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Full text of "La société française sous la Troisième République d'après les romanciers contemporains : l'enfant, les officiers, les financiers, la noblesse, les anarchistes et la socialistes"

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University  of  Toronto 


littp://www.archive.org/details/lasocitfranOOIebl 


LA 

SOCIÉTÉ   FRANÇAISE 

sous  U  TROISIÈME  RÉPUBLIQUE 


OUVRAGES    DE    L'AUTEUR 


Les  Vies  parallèles,  roman  de  grande  ville  (Fasquelle). 
Le  Zézère,  amours  de  blancs  et  de  noirs  (Fasquelle). 
Le  Secret  des  Robes,  roman  de  la  couleur  (Fasquelle). 
La  Sarabande,  roman  de  mœurs  électorales  (Fasquelle). 

A     PARAITRE    : 

Théorie  nouvelle  de  la  Beauté. 

Le  Triomphe  de  la  Science. 

Dans  la  Mer  des  Indes,  nouvelles  des  îles. 


892-04.  —  Coulommiers.  Imp.  Paul  BR0D.\RD.  —  11-04. 


LITTERATURE    SOCIALE 


LA 


r  r 


SOCIETE    FRANÇAISE 


sous  LA  TROISIÈME  RÉPUBLIQUE 

D'APRÈS   LES  ROMANCIERS  CONTEMPORAINS 

L'ENFANT  —    LES    OFFICIERS    —    LES    FINANCIERS 
LA  NOBLESSE  —  LES  ANARCHISTES  ET  LES  SOCIALISTES 


MARIUS-ARY    LEBLOND 


ADAM  —  BARRES  —  BEREN'GER  —  BOURGET  —  CLEMENCEAU  — 
CORDAY  —  DAUDET  —  DESCAVES  —  FRANCE  —  GYP  —  HENNIQUE 
—  HERMANT  HERVIEU  —  HUYSMANS  —  LEMONNIER  —  LOR- 
RAIN —  LOTI  • —  MARGUERITTE  —  MAUCLAIR  —  MAUPASSANT  — 
MIRBEAU  —  NION  —  PRÉVOST  —  RACHILDE  —  RENARD  — 
ROSNY     —    VILLIERS     DE     LISLE-ADAM    —     VOGUÉ    —   ZOLA,...    ETC. 


PARIS 

FÉLIX    ALCAN,     ÉDITEUR 

ANCIENNE   LIBRAIRIE    GERMER   BAILLIÈRE   ET    C" 

108,    BOULEVARD    SAINT-GERMAIN,     108 

1905 

Tous  droits   réservés. 


BIBLIOTHfCA 


Oc 


A   Monsieur    HUG 


CE    TEMOIGNAGE    HISTORIQUE    AUX    IDEES    QV  IL    DEFEND 


En  hommage. 


PRÉFACE 


I 


On  pourrait  parfois  s'étonner  un  peu  de  nous  voir 
envisager  le  roman  contemporain  exactement  comme  la 
vie,  comme  de  la  réalité,  en  analyser  les  personnages 
avec  les  mêmes  minutie,  précision  et  assurance  que  si 
c'était  des  êtres  vivants  que  nous  étudions  sur  le  vif,  et 
ainsi  édifier  un  certain  système  sociologique  —  vision 
d'ensemble  et  philosophie  de  la  société  —  sur  ce  qui 
n'est  tout  de  même  que  du  roman,  et,  comme  l'on  dit, 
de  la  fiction.  Y  a-t-il  assez  de  garanties  de  certitude? 

Déjà  l'exemple  de  bien  des  historiens  autorise  cette 
méthode  :  combien  de  fois  la  civilisation  de  périodes 
anciennes  a-t-elle  été  évoquée,  recomposée  exclusi- 
vement d'après  des  œuvres  d'art  et  de  littérature',  si 
souvent  inspirées  et  altérées  de  fantaisie?  Le  roman 
contemporain,  le  plus  souvent  réaliste,  est  une  pein- 
ture   autrement   exacte   et   scrupuleuse,  et  fréquem- 

1.  «  L'histoire  s'est  transformée  depuis  cent  ans  en  Allemagne,  depuis 
soixante  ans  en  France,  et  cela  par  l'élude  des  littératures.  •>  (Taine,  Préface 
de  la  Littérature  anslaise.) 


VI  PREFACE 

ment  même  une  photographie  de  la  vie.  D'ailleurs, 
délicatement,  inconsciemment,  avons-nous  toujours 
fait  abstraction  de  la  personnalité  de  Fauteur;  des 
parenthèses  et  des  incidentes  indiquent  ce  qui  est  la 
touche  personnelle  dont  l'artiste  modifie  la  réalité. 

Un  des  mérites  de  la  littérature  réaliste  a  été  de 
faire  prendre  l'art  au  sérieux.  Du  jour  où  l'on  a  su 
que  les  romanciers,  au  lieu  d'inventer,  reproduisaient 
ce  qu'ils  avaient  observé,  la  critique  n'eut  plus  à 
approuver  ni  à  condamner  l'imagination  et  les  concep- 
tions des  auteurs,  mais  à  se  prononcer  sur  l'exacti- 
tude, la  vérité  des  personnages.  Elle  n'eut  plus  à 
juger  des  rêves  d'après  ses  facultés  de  fantaisie, 
mais  à  apprécier  l'observation  d'après  son  obser- 
vation propre.  Et  c'est  ainsi  que  bientôt  ce  n'est  plus 
de  la  littérature,  mais  de  la  vie  qu'elle  doit  faire  la 
critique  à  travers  les  livres.  L'œuvre  d'art  tend  de 
plus  en  plus  à  être  considérée  comme  une  œuvre 
d'histoire,  ce  que  Concourt  voulait  qu'elle  fût.  On 
pourrait  aller  jusqu'à  dire  que  c'est  à  la  littérature 
réaliste  qu'on  doit  la  critique  d'un  Taine,  par  exemple, 
qui,  parce  qu'il  savait  qu'un  Balzac  n'avait  fait  que 
reconstruire,  seulement  avec  des  caprices  d'archi- 
tecte, ce  qu'il  avait  vu,  en  était  venu  à  vouloir 
chercher  l'expression  de  la  société  dans  les  œuvres 
d'art  d'autres  siècles,  d'autres  siècles  où  l'esprit  avait 
beaucoup  moins  nettement  conçu  qu'au  xix^  l'idée 
que  l'art  put  représenter  la  réalité.  11  se  trouvait  en 
outre  que  Taine  était  historien  et  que  tel  il  eut  fré- 
quemment recours  à  la  littérature  pour  la  psycho- 
logie d'une  époque.   11   en  résulta   que  la   littérature 


PREFACE 


acquit  dans  l'esprit  contemporain  une  valeur  d'his- 
toire et  de  science.  Et  Ton  peut  donc  d'après  elle 
dessiner  la  monographie  d'un  personnage  social,  le 
financier  ou  le  professeur,  comme  d'après  les  diverses 
contributions  de  la  science  on  a  pu  constituer  la 
monographie  d'un  animal  ou  d'une  plante,  U Ecreçisse 
ou  Le  Sapin. 

S'il  serait  très  aventureux  de  poursuivre  l'étude  de 
la  société  d'après  l'œuvre  d'un  seul  écrivain,  il  y  a  au 
contraire  tous  gages  de  certitude  à  l'entreprendre  sur 
l'ensemble  des  romanciers  :  Zola  complète  Daudet, 
Rosny  corrige  Bourget,  Mirbeau  s'oppose  à  Vogué  : 
chacun  d'eux  peut  se  tromper  en  ne  percevant  qu'un 
côté  de  la  vérité,  tous  ensemble  ils  voient  juste.  C'est 
la  société,  complexe,  qui  s'exprime  elle-même  en  sa 
complexité  par  la  diversité  des  tempéraments  d'écri- 
vains qu'elle  a  façonnés.  Nous  n'irons  pas  jusqu'à 
dire,  dociles  à  un  subjectivisme  allemand  que  nous 
réprouvons,  que  la  vérité  ce  n'est  pas  ce  qui  existe 
en  soi  mais  ce  que  chacun  de  nous  sent  :  il  y  a  seule- 
ment le  maximum  de  chances  qu'elle  soit  la  résul- 
tante de  ce  que  tous  sentent. 

Et  maintenant  l'avantage  d'une  telle  méthode  est 
considérable.  Ce  n'est  plus  la  pénétration  d'un  histo- 
rien, d'un  spécialiste,  enfermé  dans  son  cabinet  et 
comprimé  dans  sa  spécialité,  qui  analyse,  juge,  syn- 
thétise, avec  des  partis-pris  de  classe,  de  métier  et  de 
doctrine;  ce  sont  vingt  romanciers,  des  êtres  intime- 
ment mêlés  à  la  vie,  en  ayant  joui  et  en  ayant  souffert, 
des  témoins  et  des  sujets,  fidèles  et  sincères  par  la 
naïveté  ou  la  vanité  quand  ils  ne  le  sont  point  par  la 


VIII  PREFACE 

maîtrise  ou  les  nécessités  du  métier;  ce  sont  vinst 
sensibilités  et  vingt  intelligences,  c'est  leur  essence, 
c'est  la  quintessence  de  tout  ce  qu'une  période  a 
fourni  d'observation. 

Corollairement,  la  critique  devient  bien  plus  sûre 
juste  et  proportionnée  :  en  comparant  les  réalisations 
que  divers  auteurs  ont  tentées  d'un  même  type,  elle 
apprécie  mieux  la  profondeur  et  la  souplesse  d'obser- 
vation de  chaque  écrivain. 

II 

C'est  ici  de  la  critique  par  fresques  ';  ou  plutôt  nous 
voudrions  qu'après  lecture  de  ces  études  particulières 
il  put  se  former,  devant  l'imagination  du  lecteur  dési- 
reux d'évoquer  la  Société,  comme  de  grandes  fresques 
sociales  où,  avec  l'unité  d'ensemble  d'une  époque, 
l'Art,  multiple  et  nuancé,  aurait  groupé  les  figura- 
tions diverses,  en  attitudes  originales,  des  profes- 
sions et  des  classes.  En  un  même  tableau  peut  se 
rassembler,  par  exemple,  toute  l'aristocratie  qui  fut 
dépeinte  dans  la  littérature  contemporaine,  les  per- 
sonnages des  romans  divers  se  prêtant  mutuellement 
de  la  vie,  par  un  jeu  de  reflets,  de  contrastes  et  d'har- 
monies, en  entremêlant  leurs  mouvements  et  leurs 
langueurs,  leurs  vanités  et  leurs  souffrances,  leurs 
ennuis,  leurs  déceptions  et  leurs  vices  : 

Dans  un  jardin,  près  de  l'escalier  du  «  château  », 
un    cercle    de    frêles   et    nerveuses    jeunes  femmes, 

1.   Nos  premiers  articles   laits  dans  ce   sens  datent  de  1896  [Voltaire)  et 
ne  sont  donc  pas  écrits  sous  l'inspiration  du  critique  qu'on  a  crue. 


PREFACE  IX 

coquettes  et  désœuvrées,  entend  le  babillage  fat  des 
hommes  élégants  et  prétentieux  :  le  plus  jeune, 
Charlexis,  adolescent  au  teint  de  fille  et  au  cœur 
blasé,  sous  les  yeux  jaunissant  d'envie  de  son  père, 
vieux  duc  goutteux  et  encore  galantin  du  Second 
Empire,  frôle  de  sa  tête  bouclée  une  jeune  femme  qui 
se  trouble,  lui  jetant  distraitement  l'heure  à  laquelle 
il  l'enlèvera,  cette  nuit,  pour  fuir  vers  un  port  où  il 
compte  l'abandonner  aussitôt  à  elle-même  et  au 
suicide.  Cependant  l'hystérique  Bérengère  d'Auflers, 
fixant  de  ses  prunelles  somnambules  un  capitaine  de 
dragons,  pousse  de  petits  rires  aigus  comme  des  cris; 
d'autres  demoiselles,  très  allongées  sur  les  chaises, 
ne  songeant  à  rien,  songeant  au  mariage  avec  des 
étrangers  laids  et  aux  gentils  cousins  qui  seront  leurs 
premiers  amants,  y  ajoutent  leur  gaîté  fausse. 

Un  peu  détachée,  Giselle  d'Exireuil  semble  écouter 
la  conversation,  mais,  l'âme  blessée  de  honte,  elle  se 
rappelle  avec  un  effroi  profond  qu'elle  a  été  violée 
l'aiitre  jour,  dans  les  larmes  et  l'évanouissement,  par 
le  baron  SafFre  qu'elle  hait;  ses  épaules  frissonnent  : 
il  faut  qu'elle  aille  le  retrouver  demain  et  le  subir, 
fût-ce  en  lui  mordant  la  main,  sinon  l'époux  qu'elle 
chérit,  ruiné,  devra  partir  pour  l'Australie  où  sa  santé 
délicate  l'exposerait  à  la  mort.  Maud  de  Rouvre, 
somptueuse  et  hardie  sous  le  vêtement  trop  riche  qui 
n'est  pas  encore  payé,  oubliant  qu'elle  sort  de  chez 
son  amant  pauvre  à  qui  elle  a  livré  la  moitié  de  son 
corps,  exalte  de  ses  regards  chauds  et  purs  un  loyal 
hobereau  de  Vendée  qui,  depuis  hier  soir,  lui  est 
fiancé.  Elle  est  debout  dans  une  stature   de    mélan- 


X  PKEFACE 

colie.  La  pelouse,  fleurie  de  boutons  d'or,  s'arrête  au 
bas    de    sa   jupe    voluptueuse.    Le    lycéen    Serge   de 
Ménassieux  y  joue  dolemment  à  la  raquette  avec  une 
jolie   fillette    que   son    impuissance    sentimentale    ne 
songe  pas  à  chérir.   Contre  le  bosquet  de  rhododen- 
drons, Thérèse  de  Sauves,  étendue  en  un  «  rocking- 
chair  »  dans  sa  grâce  blonde  d'héroïne  perverse  de 
Bourget,  presse  à  la  dérobée  la  main  de  son  Sigisbée 
qui  ne  voit  pas  les  jeunes  filles  et  lui  récite  un  vers 
amoureux  de  François  Coppée.  Plus  loin  des  marron- 
niers opulents  à  chatons  roses  groupent  des  dames  en 
mantille    à    leur    ombre    noire    :    la   beauté    mûre    et 
fondante   de  Mme  de    Gromance    qui,    n'ayant    point 
d'idées,  balance  le  souvenir  imprécis  de  ses  amants, 
est  assise  près  de  la  douairière  de  Nécringel,  restée 
si    amoureuse    en    ses    soixante-dix  ans   qu'il   ne    lui 
est   de   plus   chère  distraction  que  de   provoquer  les 
confidences  détaillées  d'Anna  de  Courlandon,  mariée 
suivant  la  règle  à  un  mari  odieux  et  amoureuse  d'un 
peintre  trop  délicat  à  qui  elle  s'est  offerte  aujourd'hui 
et  se  refusera  demain,  restant  honnête  par  surprise. 
Mme  de  Rebelle,  l'intellectuelle  de  l'aristocratie,  écoute 
sous  un  beau  front  grave  les  pâles  discours  métaphysi- 
ques de  quelques  nobles  pauvres  ;  leurs  grands  mots 
infinis  n'ont  d'autre  but  et  d'autre  effet  que  de  troubler 
ses  sens  par  la  cérébralité,  et  son  beau  sein  se  sou- 
lève; à  sa  gauche  s'éploie  un  jeune  saule  de  Babylone. 
A  quelques  pas,  sur  le  sable  de  l'allée,  le  comte  de 
Gromelain,  qui  a  cherché  en  vain  parmi  les  femmes 
son    épouse,  morphinomane  en  ce  moment  distraite 
par  quelque  officier  de  hussards  dans  un  cabinet  de 


PREFACE  XI 

restaurant,  le  crâne  vide  et  grave,  cause  de  chasse 
avec  le  général  nationaliste  Cartier  de  Chalmot,  ven- 
tripotent et  imbécile.  N'ayant  garde  de  les  écouter,  le 
vicomte  de  Courpières  s'ennuie  à  califourchon  sur 
une  chaise,  ne  s'amusant  qu'au  milieu  des  filles  et 
des  souteneurs  de  Montmartre;  mais  il  se  lève  sou- 
dain pour  aller  saluer  le  mari  de  sa  maîtresse,  le  duc 
de  "*,  qui  le  prend  à  l'écart  et  lui  intime,  par  la  pro- 
messe d'une  rente  régulière,  la  prière  de  ne  plus 
reparaître  chez  lui.  Une  allée  de  cyprès  conduit  la 
perspective  jusqu'à  l'horizon.  Très  loin  à  l'écart  Jean 
de  Floressac  des  Esseintes,  Hamlet  neurasthénique, 
disserte  avec  un  abbé  à  tête  de  Cranach;  en  étirant 
des  idées  laminées,  il  se  dandine  sur  des  jambes 
maigres,  et,  le  sourire  aigu  à  la  bouche  fardée,  il 
montre,  tourne  et  retourne  dans  ses  doigts  adustes 
et  couverts  de  bagues  un  crâne  de  mort  où  il  a  lait 
enchâsser  les  plus  rares  diamants  de  sa  collection 
particulière. 

