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LA
SOCIÉTÉ FRANÇAISE
sous U TROISIÈME RÉPUBLIQUE
OUVRAGES DE L'AUTEUR
Les Vies parallèles, roman de grande ville (Fasquelle).
Le Zézère, amours de blancs et de noirs (Fasquelle).
Le Secret des Robes, roman de la couleur (Fasquelle).
La Sarabande, roman de mœurs électorales (Fasquelle).
A PARAITRE :
Théorie nouvelle de la Beauté.
Le Triomphe de la Science.
Dans la Mer des Indes, nouvelles des îles.
892-04. — Coulommiers. Imp. Paul BR0D.\RD. — 11-04.
LITTERATURE SOCIALE
LA
r r
SOCIETE FRANÇAISE
sous LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE
D'APRÈS LES ROMANCIERS CONTEMPORAINS
L'ENFANT — LES OFFICIERS — LES FINANCIERS
LA NOBLESSE — LES ANARCHISTES ET LES SOCIALISTES
MARIUS-ARY LEBLOND
ADAM — BARRES — BEREN'GER — BOURGET — CLEMENCEAU —
CORDAY — DAUDET — DESCAVES — FRANCE — GYP — HENNIQUE
— HERMANT HERVIEU — HUYSMANS — LEMONNIER — LOR-
RAIN — LOTI • — MARGUERITTE — MAUCLAIR — MAUPASSANT —
MIRBEAU — NION — PRÉVOST — RACHILDE — RENARD —
ROSNY — VILLIERS DE LISLE-ADAM — VOGUÉ — ZOLA,... ETC.
PARIS
FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR
ANCIENNE LIBRAIRIE GERMER BAILLIÈRE ET C"
108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 108
1905
Tous droits réservés.
BIBLIOTHfCA
Oc
A Monsieur HUG
CE TEMOIGNAGE HISTORIQUE AUX IDEES QV IL DEFEND
En hommage.
PRÉFACE
I
On pourrait parfois s'étonner un peu de nous voir
envisager le roman contemporain exactement comme la
vie, comme de la réalité, en analyser les personnages
avec les mêmes minutie, précision et assurance que si
c'était des êtres vivants que nous étudions sur le vif, et
ainsi édifier un certain système sociologique — vision
d'ensemble et philosophie de la société — sur ce qui
n'est tout de même que du roman, et, comme l'on dit,
de la fiction. Y a-t-il assez de garanties de certitude?
Déjà l'exemple de bien des historiens autorise cette
méthode : combien de fois la civilisation de périodes
anciennes a-t-elle été évoquée, recomposée exclusi-
vement d'après des œuvres d'art et de littérature', si
souvent inspirées et altérées de fantaisie? Le roman
contemporain, le plus souvent réaliste, est une pein-
ture autrement exacte et scrupuleuse, et fréquem-
1. « L'histoire s'est transformée depuis cent ans en Allemagne, depuis
soixante ans en France, et cela par l'élude des littératures. •> (Taine, Préface
de la Littérature anslaise.)
VI PREFACE
ment même une photographie de la vie. D'ailleurs,
délicatement, inconsciemment, avons-nous toujours
fait abstraction de la personnalité de Fauteur; des
parenthèses et des incidentes indiquent ce qui est la
touche personnelle dont l'artiste modifie la réalité.
Un des mérites de la littérature réaliste a été de
faire prendre l'art au sérieux. Du jour où l'on a su
que les romanciers, au lieu d'inventer, reproduisaient
ce qu'ils avaient observé, la critique n'eut plus à
approuver ni à condamner l'imagination et les concep-
tions des auteurs, mais à se prononcer sur l'exacti-
tude, la vérité des personnages. Elle n'eut plus à
juger des rêves d'après ses facultés de fantaisie,
mais à apprécier l'observation d'après son obser-
vation propre. Et c'est ainsi que bientôt ce n'est plus
de la littérature, mais de la vie qu'elle doit faire la
critique à travers les livres. L'œuvre d'art tend de
plus en plus à être considérée comme une œuvre
d'histoire, ce que Concourt voulait qu'elle fût. On
pourrait aller jusqu'à dire que c'est à la littérature
réaliste qu'on doit la critique d'un Taine, par exemple,
qui, parce qu'il savait qu'un Balzac n'avait fait que
reconstruire, seulement avec des caprices d'archi-
tecte, ce qu'il avait vu, en était venu à vouloir
chercher l'expression de la société dans les œuvres
d'art d'autres siècles, d'autres siècles où l'esprit avait
beaucoup moins nettement conçu qu'au xix^ l'idée
que l'art put représenter la réalité. 11 se trouvait en
outre que Taine était historien et que tel il eut fré-
quemment recours à la littérature pour la psycho-
logie d'une époque. 11 en résulta que la littérature
PREFACE
acquit dans l'esprit contemporain une valeur d'his-
toire et de science. Et Ton peut donc d'après elle
dessiner la monographie d'un personnage social, le
financier ou le professeur, comme d'après les diverses
contributions de la science on a pu constituer la
monographie d'un animal ou d'une plante, U Ecreçisse
ou Le Sapin.
S'il serait très aventureux de poursuivre l'étude de
la société d'après l'œuvre d'un seul écrivain, il y a au
contraire tous gages de certitude à l'entreprendre sur
l'ensemble des romanciers : Zola complète Daudet,
Rosny corrige Bourget, Mirbeau s'oppose à Vogué :
chacun d'eux peut se tromper en ne percevant qu'un
côté de la vérité, tous ensemble ils voient juste. C'est
la société, complexe, qui s'exprime elle-même en sa
complexité par la diversité des tempéraments d'écri-
vains qu'elle a façonnés. Nous n'irons pas jusqu'à
dire, dociles à un subjectivisme allemand que nous
réprouvons, que la vérité ce n'est pas ce qui existe
en soi mais ce que chacun de nous sent : il y a seule-
ment le maximum de chances qu'elle soit la résul-
tante de ce que tous sentent.
Et maintenant l'avantage d'une telle méthode est
considérable. Ce n'est plus la pénétration d'un histo-
rien, d'un spécialiste, enfermé dans son cabinet et
comprimé dans sa spécialité, qui analyse, juge, syn-
thétise, avec des partis-pris de classe, de métier et de
doctrine; ce sont vingt romanciers, des êtres intime-
ment mêlés à la vie, en ayant joui et en ayant souffert,
des témoins et des sujets, fidèles et sincères par la
naïveté ou la vanité quand ils ne le sont point par la
VIII PREFACE
maîtrise ou les nécessités du métier; ce sont vinst
sensibilités et vingt intelligences, c'est leur essence,
c'est la quintessence de tout ce qu'une période a
fourni d'observation.
Corollairement, la critique devient bien plus sûre
juste et proportionnée : en comparant les réalisations
que divers auteurs ont tentées d'un même type, elle
apprécie mieux la profondeur et la souplesse d'obser-
vation de chaque écrivain.
II
C'est ici de la critique par fresques '; ou plutôt nous
voudrions qu'après lecture de ces études particulières
il put se former, devant l'imagination du lecteur dési-
reux d'évoquer la Société, comme de grandes fresques
sociales où, avec l'unité d'ensemble d'une époque,
l'Art, multiple et nuancé, aurait groupé les figura-
tions diverses, en attitudes originales, des profes-
sions et des classes. En un même tableau peut se
rassembler, par exemple, toute l'aristocratie qui fut
dépeinte dans la littérature contemporaine, les per-
sonnages des romans divers se prêtant mutuellement
de la vie, par un jeu de reflets, de contrastes et d'har-
monies, en entremêlant leurs mouvements et leurs
langueurs, leurs vanités et leurs souffrances, leurs
ennuis, leurs déceptions et leurs vices :
Dans un jardin, près de l'escalier du « château »,
un cercle de frêles et nerveuses jeunes femmes,
1. Nos premiers articles laits dans ce sens datent de 1896 [Voltaire) et
ne sont donc pas écrits sous l'inspiration du critique qu'on a crue.
PREFACE IX
coquettes et désœuvrées, entend le babillage fat des
hommes élégants et prétentieux : le plus jeune,
Charlexis, adolescent au teint de fille et au cœur
blasé, sous les yeux jaunissant d'envie de son père,
vieux duc goutteux et encore galantin du Second
Empire, frôle de sa tête bouclée une jeune femme qui
se trouble, lui jetant distraitement l'heure à laquelle
il l'enlèvera, cette nuit, pour fuir vers un port où il
compte l'abandonner aussitôt à elle-même et au
suicide. Cependant l'hystérique Bérengère d'Auflers,
fixant de ses prunelles somnambules un capitaine de
dragons, pousse de petits rires aigus comme des cris;
d'autres demoiselles, très allongées sur les chaises,
ne songeant à rien, songeant au mariage avec des
étrangers laids et aux gentils cousins qui seront leurs
premiers amants, y ajoutent leur gaîté fausse.
Un peu détachée, Giselle d'Exireuil semble écouter
la conversation, mais, l'âme blessée de honte, elle se
rappelle avec un effroi profond qu'elle a été violée
l'aiitre jour, dans les larmes et l'évanouissement, par
le baron SafFre qu'elle hait; ses épaules frissonnent :
il faut qu'elle aille le retrouver demain et le subir,
fût-ce en lui mordant la main, sinon l'époux qu'elle
chérit, ruiné, devra partir pour l'Australie où sa santé
délicate l'exposerait à la mort. Maud de Rouvre,
somptueuse et hardie sous le vêtement trop riche qui
n'est pas encore payé, oubliant qu'elle sort de chez
son amant pauvre à qui elle a livré la moitié de son
corps, exalte de ses regards chauds et purs un loyal
hobereau de Vendée qui, depuis hier soir, lui est
fiancé. Elle est debout dans une stature de mélan-
X PKEFACE
colie. La pelouse, fleurie de boutons d'or, s'arrête au
bas de sa jupe voluptueuse. Le lycéen Serge de
Ménassieux y joue dolemment à la raquette avec une
jolie fillette que son impuissance sentimentale ne
songe pas à chérir. Contre le bosquet de rhododen-
drons, Thérèse de Sauves, étendue en un « rocking-
chair » dans sa grâce blonde d'héroïne perverse de
Bourget, presse à la dérobée la main de son Sigisbée
qui ne voit pas les jeunes filles et lui récite un vers
amoureux de François Coppée. Plus loin des marron-
niers opulents à chatons roses groupent des dames en
mantille à leur ombre noire : la beauté mûre et
fondante de Mme de Gromance qui, n'ayant point
d'idées, balance le souvenir imprécis de ses amants,
est assise près de la douairière de Nécringel, restée
si amoureuse en ses soixante-dix ans qu'il ne lui
est de plus chère distraction que de provoquer les
confidences détaillées d'Anna de Courlandon, mariée
suivant la règle à un mari odieux et amoureuse d'un
peintre trop délicat à qui elle s'est offerte aujourd'hui
et se refusera demain, restant honnête par surprise.
Mme de Rebelle, l'intellectuelle de l'aristocratie, écoute
sous un beau front grave les pâles discours métaphysi-
ques de quelques nobles pauvres ; leurs grands mots
infinis n'ont d'autre but et d'autre effet que de troubler
ses sens par la cérébralité, et son beau sein se sou-
lève; à sa gauche s'éploie un jeune saule de Babylone.
A quelques pas, sur le sable de l'allée, le comte de
Gromelain, qui a cherché en vain parmi les femmes
son épouse, morphinomane en ce moment distraite
par quelque officier de hussards dans un cabinet de
PREFACE XI
restaurant, le crâne vide et grave, cause de chasse
avec le général nationaliste Cartier de Chalmot, ven-
tripotent et imbécile. N'ayant garde de les écouter, le
vicomte de Courpières s'ennuie à califourchon sur
une chaise, ne s'amusant qu'au milieu des filles et
des souteneurs de Montmartre; mais il se lève sou-
dain pour aller saluer le mari de sa maîtresse, le duc
de "*, qui le prend à l'écart et lui intime, par la pro-
messe d'une rente régulière, la prière de ne plus
reparaître chez lui. Une allée de cyprès conduit la
perspective jusqu'à l'horizon. Très loin à l'écart Jean
de Floressac des Esseintes, Hamlet neurasthénique,
disserte avec un abbé à tête de Cranach; en étirant
des idées laminées, il se dandine sur des jambes
maigres, et, le sourire aigu à la bouche fardée, il
montre, tourne et retourne dans ses doigts adustes
et couverts de bagues un crâne de mort où il a lait
enchâsser les plus rares diamants de sa collection
particulière.
Par l'élégance des lignes et le choix des nuances
précieuses, l'ensemble apparaît d'abord gracieux dans
un chatoiement de moires et de souples poses, mais
on sent bien que dans ce décor luxueux, une atmos-
phère d'ennui et de tragédie fade obsède les physio-
nomies émaciées d'affinement et maquillées de préten-
tion; les yeux sont hagards ou vides; les gestes sont
crispés ou falots; les groupes lâches ou incohérents.
Il y a seulement quelques jolies robes, de sédui-
santes attitudes, une ou deux figures attendrissantes.
C'est la photographie, muette et expressive, de la
scène du milieu d'une pièce qui s'appellerait Déca-
XII PREFACE
dence^ où des robes de soie bruissante, robes de cocot-
tes aussi bien que de duchesses, évolueraient avec une
certaine fraîcheur autour des saluts compassés de
gommeux et de décavés, oîi les adultères se noueraient
à l'avance en les flirts précoces d'enfants charmants
et corrompus, où des douairières proxénètes et des
vicomtes souteneurs s'entr'aideraient pour attirer der-
rière les charmilles les dernières filles naïves, où des
prises de voile, des fuites impromptues avec des
tziganes, des coups de pistolet maladroits, des viols
rapides, des crises de nerfs à la cantonade et un ou
deux meurtres compliqueraient, dans un tapage
assourdi aux musiques des fêtes, l'intrigue banale
entremêlée des mille éphémères affaires sentimentales
d'êtres dénués de sentiment, impulsifs et impuis-
sants.
En une telle fresque — que nous recomposons ici
pour cette classe, qui se compose d'elle-même pour
les autres dans l'esprit du lecteur — toute l'aristo-
cratie d'ime époque revit en se rassemblant, telle
qu'une grande famille dont les membres eurent des
peintres différents et dont la ressemblance, impalpable
et profonde, se perçoit néanmoins aux portraits de
touches les plus dissemblables : Charlexis fait mieux
comprendre et complète Courpières, plus âgé et moins
riche, et avec Xavier de Tarves qui habite un quartier
plus neuf et plus financier de . Paris, on perçoit les
nuances de variétés dont de petites diversités d'héré-
dité, d'éducation et de milieu modifient un même type
— ce qui intéresse particulièrement le naturaliste ;
Gromelain, quadragénaire, est la stylisation, dans une
forme plus osseuse, du parasitisme des Caréan-Priolo,
des Arcole, des Candale et des Sauve; la comtesse de
Gromance d'Anatole France et la comtesse de Rebelle
des Rosny se font valoir Tune Fautre comme une Jjrune
et une blonde dans un même tableau, comme une
intellectuelle et une sotte dans un même roman ency-
clopédique consacré à Fétude d'ensemble de cette
classe. Il apparaît bien que la littérature d'une époque
est une grande œuvre en collaboration où, néces-
sairement, chacun, cherchant à ne pas répéter ses
devanciers, s'attache dans un sujet à ce qui n'a pas
encore été traité par eux, complète ainsi leur œuvre,
et, gardant malgré tout cette œuvre dans son souvenir,
y adapte de loin ses propres créations comme, même
en se renouvelant d'une manière à une autre, un
romancier rattache toujours ses derniers livres aux
premiers par des arabesques subtiles : l'unité qu'il y
a dans l'œuvre la plus complexe se fait aussi dans
l'ensemble d'une littérature, et d'un roman à Fautre
les personnages se donnent la réplique. Ce que, avant
tout, doit faire sentir la critique, c'est cette solidarité.
Un tel genre de critique offre plus d'intérêt à une
époque orientée vers le collectivisme et où le senti-
ment même de la beauté a évolué avec l'idéal social,
où la beauté ne se recherche plus tant dans l'expres-
sion, analytique, d'une individualité que dans l'har-
monie, synthétique, — d'une communauté, où l'émotion,
au lieu de se ramasser dans le sourire équivoque d'une
Joconcle, se répand avec une bienheureuse lumière
a utour des gestes d'âme caressants des fraternels grou-
M.-A. Leblond. "
XIV PREFACE
pes d'êtres d'un Puvis de Chavannes, ce grand évocateur
sans le savoir des félicités de la vie communiste, —
où l'admiration préfère aux plus alliciants portraits le
concile serein d'un Bois Sacré^ par lequel tout à la fois
la volupté et la rêverie altruiste sont satisfaites.
La peinture de fresque répond particulièrement à
notre idéal moderne ; elle est la mise en scène instruc-
tive des types différents à qui l'ordre de la composi-
tion et la répartition de la lumière donnent une simi-
litude de communauté. Conciliant l'individualisme de
notre intelligence et le socialisme de notre instinct,
nous aimons que les individus y paraissent avec toute
la force de leur caractère dans le groupement harmo-
nieux d'une même famille. Et c'est bien à des sortes
de fresques sociales auxquelles atteindra ce genre de
critique qui, empruntant les couleurs des palettes
différentes, les traits de diverses observations, dérou-
lera selon la ligne de dessins propres la guirlande
des personnages les plus significatifs, en quelque
sorte les plus décoratifs de la société.
Ainsi en même temps que le roman, au lieu de se
cantonner dans l'observation d'un type ou l'analyse
d'un cas, s'habitue de plus en plus à étudier dans leur
rythme l'ensemble des foules et ne trouve de vie
riche et profonde qu'à embrasser la complexité des
milieux, la critique est incitée à grouper les œuvres ;
et cela répond également aux tendances récentes par
l'effet desquelles la critique d'une littérature nationale
s'est renouvelée en comparant cette littérature à celles
des autres pays.
PnÉFACE XV
III
Voici le plan de ce livre :
Nous avons crabord envisagé la société dans son
origine commune : le premier chapitre est consacré
à l'enCant. Puis nous Favons considérée dans ses forces
adultes; tenant compte de ce que la première néces-
sité fût de se défendre, nous avons étudié l'officier,
qui est en réalité le seul militaire dans l'humanité
civilisée, le soldat n'étant guère plus aujourd'hui
qu'une machine, l'arme, le soldat étant dans notre
société ce qu'a été la lancé ou le javelot pour l'huma-
nité primitive. Sous la Troisième République, au len-
demain de 1870, l'importance de l'officier ne pouvait
qu'être plus considérable. Il convenait ensuite de
choisir un exe_nple des forces adultes de direction
intérieure : certes le clergé est encore très puissant et
nous l'étudierons une autrefois, mais entre cette force
directrice du passé et l'université, force de l'avenir,
nous avons choisi comme plus significative peut-être
de cette époque, comme plus moyenne, la classe des
financiers : on sait le rôle capital qu'ils ont joué sous
la Troisième République dont ils ont été presque les
créateurs, en étant les bailleurs de fonds au lendemain
du paiement des cinq milliards. L'aristocratie enfin
représentait une classe qui disparaît définitivement; et
la qualité d'une société s'éprouve fortement par ce
qu'elle élimine autant que par ce qu'elle assimile. C'est
le socialisme qu'elle est en train d'assimiler lente-
PREFACE
ment, le socialisme qu'il faut se garder de confondre
avec Fanarchisme : d'oîi la juxtaposition des deux der-
nières études sur les Anarchistes et les Socialistes.
Bien que Les Rougon-Macquart soient « l'histoire
d'une famille sous le Second Empire, nous avons étudié
dans ce livre les œuvres de Zola : il est trop visible,
en effet, particulièrement pour L'Argent^ qu'il a pris
dans la société contemporaine toute la documentation
de ses romans. L'œuvre des Concourt, même en
général ce qui a paru après 1870, appartient au con-
traire au Second Empire. Nous avons aussi considéré
les œuvres de Camille Lemonnier, bien qu'il soit né
en Belgique, tant il est vrai que cet écrivain, instruit,
inspiré et consacré par la France, étudie une société
en réalité française.
En général, nous avons arrêté nos enquêtes à.
l'année 1900.
LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE
sous LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE
CHAPITRE PREMIER
L'ENFANT
Depuis quelques années, depuis que la nation entière
commence à s'apercevoir du danger de la dépopulation et
s'en plaint,^ tous, par un sentiment inanalysé, par une
association d'idées puérile mais heureuse, s'intéressent
bien davantage non seulement à l'enfant, mais aux eniants.
Dans la rue on regarde passer ces petites vies fragiles
avec l'amour qui va aux choses rares et de prix, qu'on
souhaite plus nombreuses, et l'on achète les livres qui,
avec grâce ou éloquence, parlent d'enfants. Alors les
écrivains en composent davantage : il n'est plus que chez
Hachette ou chez Hetzel que s'éditent les livres dont les
enfants sont les héros ; ce ne sont plus que des Mme Guizot
ou des comtesses de Ségur, mais des artistes qui les
écrivent, — et jamais, comme si nous étions à une
période de fécor 'ité de la race, il n'y a eu une si abon-
dante littérature consacrée à l'enfance.
Au fond, la bourgeoisie est toujours malthusianiste : le
mouvement de réaction contre son égoïsme n'est encore
^I. A. Leblond. ^
2 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TliOISIEME RÉPUBLIQUE
sensible qu'à la surface; mais l'apparition simultanée
d'œuvres telles que La Charpente de J.-II. Rosnv et
Fécondité de Zola (1900), traitant toutes deux le même
problème, la première avec plus de finesse, de pénétra-
tion incisive, de hauteur spéculative, la seconde avec plus
de largeur et de documentation, plus de persuasion com-
miinicative, une puissance d'action sur un public immense,
une éloquence fécondatrice de Nil qui déborde — 1 appa-
rition de telles œuvres manifeste qu'il existe dans la
masse publique une émotion, un sentiment, des idées de
moins en moins vagues et éparses. En outre elles peuvent
préciser et fortifier les tendances. 11 nest pas impossible
que le feuilleton de Zola ait sur le peuple une iniluence
analogue à celle que VEmile a exercée sur les mères de la
bourgeoisie au deruier siècle. La mémoire de Rousseau,
depuis quelques années mieux étudié, mieux compris et
remis en juste gloire, aidera les contemporains à une
œuvre plus durable.
C'est encore Rousseau directement ou à travers ses
disciples, Sand et Michelet, Rousseau dont est nourrie
toute la littérature du xix*^ siècle, qui agit sur les roman-
ciers contemporains et par eux. Le souci philosophique
de pédagogie qu'il leur a donné sest entretenu par le
succès mondain, après les poèmes de Hugo, des autobio-
graphies, des mémoires d'enfant de Michelet, de Renan,
de Tolstoï Encore les deux littératures étrangères dont
nous avons été le plus pénétrés, le roman anglais, par
goût moralisateur jusque dans l'humour, et le roman
russe, par plus de naïveté, par plus de simplicité de
peuple neuf, ont beaucoup étudié l'enfant. On se sou-
viendra de Dostoiewsky, notamment de hrotkaïa, de A?)ie
d'enfant, de L'éternel Mari, à lire les monogi'aphies des
petites sensibilités nerveuses auxquelles se sont attachés
L ENFANT
passionnément les pins divers de nos romanciers, nn Paul
Margueritle et un Paul Adam; on a trop souvent déjà
rapproché Dickens et Daudet pour qu'il y faille insister;
l'inlluence enfin d'un Bulwer Lytton (avec son exquis et
noble Pisistrale Caxton) sur Anatole France est incontes-
table. Il n'en fallait pas tant pour développer ce genre
chez un peuple aimable qui sut toujours rester jeune, et
qui si souvent redevient enfant.
Il y a une vingtaine d'années, au contraire, dans la
décade qui suivit 1870, nous étions tous vieux et, pis,
vieillis. Ou n'avait plus le cœur a jouer avec les enfants :
ou cherchait des hommes. La littérature pessimiste de
l'époque n'a observé les entants qu'au hasard de la vie
regardée, par désir et nécessité de tout montrer, sans
tendresse ni luème préoccupation spéciales. Le seul grand
roman littéraire consacré presque entier à dire une exis-
tence d'enfant — et d'enfant malheureux, — Jack, surprit
les lettrés comme un retour a un thème délaissé, passa
pour l'adaptation d'un roman anglais; encore est-il tout
autant une satire des mœurs bohèmes. Les naturalistes
u'ont peint d'enfants qu'au milieu d'adultes, coulbndus
dans le troupeau social. Ressuscitant et étalant l'animalité
de l'homme, ils ne purent qu'accentuer cette animalité en
l'enfant plus instinctif, plus près de la bestialité originelle.
Dans Zola — Fécondité, bien postérieure, est une œuvre
il part — les enfants de la campagne et des faubourgs sont
de petites brutes grandies dans la promiscuité des accou-
plements paternels, avec tous les vices de l'homme adulte :
voyouterie, crapulerie, grossièreté, obscénité, débraille-
ment et dé])auche. \ ictor, de L'Argent, est le type le plus
complet, haillon de Paris, a quinze ans voleur, violeur et
criminel. Ceux de la bourgeoisie sont hvpocrites et
L ENFANT
malingres, les aboutissants d'une race appauvrie par la
jouissance, tels les enfants du vieux « patron » de La
Terre, Maxime le collégien-fille [La Curée), telle Angèle
Campardon [Put-Bouille) élevée chez elle dans une chambre
blanche en crainte des pensionnats, sa mère estimant
cju'un souille même de la rue ne doit venir aux fillettes, et
qui, dans la turpitude d'un ménage à trois, est aban-
donnée aux vices ancillaires. Quelques-uns sont gras, mais
alors adipeux, roses petites pièces de charcuterie (Le
Ventre de Paris). Et toute cette menue humanité, qui
manque tant de la légèreté enfantine, est laide et malsaine,
chlorotique ou empâtée, déjà marc|uée de la misère
terrestre comme si elle avait déjà vécu, fait l'amour.
Seules, pour un effet de contraste, une ou deux
figurines ressortent pures et auréolées de la sentimentalité
trop longtemps contenue de l'auteur, entre autres la
fillette-martyre de VAssommoir. Quant à Angélique du
Rêve, elle est une rêveuse d'aventures de mysticité
sensuelle et, tout en restant fraîche, elle a la monomanie
de l'amour, dans une obsession et avec une pesanteur de
sentiment qui sont le propre des adultes. Pour Zola,
l'enfance, même la plus pure, est seulement un stage
d'amour. — Pauline, dans La Joie de i'is^'re, œuvre remar-
quable qui est plutôt une étude de caractères, se distingue
par lîi même des enfants des autres romans de Zola, est
une petite figure féminine sans cesse retouchée avec
minutie. Zola a voulu ici exprimer son idéal pédagogique,
donner V Emile naturaliste; et c'est ce qui fait que, sortant
de la formule ordinaire des romans de mœurs, Pauline
nous présente un intérêt spécial. Orpheline élevée chez
sa tante, cœur affectueux qui a la vocation du dévouement,
esprit clair et positif, volonté ferme et pratique, elle fait
soi-même son instruction en feuilletant avec une ardeur
6 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
purement cérébrale des ouvrages et des albums de méde-
cine : ainsi, sans trouble, avec un beau calme de saine
individualité, elle acquiert la science détaillée des lois
physiologiques, h l'âge où Angélique apprend h broder.
Elle sait toute la vie et de cela même elle a l'esprit plus
généreux et plus pur, insoucieuse des mille hypocrisies et
curiosités dont s'entretient la perversité des fillettes élevées
à la méthode ignorantine.
Maupassant, plus nettement encore qu'à l'ordinaire
Zola, n'a vu dans les enfants que « de mignonnes larves
humaines » ou de petits veaux; l'attendrissement avec
lequel il les considérait comme toutes choses, était formé
d'un peu de mépris et de beaucoup de pitié; lui, qui a
parfois fait vivre les bètes avec autant d'intensité que des
hommes, n'a le plus souvent remarqué dans l'enfant que
ce c[u'il a de grotesque, d'inachevé, de boiteux. Plus il
allait, moins il s'y intéressait, et il l'a surtout peint en
très lias âge, alors qu'il n'est qu'une chose mouvante,
prétexte plutôt à montrer les sentiments de paternité et de
famille (notamment dans M. Parent).
Mirbeau, dans Le Calvaire, semble avoir voulu moins
une autobiographie qu'une monographie d'enfant repré-
sentatif de la movenne des enfants de la France, pays
appauvri et race épuisée par les divers gouvernements
qui s'y succédèrent. Jean Mintié est essentiellement le
petit bourgeois dégénéré né du mariage « de raison »
d'une demoiselle de vieille aristocratie énervée et d'un
L ENFANT
notaire lymphatique amolli dans la paperasse. Mirbeau le
fait naître vers 1850 et combattre contre IWllemand, mais
en réalité c'est bien nn enfant du lendemain de la défaite,
né avant 1870, mais entré en croissance après 1870, grandi
dans une atmosphère lourde du deuil d'hier et de l'angoisse
de demain, déserté de toute espérance, vidé de toute
énergie, décérébré, déséquilibré, sans volonté, à la merci
prochaine de la première fille cj^ui côtoiera son adolescence.
C'est le fils d'une veuve, d'une nation veuve. — Sébastien
Roch, beau, tendre, rose, sain, agile, assoupli aux jeux
de petit animal libre dans les champs, est mis au collège
noble des Jésuites de Vannes par un père stupide, hypno-
tisé de royalisme et de cléricalisme. Intelligence éveillée
au sentiment artiste de la nature, àme pure et affectueuse,
Sébastien est desséché par l'enseignement formaliste et
sans àme des Jésuites et par leur éducation inégalitaire ; et
l'abus d'un jésuite vicieux brise son anie, le rejette hors
du collège et dans la vie, sali, écœuré, dévirginisé de toute
confiance en les autres et de toute estime de soi-même,
émasculé de toute énergie qu'il ne recouvrera que dans la
possession d'une amie passionnée, à la veille de sa mort
sous les balles prussiennes . Sébastien Roch semble
d'abord une monographie d'enfant, mais l'enfant y est
moins le sujet que le lien d'action d'une satire sociale : de
là l'importance sociale de cette peinture de l'enfant qui
n'est plus détaché du milieu mais qu'on voit encadré dans
la société comme un soldat dans son bataillon, accablé déjà
sous la discipline des hiérarchies et des institutions routi-
nières et préjugés restés de l'Ancien Régime. L'humanité
actuelle, selon Mirbeau, est une humanité d'âme anarchiste
([ui se débat impuissamment sous les cadres d'Ancien
Régime conservés dans la société républicaine; surtout
l'enfant, symbole par son âge de cette humanité nouvelle,
8 LA SOCIETE FliANÇAISE SOUS LA TROISIEME IlEPUISLIQUE
est anémié, souillé et entravé par les règlements et l'àme
vétustés de réclucation contemporaine (1870 à 1882), et au
moment même où il va s'élancer dans la liberté de la jeu-
nesse adulte, il est pris, enrégimenté, jeté à la mort.
Né quelques années plus tard. Le P'tit de Jean Ajalbert
est plus exactement un enfant de la guerre, sérieux,
studieux, concentré, amaigri, frêle, jauni. C'est un enfant
de cette banlieue malingre et désolée que Raffaëlli, avec
tant de joénétration désespérée, a montrée plus désolée
encore au lendemain du siège et qui aujourd'hui même
semble toujours un peu être restée à ce lendemain. Le
p'tit grandit dans ces paysages qui paraissent une nature
attristée, précocement vieillie, anémiée et tourmentée,
résignée à la monotonie du labeur industriel. En outre il
a h se dégager de l'envoûtement et de l'affadissement d'une
éducation religieuse, assoupi, endormi par l'internat et
la routine d'une instruction qui ne sait employer les forces
du jeune être. D'ancestration mi-paysanne, mi-parisienne,
il participe de la griserie des grandes villes et de la
torpeur des champs; il sera dégourdi par le frottement
d'une jeune cabotine italienne dont les mœurs libres et
les déhanchements sensuels remuent en lui une virilité à
la fois trouble et radieuse. Usant de lui comme d'un petit
« chandelier », la tentatrice, par des caresses brutales et
de secs refus, lui communique une nervosité perplexe, le
blase à jamais sur la femme, en fait une jeunesse désabusée
et banalisée de n'avoir plus d'illusions. Les désirs lui
prêtent une force factice, maladive, et il est promis à la
lente névrose. — Ce roman d'une âpre psychologie h la
Rops, (jui a été justement célèbre, est l'histoire de la
L EXFANT
jeunesse de l'époque qui, au sortir d'une éducation
classique surannée où satrophie rintcllectualité et du
régime déprimant de l'internat, alors lort h la mode, était
jetée aux lètes bohèmes du boulevard, ici personnifié par
Laura, àme sèche de noceuse, incapable de comprendre
la pureté et l'amour jeune, coureuse de trottoirs aux jupes
frétillantes et h la chevelure ébouriffée.
Comme [Nlirbeau, ■Marcel Prévost a noté dans la jeunesse
mondaine labsence de virilité. Frédéric de Périgny [La
confession d' un amant), en qui il voit volontiers le type de
l'amant de la fin du xix^ siècle, fut un enfant sentimental
de physiologie délicate, élevé par de vieilles femmes et de
vieux prêtres. Moins soucieux de jouir que d'aimer, trop
épris d'émotions passives pour désirer l'action, ne goûtant
la nature que dans la solitude, et sachant dès le bas âge
apprécier la saveur des larmes, c'est un être féminin trop
émotif : amoureux h l'année de la première communion
d'une fillette maladive, il ne saura aux jours de maturité
que s'abandonner aux bras de ses maîtresses plus viriles
que lui.
Dans Mademoiselle Jaiifre, c'est encore le petit garçon
Louiset qui est le plus délicat, nerveux, le plus timide, le
plus sentimental, alors que Camille Jaufre, saine, rose,
s'agite pleine de force, harmonieuse et épanouie dès
l'enfance. Camille est un tvpe parfaitement étudié de la
femme vigoureuse en face de l'homme maladif de la géné-
ration précédente, plus vigoureuse peut-être de la mala-
divité de l'homme par une loi de contraste et d'équilibre,
parce que son éducation fut moins déprimante et que le
souci de la revanche contre l'Allemagne ne pesa point sur
10 LA SOCIETE l-nANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
son sexe. Elle est lei fillette sensuelle, gentiment et atTec-
tueusenient, sans vice et par impérieuse nature : de puberté
précoce, déjà amoureuse avec presque des gestes de cour-
tisane dans son enfance inconsciente, elle cherche les
baisers aux lèvres et les caresses par instinct et prématu-
rité d'un sang riche. Elle n'a pas reçu d'éducation intel-
lectuelle, proportionnelle à sa force physique, capable de
distraire sa sensualité; elle ne sait que sa beauté, ne
s'intéresse qu'à elle, et elle cherche à l'imposer aux
autres, à en voir sur eux les efiPets; toute petite, elle se
cambi'e afin d'exciter le passant, marche lentement pour
mieux se laisser voir, recherche les fêtes foraines où il y
a plus d'admirateurs sans cesse renouvelés et inconnus,
regarde avec curiosité les couples énamourés attardés sur
les grandes routes et plutôt les femmes que les hommes
par une plus égoïste curiosité.
Qu'arrivera-t-il plus tard? Elle se laissera prendre par
un officier et, délaissée, épousera un jeune homme honnête
cju'elle aimera, sans trouver le courage de le prévenir.
C'est que la culture de sa seule beauté, unique éducation
donnée en général à la petite fille de la bourgeoisie,
détermine la passivité, comme font les vices égoïstes.
L'éducation intellectuelle lui est plus indispensable encore
qu'à l'homme, car elle est le contrepoids nécessaire de sa
sensualité passive, caractère de son sexe cjui est entretenu
et développé sous forme de beauté avec d'autant plus de
soin cpae cette beauté est sa dot.
Passant de l'étude de la psychologie réaliste au roman
moralisateur, de plus en plus dans les romans suivants,
depuis Le Jardin serre/ jusqu'aux Vierges fortes, Prévost
silhouettera avec justesse des fillettes fermes, précises,
décises, mâles, exquisses des futures « femmes nouvelles ».
Mais le type fortement observé de son œuvre reste la petite
L ENFANT 11
Jaufre, qui a bien été pour lui un type représentatif de la
fillette de la bourgeoisie et un exemple de l'éducation
insulfisante que cette classe donne à ses filles.
Rachilde, dont le témoignage est particulièrement
précieux parce que c'est une des rares femmes cjui ait
parlé de la femme avec la sincérité absolue et la hardiesse
de pénétration que l'homme met à s'analyser, renforce
singulièrement — d'un talent vif, souple, et nerveusement
nuancé — l'observation de M. Marcel Prévost, romancier
spécialiste de la femme. Sa critique de la société est plus
amère parce qu'elle a sous les yeux la petite Bourgeoisie
et surtout ce qu'on pourrait appeler la Bourgeoisie à côté.
La fille du colonel Barbe ' est une « petite née vieille » ;
chérissant passionnément sa chatte (dormant avec elle et
la prenant toujours contre soi) par plaisir de jouer avec
ce qui peut la griffer, adorant tout ce qui grouille sur
la terre, nerveuse, sensible à l'orage et à la chaleur, et
s'évanouissant à tout propos. D'une sensualité gour-
mande, elle mange les roses, elle cherche des sensations
inconnues : elle a déjà soif d'être aimée, aussitôt exi-
geante et despote dans son idylle précoce avec un petit
jardinier, et elle sait que sa chair d'enfant trouble.
Cependant, brutalisée par son père ainsi que l'a été sa
mère, sacrifiée à un laideron de frère, il se prépare en elle
une hostilité instinctive contre l'homme : petite femelle
concentrant dès l'enfance toute la haine du mâle; cette
inimitié ira jusqu'au crime, quand elle laisse s'étouffer,
non sans plaisir, le frère préféré. Elle a commencé la
1. Rachilde, La Marquise de Sade.
12 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
guerre aux màles qu'elle méprise pour avoir été élevée au
milieu de la bohème libertine et sotte des olficiers qui,
aux soirs de réception de son père, soucieux d'avancer, la
caressent de compliments tandis qu'elle tient salon. Elle
a été élevée « dans le rouge » du monde militaire qui « la
surexcite et la blesse », et, petite panthère à griffes, elle
aime, elle rêve la guerre, cpi'elle voit comme une dispute
sanglante autour de sa jeune beauté fauve et cambrée.
En elle le talent violent et félin de Rachilde sest plu
à révéler la léminité passionnée dont sont maladivement
atteintes les fillettes mal élevées, le précoce chatouillement
de leurs sens énervés par la croissance, la vive tyrannie
de leur imagination sexuelle : ce qui est exprimé avec un
réalisme d'une crudité masculine. Mais la tendresse de la
femme intervient pour analyser ce qui, en ces tempéra-
ments de petites filles, est dû à l'éducation : ici c'est
le type malheureux de la fille du militaire, cahotée de
garnison en garnison, abandonnée par un père coureur à
l'office, où elle assiste aux amours des bonnes et des
ordonnances, et aux ménages cabotins d'oificiers ivrognes.
Et ce n'est pas encore tant l'étude d'une petite fille
sensuelle que celle d'une mauvaise éducation que Rachilde
fera dans U Animale, hviwve, Lordès est pourrie et échauffée
par une horrible nourriture, épicée de sauces et de chipo-
latas, que ses parents lui imposent par gâterie : elle est
dorlotée mais mal soignée, gorgée mais mal nourrie,
adorée comme un ange et mal élevée. Elle aussi démange
d'idées bizarres; elle a une curiosité froide et intense des
choses de l'amour, elle joue à dormir et à se frotter contre
un petit garçon, avec le sentiment qu'elle fait mal pour
l'énervement de commettre des actions défendues et pour
le plaisir d'avoir peur; elle apprécie ses avantages dès
sept ans et reçoit les garçonnets de dix à quatorze ans
L ENFANT 13
dans la iVaiche alcùve crun buisson d'angéliques dont elle
aspire l'âpre senteur aphrodisiaque ; ainsi, avec des
caresses blasées, elle a appris à obtenir ce qu'elle veut.
« Jolie petite Messaline, »
Ces deux études d'enfants laissent l'impression d'une
même conception générale. Rachilde n'a guère analvsé de
jeunes garçons; pour elle, l'enfant, c'est surtout la femme,
qui est, elle-même, l'enfant malade et impure de Vigny, et
elle nous la montre presque toujours « née avec le germe
du mal » ; « elle était la Aiute même », ajoute-t-elle, ou
bien encore elle l'appelle d'un terme cher à Baudelaire :
ange des ténèbres. On retrouve évidemment ici, par
l'intermédiaire des meilleures et des pires influences litté-
raires, la conception catholique de la femme, de l'Eve con-
damnée au péché, de la diabolique telle qu'elle effrayait
et attirait Barbey. Mais Rachilde, toujours inspirée h tra-
vers son anarchisme d'un souci d'éducation qui prime
même son goût du réalisme pour ce qu'il a de scandaleux,
a voulu expliquer par des motifs humains cette prédesti-
nation vicieuse de l'enfant (et c'est ce qui donne à son
œuvre, description complaisante de la pourriture bour-
geoise, la générosité saine d'un Vallès) : cette prédesti-
nation n'est pas une fatalité divine mais atavique : les
enfant naissent généralement de la luxure froide des
bourgeois, gens de métiers sédentaires et mécaniques,
alourdis et congestionnés. Ils ont par là des tempéraments
d'hystériques, et les parents ne se soucient point de remé-
dier a la sensualité de l'àoe inorat par un régime de dis-
cipline et de tendresse. En somme, dans ses romans,
c'est l'enfant détraquée des vieilles civilisations, oisives
et militaristes, autoritaires et anarchiques.
En résumé le réalisme, à mesure qu'il se développe et
14 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
vieillit, que ses procédés et son pessimisme foncier
s'adoucissent, qu'il fait appel à la psychologie minutieuse
pour se renouveler, s'intéresse de plus en plus à l'enfant;
il voit plus distinctement en lui sous l'apparence présente
qui l'attirait jadis presque exclusivement, ce qu'il sera, la
a puissance » d'un être. Mais, avant de se rajeunir et
se renouveler, le réalisme s'était borné h photographier
la nature là où elle se montre stable et fixe pour faire des
tableaux de la réalité : on comprend cpie, l'enfance, étant
l'âge où les formes sont les plus instables et éphémères,
lui fut le plus difficile à peindre; et c'est ce qui est sen-
sible chez un Zola ou un Maupassant.
11
C'est pour des raisons tout opposées que les roman-
ciers dénommés idéalistes ont été, en général, de médio-
cres peintres d'enfants : par réaction contre le natura-
lisme, les uns ont donne dans la recherche excessive des
cas d'analyse subtile et compliquée et ce n'est point chez
les enfants qu'ils pouvaient le plus aisément les trouver;
les autres, en horreur des impassibles, ont exagéré la sen-
timentalité, ce qui a été d'autant plus accentué dans la
peinture de l'enfant, par lui-même déjà sujet sentimental.
La petite Adèle Raftraye [La Terre pj-omise) est un
« être d'exception » : nerveuse presque mystique, ins-
pirée, ardente, de pensée et d'àme précoces, petite artiste
de sensibilité, elle offre une copie réduite des vierges de
Burne-Jones; fdiette gracile aux boucles blondes abon-
dantes, grave et farouche, aux mouvements frémissants
d'antilope, elle est sauvage et tout à coup enfantine,
amusée aux riens mais avec passion, dépensant au jeu
de la poupée d'intenses ardeurs maternelles. Simone,
Lucie et Adèle des Pastels, comme les deux petits garçons
des ^OHÇcaiiA' pastels, sont encore de frêles créatures à
âmes et à regards d'anges parfois ténébreux ou, comme
dit M. Bourget, qui n'a jamais été aussi fade et qui semble
avoir dès lors recherché l'approbation épiscopale de
16 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE SOUS LA TROISIÈME REPUBLIQUE
Tours, des « fées en miniatures » — bonnes ou mau-
vaises, exagérées toujours.
Halévy, Bazin, Peyrebrune, d'autres nous ont montré
de jolies fillettes de contes de fées, espiègles, excellentes,
dévouées h tous, sacrifiées et édifiantes, parfaites, toutes
ayant plus ou moins le pied et le cœur sinon la fin heu-
reuse de Cendrillon. Criquette. Henriette Madiot, la
pupille des frères Colombe, sont des personnages char-
mants et irréels destinés a faire pleurer les bonnes gens
à qui ne suffit point le style des feuilletonistes populaires.
Elle sont maintenant innombrables, les petites savoyardes
habillées à la mode pour jouer A la grâce de Dieu dans
les salons parisiens. AI. Coppée, qui aima toujours voir
dans Tenfant un enfant de chœur, leur a donné un frère en
Ange la s.
III
Il faudrait volontiers classer Gyp parmi ces derniers
écrivains si elle ne se rattachait plutôt au groupe de ceux
qui, tout en discernant dans l'enfant une matière a succès
auprès du public sentimental, l'ont surtout pris comme
moyen d'études de mœurs. Entre tous, Gyp, Lavedan et
Willy — l'une pour l'étude de la ville, et l'autre du vil-
lage, ce qui fait qu'ils se complètent heureusement — ont
vu quel parti il y avait à tirer de l'enfant, naïf observateur,
curieux jamais satisfait, pour laire valoir le pittoresque et
le détail des mœurs des mondes où l'on s'amuse même en
s'ennuyant. Ce procédé, qui avait déjà été à peu près
employé assez heureusement au théâtre par Dumas fils,
1. Ainsi dans La Brcqiicc. M. René Boylesvc n'a guère voulu en le refit
de son enfance qu'un motif à décrire en légèreté un peu sèche les mœurs
provinciales.
L ENFAXT 17
Sardou et Paillcron, est particulièrement manifeste dans
leur création de l'enfant terrible, moderne Eliacin cjui voit
tout, qui dit tout, qui montre tout du doiot,
A côté de Petit Bleu, nouvelle de sensiblerie sensation-
nelle, il y a Petit Bob, œuvre gaiement comicjue et inci-
sive, œuvre d'ironie frétillante et d'anarchie rieuse,
album d'un Mars satiriste. Bob est un type très poussé
d'enfant riche, à l'esprit éveillé et sagace, paresseux ii
l'étude mais vif à observer, gouailleur et tendre, Anglais
et Gaulois, très gâté mais de fond excellent et c|ui dit
beaucoup parce c|u'il vit dans un milieu où l'on en voit
beaucoup. Il a paru ii la généralité des lecteurs un enfant
extraordinaire parce qu'il dit des choses qui dépassent
son âge, mais c'est le propre de tous les enfants de son
monde élevés dans l'intimité de parents, de conversations
et parfois de mœurs très libres; il a la précocité des
enfants grandis dans les salons, même un peu dans les
offices, et dans les cafés où ils s'attablent à côté de leurs
oncles a tout moment abordés par des connaissances
légères et frissonnantes de soie ; il leur reste un peu dans
la conversation le souvenir, le murmure et le parfum de
ces jupes agitées : ce sont des enfants boulevardiers. Ils
disent des mots (jui étonnent mais qui ne sont cjue des
échos plus ou moins directs; ils paraissent de petits phé-
nomènes, très logiquement ils ne seront dans la maturité
f[ue des gens fort ordinaires, de banales intelligences de
cercleux, vite usés par leur précocité même.
Claudine, fdle de Willy, est une demi-sœur de Bob,
plus jolie, délicieuse du désordre de ses boucles blondes
et de la fraîcheur aromatique de son teint, plus vivante,
plus naturelle, grandie à la campagne : petit produit com-
plexe et bizarre mais harmonieux, d'individualité plus
riche, de personnalité plus vivace, elle croîtra, elle évoluera
M. A. Leblon'd. «-
18 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA THOISIEME REPUBLIQUE
mais sans trop vite vieillir en une forme tôt arrêtée, sans
perdre la jeunesse de son originalité. Claudine n a plus sa
mère, et son père s'occupe d'escargots : abandonnée à soi
seule et à une bonne assez naturaliste, elle passe un grand
nombre d'iieures h l'école commu-nale parce qu'elle sait ne
point s'y ennuyer; elle s'amuse fort h tourmenter ses
stupides camarades ou ii taquiner du frôlement de ses
boucles moqueuses les jeunes maîtres de l'école voisine
des garçons, et elle se passionne à suivre les progrès de
l'intimité des institutrices, suffisamment éveillée qu'elle
est par la lecture des livres de "Louys et de Paul Adam.
x\vec des yeux curieux et très pénétrants, elle regarde la
vie campagnarde qui abonde en laideurs , en petites
intrigues, en méchancetés sournoises et en vices; de tout
cela elle se trouve très blasée, elle n'a plus d'illusions sur
le commun des hommes, mais elle reste jeune, fraîche,
sincère, amoureuse de nature et d'amour naturel, et elle
reste soi-même, précisément parce que, intelligente, elle
est trop informée — pour avoir envie d'abdiquer son indi-
vidualité gracieuse et souple — sur la peu attrayante
humanité d'alentour. Aux heures troubles où elle se sent
portée au vice, elle va faire un tour dans la campagne,
observe les herbes et les bestioles, et rentre sereine au
logis. A Paris (dans un deuxième livre) ', elle se pervertira.
Cette conclusion est à retenir.
1. Nous ne l'envisageons que dans Claudine à l'école. Dans Claudine à
Paris, elle n'est plus guère enfant et il n'est pas sûr qu'elle soit encore
tout à fait Claudine. Ce second livre est une rajoute commerciale; le pre-
mier reste une très originale étude de caractère, et nous n'y envisageons
point la satire de l'école primaire qui est par trop tendancieuse, généra-
lisation arbitraire d'un cas exceptionnel.
IV
Avec Jules Renard nous restons h la campagne que,
comme le poète Francis Jammes clans son admirable
comédie lyrique Existences ', il observe avec un réalisme
humoristique.
On n'a jamais mieux senti qu'avec Renard combien, en
dépit de l'opinion courante, les humoristes diffèrent des
auteurs amusants. Leur ironie se trempe d'une philosophie
large et pitoyable; approfondie d'une conscience vive de
Ja nature, leur malice devient indulgente; ils connaissent
et ils aiment les champs, les bêtes et les bois, et de cela
leur rire est plus doux, un peu mystérieux, presque sacré.
Ils semblent s'amuser de toutes choses mais avec le respect
de ce qu'elles contiennent de grand; ils sentent en même
temps l'humble et le divin de toutes choses et c'est une
adoration sourieuse. Rien ne peut donc autant les inspirer
que l'enfant, être à la Ibis éphémère par sa fragilité et
majestueux de contenir l'avenir, tendre animal gazouilleur
et éveil de la mentalité terrestre la plus complexe.
Il n'est personne qui n'ait lu Poil-de-Carotte, et il
convient d'en parler bien que ce ne soit pas la conception
vraiment originale de Jules Renard. Poil-de-Carotte est
]. « Le triomphe de la vie ■• [Mercure de France).
20 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME RÉPUBLIQUE
l'enfant dont la laideur a déterminé l'espièglerie, une
espièglerie de nouvelle souche qui n'est plus gamine mais
d'un gamin vieilli : ce petit villageois est presque un Pari-
sien dont la gavrocherie est seulement un peu retrempée
de nature, hàlée aux courses par les rivières et ii la
chasse, ■ — ce qui en fait la couleur et la saveur. Il a
grandi au milieu de bourgeois ternes, aigrelets et épineux,
petite sensibilité dont l'épiderme se durcit à être sans
cesse pincée par les méchancetés et les moqueries de sa
mère. Le père, absorbé et assommé par sa femme, la laisse
faire ce qu'elle veut ; Poil-de-Carotte devient le souffre-
douleur de la maison parce qu'il est né avec de l'esprit
comme il en est qui naissent borgnes ou manchots et que
l'esprit, l'originalité, constitue une infirmité aux yeux des
gens communs ; et les tracasseries développent son petit
génie jemenfichiste naturel, par lequel il se raille soi-même
avec une philosophie assez pessimiste. A force de le persé-
cuter, on l'a fait rentrer en lui : ses réparties sont souvent
voilées; il a de l'esprit pour soi plus que pour autrui, il se
console avec de bons mots que lui seul comprend. Souffre-
douleur, il a pris le parti de « rigoler » a sec ; — et il ne
sait plus rire pleinement ni sourire; il plaisante sans gaîté.
Il ignore la bonté ; il lui arrive d'être mauvais sans le savoir,
pour faire quelque chose. Il aurait été excellent, mais on
l'a forcé h taire son cœur : et les enfants ont besoin
d'expansion comme leur corps a besoin de se développer.
C'est le garçonnet que la laideur amusante isole : on n'a
jamais songé qu'à rire de lui, il a dû prendre le parti de
l'accepter en artiste, et cela a desséché en lui la sensibilité.
Il a le sens ironiste — plutôt désabusé — de la nature;
tout sens poétique, c'est-à-dire de confiance, a été tué. 11
ne se laissera jamais illusionner sur la vie, simplement il
se laissera voler par elle eu affectant de l'ignorer.
l'enfant 2t
C'est dans le bonheur, dans raffection large des parents,
que le naturel se développe en perfection et intégrale-
ment : ainsi en est-il de Pierre et de Bertlie dans Bucoli-
ques, les A-raies créations de Jules Renard qu'on peut dire
géniales. Berthe surtout est reniant- humour , l'humour
plus que naturel et comme on dit « nature », h sa naissance.
Dans ce livre profond et frais on sent combien l'humour, à
la différence de l'esprit du xviu'' siècle, qui est un produit
quintessencié de vieillesse mondaine, est une chose enfan-
tine, d'éclosion rustique, originelle, complexe et subtile
mais naïve, près de l'animalité et de la nature, et que, si
notre siècle aime tant l'humour, c'est qu'il a besoin de se
rajeunir. Berthe a l'esprit fin d'observation des choses de la
campagne, du pittoresque bien plutôt que des sentiments
et des idées ; le sens pittoresque du sauvage ouvrant étonnés
des yeux vierges h la vie extérieure se retrouve chez
l'enfant, même ultracivilisé : il est alors aiguisé par la
subtilité acquise de la race, mais il ne perd rien de sa
fraîcheur et de sa savoureuse originalité; pour avoir été
amenuisé, il n'en garde pas moins son acuité, sa force et
son parfum sylvestre.
C'est par l'éducation scolaire que ce sens sera peu à peu
poli, deviendra fruste; d'abord efFeuillé, puis ébranlé, il
dépérira. Car ce sens, qui nous ravit chez Berthe, est au
fond la plus jolie « mauvaise-éducation » ; c'est du tempé-
rament artiste, c'est de la simplicité, c'est du jaillisse-
ment de nature, c'est de l'individuel, tout ce que détruit
l'éducation courante qui émonde et uniformise les tempé-
raments. Cela est si vrai que tous les artistes originaux
sont ceux qui redeviennent naïfs, enfants. Et l'on arrive à
penser que tous les enfants ont du talent, que tous sont des
poètes. De quoi donc en effet est composé le talent sinon
de ce qui nous charme en Berthe : comparaisons impré-
22 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE SOUS LA TROISIHMIi: RÉPUBLIQUE
vues et ingénues, comparaisons violentes bien qu'avant
un fondement logique, rapprochements un peu incestueux
des mots et des idées, coq-à-l'àne qui ne résultent pas
d'un saut brusque d'un sujet à l'autre mais de ce que, en
sourdine, la petite fille a passé par cent intermédiaires,
observatrice impitoyable des travers, de l'anormal, de
tout ce qui fait saillie : bosse, nez, prétention, — dis-
tractions, hardiesses, charmants irrespects, parfois de
petits troubles et des rougeurs soudaines, des choses
graves perçant soudain au milieu de mille choses gaies
et espiègles, un mélange de réalisme et de Ivrisme.
Il y a en les enfants, il y a en Pierre et Berthe le sens
iéerique d'un Banville parfois un peu naturaliste et toujours
naturiste; ce sont des êtres très avisés à la fois et naïfs,
ingénieux et ingénus, ce sont des bêtes qui parleraient.
Ils disent ce que les bêtes sentent peut-être sans pouvoir
le dire. Ils sont encore comme des fleurs de jardins et de
prés qui seraient malicieuses et spirituelles. Ils expriment
par des mots ce que les fleurs et les plantes disent par la
couleur ou le parfum. Etres que l'âge rapproche davan-
tage des choses et des autres êtres de nature, ils sont la
Nature parlant une nouvelle langue, ajoutant à son réper-
toire de voix dramatique, lyrique, sentimentale, philoso-
phique, dont le Romantisme notamment l'avait fait parler,
une voix qu'on n'avait pas encore entendue d'elle : humo-
ristique. Pour une vieille civilisation comme la civilisation
européenne qui veut se rajeunir, il est précieux de l'écou-
ter et c'est là une des nécessités qu'il v a pour nous à con-
templer l'enfance.
Poil-de-Caroltc était un livre d'observation exacte,
Berthe serait plutôt un petit être d'exception et Bucoli-
ques un modèle d'éducation libre. Mais que ce livre se
soit produit à notre époque, cela prouve un peu aussi
l'enfant 23
qu'on s'y rend compte de ropportunité de laisser plus
d'indépendance et de spontanéité aux enfants et qu'un
certain nombre d'entre eux commencent à se développer
librement pour l'agrément et pour une plus grande ori-
ginalité de la prochaine société.
De plus en plus voici des écrivains qui se sont occu-
pés spécialement de l'enfant, qui se sont intéressés h
lui beaucoup plus qu'à l'adulte, sans doute parce que,
comme Renard, ils ont considéré qu il était plus près de
la nature et que c'est à la nature que va tout l'amour de ce
siècle, mais surtout parce que, chair molle en croissance,
esprit indécis en formation, il est plus malléable et qu'on
peut le polir aisément à l'inspiration de son caprice, de
son rêve poétique ou altruiste, de sa méditation philoso-
phique ou scientifique. France, Loti, Adam ont principa-
lement vu dans les enfants des thèmes à exposer leurs
philosophies personnelles, ou tout au moins ont-ils
dégagé de préférence les individualités philosophiques
qui sont avec les autres en puissance chez les enfants.
Le Iwre de mon ami, complété par Pierre Xozière,
est moins une vie enfantine que le souvenir d'une vie d'en-
fant habillée de philosophie très adulte. Pierre est un
petit garçon trop bien élevé, donc assez gâté, nerveux,
dont le goût de la solitude a développé la sensiliilité et
l'imagination, et alTaibli les facultés actives au profit des
contemplatives ; il joue volontiers avec ses camarades
mais davantage avec les formes de ses rêveries ou sim-
plement les formes du grand rêve permanent qu'est la
vie : spectateur toujours intéressé des choses. Ce petit
I. ENFANT
Parisien philosophe qui prend son expérience au visage
souriant ou triste de la grande ville, qui la cueille comme
des bonbons ou des joujoux au grand Arbre de Noël
qu'est Paris, qui fait son expérience — cette chose
sérieuse — en se jouant, en suivant gracieusement le fil
des jours comme en promenade, est un fragile disciple
de Montaigne, un naïf sceptique, en même temps qu'il est
un fils de savant, crédule et gai collectionneur d'impres-
sions et d'imao-es. Le Lh've de mon ami et Pierre Nozdere
sont des collections de contes d'enfance, beaux comme
des papillons épingles par la plus subtile observation,* ce
sont de fins mémoires de sagesse, de tendresse, de goût
et d'érudition, le roman-sans-intrigue de l'enfance avec
la seule intrigue que peuvent fournir la vie de l'àme et
l'évolution de sa charmante destinée : cela rappelle une
Vie de Saint écrite en grâce et en légèreté, — une Vie de
Saint, car quoi de plus saint que l'enfant? Sage, érudit
et malgré tout naïf, c'est un saint. Anatole France aime
l'enfance d'être l'âge où il faut tout apprendre avec joie
et surprise de néophyte, mais où Ton garde le plus d'illu-
sions curieuses et jolies. D'ailleurs la sainteté est h la
portée de tous : Pierre est un enfant rare mais non excep-
tionnel, la précocité de l'imagination étant courante; il
se distinguerait plutôt par une précocité d'indulgence de
doux et gai altruiste. Tous les hommes d'élite qui
notent leurs souvenirs d'enfance y ont d'ailleurs toujours
cherché plutôt ce par quoi ils ressemblaient aux autres,
y trouvant plus de charme vague et unanime.
Dans Le Crime de Sylçestre Donnard^ la façon parti-
culière à M. France de regarder en l'enfant un être de
sveltesse, de spiritualité, d'essence aristocratique, s'accuse
de ce que, ici, ce n'est plus un garçonnet mais une fillette.
Jeanne est une figurine, un délicieux bibelot de vie, une
26 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
chose ancienne qui reste toujoais neuve parce qu'elle est
de prix, un objet de luxe en même temps que de simpli-
cité. Minuscule individualité qui se suffit à soi-même, elle
doit aussi être la mignonne divinité du foyer, dont la
présence rajeunit les vieillards mélancoliques : ange gar-
dien de l'âge qui décline. Au garçonnet il convient d'être
abandonné à soi-même et à l'éducation des choses (Pierre); à
la fillette de recevoir une éducation délicate et appropriée.
Bien plus que lui, elle est une œuvre d'art parce qu'elle
est déjà un peu femme. Et on l'apprécie en expert et en
érudit mais plus vivement que nul texte ancien aimable et
suggestif, plus savoureusement qu'aucune édition rare,
elle est plus évocatrice que tous bibelots et statuettes des
siècles morts. C'est la poésie qui existe pour soi en ins-
pirant autrui, le livre frais, et spirituel, et touchant, le
jardin et la promenade, l'émotion et la rêverie, l'image,
l'idée. Petite fille, poème parfait résumant les finesses de
la civilisation !
Par la féminine enfant Sylvestre Bonnard, membre de
l'Institut, qui ne connaissait que des livres, connaît le
plaisir divin de i'oir la vie vivre, de pénétrer l'apparence
du mystère, de cueillir les charmes de ce printemps subtil
et grisant qu'est une fillette. C'est la récompense des
âmes honnêtes, généreuses et fines de goûter la douceur
des sentiments, l'affinement de l'esprit et la joie des
formes harmonieuses en la personne d'une enfant. Elle
est aussi le luxe, délicat, parfois un peu mièvre, qui égaie
notre civilisation fatiguée par la paperasserie.
On doit h France d'exquises biographies d'enfants
curieux de la vie avec des tactilités de femmes, sages
comme des érudits, malicieux et ingénieusement vaniteux,
fraîchement égoïstes, et dilettantes dans un dandysme
innocent. Ces enfants sont des composés joliment com-
L EXFAXT 27
plcts et presque aJorablement défuiitirs, qui refont une
humanité raffinée en miniature en montrant avec la mianar-
o
(lise et la nouveauté de l'enfance l'épicurisme subtil de
la plus vieille civilisation. Il apparaît chez lui que, pour un
grand nombre, les enfants de notre société, particulière-
ment de notre bourgeoisie; sont une réduction ciselée de
l'humanité des siècles antérieurs.
Ils remontent vers le passé. Curieux des choses anciennes
et légendaires, ils vivent dans le passé et s'y parfument;
ils ne songent pas à l'avenir, et c'est de là que leur vient
une sorte de mélancolie et de vieillesse. Ce caractère de
délicate antiquité, France veut même le leur conserver
toujours et défend de leur donner à lire au lieu des contes
de fées des romans scientifiques. Gela est très significatif :
homme du passé, il ne voit en eux que la floraison der-
nière du passé '.
La Parisienne, dans Enfance d'une Parisienne de
]Mme Julia Daudet, est sœur de Pierre Nozière, mais la
petite femme a plus de sensibilité que le petit homme de
Paris ; elle est un jeune poète lyrique, l'autre un jeune poète
érudit et scepticpie. Fillette qui a appris à voir Paris par
ses visites au Musée, déjà sensible à l'art, — petite « femme
d'artiste » en enfance, — elle goûte le plaisir avec l'arrière-
1. Il faut mettre à part dans son œuvre Éloi, fils de paysans, qui fut
« le petit ctre le plus délicat et spirituel qui ait jamais effleuré cette vieille
terre ■> , de frag-ile et d'ingénieuse inspiration puérile. Cette création an-
cienne de France est un enfant messie de science, très jeune enfant en
qui un médecin de campagne devine un futur inventeur : « Je me plai-
sais, dit-il. à surprendre en ce petit paysan les prémices d'une de ces
âmes lumineuses, qui apparaissent à longs intervalles dans notre sombre
humanité et qui, sollicitées par le besoin d'aimer autant que par le zèle
de connaître, accomplissent partout où le destin les place une œuvre
utile et belle ». On le voit, c'est moins un portrait d'enfant que l'anima-
tion d'une idée originale. — Parmi les disciples de France, il faut citer
M. André Lichtenberger avec son livre bien connu, La petite sœur de
Trotl, et M. René Wisner {Coin d'enfance) qui a une subtilité et une élé-
gance vraiment francienne
28 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
pensée de ceux qui ne le connaissent pas et le vœu que
tous le connaissent. De féminité précieuse, elle est une très
tendre àme déjà intuitive et altruiste dans la joie de son
bonheur individuel. Paris lui a communiqué la sympathie
du prochain, une poésie déliée du cœur et de l'esprit;
mais elle est en même temps délicieusement provinciale
de goûter les plaisirs d'une famille agréablement grave et
vieillotte. Voici des mémoires d'une unique finesse de
sincérité, de douceur et de pénétration chère. Mme Daudet,
à se souvenir de son enfance, en parle comme d'un de
ses propres enfants qu'elle aurait observés avec amour et
intelligence, de telle sorte que ce sont les plus charmants
cahiers de souvenir d'une fillette a soi-même maternelle.
Loti, qui a vécu parmi les solitudes où l'humanité fut
enfant, a toujours été attiré à peindre l'enfant, — et en
l'homme même, n'est-ce pas toujours le grand enfant
qu'il montre ? Le cher Roger Couëc [Figures et choses qui
passaient) mourut i\ deux ans, mais il reste de lui un sou-
venir de petite personne étrangement profonde, d'intelli-
gence mystérieuse, saisissante, qui attachait par le charme
vieillot très doux de son drôle être erave habillé d'une
robe chinoise, qui confondait d'émotion par son regard
insondable et vaste comme ceux des animaux.
Le Roman cVun Enfant, écrit en gris d'une monotonie
très douce, est le récit de la croissance sentimentale d'une
enfance protestante mais éclairée de tendresse. C'est bien
le roman d'un petit homme exceptionnel, mais comme il
y en a encore beaucoup qui seulement, pour diverses rai-
sons, ne deviennent pas plus tard des Loti : frêle, sen-
sible, élevé loin des garçons de son âge avec des petites
L ENFANT 29
filles et par de douces femmes, tapageur mais docile, ne
perdant jamais ses bonnes manières même en faisant ses
volontés, rêveur dans son isolement et par cette délica-
tesse C[u'entretient l'éducation faite par des femmes :
l'imagination a un développement précoce dont la fièvre
excitera 1 activité. Comme le candide et rieur Jean Berny
[Matelot' , cet enfant qui joue très jeune du Chopin a de
splendides visions tropicales devant une coquille, un
papillon; il fait un musée colonial dans les retraits du
logis et organise avec les fils des paysans des expéditions
robinsonnieunes.
France et Loti, en recueillant leurs premiers souvenirs,
nous ont montré des enfants qui sont du passé; dans la
première moitié des Ii)ingcs sentimentales, partie niagni-
ficjue où, en dépit d'un style d'une fougue trop adulte, les
impressions d'enfant sont notées avec une délicatesse pres-
tigieuse, Paul Adam a écrit ce cju'il y a peut-être de plus
fort et de plus complet sur l'enfant de la Troisième Répu-
blique.
Paul est bien le fils né de parents du Second Empire,
sous un régime de bohème pompeuse et décorative, et gran-
dissant dans la fièvre de croissance d'une nation ramenée
à l'enfance par la Défaite, qui l'obligeait à se reconstituer;
à une époque de grosses préoccupations nationales, il
est à peine surveillé dans les Ivcées soudain gorgés d'élèves
par l'impatience générale d'une éducation intensive. En
cette période ardente, tous les matériaux sont jetés au
bûcher de limagination qui, dans un tempérament vio-
lent et nerveux, bondit irréglée par grandes flammes
magnifiques. Imagination orageuse, citadine : Paul n a
30 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIi-ME REPUBLIQUE
pas reçu l'éducation de douceur que donne la campagne,
malgré de courts séjonrs en province. Il est resté en
ville, V subissant les persistantes influences d anciens
régimes (royaliste et impérialiste) mêlés : il est fantasque,
très personnel et lyrique, fanatique d'émotions belli-
queuses, sonores et dramatiques, et de parades élégantes,
par l'eflet d'une hérédité complexe de courtisans et de
militaires; il est un enfant né romantique, en qui sont
déjà intégrés les goûts acquis par un Byron, un pur
cérébral. Par la brutale surveillance d'un père protestant
et la nonchalance d'une mère absorbée en lectures roma-
nesques, il fut poussé à mettre toutes ses puissances de
sensation et d'affection dans les premières camaïaderies
et amourettes, il fut préparé à la sensualité sentimentale
et à la précocité cérébrale. Tel, il a la grâce équivoque
des gestes gauches ou brusques avec la luxuriance des
éclosions d'idées, il possède intensément la poésie tro-
picale que l'enfance met jusque dans ses vices et ses bru-
talités. Il se trouve le petit garçon qui, en synthèse trouble,
concentre en soi les instincts opposés et violemment asso-
ciés de la France actuelle : militariste et démocrate, colo-
nisatrice et sédentaire, intellectuelle et sanguinaire, pas-
sionnée et légère.
VI
D'autres spécialistes de renlaut, Alphonse Daudet —
que l'on ne saurait, surtout en ce sujet, confondre parmi
les naturalistes — et Paul Mar^ueritte ont avec écfale
force fait valoir Tindividualité de l'enfant, mais de façon
plus impersonnelle. Il y a certainement une orande part
d'autobiographie dans leurs romans : Jack, c'est encore
le Petit Chose, où Daudet s'est raconté, et « Le petit
ffarcon » est Algérien comme Margueritte ; mais, moins
égotistes, ils ont retrouvé dans leurs propres souvenirs
d'enfance cette intensité de sentir qui pousse h communier
avec autrui : l'émotion est si profonde qu'elle semble ne
pouvoir être l'émotion de soi seul, on porte avec la sienne la
joie ou la souffrance de beaucoup de frères d'àmes iden-
tiques, et bientôt l'on ne pense plus qu'à eux, avec pas-
sion. Daudet et Marguerittc sont des passionnés de l'en-
fance : il leur a semblé que trop souvent ces êtres faibles
et charmants étaient les victimes de la société organisée
par les forts, et qu'il n'y avait peut-être pas de plus noble
cause à défendre ; ils l'ont fait avec éloquence ; ardemment
ils ont été des enfantistes comme il en est qui sont fémi-
nistes. D'ailleurs dans l'enfant c'est un peu le féminin
qu'ils ont défendu avec amour : les enfants de leurs
romans ont la plupart de longues boucles soyeuses, des
teints de frais satin, de grands yeux d'afi'ection, la c;*»li-
32 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
nerie des gestes, un charme gardé des robes maternelles
souvent frôlées ; et de tout cela ils les ont chéris un peu
plus.
Daudet sut montrer l'importance des premières années
dans l'existence d'un être, comment elles déterminent le
tempérament de l'individu, quelque triste ou heureux c[ue
doive être l'avenir. Par là il combat le préjugé commun
qui attribue légèreté, mémoire fugace et inconscience aux
enfants comme aux bêtes. Ils lui sont apparus comme
étant presque toujours des sortes d'orphelins : quand ils
ont de la famille, ils sont accablés ou exploités par elle
au lieu d'y trouver du soutien ; et la société industrialiste
et jouisseuse ne prenant guère souci d'un tel ordre de
choses, qui est général, ils sont en outre des orphelins
sociaux. Dans ses romans ce sont de ces êtres malheureux
n'avant pas de père cju'on sent trop destinés à supporter
plus tard toute la responsabilité de la famille, une telle
charge que leur jeunesse en est à l'avance opprimée. Pro-
duits d'une humanité besogneuse et consciencieuse qui a
connu la lutte pour le pain, ils sont nés et ont été élevés
pour le combat de l'existence comme il y a des enfants de
troupe : Jack est le drame moderne de l'enfance réduite h
gagner sa vie, le drame de la précocité obligatoire. Ils
sont obligés d'avoir des courages d'homme dans des orga-
nismes frêles; et à cause d'une sensibilité plus vive h cet
lige, ce sont des âmes de mélancolie; ils héritent de
l'humanité laborieuse qui souft're autour d'eux le senti-
ment trop aigu de la peine universelle avec une afFectuo-
sité, une délicatesse prématurées; trop tôt initiés au mal
et h l'injustice de vivre, ce sont de petits sacrifiés, une
pitoyable jeunesse pessimiste. Jack dupe de sa mère
comme un amant de sa maîtresse, Maurice Hulin [Rose et
Ninetté) caressant et boiteux, Zara [Les Rois en exil)-\ic-
L ENFANT 33
tlme de rinfamie de son père, tous ces petits êtres char-
mants nés pour le J^onheur sont plus ou moins de jeunes
rois en exil de joie. Ce sont des canirs lourds et malades
d'amoureux avec des délicatesses d'amants, avec l'énergie
des désespérés, martyrs sentimentaux ; ils savent appré-
cier les finesses de cœur et les agréments ténus de la vie,
âmes qui étaient nées pour un bonheur intime et qui sont
opprimées et vieillies d'émotions trop violentes, prosti-
tuées en quelque sorte dans la société moderne et rosse
(Christian, Ida, d'Argenton, Mme de Fagan. Ces enfants
ne connaissent donc pas d'enfance. Enfermés dans Paris
comme dans une école, petits internes de Paris, ce orand
lycée malsain et hybride, ils ue se trouveront bien que
dans la liberté des champs [La belle Nivernaise, Le petit
Chose, etc.); tempéraments minés par l'existence nerveuse
et factice des capitales, il leur faut le régime hygiénique
de la campagne. L'existence dans les grandes villes ne
peut guère convenir qu'aux adultes; elle est en soi une
sorte d'internat social qui ne convient pas plus aux enfants
que l'internat scolaire; il leur faut la vie au grand air et
il II soleil. Conformément aux lois d'emlirvologie, n'est-ce
pas h l'âge le plus jeune que l'homme moderne se rap-
proche davantage de l'homme primitif, éprouve par suite
quelque besoin de vivre comme lui dans la liberté spa-
cieuse de nature?
Il est à remarquer que Daudet ne peignit d'enfants gais
et charmés de vivre que ceux qui restent au Midi. Premier
Voyage, Premier Mensonge est une jolie charge ensoleillée,
et sentant bon la brise du Rhône, dune enfance tarasco-
naise. Alphonse, allant de Nîmes au lycée de Lyon, conte
sur le bateau remontant le fleuve qu'il est élève de marine
à la veille de devenir officier h la suite d'une campagne en
Orient et doit soutenir ce mensonge de mille autres.
M.-.\. Lkblond. 3
34 LA SOCIETE FliANÇAISE SOLS LA TROISIEME nEPLBLIQLE
Daudet a mis eu épigraphe à son Taitarin qu'en France
tout le monde est un peu de Tarascon : dans ce récit, il
apparaît vraiment que ce sont surtout tous les enfants de
France qui sont de Tarascon : c'est une pittores(|ue étude
— par les procédés révélateurs de caricature — de la
naissance de l'imagination chez l'enfant turbulent, enthou-
siaste, intrépide, en les veines de qui le sang coule comme
un Rhône, qui a l'imagination bronzée parle soleil comme
le teint, qui a beaucoup de sang, qui court, qui grimpe,
qui gambade, de la langue aussi. A cet âge capricant
l'imagination est plus que jamais « la folle », la folle des
champs. L'imagination n'est-elle pas la mémoire des pi'c-
mières aventures de la race.' alors il est naturel quelle
s'exalte particulièrement au premier âge. Elle court, elle
court, en tous sens, revient sur ses pas et repart, tourne
en rond, s'enivre. Hé! le joli petit Provençal aux cheveux
et aux récits follement bouclés, aux yeux grands ouverts et
ardents comme la bouche, aux solides jambes qui trottent
comme l'imagination, le petit méridional de sang bouil-
lonnant, déjà amoureux de toutes celles rencontrées, jeune
sang fleurissant rapidement en grappes d'illusions.
Le Petit Chose est joyeux en Provence, avant de vieillir
et de s'attrister dans les brumes de Lyon, de connaître
ensuite dans Paris la misère d'un adulte. Jack, enfant du
Nord, meurt d'avoir vécu en peu d'années une longue vie
noire encombrée d'aventures tragiques, de lutte, de
désespoir et de résignation. Rose et Ninette \ parisien-
nettes frivoles et intéressées, jouissent aussi peu de leur
enfance que leur père d'elles-mêmes. Pour illustrer, pour
vivifier le tempérament et l'àme de l'enfance, pour que
l'enfant croisse en charme, en sincérité, en santé, en
1. Rose et Ninette étudie l'inlluonce du divorce sui- l'éducation des
enfants : sujet si délicat qu'il doit être traité longuement à part.
L ENFANT 35
gaieté, il faut la lumière, l'espace, la gloire jeune du Midi,
cette tiédeur d'air qui est comme une naturelle couveuse,
les champs doublement libres d'être plus clairs, — au lieu
de la nervosité, l'inconstance, l'humidité afflioée ou les
joies trop aiguës du climat septentrional.
Ainsi que Daudet, Jean Aicard s'émeut à montrer que
l'enfance est la partie déterminante de la vie. Victime de
la famille comme Jack, comme lui ballotté dans le monde,
Raymond Martel [L\ime cVnn enfant) est un enfant de
grâce, de gravité et de sentimentalité, un enfant d'un
passé de lyrisme prêt à s'épanouir en fleur. Pauvre, sen-
sible à l'injustice et à l'illogisme, ne trouvant que dans la
nature affection et enseignement, il est malheureux aux
pensions où il cherche vainement l'amonr et la nature.
Contemplatif d'indépendance, rêveur h la façon de Ber-
nardin, aimant la bête et les plantes, les formes innocentes
de la vie, inquiété par la cruauté des hommes, mal armé
pour l'existence, forcément précoce en amour, il est la
victime — profondément consciente — des institutions
d'une société adulte et bourgeoise, le martyre de linternat,
bagne, caserne et couvent des jeunes Français. Lui qui
avait besoin d'être élevé en pleine vie par l'amour et la joie,
il est un Enfermé, glisse à l'humilité terne et à la rési-
gnation stérile, tombe dans la mélancolie et la désillusion.
Avant d'être un roman, VAnie d'un enfant est une
revendication sociale : seulement la poésie passionnée d'un
Michelet parlant de Toiseau et de la femme en attendrit
la vigoureuse logique et en exalte la généreuse àpreté.
Dans toute revendication sociale il y a un peu le
sentiment, attendri, que l'humanité, particulièrement
l'humanité prolétaire, est enfant : dans toute peinture
36 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE SOUS LA THOISlÉME RÉPUBLIQUE
émue creufaiice, il y a une reveuclication sociale; et nul
âge en effet n'est plus perspicace et plus frappé des
imperfections de la société. Comme on la senti chez un
Daudet ou un Aicard et qu'on le sentira chez un jNIar-
gueritte, on en est dramatiquement saisi dans le Peiif de
Léon Ilennique, œuvre brève mais très intense et com-
plexement suggestive.
L. Hennique, en couleurs d'une éclatante précision, a
peint l'enfance d'un petit Français, fils de fonctionnaire,
né aux colonies. Tout en subissant le charme mystérieux
et puissant de la nature tropicale aux vergers où il
promène ses jeunes rêves paresseux de petit enlant ou ses
premières amourettes câlines, il s'y sent assez dépaysé,
comme en exil : instinctivement, par une native nostalgie
de la France ignorée, il s'intéresse peu à peu, plutôt qu'à
celui de son entourage indigène, au sort de l'ordonnance
de son père, le touchant Peuf, ingénieux et prévenant
comme une nourrice, qui, avec une àme puérile, lui parle
de la Bretagne, son pays. Choyé de tous, il préfère Peuf,
d'un attachement familier et comme négligent dont il ne
soupçonne pas la force. Et c'est soudain sur là me igno-
rante de ce petit, élevé parmi les beaux oiseaux et les
arbres fruitiers du jardin comme en un Eden antillais, le
choc violent d'un drame passionnel dont il doit, seul, se
reconstituer la trame : Peuf passe en conseil de guerre
pour avoir tué par jalousie un de ses supérieurs; Peuf est
condamné ii mort. Le petit garçon en reste malade,
fiévreux, hanté par des visions de la peine de mort; remué
par un délire de bonté où il s'éprouve impuissant, il
devient bientôt lui-même sauvage et comme hirouche, de
sentir au-dessus de soi une force inexplicable qui ciiàtie et
tue; et c'est Jjien par une sorte de révolte inconsciente
que, désobéissant à ses parents, il s'échappe et va voir
L ENFANT 37
fusiller Peuf, haletant et hagard. Il est rentré tremblant,
étourdi par le spectacle de la mort ainsi que frappé ^\ui
coup de soleil trop dur pour sa tendre àme de petit Euro-
péen. Avec un très grand tact de psychologie mesurée aux
émotions de l'enfance, Léon Hennique a subtilement
étudié dans Peuf Véxe'il d'une jeune àme d'enfant riche à
l'altruisme et marqué l'efTarement du petit humain, non
devant la mort, — accident naturel qu'il aurait vu sans le
comprendre, — mais devant la mort organisée, décrétée
par les hommes, qu'il comprend avec épouvante.
L'àme délicate et généreuse de Paul Margueritte devait
s'attacher chèrement à l'enfant.
Paul Margueritte, dont le premier roman est une
peinture denfance, et qui, dans le parfumé Jardin du
passé, avec tant de charme mélancolique, a dit la nos-
talgie de son enfance de vastes vergers et de chaudes
plages, indirectement se conte encore lui-même dans
V Histoire d'un petit garçon. Cette œuvre exquise est
doublement intéressante de nous présenter un petit
colonial, très simple, très authentique, vraiment colonial,
ne s'élonnant point du pittoresque local parce qu'en
naissant il a vu tout cela et qu'une bonne mauresque ou
son boy bico sont aussi familiers à ses veux qu'une
nounou lorraine à un nourrisson parisien. Mais d'avoir
erré dans les grands jardins d'arbres et d'ombres merveil-
leux au lieu de gambader aux squares parisiens, le très
doux et très prenant enfant est un sensitif rêveur, un
Imaginatif gonflé de sensations, et le petit tropical îi la
tête riche de visions bâtit mille et un châteaux lumineux.
