
contre, les armées du front et les populations vraiment russes 
n'ont aucunemcfU abdiqué leur espoir et leur volonté de 
vaincre. Si j'exagérais ma pensée pour la rendre plus sen- 
sible, je serais tenté de dire : « Dans la phase actuelle de la 
révolution, la Russie ne peut faire ni la paix ni la guerre. » 

Le grand-duc Cyrille- Wladimirowitch a fait publier 
hier dans la Gazette de Pétrograd un long interview où 
il s'attaque aux souverains déchus : 

Je me suis demandé plusieurs fois, dit-il, si V ex-impé- 
ratrice n'était pas une complice de Guillaume II; mais, 
chaque fois, je me suis efforcé d'écarter une aussi horrible 
pensée! 

Qui sait si cette insinuation perfide ne servira pas bien- 
tôt de base à une accusation terrible contre l'infortunée 



266 LA RUSSIE DES TSARS 

tsarine? Le grand-duc Cyrille devrait savoir et se rappeler 
que les plus infâmes calomnies dont Marie-Antoinette 
eut à répondre devant le Tribunal révolutionnaire avaient 
eu leur premier essor dans les soupers fins du comte 
d'Artois. 

Vers 5 heures, je vais voir Sazonow, à l'hôtel de l'Eu- 
rope, où il soigne depuis trois semaines une bronchite 
tenace. Je le trouve extrêmement triste, mais non décou- 
ragé. Ainsi que je m'y attendais, il voit, dans les malheurs 
actuels de la Russie, la main divine : 

— Nous méritions un châtiment. Je ne pensais pas 
qu'il serait si rude... Mais Dieu ne peut pas vouloir que 
la Russie périsse... La Russie sortira purifiée de cette 
épreuve. 

Puis il s'exprime avec sévérité sur le compte de l'em- 
pereur : 

— Vous savez si j'aime l'empereur, si je l'ai servi avec 
amour. Mais, de ma vie, je ne lui pardonnerai d'avoir 
abdiqué pour son fils. Il n'en avait pas le droit !... Est-il 
une législation quelconque qui permette de renoncer aux 
droits d'un mineiu*? Que dire quand il s'agit des droits 
les plus sacrés, les plus augustes qui soient au monde?... 
Détruire ainsi ime dynastie de trois cents ans, l'œuvre 
grandiose de Pierre le Grand, de Catherine II, 
d'Alexandre I^r ! Quelle misère, quelle calamité I 

Il a les yeux pleins de larmes. 

Je lui demande si sa santé lui permettra de partir 
bientôt pour Londres; car je ne doute pas qu'il ne se 
fasse un devoir d'aller occuper son ambassade. 

— Je suis bien perplexe, me dit-U. Quelle politique 
irais-je faire à Londres? Je ne refuserai certes pas mon 
concours à d'honnêtes gens comme Lvow et MiUoukow. 
Mais resteront-ils au pouvoir?... D'aiUeurs, mon médecin 
ne croit pas que je sois en état de voyager avant trois 
semaines au moins. 



23 MARS-6 AVRIL I917 267 

Je suis frappé, en effet, de sa mine blême, de ses traits 
amaigris, de toute la souffrance physique et morale qui 
se d^age de sa personne. 

Hier soir, le cercueil de Raspoutine a été secrètement 
exhumé de la chapelle où il reposait à Tsarskoïé-Sélo 
et transporté dans la forêt de Pargolowo, à une quinzaine 
de verstes au nord de Pétrograd. 

Là, au miHeu d'une clairière, quelques soldats, com- 
mandés par un ofiBicier du génie, avaient élevé un grand 
bûcher de sapin. Après avoir décloué le couvercle du 
cercueil, ils en retirèrent le cadavre avec des bâtons, 
car ils n'osaient le toucher de leurs mains à cause de sa 
putréfaction, et ils le hissèrent, non sans peine, sur le 
tas de bois. Puis, l'ayant arrosé de pétrole, ils l'enflam- 
mèrent. La crémation dura plus de six heures, jusqu'à 
l'aube. 

Malgré le vent glacial, malgré la longueur fastidieuse 
de l'opération, malgré les tourbillons d'ime fumée acre 
et infecte qui s'échappaient du brasier, plusieurs cen- 
taines de moujiks se pressèrent toute la nuit autour du 
bûcher, muets, inmiobiles, contemplant avec une stu- 
peur effarée l'holocauste sacrilège qui dévorait lentement 
le staretz martyr, l'ami du tsar et de la tsarine, le Bojy 
tchelloviek, « l'homme de Dieu ». 

Quand la flamme eut fini son œuvré, les soldats recueil- 
lirent les cendres du cadavre et les enfouirent sous la 
neige. 

Les inventeurs de cet épilogue sinistre ont des pré- 
curseurs dans le moyen -âge italien; car l'imagmation 
humaine ne renouvelle pas indéfiniment les formes 
expressives de ses passions et de ses rêves. 

L'an de grâce 1266, Manfred, bâtard de l'empereur 
Frédéric II, roi usurpateur des Deux-Siciles, assassin, 
parjiure, simoniaque, hérétique, souillé de tous les crimes, 
excommunié par l'ÉgUse, périt en combattant Charles 



268 LA RUSSIE DES TSARS 

d'Anjou sur les rives du Calore, près de Bénévent. 

Ses capitaines et ses soldats, qui Tadoraient parce 
qu'il était jeune, beau, généreux et charmant, lui firent 
de touchantes funérailles au Heu même où il avait 
expiré. 

Mais, im an plus tard, le pape Clément IV prescrivit 
de reprendre contre ce scélérat, indigne de reposer en 
terre sainte, la procédure pontificale des anathèmes et 
des malédictions. Par son ordre, l'archevêque de Cosenza 
fit exhumer le cadavre et fulmina sur cette dépouille 
méconnaissable les sentences irrémissibles qui dévouent 
l'excommunié à l'Enfer : In ignem œternum judicamus,,. 
L'office fut célébré la nuit, à la lueur des torches, qu'on 
éteignait successivement jusqu'à l'obscurité complète. 
Après quoi, les restes morcelés de Manfred furent dis- 
persés à travers champs. 

Cette scène tragique et pittoresque émut violenmient 
les contemporains ; elle a même inspiré à Dante un des 
plus beaux passages de la Divine Comédie, Gravissant 
la montagne escarpée du Purgatoire, le poète voit venir 
à lui le fantôme du jeune prince, qui l'appelle et lui dit : 
« Je suis Manfred. Mes péchés fiurent horribles. La bonté 
infinie de Dieu a néanmoins des bras si grands qu'elle 
prend tous ceux qui se tournent vers elle. Si le pasteur 
de Cosenza, qui fut envoyé par Clément à la chasse de 
mes os, avait su apercevoir en Dieu son visage de misé- 
ricorde, mes os seraient encore à la tête du pont, près de 
Bénévent, sous la garde d'une lourde pierre. Maintenant, 
la pluie les mouille, le vent les agite sur les rives du 
fleuve où l'archevêque et ses prêtres les firent disperser 
après l'extinction des torches. Mais, par leurs anathèmes, 
on n'est pas tellement perdu que l'amour divin ne 
puisse revenir, tant que l'espérance conserve en nous un 
seul rameau verdoyant. » 

Je voudrais pouvoir offrir cette citation à la pauvre 
tsarine captive. 



23 MARS-6 AVRIL I917 269 



* * 



Samedi, 24 mars 191 7. 

Le Soviet a appris que le roi d'Angleterre offre à Tem- 
pereur et à Timpératrice Thospitalité du territoire bri- 
tannique. Sur la sommation des « maximalistes », le 
gouvernement provisoire a dû s'engager à maintenir 
en Russie les souverains déchus. Le Soviet a désigné, en 
outre, un commissaire « pour contrôler la détention » 
de la famille impériale. 

D'autre part, le Comité central du Soviet a adopté 
hier soir les motions suivantes : 

lO Ouverture immédiate de négociations avec les 
ouvriers des pays ennemis ; 

2® « Fraternisation systématique » des soldats russes 
et ennemis sur le front; 

30 Démocratisation de l'armée; 

40 Renonciation à tout programme de conquête. 

Voilà qui nous promet de beaux jours ! 

A six heures, je me rends au palais Marie, avec mes 
collègues Buchanan et Carlotti, pour procéder à la recon- 
naissance ofi&cielle du gouvernement provisoire. 

Ce bel édifice, offert jadis par Nicolas I*' à sa fille 
préférée, la duchesse de Leuchtenberg, devenu ensuite 
le siège du Conseil de l'empire, a déjà changé d'aspect. 
Dans le vestibule, où se prélassaient naguère les laquais 
à la somptueuse livrée de la Cour, des soldats débraillés, 
crasseux, insolents, se vautrent sur les banquettes en 
fumant. Depuis la révolution, les grands escaliers de 
marbre ne sont plus balayés. Çà et là, une vitre brisée, 
une éraflurè de balle sur un panneau témoignent que la 
lutte fut chaude sur la place Saint-Isaac. 



270 LA RUSSIE DES TSARS 

Personne n'est là pour nous recevoir, malgré la solen- 
nité de l'acte que nous allons accomplir. 

Je me rappelle ici même ime cérémonie « en la présence 
auguste de Sa Majesté l'empereur ». Quelle ordonnance ! 
Quelle pompe! Quelle hiérarchie! Si le grand-maître 
des cérémonies, baron Korff, ou ses acol5rtes, Tolstoï^ 
Évreïnow, Kouraldne, nous voyaient présentement, ils 
s'en évanouiraient de honte. 

Arrive MiUoukow ; il nous introduit dans un salon, puis 
dans un autre, puis dans im troisième, ne sachant où 
s'arrêter, cherchant à tâtons sur les murs le bouton élec- 
trique pour éclairer la pièce. 

— Ici, nous dit-il enfin, ...ici, je crois que nous serons 
bien. 

Et il va quérir ses collègues, qui viennent aussitôt. Ils 
sont tous en veston de travail, leur portefeuille sous le 
bras. 

Parlant après Buchanan et Carlotti, qui sont plus 
anciens que moi, je prononce la phrase sacramentelle : 

— J'ai rhonneur de vous déclarer, messieurs, que le 
gouvernement de la RépubUque française reconnaît en 
vous le gouvernement provisoire de la Russie. 

Puis, à l'exemple de mes collègues anglais et italien, 
je salue en quelques phrases chaleureuses les nouveaux 
ministres; j'insiste sur la nécessité de poursuivre la 
guerre à outrance. 

Milioukow nous répond par les afiirmations les plus 
rassurantes. 

Son allocution est assez développée pour me laisser 
le temps de dévisager ces maîtres improvisés de la Russie, 
sur qui pèse une si terrible responsabilité ! La même im- 
pression de patriotisme, d'intelligence, d'honnêteté, se 
dégage de tous. Mais comme ils ont l'air épuisés de fatigue 
et de soucis! La tâche qu'ils ont assumée les dépasse 
manifestement. Puissent-ils n'en pas être écrasés trop 
tôt! Un seul d'entre eux a l'apparence d'un homme 



23 MARS-6 AVRIL I917 271 

d'action : le ministre de la Justice, Kérensky. Trente- 
cinq ans, svelte, de taille moyenne, la face rasée, les che- 
veux en brosse, le teint cendré, les paupières mi-closes^ 
mais d'où jaillit xm regard aigu et fiévreux, il me frappe 
d'autant plus qu'il se tient à l'écart, en arrière de tous 
ses collègues ; il est évidenunent la figure la plus originale 
du gouvernement provisoire et semble devoir en être 
bientôt le ressort principal. 

Une des circonstances les plus caractéristiques de la 
révolution, qui vient de renverser le tsarisme, est le vide 
instantané, absolu, qui s'est fait autour des souverains 
en péril. 

Dès les premiers chocs avec l'émeute populaire, tous 
les régiments de la Garde, y compris les superbes Cosaques 
de l'escorte, ont trahi leur serment de fidélité. Aucim 
des grands-ducs non plus ne s'est levé pour défendre la 
personne sacrée des monarques : l'un d'eux n'a même 
pas attendu l'abdication de l'empereur pour mettre sa 
troupe au service du pouvoir insurectionnel. Enfin, sauf 
quelques exceptions d'autant plus méritoires, c'a été un 
délaissement général parmi les gens de cour, parmi 
tous ces pridvorny, tous ces hauts officiers et dignitaires 
qui, dans la pompe éblouissante des cérémonies et des 
cortèges, apparaissaient comme les gardiens naturels 
du trône et les défenseurs attitrés de la majesté impériale. 
Pourtant, beaucoup d'entre eux avaient non seulement le 
devoir moral, mais le devoir militaire, le strict devoir de 
se rallier immédiatement autour des souverains me- 
nacés, de se dévouer à leur salut, de s'attacher pour le 
moins à leur suprême infortime. 

J'en fais l'observation ce soir encore, à un dîner 
intime chez Mme R... Par leur naissance ou leur fonction, 
tous les convives, une douzaine environ, occupaient un 
rang élevé dans le régime disparu. 

A table, très vite, le murmm-e des dialogues s'éteint 



272 LA RUSSIE DES TSARS 

Une conversation générale s'engage sur Nicolas II. Malgré 
sa misère actuelle, malgré les perspectives terrifiantes 
de son avenir prochain, on juge tous les actes de son règne 
avec une extrême sévérité ; on l'accable sous le poids des 
griefs anciens et récents. Comme j'exprime néanmoins 
le regret de l'avoir vu si prestement abandonné par sa 
famille, sa garde et sa cour, Mme R... éclate : 

— Mais c'est lui qui nous a abandonnés ; c'est lui qui 
nous a trahis; c'est lui qui a failli à tous ses devoirs; 
c'est lui qui nous a mis dans l'impossibilité de le défendre ! 
Ce n'est pas sa famille, ni sa garde, ni sa cour, qui lui 
ont manqué : c'est lui qui a manqué à tout son peuple ! 

Les émigrés français ne tenaient pas un autre langage 
en 1791 ; ils jugeaient, eux aussi, que Louis XVI, ayant 
trahi la cause royale, ne devait s'en prendre qu'à lui- 
même de son infortune. Et son arrestation, après la 
fuite de Varennes, les affecta peu. Un aubergiste de 
Bruxelles disait à l'im d'eux, qui, par exception, se lamen- 
tait sur révénement : « Consolez-vous, monsieur, cette 
arrestation n'est pas un si grand malheur. Ce matin, 
M. le comte d'Artois avait bien l'air im peu attristé; 
mais les autres messiemrs qui étaient dans sa voiture 
semblaient très contents. » 






Dimanche, 25 mais 1917. 

Je m'étais proposé d'offrir, ces jours-ci, un déjeuner 
au gouvernement provisoire, afin d'entrer en rapports 
plus intimes avec lui et de lui donner un témoignage public 
de sympathie. 

Toutefois, avant de lancer mes invitations, j'ai cru 
sage de faire pressentir discrètement quelques ministres. 
Bien m'en a pris ! 

P..., qui s'était chargé de tâter le terrain, me répond 



23 MARS-6 AVRIL I917 273 

aujourd'hui qu'on est fort touché de mon attention, mais 
qu'on craint de la voir mal interprétée dans les milieux 
extrêmes et qu'on me prie d'en différer la réaUsation. 

Ce détail sufi&rait à prouver combien le gouvernement 
provisoire est timide vis-à-vis du Soviet, comme il re- 
doute de se prononcer en faveur de l'Alliance et de la 
guerre I 

D'ailleurs, à l'appel, tout vibrant de patriotisme, que 
les socialistes français ont adressé, le 18 mars, à leurs 
camarades russes, Kérensky vient de répondre par un 
télégramme qui, je l'espère, ne laissera plus à « la démo- 
cratie française » la moindre illusion sur la conception 
que la « démocratie russe » se fait ide l'AUiance et de la 
guerre (i). 

Le gouvernement provisoire a informé le Sovieù que, 
d'accord avec Buchanan, il s'est abstenu de transmettre 
à l'empereur le télégramme par lequel le roi George a 
offert à la famille impériale l'hospitalité du territoire 
britannique. 

(i) Télégramme du ministre de la Justice de Russie, envoyé à Jules 
Guesde, membre de la Chambre française des députés, à Paris : 

Je suis profondément touché du salut fraternel qu*avec les camarades 
Marcel Sembat et Albert Thomas vous m* avez adressé. 

Notés n*avons jamais douté de Ventière sympathie et de Vappui moral 
que, dans notre lutte, nous trouvons auprès du socialisme français. 

Le peuple russe est libre. Grâce aux sacrifices faits par la classe ouvrière 
et par V armée révolutionnaire, a été anéanti le tsatisme russe, qui, de tout 
temps, fut le rempart de la réaction universelle. Cest le peuple lui-même 
qui va maintenant édifier sa propre vie. 

Saluant les efforts héroïques de la France républicaine et démocratique 
pour défendre le sol natal, dans la résolution unanime de mener la guerre 
jusqu*à une fin digne de la démocratie, les socialistes russes ont foi en la 
solidarité intertuUionale des classes ouvrières pour triompher de Vimpéria- 
lisme réactionnaire et violent et pour apporter avec elle la paix, si nécessaire 
au développement de la personnalité humaine. 

A. KÉRENSKY, 

Ministre de la Justice, vice-pré- 
sident du Conseil des députés 
ouvriers et soldats. 

T. m. 18 



274 LA RUSSIE DES TSARS 

Persistant néanmoins dans sa méfiance, le comité 
exécutif du Soviet a installé des postes « révolutionnaires » 
à Tsarskoïé-Sélo et sur toutes les routes qui en rayonnent, 
afin d'empêcher que les souverains ne soient enlevés 
subrepticement. 






Lundi, 26 mars 19x7. 

Le peintre et historien d'art, Alexandre-Nicolaïéwitch 
Benois, avec qui j'entretiens de fréquentes et amicales 
relations, vient me voir à l'improviste. 

Issu d'une famiUe française qui s'est installée en Russie 
vers 1820, c'est l'homme le plus cultivé que je connaisse 
ici et l'un des plus distingués. 

J'ai passé bien des heures charmantes dans son atelier 
de Wassily-Ostrow, à causer avec lui de omni re scibili 
et quibusdam aliis. Au point de vue politique même, 
sa conversation m'a été souvent précieuse; car il est 
fort lié, non seulement avec l'élite des artistes, des Ut- 
térateiu's et des universitaires, mais aussi avec les prin- 
cipaux chefs de l'opposition Ubérale et du parti « cadet *. 
Maintes fois, j'ai obtenu par lui des renseignements inté- 
ressant sur ces miheux, où naguère encore il m'était 
si difficile et presque interdit de pénétrer. Ses opinions 
personnelles, toujours judicieuses et pénétrantes, ont 
d'autant plus de valeur à mes yeux qu'il est éminenunent 
représentatif de cette classe agissante et instruite, classe 
de professeurs, de savants, de médecins, d'artistes, de 
littérateurs, de publicistes, qu'on nonmie VinteUigenUAa. 

Il vient donc me voir aujourd'hui vers trois heures, 
comme je m'apprêtais à sortir. 

Il est grave et s'assied avec un geste de lassitude : 

— Excusez-moi de vous déranger. Mais hier soir, avec 
quelques-uns de mes amis, nous avons remué des idées 
si sombres que j'éprouve le besoin de vous les confier. 



23 MARS-6 AVRIL I9I7 275 

Puis, dans un tableau saisissant et malheureusement 
trop exact, il me décrit les effets de Tanarchie dans le 
peuple, de l'apathie dans les classes dirigeantes, de Tin- 
discipline dans Tarmée. Il conclut : 

— Si douloureux que me soit cet aveu, je crois accom- 
plir un devoir en venant vous dire que la guerre ne peut 
plus continuer. Il faut faire la paix dans le plus bref délai. 
Assurément, je sais que Thonneur de la Russie est engagé 
par ses alliances et vous me connaissez assez pour croire 
que j'apprécie cette considération à toute sa valeur. 
Mais la nécessité est la loi de l'histoire. A l'impossible, 
nul n'est tenu! 

Je lui réponds : 

— Vous venez de prononcer là des paroles bien graves I 
Pour les réfuter, je me placerai à un point de vue tout 
à fait objectif, comme pourrait faire un neutre impartial 
et désintéressé, en négligeant donc le jugement moral 
que la France aurait le droit de porter sur la Russie... 
Tout d'abord, sachez que, quoi qu'il advienne, la France 
et l'Angleterre poursuivront la guerre jusqu'à la victoire 
complète. Une défaillance de la Russie prolongerait 
vraisemblablement la lutte, mais ne changerait pas le 
résultat. Si rapide que fût la débandade de votre armée, 
l'Allemagne n'oserait cependant pas dégarnir immédia- 
tement votre front ; il lui faudrait d'ailleurs d'importants 
effectifs pour s'assurer, sur votre territoire, de nouveaux 
gages. Les vingt ou trente divisions qu'elle pourrait dis- 
traire du front oriental pour renforcer son front occidental 
ne suffiraient pas à conjurer sa défaite. Ensuite, ne doutez 
pas que, du jour où la Russie aurait trahi ses alliés, ils 
la répudieraient. L'Allemagne aurait donc toute Uberté 
de compenser à votre détriment les sacrifices qui lui 
seraient imposés d'autre part. Je ne présume pas, en effet, 
que vous fondiez quelque espoir sur la magnanimité 
de Guillaume II... Vous perdriez ainsi, pour le moins, 
la Courlande, la Lithuanie, la Pologne, la Galicie et la 



276 LA RUSSIE DES TSARS 

Bessarabie ; je ne parle pas de votre prestige en Orient 
et de vos desseins sur Constantinople. Quant à la France 
et à l'Angleterre, n'oubliez pas qu'elles détiennent, à 
rencontre de l'Allemagne, des gages énormes : l'empire 
des mers, les colonies allemandes, la Mésopotamie et 
Salonique... Enfin, vos alliés ont, de plus, la puissance 
financière, qui va être doublée, triplée par le concours 
des États-Unis. Nous pourrons ainsi poursuivre la guerre 
aussi longtemps qu'il le faudra... Donc, quelles que soient 
les difl&cultés de l'heure présente, rassemblez vos énergies 
et ne pensez plus qu'à la guerre. Ce n'est pas seulement 
l'honneur de la Russie qui est en cause ; c'est sa prospérité, 
sa grandeur et peut-être même sa vie nationale. 

Il reprend : 

— Hélas! Je ne trouve rien à vous répondre I... Et 
pourtant, nous ne pouvons plus continuer la guerre! 
Sincèrement, nous ne le pouvons plus! 

Il me quitte sur ces mots, avec des larmes aux yeux. 
Depuis quelques jours, je constate partout le même pes- 
simisme. 






Mardi, 27 mars 191 7. 