Par  l'élégance  des  lignes  et  le  choix  des  nuances 
précieuses,  l'ensemble  apparaît  d'abord  gracieux  dans 
un  chatoiement  de  moires  et  de  souples  poses,  mais 
on  sent  bien  que  dans  ce  décor  luxueux,  une  atmos- 
phère d'ennui  et  de  tragédie  fade  obsède  les  physio- 
nomies émaciées  d'affinement  et  maquillées  de  préten- 
tion; les  yeux  sont  hagards  ou  vides;  les  gestes  sont 
crispés  ou  falots;  les  groupes  lâches  ou  incohérents. 
Il  y  a  seulement  quelques  jolies  robes,  de  sédui- 
santes attitudes,  une  ou  deux  figures  attendrissantes. 
C'est  la  photographie,  muette  et  expressive,  de  la 
scène  du  milieu   d'une    pièce  qui    s'appellerait  Déca- 


XII  PREFACE 

dence^  où  des  robes  de  soie  bruissante,  robes  de  cocot- 
tes aussi  bien  que  de  duchesses,  évolueraient  avec  une 
certaine  fraîcheur  autour  des  saluts  compassés  de 
gommeux  et  de  décavés,  oîi  les  adultères  se  noueraient 
à  l'avance  en  les  flirts  précoces  d'enfants  charmants 
et  corrompus,  où  des  douairières  proxénètes  et  des 
vicomtes  souteneurs  s'entr'aideraient  pour  attirer  der- 
rière les  charmilles  les  dernières  filles  naïves,  où  des 
prises  de  voile,  des  fuites  impromptues  avec  des 
tziganes,  des  coups  de  pistolet  maladroits,  des  viols 
rapides,  des  crises  de  nerfs  à  la  cantonade  et  un  ou 
deux  meurtres  compliqueraient,  dans  un  tapage 
assourdi  aux  musiques  des  fêtes,  l'intrigue  banale 
entremêlée  des  mille  éphémères  affaires  sentimentales 
d'êtres  dénués  de  sentiment,  impulsifs  et  impuis- 
sants. 

En  une  telle  fresque  —  que  nous  recomposons  ici 
pour  cette  classe,  qui  se  compose  d'elle-même  pour 
les  autres  dans  l'esprit  du  lecteur  —  toute  l'aristo- 
cratie d'ime  époque  revit  en  se  rassemblant,  telle 
qu'une  grande  famille  dont  les  membres  eurent  des 
peintres  différents  et  dont  la  ressemblance,  impalpable 
et  profonde,  se  perçoit  néanmoins  aux  portraits  de 
touches  les  plus  dissemblables  :  Charlexis  fait  mieux 
comprendre  et  complète  Courpières,  plus  âgé  et  moins 
riche,  et  avec  Xavier  de  Tarves  qui  habite  un  quartier 
plus  neuf  et  plus  financier  de  .  Paris,  on  perçoit  les 
nuances  de  variétés  dont  de  petites  diversités  d'héré- 
dité, d'éducation  et  de  milieu  modifient  un  même  type 
—  ce  qui  intéresse  particulièrement   le  naturaliste  ; 


Gromelain,  quadragénaire,  est  la  stylisation,  dans  une 
forme  plus  osseuse,  du  parasitisme  des  Caréan-Priolo, 
des  Arcole,  des  Candale  et  des  Sauve;  la  comtesse  de 
Gromance  d'Anatole  France  et  la  comtesse  de  Rebelle 
des  Rosny  se  font  valoir  Tune  Fautre  comme  une  Jjrune 
et  une  blonde  dans  un  même  tableau,  comme  une 
intellectuelle  et  une  sotte  dans  un  même  roman  ency- 
clopédique consacré  à  Fétude  d'ensemble  de  cette 
classe.  Il  apparaît  bien  que  la  littérature  d'une  époque 
est  une  grande  œuvre  en  collaboration  où,  néces- 
sairement, chacun,  cherchant  à  ne  pas  répéter  ses 
devanciers,  s'attache  dans  un  sujet  à  ce  qui  n'a  pas 
encore  été  traité  par  eux,  complète  ainsi  leur  œuvre, 
et,  gardant  malgré  tout  cette  œuvre  dans  son  souvenir, 
y  adapte  de  loin  ses  propres  créations  comme,  même 
en  se  renouvelant  d'une  manière  à  une  autre,  un 
romancier  rattache  toujours  ses  derniers  livres  aux 
premiers  par  des  arabesques  subtiles  :  l'unité  qu'il  y 
a  dans  l'œuvre  la  plus  complexe  se  fait  aussi  dans 
l'ensemble  d'une  littérature,  et  d'un  roman  à  Fautre 
les  personnages  se  donnent  la  réplique.  Ce  que,  avant 
tout,  doit  faire  sentir  la  critique,  c'est  cette  solidarité. 
Un  tel  genre  de  critique  offre  plus  d'intérêt  à  une 
époque  orientée  vers  le  collectivisme  et  où  le  senti- 
ment même  de  la  beauté  a  évolué  avec  l'idéal  social, 
où  la  beauté  ne  se  recherche  plus  tant  dans  l'expres- 
sion, analytique,  d'une  individualité  que  dans  l'har- 
monie, synthétique, — d'une  communauté,  où  l'émotion, 
au  lieu  de  se  ramasser  dans  le  sourire  équivoque  d'une 
Joconcle,  se  répand  avec  une  bienheureuse  lumière 
a  utour  des  gestes  d'âme  caressants  des  fraternels  grou- 

M.-A.  Leblond.  " 


XIV  PREFACE 

pes  d'êtres  d'un  Puvis  de  Chavannes,  ce  grand  évocateur 
sans  le  savoir  des  félicités  de  la  vie  communiste,  — 
où  l'admiration  préfère  aux  plus  alliciants  portraits  le 
concile  serein  d'un  Bois  Sacré^  par  lequel  tout  à  la  fois 
la  volupté  et  la  rêverie  altruiste  sont  satisfaites. 

La  peinture  de  fresque  répond  particulièrement  à 
notre  idéal  moderne  ;  elle  est  la  mise  en  scène  instruc- 
tive des  types  différents  à  qui  l'ordre  de  la  composi- 
tion et  la  répartition  de  la  lumière  donnent  une  simi- 
litude de  communauté.  Conciliant  l'individualisme  de 
notre  intelligence  et  le  socialisme  de  notre  instinct, 
nous  aimons  que  les  individus  y  paraissent  avec  toute 
la  force  de  leur  caractère  dans  le  groupement  harmo- 
nieux d'une  même  famille.  Et  c'est  bien  à  des  sortes 
de  fresques  sociales  auxquelles  atteindra  ce  genre  de 
critique  qui,  empruntant  les  couleurs  des  palettes 
différentes,  les  traits  de  diverses  observations,  dérou- 
lera selon  la  ligne  de  dessins  propres  la  guirlande 
des  personnages  les  plus  significatifs,  en  quelque 
sorte  les  plus  décoratifs  de  la  société. 

Ainsi  en  même  temps  que  le  roman,  au  lieu  de  se 
cantonner  dans  l'observation  d'un  type  ou  l'analyse 
d'un  cas,  s'habitue  de  plus  en  plus  à  étudier  dans  leur 
rythme  l'ensemble  des  foules  et  ne  trouve  de  vie 
riche  et  profonde  qu'à  embrasser  la  complexité  des 
milieux,  la  critique  est  incitée  à  grouper  les  œuvres  ; 
et  cela  répond  également  aux  tendances  récentes  par 
l'effet  desquelles  la  critique  d'une  littérature  nationale 
s'est  renouvelée  en  comparant  cette  littérature  à  celles 
des  autres  pays. 


PnÉFACE  XV 


III 


Voici  le  plan  de  ce  livre  : 

Nous  avons  crabord  envisagé  la  société  dans  son 
origine  commune  :  le  premier  chapitre  est  consacré 
à  l'enCant.  Puis  nous  Favons  considérée  dans  ses  forces 
adultes;  tenant  compte  de  ce  que  la  première  néces- 
sité fût  de  se  défendre,  nous  avons  étudié  l'officier, 
qui  est  en  réalité  le  seul  militaire  dans  l'humanité 
civilisée,  le  soldat  n'étant  guère  plus  aujourd'hui 
qu'une  machine,  l'arme,  le  soldat  étant  dans  notre 
société  ce  qu'a  été  la  lancé  ou  le  javelot  pour  l'huma- 
nité primitive.  Sous  la  Troisième  République,  au  len- 
demain de  1870,  l'importance  de  l'officier  ne  pouvait 
qu'être  plus  considérable.  Il  convenait  ensuite  de 
choisir  un  exe_nple  des  forces  adultes  de  direction 
intérieure  :  certes  le  clergé  est  encore  très  puissant  et 
nous  l'étudierons  une  autrefois,  mais  entre  cette  force 
directrice  du  passé  et  l'université,  force  de  l'avenir, 
nous  avons  choisi  comme  plus  significative  peut-être 
de  cette  époque,  comme  plus  moyenne,  la  classe  des 
financiers  :  on  sait  le  rôle  capital  qu'ils  ont  joué  sous 
la  Troisième  République  dont  ils  ont  été  presque  les 
créateurs,  en  étant  les  bailleurs  de  fonds  au  lendemain 
du  paiement  des  cinq  milliards.  L'aristocratie  enfin 
représentait  une  classe  qui  disparaît  définitivement;  et 
la  qualité  d'une  société  s'éprouve  fortement  par  ce 
qu'elle  élimine  autant  que  par  ce  qu'elle  assimile.  C'est 
le   socialisme  qu'elle   est    en   train   d'assimiler  lente- 


PREFACE 


ment,  le  socialisme  qu'il  faut  se  garder  de  confondre 
avec  Fanarchisme  :  d'oîi  la  juxtaposition  des  deux  der- 
nières études  sur  les  Anarchistes  et  les  Socialistes. 

Bien  que  Les  Rougon-Macquart  soient  «  l'histoire 
d'une  famille  sous  le  Second  Empire,  nous  avons  étudié 
dans  ce  livre  les  œuvres  de  Zola  :  il  est  trop  visible, 
en  effet,  particulièrement  pour  L'Argent^  qu'il  a  pris 
dans  la  société  contemporaine  toute  la  documentation 
de  ses  romans.  L'œuvre  des  Concourt,  même  en 
général  ce  qui  a  paru  après  1870,  appartient  au  con- 
traire au  Second  Empire.  Nous  avons  aussi  considéré 
les  œuvres  de  Camille  Lemonnier,  bien  qu'il  soit  né 
en  Belgique,  tant  il  est  vrai  que  cet  écrivain,  instruit, 
inspiré  et  consacré  par  la  France,  étudie  une  société 
en  réalité  française. 

En    général,    nous    avons    arrêté    nos    enquêtes    à. 
l'année    1900. 


LA  SOCIÉTÉ  FRANÇAISE 

sous  LA  TROISIÈME  RÉPUBLIQUE 


CHAPITRE    PREMIER 


L'ENFANT 


Depuis  quelques  années,  depuis  que  la  nation  entière 
commence  à  s'apercevoir  du  danger  de  la  dépopulation  et 
s'en  plaint,^  tous,  par  un  sentiment  inanalysé,  par  une 
association  d'idées  puérile  mais  heureuse,  s'intéressent 
bien  davantage  non  seulement  à  l'enfant,  mais  aux  eniants. 
Dans  la  rue  on  regarde  passer  ces  petites  vies  fragiles 
avec  l'amour  qui  va  aux  choses  rares  et  de  prix,  qu'on 
souhaite  plus  nombreuses,  et  l'on  achète  les  livres  qui, 
avec  grâce  ou  éloquence,  parlent  d'enfants.  Alors  les 
écrivains  en  composent  davantage  :  il  n'est  plus  que  chez 
Hachette  ou  chez  Hetzel  que  s'éditent  les  livres  dont  les 
enfants  sont  les  héros  ;  ce  ne  sont  plus  que  des  Mme  Guizot 
ou  des  comtesses  de  Ségur,  mais  des  artistes  qui  les 
écrivent,  —  et  jamais,  comme  si  nous  étions  à  une 
période  de  fécor  'ité  de  la  race,  il  n'y  a  eu  une  si  abon- 
dante littérature  consacrée  à  l'enfance. 

Au  fond,  la  bourgeoisie  est  toujours  malthusianiste  :  le 
mouvement  de   réaction   contre  son  égoïsme  n'est  encore 

^I.  A.  Leblond.  ^ 


2       LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TliOISIEME    RÉPUBLIQUE 

sensible  qu'à  la  surface;  mais  l'apparition  simultanée 
d'œuvres  telles  que  La  Charpente  de  J.-II.  Rosnv  et 
Fécondité  de  Zola  (1900),  traitant  toutes  deux  le  même 
problème,  la  première  avec  plus  de  finesse,  de  pénétra- 
tion incisive,  de  hauteur  spéculative,  la  seconde  avec  plus 
de  largeur  et  de  documentation,  plus  de  persuasion  com- 
miinicative,  une  puissance  d'action  sur  un  public  immense, 
une  éloquence  fécondatrice  de  Nil  qui  déborde  —  1  appa- 
rition de  telles  œuvres  manifeste  qu'il  existe  dans  la 
masse  publique  une  émotion,  un  sentiment,  des  idées  de 
moins  en  moins  vagues  et  éparses.  En  outre  elles  peuvent 
préciser  et  fortifier  les  tendances.  11  nest  pas  impossible 
que  le  feuilleton  de  Zola  ait  sur  le  peuple  une  iniluence 
analogue  à  celle  que  VEmile  a  exercée  sur  les  mères  de  la 
bourgeoisie  au  deruier  siècle.  La  mémoire  de  Rousseau, 
depuis  quelques  années  mieux  étudié,  mieux  compris  et 
remis  en  juste  gloire,  aidera  les  contemporains  à  une 
œuvre  plus  durable. 