On le mettra au lycée, mais il y sera incapable de s'atta-
cher à l'étude de ce qu'il ne comprend pas, il restera
poète et artiste, savoureusement paresseux de sentir
38 LA SOCIETE ir.AXÇAISE SOUS LA TIIOISIKME liKPUBLIQLE
précocement la beauté des choses, végétatif délicieuse-
ment'.
Ainsi il souffrira l^eaucoup du collège : il faut aux
enfants la liberté et la tendresse maternelle; privées
d'elles les âmes d'enlant se faneront et mourront. Ainsi,
dans Tous quatre, Tercinet, fils d'un officier et d'une
Arabe morte en couches, éduqué par un sous-officier, est
timide, rentré, sournois, d'amour-propre excessif et de
bizarre tendresse nerveuse. Boursier à Mamers, il se
demande dès l'entrée ce qu'il vaudrait, après avoir vécu
dix ans « cette vie de chien qui danse ou de cheval qui
tourne m; par hasard il n'est pas trop maltraité, seulement
tourmenté à l'infirmerie par les sœurs pour insuffisance de
piété, mais il voit à côté de lui le souffre-douleur Pipathe
devenir fou ; et il sortira du Ivcée et vivra médiocre parce
que, interne, il n'a pas connu l'enfance et a été machinisé
tout jeune. — Jean Baudet-, doux, féminin, affectueux, a
beau être bousculé par un père soudard, il est encore
heureux de rester près de sa mère et de jouer au jardin
avec une amie aux yeux bleus. Mais on le met au bagne
militaire d'un lycée d'enfants-de-troupes. Faillie, timide,
laid et gauche, poil-de-carotte, il sera persécuté par ses
lâches camarades et ses professeurs méchants et bêtes :
c'est un petit Cavalier-Miserey ^ accablé de punitions
injustes, terrassé par le règlement militaire — dur, stu-
1. Celte longue nouvelle se trouve dans Fors l'ho/ineur. Il est curieux
de signaler que dans La Maison de l'enfance, le poète Fernand Gregh a
témoigné une âme de frappante ressemblance. C'est exactement avec le
même grand charme de précoce beauté méditative et seulement une lan-
gueur encore plus volupteuse, la même enfance de mélancolie tour à tour
attristée ou égayée, rêveuse toujours avec passion, dans le décor, gran-
diose à l'iime, des beaux parcs que jjIus tard on se rappellera immenses
et magnifiques, peuplés des anciennes émotions se dressant immobiles et
claires comme des statues.
2. Ame d'enfant.
3. Le Cavalier- Misercy, d'Abel Hcrniant (voir ch. II).
L EXFAM' ?9
picle, aveugle : Jean Baudet sera renvoyé chez lui san-
glant, mourant, l'àme a jamais alTolée. Et vraiment, dans
l'émotion de cette lecture, il y a une conclusion à ce beau
livre de protestation contre l'internat : l'État ne devrait
pas permettre à des parents d'engager ainsi l'avenir des
enfants par seul motif d'économie.
Chez Paul Margueritte la conception générale de
l'enfant est vraiment fraternelle de celle de Daudet; il l'a
vu doux et abusé, malheureux et même quand le hasard
le favorise de bons parents, sensitif au malheur; et si
Poum est un livre gai, c'est qu'en collaboration avec un
frère plus jeune, plus gai, actif et confiant, moins aggravé
de vie observée, il a voulu se distraire à un livre de clarté
et de frais amusement, comme en rentrant au soir on
arrose ses fleurs. Puis Poum est si petit qu'il n'a pas
encore eu le temps de souflVir; il a bien des chagrins
passionnés^ de grandes peurs provoquées par le méchant
cousin Step, et de minuscules rages militaires, mais vite
oubliés h des jeux et à des flâneries curieuses de .Tohn
Lounger un peu rosse, de petit Algérien ce louet )> : c'est
le mioche pour qui la vie est un guignol où il joue.
L'enfance est une petite comédie : ce sont les jolies
bêtises et les exquises niaiseries, les pittoresques gro-
tesqueries et les menues aventures sentimentales de
l'enfance, de mignons flirts à la fraise, une tendre ado-
ration de la cousine Mad, fillette qui est à la lois pour lui
récréation, promenade et dessert, bel album d'images
d'émotion. Petit Adam charmant au Jardin de l'Enfance,
il joue avec une plus grande Eve aux jupes volantes en
tourbillon de jeunesse; et déjà le voilà un peu homme,
amoureux de baisers frais et de robes moelleuses, en
mille autres occasions encore curieux de sensations
nouvelles inexprimables, comme sur d'avance que la vie
40 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA THOISIEME REPLKLIQUE
est trop monotone et lourde et qu'il faut jouir des pre-
mières années en augmentant le plus possible leurs
attraits.
VII
Jusqu'ici les écrivains ont surtout montré dans l'enfant
l'œuvre et parfois le chef-d'œuvre du passé, sa résultante;
il semble d'abord que si Rosnv a aimé peindre l'enfant,
c'est dans un esprit analogue, parce qu'il a évoqué sans
cesse les origines de l'humanité; mais ce qui l'intéressait
dans ces origines mêmes, c'était l'humanité en puissance,
c'était l'avenir. Romancier du Devenir, il voit avant tout
dans l'enfant non ce que furent ses pères, mais ce par
quoi il se distingue déjà d'eux et inaugure le futur,
l'apport nouveau h l'humanité, le legs à ceux de demain.
Par suite sa considération de l'enfant n'est plus seulement
historique comme chez un France ou un Adam, morale
comme chez un Daudet ou un Margueritte, mais sociolo-
gique.
Un peu avant lui Jules Verne — créateur dont les
critiques ont trop peu parlé et à qui pourtant ils n'ont pu
reprocher que l'absence d'un style personnel, reproche
mérité de la plupart des gens qu'ils étudient à l'ordinaire —
avait donné des romans d'aventures, bien supérieurs h ceux
de Dumas père, où vivaient des enfants d une humanité
hardie, savante et spéculative vraiment moderne et même
précurseuse. Les enfants du capitaine Grant, le capitaine
de quinze ans, l'adolescent de L'Ile Mystérieuse, les jeunes
Robinsons colonisateurs ne sont pas seulement les fils
d'une époque que passionnèrent les explorations des
Franklin et des Livingstone, ils sont experts en toutes les
sciences et déjà instruits des découvertes des prochains
l'exfant 41
Edisons, et raltruisine est inné en eux; par là, évidem-
ment, ils sont plus encore des êtres de demain que d'au-
jourd'hui, et de la sorte ils sont aussi les modèles que
Jules Verne, esprit libéral et scientifique, propose aux
écoliers contemporains.
Nous en trouvons d'analogues dans les Rosny, et un
Marc Fane, studieux et contemplatif, bayeuv aux étoiles
et constructeur de bonheurs humains au milieu de ses
lectures, a rêvé toute son enfance aventures et découvertes
sociologiques. Georges et Albert Lamarque (dans L'impé-
rieuse Bonté), le soir attablés devant le modique lumi-
gnon, dévorent les livres de la Bibliothèque de la mairie,
puis couchés, se parlant d'un lit à l'autre, rôdent aux
forêts vierges ou évoquent les steppes interplanétaires. Il
nest point jusqu'au plus jeune, François, qui, après avoir
refait le Robinson Suisse à sa manière, ne se rêve l'Enlant
Sauveur des races faibles dans des Espaces conlus tra-
versés d'Amazones. Eperdus en imaginations scientifiques,
ces enfants ouvriers sont aussi de petits êtres sociaux :
Albert l'imprimeur, aigri par la misère, naïf mais sagace
adepte de l'anarchie, méprise les riches, se sent l'aristo-
cratie de l'intelligence et du cœur devant ses cousins
riches, « bourgeoisie camuse ». Georges, hoquetant de
misère, halluciné h force d'être affamé, persévère à couloir
la Bonté, l'Indulgence, la Justice. Il veut et agit, va mora-
liser les souteneurs assemblés aux fortifs. Abandonnés
par de honteux parents, sans feu ni pain, ils s'excitent tous
au sacrifice, partagent leurs bardes avec d'autres pauvres.
Au contraire de chez Jules Verne, la sociologie de Rosny
se nourrit par les racines actives de l'analyse psycho-
physiologique; par la puissance de son analyse touchant
au fond des choses et y retrouvant les principes divers de
l'humanité, il met h jour le multiple travail de formation
42 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
de l'intelligence. Dans Nell Honi il montre d'abord le lent
développement de l'organisme nonveau-né, sa poussée h
la vie, le travail « des bonnes chimies réparatrices de la
digestion », la poésie bienlaisante de l'alimentation : dans
les pages peut-être les plus touchantes de la littérature
française, Rosny suit la transformation de la parcelle de
viande et du légume minuscule, enfin obtenus par la mère
misérable, en un peu de sang qui irrigue les joues
pâlottes de May. Et comme il y a très rarement de quoi
donner à manger à Mav, Nell nourrit le bébé de contes
écoutés avec passion : et c'est le petit intellect qui se
développe trop fébrilement, qui prend un accroissement
excessif pour la mignonne santé anémiée. Ah! la délicate
genèse de l'intelligence, sa distillation goutte à goutte de
l'informe cerveau ! — L'homme de sciences Hélier ', distrait
de son travail par le gazouillement du bébé Claire suçant
avec gravité une clef, l'analyse amoureusement, observe
avei' minutie ces gestes de tâtonnement et de préhension
par lesquels l'enfant prend une conscience tactile du
monde, cette menue intelligence des gestes. Il tàte le
crâne puéril, en appréciant la capacité et la conformation.
Puis il se dirige vers le cadet, admire l'intelligent jjctit
paysage que présente la face où « les cheveux drus sont
dressés comme des blés », et il s'amuse à le faire penser^
lui demande une histoire, force au travail l'instable esprit
d'où la pensée peu à peu goutte comme la pluie des
nuages. Et Jane l'aînée s'interpose : « Elle avait quatre
ans. L'art éternel l'avait faite suave de corps et d'esprit, de
splendeur iilonde sans tache, et toujours la cervelle en
travail »; elle dit aussi son histoire, frissonnante, pleine
d'élégance vibratile, la mimique abondante, déjà inventant
1. J.-H. I\osny, Le Bilatéral, l-"asquelle.
L ENFANT 43
des détails. En une autre de ces scènes uniques dans
notre roman, seule avec Albert, elle lui chuchote une
délectable histoire qu'il écoute avec un balbutiement de
ravissement trouble; et ces enfantillons h peine nés d'hier
sont déjà, dans toute la grâce lumineuse de leurs traits
ouvrés par de substiles hérédités, dans leurs gestes de
touchante gaucherie où s'esquissent les futurs gestes de
riiomme dominateur de la terre, sont déjà d'exquis intel-
lectuels, dadorables volontaires, — ceux qui aideront à
transformer le monde comme déjà ils s'essaient à innover
en répétant les contes entendus.
Marc Fane adore les enfants; sans cesse auprès de soi
il les appelle pour contempler (( les petites vies », pour
sentir avec extase la grande vie universelle s'agiter dans
leurs petites côtes en frétillements de bestioles. Plus que
Marine et Victor, Rite passionne le jeune sociologue parce
qu'elle est <( à l'âge où elle se socialise », où le non-moi
commence à s'extérioriser pour elle et où elle en prend
une conscience humaine. Alors se pose pour elle le
problème de ses rapports avec les objets : sera-t-elle
libérale ou despotique, h quel degré s'exercera sa tyrannie
sur les objets et les êtres? Marc et Honoré l'observent :
de ses rapports avec les objets naît en elle une philoso-
phie, elle prend le goût « de la Solitude, de la Pénombre,
du Refuge », cela visible par de délicieux événements, par
sa retraite derrière la porte d'armoire dans une béatitude
rêveuse. Chez Marine, plus âgée, le caractère féminin
prend déjà des complications que beaucoup de femmes
jamais n atteignent; et comme il est intéressant de sentir
plus nettement chez elle en quoi le bébé déjà est
supérieur au chien, a le rire, la parole, les joies plus
intellectuelles, les imaginations plus complexes ». Voilà
ce qui est passionnant : saisir, en délicatesse infinitési-
4i LA SOCIEÏ1-: FP.ANÇAISE SOUS LA TROISILME REPUBLIQUE
raale, les différences de l'homme et de ranimai, les
abstraire pour l'analyse, pour l'étude d'où sortira une
conception plus nette de l'originalité et par suite des
destinées de l'homme. Voilii pourquoi, comme il est
remonté aux toutes premières périodes de l'humanité où
les races se diversifient, l'écrivain étudie les tout petits
enfants, parce qu'à leur âge d'extrême instabilité la minus-
cule est plus importante, les nuances sont innombrables
et offrent à l'analyse scientifique un terrain très riche
pour la spéculation évolutionniste. Rosny est celui qui a
montré les plus petits enfants et qui les a vus avec le plus
de pénétration. Hugo s'est satisfait d'admirer en eux de
petites fleurs humaines, des êtres de grâce et de faiblesse,
et, — ce qu'il y a de plus fort dans sa vision de l'enfant, —
des liens moraux, des centres d'amour de la famille.
Rosny, romancier du Devenir, a été le plus conscient
poète de l'enfant parce qu'il a su montrer en lui l'être où
sont le plus de forces vagues, où sont en résen>e le plus
de forces indéfinies, l'être en qui l'avenir déjà s'élabore et
aussi h qui est l'avenir, par là vraiment divin, infiniment
poétique. Rosny a été le plus vaste et le plus profond
Poète de l'Enfant.
Ce grand romancier est un poète, est un observateur, mais
ne montre pas plus que les autres dans ses romans la voca-
tion et la conscience pédagogiques : il se satisfait d'analyser,
avec la passion égoïste du psychologue, de ne voir en les
enfants que d'intrigants sujets d'étude donnés par la nature ;
tempérament d'action, il nous eût écrit le drame de noble
angoisse du père qui est obligé de choisir entre les ins-
tincts de l'enfant, de cultiver les uns en détruisant les
autres, ({ui en cela surtout lait œuvre d'homme, d'homme
moderne différant profondément de l'animal reproducteur
par le sentiment de la responsabilité. Marc Fane est un
L ENFANT 45
très remarquable roman d'éducation, mais d'éducation
personnelle et passwe, opérée par la vie qui modèle le
jeune homme, et il eût surtout fallu un livre qui lût pour
la France d'aujourd'hui ce qu'aurait pu être VEinile pour
la fin du y.\uf siècle, au moins ce qu'a été le Williem
Meister pour l'Allemagne du wiii*^ siècle, œuvre admi-
rable qui diflere d'un autre livre français analogue, L'Edu-
cation Sentimentale, en ce que, ii côté de l'observa-
tion profonde du donquichottisme de la jeunesse, sinon
s'affirment, du moins se discutent des principes pédago-
giques. Après lui il reste donc ii écrire le roman de
l'éducation, le plus utile qui puisse être aujourd'hui ii la
France où aljondent les tempérameiits riches, mais man-
quent les caractères. C'est une méthode, un esprit d'édu-
cation qui fait défaut en ce moment à la France : la
plupart des romans que nous avons examinés sont d'excel-
lentes critiques contre l'ancien régime d'éducation auto-
ritaire, mais il n'y a pas un seul Emile depuis la Joie de
vivre de Zola qui répond substantiellement mais un peu
trop grossement h l'esprit moderne; parmi nos romanciers
nous n'avons guère de grands cerveaux constructeurs si
nous avons de grandes intelligences analyticjues.
Ainsi l'enfant qui n'avait guère été auparavant qu'un
thème sentimental depuis le Petit Savoyard jusqu'à Jack,
est devenu un sujet social : on ne le considère plus seule-
ment comme un petit animal digne d'amour, mais comme
un prochain homme. Par la suite, le littérateur ne songe
plus à n'attirer l'attention que sur l'enlant malheureux
dont le sort doit être amélioré; par un très giand pro-
grès, il ne veut plus n'être qu'un avocat de justice; il
veut, dans une nation anémiée et stérile, donner au
public des modèles de force et d'énergie ; il ne se con-
tente pas de prêcher en thèse générale [Fécondité, La
Charpenté) la repopulation, il crée lui-même des enfants
sains, vigoureux, intelligents, volitifs, altruistes, qui soient
des exemples admirés pour la bonne contagion; il ne
montre plus que la misère pour attendrir, il montre la
beauté, et c'est ce qu'il faut pour rénover, pour exciter le
désir fécond, pour inviter à créer plus de beauté! N'est-il
déjà pas évident que d'avoir longtemps regardé le bel
enfant, l'écrivain, qu'avait desséché la pratique presque
exclusive du roman d'adultère, a allégé la langue, lui a
acquis la grâce, de la fraîche mièvrerie, le mouvement
libre et la simplicité, la sincérité naïve, l'image spon-
tanée? Le printemps que l'enfant a mis dans l'art, l'écri-
vain le fera éclore multiple dans la vie.
L ENFANT 47
Et — eu corollaire de la philosophie historique, assez
juste, de Taine, — il semble évideut que si la Troisième
République a produit et d'autre part su admirer des
œuvres où vivent des enianls sains et pleins d'initiative,
c'est qu'elle en a elle-même de réels, c'est qu'en eux elle
possède des cléments importants de reviviscence. Le
journal L'Européen menait dernièrement une Ciiquète
auprès de personnalités européennes pour savoir si oui ou
non la France est en décadence. C'est l'étude des romans
sur l'enfance française qui peut vraiment v répondre. La
France n'est pas en décadence, mais on ne saurait non
plus affirmer qu'elle soit dans une période de complète et
vio'oureuse renaissance, car il s'y trouve encore trop
d'enfants délicats, mièvres, indolents,, déplorablement
« gâtés » ou, au contraire et h l'autre extrême, tyran-
nisés par leurs parents et par les régimes scolaires. Il y a
deux choses également graves : les uns laissent les enfants
l'aire toutes leurs volontés — et, s'il faut l'amour de l'en-
fant, rien n'est plus dangereux que le culte aveugle de
l'enfant qui prend ainsi dans la famille l'habitude, les
goûts aristocratiques de commandement et d'insolence si
peu en rapport avec les principes d'une société démocra-
tique et les conditions où il aura à y gagner plus tard sa
vie, — les autres étouffent chez eux toute initiative, tout
éveil de volonté.
De l'étude d'ensemble de ces œuvres si diverses se
dégage aussi une conception assez nette de la vraie beauté
de l'enfant, par suite de ce qu'il faut faire pour l'amélio-
ration de l'enfance contemporaine. Evidemment d'abord
la vie matérielle de l'enfant devrait être assurée, car la
misère l'aigrit, appauvrit son corps, jette à la société des
infirmes et des anarchistes [Jack, Ame d'enfant, L'impé-
rieuse Bonté), mais le remède n'est malheureusement pas
48 LA SOCIÉTÉ FnANÇAISE SOUS LA TROISIKME RÉPUBLIQUE
prochain et ce n'est pas sur ce point de vue qu'on peut
efficacement arrêter l'attention. Une réforme plus aisée
est énergiquement ou implicitement réclamée par tous les
écrivains : la suppression de l'internat, régime militariste
de l'enfance conservé de la période napoléonienne et plus
funeste encore à la nation que cet autre legs impérial, le
bureaucratisme : Anatole France, Mirbeau, Jules Renard,
Daudet, Aicard, Margueritte exigent la liberté pour l'en-
fance; tous ceux que les romanciers montrent heureux
sont libres, les autres ne sont plus des enfants, et ceux
qui n'ont jamais été des enfants ne seront point des
hommes sains et bons.
Enfin il ressort de la lecture générale que tous les
enfants ont en quelque sorte du génie quand ils sont
petits : la société le leur gàclie ou annihile. 11 n'y a en
effet que peu de différence entre les enfants qui seront très
intelligents et ceux qui seront médiocres. Il serait excessif
de conclure que la société abêtit l'homme; mais, en émon-
dant les qualités qui font l'oi'iginalité et en desséchant
sa générosité native, elle le rend médiocre parce quelle
lui impose, pour le bénéfice d'une instruction souvent
oiseuse et toujours fatigante, une éducation uniforme et
étroite (|ui est une sorte d'internat intellectuel.
Et ainsi, — les enfants étant des miroirs grossissants
où s'accusent les défauts de la société — d'étudier les
enfants comme d'étudier la première humanité, on se rend
plus dèlicalement compte que l'œuvre sociale est impar-
faite, que la civilisation n'a point été que perfectionne-
ment et qu'elle a appauvri l'homme d'une bonne part de
ses vertus initiales, et que, sans nullement retourner à la
sauvagerie, il est indispensal»lc sur bien des points de
revenir à plus de nature.
CHAPITRE II
L'OFFICIER •
Particulièrement aujourd'hui où la démocratie est
tiraillée du militarisme au désarmement, on parle sans
cesse de l'armée : rien ne serait plus intéressant que
d'avoir, sur ceux qui la dirigent, le sentiment de la France
intellectuelle. Interviewer nos écrivains eût été bien délicat
et périlleux, sinon tout à lait inutile : on ne dit dans une
interview que ce que l'on veut dire, et quand on exprime
sa pensée, c'est sa pensée du moment seule, celle que les
circonstances vous façonnent, voire vous dictent. 11 vaut
mieux fouiller les œuvres où se reflètent d'elles-mêmes les
opinions comme les tempéraments, où s'accuse franche-
ment la vision sincère de la réalité. Et plus particulière-
ment l'étude du roman contemporain, genre si complexe
dans sa richesse, peut être source abondante de renseigne-
ments. Jamais le moment n'aura été plus propice : nous
sommes, en ce qui concerne la littérature militaire, l\ la
fin d'une période : on a tant écrit sur l'armée ces derniers
temps et avec une telle passion que la matière en a été
1. Dans un sujet aussi délicat, nous avons cru devoir multiplier les cita-
tions, pour plus d'impersonnalité.
M. -A. Leblond. 4
50 LA SOCIKTÉ FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
toute tianslormée et illuminée. Il y a eu des révélations.
Les plus indifférents ont ouvert les yeux. Chacun a dû
se faire une idée nette, a dû étudier la question. Bien peu
laisseront se perdre le fruit de leurs observations et de
leurs méditations : nous aurons dès ici de nombreuses
œuvres des genres les plus divers sur la vie militaire. L'on
y exaltera, les uns leur optimiste chauvinisme, les autres
leur pessimisme. Rares seront ceux qui conserveront le
regard froid et impartial avec lequel la plupart ont
jusqu ici observé l'armée.
LES OFFICIERS SUPÉRIEURS
Ou ne voit pas beaucoup crolficiers généraux ou supé-
rieurs dans les romans qui ont paru depuis 1870, ou, du
moins, ceux que Ton a fait le plus intensément revivre
sont presque tous des acteurs de la guerre franco-alle-
mande dont les souvenirs dominent tous autres, ce sont donc
des hommes du Second Empire. Et rien n'est plus naturel
si Ton songe au rôle effacé que les généraux des troupes
métropolitaines, les seuls qui soient constamment restés
dans le champ de vision de nos romanciers, ont tenu sous
la Troisième République que n'agita aucune guerre euio-
péenne.
Ceux qui sont sortis des rangs pour aller h la politique
par là même ne sauraient plus nous intéresser comme
militaires et enfin la littérature héroï-comique qui s'attarde
encore parfois a poursuivre le panache multicolore du
général Boulanger tient plus de la chronique sentimentale
ou amusante que du roman.
La vie terne, médiocre, de nos généraux, assis par la
paix sur des ronds-dc-cuir en des bureaux ombrés de
lustrine verte, ne séduisait point le pinceau brillant de nos
écrivains toujours en quête de pittoresque. Les figures
congestionni'es, les tailles épaissies aux longues siestes
52 LA SOCIÉTÉ FliAXÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
digestives, les ventres arrondis au séjour prolongé en
d'amples fauteuils prêtaient bien plutôt matière aux farces
rabelaisiennes ou aux gauloiseries bourgeoises des Courte-
line ', des Bergerat^, des Armand Silvestre et des Charles
Leroy. Les seules sonneries bruvantes de nos héroïques
victoires coloniales devaient couvrir le rire qu'éveillait en
nos villes de garnison le passage quotidien des Laripète
et des Ramollot, types qui furent plus vrais qu'on ne l'a
cru et qu'a retrouvés aux salons de la ville et des châteaux
l'observation finement malicieuse de Gvp, charges dont la
truculence était bien parfois égalée par l'énorme comique
de certaines anecdotes véridiques dont le récit secoue
encore la torpeur des fins de soupers.
Les vieilles « moules » et antiques « culottes-de-peau »,
compagnons de Lebœuf ou dévots de Mac-Mahon, devaient
encombi-er longtemps encore après 1870 le cadre de
notre armée de terre. Les observateurs les moins suspects
de légèreté ou d'antinationalisme le remarqueront eux-
mêmes. Rappelez-vous, dans Cruelle Enigme de Paul
Bourget, le général comte Alexandre Scilly (cinq bles-
sures et quinze campagnes) , brave soudard à cœur
« d'or », qui fait des visites à son ancienne « aimée » et à
sa mère dans les loisirs que lui laisse son grand ouvrage
perpétuel sur la réorganisation de l'armée. En ces
quelques lignes se dessine assez nettement l'individualité
de cette sorte de Trocliu sentimental :
Cet homme maigre e( comme tassé sur lui-même, chez qui tout
révélait la stricte discipline, depuis l'efracement de son regard
jusqu'à la régularité de sa marche et la rigueur ponctuelle de sa
tenue, décou\rail en lui, lorsqu'il s'agissait de ses amies, tous les
1. Lidoire, Le Train de S li. -'à, Les Gaietés de Cescadron^ œuvres de fine
boulTonncrie et d'une gaieté salée de quelque amertume.
2. Va-l-en i'tierre.
L OFFICIER 53
trésors de sensibilité que sou genre d'existence ne lui avait guère
permis do dépenser; et par ce soir du mois de février 1880 il se
trouvait dans l'état d'agilaliou d'un amant qui a vu les yeux de sa
maîtresse noyés de larmes, sans en savoir le motif.
En dépit de celle curiosité cependant, le général ne fit pas un
geste plus rapide. L'habitude de la minutie militaire était trop forte
chez lui pour qu'aucune émotion en triomphât.
Daudet, dont M. Jules Lemaître a vanté la vision très
nette et fidèle, n'a laissé du général qu'un joortrait tout
balzacien. Le général duc d'Alcantara est un Hulot de
Second Empire qui neut jamais de scrupules ni de
sentimentalité, et que la torture physique sait seule
réduire a un demi-repos, un érotomane dont les rhuma-
tismes mêmes ne peuvent avoir tout à lait raison, et qu ils
rendent encore plus Apre. Couché sur une chaise longue,
« ce blessé eavé d'ans et de gloire » est encore amoureux
de toutes les jolies femmes dont le frôle le froissement des
jupes, vrai « Don Juan cul-de-jatte )). Il promène sur elles
des regards languissants avec des lenteurs de volupté
sénile. Sa vieillesse excuse bien des privautés et il dit h
Lvdie (( avec la caresse de ses grandes mains tremblantes » :
« De tout ce qu'il m'a fallu sacrifier, de tant d'ambitions
Ibudroyées, ce que je pleure, c'est vous. Et lorsque je
songe que vous êtes h mon fils... oh! w C'est cette même
férocité bestiale qui lui arrachait au lendemain de Wisseni-
bourg ce cri sanguinaire : « Il y avait de la viande », qui
échauffe son amour. Ses instincts paternels en sont
viciés : il pleure son fils comme un vieux miche pleure
une fille : il a jusque-là tout supporté avec a grand
courage « : Oh! mon cher Delcrous, j'ai assisté dans ma
vie de soldat à des tueries atroces, mais quand j'ai vu ce
qu'on me rapportait de mon garçon, de ce joli blondin ! »
Et sa douleur paternelle même n'est pas pure de tout
mélange : s'il veut se venger du meurtrier, c'est parce
5'+ LA SOClETh: FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME KEI-LULIQUE
qu'il croit que le meurtrier est le mari de J.ydie. et quand
le vrai coupable avoue, il veut retenir Richard quelque
temps encore en prison : « Avant ce soir? Et pourquoi?
dit-il au jwge. Il vous tarde donc bien que cette brute
rentre en possession de sa femme? »
Maupassant, peintre encore plus exact de l'existence
movenne, dans des contes d'un réalisme spontané où la
vie se réfléchit d'elle-même au clair miroir de sa vision,
ne nous montre que des généraux ou colonels galantins,
comme s'il n'avait jamais rencontré dans les mondes diffé-
rents qu'il a tour h tour fréquentés que de vieilles barbes
amoureuses, de ces pseudo-Henri IV démocratiques dont
le courage belliqueux s'adoucit en baisers aux pieds des
plus diverses Gabrielles, type sans doute bien français,
puisqu'on le retrouve h tous les âges, dans le ^lontcornet
de Balzac comme dans le colonel Laporle de Maupassant*.
a Je suis vieux, j'ai la goutte, les jambes raides comme des
poteaux de barrière, et cependant, si une femme, une jolie
femme, m'ordonnait de passer par le trou dune aiguille,
je crois que j'y sauterais comme un clown dans un cer-
ceau. Je mourrai ainsi, c'est dans le sang. Je suis un vieux
galantin, moi, un vieux de la vieille école. La vue d'une
femme, d'une jolie femme, me remue jusque dans mes
bottes. Voilà... Si j'avais à donner mon avis sur la sup-
pression des tambours et des clairons, je proposerais de
les remplacer dans chaque régiment par une jolie fille. Ça
vaudrait encore mieux que de jouer La Marseilldise! »
Dans l'école réaliste, il s'est trouvé après Maupassant
une femme d'observation pénétrante et poignante, de
talent impétueux, cinglant et d'une brusquerie très vivante
qui s'est visiblement éduquée à l'école de militaires, pour
1. Les idées du Colorie.'.
I, OFFICIER 55
avoir senti comment de tels tenuDéiaments, galantins de
profession, peuvent se comporter dans le mariage et la
paternité : avec une véracité qui s'éprouve h la verve
révoltée, Rachilde révèle le désordre de la vie familiale
aux milieux militaires ; et il est criant h quel point cela a
été vu. Le père de la future Marquise de Sade devait être
nécessairement un officier, le colonel Barbe, « aux yeux
cruels de bonhomme qui s'ennuie ferme ». Il est cassant
au service, mais quand il réunit chez lui les officiers, se
souvenant de sa vie d'Afrique, il fait seryir des punchs
copieux et permet à ses lieutenants de se saouler devant
lui. Déjà instinctivement persuadé en tant qu'homme de
la supériorité de l'homme sur la iemme, il la méprise
doublement parce cpi'il est militaire; il la dédaigne pour sa
délicatesse puisque lui n'a peur de rien. Il fait habiter
devant un cimetière son épouse qui se meurt de phtisie, - —
se demandant d'ailleurs si ce n'est pas « un genre adopté »
par une nature trop sentimentale, — et il se répand en
récriminations furibondes sur sa mièvrerie C[uand elle
refuse de se promener parmi les tombeaux : il trouve cjue
l'odeur des morts est très saine. 11 voudrait la traiter en
soldat, il traite sa famille comme ses hommes : voilà de
l'écjuité ; il ne veut pas qu'on l'embrasse, par principe de
dignité, et, quand la colonelle meurt, il se retient de
pleurer devant le cercueil parce que le régiment est là. 11
l'oubliera d'ailleurs assez vite dans un adultère avec la
femme d'un de ses inférieurs jaloux seulement d'avancer en
grade. 11 lui reste une fille mais il lui en a toujours voulu
de n'être pas un garçon pour la « faire rentrer dans le
rang », et il a complètement négligé son éducation, la lais-
sant se corrompre dans la bohème des ménages d'oKiciers,
voire des généraux qui font des réunions de femmes d'où
les hommes sont exclus et où ils embrassent dans le cou
f,G LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
les fillettes de douze ans tout en pinçant les mères.
Rachilde nous montre, dans ce colonel brutal et bouffon
un militaire lourvoyé dans la vie de iamille où il se trouve
aussi mal a Taise que dans la paix, incapable, par gros-
sièreté de tempérament, de vivre avec une iemme et
d'élever une jeune fille. Elle discerne aussi le vice des
déplacements continuels et inutiles des officiers qui,
cahotant lenlant d'une garnison ii l'autre, empêchent une
éducation lerme et bien assise.
On a entendu les « idées » du colonel Laporte, voici
celles du g-énéral Cartier de Chalmot, inoubliable marion-
nette de cette exquise féerie réaliste U Orme du Mail, où
l'ironisme d'un Renan mondain fait jouer avec exactitude
et précision les ficelles des poupées sociales.
« Permettez, mon cher abbé ! La guerre est une nécessité cruelle
sans doute, mais qui fournit aux officiers et aux soldats l'occasion
de déployer des qualités supérieures. Sans la guerre on ignorerait
encore jusqu'où peuvent aller l'endurance etle courage des hommes. «
Et très sérieusement il ajouta :
« La Bible établit la légitimité de la guerre et vous savez mieux
que moi que Dieu est nommé Sabaoth, c'est-à-dire Dieu des armées.
... « Bazainel Comprenez bien : inobservation des règlements
concernant les places de guerre, hésitations blâmables dans le com-
mandement, arrière-pensées devant l'ennemi. Et devant l'ennemi,
on ne doit pas avoir d'arrière-pensée.. . Capitulation en rase cam-
pagne... Il a mérité son sort. Et puis il fallait un bouc émissaire!
— Les bons Chrétiens faisaient les bons soldats; c'était une faute
que de bannir la religion de l'armée. » Le Général approuva ces
maximes. « Je l'ai toujours dit, mon cher abbé. En détruisant les
croyances spirilualistes, vous ruinez l'esprit militaire. De quel droit
exigez-vous d'un homme le sacrifice de sa vie, si vous lui ôtez
l'espoir d'une seconde existence ? »
Jamais on n'a su avec plus d'habileté mesurée incarner
dans un personnage bien vivant tout ce que le cadre des
L OFFICIER 57
préjugés de classe et de caste et dos routines de métier
peut contenir de sottise humaine.
Le général Cartier de Chalraot avait mis sa division en fiches
dans de petites boites de carton qu'il posait chaque matin sur
son bureau et qu'il rangeait chaque soir sur des tablettes de bois
blanc au-dessus de son lit de fer. Il tenait ses fiches à jour avec
une exactitude scrupuleuse, dans un ordre qui le remplissait de
satisfaction... La forme sous laquelle il considérait désormais ses
officiers, et ses sous-ofllciers, et ses soldats contentait son instinct
de régularité et correspondait à son intelligence de la nature. Car-
tier de Chalmot avait toujours été noté comme excellent officier. Le
général Parroy, qui l'avait eu sous ses ordres, avait dit : « Chez le
capitaine de Chalmot, la faculté d'obéir et celle de commander se
contrebalancent : prérogative rare et précieuse du véritable esprit
militaire. »
« Cartier de Chalmot a^ait toujours été l'honnne du devoir. Probe
et timide, excellent calligraphe, il avait enfin trouvé la méthode
appropriée à son genre et il l'appliquait avec la dernière rigueur,
commandant sa division sur fiches... »
Ayant la plus profonde « aversion pour l'intrigue et la fausseté »,...
« il n'avait jamais rien demandé au gouvernement. Cartier de
Chalmot, monarchiste et chrétien, gardait à la République une désap-
probation pleine, silencieuse et simple. Ne lisant point les journaux
et ne causant avec personne, il mésestimait par principe un pouvoir
civil dont il ignorait les actes. Il obéissait et se taisait. On admirait
dans les châteaux de la région sa douloureuse résignation, inspirée
par le sentiment du devoir, affermie par un mépris profond de tout
ce qui n'était pas militaire, assurée par une difficulté croissante de
penser et de dire rendue sensible et touchante par les progrès
d'une maladie de foie ».
Et elle est vraiment imaginée par le plus fin, le plus
délicatement pénétrant des psychologues, cette scène,
révélatrice, de la réception du président chez le préfet
Worms-Clavelin :
« Présent au milieu de son état major, le Général vit pour la pre-
mière fois le Président Sadi-Carnot, et soudain, sans motif apparent,
sans raison exprimable, il fut transpercé d'une admiration fou-
droyante. En une seconde, devant la gravité douce et la chaste
58 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA THOISIKME REPUBLIQUE
raideur du chef de l'Etat, tous ses préjugés étaient tombés. Il oublia
que ce souveraiu était civil. Il le vénéra et l'aima. Il se sentit tout
à coup enchaîné par des liens de symjîathie et de respect à lliomme
jaune et triste comme lui, mais auguste et serein comme un maître...
Ce que Chalmot avait depuis vingt-cinq ans amassé de dévoùnient
au prince absent, jaillissait de son cœur vers M. le Président... A
son admiration se mêlait de l'attendrissement.
Attendrissement qui vient des sources inépuisables de
tendresse cachées dans le cœur de ce bon gros homme
(Poulot pour sa femme), à la fois « timide et infaillijjle »,
innocent et dangereux, d'une simplicité d'esprit qui est
l'aliment ordinaire du fanatisme mais qui ne se traduit
chez lui que par une passivité à la fois animale et héroïque.
Carnot mort, il ignorera les maîtres civils de la France. Il
ne voudra rien savoir que de ses supérieurs hiérarchiques
auxquels il obéira « avec une morne exactitude' ».
Rien ne pourra fléchir cette rigide ligne de conduite,
pas même les douces insinuations de Mme de Courtrai^
lors des récents scandales qui troublent la simplicité de
son esprit et la candeur de son âme. « Prolbnd spiritua-
liste )), il se réfugiera dans une piété pratiquante qui (;roît
avec l'Age et la maladie, « ayant d'ailleurs toujours consi-
déré la croyance à une vie future comme la base même
des règlements militaires », et « priera mentalement
Notre-Dame de Lourdes de protéger l'armée française ».
Il plonge aux profondeurs rafraîchissantes du silence où il
1. Avec la jolie finesse légère d'observation d'Anatole France Mau-
rice Donnay met quelques minutes en scène dans Georgette Lcineuiiier un
général très vivant, peut-être aussi très peu réel. En face de lui, en pose
d'antithèse, un aimable et un peu fade Jeune-France cause de IW/faire,
sceptique, d'indifférence polie. Et cette indifférence de politesse agace le
vieux brave homme, tout au contraire franc jusc[u'à la brutalité et qui
n'admet pas f[u'on ne dise pas carrément sa façon de penser, qu'on n'ait
même pas d'opinion nettement tranchée. II a du nerf, lui, et méprise ceux
qui ont seulement des nerfs.
2. L'Anneau d' amvihysie.
L OFFICIER 59
puise la sérénité qui emplit et élargit sa dernière proiession
de foi :
« 11 ne me reste qu'à émettre cette maxime qu'il faut considérer,
en fait d'hommes, la qualité prcférablement au nombre et s'attacher
à former des corps d'élite. En exprimant ces idées, je suis sûr de
n'être démenti par aucun grand capitaine. Mon testament militaire
est contenu dans cette formule. « Le nombre n'est rien. La qualité
est tout. » J'ajouterai que l'unité de direction est indispensable à
une armée et que ce grand corps doit obéir à une volonté unique,
souveraine, immuable. »
11 se tut. Le regard de ses yeux pâles était noyé de larmes.
Des sentiments confus, inexpliqués, envahissaient l'âme de cet hon-
nête et simple vieillard, le plus beau capitaine, jadis, de la garde
impériale, malade maintenant, usé, perdu comme dans une forêt au
milieu de ce monde militaire nouveau qu'il ne comprenait pas.
On dira qu'ainsi Anatole France se complaisait en une
critique fine mais aisée du général de l'ancienne manière,
pour ne pas dire de l'ancien régime', qui se fait de jour
en jour plus rare. Des généraux instruits par les mathé-
matiques et l'expérience ont remplacé les officiers ignares
et bravaches qui nous commandèrent a Woerth et à Bitche.
Cependant INI. Abcl Ilermant semble leur préférer encore
les premiers, moins bureaucrates, moins secs, attachés à
leur armée comme à une fnmille. Au colonel de Malle-
ville qui est nouveau jeu il oppose la grande figure du
colonel de Yermandois, son prédécesseur :
1. Il importe de ne pas oublier le colonel Piol, curieux homme, san-
guin el belliqueux, que nous devons au talent ironiste, d'une rare et
profonde ironie embusquée, — simple, journalière et souvent macabre, —
de Maurice Beaubourg. « Ancien sabreur, et quoique ne pratiquant guère,
cagot comme tous les militaires », bonapartiste, ancien tireur — fou-
gueux, tartarinesquc et susceptible — au jeu de boules de Saint-Mandé,
plein de sang et d'entrain apoplectique aux récréations amoureuses qui
s'abritent aux verts fourrés du bois, le colonel Piot, avec une bonne grâce
de Scrongnougnieu digne et littéraire, s'avoue « insolent comme un
paon... un vrai paon... car il a peut-être été un peu trop un paon toute
son existence... qui passe trop tout son temps à faire la roue. » {Les
Joueurs de boules de Saint-Mandé.)
60 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
Ses bonnes fortunes des pays chauds avaient usé avant 1 âge le
colonel de Malleville... Il fixait les hommes de ses yeux grands
ouverts dont les paupières ne clignaient jamais, de ses yeux méchants
et cadavéreux, des yeux ternes et troubles de fantôme qui vous
dévisageaient et qui n'avaient pas l'air de vous voir. Il avait le teint
mort, les lèvres pâles. Quand il parlait, sa bouche ne sentr'ouvrait
que d'un côté. Et rien qu'au ton dont il vous disait : « Teuez-vous
droit », on sentait que cet homme avait le droit de vous infliger sept
jours de cellule et huit jours de prison.
Le colonel de Yeimandois, lui, aime son régiment
« d'un amour paternel qui grandit à chaque nouvelle
blessure ». Derrière ses habitudes de minutie, sous son
masque de sang-froid, c'est l'homme le plus sensible et le
plus délicat; son regard serein pénètre l'àme de ses
hommes et les rassérène. Quand il passe la revue, « il sent
sur lui le regard fixe du régiment et l'émotion confuse qui
oppresse tous ses hommes, comme s'ils attendaient
cjuelque chose de solennel et de mystérieux ». A son
régiment il a donné sa vie et ses rêves :
Il avait rêvé un régiment instruit en vue de la guerre : d abord
l'intelligence de chaque homme mise eu éveil par une éducation
individuelle, parce que la carabine doit s'éparpiller dans la cam-
pagne et que la première unité constituée du régiment c'est l'homme
à cheval qui peut à l'occasion marcher, observer et combattre seul.
Ensuite l'homine est pris dans le peloton qui a son existence à part,
le peloton dans l'escadron. Et le jour où chacune de ces fractions
est instruite, le Régiment arrive à la vie. Il travaille d'ensemble. Il
s'entraîne. Il s'assouplit par la gymastique des manœuvres.
Quand des mesures radicales le condamnent à une
retraite prématurée', « il se retire discrètement, sans
1. Rapprocher de ce passage celui où Marcel Luguet nous montre dans
son talentueux Klct'e-iiiariyr, le général Ilielland, original du premier
ordre, bourru et généreux, qui fait o^ec quelque franchise indisciplinée
ses adieux à un brave officier qu'on vient de mettre injustement à la
retraite, grâce à <c l'envie basse et aux préoccupations politiques qui
troublent l'esprit des hommes qui nous dirigent, ou l'inqualifiable oubli
de toute ]ju(k'iir de la part des chefs ».
L OFFICIEn 61
bruit, renfermant son chagrin tout au fond de son CŒ'ur
blessé ». Dignité et noblesse, c'est une fig-ure à la Many,
d'une grandeur mélancolique qui s'élève jusqu'à la
majesté.
Le contraste se perpétue avec le portrait de l'Inspecteur,
un général lont Jeune, rude et gourmé, qui « fait son
petit Gallifet », servilement, poussant l'imitation jusqu'à
la copie de sa coifFure en brosse... Il punit les chefs parce
que dans les chambres, sur les pancartes où sont inscrits
les officiers supérieurs et généraux, le scribe avait omis
la moitié de son nom : « Je ne m'appelle pas de Chau-
vififué, mais Cliéruel de Chauvioné. »
M. Lucien Descaves, dans son roman très étudié, Sous-
Offs, a, en passant, silhouetté les bonshommes peut-être
les plus simplement représentatifs de la moyenne.
Le général inspecteur (c furil^ond, petit, chétif, hargneux,
l'air d'une figurine japonaise terreuse et grimaçante »,
promène partout l'inquisition de son nez de fouine, de
son esprit pointu et pontilleux, flairant les petites négli-
gences, reniflant les taches sur les habits et les boutons
décousus. A côté de cet « austère républicain » s'empresse
le colonel Le Taillandier, dit Beaux-Pieds :
Des gloii'cs d'un jDassé impérial il n'a conservé qu'une carrure de
Cent-Gardes et des pieds, des pieds vraiment petits, des pieds qu'il
regarde en causant, en dictant, en marchant — et qu il couche,
dresse sur la pointe, avance, retire, impose à l'attention de l'inter-
locuteur, du passant, de messieurs les officiers. « Hein ! qu'est-ce
que vous dites de cela? Vous ne croiriez jamais que je chausse du...
devinez?... » Mais il vieillit, la limite d'âge va l'atteindre et on l'a
vu, seul, en un coin du quartier, les considérant, ses chers beaux
pieds, d'un œil de statue dont la base est ruinée.
i La musique est là? »
C'est sa première question, ou préoccupation de tous les jours,
trahissant l'invétéré goût de parade de l'ancien séducteur, médiocre
62 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIKME REPUBLIQUE
stratégiste. Oui, la musique est là, sa dernière conquête, avec ses
valses en bouquets, ses mélodies évocatrices, ses fantaisies sur de
très vieux opéras que le colonel a fredonnés dans leur fleur, aux
jours de gala...
Et surtout le commandant Mauvezin, très vrai, et qu'on
dirait vu par un œil do soldat même,
plus rude aux officiers responsables qu'aux soldats, rachetant vis-
à-vis de ceux-ci ses exigences de rude chef par un parfait mépris
pour les inspections de détail, bourru mais juste, entendu et
crâne, bouclant le sac d'un soldat d'un brusque geste expcrimenlé
qui fait dire : « il la connaît », populaire pour cela plus que pour
toute autre chose, plus encore que parce qu'il a garde des rigueurs
pour les infractions graves à la discipline et conserve aux peines,
par l'application mesurée qu'il en décide, leur caractère d'exemple
et de justice.
Figures de second plan nettement dessinées en un rapide,
sec, et sûr coup de crayon, et plus encore attrapées en
des gestes significatifs, comme par la merveille du hasard,
par l'objectif d'un appareil à instantanés.
Si M. Paul Margueritte témoigne une sympathie plus
respectueuse aux officiers généraux, c'est qu'il reporte
sur tous les chefs de l'armée un peu de la piété due à la
mémoire paternelle; il n'en voit pas moins très nettement
les défauts des anciens compagnons de son père.
Le général Jorleu, dans le beau roman fataliste La
Force des choses, a pris dans l'habitude du commande-
ment une étroitesse et une inflexibilité de vues auxquelles
il entend soumettre ses enfants comme ses soldats; il est
autoritaire jusqu'au despotisme et au sentiment de l'infail-
libilité; il met tout au-dessous de l'honneur dont il a un
id('>al très mesquin : c'est un honneur mondain conven-
tionnel follement trempé de bigotisme. Le colonel de
Francœur, dans le roman fraîchement anglais Sur le
Retour, n'est âgé que d'une cinquantaine assez légèrement
L OFFICIEU 63
portée. Il « fait pendant » à Joricu. La naïveté de son à me
toujours jeune, le respect de la terre, une tendresse de
cœur envers la nature l'ont préservé de la sécheresse et
de la l'igidité militaires, a On ne sait quoi de simple et
de bon dément son air d'autorité rude. » Jorieu et Fran-
cœur aiment leurs régiments comme des chevaux qu'on
dompte et dont on soigne la belle robe, le colonel avec
plus de tendresse, parce qu'il est plus près de ses hommes.
Bien qu'asservis aux préjugés mondains, tous deux ont
pour le monde le même respect mitigé du mépris de tout
ce qui nest pas militaire : ils connaissent peu l'amour et
ne lisent jamais. Et tels ou h très peu près sont aussi les
commandants ou colonels que, sur la toile du fond de ses
romans autobiographiques, laisse voir de temps à autre,
en se déplaçant, M. Art Roë, braves gens immobilisés à
dessein en des attitudes sympathiques, vraiment évan-
géliques jusqu'en leur simplicité d esprit.
ij
LES OFFICIERS
Nos officiers sulialternes, plus jeunes et par conséquent
plus proches de nos écrivains, élevés dans les idées nou-
velles, formés par la science de l'histoire et une éducation
moins traditionaliste et routinière, participaient davan-
tage à la vie moderne et attiraient ainsi la sympathie des
maîtres divers du roman contemporain, les Bourget, les
Prévost, les Rosny, les Margueritte.
Pour cela, ils n'en continueront pas moins à servir
d'aliment aux amateurs de littérature héroïco-scntimen-
tale. Vous les retrouverez dans les longues romances
dramatiques de Mme Daniel Lesueur dont la jolie iVai-
cheur de stvle, voire d'émotion, ne peut donner la force
de la vie a ses délicats chromos'. Le Jean Raynaud de
Uabhé Constantin est un jeune premier d'opérette bleue
dont l'idéale sentimentalité règle toute l'existence.
Le Jean d'Agrève de M. Eugène Melchior de Vogiié est
un officier sentimental de la manière d'Henri Rivière,
1. Voir notamment Inciacible cliarme, dont le fond n'a pas plus de soli-
dité que les fadaises rococo de Mme Claire de Chandcneux où il y a
pourtant quelques personnages étudiés d'assez près, mais piteusement
rendus, — des officiers de garnison de province.
L OFFICIER 65
mais qui aurait lu Homère, Dante et Alfred de Vigny,
peut-être aussi Vauvenargues, qui ferait de Sbelley son
bréviaire et écrirait avec la chaude élégance délicatement
maniérée du vicomte académicien, bref à peu près, —
supposons, — l'officier « intellectuel » imaginé par
M. Jules Lemaitre '. Toutefois il ne se défie pas moins de
la littérature que de l'amour dont il a la plus héroïque
peur d'être dupe; et un beau dégoût romantique du
monde rythme ses rêveries; nature sincère et sensible, il
ne croit pas h la sincérité et h l'émotion d'autrui. C'est
un être d'élite, bien supérieur au reste des hommes, un
rêveur méditatif, un poète voyageur h la Bvron. Soucieux
de conserver son indépendance, il n'en est pas moins
jaloux de commander; l'idée de le faire l'emplit d'une
joie enfantine et livresque. Il comprend son rôle d'officier
en vrai romantique, toujours ; il en a une idée presque
toute sentimentale, le moins du monde rationnelle, quoi
qu'il en pense. Au fond bien qu'il dise « des choses très
fortes » sur la nécessité de la guerre, il n'aime pas, il ne
peut aimer la guerre, ayant une sensibilité toute féminine
et littéraire. « La guerre... ce serait pourtant le seul
emploi de l'énergie qui peut encore me passionner, le
seul où je n'aperçoive pas l'effroyable inutilité de tous
les gestes qu'ils appellent action. » C est encore une
nature de femme froissée, craintive du monde, qui aime
dans son métier l'éloignement, la poésie de l'absence et
des voyages exotiques où bercer sa rêverie de penseur
féminin. Peu ont pesé sur lui le sérieux, le rigide, le
mathématique du métier : il n'est ni froid, ni calculateur;
le cœur avant tout le domine, et les coups de tête dirigent
son existence. La guerre n'est en réalité qu'un dérivatif au
1. Écho de Paris, 21 juin 1899.
M. -A. Lebloxd. 5
66 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUnLIQUE
désespoir d'amour. Au moment de la mort, à Formose,
sous les balles chinoises, il voit sa dame, comme les preux
movenàgeux succombant dans une croisade contre les
De tels personnages peuvent être parfois vivants par la
force et la noblesse de leurs sentiments, mais ils n'appar-
tiennent pour ainsi dire pas à la vie réelle. Bien davantage
y participent tels héros de Bourget ou de Rosny, qui,
sans doute, sont encore par de nombreux côtés des per-
sonnages de roman idéaliste ou d'abstraction, qui ne se
rencontrent pas souvent dans la société mais s'y peuvent
néanmoins rencontrer : s'ils sont tout schématiques ils
ont été créés avec quelque puissance de vitalité par une
imagination d'esprits pénétrants.
Dans Le Disciple, le comte André s'oppose vigoureuse-
ment à Robert Greslou, l'officier traditionnaliste au phi-
losophe anarchiste, la robustesse animale assouplie à l'in-
tellectualité effrénée :
« Si j'avais songé à la supériorité que représente la belle et solide
énergie animale de l'homme, dit Robert Greslou, c'avait été d'une
manière abstraite, mais je ne l'avais pas sentie. Le comte André,
âgé de trente ans, était un exemplaire admirable de cette supério-
rité-là. Figurez-vous un homme de moyenne taille, mais découplé
comme un atlilète, des épaules larges et une tournure mince, des
gestes qui trahissaient à la fois la force et la souplesse — de ces
gestes où l'on sent que le mouvement se distribue avec cette per-
fection qui fait l'agilité adroite et précise, — des mains et des pieds
nerveux, disant seuls la race, avec cela le visage le plus martial, un
de ces teints bistrés derrière lesquels le sang coule, riche en fer et
en globules, un front carré dans un casque de cheveux très noirs,
une moustache de la couleur des cheveux sur des lèvres serrées et
fermes, des yeux bruns rapprochés d'un nez un peu busqué, ce qui
l'officier 67
donne au profil un vague caractère d'oiseau de proie; enfin un
menton découpé hardiment achève cette physionomie dans un carac-
tère d'invincible volonté. Et la volonté, c'est bien tout le personnage :
l'action faite homme. Il semble qu'il n'y ait, dans cet officier rompu
à toutes les bravoures, aucune rupture d'équilibre entre penser et
agir et que tout son être soit toujours tout entier dans ses moindres
gestes. Je l'ai vu, depuis le premier soir, monter à cheval de manière
à réaliser devant moi la fable antique du Centaure, mettre au pis-
tolet dix balles de suite à trente pas dans une carte à jouer, sauter
des fossés à la promenade, et, pour se divertir, avec la légèreté d'un
gymnaste de profession, de même que, parfois, et pour amuser son
jeune frère, il franchissait une table en y posant seulement les deux
mains. J'ai su que pendant la guerre, et quoiqu'il n'eût encore que
seize ans, il s'était engagé et qu'il avait fait la campagne de la Loire,
suffisant à toutes les fatigues et rendant du cœur aux vétérans. Il
me suffit de l'étudier, au dîner mangeant posément, avec cette belle
humeur d'appétit qui décèle la vie profonde, parlant peu mais de
cette voix pleine et qui commande, pour éprouver, à un degré sur-
prenant, cette impression que j'étais devant une créature différente
de moi, mais achevée dans son espèce. »
« De riionneur, du sang-froid et des muscles, dit le
comte André, quand, avec cela, on aime bien la France,
tout va. » Des muscles ! il pratique avec passion tous les
exercices physiques, il a le culte de la force poussé h
l'extrême comme un barbare, et barbare aussi sera-t-il
quelque peu : « Celui-là je suis bien sûr de lavoir des-
cendu moi-même... Vous ne connaissez pas cette sensa-
tion-là d'avoir un ennemi au bout de son fusil, et de
l'ajuster, et de le voir qui tombe, et de se dire : Un de
moins, » Du sang-froid, il en a jusqu'à l'àpreté; il voit
très nettement la lione de conduite à suivre, il a le sens
impérieux du devoir ; il est froid comme une épée, il a
l'insensibilité et la rigidité d'une arme passive, il est une
arme que manient rHonneur, le Devoir, les grandes idées
de vieille noblesse. L'honneur, c'est le « mot » qui guide
toute sa conduite ; c'est à cause de l'honneur de la race
68 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
qu'il est entré clans l'armée, c'est par culte de l'honneur
qu'il aime la guerre et la France, c'est parce qu'il est
« afFamé d'honneur » qu'il n'hésitera pas longtemps h
rejeter le poids qui oppresse sa conscience, c'est par
devoir d'honneur qu'il parle et c'est pour l'honneur, plus
que pour Injustice, qu'il « exécute » Greslou.
En dehors de cela rien ne compte pour lui : « I/ins-
truction, pour moi, dit-il, ce n'est rien, pire que rien
quelquefois, quand ça vous fausse les idées. La grande
chose dans la vie, je devrais presque dire l'unique chose :
c'est le caractère. » Par cela même, il n'est pas un être
aussi bien équilibré que le croit M. Bourget, l'équilibre
résultant de l'égalité des forces mentales et des physi-
ques, de l'égalité de puissance du raisonnement et du
caractère. Son « caractère », cultivé à l'excès, a une force
irréfléchie d'élément déchaîné : il ne doute pas un instant
de lui-même, il n'a pas de scrupules, il est persuadé
suivre toujours le vrai chemin, il se constitue juge, il
usurpe des fonctions. Comme tel, c'est un homme dange-
reux qu'aveugle l'orgueil de la caste. « A l'heure présente,
voyez-vous, dit-il, il n'y a en France pour un /lo/nme de
notre nom qu'un métier, celui de soldat », — il veut dire
d'officier, — le métier où il puisse le plus aisément com-
mander et donner libre jeu à l'orgueil de sa caste.
Le plus puissant des romanciers contemporains, J.-H.
Rosny, a tracé dans la nouvelle du Serment, délicate et
forte, une marquante figure d'officier en laquelle il fixe un
moment son idéal du Héros moderne, sérieu.r, conscient de
son rôle social et ferme devant la Destinée, idéal dont il
poursuit l'incarnation en quelques-uns de ses plus divers
romans.
Le capitaine d'artillerie Béthune a trente ans, une phy-
L OFFICIEK 69
sionomie rude, mais belle; une voix grave qui est comme
le symbole musical de son àme austère, un masque puis-
sant « aux lignes intellectuelles et fermes n : « l'énergie
n'y emprunte d'ailleurs aucun caractère bestial, réfugiée
aux parties hautes, au front, aux yeux, non dans la car-
rure des mâchoires ». — « Un corps solide, sans pesan-
teur, d'une structure assez harmonieuse pour porter tous
les costumes. »
Au seul portrait physique déjà vous reconnaissez la
« forme » d'un type idéal. Béthune n'est pas un person-
nage de roman réaliste, mais presque plutôt de roman
symboliste. En lui Rosny personnifie, anime une vertu.
On sait quel culte il a pour la belle force physique au ser-
vice de la belle force morale (cf., outre ses romans préhis-
toriques, la nouvelle typique : Le Champion). Il a allégo-
risé en lui ce qu'il y a de beau et d'utile dans l'existence
de l'armée', ce que peuvent engendrer de noble la vie
des camps, les vertus du soldat, l'endurance, la disci-
pline. Béthune est encore un philosophe du militarisme,
un darwinien militaire. En Béthune Rosny étudie la forme
particulière que le système philosophique prend dans un
cerveau d'officier : « de sa croyance au combat pour vivre,
un merveilleux instinct de travail lui était venu. De bonne
heure, on le considérait un peu partout comme une des
1. A Béthune, fils de bourgeoisie épurée par la haute culture, s'oppose
assez bien, dans le roman de Rosny, La Charpente^ œuvre de beauté pla-
tonicienne et de force balzacienne, le piteux lieutenant de dragons de
Béric, « nature décevante et misérable qui mariait des enthousiasmes
délirants avec des vices singulièrement froids; — plein, d'ailleurs, de
convictions nourries à grand renfort de phrases creuses et d'hystérie sen-
timentale, montrant une foi religieuse fanatique, il était d'une intransi-
geance absolue sur les questions de noblesse ». Type le plus fréquent de
l'officier aristocrate, trop souvent copié par les fils de la bourgeoisie
parvenue, rejeton dégénéré de l'ancien soudard domestiqué par la société
polie, et qui appartiennent à l'histoire des monstruosités sociales et à
la physiologie pathologique.
70 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
gloires probables de l'armée. Merveilleusement cloué il se
donnait tout a sa carrière, » probablement sentant le
besoin de l'unité de direction de la vie qui fait la force.
Entrons dans le détail, recueillons les traits épars :
« Rudesse lacédémonienne », « fond autoritaire »,
« inconscient dédain pour les facultés féminines », la
féminité; il choque les jeunes filles mondaines en quête
d'amant tendre et subtil, d'adolescence délicate et quasi
impubère, il n'a rien du ce chevalier galant et fleuri, il ne
leur semble pas qu'il « puisse posséder les qualités d'un
être d'amour ». Il « semble prendre en pitié leur faiblesse
physique et intellectuelle », seulement poli. « Ses poli-
tesses, ses gracieusetés même deviennent une forme de
tyrannie, une clémence de despote en belle humeur ». Il
est orgueilleux de sa logique supérieure, de son aus-
térité.
Ses propos :
Malheur aux races qui ne veillent, ni ne veulent.
Ses théories et sa ligne de conduite :
Il croyait à l'affaiblissement d'une patrie par l'exagération de
l'amour. De bonne heure il s'était raidi, il s'était refusé les faciles
succès du plastron, les séductions hypocrites. Confiné dans l.àpre
travail du cerveau, on ne lui avait connu qu'une ou deux liaisons,
brèves d'ailleurs, excusées par le fait qu'il n'avait dû mentir à per-
sonne ni rompre aucune promesse. Toujours sa volonté avait
dominé les circonstances.
Ses projets :
Les jours s'écoulaient dans une grande paix, un travail harmo-
nique, une œuvre d'étude puissante et opiniâtre, le généralat à
atteindre avant la cinquantaine. Il n'y avait pas de place là pour les
passions! La science et le positif en occupaient toutes les avenues.
Non qu'il se refusât la famille ! Il se marierait certainement, il vou-
lait donner des enfants à la France, tout comme il lui donnait son
labeur.
L OFFICIER
Ses rapports avec ses hommes : « Il est si sérieux quand
il a tait quelque chose, dit sou ordonnance, qu'on ne se
permettrait pas d'avoir de la reconnaissance. » Mais de la
plus généreuse obligeance, celle qui s'ignore.
Nous insistons : ce n'est pas un type observé, mais
imaginé. Il n'est pas plus réel, quotidien, que l'ingénieur
polytechnicien de M. G. Ohnet, mais il y a entre eux la
différence qu'il y a entre la vie que, même dans ses heures
de surproduction, crée le génie et une imagerie d'Epinal.
Plus idéal, plus imaginaire encore et néanmoins très
intensément vivant est le héros des Corneilles, cette
magistrale transposition du Roméo et Juliette dans le
monde moderne. // est « très beau » et la vie entre toute
pure dans « ses grands yeux celtes candides ». Pour la
belle et éternelle idylle de nature que Rosny évoque après
Shakespeare, il faut un être de robustesse puissante et
d'infinie douceur. Et c'est pourquoi l'exquis sentimental
nécessaire à la fabulation est en même temps un soldat.
Il a la grande fraicheur d'àme primitive et la magnifique
force physique que Rosny unit dans quelques-uns de ses
préhistoriques. Et comme primitif il ne saurait choisir
que le métier des armes, celui où se peuvent le mieux
dépenser au service d'une grande cause le courage et le
dévouement.
C'est au lycée qu'il comprit sa Patrie, qu'il pleura le désastre
de 1871, c'est là qu'il entrevit, à travers son horreur de l'homicide,
le devoir du Français défendant la civilisation. — Il ne songeait
qu'à son devoir, se montrait un grave, un austère serviteur de la
Patrie. Son père lui allouait une pension royale et le jeune homme
se sentait une honte de cette fortune imméritée, ne voulait pas la
dépenser en plaisirs. Sans avoir encore toute la lucidité du juste,
il en avait les principes au fond de sa haute nature. Il employa
l'énorme revenu à faire du bien dans sa compagnie, augmentant le
confort des soldats, procurant des professeurs et des livres aux
studieux, offrant des primes à ceux qui trouvaient quelque menue
72 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
amélioration dans l'exécution des travaux, enfin dépensant beau-
coup d'argent en expériences mécaniques, chimiques, balistiques,
dans le but d'ajouter quelque engin perfectionné à la richesse défen-
sive de la France. — Il fut de l'expédilion de Tunisie. C'est là,
aux bivouacs, aux travaux difficiles, qu'il se montra admirable
comme officier et comme homme, plein de pertinacilé, d ingéniosité
et de cœur donnant son intelligence, ses bras et sa bourse à la
patrie et aux soldats.
Nos romanciers réalistes et ceux d'observation pure ou
encore d'information, amateurs de la notation brève et du
petit lait, ont tracé quelc[ues vives silhouettes, quelques
menus portraits bien campés en deux ou trois coups de
plume. Ce ne sont pas ceux qui importent le moins; les
personnages principaux, plus profondément fouillés, sont
aussi moins impersonnels, déformés par l'action dont ils
supportent tout le poids, la figure estampillée du cachet
personnel de l'auteur; les personnages épisodiques au con-
traire vivent pour ainsi dire d'une vie spontanée, ils ont
jailli précipitamment de la mémoire avant que l'imagina-
tion n'ait eu le temps de les embellir, les léchant et les
« repolissant » sans cesse avec trop de complaisance : ils
échappent au parti pris optimiste ou pessimiste de l'écrivain.
Quel officier ressemble moins en effet à ceux qu'entre
deux articles protecteurs de INI. Quesnay de Beaurepaire
exalta confusément hier M. Jules Lemaître, que celui à
qui, dans sa nouvelle de L'Aînée, où la sagacité s'aiguise de
l'ironisme le plus ému, il donne le rôle symbolique de
séducteur, le seul véritable rôle où se soient encore
complu les petits bourgeois frais galonnés de Saint-Cyr.
Relisez la nouvelle et la pièce qui en fut tirée, et vous
verrez quels étaient alors le sentiment de M. Lemaitre sur
la moyenne de nos jeunes officiers et le rôle social qu'il
L OFFICIER 73
leur attribue comme habituel. Voyez même, pour plus
d'édification, ce passage d'un sien article de la lievue des
Deux Mondes qui ne date pas davantage d'avant le
1^'' mai 1898. « A ce moment critique, dit-il en substance
et en forme, se présente un lieutenant de hussards, neveu
de Dursay, et qui n'a d'autre caractère que à' être lieutenant
de hussards, car c'est tout ce qu'il fallait ici. Le bel officier
propose h Lia un tour de valse. »
M. Henrv Bérenoer a buriné avec force, dans son
I/O '
remarquable roman de mœurs politiques, La Proie, un
des plus solides de ce temps, le caractère de Varnottes,
en lequel il a voulu représenter les jeunes fonctionnaires
arrivistes frais émoulus des Ecoles militaires :
Lieutenant de dragons et vicomte, il monte bien à cheval et
descend du xv" siècle. En dehors de cela il n'est qu'un « grand serin «.
— « L'autre jour, dit Marcelle Guermanles, la « créature d'élite » du
roman, on faisait devant lui un bel éloge de Vlntelligence de Taine.
Il a pris un air ahuri, et il m'a dit qu'il déjeunait souvent chez la
baronne de Taisne, mais qu'il ne savait pas qu'un de ses parents
s'occupât de philosophie.... Qu'est-ce qu'il recherche en moi, dit-
elle encore, — le million de ma dot, l'héritage à venir et peut-
être le piston de papa auprès du ministre de la Guerre? Ses
15 000 francs de rente en terres lui semblent maigres; il voudrait
avoir des chevaux, des écuries, conduire à quatre, devenir tôt capi-
taine, commandant, et je signifie tout cela pour lui. »
A côté de l'arriviste « l'histoire contemporaine » pré-
sente assez fréquemment, pour contraste parfait, l'ama-
teur de décadence, aussi désintéressé et inconsistant que
l'autre est net et positif :
« J'ai, dit M. Roux, un capitaine tout jeune qui observe la plus
exquise politesse. C'est un esthète, un rose-croix. Il peint des
vierges et des anges très pâles dans des ciels roses et verts. C'est
moi qui fais les légendes de ses tableaux. Il est charmant. Il s'ap-
pelle Marcel de Légère et il expose à l'Œuvre sous le pseudonyme
de Cvne.
74 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
«... Uu Saint-Georges. Il se fait une idée mystique du métier
militaire. Il dit que c'est un état idéal. On va, sans voir, au but
inconnu. On s'achemine, pieux, chaste et grave, vers des dévoue-
ments mystérieux et nécessaires. Il est exquis. Je lui apprends le
vers libre et la prose rythmée. Il commence à faire des proses sur
l'armée. Il est heureux, il est tranquille, il est doux. Une seule chose
le désole, c'est le drapeau. Il trouve que le bleu, le blanc et le rouge
en sont d'une violence inique. Il voudrait un drapeau rose ou lilas.
Il a des rêves de bannières célestes. «Encore, dit-il avec mélancolie,
« si les trois couleurs partaient de la hampe, comme trois flammes
« d'oriflamme, ce serait supportable. Mais leur disposition perpen-
« diculaire coupe les plis flottants avec une obscurité cruelle ». Il
souffre, mais il est patient et courageux. Je vous répète que c'est un
Saint -Georges. »
{Le mannequin d osier.)
Vous rencontrerez clans Paul Hervieu', et quelques
autres jeunes maîtres contemporains des silhouettes
fuyantes d'officiers qui se ramènent tous au moins à deux
types : le fendard et le galantin. Prou d'intellectuel. De
même chez iNIaupassant, qui en avait beaucoup connu, à
côté du capitaine Marret, « un des plus vieux africains de
l'armée, un officier de fortune, ancien spahi arrivé à coups
de sabre », celui qui proclame dans \vetle :
« Mais je ne suis pas le seul, non vraiment ; toute l'armée fran-
çaise est comme moi, je vous le jure. Depuis le pioupiou jusqu'aux
généraux nous allons de l'avant et jusqu'au bout, quand il s'agit
d'une femme, d'une jolie femiue. »
1. Dans L'Armature, un bel arriviste de race.
III
LES SPECIALISTES
L'impression générale que devraient laisser ces petits
portraits est celle de la médiocrité du caractère et de la
place de lofficier dans la société moderne. Quelle place
prend-il dans la littérature des siècles?
Ayant figuré au premier rang des épopées guerrières
des races [Iliade, Chanson de Roland^), il s'y maintient à
l'époque de la féodalité triomphante où le seigneur, riche,
est à la fois un militaire. Aux siècles où intervient la
renaissance des lettres et des arts, son prestige baisse
sensiblement devant celui des savants : on conçoit la
noblesse dans d'autres fonctions. Aux àoes civilisés des
Cours, c'est le courtisan, produit d'intellectualité et de
salon, qui fait oublier le militaire en province; et c'est
presque plutôt par le goût des fastes belliqueux de l'an-
tiquité qu.'on célèbre les grands capitaines : même Racine
ne voit-il surtout en Achille qu'un amoureux. Les cam-
pagnes malheureuses, le luxe et la frivolité des officiers,
au xviii*^ siècle, attirent sur l'armée le même ridicule
1. Noter que c'est bien l'officier, si l'on peut dire, et non le soldat, qui
s'illustre dans ces épopées, écrites par des aèdes ou trouvères de sociétés
aristocratisées, tandis que dans les légendes — d'un Coclès ou d'un Grand
Ferré — c'est le plus souvent le soldat qui accomplit les exploits.
76 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
galant que sur le clergé. La grandeur des guerres de la
Révolution, où elle se bat au service d'une idée, relève
dans l'opinion ceux qui la conduisent; mais les conquêtes
napoléoniennes, exagérant trop brutalement l'importance
de l'armée dont on subit la supériorité et la morgue d'un
fonctionnarisme onéreux, déterminent une réaction, et le
jugement qu'on porta sur l'officier se confondit avec celui
que méritèrent le rôle néfaste et le caractère aventurier
de 'Napoléon. La guerre de 1870 accusa cette tendance
amère de l'esprit public à la critique et au contrôle.
Ce qui la rend de plus en plus précise, c'est d'une part
le désir de la paix universelle qui induira à vouloir utiliser
l'officier, instrument de guerre, comme un éducateur,
instrument de paix, d'autre part l'initiation de tous les
citoyens, de la nation entière aux difficultés, responsabi-
lités et secrets du métier des armes; du jour où le service
a été rendu obligatoire, où ce ne sont plus seulement des
illettrés qui servent, où tous les esprits critiques eux-
mêmes et notamment les littérateurs ont dû passer par le
régiment, le contrôle n'est plus resté une cbarge profes-
sionnelle mais est devenu une chose publique et dont
chacun pouvait constater la sincérité et l'exactitude ; il est
devenu pénétrant et minutieux, avec la force d'une reven-
dication civique.
Le service obligatoire ayant h peu près concordé avec
l'instauration du vrai suffrage universel, les facultés cri-
tiques qui s'éveillent en tout électeur ont appris à
s'exercer sur le pouvoir militaire en même temps que sur
le pouvoir civil. Chacun, ayant été soldat, est un peu un
spécialiste; et il faut donc accorder une autorité et une
attention particulières aux romans des spécialistes, de
ceux qui, ayant été des soldats d'un certain rang intel-
lectuel ou même, pour la plupart, des officiers, ont pu
L OFFICIER 77
peindre leurs camarades avec une minutie attentive, sévère
ou afFectucuse. et que les questions de métier elles-mêmes
intéressaient.
On verra que c'est naturellement chez ceux-là que
l'officier commence h prendre — dans la littérature en
même temps que dans la société — une place plus impor-
tante et plus grave : moins particulière, moins brillam-
ment anecdotique et superficielle, moins décorative et plus
active, plus profonde et simple, moins détachée, reliée
davantage aux diverses sortes d'activit*.^ de la vie, plus
humaine.
Nous en isolerons d'abord M. Richard O'Monroy, une
sorte de Gyp militaire, dont le rire aurait quelque peu
grossi au milieu des camps, et M. René Maizeroy, dont le
vaudevillisme erotique se relève parfois d'observation
juste, car ils n'ont jamais vu dans l'observation qu'un
moyen de nourrir et d'élargir copieusement la fantaisie. De
même il convient de ne pas insister ici sur l'œuvre de M.
Pierre Loti, capitaine de frégate Julien Viaud, dont le
caractère est trop franchement autobiographique. Celle
d'Henri Rivière est bien terne, et il ne serait pas décent
même de rapprocher des noms qui précèdent ou suivront
celui de M. Pierre Maël. Nous en finirons en même temps
avec les autres écrivains exotiques, la littérature militaire
exotique n'ayant encore eu le temps de fournir un type
d'officier profondément étudié dans la nouveauté de son
rôle colonial.
M. Pierre Mille, qui a ouvert sur le monde malgache
des yeux peut-être trop naïvement curieux d'Européen
dépaysé, déroule en une série de petits tableaux plus ou
moins bien reliés, mais très frais, et d'un exotisme qui
sait ne pas être criard, la vie de l'officier colonial voya-
geant en pays ennemis et inconnus, dont le charme
78 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME RÉPUBLIQUE
étrange se pimente pour lui de l'obligation d'être toujours
sur la défensive. Vie aussi de douceur amollie, et de
tendre curiosité amoureuse pour les petites indigènes
d'originalité exquise, « presque animaux qui caressent,
aiment, parlent » et qu'il finit par aimer naturellement
dans cette « relative solitude » qui le fait « très simple ».
— « Une volupté lente, indéterminée, savante et d'un
rythme inconnu », voilà pour distraire la moitié nerveuse
de leur vie; l'autre moitié, c'est l'action courageuse et
persévérante, les raids, les trottes par les bois sombres et
traîtres, souvent seul avec cjuelques miliciens peu sûrs,
sans camarade européen. C'est alors qu'on sent la force
cachée de la fraternité qui unit entre eux les officiers de
même race : quand, dans Ramanj et Kètaka, Galliac quitte
son compagnon pour une croisière d'une quinzaine de
jours dans le Sud, celui-ci sent le cœur qui se serre. Mais
« le cœur qui se serre, l'ennui douloureux de celui qui reste, est-ce
que cela se dit? Ah! que je 1 aimais pourtant, et comme il m'aimait!
Mais l'avouer, mais l'embrasser quA.nd ou vieillit, quand on a la peau
durcie par le soleil de là-bas, et des lèvres viriles qui trembleraient
dans un sanglot, si l'on tentait de leur faire dire la tristesse de
l'abandon? Non : Adieu, tu m'écriras? — Crois pas. — Alors adieu?
— Adieu. »
Poignantes émotions qui secouent la douceur du far-
niente, et aussi apreté des heures de lutte héroïque,
souvent suprême, angoisses et tortures de la fin cruelle,
haché et brûlé dans quelque case.
11 serait injuste d'oublier M. Vigne d'Octon qui, avec
une préoccupation de la vérité qu'outrepassait la fantaisie
poétique de iNl. Pierre Loti, a bien dit la vie monotone des
officiers au Sénégal, leurs amours épuisées sous un ciel
épuisant, et les très curieuses pages de Paul Bonnetain
L OFFICIER 79
sur cet Extrême-Orient, terre d'opium et de fièvre, où
s'anémièrent tant d'intellioences cultivées.
o
Marcel Prévost, sorti dans les premiers de l'École polv-
technique, choisit les Tabacs, mais il avait vécu deux ans
avec nombre de nos plus « brillants » officiers auxquels
le rattachent les liens de cette étroite camaraderie si
célèbre. Il a gardé, dépouillé de toute naïveté, l'orgueil
d'avoir passé par ces X que nous envient, dit-on, les Deux-
Mondes'. Aussi considère-t-il tous les polytechniciens
comme très intelligents et de science profonde et étendue,
et leur fait-il provoquer l'admiration, d'ordinaire très
mesurée, du philosophe Jaufre [Madetiioiselle Jaiifre). Le
capitaine d'artillerie Giacometti, « en dehors de ses
études spéciales et de son service, est parvenu a se tenir
au courant du mouvement philosophique contemporain »,
c'est un homme de science pure, ou mieux de sciences
pures , aussi dénué de scrupules moraux que Robert
Greslou, qu'il est très intéressant d'opposer comme tvpe
d'officier moderne, d'officiers mathématiciens au comte
André. Ce produit mathématique de l'École polytech-
nique tient peut-être plus encore de Julien Sorel qui,
de nos jours, eût été officier, prétorien : c'est essentiel-
lement un expérimentateur, il veut avant tout exercer sa
volonté, éprouver sa maîtrise, son sang-froid (notam-
ment quand il presse, la nuit, dans le jardin, la taille de
Camille tout en poursuivant avec M. Jaufre une discussion
sur la certitude), il veut étudier quel empire peuvent
avoir sur la faiblesse féminine « sa tète de Manfred à
moustaches et h cheveux noirs, ses yeux bruns très bril-
lants »,... son visage énergique, vrai masque de consul
1. M. Jules Lemaitre a écrit conti-e l'Ecole polytechnique des articles
remarquables qu'on ne doit cesser de rappeler à tous.
80 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
comme on en voit sur les médailles », l'énergie militaire
de sa taille souplement robuste, de son parler bref a net
comme un commandement d'armes », de son ton qui trahit
la certitude d'être obéi ». — « Il semble jouer avec les
nerfs de Camille et prendre plaisir h exaspérer chez elle
le vertige du danger » : bref une expérimentation psycho-
physiologique dirigée avec une calme précision scienti-
fique. Giacometti est un très curieux spécimen des êtres
amoraux que produit logiquement l'éducation donnée
dans nos grandes Ecoles, desservies par les institutions
religieuses de préparation.
L'École de Fontainebleau n'est guère une meilleure
maison d'éducation sociale : dans Les Bleaux, le regard
clair et net de Michel Corday éveille la vie de potaches à
galons des sous-lieutenants de l'Ecole d'application de
Fontainebleau, vie de sports élégants et d'exercices stupi-
dement monotones, de paresse routinière et d'aimable
bidonnage en compagnie. Les deux personnages princi-
paux, les binômes Tramontel et Verdelin, opposent en
une antithèse peut-être moins artificielle qu'elle ne le
parait d'abord, l'un une conscience passionnée travaillant
une figure au teint pâle où des « yeux mordorés qui
semblent brûler les paupières bistrées paraissent témoi-
gner de l'ardeur de sa nature », l'autre un tempérament
de sentimentalité poétique, visible dans le regarçl bleu un
peu voilé et égayée seulement de clairvovance malicieuse.
Bien vivants sont dès les premières pages les deux Bleaux,
un peu gauchement dessinés par endroits, mais si sim-
plement vrais, si francs, si réels, moins observés et fouillés
que vécus intimement au jour le jour d'une fréquentation
quotidienne. C'est de la précieuse « information » pour
employer le mot même de la préface à Paul Margueritte,
celle qui résulte de la notation à l'heure l'heure sans
L OIFICrER 81
arrière-pensée, au fur et à mesure des impressions.
Tramontel est « le laboureur-soldat,- le gentleman-
farmer en dolnian ». « Droit comme un eucalyptus de sou
Esterel, il passe d'institution en institution, du lycée aux
écoles et des écoles au mariage ; » il est déjà fiancé, il
turbine ferme pour bâter son mariage; Verdelin est le
faubourien de vie mêlée et énigmatique, un peu désor-
donné. Mais cbez l'un et l'autre même inconscience de
jeunesse iolle qui s'accuse dès la première scène, cette
course avant l'heure vers Paris, sous les projectiles de
l'exercice qu'ils désertent, au fi de la mort et de la discipline;
même bonté naturelle, même franchise de caractère, même
ingénuité enfantine, saupoudrée d'esprit un peu trop facile.