Dès le 14 mars, c'est-à-dire avant même l'abdication 
de l'emperem: et la formation du gouvernement provi- 
soire, le Soviet a promulgué, sous la forme d'un prikaz, 
im ordre du jour à l'armée, invitant les troupes à élire 
immédiatement des représentants au Conseil des députés 
et soldats. Ce prikaz ordonnait, en outre, que, dans 
chaque régiment, un comité fût élu pour assurer le con- 
trôle et l'emploi de toutes les armes, fusils, canons, 
mitrailleuses, automobiles blindées, etc.. ; en aucun cas, 
l'usage de ces armes ne pouvait plus dépendre des ofl&- 
ciers. Pour terminer, le prikaz abolissait les marques 
extérieures de la hiérarchie et prescrivait que « tout ma- 



23 MARS-6 AVRIL I917 277 

lentendu entre officiers et soldats » serait désormais réglé 
par les comités de compagnie. Ce beau document, qui 
portait la signature de Sokolow, Nachamkitz et Sko- 
bélew, fut télégraphié le soir même à toutes les armées 
du front ; la transmission n'eût d'ailleurs pas été possible, 
si les émeutiers n'avaient occupé, dès la première heure, 
les bureaux de la télégraphie mihtaire. 

Aussitôt que Goutchkow se fut installé au ministère 
de la Guerre, il s'efforça d'amener le Soviet à retirer l'ex- 
traordinaire prikaz, qui n'équivalait à rien moins qu'à 
la destruction de toute discipline dans l'armée. 

Après de longues négociations, le Soviet a consenti à 
déclarer que, provisoirement, le prikaz ne serait pas 
applicable aux armées combattantes. L'effet moral de 
la publication ne subsiste pas moins. Et, d'après les 
derniers télégranunes du général Alexéïew, l'indiscipline 
fait de terribles progrès dans les troupes du front. 

Je songe avec douleur que les Allemands sont à quatre- 
vingts kUomètres de Paris!... 






Mercredi, 28 mars 1917. 

Nouveau manifeste du Soviet, qui s'adresse, cette foiâ, 
« aux peuples de l'univers ». C'est un long flux de paroles 
emphatiques, un long dithyrambe messianique : 

— Nous, ouvriers et soldats de Russie, nous vous annofh 
çons le grand événement de la révolution russe, et nous 
vous adressons nos vœux enflammés,,. Notre victoire est 
une grande victoire de la liberté universelle et de la 
démocratie,,. Et nous nous adressons avant tout à vous, 
frères prolétaires de la coalition germanique. Secouez, 
à notre exemple, le joug de votre pouvoir semi-auiocra- 
tique; n'acceptez plus d'être un instrumerU de conquête entre 



278 LA RUSSIE DES TSARS 

les mains de vos rois, de vos propriétaires, de vos ban- 
quiers, etc. 

J'attends la réponse du prolétariat germanique. 






Jeudii 29 mars 1917. 

Depuis le naufrage du tsarisme, tous les métropolites, 
archevêques, évêques archimandrites, higoumènes, archi- 
prêtres, hiéromoines, dont Raspoutine avait composé sa 
clientèle ecclésiastique, traversent des jours pénibles. Par- 
tout, ils ont vu se lever contre eux, non seulement la clique 
révolutionnaire, mais encore leurs ouailles et souvent 
même leurs subordonnés. La plupart se sont démis, plus ou 
moins spontanément, de leurs fonctions ; beaucoup sont 
en fuite ou incarcérés. 

Après une courte arrestation, le métropolite de Pétro- 
grad, Mgr Pitirim, a obtenu d'aller faire pénitence dans 
im monastère sibérien. 

Le même sort est échu au métropolite de Moscou, 
Mgr Macarius, à l'archevêque de Kharkow, Mgr Antoine, 
à l'archevêque de Tobolsk, Mgr Vamava, à l'évêque de 
Tchemigow, Mgr Basile, etc. 






Vendredi, 30 mars 1917. 

I-e germe le plus dangereux qui soit impliqué dans la 
révolution se développe depuis quelques jours avec une 
effrayante rapidité. 

Finlande, Livonie, Esthonie, Pologne, Lithuanie» 
Ukraine, Géorgie, Sibérie, réclament leur indépendance 
ou, pour le moins, leur autonomie complète. 



? 



23 MARS-6 AVRIL I917 279 

Que la Russie soit vouée au fédéralisme, c'est probable . 
Elle y est prédestinée par rimmensité de ses territoires, 
la diversité de ses races, la complexité croissante de ses 
intérêts. Mais le mouvement actuel est beaucoup plus 
séparatiste que régionaliste, plus sécessionniste que fédé- 
raliste ; il ne tend à rien moins qu'à la désagrégation 
nationale. Aussi, le Sovieé le favorise de son mieux. 
Comment les énergumènes et les imbéciles du palais de 
Tauride ne seraient-ils pas tentés de détruire, en quelques 
semaines, l'œuvre historique de dix siècles I 

La Révolution française commença par proclamer la 
RépuUique une et indivisible. A ce principe, elle a sacrifié 
des milliers de têtes et l'unité française a été sauvée. 
La Révolution russe prend pour mot d'ordre la Russie 
dissoute et démembrée. 






Samedi, 31 mars 1917. 

La propagande anarchique a déjà contaminé la majeure 
partie du front. 

De tous côtés, on me signale des scènes de rébellion, 
des meurtres d'ofl&ciers, des désertions collectives. Même 
en première ligne, des groupes de soldats quittent leurs 
corps pour aller voir ce qui se passe à Pétrograd ou dans 
leurs villages. 



4c 



Dimanche, i" avril 1917. 

Le nouveau gouverneur militaire de Pétrograd, le 
général Komilow, s'efforce de reprendre peu à peu en 
main les troupes de la garnison. Tâché d'autant plus 
ardue que la plupart des officiers ont été tués, dorades 
ou chassés. Il a ordonné pour ce matin une revue sur 
la place du Palais d'hiver, et, très judicieusement, il 



28o LA RUSSIE DES TSARS 

n'a convoqué que les meilleurs éléments, les unités où la 
discipline a le moins souffert. Depuis la chute du régime 
impérial, c'est la, première fois qu'im effectif important 
est réuni en formation régulière. 

Des fenêtres du ministère des Affaires étrangères, 
j'assiste à la revue avec Buchanan et Nératow. 

Les troupes — ime dizaine de mille hommes — ont 
une assez bonne tenue et défilent correctement. Il y a, 
très peu d'ofi&ciers. Toutes les musiques jouent la Mar- 
seillaise, mais d'tm rythme lent qui la rend sinistre. 
Dans chaque compagnie, dans chaque escadron, je note 
plusieurs bannières rouges portant ces inscriptions : 
Terre et liberté!,,, La terre au peuple!,,. Vive la république 
sociale!,,. Sur un très petit nombre, je lis : La guerre 
jusqu*à la victoire! Au-dessus du Palais d'hiver, flotte 
un inmiense drapeau rouge. 

Le spectacle est singuHèrement instructif. Au point 
de vue militaire, je résume ainsi mon impression : une 
troupe chez qui l'esprit de discipline n'a pas tout à fait 
disparu, mais qui pense beaucoup moins à ses devoirs 
de guerre qu'à ses espérances de rénovation politique et 
sociale. 

Au point de vue historique et pittoresque, un contraste 
m'obsède. Je rappelle à Buchanan et à Nératow l'après- 
midi du 2 août 1914, la scène grandiose de l'empereur 
apparaissant au balcon de ce même palais, après avoir 
juré sur l'Évangile et sur les saintes icônes qu'il ne 
signerait pas la paix tant qu'il y aurait un soldat ennemi 
sur le territoire russe. A cette heure solennelle, j'étais à 
côté de lui : il était grave et rayonnant. Plus qu'aujour- 
d'hui encore, l'immense place était pleine de monde, 
soldats, bourgeois, ouvriers, moujiks, femmes, enfants, 
et toute cette foule, agenouillée sous la bénédiction de 
son père le tsar, chantait l'hynme du Bojétsaria kranié. 

O temps évanouis, ô splendeurs éclipsées, 
O soleils descendus derrière l'horizon 1 



23 MARS-6 AVRIL I917 281 

Un paquet de journaux, dont le plus récent a onze 
jours de date, m'arrive de Paris et me confirme dans une 
idée que je me faisais d'après les résmnés quotidiens trans- 
mis par le télégraphe : le public français est enthousiaste 
de la révolution russe! Une fois de plus, notre presse 
aura manqué de mesure et de jugement. Certes, puisque 
la disparition du tsarisme est un fait accompli, on était 
bien forcé de s'adapter au régime nouveau et de « faire 
bon visage à mauvais jeu ». Il convenait donc que l'opi- 
nion française parût accueillir la révolution russe avec 
confiance et sympathie. Mais pas d*hosannah! Le Soviet 
n'est déjà que trop orgueilleux. Cet excès de louange et 
d'admiration va achever de l'enivrer. La faute princi- 
pale est évidenmient à la censure, qui aurait dû tempérer 
le zèle des thuriféraires. 

Une lettre personnelle, que m'apporte le même courrier, 
m'apprend en outre que, dans les couloirs de la Chambre, 
dans les salons, dans les bureaux de rédaction, on attribue 
à sir George Buchanan l'honneur d'avoir provoqué la 
révolution pour mettre fin aux intrigues allemandes, ce 
qui est faux. On ajoute, comme de raison, des cri- 
tiques à mon adresse ; on rappelle que jadis, la diplomatie 
française n'hésitait pas, dans les grandes circonstances, 
à employer les grands moyens ; qu'elle ne se laissait pas 
arrêter alors par im vain respect de la légitimité. On 
m'oppose l'exemple de mon célèbre prédécesseur, le 
marquis de La Chétardie, qui, en 1741, n'eut pas de scru- 
pule à se compromettre hardiment avec le parti national 
pour détruire l'influence allemande et porter au trône 
impérial Élisabeth-Pétrowna... Avant peu, on reconnaîtra 
que la révolution était le coup le plus funeste qui pût 
être infligé au nationalisme russe. 

Ce soir, j'ai à dîner le prince Scipion Borghèse, l'ancien 
député radical au Monte-Citorio, qui vient d'arriver à 
Pétrograd avec sa fille, la jolie princesse Santa, tous 



282 LA RUSSIE DES TSARS 

deux d'esprit très libre et très orné, tous deux très 
curieux de voir sur le vif une révolution... et quelle révo- 
lution ! Mes autres convives sont M. et Mme Polovtsow, 
la princesse Sophie Dolgorouky, le comte Sei^e Koutou- 
sow, le comte Nani Mocénigo, Poklewski, etc. 

Je parle de l'impression favorable que m'a laissée la 
revue de ce matin. Polovtsow et Poklewski me rapportent, 
en sens contraire, les nouvelles déplorables qu'ils ont 
reçues du front. 

Le prince Borghèse, avec qui je m'entretiens longue- 
ment après le (Mner, me demande quels sont les carac- 
tères qui me frappent le plus dans la révolution russe et 
qui la distinguent le plus, selon moi, des révolutions occi- 
dentales. Je lui réponds : 

— Tout d'abord, tenez compte de ce que la révolution 
russe est à peine conmiencée et que certaines forces, qui 
sont destinées à y jouer un rôle énorme, telles que 
les convoitises agraires, les antagonismes ethniques, la 
décomposition sociale, la débâcle économique, la fureur 
juive, n'agissent encore que virtuellement. Sous cette 
réserve, voici ce qui me frappe le plus : 

Et j'éclaire par quelques exemples les points suivants : 

i® Différence radicale de psychologie entre le révolu- 
tionnaire latin ou anglo-saxon et le révolutionnaire 
slave. Chez l'un, l'imagination est logique et construc- 
tive ; il détruit pour élever im nouvel édifice, dont il a 
prévu et médité toutes les parties. Chez l'autre, elle est 
uniquement destructive et dispersive ; sqn rêve est l'im- 
précision même. 

2° Les huit dixièmes de la population russe ne savent 
ni lire ni écrire, ce qui rend le pubUc des assemblées 
et des meetings d'autant plus sensible au prestige de la 
parole, d'autant plus docile à l'action des meneurs. 

30 La maladie de la volonté est endémique en Russie ; 
toute la Uttérature russe le prouve. Les Russes sont 
incapables de s'obstiner dans l'effort. La guerre de 1812 



23 MARS-6 AVRIL I917 283 

a été relativement courte. La guerre actuelle, par sa 
longueur et son atrocité, excède Tendurance du tempéra- 
ment national. 

40 L'anarchie, avec tout ce qu'elle comporte de fan- 
taisie, de paresse, d'indétermination, est une volupté 
pour le Russe. D'autre part, elle lui offre un prétexte à 
d'innombrables manifestations publiques, où il satisfait 
son goût du spectacle et de l'émotion, son vif instinct 
de la poésie et de la beauté. 

50 Enfin, l'étendue inunense du pays fait de chaque 
province un centre de séparatisme et de chaque ville 
im foyer d'anarchie ; la faible autorité qui reste au gou- 
vernement provisoire en est toute paralysée. 

— Mais quel remède? me demande Borghèse. 

— Il faut que les sociaUstes des pays aUiés démontrent 
à leurs camarades du Soviet que les conquêtes politiques 
et sociales de la révolution russe sont perdues si la Russie 
n'est d'abord sauvée. 






Lundi, z avnl 19x7. 

Un télégramme de Paris m'apprend que le ministre des 
Munitions, Albert Thomas, va être envoyé en mission 
extraordinaire à Pétrograd. Son patriotisme, son talent, 
sa puissance de travail, son sens des réalités pratiques, 
son esprit de gouvernement et, par surcroît, ses convic- 
tions socialistes me semblent le qualifier mieux que per-^ 
sonne pour faire entendre au gouvernement provisoire 
et au Sovieù quelques fortes vérités. D'autre part, il verra 
de près la révolution russe et il mettra une sourdine à 
l'étrange concert de flatteries et de louanges qu'elle pro- 
voque en France. 

Ce soir, je dîne dans l'intimité chez la princesse Gort- 
chakow, ^ 



284 LA RUSSIE DES TSARS 

On n'est pas gai. La conversation se traîne. Chacun 
s'absorbe dans son rêve intérieur, qui est sombre. Seul, 
B... est loquace et, conune toujours, il traduit son pessi- 
misme en sarcasmes. 

— Quelle joie, s'écrie-t-il, quelle fierté j'éprouve à 
me promener maintenant par la ville!... Sans cesse je 
me dis : Désormais, tous ces dvorniks, tous ces izvocfUchiks, 
tous ces rabotchiks sont mes frères !... Ce matin, j'ai croisé 
une bande de soldats ivres; j'avais envie de les serrer 
sur mon cœur! 

Se tournant vers le prince Gortchakow, il reprend : 

— Michel-Constantinowitch, hâtez-vous de renoncer 
à votre opulence! Entrez pleinement, loyalement dans 
l'indigence ! Donnez vite vos terres au peuple, avant qu'il 
ne vous les prenne ! Ne mettez plus votre bonheur qu'à 
être pauvre et Ubre ! 

Cette ironie amère est peu goûtée de l'auditoire. 

Parlant plus sérieusement, B... examine avec moi la 
situation générale de la Russie, les grands courants qui 
se dessinent, les redoutables perspectives qui s'ouvrent 
de tous côtés. Nous énumérons les problèmes poUtiques, 
sociaux, économiques, religieux, ethniques, qui sont dès 
aujourd'hui posés devant le peuple russe, sans compter 
le terrifiant problème de la guerre, qui met en jeu la vie 
même de la Russie : 

— J'entrevois, dis-je, une longue période d'anarchie. 
Après quoi, la dictature. 

— Oui, répond B... Une ère nouvelle vient de s'ouvrir 
dans l'histoire de la Russie, l'ère hispano-américaine... 
Ôhl Porfirio Diaz, quand viendras-tu? 

Je lui raconte incidemment que, depuis le dimanche 
25 mars, on ne chante plus, à Notre-Dame de France, 
le Domine, salvum fac iw/peratorem nostrum Nicolauml 
On s'arrête après le Domine salvam fac Rempublicam! 
On attend la nouvelle formule de prière pour le gouver- 
nement issu de la révolution. 



23 MARS-6 AVRIL I917 285 

— La fdrmule est facile à trouver, réplique B... : 
Domine, salvam fac crapulam nostram ruthenam! 






. Mardi, 3 avril 1917. 

Milioukow est fort troublé de ce qui se passe à Cronstadt, 
la grande citadelle navale qui commande l'accès de Pétro- 
grad du côté du golfe de Finlande. 

La ville (environ 55 000 habitants) ne reconnaît ni 
l'autorité du gouvernement provisoire ni celle du Soviet, 
Les troupes de la garnison, qui ne compte pas moins 
de 20 000 hommes, sont en révolte ouverte. Après avoir 
massacré la moitié de leurs officiers, elles en retiennent 
comme otages deux cents, qu'elles contraignent aux 
besognes les plus dégradantes, telles que le balayage des 
rues, les gros travaux du port. 

A Helsingfors, même anarchie. 

A Schlusselbourg, la ville est régie par une commune 
insurrectionnelle, dont le premier acte a été de pactiser 
avec im ssmdicat de prisonniers de guerre allemands. 
Sur les instances de ce syndicat, une soixantaine de pri- 
sonniers alsaciens-lorrains, à qui j'avais procuré un 
régime de faveur, ont été sévèrement incarcérés. 

A 5 heures, je fais visite au grand-duc Nicolas-Michaî- 
lowitch, dans son palais, rempU de souvenirs napoléo- 
niens. C'est la première fois que j'ai l'occasion de m'entre- 
tenir avec lui, depuis la révolution. 

Il affecte un optimisme auquel je ne réponds que par le 
silence. Il n'insiste d'ailleurs pas plus qu'il ne faut et, 
pour que je ne le croie pas trop dupe des événements, il 
énonce cette conclusion prudente : 

— Tant que des hommes aussi sérieux et patriotes 
que le prince Lvow, Mihoukow et Goutchkow resteront 



286 LA RUSSIE DES TSARS 

maîtres du gouvernement, je serai plein d'espoir. S'ils 
succombent, c'est le saut dans l'inconnu. 

— Au premier chapitre de la Genèse, cet inconnu est 
désigné par un nom précis. 

— Ah! quel nom? 

— Le tohu'bohu, qui signifie le chaos. 



« * 



Mercredi, 4 avril 191 7. 

Hier le ministre de la Justice, Kérensky, s'est rendu 
à Tsaxskoïé-Sélo pour contrôler personnellement la garde 
des ex-souverains. Il a trouvé tout en ordre. 

Le comte Benckendorff, grand-maréchal de la Cour, 
le prince Dolgoroukow, maréchal de la cour, Mme Narys- 
chkine, grande-m^tresse de la Cour, Mlles de Buxhoevden 
et Hendrikow, demoiselles d'honneur, enfin le précepteur 
suisse du césaréwitch, Gilliard, partagent la captivité 
de leurs maîtres. Mme Wyroubow, qui logeait aussi au 
palais Alexandre, en a été enlevée pour être conduite 
à Pétrograd et incarcérée à la forteresse des Saints-Pierre- 
et-Paul, au fameux bastion Troubetzkoï. 

Kérensky s'est entretenu avec l'empereur. Il lui a 
demandé notamment s'il était vrai, comme les journaux 
allemands l'ont affirmé, que Guillaume II lui ait plusieurs 
fois conseillé d'adopter ime politique plus Ubérale. 

— Tout le contraire 1 s'est écrié l'empereur. . 
L'entretien s'est prolongé, sur le ton le plus courtois. 

Kérensky a même fini par subir le charme d'afEabilité 
qui émane naturellement de Nicolas II et il s'est plusieurs 
fois surprix à l'appeler : 

— Gosoudar/,,, Sire ! 

L'impératrice, au contraire, s'est enveloppée de froi- 
deur. 
Le départ de Mme Wyroubow ne l'a pas afEectée, au 



23 MAKS-6 AVRIL I917 287 

moins de la manière qu'on aurait pu croire. Après lui 
avoir été si passionnément, si jalousement attachée, 
elle a soudain rejeté sur elle la responsabilité de tous les 
maux qui accablent la famille impériale et la Russie : 
La d^stable Œnone a conduit tout le reste! 






Jeudi, 5 avril lyiy. 

J'adresse à Ribot le télégramme suivant : 

— Quelques journaux de Pétrograd reproduisent un 
article du Radical concluant à la nécessité de changer le 
représentant de la République en Russie, Je n'ai pas à 
prendre l'initiative d'émettre un vœu sur le fond de la ques* 
tion. D'autre part, Votre Excellence me connaît assez pour 
être certaine que, en de pareilles conjonctures, toute consi^ 
dération personnelle m'est étrangère. Mais l'article du 
Radical me fait un devoir de lui dire que, après avoir 
eu l'insigne honneur de représenter depuis plus de trois 
ans la France à Pétrograd et ayant conscience de n'y avoir 
épargné aucun effort, je n'éprouverais aucune peine à être 
déchargé de ma lourde tâche, et que, si le gouvernement de 
la République croyait utile de me désigner un successeur, 
je m'emploierais de mon mieux à faciliter la transition. 

Plusieurs motifs me dictent ce télégramme. 

D'abord, il peut y avoir un intérêt de service à ce que 
je sois relevé de ma mission ; car j'avais la confiance de 
l'ancien régime et je n'ai aucune foi dans le régime nou- 
veau. Puis je devine d'ici la campagne que doivent mener 
contre moi les partis avancés dé la Chambre. Si je dois 
être rappelé, je veux au moins prendre les devants; j'ai 
toujours apprécié l'aphorisme de Sainte-Beuve : « Il 
faut quitter les choses un peu avant qu'elles ne nous 
quittent. » 



288 LA RUSSIE DES TSARS 

Aujourd'hui, grande cérémonie sur le Champ-de-Mars, 
où Ton enterre solennellement les victimes des journées 
révolutionnaires, les « héros du peuple », les « martjn:^ 
de la liberté ». 

Une longue fosse a été creusée dans Taxe transversal 
de Tesplanade. Au centre, une tribune drapée de rouge 
sert d'estrade au gouvernement. 

Depuis ce matin, des cortèges immenses, intermi- 
nables, précédés par des musiques militaires, pavoisées 
de bannières noires, sillonnaient la ville pour recueillir, 
dans les hôpitaux, les deux cent dix cercueils destinés 
à l'apothéose révolutionnaire. 