C'est  encore  Rousseau  directement  ou  à  travers  ses 
disciples,  Sand  et  Michelet,  Rousseau  dont  est  nourrie 
toute  la  littérature  du  xix*^  siècle,  qui  agit  sur  les  roman- 
ciers contemporains  et  par  eux.  Le  souci  philosophique 
de  pédagogie  qu'il  leur  a  donné  sest  entretenu  par  le 
succès  mondain,  après  les  poèmes  de  Hugo,  des  autobio- 
graphies,  des   mémoires  d'enfant  de  Michelet,  de  Renan, 

de  Tolstoï Encore  les  deux  littératures  étrangères  dont 

nous  avons  été  le  plus  pénétrés,  le  roman  anglais,  par 
goût  moralisateur  jusque  dans  l'humour,  et  le  roman 
russe,  par  plus  de  naïveté,  par  plus  de  simplicité  de 
peuple  neuf,  ont  beaucoup  étudié  l'enfant.  On  se  sou- 
viendra de  Dostoiewsky,  notamment  de  hrotkaïa,  de  A?)ie 
d'enfant,  de  L'éternel  Mari,  à  lire  les  monogi'aphies  des 
petites  sensibilités   nerveuses  auxquelles  se   sont  attachés 


L  ENFANT 


passionnément  les  pins  divers  de  nos  romanciers,  nn  Paul 
Margueritle  et  un  Paul  Adam;  on  a  trop  souvent  déjà 
rapproché  Dickens  et  Daudet  pour  qu'il  y  faille  insister; 
l'inlluence  enfin  d'un  Bulwer  Lytton  (avec  son  exquis  et 
noble  Pisistrale  Caxton)  sur  Anatole  France  est  incontes- 
table. Il  n'en  fallait  pas  tant  pour  développer  ce  genre 
chez  un  peuple  aimable  qui  sut  toujours  rester  jeune,  et 
qui  si  souvent  redevient  enfant. 


Il  y  a  une  vingtaine  d'années,  au  contraire,  dans  la 
décade  qui  suivit  1870,  nous  étions  tous  vieux  et,  pis, 
vieillis.  Ou  n'avait  plus  le  cœur  a  jouer  avec  les  enfants  : 
ou  cherchait  des  hommes.  La  littérature  pessimiste  de 
l'époque  n'a  observé  les  entants  qu'au  hasard  de  la  vie 
regardée,  par  désir  et  nécessité  de  tout  montrer,  sans 
tendresse  ni  luème  préoccupation  spéciales.  Le  seul  grand 
roman  littéraire  consacré  presque  entier  à  dire  une  exis- 
tence d'enfant  —  et  d'enfant  malheureux,  —  Jack,  surprit 
les  lettrés  comme  un  retour  a  un  thème  délaissé,  passa 
pour  l'adaptation  d'un  roman  anglais;  encore  est-il  tout 
autant  une  satire  des  mœurs  bohèmes.  Les  naturalistes 
u'ont  peint  d'enfants  qu'au  milieu  d'adultes,  coulbndus 
dans  le  troupeau  social.  Ressuscitant  et  étalant  l'animalité 
de  l'homme,  ils  ne  purent  qu'accentuer  cette  animalité  en 
l'enfant  plus  instinctif,  plus  près  de  la  bestialité  originelle. 

Dans  Zola  —  Fécondité,  bien  postérieure,  est  une  œuvre 
il  part  —  les  enfants  de  la  campagne  et  des  faubourgs  sont 
de  petites  brutes  grandies  dans  la  promiscuité  des  accou- 
plements paternels,  avec  tous  les  vices  de  l'homme  adulte  : 
voyouterie,  crapulerie,  grossièreté,  obscénité,  débraille- 
ment et  dé])auche.  \  ictor,  de  L'Argent,  est  le  type  le  plus 
complet,  haillon  de  Paris,  a  quinze  ans  voleur,  violeur  et 
criminel.     Ceux    de    la    bourgeoisie    sont    hvpocrites     et 


L  ENFANT 


malingres,  les  aboutissants  d'une  race  appauvrie  par  la 
jouissance,  tels  les  enfants  du  vieux  «  patron  »  de  La 
Terre,  Maxime  le  collégien-fille  [La  Curée),  telle  Angèle 
Campardon  [Put-Bouille)  élevée  chez  elle  dans  une  chambre 
blanche  en  crainte  des  pensionnats,  sa  mère  estimant 
cju'un  souille  même  de  la  rue  ne  doit  venir  aux  fillettes,  et 
qui,  dans  la  turpitude  d'un  ménage  à  trois,  est  aban- 
donnée aux  vices  ancillaires.  Quelques-uns  sont  gras,  mais 
alors  adipeux,  roses  petites  pièces  de  charcuterie  (Le 
Ventre  de  Paris).  Et  toute  cette  menue  humanité,  qui 
manque  tant  de  la  légèreté  enfantine,  est  laide  et  malsaine, 
chlorotique  ou  empâtée,  déjà  marc|uée  de  la  misère 
terrestre  comme  si  elle  avait  déjà  vécu,  fait  l'amour. 

Seules,  pour  un  effet  de  contraste,  une  ou  deux 
figurines  ressortent  pures  et  auréolées  de  la  sentimentalité 
trop  longtemps  contenue  de  l'auteur,  entre  autres  la 
fillette-martyre  de  VAssommoir.  Quant  à  Angélique  du 
Rêve,  elle  est  une  rêveuse  d'aventures  de  mysticité 
sensuelle  et,  tout  en  restant  fraîche,  elle  a  la  monomanie 
de  l'amour,  dans  une  obsession  et  avec  une  pesanteur  de 
sentiment  qui  sont  le  propre  des  adultes.  Pour  Zola, 
l'enfance,  même  la  plus  pure,  est  seulement  un  stage 
d'amour.  —  Pauline,  dans  La  Joie  de  i'is^'re,  œuvre  remar- 
quable qui  est  plutôt  une  étude  de  caractères,  se  distingue 
par  lîi  même  des  enfants  des  autres  romans  de  Zola,  est 
une  petite  figure  féminine  sans  cesse  retouchée  avec 
minutie.  Zola  a  voulu  ici  exprimer  son  idéal  pédagogique, 
donner  V Emile  naturaliste;  et  c'est  ce  qui  fait  que,  sortant 
de  la  formule  ordinaire  des  romans  de  mœurs,  Pauline 
nous  présente  un  intérêt  spécial.  Orpheline  élevée  chez 
sa  tante,  cœur  affectueux  qui  a  la  vocation  du  dévouement, 
esprit  clair  et  positif,  volonté  ferme  et  pratique,  elle  fait 
soi-même   son  instruction  en  feuilletant  avec  une  ardeur 


6      LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

purement  cérébrale  des  ouvrages  et  des  albums  de  méde- 
cine :  ainsi,  sans  trouble,  avec  un  beau  calme  de  saine 
individualité,  elle  acquiert  la  science  détaillée  des  lois 
physiologiques,  h  l'âge  où  Angélique  apprend  h  broder. 
Elle  sait  toute  la  vie  et  de  cela  même  elle  a  l'esprit  plus 
généreux  et  plus  pur,  insoucieuse  des  mille  hypocrisies  et 
curiosités  dont  s'entretient  la  perversité  des  fillettes  élevées 
à  la  méthode  ignorantine. 


Maupassant,  plus  nettement  encore  qu'à  l'ordinaire 
Zola,  n'a  vu  dans  les  enfants  que  «  de  mignonnes  larves 
humaines  »  ou  de  petits  veaux;  l'attendrissement  avec 
lequel  il  les  considérait  comme  toutes  choses,  était  formé 
d'un  peu  de  mépris  et  de  beaucoup  de  pitié;  lui,  qui  a 
parfois  fait  vivre  les  bètes  avec  autant  d'intensité  que  des 
hommes,  n'a  le  plus  souvent  remarqué  dans  l'enfant  que 
ce  c[u'il  a  de  grotesque,  d'inachevé,  de  boiteux.  Plus  il 
allait,  moins  il  s'y  intéressait,  et  il  l'a  surtout  peint  en 
très  lias  âge,  alors  qu'il  n'est  qu'une  chose  mouvante, 
prétexte  plutôt  à  montrer  les  sentiments  de  paternité  et  de 
famille  (notamment  dans  M.  Parent). 


Mirbeau,  dans  Le  Calvaire,  semble  avoir  voulu  moins 
une  autobiographie  qu'une  monographie  d'enfant  repré- 
sentatif de  la  movenne  des  enfants  de  la  France,  pays 
appauvri  et  race  épuisée  par  les  divers  gouvernements 
qui  s'y  succédèrent.  Jean  Mintié  est  essentiellement  le 
petit  bourgeois  dégénéré  né  du  mariage  «  de  raison  » 
d'une   demoiselle   de  vieille    aristocratie   énervée    et   d'un 


L  ENFANT 


notaire  lymphatique  amolli  dans  la  paperasse.  Mirbeau  le 
fait  naître  vers  1850  et  combattre  contre  IWllemand,  mais 
en  réalité  c'est  bien  nn  enfant  du  lendemain  de  la  défaite, 
né  avant  1870,  mais  entré  en  croissance  après  1870,  grandi 
dans  une  atmosphère  lourde  du  deuil  d'hier  et  de  l'angoisse 
de  demain,  déserté  de  toute  espérance,  vidé  de  toute 
énergie,  décérébré,  déséquilibré,  sans  volonté,  à  la  merci 
prochaine  de  la  première  fille  cj^ui  côtoiera  son  adolescence. 
C'est  le  fils  d'une  veuve,  d'une  nation  veuve.  —  Sébastien 
Roch,  beau,  tendre,  rose,  sain,  agile,  assoupli  aux  jeux 
de  petit  animal  libre  dans  les  champs,  est  mis  au  collège 
noble  des  Jésuites  de  Vannes  par  un  père  stupide,  hypno- 
tisé de  royalisme  et  de  cléricalisme.  Intelligence  éveillée 
au  sentiment  artiste  de  la  nature,  àme  pure  et  affectueuse, 
Sébastien  est  desséché  par  l'enseignement  formaliste  et 
sans  àme  des  Jésuites  et  par  leur  éducation  inégalitaire  ;  et 
l'abus  d'un  jésuite  vicieux  brise  son  anie,  le  rejette  hors 
du  collège  et  dans  la  vie,  sali,  écœuré,  dévirginisé  de  toute 
confiance  en  les  autres  et  de  toute  estime  de  soi-même, 
émasculé  de  toute  énergie  qu'il  ne  recouvrera  que  dans  la 
possession  d'une  amie  passionnée,  à  la  veille  de  sa  mort 
sous  les  balles  prussiennes .  Sébastien  Roch  semble 
d'abord  une  monographie  d'enfant,  mais  l'enfant  y  est 
moins  le  sujet  que  le  lien  d'action  d'une  satire  sociale  :  de 
là  l'importance  sociale  de  cette  peinture  de  l'enfant  qui 
n'est  plus  détaché  du  milieu  mais  qu'on  voit  encadré  dans 
la  société  comme  un  soldat  dans  son  bataillon,  accablé  déjà 
sous  la  discipline  des  hiérarchies  et  des  institutions  routi- 
nières et  préjugés  restés  de  l'Ancien  Régime.  L'humanité 
actuelle,  selon  Mirbeau,  est  une  humanité  d'âme  anarchiste 
([ui  se  débat  impuissamment  sous  les  cadres  d'Ancien 
Régime  conservés  dans  la  société  républicaine;  surtout 
l'enfant,  symbole  par  son  âge  de  cette  humanité  nouvelle, 


8       LA    SOCIETE    FliANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    IlEPUISLIQUE 

est  anémié,  souillé  et  entravé  par  les  règlements  et  l'àme 
vétustés  de  réclucation  contemporaine  (1870  à  1882),  et  au 
moment  même  où  il  va  s'élancer  dans  la  liberté  de  la  jeu- 
nesse adulte,  il  est  pris,  enrégimenté,  jeté  à  la  mort. 


Né  quelques  années  plus  tard.  Le  P'tit  de  Jean  Ajalbert 
est  plus  exactement  un  enfant  de  la  guerre,  sérieux, 
studieux,  concentré,  amaigri,  frêle,  jauni.  C'est  un  enfant 
de  cette  banlieue  malingre  et  désolée  que  Raffaëlli,  avec 
tant  de  joénétration  désespérée,  a  montrée  plus  désolée 
encore  au  lendemain  du  siège  et  qui  aujourd'hui  même 
semble  toujours  un  peu  être  restée  à  ce  lendemain.  Le 
p'tit  grandit  dans  ces  paysages  qui  paraissent  une  nature 
attristée,  précocement  vieillie,  anémiée  et  tourmentée, 
résignée  à  la  monotonie  du  labeur  industriel.  En  outre  il 
a  h  se  dégager  de  l'envoûtement  et  de  l'affadissement  d'une 
éducation  religieuse,  assoupi,  endormi  par  l'internat  et 
la  routine  d'une  instruction  qui  ne  sait  employer  les  forces 
du  jeune  être.  D'ancestration  mi-paysanne,  mi-parisienne, 
il  participe  de  la  griserie  des  grandes  villes  et  de  la 
torpeur  des  champs;  il  sera  dégourdi  par  le  frottement 
d'une  jeune  cabotine  italienne  dont  les  mœurs  libres  et 
les  déhanchements  sensuels  remuent  en  lui  une  virilité  à 
la  fois  trouble  et  radieuse.  Usant  de  lui  comme  d'un  petit 
«  chandelier  »,  la  tentatrice,  par  des  caresses  brutales  et 
de  secs  refus,  lui  communique  une  nervosité  perplexe,  le 
blase  à  jamais  sur  la  femme,  en  fait  une  jeunesse  désabusée 
et  banalisée  de  n'avoir  plus  d'illusions.  Les  désirs  lui 
prêtent  une  force  factice,  maladive,  et  il  est  promis  à  la 
lente  névrose.  —  Ce  roman  d'une  âpre  psychologie  h  la 
Rops,    (jui    a    été  justement  célèbre,    est   l'histoire   de    la 


L  EXFANT 


jeunesse  de  l'époque  qui,  au  sortir  d'une  éducation 
classique  surannée  où  satrophie  rintcllectualité  et  du 
régime  déprimant  de  l'internat,  alors  lort  h  la  mode,  était 
jetée  aux  lètes  bohèmes  du  boulevard,  ici  personnifié  par 
Laura,  àme  sèche  de  noceuse,  incapable  de  comprendre 
la  pureté  et  l'amour  jeune,  coureuse  de  trottoirs  aux  jupes 
frétillantes  et  h  la  chevelure  ébouriffée. 