L'auteur a évidemment voulu mettre en scène des
personnages sympathiques, et ce parti pris d'observation
bienveillante ne fait que mieux ressortir la stupidité de
l'existence banale et étroite où l'on réoularise au rouleau
de l'ennui et du surmenage les jeunes individualités, où,
la mémoire « gavée d'un fatras d'abstractions inutiles »,
« on se laisse pénétrer par le lourd sentiment d autorité »
qui pèse sur le logis banal comme sur des chambres de
filles. L'habitude de l'obéissance « passive » et irréfléchie
endort les esprits que seules les rivalités de corps réveil-
lent, qu'aiguillonne le mépris de l'artillerie pour le génie,
— (c les sapeurs », — « qu'égaie le choix des uniformes,
des belles bottes de cheval éperonnées qui exalte les
ambitions naissantes, si bien qu'on se figure alors être né
pour le sabre, « pareils a ces excellents époux mariés
par des tiers eu trois semaines et qui se persuadent en
moins de temps encore qu'ils ont fait un mariage
d'amour ». Deux parts : l'une, celle des heures de récréa-
tion et de permission où c'est la démangeaison perpé-
tuelle d'enfantillages et de turbulences tels que décro-
M.-A. Lebloxp. 6
82 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
chages d'enseignes la nuit, tapage pour réveiller les
marchands accagnardés au lit, plaisirs variés de noce et
de galanterie séductrice, orgies à Fontainebleau sous le
couvert des vêtements civils, débauchage des jeunes
blanchisseuses, des filles de logeurs, des petites mar-
chandes que leur commerce met eu contact avec les sous-
lieutenants... « Elles montent, bavardent, s'attardent et,
peu après, se marient ailleurs, avec des bosquets de
fleurs dorangers sur la tète... Les parents ignorent ou
sont fiers d'une telle parenté de la main gauche. Les
officiers sont très recherchés dans les familles : c'est une
façon de patriotisme » ; — l'autre part, celle des heures
de travail, « travail oiseux » : pages apprises par cœur et
oubliées le lendemain de l'examen, consignes idiotes pour
des riens, arrêts immérités que leur motif ridicule sauve
seul d'être odieux » : quatre jours pour bailler, pour un
bouton échappé à une boutonnière de dolman, pour un
gant incomplètement boutonné; dévouement à des tâches
qui en sont très souvent « indignes ».
(( — Oui, mon capitaine », cela vous tient lieu de point de direction
dans la vie, dit Yerdelin, de morale, de tout ; avec ces trois mots-là
on peut faire de vous un héros ou un imbécile. »
Et, comme ce sont les guerres seules qui donnent l'occa-
sion d'être un héros et qu'elles sont rares... c'est la servi-
lité dorée du fonctionnarisme : « La plupart ont choisi le
métier pour son éclat honorable, son attrait et sa sécurité
de carrière d'état. » S'il est vrai que « tous débordent de
bonne volonté, de dévouement, d'abnégation », ils sont
« contraints de les dépenser en des besognes qui ne
méritent point tant de hautes qualités, en des soucis
d'avancement, de hiérarchie, qui les déforment plutôt,
telle une machine qui marche à vide ».
L OFFICIER 83
« Sous ce régime, dit encore Verdelin, le sentiment de la respon-
sabilité s'atrophie : sous prétexte de nous briser, on le brise dans
l'œuf... L'immense, la prodigieuse bonne volonté que je sens en
nous, au lieu d'être canalisée adroitement, déborde, s'étale, se perd
en inondations stériles. »
Que diable alors sont-ils allés faire en cette galère
capitane? — « Quand on choisit un métier, dit quelque
part Verdelin, quand renchaînement des hasards amène à
prononcer ce vœu si grave, on ignore absolument l'enga-
gement qu'on prend. » Les premiers jours on est étourdi,
aveuglé par la joie de porter l'uniforme.
Les uns se cambrent dans leur brillante tenue d'artilleurs :
c'est leur premier uniforme d'ofilcier^, et ne le reconnaît-on pas à
leur unique galon qu'on le devinerait à la na'ive recherche de leur
dolman haut de col et mince de taille, au geste amoureux de leur
main sur le pommeau de leur sabre de cavalerie, à toute la joie qui
paraît au travers de leur masque de gravité.
Puis, petit h petit s'éclaircit la vue, se fait nette la
vision de la réalité mesquine. Et il n'y a pas d'autre
moven de se consoler que par l'abêtissement, il faut se
taire : « Si quelqu'un dit tout haut ce que tous pensent
tout bas, il est suspect, il est mal noté » : de ses cama-
rades comme de ses chefs.
Et quels exemples pour se réconforter! Voyez les vieux :
le capitaine iNIorgue, « froid h faire pâlir de rage un
glacier », le capitaine Juvert :
« Aigri par une ambition que ses états de service n'avaient point
assouvie, on eût dit que chaque nomination, chaque décoration d'un
camarade rayait sa figure, prématurément fanée, d'une petite ride.
1. Voir aussi La Confession d'un enfant du siège qui, polytechnicien, se
résigne à servir dans l'armée, ayant eu un mauvais numéro. Il n'a guère
de souci que du mariage riche et de la dorure des galons. « Le cheval
va devenir sou unique orgueil )>. Ame médiocre et lasse de sa médiocrité,
il n'a de goût pour rien, réduit à une sorte d'automatisme d'appareil.
84 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TBOISIEME REPUBLIQUE
Fort duiie intelligeuce qui fut belle, il ne la sentait pas décomposée
par cette espèce de fermentation acide. Et toute sa bile coulait sur
les élèves. Sa susceptibilité maladive s'effarait d'un souffle et le
cherchait pourtant. Familier avec les sous-lieutenants, il s'irritait
soudain quand leur ton s'inspirait du sien, et sa réplique, lancée à
voix d'acteur, lui valait quelques rires courtisanesques, qui trom-
paient, sans l'assouvir, sa soif inextinguible de notoriété et de
succès. La scène se terminait par quelque âpre observation sur le
dessin en cours, le conseil affectueux de se faire maçon, et de bonnes
séances supplémentaires qui avaient lieu le dimanche. »
Éducation de vieille routine, surmenage stérile, rien de
plus : « S'intéresser aux /lom/nes, c'est un point de vue
auquel, à Fontainebleau, on ne vous tourne pas l'esprit »...
On n'y voit d'ailleurs jamais « le bout de nez d'un soldat ».
Ces polytechniciens, Bleaux ou Saint-Cvriens, il faut les
voir maintenant a larmée. Ils y forment, selon M. Lucien
Descaves,
deux catégories : ceux qu'on nomme Père un Tel et ceux qu'on
nomme un Tel tout court. C'est un Tel tout court quand l'officier est
une rosse. Et dans l'application ronde, au contraire, dans la filiale
confiance de cette parenté imaginaire, il y a tout le soldat, ne
demandant pas mieux que de croire à cette famille vantée, à ce grou-
pement autour du chef, à cette hiérarchie dans la tendresse qui
ferait du colonel une sorte d'aïeul respecté, galonné d'indulgence et
chamarré de sollicitude.
Le père Montereau,
est un petit homme d'une quarantaine d'années, 1 air bon. brave
et bête. Sorti des rangs, sergent-major en 1870, sous-lieutcuant
de 71 à 75, en Afrique où il avait encore « fait colonne » en 1881
et 82, comme lieutenant, le capitaine Montereau tirait le sobriquet
de l'Arhi, que lui décernèrent immédiatement les soldats, du goût
maniaque qu'il avait gardé pour les choses d'Algérie. Comme il était
poli, n'entrait jamais sans frapper dans une chambre de sous-ofli-
ciers et s'excusait quand il réveillait le sergent le matin, il eut la
L OFFICIER 85
coutlance des cadres pour la considération qu'il leur témoignait. Il
ne savait rien de la comptabilité, signait la feuille de prêt sans la
vérifier, se faisait lire la décision, expliquer les ordres, puis s'en
allait « visiter les chambres ». Il quittait rarement le quartier avant
d'avoir trouvé une oreille où verser un souvenir d'Afrique.
Ignorant et paterne, au demeurant, il avait le plomb du métier
dans la cervelle et se regardait dans le soldat sans colère, plutôt
avec plaisir môme, au rebours de nombreux parvenus militaires que
ce constant rappel d'origine exaspère.
Il a d autant plus de plaisir à se i'e£rarder dans le soldat,
dans son sergent notamment, qu'il lui aI)andonne tout le
travail,
tenu d ailleurs en haute estime par son commandant de compagnie
dont il était le secrétaire infiniment précieux. 11 arrivait, en effet,
que Montereau fût obligé d établir, personnellement, un rapport. Il
s'asseyait en face du fourrier, son sabre entre les jambes, les yeux
au plafond, l'inspiration rétive; puis tout à coup : « Tenez, dictez-
moi donc... J'irai plus vite. » De temps en temps, il s'arrêtait,
s'ébrouait devant un mot :
« Un ;•, deux p, hein? — Pardon, mon capitaine : un p et deux ;•.
— C'est bien ce que je pensais; merci. Continuez '. »
Son prédécesseur, le capitaine Kiihn, (?tait au contraire
sec et bilieux. M. Descaves nous en a accompli le plus
achevé portrait de oenre :
Jeune (il avait trente-deux ans), grand et mince, avec une petite
tète de reptile économiquement vrillée sous le front, sorti de Saint-
Cyr avec le n'^ 2, ancien officier d'ordonnance, le capitaine, sans
déprécier la méthode de Schnetzer, procédait différemment. Où
celui-ci, ignare et massif, allongeait le muffle; déculottait le soldat
pour mettre le nez dans ses douhlures, Kuhn affectait un outrecui-
dant dédain, et, quand il avait fortuitement effleuré un homme de sa
compagnie, se faisait apporter une cuvette pour s'y tremper les
doigts. Il parlait de haut, de loin, ne descendait jusqu'aux sous-
officiers que pour les punir, — le foie malade. Une faute, la défail-
1. M. Georges Darien, dans son remarquable Blribi. rappelle M. Huys-
mans par son réalisme pittoresque et les vigoureuses qualités du récit.
86 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE SOUS LA TliOISIEME RÉPUBLIQUE
lance physique ou morale du soldat le trouvaient également inflé-
chissable, prêt à des comparaisons d où le Français sortait amoindri,
inférieur, plat et méprisable comme rien du tout.
« Ah! nous irions loin avec vous!... quelle engeance! Vous mar-
cherez ou vous crèverez, je vous briserai »,..
Et il les brisait, ainsi que des bottes neuves. Toutes y passaient, la
botte de fatigue, sans talon et grossière, qui était le pioupiou, et la
botte de parade, représentée par les lieutenants eux-mêmes, noa
exempts d'avanies et détestant Kiilin dans les parlotes de mess sans
toutefois aller, comme les soldats, à s'écrier : « Toi, si l'on entrait
eu campagne demain et que tu tiennes à la peau de ton dos, tu pour-
rais demander ton changement de corps. »
On ne peut que citer la page suivante où s'agite tout le
corps des officiers, au complet, clans le mouvement pitto-
resque et une belle couleur vigoureuse de panneau déco-
ratif :
« Bidel, le petit lieutenant-colonel et son inséparable cravaclie ;
un air d'entrer dans la cage du régiment pour y dompter de
féroces édentés rogneux, blasés sur les coups de botte ; le major,
monté en épingle de cravate; M. le médecin-major de 1''° classe,
lequel a la tête des cadavres qu'il a faits, blafard et 1 œil de merlan;
le capitaine-trésorier, épais, inquiet, dépaysé, comme sous un dégui-
sement : 20 kilos dans le fond de sa culotte; Vert-de-Gris, le
capitaine d'habillement, sur la lamentable épée de qui semblent
être tracées les divisions du double-mètre, habituellement brandi;
Angelini, le chef de musique, long et pensif, portant dans son vaste
front, toujours pensif, le génie du pas redoublé et du solo de clari-
nette... De ci, de là, dans les com^Dagnies, maintenant, la bonne
figuie d'un père de famille bourgeoisant sous le dolman et la
visière du képi en abat-jour, en pensant : « Mon Dieu! si c'était
fini! » Les trente ans de service de Chapelin allant directement au
soldat et l'interpellant : « Relève ton pantalon »; un vieux capitaine
gourmandant son caporal d'ordinaire avec une ingéniosité d'épicier
avise; jjuis, en face de ces épaves de 70, la jeune armée, les pro-
duits, apparemment dissemblables, de Saint-Cyr et de Saint-Maixent,
l'officier sorti du rang, se targuant, vis-à-vis du soldat, d'une rou-
blardise acquise dans la pratique du métier et s'abaissaut à des
constatations qui révèlent moins d'une capacité que d'une origine ;
Saint-Cyr suppléant par une raideur élégante et dégoûtée à l'expé-
L OFFICIER 87
rience qui lui fait défaut et Saint-Maixent af(irmaut la sienne en de
tatillonnes persécutions ; Saint-Cyr, riche et frais émoulu, prome-
nant un index méprisant sur l'équipement inspecté; Saint-Maixent,
pauvre et vexé, plongeant brutalement la main dans le sac pour en
inventorier l'ordonnance, des cartouches à la brosse en graisse '... y
Humbles, cuistres et prétentieux, vous les retrouvez
en la même proportion clans les romans de jNI. Abel
Hermant. Y voici les humilies, tels que le père Miserey,
sous-lieutenant démissionné qui a compris que « sa place
n'était pas marquée dans ce brillant corps » des officiers
modernes, tous titrés ou riches, d'une autre classe ou
d'une autre éducation que la sienne, et qui conserve
seulement une religion attendrie pour le métier militaire.
Ils sont peu nombreux; la majorité est composée des offi-
ciers sortis des écoles et vaniteux de leur science encore
indigérée ou de ceux qui sont nés des rangs, dont la vie
de soldat a durci le cœur et raccorni l'esprit et qui ne
songent plus qu'à punir comme ils ont été punis, bestia-
lement farouches. Abel Hermant en fait grouiller tout un
tas, bien vrais, bien divers, en de multiples fresques
animées et pittoresc^ues, mouvementées comme des
Yernets. On a parlé de charge, de caricature : oh! rien
pourtant des plantureuses bouffonneries de Charles Leroy,
mais bien plutôt quelque chose de très nettement perçu,
1. M. Marcel Luguet présente avec Elève-Martyi- une étude parfois un
peu terne, mais consciencieuse, minutieuse, exacte.... Très observé est le
lieutenant de la mairie, « indifférent pour le service, dur avec les hommes,
haut et très cassant dans sa placidité, disant les choses les plus pénibles
et faisant les reproches les plus graves d'un ton tranquille ou jDlutôt
dég-oùté, excédé ». <( Pour le lieutenant Pichard l'esprit et la lettre ne
font qu'un : Il ne fait pas de zèle pour ne pas se rompre et croit avec
sagesse que la médiocrité est nécessaire. « D'automatisme ponctuel »,
« de fidélité mécanique », il estime que son métier est par-dessus tout
ordinaire. » — « Routine intelligente prête à céder quand cela est néces-
saire. ■> Tout ceci très finement vu, très sagace.
88 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME HEPUBLIQUE
finement observé, et chalenieuscment rendu^ vu et « exé-
cuté » par un ti'ès honorable disciple de Flaubert.
A côté de Virey, le parfait gentilhomme qui salue avec
affectation de politesse et que raidit une éternelle correc-
tion, passe le capitaine de Chassanl-Thléry, a petit pète-
sec )) qui ne rend jamais le salut. Le capitaine Pimard de
Joyeuse est un jockey vieilli, toujours collé au cheval, si
bien au courant du service qu'il demande chaque fois
qu'il entre au quartier : « Ahé... ahé... ahé... où est... où
est... mon escadron? )> Et la même phrase sert de leit-
motiv peu harmonieux mais parfaitement harmonique à
cette vieille existence éculée qui traîne encore derrière soi
un vieux collage héroïque avec Mme Blanche Potonié, sorte
d'Emma Bovary pour caserne, bêtasse, filasse et fillasse.
De même, le capitaine Weber promène jour et nuit lànon-
nement de sa voix pleurarde; un éternel « c'est embê-
tant ! » sert de ponctuation à ses jérémiades. Procédé
à la Zola, dira-t-on ? Qu'importe ! il n'est point si factice :
la vie, qui répète sans cesse, crée aussi bien des êtres
dont les neuf dixièmes de l'existence sont la monotone
répétition du premier.
Le capitaine Ratelot est bête comme une oie éternel-
lement effarouchée, mais au moins c'est un brave bougre,
tandis que le capitaine Grapote est « méchant à froid » et
allonge h tout bout de champ huit jours de consigne
sans plus de raison : ainsi au brigadier Fandemer, parce
qu'en balavant la cour, les hommes n'ont pas séparé les
cailloux ronds des cailloux pointus. Coudougnan, que
ses camarades ont surnommé Perrucador, « veut surtout
épater les gens, et, pour cela, il leur assène des punitions
que ses discours abracadabrants, semés de citations
latines, n'égayaient pas toujours assez : ce fumiste devenait
terrible à ses heures ». Gresset est un officier brutal qui
l'officier 89
abuse de son autorité pour exiger des bleus un effort au-
dessus de leur faiblesse et les harceler de petites punitions
bêtes, — et qua.nd il recherche la compagnie de ses infé-
rieurs, c'est pour dénigrer ses égaux. Il a l'esprit faux et
pointu et tout juste bon h malmener des populations vain-
cues, ne songe qu'à invectiver l'existence stupide de l'offi-
cier en temps de paix, « l'abrutissement des garnisons ».
Ségalas va jusqu'à donner des coups de trique à son
ordonnance.
Nul parti pris pourtant de pousser le tableau au noir;
cette vision triste est bien exacte. On sait plutôt de quelle
affection profonde et intelligente M. Hermant aima le
régiment et le soldat, pauvre être à demi conscient que
cahote et affole cette vie d'anarchie fouettée de despo-
tisme.
D'ailleurs voici de braves gens, Grand Cyr,
un géant mou, voûté comme un singe, tout étonné ce jour-là de se
trouver au régiment, où il paraissait de loin, faisant annoncer
chaque fois son retour dans les « déplacements et villégiatures » du
Figaro, plus étonné encore de se sentir à cheval... y étant comme
un singe sur le dos d'un cochon et mettant pied à terre sans attendre
le commandement,
et ma foi aussi le baron Ancelis de Cheradame, qui n'est
que ridicule :
Un officier de Crafty ou de Robida, prodigieux de chic, avec un
monocle vissé dans la visière de son képi. Il arrivait au galop ras-
semblé sur un cheval encapuchonné comme un cheval de cirque,
son gros corps balancé gracieusement et essuyant la selle, les
coudes très écartés.
Il en est même d'excellents auprès desquels Abel Her-
mant s'attarde complaisamment : Mangenay-Joyeuse, capi-
taine-instructeur qui se met au niveau des hommes, les
fait rire et les emballe d'un seul mot, et surtout le sous-
90 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
lieutenant Maurice Swift, « le petit Maurice », qui fait des
compliments à Miserey: ^'à douceur de sa parole et de son
sourire aflPable, font naître tout à coup en !Miserey une
amitié naïve et passionnée; Swift est un petit sous-lieute-
nant débarqué de Saumur l'année dernière, très noceur et
très pioclieur, ayant encore des fougues de gaieté, de tra-
vail et d'ambition.
Pour les hommes, c'est « l'officier gentil », le supérieur plus que
poli, qui rend toujours le salut avec un sourire, qui ne refuse
jamais une permission, qui a une façon charmante de vous dire,
avec son fausset féminin et enroué : « Vous êtes un rossard ! »
L'autorité de son commandement, pleine de modération et de tact,
vous tenait et vous mettait à votre aise, comme la finesse de sa
main mettait à son aise la jument Hallebarde.
Swift est camarade avec ses hommes; à la' promenade,
il s'amuse à les voir se griser de campagne et de grand air,
comme une bande d'ouvriers lâchés tout un dimanche dans les ban-
lieues. Un jour, de sa voix douce, il fait quelque compliment à
Miserey et, de ce jour, l'existence de INIiserey eut un intérêt, un
charme. Ses journées se remplirent et s'abrégèrent. Ses yeux allaient
vers Swift invinciblement. Il devinait l'entrée du sous-lieutenant
dans la cour et se retournait pour le voir. Il s arrangeait pour le
rencontrer et pour avoir quelque chose à lui dire, se trouvait tou-
jours dans ses jambes comme un chien qui vient se frotter à vous.
Il ne le saluait pas comme les autres, il y mettait une correction
particulière, et en même temps tout ce que la raideur militaire peut
autoriser d'abandon. Dès que Swift surveillait les classes, sa posi-
tion devenait irréprochable, ses mouvements précis; et il manœu-
vrait sans une faute malgré l'intolérable ennui du travail à pied.
Cela n'est-il pas du plus charmant idyllique? On n'en a
pas moins vivement reproché à Abel Hermant d'avoir fait
une satire injustement méchante'.
1. Rien peut-être ne saurait mieux accréditer la justesse d'observation
de M. Hcrmanl que la lecture du Canon de M. Jules Perrin. On gagerait
que les deux auteurs ont rencontré et portraicturé les mêmes originaux.
Comparez donc au petit Swift le lieutenant Gaine, délicat et gracieux
L OFFICIEU 9)
A la vérité !MM. Paul et Victor Margueritte, dont on n'a
cependant jamais pour cela suspecté le patriotisme, ne se
montrent pas beaucoup plus débonnairement indulgents.
Dans La Force des Choses, de Paul Margueritte, s'accuse
« l'égoïsme lourd » d'Henri Morlet, « militaire correct et
médiocre comme on en a tant connus au régiment )>, bète
et prétentieusement spirituel, par-dessus le marché ingrat,
sans plus de cœur que d'esprit. C'est un bellâtre hypocrite.
Il se tortille tout le temps les moustaches, « il passe sa
main sur son dolman comme les femmes qui assurent leur
corset ». Pour faire sa cour au général, il en accompagne
tous les dimanches la femme et la fille h la messe et « fait
ses Pâques ostensiblement ».
Tel autre. Desportes, est « un petit homme résolu, ambi-
tieux et prudent, très dévot, à l'œil de Normand madré ».
« Il a ce grand mérite : de plaire; il fait la conquête du
général, si difficile à contenter, de sa femme. » 11 est
comme lui, stick et monocle, essayant en vain de « hausser jusqu'à la
brutalité et la correction de l'officier ses manières timides de mathéma-
ticien devenu soldat par le hasard des classements de l'Ecole polytech-
nique ». Le capitaine Chéri fait plutôt penser à ceux de M. Descaves,
mais le lieutenant Gentroux, « bon garçon mais tatillon, se perdant dans
les détails d'étiquette, d'astiquage raffiné, « est très proche de Simard.
Le lieutenant Crotel est une très originale figure d'officier universitaire.
« Sorti dans un bon rang de l'Ecole polytechnique, il s'attardait avec com-
plaisance dans les questions de détails minutieux, comme de savoir le nu-
méro de forage de certaines rondelles d'essieu, et la longueur des épissures
des traits en corde. Dédaignant les autres lieutenants, « fort d'une supé-
riorité évidente, il est dur, cruel, sans pitié, persuadé sans doute que
la brutalité devait être la marque d'un esprit sérieux et vraiment
militaire ». — « Il ne fait une manœuvre que pour les défauts répréhen-
sibles qu'il peut trouver dans son exécution, >> tout comme le sorbonnien,
pion de grade supérieur, ne fait faire une dissertation que pour les fautes
qui lui donneront matière à corrections. Il trouve qu'il ne faut pas de
soldats qui raisonnent. « Est-ce moi ou vous qui faisons la classe? » dit
sèchement le professeur de philosophie à l'élève qui veut discuter.
92 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
évident que, clans ce minutieux roman d'observation, Paul
Margueritte a voulu décrire toutes les espèces du genre
officier, et malheureusement le seul qui soit d'esprit supé-
rieur est celui qui renonce à l'armée et qui trouve dans le
monde intellectuel une situation bien plus en rapport avec
son mérite.
Lorsque les deux frères se mirent à collaborer, ce devait
être pour composer des romans militaires, par le double
effet d'une éducation sur laquelle veillait la mémoire de
leur père tue en 1870 et d'un tempérament qui les portait
à l'amour de la force ordonnée, nécessaire h la réfection
de la France. Ayant fait la psychologie de l'armée en 1870
dans Le Désastre et Les Tronçons du Glaive, ils devaient
utiliser leur science historique à mieux comprendre et
montrer celle de 1900 : et ils ont écrit Le Poste des Neiges.
Sans doute n'ont-ils pas songé h donner h cette œuvre
l'importance — la densité et l'énergie d'intention — qu'elle
méritait autant que leur Une Epoque, mais c'est un livre
substantiel où l'expérience professionnelle de l'un se for-
tifia de la philosophie que l'autre avait recueillie de
l'observation du monde. C'est un beau livre, clair et har-
monieux, harmonieux de toute la paix grave des âmes
laborieuses, et des paysages alpestres, et de la sérénité d'un
idéal de résio-nation et de dévouement, livre haut, calme
et pur comme une cime neigeuse montant au ciel large, et
lumineuse des rayons de l'aube nouvelle, livre plus que
lumineux, rayonnant...
Il traite de la grave question de la Paix Armée, peut-
être plus lourde, selon certains, que la Guerre. Avant
d'être l'objet des considérations sereines et moralistes des
Margueritte, elle avait été le thème spécial d'un roman de
critique, pénétrante et lancinante, de M. Eugène Morel,
L OFFICIER 93
La Rouille du Sabre \ qui attira vivement l'attention de
M. Coppée et de Séverine sur la situation pénible des offi-
ciers de la France pacifique. En des pages d'abord lati-
gantes, d'un style énervé, — où s'avère bientôt une sen-
sibilité profonde, accablée et compatissante, relevée d'un
humour fin et triste, — par des personnages vrais et
pitoyables qui se débattent dans une vision générale de la
vie noire, agitée, brutale et étreignante, M. Morel, avec un
esprit chagrin et aigument affectueux, a fait sentir la
tristesse de faillite de l'existence de l'officier moyeu,
médiocre, sans grande instruction, éducation ni philoso-
phie, après 1870.
Lui et les autres ont été élevés pour la guerre, et durant
la paix continue c'est l'oisiveté, corporelle et spirituelle;
l'énergie s'ankylose, le sabre se rouille; eux, les guerriers,
ce sont eux qui restent immobiles, l'arme au pied comme
un boulet, à l'écart de la grande bataille qu'est la vie
civile où ouvriers, commerçants, hommes de professions
libérales luttent quotidiennement, développant leurs
facultés. Ils sont à l'écart de la vie comme des moines.
Ils sont bien, ces guerriers, de lâches et pieux moines, qui
prient et scolastiquent quand règne la famine, et, quand le pays se
bat, qui s'enferment au couvent loin du bruit des batailles, et vou-
draient bien — au moins le soir, ils ont le temps — prendre part à
la lutte, vivre le sort des hommes, gagner quelque salaire, ne plus
vivre d'aumônes, et, le temps que ne prennent pas les dévots exer-
cices, — travailler! Mais la règle le défend; et ils sont prisonniers.
La règle n'autorise que passe-temps anodins. Ils jouent, parfois, ils
boivent, dit-on, et ont des femmes : celles des autres. Mais surtout,
et la règle le conseille, ils fixent dans des livres comme en leur
existence l'inutile passé; ils rédigent l'historique de leur ordre et
de leur maison, racontent la vie de leurs saints, héros et fondateurs,
ils édifient ce siècle auquel ils ne sont rien; ils publient leurs
1. Eugène Morel, La Rouille du Sabre, Havard.
94 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
pouillés, chartriers, cartulaires ; ils fout des livres pieux pour les
petits, des chemins du ciel, des règles de l'âme, des livres d'or,
manuels de piété, journées du bon soldat, étendent sur du pain sec
des sentiments exquis, ou bien ils éclaircissent des points de la
théorie, argumentent patiemment sur les textes inamovibles, les
actions des grands saints et les méthodes fameuses; ils font un peu
de musique, ayant leur liturgie; ils sont juristes, ayant un code
exprès pour eux; ils commentent le canon, les rapports, les décrets.
Surtout, méticuleux, ils discourent sur les rites, règlent des points
précis de leur cérémonial; jamais le rituel n'a des plis assez droits ;
ils prennent la règle pour en fixer le hiératisme. En grande pompe,
revêtus de somptueux habits, les jours de fête, devant de grands
chefs qui officient, ils processionnent. C'est là un beau spectacle
auquel la foule se presse, avide de dorures, de musique, de cor-
tèges, de bannières.
Mais enfin que font-ils?... On dit qu'ils prient pour nous!
Cependant ils sont mariés. Aussi inij^ropres à la vie
que des moines célibataires, ils ont des charges de famille :
et c'est le côté le plus angoissant de leur existence. Le
capitaine Jeannin a épousé la fille d'un artiste dont il n'a
jamais pu comprendre l'àme indécise de petite fille, et
il s'en est d'autant plus éloigné chaque jour qu'il ne
pouvait lui appliquer les règlements militaires, les seuls
dont son esprit sût le maniement. Père, tour à tour brutal
et débonnaire, il n'est pas davantage à même de com-
prendre, d'éduquer ses enfants, de les diriger dans la
vie civile dont il ignore l'organisation : aussi son fils,
devant les premières difficultés de l'existence, se suicide-
t-il, et sa fille, renvoyée de la légion d'honneur pour une
peccadille, puis mariée sans dot, quitte-t-elle le foyer
conjugal, lui laissant la nouvelle charge de deux garçons.
Tant de malheurs l'ont ensemble abasourdi et assoupli :
il se dévoue courageusement à élever ses petits-fils, mais sa
pension de retraite est plus qu'insuffisante et, vieil olficier
à demi-inculte, bavard et roide, il trouve difficilement à
L OFFICIER 95
s'employer. Il meurt abruti; un piquet de soldats vient
lui rendre les honneurs militaires à sa porte mais ne
raccompagne même pas au cimetière, trait symbolique du
règlement de l'armée qui, après avoir accaparé et façonné
les hommes à son seul service, les abandonne toujours h
demi-route.
C'est un roman douloureux, pji'esque anarchiste, qui,
en sa force amère, exprime plus encore un désenchante-
ment fondamental, un sentiment pessimiste de la vie
entière que de la carrière militaire : aucunes visions de
ménages civils satisfaits ou au moins aisés n'y encadrent
en e|ïet la peinture du ménage d'officier. Les personnages,
M. et Mme Jeannin, sont constitutivement si gauches qu'on
n'aperçoit joas que dans une autre condition ils eussent
pu être plus heureux. Il en résulte que, tout en accusant
avec éloquence les vices du régime militaire contemporain,
l'auteur ne nous fait guère pressentir par quelle réforme,
pratique ou morale, ils puissent être corrigés.
Il ressort terriblement de ce roman que la souffrance
des êtres piteux ne peut pas être féconde pour l'humanité.
MM. Margueritte, en plaçant dans leur Poste des Neiges,
sinon du tout un être exceptionnel, un homme d'une
bonne intelligence moyenne, ont posé avec mesure et effi-
cacité la question :
Clerget est un mondain d'un « égoïsme ingénu », fat
et orgueilleux, beau garçon de parade, courtisant plusieurs
femmes indifféremment, voire habillé d'une maîtresse, tout
à la mode enfin, le vrai type courant et gentiment coureur
de l'officier français. Dans quelques années il sera comme
ce capitaine de hussards, « le marquis Ilaussois du Sausset,
héros habituel des bals et conducteur assermenté de tous
les cotillons », sans oublier les cheveux teints^ séparés par
96 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
une raie trop large, le visage craquelé d'une infinité de
petites rides. Clerget a d'ailleurs des qualités, mais
le commaudant Schlem, son chef de corps, uu apôtre de la gran-
deur et de la servitude militaires, s'irrite de le trouver correct,
exact, irréprochable en apparence, et de le sentir au fond distrait,
léger, dissipé; il lui fait presque un crime de ne pas développer
davantage ses qualités de fond, de se contenter de la surface, du
brillant. — « Clerget, lui a-t-il dit un jour avec une tristesse dans
sa voix rude, on n'est un véritable soldat que lorsqu'on a la foi... »
Clerget est subitement appelé h occuper le poste péril-
leux des Neiges. Ennuyé d'abord de quitter sa vie mon-
daine, toute légère et pailletée d'or, pour rentrer dans
cette rude solitude, il arrive, après bien du spleen et des
trouilles et crises de conscience, par honnêteté de carac-
tère, hauteur d'à me et intelligence pure, à prendre goût
à son métier, h le remplir non seulement avec conscience
mais avec joie et charme. Prudent, sachant commander
et se faire obéir, soucieux de l'exemple à donner, il par-
vient à avoir naturellement le souci fraternel de ses
hommes : un à un, il les interroge, les regardant dans
les yeux, leur parlant d'un ton cordial, cherchant à se
mettre dans la mémoire leurs noms et leurs visages. Plus
tôt il les connaîtra, plus vite il aura action sur eux et les
tiendra en main ; il leur fait de courtes conférences
moralisatrices. C'est un petit gouvernement d'intelligence
et d'affection : administrateur idéal, il métamorphose en
un séjour délicieux ce poste désolant, parce qu'il a groupé
autour de lui des âmes amies, parce qu'ayant pris con-
naissance des qualités comme des défauts, il a su trouver
le moyen de relever en même temps le physique et le
moral de ses hommes. Administration aussi paternelle
que fraternelle : les soldats ont pour chef un homme
grave et tendre dont ils finissent par jalouser l'affection.
L OFFICIER Îl7
Altaclié h tous il prend de plus en plus conscience de sa
mission, il monte de l'indifférence au dévouement, au
beau zèle, h l'ardeur altruiste, il acquiert la réelle vertu
militaire.
L'éducation du collège, ce métier des armes si prôné, illustré
par tant de hauts faits, tant d'exemples valeureux, César, Alexandre,
Napoléon, avaient rempli son cœur d'enthousiasme et d'admiration.
S'il ne s'était pas dit :' « Je serai Bonaparte », c'est que la guerre
de 1870 avait laissé trop d'ombre sur ses rêves; et dans l'humilia-
tion, dans la fierté aussi de son cœur d'écolier, il lui a suffi d'être
d'Assas, La Tour d'Auvergne, de sabrer comme La Salle à travers
les champs de bataille de l'Furope, de grimper, clairon ou porte-
drapeau, à l'assaut de Malakoff. L'héroïsme d'une heure, d'une
minute flamboyante, voilà par quoi il brûlait de se signaler; un
acte lui eut suffi pourvu qu'il fut sublime. Il avait eu un excellent
tailleur, des succès de femme; il avait fait preuve d'une brillante
adresse à l'escrime, d'un beau sang-froid au jeu. Il passait pour un
garçon d'esprit, de mérite. « Très intelligent, Clerget. Il deviendra
ce qu'il voudrai... » Il le savait, et se reposait sur ces lauriers
faciles, sans joie. 11 souriait de ses illusions d'enfant; oh non! elle
n'avait rien de sublime, sa vie! Visites des chambrées, inspecter la
propreté des hommes, des armes, des locaux, commander l'exercice,
quelle fastidieuse besogne à la longue! De bons garçons, des cama-
rades, plusieurs même distingués; mais les propos de mess man-
quaient vraiment de variété. Une ville agréable, Chambéry, mais à
tout prendre, la province. Et ainsi Clerget, sans y penser, se lais-
sait, de par son intelligence désabusée, aller à la sécheresse. Ses
soldats, il se montrait pour eux juste, courtois, jalutôt bienvaillani,
mais un sentiment aristocratique inavoué ne l'en éloignait-il pas ?
Tout en appréciant leur force collective obscure et ce qu'ils
représentaient de valeur, d'énergie, de dévouement latent, les dis-
tinguait-il suffisamment les uns des autres? Etaient-ils pour lui
autre chose que « les hommes », troupeau docile qui manœuvrait à
son commandement ! Jamais il n'avait abusé de son autorité, mais
avait-il tenté de combler un peu cet abîme qui sépare le soldat de
l'officier ? Avait-il cherché quelque rapprochement compatible avec
sa dignité? Sa sollicitude s'était-elle assez marquée dans les détails !
Un vague resjject humain, de l'indifférence, ne l'avaient-ils pas
souvent retenu, au moment de parlera un « homme »,de s'informer
de ses besoins, de ses désirs, de ce qui pouvait le peiner ou l'huini-
M.-.\.' Ledlond. ~
98 LA SOCIETi: FnANÇAISE SOUS LA TROISIKME REPUBLIQUE
lier? N'avait-il pas pratiqué celte maxime qu il ne faut pas avoir trop
de zèle, sous peine de se voir investi de toutes les corvées?
Maintenant...
Améliorer de toutes les manières sou petit poste, la sécurité et
le bien-être de ses hommes, était pour lui une obsession pleine
d'intérêt et, pour un peu, d'agrément. Ainsi les cheminées recon-
struites après la tourmente de Noël fumaient avec une obstination
diabolique; quelle malédiction quand la fumée envahissant la
baraque, il fallait éteindre les poêles, subir le froid ! Clerget fut très
lier de découvrir le moyen d'y remédier, en faisant fabriquer par le
menuisier Sainjoire des boîtes en bois, recouvrant et haussant les
cheminées; on y avail ménagé deux petites ouvertures. Il suffirait
dorénavant de déplacer les caisses suivant les caprices du vent.
Préoccupé de la santé des hommes, il ordonnait de fréquents
lavages des planchers et boiseries avec une légère quantité d'eau
additionnée de grésil, l'exposition à l'air, quand le temps le permet-
tait, des fournitures, draps, couvertures, effets, etc. Il prenait son
métier au sérieux, se disait avec complaisance : c< Si Schlem me
voyait... », puis il doutait : « Serait-il satisfait, le vieux Rabat-Joie ? »
Sans doute, il trouverait qu'on pouvait mieux faire encore, et ce
mieux, Clerget le cherchait de tout cœur.
Il s'était pris d'un intérêt passionné pour le coin de frontière
qu'il gardait. Pendant des semaines, son unique souci avait été d'eu
pratiquer les abords, d'en reconnaître les défenses naturelles ; il
les avait expliquées sur place à ses hommes, il leur en avait fait
comprendre l'importance pour l'attaque et la défense. Que de fois,
devant eux, en de courtes causeries, il avait évoqué ces mots qui
palpitent d'un sens mystérieux, qui contiennent plus d'infini que
d'autres : la guerre, la patrie, le drapeau, la discipline! Des exem-
ples venaient à ses lèvres, les plus glorieux de noire histoire. Il se
gardait seulement d'avoir l'air d enseigner, appuyait ses conférences
morales sur quelque fait immédiat, une impression, un sentiment
de la minute; et il savait aussi les faire désirer par ses hommes,
intéressés et heureux de s'instruire.
Ce Clerget, avisé et délicat éducateur d'hommes, les
Margueritte ne nous le donnent point pour autre chose
qu'un olficier idéal. Il n'est pas précisément l'exception
qui sert à confirmer la règle, mais il se distingue assez
L OFFICIER 99
nettement des compagnons que le hasard a rapprochés
momentanément de lui : l'olficier lourdement pléhéien,
Bermud, pour qui l'essentiel est l'entraînement physique,
ou le lieutenant Duménil, léger, blagueur, peut-être
jusqu'à la méchanceté, friands des racontars mondains,
des potins et des scandales de la vie de cercle!
Le Poste des Neiges garde aussi de l'importance comme
roman de réalité, car il est l'aboutissement dans la litté-
rature du mouvement d'idées de réforme C[ui tend aujour-
d'hui à renouveler l'esprit de l'armée en la républicanisant.
Un certain nombre de jeunes officiers — qui souffrent
de voir la suspicion jetée par la plupart des intellectuels
sur l'ensemble de leur corporation — estiment pouvoir
servir efficacement la Répul^lique en faisant l'éducation
morale et même civique des hommes que chaque année
la conscription enlève quelque temps à l'abrutissant
labeur des campagnes et des villes : très courageusement,
ils ont pris h cœur cette besogne quotidienne cju'ils
accomplissent avec modestie, tout en sachant parlaite-
ment déplaire à leurs supérieurs qui ont conservé et veu-
lent maintenir l'esprit du Second Empire.
Ils ont senti l'importance, le privilège moral de la
situation où les place un ordre de choses cjui met sous
leur direction toute la jeunesse française h l'àgc criticjue
où l'adolescent devient homme, ils ont éprouvé avec la
beauté de leur rôle la gravité de leur responsabilité ; ce
que manifeste entre tous le livre du lieutenant Demongeot,
Citoyen et soldat, dont il s'est trouvé justement que les
Margueritte ont écrit lavant-propos. La lecture de cette
œuvre, forte, noble, qui, il est vrai, n'est point complète,
car il y manque les statistiques et documentation néces-
saires h en faire le travail pour c{uelc[ues années définitil.
100 LA SOCIKTÉ FRANÇAISlî SOUS LA THOISIKME REPUBLIQUE
mais qui est déjà ingénieuse h exposer les réformes, notam-
ment par des comparaisons avec les armées des autres
pays, complète celle des romans : elle établit la véracité
des romanciers en donnant la même impression générale
sur l'armée actuelle, mais elle se distingue par une force
d'énergie, l'optimisme d'une àme active et dévouée, saine
et vigoureuse, la volonté d'être utile qui manquent aux
romanciers d'observation et s'affirment seulement chez les
Margueritte dans un simple éclat. C'est le livre excellent
d'un esprit à la fois pratique, qui comprend par exemple la
nécessité de transformer l'armée en une école de prépara-
tion h l'agriculture ou à l'industrie — ce qui existe déjà dans
certaines armées étrangères, — et idéaliste, qui prétend
donner aux conscrits une constante éducation civique de
solidarité quotidienne; et il est à l'honneur de l'armée
française d'avoir été l'atmosphère où il lut composé.
Il appartenait aux Margueritte d'écrire le livre, très
utile à la France, qui avait pour double but de soutenir
moralement ces officiers dans leur pénible effort et de
détourner d'eux, en révélant leur caractère, les attaques
trop souvent confuses, bohèmes, aveugles et irrationnelles
contre « l'armée », pour longtemps encore nécessité des
temps modernes. 11 est précieux d'employer à la réforme
d'un corps une partie des forces criti(|ucs qui, en se préci-
pitant toutes ensemble au travail de démolissement, ne
font que paralyser et vicier leur œuvre salutaire de destruc-
tion. L'armée existe, ne peut être supprimée : il faut en
faire une institution doublement utile, qui ne soit pas
seulement une force de défense mais une force de
progrès, une entreprise sociale, un mode d'éducation
nationale. Les auteurs d'67ie Epoque, ensemble des quatre
romans historiques sur 1870-1871, œuvre exacte et puis-
sante, apitoyée et sévère, où la race peut prendre enfin
L OFFICIER 101
conscience des raisons profondes de sa défaite, de ses
défauts, et en parliculier — contrairement à l'opinion
courante — de la mollesse qu'elle a montrée a se
défendre ', de l'embourgeoisement des paysans dans
l'égoïsme, étaient bien constitués et élevés pour écrire,
avec une simplicité vigoureuse, l'évangile des officiers
d'esprit nouveau. De tous les romanciers contemporains
ce sont peut-être l*es tempéraments les plus sains, les
esprits les plus équilibrés, les consciences les plus
honnêtes; et tout en possédant le sens historique péné-
trant et impartial, rintelligence critique et l'esprit réfor-
mateur qui les a conduits à écrire avec tant de couraere
le plaidoyer de la Commune-, ce sont des cerveaux con-
structeurs, organisés pour bâtir plutôt que pour détruire.
Ils ont le sentiuient grave de la vie, la compréhension de
la beauté et de l'utilité à soi-même du devoir, de celles de
la responsabilité et de la discipline qui assouplit à l'ini-
tiative, le goût du travail et de l'édifice, l'instinct altruiste;
la seule chose cjui ne soit pas assez profonde en eux, c'est
le goût et le sentiment esthétique de la pauvreté, indis-
pensables avant tout à une démocratie en genèse. Ils sont
le Vigny démocratique qu'il fallait à l'armée d'aujourd'hui,
moins altier, moins désenchanté que le grand écrivain de
Servitude et grandeur militaires, la confiance étant juste-
ment une des qualités actives les plus nécessaires, aujour-
d'hui, à la démocratie.
On retrouve une lumineuse figure tolstoïenne^ dans
Pingot et moi de M. Art Roc, dont les œuvres offrent, avec
1. Il s'agit ici non de l'armée, mais de la nation entière, citadins et
paysans.
2. La Commune, Pion, lOO'i.
3. Voir même l'amour pour les chevaux.
102 LA SOCIETE FRANÇAISE SOCS LA TROISIEME REPUBLIQUE
le même intérêt que Le Poste des Neiges, celui de montrer
l'influence russe sur l'armée française en imprégnant
certains officiers de la vertu d'un autoritarisme mystique.
Analyser les impressions qu'un jeune officier éprouve en entrant
au service; montrer le grand changement qui se fait alors dans son
esprit et sa jeunesse ensuite, plus jeune que son adolescence ; dire
sa joie, après tant d'études, de rencontrer enfin sou devoir, sa sur-
prise de découvrir jour à jour cette vie, belle entre toutes, sou
bonheur d'agir, sa fierté de vouloir, sa jouissance de posséder des
hommes et de leur appartenir; puis, par moments, le remous en lui
de ses souvenirs studieux, ravivés comme tout son être, et reparais-
sant plus clairs dans celte condition seconde : son souci, dans le
fort 011 il est retranché d'entendre hors des remparts, au delà des
fossés, si loin, hélas! d'entendre le bruit que font ses pairs en
menant eux, la bataille des idées: voilà ce que j'avais voulu jeter
dans le cadre de ces douze mois. (Prélace, à M. de Vogué).
En somme, c'est son autobiographie que fait M. Art Roc%
et comme tel il faudrait presque écarter ce volume d'une
enquête h travers le roman français ', et aussi sans doute
parce qu'il est un peu trop en même temps une sorte de
manuel de vertus militaires. Mais, d'autre part, l'idéale
personnalité de M. Art Roë, en s'en détachant lumineu-
sement, ne peut que mieux faire ressortir la médiocrité
ambiante, — et, encore, s'il ne faut pas considérer comme
des tranches d'observation, mais plutôt comme des
dédoublements de lui-même la plupart des portraits
d'officier qui forment dans son volume ainsi qu'une galerie
de miroirs, il s'y trouve quelques spécimens de vieux
officiers, destinés à donner la réplique, qui représentent
1. L'Echo de la Semaine a publié (en février, mars, avril 1900), sous
la signature du « lieutenant G... «(Guieysse), devenu directeur des Pages
libres, le Journal d'un officier, savoureux d'être presque un roman et
encourageant d être d'authentiques mémoires : on y retrouve Ja beauté
apostolique de Clerget, la belle pitié intelligente, la sympathie de M. Art
Roé, en plus une jolie ironie à la Jules Renard.
L OFFICIEfl 103
l'esprit ancien, d'ignorance et de routine, en face duquel
se dresse l'esprit nouveau. Et cela est assez visible dans
ce dialoQue significatif :
— Le lieutenant : L'éducation militaire est avant tout une édu-
cation morale ; la fonction de l'officier est une sorte d'apostolat.
— Un commandant : Nous avons assez de besogne dans l'artil-
lerie. Si vous y ajoutez encore la morale!
— Un vieux lieutenant : Nous ne sommes pas des curés.
— hc jeune lieutenant : C'est vrai, mais nous avons charge d'âme.
— Le commandant : Tout ça, c'est très joli, mais d'abord c'est
irréalisable et puis ça fait perdre trop de temps.
Voilà qui est nettement révélateur. Et il n'est pas
moins intéressant d'entendre M. Art Roë déclarer : « Moi
Je suis fin peu en de/iors des idées courantes : Je ne suis pas
à çrai dire de ce siècle. H' aucuns pensent que Je suis né
deux cents ans trop tard; d'autres, au contraire, i'ingt ans
trop tôt. »
11 semble par là même que l'officier de bonne volonté
ne puisse encore réussir à faire grande œuvre utile — et
c'est la conclusion des lUeaux de Corday et de La Force
des choses de Paul Margueritte, c'est l'exemple de Victor
Margueritte et de Cbarles Guieysse, c'est la constatation
de certains chapitres du livre du lieutenant Demongeot. Il
est en tout cas réduit aux rôles secondaires : qu'il v trouve
sa grandeur en attendant mieux : — c'est, à leur tour, la
conclusion des Bleau.r, de Pingot et moi et du Poste des
Neiiies .
JV
Fermons les yeux, laissons-nous seulement pénétrer,
emplir de la belle lumière intérieure des maximes de MINI.
Margueritte et Roc, et évoquons, pour qu'ils viennent se
détacher en se précisant dans Tenveloppement subtil de
cette pure lumière, les officiers svmpatliiques que nous
avons rencontrés au cours de cette enquête : Béthune,
Galliac, Verdelin, Swift, Clerget, Roë, quelques autres
encore. Attardons-nous avec ces braves, ces héros des
humanités, ancienne ou nouvelle, dont la vue, la présence,
consolent et rassérènent. Ce qui fait naître, ce qui déve-
loppe en tous la grandeur morale, c'est la solitude, —
solitudes rudes et mystérieuses des forêts madécasses
sauvagement peuplées de dangers, solitude d'austérité
lacédémonienne et des sévères études où se retranche
Béthune, « âpre besogne du cerveau » où il se « confine »,
solitude blanche du poste des Neiges, solitude grise du
fort où INI. Roë se sent (( si loin » du monde, derrière « les
remparts et les fossés ».
Eloignez le gentil petit Swift des camarades et des
cafés, en quelque poste élevé : il s'y révélera vite un autre
Clerget. Celui-ci s'est transformé dès qu'il a quitté cette
Irivole vie de société mondaine dont les frères ^Margueritte
nous avaient si aigument montré, dans leur précédent
roman Le Carnaval de Nice, — que Le Poste des Neiges
L OFFICIER 105
complète logiquement, — l'inanité fiévreuse. Béthunc
s'est refusé « les faciles succès de plastron, les séductions
hypocrites ». C'est lorsque, détaché des amours faciles,
il a trouvé « à qui s intéresser, aux ho mines ^ » que Verdelin
rencontre la sérénité : a C'est le vrai, c'est le bon... c'est
le rêve ! » s'écrie-t-il.
Et ce n'est pas seulement la solitude qu'il faut aux
officiers, c'est la solitude de la paix. Dans la guerre
bondissent les vertus sauvages de notre farouche animalité ;
dans la paix s'élèvent les pures et hautes vertus du héros
moderne.-
Ces hautes et pures vertus, combien de nos officiers les
possèdent? Faut-il écouter les écrivains que nous avons
interrogés? L'enquête est là, menée sans parti pris d'aucune
sorte; sans exagération dans aucun sens sont aussi les
réponses, les unes un peu optimistes, et il faut remercier
ceux qui ont voulu nous réconforter, les autres peut-
être trop pessimistes, mais scrupuleusement sincères, et
dont il faut écouter en silence la leçon parfois un peu
sévère. Il serait aussi coupable, même bien davantage, de
dire aujourd'hui : « Pas une vertu ne manque h nos offi-
ciers », qu'il le fut en 1870 d'affirmer que pas un bouton
de guêtre ne manquait a nos soldats.
CHAPITRE III
LE FINANCIER
Aux temps de monarchie, un Samuel Bernard doit payer
jusqu'il II millions l'honneur de se promener avec Louis XIV
dans les jardins de Marly : la puissance de l'homme
d'argent est équilibrée par celle des hommes de race, de
guerre et de Dieu. En une monarchie démocratique comme
le second Empire, il n'y a guère plus en lace l'un de
l'autre que l'homme de guerre et l'homme d'argent, tous
les deux s'entendant pour mieux dominer. Sous la troi-
sième République s'inaugure un nouveau pouvoir, le
pouvoir politique, mais que l'homme d'argent immédiate-
ment accapare. A oici que seulement la masse prolétaire
commence à élire des députés chargés de ses revendica-
tions et capables d'une représentation effective, mais ils
sont encore bien peu nombreux, et, en dépit de sérieuses
alertes comme celles du procès de Panama, le financier,
pour quelque temps encore, reste le maître incontesté.
L'étudier, c'est faire la psychologie du Maître des Rois. Et
vraiment il n'est pas une si grande différence de ton entre
le Majesté de Couperus et Un homme d'a/faires de Bourget;
les fils de roi et les fils de financiers ont offert a Emile Zola
et II Henry Bérenger, comme à Elémir Bourges, le sujet
108 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE SOUS LA THOISIEME nÉPUBLlQUE
de répuiseiiient de race; encore la philosophie du ^alxih
ou de U Armature ne diffère pas sensiblement de celle de
Candide ou des Rois en exil. Il est en même temps Theure
de fixer par la critique ce qu'est le financier dans le
roman, car c'est un des types de la société sinon qui va
disparaître, du moins dont la situation devient hypothé-
tique par les préparations actuelles à des sociétés collec-
tivistes.
L'AMOUR
Le sentiment le plus humain, celui qui se retrouve au
fond des cœurs les plus arides comme l'eau au sous-sol
des déserts, chez Ferragus et jusque chez Vautrin, il
semble que le financier en soit incapable. Nortier ' a épousé
une fille de noblesse pour être accepté dans le monde et
la hait de le tromper, mais cette haine n'est nullement
l'amour, exaspéré d'être refoulé, d'un Maître de forges :
elle est toute de vanité réduite au silence. Il a pris une
maîtresse parce que cela est chic, et il l'a choisie de la
Comédie-Française parce que cela est du plus haut ton et
va jusqu'à lui donner quelque air de ministre des Beaux-
Arts, forme actuelle et ('conomique du Mécénat; elle est
pour lui intelligente, spirituelle, jolie, élégante, fine de
race, de culture et de plaisir, elle ne le touche pourtant
pas autrement qu'un bibelot de collection qu'on sait lui
avoir coûté très cher. Ses sens sont cuirassés d'arofent, le
maniement des billets de banque a enlevé h ses doigts ce
poudroiement de volupté qui en fait chez les êtres d'amour
des ailes de papillon frémissant. Xortier ne connaît qu'une'
passion, celle de la correction la plus sélect; et sa sensua-
1. La homme (Vfi/f aires , 1901.
110 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME RÉPUBLIQUE
lité reste toujours hermétiquement gantée. — SaccarcP,
bien que méridional, n'aime pas : en pleine agonie, à cette
heure universellement sentimentale où tous les souAenirs
charmants de l'amour viennent se grouper en essaim
comme les hirondelles avant de disparaître, sa première
femme l'entend supputer froidement avec sa sœur dans la
chambre voisine les chances d'un remariage avantageux.
Il épouse ainsi une jeune fille de beauté très riche et de
grâce aphrodisiaque h faire madrigaliser lEmpereur
vieilli aux soirs des Tuileries, mais il n'imagine de cour-
tiser son opulente vénusté qu'au moment où il a besoin de
sa signature pour une affaire d'importance. Cependant, il
entretient publiquement de fastueuses hétaïres qui font à
sa maison de bancpie une tapageuse enseigne, sans jamais
songer qu'elles puissent lui être d'autre profit.
Pirouart" épouse la petite Gavarnelle le lendemain d'un
scandale qui la chasse de la Comédie et s'en sert, ainsi
que de sa maîtresse Kate, pour traiter « en monnaie de
catin plus d'affaires que lui-même n'en peut conclure ».
C'est bien l'amour ou plutôt le stupre qu'il recherche
finalement, mais en une mixture de volupté et de
puissance où rien ne se distingue plus que le besoin
bourgeois d'une vague et immense jouissance de nerfs
et de vanités mêlés. — Ludovicus Bax", dont la cruauté
luxurieuse s'avive de magnétisme, est capable de violents
caprices, ainsi pour l'impériale beauté de Béatrice Reuss;
mais cet amour n'est qu'une sorte de complication
cérébrale d'un duel d'argent avec son mari le gros baron
Reuss : comme ils se livrent des batailles de Bourse pour
la suprématie, Ludovicus, qui possède la sorte de sensua-
1. L'Argent, La Curée, de Zola.
2. Les Cœurs utiles, de Paul Adam.
3. Le Mystère des Foules, de Paul ,\dam.
LE FINANCIER 111
lisme mystique et symbolique des héros de Renaissance
panlatiniste de iNI. Paul Adam, imagine en la possession de
la femme de son adversaire le signe concret de son
triomphe abstrait.
Le baron Oppert ' prend pour maîtresse la coûteuse
vicomtesse de Fourchamps, parce qu'il est en quête
d'autorités mondaines. William Andermatt " personnifie,
en face de son beau-frère, le galantin Contran, la native
indifférence à la femme. Il n'épousa la fille du marquis de
Ravenel, belle et sommeillante amoureuse, que pour
étendre ses spéculations dans un nouveau monde; et sans
cesse il rabandonne brusquement pour courir h ses affaires
à Paris, oubliant même de l'embrasser au retour dans la
hantise de ses spéculations, ainsi bien prédestiné au
cocuage par son caractère et sa profession. — Guermantes *,
au contraire, trompe sa femme avec toutes les filles,
sensuel et rapace, a colosse jovial et cynique, travailleur
au menton dur, jouisseur au front bas, » par lii sceptique,
désabusé, incapable d'estime et d'une considération égali-
taire de la femme.
Le baron ^lunstein ^ est laid, grossier, repoussant. Il
sera donc davantage porté à l'amour, par cela même qu'il
lui sera plus malaisé et qu'il y trouvera une occasion
d'affirmer durement sa puissance. Plaisantin avec quelque
chose de féroce, il déclare en simplicité à ses amis que
ne pouvant compter être aimé pour soi-même, il savoure
le délice de s'imposer par l'argent aux femmes les
plus difficiles, de les violer en quelque sorte par l'argent
et jouir voluptueusement de leur horreur épicée de cupi-
1. Les plus Forts, de G. Clemenceau.
2. Mont-Oriol, de Maupassant.
3. La Proie, de Henri Bérenger,
4. Peints par eux-mêmes, de P. Hervieu.
112 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE SOUS LA TliOISIEME RÉPUBLIQUE
dite. C'est une manière de sadisme ploutocratique. —
Saffre ' est encore une bête féroce, de plus noble famille.
En la femme, être de tendresse fragile et palpitante, il se
complaît à tourmenter la proie. Il aime h dompter pour
jouir de la terreur qu'il inspire et du sang ou de la
douleur qui coulent. 11 viole la charmante et délicate et
suavement pure Giselle, après l'avoir étourdie d'un jeu
cruel, que firent plus effarant la dextérité de son approche
et la souplesse de sa griffe. Et il éprouve du plaisir,
intense, a la posséder ensuite maintes fois, haïssante et
dégoûtée, dans les spasmes d'une agonie d'horreur.
M. Hervieu le classe « lion ». Il y a de l'hvène dans ce
lion. II est le roi des animaux d'aroent.
Le baron Sinaï" ne manque pas de cœur, car il adore
sa mère, mais le cœur n'existe que dans les sentiments
familiaux. L'amour reste uniquement un commerce et il ne
faut pas et il ne peut pas y placer du cœur. Pas plus que
Saffre, il n'est capable de délicatesse clans l'amour; toutes
celles qu'il y met sont purement sensuelles. Croyant ne
pouvoir posséder Mme Guérande qu'en légitimité, il la
demande; mais, apprenant soudain la mort de son amant
par qui il comptait pénétrer dans le grand monde, il lui
déclare qu'il ne peut plus l'épouser, bien qu'elle ait déjà
annoncé le mariage : il la désire avec autant d'ardeur mais
est sûr que, dépensière et a court d'argent, elle deviendra
forcément sa maîtresse. Et il demande une demoiselle de
vieille noblesse qui s'est éprise de lui en la prévenant
sans ambages qu'il gardera sa maîtresse, sans soupçonner
un instant qu'il blesse ainsi son orgueil de caste et sa
jalousie de femme. Il n'a la notion de la jalousie ni pour
autrui ni pour soi, au point d'accepter le partage avec
1. L'Aiiiindcrc, de P. Hervieu.
LE FIXAXCIEU 113
l'amant d'une femme qu'il désirait assez pour l'épouser
pauvre.
De tous les financiers qu'ait désignés la littérature, le
baron Duvernoy ' est seul à aimer d'une passion âpre,
fauve, exaspérée et désespérée. Dédaigneux de sa femme
et indifférent à son cocuage, homme fort que nulle senti-
mentalité ne saurait chatouiller ni les plus menaçantes
révélations troubler, il obéit en vieil esclave gâteux aux
caprices d'une actrice de café-concert, Mcssaline au profil
de madone. Elle lui refuse le moindre baiser jusqu'au jour
où il la fera entrer h la Comédie-Française : il doit
renverser un ministère pour y arriver et obtient la
présence des ministres nu début triomphal de la fille.
Cette nouvelle conception du financier de Zola diffère
assez de la première — le Saccard de La Curée et de
L'Argent — qui est bien autrement véridique : elle se
rapproche plutôt de celle d'un Vogiié, qui a également
renversé un ministère eu faveur des débuts d'une actrice h
la Comédie [Les morts qui parlent). Mais Paris appartient
à la série des œuvres de Zola qui ne sont plus tant
d'observation que de polémique sociale, et il a seulement
voulu symboliser, en le débat amoureux de Sylviane et de
Duvernoy, la décrépitude rapide, par la luxure, de la
nouvelle aristocratie. Duvernoy d'ailleurs n'est plus comme
les autres un selfmademan, mais un fils de banquiers
riches, de physiologie aristocratique qui va sépuisant
progressivement jusqu'au vrai fin-de-race qu'est son fils.
Pour les financiers l'amour n'est ni un aaent social ni un
ferment de race, jamais un but, mais quelquefois un
simple moyen. 11 est en général un divertissement, une
boisson dont on est plus ou moins sobre, rien de plus.
1. Zola, Paris.
M. -A. Leblosd. 8
n'i LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
LE CŒUR ET L'AME
Le sentiment de la famille, que l'analyse du psychologue
pessimiste ou utilitaire ramène à de l'intérêt inconscient,
prend chez le financier sa forme la plus consciente :
Le répugnant Munstein prodigue à sa fille les restes
nombreux d'une tendresse qui ne peut se dépenser en
amour, mais il conçoit son bonheur de la même façon que
M. Poirier ou M. Moriceau [U Etrangère). Le baron Justus
Hafner' prépare de longue et fourbe main le mariage de
sa fille Fanny, maladive h force de délicatesse d'à me, avec
le plus perverti viveur, le prince Ardea, parce que, débar-
rassés des hypothèques et pour peu que l'on puisse
attendre, les terrains du prince sont appelés à reprendre
une valeur décuple. — Guermantes envisage uniquement
le mariage de sa fille comme une affaire. Son tempéra-
ment est despotique et sec, et il échappe à toute manifes-
tation de tendresse qu'imposeraient les événements par
des épanchements d'humeur comique. — Saffre a l'absolu
dédain des siens, et sa violence naturelle ne reculerait
point à battre fille et femme au moment où leur égoïsme
ou leur sottise se dressent en obstacles imprévus. Sur
une insolence, il rejette impitoyablement l'une à la rue; et
l'autre, ayant dérobé sa fortune à sa gérance, ne peut
échapper à la mutilation que par une retraite immédiate
dans sa chambre où elle se verrouille. Chef de famille
autoritaire, il prétend la diriger en tout absolutisme,
avec le sentiment que quiconque lui nuit commet un
« crime » de lèse-majesté.
Sinaï a le culte de sa mère, mais ce qu'il vénère en
I. Paul Dourg'et, Cosr/in/'oH.i.
LE FINANCIEU 115
elle, c'est surtout la force et rintëgrité de sa race, l'élé-
ment de résistance incorruptible, la majesté des prin-
cipes auxquels fut soumise sou enfance et qui ont sou-
tenu ses ancêtres à travers la dure vie des âges. — Le
patriarche Gundermann ' travaille au milieu de ses petits-
enfants comme l'ancètre nomade dans l'unique salle de la
tente où tout se fait. Sa nombreuse descendance lui
entretient une constante atmosphère de chaleur néces-
saire au paria dans la lutte sociale ; et elle est la tribu
qui doit être plus considérable pour conquérir le monde
en un âpre combat. Tous les financiers qui désirent une
abondante géniture sont ceux de races persécutées, chez
qui linstinct de procréation est une des premières formes
de l'instinct de conservation.
Hommes d'un métier dont la nécessité quotidienne est
de réduire dlnnombrables familles à la ruine, les pères et
les époux au suicide, les enfants h la mendicité, les
femmes a la prostitution, un Saccard, un Nortier, un
Saffre, un Hafner, un Guermantes ne peuvent avoir de
cœur, indubitablement. 11 suffit de considérer un Nortier',
de face flegmatique, froid jusqu'au cœur, et dont l'œ'il
même a le luisant de l'œil animal. C'est de réflexion et
sans l'éveil d'un remords, sans l'émotion nerveuse même
du victimaire, qu'il condamne au plus honteux mariage la
fille adultérine de sa femme, délicate, fragile et frémis-
sante amoureuse d'un fiancé parfait. Pour se venger
d'avoir été trompé, en cinq minutes il' révèle à lenfant
pure, innocente et respectueuse, la faute d'une mère
1. Zola, L'Argent.
2. Un homme d'affaires, de Boui'get (1901). Le personnag;e est d exécu-
tion ba':ale et guindée, mais témoigne d'une fidèle observation assidue :
Le romancier sait tirer parti du monde où il vit.
116 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
vénérée, saccageant avec volupté toutes les grâces de son
amour et les délicatesses de sa pudeur. Justus Hafner voit
mourir sans une émotion un père de famille ruiné par ses
conseils intéressés. Julien Dartot ' donne à son ancienne
maîtresse délaissée et épuisée, mère de famille sup-
pliante, le conseil qu'il faut pour anéantir ses suprêmes
économies. Quelle sensibilité pourraient garder des gens
qui spéculent sur les passions humaines, pour cjui les
besoins sont la matière h exploiter? Saccard n'estime
aucune chose de son entourage qu'à valeur monnayable;
il ne s'occupe pour la première fois de son fils que vers
ses vingt ans, dès qu'il présente h peu près surface de
mari, et il le vend immédiatement à une bossue poitrinaire
susceptible d'infecter sa physiologie déjà débilitée par
une enfance vicieuse ; en même temps il facilite l'inceste
de ce fils avec sa première femme pour plus d'aise à la
voler. A la vérité il ne méconnaît point la poésie de la
sympathie et de la bonté, mais elles ne sont que de très
efficaces alcools pour fouetter la folie de gain et d'agran-
dissement. Le cœur n'est qu'un foyer de chaleur animale
h utiliser comme toute autre chose.
Il va sans dire que le problème de l'âme ne les tra-
cassa, même ne les occupa jamai.«. La religion est essen-
tiellement une administration de haute police nécessaire
à régenter la turbulence de la masse', et, à quelque con-
fession qu'ils appartiennent, ils tendent l\ lui donner une
forme de hiérarchie papiste. Le juif Oppert, devenu baron
authentique du pape \ ne renie pas ses origines et même
1. Le Ferment, d'Estaunié.
"2. Voir notamment au chap. x de Cosmopolis le discours à sa fille de
Justus Hafner, qualifié par M. Bourget •• defî'royable positivisme ».
3. C'est ici le lieu de remarquer que tous les financiers anoblis sont
barons, litre papal.
LE FINANCIER 117
s'est fait chrétien parce que le catholicisme ayant
triomphe, le Christ né juif est en quekpie sorte arrivé.
H a le concours le plus empressé de l'église en quoi il
cherche purement une police. INI. Fernand Vandérem a
soutenu avec originalité dans Les deux Rives cette thèse
que les financiers juifs ne sont pas voleurs parce qu'ils
sont juifs, mais parce qu'ils ne le sont plus, parce qu'ils
n'ont plus la foi ancestrale cpii fut égalitaire. Ce sont des
juifs dégénérés comme les papistes sont des chrétiens
déo'énérés. Punis et Herchstein, membres de la bande
noire (internationale) des Ijanquiers cosmopolites, ont la
souplesse diplomatique, l'obséquiosité rusée et hypocrite
d'une catégorie de jésuites financiers, voleurs pour la
bonne cause et exploiteurs de gogos. Ils pratic[uent avec
un art loyoliste d'assimilation l'opportunisme et se sont
fait franciser pour opérer à l'aise, conservant l'allemand
comme langage maçonnique. — Saccard, exaspéré par la
richesse méthodiquement progressive de la finance juive,
veut opposer à l'esprit de spéculation trop lente et sure
des Allemands, la fougue el la hardiesse de son tempéra-
ment latin : voilà la raison d'un antisémitisme nécessaire
à se garantir la confiance des capitaux catholiques. Non
plus que Pirouart, affilié aux intérêts du pape après en
avoir été l'adversaire politique, il n'a rien du catholique
sincère : le catholicisme lui est une haute chaire d'où
jeter plus loin la bonne parole, le catholicisme lui prête
sa façade et son parvis, selon M. Adam si favorables aux
évolutions des barnums. Et les vendeurs chassés du
temple y sont rentrés armés et s'y sont retranchés pour
assaillir les crédules qui en restent avec eux les derniers
fidèles.
Il
LES AFFAIRES
Jésuites laïques, les financiers n'ont point la force des
jésuites parce qu'ils n'en ont pas la sobriété. Ils ne se
contentent de la robe noire qu'aux premières années des
difficiles déljuts. Parvenus, ils aiment la pourpre romaine.
Leur impuissance métaphysique ne leur permet de conce-
voir leur royaume que dans ce monde, et leur nullité sen-
timentale qu'en extériorité. Le Nabab étale, dans une
fresque de personnages clairs, nerveux et fugaces, sa
large figure bronzée de financier méridional qui n'ima-
gine le bonheur que comme une expansion dorée, la célé-
brité comme un entassement de flatteries achetées, et la
générosité comme un long gaspillage. Générosité de fille,
célébrité de barnum, bonheur de feu d'artifice! La for-
tune n'a de valeur qu'en espèces sonnantes et en façades
étincelant au soleil. Il dépense les millions pour des
articles de journaux, pour un ruban rouge, pour un siège
législatif. En lui, Daudet a fait la satire de toute la France,
superficielle et dépensière, du coté espagnol et marseillais
d'un peuple qui veut à tout prix représenter, mettant son
idéal dans la toilette et dépensant le double de ce qu'il
gagne. Avec l'Américain, dont Ilermant a donné une étour-
dissante charge dans Les Transa/Ian/ifji/cs, le financier
LE FINANCIER ll'J
français est le plus vaniteux des financiers et celui dont
la fortune se dissipe le plus rapidement.
Saccard en est le type moyen assez fidèle, tout en sur-
face et en agitation, habitant hôtel aux quartiers fastueux
et logeant derrière grille dorée et comptoirs de marbre un
coffre toujours vide, n'ayant jamais la veille le dixième
des sommes h verser. II se représente la Banque comme
un Temple, mais le Dieu n'est présent qu'aux heures de
cérémonie, pour l'élévation solennelle. En ce maigrichon
nasillard et verveux comme Roumestan, Zola a peint
l'autre aspect du financier méridional, lequel poite deux
fronts pour plus de surface. Aussi chafouin, noirâtre et
renard que le Nabab a la tête camuse et poupine, Sac-
card est très vif; il dort à peine trois heures par jour et
lit sa correspondance en voiture, reçoit le matin, deux
heures en pèle-mêle et i\ la course, sénateurs et clercs
d'huissiers, duchesses et marchandes à la toilette, les
accueillant et expédiant dun ton pressé, de gestes impa-
tients et nerveux, bâcle les affaires en deux paroles,
résout vingt difficultés à la fois, remuant d'une agitation
de clown, parlant haut et fort — par un besoin de tapage
qui multiplie et prolonge en échos la minute.
Il aime la complication pour le gain mais aussi pour
elle-même, parce qu'elle décuple l'apparence des choses.
Ainsi il est poète. Il est le poète de l'Argent. Il brasse des
aflaires non pour le gain mais pour l'amour des affaires,
de combiner sans cesse et d'étendre partout ses combinai-
sons, d'en jeter les fils en tous sens afin d'envelopper le
monde d'un vaste réseau que dorera le soleil, pour Téton-
nement ébloui de tous. C'est un poète matérialiste aux
yeux de qui tout est dans l'apparence. Il fait des affaires
pour manier de l'or : non pour l'entasser, mais, par une
façon de sensualité, pour en laisser couler entre ses doigts
120 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
le flot sans cesse fuyant et toujours renouvelé. Le Méri-
dional a la vision très nette, réaliste, du Pactole, il croit
h l'Eldorado et au pays d'Ophir, il voit et il crée des mer-
veilles, il les imagine naturellement, transformant en un
instant la réalité en féerie. D'où cette imagination brouil-
Ion ne et folle de Saccard qui lui « eût fait proposer sans
rire de mettre Paris sous une immense cloche afin de le
changer en une serre chaude et y cultiver les ananas et la
canne à sucre ». La réalité n'existe pas, c'est le Rêve qui
existe; la fortune n'existe pas, c'est le maniement de la
fortune d'autrui qui est la vraie jouissance, immesurée.
Le Méridional est un grand poète.
Saccard fait des affiures comme Balzac des romans,
pour créer de la complexité, du grouillement, par une
fièAa'e de mathématiques somptueuses et pour cette jouis-
sance physique et mécanique de l'or, que Balzac a exaltée
en grand lyrique dans Facino Çanc. L'Argent est l'épopée
d'une humanité vivant du travail de l'argent, dans un
échauffement continuel, une précipitation d'enquêtes et
de spéculations, en galériens de l'or, mais allégeant son
immense besogne de la musique moderne de son mouve-
ment, d'un déploiement de ressorts neufs, d'une élabo-
ration d'ingéniosité particulière , de l'enfantement de
personnalités nouvelles et presque d'une race spéciale,
pétrie par la frénésie du lucre et du hasard. De la con-
science de tout cela Saccard s'électrise : il a la foi; homme
d'argent qui suit son tempérament, il se croit une mission.
Pour ce génial coquin, escroc halluciné, l'argent offre une
affolante beauté d'élément. C'est le « fumier dans lequel
pousse l'humanité de demain; l'argent empoisonneur et
destructeur devient le ferment de toute véÊfétation sociale,
le terreau nécessaire aux grands travaux qui facilitent
l'existence... Pourquoi faire porter à l'argent la peine des
LE FINANCIER 121
saletés et des crimes dont il est la cause? L'amour est-il
moins souillé, loi qui crée la vie?... Sans luxure on ne
ferait pas d'enfants; sans spéculation, on ne ferait pas
d'affaires ». Saccard a la beauté du paysan : il travaille
l'or comme l'autre travaille la terre. L'un et l'autre
labourent l'avenir, l'un et l'autre sont attachés à la glèbe
et regardent seulement l'horizon sans se retourner. La
splendeur des moissons éclaire la face de l'un, l'éclat de
l'or illumine la face de l'autre. Celui-là, à force d'habi-
tude, finit par ne plus entendre la voix de messidor;
celui-ci l'entend toujours et, la multipliant, prolonge sa
musique dont il canalise les ondes fécondes pour irriguer
l'avenir.
11 œuvre pour l'avenir; il est désintéressé; il n'a pas de
famille et il n'aurait pas de temps à lui consacrer. Il tra-
vaille insensément pour la vague et vaste gloire. Homme
d'un élément, d'un élément dont la récente découverte
bouleverse la civilisation, Saccard est une « force.», tel
qu'un Prométhée ou un Giliatt, h la fois maitre et esclave
de l'élément. Bandit triomphant, il est au fond le martyr
et l'halluciné. C'est un art-pour-artiste de tempérament
américain, furieux de toujours ascensionner, pris de cet
excès dans le sport que connaît la folie des aéronautes
et des bicyclistes. Saccard est un fou, un lyrique pas-
sionné de hauteur et d'espace, un tempérament fougueux
et magnifique qui rêve large comme un Chateaubriand,
pesant comme un Balzac, magnifique comme Flaubert
l'Orientaliste, — génie violent et orcfueilleux. Il n'est ni
cupide ni avare : il est ébloui par l'orgueil satanique de la
création par l'argent, l'orgueil de l'énergie rapide et
indomptable, conquérant pour la beauté de l'action.
« Capitaine d'aventure emportant un royaume d'un coup
de main, » individu d'irréductible indépendance, voulant
122 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE SOUS LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE
régner pour assouvir son tempérament, et qui, s'il n'eût
pas fait de la Bourse, eût fait de la politique.
Zola le compare souvent h Bonaparte. Le financier est
le Napoléon d'une époque de démocratie industrielle.
Saccard en a le tempérament excessif, inéquilibré, exalté,
optimiste, la confiance dans le hasard, l'audace et
l'énergie, l'amour de violer la chance, l'ingéniosité sou-
daine, l'intrépidité folle, jalouse de remuer le monde d'un
vent d'affaires énormes ; Saccard en a le mépris du public
et de la morale vulgaire, épousant, pour le premier mil-
lion nécessaire, une débutante Joséphine de la haute
bourgeoisie, jetant les dividendes fictifs comme l'autre les
trompeuses proclamations, aboutissant à un ^Varterloo sa
vie précipitée et surmenée.
De même que la conception du provençal Zola, Ludovicus
Bax, déclaré oriental pour la nécessité d'un portrait de
genre et francisé — « notre chère patrie française », —
commandeur de la Légion d'honneur, est bien au fond
un latin; il est doué de ce génie latin que possède et se
représente souvent en actions, belles du genre de beauté
des gestes, la somptueuse imagination gallo-romaine de
M. Paul Adam. Il a le rêve de la création : « Je manie les
races, » clame-t-il avec quelque intellectualisme méri-
dional. Il voit grand et il procède par visions qui sont
voyantes. Actif à couvrir de voies ferrées les pays danu-
biens et à V découvrir mille sources ferrugineuses, c'est
par un luxe colossal de grandes affiches multicolores qu'il
lance sa bière de Lorraine, en ornant les moindres bouti-
ques de village comme faisait le seigneur de ses armoiries.
H ne conçoit l'action que par tapage de dépense et d'acti-
vité, vivant perpétuellement en mail-coach et en spleeping-
car, achetant fastueusement les petits parlements alle-
mands et les députés français, faisant assassiner le résident
LE FINANCIER 125
général crinclo-Chine, se plaisant à la vie la plus drama-
tique, mais au milieu de l'imbroglio dédaignant toujours
la dissimulation et le mensonge, — ce cjui est un vrai
luxe pour un Méridional,
A l'opposite, Gundermann est la puissance discrète et
solide, un simple marchand d'argent — le plus habile et
zélé. — C'est le fonctionnaire financier, cjui entretient le
mépris terrifié de la passion, qui va lentement d'une sûre
marche de plantigrade, soutenu d'absolue croyance à la
logique, du flegme de joueur mathématique, d'une obsti-
nation froide d'homme-chifire, procédant avec « la belle
sécurité du sagecjui met simplement son argent à la caisse
d'épargne » ; sorte de Louis XYIII retranché derrière la
légitimité de ses millions, abstrait dans sa vieillesse soul-
freteuse, avare se défiant de l'aventure, uniquement pré-
occupé de léguer son domaine intact aux siens.
L'utilitaire Nortier s'oppose avec une même netteté au
Méridional tapageur. Son idéal est également une fas-
tueuse extériorité, mais il préfère le style jésuite au style
Haussman, il admire les* façades lourdes, monumentales,
imposantes, il a le. goût du copieux, et du massif, et du
cant anglais. D'hérédité rurale et de physiologie vigou-
reuse, il ne faudra jamais. Il détient la plus parlaite maî-
trise de soi, pouvant grâce h l'hygiène mener sans fatigue
une vie très mondaine, et capable par la patience de son
audace d'affronter sans péril les plus vastes entreprises.
« Un de ses amis «, qui est M. Bourget en personne, l'a
appelé « le surveillé des surveillés ». Fils de Normands
et anglicisé, il constitue le financier du Nord.
C'est dans les villes d'eaux et de saisons cpie le protes-
124 LA SOCIÉTÉ FUANÇAISE SOUS LA TROISIEME RÉPUBLinUE
tant IlaCner, fils de Hollandais, ancien écumeur des mar-
chés de Berlin et de Vienne, a acquis par le frottement le
luisant de distinction suffisant. Après une amère carrière
de luttes obscures, de sinueuses convoitises et d'énergie,
l'usurier marchand de bric-à-brac, maintenant décoré de
plusieurs ordres et d'une fille d'affinement aristocratique,
aimable causeur, cavalier courtois, élégant sportsman,
comme Nortier toujours maître de soi, garde la modéra-
tion jusque dans le luxe, bien que « la période de vanité
ait succédé pour lui h la période d'avidité » « Et l'on
dirait avec sa parole mielleuse, ses gestes mesurés, sa
tenue sobre, son teint comme neutre et sa physionomie
comme éteinte, cet air de distinction effacée qui joue la
supériorité chez tant de vieux diplomates », un monsi-
gnore italien, si l'inquiétude des prunelles ne révélait à
« l'observateur perspicace » qu'il y a toujours dans les
coins de romans de Bourgct, élève de Dumas fils, l'ancien
corsaire toujours en éveil. Tournure, manières et esprit
de diplomate compassé et sobre, tel est bien l'essentiel
idéal du financier du Nord.
Mais la sobriété d'un Gundermann et la correction
minutieuse d'un Nortier sont rares. Gundermann, qui se
serait francisé autrefois en Nucingen, le fait aujourd'hui en
Andermatt et en Sinda. Le financier français moyen, sans
arriver toujours au méridionalisme de Saccard, ne garde
pas un long temps la lourde prudence du Germain septen-
trional. Croisé de Nord et de Midi, il n'est ni avare comme
l'Allemand, ni prodigue comme le Latin, ni uniquement
passionné de risque comme l'Anglais. Géographiquement
et de tempérament, il est entre les trois. Il aime le jeu
LE FINANCIER 125
non tont à fait comme rAnglals pour le plaisir sportif,
mais pour celui de combiner et cla combiner à haute voix,
d'une éloquence de calculateur dialecticien, en politicien.
A son beau-frère, étourdi et impertinent noceur, Wil-
liam Andermatt établit assez péremptoirement que, tout
juif qu'il est, il sait non seulement prêter de l'argent,
mais décerner spontanément des cadeaux de haute tenue :
rien ne saurait mieux accréditer sa francisation. Il a de
la race, il méprise les petites affaires, les affaires de
bourgeois, il est aristocrate d'affaires. Nullement il n'est
avare, il sait seulement le prix des choses « pour ne pas
favoriser la fraude », et ce qu'on appelle avarice n'est
donc que probité commerciale, esprit scientifique apporté
dans les affaires, amour de logique bien français. Très
jeune, rompu à toutes sortes d'opérations, souple, intuitif,
d'esprit net, d'une certitude de jugement « tout h fait
merveilleuse », de sûre méthode spéculative, hardi, mais
régulier, ne se fâchant jamais des plaisanteries, il est bien
Français; même il est le type du financier parisien, vif,
audacieux et agile, cachant un fond très pratique sous
une armure tapageuse de loquacité et sous un mince
vernis de snobisme. Avec ce besoin parisien de tout
embrasser, il aime les grandes affaires parce qu'elles
sont « très amusantes », résumant tout ce qu'ont aimé
les hommes, politique, guerre, diplomatie. « 11 faut tou-
jours chercher, trouver, inventer, tout comprendre, tont
prévoir, tout combiner, tout oser. » Il sent la poésie du
métier, mais une poésie d'esthétique utilitaire, où la
blancheur de la ville qu'il dresse soudain à la place d'un
villaoe sale est une blancheur d'argent. D'un oenre d'ima-
gination que Déroulède même reconnaîtrait française, il
imagine les pièces de cent sous habillées en petits soldats
et s'en allant en guerre conquérir la place, le monde.