D'après les estimations les plus modérées, le nombre 
des manifestants dépasse neuf cent mille. Et poiurtant, 
sur aucun point du parcoiurs, il n'y a eu confusion ni 
retard. Toutes les processions ont observé, dans leur 
formation, dans leur marche, dans leurs arrêts, dans leurs 
chants, im ordre parfait. Malgré le vent glacial, j'ai 
voulu les voir évoluer à travers le Champ-de-Mars. 
Sous le ciel neigeux et cinglé de rafales, ces foules innom- 
brables, qui se déroulent avec lenteur en escortant des 
cercueils rouges, composent im spectacle d'une extraor- 
dinaire grandeur. Et, pour accentuer l'effet tragique, 
le canon de la Forteresse tonne de minute en minute. 
L'art de la mise en scène est inné chez les Russes. 

Mais ce qui me frappe le plus est ce qui manque à la 
cérémonie : le clergé. Pas un prêtre, pas une icône, pas 
une prière, pas une croix. Un seul chant : la Marseillaise 
des ouvriers. 

Depuis lés temps archaïques de Sainte Olga et Saint 
Wladimir, depuis que le peuple russe est entré dans l'his- 
toire, c'est la première fois qu'un grand acte national 
s'accomplit sans le concours de l'ÉgUse. Hier encore, la 
religion présidait à toute la vie pubUque et privée ; eUe 
y intervenait constamment, avec des pompes magni- 
fiques, un ascendant prestigieux, une entière mcdtrise 



23 MARS 6 AVRIL I917 289 

des imaginations et des cœurs, sinon des intelligences et 
des âmes. Il y a quelques jours à peine, ces nûUiers de 
paysans, de soldats, d'ouvriers, que je vois défiler devant 
moi, ne pouvaient apercevoir la moindre icône dans la 
rue, sans s'arrêter, enlever leur casquette et se barrer la 
poitrine avec de larges signes de croix. Quel contraste 
aujourd'hui ! Mais faut-il s'en étonner? Dans le jeu des 
idées, le Russe va toujours à l'extrême et à l'absolu. 
Peu à peu, le Champ-de-Mars se vide. Le jour décline ; 
im brouillard fauve et glacé aixive de la Néwa. L'espla- 
nade, redevenue déserte, prend un aspect sinistre. En 
retournant à l'ambassade par les allées solitaires du Jardin 
d'été, je me dis que je viens peut-être d'assister à l'un 
des faits les plus considérables de l'histoire moderne. 
Ce qu'on a enterré dans les cercueils rouges, c'est la tra- 
dition byzantine et moscovite du peuple russe, c'est 
tout le passé de la Sainte-Russie orthodoxe. 






Vendredi, 6 avril 191 7. 

Tandis que les troupes du front se dissolvent chaque 
jour davantage par l'effet de la propagande socialiste, 
la petite armée, qui se bat aux confins du Kurdistan, sous 
les ordres du général Baratow, poursuit vaillamment sa 
rude tâche. 

Après avoir occupé Kermanchah puis Kizilraba, elle 
vient de pénétrer en Mésopotamie et d'effectuer sa liaison 
avec les Anglais, au nord-est de Bagdad. 

Dans le cadre de la guerre générale, cette opération 
brillante n'a évidemment qu'une importance épisodique ; 
mais c'est peut-être le dernier exploit que les historiens 
auront à inscrire dans les annales militaires de la Russie. 



T. III. 19 



CHAPITRE XI 

7-21 AVRIL I917 



Les États-Unis d'Amérique déclarent la guerre à l'Allemagne. 
— Un concert au théâtre Marie, pour les victimes de la révo- 
lution ; les revenants de Sibérie dans la loge impériale. — Pro- 
testation du sentiment public contre la cérémonie récente 
du Champ de Mars : récitation de prières funèbres sur les 
tombes des victimes. — Oblitération du patriotisme russe ; 
« La guerre est morte... » — Polémique entre le gouvernement 
provisoire et le Soviet au sujet des « buts de guerre ». — Vie 
des souverains déchus à Tsarskoïé-Sélo ; surveillance plus 
rigoureuse : placidité de l'empereur, résignation de l'impé- 
ratrice. — Trois députés socialistes français, Moutet, Cachin 
et Lafont, arrivent à Pétrograd. — Dimanche de Pâques : 
physionomie curieuse des églises. — Les députés socialistes 
français reçoivent du Soviet un accueil si froid qu'ils perdent 
contenance et n'osent afi&rmer le droit de la France à la res- 
titution de l'Alsace-Lorraine. — Arrivée du « maximaliste » 
Lénine à Pétrograd. — Illusions des députés socialistes fran- 
çais sur les tendances naturelles et les forces directrices de ia 
révolution russe : nos discussions à ce sujet, — Prestige crois- 
sant de Lénine ; ses antécédents, son caractère, ses idées. 



Samedi, 7 avril 1917. 

Hier, les États-Unis ont déclaré la guerre à l'Alle- 
magne. 

Nous nous félicitons, MiUoukow et moi, de cet événe- 
ment qui enlève aux puissances germaniques leur der- 
nière chance de salut. J'insiste auprès de lui pour que le 
gouvernement provisoire fasse répandre à profusion dans 

290 



7-21 AVRIL I917 291 

tous les milieux russes le beau message que le président 
Wilson vient d'adresser au Congrès et qui se termine 
ainsi : 

Rester neutre, n'est plus possible, quand la paix du monde 
et la liberté des peuples sont en jeu. Nous voici donc obligés 
d'accepter la bataille avec l'ennemi naturel de la paix 
et de la liberté. Nous y sacrifierons notre vie, notre fortune, 
tout ce que nous possédons, avec la fierté de savoir qu'en- 
fin le jour est arrivé oîi V Amérique peut donner son sang 
pour les nobles principes d'où elle est née. 

Pendant que la démocratie américaine tient ce magni- 
fique langage, la révolution russe achève de perdre le 
sentiment du devoir patriotique et de l'honneur national. 

Cet après-midi, le régiment de Volhynie, ancien régi- 
ment de la Garde, qui, le 12 mars, s'est insurgé le premier 
et dont l'exemple a entraîné le reste de la garnison, a 
organisé, au théâtre Marie, un concert au profit des vic- 
times de la révolution. Une invitation très correcte a 
été envoyée aux ambassadeurs de France, d'Angleterre 
et d'ItaUe. Nous avons décidé de nous y rendre, afin de 
n'avoir pas l'air de mépriser le régime nouveau : le gou- 
vernement provisoire participe d'ailleius à la solennité. 

Combien transformé, le théâtre Marie! Ses habiles 
machinistes amraient-ils jamais pu réîdiser im si prodi- 
gieux changement de décor? Tous les écussons impériaux, 
toutes les aigles d'or sont arrachés. Les ouvreurs des loges 
ont troqué la somptueuse livrée de la Cour contre de 
piteux vestons grisâtres. 

La salle est comble. PubUc de bourgeois, d'étudiants, 
de soldats. Un orchestre militaire occupe la scène; les 
hommes du r^iment de Volhynie sont groupés à l'ar- 
rière-plan. 

On nous introduit dans l'avant-scène de gauche, qui 
était la loge de la famille impériale, où j'ai vu tant de 



292 LA RUSSIE DES TSARS 

fois le grand-duc Boris, le grand-duc Dimitry, le grand- 
duc André applaudir la Kchéchinskaîa, la Karsavina, 
la Spésivtséwa, la Smimowa. En face, dans la loge du 
ministre de la Cour, tous les ministres sont réxmis, en 
simple jaquette. Et je pense au vieux comte Fréedericksz, 
si chamarré, si courtois, qui est présentement détenu dans 
un. hôpital et qui, gravement malade de la vessie, est 
obligé de subir les soins les plus humiliants en présence 
de deux geôliers. Je pense aussi à sa femme, l'excellente 
comtesse Hedwige-Aloïsowna, qui m'avait demandé asile 
dans mon ambassade et qui agonise dans im lazaret; 
au général Woyéïkow, commandant des Palais impériaux, 
qui est incarcéré à la Forteresse ; à tous ces brillants aides- 
de-camp, gardes-à-cheval et chevaliers-gardes, qui sont 
aujourd'hui morts, prisonniers ou fugitifs. 

Mais l'intérêt de la salle se concentre sin: la grande loge 
impériale de face, la loge des galas. Une trentaine de 
personnes y ont pris place : de vieux messieurs, quelques 
vieilles dames, des figures graves, creuses, étrangement 
expressives, inoubliables, qui promènent sur le public 
des regards étonnés. Ce sont les héros et les héroïnes du 
terrorisme, qui, il y a vingt jours à peine, vivaient dé- 
portés en Sibérie, emprisonnés à Schlusselbourg ou à la 
forteresse des Saints-Pierre-et-Paul, Il y a là Morozow, 
Lopatin, Véra Figner, Catherine Ismaïlowitch, etc.. Je 
songe avec effroi à tout ce que ce petit groupe repré- 
sente de souffrances physiques et de détresses morales, 
endurées dans le silence, enseveUes dans l'oubU. Quel 
épilogue pour les Mémoires de Kropotkine, pour les Sou- 
venirs de la Maison des morts de Dostoïewsky! 

Le concert commence par la Marseillaise, qui est actuel- 
lement l'hymne russe. La salle croule sous les applaudis- 
sements et sous les cris de « : Vive la révolution ! » Quelques 
cris de : « Vive la France I » me sont adressés. 

Puis, long discours du ministre de la Justice, Kérensky. 
Discoius habile, où le thème de la guerre s'enveloppe 



7"2I AVRIL 19 17 293 

de phraséologie socialiste ; diction mordante, hachée ; 
geste rare, brusque, impérieux. Vif succès, qui fait passer 
un éclair de plaisir sur le visage blême et crispé de l'ora- 
teur. 

A l'entr'acte qui suit, Buchanan me dit : 

— Allons saluer le gouvernement dans sa loge I Cela 
sera bien vu. 

Aussitôt l'entr'acte fini, nous retournons à notre loge. 

Un murmure de sympathie et comme de recueillement 
traverse la salle; on dirait une ovation silencieuse. 

C'est Véra Figner qui apparaît sur la scène, à la place 
du chef d'orchestre. Très simple, coiffée de bandeaux gris, 
habillée d'une robe de laine noire avec un fichu blanc, 
elle a l'air d'une vieille dame distinguée. Rien ne révèle 
en elle la redoutable nihiliste qu'elle fut jadis, au temps 
de sa jeunesse. Elle est d'ailleurs d'ime bonne famille, 
afiUiée à la noblesse. 

Sur un ton calme, uni, sans le moindre geste, sans le 
moindre éclat de voix, sans un signe qui trahisse la vio- 
lence ou l'emphase, l'âpreté de la rancime ou l'orgueil 
de la victoire, elle conunémore l'armée innombrable 
de tous ceux qui ont payé obscurément de leur vie le 
triomphe actuel de la révolution, qui ont succombé ano- 
nymement dans les prisons d'État et dans les bagnes sibé- 
riens. Le martyrologe se déroule conmie une litanie, 
conmie ime mélopée. Les dernières phrases, prononcées 
plus lentement, ont un accent intraduisible de tristesse, 
de résignation, de pitié. Seule peut-être, l'âme slave 
est capable de cette résonance. Une marche fimèbre, 
que l'orchestre exécute aussitôt, semble continuer le 
discours, dont l'effet pathétique s'achève ainsi en émotion 
religieuse. La plupart des assistants pleurent. 

Nous profitons de l'émoi général pour nous retirer; 
car on annonce que Tchéïdzé, l'orateur du groupe « tra- 
vailliste », va parler contre la guerre, que des alterca- 
tions sont à prévoir, etc. Notre place n'est plus là. Puis, 



294 L^ RUSSIE DES TSARS 

le soavenir que nous laissera cette cérémonie est d'une 
trop rare qualité : ne k gâtons |>as. 

Dans les couloirs vides que je traverse hâtivement, je 
crois voir les fantômes de mes élégantes amies qui, tant 
de fois, sont venues ici bercer leurs rêves aux fantaisies 
de la danse et qui furent k denûer charme d'une société 
disparue pour toujours. 



* 



Dimanche, 8 avril 1917. 

On a évalué à près d'un million le nomlnre de personnes 
qui ont assisté, jeudi dernier, à la cérémonie funèbre 
du Champ-de-Mars. Le caractère civil des obsèques 
n'avait soulevé aucune protestation populaire. Seuls, les 
Cosaques avaient déclaré que kur conscience leur inter- 
disait de participer à des funérailles dont l'image du 
Christ était exclue et ils étaient restés dans leurs casernes. 

Mais, dès le kndemain, un malaise étrai^e s'est ré- 
pandu parmi les gens du peuple, surtout parmi les sol- 
dats, — un malaise fait de réprobation, de remords, 
d'inquiétude vague, de pressentiments superstitieux. Nul 
doute, maintenant : ces obsèques sans popes et sans icônes 
étaient un sacrilège. Dieu se vengerait. Ah 1 les Cosaques 
l'avaknt bien compris, eux 1 Ils ne s'étaient pas laissé 
entraîner dans cette coupable aventiure ; ils sont toujoiurs 
si malins!... Et puis n'était-ce pas une impiété aussi 
d'avoir peint les cercueils en rouge? D n'y a que deux 
couleurs chrétiennes pour les cercueils : le blanc et k 
jaune ; c'est tellement connu que le catéchisme n'en parle 
même pas. Ainsi, avec cette invention diabolique de 
peindre les cercueils en rouge, on a profané les morts. 
Il ne manquait plus que cela!... Toute la cérémonie du 
Champ-de-Mars a dû être machinée par des Juifs !... 

Cette protestation du sentiment pubhc est devenue 
si générale et si vive que k gouvernement provisoire 



7-21 AVRIL 19 17 295 

s'est cru obligé d'y satisfaire. Par son ordre, des prêtres 
sont venus hier réciter les prières funèbres sur les tombes 
du Champ-de-Mars. 

Je dîne ce soir chez Mme P... Une dizaine de convives, 
tous intimement liés. Parmi eux, im aide-de-camp du 
grand-duc Nicolas-Nicolaïéwitch, le prince Serge B..., 
qui arrive du Caucase. 

Pendant toute la soirée, conversation générale et très 
animée, où chacun émet son avis sur le cours des évé- 
nements. De cette consultation expansive et prime-sau- 
tière, voici ce que je retiens : 

« La situation a beaucoup empiré ces derniers jours. 
Le pays, pris dans son ensemble, n'accepterait pas une 
paix déshonorante, comme serait une paix séparée. 
Mais il se désintéresse totalement de la guerre, pour ne 
plus penser qu'aux questions intérieures, et, par-dessus 
tout, à la question agraire... Il faut reconnaître, en efet, 
que la guerre n'a plus de but pour le peuple russe. Cons- 
tantinople, Sainte-Sophie, la Come-d'Or? Mais per- 
sonne ne songe plus à cette chimère, sauf MUioukow 
et uniquement parce qu'il est historien... La Pologne? 
Elle ne concerne plus l'État russe, depuis que le gouver- 
nement provisoire a proclamé son indépendance. C'est 
donc à elle seule de réaUser désormais son unité territo- 
riale; elle devra prendre dorénavant pour devise : 
Polonia far à da se... Quant à la Lithuanie, à la Courlande 
et même à la Livonie, c'est ayec une indiiïérence absolue 
que l'on considère leur sort futur, sous le prétexte que 
ce ne sont pas des terres russes,,. Partout, la même note 
se fait entendre, à Moscou comme à Pétrograd, à Kiew 
conrnie à Odessa; partout le même découragement, la 
même abolition du sens national et patriotique... Du 
côté de l'armée, les impressions ne sont pas plus récon- 
fortantes. Dans les garnisons de l'intérieiu", c'est l'ùi' 
discipline complète, l'oisiveté, le vagabondage, la déser- 



296 LA RUSSIE DES TSARS 

tion. Jusqu'en ces derniers temps, les troupes du front 
avaient gardé un bon esprit. L'échec récent du Stokhod 
a révélé que, même en première ligne, les. troupes ont 
perdu leiu: cohésion morale ; car il n'est pas douteux qu'un 
régiment ait refusé de se battre... Que dire du désordre 
qui sévit dans l'administration générale, dans le service 
des transports, des approvisionnements, des fabrica- 
tions?... » 

Comme j'essaie de réfuter quelques-unes de ces asser- 
tions pessimistes, Mme P... répond : 

— Ne vous faites pas d'illusion. Malgré toutes les 
belles phrases des discoiu*s ofl&ciels, la guerre est morte. 
Un miracle seul pourrait la ressusciter! 

— Ce miracle ne peut-il venir de Moscou? 

— Moscou ne vaut pas mieux que Pétrograd ! 






Lundi, 9 avril 19x7. 

Une vive polémique est engagée, depuis quelques jours, 
entre le gouvernement provisoire et le Soviet, plus spé- 
cialement entre Milioukow et Kérensky, au sujet des 
« buts de guerre ». 

Le Soviet exige que le gouvernement se concerte immé- 
diatement avec ses alliés pom* l'ouverture d'une négo- 
ciation de paix sur les bases suivantes : « Pas d'annexions 
pas d'indemnité, libre développement des peuples. » 

Je stimule de mon mieux Milioukow, en lui représen- 
tant que les exigences du Soviet équivalent à une défec- 
tion de la Russie et que, si on la laissait s'accomplir, 
ce serait une honte étemelle sur le peuple russe : 

— Vous avez, lui dis-je, plus de dix millions d'hommes 
en armes; vous êtes soutenus par huit alliés dont la 
plupart ont été beaucoup plus éprouvés que vous, mais 
qui sont tous plus résolus que jamais à se battre jusqu'à 



7-21 AVRIL I917 297 

la victoire complète. Un neuvième allié vous arrive, et 
quel allié! L'Amérique! Cette guerre effroyable a été 
déchaînée pour une cause slave. La France a couru 
à votre secours, sans marchander un seul instant son 
appui... Et vous seriez les premiers à vous retirer de la 
lutte ! 

— Je suis tellement de votre avis, proteste Milioukow, 
que, si les exigences du Soviet devaient triompher, je 
quitterais aussitôt le pouvoir! 

Une proclamation que le gouvernement provisoire 
adresse au peuple russe et qui est publiée ce matin essaie 
d'éluder la difficulté en voilant sous des formulés nuageuses 
son intention de poursuivre la guerre. 

Comme -je représente à Milioukow l'inconsistance et 
la timidité de ces formules, il me répond : 

— Je considère comme im grand succès de les avoir 
fait insérer dans la proclamation. Nous sommes obligés 
d'être très prudents vis-à-vis du Soviet; car nous ne pou- 
vons pas compter encore sur la garnison pour nous dé- 
fendre. 

Il est de fait que le Soviet est maître de Pétrograd ! 






Mercredi, n avril 1917. 

J'ai à déjeuner le leader du parti « cadet », Basile 
Maklakow, la princesse Sophie Dolgorouky, le prince 
Scipion Borghèse, le peintre et critique d'art Alexandre- 
Nicolaïéwitch Benois. 

Maklakow, qui a vu d'aussi près que personne la révo- 
lution, nous en raconte la genèse. 

— Aucun de nous, dit-il, ne prévoyait l'ampleur du 
mouvement ; aucun de nous ne s'attendait à un pareil 
cataclysme. Certes, nous savions que le régime impérial 
était pourri ; nous ne nous doutions pas que ce fût à ce 



298 LA RUSSIE DES TSARS 

point. C'est pourquoi rien n'était préparé. J'en parlais hier 
avec Maxime Gorky et Tchéïdzé ; ils ne sont pas encore 
revenus de leur surprise. 

— Alors, demande Borghèse, cette conflagration de 
la Russie entière a été spontanée? 

— Oui, toute spontanée. 

Je fais observer que de même, en février 1848, la vic- 
toire de la révolution n'étonna personne autant que les 
chefs du pari:i républicain, Ledru-Rollin, Armand Mar- 
rast, Louis Blanc; j'ajoute : 

— On ne peut jamais prédire que l'éruption du Vésuve 
se produira tel jour, à telle heure. C'est déjà beaucoup 
de discerner les signes prémonitoires, de noter les pre* 
mières ondes sismiques, d'annoncer que l'éruption est 
inévitable et imminente. Tant pis pour les habitants de 
Pompéi et d'Herculanum qui ne se contentent pas de 
cet avertissement (i) ! 

A Tsarskoïé-Sélo, la siurveillance se fait plus rigoureuse 
autour des souverains déchus. 

L'empereur est toujours extraordinaire d'indifiérence 
et de placidité. L'air calme, insouciant, il paçse la journée 
à feuilleter les journaux, à fumer des cigarettes, à com- 
biner des puzzles, à jouer avec ses enfants, à ramasser la 
neige dans le jardin. Il semble éprouver une sorte de 
douceur à être enfin déchargé de son pouvoir suprême. 

Dioclétien à Salone, Charles -Quint à San-Yuste 
n'avaient pas plus de sérénité. 

L'impératrice est, au contraire, dans l'exaltation mys- 
tique ; elle répète constamment : 

(i) Les socialistes russes de 1917 ont éprouvé la même surprise que 
les républicains français de 1848. Dans une conférence faite à Paris, 
le 12 mars 1920, M. Kérensky a déclaré que ses amis politiques s'étaient 
réunis chez lui, le 10 mars 1917, et qu'ils avaient décidé à l'imanimité 
que la révolution était impossible en Russie. Deux jours plus tard, le 
tsarisme était renversé. 

(Cf. le Journal du peuple, 14 mars 1920.) 



7-21 AVRIL I917 299 

— C'est Dieu qui nous inflige cette épreuve ; je l'ac- 
cepte avec gratitude pour mon salut étemel. 

Il lui arrive cependant de ne pouvoir réprimer les 
éclats de son indignation, lorsqu'elle voit exécuter les 
consignes sévères qui, même dans l'enceinte du palais, 
enlèvent à l'empereur toute liberté de mouvement. Par- 
fois, c'est im factionnaire qui lui barre le passage au seuil 
d'une galerie ; parfois, c'est l'of&cier de garde qui, après 
le repas pris en commun, lui intime l'ordre de rentrer dans 
sa chambre. Nicolas II obéit, sans un mot de récrimination. 
Alexandra-Féodorowna se cabre et se révolte comme 
devant une insulte ; mais bientôt elle se domine et s'apaise 
en murmurant : 

— Cela aussi, nous devons l'accepter... Le Christ n'a- 
t-il pas bu le calice jusqu'à la lie? 



* * 



Samedi, 14 avril 1917. 

Trois députés socialistes français, Moutet, Cachin et 
Lafont, sont arrivés hier soir de Paris par Bergen et 
Toméo ; ils viennent prêcher au Soviet la sagesse et le 
patriotisme. Deux membres du Labour Party, O'Grady 
et Thome, les accompagnent. 

Moutet est avocat ; Cachin et Lafont sont professeurs 
de philosophie ; O'Grady est ébéniste, Thome est plom- 
bier. Ainsi, le socialisme français est représenté par des 
intellectuels, d'éducation classique ; le socialisme anglais 
par des hommes de métier, des maUer-of-fact men. Théorie, 
d'un côté ; réalisme, de l'autre. 