Comme  [Nlirbeau,  ■Marcel  Prévost  a  noté  dans  la  jeunesse 
mondaine  labsence  de  virilité.  Frédéric  de  Périgny  [La 
confession  d' un  amant),  en  qui  il  voit  volontiers  le  type  de 
l'amant  de  la  fin  du  xix^  siècle,  fut  un  enfant  sentimental 
de  physiologie  délicate,  élevé  par  de  vieilles  femmes  et  de 
vieux  prêtres.  Moins  soucieux  de  jouir  que  d'aimer,  trop 
épris  d'émotions  passives  pour  désirer  l'action,  ne  goûtant 
la  nature  que  dans  la  solitude,  et  sachant  dès  le  bas  âge 
apprécier  la  saveur  des  larmes,  c'est  un  être  féminin  trop 
émotif  :  amoureux  h  l'année  de  la  première  communion 
d'une  fillette  maladive,  il  ne  saura  aux  jours  de  maturité 
que  s'abandonner  aux  bras  de  ses  maîtresses  plus  viriles 
que  lui. 

Dans  Mademoiselle  Jaiifre,  c'est  encore  le  petit  garçon 
Louiset  qui  est  le  plus  délicat,  nerveux,  le  plus  timide,  le 
plus  sentimental,  alors  que  Camille  Jaufre,  saine,  rose, 
s'agite  pleine  de  force,  harmonieuse  et  épanouie  dès 
l'enfance.  Camille  est  un  tvpe  parfaitement  étudié  de  la 
femme  vigoureuse  en  face  de  l'homme  maladif  de  la  géné- 
ration précédente,  plus  vigoureuse  peut-être  de  la  mala- 
divité  de  l'homme  par  une  loi  de  contraste  et  d'équilibre, 
parce  que  son  éducation  fut  moins  déprimante  et  que  le 
souci  de  la  revanche  contre  l'Allemagne  ne  pesa  point  sur 


10       LA    SOCIETE    l-nANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

son  sexe.  Elle  est  lei  fillette  sensuelle,  gentiment  et  atTec- 
tueusenient,  sans  vice  et  par  impérieuse  nature  :  de  puberté 
précoce,  déjà  amoureuse  avec  presque  des  gestes  de  cour- 
tisane dans  son  enfance  inconsciente,  elle  cherche  les 
baisers  aux  lèvres  et  les  caresses  par  instinct  et  prématu- 
rité d'un  sang  riche.  Elle  n'a  pas  reçu  d'éducation  intel- 
lectuelle, proportionnelle  à  sa  force  physique,  capable  de 
distraire  sa  sensualité;  elle  ne  sait  que  sa  beauté,  ne 
s'intéresse  qu'à  elle,  et  elle  cherche  à  l'imposer  aux 
autres,  à  en  voir  sur  eux  les  efiPets;  toute  petite,  elle  se 
cambi'e  afin  d'exciter  le  passant,  marche  lentement  pour 
mieux  se  laisser  voir,  recherche  les  fêtes  foraines  où  il  y 
a  plus  d'admirateurs  sans  cesse  renouvelés  et  inconnus, 
regarde  avec  curiosité  les  couples  énamourés  attardés  sur 
les  grandes  routes  et  plutôt  les  femmes  que  les  hommes 
par  une  plus  égoïste  curiosité. 

Qu'arrivera-t-il  plus  tard?  Elle  se  laissera  prendre  par 
un  officier  et,  délaissée,  épousera  un  jeune  homme  honnête 
cju'elle  aimera,  sans  trouver  le  courage  de  le  prévenir. 
C'est  que  la  culture  de  sa  seule  beauté,  unique  éducation 
donnée  en  général  à  la  petite  fille  de  la  bourgeoisie, 
détermine  la  passivité,  comme  font  les  vices  égoïstes. 
L'éducation  intellectuelle  lui  est  plus  indispensable  encore 
qu'à  l'homme,  car  elle  est  le  contrepoids  nécessaire  de  sa 
sensualité  passive,  caractère  de  son  sexe  cjui  est  entretenu 
et  développé  sous  forme  de  beauté  avec  d'autant  plus  de 
soin  cpae  cette  beauté  est  sa  dot. 

Passant  de  l'étude  de  la  psychologie  réaliste  au  roman 
moralisateur,  de  plus  en  plus  dans  les  romans  suivants, 
depuis  Le  Jardin  serre/  jusqu'aux  Vierges  fortes,  Prévost 
silhouettera  avec  justesse  des  fillettes  fermes,  précises, 
décises,  mâles,  exquisses  des  futures  «  femmes  nouvelles  ». 
Mais  le  type  fortement  observé  de  son  œuvre  reste  la  petite 


L  ENFANT  11 


Jaufre,  qui  a  bien  été  pour  lui  un  type  représentatif  de  la 
fillette  de  la  bourgeoisie  et  un  exemple  de  l'éducation 
insulfisante  que  cette  classe  donne  à  ses  filles. 


Rachilde,  dont  le  témoignage  est  particulièrement 
précieux  parce  que  c'est  une  des  rares  femmes  cjui  ait 
parlé  de  la  femme  avec  la  sincérité  absolue  et  la  hardiesse 
de  pénétration  que  l'homme  met  à  s'analyser,  renforce 
singulièrement  —  d'un  talent  vif,  souple,  et  nerveusement 
nuancé  —  l'observation  de  M.  Marcel  Prévost,  romancier 
spécialiste  de  la  femme.  Sa  critique  de  la  société  est  plus 
amère  parce  qu'elle  a  sous  les  yeux  la  petite  Bourgeoisie 
et  surtout  ce  qu'on  pourrait  appeler  la  Bourgeoisie  à  côté. 

La  fille  du  colonel  Barbe  '  est  une  «  petite  née  vieille  »  ; 
chérissant  passionnément  sa  chatte  (dormant  avec  elle  et 
la  prenant  toujours  contre  soi)  par  plaisir  de  jouer  avec 
ce  qui  peut  la  griffer,  adorant  tout  ce  qui  grouille  sur 
la  terre,  nerveuse,  sensible  à  l'orage  et  à  la  chaleur,  et 
s'évanouissant  à  tout  propos.  D'une  sensualité  gour- 
mande, elle  mange  les  roses,  elle  cherche  des  sensations 
inconnues  :  elle  a  déjà  soif  d'être  aimée,  aussitôt  exi- 
geante et  despote  dans  son  idylle  précoce  avec  un  petit 
jardinier,  et  elle  sait  que  sa  chair  d'enfant  trouble. 
Cependant,  brutalisée  par  son  père  ainsi  que  l'a  été  sa 
mère,  sacrifiée  à  un  laideron  de  frère,  il  se  prépare  en  elle 
une  hostilité  instinctive  contre  l'homme  :  petite  femelle 
concentrant  dès  l'enfance  toute  la  haine  du  mâle;  cette 
inimitié  ira  jusqu'au  crime,  quand  elle  laisse  s'étouffer, 
non   sans    plaisir,  le   frère   préféré.  Elle    a    commencé   la 

1.  Rachilde,  La  Marquise  de  Sade. 


12       LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

guerre  aux  màles  qu'elle  méprise  pour  avoir  été  élevée  au 
milieu  de  la  bohème  libertine  et  sotte  des  olficiers  qui, 
aux  soirs  de  réception  de  son  père,  soucieux  d'avancer,  la 
caressent  de  compliments  tandis  qu'elle  tient  salon.  Elle 
a  été  élevée  «  dans  le  rouge  »  du  monde  militaire  qui  «  la 
surexcite  et  la  blesse  »,  et,  petite  panthère  à  griffes,  elle 
aime,  elle  rêve  la  guerre,  cpi'elle  voit  comme  une  dispute 
sanglante  autour  de  sa  jeune  beauté  fauve  et  cambrée. 

En  elle  le  talent  violent  et  félin  de  Rachilde  sest  plu 
à  révéler  la  léminité  passionnée  dont  sont  maladivement 
atteintes  les  fillettes  mal  élevées,  le  précoce  chatouillement 
de  leurs  sens  énervés  par  la  croissance,  la  vive  tyrannie 
de  leur  imagination  sexuelle  :  ce  qui  est  exprimé  avec  un 
réalisme  d'une  crudité  masculine.  Mais  la  tendresse  de  la 
femme  intervient  pour  analyser  ce  qui,  en  ces  tempéra- 
ments de  petites  filles,  est  dû  à  l'éducation  :  ici  c'est 
le  type  malheureux  de  la  fille  du  militaire,  cahotée  de 
garnison  en  garnison,  abandonnée  par  un  père  coureur  à 
l'office,  où  elle  assiste  aux  amours  des  bonnes  et  des 
ordonnances,  et  aux  ménages  cabotins  d'oificiers  ivrognes. 

Et  ce  n'est  pas  encore  tant  l'étude  d'une  petite  fille 
sensuelle  que  celle  d'une  mauvaise  éducation  que  Rachilde 
fera  dans  U Animale,  hviwve,  Lordès  est  pourrie  et  échauffée 
par  une  horrible  nourriture,  épicée  de  sauces  et  de  chipo- 
latas, que  ses  parents  lui  imposent  par  gâterie  :  elle  est 
dorlotée  mais  mal  soignée,  gorgée  mais  mal  nourrie, 
adorée  comme  un  ange  et  mal  élevée.  Elle  aussi  démange 
d'idées  bizarres;  elle  a  une  curiosité  froide  et  intense  des 
choses  de  l'amour,  elle  joue  à  dormir  et  à  se  frotter  contre 
un  petit  garçon,  avec  le  sentiment  qu'elle  fait  mal  pour 
l'énervement  de  commettre  des  actions  défendues  et  pour 
le  plaisir  d'avoir  peur;  elle  apprécie  ses  avantages  dès 
sept   ans    et  reçoit   les   garçonnets  de  dix  à  quatorze  ans 


L  ENFANT  13 


dans  la  iVaiche  alcùve  crun  buisson  d'angéliques  dont  elle 
aspire  l'âpre  senteur  aphrodisiaque  ;  ainsi,  avec  des 
caresses  blasées,  elle  a  appris  à  obtenir  ce  qu'elle  veut. 
«  Jolie  petite  Messaline,  » 

Ces  deux  études  d'enfants  laissent  l'impression  d'une 
même  conception  générale.  Rachilde  n'a  guère  analvsé  de 
jeunes  garçons;  pour  elle,  l'enfant,  c'est  surtout  la  femme, 
qui  est,  elle-même,  l'enfant  malade  et  impure  de  Vigny,  et 
elle  nous  la  montre  presque  toujours  «  née  avec  le  germe 
du  mal  »  ;  «  elle  était  la  Aiute  même  »,  ajoute-t-elle,  ou 
bien  encore  elle  l'appelle  d'un  terme  cher  à  Baudelaire  : 
ange  des  ténèbres.  On  retrouve  évidemment  ici,  par 
l'intermédiaire  des  meilleures  et  des  pires  influences  litté- 
raires, la  conception  catholique  de  la  femme,  de  l'Eve  con- 
damnée au  péché,  de  la  diabolique  telle  qu'elle  effrayait 
et  attirait  Barbey.  Mais  Rachilde,  toujours  inspirée  h  tra- 
vers son  anarchisme  d'un  souci  d'éducation  qui  prime 
même  son  goût  du  réalisme  pour  ce  qu'il  a  de  scandaleux, 
a  voulu  expliquer  par  des  motifs  humains  cette  prédesti- 
nation vicieuse  de  l'enfant  (et  c'est  ce  qui  donne  à  son 
œuvre,  description  complaisante  de  la  pourriture  bour- 
geoise, la  générosité  saine  d'un  Vallès)  :  cette  prédesti- 
nation n'est  pas  une  fatalité  divine  mais  atavique  :  les 
enfant  naissent  généralement  de  la  luxure  froide  des 
bourgeois,  gens  de  métiers  sédentaires  et  mécaniques, 
alourdis  et  congestionnés.  Ils  ont  par  là  des  tempéraments 
d'hystériques,  et  les  parents  ne  se  soucient  point  de  remé- 
dier a  la  sensualité  de  l'àoe  inorat  par  un  régime  de  dis- 
cipline  et  de  tendresse.  En  somme,  dans  ses  romans, 
c'est  l'enfant  détraquée  des  vieilles  civilisations,  oisives 
et  militaristes,  autoritaires  et  anarchiques. 

En  résumé  le  réalisme,  à  mesure  qu'il  se  développe  et 


14       LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

vieillit,  que  ses  procédés  et  son  pessimisme  foncier 
s'adoucissent,  qu'il  fait  appel  à  la  psychologie  minutieuse 
pour  se  renouveler,  s'intéresse  de  plus  en  plus  à  l'enfant; 
il  voit  plus  distinctement  en  lui  sous  l'apparence  présente 
qui  l'attirait  jadis  presque  exclusivement,  ce  qu'il  sera,  la 
a  puissance  »  d'un  être.  Mais,  avant  de  se  rajeunir  et 
se  renouveler,  le  réalisme  s'était  borné  h  photographier 
la  nature  là  où  elle  se  montre  stable  et  fixe  pour  faire  des 
tableaux  de  la  réalité  :  on  comprend  cpie,  l'enfance,  étant 
l'âge  où  les  formes  sont  les  plus  instables  et  éphémères, 
lui  fut  le  plus  difficile  à  peindre;  et  c'est  ce  qui  est  sen- 
sible chez  un  Zola  ou  un  Maupassant. 


11 


C'est  pour  des  raisons  tout  opposées  que  les  roman- 
ciers dénommés  idéalistes  ont  été,  en  général,  de  médio- 
cres peintres  d'enfants  :  par  réaction  contre  le  natura- 
lisme, les  uns  ont  donne  dans  la  recherche  excessive  des 
cas  d'analyse  subtile  et  compliquée  et  ce  n'est  point  chez 
les  enfants  qu'ils  pouvaient  le  plus  aisément  les  trouver; 
les  autres,  en  horreur  des  impassibles,  ont  exagéré  la  sen- 
timentalité, ce  qui  a  été  d'autant  plus  accentué  dans  la 
peinture  de  l'enfant,  par  lui-même  déjà  sujet  sentimental. 

La  petite  Adèle  Raftraye  [La  Terre  pj-omise)  est  un 
«  être  d'exception  »  :  nerveuse  presque  mystique,  ins- 
pirée, ardente,  de  pensée  et  d'àme  précoces,  petite  artiste 
de  sensibilité,  elle  offre  une  copie  réduite  des  vierges  de 
Burne-Jones;  fdiette  gracile  aux  boucles  blondes  abon- 
dantes,  grave  et  farouche,  aux  mouvements  frémissants 
d'antilope,  elle  est  sauvage  et  tout  à  coup  enfantine, 
amusée  aux  riens  mais  avec  passion,  dépensant  au  jeu 
de  la  poupée  d'intenses  ardeurs  maternelles.  Simone, 
Lucie  et  Adèle  des  Pastels,  comme  les  deux  petits  garçons 
des  ^OHÇcaiiA'  pastels,  sont  encore  de  frêles  créatures  à 
âmes  et  à  regards  d'anges  parfois  ténébreux  ou,  comme 
dit  M.  Bourget,  qui  n'a  jamais  été  aussi  fade  et  qui  semble 
avoir    dès    lors    recherché     l'approbation    épiscopale    de 


16       LA    SOCIÉTÉ    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIÈME    REPUBLIQUE 

Tours,   des    «    fées    en    miniatures  »  —  bonnes  ou    mau- 
vaises, exagérées  toujours. 