126 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE SOUS LA TnOISIKME HÉPUBLIQUE
11 faut savoir les conduire et il faut savoir conduire les
hommes : c'est un métier de psychologie et de mathéma-
tiques. Andermatt est la machine à calculer l'argent, mais
aussi l'esprit à diriger les passions. 11 est le combinateur.
Il représente parmi les politiciens le politicien parisien.
Goguel ' n'aime pas l'argent pour thésauriser, mais la
vie, l'action, les vastes entreprises. Avec l'argent escroqué
à un capitaliste qu'il a fait chanter, c'est un journal qu'il
achète et dirige, — un journal, parce que par lui on tient
à tout. L'aventurier s'enivre de s'être fait lui-même dans
une société où l'on ne parvient qu'avec aide et protection.
Ce petit Saccard vieilli et usé, actif, audacieux, vif, trépi-
dant à donner le vertige, surmené, brouillon, soupant et
se saoulant avec des filles et jamais couché avant cinq
heures, est sans conteste un politicien d'oligarchie démo-
cratique. Directeur de journal, il organise le commerce et
le chantage, fait payer toutes les rubriques et tripote dans
les annonces, subit le goût du public tout en le pervertis-
sant par un goût excessif de la gaudriole, — ainsi tout ii
à la fois comme les politiciens valet et corrupteur de la
masse.
Goguel n'est qu'un personnage de second plan. Le
baron Duvernoy, dont la fortune est immense, a un pouvoir
dictatorial, asservissant les journaux, achetant les suf-
frages comme un Louis Napoléon pour asseoir son empire,
faisant et défaisant les ministères au caprice de sa Mon-
tijo. — I^e baron Gédéon Sinda", au milieu de retentis-
santes fêtes données au monde cosmopolite, où il promène
son « air somnolent de fauve repu », monte le ministère
avec le concours de la comédienne Rose Esther, par l'in-
fluence achetée des députés et même du président de la
1. P. Brulat, La Faiseuse de Gloire, 1901.
2. M. de Vogilé, Les Morts qui parlent.
LE FINANCIER 127
Chambre. « Nous parlons la politique, vous la faites, » lui
dit Elzéar Bayonne.
Dans Les plus forts, M. Georges Clemenceau a noté
avec autorité le rapprochement forcé, en temps de démo-
cratie, du financier et du politicien. Le baron Oppert,
dont « la voix douce et chaude avait un accent de Iranchise
orientale dont Ihomme d'Occident, s'il est sage, se méfie »
et ffarde « sous ses formes de bonté un reste de l'obsé-
o
quiosité des anciens servages, revanche traîtresse des
vaincus », est encore Asiatique par la hantise d'un rêve
de trésor: mais il s'est francisé en politicien philosophe,
dédaigneux des parlementaires autant que des intellec-
tuels, seulement préoccupé de savoir choisir dans les
« fantaisies » des parleurs, écrivains et artistes, qui sont
les impulsionneurs du monde. « Nous sommes des
modestes, des hommes d'action simplement, cpii se con-
tentent des réalités du pouvoir et laissent la pompe offi-
cielle à d'autres. » — Le député financier Pirouart, associé
avec les barnums Mauser et Bothwed et l'écuyère Maïa
pour susciter au Quesitado la guerre qui leur donnera les
millions, leur fait sentir, en prélevant la bonne part, qu'il
est indispensable par sa situation politique et qu'elle seule
peut permettre a son argent et a leur ruse de centupler le
capital commun.
Paul Guermantes, maître financier, ne se contente pas
d'avoir entre ses mains et à ses pieds une certaine majo-
rité de députés, il participe de sa puissante personnalité
au pouvoir législatif : sénateur, membre souverain des
hautes commissions et plusieurs fois ministre. Comme les
autres il fait des afFaires en politique, et met la politique
au service de ses affaires, prélevant deux millions et demi
de bénéfice dans le Panama, mais, plus qu'eux, type plus
complet, heureuse synthèse, il ne distingue même pas les
128 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIKME RÉPUBLIQUE
unes de l'autre, il les confond absolument en une seule
branche d'activité. Ne dit-il pas h Rozel : « Ma politique
n'était pas la vôtre ; vous êtes un homme d'idées, je suis un
homme à' affaires — Vous n'êtes pas avec nous, vous êtes
contre ce que vous appelez dédaigneusement la politique
d'afl'aires? » Or, à son sens, la politique n'est pas plus
affaire d'idées que de sentiments mais d'intérêts et d'appé-
tits, et ingénieusement il prétend appuvcr cette théorie sur
l'histoire : « Croyez-vous que la République aurait tenu
dix ans si elle n'avait été soutenue par les banquiers et leur
clientèle? Vous imagineriez-vous que ce sont les belles
phrases de Gambetta, de Ferry et de Freycinet qui les ont
maintenus au pouvoir? Derrière ces phrases, il y avait des
réalités : l'avènement d'une bourgeoisie puissante, le
triomphe des grandes compagnies, la mine de la banque
catholique, la possil)ilité de vastes spéculations. Si les
républicains ne s'étaient pas solidarisés avec tout cela,
il n'y aurait plus de République » Affaires et politique
étant identiques, il les mène avec une commune rondeur,
dirigeant les millions et spéculant sur les hommes comme
avec des valeurs monétaires, réduisant Rozel au rôle de
capital politique en une maîtresse scène de dialogue serré,
véritable joute oratoire de Chambre où il manœuvre, sous
le haut comique d'un magistrat municipal de Descaves, la
plus souple astuce, Guermantes est le tvpe le plus précis,
parlait, du financier-politique individualiste, amoral, ani-
déen — au point de pressentir l'avenir non par le flair des
idées qui courent sourdement, mais des hommes (pii les
symbolisent, de n'avoir pas cru à l'idéalisme social, mais
à Rozel, — uniquement porté d'un inassouvissable besoin
d'agir, de jouir, de dominer.
Politicien, ministre, ministre de son argent, sans cesse
et seulement préoccupé d'équilibrer le budget de son
LE FINANCIER 129
gouvernement, tel ressort bien le financier français. Mi-
nistre arrivé au pouvoir le plus souvent par mille lâchetés
et mille intrigues rampantes, maintenant portant beau avec
une poitrine de confiance et d'emphase, avec les gestes
oratoires de Tescrimeur qui pare les paroles comme des
coups, défendant sa poitrine comme un cofire-fort, dressé
devant son cofFre-fort comme en une chaire, ministre
sans cesse à la tribune, ministre passionné du pouvoir,
et h l'heure de la chute aussi rapacement acharné qu'il
était superbe triomphateur, s'agrippant furieusement, se
défendant par tous les moyens, violent, hurlant, sortant
les dents. Le baron SafFre, dont tous avaient pu saluer
la dignité rigide d'un prêtre de l'argent, sitôt touché par
la ruine, rue des griffes, saccage tout de ses violentes
convulsions, poursuit sa femme pour l'écraser, lacère les
toiles et fracasse les vitrines des salons, précipite vases
et bronzes par les fenêtres et les escaliers, fou furieux à
grand'peine ligottable, lion exaspéré. Et jamais le fauve
qu'est le financier comme le politicien contemporain, ne
s'est révélé avec plus d'intensité exacerbée et de bestiale
cruauté qu'à cette heure de mort sanglante..., de mort du
lion. Alors que le méridional Saccard, jeté en prison,
au lieu de se briser le crâne aux barreaux de sa cag^e, se
ressaisit tout entier et, tiré de l'agitation mondiale, repose
et clarifie ses idées, alors que souple et félin, il se met
immédiatement à compulser ses souvenirs et à les ordon-
ner pour un « Mémorial » de défense, Saff're, violent et
sanguin, est foudroyé d'apoplexie à la menace pressante
de l'emprisonnement. C'est qu'ils ont deux politiques et
deux tempéraments différents, l'un ayant travaillé pour
la gloire et le bruit, l'autre pour la jouissance dans la
puissance.
M. -A. Leblond. , 9
111
Plus que la femme et l'enlant, plus que l'homme de
lettres, le médecin ou le prêtre, le financier fut difficile à
connaître. On ne saisit facilement de lui que l'apparence
salonnière, qui n'est que partielle et incomplètement vraie.
Il faudrait le prendre en affaires et dans son bureau,
vivre en son intimité comme a fait Balzac pour ses
employés, ses usuriers, ses avoués et ses notaires. Mais
on ne peut l'y poursuivre, même il n'en a point. Il n'a
qu'un antre.
En outre, la science du calcul étant celle qui rebute le
plus l'écrivain, être de sentiment ou d'imagination, il ne
tente pas de créer le type complet du financier : on n'a
vu s'y risquer qu'un Balzac, réduit toute sa vie aux spécu-
lations les plus embrouillées, et un Zola, de patience ency-
clopédique. 11 faut un siècle où l'écrivain puisse ne pas
craindre d'affronter les sciences du chiffre et de l'économie
politique, pour que l'on ait en littérature le type réel,
prolbnd, complet, détaillé du financier. Ensuite, on réagit
après Balzac contre l'introduction des financiers dans le
roman parce que Balzac en avait mis dans tous les siens.
Le roman se mondanisa sous le second Empire. On afficha
le dédain des affaires et des questions d'argent, on crai-
gnit de paraître les écrivains d'une nation seulement
spéculante et commerçante, on voulut être un peuple artiste,
LE FINANCIER 131
spirituel, galant, somptueux, friand de vérité fraîche et
légère. On ne représenta plus le financier que comme un
bailleur de fêtes et dans le décor à effet des criardes
richesses cosmopolites. Aujourd'hui il semble que, devant
les préoccupations socialistes, l'étude du financier s'impose
plus fortement : l'écrivain, de son côté, est plus apte à le
peindre, vivant dans un milieu où l'élaboration d'un pro-
chain avenir social l'initie aux spéculations d'économie
politique. Cette évolution s'indique :
Bourget fut secrètement attiré vers le financier parce
qu'il est l'aristocratie contemporaine, le parvenu et
l'anglicisant. Il a affecté de le traiter de puissance à puis-
sance, académicien honorant du prestige de la pensée
libre les salons du boursier, goûtant les plaisirs de luxe
en anathématisant 1 argent. Par une assimilation obstinée,
il y a aussi en lui de l'homme de noblesse qui vient
prendre sa part, en invité, des fêtes données dans les
palais qui furent h ses aïeux, et serre avec urbanité la
main de celui qu'il ne peut plus faire embastiller, d'ailleurs
sans abandonner l'espoir en Dieu d'un retour vers le
passé. — ^laupassanf a fréquenté les salons riches qui
lui étaient ouverts et seuls où on s'amusât, observateur
impartial, entre les contredanses avec des femmes décol-
letées, des travers et des cjualités des hôtes, h qui il
garde quelque reconnaissance du spectacle abondant et
voluptueux. — Hervieu est un sentimental qui se venge
de la société moderne uniquement âpre et financière, arma-
turée d'une raide ossature d'argent où le corps et le cœur
dépérissent, société corrompue où il n'est plus de place
pour la famille et l'amour simple dont elle ne saurait
même plus jouir. — L'altruiste Daudet a souffert de la
pauvreté des petites gens et s'est étonné de voir que ceux
qui la causaient n'en étaient point plus heureux. — Gyp,
132 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
Forain du financier, s'acharne après lui avec la jDréten-
tion de n'en avoir rencontré que de juifs : nous nous rap-
pelons à ce propos que Saccard est antisémite et Nortier
nationaliste.
Anatole France avait dédaigné ces fonctionnaires spécia-
lisés de l'argent, incurieux d'autres choses, de la philo-
sophie et de la vie, natures opaques de fauves aux crânes
fuyants; le France social s'y intéressera sans doute plus
vivement. Encore faut-il dire que France aurait pu décou-
vrir parmi les financiers contemporains un type qui fût en
même temps qu'excellent banquier, ne ruinant ni lui ni
personne, honnête, d'intelligence élégante et desthétisme
lucide, un ami de l'art et bienfaiteur d'artistes, ne mépri-
sant pas plus le génie que l'argent, un type tel enfin que
ce Paul Vandrenne dont Théodore de Banville fit un des
personnages sympathiques de Marcel Rabe, comme si, à
côté de celle de la fille de joie, il avait tenté la réhabili-
tation de l'homme d'argent. — Rosny ne s'est pas plus
occupé de financiers que de députés : il aurait peut-être
dû montrer un dt'tenteur de l'argent qui fût généreux,
intellectuel, capable, comme Dargelle, d'utiliser la grande
force d'aujourd'hui pour l'élaboration d'une société de
demain où elle ne comptera plus.
M. Estaunié se préoccupe aussi d'avenir, mais d'avenir
immédiat : ainsi que la plupart des universitaires, il a
évolué vers le socialisme utilitaire, et avec eux il ne craint
point, au contraire de Rosny, les sujets rebattus : il a
donc traité de la finance en un travail solidement ordonné
où aucun point n'a été omis; il a épuisé le sujet connu
sans l'élargir d'aucune vision sociale bien nouvelle; mais
il a vu, en même temps que M. de Vogué [Les Morts gui
parlent), cependant avec tout autre impartialité, maîtrise
scientifique et instruction du sujet, que le terrain louche
LE FINANCIER 133
de la finance était le seul laissé aux lauréats de l'ensei-
gnement supérieur. — Bérenger, qu'avait attaché le
même problème dans ses Prolétaires intellectuels, n'a
montré que les débuts de la lutte de Thomme social se
débattant entre les mains de l'homme d'argent, et nous
devons attendre la suite de La Proie pour en voir les
péripéties et apprécier les résultats. — Il laut reprocher
h M. Brulat, qui a écrit un livre généreux, une certaine
impuissance dans l'anarchisme, lequel veut contre le capi-
talisme une révolte moins sentimentale et désordonnée,
plus précise dans l'énergie, volontaire vers un but net par
des réformes pratiques. On a réalisé sur le financier
quelques remarquables romans d'observation; le roman
d'idées reste à faire.
Seul M. Paul Adam, de fervente imagination et de
génie souple, a témoigné d'une pénétrante compréhension
des affaires et de conceptions financières ingénieuses et
vastes, mais trop fiévreuses et confuses. Il a magnifi-
quement senti la beauté complexe, moderne., de la finance,
ce qu'il y a en elle de mouvement vertigineux jusqu'au
lyrisme et de sport cérébral; mais il n'a pas songé à créer
une figure géniale de financier conscient d'un rôle social
à remplir, rôle défini et limité par ce qu'il a de circons-
tanciel. Si ce type manque dans notre littérature, peut-
être faut-il l'attribuer à la qualité même du monde de la
finance française parmi lequel abonde le boutiquier cir-
conspect, borné et chiche, simple rentier, qui ne joue
que sur afi'aires sûres, où manque l'exemple du financier
d envergure, associé à l'ingénieur ou au savant avec lequel
il collabore avant de l'exploiter, conscient qu'il ne faut
l'exploiter que dans la mesure à ne pas amoindrir sa
personnalité féconde, intelligent éleveur d'intellectuels.
Mettant Saccard en présence de l'ingénieur Hamelin, Zola
134 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
eût pu s'attacher à fixer les rapports qui doivent exister
du capitaliste d'idées au capitaliste d'argent, pour parfaire
en Saccard — trop peu intellectuel — le véritable finan-
cier moderne et génial.
Tous ont dit le rôle et le pouvoir considérables des
financiers : c'est l'aristocratie, la puissance de l'époque.
Comme toute aristocratie, celle-ci s'usera, par le pouvoir
même; elle sera remplacée par une autre puissance qui
est en train de s'élaborer, de s'organiser dans l'incon-
science des choses, probablement par les savants; et c'est
ce qu'il eût été intéressant de montrer, d'une façon com-
plexe et ingénieuse, dans un roman : les préludes mysté-
rieux et confus, sous des étiquettes vagues, dans le monde
contemporain, de la lutte qui confrontera un jour dans un
corps-à-corps acharné la science et l'argent, l'université
et la finance, comme se heurtèrent la noblesse et le tiers.
Lors de l'antisémitisme il s'est trouvé qu'une partie de la
finance, ayant encore à lutter contre les anciens pouvoirs,
s'est rangée du côté' des intellectuels au lieu d'aider à les
accabler, mais il n'en sera pas toujours de même. Dès
maintenant la finance, par l'intermédiaire de la politique,
par le moyen des achats particuliers et des commandes
d'état, des prix, des pensions et des sinécures dont elle
dispose, opprimant les talents et favorisant les médiocres,
la finance tend de plus en plus à asservir et affaiblir le
monde intellectuel qui essaie timidement et désordonné-
ment d'assurer son indépendance. C'est ce qu'on ne voit
pas assez dans ces romans, ce qui tendrait a indiquer que
c'est une situation qui sera plutôt qu'elle n'est encore;
cependant les romanciers, représentants des intellectuels,
sentent bien déjà que les financiers sont leurs ennemis :
Aucun de ces écrivains, en effet, n'a peint le financier
LE FINANCIER 135
avec sympathie, fût-ce (sauf Zola dans sa première œuvre)
avec cette sympathie qu'on a pour le monstre et qui est
une sorte de fascination, ni même avec cette pitié qu'on
peut porter aux criminels. Zola a encore une certaine
indulgence pour les industriels, tels que Jordan père, dont
l'activité n'est point exclusivement bureaucratique, mais il
considère net comme des voleurs les financiers qui tra-
vaillent le plus [TrcH'ail, 1901). Dès L'Argent il estimait :
« ce ne sont qu'usurpateurs qui exproprient la masse du
peuple, et quand ils seront gorgés, les collectivistes
n'auront qu'à les exproprier à leur tour ». En un certain
sens rien n'est plus juste, et l'on peut souhaiter dans les
temps les plus prochains possible la disparition du finan-
cier plus encore que du commerçant, rouages complica-
teurs et dispendieux d'une civilisation imparfaite.
Mais s'il fut un être très nuisible, il est susceptible
d'avoir eu quelque utilité. Dans une époque de fonction-
narisme il a été l'esprit du risque, l'activité, l'énergie,
l'indépendance, l'individualisme humain déchaîné. Encore
son amoralité aura contribué à déblayer le vieux terrain de
la caduque morale aristocratique (honneur du nom, etc.),
les préjugés de la triomphante et égoïste morale de la
bourgeoisie. Par là, — bien indirectement, il est certain,
et inconsciemment, — à hâter l'élaboration d'une morale
future répondant aux nécessités de la démocratie. Insen-
sible aux idées, il a aidé à la réaction contre les fumeuses
idéologies qui de l'Allemagne ont envahi la France
dans la première moitié du siècle : prenons garde qu'ama-
teur de faits il a triomphé en même temps que le positi-
visme pratique de Taine. Enfin le financier a complètement
transformé en France la condition et jusqu'à la notion de
l'homme politique: en la corrompant, il a rendu un service
humain, il a fait la confusion des castes aussi nécessaire
136 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
socialement que ce que l'on appelle la confusion«des genres
en art. Il aura enseigné que les distinctions usitées sont
arbitraires, plus scolastiques et universitaires que natu-
relles et même rationnelles : l'homme politique ne peut pas
se séparer de l'homme d'intérêt, et leur refusion produit
harmonieusement l'être social. Il a donc servi à la transi-
tion de l'humanité politique à l'humanité sociale, comme,
d'autre part, il a préparé, par son cosmopolitisme inté-
ressé, le passage du nationalisme à l'internationalisme
humanitaire.
En somme l'aristocratie d'argent est, par rapport à celle
du sang (ou de la guerre), une forme d'aristocratie plus
sympathique pour la société contemporaine, parce qu'elle
est plus démocratique dans son origine et par son renou-
vellement. Et tout en portant donc sur lui le jugement le
plus juste en sa rigueur, tout en étant prêt sans nulle sen-
timentalité à le sacrifier à l'heure opportune, il ne faut pas
oublier que, dans un univers dont nous ne possédons
même pas complètement les lois d'harmonie, il a dû avoir,
comme les plus dangereux fauves h leur heure, sa raison
circonstancielle d'utilité supérieure.
CHAPITRE IV
LA NOBLESSE
Il n'y a jamais eu, dans la France monarchique des
derniers siècles, de séparations bien nettes entre les
diverses classes et sous-classes de la société, ainsi qu'il en
est, par exemple, en Russie. Les anoblis, avisés et hardis,
savaient maintes fois accréditer leur roture rehaussée d'or
au-dessus des hobereaux, réduits à la modestie ; et
l'intérêt persuadait de taire l'insolence des mémoires trop
fidèles. Le roi imposait l'exemple de considérer plus que
les courtisans les plébéiennes dont son caprice consacrait
le sang. La confusion des rangs ne faisait que s'accroître
chaque siècle par les mouvements de la plèbe s'agitant
vers la vie sociale, La démocratie, triomphant avec les
Napoléon, parait les plus rusés des siens de titres et de
chamarrures qui brillèrent pour l'Europe, peureuse d'être
frottée de la rudesse des victoires. La Restauration, poli-
tique, prêta de l'honneur aux traîtres en leur donnant
la sanction d'une sorte de « légitimité «. La monarchie de
Juillet élut des pairs parmi les boutiquiers influents. La
papauté vendit à l'amiable des titres à la finance et à la
bourgeoisie ralliées. La Troisième République, parvenue,
facilita aux rastaquouères l'usurpation de titres capables
138 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME RÉPUBLIQUE
d'entoiirei' les Félix Faiire d'un personnel lastneux de
cérémonies.
De tout cela il se trouve qu'il n'y a pas aujourd'hui
moins de cinq ou six sortes de noblesses : la noblesse
marronne de la Troisième République, la noblesse papale,
la noblesse orléaniste, la noblesse légitimée de la Restau-
ration, la noblesse d'Empire, enfin les restes de l'ancienne
noblesse de royauté, elle-même très mêlée d'anoblis, ané-
miée par la vie de cour et décimée par les guerres, les
frondes, les révolutions et l'exil miséreux. Le tout est
intimement confondu par le croisement des vanités, des
luxures, des intérêts; le tout est mêlé en un élixir compo-
site et frelaté dont la Troisième République se plaît à
alcooliser ses digestions bourgeoises. 11 subsiste aujour-
d'hui beaucoup d'aristocraties, mais il n'y a plus d'aristo-
cratie. Si l'on cherche à délimiter « l'aristocratie » pour
l'étudier, on est assez perplexe; et finalement, en l'absence
d'un critérium officiel, on est obligé de comprendre sous
ce nom tous ceux dont les titres gardent auprès de la
bourgeoisie enrichie ou des Américains une suffisante
valeur commerciale, et tous ceux encore qui, sans titres
dûment appuyés de parchemins, simplement particules,
sont reçus dans la familiarité des titrés, s'y accréditant
par une intensive culture d'élégance et l'importance de
leur fortune. Dans le présent sujet la délimitation est
facilitée par les écrivains, qui ne manquent jamais à
déclarer si, pourquoi et à quel degré leurs modèles et les
personnages qu'ils en ont copiés doivent être considérés
comme étant de « l'aristocratie )>.
Celle-ci reste donc une classe, c'est-à-dire assez vague,
et ne se limite que rarement en caste (dans quelques
salons du Faubourg qui restent encore assez strictement
fermés). Elle n'en présente pas moins un intérêt spécial
LA NOBLESSE 13»
d'étude en raison du rôle qu'elle continue à tenir dans la
société actuelle. Même, sa diversité h travers les âges-
double Fintérct d'une étude qui devient par contre-coup
celle de l'évolution de l'élite politique dans le pays. Si
cette classe n'offre plus le même mérite de supériorité
physique et d audace qui lui valut de conquérir le premier
rang, elle ne nous intrigue pas moins d'avoir su rester
une élite dans la considération publique : elle n'a point
cessé, en effet, par le prestige de ce qui porte un cachet
d'antiquité, d'en imposer à un très grand nombre, mal-
gré sa déchéance avérée, malgré qu'elle s'écarte davan-
tage de la masse civile, malgré que son importance sociale
diminue progressivement dans une civilisation en pleine
évolution vers une période socialiste.
LA PHYSIOLOGIE
L'un des moindres résultats de cet éloignement de h»
masse n'est pas d'avoir appauvri, à force d'affinenient,
leur physiologie. La sélection par unions consanguines
aboutit à une extrême débilité, et les apports de lobus-
tcsse que fait de temps en temps la bourgeoisie, d'ailleurs
le plus souvent déjà anémiée par la richesse, ne peuvent
que précipiter la déchéance physiologique de l'aristo-
cratie, comme il va d'un vin fort pour des nervosités trop
sensitives.
Un préjugé esthétique, entretenu avec soin par la
noblesse, est d'attribuer la supériorité idéale au type de
beauté gracile et de lignes ténues jusqu'à la fragilité. A la
vérité, nous continuons par éducation à la goûter : on est
encore touché délicatement par la souplesse féminine des
Serge de Menassieux ^ et des Roland de Prébois-, adoles-
cents imberbes et pensifs dans l'auréole voluptueuse de
longs cheveux soyeux, « à la grâce de corps finement
débile et au front élevé de Chatterton que ses succès au
lawn-tennis ou à danser le boston auraient accommodé
1. Abel Hermant, Serge, Ollendorff.
2. Paul Hervieu, Flirt, Lemerre.
LA NOBLESSE 141
avec l'existence ». Les femmes recherchent encore, entre
tous, les jolis blondins aux yeux satinés, « au teint de fleur
rose », aux cols Irêles et aux gestes de filles tels que le
prince Charlexis d'Olmutz, duc d'Alcantara ', ou le prince
Silvère de Caréan-Priolo '. Une virile et un peu virago
Maud de Rouvre se passionne pour la beauté aiguë et les
bleus yeux de femme de Julien de Suberceaux^.
Les hommes, même l'intellectuel procureur de Sanci,
trouvent quelque charme sadique dans le commerce d'une
'Marguerite d'Auflers *, dont la figure laminée au teint
d'ivoire jauni, dont la lourde chevelure sur fragile cou, le
corps sans hanches, sans croupe et sans gorge, inspirent
la délicieuse frayeur qu'en la touchant ses membres s'émiet-
teront comme du Saxe et sa peau trop diaphane s'ouvrira.
A plus forte raison M. Paul Bourget pourra-t-il exalter la
bleuité exquise des prunelles, la suave ténuité du visage,
la chaude nuance des cheveux blonds, bref, le « visage déli-
catement patricien » de la comtesse de Caudale, — « un
des grands noms historiques de France )> — - dont « l'air
grande dame ne s'imite pas », sans moins goûter — tant
« il était impossible devant cette créature de ne pas penser
à quelque portrait du temps passé — la bouche d'Héro-
diade,... le type de madone familier à Luini », la chevelure
noire, la pâleur ambrée, la langueur dans les mouvements
de Mme de Sauve •^, bâtarde d'un beau comte.
]Mais déjà la joliesse mobile de lévrier d'une princesse
de Seyriman-Frileuse et l'élégance maniérée, les mille
petites rides du visage efféminé par quatre cents ans de
1. Alphonse Daudet, La Petite Paroisse, Lemerre.
2. P. Hervieu, Peints pai' eux-mêmes, Lemerre.
.3. M. Prévost, Les Demi-Vierges, Lemerre.
4. Paul Adam, Robes rouges, Ollendorff.
5. P. Bourget, Un Cœur de femme; Cruelle Enigme, Pion.
142 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
noblesse sans mésalliance, le profil oiseau de proie de
mignon neurasthénique du comte Aimery de Muzarett ^
donnent quelque malaise à ceux-là mêmes qui la savourent
perversement. De plus en plus l'idéal esthétique cesse
d'être une Longueville ou même une Lamballe : nous
aimons une beauté plus énergique, d'intellectualité moins
frivole, de charme plus vivace, de fard plus scientifique,
de doux éclat minéral et de moins éphémère vénusté, dont
les romanciers contemporains ne trouvent les épreuves
vivantes qu'en dehors de l'aristocratie.
Les corps ne sauraient davantage réserver à l'amour
sain, qui veut perpétuer l'énergie de la race, la puissance
substantielle :
Frédéric de Pérlgnv", qu'un de ses professeurs et ami
dénomma « chérubin de décadence », énervé par l'héré-
dité d'une mère souffreteuse et une éducation de femmes
et de jésuites, languit après la mort de sa grand'mère
dans la solitude, sans même la force de travailler, dégoûté
de la jeunesse, écœuré à seulement traverser le Quartier
Latin; enfin violé par l'audace d'une amoureuse du Monde,
il ne goûte, par efféminement, dans l'amour que la dou-
ceur du péché. Dès la première entrevue c'est elle qui est
a ses pieds ; il reste assis et tremblant ainsi qu'une pucelle :
« Tu es beau comme une femme », lui dit-elle; et h mesure
qu'elle le presse, il se sent étreint d'une incompréhensible
froideur physique, il perçoit par réfiexes. « J'ai été la
femme de cet accouplement », ne peut-il s'empêcher de
crier, bientôt meurtri du dégoût de Tacte. 11 l'aimera dans
la suite, mais seulement parce qu'elle vient avec régularité
1. Jean Lorrain, M. île l'hocas, OUend. rff.
2. M. Prévost, La Confession d'un amant, Lemerre.
LA NOBLESSE 143
le délivrer de la solitude, par une analogie avee la
demoiselle pauvre et isolée des siens, institutrice ou dame
de compagnie. Sa maîtresse morte, comme il a rencontré
une jeune femme parfaite qui le chérit, il s'enfuit à
l'étranger pour ne plus aimer. C'est qu'il n'a pas la lorce
phvsique de l'amour; il aurait voulu ne jamais dépasser les
caresses; et Vomne animal post coïtum triste, que ne con-
naissent point les robustes créateurs d'avenir, n'a jamais
été plus angoissant que pour sa sensibilité consomptive.
Le comte Henri de Poyanne', enlance mélancolique puis
jeunesse rongée de chagrins, manque également de la
capacité physique de l'amour par lassitude de sang, pau-
vreté de nature et précoce épuisement. Ce n'est pas à
autre chose que, dans ce roman de style et d'inspiration
féminins, M. Bourget aurait dû attribuer son insuccès
amoureux auprès de la comtesse de Tillière qui préfère
à ce dyspeptique au teint bistré le vigoureux sportman
Raymond Casai. — Le comte Gérard de Quinsac, en qui
Zola- déclara svmboliser la noblesse actuelle, « derrière
la noble façade de la race, grande taille et mine fière,
n'est que cendre, toujours menacé de la maladie et de
récroulement. Au fond de sa virilité apparente, il n'y a
qu'un abandon de fdle, un être faible et bon capable de
toutes les déchéances » ; et s'il reste l'amant de la baronne
Duvillard qui le surprit, c'est qu'il n'a pas la force de
rompre le collage.
Le comte de Feysin ^ accuse une autre sorte de féminité
que les P'rédéric de Périgny. Son enfance fut tourmentée
par la peur de l'enfer. Adolescent, il lut Renan et Çakva-
1. P. Bourget, Un Cœur de femme, Lemerre.
2. Zola, Paris, Fasquelle.
3. F. de Nion, La Peur de la mort, Stock. Ce roman, qui est un des pre-
miers de l'auteur, est très important pour l'étude de l'aristocratie.
144 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
Mouni avec enthousiasme, mais pour ne plus éprouver
qu'une désolante stérilité cérébrale. Caractère mou, frôlé
de songes, àme délicate desservie par un corps grossier,
cœur neurasthénique, il n'a pas le courage de déclarer son
amour à une cousine dont les jeux confiants énervèrent sa
sensualité précoce : c'est qu'il fut féminisé avant sa virilité
par cette fillette, ayant vécu si près d'elle « qu'il connais-
sait toutes les parties de son corps et avait toujours eu le
parfum de sa chair dans ses narines ». Il la laisse prendre
par un autre, puis, jaloux, va à Paris et sollicite une cabo-
tine qui le subjugue et trompe. Tempérament poltron qui,
adulte, sefTraiera encore devant la mer, devant la nuit,
devant l'invisible (« l'atavique terreur des phénomènes
physiques renaissant en lui »), il est fréquemment réveillé
la nuit par l'idée nerveuse qu'il va mourir, il a sans
cesse la sensation de la mort, avec l'enfantine révolte
contre la dispersion de son moi, et la hantise de sa
chambre mortuaire. Tel, fatalement il redoute de savoir
que son actrice le dupe : il ferme lâchement les yeux, il
cherche des distractions, il se complaît à la regarder se
maquiller, faible, jusque dans la dispute amoureuse, de la
sentir si désirable au moment même où il se perçoit
trompé. Le hasard l'ayant aidé à fuir, il retrouve à la
campagne sa cousine mariée; aussitôt sa jalousie se
trouble de visions ensanglantées; et il la surprend après
souper, prenant enfin un peu de pleine joie dans la' fierté
de sa brutalité irresponsable.
Dans cette physiologie, anémiée à en être translucide,
les hérédités transparaissent beaucoup plus qu'en qui-
conque : il en çoit le jeu en lui, le combat des hérédités
pures avec celles de ses ancêtres paillards. Ce qui, en
l'amour, attire ce peureux, c'est l'allégeant voisinage de
la chair, qui lui donne la sensation de sécurité, la sensa-
LA NOBLESSE 145
tion que reuvahissent des fluides de tiède douceur
maternelle. F. de Nion a parfaitement analysé quelle sorte
de poésie peut offrir h ce noble fatigué une jolie jeune
fille qu'il épouse : Pendant la nuit de noces en wagon, — •
notée avec intense sobriété, — il peut h peine se retenir
de la prendre tandis qu'elle est endormie, parce que son
sommeil ressemble à un peu de mort. Cette sensation de
la mort, il l'a, immanquablement, devant toute grâce^
toute nudité, frappé même, lorsqu'en remontant son arbre
généalogique il parvenait à la préhistoire, qu'il y ait tant
de gens morts qui en ont tué eux-mêmes tant d'autres.
Et voici que, devant son fils mort-né, il éprouve que
c'est un peu de sa chair qui est mort, et la vision du petit
corps mangé par les vers le hante. Il se rappelle la boîte
où on l'a enfermé; et dès lors, toujours le possède l'effroi
des endroits resserrés, l'horreur de l'étroit, l'image de la
mort, et il est surpris que sa femme et sa sœur n'en soient
pas obsédées. Envoûté par le genre de deuil et de mort
que les sombres idées assyriennes ont mis dans le chris-
tianisme (démons, haine de la joie), il a la constante vision
du Jugement Dernier; et il faut noter l'importance, dans
son testament, des passages concernant l'ensevelissement
et le respect de son cadavre. Les évocations préhisto-
riques, qui sont un rappel de jeunesse pour l'intellectuel
sain, sont funestes pour ce noble. La science n'a fait que
multiplier ses terreurs, lui suscitant une vision de néant
sidéral plus terrible que le néant terrestre seul connu de
ses ancêtres. Et il s'éteint dans l'angoisse après avoir
appelé le curé, non par foi, mais pour être assisté de quel-
qu'un de plus contre la mort.
Comme Feysin avait, dans le sommeil, des aperçus et des
visions d'au-delà magnétiques, Bérengère, fille du général,
M.-A. Leblond. 10
Hd LA SOCIETE KHANÇAISE SOUS LA mOISIEME REPUIiLIQUE
mcarne un très curieux cas de suggestion. M. Paul Adam \
Gfui fui passionné d'occultisme, a réalisé plusieurs créations
de sujets hypnotiques et c'est presque exclusivement dans
l'aristocratie qu'il les classe : celle-ci présenterait, selon
lui^ le véritable terrain de sujétion par l'excessif affine-
ment du système nerveux et l'anormalité cérébrale. —
Curieux de spiritisme, le baron Xavier de la V...", pâle
jeune homme, débile et farouche, spleenétique et impres-
sionnable, est hanté du monde de l'Invisible, par un
somnambulisme moven-àgeux qui tient les descendants de
vieille race châtelaine et alchimiste. — A côté d'un rejeton
l'achiticjue et baveux du prince de Saxe et de la marquise
àe Sennabrucht, bouc amoureux réduit par l'idiotie au
yôle de factotum servant les gâteaux avec les domestiques,
Bérengère, élégante et coquette hystérique, s'entretient
dans le merveilleux par la lecture ardente d'Hoffmann et
de Poë. Fréquemment le passage de a l'Esprit » la traverse ;
alors troublée d'un rire et d'agacement diaboliques, elle
crispe ses doigts aux damassures de la nappe, s'exalte
soudain contre l'inoffensive rudesse d'un officier, dénonce
avec conviction d'illusoires insultes, délire nue dans sa
chambre contre un attentat imaginaire et meurt dans une
agitation démoniaque. Son amie Marguerite d'Auflers se
borne a la sentimentalité provocante de menus frôlements
et de rires titilleurs, de rougeurs et d'œillades, commen-
tant les effeuillements de marguerites, satisfaite d'extrêmes
excitations en une inconscience savante et rusée.
Mme de Sauves^ offre un autre genre d'hystérie dans
son « m('dange singulier de corruption et de noblesse ».
M. l^ourget imagine de lui cacher un « cœur i-omanesque »
1. Paul Adam, Robes rouges, OllendorfT.
2. Villicrs de l'Islc-Adam, L' Intersigtic . Galmann Lévy.
3. Paul Bourget,07<c//t'A'«/o^/«('. Anatole France, Z-e I.y s rouge ,(ln\mi\nn Lévy
LA NOBLESSE 147
dans « un tempérament passionne ». Ce n'est nullement le
cœur qui est romanesque chez cette jeune femme dont les
« appétits invincibles de sensations » furent déjà aiguisés
chez la fillette en robe courte par les conversations
perverses des dîners du grand monde. Et c'est par un
euphémisme inconscient que M. Bourget lui attribue une
« dme tragique ». En cette prédication de casuistique
amoureuse où l'émotion ose à peine éclairer la tonalité
générale du roman cérémonieux et gris, M. Bourget a
cédé au besoin universitaire de distinguer en les êtres des
dualités; — ce dont se gardera bien M. Anatole France,
trop avisé pour vouloir nous expliquer cette Mme de
Vressin ' (c dont on contait d'effroyables histoires et qui
gardait, après vingt ans de scandale mal étouffé, des veux
d'enfant sur des joues virginales ». — Instruite au liber-
tinage par le prédécesseur d'Hubert, tentée de luxure,
ardente vers les ivresses sensuelles, frissonnante de désirs
« presque brutaux », bref, comme conclut indulgemment
M. Bourget, « capable de dépravation », si elle se plait l\
se partager entre deux amants, ce n'est nullement par
une lutte de l'instinct sensuel et de l'àme idéaliste, car ce
qui mérite d'être appelé idéalisme suppose une tout autre
culture intellectuelle. Et cette perversion, tous les roman-
ciers suggèrent qu'elle est aristocratique, M. Jean Lorrain
comme M. J.-K. Huysmans.
Perdu de cauchemars, le duc de Phocas % névrosé qui a
sombré dans l'occultisme, recherche les gvnandres avec
autant de passion que les personnages princiers dont
s'entourait en hypnose le sàr Péladan. Et la perversité
1. Anatole France, Le Lys rouge, Calmann Lévy.
2. Jean Lorrain, Monsieur de P/tocas, Ollendorff.
148 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME RÉPUIiLIQUE
chez lui est complexe, aiguisée de sadisme, savourant
avant tout en soi ce qu'elle implique de cruauté. Dans le
moindre amour il veut du meurtre, aimant les filles dont
la chétivlté appelle la violence, inspiré d'une étrange rage
de destruction devant la nudité : « La palpitation de la
vie m'a toujours rempli d'une étrange rage de destruction ».
Même le spectacle anhelant d'un acrobate en équilibre
périlleux lui impose le désir de sa mort baignée de sang.
D'une famille composée d'abord d'athlétiques soudards
mais où l'efféminement du maie s'était accentué pendant
deux siècles de mariages consanguins, Jean de Floressas
des Esseintes ' est anémique et nerveux, joues caves, mains
fluettes et sèches. Durant une enfance funèbre menacé de
scrofules et accablé de fièvres, n'ayant repris qu'au grand
air, des Esseintes, adulte, recherche les plaisirs languides
et extrêmes, combine des jouissances subtiles et diverses
avec des coquetteries de courtisane et des caprices de
grand seigneur, dispose sa physiologie falote dans un
cadre fastueux. Fin-de-race n'empruntant un peu de vie
et de personnalité qu'au décor, — qui n'était que simple
récréation pour l'ancêtre, — il veut réagir par la turj)itude
d'un régime de stupre contre l'austérité vieillotte de sa
famille et l'internement monastique de son enfance. « Il
tàte des actrices et des chanteuses, entretient des filles
déjà célèbres, contribuant à la fortune de ces agences qui
fournissent moyennant salaire des plaisirs contestables, »
et recherche les prostituées aux bras desquelles il devient
femme. Cérébral dans l'amour, il est attiré par les femmes
phénomènes; épuisé, il quête les caresses des virtuoses,
connaît les joies déviées, ressuscite en résumés tous les
vices mâles et femelles d'une ancestration nobiliaire ; puis
1. .I.-K. Huysmans, A rebours, Fasquclle.
LA NOBLESSE 149
excédé, il tombe h la léthargie d'une solitude désœuvrée.
De morbidesse suraigue, l'organisme de ce collection-
neur en toutes choses souffre de toutes les formes de la
névrose. Il se soutient par la seule surexcitation mentale;
impuissant et sédentaire, il se procure laborieusement
l'illusion d'une vie mouvementée et nomade : débile aris-
tocrate de ce siècle, il se donne l'illusion d'être un sei-
gneur des époques fortes du passé; sybarite de la dégé-
nérescence d une race, d'être une courtisane de puissante
sensualité; profane par son scepticisme et sa somptuosité,
d'être un moine ascétique.
C'est donc avant tout un Névrosé, une pauvre loque
que tordent les souffrances, un martvr subtil et excen-
trique. Raté de la Vie et de la Santé, esclave monomane
de sa physiologie, prisonnier du Passé et de la corruption
luxueuse des vieilles sociétés, victime pantelante luttant
avec la vie qui le rejette, il paie la dette des ancêtres
jouisseurs qui ont vécu des souffrances mCdes d'une plèbe
obscure. A en analyser la personnalité tourmentée et
piteuse, Huysmans montra la science détaillée d'un alié-
niste; et, malgré sa sympathie d'artiste pour le faste pit-
toresque du sujet, il insista, avec une éloquence religieuse,
sur la fatalité justicière qui condamne à la putrélaction les
restes d'un sang heureux s'étant « débordé » en luxures
et en fêtes. Très nettement il a voulu créer en des
Esseintes un type essentiel de Noblesse. Est-il véridique?
11 apparaît certes la somme logique des observations des
autres romanciers : le Noble, physiologiquement, serait
un désorganisé.
II
LE SENTIMENT
Pour passer d'un chapitre à un autre, on s'apercevra
d'abord n'avoir guère changé de sujet : c'est que, pour
l'aristocratie, l'amour est plus souvent question de phy-
siologie que de sentiment : aussi bien pour un Julien de
Suberceaux que pour un Lacroix-Firmin.
Julien ' ne réussit pas plus h tempérer de dévoùment
que d'intérêt sa passion aigument charnelle pour la
somptueuse Cubaine Maud de Rouvre. Sans le sou pour
l'entretenir, il est d'abord réduit à n'accepter qu'une demi-
possession et à subir son mariage avec un homme plus for-
tuné; mais, surénervé et aveuli par la volupté qu'elle lui
dispense en prémices de la possession complète que per-
mettra son mariage, il ne peut supporter plus longtemps
la pensée qu'elle livrera h un autre la part capitale qu'il
n'a pas eue : à la veille du mariage, il le rompt par un
esclandre; puis, chassé par iNIaud, se suicide. — Le comte
Muffat de Beuville ruine femme et enfants pour satisfaire
une passion (pie la courtisane Nana se complaît ii rendre
chaque jour plus honteuse, le poussant au gâtisme à quoi
il avait des dispositions natives. — D'ancestration campa-
gnarde, Lacroix-Firmin en qui M. Bourget caractérise
1. Marcel Prévost, Les Demi-Vierges, Lemerre.
LA XOBLKSSE 15<1
amèrement un athlète launesque, l'étalon de haras noble,
perpétue la brutalité indiscrète du mousquetaire, utilisant
ses aventures galantes pour la réclame. Il inaugure avec
superbe les amants professionnels.
Contran, comte de Ravenel ', et ses camarades se
passent les femmes de la rue et de leur monde comme des
chevaux en approximant « à termes de maquignons » leurs
qualités amoureuses; ils prêtent plus d'élégance au
métier d'amour, mais une élégance de quartier Bréda,
« ayant pris h la fréquentation des femmes galantes des
mœurs et des cœurs de fdles ». Plus délicat par culture
de lettré, Paul de Brétigny^ mis à point par un récent
désespoir d'amour, persuade de son éloquence doulou-
reuse Clotilde Andermatt, la sœur de Contran; il l'alFole
des mièvreries passionnées d'un caprice sincère, et, quand
elle a assouvi sa véhémence , il se dégoûte du corps
déformé par la maternité que son inconscience passionnée
lui imposa, et se fiance à une fillette riche avant même
qu'elle ait accouché.
La comtesse de Cromance ", pieuse et pleine de respect
envers les choses saintes, tient l'amour pour le plus
précieux don du ciel et répand l'aljondantc manne de sa
sève dans les cœurs arides de nombreux amants. Par un
sentiment inspiré de Sainte-Marie l'Egyptienne, elle revêt
de l'anonymat et de l'universalité de tout ce qui est catho-
lique le service en communion de son beau corps, au
point qu'elle n'ose jamais appeler ses amants par leurs
prénoms. M. Anatole France, dont l'imagination païenne
est évangélique, a mûri en elle son idéal d'aristocratique
beauté amoureuse, dont la générosité s'offre en belles
1. Maupassant, Mont-Oriol, Havard.
2. L'Orme du Mail, Le Mannequin d'osier, L'Anneau d'amethysle, M. Bcr-
gcrct à Paris, Calmann Lévy.
152 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME RÉPUBLIQUE
grappes juteuses, lourdes d'un vin léger, aux désirs des
multiples vendangeurs.
On ne saurait dire que les héroïnes aristocratiques de
M. Hervieu, qui est de tempérament sentimental, soient
sentimentales. Françoise de Trémcur^, pour être honnête
et pure dans l'adultère au point d'avoir rompu toute
relation avec son mari, incorruptiblement fidèle à son
amant Glé-Glé au point d'être prête à quitter sa fillette
pour le suivre à l'étranger, n'en est pas moins une pure
sensuelle : la plus tendre en mignardise, la plus alliciante
en pratiques dévotieuses, la plus ingénue en une multiple
et fervente ingéniosité.
Amoureuse^ en l'enfance du portrait de Louis XY ado-
lescent, la marquise de Nécringel était née pour l'éternelle
volupté et affirme qu'à son âge de grand'mère, où elle
apprête un mariage riche pour le fils de son amant,
l'amitié n'a pas encore remplacé l'amour. Elle re^it ses
premières émotions h écouter avec dignité les confidences
des jeunes lémmes et à dispenser, avec une mesure
harmonieuse, les conseils de délicate hardiesse. Cette
vigilante douairière du xix*^ siècle qui a l'art d'être aimée
et respectée de tous, même des domestiques, pleine de
majesté et de tact dans une existence obligée à être pra-
tique, restée grande dame jusqu'en les situations délicates
auxquelles elle accepta bravement de se hasarder, repré-
sente la dignité de la sensualité devenue rationnelle tant
elle est naturelle.
Sans prendre profession, comme Mme Riverol-Saligny ^
« l'appareilleuse », de tenir maison en son salon, la sage
1. P. Hervieu, Peints par eux-mêmes, Leinerre.
2. Abel Hermant, Mémoires du cicomte de Courpière, Ollendorfl.
LA NOBLESSE 153
Mme de Prébois ' se plaît h accueillir sous son toit les
flirts d'autrui et invite toujours ensemble les gens « qui
font la paire dans ce genre d'ornementation » : ce n'est
pas tant que, descendante de soubrette, elle aime recevoir,
trôner, placer des phrases sur chacun des objets provenant
de Marie-Antoinette qu'elle possède, mais se sentir enve-
loppée moelleusement de la clialeur des jeunes adultères.
Dans Le Lys rouge, roman subtil consacré à l'analyse
stylisée de ce que l'amour passionné et l'art comportent
de ferveur, de prestige et de volupté aristocratiques, le
marquis de Ré, « grand et beau de trente ans de triomphes
intimes et de gloires mondaines », prolonge sa jeunesse
au delà de l'ordinaire par sa grâce virile, par son élé-
gance sobre et jaar l'habitude de plaire que perfection-
nèrent trois générations de femmes idolâtres. Il convoite
de parfumer sa barbe blanchissante du contact, à sa
boutonnière, d'une « ultime fleur d'amour » : l'exquise
comtesse Martin-Bellème ayant déçu son espoir, il s'en-
terre vivant dans une solitude d'exilé du seul bien de la
vie. L'aristO(-ratie, classe déchue du pouvoir, s'éperd à
retrouver sa souveraineté dans l'amour, où elle prétend
au dernier privilège d'être unique et essentiellement
rare.
Le vicomte de Gourpière, en qui M. Abel Hermant
synthétise avec une discrète évidence son idée de l'aristo-
cratie, conquiert cette suzeraineté par les aptitudes et
vertus naturelles d'un souteneur, condition réservée aux
professionnels cjui sont nés des classes déchues de
richesse. Les cocottes se reconnaissent en telle fraternité
d'àme et de race avec lui qu'elles ne se font pas payer,
1. Paul Hervieu, Flirt.
lô'i LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
bien qu'elles n'en aient pas reçu le coup de foudre. Par une
intimité naturelle, elles lui racontent leurs petites affaires,
il s'y intéresse et y répond par des confidences dont il est
avare avec ses meilleurs amis. Elles assimilent justement
son égalité d'humeur pour toutes h leur propre passivité,
et elles lui communiquent sans peine leur goût pour la
brutalité et les amours sanglantes de souteneurs. Elles
l'ont surnommé l'a ami des femmes », mais c'est l'ami des
filles que M. Hermant a accompli en ce jeune noble. Il lui
arrive au demeurant d'être l'ami des femmes de son
inonde, et cela ne semble point beaucoup le changer dans
ses habitudes. Après avoir courtisé la baronne Duval pour
obtenir de son mari une pension mensuelle de 25 louis, il
s'aperçoit au vide prompt de sa bourse avoir été trop
modeste, et il fait entretenir sa maîtresse par un ami,
s'entretenant lui-même par les vols de cette maîtresse à
son ami. Il finit par en épouser la sœur richissime, obte-
nant ainsi la vie sauve du duelliste Arrow, qui l'épargne
parce qu'il sait pouvoir désormais tirer de lui par sa femme
tout l'aroent désiré.
D
Ruiné par la noce, le prince de Lucques ' introduit moyen-
nant redevance les riches étrangers dans les salons du
faubourg Saint-Germain. Expert en modes, juge suprême
des cotillons et des déguisements, débiteur aux salons des
aventures scabreuses, ce prince de sang n'est plus à
soixante ans que le cabotin de sang. Et si la mascotte de
mairiisin le choisit comme amant lanceur, c'est à titre
purement représentatif, par une bonne entente de réclame
mutuelle. Sa carrière aboutit logiquement à la fonction
honorifique de « chandelier ». L'honneur du nom n'en est
pas moins fièrement tenu.
1. Georges Clemenceau, Les plus forts, Fusquelle.
LA NOBLESSE lôi>
M. Paul Hervieu,- pour avoir fréquenté un meilleur
monde, n'y rencontre guère plus de puissance naturelle
de sentiment, et des susceptibilités d'honneur qu'à peine
plus chatouilleuses. Cela tient à ce que les aristocrates
conçoivent la vie comme toute décorative et n'accordent
d'importance qu'à la beauté des gestes. Le vicomte de
Gromelin*, tvpe suprême de l'aristocratie, n'est que
gestes : son âme entière est une àme de srestes de haute
correction. Quand il parle, quand il veut exprimer quelque
sentiment à un autre ou même h soi, c'est par des gestes
extérieurs ou intérieurs; quand il se voit dans la pensée,
c'est toujours en gestes de distinction pleins de race,
naturellement compassés, dont l'ctudié môme est devenu
instinctif. L'être de caste seul subsiste en lui, et il accepte
l'entière humiliation d'être publiquement cocu parce que
la représentation — c'est-à-dire l'ensemble d'une vie de
gestes mondains que permet l'argent conjugal — est le
premier devoir de caste, et parce qu'il sait que les siens
apprécient davanta'^re les cornes d'abondance que les
mains vides. Mais, ayant soudain hérité d'un vieux parent,
il va immédiatement chez un avoué pour faire surprendre
sa femme et obtenir le divorce, estimant qu'il doit avoir
de l'honneur marital maintenant qu'il s'en peut payer le
luxe. Et il garde la plus grande correction, une froideui^
impartiale, un détachement d'aristocratie que rien ne
saurait tacher, dans ses rapports délicats avec l'avoué.
Il est respectueux de la légalité parce qu'elle est un code
de société aristocratisée, un code compliqué et sec aussi
malaisé que le code des convenances, pour la science de
quoi il faut une longue et oiseuse éducation; il la respecte
pour ses termes aussi difficiles que ceux de la cynégé-
1. P. Uei'vicu, L Armature, Lemerre.
156 LA SOCIETE FnANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
tique, parce qu'elle représente dans la vie nouvelle
quelque chose de très compliqué, d'absorbant, d'antique,
d'inutile, de superficiel, d'entravant, quelque chose entre
les mille mailles de quoi il faut apprendre à passer, un
appareil de formules et de formalités cérémonieuses. A
la fin, sur la pression de son beau-père millionnaire, le
baron Saffre, il se décide à reprendre sa femme au prix
d'une grande terre de chasse célèbre où il pourra diriger
les meutes suivant les rites.
Ainsi la superbe violence ancestrale, d'amour et de
guerre, peu à peu assagie par des siècles de courtisanerie,
s'est alentie jusqu'à ce débile flot, lourd et rare, d'un sang
pauvre, d'un honneur prudent, d'une vie médiocre.
L'amour reste la profession de la caste; mais, comme ils
sont devenus oisifs, la profession n'est plus qu'un sport
rituel; mais, comme ils sont devenus indigents, le sport
n'est plus que cabotinage payé. Ils épousent des dots et
des cocuages, jockeys honorifiques de chevaux entretenus
par la bourgeoisie riche.
Plus valeureux caractères, -laccjues et Giselle d'Exireuil
s'aiment avec constance et force. Mais ils sont ruinés et
ils ne peuvent se passer de richesse. Quand il apprend
qu'elle a dû céder à SafFre pour le préserver d'aller seul
refaire fortune en Australie, la violence de sang des ancê-
tres revient tumultueusement : pendant huit jours il attend
le retour de Saffre pour le mettre en pièces, et, le trou-
vant fou, incapable de résistance, il ne peut se contenir de
lui cracher au visage. Il est décidé à ne plus rien lui
devoir. Cependant il accepte bientôt de devenir Ihomme
d'affaires de la baronne SafFre, ce qui offre en outre
l'avantage d'indiquer au monde cjue ce n'était point comme
mari salarié mais représentant de la baronne qu'il résidait
auprès du baron. M. Hervieu ayant peint indulgcmment
LA NOBLESSE 157
en Jacques le plus noble des aristocrates actuels, il reste
que, pour les meilleurs, l'argent représente l'honneur
mondain, — plus fort que l'amour.
Avec la physiologie, la puissance de sentiment s'énerva :
cœur comme corps s'avouent être de fin de race. Chez un
vicomte de Sartine ' c'est la volonté qui faillit : il aime
Jacinthe de Mesmes mais il est incapable de l'audace
nécessaire à la reconquérir et se laisse dominer par l'ou-
vrière Léontine, qui en obtient ce qu'elle veut par des
scènes. — Chez un Armand de Querne -, ce sont non seu-
lement les sentiments, mais le sentiment qui a tari, par
une manière d'impuissance. Il trompe son ami parce qu'il
est incapable d'amitié ; il est incapable de croire à la
généreuse honnêteté de celle qui se donne h lui; et il se
reconnaît incapable de répondre aux chaudes délicatesses
de la belle jeune femme, parce qu'il est incapable de tout
amour. Et véritablement il ne saurait même point souffrir
du malheur qu'il causa, mais seulement en être énervé.
Charlexis d'Olmiitz^, ingambe et ardent sans fatigue au
jeu physique de l'amour, à dix-huit ans s'avère sentimen-
talement vieux et las, fermé à toute ambition, n'aimant
rien, ne s'intéressant h rien, vovant d'avance le bout de
n'importe quelle joie : « Nous ne brûlons pas plus pour
l'amour que pour la patrie, n écrit-il dans son Journal.
Après quelques semaines de volupté, il abandonne Lydie
seule en Bretagne, n'ayant pour celle qu'il a séduite ni
1. F. de Nion, Les Façades, Borel.
2. Boui'get, Crime d'amour, Pion.
3. Daudet, La Petite Paroisse, Lemerre.
158 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
un mot ni une pensée. Il se demande si c'est parce qu'il
est <c un petit de la conquête » (1870) : n'est-il pas simple-
ment l'héritier de mauvaise santé et de luxure, « vieux
sol épuisé par trop de moissons heureuses et qui réclame
h présent une longue jachère ».
Xavier de Tarvcs*, très grand et joli garçon de pulpe
de fille, « a soupe » de tout et désole la femme de chambre
la moins naïve par son absolue sécheresse, n'accompa-
gnant jamais l'acte, que ses pères appelaient aimable, du
moindre mot de gentillesse amicale. — Maximilien de V.. . ^,
poète intellectuel, cœur et esprit froids, est mené sans
émotion au suicide par lutte contre la sentimentalité vul-
gaire. Il attribue h la qualité d'artiste cette sorte de dessè-
chement cérébral, ce scepticisme pour les choses de sen-
timent commun : il ne devrait pas l'attribuer a Taristocra-
tisme de l'art mais a celui du sang, de la race finie. —
Olivier du Prat^, « enfant de ce déclin du siècle », blessé
et corrompu par un précoce désencliantement, lucide
analyste, psychologue brutal, cynique et implacable,
méprise sa famille, est écœuré de son pays, nie Dieu,
petit La Rochefoucauld d'ambassade, anarchiste moral.
Violemment jaloux, très susceptible de trouble sensuel, il
méprise foncièrement la femme ; mais il est sentimental en
amitié, ce qui indique bien que l'impuissance physiologique
est la base première de l'impuissance sentimentale. Il
érige l'amitié en principe de conduite d'ancien régime, il
ne croit qu'à elle contre l'amour : type du martyr cheva-
leresque de l'amitié, héros moven-àgeux de croisades.
M. Abel Ilermant a donné une un peu longue mais
très délicate analyse du cas le plus curieux et significatif:
1. Mirbeau, Journal d'une femme de chambre, Fasquelle.
2. Villiers, Contes cruels, Gulmann Lévy.
3. P. Bourgel, Idylle tragique, Lemerre.
LA NOBLESSE 159
le trop fin Serge', affiné encore par nne chaste éducation,
à dix-sept ans joue idylliquement avec la plus séduisante
amie de seize ans sans pouvoir même se rendre compte
qu'il l'aime. Aline est demandée en mariage par le mar-
quis de Gravilliers, et Serge ne s'aperçoit pas encore
qu'il l'aime, seulement fier et h demi-embarrassé d'être
garçon d'honneur. Enfin dessillé par une révélation
imp^révue, il tente de se tuer, sans passion, machinale-
ment. Il reste éloigné d'elle sans vraie souffrance et con-
naît des succès mondains et demi-mondains. Remis en sa
présence par le plus pénible deuil, ils décident enfin qu'ils
ont trop tergiversé et que, s'étant aimés si longtemps,
ils doivent rationnellement se posséder. Ils passent un
mois ensemble à la campagne et ils constatent alors leur
stérilité sentimentale. Et le Platonique trouve seulement
le bonheur dans la suffisante espérance que l'enfant du
marquis lui ressemblera : toute autre joie eût débordé
son cœur trop menu. De son côté le marquis est impuis-
sant h l'amour normal : indifférent h la femme, il n'aime
Aline que par l'excitant spectacle de son idylle avec Serge.
L'ayant épousée, il s'aperçoit qu'il ne l'aime plus parce
qu'elle est éloignée de Serge. L'amour ne peut s'entretenir
que d'une perverse et complaisante jalousie : il lui faut
l'aide délicate d'un tiers pour en supporter le poids.
La théorie de l'amour mondain — épuré de la sentimen-
talité commune — est condensée avec une incisive ros-
serie par un homme de lettres dans Le Vicomte de Coiir-
pières. Il établit que « le Monde » est fondé sur l'adultère
1. Hermant, Serge^ OHendorff.
160 LA SOCIETE FHANÇAISE SOUS LA THOISIEME RÉPUBLIQUE
comme la société civile sur le mariage, par cette série de
déductions de plaisant engrenage : 1° le monde se com-
pose d'oisifs bien nourris; 2" « quand les oisifs ne sont
pas des penseurs, ce n'est pas leurs nombrils qu'ils regar-
dent » ; 3" les conversations du monde, avant pour objet
le plaisir, ne sauraient donc être chastes; 4° toute réunion
d'humains tendant à s'organiser, le monde s'organise en
petits groupements qui ne peuvent être qu'erotiques;
5" ceux-ci se superposeront aux groupes civils qui ne sont
pas « de plaisir », d'où nécessité de l'adultère.
L'adultère est l'élément constitutif du monde, le mariage
n'en est que l'armature. Le mariage n'étant qu'une simple
union d'intérêts, non plus que les hommes les femmes ne
mettent le point d'honneur dans la fidélité à l'époux qui
les acheta pour la parade. — Mme Nortier hospitalise son
amant San-Giobbe chez son mari. — Clotilde Andermatt,
fille du marquis de Ravenel, n'a jamais songé qu'elle
puisse aimer son mari; elle n'acquiert la science de
l'amour que dans les caresses passionnées de l'amant, et
ne redevient « honnête » que par l'abandon de celui-ci et
dans le soin jaloux de son enfant. — Si Anna de Cour-
landon ' manque à être la maîtresse de Guy Marfaux, c'est
que ce peintre d'élégances témoigna a une heure suprême
plus de patience sentimentale que n'en aurait pu avoir la
brutalité ordinaire des gentilshommes; et elle ne se rac-
commode avec M. de Courlandon que parce que l'amant,
toujours regretté, lui oppose une froideur que nul ne
saurait réchauffer. — Jacinthe de Mesmes^ se laisse léga-
lement vendre par ses parents à M. Grandier par docilité
et par ignorance du mariage qui, le soir de noces, la
révolte : elle ne renoue avec l'époux que pour avoir ren-
1. P. Hervieu, Peints par cux-jnêines, Lemerre.
2. F. de Nion, Les Façades, Borel.
LA NOBLESSE 161
contré au bras d'une fille de magasin l'aimé de sa fière
adolescence. Pour Jacinthe, pour Marie-Louise deRabutin,
pour toutes, le mariage est une corvée dont les honnêtes
sortent avec la conscience d'une salissure morale et d'un
sac physique. Elles le subissent par défaut d'énergie, par
respect peureux des préjugés, façades derrière lesquelles
elles vivent, résignées vite à trouver un peu de joie com-
pensatrice dans le commerce de leurs cousins pauvres.
Ceux dont l'honnêteté d'exception veut mettre l'amour
dans le mariage, y doivent aussitôt renoncer. Le comte
Maxime de Chantel', ancien lieutenant de dracfons aux
traits ardents et aux yen» pensifs, au cœur de berger
et de landes, aima de passion concentrée Maud de
Rouvre; instruit de son indignité, il se retranche solitaire
dans son domaine en une mélancolie désolée de Samson
provincial. — Charlotte de Jussat-Randon -, enfant reli-
gieuse dont l'amour secoue le fragile corps comme une
crise nerveuse, se tue pour n'avoir pu trouver dans
Robert Greslou, roturier sans cœur, un homme digne de'
l'épouser. — Ame délicate qui met de l'art dans l'intimité,
la marquise de Tillières s'est laissée épouser secrètement
par le comte de Poyanne, Egérie moderne induite à le
consoler par une passion de confidences, par le sens et le
goût du cœur d'autrui. Or, elle est au fond une passionnée
qui se bride toujours, et soudain elle s'enflamme pour un
professionnel de l'amour, le viveur Raymond Casai. Et
M. Bourget ne lui permet d'autre fin logique que la prise
de voile.
Quand le mariage n'est pas une cérémonie de caste, il
ne saurait être qu'une affaire d'intérêt : en dehors de ces
1. Prévost, Les Demi- Vierges, Lemerre.
2. P. Bourget, Le Disciple, Lemerre.
M. -A. Leblond. Il
162 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
deux solutions, il n'est pas d'autre politique. Le vicomte
Jean épouse pour la dot une naïve et charmante pension-
naire dont il séduit la servante durant les fiançailles
mêmes; et, sitôt marié, il se préoccupe uniquement d'ac-
cumuler les rentes par la plus sordide avarice, refusant
les moindres satisfactions à sa femme. Maupassant a ici '
étudié, avec un réalisme profond, l'avarice médiocre qui
n'a plus rien du lyrique de Molière ou de Balzac, mais
qui est basse, plate, vulgaire comme Ja vie courante des
gentilshommes campagnards devenus paysans. — Dans
Mont-Oriol, roman qui prend son intérêt à présenter le
conflit des classes, bourgeoisie et aristocratie, citadins et
paysans, dans une opération d'industrialisme moderne, il
oppose à la ladrerie paysanne la prodigalité parisienne,
non moins rapace. Contran de Ravenel et ses amis
comptent tous sur le mariage riche, « ont des listes
d'héritières comme on a des listes de maisons à vendre, »
épiant surtout les millionnaires exotiques par plus de
facilité à leur en imposer. Exilé de Paris par la pauvreté,
Contran courtise la fille cadette du paysan Oriol qui est
plus vénuste, et s'en fait aimer; mais, apprenant que la
plus grosse dot est réservée à l'ainée, il se retourne vers
elle du jour au lendemain avec une souplesse de pur-
sang.
Le vicomte de Courpières s'ingénie pour obtenir en
justes noces la comtesse de Pagelieu qu'ont enrichie ses
amants. — Gromelain, Arcole, Caudale, Sauves, épousent
en môme temps la dot et l'assurance de l'adultère. — Se
satisfaisant des millions du père, le marquis de Longue-
ville - épouse Mlle Nortier avec la complète connaissance
qu'elle aime' un autre et qu'elle se vengera de son amour
1. Maupassant, Une Vie, Havard.
2. Bourget, Un homme d'affaires, Pion.
LA NOBLESSE 163
brisé. — Le baron de Treuil', qui vit avec une cocotte
chic, est trompé par sa femme, en mépris de cet « imbé-
cile qui lui a vendu son nom ». — Gérard de Quinsac "
épouse la fille intirme de sa maîtresse dont la fortune
permettra h sa fainéantise de ne pas lutter quotidienne-
ment pour vivre et d'assurer h sa mère un grand train de
maison. — Maud de Rouvre, aventurière de race qui
porte la folie d'un sang impérieux aux mains, aux sens et
jusque dans l'àme, fière et méprisant la société à dédaigner
de lui mentir, se sent née pour dominer un monde de
fête et veut le luxe nécessaire à la splendeur de son corps
créole et aux ardeurs impériales de son sang. Elle séduit
le châtelain de Chantel ; son mariage manquant par la
révélation de l'amant pauvre, elle l'envoie sans faiblesse
à la mort et se donne contre la plus forte somme au ban-
quier Aaron.
Le marquis de Tiercé^, sorte de Gaston de Presles déjà
un peu américanisé même avant son mariage par la vie
moderne, fut conçu par M. Hermant à la seule fin de
montrer quel pas le monde a fait depuis Augier : les
décavés préfèrent aujourd'hui aux filles de la bourgeoisie
parisienne celles des marchands de porcs de Chicago a qui
l'éloignement constitue comme une noblesse. Son esprit
a changé en même temps que le boulevard, plus anglais;
plus anglais aussi est-il par l'utilitarisme, car il tient en
réserve moins de cœur encore que Presles, le cœur sans
nul doute tarissant avec la race : « Vous n'êtes pas un
mari usuel, dit avec une incisive logique son beau-père,
Jarry Shaw; vous êtes une espèce de femme pour qui on
fait de l'arofent, et ma fille Diana a le droit d'exiger de
1. Gyp, Leurs âmes, Galmann Lévy.
2. Zola, Paris, Fasquelle.
3. A. Hermant, Les Transatlantiques , OllendorflP.
164 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
VOUS la fidélité d'une bonne épouse. » Elle aurait même
le droit de le tromper, puisque pécuniairement elle est le
mari. — Ainsi estime une autre Américaine, Aurora de
Candole^, et le duc accepte qu'elle se distraie de lui avec
d'autres femmes, et divorce même pour 25 000 francs de
rente, consentant à cet effet à passer pour impuissant.
— Jacinthe de Mesmes, innocente mais ardente amoureuse
de Sartines, se laisse marier à Grandier, dans l'ignorance
du mariage, afin d'assurer l'aisance à ses parents; fille
d'aristocratie, elle n'a pas, une fois instruite de la hideur
de l'acte maternel, l'élan de vigueur nécessaire à refuser
de renouer avec son mari pour se venger de ses parents
qui sont intéressés au replâtrage.
Tel est en effet le sentiment de la famille chez
Mme de Mesmes. Vieille entremetteuse, combinant
mariages et toutes autres sortes d'affaires louches à friser
la cour d'assises pour le plaisir de faire des affaires et
pour tenir le rang, elle vend sa fille à un riche protestant,
afin de payer ses dettes et les frais de noce de son mari.
— Mme de Prébois, assez bourgeoise, est donnée par
M. Hervieu pour le modèle des mères de famille de l'aris-
tocratie ; uniquement préoccupée de l'avenir de son fils,
elle force sans hésitation Mme Ilobbinson h marier la
tendre Agnès avec un boursier cinquantenaire, en voyant
que son fils Roland veut faire sa femme de cette enfant
désargentée; peu importe qu'il en doive souffrir longue-
ment avant de se démoraliser dans le fatal adultère. —
Mme de la Morinière, sœur maternelle de Feysin, née
1. De Nion, Les Façades, Borel.
LA NOBLESSE 165
douairière, égoïste, pratique, toute au présent malgré ses
fiertés nobiliaires, humiliée de s'être mariée à un hobe-
reau pour en avoir la fortune, ne veut conserver en son
iVère que « la Maison » : elle le tient serré, le mène h la
messe et en visite, aussi avare pour son argent de poche
que prodigue pour ses dépenses de représentation.
Le prince Silvère de Caréan-Priolo nous atteste que les
sentiments filiaux valent les paternels. Dans une lettre
qui mérite d'être conservée à des archives de psychologie,
il expose à son père qu'il est candidat à la main de
Mlle Flora Munstein au chiffre de quatre millions, qu'il se
contenterait d'un s'il n'avait à payer les dettes de son
père, lequel ne doit pas avoir oublié qu'il lui a en outre
fixé de verser une rente de 6000 Francs à sa sœur
Maria-Pia. Très diplomate en affaires à fort bien se com-
porter en face du banquier Munstein, Silvère ne croit
pas à la nécessité de moins de rudesse vis-à-vis de son
père, lui mesurant sa part à l'excellence de ses conseils.
— Courpière, rencontrant opposition de ses parents h son
mariaçre avec une femme valante enrichie, leur fait une
scène muette d'insolence hautaine, il insulte sa mère h
mots couverts très vifs, et rappelle à son père que sa
maison est entretenue par le baron Duval. — Dans le
Journal d'une Femme de chambre, où M. Mirbeau a
groupé, avec une rosserie gourmande, les pièces les plus
faisandées de la noblesse, Xavier de Tarves tient a sa
mère légitime ce petit discours tout juste piqué de vers :
« Ma petite mère chérie, je me rangerai le jour où tu auras
renoncé à avoir des amants. »
La noblesse ne conserverait guère plus d'honorables
sentiments que chez quelques-uns de ses représentants
attardés en province. Telles Mme et Mlle de Chantel,
16G LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE SOUS LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE
vieille aristocratie terrienne sans macule de sang roturier,
cœurs et visages de religieuses, mère et sœur dévouées
et adorantes, fiancée très pure et innocente passionnée
avant d'être fidèle épouse. — Dans un récent roman, La
Force de i>U>ie, Mme Jean Dornis, qui s'annonce un Octave
Feuillet plus sobre, nous montre l'effet de la vie pari-
sienne sur deux âmes nobles de l'aristocratie. Mlle d'Hau-
teville, ayant épousé le politicien Darsenne, s'éloigne
chaque jour davantage de ce mari d'àme sèche exclusive-
ment arriviste; son enfance romanesque rêva de l'amant
idéal; elle le trouve en un musicien : mais il l'aime de pas-
sion si jalouse qu'épuisée et froissée elle doit s'en séparer.
Désolée de la séparation, elle cherche un peu d'apaise-
ment dans le commerce philosophique, loin de Paris,
d'un vieil ami également désabusé de la passion ; ils
conviennent que celle-ci ne saurait être le but de la vie
mais le moyen, pour la supporter, de tremper l'âme par la
douleur. Car la vie est lourde pour les forces humaines,
et le but en est lointain et indécis; ou se transmet de
père en fils une espérance de l^onheur futur comme les
coureurs antiques se passaient épuisés les flambeaux pour
qu'ils parvinssent allumés au Ijut ignoré. Désenchante-
ment symptomatique de ces âmes pitoyables, un peu fra-
giles, que l'impuissance de supporter la force de la vie en
la violence de la passion conduit à une telle philosophie
sentimentale, désespérée, qui peut être belle et noble
mais seulement pour ceux qui croient encore à la morale
du sacrifice et édifient sur elle leur conception de la
noblesse.
Bref, en province, l'aristocratie se consume dans la
solitude où, par l'inertie des autres facultés, la sentimen-
talité prend un développement excessif. A Paris, elle
LA NOBLESSE 167
s'épuise dans les fêtes, dont le bruit assourdit et éteint la
voix délicate de tout sentiment. Que ce soit hypertrophie
ou atrophie du sentiment, ce n'est plus l'équilibre normal
de l'être de famille. Sentimentalement, les aristocrates
seraient des déséquilibrés. Et l'obsei'vation des romanciers
est conforme au rationnel : classe née de l'action et pour
le commandement, il est logique que l'aristocratie se
désorganise dans l'inactivité que lui impose le nouvel état
social avec ses préjugés. Il y a déjà deux siècles l'un des
siens, Saint-Simon, avait prévu de telles destinées.
A la vérité il apparaît que le nombre des déséqui-
librés est considérable en France et qu'ils ne se ren-
contrent point que dans la noblesse. Particulièrement il
est très sensible que 1 impuissance sentimentale est une
maladie courante en France et qu'elle n'afFecte pas seu-
lement les Charlexis d'Olmiitz, comme dans le roman de
Daudet, mais les Robert Greslou comme dans le roman
trop célèbre de M. Paul Bourget. Mais prenons garde
d'abord que R. Greslou n'est qu'une seconde épreuve de
l'Armand de Querne du même auteur, que M. Bourget a
simplement dédoublé son premier héros en le transposant
dans un autre monde, ce qui est un procédé habituel aux
romanciers dont la sphère d'observation n'est pas très
large. Cependant nous ne nions même pas que Robert
Greslou puisse être réel : considérons alors que c'est un
jeune universitaire, précoce et surmené, appartenant à la
classe de l'aristocratie intellectuelle, et qui s'est précisé-
ment surmené et perverti à lire les romans qui dépei-
gnaient presque exclusivement la noblesse avec ses
domestiques, des « états d'àme w de nobles ou de familiers
des nobles, et les lui ont peu à peu communiqués.
L'impuissance sentimentale peut être devenue très fré-
quente dans la bourgeoisie française, mais c'est bien plutôt
168 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME RÉPUBLIQUE
en général chez les êtres qui en sont frappés, une affec-
tion contractée de l'aristocratie ou un chic copié sur elle
qu'une chose qui lui est naturelle et spontanée. L'admi-
rable observateur et psychologue qu'était Flaubert nous
l'avait déjà fait voir : Emma Bovary ou Frédéric Moreau
sont malades et impuissants d'avoir eu leur imagination
d'enfance et de jeunesse hantée des visions de l'existence
fastueuse et frivole des nobles.
III
LA MORALE ET LA RELIGION
Il semble que ce soit sans parti-pris, et comme photo-
graphiquement, que les romanciers ont accusé chez les
nobles, avec cette unanimité assez significative, le déséqui-
libre physiologique et sentimental. Mondains, ils en ont
d'ailleurs pour la plupart les goûts et les manières de vivre ;
et ils se préoccupent bien plutôt d'exactitude pittoresque
que de critique sociale : ce qui garantit leur véracité.
Dénués de sentiment, les nobles seraient incapables de
morale, celle-ci étant une sorte d'élaboration, en synthèse,
de la sentimentalité. Tout le minutieux et délicat roman
Leurs âmes où la baronne Gyp exprime son sentiment
moyen, affectueux mais avisé, sur la noblesse, tend à
établir qu'elle est essentiellement amorale et que œla
résulte nécessairement des conditions de la société :
Le comte de Morière, « vivant dans un autre monde
moins préoccupé de choses mesquines, se fût aperçu peut-
être que son intelligence était belle et son cœur bon »;
mais dans son horizon borné à être un « homme chic »,
il se satisfait d'être le plus recherché des mondains.
M. d'Argonne, tenu en sa jeunesse par des parents avares
LA. NOBLESSE 169
et desséchés, se pâme devant le Grand Monde fortuné et
élégant; sa morale est de faire comme tous ceux de son
milieu, d'arriver h y bien marquer, inconsciente et cynique
victime qu'il est, en sa quête de considération, d'une
société dépravée sous sa correction. Sa femme descend
saine et simple de province et est précipitée par ses rela-
tions dans le Monde frivole, fat et malsain; pour jouir de
toutes les satisfactions d'honneur aristocratique que con-
fère le titre, il prétend à l'imposer comme la femme la
plus chic, et il la jette aux bras de Morière dont l'appré-
ciation et le flirt sont le suprême lançage : obligée par lui
à se ruiner puis à se vendre, elle est le symbole pitoyable
de la Famille détruite par le Monde.
Comme il faut de hautes façades à cette noblesse amorale,
elle a recours aux morales vétustés dont se maçonnait la
vieille société. Il messiérait d'insister sur la routine et la
sottise des préceptes de la duchesse de Tiercé, élevant ses
enfants à la mode de la Restauration, ou de la comtesse de
Pontarmé effrayée qu'à trente-trois ans sa fille de Cour-
landon soit éloignée de l'immonde époux que lui donna sa
sagesse borgne. On a un type bien autrement significatif
encore dans le comte André de Jussat qui personnifie avec
rigidité pour M. Bourget la morale de l'Honneur, guidant
et restreignant h ce mot toute sa vie familiale et militaire.
Or l'Honneur est essentiellement codifié et universel, et la
morale contemporaine (Guyau, Fouillée) est souple et per-
sonnelle.
Exclusivement et étroitement traditionaliste, la noblesse
ne saurait élaborer de morale telle.
Dans la débîlcle des sentiments personnels l'égoïsme
seul surnage. Le marquis de Ravenel assiste sans mot dire
a la liaison adultérine de sa fille et aux fiançailles de son
170 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
fils, tenant à principe de sauvegarder avant tout sa tran-
quillité. La duchesse mère de Latorel ' va chez la comé-
dienne Samy pour la supplier de laisser son fils épouser
l'héritière qu'elle cultiva longuement.
L'égoïsme nobiliaire a pour conséquence immédiate et
première le malthusianisme. Les Florifères-, fleurs de
serre d'aristocratie contemporaine, élégantes monstruo-
sités artificielles des jardins de la Société, ne se marient
qu'à la condition de n'avoir pas d'enfants. La baronne
Séraphine ^ recrute les clientes pour l'ovariotomiste.
« Quelle folie de procréer des gosses ! » déclare des
Esseintes en une protestation de foi contre saint Vincent
de Paul acharné à prolonger les vies. Après Charlcxis et
Morière, les séducteurs professionnels, après le baron
Desforges ^ , égoïste (bncier , dilettante de la morale
pessimiste, type du Jouisseur-pour-jouir, des Esseintes
spécifie, — en sa vitalité de création littéraire oh se svn-
thétisent génialement mille cas observés, — que l'immo-
ralité est aristocratique de première essence. Après s'être
amusé à regarder les ménages choir à la rue, il se paie le
plaisir de grand seigneur de former des débauchés et
d'orienter des assassins, pour se venger de la « hideuse
société )) qui est insuffisamment propre a intéresser son
désœuvrement et à faciliter ses spéculations d'oisif
exacerbé.
La Religion même, que leurs derniers privilèges mon-
dains et sociaux sont intéressés h conserver, n'a aucune
1. J.-H. Rosny, La Faiwe, Fasquelle.
2. Camille Pert, Les Florifères.
3. Zola, Fécondité, Fasquelle.
4. Bourget, Mensonges, Pion.
LA NOBLESSE 171
action sur leur moral. Les fois les plus robustes sont tout
extérieures, sont pure civilité ; et Duhamel ' oppose à
Mme de Rebelle que sa tante, proclamée martyre de cha-
rité, ne saurait renoncer h ses titres pour « marcher dans
le peuple » comme un Tolstoï. — Feysin ne recommande
la religion à ses enfants que comme une pratique exté-
rieure et de bon ton. En lui la foi ne renait qu'à la mort,
parce qu'elle est le « repos » en Dieu. - — Seules quelques
femmes, jNIarguerite d'Alencon ^, Mme de Tillères, ont
encore de la foi, ne se jetant d'ailleurs au couvent que par
désespoir d'amour ou dégoût de la turpitude de leur milieu,
par une manière mondaine de suicide.