Mes trois compatriotes se présentent ce matin à mon 
cabinet. La première impression que j'ai d'eux ne me 
laisse rien à désirer. Nous nous entendons parfaitement sur 
la tâche qu'ils ont à remplir ici. Leur principale inquiétude 
est de savoir si la Russie est capable de poursuivre la 



300 LA RUSSIE DES TSARS 

guerre et si Ton peut encore espérer d'elle un effort 
qui nous permette de réaliser notre programme de paix. 
Je leur expose que, s'ils savent gagner la confiance du 
Soviet, s'ils lui parlent avec une amicale fermeté, s'ils 
réussissent à lui démontrer que le sort de la révolution est 
lié au sort de la guerre, l'armée russe pourra jouer, de 
nouveau, un rôle important, im rôle de masse, sinon de 
choc, dans nos plans stratégiques. Quant à notre pro- 
gramme de paix, nous devrons évidemment l'adapter aux 
conditions nouvelles du problème. Du côté de l'Occident, 
je ne vois aucim motif de renoncer à nos prétentions et de 
réduire nos espérances, le concours américain devant 
compenser approximativement l'infériorité du concours 
russe. Mais, du côté de l'Europe orientale et de l'Asie 
Mineure, il nous faudra sans doute sacrifier quelque peu 
de nos rêves ; j'estime d'ailleurs que, si nous savons nous 
y prendre, si notre diplomatie exécute à temps l'évolution 
qui s'imposera tôt ou tard, ce sacrifice ne coûtera pas 
trop cher à la France. Ils se déclarent pleinement d'accord 
avec moi. 

A ime heure, ils viennent déjeuner, en petit comité, 
à l'ambassade. Tout ce qu'ils me rapportent sur l'état 
de l'opinion française est satisfaisant. 

A les voir ainsi dans mes salons, je songe à l'étrange 
et paradoxal spectacle qu'est leur présence. Pendant 
vingt-cinq ans, le parti socialiste n'a cessé d'attaquer 
l'alliance franco-russe. Et ce sont aujourd'hui trois dé- 
putés socialistes qui viennent la défendre... contré la 
Russie I 

En me quittant, ils vont au Champ-de-Mars déposer 
une couronne sur la tombe des victimes de la révolution, 
de même que jadis les envoyés de la République fran- 
çaise allaient à la forteresse des Saints-Pierre-et-Paul 
porter une couronne sur le sépulcre d'Alexandre III. 
Comme écrivait Sainte-Beuve : « Il n'est que de vivre poui" 
voir tout et le contraire de tout. » 



7-21 AVRIL 19 17 301 



* 



Dimanche, 15 avril 1917. 

Selon le calendrier orthodoxe, c'est aujourd'hui le 
dimanche de Pâques. Nul incident, nulle innovation 
n'a marqué la semaine sainte, sauf que les théâtres, qui 
précédemment fermaient leurs portes pendant toute la 
quinzaine finale dil carême, sont restés ouverts jusqu'au 
mercredi saint. 

Cette nuit, toutes les égUses de Pétrograd ont célébré, 
avec la magnificence accoutumée, l'office solennel de la 
Résurrection. En l'absence du métropoUte Pitirim, déjà 
cloîtré dans son couvent sibérien, la messe pontificale 
a été dite à la Laura de Saint-Alexandre-Newsky par 
Mgr Tikhon, archevêque d'Iaroslawl, pendant que les 
deux vicaires épiscopaux, Mgr Ghennadius et Mgr Ben- 
jamin, officiaient à Saint-Isaac et à Notre-Dame de 
Kazan. La foule qui se pressait dans ces grandes cathé- 
drales n'était pas moindre que les années antérieures. 

Je m'étais rendu à Notre-Dame de Kazan. C'était le 
même spectacle qu'au temps du tsarisme, la même somp- 
tuosité majestueuse, le même déploiement de pompe 
liturgique. Mais je n'avais encore jamais observé une 
expression si intense de la piété russe. Autour de moi, 
la plupart des visages étaient saisissants de ferveur 
implorante ou de résignation accablée. A l'instant su- 
prême de l'office, quand le clergé sortit de l'iconostase 
dans un flamboiement d'or et que le chant d'allégresse 
retentit : Gloire à la Trinité sainte! Gloire éternelle! 
Notre Sauveur le Christ est ressuscité! alors une houle 
d'émotion souleva les fidèles. Et, tandis qu'ils s'embras- 
saient selon l'usage, en répétant : Christ est ressuscité! 
je vis que beaucoup d'entre eux sanglotaient. 

Par contre, on me rapporte que, dans les quartier 



302 LA RUSSIE DES TSARS 

ouvriers de Kolomna, de la Galeraaïa, de Viborg, plu- 
sieurs églises étaient presque désertes. 

Les députés socialistes français et leurs cama- 
rades anglais ont été reçus, cet après-midi, par le 
Soviet. 

L'accueil a été froid, si froid même, que Cachin a 
perdu cont«iance et que, pour rendre la conversation 
possible, il a cru devoir « jeter du lest ». Or, ce « lest » 
n'était rien moins que l'Alsace-Lorraine, dont la resti- 
tution à la France a été, non pas afi&rmée conmie un 
droit, mais présentée comme une simple éventua- 
lité soumise à toutes sortes de conditions, telles qu'un 
plébiscite. 

Si c'est là tout le concours que nos députés viennent 
m'apporter, ils eussent mieux fait de s'épai^gner le 
voyage ! 

A cette même séance du Soviet, Plékhanow, arrivé de 
France en même temps que les délégués français et an- 
glais, a reparu, pour la première fois après quarante années 
d'exil, devant im public russe. 

Plékhanow est ime noble figure du parti révolution- 
naire, le fondateur de la social-démocratie russe; c'est 
de lui que le prolétariat russe a entendu les premiers 
appels à l'union et à l'organisation^ Aussi lui a-t-on 
fait une réception triomphale, quand il a débarqué avant- 
hier soir à la gare de Finlande et le gouvernement pro- 
visoire est allé le saluer officiellement. 

De même, quand il a pénétré aujourd'hui au palais de 
Tauride, les acclamations ont éclaté de toute part. Mais 
lorsqu'il a parlé de la guerre, lorsqu'il a hautement 
revendiqué le titre de socialiste-patriote et déclaré qu'il 
n'entend pas plus se soumettre à la tyrannie des Hohen- 
zollem qu'au despotisme des Romanow, un profond 
silence s'est fait autour de lui et des murmures se sont 
propagés sur plusieurs bancs. 



7-21 AVRIL I917 303 






Lundi, 16 avril 1917. 

J'ai prié les trois députés socialistes de venir me 
voir ce matin et je leur ai signalé le danger des 
déclarations par trop conciliantes auxquelles l'im d'eux 
s'est laissé, aller hier devant le Soviet, Cachin me ré- 
pond : 

— Si j'ai parlé ainsi, c'est que, en toute, sincérité, je 
ne pouvais faire autrement. Au lieu de nous recevoir 
en amis, on nous a fait subir un véritable interrogatoire 
et sur un tel ton, que j'ai vu le moment où nous allions 
être obligés de nous retirer. 

Devant retourner aujourd'hui au palais de Tauride, 
ils me promettent de rattraper, autant que possible, 
leurs concessions d'hier. 

Quand je me rends au ministère des Affaires étrangères 
à midi, Milioukow me parle aussitôt de ces déplorables 
concessions : 

— Conunent voulez-vous, me dit-il, que je résiste aux 
prétentions de nos maximaUstes, si 4es socialistes fran- 
çais eux-mêmes abandonnent la partie? 






Mardi, 17 avril 1917. 

Le ministre de la Justice, Kérensky, vient déjeuner 
à l'ambassade, avec Cachin, Moutet et Lafont. 

.Kérensky n'a accepté mon invitation qu'à la condition 
de pouvoir se retirer aussitôt le repas fini ; car il doit se 
rendre au Soviet, à deux heures. L'important est qu'il 
prenne contact avec mes trois députés. 



304 LA RUSSIE DES TSARS 

La conversation s'engage tout de suite sur la guerre. 
Kérensky expose ce qui fait le fond de son dissentiment 
avec MiHoukow : c'est que les Alliés doivent reviser leur 
programme de paix, afin de l'adapter aux conceptions 
de la démocratie russe. Les idées qu'il développe à l'appui 
sont celles du parti « travailliste », qu'il représentait 
à la Douma et qui est par excellence le parti des paj^sans, 
le parti dont la devise est ZenUa % Vola, « Terre et liberté ». 
Sous la réserve de ces opinions, il aflârme avec énergie 
la nécessité de continuer la lutte contre le militarisme 
allemand. 

* 

Nous l'écoutons, sans trop le contredire. Je devine 
d'ailleurs que, dans le fond d'eux-mêmes, tous mes con- 
vives socialistes lui donnent plus ou moins raison. Quant 
à moi, ne sachant pas encore quelle attitude Albert 
Thomas a mission d'adopter vis-à-vis du socialisme 
russe, je me tiens sur la réserve. 

A peine le café servi, Kérensky part en hâte pour le 
Soviet, où l'apôtre du marxisme international, le fameux 
Lénine, arrivé de Suisse par l'Allemagne, va faire sa 
rentrée poUtique. 

Une scène ignoble s'est passée, il y a quelques jours, 
à l'église russe d'Helsingfors. On célébrait le service 
funèbre du lieutenant de vaisseau Polivanow, assassiné 
par son équipage pendant les derniers troubles. Selon 
le rite orthodoxe, le cercueil était découvert. Tout à coup, 
un groupe d'ouvriers et de matelots fait irruption dans 
l'église. Là, défilant tous l'im après l'autre devant le 
catafalque, ils crachent à la figure du mort. La veuve 
éplorée, sanglotante, essuie avec son mouchoir le visage 
souillé, en suppUant les misérables de cesser leurs ou- 
trages. Mais, la repoussant brutalement, ils s'emparent 
du cercueil, le soulèvent, le retournent, renversent le 
corps, les cierges, les couronnes et sortent de l'église en 
braillant la Marseillaise, 



7-21 AVRIL I917 305 






Mercredi, i8 avril 191 7. 

Milioukow me dit ce matin, d'un air radieux : 

— Lénine a complètement échoué, hier, devant le 
Soviet, Il a plaidé la thèse pacifiste avec une telle outrance, 
une telle impudeur, une telle maladresse, qu'il a dû 
se taire et sortir sous les huées... Il ne s'en relèvera pas. 

Je lui réponds, à la russe : 

— Dieu donne ! 

Mais je crains que, une fois de plus, Milioukow ne soit 
dupe de son optimisme. L'arrivée de Lénine m'est en 
effet représentée comme la plus dangereuse épreuve 
que puisse avoir à subir la révolution russe. 






Jeudi, 19 avril 1917. 

Le général Broussilow vient d'adresser au prince Lvow 
ce curieux télégramme : 

Les soldats, officiers, généraux et fonctionnaires de V armée 
du sud-ouest, réunis en assemblée, ont résolu de porter à la 
connaissance du gouvernement provisoire leur conviction 
profonde que le lieu de réunion de V assemblée constituante 
doit être, en toute justice, la première capitale de la terre 
russe. Moscou est consacrée dans la conscience populaire 
par les actes les plus importants de notre histoire nationale; 
Moscou est essentiellement russe et infiniment chère au 
cœur russe. Convoquer rassemblée constituante à Pétro- 
grad, dans cette ville qui, par son caractère administratif 
et cosmopolite, a toujours été séparée de la vie russe, ce 
serait un geste illogique et factice, contraire à toutes les 

T. III. 20 



306 LA RUSSIE DES TSARS 

aspirations du peuple russe. Je m'associe de toui cœur 
à cette motion et je déclare, en ma qualité de citoyen russe, 
que je considère comme terminée la période péter shourgeoise 
de l'histoire russe. ^ 

Broussilow. 



<» 41 



Vendredi^ 20 avril 19x7. 

Les députés socialistes français commencent à déchanter 
de la révolution russe, depuis qu'ils la voient de près. 
L'accueil dédaigneux qu'ils ont reçu du Soviet a quelque 
peu rafraîchi leur admiration. Ils gardent néanmoins une 
dose énorme d'illusions : ils croient encore à la possibilité 
de galvaniser le peuple russe par « une politique hardi-: 
ment démocratique, orientée vers l'internationalisme. » 

J'essaie de lein* démontrer leur erreur : 

— La révolution russe est essentiellement anarchique 
et destructive. Livrée à elle-même, elle ne peut aboutir 
qu'à une effroyable démagogie de la plèbe et de la sol- 
datesque, à la rupture de tous les liens nationaux, à un 
écroulement total de la Russie. Avec l'outrance propre 
au caractère russe, elle ira vite à l'extrême : elle est con- 
danmée à sombrer dans la dévastation et la barbarie, 
dans l'horreur et l'absurdité. Vous ne soupçonnez pas la 
grandeur des forces qui viennent de se déch^ner.,. La 
catastrophe peut-elle encore être conjurée par des 
moyens tels que la réunion immédiate d'ime assemblée 
constituante ou un coup d'État mihtaire? J'en doute. 
Le mouvement n'est pourtant qu'à son origine. On peut 
donc le maîtriser plus ou moins, le ralentir, le manœuvrer, 
gagner du temps. Un répit de quelques mois serait d'une 
importance capitale pour l'issue de la guerre... L'appui 
que vous prêtez aux extrémistes va précipiter le cata- 
clysme ûnal. 

Mais je m'aperçois bientôt que je prêche dans le vide : 



7-21 AVRIL 1917 307 

je n'ai pas la grandiloquence des Tsérétdli et des Tchéîdzé, 
des Skobélew et des Kérensky (i). 






Samedi, 21 avril 1917. 

Quand Milioukow m'assurait naguère que Lénine 
s'était irrémissiblement discrédité devant le Soviei par 
l'outrance de son défaitisme, il subissait une fois de i^us 
l'illusion optimiste. 

L'autorité de Lénine semble au contraire s'être beau- 
coup accrue ces derniers jours. Ce qui n'est pas douteux, 
c'est qu'il a déjà rallié autour de sa personne et sous son 
commandement tous les énergumènes de la révolution ; 
il s'afi&rme dès maintenant comme un chef redoutable. 

Né le 23 avril 1870 à Simbirsk, sur la Volga, Wladimir- 
Ilitch Oulianow, dit Lénine, est purement russe. Son 
père, qui appartenait à la petite noblesse provinciale, 
occupait un emploi dans l'administration scolaire. En 
1887, son frère £uné, impliqué dans un attentat contre 
Alexandre III, fut condamné à mort et pendu. Ce drame 
décida toute la vie du jeune Wladimir-Ilitcb, qui achevait 
alors ses études à l'imiversité de Kazan : il se lança, corps 
et âme, dans le mouvement révolutionnaire. La destruc- 
tion du tsarisme fut désormais son idée fixe et l'évangik 
de Karl Marx devint son bréviaire. Au mois de jan- 

(i) Dans le journal VHeure, en date dn 5 juin 1918, M. Marcel Cacbâi 
a résumé ainsi nos entretiens : 

Tandis que nous lui disions, Mouiet et moi, qu*il était nécessaire de faite 
encore un effort dans le sens démocroHque pour essayer de mettre debout 
la Russie, M. PoUologue, pessimiste, nous répondait : « Vous vous faites 
illusion à vous-mêmes, en pensant que ce peuple slave va se redresser. 
Non. Il est destiné dès maintenant à la dissolution. Militairement, vous 
n'avez plus rien à en attendre. Aucim effort ne peut le sauver ; il va à 
sa destruction ; il suit sa voie historique ; l'anarchie le guette. Et, pen- 
dant des années, nul ne peut imaginer ce qu'il va devenir... » Nous 
n'avions pas voulu, quant à nous, désespérer ainsi de Vdme slave. 



308 LA RUSSIE DES TSARS 

vier 1897, la police, qui le surveillait, le relégua pour trois 
ans à Minouschinsk, sur le haut lénisséy,. aux confins 
de la Mongolie. A l'expiration de sa pei^e, il fut autorisé 
à sortir de Russie et il s'installa en Suisse, d'où il venait 
souvent à Paris. D'une activité inlassable, il forma 
bientôt une secte ardente, qu'il exaltait dans le culte 
du marxisme international. Pendant les troubles sédi- 
tieux de 1905, il crut, un instant, que son heure était 
venue et, secrètement, il rentra en Russie. Mais la crise 
tourna court ; ce n'était qu'un prélude, un premier éveil 
des passions populaires. Il reprit donc le chemin de l'exil. 
Utopiste et fanatique, prophète et métaphysicien, 
étranger à la notion de l'impossible et de l'absurde, fermé 
à tout sentiment de justice et de pitié, violent et machia- 
vélique, fou d'orgueil, Lénine met au service de ses rêves 
messianiques ime volonté audacieuse et froide, une logique 
tranchante, une extraordinaire puissance de prosély- 
tisme et de commandement. D'après ce qu'on me rap- 
porte de ses premiers discours, il réclame la dictatiure 
révolutionnaire des masses ouvrières et rurales ; il prêche 
que le prolétariat n'a pas de patrie et il appelle, de tous 
ses vœux, la défaite des armées russes. Lorsqu'on oppose 
à ses chimères quelque objection tirée de la réahté, il 
répond par ce mot superbe : « Tant pis pour la réalité ! » 
Aussi, est-ce peine perdue que de vouloir lui démontrer 
que, si les armées russes sont détruites, la Russie tombera 
comme une proie dans les griffes du vainqueur allemand 
qui, après s'être bien assouvi et payé sur elle, l'abandon- 
nera aux convulsions de l'anarchie. Le personnage est 
d'autant plus dangereux qu'on le dit chaste, sobre, ascé- 
tique. Tel que je me le représente, il y a en lui du Savo- 
narole et du Marat, du Blanqui et du Bakounine. 



CHAPITRE XII 

22 AVRIL-6 MAI I917 



Arrivée d'Albert Thomas à Pétrograd. Après m'avoir annoncé 
mon prochain rappel en France, il m'expose l'objet de sa mis- 
sion. Confiance que lui inspire « l'élan révolutionnaire de la 
démocratie russe » ; antagonisme de nos idées. Dans la dispute 
qui vient de s'ouvrir entre le gouvernement provisoire et le 
Soviet, il prend parti contre Milioukow, pour Kérensky. — Le 
grand-duc Paul et la révolution. Détails sur la captivité de la 
famille impériale. — Processions populaires : sens esthétique 
des foules russes ; les mutilés de la guerre. — Progrès de l'anar- 
chie dans les services publics et dans l'armée. — Le i®' mai ; cor- 
tèges et discours sur le Champ-de-Mars. — Un « concert-meeting » 
au théâtre Michel ; harangues politiques, intermèdes musicaux ; 
souvenir de la Maison des morts; allocution romantique de Ké- 
rensky. — Aggravation du conflit entre le gouvernement provi- 
soire et le Soviet; résistance courageuse de Milioukow ; combats 
dans les rues ; Albert Thomas soutient Kérensky. — Avenir de 
la Russie ; conséquences inéluctables des événements actuels : 
un apologue persan. 

Dimanche, 22 avril 1917. 

Ce soir, à 11 heures, Albert Thomas débarque à la gare de 
Finlande avec une longue suite d'ofiSciers et de secrétaires. 

Du même train descend une vingtaine d'exilés notoires, 
qui viennent de France, d'Angleterre, de Suisse. Aussi, 
la gare est pavoisée de drapeaux rouges. Une foule com- 
pacte se masse à tous les abords. De nombreuses déléga- 
tions, portant des bannières écarlates, sont groupées 
à l'entrée du hall et la « garde rouge », qui remplace 
la police urbaine, aligne sur le quai les plus beaux 
spécimens d'apaches, cravatés de rouge, banderoles 
de rouge, dont s'honore la municipahté de Pétrograd. 

309 



310 LA RUSSIE DES TSARS 

Dès que le train paraît, un orage d'acclamations 
éclate. Mais la gare est à peine éclairée ; un brouillard 
visqueux et glacial épaissit Tair ; un chaos de bagages et 
de caisses est accumulé çà et là jusque sur les voies, de 
sorte que ce retour des proscrits est à la fois triomphal 
et sinistre. 

Milioukow, Térestchenko et Konovalow sont venus 
avec moi au-devant de la mission française. Après les 
salamalecs officiels, j'emmène Albert Thomas vers ma 
voiture, au milieu de l'ovation générale. 

Ce spectacle, si différent de celui qu'il a vu en mai 1916, 
rémeut dans sa fibre révolutionnaire. Il promène autour 
de lui des regards étincelants. Plusieurs fois, il me dit : 

— Mais c'est la révolution dans toute sa grandeur, 
dans toute sa beauté!... 

A l'hôtel de l'Europe, où un appartement lui est ré- 
servé, nous causons. Je le mets au courant de ce qui s'est 
passé depuis qu'il a quitté la France ; je lui expose com- 
bien la situation s'est aggravée en ces deux dernières 
semaines ; je lui raconte le conflit qui s'est élevé entre 
Milioukow et Kérensky ; je fais valoir enfin les considé- 
rations qui nous commandent, selon moi, de soutenir 
le ministre des Affaires étrangères, puisqu'il représente 
la politique de l'Alliance. 

Albert Thomas m'écoute avec soin et m'objecte : 
- — Nous devons faire grande attention de ne pas froisser 
la démocratie russe.,. Je suis venu précisément ici pour 
me rendre compte de tout cela... Nous reprendrons la 
conversation demain. 






Lundi, 23 avril 1917. 

Je réunis, à déjeuner, autour d'Albert Thomas, Miliou* 
kow, Térestchenko, Konovalow, Nératow et mon i)er- 
sonnel. 



22 AVRIL-6 MAI I917 3II 

Les trois ministres russes affectent l'optimisme. On 
parle du dualisme qui se manifeste dans le gouvernement. 
Milioukow s'explique, avec sa bonne humeur habituelle 
et une grande largeur d'idées, sur le conflit qui s'est élevé 
entre lui et Kérensky. Albert Thomas écoute, interroge, 
se prononce peu, sauf pour accorder à la révolution 
russe un immense crédit de confiance et un éloquent 
tribut d'admiration. 

Quand mes invités sont partis, Albert Thomas demande 
à m'entretenir en tête-à-tête dans mon cabinet. Là, sur 
im ton d'amicale gravité, il me dit : 

— M. Ribot m'a confié une lettre à votre adresse, en 
me laissant juge du moment où je devrai vous la remettre. 
Votre caractère m'inspire trop d'estime pour que je ne 
vous la remette pas immédiatement. La voici. 

Elle porte la date du 13 avril. Je la lis, sans la moindre 
surprise, sans la moindre émotion (i). Ma lecture ter- 
minée, je dis à Albert Thomas : 

(i) Cabinet du Président • du Conseil, 
Ministre des Affaires étrangères. 