Halévy,  Bazin,  Peyrebrune,  d'autres  nous  ont  montré 
de  jolies  fillettes  de  contes  de  fées,  espiègles,  excellentes, 
dévouées  h  tous,  sacrifiées  et  édifiantes,  parfaites,  toutes 
ayant  plus  ou  moins  le  pied  et  le  cœur  sinon  la  fin  heu- 
reuse de  Cendrillon.  Criquette.  Henriette  Madiot,  la 
pupille  des  frères  Colombe,  sont  des  personnages  char- 
mants et  irréels  destinés  a  faire  pleurer  les  bonnes  gens 
à  qui  ne  suffit  point  le  style  des  feuilletonistes  populaires. 
Elle  sont  maintenant  innombrables,  les  petites  savoyardes 
habillées  à  la  mode  pour  jouer  A  la  grâce  de  Dieu  dans 
les  salons  parisiens.  AI.  Coppée,  qui  aima  toujours  voir 
dans  Tenfant  un  enfant  de  chœur,  leur  a  donné  un  frère  en 
Ange  la  s. 


III 


Il  faudrait  volontiers  classer  Gyp  parmi  ces  derniers 
écrivains  si  elle  ne  se  rattachait  plutôt  au  groupe  de  ceux 
qui,  tout  en  discernant  dans  l'enfant  une  matière  a  succès 
auprès  du  public  sentimental,  l'ont  surtout  pris  comme 
moyen  d'études  de  mœurs.  Entre  tous,  Gyp,  Lavedan  et 
Willy  —  l'une  pour  l'étude  de  la  ville,  et  l'autre  du  vil- 
lage, ce  qui  fait  qu'ils  se  complètent  heureusement  —  ont 
vu  quel  parti  il  y  avait  à  tirer  de  l'enfant,  naïf  observateur, 
curieux  jamais  satisfait,  pour  laire  valoir  le  pittoresque  et 
le  détail  des  mœurs  des  mondes  où  l'on  s'amuse  même  en 
s'ennuyant.  Ce  procédé,  qui  avait  déjà  été  à  peu  près 
employé  assez  heureusement     au  théâtre  par  Dumas  fils, 

1.  Ainsi  dans  La  Brcqiicc.  M.  René  Boylesvc  n'a  guère  voulu  en  le  refit 
de  son  enfance  qu'un  motif  à  décrire  en  légèreté  un  peu  sèche  les  mœurs 
provinciales. 


L  ENFAXT  17 

Sardou  et  Paillcron,  est  particulièrement  manifeste  dans 
leur  création  de  l'enfant  terrible,  moderne  Eliacin  cjui  voit 
tout,  qui  dit  tout,  qui  montre  tout  du  doiot, 

A  côté  de  Petit  Bleu,  nouvelle  de  sensiblerie  sensation- 
nelle, il  y  a  Petit  Bob,  œuvre  gaiement  comicjue  et  inci- 
sive, œuvre  d'ironie  frétillante  et  d'anarchie  rieuse, 
album  d'un  Mars  satiriste.  Bob  est  un  type  très  poussé 
d'enfant  riche,  à  l'esprit  éveillé  et  sagace,  paresseux  ii 
l'étude  mais  vif  à  observer,  gouailleur  et  tendre,  Anglais 
et  Gaulois,  très  gâté  mais  de  fond  excellent  et  c|ui  dit 
beaucoup  parce  c|u'il  vit  dans  un  milieu  où  l'on  en  voit 
beaucoup.  Il  a  paru  ii  la  généralité  des  lecteurs  un  enfant 
extraordinaire  parce  qu'il  dit  des  choses  qui  dépassent 
son  âge,  mais  c'est  le  propre  de  tous  les  enfants  de  son 
monde  élevés  dans  l'intimité  de  parents,  de  conversations 
et  parfois  de  mœurs  très  libres;  il  a  la  précocité  des 
enfants  grandis  dans  les  salons,  même  un  peu  dans  les 
offices,  et  dans  les  cafés  où  ils  s'attablent  à  côté  de  leurs 
oncles  a  tout  moment  abordés  par  des  connaissances 
légères  et  frissonnantes  de  soie  ;  il  leur  reste  un  peu  dans 
la  conversation  le  souvenir,  le  murmure  et  le  parfum  de 
ces  jupes  agitées  :  ce  sont  des  enfants  boulevardiers.  Ils 
disent  des  mots  (jui  étonnent  mais  qui  ne  sont  cjue  des 
échos  plus  ou  moins  directs;  ils  paraissent  de  petits  phé- 
nomènes, très  logiquement  ils  ne  seront  dans  la  maturité 
f[ue  des  gens  fort  ordinaires,  de  banales  intelligences  de 
cercleux,  vite  usés  par  leur  précocité  même. 

Claudine,  fdle  de  Willy,  est  une  demi-sœur  de  Bob, 
plus  jolie,  délicieuse  du  désordre  de  ses  boucles  blondes 
et  de  la  fraîcheur  aromatique  de  son  teint,  plus  vivante, 
plus  naturelle,  grandie  à  la  campagne  :  petit  produit  com- 
plexe et  bizarre  mais  harmonieux,  d'individualité  plus 
riche,  de  personnalité  plus  vivace,  elle  croîtra,  elle  évoluera 

M.  A.  Leblon'd.  «- 


18       LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    THOISIEME    REPUBLIQUE 

mais  sans  trop  vite  vieillir  en  une  forme  tôt  arrêtée,  sans 
perdre  la  jeunesse  de  son  originalité.  Claudine  n  a  plus  sa 
mère,  et  son  père  s'occupe  d'escargots  :  abandonnée  à  soi 
seule  et  à  une  bonne  assez  naturaliste,  elle  passe  un  grand 
nombre  d'iieures  h  l'école  commu-nale  parce  qu'elle  sait  ne 
point  s'y  ennuyer;  elle  s'amuse  fort  h  tourmenter  ses 
stupides  camarades  ou  ii  taquiner  du  frôlement  de  ses 
boucles  moqueuses  les  jeunes  maîtres  de  l'école  voisine 
des  garçons,  et  elle  se  passionne  à  suivre  les  progrès  de 
l'intimité  des  institutrices,  suffisamment  éveillée  qu'elle 
est  par  la  lecture  des  livres  de  "Louys  et  de  Paul  Adam. 
x\vec  des  yeux  curieux  et  très  pénétrants,  elle  regarde  la 
vie  campagnarde  qui  abonde  en  laideurs ,  en  petites 
intrigues,  en  méchancetés  sournoises  et  en  vices;  de  tout 
cela  elle  se  trouve  très  blasée,  elle  n'a  plus  d'illusions  sur 
le  commun  des  hommes,  mais  elle  reste  jeune,  fraîche, 
sincère,  amoureuse  de  nature  et  d'amour  naturel,  et  elle 
reste  soi-même,  précisément  parce  que,  intelligente,  elle 
est  trop  informée  —  pour  avoir  envie  d'abdiquer  son  indi- 
vidualité gracieuse  et  souple  —  sur  la  peu  attrayante 
humanité  d'alentour.  Aux  heures  troubles  où  elle  se  sent 
portée  au  vice,  elle  va  faire  un  tour  dans  la  campagne, 
observe  les  herbes  et  les  bestioles,  et  rentre  sereine  au 
logis.  A  Paris  (dans  un  deuxième  livre)  ',  elle  se  pervertira. 
Cette  conclusion  est  à  retenir. 


1.  Nous  ne  l'envisageons  que  dans  Claudine  à  l'école.  Dans  Claudine  à 
Paris,  elle  n'est  plus  guère  enfant  et  il  n'est  pas  sûr  qu'elle  soit  encore 
tout  à  fait  Claudine.  Ce  second  livre  est  une  rajoute  commerciale;  le  pre- 
mier reste  une  très  originale  étude  de  caractère,  et  nous  n'y  envisageons 
point  la  satire  de  l'école  primaire  qui  est  par  trop  tendancieuse,  généra- 
lisation arbitraire  d'un  cas  exceptionnel. 


IV 


Avec  Jules  Renard  nous  restons  h  la  campagne  que, 
comme  le  poète  Francis  Jammes  clans  son  admirable 
comédie  lyrique  Existences  ',  il  observe  avec  un  réalisme 
humoristique. 

On  n'a  jamais  mieux  senti  qu'avec  Renard  combien,  en 
dépit  de  l'opinion  courante,  les  humoristes  diffèrent  des 
auteurs  amusants.  Leur  ironie  se  trempe  d'une  philosophie 
large  et  pitoyable;  approfondie  d'une  conscience  vive  de 
Ja  nature,  leur  malice  devient  indulgente;  ils  connaissent 
et  ils  aiment  les  champs,  les  bêtes  et  les  bois,  et  de  cela 
leur  rire  est  plus  doux,  un  peu  mystérieux,  presque  sacré. 
Ils  semblent  s'amuser  de  toutes  choses  mais  avec  le  respect 
de  ce  qu'elles  contiennent  de  grand;  ils  sentent  en  même 
temps  l'humble  et  le  divin  de  toutes  choses  et  c'est  une 
adoration  sourieuse.  Rien  ne  peut  donc  autant  les  inspirer 
que  l'enfant,  être  à  la  Ibis  éphémère  par  sa  fragilité  et 
majestueux  de  contenir  l'avenir,  tendre  animal  gazouilleur 
et  éveil  de  la  mentalité  terrestre  la  plus  complexe. 

Il  n'est  personne  qui  n'ait  lu  Poil-de-Carotte,  et  il 
convient  d'en  parler  bien  que  ce  ne  soit  pas  la  conception 
vraiment  originale   de  Jules    Renard.    Poil-de-Carotte  est 

].  «  Le  triomphe  de  la  vie   ■•  [Mercure  de  France). 


20       LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    RÉPUBLIQUE 

l'enfant  dont  la  laideur  a  déterminé  l'espièglerie,  une 
espièglerie  de  nouvelle  souche  qui  n'est  plus  gamine  mais 
d'un  gamin  vieilli  :  ce  petit  villageois  est  presque  un  Pari- 
sien dont  la  gavrocherie  est  seulement  un  peu  retrempée 
de  nature,  hàlée  aux  courses  par  les  rivières  et  ii  la 
chasse,  ■ —  ce  qui  en  fait  la  couleur  et  la  saveur.  Il  a 
grandi  au  milieu  de  bourgeois  ternes,  aigrelets  et  épineux, 
petite  sensibilité  dont  l'épiderme  se  durcit  à  être  sans 
cesse  pincée  par  les  méchancetés  et  les  moqueries  de  sa 
mère.  Le  père,  absorbé  et  assommé  par  sa  femme,  la  laisse 
faire  ce  qu'elle  veut  ;  Poil-de-Carotte  devient  le  souffre- 
douleur  de  la  maison  parce  qu'il  est  né  avec  de  l'esprit 
comme  il  en  est  qui  naissent  borgnes  ou  manchots  et  que 
l'esprit,  l'originalité,  constitue  une  infirmité  aux  yeux  des 
gens  communs  ;  et  les  tracasseries  développent  son  petit 
génie  jemenfichiste  naturel,  par  lequel  il  se  raille  soi-même 
avec  une  philosophie  assez  pessimiste.  A  force  de  le  persé- 
cuter, on  l'a  fait  rentrer  en  lui  :  ses  réparties  sont  souvent 
voilées;  il  a  de  l'esprit  pour  soi  plus  que  pour  autrui,  il  se 
console  avec  de  bons  mots  que  lui  seul  comprend.  Souffre- 
douleur,  il  a  pris  le  parti  de  «  rigoler  »  a  sec  ;  —  et  il  ne 
sait  plus  rire  pleinement  ni  sourire;  il  plaisante  sans  gaîté. 
Il  ignore  la  bonté  ;  il  lui  arrive  d'être  mauvais  sans  le  savoir, 
pour  faire  quelque  chose.  Il  aurait  été  excellent,  mais  on 
l'a  forcé  h  taire  son  cœur  :  et  les  enfants  ont  besoin 
d'expansion  comme  leur  corps  a  besoin  de  se  développer. 
C'est  le  garçonnet  que  la  laideur  amusante  isole  :  on  n'a 
jamais  songé  qu'à  rire  de  lui,  il  a  dû  prendre  le  parti  de 
l'accepter  en  artiste,  et  cela  a  desséché  en  lui  la  sensibilité. 
Il  a  le  sens  ironiste  —  plutôt  désabusé  —  de  la  nature; 
tout  sens  poétique,  c'est-à-dire  de  confiance,  a  été  tué.  11 
ne  se  laissera  jamais  illusionner  sur  la  vie,  simplement  il 
se  laissera  voler  par  elle  eu  affectant  de  l'ignorer. 


l'enfant  2t 

C'est  dans  le  bonheur,  dans  raffection  large  des  parents, 
que  le  naturel  se  développe  en  perfection  et  intégrale- 
ment :  ainsi  en  est-il  de  Pierre  et  de  Bertlie  dans  Bucoli- 
ques, les  A-raies  créations  de  Jules  Renard  qu'on  peut  dire 
géniales.  Berthe  surtout  est  reniant- humour ,  l'humour 
plus  que  naturel  et  comme  on  dit  «  nature  »,  h  sa  naissance. 
Dans  ce  livre  profond  et  frais  on  sent  combien  l'humour,  à 
la  différence  de  l'esprit  du  xviu''  siècle,  qui  est  un  produit 
quintessencié  de  vieillesse  mondaine,  est  une  chose  enfan- 
tine, d'éclosion  rustique,  originelle,  complexe  et  subtile 
mais  naïve,  près  de  l'animalité  et  de  la  nature,  et  que,  si 
notre  siècle  aime  tant  l'humour,  c'est  qu'il  a  besoin  de  se 
rajeunir.  Berthe  a  l'esprit  fin  d'observation  des  choses  de  la 
campagne,  du  pittoresque  bien  plutôt  que  des  sentiments 
et  des  idées  ;  le  sens  pittoresque  du  sauvage  ouvrant  étonnés 
des  yeux  vierges  h  la  vie  extérieure  se  retrouve  chez 
l'enfant,  même  ultracivilisé  :  il  est  alors  aiguisé  par  la 
subtilité  acquise  de  la  race,  mais  il  ne  perd  rien  de  sa 
fraîcheur  et  de  sa  savoureuse  originalité;  pour  avoir  été 
amenuisé,  il  n'en  garde  pas  moins  son  acuité,  sa  force  et 
son  parfum  sylvestre. 

C'est  par  l'éducation  scolaire  que  ce  sens  sera  peu  à  peu 
poli,  deviendra  fruste;  d'abord  efFeuillé,  puis  ébranlé,  il 
dépérira.  Car  ce  sens,  qui  nous  ravit  chez  Berthe,  est  au 
fond  la  plus  jolie  «  mauvaise-éducation  »  ;  c'est  du  tempé- 
rament artiste,  c'est  de  la  simplicité,  c'est  du  jaillisse- 
ment de  nature,  c'est  de  l'individuel,  tout  ce  que  détruit 
l'éducation  courante  qui  émonde  et  uniformise  les  tempé- 
raments. Cela  est  si  vrai  que  tous  les  artistes  originaux 
sont  ceux  qui  redeviennent  naïfs,  enfants.  Et  l'on  arrive  à 
penser  que  tous  les  enfants  ont  du  talent,  que  tous  sont  des 
poètes.  De  quoi  donc  en  effet  est  composé  le  talent  sinon 
de  ce  qui  nous   charme  en  Berthe  :  comparaisons  impré- 


22       LA    SOCIÉTÉ    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIHMIi:    RÉPUBLIQUE 

vues  et  ingénues,  comparaisons  violentes  bien  qu'avant 
un  fondement  logique,  rapprochements  un  peu  incestueux 
des  mots  et  des  idées,  coq-à-l'àne  qui  ne  résultent  pas 
d'un  saut  brusque  d'un  sujet  à  l'autre  mais  de  ce  que,  en 
sourdine,  la  petite  fille  a  passé  par  cent  intermédiaires, 
observatrice  impitoyable  des  travers,  de  l'anormal,  de 
tout  ce  qui  fait  saillie  :  bosse,  nez,  prétention,  —  dis- 
tractions, hardiesses,  charmants  irrespects,  parfois  de 
petits  troubles  et  des  rougeurs  soudaines,  des  choses 
graves  perçant  soudain  au  milieu  de  mille  choses  gaies 
et  espiègles,  un  mélange  de  réalisme  et  de  Ivrisme. 