Des Esseintes, qui n'a plus la foi, conserve le mysti-
cisme, l'extase, et le goût de la pompe sacerdotale du
papisme; il désire un catholicisme « salé d'un peu de magie
comme sous Henri III et d'un peu de sadisme comme à la
fin du dernier siècle ». La religion ne reste qu'un sport,
plus ou moins compliqué suivant les amateurs. Selon
Huysmans, le décor de la religion les retient seuls. Ils en
ont le mépris, car, classe déchue et qui ne doit plus de
subsister qu'à des compromis et à des corruptions, ils
voient en le clergé la même décrépitude et la même poli-
tique louche. Leur faiblesse physique et leur anémie
morale auraient plutôt la nostalgie des premiers siècles où
la religion était austère et forte, et ils lui en veulent en
quelque sorte de ne plus être forte, de ne plus savoir les
soutenir et relever maintenant qu'ils sont débiles. — Et
de cela ils sont démoralisés.
1. J.-H. Rosny, La Cliarpenie, Fasquelle.
2. Les Façades.
IV
LA MENTALITE
L'intellectLialîté ne saurait pas plus que la morale
trouver d'éléments nutritifs dans les cerveaux appauvris
de la noblesse contemporaine. Aussi bien la pauvreté
morale entretient la pénurie intellectuelle :
La comtesse de Pontarmé et la duchesse de Tiercé ne
permettent point la lecture des livres profanes. Le
marquis de Fitudo défend à son fils de lire Jules Verne
parce qu'on n'y^trouve jamais le nom de Dieu. L'Histoire
de France de Duruy est la lecture préférée que proclame
le comte de Rosebelle. Encore ces deux derniers sont-ils
les plus intellectuels des nobles réunis par Rosny dans
son livre sur l'Aristocratie (2" partie de La Charpenté).
Les causeries des salons, ainsi que celles rapportées avec
une grosse ingénuité à son mari par Mme Vaneau
de Floche dans les lettres de Peints par eux-mêmes, n'y
vont pas au delà des anecdotes sur les domestiques et les
animaux, et de préférence les animaux domestiques. L'on
tolère bien, voire l'on arbore quelques nobles intellectuels
comme Mme de Giromagny, « la dinde intellectuelle »
citant Nietzsche et Wagner'; on invite, pour la décora-
tion, des gens de lettres chargés de tenir conversation,
1. Hennant, Vicomte de Courpières, Ollendorff.
LA NOBLESSE 173
en se groupant autour de leurs monologues clans une
hébétude d'admiration et de dédain mêlés ; mais le
plus souvent les Gromelain et les RoseJjelle méprisent
l'intellectualité avec une intensité proportionnelle à leur
ignorance. Ils opposent triomphalement que la science est
un métier de roturiers et qu'elle crée une foule de
déclassés, ils citent triomphalement Brunetière sur la
faillite de la science ' sans savoir le lire. Ainsi encore
procèdent les aimables figurants de M. Anatole France
qui, bien plus que de mépriser l'intellectualité, en
avouent encore, avec tant de grâce qu'elle en est trou-
blante, une ignorance ingénue.
Nul n'a raillé, avec plus de souriante et impalpable
ironie d'indulgence détachée, les talents littéraires d'ama-
teurs que M. Paul Hervien. Sa malice dut vraiment en
être maintes fois chatouillée pour qu'il n'ait jamais manqué
de nous narrer, avec quelle discrète verve et sucrée de
convenante bienveillance, les fêtes galantes des comédies
auxquelles vous convient les châtelains en commerce de
tendre politesse avec la Muse. Il ne néglige jamais de
nous rapporter quelques vers, tels ceux-là de la savnète
enrubannée jouée chez le baron Saffre :
Le temps de la jeunesse est le temps des amours
La femme est la colombe et l'amour c'est la fleur.
Le orentilhomme savovard des Frasses ^, très ffàteau de
Savoie en amour, essaie, sur sa voix mélancolique et
traînante de beau ténébreux, de tels versiculets exhumés
de Malfilâtre :
Daignez sourire à mes accents
Ne refusez pas un encens.
l.J.-H. Rosny, La Charpente, Fasquelle.
2. Hervieu, Flirt. Lemerre.
174 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME RÉPUBLIQUE
Le comte de Pontarmé travaille dans un geni'e plus
sérieux, peinant à des à-propos sur Gabriel d'Estrée ou
Charles VIII à Pontarmé emplis de mouvement et surtout
de mouvements; dans l'abondance aqueuse des allusions
politiques aux dernières élections dont il fut le vaincu, les
bons mots grouillent, vite délavés d'un « stvle courant ».
— Plus talentueux, le comte Aimery de Muzarett (en qui
M. Jean Lorrain prétendit peindre R. de Montesquiou),
poète alambiqué des Rats ailés, ferme, des opales de ses
veux à reflets duplices et de sa bouche en cœur et fardée,
ce cvcle précieux de complaisants auteurs, « courtisan de
soi-même,... Narcisse de l'encrier ».
Par habitude de désœuvrés et d'impuissants, les nobles
sont portés au dilettantisme. Le dilettantisme n'est pas
une profonde maladie mentale, mais une affection des
esprits, sinon faibles, anémiés, qui n'ont plus assez de
force pour s'attacher vigoureusement à une idée, — chose
qui est le commencement et presque le synonvme de
l'action, pour laquelle il faut de l'énergie, — qui alors
font avec détachement le tour de toutes les idées, dans
le besoin inconscient d'y trouver une à laquelle se
retenir, et qui attribuent la faiblesse de leurs esprits
examinateurs aux idées examinées. Comme en amour le
flirt, il devrait être seulement le désintéressement obli-
gatoire des vieillards, mais il est devenu le passe-temps
des êtres jeunes des races ou des classes vieillies, en
premier lieu de l'aristocratie, le déguisé brillant sous
lequel elle cache, en se jouant, son impuissance intellec-
tuelle.
Paul Adam recueillit dans les propos et la personnalité
même du duc de Lorraine', blond gentilhomme embour-
1. Adam, Mystère des Foules, OllendorfT.
LA NOBLESSE 175
geoisé de graisse rose, un parfait manuel de dilettan-
tisme; et, si le duc élabora « d'admirables » travaux
d'occultisme, c'est que nulle science ne se satisfait mieux
du dilettantisme en le desservant. — La comtesse
de Rebelle* présente le plus savoureux cas de dilettan-
tisme que puisse offrir une femme d'élite de cette classe
d'amour : elle est intellectuelle par amour. D une exquise
sincérité qui n'est pas chez elle résultat d'un effort moral
mais qui est toute naturelle, qui n'est que spontanéité
sensitive, c'est par la sensualité qu'elle arrive h être un
esprit compréhensif : prenant en l'amour son critère,
elle se hausse par magnétisme amoureux jusqu'à la pensée
de l'amant, alors voluptueusement attentive et doublement
grisée de se sentir profonde. Ses grandes passions sont
cérébrales. Mais la délicieuse femme ne peut s'élever au-
dessus d'un certain niveau, pensant à son confesseur tout
le temps de ses causeries philosophiques avec Duhamel,
mettant sa foi au-dessus de tout, incapable d'une concep-
tion de la beauté qui ne soit pas celle de sa caste, et ne
sachant trouver de poésie que dans les choses mélancoliques
et funéraires, comme le vicomte de Chateaubriand. Encore
chez elle cette poésie peut-elle devenir féconde parce
qu'elle est femme. Il en est autrement pour le marquis
d'Escroix : d'abord ruiné, il avait été obligé au travail et,
de ce fait, amélioré, presque déclassé, par un acquit de
savoir. Mais le gentilhomme qui est en lui veut dominer
dans les discussions; pour y arriver, il est forcé à y user de
mauvaise foi et d'insolence, et, vaincu en duel philoso-
phique par Duhamel dont l'éloquence passionne une jeune
fille qui dédaigne ses avances, son suprême argument
s'exprime en cette menace typique qu'il se murmure :
1. Rosny, La Charpente , Fasquelle.
176 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPURLIQUE
« Toi, je te ferai cocu ». — Pour les nobles la principale
qualité de l'intellectualité est d'être brillante, et elle ne
saurait être qu'un moyen sexuel.
Ce goût du brillant a sa raison dans leur impuissance à
la profondeur, laquelle nécessite la cohérence mentale.
Leurs cerveaux instables s'éparpillent en giboulées d'idées
sans lien. Chez le marquis de Ravenel, vieillard sans
opinions ni croyances, fermente une certaine poésie idéo-
logique très brouillonne; ses enthousiasmes varient avec
l'heure, et, après la lecture d'un livre de Michelet, il
passe, avec aisance, du regret de la monarchie du
xviii^ siècle à la passion de l'égalité : il reproduit ainsi
l'état d'esprit de la noblesse contemporaine de Voltaire.
— Avec un soin intelligent F. de Nion a noté chez
Feysin l'éparpillement de la pensée dans la rêverie d'idée
et l'impuissance à s'assimiler les découvertes scienti-
fiques, à plus forte raison l'esprit scientifique. Chez une
caste d'aussi faible mentalité, il faut plus de temps pour
qu'une idée s'intègre. Ainsi il n'entre pas bien dans la
tête de Feysin que les étoiles soient des mondes; et la
conception transformiste le dépasse et le précipite en
effroi au sceptisme incurable : il appert de cette étude
très fouillée que tout aristocrate qui aborde la science
doit tomber au scepticisme, le scepticisme (qui n'est pas
le scepticisme provisoire des savants) n'étant peut-être
bien qu'une infériorité mentale aristocratique. M. de
Phocas et des Esseintes naquirent sceptiques et, de cela,
virèrent précocement à une anarchie intellectuelle absolue :
Oisif et riche, des Esseintes voue son temps à la lecture.
Incapable de vivre une vie de force et d'action, il s'oublie.
LA NOBLESSE 177
il s'épei'd dans le rêve sensuel des œuvres littéraires qui
sont en principe, par rapport à la vie et h la nature, un
luxe d'artificialité. Encore préfère-t-il parmi les époques
littéraires celles de décadence^ où la santé, l'équilibre,
la robuste simplicité cèdent aux recherches outrées et
anormales, à l'hybridation, à l'inceste des genres-pourris.
Les auteurs de la décadence latine le retiennent et le
débauchent somptueusement. L'aiguë perversité de Baude-
laire, l'ironie seigneuriale de Villiers, l'insolence cléricale
de Barbey et son dandysme excentrique, l'outrageuse
éloquence de croisé de Veuillot, la métaphysique astrale
de Poë, le génie privilégié de Mallarmé composent ses
préférences et meublent luxueusement son goût fragile.
Ils sont la reliure riche de sa personnalité et, de cela, ils
lui appartiennent a l'exclusion de la foule stupide.
Il demande aux lettres de le venger de la Nature qui ne
fut acceptable qu'au début et doit être maintenant « lem-
placée ». Il ne comprend pas plus la nature que les sciences,
et pas davantage la vie moderne : le peuple froisse son
esthétisme néronien; la bourgeoisie l'écœure par son
matérialisme et son inintellectualité ; les inventions scien-
tifiques organisant la société actuelle ne lui plaisent
qu'autant qu'elles peuvent inspirer son imagination
hagarde. Cet homme qui est incapable de subir le contact
de ses contemporains, emprisonné dans le chatoyant
cachot de sa maison, réclame de la littérature l'illusion
d'appartenir aux époques révolues : des Esseintes s'en
tient aux Concourt, aux Flaubert, aux Leconte de Lisle,
aux Verlaine, aux Gustave Moreau, parce qu'ils ont su
remonter aux siècles révolus pour fuir le spectale du leur.
L'art ne saurait être pour lui qu'un doux poison coûteux
versant une telle illusion aux natures raffinées, doulou-
reuses et nostalgiques. Son aristocralismc dolent, son
M.-A. Lkbloni). 12
178 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
impuissance craintive élisent le poème en prose comme
forme suprême de l'art, synthèse hybride de genres, abou-
tissement bâtard de toutes les formes littéraires, pastille
quintessenciée de littérature dégénérée pour halluciner
la nervosité d'une élite décrépite. Il s'en nourrit à petites
doses et prend à ce régime les forces de haïr son siècle.
Entretenu par le constant commerce des cauchemars
d'Odilon Redon, familier au spectacle livresque des
« décadences », il ne peut voir de la vie moderne qu'une
face de putréfaction, de prostitution, de lourdeur épaisse
et ordurière. Le pessimisme, fatal, de ce malade hargneux
est irraisonné , involontaire et incurable comme une
maladie de l'organisme.
Des Esseintes s'abuse quand il croit que c'est la tri-
vialité bourgeoise et le matérialisme cynique de la Démo-
cratie qui l'écœurent : il est simplement rejeté de tout ce
qui est réalité, mouvement, action, évolution, vie. Ce
n'est pas du siècle mais de la vie qu'il est en exil. Ce n'est
pas du siècle mais de la vie qu'il cherche une luxueuse
et vaine consolation dans le culte cénobitique d'un art
perverti. De consentir finalement h rentrer dans le siècle,
il croit abdiquer sa personnalité : mais l'invétération du
mal empêchera la guérison d'un être qui est décéréb/^é tant
le cerveau, hypertrophié, s'isola du reste de l'organisme.
C'est ici le lieu de remarcjuer combien, dans la littéra-
ture et dans la vie, on se trompe sur le sens et dans
l'application du mot de « décadence ». On le confond
généralement avec celui de « barbarie » qui est précisé-
ment tout le contraire, et on l'emploie à propos d'écrivains
qui cherchent, parfois il est vrai avec une certaine
lébrilité, des formules nouvelles. La décadence n'est
jamais dans la recherche de la nouveauté, fut-elle rare et
précieuse, mais dans la sénilité, dans l'épuisement d'une
LA NOBLESSE 179
forme d'art ou d'une classe sociale qui se survit à elle-
même. Parce que M. Huysmans peignit avec un style
abondant en épithètes et néologismes la maladie de des
Esseintes, on s'est imaginé, par confusion, que la déca-
dence était dans sa forme d'art tandis qu'elle est essen-
tiellement dans la maladie de son héros : Bernardin de
Saint-Pierre décrit la nature avec une égale abondance
d'épithètes et de néologismes, mais son sujet est sain et
l'on ne saurait h propos de lui parler de décadence. Elle
est synonyme de débilité, d'impuissance, de pastiche,
d'incapacité h s'adapter h son milieu : être décadent,
c'est n'avoir pas la force de s'adapter au présent et par là
même à l'avenir, c'est continuer à vivre dans son siècle
la vie, les idées et sensations du passé. Des Esseintes,
qui est un mignon de la cour de Henri IIl attardé au
xix" siècle, ou un professeur qui ne sait que copier le style
des grands classiques, l'esprit de Voltaire ou la précio-
sité de Racine, voilà des décadents. L'écrivain moderne
qui emprunte très subtilement des images et des mots
neufs à la science naissante ou l'homme du peuple auto-
didacte qui, comme les héros de George Sand, parle
encore avec les termes et les imaoes de l'argot ou s'assi-
mile trop rapidement d'autres langues et des connais-
sances nouvelles, peuvent être des barbares, ne sont pas
des décadents quoiqu'on ait dit trop souvent. La déca-
dence est exclusivement affaire d'aristocratie de l'esprit
qui s'anémie à force de se raffiner dans l'élégance du
passé. Et notez que c'est en parfaite conformité avec la
seule définition que, transformistes, nous puissions
donner aujourd'hui du Mal qui n'est plus, comme pour
les Manichéens, le contraire du Bien, mais une forme
périmée du Bien qui ne se trouve pas adaptée à l'état
nouveau du reste du monde.
LES ROLES SOCIAUX
A tout noble, rentrer clans ce siècle ce semble descen-
dre des siècles passés, c'est une déchéance. La noblesse
eut le monopole des commandements; les révolutions le
lui ôtèrent; mais plutôt que de disputer dans une lutte
égalitaire les premières places de la nation, ils veulent
garder le prestige d'être éloignés de la foule. Ne la pou-
vant plus dominer par le privilège, ils s'efforcent de con-
server le luxe qui soutient l'éclat du titre, et le souci de
tenir leur rang le plus haut possible persiste leur pre-
mière préoccupation sociale. C'est ce que Zola a voulu le
plus faire ressortir : Mme de Quinsac s'entête à vivre hé-
roïquement des débris de sa fortune, et, ruinée, vainquant
en soi l'amour-propre de l'honneur et de la délicatesse
morale, accepte le mariage de son fds avec la fille de
la juive pour continuer à vivre en décorum; les Beau-
villiers ' jouent h la Bourse afin de conserver l'apparat,
bientôt précipités par cela même à une plus vile misère.
Gyp publie le roman documenté du prolétariat de la
noblesse; et c'est sans doute par la nécessité eflarée
d'échapper h ce prolétariat que presque toute la noblesse
ne recherche, dans le mariage, que l'argent, selon l'obser-
1. LArs^crit, Fasijuelle.
LA NOULESSi: 181
vation coniniuiie des écrivains. Le décor est la préoccupa-
tion, même la raison d'être essentielle assignée par
M. Paul Adam ;i laristocratie [E?i décor) : de là cette faci-
lité des nobles à être les arbitres des élégances, parlant
toilettes et modes comme une femme, donnant le ton de
la mode comme une élégante ou un grand tailleur (de
Morières, prince de Lucques); de là aussi leur unanime
prédisposition et précellence au flirt, passe-temps d'aris-
tocrates en quoi ils se complaisent d'autant plus qu'il
n'est qu'une sorte d'art décoratif de l'amour [Flirt).
Les nécessités pécuniaires auxquelles ils sont soumis
pour tenir leur rang les invitent h plus d'accommodement
avec la bourgeoisie, et les Dame de Jurieu, entichée de
noblesse au point d'être insolente même avec un ministre,
ont le bon goût et le bon sens de devenir de plus en plus
rares. Mais, logé avec prévenance au château des Pon-
tarmé, le peintre Guy iNIarfaux note avec tact que la
familiarité physique est exclue de leur conduite habituelle
de traiter les artistes sur un certain pied d'égalité : la
considération que ce charmant garçon « n'est pas de son
monde » ne contribue pas peu à refroidir à son égard
Anna de Courlandon, « l'amant n'étant qu'un second mari
qu'on aime et dont on est aimé » et la situation pécu-
niaire d'Anna ne la réduisant pas à une mésalliance. —
Le roman d'analyse La Fauve devient un roman social en
représentant, sur une scène qui s'élargit du recul des per-
sonnages secondaires, âmes petites ou médiocres, la lutte
avec les préjugés de son monde de Charles de Latorel,
amoureux de la comédienne Samy. Charles, le plus pur
représentant de l'aristocratie contemporaine, sang appau-
vri dans l'oisiveté élégante, individualité dont le reste
1. Les Façades.
182 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
d'énergie succombe sous le poids des convenances, res-
sort comme un être de finesse et de sensibilité quasi fémi-
nines à côté de Samy, virile par son àme honnête et sin-
cère. Cette féminité de race dégénérée, dont la délicatesse
séduit d'abord Samy dans la brutalité du siècle, ne tarde
pas à blesser sa mâle fierté de créature de belle et triom-
phante vertu. Elle est forte, car elle est pure, car elle a
la plus calme conscience de son intelligence et de son
talent et de la noblesse de son cœur, parce qu'encore elle
est la nature libre, supérieure aux complications des
vieilles sociétés malades. Elle s'est donnée entière parce
qu'elle aime, sans calcul, sans avoir songé à devenir sa
femme légitime et titrée, mais elle ne veut pas qu'il ait
honte d'elle devant le monde mesquin dont il sait la
vanité et qui l'intimide tout de même, auquel il reste
attaché par une lâcheté d'enfant. Elle lui demande de
prouver qu'il n'ait pas honte d'elle et, comme il hésite, elle
se sépare de lui, elle rentre seule dans la douleur, dans la
grande solitude des êtres supérieurs, le rejetant à son
mariage médiocre et malheureux avec l'héritière Blanche
du liarclay. Et jamais n'est tant apparue la différence de
la noblesse d'àme et de la noblesse de condition.
Cette préoccupation du rang fait aux Nobles une situa-
tion fausse dans l'Etat en même temps que, les obligeant
à des mésalliances de rano- ou de caractère, elle leur fait
une situation fausse dans la famille. Par paresse et par
considération de société, ils choisissent les professions
représentatives où, aristocrates et réactionnaires, ils ne
peuvent cependant représenter que la République : Mili-
taires, ils sont les généraux d'ancien régime d'une armée
LA NOBLESSE 183
démocratique : général comte Scilly*, royaliste; général
duc d'Alcantara, impérialiste; général Cartier de Chalmot,
nationaliste. Le général de Bozonet^, militariste fougueux
et nostalgique des guerres impériales, va jusqu'à déclarer
que, en décrétant le service obligatoire et la nation en
armes, la République a tué la guerre et la patrie : Zola a
consciencieusement buriné en lui le type du noble qui a
choisi l'armée afin de pouvoir vivre dans cette société à
laquelle il essaie de se rattacher par une sorte d'activité
honorifique.
Fonctionnaires, ils ne s'occupent que d'avancements
distinctifs (M. de Prébois), et ils opposent l'inertie ou
l'hypocrite incompréhension aux ordres et aux décrets :
le marquis de Larombardière, vestige de l'ancienne
magistrature, se ferme h toute évolution, à tout sens
nouveau des êtres, des choses et du droit.
Politiques, ils endiguent le progrès démocratique par
leurs oppositions vétustés, resserrant ainsi un cours qui,
de naturellement pacifique, devient susceptible de dange-
reuses irruptions; et ils maintiennent la vie politique
dans une atmosphère mélodramatique où retentissent les
voix de morts (E.-M. de Vogiié : Les morts qui parlent).
Ou bien, députés de la droite, marquis de Morigny et
marquis d'Auberive, ils sont réduits h une théâtrale et
stérile opposition où ils immobilisent par entêtement leurs
facultés politiques, comme Morygny immobilise ses millions
plutôt que de les faire fructifier au service des travaux du
siècle. Ou bien politiciens, ils se rallient secrètement tel
le vicomte de Félines et se jettent dans les affaires tel
M. de Sauves, utilisant dans les entreprises privées leurs
1. Bourget, Cruelle Énigme; — Daudet; — France.
2. Paris, Fasquelle.
184 LA SOCIETE FIîANÇAISE SOLS LA TROISIÈME REPUBLIQUE
relations politiques : Dédaigneux et désintéressés du
gouvernement actuel, ils n'ont plus qu'à être arrivistes,
avec la sécheresse vulgaire d'un Ernest de Bonmont ou le
cynisme prétentieux d'un comte Martin-Bellème.
Socialistes, ils entravent le socialisme de considérations
religieuses ou de manies mondaines, tel le très riche
marquis de Salmon-Roquebert, dont la charité chrétienne
se borne à devenir démocrate trois jours par an en
s'asseyant avec les pauvres et les servant ', — ils l'énervent
de dilettantisme, ainsi le duc de Lorraine"', ou ils le
pervertissent en anarchie.
Anarchiste, tel serait le seul logique caractère social de
l'aristocrate. Des Esseintes estime que l'aristocratie a
versé dans l'imbécillité et l'ordure, que la noblesse décom-
posée est morte. « Elle s'éteint dans le gâtisme de ses
descendants dont les facultés baissent à chaque génération
et aboutissent h des instincts de gorilles fermentes dans
des crânes de palefreniers et de jockevs, ou bien encore
ainsi que les Choiseul-Praslin, les Polignac, les Chevreuse,
elle roule dans la boue de procès qui la rendent égale en
turpitude aux autres classes. » Il en peut seulement
conclure que rien ne répond plus à son esprit, qu'il est un
déraciné de l'ancien régime, et que partout la mort le
poursuit. Méprisant le peuple, la bourgeoisie, l'aristocratie
d'argent, l'aristocratie de sang corrompue par celle-ci,
l'église devenue vénale, il réclame la fin de la société.
Déraciné, il s'affaiblit, souffre de toute force des autres et
en veut l'extinction anarchiste.
Déracinés du Passé, les « Nobles » actuels paraissent
dans notre régime démocratique des sortes d'émigrés
1. Zola, Lourdes, Fasquelle.
2. P. Adam, Le Mystère des Foules, Ollendorfl".
LA NOBLESSE 185
d'une patrie qui n'existe plus. Socialement, moralement,
et intellectuellement, ils ne s'adaptent pas plus et ne
réussiraient pas plus à s'adapter h la société démocratique
que les émigrés de 1789 n'ont su gagner leur vie à
l'étranger.
Ces derniers n'avaient aucune capacité personnelle qui
leur permît d'y subsister lorsqu'ils lurent privés du jour
au lendemain de leurs pensions ou fortunes. Ainsi, en
tant que classe même, ils ne jjeuvent survivre dans la
démocratie parce que leur classe n'a aucune force indivi-
duelle, n'ayant aucune conscience de soi puisqu'elle n'a
aucune instruction, même historique, aucune connaissance
de la tradition : elle ne peut encore avoir de force indivi-
duelle puisque, assujettie et domestiquée par Louis \l\ ,
corrompue sous Louis XV, elle a depuis longtemps de ce
fait perdu toute puissance, toute existence de corps, et
elle n'a pu en reprendre sous la Restauration ni sous le
Second Empire; or cela seul lui eût permis, si médiocres
que fussent ses membres chacun pris à part, de reconquérir
une place dans la République aristocratique que fut la
troisième République et d'y tenir le rôle politique que la
noblesse de province commença de jouer a l'Assemblée de
Bordeaux après 1871 et qu'elle dut très vite céder à la
grosse bourgeoisie.
Les nobles, ce sont bien là les vrais déracinés, et seuls
ils eussent dû être l'objet du roman de M. Maurice Barrés;
appliquée aux gens du peuple, sa théorie du déracinement
est des plus critiquables. Un homme du peuple normal qui
quitte sa ville, se déracine, selon le mot de M. Barrés,
reprend vite racine ailleurs où il retrouve du peuple
parlant la même langue et ayant à peu près les mêmes
habitudes de prolétaire (la vérité proclamée en programme
par Marx au prolétariat universel : — que des prolétaires
186 LA SOCIETE PHANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
peuvent s'entendre plus aisément avec les prolétaires d'un
autre pays qu'avec l'aristocratie de leur propre pays,
s'appuie sur une profonde observation psychologique de
la vie pratique); il reprend vite racine et vitalité, parce
qu'il est un organisme robuste développé à la dure. L'aris-
tocrate, anémié et d'une sensibilité extrême, vrai sybarite
social, une fois déplanté de son rôle social héréditaire,
dépérit, et d'autant plus que les différences de milieu et
de fortune sont beaucoup plus sensibles que celles de
terroir.
Désorganisation physique, déséquilibre sentimental,
démoralisation, décérébration, déracinement social, ne
sont-ce pas autant d'anarchies partielles? Aiiaî'cliiste, ieX
est le côté fondamental que fait ressortir Huysmans en sa
synthèse qui, par son caractère de caricature géniale, a
une singulière force révélatrice.
VI
De cette revue des plus divers spécimens de la faune
aristocratique, il ressort que ce sont les exemplaires de
noblesse sans mésalliance qui sont, physiologiquement,
sentimentalement, moralement, intellectuellement et socia-
lement, les inférieurs, viciés par une e.icessive sélection.
Plus largement, toute iine moitié de la noblesse, qu'on
peut dénommer idéaliste, ne fusionnant pas, ne procréant
plus parce qu'elle s'est ainsi affaiblie, s'épuisant dans le
parti-pris de ne pas fusionner et s'emmurant dans le
passé, présente la même communauté de déséquilibrés
physiologiques et mentaux que les couvents, avec la même
exception de quelques hautes cérébralités anormales
illuminées. L'autre moitié a compris qu'il fallait s'allier à
la bourgeoisie et h la finance juive pour redorer la bourse
et rénover le sang.
Sans doute, selon les romanciers, l'intérêt seul guida
ces derniers et se retrouve au fond de leurs sentiments et
de leurs idées et à la fin de leur morale et de leur poli-
tique ; mais, si l'on veut se placer h un point de vue de sociale
supérieure, il faut louer qu ils aient fait le sacrifice de
leur c( honneur » pour participer, d'une façon qui deviendra
de plus en plus efficace, à la vie civile moderne en accep-
tant les emplois de la Républi([ue, susceptibles ainsi d'être
peu à peu convertis au présent et à l'avenir. Il faut noter
188 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUo LA TliOISIEME REPUBLIQUE
ici que la noblesse d'Empire (Martin-Bellème, Desforges),
assez voisine de la noblesse d'argent et de sa synonyme la
noblesse papale, plus amorale et utilitaire, a participé à ce
mouvement plus que la vieille noblesse (Tiercé, Gromelain
pour ne pas parler de des Esseintes). La noblesse orléa-
niste et la noblesse anoblie sous la troisième République,
étant de consécration plus récente, renchérissent sur les
préjugés par excès de zèle, et attestent les défauts et la
grotesquerie des parvenus (d'Argonne, Vanneau de
Floches). Les romanciers ont eu une facilité presque égale
à peindre ces diverses noblesses, la vieille étant plus
bienveillante et pénétrable si la nouvelle est plus super-
ficielle et plus accueillante. Aussi la littérature sur la
noblesse est-elle encore très abondante, si elle n'est plus
exclusive.
Au xvii'^ siècle, en effet, presque toute la littérature
était consacrée à la noblesse, seul grand juge et seul
public : la noblesse a créé la littérature de ce siècle
et l'a modelée à ses besoins et goûts. Une bonne partie
de la littérature de notre temps en suit la tradition ; mais
la noblesse ne crée plus de littérature, elle est réduite à
s'y refléter maigrement, la noblesse et le genre d'art
qu'elle a créé mourant ensemble. La littérature devient
démocratique et sociale, et la noblesse, parti mort, n'a
plus d'expression en art; essentiellement, ce qui est nou-
veau et porte l'originalité du siècle est social : l'œuvre
même des Villiers de llsle-Adam ou des Henri de Réiifnier,
magnifique floraison suprême d'une littérature périmée,
ne compte pas, au point de vue cvolatif, auprès de celle
des Paul Adam, des Anatole France ou des J.-H. Rosny,
«ntre tous supérieurs.
LA NOBLESSE 189^
Des romanciers qui étudièrent l'aristocratie, la part
({ui, d'inspiration, lui est favorable, forme l'arrière-garde
de cette littérature d'ancien régime. Il est à noter que les
aristocrates écrivains, par une impartialité élégante, ne
sont point de ceux-là. Presque seul avec Mme Raoul de
Navcrv, le vicomte Euffène-Melchior de Vog-ué, de l'Aca-
demie française, en innocence plaisante, s'est arrêté au
parti-pris de combler la noblesse de toutes les vertus
d'opérette et de féerie. — Né de la bourgeoisie et guindé
au Faubourg, M. Bourget, après Octave Feuillet, a payé
l'hospitalité anoblissante d'un tribut d'hommages flat-
teurs : il est h regretter que celui qui a vu l'aristocratie
sous le jour le plus favorable, ait fait œuvre d'art si con-
ventionnel ; il faut remonter jusqu'à Balzac pour trouver
des tvpes sympathiques qu'ait créés bien vivant le génie
artistique, garant de vérité. Au point de vue littéraire,
notons que le procédé d'annotation pédagogique et d'ana-
lyse minutieuse de M. Bourget est maladroit à rendre la
vie propre de l'aristocratie, déclarée par les autres inintel-
lectuelle et confuse. Certains enfin, comme M. Jean Lor-
rain, dont la littérature serait un peu la fille bâtarde de
Barbey d'Aurevilly [M. de Boui^rclon), avouent d'autres
raisons de préférer comme sujet l'aristocratie : ce serait
pour l'affinité de celle-ci avec les mondes de névrose
vicieuse qu'il excellerait h l'analyse pénétrante et pitto-
resque de ces cas de déviation cérébrale et d'épuisement
d'une race finissant en Goyas.
Pour l'autre part, les écrivains de la démocratie, s'ils
jugent très sévèrement la noblesse au critère de leur idéal
social et scientifique, ne peuvent s'empêcher d'en aimer
la finesse et les rares dons qui y persistent; et ils se
montrent heureux de pouvoir parfois noter les progrès de
cette classe, ses tentatives d'éducation moderne et d'assi-
190 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
milation nationale. Ils arrivent, de la sorte, à une certaine
conformité de jugement d'ensemble avec les aristocrates
écrivains qui, attachés par quelque piété à la noblesse,
n'en accusent pas moins, par goût de la vérité ou de l'art,
la décrépitude. C'est à peu près ainsi qu'on ne peut man-
quer de rapprocher Huysmans et Villiers de l'Isle-Adam.
Dans son goût des raines, des agonies et des décomposi-
tions naturalistes, Huysmans s'attache particulièrement à
la pittoresque décadence des classes no}:)les qui gardent
je ne sais quelle grâce de race, quel charme essentiel
du passé, dans l'extrême et triviale calamité physique. Le
génie de Yilliers fut au contraire très peu observateur de
réalité; mais, par cela même, il ne cessa de singulariser
avec candeur et prédilection dans le noble le type, trop
rare dans un siècle d'industrialisme, de l'idéaliste pur, du
penseur désintéressé, du poète farouche et solitaire. Guy
de Maupassant et le comte François de Nion furent servis
par une affinité de race pour pénétrer la physiopsychie
des aristocrates de province ou de quartiers riches dont
les salons s'ouvraient aisément à leurs titres : et leur bel
amour d'un art sincère et d'une forme adéquate h chaque
matière spéciale a produit des œuvres de grande vérité et
de style, suivant le cas, robuste et pastoral ou nerveux et
précieux. — Gvp, avec une force de sécheresse pénétrante,
s'avère observateur fin et impartial, esprit nuancé et de
subtilité judicieuse, moraliste juste en sa souplesse, dans
ses fourmillantes fresques de frivoles mannequins, de fats
snobs, d'erotiques calotins, tous « desàmés ».
On rapprochera donc immédiatement MM. Ilcrvieu et
Hermant que la carrière ou la haute correction accrédi-
tèrent a très peu près comme des égaux dans ce grand
monde que M. Hermant était si bien né pour exprimer. Il
l'a fait, dans ses premières œuvres, avec un sentiment
LA NOBLESSE 191
d'aimable nonchalance et avec une psychologie un peu
prolixe et complaisante en sa jolie délicatesse tactile, et,
de plus en plus dans les dernières, avec une Ame et un
stvle stricts, une sécheresse énervante h force d'élégance
mondaine, une u férocité » ' seulement épuisée de neuras-
thénie. — INl. Paul Hervieu, avec plus de finesse, de lar-
geur, de diversité et de justesse, encore bien supérieur à
Bourget par la pénétration et l'audace, la qualité du tact
et de l'ironie, fait vivre en proportion exacte les fantoches
convaincus du Monde; peut-être seulement, un peu litté-
rateurs, parlent-ils trop bien et longuement. Il excelle
à dire même les vertus de douairière avec un ton sel et
poivre d'ironie à peine perceptible, convenable en sa
coquetterie comme un demi-deuil; et il n'excelle pas
moins à faire valoir, par le contexte des sous-entendus,
le charme fané des mots devenus banals qu'emploie le
monde. Sa phrase, toujours en habit un peu serré mais
souple, réalise en plastique son élégance ironiquement
cérémonieuse.
D'un génie de sensibilité fraternelle, Daudet acquiert
par la pitié et le respect un sentiment juste de la vieille
noblesse malheureuse; et s'il est très rigoureux pour le
« dernier bateau » c'est avec la même impartialité qui lui
fit condamner les bohèmes. — De M. Paul Adam, c'est le
génie de la sensualité qui le fait communiquer avec ses
plus divers sujets ; et, merveilleux résurrectionniste, il
évoque, comme par don magnétique, les noblesses des
siècles révolus incarnés dans quelques contemporains
attardataires. — M. Marcel Prévost étudia avec la préci-
sion d'un homme d'éducation scientifique les dégénéres-
cences sentimentales, avant d'observer dans les salons
1. Selon le terme d'une de ses « prières d'insérer ».
192 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
rastas, panachés de politique et de finance, la curieuse
noblesse d'à côté. — M. Georges Clemenceau, haJjitué à
mener le monde politique, y dut connaître les ducs cjue
son esprit altier sait dévisager avec la hauteur qui con-
vient.
M. Anatole France ne dut guère fréquenter les salons
du Faubourg, mais il a tant aimé le xviii'' siècle et sa phi-
losophie malicieuse croit si intimement à l'uniformité des
êtres sous la diversité des plus attravantes apparences,
qu'il est sur de ne pas l)eaucoup se tromper en imaginant,
parmi l'agitation bariolée du nationalisme, des légèretés
et des sensualités assez Louis XV, des égoïsmes et des
ignorances tout à fait Louis XVL — M. J.-H. Rosny, sans
moins savourer les beautés sensuelles du passé, les
apprécie inférieures à la beauté plus complexe et mobile
du peuple, car c'est en lui que résident aujourd'hui les élé-
gances les plus pures et durables et les plus dynamiques
splendeurs. Dans une partie théorique, très ingénieuse et
substantielle, de La Charpente^ il démontre, par l'histoire
naturelle comparée, l'infériorité des classes les plus
anciennes et par là voisines de l'animalité, « couches de
singe » de la société. — M. Emile Zola, dont la vision est
symboliste, figure en scène dramatique l'apothéose de la
bourgeoisie cosmopolite par le mariage de Gérard de
Quinsac avec une fille de finance juive, « la vieille
noblesse sacrifiant un de ses fils à l'autel du Veau d'or
pour que le bon Dieu et les gendarmes, redevenus les
maires de la France, nous débarrassent de ces fripouilles
de socialistes ». Mais l'apothéose ne peut durer qu'une
fin d'acte; et à la débilité de la noblesse, Zola, dans ses
récents « Evangiles », oppose l'énergie vivace, l'intellec-
tualité hardie, la morale robuste, la générosité féconde du
peuple lal)orieux.
LA NOBLESSE 193
Le commerce de l'aristocratie ne pouvait manquer
d'agir sur l'esprit des écrivains. Entre tous et bien plus
aigument, Iluysmans atteste la perversion, grâce à lui,
d'un goût artistique très fin en cxcesswe recherche de
l'anormal, et d'un esprit avisé sur la vanité mondaine en
égoïste religiosité de moine. Les cas d'impuissance senti-
mentale ont été décrits avec trop de complaisance par
ceux qui fréquentaient presque exclusivement l'aristo-
cratie, et ils les ont desséchés et amiévris. Le pessimisme
dilettante de la plus grande partie de la littérature du
siècle vient de s'être trop exclusivement penché sur
l'aristocratie que sa dégénérescence physique et sociale ne
pouvait rendre optimiste. Enfin les écrivains sociaux, d'une
George Sand à un Geffioy, sont ceux qui ont préféré se
tourner vers le peuple; Zola est devenu bien plus large-
ment et fécondement social du jour où il délaissa la pein-
ture du monde de la richesse pour celle des hommes de
labeur.
- Le commerce d'une aristocratie que les écrivains leur
montraient telle n'a pas été moins nuisible aux lecteurs ,
il a dévié les imaginations de la masse qui lit vers des
idéals de châteaux bâtards composés de tous les styles,
de vies de fêtes galantes, de cérémonies guindées de
protocole, de politesse archaïque et toute formulaire, de
beautés anémiées, d'élégances ou raides ou mièvres.
Combien d'Emma Bovary furent, par la littérature,
détournées de l'honnête rusticité vers les élégants adul-
tères, vice de noblesse selon Ilermant, ou même du
mariage pour déchoir finalement à l'aigre célibat. Cer-
tains romans mondains, toute la littérature d'adultère,
n'ont pas été moins funestes en leur genre que les jour-
naux illustrés détaillant les crimes, sans d'ailleurs valoir
littérairement plus que les feuilletons dits populaires.
M. -A. Leblond. 13
Wt LA SOCIÉTÉ FRAXÇAISI-: SOUS LA TROISIÈME RÉPUI5LIQUE
Si la noblesse fut parfois, sans le vouloir, utile à la
société, c'est dans le même sens que le financier '. Il n'en
faut pas moins avoir pour elle une piété analogue au res-
pect que nous conservons aux chefs-d'œuvre classiques si
lointains de nous et qui sont froids à notre sensibilité
moderne ; il faut anssi avoir la pitié que ce qui fut la
splendeur de jadis s'est prostitué.
Dissolue et morte, l'aristocratie de sang, quelque temps
renouvelée par celle d'argent, semble devoir être rem-
placée par une aristocratie sociale plus complexe. Sera-ce
Yarislocratie intellectuelle en laquelle Renan, étourdi par
la guerre de 1870, en ces périodes de fatigue et d'aveu-
glement où l'on se confie à un dictateur, mettait tant
d'espérance? 11 semble qu'au sein même du corps intellec-
tuel des classes différentes achèvent de se délimiter plus
nettement, hostilement, et que les académies tendent de
plus en plus à représenter aux jeunes générations et
presque au public une grosse bourgeoisie littéraire et
scientifique, recrutée généralement parmi des médiocres
brillants, parvenus et fils de grands hommes — ce qui
est bien le trait et le vice essentiels des aristocraties
— dont tous attaquent de plus en plus les privilèges,
l'esprit conservateur et despotique, le népotisme. Parmi
}«s intellectuels même se forme un parti, plus ou moins
anarchiste, qui repousse la suprématie des intellectuels
au point de lui préférer jusque celle des militaires'-.
D'autres, réservant la conduite de l'avenir aux êtres
d'élite qu'ils appellent siirJionimes, les envisagent sou-
vent beaucoup moins comme de purs intellectuels que
comme des hommes d'action. Tout cela montre déjà,
1. Voir p. 134.
'1. A ce point de vue l'anleur des Moi ticoles est bien mentalenienl le fils
de l'auteur de V Immortel .
LA NOBLESSE 195
après quelques années, la caducité de la conception de
Renan, souvent développée après lui par d'autres, bien
qu'il eut été lui-même amené à contredire dans son Marc-
Auièle ses idées de 1872.
En son principe même l'idée d'une aristocratie intel-
lectuelle est inacceptable, contradictoire, parce qu'elle
implique une concomitance de choses successives. L'élite
intellectuelle — artistes et savants — ne peut gouverner
socialement, l'intelligence étant un instrument de
recherche, de tâtonnement, d'intuition, et le gouverne-
ment une méthode d'application, de précision (évidem-
ment relative), le gouvernement chose d'application étant
par définition une chose postérieure. La politique est une
application d'idées sociologiques, elles-mêmes synthéti-
sations d'idées scientifiques, elles-mêmes généralisations
de nombreuses découvertes opérées dans les diverses
sciences : toutes opérations qui nécessitent du temps. La
politique ne peut jamais être qu'une vulgarisation laite
par des esprits de culture générale, et la science tend de
plus en plus h se spécialiser. Certains savants n'ont pu
être appelés h des fonctions politiques qu'à cause de la
nullité des politiciens de leur temps, esprits, il est vrai,
de culture générale, mais partout trop basse.
Néanmoins, quelle qu'elle soit, pour éviter de recom-
mencer une même évolution, la prochaine aristocratie
devra étudier avec l'attention la plus analytique tout ce
qui reste des anciennes aristocraties et a été écrit sur
elles : elle en formera les considérations suffisantes sur
la nécessité pour toute aristocratie de se renouveler fré-
quemment d'éléments populaires, de replonger sans cesse,
ainsi et par l'étude ', dans la masse dont on ne peut
1. Ce qu'ont fait si heureusement les Concourt.
196 LA SOCIETK FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
s'écarter sans tomber A'ite à l'impuissance et à l'anor-
malité ; elle verra ne pouvoir persister qu'autant qu'elle
se préoccupera seulement de l'avenir de la masse, toute
aristocratie étant son élite et l'élite n'ayant de raison que
dans la préparation de l'avenir; elle percevra que la néces-
sité capitale d'une élite est de ne pas être héréditaire,
même par la filiation de maître à disciple ; elle sentira
enfin que, tout en participant à la politique en tant
qu'unités civiques, elle devra éviter d'accaparer le pou-
voir directeur, la pensée ayant besoin d'un certain recul
de solitude pour tenir compte des proportions, car c'est
la possession des pouvoirs et surtout des pouvoirs repré-
sentatifs — politique, argent — où l'on s'immobilise for-
cément, qui a perdu les aristocraties successives.
CHAPITRE V
LES ANARCHISTES
Longtemps la masse n'a eu qu'une notion très confuse
de l'anarchie et de l'anarchiste. Pour le peuple et une
grande partie de la bourgeoisie, l'anarchiste était couram-
ment un assassin et un voleur, ou au moins se le repré-
sentait-on destructeur pour le plaisir de détruire comme
agit le voleur. L'affaire Ravachol contribua h accréditer
la confusion, et le défenseur de Vaillant à Paris, comme
auparavant celui de Menau à Bruxelles, dut avant tout
lutter contre les erreurs de l'opinion publique. Mais peu
à peu les argumentations des avocats et les campagnes
successives de la presse élucidèrent la question : en tète
de toutes mérite de retenir l'attention la plaidoirie de
M* Henri Rover à Bruxelles, qui cita h décharge de son
client les principales œuvres de la littérature et de l'art
contemporains, invoquant comme complices en anarchie
les écrivains Zola, Richepin, Lemonnier et Eekhoud, le
peintre Léon Frédéric V Lors des procès Vaillant et
Henry, les articles de Geffroy, Barrés, Ivahn, Mirbeau
créaient un mouvement de sympathie ou de tolérance en
1. Son œuvi-e a été analysée au point de vue socialiste avec celle d'Eu-
gène Laërmans dans la Revue des Refîtes des l'' et 15 octobre 1902.
198 LA SOCIÉTÉ FnANÇAISE SOUS LA TROISIÈME ItÉPUBLIQUE
faveur des accusés ; les interviews et les polémiques
d'académiciens et de professeurs de facultés dans les
grands journaux et les revues avertissaient le public que
l'anarchiste n'est pas forcément et exclusivement un
homme qui jette une bombe, mais qu'il y a des anarchistes
de mœurs honnêtes et de caractère doux : des savants et
penseurs admirés et respectés de tous se réclamaient ou
se laissaient réclamer de l'anarchie, comme les Reclus,
Tolstoï et tout récemment Anatole France, de l'Académie
Française. Mieux qu'aucune dialectique, de tels noms quasi
officiels imposaient à la foule un examen plus minutieux :
aujourd'hui, malgré les campagnes, lors de l'affaire SéJjas-
tien Faure, d'une partie de la presse intéressée h accroître
la confusion, la majorité du public détient une notion assez
nette et juste de l'anarchie et lui fait l'honneur de la dis-
cussion au lieu de la condamner en bloc et de la marquer
d'infamie comme autrefois.
On se rend compte que ranarchie ne signifie pas seu-
lement désordre, mais constitue une doctrine sociale, que,
d'une façon générale, l'anarchiste est celui qui ne croit
pas aux bienfaits d'un pouvoir fort et même en la possi-
bilité pratique d'un gouvernement juste. 11 estime dès lors
qu'il laut réduire au minimun les pouvoirs de l'Etat et
parfois qu'il ne faut pas du tout de gouvernement. 11 con-
vient encore de distinguer parmi les anarchistes ceux qui
croient possiljJe d'étal)lir rapidement l'anarchie ou ceux
qui ne l'admettent réalisable que dans un certain temps,
h la suite de mesures progressives. Tout cela fait que dans
la doctrine anarchiste il y a plusieurs sectes et que les
romanciers ont pu étudier les types d'anarchistes les plus
divers. F^t comme ils se sont trouvés assez intimement
mêlés par la curiosité ou par la communion de pensée et
de caractère aux milieux anarchistes, ce sont leurs œuvres
LES ANARCHISTES IIRI
qui permettent le mieux de s'en faire une idée analytique?
ou une image réaliste. Aussi ne s'explique-t-on pas que
M. riamon ait négligé les résultats de leur observation
dans sa notoire Psychologie de l'anarchiste^ .
En effet les Jean Grave, les Kropotkine, les Charles
Malato sont de purs théoriciens de l'anarchie, et le grand
public ne lit pas leurs œuvres, tout au plus achète-t-il et
parcourt-il certaines qui lui sont signalées par le veto de
la censure. Le Fumée et le P'ere et Fils de TouraueniefF.
les romans de Dostoie^vsky et de Tolstoï, les nouvelles
de Herzen et de Multatuli, de Morris et de Arne Garborg,
en France les œuvres de Zola, Barres, Rosny et Adam ont
contribué bien davantage à faire connaître l'anarchie et
par la suite à lui acquérir des sympathies. Le préjugé de
vandalisme dont on l'accablait n'a pu subsister quand il
s'est avéré que de grands artistes érudits comme William
Morris professaient la loi anarchiste. Enfin n'a-t-il pas été
significatit de voir en France un Jules Lemaitre, à ce sujet
attacpié d'ailleurs par la presse royaliste", publier un
article apologétique au début de la publication de liésur-
rection dans un grand journal conservateur de Paris?
L'étude de l'anarchie a été longtemps une mode littéraire
de la France et rien n'accrédite tant dans ce pays que la
mode. Au cours de lectures agréables ou de bon ton, le
public a pu prendre un contact prudent avec des anar-
chistes de véridicité suffisamment garantie; il leur a trouvé
des qualités sympathiques, des vertus privées, voire « de
beaux gestes », il s'y est habitué, il ne s'efFraierait même
plus de les rencontrer dans la vie. Cette étude impersou-
1. Librairie Stock, qui a réuni d'une part les ouvrages théoriques et,
d'autre part, avec quelques romans français, les principaux romans étran-
gers sur l'anarchie.
2. Notamment par Charles Maurras, à la Gazette Je France.
200 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
nelle, dont le ton est donné par les romanciers tour à
tour consultés, achèvera de le rassurer : il y verra bien
deux ou trois tempéraments violents (n'y a-t-il pas des
assassins pour tous les cas passionnels), mais surtout
quelques cœurs faibles, des esprits âpres mais généreux,
des intelligences lucides.
Il faut simplement se borner à prévenir que, tout en
restant impartiaux par nécessité de métier et par vertu
scientifique d'hommes habitués à l'analyse, les écrivains
ont de fatales tendances à favoriser leurs sujets anarchistes.
Eux-mêmes ne sont-ils pas en une certaine manière des
anarchistes? La littérature, en effet, qui prétend ne relever
de personne et plutôt régenterait les rois, ne reconnait
pas de lois fixes, et les académies n'ont de réelle autorité
que sur les profanes. Toutes les grandes œuvres origi-
nales, enfin, ont valu h leurs auteurs autant d'injures et
de haine, et produit en quelque sorte autant de surprise
que des bombes.
CEUX DU PEUPLE
On était jadis porté à s'imaginer les anarchistes comme
des ouvriers révoltés, grossiers, hargneux, sordides, ii
figures bestiales et vêtus de loques, et tels h très peu près
les représentaient les suppléments illustrés des journaux
lors des procès. On n'en trouve de semblables dans
aucun roman; seul le Ragu de Travail^ s'en rapproche-
t-il. C'est bien d'ailleurs le type imaginaire et suranné de
l'anarchiste dont Zola a voulu se servir, par un procédé
littéraire, pour faire ressortir la claire beauté nouvelle de
la société idéale. Son génie humanitaire y trouve en même
temps l'occasion de s'apitoyer avec une généreuse abou-.
dance sur « ces produits gâtés du salariat ». Abruti dès
l'âge tendre par une besogne d'adulte, forcé à une lâche
docilité, Ragu ne rêve que vengeance et paresse dans le
dégoût définitif du travail qui brisa trop tôt ses épaules
d'enfant; désormais tout ordre lui pèse comme une tyrannie
parce c[ue la tyrannie fut systématique ; et il fuit la ville
heureuse dans l'impuissance de pouvoir jamais goûter le
bonheur du travail libre. Vis-à-vis de lui, le potier Lange
représente l'anarchiste fougueux d'indépendance, mené au
malheur par son aveugle parti-pris de violence éruptive
1. Emile Zola, Travail, Fasquelle.
202 LA SOCIETE KUANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUIîLIQUE
dont il souDTiua le premier, mais ainsi plus sympathique
que le salarié abruti, aimable même en sa poésie libertaire
de vagabond logeant dans une grotte, en sa sauvage beauté
parfumée de campagne et de solitude. Il forme avec la
bohémienne Nu-Pieds, fine et robuste, le couple superbe
de la primitive idylle naturaliste, attardée aux coins les
plus libres des siècles de civilisation.
Si, comme lui, Galaiieu * est incapable de supporter
l'existence méthodique, il ne peut y avoir de raison sinon
cju'il porte en lui la satiété et l'écœurement des sociétés
encasernées. Henry Fèvre a négligé de dégager les raisons
héréditaires de la psychologie de son personnage : il est
heureux que son roman, au contraire des nouvelles par
lui prodiguées aux quotidiens, n'en soit pas moins ori-
ginal et bienvenu par une très intelligente observation
ironiste : appropriée au genre d'humour révolutionnaire
d'un Galafieu, elle fait valoir la justesse et la pénétration
de la psychologie. Mal conformé pour la lutte, mis au
monde pour la fainéantise, faible et sans volonté, Galafieu
accuse la môme impuissance de gagner son pain qu'un
infirme ou un idiot. Il ne fait rien pour assurer même son
idéal de farniente. Il voudrait égoïstement une vie libre et
simple de nature et il se révolte contre les hiérarchies,
les classements, les complications qu'entraîne l'organi-
sation de la société plus vétilleuse qu'un comptable : la
vie est une chose si simplement belle qu'on ne devrait point
avoir à travailler pour la gagner; le seul fait de naître
implique le droit d'en jouir animalement, végétalemcnt.
Encore consentirait-il à un travail clair, sain, au grand
air, non spécialisé, si complexe et allègre qu'il fait partie
de la jouissance intelligente de vivre. Mais il refuse le
1. Henry Fèvrc, Ga/afteu, Stock.
LES ANARCHISTES 203
travail qui est une militarisation administrative. Phvsi-
quement et moralement il nest pas de son époque. Il eût
été un vaillant aux jours de la préhistoire; il est aujour-
d'hui un malade, un parasite, un hors-la-loi, avec la même
douceur résignée que mettent à soufliir la lutte pour la vie
ceux qui se résignent à l'existence sociale actuelle. Il est
anarchiste cheinineau, tvpe purement instinctif, nulle-
ment philosophique ni intellectuel, de l'anarchie. H.Fèvre
a mis le comique aigu de la bonhomie railleuse d'un
RaffaOlli à profiler ce tant-soit-peu rôdeur de barrière sur
un lond de bouroeoisie aisée, sravée avec la même verve
sincère. Son analyse stricte et sentie l'ait vivre en détail
pittoresque le bohème badaud, plein de goût pour trop
de choses, honnête et sentimental dans le scepticisme,
victime de la société parce qu'il est invalide de volonté,
déraciné péiissant dans la ville alors qu'il eût trouvé sa
vie dans la vastitude simple des campagnes. C'est en tant
que raté qu'il est et finit anarchiste; Fèvre a étudié en
lui un de ces spécimens de ratés qu'observait avec prédi-
lection Daudet, en a révélé le caractère foncier d'anar-
chiste et l'a conduit à une mort sauvage, hurleuse et
ensanglantée d'anarchiste manifestant et martyr.
Georges Eekhoud, dans Le Cycle patibulaire et Mes Coni-
munions\ déclare avec une beauté rude de franchise son
admiration pour tous les réfractaires aux lois et aux mœurs
trop arrêtées de l'Etat bourgeois. Flamand d'exubérante
vigueur, il ne peut admettre qu'on contienne les somp-
tueuses sèves de l'être de nature; il lui parait criminel de
tendre à un idéal chétif d'humanité rabougrie dans les
bureaux, les sacristies et les prétoires. Alors, les animant
d'une amitié exubérante, il compagnonne avec les mendi-
1. Aux éditions du Mercure de France.
204 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE SOUS LA TROISIKME REPUBLIQUE
gots et les coureurs de route, avec tous les passionnels
qui ne volent que parce qu'on les a volés de la terre mater-
nelle et commune, et qui redeviennent dans l'existence
errante par les bois et les prairies de superbes indivi-
dualités musclées, redondantes de sang fauve et d'énergie,
farouches en altière indépendance. Ses héros de cape
loqueteuse et de poignard eussent été aimés de Hugo, —
Valjeans plus simples, plus vrais, dévêtus de tout roman-
tisme, sentant fort la boue des fossés et l'àcreté d'un sang
sauvage.
De tels hères, d'ailleurs fort différents des criminels-
nés inventés par les folliculaires ' pour les commérages
de pipelettes, expliquent néanmoins les erreurs de l'opi-
nion générale sur les anarchistes. Mais ce ne sont que des
comparses de l'anarchie, des anarchistes d'occasion. On
verra que tout autres sont les doctrinaires et profes-
sionnels. Lesclide ~ même, si difïerent des précédents,
n'est pas encore le vrai anarchiste. Au fond ambitieux et
autoritaire, il ne voit en la bombe que le moyen de con-
quérir l'admiration dévote des foules. De tempérament et
d'esprit religieux, il croit au droit humain, il a la foi en
des principes immuables révélés, il rêve une justice épi-
neuse et rigide, il dédaigne l'expérimentation, il élabore
des théories antivitales et antipanthéistes. Cœur sans ten-
dresse, il a la tête fervente aux mots. Il est donc aussi
éloigné que les Ragu de Tanarchisme généreux, de la
dévotion jjéate à la nature, impuissant même à lamour
humjjle et dévoué. C'est encore parce qu'il est un raté,
parce que le hasard l'a fait naître parmi les pauvres, que
cet autoritaire est devenu anarchiste. C'est un faux com-
1. Il n'y a pas ici d'allusion aux savants italiens, mais à ceux r[iii vul-
garisent leurs hypothèses.
2, Dans Le. Bilatéral de J.-H. Rosny, Fasquelle.
LES ANARCHISTES 205
pagnon, un anarchiste accidentel : l'anarchie lui est un
moyen, non une fin.
Le caractère altruiste désintéressé et libertaire domine
au contraire chez le Salvat de Zola, le Malicaud et le
Bessières de Rosny et le Berats de Paul Adam. L'anarchie
est la seule fin de leurs désirs et de leurs actes : ils
rêvent une société libre où leur individualité s'effacera
joyeusement parmi les autres, où tout au plus ■ — par un
reste de vanité héréditaire — la reconnaissance, purement
honorifique, de la masse les récompensera de l'acte coura-
geux par lequel ils l'auront délivrée.
Paul Adam n'a voulu cpiesquisser dans la fresque sociale
du Mystère des foules le type de l'ouvrier socialiste jeté à
l'anarchie par un généreux dégoût de toute politique.
Jeune mécanicien, Bérats bouquinait tous les soirs un peu
de Marx, songeait une république où chacun ferait suc-
cessivement un peu de tout ; puis il lut Herbert Spencer et
les Reclus, quand prélude l'affaire boulangiste : la perver-
sion du collectivisme en césarisme cjui caractérise le bou-
langisme, le dégoûte du socialisme et en lait un anarchiste
individualiste.
Malicaud', Salvat et Bessières furent au contraire mis
au relief d'une analyse minutieuse. Un même personnage
historique bien connu fournit les détails utiles à compléter
la plus vivante physionomie des deux derniers, mais il est
superflu de dire que Zola et Rosny les ont composés sur
une connaissance sérieuse et générale des plus divers
anarchistes : aussi bien ÎNIalicaud, créé de beaucoup avant
1. Dans Le Bilatéral.
SOfi LA SOCIETE FliANÇAlSE SOLS LA TKOISIEME REPUBLIQUE
rafîjiire Vaillant, offre une première réalisation de
Bessières. Tous trois également sont des élres religieux,
de doux fanatiques. Zola et Rosny y ont insisté : la foi
seule peut conduire ces fils du peuple, ces âmes simples
au dévouement et à l'action.
Malicaud, honnête et bon, désintéressé au point de ne
pouvoir croire aux trahisons, nourrit avec persistance la.
conviction que ce sont les énergies qui manquent le plus
pour la régénération, pour la libération du Monde; en
outre son ignorance le détourne de la propagande par
l'éducation; alors son âme populaire, avide d'exercer et
de prouver sa foi, se décide pour l'acte révolutionnaire. Il
a la conscience d'être un héros, et Rosny, avec une grande
et forte délicatesse de sympathie, — qui est une sorte
d'humour tragique — - nous montre l'attendrissant ravisse-
ment de ce naïf christ étonné que des idées héroïques
puissent lui venir, à lui l'humble fils de forgeron. Il va au
Palais de Justice tirer sur Alphonse Delferrière, avocat
général qu'il choisit pour avoir insulté lâchement les
anarchistes dans un procès récent par flatterie cupide de
la bourgeoisie.
Robert Bessières ' est également un ouvrier autodidacte.
Ame de sacrifice, il ne se plaignait jamais de ses infortunes
pourtant excessives, et sa colère n'éclatera qu'en faveur
des misérables. Seul le spectacle d'une société « féroce
et sans grandeur, lâche devant les puissances, indifférente
aux misères, implacable pour les vaincus, les faibles et les
meurtris », put le précipiter à la violence : une bombe
jetée en pleine séance de Sénat blesse ou tue quelques-
uns des vieillards, et provoque son arrestation.
Ici Rosny, avec une délicate dialectique, intéresse le
1. Les Ames Perdues, Fas(juelle,
LES ANARCHISTES 207
public au sort du meurtrier en des pages de fine analyse
et de poésie : il montre que Bessières est ^n-aiment à
plaindre, est une victime : son acte n'a pas seulement
blessé des bourgeois, il a blessé, il a tué Bessières lui-
même. Dans la prison, en effet, Bessières se rappelle le
petit être doux, subtil et craintif qu'il fut, dans son
enfance, amoureux de rêve et de vie. Il songe qu'un autre
Bessières, idéologue, né plus tard en lui, a tué te pre-
mier. « Tel Scipion croissant pour la cliute de Carthage,
ainsi je croissais pour ma chute... Ah! je ne me suis pas
manqué ! » En lui il y a bien dualité, dissociation de la
personnalité, anarchie intérieure. Après l'attentat l'être
qui adore la vie, une fois l'autre être idéologue assouvi,
se réveille le plus fort : voilà le secret physiologique de
son regret. Et il se dit alors que l'autre n'a pas le droit
de l'exposer à l'exécution, que la vie seule vaut, qu'on n'a
pas le droit de sacrifier h rien d'autre la part primordiale
de soi. Rosny a très loin poussé, par le détail charmant
et poignant des analyses intuitives, cette révélation de
l'être de nature en Bessières. Et il est fort bien pour
cela que celui-ci soit un simple homme du peuple, plus
proche de la nature : tandis que Victor Barrucand, étu-
diant les anarchistes nés de la bourgeoisie, peut seulement
atteindre l'individu sentimental, l'analyse de Rosny va
plus loin, retrouve l'animal, le pauvre être gonflé de la
vaste vie et palpitant d'une peur instinctive de la perdre!
Mais au jour suprême, devant le procureur que, sans
phrases ni partis pris, Rosny montre perfide et lâche,
l'être idéologue, évoqué par la discussion malhonnête, se
réveille, reprend l'ascendant, se dresse en accusateur :
« Armés de forces immenses, d'un outillage merveilleux,
servis par cent millions de chevaux-vapeur équivalant à
deux milliards d'esclaves antiques, et sans que la propor-
208 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE SOUS LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE
tien des forces vivantes — artisans et bêtes de somme —
ait diminué, les blancs d'Europe et d'Amérique demeurent
en proie à la misère. » Cette critique de la société est
d'ordre rigoureusement scientifique. Encore son argu-
mentation contre la. bourgeoisie est de logique souple et
incisive, caractéristique d'intelligence complexe. « La
magistrature et le gouvernement, dit-il dans une déclara-
tion aussi rationaliste que celle des Vaillant et des Menau,
sont pareils h ces remèdes qui empoisonnent tout l'orga-
nisme pour guérir une maladie éphémère. Un jour xâendra
où votre appareil de justice paraîtra aussi aveugle, atroce
et funeste que ces tribunaux qui jugèrent les sorciers,
les relaps et les hérétiques. » Mais il ne faut pas se
tromper à tout cela : Bessières, pour avoir su intelligem-
ment assimiler les théories des savants, est avant tout et
presque exclusivement un impulsif et un rêveur mys-
tique. Dès qu'il passe de la critique h la conception, c'est
la plus vague rêverie d'harmonie spontanée, d'union libre
dans l'exaltation des énergies solidaires.
Salvat', enfant abandonné, a dû pour vivre s'essayer h
tous les métiers, exploité par tous et finalement par un
inventeur américain qui le force h rentrer en Europe
malade et sans le sou. Sa souffrance personnelle s'évertue
en inventions altruistes, ne fait qu'entretenir « la flamme
et le rêve des yeux incendiant sa face blême de meurt-de-
faim ». Peu a peu le désir du bonheur de tous jette cet
ouvrier sobre et brave hors de la réalité dont son horreur
s'exaspère à la vision quotidienne de la misère des siens.
Alors, s'écrie Zola, comment vouloir qu'il ne vive dans le
rêve, « un rêve de rachat qui tourne à l'incendie et au
meurtre »? Et il va jeter une bombe chez un des rois de
1. Emile Zola, Paris, Fasquelle,
LES ANARCHISTES '209
l'argent, sacrifiant son existence clans la certitude que
d'autres héros naîtront de son exemple. Zola anssi — et à
sa façon particulière de réaliste — signifie en lui l'hoinme
du peuple. Salvat est une force brute et rude, une sau-
vage énergie libertaire qui jaillit comme nn arbre vierge
de l'humus des vieilles sociétés pourrissant sur place.
Zola a insisté, plus encore que Rosny, sur la lâcheté des
vengeances légales ; c'est qu'il n'était pas seulenienl
tenu par le souci absorbant d'apitoyer sur des forces inu-
tilement perdues; il a voulu, avec nn courage soutenu
d'une robuste patience, exposer dans un tableau complet
de la société actuelle la \utic polifùj ne, la fermentation des
partis. Ceci l'engageait à signaler davantage l'action et
les intérêts du gouvernement dans un procès de retentis-
sement public : la mort de Salvat est décidée en conseil
des ministres pour détourner l'attention du scandale d'un
Panama Africain. Et ce n'est plus de lui-même mais de la
société (ip'/À 4^6 Salva ressort la victime.
Ce gouvernement bourgeois, impitoyable pour les Bes-
sières et les Salvat, se prouve relativement assez tolérant
pour les réfugiés des autres pays. Leur abondance sur le
territoire permet h nos romanciers une étude assez docu-
mentée si elle n'est pas toujours de première main.
Elle est très intéressante parce qu'elle nous permet la
comparaison instructive avec nos anarchistes. On remarque
d'abord que ceux de l'étranger n'appartiennent nette-
ment à aucune classe, h part un ou deux aristocrates
dilettantes pour qui l'anarchie est plutôt une manière
d'opposition extrême : aussi doit-on les compter tous
parmi le peuple avec lequel ils fraternisent complètement,
M. -A. LEBLOxn. 14
210 LA SOCIl^TE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
même quand, comme Souvarine S ils sont de la noblesse,
suivant l'exemple inimité en France des Tolstoï et des
Kropotkine. D'autre part les romanciers nous les présen-
tent en général sans caractère de secte bien déterminé :
le Francis O'Kent de Marcel Prévost, l'Audotia de Jules
Lemaître, le Ribalta de Paul Bourget, sont-ils des collec-
tivistes, des démoc-autoritaires ou des anarchistes? on sait
seulement que ce sont des révolutionnaires. On serait
porté h croire que cette imprécision tient de l'ignorance
doctrinale des romanciers : bien plutôt faut-il noter que
les étrangers, beaucoup moins théoriciens que les Français
et les Latins, n'ont pas même le souci du classement par
sectes ni de ratiociner avec passion sur les divergences de
partis. Sans doute parce cju'ils subissent un régime beau-
coup plus dur, les étrangers songent d'abord à l'action,
insoucieux pour cela de s'affaiblir en se divisant.
Ainsi le libraire Ribalta' est un assez vaoue garibaldien,
encore qu'en une scène dramatique dont il y avait à tirer
une belle analyse balzacienne ou même racinienne,
Bourget ait su lui prêter quelque caractère : la maladive
fille du banquier Hafner lui reprochant un prix exagéré
qu'il fait pour un vieux bouquin, il lui réplique qu'elle ne
l'aurait pas trouvé excessif pour certain petit livre où se
prouve avec surabondance la scélératesse de son père; et
comme le romancier Dorsenne lui reproche cette cruauté,
il professe ne pouvoir nourrir aucune pitié pour la fille de
celui qui condamna tant d'enfants à la prostitution et de
pères à la mort. Il est « l'incarnation de ce que Dorsenne
(Bourget) haïssait le plus en sa qualité d'intellectuel pas-
sionné... le révolutionnaire moderne qui n'a plus qu'un
programme : détruire ».
1. Dans Germinal, d'Emile Zola, Fasquelle.
2. Cosmopolis, Lemerre.
LES ANARCHISTES 211
La rigueur de Bourget semble se tromper d'adresse ;
l'impartialité de Jules Lemaître, aussi bien que de Marcel
Prévost et d'Alphonse Daudet, accorde une tout autre
sympathie aux anarchistes. En la slave Audotia Latanief ',
il a désiré faire un portrait attendri et intelligent de
Louise Michel. Sermonnaire à « diction monotone et
chantante qu'une flamme intérieure échauffait graduelle-
ment )), elle n'appartient à aucune secte; elle est appelée
par tous parce qu'elle est un foyer de chaleur, l'éloquence,
Voratrice. Elle est une fonction. D'àpre logique, elle
arrive à faire de soi un être, un cœur impersonnel, par la
répression systématique de tout égoïsme, et il ne lui reste
plus aucune sentimentalité : « Vous l'aimez », dit-elle en
proposant à Frida de tuer le prince Hermann, « il ne faut
pas l'aimer, voilà tout... L'amour comme vous l'entendez
est un vol à l'humanité. » Pas un instant ne la C[uitte la
persuasion que certains crimes sont glorieux, légitimes
certains meurtres.
Francis O'Kent- est un Finn patriote; le souvenir d'Erin
lui mouille les paupières, « met une fêlure dans sa voix ».
Cet Irlandais, en qui Marcel Prévost a spécifié un huma-
nitaire lyrique et déclamatoire inspiré par nos révolution-
naires de 1848 comme les écrivains européens par Quinet
et Sand, n'entretient son sentiment patriotique cjue parce
que son altruisme est né et s'en est activé. Il condamne toute
sentimentalité : « L'amour n'est qu'un geste : sa moralité
est toujours limitée par le bien et le mal que ce geste
cause autour de lui... C'est pour cacher son égoïsme que
les femmes et les poètes ont tissé et brodé le voile des
complications sentimentales... L'amour égoïste n'est que
la première étape vers l'amour impersonnel, la pitié. »
1. Jules Lemaitre, Les Rois, Calmann Lévy.
2. Marcel Prévost, La Confession d'un amant, Lemerre.
212 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE SOUS LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE
Tel est le discours que devant sa femme, époux honnête
et dévoué en sérénité, il tient à son disciple Frédéric
de Périgny; et Prévost l'a choisi en tant qu'anarchiste
étranger pour l'opposer dans le même roman au jeune
homme français sentimental par égoïsine de neurasthé-
nique.
Avec beaucoup moins de connaissance et de tact,
Alphonse Daudet s'est distrait dans Soutien de famille à
esquisser une figure de révolutionnaire russe : elle reste un
peu chromo. Il a voulu une occasion de s'étonner avec
quelque naïveté que Lupniak soit très généreux bien
qu'ayant brûlé vifs un gouverneur de district, sa femme
et trois enfants. Sentimental très noblement mais de
façon un peu féminine, Daudet n'admet pas qu'on n'ait
point de remords à tuer fût-ce ceux qui ont tué eux-mêmes
des centaines de gens, et il oppose à Lupniak l'autre russe
Sofia CastagnarofF, anarchiste tolstoïenne, médecin révo-
lutionnaire par la douceur et le dévoùment. La différence
qui est entre Sofia et la Sonia de Wassilief de Tartarin
sur les Alpes', jeune nihiliste dont il apprécia, en face
du gros égoïsme bon vivant du Tarasconnais, la frêle
grâce ardente de jolie vierge renonçant aux joies de la vie
pour la rude œuvre d'altruisme, indique chez lui la crois-
sance annuelle de cette sensiblerie. Compréhensible chez
Zola dans des cas tels que celui de Paris, elle s'explique
malaisément h propos d'une autocratie sauvage que la
violence seule peut convaincre, surtout ne prenant pas
son fondement dans la philosophie comme chez Tolstoï.
Le Souvarine de Germinal, au contraire, bien que ses
camarades n'aient aucune notion précise sur lui et le
prennent pour un simple réfugié politique, est très nette-
1. Alphonse Daudet, Soutien de famille, Tartaiin sur les Alpes, Lemerre.
LES ANAilCMlS'IKS 213
ment déterminé par Zola. C'est (ju'au fond il est pure
création du romancier, qui Ta lait Russe et disciple de
Bakounine parce qu'il avait besoin d'un anarchiste et ne
l'imaginait pas autrement sous le Second Empire : il le dit
lui-même en l'opposant h Etienne Lantier, révolté de
théories et de sentiments auxquels <( se refuserait sa
race » : Souvarine, fils de noblesse, répudié par ses
parents, et dont la femme lut pendue en son lieu pour
l'avoir aidé à faire sauter le train impérial, a pour idéal
la commune primitive et sans lorme, un monde nouveau,
un recommencement de tout. 11 y faut arriver (( par le feu,
le poison, le poignard. Le brigand est le vrai héros... 11
faut qu'une série d'efFrovablcs attentats épouvante les
puissants et réveille le peuple ». 11 descelle des poutres
d'un cuvelage au moment d'une grève et provoque l'efFon-
drement d'une fosse, où périssent nombre de mineurs
non solidaires des grévistes, n'hésitant pas à sacrifier
quelcpies travailleurs pour aider à l'avenir de justice, prêt
à sacrifier l'humanité entière si la justice est impossible.
C'est un caractère très net, rigoureusement délimité : on
sait le goût de Zola pour la classification.
En laissant de côté ces étrangers et en renvoyant h un
autre moment de discuter sur la valeur de la doctrine,
on ne peut manquer de remarquer que ces anarchistes,
Salvat, Berats, Bessières, Malicaud, voire Galafieu, appa-
raissent supérieurs à la movenne de la classe où ils naqui-
rent : de nature plus fière, de sentiment plus généreux,
d'intelligence plus déliée, de volonté studieuse méritoire-
ment orientée vers les mieux.
II
LES ANARCHISTES DE LA BOURGEOISIE
Le roman ne dénonce pas un seul anarchiste né de
l'aristocratie française. Le Mouravline de François de
Nion ' est Russe, et la Frida de Thalberg de Jules
Lemaître ^ est assez voisine de l'être.
Réunissant dans La peur de la mort les plus divers types
d'aristocratie épuisée, F. de Nion présente comme anar-
chiste le comte Mouravline. Tandis que son ami Schaenhorn
propose, pour mettre fin au monde, d'emmagasiner dyna-
mite, mélinite et panclastite dans toutes les grandes
cavités afin de provoquer le déséquilibre cosmique par
la disparition de la Terre, le comte s'en tient h la castra-
tion forcée et administrative : rien n'indique davantage
qu'il fut conduit à l'anarchie par l'épuisement d'une race
princière. ^
Frida de Thalberg est entraînée par Audotia Latanief
dans les réunions anarchistes, parce que son grand-père,
le prince Karyskine, fut déporté en Sibérie pour compli-
cité h un complot nihiliste. Le socialisme lui est un Rêve
de Sacrifice, assez vague. Au fond, Jules Lemaître s'est
simplement amusé à une mignarde figurine de catéchiste,
1. La peur de la mort, Stock.
2. Les Rois.
LES ANARCHISTES 215
de « petite vierge charmante de la revendication sociale ».
Il n'y a pas à s y arrêter davantage.
Nous n'avons pas dans le roman français une seule figure
de noble comparable à Besoukhow ', à Mitia'^, à Nekludow ^.
La grosse bourgeoisie actuelle, détentrice du pouvoir, a
encore moins de raison de former des anarchistes : seuls,
quelques fils-à-papa donnent dans l'anarchie par sno-
bisme : dans Paris, Hyacinthe Duvillard est un type, assez
curieusement chiffonné par Zola, jouvenceau efféminé par
la noce et dégoûté de son monde par chic. Camille Lemon-
nier en avait déjà imaginé un analogue dans La fin des
Bourgeois. Le bossu Régnier Rassenfosse ^, né de mineurs
enrichis, représente la Cassandre méchante et perverse
d'une famille de parvenus s'épuisant par la richesse.
Élevé à l'oisiveté et à la satiété, il ne saurait plus renoncer
à la débauche; mais il a pleine conscience de la fin pro-
chaine de sa race et la prophétise sans cesse aux siens en
discours volontiers déclamatoires — par un procédé de
rhétorique que l'auteur subissait encore de l'influence de
Zola (1892). Ce lui est déjà une façon de se venger de sa
famille, qui le fit bossu et corrompu. Ayant une fois réuni
en une saturnale parents et courtisanes dans un puits
miné, il marque l'intention de les faire sauter par le grisou
pour une vengeance éclatante des mineurs exploités. Il se
plaît quotidiennement à dilapider la fortune paternelle,
recueillant et saoulant de jouissance des misérables pour
qu'ils s'exaspèrent à retrouver le lendemain la pauvreté
et s'enfièvrent d'une cupidité dévastatrice.
1. Léon Tolstoï, La Guerre et la paix.
2. Les Frères Karamazof, de Dostoiewsky, Pion.
3. Résurrection, de Tolstoï, Perrin.
4. Camille Lemonnier, La Fin des Bourgeois. Dentu.
2t6 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE SOLS LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE
Au contraire la petite bourgeoisie, frustrée de ses plus
légitimes ambitions, entretient une atmosphère de mécon-
tentement OÙ fermentent les révoltes. Instruite maladroi-
tement dans les écoles comme si elle doit en les quittant
entrer dans une société parfaite, elle est brutalement
désabusée dès qu'elle prend contact avec le monde. De
soi-même cela ne se dégage nulle part autant que du livre
généreux de Han Ryner, Le Crime cVobéir, précisément
parce que le ton général en est assez puéril : Pierre
Daspre, frais débarqué à Paris, a des surprises enfantines
devant les actes égoïstes les plus ordinaires ; et le carac-
tère de son anarchisme s'en ressent, vraiment peu mâle
et presque maladif. Indigné de la flaccidité universelle,
il décide tout d'un coup de ne plus jamais obéir à qui-
conque : obéir est un crime. En conséquence il ne se
préoccupe pas de satisfaire au recrutement. Déclaré,
réiractaire, il est saisi. Phtisique, il lui suffirait de passer
au conseil de revision, mais à cela même il ne daigne
point se prêter : accepter les faux-fuyants serait une
lâcheté. Au conseil de guerre l'avocat plaide pour la folie
et on l'interne. Divers médecins l'examinent, dissertant
sur l'anarchie qu'ils classent folie d'orgueil. Enfin on le
libère. Sa maîtresse a succomjjé au chaorin et il décide
qu'il n'a plus qu'à mourir, puisqu'il a tué malgré lui une
femme qu'il aimait et qu'on ne peut vivre sans faire le
mal. Il va prendre un pain dans une boutique pour le
donner h un mendiant, est arrêté et s'éteint épuisé sous
la brutalité des gardiens exaspérés de sa désobéissance.
C'est un Christ qui même refuse de porter sa croix.
Exemple d'anarchie poussé par la logique jusqu'à l'ab-
surde, il est une significative victime de l'éducation latine,
antiréaliste et abstraite. Les médecins ne se trompent
point : c'est un fou, non un anarchiste, car l'anarchie veut
LES ANAI5CHISTES 217
le bonheur dans la vie et ne recherche la liberté complète
qu'à cet effet. Lui intervertit le moyen et le but, néglige
le bonheur que l'exil assurait à défaut même de la petite
lormalité du conseil de revision. Esprit faussé par une
éducation dans l'absolu, il ne se rend pas compte qu'il est
des transitions nécessaires, qu'on ne peut prétendre h
atteindre d'un coup lidéal, et qu'il compromet par son
absolutisme même l'avenir parfait de 1 anarchie. Il ne
recherche pas le bonheur, mais le martyre : c'est un
monomane de l'indépendance absolue.
Il y est amené par cette sorte d'esprit absolutiste (variété
extrême de l'esprit géométrique), œuvre d'une éducation
romaine, qui produit aussi bien les robespierristes que les
doukhobors. Ainsi Victor Mathis'. Très bien élevé et
taès instruit, il allait entrer h l'Ecole Normale quand sa
mère est frustrée des dernières ressources. Il travaille pour
ne pas lui être à charge. Front dur, face pâle de vive
intelligence, avec « dans les yeux clairs la sécheresse et
le tranchant d'un couteau », il n'a pas de passion poli-
tique, ni de démence humanitaire, ni même ne s'exaspère
de sa pauvreté. Il est blasé. Energique et de sang-froid,
il concentre toute son intelligence à raisonner le meurtre
et l'utiliser comme instrument de l'évolution sociale.
L'enseignement dogmatique en a fait un pur théoricien
de la destruction, lui ayant en outre inculqué par sa rhé-
torique du sacrifice « l'orgueil fou » d'être un crucifié
pour l'avenir.
C'est déjà Vanarcliiste intellectuel. Dans le peuple l'anar-
chiste est sentimental, rarement dans la bourgeoisie.
Daspre est certainement un sentimental, mais de senti-
mentalisme rhétorique. Dans le roman français il n'y a
1. Zola, Paris, Fasquelle. — On ne parle pas ici des doukhobors russes.
218 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
guère qu'un exemple de fils de bourgeoisie devenu anar-
chiste par le sentiment pur et simple. Georges Darien
nous le présente avec la sorte de talent et d'esprit impul-
sivement généreux d'un Mirbeau, en un intéressant roman
qui eut guigné à moins de verbosité. Les types vivotent
sans grand relief artistique et la fin est insignifiante, ce
qui atténue la portée polémique de l'œuvre; mais elle vaut
par le détail et l'ensemble de la thèse sociale. Georges
Randal ' assiste h la dureté de ses parents pour ceux que
la justice condamne et, après leur mort, se voit dépouillé
par son oncle avec une minutie et une maîtrise conformes
aux lois : h jamais il rompt avec la société régulière si
bien représentée par ce tuteur légal. 11 se fait voleur par
écœurement universel. Certes le vol lui est une façon de
se venger personnellement de la société dont l'indifFé-
rence ou la complicité facilite le dépouillement des faibles
par leurs tuteurs; mais surtout il est une vengeance
sociale, la société étant constituée sur le vol légal.