Paris, le 13 axnil 1917. 
Monsieur l'ambassadeur, 

Le gouvernement a pensé qu'il serait utile d'envoyer en mission 
extraordinaire à Pétrogr ad le ministre de l'Armement et des Fabrications 
de guerre. Vous m'avez fait savoir que M. Albert Thomas, à raison 
des souvenirs qu'il a laissés en Russie et de l'influence qu'il peut exercer 
dans certains milieux, serait bien accueilli par le gouvernement provi- 
soire et en particulier par M. Milioukow. 

Pour qu'il puisse exercer son action en toute liberté, je vous prie 
de vouloir bien revenir en congé en France après vous être entendu 
avec lui sur le moment de votre départ. Vous remettrez les affaires de 
l'ambassade à M. Doulcet qui les gérera en qualité de chargé d'affaires, 
jusqu'à la désignation de votre successeur. 

n a paru au gouvernement que la situation que vous avez occupée 
auprès de l'empereur vous rendrait.plus difficile de remplir vos fonctions 
auprès du gouvernement actuel. Vous vous rendez compte qu'à un état 
de choses nouveau, il faut im homme nouveau, et vous m'avez déclaré, 
dans un sentiment dont j'apprécie toute la délicatesse, que vous étiez 
prêt à vous effacer dans l'intérêt public, en faisant abstraction de toute 
considération personnelle. Je tiens à vous remercier de cette preuve de 
désintéressement qui ne me surprend pas de votre part, et à vous dire 



312 LA RUSSIE DES TSARS 

— Cette lettre ne contient rien à quoi je n'acquiesce 
ou dont je ne sois très touché. Jusqu'à mon départ, qu'il 
me paraît difficile de fixer plus tôt que le lo mai, je vous 
aiderai de mon mieux. 

Il me serre chaleureusement les mains et reprend : 

— Je n'oublierai jamais la dignité de votre attitude 
et je serai heureux d'y rendre hommage dans le télé- 
gramme que je vais adresser aujourd'hui même au gou- 
vernement de la République. 

Puis, après avoir concerté avec moi un progranmie de 
visites et de travail, il se retire. 






Mardi, 24 avril 1917. 

J'ai convié mes collègues d'Angleterre et d'Italie à 
déjeuner avec Albert Thomas. 

Carlotti se déclare entièrement de mon avis, quand 
j'afi&rme que nous devons soutenir Milioukow contre 
Kérensky et que ce serait une faute grave de ne pas 
opposer au Soviet l'autorité poHtique et morale des gou- 
vernements alliés. Je conclus : 

— Avec Milioukow et les modérés du gouvernement 
provisoire, nous avons une chance encore d'enrayer 
les progrès de l'anarchie et de maintenir la Russie dans 
la guerre. Avec Kérensky, c'est le triomphe assuré du 
Soviet, ce qui veut dire le déchsdnement des passions 



en même temps que nous n'oublierons pas les grands services que vous 
avez rendus à notre pays. 

Quand vous serez de retour en France, nous examinerons ensemble 
quelle situation nous pourrons vous faire, en tenant compte dans la 
plus large mesiu^c possible de vos intérêts et de vos convenances per- 
sonnels. 

Veuillez recevoir, mon cher ambassadeur, les assurances de ma haute 
considération et de mes sentiments les meilleurs. 

A. RiBOT. 



22 AVRIL-6 MAI I917 313 

populaires, la destruction de rarmée, la rupture des liens 
nationaux, la fin de l'État russe. Et, si Técroulement de 
la Russie est désormais inévitable, au moins n*y mettons 
pas la main! 

Appuyé par Buchanan, Albert Thomas se déclare 
catégoriquement pour Kérensky : 

— Toute la force de la démocratie russe est dans son 
élan révolutionnaire. Kérensky seul est capable de fonder, 
avec le Soviet, un gouvernement digne de notre confiance. 






Mercredi, 25 avril 19 17. 

Nous dînons ce soir, Albert Thomas et moi, à l'ambas- 
sade d'Angleterre. Mais, dès 7 heures et demie, je le vois 
entrer dans mon cabinet : il vient me raconter une longue 
conversation qu'il a eue, cet après-midi, avec Kérensky 
et dont le thème principal a été la révision des « buts de 
guerre ». 

Kérensky a insisté avec énergie sur la nécessité de 
procéder à cette révision, conformément à la résolution 
du Soviet; il estime que les gouvernements alliés perdront 
tout crédit devant la démocratie russe, s'ils ne renoncent 
pas ouvertement à leur progranune d'annexions et d'in- 
demnités. 

— J'avoue, me dit Albert Thomas, que je suis très 
impressionné par la force de ses arguments et par l'ardeur 
qu'il a mise à les soutenir... 

Puis, reprenant la métaphore dont Cachin se servait 
naguère, il conclut : ^ 

— Nous serons obligés de jeter du lest. 

Je lui objecte que la démocratie russe est bien novice, 
bien ignorante, bien inculte, pour prétendjre dicter la loi 
à la démocratie française, à la démocratie anglaise, à la 
démocratie italienne, à la démocratie américaine, et 



314 LA RUSSIE DES TSARS 

que c'est toute la politique de l'Alliance qui est en jeu. 
D répète : 

— N'importe ! Nous devons jeter du lest ! 

Mais il est déjà près de huit heures. Nous partons pour 
l'ambassade d'Angleterre. 

Les autres invités sont le prince et la princesse Serge 
Bélosselsky, la princesse Marie Troubetzkoï, M. et Mme Po- 
lovtsow, etc. 

Albert Thomas se met en frais d'amabilités et il plaît 
par son animation, par son esprit, par son langage vif 
et coloré, par son défaut total de pose. 

Deux ou trois fois pourtant, j'observe que sa franchise 
gagnerait à être plus discrète, moins expansive, plus 
voilée. C'est ainsi qu'il appuie avec trop de complaisance 
sur son passé révolutionnaire, sur son rôle dans la grève 
des cheminots en 1911, sur la satisfaction voluptueuse 
qu'il ressent à se sentir ici dans une atmosphère d'oura- 
gan populaire. Peut-être ne parle-t-il de la sorte que pour 
n'avoir pas l'air de renier ses antécédents poUtiques. 






Jeudi, «6 avril 1917. 

Mihoukow me dit ce matin, avec mélancolie : 

— Ah! vos sociahstes ne facilitent pas ma tâche I 
Puis il me raconte que, devant le Soviet, Kérensky 

se flatte de les avoir tous convertis à ses idées, même 
Albert Thomas, et qu'il se croit déjà seul maître de la 
politique extérieure. 

— Ainsi, ajoute-t-il, savez-vous le tour qu'il vient 
de me jouer? Il a fait annoncer par la presse, dans la 
forme d'un « communiqué » officieux, que le gouverne- 
ment provisoire prépare ime note aux puissances alliées 
pour exposer, d'une façon précise, ses vues sur les buts 
de guerre. Et c'est par les journaux que moi, le ministre 



22 AVRIL-6 MAI I917 315 

des Affaires étrangères, j'apprends cette soi-disant réso- 
lution du gouvernement provisoire... Voilà comme on 
me traite ! On cherche évidemment à me forcer la main... 
Je porterai la question ce soir devant le Conseil des mi- 
nistres!... 

Je justifie de mon mieux la conduite des députés socia- 
listes, en ne leur attribuant que des pensées de conci- 
UatimL 

Une heure plus tard, je retrouve Albert Thomas à 
l'ambassade, où Kokovtsow vient nous rejoindre pour 
déjeuner. De même qu'hier soir, il se complet à raconter 
des anecdotes sur la période turbulente de son passé 
politique. Mais les souvenirs qu'il évoque sont plus précis, 
plus afi&rmatifs encore. Il ne cherche plus seulement à 
éviter l'apparence de renier ses actes d'autrefois; il 
tient à montrer que, s'il est ministre du gouvernement de 
la République, c'est comme représentant du parti socia- 
liste. Kokovtsow, toujours correct, goûte peu ces his- 
toires, qui le choquent dans ses instincts d'ordre et de 
discipline, dans son culte de la tradition et de la hiérar- 
chie. 

Après leur départ, je réfléchis à l'orientation qu'Albert 
Thomas imprime, de plus en plus, à sa mission et je nie 
décide à envoyer à Ribot le télégramme suivant : 

Si, comme je le crains, le gouvernement russe nous sollicite 
à réviser nos accords antérieurs sur les bases de la faix, 
nous ne devrons pas hésiter, selon mot, à lui déclarer que 
nous maintenons énergiquement ces accords, en affirmant 
une fois de plus notre résolution de poursuivre la guerre 
jusqu'à la victoire définitive. 

Si nous n'écartons pas la négociation, à laquelle les 
dirigeants du parti social-démocrate et même M, Kérensky 
espèrent nous amener, les conséquences peuvent en être 
irréparables. 

Le premier effet sera d'enlever tout crédit aux hommes 



3l6 LA RUSSIE DES TSARS 

du gouvernement provisoire, tels que le prince Lvow, 
M. Goutchkow, M, Milioukow, M, Chingarew, etc., qui 
luttent si courageusement pour réveiller le patriotisme 
russe et sauver V Alliance. Du même coup, nous paralyse- 
rons les forces qui, dans le reste du pays et dans V armée, 
n'ont pas encore été atteintes par la propagande pacifiste. 
Ces forces sont trop lentes à réagir contre la prépondérance 
despotique de Pétrograd, parce qu'elles sont mal organisées 
et dispersées; elles n'en constituent pas moins une réserve 
d'énergie nationale, qui peut exercer sur la suite de la guerre 
une influence énorme. 

L'attitude décisive que je me permets de vous recommander 
risque assurément d'entraîner, comme conséquence extrême, 
la rupture de l'Alliance. Mais, si grave que soit cette éven- 
tualité, je la préfère encore aux suites de la négociation 
équivoque que le parti socialiste se prépare, me dit-on, à 
nous proposer. En effet, dans le cas où, nous devrions con- 
tinuer la guerre sans le concours de la Russie, nous pour- 
rions retirer de la victoire, aux dépens de notre alliée 
défaillante, un ensemble de profits hautement appréciables. 
Et cette perspective émeut déjà, de la façon la plus forte, 
un grand nombre de patriotes russes. Dans le cas contraire, 
je crains que le Soviet de Pétrograd ne devienne prompte- 
ment le maître de la situation et que, par la complicité 
des pacifistes de tous les pays, il n'impose la paix générale. 

Avant d'expédier ce télégramme, je crois devoir en 
donner lecture à Albert Thomas et je vais le voir, à 
rhôtel de l'Europe, avant le dîner. 

Il m'écoute sans surprise, puisqu'il connaît mes idées ; 
mais, dès les premiers mots, il prend l'air dur et revêche. 
Quand j'ai terminé, il me déclare d'un ton sec : 

— Mon opinion est radicalement contraire... Vous 
tenez beaucoup à envoyer ce télégramme? 

— Oui ; car j'y ai beaucoup réfléchi. 

— Alors, envoyez-le ; mais que ce soit le dernier I 



22 AVRIL-6 MAI 1917 317 

Je lui expose que, jusqu'au jour où je serai réguliè- 
rement relevé de mes fonctions, j'ai le devoir de conti- 
nuer à renseigner le gouvernement. Tout ce -que je peux 
faire pour ne pas contrecarrer sa mission, c'est de m'in- 
terdire l'action. J'ajoute : 

— Je suis convaincu que vous faites fausse route. 
Aussi, quand nous sommes en tête-à-tête, je m'efforce 
de vous éclairer et je ne vous cache rien de ce que je pense. 
Mais, vis-à-vis des tiers, je vous afiirme que je m'applique 
toujours à présenter vos idées sous le meilleur aspect. 

— Je le sais et je vous en remercie. 

Au moment où je le quitte, il me montre sur sa table 
, quelques livres, dont les poésies d'Alfred de Vigny : 

— Ces volumes-là, me dit-il, sont mes compagnons 
habituels de voyage. Vous voyez que je les choisis bien. 

Nous nous quittons sur une amicale poignée de mains. 



* * 



Vendredi, 27 avril 191 7. 

Désireux de préciser son attitude, Albert Thomas 
adresse à Ribot un long télégramme : 

— J'ai admis que M. Paléologue envoyât encore le 
télégramme d'hier oia il reprend son hypothèse d'une défail- 
lance prochaine de la Russie et recommande au gouverne- 
ment une attitude décisive. Ce télégramme sera le dernier. 
J'entends désormais, sous ma responsabilité, renseigner 
seul le gouvernement et fixer avec lui la politique à suivre. 

Quelles que soient les difficultés, difficultés terribles, dans 
lesquelles se débat le gouvernement provisoire, si forte 
que soit la poussée des socialistes anti-annexionnistes, 
ni le sort de la guerre ni celui de l'Alliance ne me semblent 
menacés. 

Voici quelle est, à mon sens, exactement la situation : 



3l8 LA RUSSIE DES TSARS 

Les socialistes somment le gouvernemeni et particuliè- 
rement M. Kérensky de rédiger une noie diplomatique par 
laquelle les Alliés seraient invités à réviser ensemble leurs 
buts de guerre, M. Milioukow estime ne pouvoir céder. 
Entre les deux tendances, le gouvernement est hésitant. Je 
crois pouvoir m'employer à chercher une solution provi- 
soire qui permette d'abord, ce que je considère comme 
capital, que le gouvernemeni actuel ne soit ni ébranlé ni 
disloqué. 

Même si M. Milioukow ne devait pas remporter et si 
le gouvernement provisoire devait nous faire une proposition 
de révision des accords, je supplie qu'on ne s'émeuve pas. 
Nous verrons sans doute encore des incidents, peut-être 
des troubles. Mais tous ceux qui sont en contact avec l'armée 
révolutionnaire me confirment qu'une amMioration réeUe 
de la situation se produit progressivement. 

Aidé par nos encouragements et notre activité, le patrio- 
tisme révolutionnaire peut et doit se dégager. Il ne faut pas 
qu'une politique imprudente le détourne de nous. 

Albert Thomas, que je revois dans la journée, me dit : 

— J'ai tenu à bien marquer Topposition de nos deux 
thèses. Somme toute, ce qui nous sépare, c'est que vous 
n'avez pas foi dans la vertu des forces révolutionnaires, 
tandis que moi, j'y crois absolument. 

— Je suis prêt à admettre que, chez les peuples latins 
et anglo-saxons, les forces révolutionnaires ont parfois 
une vertu étonnante d'organisation et de rénovation 
Mais, chez les peuples slaves, elles ne peuvent être que 
dissolvantes et destructives : elles aboutissent fatalemait 
à l'anarchie. 

Ce soir, je dîne à Tsarskoïé-Sélo, chez le grand-duc 
Paul et la princesse Paley. Il n'y a que la famille : la 
jeime grande-duchesse Marie-Pavlowna seconde, Wla- 
dimir Paley et les deux fillettes, Irène et Nathalie. 



22 AVRIL-6 MAI I917 3I9 

Depuis la révolution, c'est la première fois que je 
reviens dans la maison. 

Le grand-duc porte la tenue de général, avec la croix 
de Saint-Georges, mais sans le chiffre impérial, sans ks 
aiguillettes d'aide-de-camp général. Il a conservé sa 
dignité calme et simple; toutefois, sa figure amaigrie 
est comme gravée de tristesse. La princesse est toute 
vibrante de douleur et d'exaspération. 

Jour par jour, heure par heure, nous reconstituons 
en commun les tragiques semaines que nous venons de 
vivre. 

En traversant les salons pour passer à table, la même 
pensée nous arrête, un instant. Nous contemplons ce 
décor somptueux, ces tableaux, ces tapisseries, cette 
profusion de meubles et d'objets précieux... A quoi bon 
tout cela désormais? Que deviendront toutes ces mer- 
veilles et ces richesses?... Avec des larmes dans les yeux, 
la pauvre princesse me dit : 

— Bientôt peut-être, cette maison, où j'ai mis tant 
de moi-même, nous sera confisquée!... 

Tout le reste de la soirée est fort mélancolique; car 
le grand-duc et sa femme sont aussi pessimistes que moi. 

La princesse me raconte que, avant-hier, en longeant 
la grille du parc Alexandre, elle a vu, de loin, l'empereur 
et ses fiJles. Il s'amusait à briser la glace d'un bassin 
avec un bâton ferré. Cet amusement durait depuis plus 
d'une heiu*el Des soldats, qui regardaient aussi par la 
grille, lui criaient : « Dans quelques jours, quand la glace 
sera fondue, qu'est-ce que tu f...eras? » Mais l'empereur 
était trop loin pour l'entendre. 

Le grand-duc me raconte à son tour : 

— L'emprisonnement des malheureux souverains est 
devenu si sévère que nous ne savons presque rien de ce 
qu'ils pensent et de ce qu'ils font... Cependant, la semaine 
dernière, j'ai pu m'entretenir d'eux avec le Père Wassiliew 
qui venait de célébrer les offices de Pâques dans la cha- 



320 LA RUSSIE DES TSARS 

pelle du palais. Il m'a dit qu'on l'avait laissé plusieurs 
fois seul avec l'empereur pour lui faire accomplir ses 
devoirs religieux et qu'il l'avait d'abord trouvé très 
mome, très abattu, la voix sourde et cherchant ses mots. 
Mais, après la communion du jeudi saint, le cher empereur 
s'est ranimé subitement. Et ça lui a même inspiré, deux 
jours plus tard, un geste bien touchant ! Vous savez que, 
dans la nuit de Pâques, après la messe de la Résurrection, 
tous les fidèles s'embrassent les uns les autres en répétant : 
« Christ est ressuscité!... » Or, cette nuit-là, l'of&cier 
de service et quelques hommes de garde s'étaient glissés 
à la suite de la famille impériale dans la chapelle du palais. 
Quand la messe a été finie, l'empereur s'est approché 
de leur groupe qui se tenait à l'écart et, ne voulant plus 
voir en eux que des frères chrétiens, il les a tous embrassés 
pieusement sur la bouche. 
A 10 heures, je reprends le chemin de Pétrograd. 



♦ * 



Samedi, 28 avril 1917. 

Ainsi que Milioukow me le disait avant-hier, les socia- 
listes français, Albert Thomas en tête, font ici une belle 
besogne! 

Déconcertés par la froideur injurieuse dans laquelle 
le Soviet s'obstine à leur égard, ils croient l'amadouer, 
le séduire par des complaisances, des courbettes, des 
flatteries. Leur dernière invention est de subordonner 
à un plébiscite la restitution de l' Alsace-Lorraine à la 
France. Ils oublient que l'Allemagne n'a pas accepté 
le plébiscite en 1871 ; ils affectent de ne pas voir qu'une 
consultation populaire, organisée par l'autorité alle- 
mande, serait nécessairement falsifiée, que la première 
condition d'un scrutin libre serait l'expulsion des Alle- 
mands au delà du Rhin, qu'il faut donc vaincre d'abord 



22 AVRIL-6 MAI I917 32I 

à tout prix. Enfin, ils semblent ignorer que la France, en 
revendiquant l'Alsace-Lorraine, poursuit uniquement la 
réparation du droit. 

La société russe, je parle de la plus haute, est curieuse 
à observer actuellement. 

J'y remarque trois courants d'opinion ou plutôt trois 
attitudes morales à l'égard de la révolution. 

En principe, toute Tancienne clientèle du tsarisme, 
toutes les familles qui, par la naissance ou par la fonction, 
contribuaient à l'éclat du régime impérial, sont restées 
fidèles aux souverains déchus. Je constate néanmoins 
que je n'entends presque jamais affirmer cette fidélité, 
sans qu'on y joigne des propos sévères, acrimonieux, pleins 
d'irritation et de rancune, sur la faiblesse de Nicolas II, 
sur les aberrations de l'impératrice, sur les intrigues 
néfastes de leur camarilla. Comme il advient toujours 
dans les partis évincés du pouvoir, on s'attarde indéfini- 
ment à la réminiscence des événements accomplis, à la 
recherche des responsabilités encourues, au jeu stérile 
des hypothèses rétrospectives et des incriminations per- 
sonnelles. Politiquement, ce groupe, si nombreux qu'il 
soit, ne comptera bientôt plus, parce qu'il s'enferme 
chaque jour davantage dans ses souvenirs ou ne s'occupe 
du présent que pour l'accabler de sarcasmes et d'injures. 

Toutefois, dans ces mêmes parages sociaux, je recueille 
de temps à autre ime impression différente. C'est le plus 
souvent à la fin des soirées, quand les importuns et les 
frivoles sont partis, quand la conversation se fait plus 
intime. Alors, en termes discrets, retenus et graves, on 
examine la possibilité d'un ralUement au régime nouveau. 
N'est-ce pas une lourde faute de ne pas soutenir le gou- 
vernement provisoire? N'est-ce pas faire le jeu des anar- 
chistes de refuser aux dirigeants actuels l'appui des 
forces conservatrices?... Ce langage n'éveille généralement 
qu'un faible écho : il n'en est pas moins honorable et 
T. III. 21 



322 LA RUSSIE DES TSARS 

courageux; car il s'inspire d'un patriotisme ékvé; il 
n'est déterminé que par le sentiment des nécessités pu- 
bliques, par la conscience des périls mortels qui menacent 
la Russie. Mais, autant que je sache, aucune des personnes 
que j'ai entaidues s'exprimer de la sorte n'a encore 
osé franchir le Rubicon. 

Je discerne enJân, dans les rangs supérieurs de la société, 
une troisième attitude à l'égard de l'ordre nouveau. 
Pour la bien décrire, il ne faudrait pas moins que la verve 
amusante et la plume acérée de Rivarol. Je fais allusion 
au travail secret de certains salons^ au manège de certains 
pridvorny, officiers ou fonctionnaires^ habiles et ambi- 
tieux, qu'on voit se faufiler dans les antichambres du 
gouvernement provisoire, offrant leur concours, sollici- 
tant une mission, un emploi, faisant valoir sans vergogne 
l'influence exemplaire qu'aurait leur conversion politique, 
spéculant avec ime tranquille impudeur sur le prestige 
de leur nom, sur la valeur indéniable de leurs talents 
administratifs ou miHtaires. Quelques-uns me semblent 
avoir exécuté avec ime remarquable prestesse leur retour- 
nement d'habit. Comme disait Norvins en 1814, « je ne 
savais pas que les serpents fussent aussi prompts à 
changer de peau... » Il n'est rien de tel qu'une révolution 
pour nous faire apercevoir le fond de la nature humaine, 
pour nous découvrir les dessous de la mascarade politique 
et l'envers du décor social. 



* * 



Dimanche, 29 ami 191 7. 