Il  y  a  en  les  enfants,  il  y  a  en  Pierre  et  Berthe  le  sens 
iéerique  d'un  Banville  parfois  un  peu  naturaliste  et  toujours 
naturiste;  ce  sont  des  êtres  très  avisés  à  la  fois  et  naïfs, 
ingénieux  et  ingénus,  ce  sont  des  bêtes  qui  parleraient. 
Ils  disent  ce  que  les  bêtes  sentent  peut-être  sans  pouvoir 
le  dire.  Ils  sont  encore  comme  des  fleurs  de  jardins  et  de 
prés  qui  seraient  malicieuses  et  spirituelles.  Ils  expriment 
par  des  mots  ce  que  les  fleurs  et  les  plantes  disent  par  la 
couleur  ou  le  parfum.  Etres  que  l'âge  rapproche  davan- 
tage des  choses  et  des  autres  êtres  de  nature,  ils  sont  la 
Nature  parlant  une  nouvelle  langue,  ajoutant  à  son  réper- 
toire de  voix  dramatique,  lyrique,  sentimentale,  philoso- 
phique, dont  le  Romantisme  notamment  l'avait  fait  parler, 
une  voix  qu'on  n'avait  pas  encore  entendue  d'elle  :  humo- 
ristique. Pour  une  vieille  civilisation  comme  la  civilisation 
européenne  qui  veut  se  rajeunir,  il  est  précieux  de  l'écou- 
ter et  c'est  là  une  des  nécessités  qu'il  v  a  pour  nous  à  con- 
templer l'enfance. 

Poil-de-Caroltc  était  un  livre  d'observation  exacte, 
Berthe  serait  plutôt  un  petit  être  d'exception  et  Bucoli- 
ques un  modèle  d'éducation  libre.  Mais  que  ce  livre  se 
soit  produit  à    notre  époque,   cela    prouve  un  peu   aussi 


l'enfant  23 

qu'on  s'y  rend  compte  de  ropportunité  de  laisser  plus 
d'indépendance  et  de  spontanéité  aux  enfants  et  qu'un 
certain  nombre  d'entre  eux  commencent  à  se  développer 
librement  pour  l'agrément  et  pour  une  plus  grande  ori- 
ginalité  de  la  prochaine    société. 


De  plus  en  plus  voici  des  écrivains  qui  se  sont  occu- 
pés spécialement  de  l'enfant,  qui  se  sont  intéressés  h 
lui  beaucoup  plus  qu'à  l'adulte,  sans  doute  parce  que, 
comme  Renard,  ils  ont  considéré  qu  il  était  plus  près  de 
la  nature  et  que  c'est  à  la  nature  que  va  tout  l'amour  de  ce 
siècle,  mais  surtout  parce  que,  chair  molle  en  croissance, 
esprit  indécis  en  formation,  il  est  plus  malléable  et  qu'on 
peut  le  polir  aisément  à  l'inspiration  de  son  caprice,  de 
son  rêve  poétique  ou  altruiste,  de  sa  méditation  philoso- 
phique ou  scientifique.  France,  Loti,  Adam  ont  principa- 
lement vu  dans  les  enfants  des  thèmes  à  exposer  leurs 
philosophies  personnelles,  ou  tout  au  moins  ont-ils 
dégagé  de  préférence  les  individualités  philosophiques 
qui  sont  avec  les  autres  en  puissance  chez  les  enfants. 

Le  Iwre  de  mon  ami,  complété  par  Pierre  Xozière, 
est  moins  une  vie  enfantine  que  le  souvenir  d'une  vie  d'en- 
fant habillée  de  philosophie  très  adulte.  Pierre  est  un 
petit  garçon  trop  bien  élevé,  donc  assez  gâté,  nerveux, 
dont  le  goût  de  la  solitude  a  développé  la  sensiliilité  et 
l'imagination,  et  alTaibli  les  facultés  actives  au  profit  des 
contemplatives  ;  il  joue  volontiers  avec  ses  camarades 
mais  davantage  avec  les  formes  de  ses  rêveries  ou  sim- 
plement les  formes  du  grand  rêve  permanent  qu'est  la 
vie  :    spectateur   toujours  intéressé  des   choses.  Ce  petit 


I.  ENFANT 


Parisien  philosophe  qui  prend  son  expérience  au  visage 
souriant  ou  triste  de  la  grande  ville,  qui  la  cueille  comme 
des  bonbons  ou  des  joujoux  au  grand  Arbre  de  Noël 
qu'est  Paris,  qui  fait  son  expérience  —  cette  chose 
sérieuse  —  en  se  jouant,  en  suivant  gracieusement  le  fil 
des  jours  comme  en  promenade,  est  un  fragile  disciple 
de  Montaigne,  un  naïf  sceptique,  en  même  temps  qu'il  est 
un  fils  de  savant,  crédule  et  gai  collectionneur  d'impres- 
sions et  d'imao-es.  Le  Lh've  de  mon  ami  et  Pierre  Nozdere 
sont  des  collections  de  contes  d'enfance,  beaux  comme 
des  papillons  épingles  par  la  plus  subtile  observation,*  ce 
sont  de  fins  mémoires  de  sagesse,  de  tendresse,  de  goût 
et  d'érudition,  le  roman-sans-intrigue  de  l'enfance  avec 
la  seule  intrigue  que  peuvent  fournir  la  vie  de  l'àme  et 
l'évolution  de  sa  charmante  destinée  :  cela  rappelle  une 
Vie  de  Saint  écrite  en  grâce  et  en  légèreté,  —  une  Vie  de 
Saint,  car  quoi  de  plus  saint  que  l'enfant?  Sage,  érudit 
et  malgré  tout  naïf,  c'est  un  saint.  Anatole  France  aime 
l'enfance  d'être  l'âge  où  il  faut  tout  apprendre  avec  joie 
et  surprise  de  néophyte,  mais  où  Ton  garde  le  plus  d'illu- 
sions curieuses  et  jolies.  D'ailleurs  la  sainteté  est  h  la 
portée  de  tous  :  Pierre  est  un  enfant  rare  mais  non  excep- 
tionnel, la  précocité  de  l'imagination  étant  courante;  il 
se  distinguerait  plutôt  par  une  précocité  d'indulgence  de 
doux  et  gai  altruiste.  Tous  les  hommes  d'élite  qui 
notent  leurs  souvenirs  d'enfance  y  ont  d'ailleurs  toujours 
cherché  plutôt  ce  par  quoi  ils  ressemblaient  aux  autres, 
y  trouvant  plus  de  charme  vague  et  unanime. 

Dans  Le  Crime  de  Sylçestre  Donnard^  la  façon  parti- 
culière à  M.  France  de  regarder  en  l'enfant  un  être  de 
sveltesse,  de  spiritualité,  d'essence  aristocratique,  s'accuse 
de  ce  que,  ici,  ce  n'est  plus  un  garçonnet  mais  une  fillette. 
Jeanne  est  une  figurine,  un  délicieux  bibelot  de  vie,  une 


26      LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

chose  ancienne  qui  reste  toujoais  neuve  parce  qu'elle  est 
de  prix,  un  objet  de  luxe  en  même  temps  que  de  simpli- 
cité. Minuscule  individualité  qui  se  suffit  à  soi-même,  elle 
doit  aussi  être  la  mignonne  divinité  du  foyer,  dont  la 
présence  rajeunit  les  vieillards  mélancoliques  :  ange  gar- 
dien de  l'âge  qui  décline.  Au  garçonnet  il  convient  d'être 
abandonné  à  soi-même  et  à  l'éducation  des  choses  (Pierre);  à 
la  fillette  de  recevoir  une  éducation  délicate  et  appropriée. 
Bien  plus  que  lui,  elle  est  une  œuvre  d'art  parce  qu'elle 
est  déjà  un  peu  femme.  Et  on  l'apprécie  en  expert  et  en 
érudit  mais  plus  vivement  que  nul  texte  ancien  aimable  et 
suggestif,  plus  savoureusement  qu'aucune  édition  rare, 
elle  est  plus  évocatrice  que  tous  bibelots  et  statuettes  des 
siècles  morts.  C'est  la  poésie  qui  existe  pour  soi  en  ins- 
pirant autrui,  le  livre  frais,  et  spirituel,  et  touchant,  le 
jardin  et  la  promenade,  l'émotion  et  la  rêverie,  l'image, 
l'idée.  Petite  fille,  poème  parfait  résumant  les  finesses  de 
la  civilisation  ! 

Par  la  féminine  enfant  Sylvestre  Bonnard,  membre  de 
l'Institut,  qui  ne  connaissait  que  des  livres,  connaît  le 
plaisir  divin  de  i'oir  la  vie  vivre,  de  pénétrer  l'apparence 
du  mystère,  de  cueillir  les  charmes  de  ce  printemps  subtil 
et  grisant  qu'est  une  fillette.  C'est  la  récompense  des 
âmes  honnêtes,  généreuses  et  fines  de  goûter  la  douceur 
des  sentiments,  l'affinement  de  l'esprit  et  la  joie  des 
formes  harmonieuses  en  la  personne  d'une  enfant.  Elle 
est  aussi  le  luxe,  délicat,  parfois  un  peu  mièvre,  qui  égaie 
notre  civilisation  fatiguée  par  la  paperasserie. 

On  doit  h  France  d'exquises  biographies  d'enfants 
curieux  de  la  vie  avec  des  tactilités  de  femmes,  sages 
comme  des  érudits,  malicieux  et  ingénieusement  vaniteux, 
fraîchement  égoïstes,  et  dilettantes  dans  un  dandysme 
innocent.    Ces  enfants   sont  des  composés  joliment  com- 


L  EXFAXT  27 

plcts  et  presque  aJorablement  défuiitirs,  qui  refont  une 
humanité  raffinée  en  miniature  en  montrant  avec  la  mianar- 

o 

(lise  et  la  nouveauté  de  l'enfance  l'épicurisme  subtil  de 
la  plus  vieille  civilisation.  Il  apparaît  chez  lui  que,  pour  un 
grand  nombre,  les  enfants  de  notre  société,  particulière- 
ment de  notre  bourgeoisie;  sont  une  réduction  ciselée  de 
l'humanité  des  siècles  antérieurs. 

Ils  remontent  vers  le  passé.  Curieux  des  choses  anciennes 
et  légendaires,  ils  vivent  dans  le  passé  et  s'y  parfument; 
ils  ne  songent  pas  à  l'avenir,  et  c'est  de  là  que  leur  vient 
une  sorte  de  mélancolie  et  de  vieillesse.  Ce  caractère  de 
délicate  antiquité,  France  veut  même  le  leur  conserver 
toujours  et  défend  de  leur  donner  à  lire  au  lieu  des  contes 
de  fées  des  romans  scientifiques.  Gela  est  très  significatif  : 
homme  du  passé,  il  ne  voit  en  eux  que  la  floraison  der- 
nière du   passé  '. 

La  Parisienne,  dans  Enfance  d'une  Parisienne  de 
]Mme  Julia  Daudet,  est  sœur  de  Pierre  Nozière,  mais  la 
petite  femme  a  plus  de  sensibilité  que  le  petit  homme  de 
Paris  ;  elle  est  un  jeune  poète  lyrique,  l'autre  un  jeune  poète 
érudit  et  scepticpie.  Fillette  qui  a  appris  à  voir  Paris  par 
ses  visites  au  Musée,  déjà  sensible  à  l'art,  —  petite  «  femme 
d'artiste  »  en  enfance,  — elle  goûte  le  plaisir  avec  l'arrière- 

1.  Il  faut  mettre  à  part  dans  son  œuvre  Éloi,  fils  de  paysans,  qui  fut 
«  le  petit  ctre  le  plus  délicat  et  spirituel  qui  ait  jamais  effleuré  cette  vieille 
terre  ■>  ,  de  frag-ile  et  d'ingénieuse  inspiration  puérile.  Cette  création  an- 
cienne de  France  est  un  enfant  messie  de  science,  très  jeune  enfant  en 
qui  un  médecin  de  campagne  devine  un  futur  inventeur  :  «  Je  me  plai- 
sais, dit-il.  à  surprendre  en  ce  petit  paysan  les  prémices  d'une  de  ces 
âmes  lumineuses,  qui  apparaissent  à  longs  intervalles  dans  notre  sombre 
humanité  et  qui,  sollicitées  par  le  besoin  d'aimer  autant  que  par  le  zèle 
de  connaître,  accomplissent  partout  où  le  destin  les  place  une  œuvre 
utile  et  belle  ».  On  le  voit,  c'est  moins  un  portrait  d'enfant  que  l'anima- 
tion d'une  idée  originale.  —  Parmi  les  disciples  de  France,  il  faut  citer 
M.  André  Lichtenberger  avec  son  livre  bien  connu,  La  petite  sœur  de 
Trotl,  et  M.  René  Wisner  {Coin  d'enfance)  qui  a  une  subtilité  et  une  élé- 
gance vraiment  francienne 


28       LA    SOCIÉTÉ    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

pensée  de  ceux  qui  ne  le  connaissent  pas  et  le  vœu  que 
tous  le  connaissent.  De  féminité  précieuse,  elle  est  une  très 
tendre  àme  déjà  intuitive  et  altruiste  dans  la  joie  de  son 
bonheur  individuel.  Paris  lui  a  communiqué  la  sympathie 
du  prochain,  une  poésie  déliée  du  cœur  et  de  l'esprit; 
mais  elle  est  en  même  temps  délicieusement  provinciale 
de  goûter  les  plaisirs  d'une  famille  agréablement  grave  et 
vieillotte.  Voici  des  mémoires  d'une  unique  finesse  de 
sincérité,  de  douceur  et  de  pénétration  chère.  Mme  Daudet, 
à  se  souvenir  de  son  enfance,  en  parle  comme  d'un  de 
ses  propres  enfants  qu'elle  aurait  observés  avec  amour  et 
intelligence,  de  telle  sorte  que  ce  sont  les  plus  charmants 
cahiers  de  souvenir  d'une  fillette  a  soi-même  maternelle. 


Loti,  qui  a  vécu  parmi  les  solitudes  où  l'humanité  fut 
enfant,  a  toujours  été  attiré  à  peindre  l'enfant,  —  et  en 
l'homme  même,  n'est-ce  pas  toujours  le  grand  enfant 
qu'il  montre  ?  Le  cher  Roger  Couëc  [Figures  et  choses  qui 
passaient)  mourut  i\  deux  ans,  mais  il  reste  de  lui  un  sou- 
venir de  petite  personne  étrangement  profonde,  d'intelli- 
gence mystérieuse,  saisissante,  qui  attachait  par  le  charme 
vieillot  très  doux  de  son  drôle  être  erave  habillé  d'une 
robe  chinoise,  qui  confondait  d'émotion  par  son  regard 
insondable  et  vaste  comme  ceux  des  animaux. 