M. Darien le considère un peu exclusivement comme une
force de combat : d'après les péripéties mêmes de son
roman Le Voleur, il serait plutôt en face du Capital ce
que la Ruse fut en face de la Force animale; encore sa
beauté serait d'être en même temps de la Force et de la
Ruse. Pour Randal le vol s'élève h être un instrument
d'anarchie, le contrepoids des vols autorisés, l'ennemi des
lois. En frustrant les voleurs couverts par le code, il
empêche le vol légal de devenir nne puissance régulière,
immuable, exclusive, ce qui l'aurait fait trop puissante,
écrasante pour l'humanité, pour l'individu. Le vol est
l'acte individualiste. Quand les vols se multiplieront, la
société sautera comme une maison d'affaires dont la caisse
1. Georges Darien, Z,f Voleur, Stock.
LES ANARCHISTES 219
fut trop fréquemment dilapidée; et après la banqueroute
l'individu revivra. Telle est, en substance, la théorie de
G. Darien. Le mal est que son roman ne présente que des
voleurs ou des canailles, nulle honnêteté moyenne : on
garde l'impression d'une réalité incomplète, à moitié véri-
dique. De plus Randal s'acoquine à la besogne : la théorie
anarchiste du vol ne lui devient plus qu'une excuse vis-à-
vis de la société bourgeoise, et il vole finalement pour
s'enrichir, pour « passer » bourgeois : il jouit de son vol,
s'éprouve voleur de tempérament, fiévreux et passionné.
C'est un nerveux qui devient énervé, neurasthénique à la
façon des types de Mirbeau. Le roman y perd en valeur
de thèse ce qu'il gagne en vérité. — Le type d'Hélène
Canonier v est peut-être plus conséquent. Orpheline
recueillie par une matrone honorable, elle est vendue à
un vieux magistrat par sa protectrice qui a besoin d'ar-
gent pour son fils. Endormie au chloroforme, elle se
réveille souillée. A jamais sa tendre àme sentimentale fut
bouleversée, faussée, horrifiée : froidement elle accepte
la vie qu'on lui impose et, fille, dissout les ménages,
provoque les meurtres jaloux et les suicides, instrument
de justice plus terrible en ce qu'il ne peut tomber sous
les coups du Code.
Sauf d'aussi spéciales exceptions (Hélène même n'est
qu'une fille du peuple élevée hors de son milieu), le
bourgeois ne devient donc anarchiste que par la cérébra-
lité. Dans les pays de démocratie, l'intellectuel représente
parmi les anarchistes la bourgeoisie ou l'aristocratie. Ainsi
dans Paris, dont le titre indique le parti pris de faire un
complet tableau d'ensemble, Zola oppose Guillaume Fro-
220 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
ment h Salvat, sentimental et populo, qui lui rappelle les
esclaves de l'ancienne Rome conspirateurs de la nouvelle
religion de douceur et de rédemption. Le science seule
conduisit Guillaume a l'anarchie en lui révélant que les
unités créent le monde et que les atomes lont la vie par
l'attraction, l'ardent et libre amour. Il imagine alors un
peuple sauvé de la tutelle de l'État, sans maître et presque
sans loi, un peuple heureux dont chaque citoyen acquiert
par la liberté le complet développement de son être et
s'entend h son gré avec ses voisins pour les mille néces-
sités de l'existence. De là naît la Société, association
librement consentie des centaines d'associations diverses :
plus d'oppresseurs, plus de riches et de pauvres, le
domaine commun de la Terre rendu à la masse, son légi-
time propriétaire. Scientifiquement et socialement, Guil-
laume avait admis l'évolution lente et simple enfantant
l'humanité ainsi que fut l'être humain par lui-même; mais
alors, dans l'histoire des sociétés comme dans celle du
globe, il lui faut faire la place de la révolution comme
celle du volcan, brusques éruptions marquant chaque
phase géologique et chaque période historique. Même il
arrive h constater que jamais un progrès n'a été accompli
sans l'aide d'épouvantables catastrophes : toute marche en
avant a sacrifié des milliers d'existences.
Cette théorie du savant anarchiste répond en quelque
sorte il la question posée par Rosny marquant, dans le
Bilatéral, son étonnement de voir Reclus parmi les anar-
chistes. Selon lui les anarchistes sont des esprits fana-
tiques, et l'éducation scientifique et la connaissance des
lois de l'évolution ne peuvent former d'anarchistes. L'es-
prit scientifique de son roman, Hélier, condamne avec
force la révolution comme un procédé de sauvage trop
hasardeux (c'est un billet de loterie), et plutôt propre ii
LES AXAnCHISTES 221
arrêter le cours lent du progrès. Les anarchistes rie Rosny
sont des passionnels, que l'un rêve d'être martyr ou
l'autre soit ambitieux. Dans les Ames perdues, paru en
même temps que Paris, il développe la théorie de l'inuti-
lité du sacrifice contenue en germe dans le Bilatéral, et il
persévère à considérer l'anarchie comme antiscienlifique.
Bien plus, Bessières lui-même, dans la cellule, sous la
menace de la mort, s'éveille le critique aigu de son propre
acte : il le reconnaît inutile, seulement apte h favoriser
la réaction. Il s'avoue n'avoir été qu'un impulsif, provoqué
par la sentimentalité à l'acte irréfléchi. Zola paraît
d'abord mettre de l'insistance à faire de son savant un
anarchiste, et son Guillaume l'est a peu près exactement
pour les mêmes raisons que Bessières. Il n'aboutit à
l'anarchie qu'après avoir parcouru les autres sectes socia-
listes entachées de tyrannie. Encore s'en tient-il d'abord
h la théorie, purement idéaliste : a Les savants vont-ils
donc être les derniers grands enfants rêveurs, et la foi ne
poussera-t-elle bientôt plus que dans les laboratoires des
chimistes? » Mais outré d'injustice à l'exécution de Salvat,
il décide de faire sauter la basilique de Montmartre. Sans
doute Zola a bien voulu que ce soit « le savant » qui lait
sauter « la Forteresse de Mensonge et d'Iniquité » ! Mais
ce n'est là qu'effet scénique et non raison psychologique.
Tandis que Bessières accomplit son acte dans les condi-
tions personnelles les plus normales, Guillaume le décide
en une crise de douloureuse jalousie ou au moins de
sacrifice : il a cédé sa jeune fiancée h son frère et, désolé
devant sa vieillesse solitaire, il déclare le monde mauvais.
Sa violence anarchiste est d'origine mélodramatique vrai-
ment trop peu philosophique. De même, après un pugilat,
c'est h la vue d'une goutte de sang de son frère qu'il
renonce brusquement à l'anarchie fratricide. M. Zola n'a
222 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
VU en Guillaume qu'un moyen, éloquent mais un peu trop
oratoire, de révéler son évolution personnelle. L'auteur de
Germinal arrive dans Paris, solidairement avec Rosnv, a
condamner l'anarchie comme n'étant un acte de fraternité
ni d'amour, et h trouver que la science seule est révolu-
tionnaire sans faiblesse et avec certitude. Et cela appert
de Traçail avec une évidence plus simple, plus naturelle,
plus grande.
Paul Adam sut donner au drame une valeur méta-
physique de signification universelle par l'aventure svmbo-
lique de Pascal'. Cet enlumineur de vitraux à fine tète de
Christ qui suggère de la crucifier aime Anne, la princière
fille aux yeux de perle. A lui fiancée, la vierge perverse
et cruelle flirte cependant avec un politicien venu de Paris
pour conquérir les suffrages de la capitale lorraine : ainsi
prétend-elle, par la souffrance de jalousie, purifier de
sensualité l'amour de Pascal, de même que la ville succes-
sivement s'offre aux candidats adversaires, courtisane
tour à tour avenante et dédaigneuse, pour désintéresser
leur patriotisme. Mais la souffrance amoureuse imposée
par la fille symbolisant la ville énerve l'humanité trop
sensible, jette Pascal à l'anarchie. Anarchiste chrétien-,
il professe que tout le mal du peuple vient de sa stupidité
servile; pour son bonheur, il faut le châtier au lieu de le
flatter, l'avertir par des actes puisque les idées ne le
touchent pas. Ainsi son anarchisme, excité de la crise
passionnelle, s'en suggère des raisons supérieures d'agir.
Il ne reste pas moins que cette anarchisme, aussi bien
que chez Zola, n'est pas oeuvre d'iutellectualité pure;
seulement rintelligence charpenta de raisonnements la
1. Mystère des Foules, Ollendorf.
2. Le Christ a dit : « Je ne suis pas venu porter la paix aux houimes,
mais la guerre. »
LES ANARCHISTES 223
sentimentalité. D'après la critique de ces romans, la thèse
de Rosny serait fondée : l'anarchie serait plutôt senti-
ment que raison, et la science la condamnerait. De
nouvelles considérations viendraient la soutenir : l'intel-
lectualité exacerbée qui n'est plus équilibrée par la force
sentimentale aboutirait à l'anarchie, comme la sentimen-
talité excessive. L'anarchie naîtrait toujours d'une exagé-
ration du tempérament. Henry Bérenger a étudié dans
son premier roman ' la maladie de la jeunesse contempo-
raine fatiguée par une culture intensive. h'Effort, sans
doute de forme juvénile, n'en est pas moins très intéres-
sant d'analyser, avec la gravité d'un esprit sain, un cas
d'autant plus pathétique que la réalité en a offert trop de
semblables : après ceux cjui provoquèrent son attention,
le suicide récent d'un jeune homme de grand talent, dont
Paul Adam préfaça le volume h la fois premier et
posthume, prouve la fréquence de cette sorte d'anarchie
par lassitude physiologique. Georges Lauzerte naquit du
mariage de raison de deux millionnaires, de ce que
M. Bérenger appelle un mensonge matrimonial : produit
anémique d'une union sans amour, il se trouve, par le fait
de sa grande richesse, vite blasé. Pour le surcroît une
éducation toute formelle, monotone et de sécheresse
cléricale, avait affadi son àme et l'avait desséchée en
cendre qu'un moindre souffle eût vite éparpillée. A la
veille de partir pour une place enviée, il se tue par
impuissance de vouloir, par lassitude de l'effort même si
petit qu'il faut h un millionnaire pour diriger sa vie. Ici
c'est plus que de l'anarchie, c'est de l'anarchie intime,
du nihilisme.
Un roman notoire de Victor Barrucand : Avec le feu,
1. Henry Béreng-er, L'Effort, A, Colin.
224 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
présente des cas analogues où est plus visible la parenté
de l'anarchie et du nihilisme. Ses personnages n'ont même
été considérés par la presse que comme des anarchistes.
Robert* est au fond malade d'une phtisie morale : il
cherche dans l'amour l'illusion de la lutte et de la disper-
sion et il goûte le commerce des courtisanes parce qu'il
est stérile. On ne peut être plus profondément néantiste.
Fils d'un communard, il fut affilié à l'anarchie révolution-
naire; les circonstances seules l'empêchent de jeter une
bombe longuement préméditée. Alors il se désespère de
n'avoir pas les grandes forces d'activité nécessaires au
parti et de l'impuissance actuelle de l'Anarchie; Louise
Vignon, depuis peu rencontrée, écarte son amour; et il
se tue loin des villes par impuissance de supporter le
monde mais sans haine, et par dédain suprême, par
impuissance aussi de savoir comment agir, pour tuer en soi
la douleur universelle, pour un exemple sans théâtral.
On a prétendu ne voir dans son acte que dépit amoureux,
et l'on a cru à une satire de Barrucand qui aurait voulu
ne considérer l'anarchie que comme une maladie sentimen-
tale. Au fond, Robert est bien plutôt un malade cérébral.
Il reconnaît qu'il aurait vécu s'il avait été aimé, mais
uniquement parce que l'amour aurait engourdi sa pensée.
L'amour est un suicide comme un autre et un suicide
intellectuel. C'est un malade intellectuel de la même
famille que Georges Lauzerte, et il est très logique que ce
soit un nihiliste qu'ait créé V. Barrucand, bien connu
pour être l'auteur de subtiles études documentaires sur
les nihilistes russes. Robert, Georges Lauzerte, une
grande partie de la jeunesse parisienne sont plus russes
que français.
1. Victor Barrucand, Avec le feu, Fasquelle.
LES ANARCHISTES
Russe aussi est la « jeune-filliste * » Louise Yignon,
figure sobrement dessinée de vierge décidée au célibat, de
virginiste, type si nouveau de jeune Française ne différant
de la Russe et de l'Américaine que par une jolie sou-
plesse animale fort délicatement nuancée par V. Barrii-
cand. Louise Vignon trouve Robert très gentil et plaint
sa névrose, mais veut rester stérile par haine d'être sou-
mise à l'homme et, semble-t-il, aux lois mêmes de son
sexe. Bonne sans sénérosité, intelligente mais sans force
expansive d'altruisme, elle crée un cas très intéressant de
« femme nouvelle » : nonne laïque satisfaisant par la
musique, comme par une religion, les expansions du
tempérament. Elle résulte de l'éducation d'un père
égoïste qui est encore nihiliste à sa façon : dédaigneux du
public, incrédule au progrès comme sera sa fille, il ne
veut point faire représenter ses opéras parce qu'il ne croit
pas à la bienfaisance de l'art.
Dernier comparse, le riche Meyrargues représente dans
le roman le dilettante par anarchisme : anarchiste par
paresse inconsciente, il ne croit pas h l'amélioration
sociale, afin de ne pas y travailler, et il a choisi l'amour
et la noce et la critique intellectuelle comme movens de
destruction. Ainsi se complète ce roman, élégant par le
choix mesuré d'images sveltement décoratives et par une
ironie sobre issue de ses idées anarchistes, écrit dans
un ton francien relevé d'un peu de nervosité de Paul
Adam.
Il reste seulement à dire que les personnages n'en sont
pas de vrais anarchistes. On a le plus souvent confondu
les nihilistes parmi les anarchistes, mais c'est par une
1. Nom donné en Amérique aux jeunes filles partisans systématiques
du célibat; mais en Amérique elles vivent par groupes.
M. -A. Leblond. lo
226 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME RÉPUBLIQUE
extension abusive. L'anarchie est optimiste et idéaliste, le
nihilisme est pessimiste et athée au sens philosophique
et même renanien du mot. On en pourrait conclure, —
en ramenant même très aisément les personnages de
G. Darien à des nihilistes, — que, le nihilisme en étant la
perversion cérébrale, l'anarchie n'est foncièrement que
sentimentale et qu'elle peut seulement être dans la classe
bourgeoise une complication intellectuelle de la sentimen-
talité.
m
LES -MILIEUX, L'ACTION ET L'AVENIR DE L'ANARCHIE
Il se prouve crailleiirs autrement que les intellectuels
de Y. Barrucand ne sont pas de vrais anarchistes : ce sont
des orgueilleux, des isolés et, pour être une religion de
l'individualisme, l'anarchie est une religion et une religion
nouvelle ; ses adeptes éprouvent le besoin d'une communion
au moins nécessaire avant l'établissement du nouveau •
régime et pour la destruction de l'ancien. M. Hamon a
démontré, par quelques théorèmes de psychologie, que
l'esprit de prosélytisme était fondamental chez l'anarchiste.
N'est-ce point une forme même de sa combativité et une
expansion de son sens intensif de logique? C'est sa raison
et sa fin, son « besoin » et sa joie. Il est malheureux que
seul Rosny, dans le Bilatéral, nous l'ait rendu vraiment
sensible chez ses divers anarchistes, et aussi bien ce roman
est l'unique œuvre où se révèlent des milieux et des
réunions anarchistes ^ Il importait pour des portraits
vivants d'anarchistes de les faire discourir dans l'atmos-
phère spéciale où fermentent leurs idées.
Le désordre est la loi on peut dire logique de ces
réunions. Dans une des séances fermées d'un club,
1. Dans le Mijstère des foules, il était naturel que le socialisme fût de
préférence l'objet de l'étude de Paul Adam.
228 LA SOCIÉTÉ FBANÇAISE SOUS LA TROISIEME RÉPUBLIQUE
Lesclide demande en vain la parole pour des motions
urgentes, et comme il se plaint du tapage, un jeune
aminclie ' proteste que la liberté individuelle est la base
de l'anarchie et qu'ils ont le droit de commencer par ne
point écouter. Sur ce de jouer et de boire. Le même, dans
une réunion de toutes les sectes antiboursfeoises, tirera du
pistolet pour empêcher par la bagarre le triomphe des
socialistes autoritaires. Les plus tapageurs sont au demeu-
rant bons et enfantins, avec un gros fonds de commérage,
de parlottes cancanières sur les mœurs privées de Ferry,
de Gambetta, du prince de Galles, se créant ainsi une
sorte d'intimité avec ces hauts personnages. Enfantins
aussi par le besoin de crier, de prouver leur force avec des
jurons, ils le sont encore par la ténacité h s'approprier
quelques vieux arguments d'un orateur ou d'un livre
célèbre et à les répéter avec obstination, les servant en
coups de poing péremptoires. Les grands meetings sont
décrits en souplesse, animation et mouvement coloré, avec
un don de résurrection de la vie turbulente et bariolée
des masses que Paul Adam seul possède aussi parfait.
C'est une vaste distribution de prix où s'ontreproclament
eux-mêmes de grands enfants, et c'est un théâtre aux
planches duquel se relayent les spectateurs, dans une
intime collaboration de discours sur la scène et des lazzis
des loges. La grâce des femmes avec l'éclat des parures
et des sourires ondule dans la masse comme l'écume aux
crêtes des vagues humaines. De l'ensemble un orrand fracas
qui fume : interruptions, sonnettes, tabagies bleuâtres,
assourdissante odeur d'écurie humaine. Bagarre finale et
intervention de la police. Rien de tout cela n'étonne ceux
qui ont pu lire, dans Vlliunanilé nouçcUe, le compte rendu
1. Terme de l'aigot désignant un anarchiste.
LES ANARCHISTES 229
sténographique de la session des grandes assises interna-
tionales à Paris pendant l'Exposition de 1900.
Le public ne manque point à railler ces turbulentes
scènes qui discréditent le parti révolutionnaire comme
d'analogues pugilats discréditent les corps politiques
constitués, Chambres des députés de France ou d'Autri-
che. L'action du parti s'en ressent. Les romanciers s'oc-
cupent peu en général de son efficacité. M. Zola seul,
avec une pénétrante vigueur et un grand talent polé-
miste, sonde l'avenir, dit les espérances, s'inquiète del
vicissitudes :
A la fin de Paris, qui reste une œuvre lourde mais
chaleureuse et active, et impose d'être une svnthèse
consciencieuse assez réussie et complète, Zola conclut
contre l'action violente, avec une intelligence éloquem-
ment imagée : « Quel aveuglement de croire que la
destruction, que l'assassinat puisse être un acte fécond,
ensemençant le sol d'une heureuse et lar^e récolte! On
arrive tout de suite au bout de la violence, et elle n'est
bonne qu'à exaspérer le sentiment de la solidarité, même
chez ceux pour qui l'on tue. Le peuple, la grande foule se
révolte contre l'isolé qui croit faire justice. Le volcan,
oui! mais le volcan, c'est toute la croûte terrestre, c'est
toute la masse populaire qui se soulève, sous l'irrésistible
poussée de la flamme intérieure, pour dresser des Alpes,
pour refaire une société libre. Et quels que soient l'hé-
roïsme de leur folie, leur soif contagieuse du martyre, les
assassins ne sont jamais que des assassins dont l'action
est une semence d'horreur. » Faisant ainsi du peuple, fier
de la révolution, le juge, le modérateur et l'ouvrier même
de cette révolution, il donne à la politique la base la plus
rationnelle qu'on voie jusqu'ici. Il condamne donc, avec
230 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE SOUS LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE
Rosny et la plupart des romanciers, la brutalité maladroite
des dynamiteurs.
On ne saurait y contredire : il paraît injuste d'assimiler
même un A^aillant à un Blanqui, et d'autre part la bombe,
agissant sans précision, n'augmente-t-elle pas encore la
part de hasard déjà trop grande dans l'humanité, dont les
Tragiques grecs ont si bien senti le poids terrible sur nos
destinées?
Aussi les poètes mêmes, qui, par la générosité de leur
esprit, ne peuvent s'accommoder de l'état présent et,
d'autre part, par l'imprécision et l'indépendance répugnent
au socialisme, n'ont-ils pu apothéoser en l'acte anarchiste
qu'un moyen magnifique tout provisoire.
Alors fougueux idéaliste, Camille Mauclair ^ qui évolue
avec souple maîtrise vers une attention réaliste aux choses
sociales ■', déploie dans le Soleil des Morts les merveilles
pittoresques d'une formidable explosion foudroyant la
Chambre, elîVitant les boulevards, incendiant des cjuartiers
de Paris. Claude Pallat, chef des anarchistes* avait
longuement préparé cette dissolution du vieux monde
bourgeois non seulement avec des chimistes mais avec
des politiciens, des publicistes et des écrivains dont
l'éloquence travaillait à dissocier la conscience publique;
mais il meurt dans l'aventure. Et le roman semble ne pas
conclure; il aboutit seulement à une fin de théâtre de la
société et des idéals actuels, fermant sur le spectacle pessi-
miste de gigantesques décombres paiement éclairés par un
symbolique m soleil des morts )).
1. Camille Mauclair, Le Soleil des Morts. — L'Orient Vierge, OUendorft.
2. Ainsi dans Les Mères sociales.
LES ANARCHISTES 231
Mais dans l'Orient vierge, roman de l'an 2000 (d'ailleurs
antérieur), on voit comment la société future s'organise
dans la pensée du romancier idéologue. Par la volonté du
chimiste Médion et de l'idéologue Claude Laigle, les
parlements de Paris et Berlin, de Londres et de Rome
s'effondrent en une seule nuit; l'orateur Dessort, qui avait
préparé les désertions massives et fait avorter par un
désarmement général la dernière guerre franco-allemande,
aide puissamment à l'établissement anarchiste « lorsqu'il
a compris que le socialisme ne peut être qu'un mouvement
économique sans avenir politique ». Ce gouvernement
anarchiste qui succède rapidement au socialisme est une
confédération des Etats de l'Europe occidentale, présidée
par un dictateur responsable qui gouverne avec un conseil.
Sauf l'activité responsable du dictateur, le régime demeure
assez semblable h l'ordre actuel ; la révolution a été plus
sociale que politique; et son œuvre fut surtout l'annihile-
ment de la bourgeoisie par la terreur. La démocratie
seule a fait place à une aristocratie intellectuelle : la
masse, de culture individualiste, s'incline avec une volonté
exclusive devant quelques surhommes dont Mauclair nous
a tracé quelques portraits vifs, caractères originaux et
finement svmpathiques d'intellectuels divers. Camille
Mauclair, certes le plus intelligent des jeunes écrivains
attentivement informés alors sur l'anarchie, représente
donc ainsi le régime anarchique de l'avenir : une dictature
ne différant de la république bourgeoise que par une
administration décentralisée, un gouvernement plus cen-
tralisé et restreint, une élite nouvelle plus intellectuelle-
ment recrutée et de garantie supérieure toute morale.
Un an plus tard, dans ses Lettres de Malaisie, un de
ses aînés, Paul Adam, a choisi pour sujet principal de
détailler une vision identique, — avec une richesse d'imar
232 LA SOCIETE FfiANÇAlSE SOCS LA TROISIEME REPUBLIQUE
gination toute orientale. Même le reproche mérité par ce
livre est qu'il soit une vision byzantine, hallucinée de
moyen âge, de la société future. Sous la dictature
anarchiste, les descendants de Jérôme le Conquérant et
des autres libertaires français émigrés en Malaisie en 1848
ne semblent guère se souvenir des mœurs et de l'esprit
patriarcaux des hommes de la Seconde Révolution. Ce
sont les décors de féerie et la luxueuse corruption de la
capitale voluptueuse de l'Empire grec. Les femmes, spécia-
lement, professent le plus baudelairien des dilettantismes,
fleurs d'un Mal étrangement artificiel. On se croirait
presque en un Jardin des Supplices. Entre toutes l'alli-
ciante Pythie ' est une création ingénieuse et sapide,
trop sœur des perverses Maïa, Sonia-, Lucy et JaheP
dont Paul Adam a émaillé ses romans parisiens; cette
femme-future fut d'ailleurs intelligemment appropriée à
l'époque de scepticisme paisible et cynique qu'imagine le
voyageur de Malaisie. Mais précisément la vision générale
reste trop personnelle et ne peut s'accepter. Leconte de
Lisle (socialiste de 1848) et Puvis de Chavannes en ont
exprimé une qui est diamétralement autre, conforme à
un idéal libertaire beaucoup plus logique et sobrement
harmonieux; dans leurs poèmes ou leurs fresques primi-
tivistes, une humanité mi-homérique et mi-virgilienne
poursuit une vie frugale et décorative, des rêveries plato-
niciennes et des œuvres d'art et de paix dans le cadre
serein d'une nature abondante et suave.
1. Paul Adam, Lettres de Malaisie, Fasquelle.
2. Les Cœurs utiles, Ollendorf.
3. L'Essence de soleil, Stock.
CONCLUSIONS
L'anarchie serait l'idéal à réaliser clans le futur; les
anarchistes restent aujourd'hui des types d'exception, et
c'est bien comme tels qu'ils ont intéressé les romanciers
et que ceux-ci ont cherché à les caractériser.
En dehors même d'aucune doctrine lombrosienne ou
autre, il faut tenir compte de leur hérédité, car, au contraire
du socialisme, l'anarchie est a la fois une doctrine et un
état d'esprit; même, le plus souvent, c'est l'état d'esprit
qui détermine le choix de la doctrine. On ne saurait aller
jusqu'à dire que tous les anarchistes sont nés tels, mais ils
viennent au monde avec une prédisposition à l'indépen-
dance absolue ou rêveuse : ainsi Ragu, Lange, Robert,
Galafieu. Cet état est même morbide chez quelques-uns
qui, nés de la misère, ont des déviations de l'esprit comme
dauties de la colonne vertébrale, et demeurent toute la
vie anormaux, inaptes à s'adapter au corps social constitué :
ainsi ces « microcéphales », ces « strabiques », ces fous
aux yeux phosphoriques que le Bilatéral rencontre en
abondance dans les groupes anarchistes et qui lui repré-
sentent les héritiers des névrosés religieux du moyen âge,
Flagellants et Danseurs de Saint-Guy. Physiologiquement
l'anarchisme serait un développement, parfois extrême
jusqu'à la maladie, d'une « faculté «instinctive de l'animal
234 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME RÉPUBLIQUE
humain, rindépendance, trop rabrouée par les lois de la
société.
L'influence de l'éducation est plus considérable et
presque générale. Le roman n'offre pas d'exemple d'indi-
vidu conduit h l'anarchie vers l'âge adulte par la seule
philosophie sociale : tout au plus Guillaume Froment.
Presque toujours le sentiment détermina l'anarchiste dès
l'enfance ou l'adolescence. L'a me alors est généreuse, elle
est molle et féminine, impressionnable à jamais aux dou-
leurs personnelles, malléable aux soufl'rances d'autrui,
tandis que plus tard l'épiderme en a durci au grand air
d'une vie active : ainsi Robert, Frida de Thalberg, René
Daspre, Randal, Ragu, Francis O'Kent. Il faut d'ailleurs
regretter, particulièrement pour Salvat, que les roman-
ciers aient seulement esquissé l'enfance de leurs types :
même le côté d'éducation humanitaire de Bessières vers
l'adolescence a été négligé alors que l'enfance en était
décrite avec minutie créatrice. L'importance du régime
scolaire sur la détermination de la mentalité a été signalée
par Bérenger, Darien et Fèvre qui l'attribue à l'internat
comme Jean Aicard'.
De leur éducation résultent leur sentiment et leur men-
talité. L'éducation fut parfois si rude et précoce que la
source instinctive de sentiment en est desséchée : Louise
Vignon, Mathis, Lesclide aboutissent h l'asentimentalité.
Celle-ci existe encore chez Randal et Hélène Canonier par
la violation du sentiment dans l'âme enfantine. La volonté
âpre du devoir la détermine chez Daspre. Chez Ribalta,
()'Kent, Lepniak, Malicaud, tous les autres, le sentiment
se socialise et, refoulant les sentiments égoïstes (Malicaud)
ou familiaux (Bessières), devient impersonnel, ce qui
1. Jean Aicard, L'âme d'un enfant, Flammarion.
LES ANARCHISTES 235
constitue h vrai dire une seconde sorte d'asentimentalité.
I/esprit est critique, parfois même satirique comme
chez Galafieu : il perçoit aigument les défauts d'un
monde qui blesse la sensibilité : Salvat, Bessières, Hélène,
Randal, Malicaud. Il ne reste que plus intimement con-
vaincu de l'excellence de ses idées : Audotia, Lepniak,
Lesclide; et en est parfois comme halluciné, s'y attachant
tout d'une pièce : Salvat, Souvarine. De là son impatience,
son incapacité, par l'effet de cette impatience, de prudence
scientifique, son insouci et son irritation de la règle tem-
porisatrice de l'évolution. Non seulement Salvat et Bes-
sières sont des révolutionnaires intempestifs, présompteux
de leurs forces individuelles qu'ils croient capables de
bouleverser l'état social établi par des siècles, mais Guil-
laume Froment lui-même jusqu'à sa conversion. C'est
qu'en lui, — Zola Ta très bien montré et avec une heu-
reuse insistance, — coexistent le savant et le rêveur
d'impossible. Dans Salvat, Bessières, Malicaud et Galafieu
prédomine le côté non positif, impratique parce qu'il est
brouillon et incomplet. En moyenne, on arrive ainsi à
une sorte d'intellectualité individualiste (puisqu'elle est
sûre de soi et critique) sans être égoïste (puisqu'elle est
impratique et impatiente). Par sa constitution mentale
autant qvie par ses actes, l'anarchiste résout le fameux
débat sur la prétendue antinomie de l'individualisme et de
l'altruisme : il est ensemble individualiste et altruiste.
Tel de sentiment et d'intelligence, quel métier choi-
sira-t-il et cjuelle sera sa situation sociale? Ceux qui sont
de tempérament un peu maladif et qu'on pourrait appeler
les anarchistes de constitution, errent dans une sorte
d'indécision jamais satisfaite de Bouvard-et-Pécuchet :
ainsi Galafieu et les personnages secondaires du Bilatéral.
Ceux dont une science trop précoce fit des révoltés à jamais
236 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
désabusés, reculent au ban des métiers légaux : le voleur
Randal et la prostituée Hélène. Hors-la-loi est aussi à sa
façon Audotia, mendiante errant par les villes, dont la
seule profession est de porter l'étendard des émeutes.
Tous ceux qui exercent un métier l'ont choisi humble et
utile à la cause, au moins logique avec leur doctrine
comme le doukhobor Pierre Daspre, cordonnier à l'imi-
tation de Tolstoï. Ici voit-on que la science constitue
moins pour eux une section intellectuelle qu'un métier
indispensable à l'anarchie : les Salvat et les Bessières
choisissent des professions mécaniques, les O'Kent et les
Lepniak sans cesse étudient les sciences diverses, les
Pallat et les Froment sont des chimistes. De tous ceux
qui se dévouèrent à l'anarchie l'existence apparaît modeste
et chrétienne.
II
I.a littérature a pu très facilement les étudier parce
que ce sont des tempéraments très simplistes. En outre
l'anarchisme est une tendance, un état d'esprit fonda-
mental; l'individualisme, qui en est l'essentiel, se trouve
un chose de première importance humaine autant qu'intel-
lectuelle; le problème de l'individualisme et du socialisme
ne se pose pas seulement pour la société mais pour chaque
individu, èi propos de chaque esprit, de chaque conscience
intellectuelle : le duel scientifique qui se livre chez
Froment sur cette question se répète en petit dans chaque
cerveau soucieux de se diriger.
H. Bérenger et V. Barrucand étaient naturellement
portés à ne point étudier devrais anarchistes : le premier,
esprit trop net, régulier, ordonné et méthodique pour
sympathiser avec l'anarchie, n'a écrit VEffort cjue par
LES ANARCHISTES 237
curiosité des maladies intellectuelles et pour eu chercher
le remède; le second, alors trop sec et dilettante*, nourrit
évidemment quelque dédain de l'anarchiste naïf et dogma-
tique. Jules Lemaître et Alphonse Daudet ne se sont
occupés de l'anarchie qu'en chroniqueurs commandés par
l'actualité. De même P. Bourget, qui a trouvé là une occa-
sion de faire ressortir, par le contraste, la vertu pacifique
des esprits catholiques bien rentes. Au contraire, Henry
Fèvre, si peu affilié qu'il soit h l'anarchie, a su trouver en
Tanarchiste le fond indépendant et sauvage, presque aroma-
tique, capable d'inspirer subtilement et pittoresquement
un écrivain. Les Rosny, esprits scientifiques, infirmaient
l'anarchie, mais l'anarchie offrait h leur pénétration psvcho-
logique l'occasion d'étudier en détail parfait la forme
actuelle du tempérament et de l'esprit religieux; leur génie
humanitaire pouvait s'attendrir avec pitié très haute sur
l'infortune d'àmes sacrifiées en vain et nuisibles dans une
maladroite passion d'être utiles. Il est vraisemblable
d'après le reste de leur œuvre qu'une telle destinée eût
heureusement inspiré les ^Nlargueritte. Camille Lemonnier
prend justement place entre Rosny et Zola qui l'ont diver-
sement mais également influencé : son tempérament com-
batif l'a poussé à attaquer avec véhémence la bourgeoisie,
mais, par son esprit d'ordre, il n'a admis son anarchiste
que comme un produit de perversion bourgeoise. Emile
Zola, presque exclusivement combatif, a été fatalement
induit à une apologie du martyr anarchiste, sinon tout à
lait à une apologie de l'anarchie dont sa culture vaste et
consciencieuse l'a finalement détourné. Paul Adam, sym-
pathique en tant que poète à l'anarchisme individualiste.
1. Depuis il a dirigé et créé divers journaux politiques à Alger, notai
ment CAkhbar, qui est toute une œuvre, complexe et personnelle.
238 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
a cédé a rintelligence critique de faire saillir, en prudente
ironie, les vicissitudes de l'œuvre anarchique. Camille
Mauclair, idéologue d'impulsions moins réticentes, a
carressé avec plus de complaisance ses figures idéales
d'aristocrates de l'anarchie, parfaisant avec telle richesse
leur surhumanité que leur hautain élan, épuisé, se brise
net. Il reste que Darien, Ryner et Eekhoud ont plus plei-
nement et sans réserve sympathisé avec leurs anarchistes :
c'est qu'ils sont moins intellectuels, plus sentimentaux
d'un Apre et fougueux tempérament de nature animale
rebelle à une organisation humaine.
III
On a aperçu la gradation de l'intérêt personnel que
portaient les romanciers à leurs sujets. Il est intéressant
de saisir les rapports de l'anarchie intellectuelle '■ à l'anar-
chie active qu'on dénommerait plus proprement politique,
l'idée étant bien aussi active à sa façon. Disciples des
Rousseau, des Chateaubriand et des Stendhal, les Adrien
Sixte et Robert Greslou^, les personnages des fantaisies
philosophiques et sociales de Maurice Barrés ou de Paul
Adam, eux-mêmes Charles Maurras, Rémv de Gourmont,
Léon Bloy, Tailhade, Gohier, Mirbeau, Albert Lantoine,
Adolphe Retté ^, tous plus ou moins sont intellectuelle-
ment des anarchistes. Cet anarchisme d'idée est foncière-
ment le même que celui qui se résout en actes politiques
1. Poui- éviter avec soin toute conlusion, rappelons que dans les pag'es
précédentes on n'a pas parlé de ce que l'on appelle \ anarchie inlellec-
tuelle, c'est-à-dire des idées anarchistes des écrivains : on a seulement
discuté s'il entrait des éléments d'intellectualité dans l'anarchie politique
chez les anarchistes doctrinaires.
2. Dans Le Disciple, de Bourget, Lemerre,
3. A citer particulièrement ses livres de poèmes.
LES ANARCHISTES 239
— seulement s'est-il condensé en intellectualité? — etavec
la science il peut devenir la plus effective des anarchies,
de la façon qu'a montrée Camille Mauclair. Mais il lui est
une autre manière d'être actif en réunissant toutes les
svmpathies, même de ceux qui répugnent a l'acte brutal
et aveugle : il constitue le levier social, l'instrument paci-
fiquement révolutionnaire que tous désirent, sans être
larme criminelle et fratricide dont E. Zola a bien accusé
riiorreur. Il devient ainsi la seule Ibrme de l'anarchie
conciliable avec la science et l'évolution, belle et utile : il
est vrai qu'il n'est dès lors plus une fin — régime idéal
de gouvernement — mais seulement le moyen vers une
fin inconnue et toujours changeante, vers une phase nou-
velle de la vie infixable.
C'est le lieu de discuter le subtil roman de Maurice
Barrés, VEnnemi des Lois, qui a l'avantage de présenter
en même temps le plus parfait tvpe littéraire d'anarchiste
d'idée. André !Maltère', agrégé de l'Université, est empri-
sonné h la suite d'un article anarchiste qui se trouve avoir
précédé un attentat. Il est visité en prison par une sen-
suelle qui devient sa maîtresse et une intellectuelle dont
il accepte la main et la dot après lui avoir fait des confé-
rences critiques sur Saint-Simon et Fourrier. Ennemi
instinctif des lois, il ne saurait observer la fidélité con-
jugale et sa femme le reconnaît non sans gràcc^ en lui
donnant la réplique pour des dialogues philosophiques
d'élégante sécheresse, sur un ton renanien un peu timbré
des meilleurs boulevards. En paroles de finesse exsangue,
le jeune-premier universitaire expose que l'humanité,
élevée par les lois au degré actuel de civilisation, n'a plus
besoin de ces lisières maintenant qu'elle est adulte.
1. Maurice Barrés, L'Ennemi des lois, Fasquelle.
240 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE SOUS LA TnOISIEME RÉPUBLIQUE
Ici apparaissent la qualité et la faiblesse spéciales de
l'esprit si aigument intelligent qui faisait travailler pas-
sionnément alors (1890-1895) la jeunesse littéraire. L'insuf-
fisance de sa culture scientifique est évidente ; en mettant
les lois scientifiques sur le même rang que les autres et en
raillant avec humour leur égale tyrannie, Barres semble
ne point s'aviser qu'on ne demande pas à leur égard le
même genre d'obéissance. Il les assimile un peu trop
rapidement aux lois civiles et religieuses. Sans doute
celles-là furent des lisières bonnes seulement à contenir
l'enfance civile et religieuse de la société; mais, si la
société est adulte devant ces lois, elle est encore enfant
devant la science. Un jour la science d'aujourd'hui aussi
deviendra vieille, et les André Maltère de l'époque auront
lieu de demander leur mise h la retraite, mais toujours
pour faire place à de nouvelles lois d'un autre ordre qui
ffuideront l'humanité d'alors vers un nouvel âge adulte.
L'anarchie intellectuelle restera toujours et uniquement
le moyen révolutionnaire de renouveler les organisations
successives de l'humanité. La conception de cette anarchie
se précise encore : elle est utile lorsqu'on s'en sert comme
d'un moyen mais ne peut jamais être un état définitif
d'organisation de la société parce qu'il ne peut y en avoir;
elle s'emploie à dissoudre chaque organisation qui vieillit
au profit d'une nouvelle; en ce cas, elle est, par son carac-
tère de désordre, le seul intermédiaire logique et scienti-
fique, car le passage d'un état social a un autre ne peut
se faire qu'à tâtons comme toutes les recherches expéri-
mentales des savants eux-mêmes. On ne peut trouver de
lois radicalement nouvelles ou des méthodes nouvelles,
qu'en dehors des lois courantes, ce qui n'empêche pas
qu'on n'obéisse toujours à quelques règles fondamentales
de logique. Le parfait anarchiste intellectuel ne serait pas
LES ANARCHISTES 241
l'ennemi des lois, de toute espèce de lois, mais des lois
établies et prétendant h l'éternité. An fond, sans qu'il s'en
doute, en détruisant, il suit un ordre dont il n'est pas
conscient; ainsi que les savants lorsqu'ils usent de l'intui-
tion, il opère suivant l'instinct encore très vague de lois
futures.
IV
On souhaite que cette littérature anarchiste pénètre,
lentement, mais de plus en plus, les milieux anarchistes
populaires, dont elles ne peuvent que fortifier les doctrines
tout en les épurant : et à ce point de vue il est précieux
que des hommes de l'élite, comme Anatole France, com-
prennent le devoir et la beauté d'aller porter l'enseigne-
ment dune parole érudite dans les clubs révolutionnaires.
Réciproquement, l'influence des anarchistes, qui ne pou-
vaient vraiment pervertir les écrivains en dynamiteurs,
aura été excellente sur la littérature et sur sa forme même.
L'ironie n'était chez les anciens qu'un jeu de dilettantisme
psychologique ; elle s'aiguise de devenir un procédé
anarchiste de style. Instrument de dissociation, elle a
émietté la grande phrase classique. A cela, d'ailleurs, elle
ne s'est point trop affinée : elle ne reste pas, comme
chez certains modernes aristocratiques, une arme de duel
littéraire. D'aristocratique elle devient populaire. Son
objet, s'élargissant, la force a varié son essence et sa
tactique. Moins tranchante et plus criblante, elle n'est
plus d'acier mais de poudre; elle est plus vaste, plus
impersonnelle, plus naturaliste en un certain sens, pre-
nant l'àcreté odorante de la nature à railler la civilisation
artificielle trop guindée et efféminée. Nulle part cela n'est
aussi remarquable que chez Georges Eeckhoud, où elle
devient une sorte d'humour capiteux et fauve secouant le
M. -A. Leblond. 16
242 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE SOUS LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE
lecteur bourgeois avec une bonne bumeur un peu animale,
où encore elle devient âpre et brutale, force sauvage de
priape flamand elTaroucbant de sa turbulence musquée
l'ordonnance coutumière des phrases d'eurvthmie un peu
lymphatique.
Pour le fond, les anarchistes forcent les écrivains cpii
les ont étudiés et critiqués à mieux sonder et h raisonner
leur propre individualisme instinctif; leur exemple les
met souvent en garde contre les perversions maladives
ou brutales dont il est aisément susceptible. D'autre part,
ils contraignent les écrivains dogmatiques vraiment atten-
tifs à prendre conscience et à tenir compte des besoins et
tendances individualistes d'une partie de 1 humanité. En
littérature comme en politique, l'exaspération et le fana-
tisme de leur indépendance a ceci de bon qu'ils préviennent
tout gouvernement ou académie qu'il y faut laisser place à
l'individualisme.
Surtout l'étude de l'anarchiste valut contre l'embour-
geoisement, dont la littérature était menacée par la néces-
sité de plaire h une démocratie trop stationnaire. Elle
exigea du romancier qu'il descendît au plus profond du
peuple pour l'y rencontrer et au plus animal pour le mieux
expliquer : bien que le peuple et les anarchistes soient
loin d'être chose commune, la connaissance de l'un est
liée à celle des autres : n'oublions point que Paris précéda
immédiatement et presque provoqua Fécondité et Travail.
En l'anarchiste encore l'écrivain saisit l'occasion de con-
centrer toute la satire du monde actuel : ce fut un type
de mécontent dont le roman put profiter en utilité et en
franchise sociales. Mécontentement doublement fécond :
n'exigea-t-il pas aussi que l'écrivain, pour bien l'expli-
quer, s'instruisit en théories économiques et sociales et
les vulgarisât dans le [grand public? Surtout l'anarchiste,
LES ANARCHISTES 243
lutteur désintéressé, se sacrifiant pour les prochaines
générations, entraîna le roman français à s'orienter
davantage vers l'avenir, à se soucier des destinées incer-
taines du futur d'après ce qu'en laissent présumer les
savants, intellectuels et autres anarchistes de la société
actuelle : toute l'œuvre des Rosny, les « Evangiles » de
Zola, les romans anticipateurs de Camille Mauclair et
Paul Adam en sont des preuves pleines de promesses ou
de réalisations.
Et cela précisément devra être compté à titre capital
par ceux qui jugeront les anarchistes. L'on n'a évidemment
point à parler ici des tribunaux civils ou politiques, mais
du sentiment de l'élite intellectuelle. Ceux-mêmes à qui la
belle netteté ou la temporisation, hautement scientificpie,
de leur esprit font improuver et craindre les anarchistes,
ne devront pas être trop sévères : pour eux, plus que
pour quiconque, il faut songer au relatif et au temporaire
des lois et des morales humaines. Eeur violence tient, en
effet, à ce qu'ils sont de transition : n'est-elle point un
caractère presque nécessaire des précurseurs, puisque
leur rareté et leur nouveauté les obligent h frapper plus
fort pour se faire mieux entendre, — et ils veulent hâter
les libérations de l'avenir; — encore ne sont-ils pas,
d'autre part, les retardataires du passé, les derniers venus
des âges indépendants de la période sauvage, exacerbés
de se sentir en si petit nombre à lutter contre le régime
autoritaire actuel?
CHAPITRE VI
LES SOCIALISTES
Il V a beaucoup moins de romanciers français s'intéres-
sant aux types et à l'idéal socialistes qu'à l'anarchie.
Cela tient à ce que chez nous l'homme de lettres,
surtout avant la dernière décade, est en général non seu-
lement individualiste, soucieux d'indépendance et parfois
d'originalité, mais personnel à l'extrême, souvent dédai-
gneux de la masse même lorsqu'il requiert sa clientèle ou
travaille servilement pour elle, voire encore brouillon et
bohème. L'ordre pèse au littérateur, lequel s'imagine que
l'inspiration et le désordre sont concomitants, presque
synonymes; — et remarquez que précisément les écrivains
socialistes, une George Sand ou un Emile Zola, sont ceux
qui travaillent le plus méthodiquement, à des heures
fixes. — Enfin longtemps la Démocratie lui a paru mépri-
sable et incapable d'inspirer son goût fin et choisi; la
tyrannie démocratique lui a semblé la plus dure et la plus
hostile à l'art; et ne voit-on pas aujourd'hui même des
gens aussi graves que le philosophe Alfred Fouillée assem-
bler dans la Re^>ue des Deux Mondes les arguments enlan-
tins, qu'on dirait recueillis des lèvres pâlies de poètes
mondains inquiétés par les progrès de l'art social, pour
246 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
affirmer indiscutablement l'impossibilité de l'art sous un
régime socialiste ? Il est heureux que son exemple ,
notoire, reste rare. Il exprime, en les résumant, les senti-
ments tremblants de la vieille génération, qui s'éteint.
On voit au contraire depuis dix ans les plus divers écri-
vains de tempérament et surtout de culture intellectuelle
aristocratique, comme Gustave Kahn ovi Camille Mauclair,
évoluer avec activité vers un art soucieux de la masse et
nourri d'elle, et prouver des sympathies pour l'ordre et
pour la paix égalitaires, en attendant que viennent des
générations nouvelles ayant introduit l'ordre jusque dans
leurs procédés et dans leurs méthodes de travail. Sans
remonter trop loin, il faut accorder une influence consi-
dérable à Taine*, notre grand critique, sur cette trans-
formation des esprits et, postérieurement, des tempéra-
ments. Tout au contraire de Sainte-Beuve n'a-t-il pas été
persuadé de l'importance du milieu pour la détermination
de la littérature, et le souci d'interroger sans cesse la
masse pour estimer sa conformité avec elle n'a-t-il pas
fatalement fini par démocratiser l'écrivain? On a, sans se
le formuler, repris sa conception pour lui donner de
l'extension : s'il est vrai que l'écrivain soit déterminé par
la race et le milieu, il y a des chances que sa puissance
soit proportionnelle a l'intensité de sa conformité avec eux.
Éealement le croût de la méthode et des classifications de
la méthode chez un si grand esprit nous a rendu sensible
que l'originalité, loin de tenir dans le désordre, était
servie par l'ordre, nécessaire à la puissance, sans laquelle
elle n'est que coquette frivolité. Admirateur de la belle et
1, Il n'est pas superflu de noter, surtout en ce moment, qu'il ne faut
pas voir Taine à travers Bourget. On lui a fait dire bien des choses
qu'il n'a jamais pensées. Signalons un retour récent à plus de justice,
d'intelligence, de Taine avec les pénétrantes critiques de Francis de iMio-
mandre et de Jules de Gaultier.
LES SOCIALISTES 247
harmonieuse Sand, — si décriée par la génération qui nous
a précédés — Taine est à son tour admiré par Zola, Rosny,
Lemonnier, tous ceux que leur esprit et leur tempérament
ont portés au socialisme. Paul Adam, plus mobile, lui
semble moins attaché; mais, avec les précédents, ses
habitudes de labeur considérable et régulier, en même
temps que son intelligence éveillée des profonds mouve-
ments de la masse, l'a de plus en plus éloigné de l'anar-
chisme vers le socialisme.
Le socialisme, net et organisé, est d'existence relative-
ment récente : ainsi en va-t-il pour les romans qui en
traitent. On est amené h les étudier suivant l'ordre chro-
nologique dans lequel ils se sont produits : cela s'impose
presque pour une matière aussi neuve, dont il importe
plus que tout de suivre le mouvement de croissance.
Germinal parut vers 1885, après la Joie de Vivre, où
Emile Zola avait fait une étude psychologique, très poussée
de ton et de trait, de la famille bourgeoise. Il s'y montre
déjà h peu près, mais de façon beaucoup moins marquée
que quinze ans après dans Paris et Travail, qu'il a plus
de sympathie pour le socialisme que pour l'anarchie.
Seulement, dans le roman de réalisme qu'est Germinal,
son ouvrier socialiste, Etienne Lantier, n'est encore qu'un
obscur mineur presque ignorant, tandis que dans le roman
idéaliste Travail, Luc Froment est un savant et un pro-
phète. Même ce qu'il v a de très intéressant dans Germinal
c'est de voir la conscience socialiste s'éveiller peu à peu
dans le cerveau d'Etienne, opaque et dur comme le sol des
mines. Lentement, très lentement, les idées nouvelles,
l'armée des petites phrases des livres pris au hasard
comme on embrigade des mineurs, percent les galeries du
cerveau, font de la lumière dans son esprit. Parfois aussi
de brusques révoltes éclatent comme des détonations de
grisou, interrompant le travail, anéantissant une partie de
l'œuvre déjà faite. Etienne, avec des fragments de bro-
chures et de journaux, s'initie peu à peu aux théories
révolutionnaires, et il s'affilie à l'Internationale, dont il
crée une section dans le pays minier où il travaille. Il ne
se rend pas bien compte où l'on va; mais, animé de la
LES SOCIALISTES 249
meilleure volonté, il obéit à l'instinct de marcher, de ne
pas stationner : Zola a très bien montré que pour cet
ouvrier autodidacte, ignorant mais passionné de science,
c'était là le besoin pressant. De même, esprit très honnête,
il se scrute avec angoisse, se demandant si ce n'est pas
l'ambition d'être chef de la section qui le pousse incons-
ciemment à embrigader des camarades dans l'Internatio-
nale. Or voici même que bientôt il leur fait décider la
grève : l'analyse de Zola devient plus minutieuse et sagace * :
à tous les moments de succès et d'enthousiasme général,
sa conscience d'agir pour le bien commun s'affermit et
s'exalte; dès que surviennent les événements malencon-
treux, abattue par les faits, sa conscience est bouleversée
comme celle d'un enfant, et il s'accuse d'ambitions. Seul
le malheur le grandira. Il est enterré vivant dans une
galerie par un éboulis; il voit mourir près de soi, affolée
par la faim, la femme depuis longtemps désirée et enfin
retrouvée; au bout du quinzième jour, il est délivré par
l'escouade de secours, délirant et exténué. Et c'est l'esprit
et le cœur mûris, désabusé de la passion humaine, qu'il
quitte le Voreux pour Paris. 11 ne compte plus sur les
triomphes immédiats; il rejette tout son espoir, encore
tenace et vaillant, sur la révolution future, consciente,
longuement préparée, plus terrible d'être armée de la
légalité. La révolution doit être un grand travail naturel,
une lente et chaude germination de la Terre.
En même temps que paraissait Germinal, Camille Lemon-
nier achevait d'écrire Happe-Cliair, où s'accuse une frap-
pante fraternité de vision et d'exécution. La profonde diffé-
1. C'est qu'il a inconsciemment objectivé son caractère en Lantier. Il
est très curieux de constater que, par la suite, il a personnellement expé-
rimenté une évolution analogue.
250 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME RÉPUBLIQUE
rence de ces deux livres, « étudiant en même temps la
souffrance du peuple », le premier chez les hommes de la
houillère, le second chez les hommes du laminoir, tient
précisément en ce que Happe-Chair ne présente guère ni
théories de revendication sociale, ni types de socialistes
ou d'anarchistes, comme si dans le pays wallon, si voisin
de la France et même si français, les souffrances de la plèbe
n'avaient encore su s'organiser en une conscience poli-
tique. Happe-Chair s'arrête à être une puissante, poignante
étude naturaliste du labeur de l'usine et de la déchéance
du lamineur; de composition et d'esprit sobres dans une
langue martelée et véhémente, forgée avec un vocabulaire
provincial et vieux-français où la personnalité de l'ouvrier
s'exprime dans sa robustesse antique et sa couleur popu-
laire, c'est une œuvre importante, ferme, sincère à mon-
trer la grossièreté ou l'avilissement des manœuvres abrutis
par l'excès de la peine. Elle détaille surtout, avec une
psychologie sûre et forte, la misère d'un ménage où la
femme, fille d'alcooliques et de brutes, est nécessairement
désordonnée et vicieuse et bouleverse la vie de l'ouvrier
laborieux et doux.
I)ans ce roman passent — ■ trop rapidement — les
figures, esquissées d'un crayon gras et net, de Marescof,
le mineur enrichi par la découverte d'un filon, qui se rap-
pelle la dureté de son existence de tâcheron et consacre
une bonne partie de ses dividendes à secourir les victimes
des accidents, et Jamioul, petit manœuvre arrivé à être
ingénieur à force de travail de nuit en passant par tous les
degrés, « ayant trop fortement ressenti en lui les oppres-
sions du peuple pour oublier, au sortir des longues
épreuves subies, l'humanité fraternelle qu'il avait vue
haleter à ses côtés sur les rocailleux calvaires ». Faisant
alliance, l'ingénieur et le capitaliste pèsent sur le conseil
LES SOCIALISTES 251
bourgeois de l'usine, bigot et avare, et réussissent à intro-
duire quelques améliorations sociales : caisse d'avances et
de secours, infirmerie, école obligatoire.
La réforme sociale s'apprête par la générosité de quel-
ques chefs, sortis il est vrai du peuple, mais l'ouvrier lui-
même, Huriaux, dont Camille Lemonnier a fait le person-
nage typique du roman, est encore trop ignorant et abruti,
voire avili par la femme, pour réfléchir et travailler lui-
même à son affranchissement.
II
Dans Germinal, Zola s'était reporté à la fin du second
Empire, à la période où l'Internationale se fonde et essaie
de s'implanter. Deux ans après, dans deux ouvrages suc-
cessifs, le Bilatéral et Marc Fane, un jeune écrivain,
réaliste mais indocile au naturalisme*, J.-II. Rosny, connu
seulement pour un roman humanitaire dans la nuance de
Victor Hugo, Nell Horii', révèle les milieux puis les chefs
socialistes contemporains.
Le parti, confus dans Germinal, apparaît ici divers,
mais net dans ses divisions. Zola, libéral et curieux du
peuple, mais vivant d'habitude dans la bourgeoisie, n'avait
([ue des connaissances, patientes et méritoires, d'encyclo-
pédie et de documentation; J.-H. Rosny, tout d'abord
mêlé aux petits employés de Bruxelles puis aux milieux
1. On sait qu'il signa le célèbre manifeste des Cinq contre Emile Zola,
au moment de la publication de La Terre. 11 se refusait au naturalisme
non seulement brutal mats pessimiste de Zola, alors très éloigné de l'uto-
pisme enthousiaste des Quatre Evangiles, parce que, précisément, un cer-
tain optimisme et idéalisme s'entretenaient chez lui de l'activité et de
l'espoir socialistes.
2. Nell Ilorn vient d'être réédité chez Ollendorf. Le Bilatéral, édité par
Savinc, se trouve encore chez Fasquelle. Marc Fane est épuisé.
252 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME RÉPUBLIQUE
ouvriers de Londres et de Paris, se trouvait en terrain
familier; il n'étudiait pas pour faire un roman : c'était son
expérience quotidienne qui, spontanément, s'exprimait
dans des romans. De là vient qu'il n'a pas seulement cons-
truit un ou deux types de socialistes, mais qu'il en a peint
la masse. De là cette vie diverse et nombreuse de l'œuvre
où les foules ont la chaude animation colorée de chez
Renoir. Cent silhouettes vivantes se précisent et se fixent
dans le souvenir en leur chatoyante mobilité. Ainsi l'ou-
vrier Langlois, pitoyable autodidacte tourmenté du géné-
reux délire des théories capables de révolutionner le
globe; ainsi Longetourne, rédacteur en chef de lix Revendi-
cation prolétaire, folliculaire malhonnête gagnant dans le
parti les deux ou trois mille francs nécessaires à son exis-
tence râpée, chipant des idées dans diverses brochures
pour atteindre à une individualité de chef, de Guesde. Au
cours d'un grand club général s'éclaire soudain, très viva-
cement, la figure de Louis Mizel en la beauté tragique d'un
masque de Blanqui : appelé par des acclamations univer-
selles, le vieux héros de la Commune monte en tremblant
sur l'estrade; sa Aoix chevrotante se gonfle soudain par
l'émotion jusqu'à l'éloquence grave, religieuse ; pressé par
les souvenirs, il soulève d'enthousiasme la masse. Il est
l'apparition, grandiose d'être quasi-historique, d'un homme
de Vautre âge ; et Rosny a noté avec tact ses sensations à
la sortie de la longue prison devant un public nouveau :
frappé de la mollesse générale que son prestige seul put
soulever d'une émotion plus dramatique que sociale, il
perçoit soudain que sa génération — qu'il a crue prédes-
tinée à accomplir seule la grande œuvre de nivellement — ^
n'a été, si l'on peut dire, qu'une phase d'un mouvement de
plusieurs siècles.
De môme Ravièrc, déporté à Nouméa et revenu à
LES SOCIALISTES 253
l'amnistie, apparaît un homme d'autrefois dans ce milieu
nouveau où le sacre son prestige de communard. Il n'a pas
la notion nette des nécessités du moment ; son esprit et sa
conduite restent déterminés par les graves événements
antérieurs auxquels il fut mêlé. Il persiste dans la convic-
tion que, si elle avait fusillé davantage, la Commune aurait
triomphé : c'est ce qui fait que, doux et tolérant de fait,
en théorie il est démoc-autoritaire ; il demeure à jamais
aigri par le souvenir du « jésuitisme bourgeois, de l'impla-
cabilité du petit Thiers, du morbus féroce du général de
Satory )). Il continue à croire à ce que dans le langage
socialiste on appelle « la Révolution «, c'est-à-dire au sou-
lèvement brusque et universel; « il déifie » le cataclysme
prochain. Elle ouvrira l'ère future dont la vision le préoc-
cupe sans cesse, cherchant h la préciser en dédain du trop
nuageux Cabet. Toujours orienté vers l'avenir, révolution-
naire convaincu et religieux, il n'en garde pas moins cer-
tains préjugés et des idées du passé : ainsi discute-t-il très
vivement avec un main-calleuse ' dans son respectueux
désir de dispenser du travail manuel les intellectuels;
ainsi surtout son vieil instinct familial de père autoritaire
se révolte devant la prétention de sa fille h sortir le soir et
à choisir soi-même son époux, conformément aux principes
qu'il défendit devant elle. Dans cette dernière scène, toute
de force et de délicatesse, et dans plusieurs autres, Rosny,
par la souplesse d'une analyse aiguë, a révélé en lumière
le combat intérieur que l'instinct et le raisonnement se
livrent dans tout homme : il est singulièrement pathétique
de se livrer sur cette délicate question des droits de la
jeune fille, c'est-a-dire de celle qui est à la fois femme et
1. Surnom donné à ceux qui veulent évincer les intellectuels de leur
parti socialiste.
264 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
enfant. Il a été touché ici à un des plus passionnants cas
de la morale socialiste, particulièrement troublant de ce
que celle-ci n'est encore qu'en genèse.
Eve Ravière, la vierge socialiste, est la plus orifrinale
figure de femme-nouvelle qui soit dans la littérature con-
temporaine. Il faut remarquer qu'au contraire des femmes-
nouvelles de Paul-Victor Margueritte et de Paul Adam,
elle est née et reste dans le peuple. Cela vient de ce
que Rosny a vécu dans le peuple dont il a eu, comme par
exemple Hugo et Sand, un sens intime qui est presque
une fraternelle affinité. Il en résulte que son type est plus
naturel, plus logique et plus conséquent. C'est la logique
simpliste, instructive et hardie du peuple qui parle en
Eve : ce n'est pas seulement par éducation mais par esprit
et instinct de classe quelle revendique les droits de la
femme et réclame l'union liljre. Une délicatesse féminine
veut seulement que son choix soit lent, dénué de toute
violence animale, bien au contraire guidé par le sentiment
et l'idéalisme ^ Jeune fille élevée au milieu des socialistes
et dans leur foi, elle a juré de ne jamais épouser qu'un
ouvrier, tout élégante que son métier de modiste l'ait
faite. Elle a peu de goût pour les étudiants bourgeois,
prétentieux et égoïstes, et résiste aisément à la séduction
de leur propreté parfumée. Elle cherche son « homme »
parmi les compagnons, voulant le plus mâle et le plus
intelligent. Quelques-uns lui font la cour : leurs propos
1. Dans les milieux rcacLionnaires, on affiche la coutume de considérer
que le matérialisme est la seule base philosophique du socialisme. L'idéa-
lisme l'est tout aussi bien, à la vérité un idéalisme aussi différent de
celui de certains philosophes académiciens qu'en littérature l'idéalisme
alimenté de science des Rosny l'est de la religiosâtrie des Feuillet-Bourget.
Une phase de socialisme idéaliste succédera au positivisme actuel qui fut
en réaction nécessaire contre l'utopisme de 1840-48. (Il reste entendu que
le mot « positivisme » a été employé ici dans le sens étroit qui lui est
donné couramment.)
LES SOCIALISTES 255
ordinaires sont des discussions théoriques sur l'anarchie
et le socialisme. C'est qu'elle est passionnée de raisonne-
ment au point d'en être un peu pédante. Rosnv le lui a
reproché par la bouche de son principal personnage,
Hélier dit le Bilatéral. Hélier a la haine de la « socialo-
manie » d'Eve et ne cesse de l'en railler; dans la société
nouvelle qu'il rêve, lui, il ne veut pas que la femme,
égale de l'homme, devienne sa semblable; un peu dans
la tradition de Molière, il demande qu'elle se réserve
entière h l'amour conjugal et à la maternité, délaissant le
souci trop intense des sciences sociologiques. Il semble
que cette haine soit excessive : Hélier ne se rend pas
assez compte, lui l'évolutionniste, que la socialomanie
reprochée à Eve remplace, clans la vie de la nouvelle
société, le commérage ordinaire des femmes, qu'elle
est la petite dose de surexcitation cérébrale nécessaire à
la fermentation de l'intelligence. iSIême c'est un peu
la pédanterie d'Eve, naïve et généreuse, qui le séduit
inconsciemment : en discutant fréquemment, il éprouve et
apprécie sa vive grâce intellectuelle, la voluptueuse har-
diesse de son jeune esprit, les résistances aiguillonnantes
de sa raison. Conquise par son intelligence vaste et puis-
sante, Eve, finalement, renonce à un rôle actif dans le
socialisme, satisfaite de devenir la compagne constamment
dévouée de l'altruiste Hélier.
Hélier est une création non seulement littéraire mais
sociale. 11 est presqvie en quelque sorte le prototype de ce
socialisme évolutionniste dont les jeunes générations sont
actuellement si préoccupées. Ce lui constitue en 1887 une
intense originalité \ Hélier est socialiste en ce qu'il hait
1. M. Rappoport a excellemment étudié dans la Revue Socialiste le
socialisme évolutionniste allemand : il resterait à rechercher si les ori-
gines n'en sont point françaises. Peut-être y aurait-il à faire à ce sujet
256 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME RÉPUBLIQUE
la société actuelle et veut sa transformation complète dans
le sens foncier demandé par les socialistes; et il fréquente
les ouvriers les plus ignorants de préférence aux bourgeois,
« punaises » de la société. Mais il ne croit pas au bienfait
d'une Révolution qui serait simple billet de loterie gagné
par le Hasard et aurait toutes les chances de provoquer
une réaction. Homme nourri de sciences, voire inventeur,
il estime que toute transformation, pour être solide, doit
être lente et graduelle comme chacune des évolutions de
la planète. C'est ce qui fait qu'il méprise intellectuellement
les anarchistes et que toutes ses sympathies vont aux
formes organisées du socialisme les plus pacifiquement
actives.
Il reste un intellectuel sinon détaché, trop éloigné de
l'action. Dans Marc Fane, complétant l'année suivante le
Bilatéral, Rosnv a donné les raisons de cet éloiffnement
en montrant un jeune intellectuel en contact avec l'igno-
rance brutale de la masse et la perfidie des leaders.
Quelques figures très nettes de leaders complètent ce livre
et en font une étude du côté politique du socialisme.
Le jeune télégraphiste Marc Fane s'indique déjà plus
soucieux de pratique que le Bilatéral dans son élaboration
d'un parti transformiste « au delà du radicalisme ». 11
abandonne au radicalisme son programme trop modeste de
séparation de l'Eglise, suppression du Sénat et de la
quelque beau travailanalogue à celui d'Andler sur le marxisme (Marx et
Engels : Le manifeste communiste, traduction nouvelle et commentaire
d'Andler, librairie Bellais, 1902). — Par ailleurs, il n'est pas superflu de
noter que le Bilatéral a marqué une date importante dans l'histoire de
la littérature française, peut-être plus qu'une Madame Bovary. Révolu-
tionnaire de style et par l'ardeur socialiste — en une période de littéra-
tui-e bourgeoise — ce chef-d'œuvre a valu à l'auteur plus d'inimitiés
qu'aucun roman de haine à E. Zola, brisa net sa « carrière » pour un
assez long temps.
LES SOCIALISTES 257
Présidence, et, d'autre part, s'oppose au collectivisme
révolutionnaire, trop brut, intransigeant, trop dogmatique,
et actuellement impossible. Il prépare seulement son avè-
nement futur en concentrant toute l'attention et les forces
populaires sur deux ou trois réformes essentielles d'ordre
positif : restriction du pouvoir individuel de capitaliser
et d'hériter, respect « du personnalisme intellectuel et
créateur » qu'il estime sans doute menacé par INIarx.
De ce parti nouveau, ^larc Fane veut être le directeur, et
il pense en trouver le noyau parmi les « praticabilistes » '
dont W prévoit la scission, aujourd'hui en effet réalisée, en
révolutionnaires et évolutionnistes. Il entre dans leur
groupe du X" arrondissement et se fait écouter par la grâce
hardie et la solidité de son intelligence. Dans sa lutte
contre Digues (Guesde), le chef des praticabilistes, Garoulle
(mélange de Brousse et de quelques autres) sent le
besoin d'un auxiliaire éloquent, et il appelle Marc Fane,
décidé à le briser dès qu'il deviendra trop puissant. Marc
lui servira à conquérir sur Digues le journal socialiste le
plus influent, à alléger son propre parti praticabiliste de
la doctrine des « mains-calleuses » et à conquérir l'alliance
de Germane (Allemane). Il fait venir Marc et lui propose
d'être son secî)nd, dans une entrevue qui est un admirable
duel entre la combativité du jeune et la rouerie du vieux.
Marc accepte et, dans une réunion générale, répond à
Digues qui a fait valoir l'infirmité de la doctrine des
mains-calleuses : il démontre que si aujourd'hui on peut
et doit la laisser de côté, elle a eu son heure de nécessité
appelant à la direction les ouvriers dont se réveillèrent
1. Nom donné dans le roman aux Possibilistes.
2. Il est inutile de dire que ces ressemblances ne prêtent à aucune
satire personnelle : elles tiennent à l'esprit, non au caractère et à la vie
publique.
M. -A. LEULOxn. 1 '
253 LA SOCIETE FRANÇAISE SOIS LA TROISIEME REPUBLIQUE
ainsi les énergies endormies depuis 1871 et dont les
connaissances spéciales amenèrent une orientation plus
pratique de la politique générale du socialisme. (Rosny a
noté avec une minutie heureuse ses émotions d'orateur et
la volupté de son triomphe.) Mais aussitôt Marc est écarté
par Garoulle qui réussit seul à chasser Digues du grand
journal socialiste. Alors rejeté au silence, Marc, que
l'ivresse de ses succès et de les prolonger avait failli
mener aux « révolutionnaires », médite ses anciennes
idées et s'y fortifie. Il élabore tout un plan d'éducation et
de discipline sociale, se fait applaudir en de petits clubs.
L'attention réveillée, Garoulle le désavoue et le fait
calomnier comme traître et mouchard des radicaux, Marc
ne peut obtenir le silence nécessaire à se disculper dans
une réunion, est injurié et à moitié assommé par les hommes
de Garoulle : l'intervention seule de la police lui sauve la
vie. Pour longtemps il renonce à la politique : il travaillera
dans le silence, mûrira l'idée qui éclora plus forte dans
plus de sérénité.
Voilà deux romans, deux chefs-d'œuvre (le premier
surtout, qui est une des œuvres capitales de notre littéra-
ture), où le socialisme n'est plus un simple sujet de
curiosité qui a intéressé le romancier réaliste des mœurs,
mais une matière hautement littéraire, d'intérêt complexe
pour l'action et la spéculation de l'idéaliste : psychologie
morale, philosophie, idéologie. Il nous est présenté sous
ses traits profondement humains et dans ses rapports avec
le cœur tout autant qu'avec Tesprit et avec le sens social.
Le socialisme en littérature devient la Vie, la vie supé-
rieure, diverse et infinie, la belle dynamique des existences
futures. Il est la Vie, parce qu'il est dans le présent
l'élaboration de l'avenir et parce qu'il est l'avenir, ce qui
LES SOCIALISTES 259
importe principalement à l'évolutionniste. Cette œuvre de
Rosiiv est lexiiltation du socialisme par Ihomme de
science qui, voyant en elle la Vérité, y admire aussi la
Beauté. Nul poète n'a perçu et exprimé une plus passion-
nante vertu du socialisme, parce qu'il est en même temps
un savant. Il a le premier révélé du Socialisme la haute
dignité artistique.
III
Paul Adam, qui avait débuté a peu près en même
temps que Rosny, appartenait à un tout autre monde.
Descendant de bourgeoisie enrichie par la Révolution,
fils de haut fonctionnaire du second Empire, il avait beau-
coup souffert du milieu où il avait grandi et où sa jeune
sensualité avait été viciée par une éducation ultramontaine
desséchée de toute tendresse [Les Images sentimentales ').
Son adolescence fermenta aux idées généreuses; une
exubérante ardeur intellectuelle le fatigua à la poursuite
de toutes les idéologies contemporaines. Il entra avec
passion dans les théories nouvelles; une tendance natu-
relle à l'exaltation idéaliste le détourna des républicains,
assez A'ulgairement positivistes, qui s'étaient contentés de
consolider la Troisième Républic[ue, par l'alliance avec la
finance, en une sorte de gouvernement ploutocratique,
lequel ne saurait jamais être qu'un trouble compromis et
qu'une ébauche grossière de la démocratie. L'historien
futur des agitations sociales du siècle le constatera : c'est
d'un même dégoût de la bourgeoisie repue de la troisième
République que sont nés le socialisme laïque et le socia-
lisme chrétien. Complètement ignorant du mouvement
1 . Voir p. 29.
260 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME RÉPUBLIQUE
ouvrier et de rouvrier, dont la littérature s'était jusque-là
bornée à vulgariser l'aspect pittoresque, même détourné
de sympathiser avec lui par les peintures rudes du natu-
ralisme, Paul Adam devait tout naturellement incliner au
socialisme chrétien, en faire l'épreuve — nécessaire à la
désillusion ' prochaine. Les jouvenceaux de ses premiers
livres, notamment de En décor, songent h utiliser le chris-
tianisme en en faisant un levain de transformation sociale.
Ainsi peut-on s'expliquer cette méconnaissance du vrai
socialisme, confondu avec le radicalisme anticlérical dans
V Essence de soleil'.
Ce livre, qui date de 1890, est très intéressant de nous
offrir le sentiment de la partie intellectuelle de la géné-
ration symboliste sur le socialisme. Le leader radical-
socialiste lui apparaît comme une sorte de Hugo vulgarisé,
éloquent et paillard, altruiste par ressouvenir de souf-
frances personnelles " : Yaubert transpose, dans le do-
maine al)strait de la généralité, les agacements de la
famille, les vexations de collège, les humiliations par des
camarades plus riches, s'en échauffant et s'en inspirant
pour la défense à la tribune des revendications sociales.
Paul Adam, en même temps qu'il nous indique peut-être
de quelle façon il fut lui-même incité et attaché au socia-
lisme, a fait ici une étude de la mentalité latine et de son
adaptation au socialisme qu'il est curieux de considérer.
Il lui semble que le latin est trop tapageur et loquace
1. Remarquer que même la génération immédiatement suivante crut à
la possibilité d'une renaissance du christianisme primitif : citons Vi<:tor
Charbonnel, Henry Bérenger, dont le remarquable roman de mœurs poli-
tiques et de caractère social La Proie étudie précisément le dégoût chez
la jeunesse de la bourgeoisie ploutocratique.
2. Cet ouvrage, très rare et pas assez connu, se trouve chez Stock.
3. La lecture de Vallès, très connu de la bourgeoisie, a bien pu con-
tribuer à former cette idée. A ce point de vue, il est curieux de comparer
Jacques Vmgtras et Les images sentimentales.
LES SOCIALISTES 261
pour pouvoir suffire aux calculs profonds et froids que
nécessite le programme économique du parti. Il n'a pas
le sens politique, mais seulement la force éloquente et
l'électricité sensuelle qui convainquent la masse après
l'avoir ébranlée par une vision apocalyptique des révolu-
tions prochaines : de virulents discours de Vaubert à la
ChamJjre nous manifestent le pouvoir orageux de sa « for-
midable vocalise ». Dans ce roman symbolique, Paul Adam
nous montre que, de la sorte, il sera joué par la finance
sémite, dont il est incapable de percevoir, sous les appa-
rences démocratiques, les projets religieux et archaïques
de représentants de la race juive.
En somme, volontairement ou non, il nous faisait res-
sortir dans ce roman que le socialisme, œuvre d'avenir,
ne peut arriver à bonne fin par l'action ou le concours des
races du passé. Il se trouve que le socialisme chrétien
offert par ses premiers livres contient le même principe
de déchéance. Bien qu'il n'en fasse plus profession de foi,
il ne semble pas que Paul Adam ait formellement avoué
l'impossibilité d'amalgamer le vieux catholicisme et le
jeune socialisme, comme l'ont très vite reconnu, après une
tentative de néo-catholicisme, les esprits lucides et pra-
tiques de Victor Charbonnel et Henry Bérenger.
Il laut encore noter dans ce roman des visions, telles
qu'en le passage suivant, dont continuent jusqu'aujour-
d'hui à s'illustrer les chroniques de l'écrivain au Journal :
« Scrive magnifie aux oreilles éblouies des profanes la
vie future des phalanstères harmoniques réalisés par
l'emploi simultané de toutes ressources du globle concou-
rant au bonheur des êtres. Bientôt la transmission de la
force remplacerait l'efFort humain par l'action d'un simple
clavier électrique dont les touches sauraient mouvoir aux
plus lointaines distances le pilon du Creusot, Avec le
262 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
robinet d'eau et le compteui' à gaz, chaque demeure possé-
derait son clavier de force accomplissant les travaux
domestiques. Un fort petit nombre de pianistes experts
suffirait h l'œuvre des plèbes universelles, cultiverait le
sol. Et les âmes libres enfin de labeurs physiques pourraient
s'instruire aux philosophies, exercer leurs centres nerveux
à jouir et tendre au bonheur des contemplations mystiques
où chaque peuple, concentré en une àme magnétique, se
verrait produire les merveilleuses extases de sainte Thé-
rèse et des mages anciens, éperdu à la béatitude de créer
éternellement. » En de semblables pages — d'un des deux
ou trois plus beaux stylistes de l'époque — le socialisme
est le thème d'un étincelant lyrisme de civilisation raffinée
où l'espèce humaine tout entière devient une aristocratie,
fournit vme sorte de Merveilleux industrialiste. Un socia-
lisme réduit à cela serait bien artificiel ; mais on peut
trouver en cette conception une contribution précieuse a
une esthétique socialiste supérieure.
L'année suivante, dans le roman Robes Rouges, le pro-
cureur général Sancy, en qui l'auteur concrétisait quelques-
unes de ses idées, donnait raison à des grévistes contre
une puissante Compagnie, bien que la lettre du droit et
son interprétation quotidienne fussent pour celle-ci. Il
établissait, en pleine chaire du ministère public, l'égalité
du Capital-Argent et du Capital-Travail devant la réparti-
tion des bénéfices, en bravant la colère du préfet. Réprou-
vant que la violence ait déconsidéré l'idée féconde et juste
du socialisme et dédaignant le mot de République bon h
tromper le peuple, il tendait au césarisme socialiste. On
sait à quoi dans l'histoire contemporaine celui-ci a jamais
pu aboutir. Il sera curieux d'étudier quelles illusions sui-
vies de quelles désillusions il a données à Paul Adam, un
de ses candidats en Lorraine en mênie temps que Barrés.
LES SOCIALISTES 263
Après quelques années, ses nouveaux livres exposeront
la beauté d'un socialisme épuré de boulangisme et plus
altièrement serein à la suite de l'orageuse épreuve.
IV
Le Ml/stère des Foules (1893) ' révèle les illusions puis
les désillusions des intellectuels fourvoyés dans le boulan-
gisme; par suite il montre les raisons d'être circonstan-
cielles de ce mouvement et la cause foncière de son avor-
tement. Comme cette œuvre, — une des meilleures de
l'auteur, où l'observation est à la fois la plus minutieuse
et la plus nombreuse dans sa largeur de panorama, très
précise dans l'analyse et le détail historique et juste dans
la synthèse idéologique, — a été écrite par le plus impul-
sif, le plus sincère et le plus pénétrant des littérateurs
mêlés au mouvement, comme ainsi ce n'est plus de la lit-
térature mais de la vie vécue, elle présente l'occasion
d'étudier en soi le césarisme, maladie du socialisme, per-
version intellectuelle du socialisme.
Dessling s'offre d'abord à nous comme uû tempérament
faunesque : il désire les femmes par impulsion de brutalité
maladive, sans les aimer; néanmoins il ne prend pas Anne
qu'il aime lorsqu'elle s'amuse h le provoquer de façon très
pressante : il est donc violent et timide. Fort logique avec
ces traits nous est représentée sa mentalité : il est pas-
sionné d'idéologie mais il se fatigue très vite de l'effort
nécessaire à la réalisation de l'idée. Dans ces conditions, le
socialisme lui sera une occasion de ofénéreux emballement,
mi-sentimental, mi-intellectuel, mais sa raison n'v partici-
pera que peu ou prou. C'est un cérébral qui s'est éloigné
1. Le Mystère des foules, de Paul Adam, Ollendorff.
264 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
du monde bourgeois h cause de sou épaisseur et de son
ignorance des chefs-d'œuvre, par un sentiment hérité de
Flaubert, mais qui s'écartera du peuple au premier choc,
dès qu'il le constatera grossier et intéressé comme le
bourgeois. Artiste, il n'a vu en le peuple qu'une matière
où sculpter une forme plus heureuse de société, une
matière avec laquelle faire œuvre d'art individuelle. Il n'a
pas la moindre idée que c'est le peuple lui-même qui
doit travailler à son bonheur et qu'on doit être seulement
son collaborateur; il veut le pétrir en toute maîtrise et il le
hait parce qu'il est indocile. Son socialisme est celui d'un
invidualiste. Yoila ce qui apparaît nettement dans la
monographie de Dessling, tempérament combatif « nervo-
bilieux-sanguin » que la physiologie caractérise le tempé-
rament le plus précisément individualiste ; voilà qui accuse
le vice fondamental d'antinomie qu'il y a dans le césarisme :
socialisme d'individualistes-excessifs. Examinez tous les
césariens : on constatera généralement une certaine
générosité altruiste sincère, ardente jusqu'à les pousser à
certains sacrifices', impulsive, physic|ue, oîi se tapit et
d'oii saillit un individualisme maladif.
Il apparaît aussi à suivre la vie de Dessling — en qui
s'est objectivé Paul Adam — qu'il y a toujours de la
duperie chez les césaristes sincères et que leur opportu-
nisme se liquide en erreur : Dessling était trop intelligent
pour ne pas percevoir l'indignité des amis du Général,
mais il s'v est rallié avec l'espérance de mener, sous leur
couvert, une campagne antibourgeoise, en préconisant le
fédéralisme qui doit faciliter le communisme dans les pays
où l'idée est déjà mûre. Il s'aperçoit finalement que le jeu
1. Dessling manque un niariag-e avec une cousine jolie et riche à cause
de SCS opinions; sa mcrc, intellectuelle qu'il aime et admire, se brouille
avec lui par haine du peuple.
LES SOCIALISTES 265
outrepassait toute souplesse individuelle et que le socia-
lisme ne saurait tirer nul profit d'une compromission. Cet
aveu, fait par un des plus marquants et le plus honnête
des boulangistes, est bon à recueillir sous sa forme
impersonnelle, et d'autant plus sincère, de roman psycho-
logique.