Depuis le début du drame révolutionnaire, il n'est pas 
de jour qui n'ait été marqué par des cérémonies, des pro- 
cessicHis, des représentations, des cortèges. C'est une suite 
ininterrompue de manifestations, triomphales, protes- 
tataires, commémoratives, inaugurales, expiatoires, fu- 



22 AVRIL-6 MAI I917 323 

Tk^bres, etc. L'âme slave s'y complaît et s'y délecte, avec 
sa sensilnlité ardente et vague, avec son instinct profond 
de la communauté humaine, avec son goût si vif de l'émo- 
tion esthétique et pittoresque. Toutes les sociétés et 
corporations, tous les groupements, poUtiques, profes- 
sionnels, religieux, ethniques, sont venus exposer au 
Soviet leurs doléances, et leurs aspirations. 

Lundi de Pâques, i6 avril, j'ai croisé, non loin du 
monastère de Saint-Alexandre-Newsky, une longue file 
de pèlerins qui se rendaient au pal^ de Tauride, en psal- 
modiant. Us portaient de grands drapeaux rouges sur 
lesquels on lisait : « Christ csi ressuscité! Vive l'Eglise 
libre! ou : Au peuple libre, l'Eglise libre et démocratique! » 

Le jardin de Tauride a vu se dérouler aussi des cortèges 
de Juifs, de musulmans, de bouddhistes, d'ouvriers et 
d'ouvrières, de paysans et de paysannes, d'instituteurs 
et d'institutrices, de jeunes apprentis, d'orphelins, de 
sourds-muets, de sages-femmes ! Il y a même eu un défilé 
de filles publiques !... Tolstoï ! Quel épilogue à Résurrec- 
tùm! 

Aujourd'hui, ce sont les mutilés de la guerre qui, au 
nombre de plusieiurs milliers, vont protester contre les 
théories pacifistes du Soviet, Une musique militaire les 
précède. Des bannières écarlates flottent, au premier rang, 
avec ces inscriptions : Guerre pour la liberté jusqu'à 
notre dernier souffle! ou : Gloire à nos morts! Qu'ils ne 
soient pas tombés en vain! ou encore : Regardez nos bles- 
sures! EUes exigent la victoire! ou enfin : Les pacifistes 
déshonorent la Russie, A bas Lénine! 

Spectacle héroïque et pitoyable! Les blessés les plus 
valides se tndnent lentement, alignés tant bien que mal ; 
ia plupart sont amputés. Les plus infirmes, enveloppés 
de bandages, sont installés sur des camions. Des sœurs 
de la Croix-Rouge guident les aveugles. 

Cette troupe douloureuse semble résumer toute l'hor- 
reur de la guerre, tout ce que la chair humaine peut en- 



324 LA RUSSIE DES TSARS 

durer de mutilations et de tortures. Un' recueillement 
religieux l'accueille ; sur son passage les têtes se décou- 
vrent, les yeux se trempent de larmes ; une femme en 
deuil s'agenouille en sanglotant. 

Au coin de la Litdny, où la foule est plus dense et 
l'élément ouvrier plus nombreux, des applaudissements 
éclatent. 

Hélas! je crains fort que, parmi ces spectateurs qui 
viennent d'applaudir, plus d'im n'aille, ce. soir, faire ova- 
tion à Lénine. Le peuple russe applaudit à tous les 
spectacles, quel qu'en soit le sens, pourvu qu'ils émeuvent 
sa sensibilité et son imagination. 



* * 



Lundi, 30 avril 1917, 

L'anarchie monte et s'étale, avec la force incoercible 
d'une marée d'équinoxe. 

Dans l'armée, toute discipline a disparu. Les officiers 
sont partout insultés, bafoués, et, s'ils résistent, massa- 
crés. On estime à plus de i 200 000 le nombre des jdéser* 
teurs qui parcourent la Russie, obstruant les gares, enle-- 
vant d'assaut les wagons, arrêtant les trains, paralysant 
ainsi tous les transports militaires et civils. C'est surtout 
dans les gares de jonction qu'ils sévissent. Un train arrive : 
ils obligent les voyageurs à descendre, s'installent à 
leurs places et contraignent le chef de gare à aiguiller 
le train dans la direction où il leur plsdt d'aller. D'autres 
fois, c'est un train chargé de troupes, destinées au front. 
A tme station, les soldats descendent, organisent im mee- 
ting, délibèrent pendant ime heure, deux heiures, puis, 
en fin de compte, exigent qu'on les ramène à leur point 
de départ. 

Dans l'administration, le désordre n'est pas moindre. 
Les chefs ont perdu toute autorité sur leurs employés. 



22 AVRIL-6 MAI I917 325 

qui, d'ailleurs, passent la majeure partie de leur temps à 
palabrer dans des soviets ou à manifester dans la rue. 
Naturellement, la crise alimentaire ne s'atténue pas, 
si même elle ne s'aggrave. Et pourtant, il y a dans les 
gares de Pétrograd quatre mille wagons chargés de farine. 
Mais les camionneurs refusent de travailler... Alors le 
Soviet publie un appel éloquent : 

Camarades camionneurs! 

NUmitez pas Vignominie de V ancien régime ! Ne laissez 
pas vos frères mourir de faim! Déchargez les wagons! 

Les camarades camionneiurs répondent unanimement : 
« Nous ne déchargerons pas les wagons, parce qu'il ne 
nous plaît pas de les décharger. Nous sommes libres ! » 

Lorsque, un join: enfin, il plait aux camarades camion- 
neurs de décharger les wagons de farine, ce sont les bou- 
langers qui refusent de travailler. Alors, le Soviet publie 
un appel éloquent : 

Camarades boulangers! 

N'imitez pas Vignominie de Vancien régime! Ne laissez 
pas vos frères mourir de faim! Faites du pain! 

Les camarades boulangers répondent unanimement : 
« Nous ne ferons pas de pain, parce qu'il ne nous pldt pas 
d'en faire! Nous sommes libres 1 » 

Dans les rues, beaucoup àHzvocMchiks refusent de tenir 
la droite, parce qu'ils sont Ubres. Mais, comme l'unanimité 
ne s'est pas réalisée entre eux, il en résulte de continuelles 
collisions. 

La poUce, qui était la principale, sinon la seule arma- 
ture de cet immense pays, n'existe plus nulle part; car 
la « garde rouge », sorte de milice municipale, instituée 
dans quelques grandes villes, n'est qu'un ramassis de 
déclassés et d'apaches. Et, comme toutes les prisons ont 
été ouvertes, c'est miracle qu'on ne signale pas plus de 
violences contre les personnes et les propriétés. 



326 LA RUSSIE DES TSARS 

Cependant, les troubkè agraires se nmltifdient, sur- 
tout dans les régions de Koursk, de Voroirèje, de Tam- 
bow et de Saratow. 

Us des signes les p^us curieux du détraquement géckéral 
est Fattitude des Soviets et de leiur clientèle, à l'égard des 
prisonniers de guerre. 

A Schlusselbourg, les prisonniers allemands sont laissés 
en liberté dans la viUe. A cinq verstes en arrière du front, 
un de mes officiers a vu des groupes de prisonniers autri- 
chiens qui se promenaient en toute indépendance. Enfin, 
ce qui est mieux encore, à Kiew, un meeting régional des 
prisonniers allemands, austro-hongrois et turcs, a exigé 
et obtenu qu'on leur fît application de la « journée de 
huit heures! » 






Mardi, i" mai 1917. 

D'après le calendrier orthodoxe, c'est aujoiurd'hui 
le 18 avril; mais le Soviet a décidé qu'on se référerait 
fictivement au style occidental pour se trouver. en har- 
monie avec les prolétariats de tous les pays et affirmer 
la force internationale des classes ouvri^s, en dépit de 
la guerre et des illusions de la bourgecrisie. 

Une manifestation colossale est préparée, depuis 
quelques jours, sur le Champ-de-Mars. Le temps ne la favo- 
rise pas. Ciel blafard ; vent âpre et hargneux. La Néwa, 
qui avait conmiencé à dégeler, a ressoudé ses glaçons. 

Dès le matin, par tous les ponts, par toutes les ave- 
nues, les cortèges afiiuent vers le centre, COTtèges d'ou- 
vriers, de soldats, de moujiks, de feîaiMcs, d'enfants, 
chacun précédé par de hautes bannières ronges qui 
luttent à grand'peine contre le vent. 

L'ordre est parfait. Les longues files ânueuses s'avan- 
cent, s'arrêtent, reculent, manoeuvrent, aussi docilement 
qu'ime foute de jurants sur un théâtre. Le peuple russe 



22 AVRIL-6 MAI I917 327 

possède, à un degré rare, le sens de la mise en scène. 

Vers onze heures, je me raids au Champ-de-Mars» avec 
mes secrétaires, Chambrun et Dulong. 

L'immense place ressemble à un océan humain, où 
les mouvements de la multitude imitent les ondulations 
de la houle. Des milliers de drapeaux rouges s'agitent 
au-dessus de ces flots vivants. 

Une douzaine d'orchestres militaires, répartis çà et là, 
jettent dans l'air les accents de la Marseillaise, qui 
alternent avec des motifs d'opéra et de ballet ; il n'y a 
pas de fête pour les Russes, sans musique. 

Il n'y a pas de fête non plus, sans discours ; aussi, le 
Soviet a-t-il fait disposer, de distance en distance, des 
camions automobiles, ornés de draperies rouges et qui 
servent de tribunes. Les orateurs se succèdent indéfini- 
ment, tous hommes du peuple, tous portant le veston 
de l'ouvrier, la capote du soldat, la touloupe du paysan, 
la soutane du pope, la lévite du juif. Ils parlent intarissa- 
blement, avec de grands gestes. Autour d'eux, une atten- 
tion extrême ; nulle interruption ; chacun écoute, les 
yeux fixes, l'oreille tendue, cette parole naïve, grave, 
confuse, ardente, pleine d'illusions et de rêves, qui, depuis 
des siècles, germait dans l'âme silencieuse du peuple 
russe. La plupart des discours ont pour thème les réformes 
sociales et le partage des terres. On ne traite de la guerre 
qu'incidemment et comme d'un fléau qui va bientôt 
finir dans une réconciliation fraternelle de tous les peuples. 
Depuis une heure que je me promène à travers le Champ- 
de-Mars, j'ai compté environ trente-deux bannières por- 
tant les inscriptions : A bas la guerre!,,. Vive rinternatio- 
nalel,,. Nous voulons la liberté, la terre et la paixl,,. 

En revenant à l'ambassade, je croise Albert Thomas, 
escorté de « camarades russes » ; sa figure rayonne d'en- 
thousiasme révolutionnaire. Il me jette cette exclamation 
au passage : 

— Que c'est beau!... Que c'est beau!... 



328 LA RUSSIE DES TSARS 

C'est un beau spectaxde, en effet ; mais j'en goûterais 
mieux la beauté, s'il n'y avait pas la guerre, si la France 
n'était pas envahie, si, depuis trente-deux mois, les Aile* 
mands n'étaient pas à LiUe et à Saint-Quentin. 

Jusqu'au soir, les cortèges continuent à se dérouler 
sur la place du Champ-de-Mars et les orateurs se suivent, 
sans trêve, aux tribunes drapées de rouge. 

Cette journée me laisse xme impression profonde ; elle 
marque la fin d'un ordre social et l'écroulement d'un 
monde. La révolution russe est formée d'éléments trop 
disparates, trop illogiques, trop inconscients, trop in- 
cultes, pour qu'on puisse déterminer, dès maintenant, 
sa signification historique et sa vertu de rayonnement 
général. Mais, si l'on considère le drame imiversel, où 
elle s'encadre, on est peut-être fondé à lui appliquer 
le mot que Joseph de Maistre prononçait, ici même, sur 
la Révolution française : « Ce n'est pas une révolution, 
c'est une époque. » 






Mercredi, a mai 19x7. 

Un ft concert-meeting » est organisé, ce soir, au théâtre 
Michel ; le produit de la location est destiné à secoiuir 
les anciens prisonniet's poHtiques. Plusieurs des ministres 
y assistent ; Milioukow et Kérensky doivent parler. 
J'accompagne Albert Thomas dans la grande loge de face, 
qui fut la loge impériale. 

Après un prélude symphonique de Tchîûkowsky, Mi- 
lioukow prononce un discours, tout vibrant de patrio- 
tisme et d'énergie. Du cintre au parterre, on l'applaudit 
sympathiquement . 

Il est remplacé, sur la scène, par la Kouznetzowa. 
Enveloppée dans sa beauté tragique, elle entonne, de sa 
voix voluptueuse et prenante, le grand air de la Tosca. 
On Tapplaudit chaleureusement. 



22 AVRIL-6 MAI I917 329 

Avant même que le public ne se soit calmé, une figure 
hirsute, sinistre, farouche, se dresse hors d'une baignoire 
et s'écrie d'un ton furieux : 

— Je veux parler contre la guerre, pour la paix ! 
Tumulte. De toute part, on clame : 

— Qui es-tu?... D'où viens-tu?... Avant la révolution, 
que faisais-tu? 

L'homme hésite à répondre. Puis, tout d'un coup, 
croisant les bras sur la poitrine et, comme s'il défiait 
la salle, il profère : 

— Je viens de Sibérie ; j'étais au bagne ! 

— Ah?... Tu étais un condamné politique? 

— Non, j'étais un forçat de droit commim; mais 
j'avais ma conscience pour moi! 

Cette réplique, digne de Dostoïewsky, provoque un 
délire d'enthousiasme : 

— Hourra! Hourra!... Parle! Parle!... 

Il saute hors de la baignoire. On le saisit, on l'enlève et, 
par-dessus les fauteuils d'orchestre, on le porte sur la scène. 

Auprès de moi, Albert Thomas exulte. Le visage rayon- 
nant, il me prend la main et me gUsse à l'oreille : 

— C'est d'une grandeiu: incomparable !... C'est d'ime 
beauté magnifique! 

Le forçat commence par lire des lettres, qu'il a reçues 
du front et qui assurent que les Allemands ne demandent 
qu'à fraterniser avec les camarades russes. Il développe 
son idée ; mais il s'exprime gauchement, il ne trouve pas 
ses mots. La saUe, qui s'ennuie, devient houleuse. 

A ce moment, arrive Kérensky. On l'acclame, on le 
supplie de parler tout de suite. 

Le forçat, qu'on n'écoute plus, proteste. Quelques 
coups de sifflet lui font comprendre qu'il occupe abusi- 
vement la scène. Il lance un geste injiuieux et disparaît 
dans les coulisses. 

Mais, avant que Kérensky ne parle, im ténor vient 
chanter quelques mélodies populaires de Glazounow. 



330 . LA RUSSIE DES TSARS 

Ccmune il a une voix charmante et une diction très fine, le 
public, devenu sentimental, réclame trois romances de plus. 

Voici maintenant Kérensky sur la scène ; il est plus 
pâle encore que d'habitude, il semble épuisé de fatigue. 
Il rétorque, en peu de mots, l'argumentation du forçat. 
Mais, comme si d'autres pensées lui traversaient la tête, 
il formule soudain cette étrange conclusion : 

— Si l'on ne veut pas me croire et me suivre, je quit- 
terai le pouvoir. Jamais je n'emploierai la force pour ibire 
prévaloir mes opinions... Quand un pays veut se jeter 
dans l'abîme, aucune puissance humaine ne peut l'en 
empêcher et ceux qui détiennent le gouvernement n'ont 
slors qu'ime chose à faire : se retirer. 

Tandis qu'il descend de la scène avec un air découragé, 
je réfléchis à sa singuHère théorie et j'ai envie de lui ré- 
pondre : « Quand un pays veut se jeter dans l'abtme, le 
devoir de ses gouvernants est, non pas de se retirer, mais 
de se mettre en travers, au risque même de leur vie. » 

Encore un morceau d'orchestre et c'est enfin Albert 
Thomas qui prend la parole. Dans ime allocution courte 
et vigoureuse, il salue le prolétariat russe et vante le pa- 
triotisme des socialistes français ; il affirme la nécessité 
de la victoire, dans l'intérêt même de la société future, etc. 

Les neuf dixièmes, au moins, du public, ne le com- 
prennent pas. Mais sa voix est si swiore, son regard si 
enflammé, son geste si grandiloquent, qu'on Tapplaudit 
de confiance et fougueusement. 

Nous sortons, aux accents de la Marseillaise. 






Jeudi, 3 mai 191 7. 



Sous la pression du Soviet, de Kérensky et malheiureu- 
sement aussi d'Albert Thomas, Milioukow s'est résigné 
à notifier aux gouvernements alliés le manifeste publié 



22 AVRIL-6 MAI I917 33I 

k 9 avril pour exposer an peuple russe « les vues du gou- 
vernement de la Russie libre sur les Imts de la guerre », 
et qui se résume dans la formule fameuse : « Ni anoexions 
ai indenmités. « Mais il y a joint une note explicative, 
qui, dans un style intentionnellement vague et diffus, 
corrige, autant que possible, les conclusions du manifeste. 

Le Soviei a tenu séance toute la nuit, afi&rmant sa 
résc^ution de fake retirer cette note et de rendre désor- 
mais MiHoukow R inofisisif . » C'est le conflit aigu avec le 
gouvernement. 

Dès le matin, les rues s'animent. Partout, des groupes 
se forment, des tribunes s'improvisent. Vers deux heures, 
les manifestations s'aggravent. Devant Notre-Dame de 
Kazan, une collision se produit entre partisans et adver- 
saires de Milioukow, ceux-ci l'emportent. 

Bientôt, les régiments sortent des casernes ^ ils par 
courent la ville en vociférant : « A bas Milioukow t... 
A bas la guerre !... » 

Le gouvernement siège en permanence au palais Marie, 
fermement décidé, cette fois, à ne plus s'incliner devant 
la t3rrannie des extrémistes. Seul, Kérensky s'est abstenu 
d'assister à la délibération, s'estimant astreint à cette 
réserve par son titre de vice-président du Soviet. 

Le soir, l'agitation redouble. Autour du palais Marie, 
il y a plus de 25 000 honmies en armes et une foule énorme 
d'ouvriers. 

La situation du gouvernement est critique; mais sa 
fermeté ne faiblit pas. Du haut du perron, d'où l'on dé- 
couvre la place Marie et la place Saint-Isaac, Milioukow, 
le général Komilow, Rodzianko haranguent courageuse- 
ment la foule. 

Soudain, le bruit se répand que les régiments de Tsars- 
kdté-Sélo, fidèles au gouvernement, marchent sur Pétro- 
grad. Le Soviet semble y croire; car il fait répandre en 
hâte l'ordre de cesser les manifestations. Que se passera- 
t-îl demain? 



332 LA RUSSIE DES TSARS 

J'ai réfléchi, tout le jour, à Terreur déplorable que com- 
met Albert Thomas en soutenant Kérensky contre Mi- 
lioukow. Son obstination dans ce qu'on pourrait appeler 
t l'illusion révolutionnaire », me détermine, ce soir, à 
expédier à Ribot le télégramme suivant : 

La gravité des événements qui s* accomplissent et le sen- 
timent de ma responsabilité m'obligent à vous demander 
de me confirmer, par un ordre direct et expris, que, selon 
les iftëtructions de M. Albert Thomas, je dois m' abstenir 
de vous renseigner. 

Vendredi, 4 mai Z9i7* 

Ce matin, vers dix heures, Albert Thomas arrive, comme 
d'habitude, à l'ambassade; je lui commimique aussitôt 
mon télégramme d'hier soir. 

Il éclate de colère. Marchant de long en large, il m'ac- 
cable d'apostrophes et d'invectives... 

Mais l'orage est trop violent pour durer. 

Après im silence, il traverse deux fois le salon, les 
bras croisés, les sourcils contractés, remuant les lèvres 
comme s'il se parlait intérieurement. Puis, d'un ton plus 
calme, le visage détendu, il me demande : 

— Somme toute, que reprochez-vous à ma politique? 

— Je n'éprouve, dis-je, aucime gêne à vous répondre. 
Vous êtes un esprit de formation sociaUste et révolution- 
naire; vous avez, de plus, une sensibiUté très vive et 
l'imagination oratoire. Or, vous arrivez ici dans un mi- 
Ueu tout enflammé, très émouvant, très capiteux. Et 
vous êtes pris par l'ambiance. 

— Vous ne voyez donc pas que je me tiens en bride 
continuellement . 

— Oui ; mais il y a des minutes oîi vous vous échappez 
à vous-même. Ainsi, l'autre soir, au théâtre Michel... 



22 AVRIL-6 MAI I917 333 

Notre conversation se poursuit ainsi, confiante et libre, 
nous laissant d'ailleurs l'un et l'autre sur les mêmes posi- 
tions. 

Dans la journée tumultueuse d'hier, le gouvernement 
l'a indubitablement emporté sur le Soviet. On me con- 
firme que la garnison de Tsarskoïé-Sélo avait menacé de 
marcher sur Pétrograd. 

Au cours de l'après-midi, les manifestations recom- 
mencent. 

Tandis que, vers 5 heures, je prends le thé chez Mme P..., 
sur la Moîka, nous entendons un grand tapage, venant de 
la Perspective Newsky, puis un crépitement de fusillade. 
On se bat devant Notre-Dame de Kazan. 

Pour rentrer à l'ambassade, je croise des bandes léni- 
nistes, en armes, et qui hurlent : « Vive l'Internationale ! 
A bas Milioukow ! A bas la guerre ! » 

Les collisions sanglantes continuent dans la soirée. 

Mais, comme hier, le Soviet prend peur. Il craint de 
se voir dépassé et supplanté par Lénine. Il redoute éga- 
lement que les troupes de Tsarskoïé-Sélo ne se mettent en 
marche; il fait donc afficher, d'urgence, un appel au 
calme et à l'ordre « pour sauver la révolution du boule- 
versement qui la menace ». 

A minuit, la tranquiUité est rétabUe. 






Samedi, 5 mai 1917. 

La ville a repris sa physionomie habituelle. 

Mais, à en juger par le ton arrogant des journaux 
extrémistes, la victoire du gouvernement est précaire: 
les jours de Milioukow, de Goutchow, du prince Lvow, 
sont comptés. 



334 LA RUSSIE DES TSARS 






Dimanche» 6 mai 1917. 

ConversaticHi avec le grand métalluigiste et financier 
Poutilow ; nous échangeons des pronostics sombres sur 
les conséquences inévitables des événements actuels. 

— Une révolution russe, dis-je, ne peut être que disso- 
lutive et dévastatrice, puisque le premier effet d'une révo- 
lution est de libérer les instincts populaires ; or, les ins- 
tincts du peuple russe sont essentiellement anarchiques... 
Jamais je n'ai si bien compris le vœu qu'inspirait à 
Pouchkine l'aventure de Pougatcbew : Que Dieu nous pré- 
serve de revoir la révolution russe^ sauvage et absurde! 