Le  Roman  cVun  Enfant,  écrit  en  gris  d'une  monotonie 
très  douce,  est  le  récit  de  la  croissance  sentimentale  d'une 
enfance  protestante  mais  éclairée  de  tendresse.  C'est  bien 
le  roman  d'un  petit  homme  exceptionnel,  mais  comme  il 
y  en  a  encore  beaucoup  qui  seulement,  pour  diverses  rai- 
sons, ne  deviennent  pas  plus  tard  des  Loti  :  frêle,  sen- 
sible, élevé  loin   des   garçons  de  son  âge  avec  des  petites 


L  ENFANT  29 

filles  et  par  de  douces  femmes,  tapageur  mais  docile,  ne 
perdant  jamais  ses  bonnes  manières  même  en  faisant  ses 
volontés,  rêveur  dans  son  isolement  et  par  cette  délica- 
tesse C[u'entretient  l'éducation  faite  par  des  femmes  : 
l'imagination  a  un  développement  précoce  dont  la  fièvre 
excitera  1  activité.  Comme  le  candide  et  rieur  Jean  Berny 
[Matelot' ,  cet  enfant  qui  joue  très  jeune  du  Chopin  a  de 
splendides  visions  tropicales  devant  une  coquille,  un 
papillon;  il  fait  un  musée  colonial  dans  les  retraits  du 
logis  et  organise  avec  les  fils  des  paysans  des  expéditions 
robinsonnieunes. 


France  et  Loti,  en  recueillant  leurs  premiers  souvenirs, 
nous  ont  montré  des  enfants  qui  sont  du  passé;  dans  la 
première  moitié  des  Ii)ingcs  sentimentales,  partie  niagni- 
ficjue  où,  en  dépit  d'un  style  d'une  fougue  trop  adulte,  les 
impressions  d'enfant  sont  notées  avec  une  délicatesse  pres- 
tigieuse, Paul  Adam  a  écrit  ce  cju'il  y  a  peut-être  de  plus 
fort  et  de  plus  complet  sur  l'enfant  de  la  Troisième  Répu- 
blique. 

Paul  est  bien  le  fils  né  de  parents  du  Second  Empire, 
sous  un  régime  de  bohème  pompeuse  et  décorative,  et  gran- 
dissant dans  la  fièvre  de  croissance  d'une  nation  ramenée 
à  l'enfance  par  la  Défaite,  qui  l'obligeait  à  se  reconstituer; 
à  une  époque  de  grosses  préoccupations  nationales,  il 
est  à  peine  surveillé  dans  les  Ivcées  soudain  gorgés  d'élèves 
par  l'impatience  générale  d'une  éducation  intensive.  En 
cette  période  ardente,  tous  les  matériaux  sont  jetés  au 
bûcher  de  limagination  qui,  dans  un  tempérament  vio- 
lent et  nerveux,  bondit  irréglée  par  grandes  flammes 
magnifiques.    Imagination  orageuse,    citadine    :   Paul    n  a 


30       LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIi-ME    REPUBLIQUE 

pas  reçu  l'éducation  de  douceur  que  donne  la  campagne, 
malgré  de  courts  séjonrs  en  province.  Il  est  resté  en 
ville,  V  subissant  les  persistantes  influences  d  anciens 
régimes  (royaliste  et  impérialiste)  mêlés  :  il  est  fantasque, 
très  personnel  et  lyrique,  fanatique  d'émotions  belli- 
queuses, sonores  et  dramatiques,  et  de  parades  élégantes, 
par  l'eflet  d'une  hérédité  complexe  de  courtisans  et  de 
militaires;  il  est  un  enfant  né  romantique,  en  qui  sont 
déjà  intégrés  les  goûts  acquis  par  un  Byron,  un  pur 
cérébral.  Par  la  brutale  surveillance  d'un  père  protestant 
et  la  nonchalance  d'une  mère  absorbée  en  lectures  roma- 
nesques, il  fut  poussé  à  mettre  toutes  ses  puissances  de 
sensation  et  d'affection  dans  les  premières  camaïaderies 
et  amourettes,  il  fut  préparé  à  la  sensualité  sentimentale 
et  à  la  précocité  cérébrale.  Tel,  il  a  la  grâce  équivoque 
des  gestes  gauches  ou  brusques  avec  la  luxuriance  des 
éclosions  d'idées,  il  possède  intensément  la  poésie  tro- 
picale que  l'enfance  met  jusque  dans  ses  vices  et  ses  bru- 
talités. Il  se  trouve  le  petit  garçon  qui,  en  synthèse  trouble, 
concentre  en  soi  les  instincts  opposés  et  violemment  asso- 
ciés de  la  France  actuelle  :  militariste  et  démocrate,  colo- 
nisatrice et  sédentaire,  intellectuelle  et  sanguinaire,  pas- 
sionnée et  légère. 


VI 


D'autres  spécialistes  de  renlaut,  Alphonse  Daudet  — 
que  l'on  ne  saurait,  surtout  en  ce  sujet,  confondre  parmi 
les  naturalistes  —  et  Paul  Mar^ueritte  ont  avec  écfale 
force  fait  valoir  Tindividualité  de  l'enfant,  mais  de  façon 
plus  impersonnelle.  Il  y  a  certainement  une  orande  part 
d'autobiographie  dans  leurs  romans  :  Jack,  c'est  encore 
le  Petit  Chose,  où  Daudet  s'est  raconté,  et  «  Le  petit 
ffarcon  »  est  Algérien  comme  Margueritte  ;  mais,  moins 
égotistes,  ils  ont  retrouvé  dans  leurs  propres  souvenirs 
d'enfance  cette  intensité  de  sentir  qui  pousse  h  communier 
avec  autrui  :  l'émotion  est  si  profonde  qu'elle  semble  ne 
pouvoir  être  l'émotion  de  soi  seul,  on  porte  avec  la  sienne  la 
joie  ou  la  souffrance  de  beaucoup  de  frères  d'àmes  iden- 
tiques, et  bientôt  l'on  ne  pense  plus  qu'à  eux,  avec  pas- 
sion. Daudet  et  Marguerittc  sont  des  passionnés  de  l'en- 
fance :  il  leur  a  semblé  que  trop  souvent  ces  êtres  faibles 
et  charmants  étaient  les  victimes  de  la  société  organisée 
par  les  forts,  et  qu'il  n'y  avait  peut-être  pas  de  plus  noble 
cause  à  défendre  ;  ils  l'ont  fait  avec  éloquence  ;  ardemment 
ils  ont  été  des  enfantistes  comme  il  en  est  qui  sont  fémi- 
nistes. D'ailleurs  dans  l'enfant  c'est  un  peu  le  féminin 
qu'ils  ont  défendu  avec  amour  :  les  enfants  de  leurs 
romans  ont  la  plupart  de  longues  boucles  soyeuses,  des 
teints   de   frais   satin,  de  grands  yeux  d'afi'ection,  la  c;*»li- 


32       LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

nerie  des  gestes,  un  charme  gardé  des  robes  maternelles 
souvent  frôlées  ;  et  de  tout  cela  ils  les  ont  chéris  un  peu 
plus. 

Daudet  sut  montrer  l'importance  des  premières  années 
dans  l'existence  d'un  être,  comment  elles  déterminent  le 
tempérament  de  l'individu,  quelque  triste  ou  heureux  c[ue 
doive  être  l'avenir.  Par  là  il  combat  le  préjugé  commun 
qui  attribue  légèreté,  mémoire  fugace  et  inconscience  aux 
enfants  comme  aux  bêtes.  Ils  lui  sont  apparus  comme 
étant  presque  toujours  des  sortes  d'orphelins  :  quand  ils 
ont  de  la  famille,  ils  sont  accablés  ou  exploités  par  elle 
au  lieu  d'y  trouver  du  soutien  ;  et  la  société  industrialiste 
et  jouisseuse  ne  prenant  guère  souci  d'un  tel  ordre  de 
choses,  qui  est  général,  ils  sont  en  outre  des  orphelins 
sociaux.  Dans  ses  romans  ce  sont  de  ces  êtres  malheureux 
n'avant  pas  de  père  cju'on  sent  trop  destinés  à  supporter 
plus  tard  toute  la  responsabilité  de  la  famille,  une  telle 
charge  que  leur  jeunesse  en  est  à  l'avance  opprimée.  Pro- 
duits d'une  humanité  besogneuse  et  consciencieuse  qui  a 
connu  la  lutte  pour  le  pain,  ils  sont  nés  et  ont  été  élevés 
pour  le  combat  de  l'existence  comme  il  y  a  des  enfants  de 
troupe  :  Jack  est  le  drame  moderne  de  l'enfance  réduite  h 
gagner  sa  vie,  le  drame  de  la  précocité  obligatoire.  Ils 
sont  obligés  d'avoir  des  courages  d'homme  dans  des  orga- 
nismes frêles;  et  à  cause  d'une  sensibilité  plus  vive  h  cet 
lige,  ce  sont  des  âmes  de  mélancolie;  ils  héritent  de 
l'humanité  laborieuse  qui  souft're  autour  d'eux  le  senti- 
ment trop  aigu  de  la  peine  universelle  avec  une  afFectuo- 
sité,  une  délicatesse  prématurées;  trop  tôt  initiés  au  mal 
et  h  l'injustice  de  vivre,  ce  sont  de  petits  sacrifiés,  une 
pitoyable  jeunesse  pessimiste.  Jack  dupe  de  sa  mère 
comme  un  amant  de  sa  maîtresse,  Maurice  Hulin  [Rose  et 
Ninetté)  caressant  et  boiteux,  Zara  [Les  Rois  en  exil)-\ic- 


L  ENFANT  33 

tlme  de  rinfamie  de  son  père,  tous  ces  petits  êtres  char- 
mants nés  pour  le  J^onheur  sont  plus  ou  moins  de  jeunes 
rois  en  exil  de  joie.  Ce  sont  des  canirs  lourds  et  malades 
d'amoureux  avec  des  délicatesses  d'amants,  avec  l'énergie 
des  désespérés,  martyrs  sentimentaux  ;  ils  savent  appré- 
cier les  finesses  de  cœur  et  les  agréments  ténus  de  la  vie, 
âmes  qui  étaient  nées  pour  un  bonheur  intime  et  qui  sont 
opprimées  et  vieillies  d'émotions  trop  violentes,  prosti- 
tuées en  quelque  sorte  dans  la  société  moderne  et  rosse 
(Christian,  Ida,  d'Argenton,  Mme  de  Fagan.  Ces  enfants 
ne  connaissent  donc  pas  d'enfance.  Enfermés  dans  Paris 
comme  dans  une  école,  petits  internes  de  Paris,  ce  orand 
lycée  malsain  et  hybride,  ils  ue  se  trouveront  bien  que 
dans  la  liberté  des  champs  [La  belle  Nivernaise,  Le  petit 
Chose,  etc.);  tempéraments  minés  par  l'existence  nerveuse 
et  factice  des  capitales,  il  leur  faut  le  régime  hygiénique 
de  la  campagne.  L'existence  dans  les  grandes  villes  ne 
peut  guère  convenir  qu'aux  adultes;  elle  est  en  soi  une 
sorte  d'internat  social  qui  ne  convient  pas  plus  aux  enfants 
que  l'internat  scolaire;  il  leur  faut  la  vie  au  grand  air  et 
il  II  soleil.  Conformément  aux  lois  d'emlirvologie,  n'est-ce 
pas  h  l'âge  le  plus  jeune  que  l'homme  moderne  se  rap- 
proche davantage  de  l'homme  primitif,  éprouve  par  suite 
quelque  besoin  de  vivre  comme  lui  dans  la  liberté  spa- 
cieuse de  nature? 

Il  est  à  remarquer  que  Daudet  ne  peignit  d'enfants  gais 
et  charmés  de  vivre  que  ceux  qui  restent  au  Midi.  Premier 
Voyage,  Premier  Mensonge  est  une  jolie  charge  ensoleillée, 
et  sentant  bon  la  brise  du  Rhône,  dune  enfance  tarasco- 
naise.  Alphonse,  allant  de  Nîmes  au  lycée  de  Lyon,  conte 
sur  le  bateau  remontant  le  fleuve  qu'il  est  élève  de  marine 
à  la  veille  de  devenir  officier  h  la  suite  d'une  campagne  en 
Orient    et   doit   soutenir   ce    mensonge    de    mille    autres. 

M.-.\.  Lkblond.  3 


34       LA    SOCIETE    FliANÇAISE    SOLS    LA    TROISIEME    nEPLBLIQLE 

Daudet  a  mis  eu  épigraphe  à  son  Taitarin  qu'en  France 
tout  le  monde  est  un  peu  de  Tarascon  :  dans  ce  récit,  il 
apparaît  vraiment  que  ce  sont  surtout  tous  les  enfants  de 
France  qui  sont  de  Tarascon  :  c'est  une  pittores(|ue  étude 
—  par  les  procédés  révélateurs  de  caricature  —  de  la 
naissance  de  l'imagination  chez  l'enfant  turbulent,  enthou- 
siaste, intrépide,  en  les  veines  de  qui  le  sang  coule  comme 
un  Rhône,  qui  a  l'imagination  bronzée  parle  soleil  comme 
le  teint,  qui  a  beaucoup  de  sang,  qui  court,  qui  grimpe, 
qui  gambade,  de  la  langue  aussi.  A  cet  âge  capricant 
l'imagination  est  plus  que  jamais  «  la  folle  »,  la  folle  des 
champs.  L'imagination  n'est-elle  pas  la  mémoire  des  pi'c- 
mières  aventures  de  la  race.'  alors  il  est  naturel  quelle 
s'exalte  particulièrement  au  premier  âge.  Elle  court,  elle 
court,  en  tous  sens,  revient  sur  ses  pas  et  repart,  tourne 
en  rond,  s'enivre.  Hé!  le  joli  petit  Provençal  aux  cheveux 
et  aux  récits  follement  bouclés,  aux  yeux  grands  ouverts  et 
ardents  comme  la  bouche,  aux  solides  jambes  qui  trottent 
comme  l'imagination,  le  petit  méridional  de  sang  bouil- 
lonnant, déjà  amoureux  de  toutes  celles  rencontrées,  jeune 
sang  fleurissant  rapidement  en  grappes  d'illusions. 

Le  Petit  Chose  est  joyeux  en  Provence,  avant  de  vieillir 
et  de  s'attrister  dans  les  brumes  de  Lyon,  de  connaître 
ensuite  dans  Paris  la  misère  d'un  adulte.  Jack,  enfant  du 
Nord,  meurt  d'avoir  vécu  en  peu  d'années  une  longue  vie 
noire  encombrée  d'aventures  tragiques,  de  lutte,  de 
désespoir  et  de  résignation.  Rose  et  Ninette  \  parisien- 
nettes  frivoles  et  intéressées,  jouissent  aussi  peu  de  leur 
enfance  que  leur  père  d'elles-mêmes.  Pour  illustrer,  pour 
vivifier  le  tempérament  et  l'àme  de  l'enfance,  pour  que 
l'enfant   croisse    en    charme,    en    sincérité,    en    santé,    en 

1.    Rose    et   Ninette    étudie   l'inlluonce  du    divorce    sui-    l'éducation   des 
enfants  :   sujet  si  délicat  qu'il  doit  être  traité  longuement  à  part. 