Le roman présente à côté de l'autobiographie de Dessling
le fin, nerveux et saisissant portrait de Césarès (Barrés),
retors et féminin barnum du boulangisme. De touche
nette et souple, prestigieux en son impressionnisme vivant,
il compléterait assez heureusement la galerie de Leurs
Figures *.
L'étude des foules n'est pas moins passionnante pour
la critique socialiste. Le titre du livre requiert Lattention
sur la vision philosophique que finalement l'auteur peut
réaliser des foules. Le livre fermé, on a goûté le chaud
mouvement et la riche couleur des descriptions de clubs :
désordre, agitation de grands gestes pour la plupart
ivrognes, de voix gesticulantes, éructation de discours
prétentieux, enfantillage de l'auditoire à entourer de célé-
brité d'une minute des gosses qui récitent avec conviction
clamatoire des phrases célèbres de récents congrès, et
enfantillage des orateurs prétendant chacun à représenter
un groupe à nom pompeux, assaisonnement de boutades
de camelots et de cris de femmes. Spectateur attentif
tandis qu'il jouait son rôle, Paul Adam a su voir et marquer
que tous au fond sont menés par les patrons d'estaminet
dont les intérêts sont les véritables pi-incipes des mouve-
ments électoraux. Mais tout cela, noté en excellence pitto-
1. Leurs Figures, Maurice Barrés, 1902.
26G LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
resque par un œil très sensible de témoin artiste, n'indique
pas encore sa conception du « mystère des loules ».
Sans nul doute l'àine actuelle des foules est mystérieuse :
indécise, protéenne, incohérente, trouble comme tout ce
qui est en croissance, contradictoire et fébrile; mais on ne
saurait se borner à le constater, et l'intérêt est précisé-
ment de chercher à déterminer les lois du mouvement
primitif de ce chaos, à y connaître l'ordre qui est en tout
désordre. Paul Adam avait à nous faire savoir sa psycho-
logie des foules dans une œuvre d'art spontané où elle
se serait inconsciemment manifestée : la sienne est aussi
inexistante que celle du sociologue confus dont il fait sa
lecture favorite, Gustave Le Bon \ Cela est d'autant plus
regrettable que la vision intuitive d'un Balzac qui aurait
regardé les mœurs électorales eût été des plus instructives
pour ceux qui veulent prendre une conscience plus nette
de la transformation socialiste des masses. A. ce titre,
comme à bien d'autres, Le Vent clans les moulins de
Camille Lemonnier sera un document précieux, mais il
n'offre que la vision des masses campagnardes belges. Rien
d'analogue n'existe pour celles des foules urbaines fran-
çaises. Nul pourtant mieux que Paul Adam n'était constitué
pour nous le donner. Génie sensuel, il a la « communica-
tion » magnétique de l'àme des foules; il l'eût exprimée
en admirable suooestion dans le relief d'une forme d'art
intensive. Mais au moment où il écrivait le Mystère des
foules et où, surtout, il le scrutait pratiquement, des
déboires personnels troublaient la pénétration de son
regard, le jetaient à un pessimisme sans nul doute beau-
coup moins grossier que celui de Zola (pendant sa pre-
mière manière) mais encore impropre à la justesse de vue
1. Auteur de la Psychologie des foules (Félix Alcan).
LES SOCIALISTES 267
qui ne se rencontre ([ue dans la sérénité désintéressée. De
plus, idéologue systématique, il ne possédait pas encore
l'impersonnalité nécessaire h l'observation exacte des traits
d'où s'élaborera, seulement ensuite et mécaniquement,
la conception d'ensemble.
Cœurs nouçeaux^ est un peu postérieur : l'œuvre
s'indique immédiatement plus sereine, de cette sérénité
douloureuse qui plane après les crises de la passion. Il va
de soi qu'elle est encore marquée de turbulence. Les per-
sonnages surtout apparaissent contradictoires et troubles,
ce qui est fort naturel chez l'adolescente Valentine, — rare
mais vraie, h la fois léçrère et érudite en sa culture excen-
trique, — puisque l'adolescence est l'âge naturel de
l'incohérence, mais ce qui s'accepte moins aisément chez
les adultes. Tous les personnages de Paul Adam gardent
bien jusqu'en l'âge mùr la physiologie orageuse de la
puberté : ainsi M. et !Mme Cadenat, tour à tour intelligents
et stupides^ primitifs et philosophes — entités allégorisées
et tragi-comiques. Le héros, Karl de Cavanon, n'est pas
moins contradictoire sinon inconsistant :
Ancien officier, il donna sa démission après avoir
assisté aux supplices infligés aux réfractaires en Afrique
et il voyagea plusieurs années. Au début du roman on le
voit convalescent d'amour en une immense propriété qu'il
se distrait à transformer en phalanstère. Il ne parvient
pas il effacer le souvenir de l'actrice Maria-Pia, dont la
perversité baudelairienne imprégna ses nerfs, et même il
se plaît douloureusement a retrouver dans l'harmonie de
1. Cœurs nouveaux, Ollendorff.
268 LA SOCIÉTÉ FliANÇAISE SOUS LA TROISIÈME RÉPUnLIQUE
son rêve social les belles formes de la courtisane. Yalen-
tine Cadenat vient séjourner au château. Pensionnaire
mobile, beauté capricante, elle le flagelle sans cesse de
son ironie de fougueuse petite « intellectuelle-sensuelle » :
elle raille son utopisme, qu'elle accuse d'être simple
emballement artistique d'une imagination latine, fait
ressortir son amour de la dissertation, avec malice le
ramène sans cesse h n'être que « le Diseur de Chimères ».
Cependant elle l'aime, fascinée par sa gravité et la
passion de sa conviction, fouettée du désir d'effacer de son
cœur l'amour de Maria et de l'utopie socialiste en en
synthétisant en soi les beautés. A cet effet elle travaille,
elle bouquine les théories, se veut socialiste et tolstoïenne.
Sa constance reçoit enfin l'aveu de Karl, après que des
incidents divers ont ruiné son entreprise phalanstérienne
et le jettent désemparé à la vie.
Karl a donc consacré sa fortune immense à créer un
phalanstère industrialiste où tous les ouvriers sont traités
selon les principes d'hygiène et d'égalitarisme : cependant,
ainsi qu'il est naturel, tous regrettent l'ancien état de
choses où ils étaient exploités mais avaient la liberté de
dépenser à leur guise l'infime salaire et de se saouler. On
pille et dilapide le fonds commun. Comme Karl a poussé
le sentiment de l'égalité jusqu'à choisir pour part de tra-
vail d'être casseur de cailloux et ramasseur de crottin, il
passe même universellement pour toqué. Il supporte avec
héroïsme tous les déboires, suivant le principe qu'il faut
aimer une créature pour ses imperfections graves — ce
qui est bien la philosophie, au moins incomplète, du
tolstoïsme, alors fort h la mode. Son abnégation persiste,
très sincère. On éprouve donc quelque difficulté a voir
ensuite un être de son intelligence raffinée et humanitaire
aller à 1(1 ville souffleter en un café un journaliste qui l'a
LES SOCIALISTES 269
calomnié. M. Paul Adam argumenterait qu'il a fait son
personnage a dessein un peu actenr, ce qui est une façon
très défendable de construire un type d'utopiste par céré-
braUlè\ mais le rôle n'est pas soutenu : trhs souvent après
des péripéties de burlesque, Karl se montre simple et
grand sans que le changement d'humeur soit expliqué par
une analyse suffisante. Il apparaît que, bien plus équilibré
que Dessling, Karl est encore un emballé, un sensuel
sentimental et Imaginatif dont la raison ne distribue pas
les énergies. Au lieu d'utiliser sa richesse à une œuvre
plus opportune, il la gaspille rapidement dans des entre-
prises inutilement grandioses, plus figuratives que
pratiques, sans tenir compte des nécessités d'adaptation,
et se laisse ruiner avec le désir final « d'aller marcher
dans le peuple »'. Aussi aboutit-il h désespérer de tout
avenir collectiviste au lieu de comprendre, par l'analyse
de son expérience, que son essai devait fatalement échouer,
venu trop tôt et entrepris sur des bases trop larges. Descaves
et Donnay auront l'intelligence, dans leur pièce La Clai-
rière (1900), — dont, par une juste observation réaliste,
l'issue est identique, — de faire déclarer par un de leurs
personnages que nulle forme sociale ne saurait arriver d'un
coup à maturité et que le sort logique des tentatives est
d'échouer. En les Cœurs nouçeaua-, l'imprévovance seule
de Karl de Cavanon précipita la ruine du phalanstère, et
Adam n'a pas assez indiqué que cet échec ne saurait valoir
contre des applications aisément plus sages de l'idée
phalanstérienne.
La belle œuvre de Paul Adam est encore incomplète en
ce que le communisme y est envisagé trop exclusivement
1. Formule tolstoïenne, signifiant : de renoncer à toute sa fortune pour
devenir aussi pauvre que le peuple.
270 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME RÉPUBLIQUE
au point de vue esthétique. L'idéal communiste est mai^ni-
fiquement représenté en fort décoratives visions dune
rutilance de couleur égale à celle de ses peintures de la
Byzance impériale et sanglante; mais l'étude des senti-
ments y est nulle, et pas un seul des nombreux ouvriers
réunis par Karl ne semble avoir pu être touché de ferveur
altruiste. Il reste que la vision d'esthétique collectiviste
de P. Adam sollicite toute la curiosité :
Au phalanstère, harmonieuses d'une hellénique grâce,
les femmes sont habillées avec élégance plastique, et l'art
sait même cacher sous des tuniques sombres la déchéance
des plus âgées. La beauté vigoureuse des hommes s'inspire
au rythme de sonnets de Baudelaire c^u'ils chantent
adaptés à des thèmes wagnériens. La Maison des Métiers
expose des façades de céramiques vertes à personnages
incrustés représentant les tisseurs de tous les âges; des
baies immenses s'y ouvrent dans des encadrements de
glycine : de là l'on voit des donjons de verre s'arrondir
au milieu de spacieux parterres. « Chaque bâtisse était
une chose isolée, mystérieuse, somptueusement magique
au milieu des sapins, des ruisseaux vifs, des prairies
grasses. « Les ateliers s'ornent de statues de Donatello et
de Jean Goujon; « un tireur d'arc assyrien en bas-relief
derrière le volant d'une machine semble lui donner la
propulsion ». T^t voici les dortoirs : salles vernies en clair
où les cloisons de pitchpin forment chambrcttes munies
de lits en cuivre, tapissées contre le froid de nattes
multicolores; l'eau chaude y arrive jumellement à l'eau
froide; les baignoires recommandent les grands lavages
parfumés; c'est, dans la demeure, le charme des larges
eaux. Cependant dehors, aux jardins d'Armide, les orgues
disent des nocturnes graves ; on se sent, dans les bosquets,
des âmes savantes et providentielles. — Bref, encore que
LES SOCIALISTES 271
son idéal décoratif rejoigne un peu trop exclusivement les
réalisations composites des grands halls de la nouvelle
gare d'Orléans qu'il chroniqua avec enthousiasme dans le
Journal, il a su exprimer de façon représentative toute la
saine poésie des usines à salles hautes et claires, à
machines neuves et parfaites, usines-muséGs.
Il ne convient pas de s'étendre sur le côté économique
de l'œuvre. Notons seulement qu'il faut être reconnaissant
à l'auteur d'imposer par l'excellence du style à l'élite
bourgeoise l'idée qu'un jour le labeur physique deviendra
un sport comme la chasse. « Ceux qui travaillent cent
heures à présent pourraient en prendre soixante consa-
crées à leur repos ou à la culture de leur âme. Alors
l'idée, multipliée par la méditation des peuples, fournirait
chaque jour mille inventions nouvelles propres h réduire
encore la peine de chacun. » On est satisfait d'entendre un
poète proclamer de telles choses par la beauté du verbe
en un siècle où les Fouillée et les Faguet condamnent le
socialisme au nom de l'avenir intellectuel. L'œuvre de
P. Adam, parfois puérile, n'en brille pas moins d'une
chaleureuse éloquence esthétique. Il a été le 'poète de
l'usine future, et l'artificialité de son goût se purifia à sti
ferveur lyrique.
VI
Le critique littéraire socialiste très connu, M. Georges
Renard, a raconté dans Un Exile les malheurs excessifs
d'un jeune homme que le hasard avait fait employé de la
Commune et qui, à la suite, avait dû gagner la Suisse et y
souffrir des rigueurs et suspicions de l'exil avant de
rentrer en France à l'amnistie et d'y retrouver de plus
vives misères. Ce n'est point proprement un roman socia-
272 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
liste, mais il accuse l'emlioiirgeoisement du parti répu-
blicain vers 1880 et le manque absolu de solidarité des
républicains entre eux.
La Co/wersion d'André Sai>enaij (1892) s'intitule
« roman socialiste » et y a bien plus de titres ; il les
aurait même tous s'il était en même temps un roman
d'observation et d'idée, mais il se borne à ne vouloir être
qu'un roman d'idée, de discussion, h la manière des paral-
lèles classiques donnés en philosophie pour l'exposition
de théories adverses, ce qui reste un excellent exercice
de dialectique. Les personnages de ce roman sont des
personnifications de thèses et n'ont pas été étudiés sur le
vif : ni la jeune fille socialiste, émule d'Eve Ravière, ni le
vieux libertaire de 1848, ni le faubourien révolutionnaire,
ni môme le jeune bourgeais que la sentimentalité et une
ruine subite convertissent ensemble au socialisme; et cela
est regrettable : en effet, M. Renard qui — il le montre
par un gracieux épisode de ce roman — eut écrit de si
charmants contes bleus socialistes pour les enfants des
écoles — ce qui n'est point du tout œuvre dédaignable —
n'est pas seulement un esprit généreux mais une intelli-
gence souple et prompte qui, s'il se fût astreint au com-
merce quotidien et h l'étude attentive des milieux et mili-
tants socialistes contemporains \ eut su reproduire avec
fidélité et vie la réalité quotidienne, car il a de la sensi-
bilité. Mais M. G. Renard, quoique esprit très honnête,
n'est pas un observateur, il donne plus de temps à parler
qu'à écouter et à regarder, c'est un caléchiste, un insti-
tuteur, un esprit philosophique et théoricien. Son roman
est un bon roman de théorie socialiste pour un public pri-
maire et secondaire :
1. Selon la méthode des romanciers naturalistes qu'il a su aimer et
louer pendant plusieurs années d'intéressante critique d'avant-garde.
LES SOCIALISTES 273
André Savenay, bourgeois, est sauvé, clans un club où
deux de ses amis ont manifeste intempestivement, par
l'intervention d'une jeune vierge socialiste, Jeanne Des-
champs, fille d'un communard fusillé, et de son grand-père ;
et le lendemain il va les remercier. Pendant sa A'isite, une
voisine vient conter le suicide dans un appartement con-
tigu de deux malheureux qui laissent une fillette, et c'est
l'occasion pour André de faire preuve de charité, puis de
revenir voir et secourir l'enfant que les Deschamps ont
adoptée. Cependant on cause : discussions sur la bour-
geoisie, qu'André défend mollement, et sur le socialisme.
En même temps de l'autre côté, dans son monde, André
est blagué pour ses amitiés populaires : discussion de
salon sur le socialisme, exposé juste et alerte des idées
ignorantines des riches sur le socialisme. André continue
à aller voir les Deschamps, mais une vieille femme qui
désire devenir la belle-mère de Jeanne, insinue que les
visites d'André peuvent compromettre la jeune fille, et le
grand-père prie André de ne pas revenir. C'est alors
qu'André est ruiné par un petit panama de phosphatiers,
et que sa conversion — qui aurait du être l'objet d'une
analvse — - achève de s'accomplir au milieu des déboires.
Après des vicissitudes, il fait profession de sa foi socialiste
h Jeanne Deschamps; les derniers obstacles tombent et
leur mariao-e s'arrête.
On voit que, par cette intrigue, c'est un roman dans la
manière de G. Sand, mariant les classes entre elles; seu-
lement, par la différence des époques, il n'y a plus dis-
cussion, personnelle aux héros, de pensées analytiques
originales sur le communisme comme dans le PècJié de
o
jl/..l/îio//?f, mais exposition courante des principales reven-
dications du socialisme contemporain le moins marxiste.
M.-x\.. Leblond. 18
'■J.l't I.A SOCIETE FliANÇAISE SOUS LA TROISIÈME REPUBLIQUE
VII
On peut choisir parmi les romans de Roguenant la
Fourmilière, qui parut vers 1895 à la Amoncelle Bévue,
parce que c'est une œuvre sobrement écrite avec précision
et des expressions justes révélant une observation directe
et modeste que n'avait pas encore faussée chez l'auteur la
fréquentation des milieux pseudo-littéraires. Ensuite se
complétera parfaitement par elle cette enquête sur les
formes perverties du socialisme/ Le personnage principal
s'accuse en effet dès cette éqoque socialiste nationaliste;
il est d'autant plus intéressant à étudier que sa naïveté
laisse transparaître davantage la valeur intrinsèque du
sentiment nationaliste, dépouillé de toutes ses complica-
tions politiciennes. Il est nationaliste parce qu'il naquit
Lorrain, voisin de la frontière, et il ne s'indique pas moins
simpliste dans tous les autres traits de son caractère : ce
n'est point sans quelque sentiment de fierté, inutilement
bruyante, qu'il gille le journaliste Mouchin parce que
celui-ci a osé compter sur sa complicité pour une opé-
ration louche. Nommé secrétaire du syndicat du fer, il
s'admire d'être un employé modèle et se peint, en chromo,
bon patriote. Jamais mieux que par une autobiographie
ne s'avère la naïveté inhérente h tout nationaliste honnête.
Ce roman d'un autodidacte a en outre l'avantage de pré-
senter quelques figures d'ouvriers exactement observées
par un camarade (tels le délégué chaufleur et le délégué
lamineur) et de nous offrir une psychologie sobre mais
curieusement stricte des assemblées; il a remarcpic la
lumière grise, le caractère glacial des salles de fêtes boui'-
geoises qui ne furent point disposées à l'usage de congrès,
l'exiguïté des statures mangées par l'espace et la lumière,
LES SOCIALISTES 275
la sensation angoissante du murmure confinant au tapaoe,
« l'aisance lourde » du président habitué à tout cela :
autant de traits simples mais nets qu'il est intéressant de
voir, noter par un ouvrier et dont se compose vivement
une impression d'ensemble, scrupuleusement terne.
Les figures secondaires ressortent de la même exacti-
tude moyenne. L'internationaliste Verdun, sec et sûr de
soi, conclut alliance avec le journaliste Mouchin à qui il
promet l'argent du syndicat pour le faire nommer député;
il méprise d'ailleurs Mouchin, tous les journalistes et avo-
caillons, mais les utilise parce qu'ils sont encore néces-
saires et qu'ils ornent les listes électorales. Virgile Mou-
chin, directeur de la Plèbe, beau parleur et exploiteur de
talents, ne paie pas ses ouvriers les plus pitoyables,
dépensant leur salaire aux courses. Fizaine, médiocrissime
Saint-Just, écrit peu et d'un fielleux style incolore; mais,
beau, blondasse, fhiet, parfumé comme une fille et amou-
reux de ses mains, androoyne au reoard de fixité éteinte,
il sait se faire déléguer à chaque grève, et c'est de quoi il
vit. Les autres rédacteurs apparaissent pour la plupart
noçards et ivrognes, sectaires et prétentieux, fuinail-
leurs, grands lycéens cancres causant argot et couchant de
la copie comme des lignes. On voit ici quelle impression
exacte se fait l'ouvrier moyen du personnel de la presse
socialiste. Prise d'en bas, elle n'est pas sensiblement diffé-
rente de l'opinion d'un vicomte de Vogiié, dédaigneuse-
ment formulée d'en haut. (Les Mor/s qui parlent.)
VII
En 1898, après avoir terminé la série des Rougon-Mac-
quart, Zola publie à la suite de Lourdes et de Rome un
roman de mœurs sur Paris. Il l'oppose aux villes de la
276 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
crédulité primitive et de l'intrigue moyenâgeuse comme la
ville de progrès, d'avenir : de science et de socialisme.
C'est encore un roman d'observation réaliste, mais déjà
s'en dégagent les spéculations sur l'avenir, spéculations
que Zola poussera jusqu'à la rêverie utopique dans ses
œuvres suivantes : les quatre « Evangiles ».
Le savant Guillaume Froment se donne à l'anarchie
après avoir traversé toutes les sectes socialistes qui lui
répugnèrent « parce qu'elles sont entachées de tyrannie ».
Mais l'expérience douloureuse de la vie, l'observation de
la misère et la métaphysique de souffrances personnelles
le ramènent finalement et définitivement au socialisme qui
est évidemment le régime politique le plus concordant et
le plus souple à la science, surtout sous sa forme évolution-
niste, qui est l'élaboration la plus méthodique mais la plus
libérale, la plus prudente mais la plus active — tous carac-
tères scientifiques — du présent en avenir. Ce n'est pas la
philosophie rationaliste qui conduit Guillaume Froment
au socialisme, mais la science de la nature : ce qui est
très important puisque cela ne donne pas une base idéolo-
gique mais naturelle et presque animale — beaucoup
plus profonde et sûre — au Socialisme. Rien ne mérite
davantage d'être considéré : alors que la Révolution fran-
çaise a été toute logique et construite a priori dans le
domaine spiritualiste, le Socialisme se fonde sur l'obser-
vation de la nature, se rattache étroitement à ce qu'il y a
de premier en elle, consulte son évolution; il est ainsi une
construction à la fois matérialiste et vraiment métaphy-
sique, si l'on veut bien ne pas perdre de vue que la méta-
physique doit suivre pas à pas les progrès de la science
de la nature (ccua-^)'. Tout cela est seulement indiqué dans
1. Ce à quoi manquent totalement les métaphysiciens en cours officiel
dont les métaphysiques se basent sur les physiques du temps de Descartes.
LES SOCIALISTES 277
Zola, mais en un roman la simple indication est déjà con-
sidérable, et c'est aux générations littéraires nouvelles,
instruites minutieusement du socialisme et particulière-
ment de ses crises actuelles de croissance en Allemagne
et en France, c'est h de jeunes essayistes vigoureux
comme MM. Daniel Halévy ou Jean Eriez, h écrire le
roman oîi le sujet sera traité en détail avec l'ampleur de
connaissance nécessaire.
Tableau synoptique de Paris, Tout-Paris social, le roman
de Zola groupe quelques figures de personnages socialistes
connus. Bâche, fouriériste convaincu, Morin, admirateur
de Proudhoii et de Comte, ennemi de la richesse et de la
propriété, Barthès antiguesdiste ayant passé les deux
tiers de sa vie en prison pour la cause de la Liberté. Ils
s'animent en de petits portraits qui sont des articles de
dictionnaire éclairés de lumière mobile et de chaude
sympathie.
IX
La vie de l'œuvre, toujours un peu lourde et conges-
tionnée, de Zola apparaît surtout à la comparaison avec le
roman Les Morts qui parlent, de peu postérieur, où le
vicomte de Vogiïé a prétendu refaire Paris à sa façon, qui
est immédiatement antipodique. La force et la vertu de
Paris ne sont plus dans l'avenir mais dans le passé, et le
vicomte ne considère plus dans la capitale de la Fi'ance
républicaine que la ville étranglée de tradition que Zola
avait vue en la laocoonesque Rome.
J'indiquerai au contraire comme bel essai de métaphysique, vraiment
tirée de l'observation de la nature avec des yeux éclairés de science
moderne, la Vie des Abeilles de Maurice Maeterlinck — qui ne pouvait
cire que socialiste.
278 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
Long et pâle mélodrame encore inférieur aux Rois de
Jules Lemaître, prose larveuse, ce roman n'en offre pas
moins l'intérêt de nous présenter, dans la franchise de la
naïveté, le sentiment, sur le parti socialiste, des milieux
aristocratiques ralliés à la ploutocratie sous la 'J'roisième
République. Nous voyons en Elzéar Bayonne, orateur et
poète du socialisme, la façon dont on s'y imagine la per-
sonnalité de Jaurès, ou mieux : dont on compose la syn-
thèse de Jaurès, Millerand et Yiviani. Pour eux, l'élo-
quence socialiste est de la phraséologie ; le socialisme
politique, de la poésie Imaginative et chaude, généreuse
et vaine ainsi qu'apparait toute poésie h cette gent, la plus
utilitaire du inonde ; le député, un mousquetaire de la
finance; l'homme socialiste, un bohème ayant en amour
les goûts, l'intrigue et le dénouement des théâtres de
Belleville ou de Montparnasse. Ce roman est proprement
effrayant par la façon dont il nous renseigne sur la pau-
vreté de vision des vicomtes de Yogiié et autres académi-
ciens de salons : ils ne se sont jamais doutés de ce qu'était
la nature, l'humanité, l'instinct, ils ne sont jamais des-
cendus dans la rue et n'ont jamais côtoyé d'êtres en
muscles et en robustes carnations; on ne peut pas s'ima-
giner comment ils aperçoivent la vie, de quelles prunelles
de verre coloré et à travers quels tempéraments de papier
mâché.
Brel, Elzéar Bayonne, étant député socialiste, est juit
et tenu en tutelle par des juifs. Il devient le jouet d'une
petite cousine juive qui s'est faite actrice sous le nom de
Rose Esther, parce qu'évidemment une intellectuelle juive
ne saurait être qu'actrice, et qui, pour arriver à monter
sur les planches de la Comédie-Française, dirige de telle
sorte Elzéar et d'autres comparses que le ministère est
renversé. Mais tout cela ne va point sans complication.
LES SOCIALISTES 279
Car le vicomte Melchior de Yogùé, qui est patriote russe,
au moins par la nostalgie d'origines asiatiques, veut
opposer au socialiste français — opportuniste arriviste, le
socialiste russe, — absolu et hiératique. Pour lors, Daria
Veraguine, grande dame moscovite, se mêle à l'intrigue.
Elle s'est fait aimer d'Elzéar pour mieux le guider h des
fins politiques dont Vogué nous laisse à peine entr'aperce-
voir, d'un seuil réservé, les mystérieuses arcanes; et elle
le dispute à l'influence aphrodisiaque de sa cousine Esther.
Elzéar va refuser le portefeuille qui lui est offert par amour
de l'intransigeante Daria quand la balle d'un officier sou-
danais, revenu d'Afrique depuis quelques jours et tombé
amoureux de Daria, le tue en un duel impressionnant.
Les Morts qui parlent : tel est le titre de ce roman qui
eût mérité à tous les égards l'affichage aux colonnes de la
Libre Parole. Les morts qui parlent et qui tuent ! car
l'exécution du député socialiste et juif par l'officier
royaliste et nationaliste revenu du Soudan allégorise la
revanche de l'Ancien Régime sur la Révolution grâce à
l'intervention russe. Cela est d'autant plus édifiant
qu'inconscient.
X
Revenons à la vie. Les A/nes perdues^ de J.-H. Rosny
montre l'inanité des sacrifices faits par les individualités
aveuglément généreuses à l'absolu des causes aussi bien
socialiste qu'anarchiste. L'anarchiste Robert Bessières
(Vaillant) jette une bombe au Sénat et est exécuté, sans
amener autre chose qu'une réaction bourgeoise. Le
socialiste Abel Roland renonce à sa fortune en faveur des
ouvriers, avec la parfaite science que Marie-Louise Mouriès
1. Les Ames perdues, Fasquelle.
280 LA SOCIÉTÉ FIîANÇAISK SOUS LA TROISIÈME RÉPLBLIQUK
refusera pour ce fait de devenir sa femme : il se consume
alors de douleur, et sa fortune est dilapidée par l'inexpé-
rience des ouvriers. Les sacrifices sont inutiles.
Rosny étant évidemment le plus beau génie littéraire de
ce temps, il convient de Tattaquer avec le plus d'àpreté.
Sans nul doute est stupide le sacrifice tel que le conçoit la
morale tolstoïenne — qu'il est à l'honneur de Rosny d'avoir
combattue avec une intelligence de beaucoup supérieure
en ce qu'elle est plus pratique et non moins généreuse.
Mais Abel Roland ne saurait personnifier ici le sacrifice
socialiste :
Abel est la plus charmante et vibrante figure du jeune
homme ardent, dévoué, altruiste jusqu'aux profondeurs
féminines de l'instinct. Plnjsiquement il n'aurait pas pu ne
point abandonner cette fortune qu'il sait n'avoir pas
méritée, et déjà de ce fait, il n'y a pas sacrifice. INIais, dans
de telles conditions de tempérament, s'il est équilibré,
harmonieux avec soi-même, — ainsi qu'il est nécessaire en
une thèse — il ne peut point rester à jamais désemparé de
la rupture avec ^laric-Louise. Que la souffrance soit
immense à l'heure oraoeuse de la crise où toute raison
tournoie au cyclone, rien n'est plus vrai. Mais rien au fond,
au point de vue amoureux même, ne saurait lui être plus
utile et finalement plus doux que ce que les Rosny
appellent « le sacrifice », puisqu'il lui a permis, en éprou-
vant l'amante, de constater que son âme n'était point sœur
de la sienne. Abel se connaît trop pour ne pas prendre
conscience que Marie-I.ouise n'était point la compagne
harmonique, que son caractère égoïste et ses goûts de
richesse eussent froissé les délicatesses les plus intimes de
son àme; et, comme il est aussi intellectuel que passionné,
cette idée eut finalement désagrégé la passion. En ce sens
il n'y a donc eu nullement chez lui sacrifice.
LES SOCIALISTES 281
Il n'y a eu sacrifice qu'au point de vue socialiste. La
seule faute est économique et consiste en le lait d'avoir
abandonné sa fortune sans prendre le souci nécessaire à
en empêcher la dilapidation, si aisément prévisible. Abel
est coupable d'avoir provoqué la ruine de l'usine et par là
d'avoir servi à la cause bourgeoise un exemple h invoquer
contre l'impossibilité matérielle du communisme. Et c'est
de cela que finalement, après les heures du désespoir
amoureux, il aurait du souffrir, de souffrance autant
physiologique qu'intellectuelle, puisque c'est là seulement
qu'il y eut sacrifice inutile, même nuisible. La beauté idéo-
logique du roman subsiste en ce que l'absolu y est attaqué;
le dévouement à la cause socialiste et celle-ci elle-même
ne sauraient prendre les caractères passionnés, irréfléchis
et absolus qui se marquent en l'acte d'x\bel Roland. La
masse ouvrière n'est pas encore apte à diriger seule une
grosse entreprise industrielle en concurrence avec la
bourgeoisie. La tutelle la plus désintéressée de bourgeois
ayant rompu avec leur monde, comme Abel Roland, lui
est indispensable. Le socialisme qui ne le comprendrait
pas aboutirait à l'anarchie. Et Rosny eût pu le faire sentir
davantage en cette œuvre où il avait eu l'intellioence de
mettre en parallèle le socialisme et l'anarchie.
XI
Dans la Cliarpente (1901) ', l'œuvre la plus synthétique
de Rosny, le socialisme, qui n'est point l'objet de l'in-
trigue, est la matière intellectuelle dont s'entretient
constamment le roman, le sujet de toutes les conversa-
tions où s'expose le système de la société.
\.La Charpente, Fasquelle.
282 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME RÉPUBLIQUE
Le géographe Duhamel, intellectuel socialiste, n'est
affilié à aucun comité, mais il a profité de gros bénéfices
pour résoudre dans son usine le problème qu'Abel Roland
n'avait pas su résoudre. Dans ces temps de civilisation
bourgeoise, il en reste le propriétaire mais il en emploie
les recettes au profit, sagement distribué, des ouvriers,
refusant a sa mondaine femme les toilettes et les attelages
qu'elle réclame avec insistance.
En villégiature dans une société aristocratique, il
discute avec rintellectuel de ce milieu sur le socialisme,
sur la participation des trois classes à l'avenir social. Il
considère la société comme un immense organisme où les
diverses structures sociales, aristocratique, républicaine,
socialiste, se pénètrent comme des plexus nerveux h
différentes phases de son développement. Dans tout corps
ce sont les couches extérieures qui travaillent le plus; les
plèbes sont les couches extérieures de la société, et comme
elles travaillent le plus, c'est-à-dire c|u'elles s'adaptent le
plus aux conditions du milieu, elles se transforment avec
lui, progressent, croissent en force sur les autres. Il est
démontré « par l'anatomie comparée » (|ue ce sont les
classes ouvrières qui font et sont l'avenir, et d'autre part
que (( l'aristocratie étant de structure ancienne, la bour-
geoisie une structure présente, le collectivisme une struc-
ture en formation », toute régression politique vers
l'ancien régime est anatomiquement impossible, que tout
piétinement sur place en l'état bourgeois entraînerait la
mort de l'organisme, selon les lois de l'évolution.
L'avenir doit donc se faire par la classe ouvrière. Mais
cette classe ouvrière est toujours dirigée par une petite
minorité intellectuelle de la Bourgeoisie : on eût aimé voir
Rosny traiter plus en détail la (piestion des rapports de
l'intellectuel socialiste né dans la bourgeoisie avec la
LES SOCIALISTES 283
classe ouvrière. Duhamel, saus nul doute, consacre à ses
ouvriers une grande part des gains de son entreprise;
mais, en ce roman où s'explique la façon dont se pénètrent
amplexueusement les différentes couches de la société,
nous eussions désiré apercevoir de temps à autre Duhamel
au milieu de ses ouvriers. Il reste un peu trop bourgeois
par ses manières, le choix de ses sujets idéologiques, le
Sfoût mondain de la conversation oalante, la manière de
son intellectualité, il a trop l'air d'être un Alceste du
XIX* siècle qui va dans la société choisie dire la vérité
sociale comme l'autre la vérité humaine, il n'est pas phy-
siologiquement et mentalement assez imprégné de peuple,
il n'est pas humble, et s'il est laborieux c'est avec élé-
gance. Voilà qu'il va, répudiant par le divorce son indigne
femme mondaine, épouser la jeune Alice, généreuse dis-
ciple élevée dans sa ferveur altruiste. Nous ne discernons
pas assez quelle sera l'atmosphère et l'intimité morales de
ce couple, nous savons que cela fera du très bel amour
humain mais nous ne sentons pas ce qu'il pourra y entrer
de pensée et de sentiment sociaux dans cet amour qui ne
saurait être profond et large qu'intimement pénétré d'une
perpétuelle conscience socialiste de la misère humaine.
Car l'altruisme seul peut féconder la famille et lui donner,
avec le bonheur, la sensation de son utilité, de sa justice.
La compréhension des rapports de la famille à la société
eût dû être manifestée dans cette œuvre où étaient parallè-
lement envisagés les principes de la morale familiale'
(couple Delafon, répudiation de iMme Duhamel), et de la
physique sociale (théorie de la Cliarpente). 11 manque
ainsi un peu d'unité synthétique à cette œuvre ample de
sociologie socialiste. Notez que si l'on demande autant à
l'œuvre des Rosny, c'est parce qu'elle est supérieure.
28'i LA SOCIÉTÉ FnANÇAISE SOUS LA TROISIEME HÉPUDLIQUE
XII
Fécondité d'Emile Zola (1899) avait également traité le
problème de la famille sans le rattacher h celui de la
société; car aucun de ces romanciers ne semble avoir for-
tement senti leur connexité et qu'il y a une unité très pro-
fonde et nécessaire dans la vie. Travail [i^^i] ne la dégage
pas davantage avec la conscience et la force nécessaires,
bien que le sentiment de cette connexité v soit à l'état
latent.
Travail d'Emile Zola est une œuvre de première
importance, car depuis le Bas-Empire Français, c'est-à-
dire dans une période d'un demi-siècle, elle est le seul
roman, écrit par un littérateur français ayant une célé-
brité mondiale et par suite une influence considérable, qui
présente un tableau de vie idéale envisagée comme pro-
chainement réalisable et, à ce propos, une profession de
foi socialiste. (Nous disons socialiste en donnant au mot
le sens général qui embrasse les systèmes d'écoles assez
diverses). Ainsi Zola a repris la tradition de George Sand,
qui a écrit plusieurs romans socialistes fort beaux,
aujourd'hui incompréhensiblement oubliés; on ne parle
pas de Cabet dont le Voyage en Icarie n'a qu'une puérile
intrigue, insignifiante comme psychologie et qui n'est
qu'un lien léger nouant ingénument les chapitres d'un
traité.
Il importe d'en exposer le sujet avec quelque détail.
Luc Froment vient attendre à Beauclair un ami, Jordan,
et, cependant, visite la petite ville que parcourent les
ouvriers d'une usine locale, abrutis par la dure vie de
labeur incessant et meurtrier qu'on leur impose. Il voit
un de ces ouvriers pris de vin battre sa maîtresse, Josine,
LES SOCIALISTES 285
et lui refuser la clef du logis. Il secourt la pauvre fille
que Touvrier Ragu finit par reprendre chez lui et bientôt
épouser. Jordan arrive : c'est un savant uniquement épris
de travail, grandi et sanctifié par le Travail, fait généreux
par le Travail : il met la moitié de sa fortune à la dispo-
sition de Luc pour qu'il tente en face de l'Usine capita-
liste, gâcheuse d'ouvriers, une usine syndicale dont les
bénéfices soient répartis entre les manœuvres, l'intelligence
directrice et le capital. Au fond Luc est communiste mais
évolutionniste ; il croit qu'avant d'arriver au communisme
il faut passer par le collectivisme et que le collectivisme
lui-même ne peut lutter contre le capitalisme que sous
une forme pour quelque temps mitigée : il faut en effet
craindre et l'inéducatiou des ouvriers qui, intelligences
encore étourdies par le salariat, pourraient gaspiller les
premiers bénéfices nécessaires à combattre la concur-
rence capitaliste, et la perfidie bourgeoise qui insinuerait
si aisément la discorde parmi les ouvriers associés. En
effet Luc ne peut triompher des obstacles survenus et des
crises produites qu'avec le concours de Jordan : celui-ci,
qui n'avait d'abord voulu que s'intéresser h une expé-
rience, se laisse peu à peu gagner à la cause et abandonne
l'autre moitié de sa fortune.
Le plus grand obstacle que Luc ait eu à surmonter est
l'inconstance des ouvriers. Ils étaient mal préparés à
l'œuvre. Le séjour dans l'usine capitaliste les avait per-
vertis : ils y avaient contracté le goût du désordre et de la
boisson et les habitudes routinières. Ragu, choisi par
Zola comme type significatif, « le produit gâté du salariat «,.
est incapable d'autre conception que celle du chambarde-
ment brutal et ne peut se faire à un travail organisé; et au
fond il regrette l'ancienne Usine où on le traitait en
esclave mais en lui laissant, en lui assurant même toute
286 LA SOCIlixÉ FnANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
facilité de s'enivrer. Aussi y retourne-t-il, emmenant
avec lui la malheureuse Josine, qui, battue sans cesse,
s'est éprise du bel et doux Luc, l'homme de force et de
bonté. Fauchard, l'arracheur chargé de retirer les creusets
du feu, pauvre vieux gas cuit par la flamme et incapable
d'autre jouissance que de boire ses quatre litres par jour,
s'est aussi tant abruti par le métier qu'il préfère rester ;»
l'ancienne Usine, par une sorte de vertige de la misère et
de la souffrance.
Enfin la nouvelle Usine, la Crècherie, jîrospère en face
de l'ancienne dont les propriétaires sont des bourgeois
pourris de tous les vices attachés à la possession du cor-
rupteur argent. Irritée par la diminution des bénéfices, la
maîtresse du propriétaire de l'ancienne Usine fait venir
Ragu pour lui apprendre que Josine est devenue la maî-
tresse de Luc. Ragu blesse Iaic et quitte le pays. Luc
guérit et prend publiquement avec lui la chère femme
qu'il n'avait pas voulu plutôt avérer sienne pour ne pas
compromettre, par des démêlés légaux avec le mari
légitime, la situation de la collectivité, les temps n'étant
pas encore mûrs pour l'union libre. Ils ont de nombreux
enfants. Leur bonheur, né de leur sagesse, est un exemple
persuasif : gagnés par cet exemple ou forcés par les
succès de la Crèclieric, tous les habitants du village, un
à un, entrent dans la collectivité, tandis que la désagréga-
tion des derniers récalcitrants se poursuit progressivement
dans la petite ville désertée.
Et alors, abondamment, avec une heureuse prolixité de
créateur enthousiasmé par son œuvre, Zola développe un
tableau essentiellement fouriériste de la nouvelle société
harmonienne dont Luc, vieilli et entouré sans cesse de
plus d'enfants de plus en plus beaux, est le prophète
adulé. Le travail est devenu si aisé et si divers qu'il est un
LES SOCIALISTES 2S7
plaisir, un vigoureux sport. Les ouvriers ont de nom-
breuses heures de liberté employées aux bibliothèques ou
aux jeux de l'art le plus frais. Les enfants sont élevés
suivant l'indispensable méthode de Fourier inspirée de
Rousseau : au lieu de les soumettre h une discipline mili-
tariste et uniforme, on consacre tous ses efibrts à flatter
leurs inclinations, à entretenir leur originalité, à favoriser
leurs qualités spéciales. Grandissant heureux et sains, ils
se développent avec rapidité et forment bientôt de nou-
veaux couples que le seul instinct affiné par l'éducation a
unis. Et ce n'est partout que joie, danses harmonieuses et
guirlandes de fleurs et de fêtes.
Mais Ragu n'était point mort. Le Salarié Errant revient
de sa course insatisfaite par les villes et les bois. Vieux,
épuisé, malheureux, il arrive dans l'intention de tuer Luc,
qu'il sait avoir survécu, et Josine. Il les voit assis, un
jour de fête anniversaire, au centre des immenses tables
de la communauté, dans la vénération universelle, et ils
sont tellement empreints de majesté par la sagesse et le
bonheur, que la volonté du mal en lui s'anéantit. Il
s'enfuit, incapable de l'acte. Luc mourra de la plus belle
vieillesse, dans la gloire de la grande œuvre accomplie.
Ce qui paraît encore Utopie à la majorité des gens,
Zola le croit très aisément réalisable, on peut même dire
prochainement réalisable. Son roman, aussi ingénieux
qu'ingénu, n'a pour cela rien de ridiculement chimérique,
il faut le dire avec courage. Sans cloute, lorsque les pro-
grès sociaux qu'il énumère seront réalisés, l'humanité
n'aura pas conquis ad leternuni la félicité absolue, et seu-
lement, délivrée des maux sociaux, il ne lui restera plus à
surmonter que des difficultés, aujourd'hui imprévisibles,
d'ordre nouveau et plus complexe, des maux supérieurs en
finesse sur l'échelle évolutive; — sans doute la société
288 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
idéale qu'il propose à notre admiration s'épanouira avec
moins de rapidité que ne le comportent les exigences
d'un roman, fût-il de six cents pages; mais il n'est nulle-
ment impossible que l'on parvienne à vaincre assez tôt la
société capitaliste sur certains points. L'important pour
cela est qu'on ait la foi. Et c'est ici qu'on sent l'impor-
tance de tels romans, trop aisément regardés comme des
amusettes par les économistes. Seuls ils peuvent, par leur
puissance d'expansion, créer dans la masse une atmos-
phère mentale d'enthousiasme suffisamment chaude pour
qu'y éclose, féconde, la volonté des hommes pratiques.
T?-ai>ail, déjà très beau et très utile comme poème du
Labeur réalisé et de l'activité, vaut infiniment et comme
œuvre de vulgarisation où se trouvent exposés avec svm-
pathie les divers systèmes (anarchie révolutionnaire,
communisme libertaire, collectivisme, socialisme révolu-
tionnaire, fouriérisme, etc.) — et comme roman-feuilleton
répandant dans la masse des idées de justice et d'amour
sociaux, mettant sous les yeux des simples des tableaux
d'un idyllisme facile sans être mensonger. Trop long-
temps le peuple a dîi se repaître d'aventures, de crimes
et de vices. Après le mauvais vin littéraire, voici le bon
lait de la campagne. Zola, qui avait achevé de pourrir la
bouroeoisie en la nourrissant d'histoires de vols et de
viols, a écrit ensuite pour le peuple des romans de sain
optimisme dont la lecture réconforte et éveille les bons
vouloirs sociaux, sans fausser les esprits de trompeuses
promesses, sa vision optimiste de l'avenir s'étant dégagée
d'une minutieuse analyse pessimiste du présent.
LES SOCIALISTES 2vS9
XIII
Camille Lemonnier ;uii-a le très orand honneur, en Le
Vent dans les moulins^ de réunir, sous la transparence
d'une forme lumineusement artistique, une vision nette et
exacte de la réalité et une philosophie hautement pla-
nante de la vie. Joignant là, en synthèse supérieure, les
([ualités opposées d'un Adam et d'un Zola, il a produit
une œuvre qui n'est plus seulement un thème esthétique
pour l'emballement des dilettantes ou un feuilleton pour
l'édification populaire, mais une leçon de vie immédiate :
élevée et universelle. Et l'on a la satisfaction de constater
que, par une logique profonde et harmonieuse, son œuvre
la plus précisément socialiste est son chef-d'œuvre.
En Vile ^'ierge, Adam et Eve et Au Cœur frais de la
forêt, c'était un magnifique mais incomplet évangile
naturiste : des humains retrouvaient le bonheur sain et
vrai loin de la ville ; mais il nésfliffeait de considérer h la
conclusion cjue toute vie humaine, fût-elle la plus natu-
riste, ne saurait être pleine, harmonieuse et naturelle
dans l'éloignement absolu du reste de l'espèce. Le Vent
dans les jnoulins est au contraire un roman de mœurs
quotidiennes où l'idéal se dégage lentement et logique-
ment de la réalité, comme la fumée bleue monte du toit.
Ce n'est plus la voix fraîche de la forêt qui parle, mais la
voix chaude des champs, œuvre collaborée de la nature et
des hommes.
Ce roman socialiste s'épanouit dans la beauté des
tableaux de douceur, de réconfort et de santé, des descrip-
tions abondantes de la richesse de la terre, dont le rôle
1. Le Vent dans les moulins, l'JOl, OllendorfT.
M.-A. Leblonfi. IJ
290 LA SOCIKTK FnANÇ.VlSE SOUS I.A TROISIEME RÉPURLIQIE
est si important dans la destinée des Flamands. C'est un
roman de tendre lumière et de vie croustillante et par-
fumée, en même temps que de vaste svmpathic humaine
et pittoresque, d'un pittoresque qui est de l'amour humain ;
el les images y sont de heauté familière et précise, de
pénétration amicale. Il a la grandeur spacieuse d'un
roman-fresque. A vrai dire la personnalité de Dries Abeels
elomine, mais l'àmc de Dries, peuplée de foule, embrasse
l'humanité du village, l'humanité de la Flandre, embrasse
les paysages de luxuriance et de sérénité que Lemonnier
peint avec extase, les intérieurs humbles et cordiaux
qu'il décrit avec une bonne humeur et un doux amour
évangélique.
Dries Abeels, rentier, s'intruisit au socialisme, et il va
prêcher la parole émancipatrice dans chaque logis paysan;
les villageois le regardent avec amitié parce que c'est un
bon garçon îi figure rose et franche, mais ne lui répondent
rien parce que Dries est riche et qu'ils trouvent trop aisé
aux riches de parler travail et partage. Dries n'a que cela
à faire et rien n'est plus doux que de rêver l'avenir entre
deux ])ienhenreuses siestes au soleil, car Dries est ado-
rablement paresseux. Mais, comme l'idée socialiste s'est
intégrée en lui, elle le travaille jusqu'à ses heures de
béate digestion, elle le transforme, elle le fermente len-
tement, et voici qu un beau jour Diies achète un tabliei',
se met au travail chez un menuisier du matin au soir. H
prend un métier afin de s'autoriser à prêcher aux frères
l'énergie contre les liches et ii déclarer son amour ii la
fraîche et laborieuse Amie. Le travail universel, outil de
l'avenir et du bonheur futur, le travail saint, sacré,
patient comme la vie de nature, est le principe premier
et le souffle même du socialisme.
C'est la thèse que l'exemple du travail vaut mieux pour
I
LES SOCIALISTES 291
le bien commun que la suprématie oisive de celui qui
sème les paroles de vérité, [.es persounaoes secondaires
sont tous artisans : le musicien, le peintre, sont agricul-
teurs; le romancier est boulanger; il est logique que
l'apôtre peut et doit être ouvrier. Dans la pratique seule
du travail il saura ausculter ses énergies intimes, prendre
le mouvement, le rythme de la vie, le goût du progrès,
il pourra être socialiste. Le socialisme retourne à l'état
d'inspiration de nature, de religion entendue à la voix des
champs comme l'amour et la poésie, il est enseigné par la
joie de vivre en cordialité et en santé, utilisant vers le
mieux l'àme chrétienne de la race. Ce n'est plus un socia-
lisme qui s'ébruite en politiques, se chaude en clubs et
meetings, rageur, cérébral, conspirateur, révolutionnaire,
comme le socialisme citadin du Mystère des foules, mais
un socialisme campagnard, végétatif, un socialisme de
patience, de ruminement, participant de la sûre évolution
des saisons, rentré au fond de la vie champêtre, poétisé et
élargi de la beauté du monde, trempant l'humanité comme
un élément : un socialisme qui n'est que le familisme
étendu, le païadis patriarcal (|ue ces chrétiens rêvent
pour plus tard sur terre, cette terre qu'ils aiment comme
Rubens sut aimer les ciels. Le livre, concluant à la néces-
sité morale et vitale du travail pour communier avec l'hu-
manité et la terre nourricière, est d'une inspiration évan-
gélique fraternelle à celle de J'olstoï prêchant le travail.
Mais Lemonnier perçoit en la vie et particulièrement
dans le travail plus de lumière, plus de parfum, plus de
beauté; pour Lemonnier le travail est un champ de mois-
sons et de fleurs qui sent bon et ondule avec magnificence,
tandis que pour Tolstoï, c'est la steppe muette et triste,
égalitaire et religieuse. Prêtre du travail : Tolstoï; poète
du travail : Lemonnier. Leuionnier crie la vie, beauté.
292 LA SOCIETE FnANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
bonté, ivresse de vivre. Mais quelle que soit ici la magni-
ficence un peu païenne de la volupté de vivre, il v associe
le christianisme mystique du Septentrion, un encens de
brume religieuse. On l'admire d'avoir fait dans le socia-
lisme la synthèse du christianisme et du paganisme, alors
qu'un socialisme d'origine seulement chrétienne resterait
terne et antivital. Et la poésie du travail et du socialisme
est à la fois évangélique et voluptueuse.
En cette œuvre, ainsi, le socialisme est promu à une
superbe dignité végétale, ce qui est fort heureusement
logique en ce milieu de champs. 11 prend justement à la
nature une sérénité silencieuse et patiente. Révolution-
naire aux fiévreux centres des villes secouées du tapage
des machines, il est évolutionniste à la campagne, d'un
évolutionnisine paisible et lent qui se règle à la pacifique
évolution des saisons.
N'oublions point que sagesse ne saurait être « oppor-
tunisme )), que cette lenteur est relative et, jîuisque le
socialisme est une agriculture, que celle-ci contient l'art
souple et vif de la serpe qui émonde et de la faux qui
coupe. Camille Lemonnier nous le rappelle par quelques
épisodes d'agitation paysanne.
Le peintre naturaliste et pessimiste du paysan sale et
avare, Zola, aboutit au roman prophétique d'un socialisme
candide. Le portraitiste des snobs, des seigneurs boule-
vardiers, des byzantines de petits théâtres, des types
essentiels de race ancienne, Paul Adam, conduisit ces
vieux rejetons à la solution pratique et féerique du socia-
lisme. Le romancier du monde autodidacte des savants et
des ouvriers, J.-H. Rosny, commence et revient au roman
socialiste puisque le socialisme est la solution scientifique
d'avenir et aussi la promesse d'un monde de beauté natu-
relle qui vaudra les âges de Vamireh. Camille Lemonnier,
le peintre de la brutalité, de la bête de terre, conclut au
roman édénien d'une réalité flamande s'exprimant déjà
en paraboles de félicité socialiste. Il s'est opéré là une
jonction des voies ditTérentes de l'art dans l'unique sens de
l'avenir.
Lorsqu'ils ont peint des socialistes, les romanciers les
ont presque toujours dû mêler à des anarchistes, dans
l'intrigue du livre ainsi que dans la vie. Tous les grands
écrivains, hommes de labeur, d'ordre, d'intuition, sont
finalement arrivés à accuser leur sentiment de la supé-
riorité du socialisme sur l'anarchie, alors même que,
comme chez M. Paul Adam, une fougue toujours juvénile
les inclinait physiologiquement à l'individualisme exa-
294 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
cerbë. C est ce qui fait dailleiirs (|ue celui-ci a trop consi-
déré le socialisme comme une idée relioieuse, divisée en
sectes qui intéressèrent d'abord en lui Thistorien des reli-
gions maçonniques du moyen âge : en son œuvre les
socialistes se meuvent dans des chicanes politiques qui
sont comme les désordres des sociniens et des pauliciens;
il n'a pas montré la belle conscience honnête, — recueillie
et pure, — du socialisme.
Si l'on s'arrête maintenant aux écrivains secondaires
cjui se sont occupés du socialisme, Vogué et Roguenant,
il est visible qu'ils ont une tendance instinctive à préférer
les anarchistes aux socialistes, parce que ceux-là sont
moins Ibrts et oi'ganisés, plus désordonnés, plus proches de
la bête. Les réactionnaires sont flattés de retrouver en eux
l'animalité fauve des Ages aristocratiques de guerre et de
grande chasse; le modeste et patient socialiste les déroute,
leur insupporte comme un homme de temps nouveaux.
C'est que l'anarchiste commun appartient à la structure
aristocratique et leligieuse de l'humanité, tandis que le
socialiste à la structure scientifique et démocratique.
De là la place de plus en plus considérable cjue tiennent
les socialistes dans la société : ce Cjui n'a échappé à Zola
ni Rosny, Adam ni Lemonnier. Mais ils ont plutôt dit la
valeur qualitative qu'ils n'ont songé à montrer en détail
l'importance quantitative du socialisme; et cela eût pu être
l'objet d'un loman où la statisti(pie, avec ses mouvements
changeants de chifl'res, pouvait fournir le même intérêt
dramatique «pi'une intrigue guerrière : il y avait particu-
lièrement à écrire, sur le mouvement ouvrier après 1870,
dont M. Daniel Ilalévy a été le remarquable historien*,
une étude sociale où se fût peinte dans son ensemble, en
1. Daniel Halévv, Essai sur le moiifei/ie/it utirricr, Bellais, ISOl.
LES SOCIALISTES 295
grandes fresques, la vie ouvrière, où se tussent marqués la
psychologie des travailleurs terrorisés par la réaction qui
suivit la Commune et l'état d'ànie et la pénurie des iamilles
décimées par les déportations, — les lemmes condamnées
h la misère et à la prostitution tandis que les hommes
peinaient en compagnie des criminels à la Nouvelle-Calé-
donie, — les répercussions de telles souflTrances et de la
répression du Gouvernement sur les idées des socialistes;
et, en même,. temps que le drame moral de la vie ouvrière
de 'J870 à 1880 on eût montré l'évolution, — dans la soli-
tude, les foyers de famille, et les petits clubs cachés — des
idées socialistes en syndicalisme, la formation des âmes
nouvelles, le développement intellectuel de ces délicieux
et admirables esprits autodidactes, appelés militants, qui
de 1890 à 1900 ont créé dans toute la France, de Lille et
Amiens à Saint-Etienne et au Dauphiné, le passionnant
mouvement de Renaissance aussi beau, poétique et lyrique
dans riiistoire sociale que la Renaissance du xvi" siècle le
fut pour la littérature.
C'est bien d'ailleurs une partie de cela que les Rosny
ont si généreusement réalisée dans leur Bilatéral, mais
en arrêtant leur observation h une époque particulière
(vers 1885) et en condensant tout l'intérêt dans la per-
sonnalité exceptionnelle de Hélier; ce qu'on eût aimé voir
dans un autre roman complétant celui-là, c'est, au lieu des
anarchistes ivrognes et brouillons du Bilatéral, les petits
ménages honnêtes et douloureux des patients ouvriers et
les rapports quotidiens des socialistes avec les classes
régnantes de la société, la joie et la confiance humanitaire
.progressant avec la sérénité et le triomphe lent de leurs
idées de 1875 ii 1900.
Pour celui qui a observé avec impartialité la vie contem-
poraine, qui a lu avec une attention éveillée les périodi-
296 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME RÉPUBLIQUE
(|aes de caractère social et notamment depuis quelques
années l'hebdomadaire Pages Libres, il apparaît que, comme
le montrent les romanciers contemporains, un Zola,
un Rosny, ou un Lemonnier, les beaux caractères, les
âmes fraîches et les intelligences d'avenir sont dans le
peuple, parmi les socialistes. Cela ne se décèle pas dans
l'œuvre, très importante, d'un Anatole France; mais il faut
bien considérer que de 1870 à 1900 le grand écrivain de la
bourgeoisie, qui donne d'ailleurs aujourd'hui le bon
exemple aux écrivains socialistes, lesquels se sont laissé
gagner et paralyser par la vie mondaine, n'a guère connu
le peuple, et le témoignage de son œuvre ne saurait donc
valoir contre la supériorité de celui-ci.
Evidemment dans Mtu-c Fane ou dans le Mystère des
Foules, à côté des types d'observation, les personnages
principaux- sont le plus souvent l'incarnation des idées des
auteurs, mais, même au point de vue historique de ce
livre, ces idées et ces auteurs n'ont pas moins d'importance
puisque ce sont eux qui élaborent et expriment les désirs
et aspirations inconscientes de la masse.
Par la on arrive aussi aux considérations suivantes,
qui pourraient d'ailleurs aider à établir la légitimité de
l'esprit de ce livre :
L'influence du socialisme sur la littérature est immense
et vague, telle que peut l'être celle de la compréhension
actuellement la plus naturelle et la plus scientifique de la
vie. Vainquant l'anarchie, le socialisme délivra l'àme con-
temporaine du pessimisme fatalement attaché à la vaine
agitation de révoltes qui ne peuvent aboutir parce qu'elles,
sont individuelles. C'est lui qui sauva le roman natura-
liste, l'infléchit au livre de courage, de patience et de
bonheur réalisé dans la satisfaction de l'activité, en lui
LES SOCIALISTES 2'j7
montrant l'ampleur des avenirs collectifs. Le socialisme
renouvelle l'art français en lui versant une plus grande
somme de vertus, d'énergie, de sérénité, de vie.
Par contre-coup, la littérature peut-elle avoir quelque
influence sur le socialisme? Il n'en faut point douter; et
la société sera pratiquement heureuse en proportion de la
sérénité et de la pureté idéaliste de la littérature. Celle-ci
seule peut profondément pénétrer et travailler l'àme des
foules, dont la sensualité animale est Imaginative; et la
raison n'est que l'imagination élaborée. Elle seule encore
peut faire percevoir l'utilité et la beauté du socialisme
dans la diversité mol:)ilc de la vie, qui n'est point seule-
ment économie mais art; et les anti-artistes du socialisme
ne tiennent point compte que l'art n'est que le sentiment
intensif de l'économie. Le socialisme dans la littérature
n'est plus seulement un problème, mais une sensation, un
sentiment, une morale, une métaphysique, le tout perçu
en synthèse, et il y sent son intégrité.
Tableau spontané, si l'on peut dire, peinture instinctive
et comme photographie de la réalité, le roman a dès
maintenant l'avantage de nous montrer le présent tel
qu'il fut vu par un œil impersonnel, que ne voilait aucun
parti-pris de système et qui regardait d'assez loin pour
tout embrasser. Une semblable observation du présent
permet d'y voir poindre l'avenir et de méditer sur lui; et
h de tels romans, comme particulièrement Marc Fane, —
qui mérite d'autant plus d'être envisagé à ce point de vue
qu'il est l'autobiographie d'un jeune homme, par suite
d'un être constamment tendu vers l'avenir et en ayant
pour cela la magnétique intuition, — il apparaît qu'un
des grands dangers prochains du socialisme tient dans la
jalousie des aînés *, qui n'hésitent pas un instant à écraser
l'élite des générations nouvelles pour garder plus long-
2y8 LA SOCIETE FliANÇAlSE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
temps une suprématie acquise avec d'autant plus de peine
que le parti est nouveau. Or, comme la Nature, comme
la Vie, le socialisme est et doit être beaucoup moins une
chose du présent que de l'avenir, et rien ne vaut qu'en
tant qu'il a pour soi la jeunesse et qu'il sait l'utiliser.
C'est sur de telles observations qu'il convient le mieux de
s'arrêter, car toutes les études de littérature, car toute
considération du présent seraient vaines si leur fin, con-
sciente ou non, n'était de suggérer sur l'avenir et pour
l'avenir.
1. Rosny, dans Marc Fane, montre Garulle « frappé soudain de l'insuf-
fisance des orateurs » — (dont il était cause, ayant toujours abattu les
plus éloquents), et plus loin : « Il ne sentait pas de victoires aussi chères
à remporter que dans l'ambiance récolutionnaire ». — Son rival Digues
n'est pas moins hostile aux jeunes, « faisant une grimace dédaigneuse »
devant Marc alors que tous deviennent attentifs, étonnés et flairant du
neuf.
CONCLUSION
La société contemporaine n'est peut-être pas aussi belle,
aussi souriante et bienfaisante aux nobles individualités,
que pourrait lètre celle d'une époque en pleine renais-
sance sociale, en pleine jeunesse, fùt-elle étourdie et ora-
geuse,— que l'ont pu être certaines nations à des périodes
de renouvellement presque complet. Le passé, l'ancien
régime, dominent encore trop lourdement le présent
d'une jeune Réjiublique, entravant l'essor du prochain
avenir : nous voyons l'importance considérable que
détiennent les financiers dont la puissance est encore trop
peu tempérée par le pouvoir politique, ou que garde la
noblesse dont la dégénérescence prolonge trop longtemps
sa décrépitude malsaine. Mais par cela même il est plus utile
de l'étudier, et l'époque est plus passionnante ii vivre.
L avenir démocratique et le passé étant à cette heure à
peu près de forces égales, comme il est apparu dans
l'Affaire Dreyfus, c'est une période de vie intensive pour
la nation : l'abstention n'est permise à personne; chacun,
de part et d'autre, voit la nécessité d'utiliser toutes ses
forces. Les réformes en deviennent à la fois plus malaisées
et plus courageuses : il n'y a point aujourd'hui, pour les
tempéraments fortement combatifs, de plus fatigante et
donc de plus noble et de plus belle carrière que celle
d'officier; les esprits plus particulièrement organisateurs.
300 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
qui savent lutter — et ils lont prouvé ces dernières
années — mais qui préfèrent construire, organiser les
conquêtes déjà faites, trouvent le meilleur emploi de leurs
qualités dans l'Université' : l'enfance, l'adolescence fran-
çaises leur offre la plus riche et aimable matière à modeler.
Et les ardeurs actives et la ferveur intellectuelle, la com-
plexité et la vigoureuse jeunesse du socialisme offrent le
plus admirable milieu où développer toutes ses forces, où
exercer, avec intensité et en harmonie, tous ses instincts.
Agir en socialiste, conscient, actif et conséquent, c'est
entreprendre l'existence la plus large qui se présente à un
homme daujourdhui; ainsi semble bien le montrer le
chapitre VI de ce livre : la plus généreuse sans exaspéra-
tion de dévouement, désintéressée sans sacrifice, cordiale,
libre sans anarchie, active, complexe mais sim.ple, volup-
tueuse, intellectuelle sans académisme, morale, religieuse
et évangélistc sans fanatisme, la plus heureuse possible
parce quelle est la plus intégrale. C'est vivre la part la
plus grande et la plus diverse possible de l'avenir. Or, à
côté de la contemplation passive — indolente et un peu
mélancolique — des beautés du passé, les joies vives nous
sont toujours données par la participation à l'avenir dans
laquelle entrent les plaisirs de la spéculation intellectuelle
et du risque (auxquels se lattache l'intérêt psvchologique
et dramatique de l'intrigue), la fierté morale de la respon-
sabilité, par-dessus tout la grande joie physiologique de
l'activité, du travail dans l'inconnu où s'exercent nos
facultés d'initiative, s'affirment l'originalité, c'est-à-dire
la complexité de notre être, et la maîtrise de création. Le
bonheur est la participation la plus grande à l'avenir : il
est dans le travail, le travail est l'eflet de la complexité,
1. Dont l'élude est pour cela même réservée à un second volume.
CONCLUSION 301
et c'est elle qui se rencontre dans le socialisme plus que
partout ailleurs. Le socialiste est actuellement celui qui a
le plus de devoirs, ce qui est bien se rattacher le plus au
futur. Il recueille à la fois les devoirs et les satisfactions
d'un militant, comme un officier, d'un économiste comme
un financier, d'un éducateur et d'un catéchiste^ d'un
ouvrier et d'un intellectuel.
L'utilité de telles études est de nous donner de l'exis-
tence une vision de plus, par là de nous assurer une façon
de plus de la goûter, de multiplier notre intérêt et notre
joie conscients de vivre. La Société contemporaine ne nous
apparaît plus seulement en ses individus mais en ses
petites collectivités, en ses corporations sociales, qui ne
. sont point seulement des abstractions; elles prennent une
réalité objective particulière, se juxtaposent et s'entre-
mêlent les unes aux autres, dans une ordonnance dont il
est Aoluptueux de percevoir et pénétrer la beauté. Nous
jouissons davantage de la Société par l'ordonnance, la
beauté nouvelle de cette société qui nous apparaît en les
études de cet ordre : la beauté socioloi^ifjiie. De même, à
la jouissance c|ue les révélations de l'anatomie réservaient
autrefois à l'artiste pour la contemplation du corps humain,
s'ajoute celle que lui donne la science de la physiologie,
la vision des grandes fonctions diverses et anastomosées
entre lesquelles se répartit Texercice de la vie. Comme
une femme est plus belle pour celui cjui a la connais-
sance parfaite de la circulation, comme la fraîcheur de
son teint s'éclaire, se répartit et se renouvelle à chaque
pulsation, comme le mouvement universel de son corps
prend une splendeur plus fluide et nombreuse! Par ce
spectacle nouveau des fonctions de l'activité sociale, il
semble que la vie s'intensifie, se développe en nous, et
302 LA SOCIETE FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
qu'à mesure que nous voyons mieux se dessiner les grandes
forces de l'avenir, nous éprouvions un plus impérieux désir
de nous abandonner à l'une d'elles, comme devant la mer
se précise le désir de naviguer pour celui qui sait le dessin
des courants sur la mappemonde.
Le dernier siècle fut h ce point un siècle de critique
que chacun aujourd'hui nait armé d'esprit critique. On
s'en plaint : l'élan poétique, l'énergie confiante de la race
en seraient entravés. Il est vrai qu'entre toutes les sciences
d'investigation \ la critique littéraire fut jusc[u'ici plus
négatrice que créatrice. Avant qu'on n'arrivât a l'œuvre
d'un Taine, vivifiante et active dans son effort de svnthèsc,
on traversa un âge où ce genre, exercé par des tempé-
raments de mécontents, tels que les Gustave Planche,
que ne dirigeait nulle méthode homogène, que ne conte-
nait nul système précis, parut avoir sa fin dans la satis-
faction de railler et de saper. Le vieux caractère frondeur
et tombeur du Français, qui aujourd'hui s'est assouvi et
achève de s'épuiser dans la politique et le journalisme,
aigrit et pervertit longtemps la critique littéraire. Même
un Sainte-Beuve'^ n'échappa point à l'esprit d'envie et de
dénigrement, ce qui fait qu'en dépit d'un réel souci d'im-
personnalité, son œuvre se rattache bien h la période
anarchiste de la critique.
1. Voir même Texégèse d'un Renan, qui est édifiante, constructive [Vie
de Jésus).
2. On pourrait aller jusqu'à soutenir qu'il n'a été juste que pour les
classiques. Il ne faisait guère l'éloge de ses contemporains que lorsqu'il
ne pouvait résister au mouvement de faveur qui les portait. Il n'a été
généreux pour aucun d'eux, pour Vigny, Balzac ni Flaubert (se rappeler
leur correspondance à propos de Salammbô); quand il exaltait G. Sand, ce
n'était pas tant avec celle plénitude d'enthousiasme dont un Heine même
fut ému que pour être désagréable aux autres romanciers ou à Musset.
Encore ne désignait-il particulièrement au public que les œuvres qui
s'imposaient d'elles-mêmes, laissant l'ombre sur celles dont l'élite seule
pouvait encore discerner ce mérite plus subtil.
CONCLUSION 303
Ceci condamna d'autre part la critique à être en quelque
sorte un genre ingrat et négatif, infécond, voire stérili-
sant, qu'elle fut longtemps presque exclusivement aux
mains d'hommes qui, enseignant la grandeur inégala!)le
des auteurs anciens, examinèrent les écrits des contem-
porains avec l'idée préconçue de leur infériorité ou avec
le même détachement que s'ils appartenaient h des siècles
morts. Ainsi la critique ne fut plus que la science, sans
aboutissement, de la curiosité. La sympathie, l'humanité
lui fit défaut. En analysant l'œuvre, elle oubliait bientôt
l'homme; et elle voulait y pénétrer si intérieurement
qu'elle n'y percevait plus ses raisons d'utilité extérieure;
elle perdait la notion du milieu en poursuivant trop minu-
tieusement la connaissance abstraite de fesprit individuel,
qui avait créé. Elle isolait, elle dissociait. L'auteur, lui, à
être scruté dans ses particularités extrêmes, n'avait plus
conscience de ses similitudes, de sa solidarité avec la
masse, était déraciné de son pays et de son époque : se
percevant étudié et jugé non par la conscience pour ainsi
dire de son temps, mais par un autre individu d'une pro-
fession livale, il ne pouvait trouver aucun enseignement,
aucun secours dans la critique. Loin de se sentir soutenu,
il se sentait plutôt perdu. Quant au public, à qui ne furent
jamais assez montrés les liens étroits qui l'unissent à
l'écrivain, il se dégoûta logiquement d'un genre qui se
préoccupait surtout de faire saillir les imperfections des
ouvrages qu'il avait achetés, et d'une littérature qui lui
représentait un travail si aisément démontable.
Sans méconnaître l'utilité et l'importance des contri-
butions d'esprits individualistes comme les Sainte-13euve
et les Anatole France ou de leurs émules contemporains,
c'est surtout dans la tradition sans cesse élargie de Taine
que la critique littéraire peut devenir généreuse, efficace,
304 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME RÉPUBLIQUE
vivante. Elle cesse de s'ingénier h détruire, elle s'efforce
h construire. En utilisant la littérature comme un clioix
de documents, elle veut se constituer elle-même en genre
utile, poétique, crçateur. Qu'on compare, h cet effet, la
sensation de morne repliement et de solitude que laisse la
lecture des portraits les plus ("ouillés d'un Sainte-Beuve
au sentiment de joie laborieuse, de solidarité féconde, de
courage social que fortifie en nous la lecture d'un essai
de Taine.
Si ces études pouvaient contribuer h donner la passion,
plus complexe, de la vie contemporaine, ajoutant au plaisir
naïf de vivre le présent, celui de le considérer avec la joie
d'art, la joie d'histoire qu'on est habitué de ne chercher
que dans la contemplation du passé! Apprenons îi trouver
dans la lecture des romans l'agrément subtil de discerner
en historiens notre propre existence quotidienne pour
savoir l'apprécier avec une volupté plus désintéressée,
plus haute et plus générale, dans une vision a la fois plus
abstraite et plus artiste : colorée et sculpturale. Le propre
de la critique et de l'histoire est de nous apprendre à
jouir de notre temps avec plus de sûreté, de constance,
de plénitude, par suite d'activité à mieux vivre : à agir.
Un peu de critique amène au scepticisme, beaucoup de
critique ramène h l'action, h une action où nous tenons le
même plaisir de subtilité et de complexité que nos pères
dans le scepticisme et en plus l'allégresse jeune du travail.
l<J0O-19O'i.
POST-SCRIPTUM
Trois romans très récemment parus présentent des
cas d'aristocratie intéressants. MM. Poinsot et Normandy,
dans L'Echelle (Fasquelle), ont choisi pour type de
cruauté maladive attardé dans notre siècle un fds d'aris-
tocratie en qui fermente une terrible perversité d'atavismes.
Soucieux d'argumentation physiologique, ils ont vu logi-
quement en lui le descendant de ceux qui menèrent à
travers l'histoire une vie de « plaisirs cruels », guerriers
chasseurs, tyrans de serfs et de vilains. — M. Charles de
Bordeu, dans son généreux Chevalier d'Ostahat, a écrit
l'histoire sympathique d'une famille noble surprise par la
Révolution en une vie campagnarde toute de vertus patriar-
cales et de philosophie idyllique. C'est une très curieuse
étude de l'action magnifiante de Rousseau et de la nature
sur • la noblesse des champs vers 1789. L'éveil de la
bourgeoisie et le prochain problème de la fusion des
classes y est aussi pathétiquement et tendrement signifié
dans l'amour malheureux d'un jeune fils de médecin rural
pour la fille d'aristocratie. — 11 faut signaler de façon
toute spéciale La Nouvelle Espérance, de la comtesse de
I Noailles (Calmann-Lévy, 1903), roman dont la forme
délicieusement impressionniste convenait parfaitement h
M. -A. Lkblonu. 20
306 LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE SOUS LA TROISIEME REPUBLIQUE
faire valoir la Confession hardiment sincère et péné-
trante d'une aristocrate, qui analyse son âme nerveuse
et son artiste maladivité à travers les aventures imaginées
de son personnage principal. C'est un document très
important.
INDEX DES MATIÈRES
Action (Pour 1'), 194, 195, 256, 288,
300 à 304.
Affaire Dreyfus, 58, 299.
Anarchie, 1, 8, 47, 184. 197 à 243, 255,
276, 282, 293.
Antisémitisme, 111, 134, 278 à 279.
Art, 177 à 179, 188, 193.
-Avenir (De 1), 40, 44, 195, 243, 258,
298, 299 à 304.
Beauté, xiii, 140 à 142, 270, 301.
Bovarysme, 167 à 168, 193.
Boulangisme, 51, 128, 205, 263 à 265.
Cléricalisme et christianisme, 6, 7,
91, 93 à 94, 117, 145, 161, 170 à 171,
172, 176, 184, 222, 227, 254, 259,
261, 293.
Critique (De la), i à xi, 241,302 à 304.
Décadence, 178à 179 (de la notion de) ;
— XI, 47, 142 à 149, 157 à 159, 167,
171, 177, 189, 305,
Déracinés (Des), 178, 184 à 186, 303.
Déséquilibrés, 167.
Dilettantisme (Du), 174 à 177, 193.
Enfantisme, 31.
Exotisme et Colonies, 28 à 29, 31, 36,
38, 39, 55, 65, 74, 77 à 79, 121, 123,
163, 279.
Famille et éducation, 11 à 13, 17, 20,
21, 32, 47, 55, 94 à 95, 114 à 116,
160, 164 à 166, 223,225,234, 283, 284.
Guerre de 1870 (Influence de la), xv
et XVI, 5, 7, 8, 9, 29, 50, 52, 71,
76, 93, 100, 105, 158, 293, 294.
Honneur (De 1'), 67 à 68, 135, 155 à
157, 169.
Individualisme, 236 à 238, 264, 292.
Intellectuels (Les), 134, 167, 172, 194
à 196 (aristocratie intellectuelle!
199 à 200, 217, 236, 238 à 240, 253,
282, 301.
Internat et Lycée, 7 à 9, 26, 32 à 34,
35, 37, 38, 39, 47, 48, 82, 202, 234,
300.
Langue (De la), 46, 250.
Mal (Le bien et le), 179.
Malthusianisme (Du), 1 à 2, 46, 170.
Métaphysique (Sur la), 276, 277.
Nationalisme, 57, 192, 274 à 275, 279.
Naturalisme, 4 à 6, 14, 251.
Nature (Retour à la), 22, 33 à 35, 48,
97, 203 à 204, 232, 276, 291 à 292,
305.
Nihilisme, 223 ù 226.
Pessimisme (Du), 4, 7 à 9, 13, 14, 20,
32 ù 35, 38, 46, 50, 95, 169, 193,
251, 288, 296.
Politique (La), 195.
Sacrifice (Sur le), 280 à 281.
Scepticisme (Du), 176, 304.
Science (Les rapports de}, vi, 40 à 41 ,
173, 176, 195, 220 à 222, 236, 237,
2.54, 276 à 277, 292, 293, 301.
Socialisme, xiii à xiv, 132, 135, 184,
192, 214, 245 à 298, 300 à 304.
TABLE ALPHABÉTIQUE
DES AUTEURS CITÉS
Adam (Paul), 3, 18, 29, 30, 40, 110,
111, 117, 122 à 123, 127, 133, 141,
146, 174 à 175, 181, 184, 188, 191,
199, 204, 213, 222, 225, 227, 228,
231 à 237, 238, 243, 247, 254, 259
à 271, 289, 291, 292 à 298.
Aicard (Jean), 35, 36, 48.
Ajalbert (Jean), 8 à 9.
Bakounine, 213.
Balzac, VI, 53, 54, 109, 119, 121, 130,
162, 189, 210, 266, 302.
Banville (Théodore de), 22, 132.
Barbey d'Aurevilly, 13, 177, 189.
Barres (Maurice), 'l84 à 186, 198, 199,
238, 239 à 241, 262, 265.
Barrucand (Victor), 207, 223 à 226,
227, 233 à 237.
Baudelaire, 13, 177, 270.
Bazin (René), 16.
Beaubourg (Maurice), 59.
Bérenger (Henry), 73, 107, 112, 114,
115, 127 à 129, 133, 223, 236, 260,
261.
Bernardin de St-Pierre, 179.
Bordeu (Charles de), 305.
Bourges (Elémir), 107.
Bourget (Paul), VII, X, 15, 52, 66 à
68, 107, 109, 114, 115, 116, 123 à
124, 131, 141, 143, 147, 150, 151,
157, 158, 160, 161, 162, 166, 169,
170, 183, 188, 189, 210, 234, 238,
254.
Brulat (Paul), 126, 133.
Cabet, 253, 284.
Charbonnel (Victor), 260, 261 .
Clemenceau (Georges), 111, 116, 127,
154, 191.
Coppée (François), X, 16, 93.
Corday (Michel), 80 à 84, 103, 104,
105.
Gouperus (Louis), 107.
Courteline, 52.
Darien (Georges), 85, 218, 219, 226,
234, 238.
Daudet (Alphonse), VII, 3, 4, 31 à
35, 39, 40, 46, 47, 48, 53, 108, 118,
119, 131, 141, 157, 166, 170, 183,
191, 194, 203, 211, 212, 234.
Daudet (Madame), 27, 28.
Demongeot (L.), 99, 100, 103.
Descaves (Lucien), 61, 62, 84 à 87,
104, 128, 269.
Dickens, 3.
Donnay (Maurice), 58, 269.
Dornis (Jean), 166.
Dostoïevsky, 2, 199, 215.
Dumas (Alexandre) fils, 16, 114, 124.
310
Eckhoud (G.), 197, 203, 20'., 238, 241.
Eriez (Jean), 277.
Estaunié, 115, 116, 132.
Feuillet (Octave), 166, 189.
Fèvre (Henry), 202, 213. 233 à 237.
Flaubert (Gustave), 121, 168, 177,
193, 23.5, 2.56, 26'i, 302.
Fouillée (Alfred), 169, 245, 260.
France (Anatole), XIII, 3, 24 à 27, 29,
40, 48, 56 à 59, 74, 147, 148, 151,
153, 173, 183, 184, 188, 191, 198,
241, 296, .303.
Fourier, 239, 286 à 287, 288.
Gaultier (J. de), 246.
Geffroy (Gustave). 38, 193, 198.
Goncourt, VI. XVI, 177, 195.
Gourmont (Remy de), 238.
Grave (Jean), 199.
Greg-h (Fernand), 38.
Guyau, 169.
Guvesse (Ch.), 102. 103, 296.
Gyp, 16, 17, 52, 112 à 113, 114 à 115,
132, 163, 168 à 169, 170, 180, 188,
190.
Halévy (Daniel), 276, 293.
Halévy (Ludovic), 16, 64.
Hamon (A.), 199, 227.
Hennique (Léon), 36 à 37.
Hermant (Abel), 38, 59 à 61, 87 à 90,
118, 140, 152, 154, 158 à 160, 161,
162, 163, 165, 172, 188, 190, 193.
Hervieu (Paul), 74, 108, 112 à 113, 114,
115, 129, 131, 140, 141, 152, 153, 155
à 157, 160, 162, 164, 165, 169, 172,
173 à 174, 181, 183, 188, 191.
Hugo, 2, 44, 121, 204, 2.54, 260.
Huysmans (J.-K.), 85, 148 à 149, 170,
171, 176 à 179, 184 à 186, 188, 190.
193.
Jammes (Francis), 19.
Jaurès (Jean), 278.
Kahn (Gustave), 198, 246.
Kropotkine, 199, 210.
Lanloine (Albert), 238.
Lemaîtrc (Jules), 53, 65, 72, 73, 79,
. 199, 210, 211, 214, 234 à 237.
Lemonnier (Camille), XVI, 197, 215,
237, 247, 249 à 251, 266, 289 à 292,
293 à 298.
Lesueur (Daniel), 64.
Lichtenberger (.\ndré), 27.
Lorrain (Jean), 142, 148 à 149, 174,
176, 189.
Loti (Pierre), 24, 28, 29, 77, 78.
Louys (Pierre), 18.
Luguet (Marcel), 60, 87.
Maizeroy (René), 77.
Malato (Ch.), 199.
Maeterlink (Maurice', 277.
Margueritte (Paul et Victor), 3, 31,
37 à 40, 47, 48, 62, 63, 65, 80, 91 à
101, 103, 104, 237, 254.
Marx (Karl), 185, 256, 273.
Mauclair (Camille), 230, 231, 238, 239,
243, 246.
Maupassant (Guy de), 6^ 14,, ,54, 74,
111, 124 à 126,' 131, 151, 160, 162,
176, 190.
Maurras (Charles), 199, 238.
Michelet, 2, 35.
Mille (Pierre), 77, 78, 104.
Miomandre (Francis de), 246.
Mirbeau (Octave), VII, 6 à 8, 48, 158,
165, 198, 219, 232, 2.38.
Morel (Eugène), 92 à 95.
Nion (François de), 143 à 145, 157,
160, 162, 164, 165, 171, 177, 181,
190, 214.