— Vous connaissez mes idées là-dessus. Je crois que la 
Russie vient d'entrer dans une période extr^neraent 
longue de désordre, de misère et de ruine, 

— Vous ne doutez pas cependant que la Russie ne 
finisse par se ressaisir et se relever? 

Après un silence grave, il reprend, avec ime étrange 
acuité du regard : 

— Monsieur l'ambassadeur, je répondrai à votre 
question par im apologue persan... Il y avait ime fois, 
dans les plaines du Khorassan, ime grande sécheresse, 
dont le bétail souffrait cruellement. Un berger, voyant 
dépérir ses brebis, va trouver un sorcier fameux et lui 
dit : « Toi qui es si habile et si puissant, ne pourrais-tu 
faire repousser l'herbe de mes prairies? — Oh I rien de 
plus simple, répond l'autre. Cela ne te coûtera que deux 
tomans. » Aussitôt, marché conclu. Et le magicien pro- 
cède immédiatement à ses incantations. Mais, ni le len- 
demain, ni les jours suivants, on ne voit paraître le 
mcmidre nuage au ciel ; la terre se dessèche de plus en 
plus ; les brebis continuent de maigrir et de moturir. 
Effrayé, le berger retourne bientôt chez le sorcier, qui lui 



22 AVRIL-6 MAI I917 335 

prodigue les paroles rassurantes et les conseils de patience. 
Néanmoins, la sécheresse persiste encore ; la terre devient 
tout à fait aride. Alors, le berger désespéré accourt de 
nouveau chez le sorcier et lui demande avec angoisse : 
a Tu es bien sûr de faire repousser l'herbe de mes prairies? 
— Absolument sûr; j'ai même fait cent fois des choses 
beaucoup plus difficiles ! Je te garantis donc que tes 
prairies reverdiront... Mais je ne peux pas te garantir 
que, d'ici-là, toutes tes brebis ne seront pas mortes, » 



CHAPITRE XIII 

7-17 MAI I917 



Nous fonnulons, Albert Thomas et moi, nos thèses contradic- 
toires sur le caractère de la révolution russe et nous les sou- 
mettons au gouvernement de la République. — Visite d'adieu 
au grand -duc Nicolas-MichaÏÏowitch : « Du gibier de potence... » 

— Ascendant de Kérensky sur les députés socialistes français ; 
virtuosité prestigieuse de son éloquence. — Lénine et les 
moujiks : prodromes d'une crise agraire. — Mes adieux à la 
société russe. Un dernier regard sur la statue de Pierre le 
Grand. — Je quitte Pétrograd, en même temps que les députés 
socialistes Cachin et Moutet. — La Finlande c aux mille lacs >. 
Entretien avec les députés socialistes sur les conséquences à 
tirer de la révolution russe : ils estiment que la paix devra être 
négociée d'après les principes de l'Internationale. — Passage 
de la Tornéa sur la glace : un convoi de blessés en détresse. 

— La complainte prophétique du yourodiwi dans Boris Go* 
dounow : « Pleure, ma chère Russie, pleure I car tu vas mourir ! • 



Lundi, 7 mai 1917. 

A mon télégramme du 3 mai, Ribot répond en nous 
priant, Albert Thomas et moi, de lui exposer nos deux 
opinions. 

— Rédigez votre thèse, me dit Albert Thomas; je 
rédigerai ensuite la mienne et nous les enverrons telles 
quelles au gouvernement. 

Voici ma thèse : 

a i9 L'anarchie se propage dans toute la Russie et la 
paralyse pour longtemps. La querelle entre le gouverne- 
ment provisoire et le Soviet démontre, par sa durée même, 

336 



7-17 MAI 1917 337 

leur impuissance réciproque. Le dégoût de la guerre, 
l'abdication de tous les rêves nationaux, le souci exclusif 
des problèmes intérieurs se manifestent de plus en plus 
dans Tesprit public. Des villes comme Moscou, qui, hier 
encore, étaient des foyers de patriotisme, sont conta- 
minées. La démocratie révolutionnaire paraît incapable 
de rétablir Tordre dans le pays et de l'organiser pour la 
lutte. 

« 2^ Devons-nous ouvrir à la Russie un nouveau crédit 
de confiance et lui accorder de nouveaux délais? — Noii ; 
car, dans les h3^othèses les plus favorables, elle ne sera 
pts en état de remplir pleinement ses obligations d'alliée 
avant plusieiurs mois; 

« 30 Tôt ou tard, la psuralysie plus ou moins complète 
de l'effort russe nous contraindra de modifier les solu- 
tions que nous avons concertées pour les questions orien- 
tales. Le plus tôt sera le mieux : car toute prolongation 
de la guerre se traduit, à l'égard de la France, par des 
sacrifices effroyables, dont la Russie, depuis longtemps, 
n'asstune plus la contre-partie ; 

« 40 Nous devons donc, sans différer davantage, cher- 
cher très secrètement le moyen d'amener la Turquie à 
nous proposer la paix. Cette idée exclut nécessairement 
toute réponse à la dernière note du gouvernement pro- 
visoire, puisque cette réponse rénoverait, en quelque sorte, 
des accords qui, par la faute de la Russie, sont devenus 
irréalisables. » 

Voici maintenant la thèse d'Albert Thomas : 

<c i^ Je reconnais que la situation est difficile et trouble, 
mais non désespérée, comme semble le croire M. Paléo- 
logue. 

« 2^ Je crois que la meilleure politique est de faire en- 
core à la Russie nouvelle un crédit de confiance que nous 
n'avons pas ménagé à l'ancienne. 

« 30 Le gouvernement aura à décider sur la politique 
orientale que lui propose M. Paléologue. Je me contente 
T. III. . 22 



338 LA RUSSIE DES TSARS 

de noter que le mcmient n'est peut-être pas bien choisi 
pour de grandes combinaisons diploinatiques nouvelles 
en Orient. Mais il me plaît, par contre, de constater qu'en 
conseillant de ne pas répondre à la dernière note du goo- 
vemement provisoire, M. Paléologue, tend, lui aussi, 
à la révision des accords. Je ne suis pas opposé, pom* ma 
part, à ridée de chercher très secrètement le moyen 
d'amener la Turquie à nous proposer la paix. La seule 
difiérence entre M. Paléologue et moi, c'est que je crois 
encore à la possibilité de ramener la Russie à la guerre 
par la proclamation d'une politique démocratique ; M. Pa- 
léolc^ue croit qu'il n'existe plus aucun moyen d'y parvenir. 
« 40 Notre discussion courtoise mettra le gouvernement 
en état de juger plus complètement la situation. Je per- 
siste à penser que la poUtique que je propose est à la fois 
la plus prudente et la plus conforme à la réalité des faits ; 
elle n'exclut pas d'ailleurs le projet turc ; mais die tend 
à le réaliser d'accord avec la Russie nouvelle et non contre 
elle. » 






Mardis S mai 1917. 

Visite d'adieu au grand-duc Nicolas-Micludiowitcht 
Le bel optimisme qu'il affectait à l'aube du régime nou- 
veau est loin I II ne me cache pas son angoisse et sa tris- 
tesse. Cependant, il garde encore l'espoir d'une amélio- 
ration prochaine, qui serait alors suivie d'un re^aisisse- 
ment général, d'un relèvement définitif. 

Mais, tandis qu'il me reconduit à travers les salons jus- 
qu'au vestibule, sa voix s'émeut : 

— Quand nous nous reverrons, me dit-il, où en sera la 
Russie?... Nous re verrons-nous jamais? 

— Vous êtes bien sombre, monseigneur. 

— Je ne peux pourtant pas oubUer tout à fait que je 
suis du gibier de potence. 



7-17 MAI 1917 339 






Mercredi, 9 mai 1917. 

J'ai déjà noté que les quatre délégués du socialisme 
frsmçais, Albert Thomas, Lafont, Cachin et Moutet, sont 
de formaticMi universitaire et classique, ce qui les rend 
particulièrement sensibles à l'action oratoire, aux pres- 
tiges de la rhétorique et de la diction. De là vient l'étrange 
ascendant que Kérensky exerce sur eux. 

Je reconnais d'ailleurs que le jeune tribun du Soviet 
est extraordinairement éloquent. Ses discours, même les 
plus improvisés, sont remarquables pour la richesse du 
verbe, le mouvement des idées, le rythme des phrases, 
l'ampleur des périodes, le lyrisme des métaphores, le 
cliquetis éblouissant des mots. Et quelle variété de ton I 
Quelle souplesse d'attitude et d'expression! Il est tour 
à toiu: hautain et famiUer, enjôleur et impétueux, auto- 
ritaire et caressant, cordial et sarcastique, persifleur 
et inspiré, lucide et ténébreux, trivial et dith3n:ambique. 
Il joue de toutes les cordes; sa virtuosité dispose de 
toutes les forces et de tous les artifices. 

La ample lecture de ses harangues ne donne aucune 
idée de son éloquence ; car sa personne physique est peut- 
être l'élément le plus efl&cace de l'emprise fascinante qu'il 
a sur les foules. Il faut donc aller l'entendre dans un de 
ces meetings populaires où il pérore chaque nuit, comme 
jadis Robespierre aux Jacobins. Rien de plus frappant 
que de le voir surgir à la tribune, avec son masque blênw, 
fiévreux, hystérique, ravagé. Le regard est tantôt voilé, 
tantôt fuyant, presque insaisissable entre les paupières 
mi-closes, tantôt acéré, provocateur et fulgurant. Mêmes 
contrastes dans la voix qui est généralement caverneuse 
et rauque, avec des éclats subits d'une stridence et d'une 
sonorité superbes. Enfin, par instant, im soufQe mysté- 



340 LA RUSSIE^DES TSARS 

rieux, un souffle àe prophétisme ou d'apocalj^pse, trans- 
figure l'orateur et rayonne autour de lui en effluves magné- 
tiques. La contention ardente de son visage, l'hésitation 
ou l'emportement de sa parole, les soubresauts de sa 
pensée, la lenteur somnambulique de ses gestes, la fixité 
de ses prunelles, la crispation de sa bouche, le hérisse- 
ment de ses cheveux lui donnent Tair d'un monomane 
ou d'un halluciné. De grands frissons parcoiurent alors 
l'auditoire. Toutes les interruptions cessent; toutes les 
résistances tombent ; toutes Jes volontés individuelles se 
dissolvent : l'assemblée tout entière communie dans une 
sorte d'hypnose. 

Mais, derrière cette grandiloquence théâtrale, derrière 
ces prouesses de tribune et d'estrade, qu'y a-t-il? — 
Rien, sinon de l'utopie, du^cabotinage et de l'infatuation. 






Jeudi, 10 mai 19 17. 

La comtesse Adam Zamoyska, arrivée hier de Kiew, 
me raconte qu'elle n'ose plus retourner au château de sa 
famille, à Petchara, en Podolie, où elle s'est réfugiée 
depuis l'invasion de la Pologne; car une effervescence 
dangereuse règne parmi les paysans. 

— Jusqu'à ce jour, me dit-elle, ils étaient tous fidèle- 
ment attachés à ma mère, qui d'aiUeurs les comblait de 
bienfaits. Depuis la révolution, tout est changé. Nous les 
voyons stationner devant le château ou dans le parc, 
en esquissant, avec de grands gestes, les projets de partage. 
L'un veut prendre le bois qui rejoint la rivière ; l'autre 
se réserve les jardins pour en faire des patinages. Us 
discutent ainsi, pendant des heures, sans même s'inter- 
rompre quand ma mère, ime de mes sœurs ou moi, nous 
nous approchons d'eux. 

Le même état d'esprit se révèle dans toutes les pro- 



7-17 MAI 1917 341 

vinces; l'active propagande que Lénine poursuit parmi 
les paysans conMnence donc à porter ses fruits. 

Aux yeux des moujiks, la grande réforme de 1861, 
l'émancipation des serfs, est toujours apparue conrnie le 
préliminaire de l'expropriation générale qu'ils attendent 
obstinément depuis des siècles ; ils estiment en effet que 
le partage de toutes les terres, le tcherny pérédel, le « par- 
tage noir », ainsi qu'ils l'appellent, leur est dû en vertu 
d'un droit naturel, imprescriptible et primordial. Les 
apôtres de Lénine ont beau jeu à leur annoncer que 
l'heure de la suprême justice va enfin sonner. 



* 
* * 



Vendredi, 11 mai 1917. 

Je déjeune à l'ambassade d'Italie avec Milioukow, 
Buchanan, le président du Conseil de Romnanie, Bra- 
tiano, qui vient d'arriver à Pétrograd pour conférer avec 
le gouvernement provisoire, le prince Scipion Borghèse, 
le comte Nani Mocénigo, etc. 

Pour la première fois, Milioukow me semble atteint 
dans son courageux optimisme, dans sa volonté de con- 
fiance et de lutte. En parole, il affecte à peu près la même 
assurance que naguère ; mais le timbre sourd de sa voix 
et le ravage de sa figure ne révèlent que trop sa détresse 
intérieure. Nous en sommes tous frappés, 

Après le déjeuner, Bratiano me dit avec angoisse : 

— Avant peu, nous perdrons Milioukow... Puis ce sera 
le tour de Goutchkow, du prince Lvow, de Chingarew... 
Alors, la révolution russe sombrera dans l'anarchie... 
Et nous, les Roumains, nous serons perdus ! 

Une larme lui vient aux yeux ; mais, tout de suite, 
il relève la tête et reprend contenance. 

Carlotti et le prince Borghèse ne se cachent pas non 
plus d'être inquiets. La paralysie de l'armée russe va 



342 LA RUSSIE DES TSARS 

nécessairement libérer un grand nombre de divisioos 
autrichiennes et allemandes. Ces divisicois ne seront-elles 
pas transportées au Trentin ou sur Tlsonzo, pour reccmi- 
mencer, avec plus de puissance encore, la terrible offensive 
de mai dernier? 

Samedi, ii mai X917. 

Mon groupe d'amis russ^ est déjà bien dispersé. Les 
uns ont été s'installer à Moscou, avec l'espoir d'y trouver 
une atmosphère plus calme. Les autres sont partis pour 
leurs terres, dans la pensée que leur présence produira 
im bon efifet moral siu: les paysans. Quelques-uns enfin 
ont émigré à Stockhdm. 

J'ai pu néanmoins en réunir, ce soir, une douzaine encore 
pour un dernier dîner. 

Les visages sont abs(»rbés ; les conversations trsdnent ; 
il y a de la mélancolie dans l'air. 

Avant de se retirer, tous mes convives m'expriment la 
même idée : a Votre départ marque pour nous la fin d'un 
ordre de choses. Aussi, nous garderons à votre ambassade 
un long souvenir. » 

Les nouvelles de l'armée russe scmt mauvaises. La fra- 
ternisation avec les soldats allemands se propage sur 
tout le front. 

Dimanche, 23 mai 19x7. 

Après quelques visites d'adieu échelonnées au long du 
Quai Anglais, je passe devant le monument de Pierre le 
Grand, par Falconet. C'est la dernière fois sans doute que 
j'ai sous les yeux cette magnifique évocation du tsar 
conquérant et législateur, ce chef-d'oeuvre de la statuaire 
équestre ; aussi, je fais arrêta ma voiture. 



^'^^ MAI 1917 343 

Depuis trois ans et demi que je réside sur les bords de 
la Néwa, je ne me suis jamais lassé d'admirer Timpâieuse 
efi&gie du glorieux autocrate, l'assurance altière de son 
visage, la despotique autorité de son geste, l'élan superbe 
de son cheval cabré, la vie merveilleuse qui anime à la 
fois l'homme et l'animal, la beauté plastique de l'ensemble^ 
la grandeur du décor architectural qui sert de fond. 

Mais aujourd'hui, une pensée me domine. Si Rerre- 
Alexéïéwitch ressuscitait un instant, de quelle atroce 
douleur ne serait-il pas déchiré, en voyant s'accomplir 
ou se préparer la ruine de son œuvre, la répudiation de 
son héritage, le reniement de ses rêves, la dissolution de 
son empire, la fin de la puissance russe I 






Lundi, 14 mai 1917. 

Le ministre de la Guerre, Goutchkow, donne sa démis- 
sion, se déclarant impuissant à changer les conditions 
dans lesquelles s'exerce le pouvoir, « conditions qui me- 
nacent de conséquences fatales la Uberté, la sûreté, Texis 
tence même de la Russie. » 

Le général Goturko et le général Broussilow demandent à 
être relevés de leurs commandements. 

C'est la f aiUite définitive du libéralisme russe et le 
triomphe prochain du Soviet. 






Mardi, 15 mai 1917. 



MUioukow m'ofire un déjeuner d'adieu, auquel il a 
invité le marquis Carlotti, Albert Thomas, Sazonow, 
Nératow, Tatistchew, etc. 



344 LA RUSSIE DES TSARS 

La démission de Goutchkow et son cri d'alarme assom- 
brissent tous les visages. 

Le ton sur lequel Milioukow me remercie du concours 
que je lui ai prêté, me prouve qu'il se sent, lui aussi, 
condamné. 

Depuis plusieurs semaines, le gouvernement provisoire 
pressait Sazonow d'aller prendre possession de son am- 
bassade à Londres. Il se dérobait, n'étant que trop juste- 
ment inquiet de ce qu'il laisserait derrière soi, de la poli- 
tique qu'on lui dicterait de Pétrograd. Sur les instances 
de Milioukow, il s'est résigné enfin à se mettre en route. 

Nous partirons ensemble demain matin. 

L'amirauté britannique doit envoyer à Bergen un 
aviso rapide et deux contre-torpilleurs pour nous trans- 
porter en Ecosse. 

* 

De Pétrograd à Biélo-Ostrow, mercredi, i6 mai 191 7. 

En arrivant ce matin à la gare de Finlande, je trouve 
Sazonow devant le wagon qui nous a été réservé. D'un 
ton grave, il m'annonce : 

— Tout est changé; je ne vous accompagne plus... 
Tenez, lisez! 

Et il me tend une lettre qu'on vient de lui apporter, 
lettre datée de cette nuit même, et par laquelle le prince 
Lvow le prie de surseoir à son départ, Milioukow ayant 
donné sa démission. 

— Je pars et vous restez, lui dis-je. N'est-ce pas sym- 
bolique? 

— Oui, c'est la fin de toute ime politique!... La pré- 
sence de Milioukow était une dernière garantie de fidélité 
à notre tradition diplomatique. Maintenant, qu'irais-je 
faire à Londres !... Je crains que l'avenir nç prouve bientôt 
à M. Albert Thomas quelle faute il a conMnise en prenant 



7-17 MAI 1917 345 

si ouvertement parti pour le Sovid, contre Milioukow I 
L'afGiuence des amis qui sont venus me dire adieu met 
fin à notre dialogue. 

Les deux députés socialistes français, Cachin et Moutet, 
et les deux délégués du socialisme anglais, O'Grady et 
Thome, montent dans le train ; ils arrivent directement 
du palais de Tauride où ils ont passé toute la nuit à 
délibérer avec le Soviet. 
Le train part à 7 heures 40. 






Haparanda, jeudi, 17 mai 1917. 

Toute la journée d*hier, le train a parcouru la Finlande 
« aux mille lacs ». 

Aussitôt la frontière franchie, comme on se sentait 
loin de la Russie ! Partout, dans chaque ville et dans le 
moindre village, Taspect des maisons aux vitres nettes, 
aux Persiennes claires, aux carrelages luisants, aux clô- 
tures correctes, trahissait la propreté, le soin, Tordre, 
réconomie domestique, le sens du confort et du home. 
Sous le ciel grisâtre, la campagne était d'une fraîcheiir 
et d'ime variété charmantes, surtout vers le soir, entre 
Tavastehus et Tammerfors. Verdure jeune des bois, 
des cultures et des prés ; rivières vives et murmurantes ; 
lacs limpides, moirés de reflets sombres. 

Ce matin, près d'Uleaborg, la nature est devenue sévère. 
Des plaques de neige marbrent çà et là tme lande stérile, 
où des bouleaux maigres luttent avec peine contre le cli- 
mat hostile. Les rivières, au cours torrentiel, charrient 
des glaçons énormes. 

Cachin et Moutet viennent causer dans mon wagon. 

Moutet qui, depuis notre départ de Pétrograd, s'était 
montré taciturne et soucieux, me dit brusquement : 

— Au fond, la révolution russe a raison. Ce n'est pas 



z' 



546 LA RUSSIE DES TSARS 

tant une révolution politique qu'une révolution ifderna- 
tionale. Les classes bourgeoises, capitalistes, impérialistes, 
ont déchaîné sur le monde ime crise efErojrable, qu'elles 
sont incapables de résoudre. La paix ne peut plus être 
réalisée que d'après les principes de l'Liternationale, 
Ma conclusion est très nette : j'y ^ encore réfléchi toute 
cette nuit : les socialistes français doivent se rendre à la 
conférence de Stockholm poin: y provoquer une réunion 
plénière de Tlntemationale et préparer les bases générales 
de la paix. 
Cachin objecte : 

— Mais si la social-démocratie allemande refuse l'in- 
vitation du Soviet, ce sera un désastre pour la révolution 
russe. Et la France sera entraînée dans ce désastre! 

Moutet reprend : 

— Nous avons fait au tsarisme un assez long crédit ; 
nous ne devons pas marchander notre confiance au nou- 
veau régime. Or, le Somet nous a aflSrmé que, si l'Entente 
révise loj^ement ses buts de guerre, si l'armée russe a 
conscience de se battre désormais pour une paix sincère- 
ment démocratique, il en résultera, dans toute la Russie; 
un magnifique sursaut national, qui nous garantit la 
victoire. 

Je m'efforce de lui démontrer que cette affirmation 
du Soviet est sans valeur, parce que le Soviet n'est déjà 
plus maître des passions populaires qu'il a déchaînées : 

— Voyez ce qui se passe à Cronstadt et à Scblussel* 
bourg, c'est-à-dire à trente-cinq verstes de Pétrograd. 
A Cronstadt, la commune est maltresse de la ville et des 
forts; les deux tiers des officiers ont été massacrés; 
cent vingt officiers sont encore sous les verroux et cent 
cinquante sont contraints, chaque matin, à balayer les 
rues. A Schlusselbourg, c'est aussi la commune qui règne, 
mais avec le concours des prisonniers de guerre allemands 
qui se sont organisés en syndicat et qui dictent la loi aux 
usines. Devant cette situation intoléral^, le Soviet reste 



7-17 MAI 1917 347 

impuissant ! J'aximets, à la rigueur, que Kérensky réus- 
sisse à rétablir un peu de discipline dans les troupes et 
même à les galvaniser. Mais comment, par quels moyens, 
pourra-t-il réagir contre la désorganisation administra- 
tive, contre le mouvement agraire, contre la crise finan- 
cière, contre la débâcle économique, contre la générali- 
sation des grèves, contre les progrès du séparatisme?... 
En vérité, un Pierre le Grand n'y suffirait pas! 
Moutet me demande : 

— Considérez-vous donc que Tannée russe est doréna- 
vant incapable d'aucun effort? 