Noailles (Comtesse de), 305.
O'Monroy (R.), 77.
Pailleron, 17.
Perrin (Jules), 90, 91.
Pert (Camille), 170.
Peyrebrune, 16.
Prévost (Marcel), 9 à 11, 79, 88, 141
à 143, 150, 161, 163, 165, 191, 210,
211, 212, 234.
Poinsot et Normandy, 305.
Puvis deChavannes^ XIV, 232.
un
Rachilde, 11 à 13, 55.
Raffaëlli, 9, 203.
Reclus, 198, 205, 220.
Renan (Ernest), 194 à 196, 302.
Renard (Georges), 271 à 273.
Renard (Jules), 19 à 23, 48, 102.
Renoir, 252.
Retté (Ad.), 238.
Roe (Art.), 63, 101 à 103, 105.
Roguenant, 273 à 275, 293.
Rosny (J.-H.), YIl, XIII, 2, 40 à 45,
46, 47, 66, 68 à 72, 104, 132, 170,
171, 172, 173, 175 à 176, 181 à 182,
188, 191, 199, 204 à 209, 213, 220
à 223, 227 à 229, 230, 233 à 237,
243, 247, 251 à 259, 272, 279 à 283,
292 à 298.
Rousseau, 2, 238, 286.
Ryner (Han), 216 à 217, 234, 238.
Sainte-Beuve, 246, 302, 303, 304.
Sand (George), 2, 179, WS, 211, 245,
246, 254, 273, 284, 302.
Sardou (V.), 17.
Taine (II.), Y, VI, 47, 135, 240, 302,
303, 304.
Tolstoï, 2, 171, 198, 199, 210, 212,
215, 268, 280, 291.
Vallès (Jules), 13, 260.
Vandérena (Fernand), 117.
Verne (Jules), 40, 41, 172.
Vigne d'Octon, 78.
Vigny (Alfred de), 13,61,65, 101,302.
Villiers de l'Isle-Adani, 146, 158, 177,
188, 190.
Viviani, 278.
Vogué (E.-M. de), VII, 64 à 66, 113,
124, 126 à 127, 132, 183, 189, 275,
277 à 279, 293.
WiUy, 16 à 18.
Wisner, 27.
Zola, VII, .XVI, 2, 4 à 6, 14, 45, 46, 88,
106, 110, 113, 115, 116, 117, 119 à
122, 123, 124, 126, 130, 132, 134,
135, 143, 150, 163, 170, 180, 183,
184, 191, 193, 197, 199, 201, 202,
204 à 209, 210, 212, 213, 215, 217,
219 à 222, 229, 233 à 237, 239, 242,
243, 245, 247, 248 à 249, 251, 266,
275 à 277, 284 à 288, 289, 292.
TABLE DES MATIERES
I.N'TR0DUCTIO>' V
CHAPITRE I
L'ENFANT 1
Chez les romanciers naturalistes 4
Chez les romanciers idéalistes 15
Chez les satiristes 16
Chez les humoristes 19
Les analystes de l'enfance . *. 24
Les enfantistes. 31
L'enfant de l'avenir 40
L'enfant et la société , 46
CHAPITRE II
L'OFFICIER 49
Les officiers supérieurs 51
Les officiers 64
Chez les spécialistes 75
L'officier de l'avenir 91
Sentiment général 104
CHAPITRE III
LE FINANCIER 107
L'amour 109
Le cœur et l'âme 114
Les affaires 118
Le financier devant les écrivains 130
Le rôle du financier 134
314 TABLE DES MATIERES.
CHAPITRE IV
LES NOBLES 137
La physiologie 140
Le sentiment 150
La morale et la religion 168
La mentalité 172
Les rôles sociaux 180
Conclusions et rapports 187
CHAPITRE V
LES ANARCHISTES 197
Ceux du peuple 201
Ceux de la bourgeoisie 214
Les milieux, l'action et l'avenir de l'anarchie 227
Conclusions et rapports 233
CHAPITRE YI
LES SOCIALISTES, leur évolution 245
Germinal et Happe-chair 248
Le Bilatéral et Marc Fane 251
L' Essence de soleil, et Robes rouges 250
Le Mystère des Foules 263
Cœurs nouveaux 267
La conversion socialiste 272
Socialiste nationaliste 274
Paris (le socialisme et la science) 275
Antisémitisme 277
f^es Ames perdues 279
/,a Charpente (sociologie socialiste) 231
Travail 284
Le Vent dans les moulins 289
Le socialisme et la littérature 293
Conclusion : La société nouvelle 299
post-scriptum 305
Index des matières 307
Index alphabétique 309
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Social, et SCI e 111' asocial e.2" éd.
F. Le Dantec.
Le déterminisme biol. 2' éd.
L'individualité.
Lamarckiens et Darwiniens.
Flérens-Gevaert.
Essai sur l'art conleini). 2' éd.
La tristesse contemp. 4" éd.
Psychologied'une ville. 2' éd.
Nouveaux essais sur l'art
contemporain.
A. Cresson.
La morale de Kant 2*éd.
J. Novicow.
L'avenir de la race blanche.
G. Milhaud.
La certitude logique. '3* éi.
Le rationnel.
F. Pillon.
Philos, de Ch. Secrélan.
H. Llchtenberger.
Philos, de Nietzsche. S' édii.
Frag. et aphor. de Nietzsche.
G. Renard.
Le régime socialiste. 4" édit.
Oasip-Lourié.
Pensées de Tolstoï. 2' édit.
Nouvelles pensées de Tolstoï.
La philosophie de Tolstoï.
La philos, sociale dans Ibsen.
Le bonheur et l'intelligence.
M. de Fleury.
L'âme du criminel.
P. Lapie.
La justice par l'Etal.
G.-L. Duprat.
Les causes sociales delà folie
Le mensonge.
GUE
Tanon.
L'évolution du droit.
Bergson
Le rire. 3" éd.
Brunschvicg.
Introd. a la vie de l'espril.
Hervé Blondel.
Approximations de la vérité.
Mauxion.
L'éducation par l'instruction.
La moralité.
Arrèat.
Dix ans de philosophie.
Le sentiment relis, en France.
Fr. Paulhan.
La fonction de la mémoire.
Psychologie de l'invention.
Les phénomènes a irectifs.2'éd.
Analystes et esprits synthéliq.
Murisier.
Malad. du sentim. relip.2"éd.
Palante.
Précis de sociologie 2' édit.
Fournière.
Essai sur l'individualisme.
Grasset.
Limites de la iiiolosrie. 2" éd.
Encausse
Occult.el Spiritual. 2« éd.
A. Landry
Laresponsabilité pénale.
Sully Prudhomme
et Ch. Richet
Probl. des causes finales. 2' éd.
E.Goblot
Justice et Liberté.
"W. James
La théorie de l'éniolion.
J. Philippe.
L'image meiUale.
M. Boucher
Sur l'hypcrespace, le temps,
la matière et l'énergie.
Coste.
Dieu et l'Ame. 2" édil.
P. SoUier.
Les phénomènes d'auloscopie
Roussel-Despierres
L'idéal esthétique.
J. Bourdeau
Maîtres de la pensée conlem[>.
C. A. Laisant.
L'édueat.fondét' sur la science.
Romaine Paterson.
L'éternel conflit.
A. Réville.
Do£rme et divinité de J.-C.
3' éd.
M. Jaëll.
La musique et la psycliophy-
siologie.
Mouvements artistiques.
Fouillée.
Propriété soc. et démocratie.
A. Bayet.
La morale scientifi(iue.
FÉLIX ALGAN, ÉDITEUR
108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, PARIS, 6"
NOVEMBRE 1904
BIBLIOTHÈQUE
D'HISTOIRE CONTEMPORAINE
I. France et Colonies, p. 1. — II. Pays Étrangers, p. 7
III. — Histoire sociale, p. 13
I. — FRANGE ET COLONIES
ÉTUDES ET LEÇONS SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
Par A. AULA.RD, Professeur à la Faculté des leltres de l'Université de Paris.
Quatre volumes in-12, chacun 3 fr. 50
1" SÉRIE, 3" édition. — Le programme royal en 1789. — Le serment du Jeu de Paume. —
Les Jacobins. — André Chenier. — La procla"mation de la République. —Danton. —Carnet.
La presse sous la Terreur. — L'art et la politique en l'an II. — Aux apologistes de Robes-
pierre. — Robespierre et le gendarme Méda.
•2" SÉRIE, i« édition. — Auguste Comte et la Révolution française. — Danton et les massa-
cres de septembre. — La séparation de l'Église et de l'État. — Les causes et le lendemain
du 18 brumaire. — Le consulat à vie. — L'authenticité des mémoires de Talleyrand.
3' SÉRIE, r'' édition. — L'Iiistoire provinciale de la France contemporaine. — Le tutoiement
pendant la Révolution. — La Convention nationale de Monaco. — La diplomatie du premier
comité de salut public. — La querelle de la « Marseillaise » et du « Réveil du Peuple ».
Bonaparte et les poignards des Cinq-Cents. — La liberté individuelle sous Napoléon I«^
4'= SÉRIE, [vient de paraître). — L'éducation scolaire des hommes de la Révolution. — Les
origines du socialisme français — L'enfance et la jeunesse de Danton. — La vie et la poli-
tique do Danton. — Le centenaire de la Légion d'honneur. — Napoléon et l'athée Lalande.
Le Culte de la Raison et le Culte de TÊtre suprême
ÉTUDE HISTORIQUE (1793-1794)
Par le même
Un volume in-12, 2' édition 3 fr. 50
On sait qu'en 1793 et en 1794, la France révolutionnaire essaya, sans y réussir, d'abolir la
religion clirétienno au moyen du culte de la Raison, puis de la" remplacer par le culte de
l'Être suprême. C'est cette tentative de déchristianisation que rapporte M. Aulard. La thèse
de l'auteur est que ce double mouvement n'est iioint sorti d'une idée ]ihilosophique préconçue,
mais des nécessités de la défense nationale. C'est surtout jiarce que le clergé faisait cause
commune avec l'étranger que les patriotes de l'an II culbutèrent l'autel. Cette thèse,
M. Aulard l'a appuyée sur un récit impartial, d'après les documents originaux. On y voit
revivre, dans la rue, dans le club et dans l'église, la France révolutionnaire au moment le
plus critique et le plus intéressant de la lutte de l'esprit nouveau contre l'ancien régime.
LA THÉOPHILANTHROPIE ET LE CULTE DÉCADAIRE
(1796-1801)
{Essai sur l'histoire religieuse de la Révolution)
Par Albert MATHIEZ, Agrégé d'histoire, docteur è.s Icllres.
L'n volume in-8 12 fr. (vient de paraître).
Les théopliilanthropes s'étaient efforcés de créer une « institution », un « culte » qui fût
le nature à remplacer avantageusement les anciens cultes mystiques et à refaire riinité
morale de la France. Déjà, dans ce but, avaient été créés le culte de la raison, le culte do
l'être suprême, le culte décadaire et plusieurs autres essais ou projets de .cultes déistes.
Mais parmi ceux-ci, la théophilanthropie garde une physionomie originale. L'autorité n'est
pour rien dans son existence ; elle vit, concurremment avec le culte décadaire, pendant
cinq années, plus qu'aucun autre culte révolutionnaire.
^'
ENVOI FRANCO CONTRE TIMBRES OU MAND.VT-P0STE
2 FÉLIX ALCAN. ÉDITErR, lU8, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, PARIS. C^
Ses adeptes furent peu nomljreux. mais ce fut la religion d'une élite convaincue ^t fidèle.
Elle inspira des craintes justifiées aux cultes mjstiques, au protestantisme comme au catho-
licisme. Rome savait qu'elle pouvait empêcher une partie de la bourgeoisie , française de
retomljcr sous la domination de l'église romaine; aussi Rome obtint-elle de Bonaparte Tarrêt
de mort des théophilanthropes.
Le problème attaqué par les théophilanthropes subsiste et les plus nobles esprits du
XIX'' siècle ont cherché sa solution : Parmi ceux-ci nous rappellerons Saint-Sin\on, Auguste
Comte. Quinet et Michclet. C'est une des raisons qui donnent à cette étude historique et
pliilosophique son intérêt, ainsi que les rapproclicments nombreux qu'elle présente avec les
circonstances actuelles.
CONDORCET ET LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
Par Léon CAHEN, Agrégé dhi.-toire. docteur ùs lettres.
Un volume in-8 , . 10 fr. {vient de paraître).
Peu de noms ont été aussi souvent prononcés, au cours de ces dernières années, que celui
de Condorcet. Les luttes récentes ont rappelé l'attention sur l'auteur du projet de décret sur
l'instruction publique de 1792, du premier projet de constitution républicaine. L'ouvrage qui
paraît aujourd'itlii présente donc un véritable intérêt d'actualité. L'auteur, grâce à de
patientes recherches à la bibliothèque de l'Institut et aux ."Archives nationales, a réussi à
découvrir un grand nombre de textes inédits et à renouveler comjjlètement son sujet. Dans
ce livre. Cond'brcet se révèle à nous comme un politique remarquable, qui a constamment
préconisé la méthode évolutive, et cherché à réaliser sans secousse un idéal éminemment
démocratique. Parmi les passages les plus curieux, citons ceux qui concernent le système
de Condorcet avant 1789, le rôle de Condorcet pendant les élections de 1789 et à l'Hôtel-de-
Ville, l'élaboration <lu projet de Constitution de 170:i. etc.
LA VIE A PARIS
PENDANT UNE ANNÉE DE LA RÉVOLUTION (1791-1792)
Par G. ISAMBERT
Un volume in-12 3 fr. 50
L'année choisie, c'est celle qui s'est écoulée du 21 juin 1791, jour oii les Parisiens se réveil-
lèrent sans roi, au '20 juin 1792, date de la première invasion des Tuileries par le peuple des
faubourgs. Confiné dans cette période, l'auteur saisit les nouveaux arrivants au saut de la
dilio'ence. leur montre les monuments neufs ou en construction, les fait passer des salons au.x
clubs, do l'Assemblée aux spectacles, des cortèges de fête et des manifestations de la rue au
perron du Palais-Royal où se bousculent les agioteurs, passe en revue les modes, les jour-
naux, les, chansons, les caricatures, l'enseignement, les expositions d'art, les cafés, les res-
taurants, jusqu'aux maisons de jeu en guerre avec la police, toutes les manifestations de
l'activité parisienne dans un temps de liberté débordante. Aucune part n'est faite à l'inven-
tion dans ce tableau entièrement composé d'après les témoignages contemporains, rassemblés
i)ar une érudition patiente et sagace ; il ne s'en dégage pas moins une impression do vie
intense. La variété des tons s'accorde avec celle des sujets. C'est un livre d'une lecture tou-
jours attachante et, en plus d'un passage, franchement récréative.
HOMMES ET CHOSES DE U RÉVOLUTION
Par Eugène SPULLER
Un volume in-12 3 fr. 50
Cet ouvrage a pour objet non seulement la défense, mais la glorification de la Révolution
française, ifauteur y traite nombre de questions controversées; les chapitres qui le compo-
sent sont consacrés "à la Révolution et à quelques-uns des hommes les jinis illustres qui l'ont
aidée à se produire : Sieyès, La Fayette, Mirabeau. , , . , ^.
Ce Niiiit do simples essais d'histoire, composes avec le dessein de taire connaître des
hommes dont la personnalité, le rôle, le caractère et les services méritent d'être mis en
luiuicrc.
VARIÉTÉS RÉVOLUTIONNAIRES
Par Marcellin PELLET
Trois volumes in-12, chacun 3 fr. 50
\" sÉRiK — Les .Mmanachs sous la Révolution. — Les revues de tin d'année au tlu-âtre
sous le Directoire et le Consulat. — Théveneau de Morande. — Paris en 1787. — Rivarol. —
La vraie Du Darry. — Les orateurs de la Constituante. — Un historien allemand de la
Révolution française. — Insignes des députés pendant la Révolution. - Instruction du
comité de Salut public. — Une lettre inédite de M'"" Tallien. — Le camp de Jalcs. — Réen-
minaiions de Monsieur de Paris. — La Sitlnt-lluberty et le comte d'Autraigucs. -- Concours
. -— — *
ENVOI FRA.NCO CONTRE TIMBRES OU MANDAT-POSTE
BIBLIOTHEQUE D HISTOIRE CONTEMPORAINE
artistiques de l'an 11. — Concours ilo l'an II pour les livres classiques. — 'SI"'" de Tourzcl et
SCS mémoires. — Le •< Livre du Soldat français », de Championuet. — Quelques strophes peu
connues de la Marseillaise. — La jeunesse du conventionnel Romnie. — Le général Bona-
parte. — Lucien Bonaparte. — Le capitaine Vallé. — La propagande philosophique sous la
Restauration.
— -2« SÉRIE. — Dubois-Crancé. — La Révolution et iVI. Taine. — Les débuts de la Révolution
dans les Pyrénées-Orientales. — La B.ildiothèque de Porthiez (de l'Oise). — Le général
Rigau. — Les monuments de Desaix. — M. Aulard et la Révolution en Sorbonne. — La prise
de la Bastille d'après deu.x favoris de lu reine. — La place de la Bastille et l'architecte
CoVbet. — Mirabeau et Sophie. — Mirabeau grammairien. — Mirabeau au fauteuil. — Les
« Sources impures » des biens du clergé. — Marie-Antoinette en Vénus. — Trianon et les
« Bols-Seins » de la Reine. — Gracchus Babœuf et Marie-Antoinette. — Ma<lanio Elisabeth.
— Suzanne Labrousse. — L'aéronaute Garnerin et les pudeurs du Comité de Salut public.
— Chansons populaires sur les aéro.stats. — Claude Fauriel et Cadoudal. — La prétendue fille
de Soubrany. — L'histoire de France do l'abbé Le Ragois. — La capitulation de Bayleu. —
Chansons de sacristie et de corps de garde. — Le duc de Berry franc-maçon. — La Géron-
tocratie.
3" SÉRIE. — Le Misofiallo d'Altieri. — La Révolution et l'Irlande. — La cassette de Grac-
chus Babœuf. — Tlieroigne de Méricourt. — Les dessins du général Champiounet. — L'am-
bassade de Bartliélemy en Suisse. — La conspiration Malet. — M"" de Geulis et Jules Verne.
— Un peu de numismatique. — Les Historiens italiens de la Révolution française. — Le
Ça ira de Giosué Carducci. — Napoléon !"■ agent matrimonial. — Monti et la Basseviliana.
LE
VANDALISME RÉVOLUTIONNAIRE
Fondations littéraires, scientifiques et artistiques de la Convention
Par Eugène DESPOIS
Un volume in-12, 4" édition 3 fr. 50
M. Pespois a, dans le livre plein de vigueur et de faits, intitulé le Vandalisme révohdio/maire,
tenu à venger cette révolution dont il connaissait si bien l'histoire, de l'accusation stupide
d'avoir détruit à plaisir les monuments do la vieille France et jonché le sol de ruines. 11 a
montré tout ce que la Convention, au milieu de ses tourmentes, en pleine Terreur, avec
quatorze armées en campagne et en luttant contre l'Europe coalisée, avait su faire pour les
lettres, pour les arts, pour les sciences, pour l'instruction à tous ses degrés.
Ch. Bigot [Revue {joli tique et littéruire).
LES CAMPAGNES DES ARMÉES FRANÇAISES
(1792-1815)
Par Camille 'VALLA'UX, Professeur agrégé d'histoire au lycée de Bresl.
Un volume ih-i2, avec 17 cartes dans le texte 3 fr. 30
M. Camille Vallaux a voulu résumer en autant de pages qu'il y a de jours dans l'année les
guerres de la Révolution et de l'Empire. Il s'est acquitté de sa tâche avec conscience et talent,
exposant avec clarté les causes et les préliminaires des campagnes, décrivant avec précision
les mouvements des armées et les phases des combats.
Les luttes héroïques de la Vendée, les campagnes de 1792, les grandes batailles de l'Empire
et notamment celles d'Austerlitz, d'Essling, de Waterloo, sont fort exactement condensées, et
les croquis qui les accompagnent en facilitent la compréhension.
{Revue des Questions historiques.)
LA POLITIQUE ORIENTALE DE NAPOLÉON
Sébastiani et Gardane (Î806-Ï808)
Par E. DRIAULT, Professeur .njrcgé d'I.istoire au lycée de Versailles.
Un volume in-8 7 h\ (vient de paraître).
(Ouvraye couronné par l'Iuslitut)
Ce livre est fait d'après les documents les plus proches des événements qu'il expose, d'après
: les Mémoires des contemporains ou la corres])ondance de Napoléon I"'', d'après les sources
encore plus sûres qui sont dans les manuscrits des .Vrchives Nationales ou du Dépôt des
-Art'aires étrangères. Le moment de Ihistoiro où Napoléon s'est le plus occupé de l'Europe
orientale, c'est-à-dire de la Turquie et des Balkans, est rtxé par l'entrevue de Tilsit : après
avoir vaincu l'Autriche, la Prusse et la Russie, Napoléon se trouva en présence de la
question d'Orient; c'est pourquoi M. Driault a renfermé son étude entre les années 1800 et
1808; la politique orientale de Napoléon s'exprima alors dans la Mission de Gardane en
Perse et surtout dans l'ambassade du général Sébastiani à Constantinoplo : celle-ci fut, avec
'es ambassades célèbres de Villeneuve et de Vergennes au wiir' siècle, un des plus glorieux
pisodes de la politique de la France on Orient. On y trouve, comme au xviii'' siècle, les
ambitions rivales des grandes puissances et les premières entreprises de l'.Xngleterro sur la
Méditerranée. On y trouve quel(|ue cliose de nouveau : les premières tentatives des popu-
Liiions chrétiennes pour se constituer en nationalités indépendantes, et on sera peut-être
ENVOI FR.VNCO CONTRE TIMBRES OU M.VND.AT-POSTE
FÉLIX ALC.VN, ÉDITEUR, 108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, PARIS, 6«
étonné de voir que la carte politique des Balkans ne fut pas alors tort différente de ce qu elle
^st .levenuc de nos ionrs. On y trouve enfin un essai pour dehnir par 1 Orient la politique de
Xanraéon à lanor^ée de sa grandeur: M. Driault conclut, daprès des témoignages coutcm-
mfra ns, que Napoléon voulut surtout écarter la Russie de la Méditerranée et de Constant,,
nocle (ue même l'alliance russe servit ce dessein hostile aux Russes, qu il prétendit établir
sa propre suprématie sur l'Orient comme sur l'Occident pour être vraiment <• 1 Empereur ...
11 échoua et devait échouer; mais il faut bien constater que, depuis, la Russie na fait
aucun pro-rès dans les Balkans, qu'elle n a pas franchi la barrière qui des lors se dressa
devant elle, et que Napoléon ruina, peut-être à jamais, le grand .. projet grec ■. de Catherine 11.
DE WATERLOO A SAINTE-HÉLÈNE
'•20 JUIX-16 OCTOBRE iSlôi
Par J. SILi'VESTRE. Pio!eî>eur à l'École libre des Sciences politiques.
Un volume in-16 • • • 3 fr. oO {vient de paraître).
L'auteur a divisé son sujet en six parties : à l'Eli/x'-'e, à la .Valmjiison, de la Malmaison à >
Boche fo^t ^ Roche fort, en rade et à l'Ue dAlr. de Vile d'Aix a Samte-Uélene, forment les;
divers tableaux du court drame ((ui se joua après les Cent jours. i
AI Silvestre a mis à contribution des ouvrages, des mémoires, des pubhcations çpars et )
na'rfois bien oubliés, il a puise aussi dans les notes manuscrites conservées par les JamiUes .
le Rochefort dont les membres ont pu assister aux scènes poignantes de la dernière heure. 3
Ft son livre attravant comme un roman où l'on voit vivre les personnages, se distingue par
une scrupuleuse certitude gui suffit à le recommander aux curieux de ventés historiques.
NAPOLÉON ET LA SOCIÉTÉ DE SON TEMPS
paj. p_ BONDOIS. Pro:"e>>eur d'bisloirc au lycée Buffon.
Un volume in-8 ' "•
I 'auteur a cherché à expliquer l'influence de Napoléon sur les Français de la dernière
période révolutionnaire, et celle des contemporains de l'empereur sur son caractère et sa
''®M° Boîdois a évité, autant que possible, les accusations de parti et les affirmations con-
testées. Il a voulu fonder son li\Te sur des paroles et des faits admis aussi bien par les
admirateurs que par les détracteurs de Napoléon P^
HISTOIRE DU PARTI RÉPUBLICAIN EN FRANCE
DE 1814b A 1870
Par Georges "WEILL, Docteur es lettres, professeur d'histoire au lycée Louis-le-Grand.
Un volume in-8 • ^'^ '^''•
Ce livre donne pour la première fois une étude d'ensemble sur l'Iiistoire du parti républi-
eain Les débuts secrets du parti sous la Restauration; son avènement à la vie publique en
I8.^o'et ses pro-^rès jusqu'aux émeutes de 1834; son écrasement suivi dune longue période
Je tornettr a, Jarenti. mais d'activité réelle; la victoire éphémère de 1848: la reaction de
lR4q contrar ée par la propagande habile des démocrates jusqu'au 2 décembre; la proscrip-
iïn'avëc un tab'^^eau d^e la ?ie des républicains détenus, transportés ou exilés; la vitalité
du narîi pendant les années de compression; enfin son réveil depuis 1800 et ses rapides
succès • tous ces faits sont étudiés dans leur ordre chronologique. Au récit des événements
sonrioints^es portraits de tous ceux qui ont influé sur la vie dit part. CarreL Cava.gnac
I edri RoUin Barbes, Gambetta. Jules Favre. Enfin une grande place est donnée à lustoirc
des idées des théories artistiques, philosophiques, religieuses, et surtout de ces doctrines
sociales qui ont toujours préoccupé fes républicains. Ce n'est pas un livre de polémique, mais
de science, conçu d'une façon toute objective. ^ ; ^_^
HISTOIRE DU MOUVEMENT SOCIAL EN FRANCE
{18.r2- 100-2.
Par le même
Un volume in-8 10 fr- ("^e«' ^'^ paraître).
î 'auteur entend par mouvement social l'ensemble des efforts tenter pour améliorer la con-
di ion économi(,ue le la classe ouvrière. Il est question dans ce livre du patronage considère
Pnmme système général tel que l'entend l'é :ole de Le Play. Il est question plus encore du
erZcment "ùvife^^^^ ses deux formes habituelles, la coopérative et le syndicat. Enfin U
insiste surtout sur les rapports entre le gouvernement et la classe ouvrière. .....
Cette histoire du mouvement social est donc avant tout une histoire j.oitique. destinée a
montrer comment les questions ouvrières ont été posées ou résolues par les divers goiiver-
Xents et les diverl partis. Le rôle le plus considérable y revient au part, socialise,
nnisnu'il sest occupé spécialement de grouper les travailleurs manuels et de faire aboutir
feurs revendications. M. WciU a insisté sur ce parti sur ses vicissitudes, sur les raisons
oui l'ont fait grandir ou sur les divisions qui ont parai vse ses efforts. . , yà
' I e récit commence après le coup d'Ktat du ■> décembre; il finit par les événement polid
tiques, aux élections législatives davril-mai U't'2- i
ENVOI FU.VNCO CONTRE TIMBRES OU MANDAT-POSTE
lîIBLIOTIlÈQUE d'histoire CONTEMPORAINE
HISTOIRE DE LA TROISIÈME RÉPURLIQUE
Par Ed. ZEVORT, Recteur de lAcadémiû de Caen.
I. La présidence de M. Thiers. 1 vol. in-8, 2"= édition " fr.
II. La présidence du Maréchal. 1 vol. in-8, 2" édition " fr-
III. La présidence de Grévij. 1 vol. in-8, 2" édition T fr.
IV. La présidence de Carnot. i vol. in-8 " fr-
L'auteur a pris à tâche de raconter, d'après les documents officiels et les nombreii-x écrits
consacrés à cette période de l'histoire contemporaine, les événements auxquels il a assisté et
dont les conséquences ne sont pas encore épuisées, de les juger impartialement et de parler
sans haine et sans crainte des hommes et des choses d'aujourd'hui.
Si l'histoire du second Empire montre comment un D:rand peuple a pu s'abandonner et a
été sur le point de succomber, celle de la Troisième Répuljlique montre comment il a su se
ressaisir et se relever. La .première période, (pii nous conduit du 4 septemljrc 1870 au
24 mai 1873, de la proclamation de la République à la chute de son premier Président, nous
met en présence de graves et dramatiques événements, de grandes et intéressantes indivi-
dualités, parmi lesquelles se détachent surtout les ligures de Thiers, do Trochu et' do Gambetta.
Sous la présidence du Maréchal de Mac-jNIahon, dans cette période de fondation, dans ce
pénible enfantement do la République, l'intérêt de l'histoire intérieure prime celui de l'his-
toire extérieure. Le traité de Francfort a borné notre influence au dehors, mais les Constitu-
tions provisoires de 1871 et de 1873 n'ont jias fixé notre situation jjolitique; même à la suite
du 25 février 1875, il faut que la République conquière le Sénat après la Chambre et la
Présidence après le Sénat.
Avec la présidence de Jules Grévy, commence pour la République, enfin sortie de la
période des luttes pour sa propre exis'tence, de la «période héro'ique ». l'ère de l'organisation
et du progrès. Une série de lois fondamentales sur la presse, sur l'enseignement primaire, sur
l'élection des maires, sur le divorce, sur les syndicats sont votées. D'un autre côté, par les
conquêtes de la Tunisie, du Tonkin. de Madagascar, par la fondation du Congo français et
l'extension vers le Soudan, la République reconstitue le domaine colonial de la France.
Sous Carnot c'est l'histoire actuelle dr la Troisième République qui commence véritablement.
On sait les principaux faits de l'histoire intérieure de la France pendant cette présidence :
la crise terrible du boulangismc, qui se termine par le procès devant la Haute-Cour, l'exil
et le suicide du principal héros de cette équipée ; la loi militaire de 1889, qui oblige tous les
Français à passer un an au moins sous les drapeaux; dans l'ordre économique et social,
divers projets dirigés dans un sens démocratique sont également adoptés. La politique exté-
rieure se résume ))ar la guerre du Dahomey et par l'alliance russe.
HISTOIRE DE DIX ANS
(1830-1S40)
Par Louis BLANC
Cinq volumes in-8, 23 fr. — Chaque vol. séparé 5 fr.
Ce qui fait l'intérêt principal do l'ouvrage de Louis Blanc, c'est son caractère éminemment
social. Ecrit à uno époque où les idées démocratiques, n'avaient pas encore libre cours, ce
livre fut une véritable révélation; c'était un réquisitoire en forme contre la bourgeoisie
intransigeante qui, sans vouloir comprendre la volonté du peuple, avait fait Louis-Philippe
lui au lendemain de 1830, et prétendait présider aux destinées de la France avec ce prince
qui était son obligé. Tout l'intérêt de cette histoire subsiste encore à l'heure actuelle; ce livre
'io Louis Blanc est indispensable à quiconque veut bien connaître les événements concernant
la France à l'intérieur comme à l'extérieur, de 1830 à 1840.
HISTOIRE DU SECOND EMPIRE
(18.32-187(1)
Par Taxile DELORD
Six volumes in-8, 42 fr. — Chaque vol. séparé 7 fr.
Le même illustré par F. Regaraey. Six vol.gr. in-S, 48 fr. — Chaque vol. séparé. 8 fr.
Le Second Empire, après avoir étonné ses contemporains par l'imprévu de sa morale à ses
débuts, a continué à les surprendre par ses pratiques, qui en étaient la conséquence torcée.
Toutefois, ce sentiment de stupéfaction a été surtout profond chez ceux qui avaient vu
d'autres régimes. Taxile Delord a écrit une histoire véridique et sincère du Second Empire.
Il raconte les événements du règne avec impartialité, mais il les juge avec la sévérité qui leur
est nécessaire.
FIGURES DISPARUES
Par Eugène SPULLER
Trois volume in-12, chacun 3 fr. 50
Parmi les fujures retracées par l'auteur, nous citerons notamment : Changarnier. Mac-
Mahon. Etienne Arairo, Edmond About. Castagnary, Lavigerie, Frcpuel, Waddington,
Benoit Malon, .Jules Ferry. Tous ces hommes ont exercé, à divers titres, leur influence sur
• les idées ou sur les destinées de notre pays. .\mis ou adversaires, tous sont traités par
^M. Spuller avec la même hauteur de vues, l'a sincérité et la loyauté qui le caractérisent.
ENVOI FR.XNCO CONTRE TIMBRES OU M.\NDAT-POSTE
G FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR, 108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, PARIS, G«
LES COLONIES FRANÇAISES
Par Paul GAFFAREL, Professeur à la Faculté des lettres de lUniversité d'Aix.
SIXIÈME ÉDITION, REVUE ET AUGMENTÉE
Un volume in-8 5 fr.
Les éditions successives de cet ouvrage ont toujours été tenues au courant des progrès de
notre de^^veloppcment colonial. On y trouve l'histore de nos colonies, leur description pitto-
resque, 1 étude de leurs produits, eeile des ressources qu'elles peuvent ortrir à l'industrie fran-
çaise. Ces développements se présentent dans une succession de chapitres d'une lecture
attrayante, ce qui ne nuit en rien a leur valeur scientifique.
L'ALGÉRIK
Par Matirice 'WAHL, Ia.«pecleur général lionoraire de l'instruction publique au.i: colonie?.
UUATRIÈ.ME ÉDITION MISE A JOUR PAR
A. BERNARD, Chargé du Cours de géographie de l'Afrique du nord, à la Sorboone.
Un volume in-S o fr. (vient de paraître).
{Ouvrage couronné par l'Institut.)
Cet ouvrage est bien connu du public de plus en plus nombreux qui s'intéresse aux questions
africaines et coloniales. Divisé en 6 parties : Le Sol, l'Algérie dans le passé, la Conquête fran-
çaise, les Habitants, la Politique, les Forces productives, il constitue une monographie com-
plète de notre grande possession méditerranéenne. Les auteurs se sont pas bornés à mettre à
jour les statistiques, ils ont soumis tout le livre à une revision attentive et refondu entièrement
toute la partie ])olitique et économique. On lira surtout avec intérêt les chapitres relatifs au
riiouvement de la population, aux Israélites naturalisés, aux étrangers, au gouvernement de
l'Algérie, au budget, à la question des indigènes, à la colonisation, à l'agriculture, à lélo-
vage, au commerce, aux chemins de fer. au crédit.
Cette nouvelle édition a été mise à jour par M. A. Bernard; le distingué professeur de
la Sorbonne a révisé l'ouvrage comme M. Maurice Wahl. prématurément enlevé, l'eût fait
lui-même. On trouve néanmoins sur Ijieu des points des modifications nombreuses, rendues
nécessaires par les transformations si considérables survenues en .Algérie dans ces dernières
années, transformations qui ont engagé ce pays dans des voies absolument nouvelles, direc-
tement contraires à celles qu'il avait suivies depuis trente ans.
L'INDO-CHINE FRANÇAISE
ÉTUDE ÉCONOMIQUE, POLITIOUE. ADMINISTRATIVE,
SUR LA COCniNCHINE, LE CAMBODGE, l'aNNAM ET LE TONKIN
Par J.-L. DE LANESSAN député, ancien minisire.
{Ouvrage couronné par la Société de Géographie commerciale de Paris.)
Vn volume in-8, avec o cartes en couleurs hors texte 13 fr.
LES CIVILISATIONS TUNISIENNES
Musulmans , Isi-aélites, Européens
ÉTUDE DE PSYCHOLOGIE SOCIALE
Par Paul LAPIE, Maître de Conférences à l'Université de Bordeaux
Un volume in-12 • 3 fr. 50
{Ouvrage couronné par l'Académie française.)
L'auteur, pendant un séjour de plusieurs années à Tunis, a étudié les civilisations tuni-
siennes, leurs contrastes et leurs rapprochements ; il explique pourquoi les. trois sociétés ont
pu vivre côte à côte dans le passé et examine dans quelles conditions elles pourront conti-
nuer à vivre côte à côte dans 1 avenir.
Il montre comment ces trois sociétés se complètent mutuellement : l'une conservant le
dépôt des richesses naturelles, la seconde produisant les richesses artificielles et la troisième
les faisant circuler. Pou commerçants, les Arabes avaient besoin du commerce Israélite ; nul-
lement agriculteurs, les Israélites avaient besoin du blé musulman. L'arrivée des Européens
a suggéré aux uns et aux autres le désir de s'assimiler notre civilisation. Les Israélites ont
commencé et les Arabes suivent le courant, quoique leur assimilatlou soit moins rapide et
moins universelle que celle des Israélites. Mais si les coutumes tendent à être abandonnées,
les crojances résistent victorieusement.
M. Lapie tire de cette étude la conclusion suivante : les trois peuples tunisiens peuvent
remplacer leurs comiiromis par une alliance durable et, sans perdre leurs qualités distinc-
tivcs. ils pourront, en élargissant leur esprit, s'associer pour la prospérité du pays.
• ENVOI FRANCO CONTRE TIMBRES OU MANDAT-POSTE
BIBLIOTHEQUE D HISTOIRE CONTEMPORAINE
LA FRANCE HORS DE FRANCE
XOTRE ÉMIGRATION, SA NÉCESSITÉ, SES CONDITIONS
Par J.-B. PIOLET
Un volume in-S 10 fr.
[Ouvrmje couronne par l'Institut.)
Sommes-nous capables de coloniser? Si jusqu'ici le Français a très peu émigré hors de
France vers nos colonies, les circonstances économiques actuelles sont telles que cette émi-
gration est devenue une véritable nécessité ; nous devons envoyer au loin un grand nombre
de nos enfants.
Ce sont ces idées que l'auteur expose. L'ouvrage est divisé en cinq parties, dans lesquelles
il montre successivement : l" Pourquoi nous émiç/rons si /jei(,-Q° que nous devons t'niii/rer;
3° que nous pouvons vmii/rer; 4" quels sont ceiuo qui doivent émif/rer; 5° quels sont les pays où
ils doivent éniigrer. Il démontre clairement la possibilité et la nécessité d'un fort mouvement
d'émigration des Français vers leurs colonies.
Le livre se termine par les statistiques du commerce dans nos diverses colonies, indiquant
la progression générale du tratic durant ces dernières années.
Les rois frères de Napoléon I*"', par le Baron Du C.\.SSE. 1 vol. in-8. . 10 fr.
Histoire de la Restauration, par L. Roch.vu. 1 vol. in-16 3 fr. oO
La campagne de l'Est (1870-1871), par M. PoULLET. l vol. in-S. ... 7 fr.
Pages républicaines, par Joseph Reinach. 1 vol. in-12 3 fr. 50
II. — PAYS ETRANGERS
\
HISTOIRE DIPLOMATIQUE DE L'EUROPE
Depuis l'ouverture du Congrès de Vienne
Jusqu'à la clôture du Congrès de Berlin {'18 -14- 187 S)
Par A. DEBIDOUR, laspecteur général de l'Iastructiou publique.
2 forts volumes in-S 18 fr.
{Ouvrwje couronné par l'Institut.)
L'auteur ne s'est pas donné pour but, de retracer la vie diplomatique de l'Europe dans la
variété presque infinie de ses manifestations. Il a recherché simplement, dans les relations
des cabinets, tout ce qui, depuis le congrès de Vienne jusqu'au congrès de Berlin, a pu avoir
pour etfet l'établissement, la consolidation ou l'ébranlement de l'équilibre politique dans cette
partie du monde. Tout ce qui ne lui a pas paru se rapporter — de près ou de loiil — à cette
grande question, il l'a laissé de côté. Cette histoire a donc été entreprise pour retracer,
dans un enchaînement raisonné, non tout ce que la diplomatie a fait de 1814 à 1878, mais
ce en quoi elle a contribué, durant cette période, à restaurer, à affermir ou à compromettre
la paix générale de l'Europe.
HISTOIRE DE L'EUROPE
PENDANT LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
Par H. DE SYBEL
Directeur des Archives royales, membre de l'Académie des sci<'nces de Berlin.
Traduit de l'allemand par Mlle Marie DOSQUET.
Edition revue par l'auteur et précédée d'une préface écrite pour l'édition française.
L'ouvrage complet, 6 volumes in-8. . i-î fr. | Chaque volume séparément ■/ fr.
Depuis l'ouvrage de M. de Sybel, nous avons eu, en France, diverses publications dont
le mérite est incontestable. Il s'est fait des travaux très sérieux sur la politique extérieure
du gouvernement républicain. Ce qui reste comme fait acquis, c'est que M. de Sybel a, lo
premier en Europe, exposé la situation exacte des relations extérieures do la France et de
la politique des grandes puissances dans cette iicriode qui va de 1189 à nOO.
Si l'on ajoute qu'il est un des écrivains les plus érudits de l'Allemagne, en ce qui concerne
les questions historiques, on se rendra facilement compte de l'importance de son livre.
ENVOI FRANCO CONTRE TIMBRES OU M.ANOAT-POSTE
8 FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR, 108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, PARIS, 6''
LA QUESTION D'ORIENT
DEPUIS SES OUIGINES JLSQU'a NOS JOLRS
Par Ed. DRIAULT, Professeur agrégé d'histoire au Lycée de Versailles.
Préface de G. MONOD, membre de l'biatital.
Un volume in-b. 3" édition 7 fr.
(Ouv>'0!/e couronné par l'/nslilut.)
Dans une première partie, intitulée Les Origiiiex. l'auteur fait un rapide résumé des progrès
et de la décadence de l'islamisme depuis les premières couqu("-tes des Arabes, au vu'' siècle
de notre ère, jusqu'à la chute de Xapulcon et aux traités de Vienne.
IjO. deuxième partie, qui a jiour titre La réforme de la Turquie et les démembrements.
renferme liiistoirc des luttes jiour l'indépendance de la Grèce, de la crise de 1810, de la
guerre de Crimée, enfin de la guerre russo-turque de 1817-1878 et du traité de Berlin qui la
suivit.
Dans sa troisième et dernière partie. Zes Queutions actuelles, l'auteur, suivant un plan qui ,
fait lumineusement saisir les situations respectives du monde musulman et du monde chré-
tien, présente successivement l'exposé des massacres d'Arménie de 1894 à 18%, du
conflit gréco-turc, de la question de Macédoine; puis de la rivalité de la Russie et de l'An-
g'ieterre en Asie; enfin des conquêtes des nations européennes sur le continent africain,
notamment de la France en Algérie, en Tunisie et au Soudan, de l'Angleterre au Soudan et
en Egypte.
La conclusion de l'auteur est que l'Empire ottoman est fatalement destiné à être démembré
et détruit. Son livre, dont les éditions successives ont montré la faveur acquise auprès du
puljlic, peut être considéré comme un véritable annuaire de la tjuesfion d'Orient.
LE SOCIALISME EN ANGLETERRE
Par A. MÉTIN, agrégé de l'Université.
Un volume in-12 3 fr. 50
Comment rAngleterre, qui était encore il y a vingt ans la terre classique de l'indi-
vidualisme libéral et qui l'est restée pour la candide ignorance de nos plus distingués
économistes, est devenue la patrie d'adoption du socialisme et la terre d'éclosiou des
doctrines interventionnistes les plus larges, les plus souples, les plus ouvertes et les plus
hardies, c'est ce que M. Méliu explique aujourd'hui largement, prolondément, complètement,
dans un livre qui est à la fois une excellente étude d'histoire et une |)récieuse enquête
actuelle. 11 ressort clairement de ce livre, pour quiconque sait lire, que, si la doctrine
socialiste est destinée à s'élargir, à se compléter, à s'adapter plus étroitement aux réalités
sociales et aux réalités politiques, elle le devra, plus encore qu'au doctrinarisme allemand,
à l'énergique poussée et à la libre expansion des théoriciens de l'Angleterre.
(Revue de Paris.)
LA DÉMOCRATIE SOCIALISTE ALLEMANDE
Par Edgard MILHAUD, Prorcsseur h l'Univcrsilé de Genève.
Un volume in-8 10 fr. {vient de paraître .
M. Milhaud a vécu en ,\llemagne et a ainsi complété ce qui peut s'apprendre dans les
documents imprimés par le spectacle des choses. Son livre est l'œuvre d'un témoin. 11 montre
dans ces pages ce qu'est la démocratie socialiste allemande; il fait connaître ses ressources
d'organisation, ses moyens de propagande, caractérise sa vie intérieure et son action au
deiiors, définit ses tendances générales et les tendances particulières qui la sollicitent en des
sens divers. L'histoire générale du parti est exposée brièvement, mais l'auteur s'est efl'orcc,
par contre, à propos des diverses (|uestions abordées, de suivre leur évolution. A côté du
parti proprement dit, il fait une plac(; à l'étude des groupements ouvriers divers, syndicats,
coopératives, sociétés d'éducation, qui. sans entrer dans le cadre de son organisation, pré-
sentent une importance qui ne saurait être négligée.
LES ORIGINES
DU SOCIALISME D'ÉTAT EN ALLEMAGNE
Par Ch. ANDLER, Prof sseur à lUniversilé de Pan>.
Un volume in-8 " fr.
L'auteur trouve l'origine de la conception socialiste du droit dans Hegel, Savigny,
Ferdinand Lasallc et Rodbertus. Il étudie la propriété, la iiroduction et la répartition des
richesses, l'organisation du travail social, les revenus cl les salaires, et dans toutes ces
questions, il montre l'influence des penseurs du commencement de ce siècle. Il constate que
ces philosophes ont tous été plus attentifs aux relations de l'individu avec l'Etat qu'aux
relations des indivi<lus entre eux. D'où le mouvement d'idées qui a conduit rAllom;vgue au
Socialisme d'État, c'est-à-dire à l'État exerçant son contrôle et son action sur tous les faits
de la vie sociale.
ENVOI FRANCO CONTRE TIMBRES OU MANDAT-POSTE
BIBLIOTHÈQUE d'HI^OIRE CONTEMPORAINE
LA PRUSSE ET LA RÉVOLUTION DE 1848
Par Paul MATTER, Sul.slitiil nu tribunal de la Seine, Dncleur eu droit.
Un volume iii-16 3 fr. 50 (vient de paraître).
En Prusse, depuis ravènemcnt de Frédéric-Guillaume IV en 1840, l'opinion pul)liquc était
en éveil. Le roi comprenait la nécessité de réformes libérales, mais ses promesses étaient
vagues, et le peuple prussien prenait ses propres espérances pour des réalités; en les voyant
s'évanouir, il avait éprouvé un dépit qui pré|)arait im terrain à la révolution. En 1817,
l'espoir renait, le roi convo<|ue les Etats; la nation croit au règne de la liberté politique.
Des ce moment la Kévolution se prépare.
M. Malter montre la série des déceptions qui s'échelonnent do 1815 à 1818, l'avènement
du régime d'autorité après les guerres d'indépendance, l'arrêt du mouvement national de
1840, Tes vaines espérances londées sur Frédéric-Guillaume IV, pour aboutir aux journées
de mars 1848, l'année d'agitation qui' les suit, après laquelle le parti de la réaction reprend
le pouvoir et éloigne encore pour longtemps l'espoir de la formation de l'unité nationale.
Cette période de l'histoire de la Prusse est jiarticulièrement intéressante. A ce moment
apparaît déjà Bismarck, il l'ait partie de la CainaviUa q\ii pousse Frédéric-Guillaume IV dans
le idiomin de la réaction.
L'ALLEMAGNE NOUVELLE ET SES HISTORIENS
Niebùhr, Ranke, Moiiimsen, Sybel, Treitschke
Par Antoine GUILLAND, Professeur d'iiiftoirc à l'École polytechnique suisse.
Un volume in-S 5 fr.
M. Antoine Guilland raconte l'histoire du grand mouvement national qui a abouti à la
formation du nouvel empire. Il montre que les historiens de tendance prussienne — Niebiihr,
Ranke, Mommsen, Svbel et Treitschke — ont eu une part très grande dans ce mouvement:
qu'ils ont été les vrais promoteurs de la politique nationale libérale qui a triomphé après
les victoires de 1866 et de 1870. Maîtres des grandes Universités allemandes, ces professeurs,
qui étaient des partisans de la « petite Allemagne » sous l'hégémonie prussienne, ont pro-
pagé ces doctrines du haut de leurs chaires et "dans leurs livres qui sont les chefs-d'œuvre
de l'historiographie allemande au xix' siècle. Libéraux d'abord, puis réactionnaires à la
suite des victoires, ils sont devenus les plus ardents défenseurs de la politique bismarckienne.
Outre les monographies consacrées à ces historiens, l'auteur donne des tableaux de la vie
Folitique allemande depuis léna (Berlin vers 1840, l'Allemagne de 1860, la fondation de
Empire allemand, etc.), avec des portraits de Guillaume I". de Bismarck, de Frédéric III et
de Guillaume II. dans lequel il montre le « vrai représentant do l'Allemagne nouvelle «.
LES TCHÈQUES ET Li BOHÊME CONTEMPORAINE
Par J. BOURLIER
Préface de M. FLOUREXS, ancii^n iuiniitre des A/fuires étrangères.
Un volume in-12 3 fr. 50
Les Races et les Nationalités en Autriche-Hongrie
Par B. AUERBACH, Professeur i rUuiversité de N.iiicy.
Un volume in-8 avec une carte ethnographique et des graphiques. ... 5 fr.
La question des races et des nationalités en Autriche-Hongrie est d'ordre européen. Mais
l'intelligence des événements qui se déroulent et s'embrouillent sous nos yeux risque
d'échapper à ceux qui n'en possèdent pas les raisons premières, singulièrement complexes.
Pourquoi cette mêlée furieuse de peuples? Pourquoi cet effort des groupes ethniques qui
composent ou décomposent l'Empire des Habsbourg pour constituer des sociétés politiques,
sinon même des Etats d'un type nouveau? Par quels procédés s'élaborent et se développent
ces jeunes nationalités? C'est ce problème qu'on a voulu éclaircir dans ce volume en mter-
rogeant les faits primitifs et essentiels : à savoir les caractères anthropologiques, l'idiome.
lo mode de colonisation, l'influence du milieu géographique, puis les phénomènes d'un
degré plus élevé : la restauration de la langue et de la littérature, le réveil des traditions.
les péripéties de la lutte des races. Dans la revue et le dénombrement de toutes ces commu-
nautés, il ne suffit pas de mettre en vedette les grands premiers rôles, Allemands, Tchèques.
Polonais, Magyars, mais aussi les figurants qui s'agitent encore dans la pénombre; Slovènes.
Rutlicnes, .Slovaques, Roumains, Serbes. Croates, méritent aussi l'attention. C'est que les
mouvements de ces nationalités entraînent les oscillatioi s de l'équilibre européen : l'issue
des conflits entre les Allemands, les Magyars et les Slaves aura son contre-coup sur les
destinées de notre pays.
LE PAYS MAGYAR
Par Raymond RECOULY
Un volume in-12 !! fr. .jO [vient de paraiti-e).
Des observations très lincs sur les ni'ours, les types, la vie sociale des différentes classes
de la société hongroise, mêlées à d'intéressants récits de voyage et à des descriptions
ENVOI FRANCO CONTRE TIMBRES OU MANDAT-POSTE
10 FÉLIX ALCAX, ÉDITEUB, 108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, PARIS. 6''
colon-es d'un pays si mal connu en franco, voilà ce que contient d'abord Le Puijs Maijijar
de M. Ka3'iïiond Recouly.
La seconde partie contient une remarquable étude sur ce qui est la grande question hon-
proiso. les luttes des nationalités : Saxons et Roumains de Transylvanie, colons allemands
et menées pangermaniques de la Hongrie du Sud, Serbes et Croates. M. Raj'moiid Recouly
est allé chez tous ces peui)les ; il a noté leurs revendications et essayé de pénétrer sur les
lieux mêmes le vrai caraclèrcr du débat. Le Journal Li; Temps a publié une partie de ces
études, sous forme d'articles qui ont été particulièrement appréciés.
Ajoutons que les troubles récents de Croatie et le drame qui ensanglanta le Palais de
Serbie donnent à ce livre un très vif intérêt d'actualité.
HISTOIRE DE L'UNITÉ ITALIENNE
(1814-1871)
Par BOLTON KING
Traduit de l'anf/lais par E. MACQUART. précédé d'uni; introduction par YVES GUYOT.
Deu.v volumes in-8. avec cai'tes 15 fr.
Cet important ouvrage est une histoire documentée et sincère des événements dramatiques
qui se sont déroulés en Italie de 1814 à 1871 ; il est indispensable à quiconque veut connaître
l'histoire contemporaine de ce pays. L'auteur a mis dix ans à le composer, en s'entourant
de tous les documents qui lui permettaient d'approcher autant que possible de la vérité
objective. On voit à chaque page la critique qu'il a apj)ortée dans le choix des documeijts,
et la conscience qu'il a mise dans la recherche de la vérité.
Plein de sympathie pour l'émancipation italienne, il constate avec une grande franchise
les qualités et les défauts des Italiens des différentes provinces et des diverses couches
sociales. En ce qui concerne le catholicisme, il le considère respectueusement en tant que
religion, mais il soumet la papauté à la critique en tant qu'institution politique, et il
diminue plutôt qu'il n'amplifie la réalité. Il ne présente pas les grands acteurs de l'indé-
pendance sous un seul jour. Il sait que les liommes sont complexes, qu'ils ont tous des
qualités et des défauts, et il trace leur portrait exact, qu'il s'agisse de Charles-.'Vlberr ou de
Victor-Emmanuel, de Cavour ou de Garibaldi, de Ricasoli ou de Mazzini, de Napoléon I*'
ou de Napoléon III.
BONAPARTE ET LES RÉPUBLIQUES ITALIENNES
(1796-1799)
Par Paul GAFFAREL, Professeur à lUniversilé dAi\.
Un volume in-8 5 fr.
L'Italie, depuis un siècle, a subi des transformations. Principautés, républiques, royaumes
s'y sont succédé dans une sorte de mêlée confuse. Ce n'est qu'après de nombreuses péripéties,
souvent dramatiques, que s'est enfin dégagée l'unité nationale. La première, et non la moins
importante, de ces transformations, est celle qui bouleversa la péninsule à la tin du .wni*
siècle. Sous la puissante main de Bonaparte, il y eut alors en Italie comme une éclosion de
républiques. Leur existence fut éphémère, car le' redoutable conquérant qui les avait créées
n'était plus là pour les organiser, et la plupart d'entre elles disparurent. L'histoire de ces
filles de la République Française, comme on les nomma, n'a pas encore été étudiée dans
son ensemble. Oràce aux mémoires contemporains et aux documents récemment publiés,
M. Gaffarcl a essayé de combler cette lacune. 11 a successivement raconté la fondation de la
Cisalpine, les troubles intérieurs de la Ligwlvnne. la chute et le déplorable partage de
Xeniae, les improvisations hâtives de la République romaine et la tragique révolution de la
Parthénopéenne .
HISTOIRE DE LA ROUMANIE CONTEMPORAINE
DE 1832 .iusqu'a nos jours
Par Frédéric DAMÉ
Un volume in-8, avec carte ~ îr.
BERNADOTTE ROI
Par Christian SCHEFER
Un volume in-8 ^ ir.
Cliacun sait qu« le maréchal Bernadette devint, en 1810, prince royal de Suède et monta
quelques années plus tard, sur les trônes de Suède et de Norvège ; mais, à l'exception de .son
intervention dans la guerre de 1813 et do son dessein de remplacer Napoléon, son rôle et sa
destinée, après qu'il eut quitté la France, demeurent complètement ignorés du public
irançais.
C'est ce rôle en Scandinavie que M. Christiaif Scliefer a entrepris de démêler ei d exposer,
d'après les sources suédoises. Il n'a point voulu retracer l'histoire proprement dite <lu long
ENVOI FRANCO CONTRE TIMBRES OU MANDAT-POSTE
BIBLIOTHEQUE D'HISTOIRE CONTEMPORAINE M
rcfrne de raneieii maréchal, car un tel travail aurait nécessite l'exposé de maints détails de
très médiocre intérêt. Se bornant donc aux faits essentiels ot aux in^ idents les plus carac-
téristiques, il s'en est servi pour évoquer Bcrnadotto roi, étudier son caractère, ses principes
et ses procédés de gouverncmont, atin de montrer ce que le béarnais fantaisiste, dont les
exubérances étonnaient à Paris, put devenir, brusquement placé dans des conditions tout à
fait imprévues, quelle tâche il accomplit dans le Nord et par quels moyens surtout il la
réalisa.
La Turquie et rHellénisme contemporain
Par V. BÉRARD, .ancien membre de l'École d'Athènes.
Un volume in-l2, o'' édition 3 fr. oO
(Ouvrage couronné j^ar l'Académie française.)
Durant un sc'jour de trois années dans le Levant. 'SI. Bérard a visité les pavs precs et la
majeure partie des pays turcs. Il a pu ainsi étudier sur place la Question à'Orient et en
particulier l'Hellénisme. Quels sont actuellement les frontières de l'Hellénisme, ses forces
eu Europe et en .-Vsie. ses réformes, ses moyens de propagande, son influence et ses
ennemis? L'auteur s'est proposé la reclierche impartiale de la vérité sur ces questions et
rapporte fidèlement ce qu'il a vu et entendu au milieu du monde dans lequel il a vécu. 11
nous fournit ainsi un intéressant récit de voyage et nous instruit sur les mœurs, les habi-
tudes et les aspirations des peuples qu'il a visités en même temjis qu'il éclaire une des faces
<Ie la Question d'Orient, dont les événements actuels prouvent toute l'importance. Ce livre a
été couronné par l'Académie française, ce qui prouve qu'à l'exactitude de l'information, son
auteur a su joindre les hautes qualités littéraires qui ont donné à ce livre utile un attrait
tout particulier.
LA TRANSFORMATION DE L'EGYPTE
Par Albert MÉTIN, Professeur à lÉcole coloniale-
Un volume in-JG 3 fr. 50 {vient de paraître).
M. .Vlbert Mctiu a visité l'Egj'pte au moment de la crrse de Fachoda. On trouvera dans
>on livre une comparaison des deux politiques et des deux tempéraments, anglais et français,
1 ondée sur l'élude des faits et qui prend un intérêt tout particulier dans un temps où les
deux nations commencent à se mieux connaître et à s'apprécier. L'auteur ne dissimule rien
de ce que la France a perdu ou risqué de perdre en Egypte, — prédominance dans les
fonctions publiques, direction des écoles officielles, emploi du framjais comme langue inter-
nationale; mais il fait, dans le bilan, la part qui revient à l'ignorance ou à l'indill'érence du
jiublic français et à la politique dont le principe est « tout ou rien » et qui eut comme
moj'en les coups d'épingle. L'Egypte elle-même et les différentes classes qui composent sa
population y sont décrites. On a cherché surtout à donner une idée du sentiment panislamique
qui tient lieu de sentiment national et à expliquer l'état d'esprit des lettrés indigènes qui
rêvent, comme en plusieurs autres pays dominés par l'Europe, de constituer une opposition
sur le modèle occidental.
Enfin, on a étudié en détail, et avec l'aide de statistiques puisées aux renseignements
officiels et aux sources particulières, la transformation économique — développement de
l'irrigation méthodique (barrages d'.A.ssouân et Assiout/, extension des deux cultures indus-
trielles, sucre et coton, établissement de l'industrie sucrière. commencement de quelques
autres — et les transformations sociales qui en sont la conséquence — tous changements
qui ont commencé sous la période d'influence internationale avec prédominance française,
mais qui, sous l'influence britannique, s'accélèrent avec une rapidité nouvelle.
BONAPARTE ET LES ILES IONIENNES
(1797-1816)
Par E. RODOCANACHI
Un volume in-8 5 fr.
Ce qu'étaient les îles Ioniennes à la fin du siècle dernier sous la domination endormie de
Venise ; comment les femmes qui allaient masquées et les honmies qui s'enorgueillissaient de
leurs longues moustaches étaient en proie aux vendettas les jdus tenaces et aux superstitions
les plus variées; comment, en cas de deuil, il était do bon ton de ne pas changer de lingo
une année durant; comment certaines chemises rendaient invulnérables, à condition qu'elles
eussent été taillées et cousues par des jeunes filles du nom de Marie et en nombre impair,
dans la nuit du jeudi au vendredi saint; comment ce petit monde isolé fut réveillé et secoué
l>ar la brusque irruption des idées et des soldats de la Révolution française; comment,
iisputé par les Français, les .\nglais, les Russes, le petit archipel connut alors une vie
accidentée, où les esprits furent décidément arrachés à leur sommeil séculaire : voilà ce
que raconte avec abondance de documents nouveaux M. Rodocanachi, qui, comme son nom
l'indique, a des raisons personnelles de s'intéresser à ce fragment de la terre grecque.
ENVOI FRANCO CONTRE Tl.MBRES (jU -MAND.AT-POSTE
12 FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR, 108. BOULEVARD SAINT-GERMALN, PARIS, 6"
HISTOIRE DES RELATIONS DE LA CHINE
AVEC LES PUISSANCES OCCIDENTALES (1860-1901)
Par Henri CORDIER, Prufesseur à l'École des langues orientales vivantes.
Trois volumes in-8, avec cartes 30 fr.
On vend séparément :
Tome I, L'empereur Toung-Tcfic, 1861-181.5. 1 vol. in-8 10 fr.
Tome II, L'eynpereur Kouang-Sin (T" partie, 1876-1887j. 1 vol. in-8 ... 10 fr.
Tome III, L'empereur Kouang-Sin (2° partie, 1878-1901). 1 vol. in-8 {sous presse).
Les relations officielles de la Chine et de l'Europe ne soiit guère antérieures à 1860;
c'est seulement vers cette époque que les Occidentaux ont commencé à connaître ces
yiays où se sont depuis déroulés tant d'événements qui passionnent encore à l'heure actuelle
l'Europe entière. Dans l'iiistoire de ces quarante dernières années nous retrouvons la
genèse de presque tous les faits qui ont amené les complications actuelles.
L'ouvrage est écrit à un point de vue purement historique, rien n'y perce des opinions
])ersonnelles de M. Cordier. Tout nom propre cité est accompagné d'une courte notice bio-
graphique, tout document porte l'indication de la source à laquelle il a été puisé. On y
trouve des détails intéressants sur des personnages ou des faits peu connus ; le rôle de
Gordon en Chine, les sociétés secrètes, et particulièrement la révolte de T'ai-Ping, le
massacre de Tien-Tsin en 1870, l'affaire du Tonkin. la guerre sino-japonaise, la révolte des
Boxers, enfin le siège des légations et le protocole de 19Ô1 font l'objet de curieux chapitres.
L'EXPÉDITION DE CHINE DE 18.J7-.-J8
HISTOIRE DIPLOMATIQUE — NOTES ET DOCUMENTS
Par le même
Un volume in-S, avec cartes 10 fr.
EN CHINE
]MCEURS ET INSTITUTIONS, H0:MMES ET FAITS
Par Maurice COURANT
Ancien interprète de la légation de France à Pékin, maîlre de conférences à l'Université de Lyon.
Un volume in-12 3 fr. 50
L'auteur, à qui un long séjour en Chine a permis d'examiner de près les hommes et les
choses de ce pays, a peiisé que ces études présenteraient quelque intérêt: elles pourront en
outre jeter quelque lumière sur la civilisation si mal connue du grand empire asiatique et
sur ses rapports avec le reste du monde.
Ces études sont groupées sous les titres suivants : les commerçants et les corporations, les
(($.iocii(tions, la femme dans la famille et la société, le théâtre, le coup d'Etat de IS9S, la
xitttation dans le nord en 1900, étrangers et Chinois, de l'utilité des études chinoises, tes cours
de chinois à Lyon, l'éducation de la Chine et le i-ôle que la France y doit jouer.
LE DRAME CHINOIS
(JuUlct-Aoùt 1900)
Par Marcel MONNIER
Un volume in-12 2 fr. 50
Sous ce titre, un des e.vplorateurs et des écrivains qui connaissent le mieux la Chine,
M. Marcel Monnicr, a réuni en un volume une série d'articles publiés dans le Temps au fur
et à mesure que se déroulaient les événements 'l'Extrême-Orient. Les titres des chapitres
en montrent l'intérêt : les Causes éloiijnées, l' Éducation de la Chine, les Leçons de Choses et
le Culte du pas.%é, la Conquête industrielle, les Chemins de fer et l'opinion publique, la Poli-
tique patiente, la Chine et les missions, la Garde européenne. Ce sont des études documentées,
écrites d'un style alerte, entraînant, dont la lecture s'impose à qui veut comprendre et
suivre les phases de la lutte entre rEurojio et la Cliine. Elles évoquent très clairement
et très exactement cette Chine toujours énigmatique et dont désormais il est devenu
nécessaire pour l'Europe de trouver le mot. 11 la connaît, non pas pour en avoir aperçu les
lûtes de la dunette d'un steamer, mais pour l'avoir traversée dans tous les sous et y avoir
séjourné.
ENVOI FRANCO CONTRE Tl.MBRES OU MANDAT-POSTE
RIBLIOTIIEOUE D HISTOIRE CONTEMPORAINE 13
Histoire de l'Angleterre, depuis la reine Anne jusqu'à no? jours, par H. Rev-
NALD, doyen de la Faculté d'Aix. 1 vol. in-12, û" édition . 3 fr. 50
Histoire gouvernementale de l'Angleterre, de 1770 à 1830, par SiH Cornewal
Lewis. 1 vol. in-8 7 fr.
Lord Palmerston et Lord Russell, par A. Laugel. 1 vol. in-12 3 fr. 50
Histoire de la Prusse, depuis la mort de Frédéric II jusqu'à la bataille de
SadoNva, par E. Véron. 1 vol. in-12. Nouvelle édition, augmentée d'un chapitre
contenant le résumé des événements jusqu'à nos jours, par P. Bondois.
professeur agrégé d'histoire au lycée BulTon 3 fr. 50
Histoire de l'Allemagne, depuis la bataille de Sadowa jusqu'à nos jours, par
E. Véuox. 1 vol. in-12. 3'= édition, mise au courant par P. Bondois. . 3 fr. 50
Histoire de l' Autriche-Hongrie, de la mort de Marie-Thérèse à nos jours, par
L. AssELi.NE. 1 vol. in-i2, 3'' édition 3 fr. 50
Histoire de l'Espagne, de la mort de Charles 111 à nos jours, ]iar H. Reynald.
doyen de la Faculté d'Aix. 1 vol. in-12 3 fr. 50
Histoire de l'Italie, de 1815 à la mort de Victor-Emmanuel, par E. Sùrin. 1 vol.
in-12 3 fr. 50
Histoiredu peuple suisse, par Daendliker. 1 vol. in-8, traduit de l'allemand. 5 fr.
Histoire de l'Amérique du Sud, de la conquête à nos jours, par A. Deberle.
1 vol. in-12. 3'' édition 3 fr. 50
III. — HISTOIRE SOCIALE
PROBLÈMES POLITIQUES ET SOCIAUX
Par É. DRIAULT, ProfostC-ur agrégé d'histoire au Ivcée de Versailles.
Un volume in-8 7 fr.
Sous ce titre, M Edouard Driault étaljlit, pour ainsi dire, le bilan des graves questions
que le siècle précédent lègue, sans avoir pu les résoudre, au siècle qui s'ouvre : question
d'Alsace-Lorraine, question romaine, question d'.^utriclic-Hongrie, question chinoise, question
ottontane. Le Partage de l'Afrique, les Alliances, les Grandes Puissances et le Partage du
monde, les Conflits et la Pai.x, la Société, l'Église et la Science, tels sont les sujets traités
et lumineusement exposés par le docte auteur, en cet ouvrage plein de justes vues et de
généreuses espérances. [Journal des Débats.]
HISTOIRE DES RAPPORTS
DE L'ÉGLISE ET DE L'ÉTAT EN FRANCE
DE 1789 A 1871
Par A. DEBIDOUR, Inspecteur générai do l'Instruction publique.
Un volume in-8 12 fr.
[Ouvrar/e couronné par l'Institut.)
M. Debidour s'est proposé de retracer les rapports de l'État et de l'Église catholique en
France, depuis la Révolution jusqu'à la chute du second Empire. La question est passion-
nante, mais l'auteur a entendu exclure de ce livre la politique contemporaine avec ses débats
irritants, ses exagérations, ses incertitudes, et c'est pour ne jias être tenté d'y touclier qu'il
a arrêté son récit à une époque déjà éloignée de nous et appartenant définitivement à
l'histoire.
Ce travail n'est donc ni une thèse, ni un plaidoyer, ni un pamphlet; c'est une narration
explicative d'où se dégagent, par la force des choses, des jugements basés sur deux prin-
cipes : la liberté des cultes et la souveraineté de l'État.
L'ouvrage se termine par un certain nombre de pièces justificatives : concordat, circulaires
ministérielles, lois sur l'organisation civile du clergé, "bulles et instructions papales, tous
documents do première importance venant à l'appui des faits historiques relatés au cours
du récit.
LA PAPAUTÉ
Son origine au moyen âge et son développement jusqu'en IS70.
Par I. DE DŒLLINGER
Avec notes et documents de I. Frikihuch, professeur à l'Université do Municli.
Traduit de l'allemand par A. GIRADD-TEULON, professeur honoraire à l'Université de Genève.
1 vol. in-8 7 fr. {vient de paraître).
Cet ouvrage est la traduction du célcl)rc livre dans lequel In chanoine Dndlingcr, mort
en 1890, a retrace l'histoire de la formation de la Papauté. .lusqu'à la fin du xi" siècle,
l'évoque de Rome n'est que l'égal des autres évoques : il jouit d'un droit de prééminence
ENVOI FR.VNCO CO.NTRE TI.MBRES OU .M.VND.VT-POSTE
14 FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR, 108, BOfLEVARD SAINT-GERMAIN. PARIS. 0'*
ou do primauté, puromeut honorifique. A partir de Grégoire VII. et sous ses successeurs
Innocent III et Boniface YlII. cette primauté se change en souveraineté : la législation
de IKglise se transforme. Les papes invoquent, à l'appui de leur droit à la suprématie,
lies textes de Pérès de l'Eglise, des Canons de Conciles ot autres documents. Mallieureuse-
nient. les textes produits par les Papes sont des textes falsifiés ou apocryphes : tout le
pouvoir que s'est arrogé l'évêquo de Rome sur ses collègues repose sur ces textes. Ce n'est
que gràco à l'épaisse ignorance du moyen âge que ces écrits ont pu être acceptés : la
moindre critique en eût fait justice.
Cet ouvrage, dans lequel chaque assertion est appuyée sur les documents originaux,- est
un guide précieux pour quiconque cherche à s'orienter dans les questions de politique reji-
gieûse actuelle.
L'ÉCOLE SAINT-SIMONIENNE
Son histoire , son influence jusqu'à nos jours
Par Georges 'WEILL, Professeur au lycée Louis-le-Graiid, docteur es letlref-
Un volume in-12 3 fr. 50
L'École .Saint-Simonienne est morte : il y a encore des Fouriéristes, des Comiistcs, il n'ya
plus de Saint-Simoniens ; mais son influence dure encore. Son sj'stème est une vaste synthèse
qui renferme une méthode : le positivisme, une métaphysique : le panthéisme, et une orga-
nisation sociale : le collectivisme. Mais, de plus, elle a joint l'exemple au précepte; son
action philosophique et morale, bien que moins visible, a été grande; surtout son plus beau
titre d'honneur est d'avoir développé chez ses adhérents l'activité personnelle et le dévoue-
ment à un idéal.
Ce livre est une étude historique dont l'intérêt frappera tous ceux qui s'occupent des
questions sociales si ardemment discutées en ce moment, et qui désirent améliorer le sort
de toutes les classes de la société.
L'OUVRIER DEVANT L'ÉTAT
Histoire comparée des lois du travail dans les deux mondes
Par Paul LOUIS
Un volume in-8 7 fr. (vierit de paraître).
L'auteur s'est proposé, en ce volume, de présenter un tableau succinct de la législation
ouvrière dans le monde civilisé. Il s'attache à la condition do l'ouvrier dans la société
moderne ou chez les peuples de nos jours, les deux expressions étant au surplus équiva-
lentes, puisqu'un même régime, le régime capitaliste, a prévalu dans les deux hémisphères,
A beaucoup de points de vue, l'ouvrier de notre époque souffre ou bénéficie des règles
juridiques qui s'appliquent à l'ensemble des citoyens. Il n'est question, dans ce livre, que des
dispositions qui le visent particulièrement et qui déterminent son statut social, — ou des
prescriptions légales qui, étendues à. toutes les catégories, possédantes ou non. ont été plus
spécialement favorables à son émancipation. Sous la première rubrique se classent les légis-
lations relatives aux mineurs et aux employés des voies ferrées par exemple; sous la seconde,
celles qui se réfèrent au groupement syndical et à la grève.
j\I. Paul Louis ne se préoccupe pas exclusivement d'aualj'ser des textes ou de fournir des sta-
tisti(|ues qui en précisent la répercussion. Il montre comment s'est élaborée cette législation
ouvrière, qui, si elle n'est pas identique dans tous les Etats, trahit cependant des aspirations
assez analogues.
Son livre, fortement documenté, est un guide indispensable pour quiconque s'intéresse aux
conditions d'existence et de liberté de la classe ouvrière.
L'ÉVOLUTION DU SOCIALISME
Par Jean BOURDEAU
Un volume in- 12 3 fr. 50
Le socialisme n'est pas une doctrine fixe et immuable, un mouvement uniforme en vue
d'établir au sein des sociétés modernes un ('tat social définitif d'où les maux qui résultent do
la concurrence et de l'inégale distribution des richesses seraient bannis; ses tendances et ses
aspirations ont beaucoup varié en ce siècle, elles sont très complexes. Le but do ce livre est
do refléter cette complexité des problèmes sociaux dans la politique et la législation, l'admi-
nistration communale, à l'usine et aux champs. C'est une histoire à la fois du mouvement
et des idées socialistes qu'on ne peut séparer de leur milieu, ni étudier isolément.
LE SOCIALISME ALLEMAND ET LE NIHILISME RUSSE
Par le même.
Un volume in-12. 2" édition 3 fr. 50
ENVOI FRANCO CONTRE Tl.MBRES OU MANDAT-POSTE
BIBLIOTHÈQUE d'h'^TOIRE CONTEMPORAINE
LE SOCIALISME UTOPIQUE
ÉTUDES SUR QUELOUES PRÉCURSEURS DU SOCIALISME
Par André LICHTENBERGER, Docteur os lettre?.
Un volume in-12 3 fr. oO
Les dix monographies que l'auteur a réuuiivs sous le titre général de Socialisme utopif/ue
sont consacrées à des écrivains an^'lais et fraïu-ais du xvni"^ siècle. La philosophie senti-
mentale de l'époque vit une véritable efflon-scciice d'un socialisme humanitaire qui, pour
n'avoir pas l'allure scientifique du socialisme actuel, a, en partie au moins, des origines
analogues. M. André Litchtenberger a esquissé les physionomies et analysé les théories de
quelques-uns des plus singuliers parmi ces précurseurs inconnus ou oubliés. MM. Afra
Behn et GueudeviUe, devanciers de Rousseau : Linguet. ancêtre de Karl ;Marx ; le général
Caffareli du Falga, émule et contemporain de Saint-Simon, etc., sont des ligures curieuses
qui ont une valeur pittoresque et historique indéniable.
LE SOCIALISME ET LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
o
ÉTUDE SUR LES IDÉES SOCIALISTES EN FRANCE DE 1789 A 1796
Par le même.
Un volume iii-S o fr,
M. André Lichtenbcrger détermine ici l'origine et les caractères généraux du socialisme
^ous la Révolution. Y eut-il du socialisme dans les cahiers et brochures de 1789? Quel fut
le développement des idées socialistes avant, puis pendant la domination jacobine, puis dans
le babouvisme? Y eut-il un public socialiste sous la Révolution? Quel est le bilan de ces
idées à cette époque? Certains actes de la Révolution furent-ils inspirés par les idées
socialistes? Quelle fut, enfin, la politique sociale de la Convention? — Telles sont les
questions que. guidé par le seul souci de la vérité historique, l'auteur examine avec une
entière impartialité dans ce travail consciencieusement documenté et qui présente sous leur
jour exact plusieurs faits importants. (Journal des Débats.)
Histoire de la Liberté de Conscience en France
Depuis l'Edit de Nantes jusqu'en 1870
Par G. BONET-MA0RY
Un volume in-S o fr.
La France politique et sociale, par Al'G. Laugel. 1 vol. in-S o fr.
Le socialisme contemporain, par E. de Laveleye. 1 vol. in-12, 11* édit. 3 fr. oO
L'évolution politique et sociale de l'Eglise, par E. Spcller, ancien ministre de
rinsIriKlion pulili(}ue. 1 vol. in-12 3 fr. 50
L'éducation de la démocratie, par le même, i vol. in-12 3 fr. 50
Le peuple et la bourgeoisie, par Emile DESCHANEL,anc. sénateur. 1 vol. in-S. 5 fr.
La politique internationale, par J. Novicow. 1 vol, in-S 7 fr.
La France et l'Italie devant l'histoire, par Joseph Reinach. 1 vol. in-S. . o fr.
Souveraineté du peuple et gouvernement, par G. d'Eichthal. 1 vol. in-12. 3 fr. oO
Transformations sociales, par H. Dépasse. 1 vol. in-12 3 fr. 50
Du travail et de ses conditions (Chambres et conseils de travail), par le méyyie.
1 vol. in-12 3 fr. 50
Le centenaire de 1789. Evolution politique, littéraire, artistique et scientifique de
l'Euro/je pendant cent ans, par G. Guéroult. 1 vol. in-12 3 fr. 50
La dissolution des assemblées parlementaires, étude de droit public et d'histoire,
par P. .Matter, substitut au tribunal île la Seine. 1 vol. in-8 5 fr.
MINISTRES ET HOMMES D'ÉTAT
Chaque volume de format in-lG couronne de 200 pages environ. 2 fr. 50
Allemagne. — Bismarck, par Henri Wehchinger.
Espagne. — Prim, par H. Léonardon.
Angleterre. — Disraeli, par Maurice Courcelle.
Japon. — Okoubo, par Maurice Courant (Avec un portrait en phototypie).
SERA CONTINUÉ
ENVOI FRANCO CONTRE TI.MBRES OU MANDAT-POSTE
iG FÉLIX ALCAN, EDITEUR, l08, liOULEVAUD SAINT-GERMAIN, PARIS, 6"
RECUEIL DES INSTRUCTIONS
DONNÉES AUX AMBASSADEURS ET MINISTRES DE FRANCE
DEPUIS LES TRAITÉS DE WESTPHALIE JI.SQU'A LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
Public sous les auspices de la Commission des Archives diplomatiques
au Ministère des Affaires étrangères.
Beaux volumes in-S raisin, imprimés sur papier de Hollande, avec introduction et notes.
I. — Autriche, par Albert Sorel, de l'Académie française [Epuisé).
II. — Suède, par A. Geffroy, de l'Instiliit 20 fr.
in. — Portugal, par le vicomte de Caix de Sai.nt-Aymour 20 fr.
IV et V. — Pologne, par Louis Faroes. 2 vol 30 fr.
VI. — Rome, par G. Hanotaux, de l'Académie française 20 fr.
VII. — Bavière, Palatinat et Deux-Ponts, par André Lebon. . . . 2o fr.
VIII et IX. — Russie, par Alfred Rambald, de l'Institut. 2 vol. Le
premier vol. : SU fr. Le second vol 23 fr.
X. — Naples et Parme, par Joseph Reinach 20 fr.
XI. — Espagne (1649-1750), par Morel-Fatio et Léonardon (t. I). . . 20 fr.
XII et XII /As. — Espagne (noO-1789) (t. Il et III), par les mêmes . . 40 fr.
XIII. — Danemark, par A. Gkffroy, de l'Institut 14 fr.
XlVetXV. — Savoie-Sardaigne-Mantoue, par HoriucdeBeal'caire. 2v. 40 fr.
XVI. — Prusse, par A. Waudington. 1 vol 28 fr.
INVENTAIRE ANALYTIQUE
DES ARCHIVES DU MIJIISTÈRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES
Public sous les auspices de la Commission des Archives diplomatiques.
Correspondance politique de MM. de Castillon et de Marillac, ambassa-
deurs de France en Angleterre (to37-l.oi2), par Jean Kaulek, avec la colla-
borationdeMM. Louis FARGEselGermain LefèvrePoxtalis. 1 v. in-8 raisin. 15 fr.
Papiers de Barthélémy, ambassadeur de France en Suisse, de 1792 à
1797, par Jean Kaulek. 4 vol. in-8 raisin. 1. Année 1792, 1 vol., 15 fr. — 11. Jan-
vier-aoïU 1793, 1 vol. in-8, 15 fr. — III, Septembre 1793 à mars 1794, 1 vol., 18 fr.
— IV. Avril 1794 à février 1795, 1 vol. in-8, 15 fr. —V. Mars à septembre 1796,
Néçiociations de la Paix de Bdle, \ vol. in-8 . . 20 fr.
Correspondance politique de Odet de Selve, ambassadeur de France en
Angleterre (1546-1549), par G. Lefèvrr-Pontalis. 1 vol. in-8 raisin. . . 13 fr.
Correspondance politique de Guillaume Pellicier, ambassadeur de
France à Venise (15i0-15i2), par Alexandre Tausserat-Radel.1 fort vol. in-S
raisin 40 fr.
REVUE HISTORIQUE
Dirigéo par G. MONOD, Membre do l'Institut, Professeur à la ."^orbonno, J
Président de la section liistoriquo et philologique à l'École des hautes éludes. fl
Fo)}dée en 1875. fl
Paraît tous les deux mois, par livraisons grand in-8 de 15 fouilles, et forme par an trois S
volumes de 500 pages chacun. ■
Abonnement: Un an, Paris, 30 fr. — Départements et étranger, 33 fr. — La livraison, 6 fr.
ANNALES DES SCIENCES POLITIQUES
Revue bimestrielle, publiée avec la Collaboration des professeurs
et des anciens élèves de l'École libre des Sciences politiques.
Fondée en ISS5.
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Abonnement : Un an, Paris, 18 fr. — Départ, et étranger, 19 fr. — La livraison, 3 fr. 50
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8-21-01. — Coulommiers. Imp. Paul BR0D.\RD. — lO-Ol.
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