— Je crois que l'armée russe peut encore être reprise 
en mains et qu'elle pourra même engager bientôt quelques 
opérations secondaires. Mais toute action intense et per- 
sistante, toute offenâve puissante et soutenue lui est 
désormais interdite par l'anarchie de l'intérieur. C'est 
pourquoi je n'attache aucune importance au sursaut 
national que vous a promis le Soviet; ce ne serait qu'im 
geste vain. Le pèlerinage à Stockholm n'aurait donc 
d'autre effet que de démoraliser les Alliés et de les di- 
viser. 

Vers midi et demi, le train s'arrête devant quelques 
baraques délabrées, dans im paysage désert et morne, 
sous une Ixunière fauve : c'est Toméo. 

Tandis qu'on procède aux formalités de police et de 
douane, Cachin nous dit, en montrant le drapeau rouge 
qui flotte sur la gare, — un drapeau décoloré, fané, déchi- 
queté : 

— Nos amis de la révolution devraient bien s'offrir 
un drapeau moins défraîchi pour le hisser à la frontière, 

Moutet répUque en riant : 

— Ne parle pas du drapeau rouge ; tu vas faire de la 
peine à l'ambassadeur. 

— De la peine, à moi? Pas du tout. Que la révolution 
russe adopte n'importe quel drapeau, même le drapeau 



348 LA RUSSIE DES TSARS 

noir, pourvu que ce soit un emblème de force et d'ordre. 
Mais regardez ce haillon, jadis pourpre. C'est bien le 
s}maLbole de la Russie nouvelle : un sale chiffon qui s'en 
va en loques! 

La Toméa, qui marque la frontière, est encore glacée. 
Je la franchis à pied, en suivant les traîneaux qui em- 
portent mes bagages vers Haparanda. 

Un lugubre cortège vient en sens inverse : c'est un 
convoi de grands blessés russes qui arrivent d'Allemagne, 
par la voie de Suède. Comme de juste, les moyens de 
transport, préparés pour les recevoir, sont insuffisants. 
Aussi, une centaine de civières sont-elles déposées à 
même sur la glace, où ces misérables débris humains gre- 
lottent sous une mince couverture. Quel retour dans la 
patrie!... Mais vont-ils même retrouver une patrie? 

Et, jetant im dernier regard en arrière, je me répète 
la complainte prophétique par laquelle un pauvre 
moujik a innocent », un yourodiwi, termine ime scène 
d'émeute dans Boris Godounow : « Pleure, ma sainte Russie, 
pleure 1 car tu vas entrer dans les ténèbres. Pleure, ma 
chère Russie, pleure ! car tu vas mourir. » 



FIN DU TOME TROISIÈME 



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TABLE DES MATIÈRES 



CHAPITRE PREMIER 

19 AOUT-18 SEPTEMBRE I916 

La camarilla de l'impératrice ; orientation qu'elle s'efforce d'im- 
primer à la diplomatie russe. — L'armée de Salonique accroche 
les Bulgares sur le front de Macédoine, aôn de couvrir la mobi- 
lisation de l'armée roumaine. — Éducation politique de Nico- 
las Il : « L'empereur restera toujours l'élève de Pobédo- 
nostzew » !... — Succès de l'armée russe dans la Haute- Arménie. 

— L'impératrice et Sturmer ; il la traite en régente. — Épui- 
sement des forces russes sur le front de Galicie. — Un des 
régiments russes expédiés en France se mutine à Marseille. — 
Arrestation de Manouïlow, chef du secrétariat de Sturmer. — 
L'ennui, mal chronique de la société russe. — Influence de la 
question juive sur les rapports de la Russie et de l'Amérique. 

— Situation périlleuse de la Roumanie; combat de Tour- 
toukaî; invasion de la Dobroudja; l'état-major russe étudie 
la possibilité d'expédier une armée de secours dans la région 
danubienne. Le plan stratégique du maréchal Hindenburg. 

— Raspoutine et Sturmer ; leurs conciliabules à la forteresse 
des Saints-Pierre-et-Paul. — La notion du temps et de l'es- 
pace chez les Russes i 

CHAPITRE II 

19 SBPTBMBRB-26 OCTOBRE 1916 

Présages d'hiver. L'église du Sauveur-sur-les-Eaux. — Reproche 
d'insensibilité qu'on adresse communément à l'empereur. — 
Effort général des Alliés pour soulager la Roumanie. — L'ins- 
truction publique en Russie : les écoles primaires. Ignorance 
des masses rurales; contraste avec le brillant développement 
des sciences, des lettres et des arts. — Crise politique à 

349 



350 LA RUSSIE DES TSARS 

Athènes ; départ de Vénizélos pour la Crète. — Visite du prince 
Kanin à Pétrograd ; réflexion d'un moujik, — Encore un nou- 
veau ministre de l'Intérieur : Protopopow ; ses relations avec 
Raspoutine. — La « trahison » de Sturmer; intrigues qui 
s'ourdissent autour de lui. — Activité clandestine des chefs 
socialistes. — Défaites successives de l'armée roumaine ; gra- 
vité de la situation. Le général Berthelot, qui va commander 
la mission française en Roumanie, traverse Pétrograd. — Mon 
collègue du Japon, le vicomte Motono, est nommé ministre des 
Affaires étrangères ; sa haute intelligence des problèmes asia- 
tiques et européens. — Le ministre des Voies de communica- 
tion, Trépow, prend courageusement parti contre Sturmer ; sa 
confiance dans l'empereur. — Les agents de l'Allemagne à Pétro- 
grad ; les dîners du financier Manus, — Prise de Constantza par 
les Austro-Bulgares ; les Roumains évacuent la Dobroudja. 20 

CHAPITRE III 

27 OCTOBRB-22 NOVBMBRS I916 

Autorité croissante de l'impératrice dans le gouvernement de 
l'empire. Grèves à Pétrograd ; la troupe tire sur la police. — 
Fréquence des divorces dans la société russe; altération des 
mœurs depuis Anna Karénine. — Une félonie du comte Witte, 
en 1914. — Les puissances germaniques proclament l'auto- 
nomie de la Pologne russe, sous une monarchie héréditaire. 
Indignation que cette nouvelle suscite à Pétrograd et à Mos- 
cou. — Politique réactionnaire de Protopopow ; souvenir des 
Bandes noires ». — Réouverture de la Douma : déclaration 
du gouvernement ; les ministres quittent la salle des séances ; 
violent réquisitoire de Milioukow contre Sturmer ; manifesta- 
tions diverses de l'opinion publique. — Fréquence des suicides 
en Russie ; symptôme de désintégration sociale. — Le mage 
Papus et les souverains russes : une scène de nécromancie à 
Tsarskoïé-Sélo, en 1905 ; présage de révolution. — Mort de 
l'empereur François-Joseph 63 

CHAPITRE IV 

23 NOVBMBRB-24 DÉCBMBRB I916 

Renvoi de Sturmer; irritation de l'impératrke, — Trépow est 
appelé à la présidence du Conseil; garanties qu'il représente 
pour l'Alliance. — Le général Alexâiew, malade, est rem^^cé 



TABLE DES MATIÈRES 35I 

par le général Gourko. — Conflit entre la Douma et le ministre 
de r Intérieur; attaques véhémentes contre «. les puissances 
occultes qui perdent la Russie ». — L'opinion publique se 
désintéresse de Constantinople et du rêve oriental. — Mas- 
sacre de marins français à Athènes. Examen des mesures 
qui s'imposent à l'égard de la Grèce. — La camaxilla de l'im- 
pératrice. Quels en sont les véritables chefs? — L'Allemagne 
propose aux États-Unis d'ouvrir une négociation de paix : ar- 
rière-pensée qm a inspiré cette initiative. — Le contrôleur gé-^ 
néral de l'empire, Pokrowsky, est nommé ministre des Affaires 
étrangères. Son premier contact avec la Douma ; fermeté patrio- 
tique de ses déclarations. Je confère avec lui sur les suites que 
comporte la proposition allemande. — Situation des armées 
alliées en Roumanie ; difficulté des transports. — En vue de ré- 
pondre à la proposition allemande, le gouvernement français 
définit « les buts supérieurs » que les Alliés ont assignés à leur 
effort commun : réorganisation de l'Europe d'après le principe 
des nationalités, droit des peuples au libre développement éco- 
nomique, etc. Pokrowsky acquiesce à toutes les clauses de ce 
programme. — L'empereur prohibe l'usage des vocables ger- 
maniques dans la nomenclature des titres officiels 97 

CHAPITRE V 

25 DÉCEMBRE 1916-8 JANVIER I917 

Manifeste de l'empereur à ses armées : affirmant une fois de plus 
sa confiance dans la victoire, Nicolas II proclame sa résolution 
inébranlable de restaurer la Pologne et d'acquérir Constanti- 
nople. Sens caché que j'attribue à ce manifeste. — Exacte 
responsabilité de l'état-major russe dans le désastre roumain. 
— Projet de réunir une conférence des Alliés à Pétrograd. — 
Relations personnelles de mon collègue d'Angleterre, sir 
George Buchanan, avec les partis d'opposition ; griefs injustifiés 
qu'on lui adresse à cet égard. — Assassinat de Raspoutine ; cir- 
constances mystérieuses du drame. Affolement de l'impératrice. 
On désigne bientôt comme assassins ou compUces le prince 
F^ix Youssoupow, le grand-duc Dimitry et le député de 
l'extrême droite Pourichkiéwitch. — Arrestation du grand- 
duc Dimitry. Effet produit dans le peuple par l'assassinat du 
staretz. Découverte du cadavre dans la Newka ; son transfert à 
l'asile de Tchesma. La sœur Akoulina procède à l'ensevelisse- 
ment; une lettre de l'impératrice au « martyr ». Obsèques 
nocturnes à Tsarskoïé-Sélo. — Travail de conjuration contre 



352 LA RUSSIE DES TSARS 

les sonverains ; propagande parmi les régiments de la Garde ; 
rôle des grands-ducs. — Détails rétrospectifs sur l'assassinat 
de Raspoutine : le guet-apens; l'exécution; l'immersion du 
cadavre dans la Newka. — L'empereur me reçoit à Tsarskoïé- 
Sélo ; son air tendu et absorbé ; fermeture de sa pensée ; impres- 
sion désolante que j'emporte de cette audience. — Le grand- 
duc Dimitry est envoyé en Perse et le prince Félix Yous- 
soupow relégué dans le gouvernement de Koursk. — Ajour- 
nement de la conférence que les Alliés devaient tenir à Pé- 
trograd 120 

CHAPITRE VI 

9-28 JANVIER I917 

Démarche collective de la famille impériale auprès de Nicolas II ; 
la grande-duchesse Marie-Pavlowna me confie ses angoisses. — 
Mon collègue d'Angleterre, sir George Buchanan, essaie d'abor- 
der avec l'empereur les problèmes de la politique intérieure ; 
réponses tranchantes qu'il reçoit. — Un élément romanesque 
dans la conjuration des grands-ducs. — Réception du corps 
diplomatique à Tsarskoïé-Sélo pour le premier jour de l'an 
orthodoxe ; triste impression. — L'empereur sévit contre les 
grands-ducs ; un précédent historique. — Le prince héritier 
de Roumanie arrive à Pétrograd ; confiance des relations 
russo-roumaines. — Entretien avec le grand-duc Paul sur le 
rôle de son fils dans l'assassinat de Raspoutine. — Un aide -de- 
camp général de l'empereur ose lui conseiller d'éloigner l'im- 
pératrice ; attitude chevaleresque de Nicolas II. — Le fantôme 
de Raspoutine ; apparitions nocturnes. — Opinion du mage 
Papus sur le staretz. Miracles futurs 154 

CHAPITRE VII 

29 jANVIER-21 FÉVRIER I917 

Conférence des Alliés à Pétrograd : arrivée des plénipotentiaires 
français, britanniques et italiens ; le gouvernement de la Répu- 
blique a délégué l'ancien président du Conseil, Doumergue, 
et le général de Castelnau. — Programme vague de la confé- 
rence. — Présentation des plénipotentiaires à l'empereur; 
échange de paroles insignifiantes. Idée que Nicolas II se fait 
de son autocratisme. — Le général Gourko expose à la confé- 
rence les intentions stratégiques du Commandement suprême 



TABLE DES MATIÈRES 353 

pour 191 7 : ajournement des grandes offensives. Déception de 
la conférence. ■*— L'empereur reçoit Doumergue en audience 
particulière ; il acquiesce à toutes les garanties que la France 
croira devoir exiger de T Allemagne sur la rive gauche du 
Rhin. — Dîner de gala au palais Alexandre. — Travail lan- 
guissant de la conférence : a We are wasting time. » — Impression 
profonde que l'assassinat de Raspoutine a produite sur Tesprit 
des moujiks; premiers symptômes de transfiguration légendaire. 
— Fin de la conférence : résultat médiocre. — Dans ma der- 
nière conversation avec Doumergue, je le prie de rapporter 
au président de la République la vive inquiétude que me 
cause la situation intérieure de la Russie 175 

CHAPITRE VIII 

22 FÉVRIER-II MARS I917 

Une prophétie de Tchadaïew. — Départ de la grande-duchesse 
Marie-Pavlowna pour le Caucase ; elle me confie son eâroi 
de la crise qui s'annonce. — Rôle du tsarisme dans la vie 
politique et sociale du peuple russe. Une hypothèse imaginaire : 
la Conspiration des poudres. — Vue rétrospective sur les ori- 
gines de la guerre russo-japonaise : duplicité de l'empereur 
Guillaume. — Épreuve cruelle de la population et de l'armée 
roumaines en Moldavie ; famine et typhus. Belle attitude du 
roi, de la reine et de Bratiano. — Paradoxes du caractère 
russe : soumission et révolte. — Les opérations militaires de 
Roumanie et le problème de Constantinople. — Effet de la 
guerre sur la moralité des moujiks; doléances d'un évêque à 
l'impératrice. — Troubles à Pétrograd : « Du pain et la paix ! » 
Les ministres tiennent un conseil extraoi;dinaire. « C'est peut- 
être la dernière soirée du régime... » Avis comminatoire aux 
manifestants. Un régiment de la Garde refuse de tirer sur 
la foule 199 

CHAPITRE IX 

12-22 MARS I917 

De l'émeute à la révolution. Barricades, pillages, incendies; 
combats dans les rues. L'armée fraternise avec les insurgés. 
Désarroi du gouvernement ; appel des ministres à l'empereur. 
Le Palais d'hiver et la Forteresse sont envahis. La Douma 
organise un comité exécutif. — Reprise des combats dans les 

T. III. 23 



354 LA RUSSIE DES TSARS 

rues. Mission du général Ivanow. Dernière possibilité de sauver 
le tsarisme. Rapides progrès de la révolution. — Les socialistes 
opposent à la Douma une Conseil des députés ouvriers et sol- 
dats », le Soviet. Rôle décisif de l'armée dans le drame révolu- 
tionnaire. Attitude honteuse du grand-duc Cjoille et de la 
Garde impériale. — Après avoir essayé vainement de rentrer à 
Pétrograd, l'empereur s'arrête à Pskow, où deux commissaires 
de la Douma vont le supplier d'abdiquer en faveur de son fils. 
Constitution d'un gouvernement provisoire. — Nicolas II, 
ne consentant pas à se séparer de son ûls, abdique en faveur 
de son frère, Michel- Alexandrowitch. Colère du Soviet, qui eidge 
et obtient la renonciation du grand-duc Michel. — Nouvelles 
de Tsarskoïé-Sélo ; le grand-duc Paul apprend à l'impératrice 
l'abdication de l'empereur. — Faiblesse du gouvernement pro- 
visoire envers le Soviet : la garnison de Pétrograd se fait pro- 
mettre de n'être pas envoyée au front. — Milioukow est nommé 
ministre des AfiEaires étrangères ; notre premier entretien : j'in- 
siste pour que les nouveaux gouvernants de la Russie procla- 
ment leur volonté de poursuivre la guerre à outrance. — Vue 
générale des événements qui viennent de s'accomplir. Inaction 
du clergé dans la révolution. Détails complémentaires sur 
l'abdication de l'empereur. — Manifeste du gouvernement 
provisoire ; il ne contient qu'une vague allusion à la poursuite 
de la guerre : je proteste auprès de Milioukow. — Le Soviet 
impose au gouvernement provisoire l'arrestation des souve- 
rains déchus. Milioukow fait demander au gouvernement bri- 
tannique de leur donner asile en Angleterre. Éloquents adieux 
de l'empereur à l'armée, 219 

CHAPITRE X 

23 MARS-6 AVRIL I917 

Le gouvernement britannique ofEre au tsar et à la tsarine l'hos- 
pitalité du territoire anglais. — Pronostics sur le développement 
de la révolution. — Le corps de Raspoutine est exhumé nui- 
tamment pour être incinéré dans la forêt de Pargôlowo : 
scène dantesque. — Le Soviet s'oppose au départ des souve- 
rains. — Reconnaissance officielle du gouvernement provisoire ; 
importance que prend le ministre de la Justice, Kérensky 

— Un reflet des opinions qui ont cours dans les milieux intellec- 
tuels : « Nous ne pouvons plus continuer la guerre... » — Progrès 
de l'indiscipline dans les armées combattantes : le prikaz fi9 i. 

— Effervescence des peuples allogènes ; prodromes de désagré- 



TABLE DES MATIÈRES 355 

gation nationale. — Le nouveau gouverneur militaire de Pétro- 
grad s'efforce de reprendre en main les troupes de la garnison. 

— Jugement erroné de l'opinion française sur la révolution 
russe. Différence radicale entre la psychologie du révolution- 
naire latin et celle du révolutionnaire slave. — Le gouverne- 
ment de la République envoie Albert Thomas en mission à 
Pétrograd. — Captivité des souverains à Tsarskoïé-Sélo. — 
Cérémonie solennelle pour les victimes des journées révolu- 
tionnaires ; inhumation au Champ de Mars ; absence du clergé. 
Signification morale de cette journée. — Sur les confins du 
Kurdistan : un dernier exploit de l'armée russe 263 

CHAPITRE XI 

7-21 AVRIL I917 

Les États Unis d'Amérique déclarent la guerre à l'Allemagne. 

— Un concert au théâtre Marie, pour les victimes de la révo» 
lution ; les revenants de Sibérie dans la loge impériale. — Pro- 
testation du sentiment public contre la cérémonie récente 
du Champ de Mars : récitation de prières funèbres sur les 
tombes des victimes. — Oblitération du patriotisme russe : 
a La guerre est morte... » — Polémique entre le gouvernement 
provisoire et le Soviet au sujet des « buts de guerre ». — Vie des 
souverains déchus à Tsarskoïé-Sélo ; surveillance plus rigou- 
reuse : placidité de l'empereur, résignation de l'impératrice. 

— Trois députés socialistes français, Moutet, Cachin et La- 
font, arrivent à Pétrograd. — Dimanche de Pâques : physio- 
nomie curieuse des églises. — Les députés socialistes français 
reçoivent du Soviet un accueil si froid qu'ils perdent contenance 
et n'osent afl&rmer le droit de la France à la restitution de 
r Alsace-Lorraine. — Arrivée du « maximaliste » Lénine à 
Pétrograd. — Illusions des députés socialistes français sur les 
tendances naturelles et les forces directrices de la révolution 
russe : nos discussions à ce sujet. — Prestige croissant de 
Lénine ; ses antécédents, son caractère, ses idées 290 

CHAPITRE XII 

22 AVRIL-6 MAI I917 

Arrivée d'Albert Thomas à Pétrograd. Après m'avoir annoncé 
mon prochain rappel en France, il m'expose l'objet de sa 
mission Confiance que lui inspire « l'élan révolutionnaire 



356 LA RUSSIE DES TSARS 

de la démocratie russe » ; antagonisme de nos idées. Dans la 
dispute qui vient de s'ouvrir entre le gouvernement provisoire 
et le Soviet, il prend parti contre Milioukow, pour Kérensky. 

— Le grand-duc Paul et la révolution. Détails sur la captivité 
de la famille impériale. — Processions populaires : sens esthé- 
tique des foules russes ; les mutilés de la guerre. — Progrès de 
l'anarchie dans les services publics et dans l'armée. — Le i^ mai ; 
cortèges et discours sur le Champ-de-Mars. — Un « concert- 
meeting • au théâtre Michel ; harangues politiques, intermèdes 
musicaux; souvenir de- /a Maison des morts; allocution ro- 
mantique de Kérensky. — Aggravation du conflit entre le 
gouvernement provisoire et le Soviet; résistance courageuse 
de Milioukow ; combats dans les rues ; Albert Thomas soutient 
Kérensky. — Avenir de la Russie ; conséquences inéluctables 
des événements actuels : un apologue persan 309 

CHAPITRE XIII 

7-17 MAI I917 

Nous formulons, Albert Thomas et moi, nos thèses contradic- 
toires sur le caractère de la révolution russe et nous les soumet- 
tons au gouvernement de la République. — Visite d'adieu 
au grand-duc Nicolas-MichaQowitch : « Du gibier de potence... » 

— Ascendant de Kérensky sur les députés socialistes français ; 
virtuosité prestigieuse de son éloquence. — Lénine et les mou- 
jiks : prodromes d'une crise agraire. — Mes adieux à la société 
russe. Un dernier regard sur la statue de Pierre le Grand. — 
Je quitte Pétrograd, en même temps que les députés socialistes 
Cachin et Moutet. — La Finlande « aux mille lacs ». Entretien 
avec les députés socialistes sur les conséquences à tirer de la 
révolution russe : ils estiment que la paix devra être négociée 
d'après les principes de l'Internationale. — Passage de la Toméa 
sur la glace : un convoi de blessés en détresse. — La complainte 
prophétique du yourodiwi dans Boris Godounow : « Heure, 
ma chère Russie, pleure ! car tu vas mourir ! » 336 



TABLE DES ILLUSTRATIONS 



Pages. 

KiEW : la Lavra (Aquarelle de G. Loukomsky) lo 

Le général Broussilow, commandant les armées du 

Sud 64 

Environs d'Iaroslawl : un Village (Aquarelle de G. Lou- 
komsky) 122 

KosTRoMA : la Place de la Garde (Aquarelle de G. Lou- 
komsky) 176 

Tsarskoïé-Sélo : le Féodorowsky Sobor (Aquarelle de 

G. Loukomsky) 214 

L'Empereur, captif à Tsarskoïé-Sélo 272 

LÉNINE (D'après les archives de VOkhrana) 330 

Plan de Pétrograd 348 



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