L  ENFANT  35 

gaieté,  il  faut  la  lumière,  l'espace,  la  gloire  jeune  du  Midi, 
cette  tiédeur  d'air  qui  est  comme  une  naturelle  couveuse, 
les  champs  doublement  libres  d'être  plus  clairs,  —  au  lieu 
de  la  nervosité,  l'inconstance,  l'humidité  afflioée  ou  les 
joies  trop  aiguës  du  climat  septentrional. 

Ainsi  que  Daudet,  Jean  Aicard  s'émeut  à  montrer  que 
l'enfance  est  la  partie  déterminante  de  la  vie.  Victime  de 
la  famille  comme  Jack,  comme  lui  ballotté  dans  le  monde, 
Raymond  Martel  [L\ime  cVnn  enfant)  est  un  enfant  de 
grâce,  de  gravité  et  de  sentimentalité,  un  enfant  d'un 
passé  de  lyrisme  prêt  à  s'épanouir  en  fleur.  Pauvre,  sen- 
sible à  l'injustice  et  à  l'illogisme,  ne  trouvant  que  dans  la 
nature  affection  et  enseignement,  il  est  malheureux  aux 
pensions  où  il  cherche  vainement  l'amonr  et  la  nature. 
Contemplatif  d'indépendance,  rêveur  h  la  façon  de  Ber- 
nardin, aimant  la  bête  et  les  plantes,  les  formes  innocentes 
de  la  vie,  inquiété  par  la  cruauté  des  hommes,  mal  armé 
pour  l'existence,  forcément  précoce  en  amour,  il  est  la 
victime  —  profondément  consciente  —  des  institutions 
d'une  société  adulte  et  bourgeoise,  le  martyre  de  linternat, 
bagne,  caserne  et  couvent  des  jeunes  Français.  Lui  qui 
avait  besoin  d'être  élevé  en  pleine  vie  par  l'amour  et  la  joie, 
il  est  un  Enfermé,  glisse  à  l'humilité  terne  et  à  la  rési- 
gnation stérile,  tombe  dans  la  mélancolie  et  la  désillusion. 
Avant  d'être  un  roman,  VAnie  d'un  enfant  est  une 
revendication  sociale  :  seulement  la  poésie  passionnée  d'un 
Michelet  parlant  de  Toiseau  et  de  la  femme  en  attendrit 
la  vigoureuse  logique  et  en  exalte  la  généreuse  àpreté. 

Dans  toute  revendication  sociale  il  y  a  un  peu  le 
sentiment,  attendri,  que  l'humanité,  particulièrement 
l'humanité  prolétaire,   est    enfant    :    dans    toute    peinture 


36       LA    SOCIÉTÉ    FRANÇAISE    SOUS    LA    THOISlÉME    RÉPUBLIQUE 

émue  creufaiice,  il  y  a  une  reveuclication  sociale;  et  nul 
âge  en  effet  n'est  plus  perspicace  et  plus  frappé  des 
imperfections  de  la  société.  Comme  on  la  senti  chez  un 
Daudet  ou  un  Aicard  et  qu'on  le  sentira  chez  un  jNIar- 
gueritte,  on  en  est  dramatiquement  saisi  dans  le  Peiif  de 
Léon  Ilennique,  œuvre  brève  mais  très  intense  et  com- 
plexement  suggestive. 

L.  Hennique,  en  couleurs  d'une  éclatante  précision,  a 
peint  l'enfance  d'un  petit  Français,  fils  de  fonctionnaire, 
né  aux  colonies.  Tout  en  subissant  le  charme  mystérieux 
et  puissant  de  la  nature  tropicale  aux  vergers  où  il 
promène  ses  jeunes  rêves  paresseux  de  petit  enlant  ou  ses 
premières  amourettes  câlines,  il  s'y  sent  assez  dépaysé, 
comme  en  exil  :  instinctivement,  par  une  native  nostalgie 
de  la  France  ignorée,  il  s'intéresse  peu  à  peu,  plutôt  qu'à 
celui  de  son  entourage  indigène,  au  sort  de  l'ordonnance 
de  son  père,  le  touchant  Peuf,  ingénieux  et  prévenant 
comme  une  nourrice,  qui,  avec  une  àme  puérile,  lui  parle 
de  la  Bretagne,  son  pays.  Choyé  de  tous,  il  préfère  Peuf, 
d'un  attachement  familier  et  comme  négligent  dont  il  ne 
soupçonne  pas  la  force.  Et  c'est  soudain  sur  là  me  igno- 
rante de  ce  petit,  élevé  parmi  les  beaux  oiseaux  et  les 
arbres  fruitiers  du  jardin  comme  en  un  Eden  antillais,  le 
choc  violent  d'un  drame  passionnel  dont  il  doit,  seul,  se 
reconstituer  la  trame  :  Peuf  passe  en  conseil  de  guerre 
pour  avoir  tué  par  jalousie  un  de  ses  supérieurs;  Peuf  est 
condamné  ii  mort.  Le  petit  garçon  en  reste  malade, 
fiévreux,  hanté  par  des  visions  de  la  peine  de  mort;  remué 
par  un  délire  de  bonté  où  il  s'éprouve  impuissant,  il 
devient  bientôt  lui-même  sauvage  et  comme  hirouche,  de 
sentir  au-dessus  de  soi  une  force  inexplicable  qui  ciiàtie  et 
tue;  et  c'est  Jjien  par  une  sorte  de  révolte  inconsciente 
que,   désobéissant  à   ses   parents,   il   s'échappe  et  va  voir 


L  ENFANT  37 

fusiller  Peuf,  haletant  et  hagard.  Il  est  rentré  tremblant, 
étourdi  par  le  spectacle  de  la  mort  ainsi  que  frappé  ^\ui 
coup  de  soleil  trop  dur  pour  sa  tendre  àme  de  petit  Euro- 
péen. Avec  un  très  grand  tact  de  psychologie  mesurée  aux 
émotions  de  l'enfance,  Léon  Hennique  a  subtilement 
étudié  dans  Peuf  Véxe'il  d'une  jeune  àme  d'enfant  riche  à 
l'altruisme  et  marqué  l'efTarement  du  petit  humain,  non 
devant  la  mort,  —  accident  naturel  qu'il  aurait  vu  sans  le 
comprendre,  —  mais  devant  la  mort  organisée,  décrétée 
par  les  hommes,  qu'il  comprend  avec  épouvante. 

L'àme  délicate  et  généreuse  de  Paul  Margueritte  devait 
s'attacher  chèrement  à  l'enfant. 

Paul  Margueritte,  dont  le  premier  roman  est  une 
peinture  denfance,  et  qui,  dans  le  parfumé  Jardin  du 
passé,  avec  tant  de  charme  mélancolique,  a  dit  la  nos- 
talgie de  son  enfance  de  vastes  vergers  et  de  chaudes 
plages,  indirectement  se  conte  encore  lui-même  dans 
V Histoire  d'un  petit  garçon.  Cette  œuvre  exquise  est 
doublement  intéressante  de  nous  présenter  un  petit 
colonial,  très  simple,  très  authentique,  vraiment  colonial, 
ne  s'élonnant  point  du  pittoresque  local  parce  qu'en 
naissant  il  a  vu  tout  cela  et  qu'une  bonne  mauresque  ou 
son  boy  bico  sont  aussi  familiers  à  ses  veux  qu'une 
nounou  lorraine  à  un  nourrisson  parisien.  Mais  d'avoir 
erré  dans  les  grands  jardins  d'arbres  et  d'ombres  merveil- 
leux au  lieu  de  gambader  aux  squares  parisiens,  le  très 
doux  et  très  prenant  enfant  est  un  sensitif  rêveur,  un 
Imaginatif  gonflé  de  sensations,  et  le  petit  tropical  îi  la 
tête  riche  de  visions  bâtit  mille  et  un  châteaux  lumineux. 
On  le  mettra  au  lycée,  mais  il  y  sera  incapable  de  s'atta- 
cher à  l'étude  de  ce  qu'il  ne  comprend  pas,  il  restera 
poète    et    artiste,     savoureusement    paresseux    de    sentir 


38       LA    SOCIETE    ir.AXÇAISE    SOUS    LA    TIIOISIKME    liKPUBLIQLE 

précocement   la  beauté    des   choses,   végétatif  délicieuse- 
ment'. 

Ainsi  il  souffrira  l^eaucoup  du  collège  :  il  faut  aux 
enfants  la  liberté  et  la  tendresse  maternelle;  privées 
d'elles  les  âmes  d'enlant  se  faneront  et  mourront.  Ainsi, 
dans  Tous  quatre,  Tercinet,  fils  d'un  officier  et  d'une 
Arabe  morte  en  couches,  éduqué  par  un  sous-officier,  est 
timide,  rentré,  sournois,  d'amour-propre  excessif  et  de 
bizarre  tendresse  nerveuse.  Boursier  à  Mamers,  il  se 
demande  dès  l'entrée  ce  qu'il  vaudrait,  après  avoir  vécu 
dix  ans  «  cette  vie  de  chien  qui  danse  ou  de  cheval  qui 
tourne  m;  par  hasard  il  n'est  pas  trop  maltraité,  seulement 
tourmenté  à  l'infirmerie  par  les  sœurs  pour  insuffisance  de 
piété,  mais  il  voit  à  côté  de  lui  le  souffre-douleur  Pipathe 
devenir  fou  ;  et  il  sortira  du  Ivcée  et  vivra  médiocre  parce 
que,  interne,  il  n'a  pas  connu  l'enfance  et  a  été  machinisé 
tout  jeune.  —  Jean  Baudet-,  doux,  féminin,  affectueux,  a 
beau  être  bousculé  par  un  père  soudard,  il  est  encore 
heureux  de  rester  près  de  sa  mère  et  de  jouer  au  jardin 
avec  une  amie  aux  yeux  bleus.  Mais  on  le  met  au  bagne 
militaire  d'un  lycée  d'enfants-de-troupes.  Faillie,  timide, 
laid  et  gauche,  poil-de-carotte,  il  sera  persécuté  par  ses 
lâches  camarades  et  ses  professeurs  méchants  et  bêtes  : 
c'est  un  petit  Cavalier-Miserey  ^  accablé  de  punitions 
injustes,  terrassé  par  le  règlement  militaire  —  dur,  stu- 

1.  Celte  longue  nouvelle  se  trouve  dans  Fors  l'ho/ineur.  Il  est  curieux 
de  signaler  que  dans  La  Maison  de  l'enfance,  le  poète  Fernand  Gregh  a 
témoigné  une  âme  de  frappante  ressemblance.  C'est  exactement  avec  le 
même  grand  charme  de  précoce  beauté  méditative  et  seulement  une  lan- 
gueur encore  plus  volupteuse,  la  même  enfance  de  mélancolie  tour  à  tour 
attristée  ou  égayée,  rêveuse  toujours  avec  passion,  dans  le  décor,  gran- 
diose à  l'iime,  des  beaux  parcs  que  jjIus  tard  on  se  rappellera  immenses 
et  magnifiques,  peuplés  des  anciennes  émotions  se  dressant  immobiles  et 
claires  comme  des  statues. 

2.  Ame  d'enfant. 

3.  Le  Cavalier-  Misercy,  d'Abel  Hcrniant  (voir  ch.   II). 


L  EXFAM'  ?9 

picle,  aveugle  :  Jean  Baudet  sera  renvoyé  chez  lui  san- 
glant, mourant,  l'àme  a  jamais  alTolée.  Et  vraiment,  dans 
l'émotion  de  cette  lecture,  il  y  a  une  conclusion  à  ce  beau 
livre  de  protestation  contre  l'internat  :  l'État  ne  devrait 
pas  permettre  à  des  parents  d'engager  ainsi  l'avenir  des 
enfants  par  seul  motif  d'économie. 

Chez  Paul  Margueritte  la  conception  générale  de 
l'enfant  est  vraiment  fraternelle  de  celle  de  Daudet;  il  l'a 
vu  doux  et  abusé,  malheureux  et  même  quand  le  hasard 
le  favorise  de  bons  parents,  sensitif  au  malheur;  et  si 
Poum  est  un  livre  gai,  c'est  qu'en  collaboration  avec  un 
frère  plus  jeune,  plus  gai,  actif  et  confiant,  moins  aggravé 
de  vie  observée,  il  a  voulu  se  distraire  à  un  livre  de  clarté 
et  de  frais  amusement,  comme  en  rentrant  au  soir  on 
arrose  ses  fleurs.  Puis  Poum  est  si  petit  qu'il  n'a  pas 
encore  eu  le  temps  de  souflVir;  il  a  bien  des  chagrins 
passionnés^  de  grandes  peurs  provoquées  par  le  méchant 
cousin  Step,  et  de  minuscules  rages  militaires,  mais  vite 
oubliés  h  des  jeux  et  à  des  flâneries  curieuses  de  .Tohn 
Lounger  un  peu  rosse,  de  petit  Algérien  ce  louet  )>  :  c'est 
le  mioche  pour  qui  la  vie  est  un  guignol  où  il  joue. 
L'enfance  est  une  petite  comédie  :  ce  sont  les  jolies 
bêtises  et  les  exquises  niaiseries,  les  pittoresques  gro- 
tesqueries  et  les  menues  aventures  sentimentales  de 
l'enfance,  de  mignons  flirts  à  la  fraise,  une  tendre  ado- 
ration de  la  cousine  Mad,  fillette  qui  est  à  la  lois  pour  lui 
récréation,  promenade  et  dessert,  bel  album  d'images 
d'émotion.  Petit  Adam  charmant  au  Jardin  de  l'Enfance, 
il  joue  avec  une  plus  grande  Eve  aux  jupes  volantes  en 
tourbillon  de  jeunesse;  et  déjà  le  voilà  un  peu  homme, 
amoureux  de  baisers  frais  et  de  robes  moelleuses,  en 
mille  autres  occasions  encore  curieux  de  sensations 
nouvelles  inexprimables,   comme  sur  d'avance  que  la  vie 


40      LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    THOISIEME    REPLKLIQUE 

est  trop  monotone  et  lourde  et  qu'il  faut  jouir  des  pre- 
mières années  en  augmentant  le  plus  possible  leurs 
attraits. 


VII 

Jusqu'ici  les  écrivains  ont  surtout  montré  dans  l'enfant 
l'œuvre  et  parfois  le  chef-d'œuvre  du  passé,  sa  résultante; 
il  semble  d'abord  que  si  Rosnv  a  aimé  peindre  l'enfant, 
c'est  dans  un  esprit  analogue,  parce  qu'il  a  évoqué  sans 
cesse  les  origines  de  l'humanité;  mais  ce  qui  l'intéressait 
dans  ces  origines  mêmes,  c'était  l'humanité  en  puissance, 
c'était  l'avenir.  Romancier  du  Devenir,  il  voit  avant  tout 
dans  l'enfant  non  ce  que  furent  ses  pères,  mais  ce  par 
quoi  il  se  distingue  déjà  d'eux  et  inaugure  le  futur, 
l'apport  nouveau  h  l'humanité,  le  legs  à  ceux  de  demain. 
Par  suite  sa  considération  de  l'enfant  n'est  plus  seulement 
historique  comme  chez  un  France  ou  un  Adam,  morale 
comme  chez  un  Daudet  ou  un  Margueritte,  mais  sociolo- 
gique. 

Un  peu  avant  lui  Jules  Verne  —  créateur  dont  les 
critiques  ont  trop  peu  parlé  et  à  qui  pourtant  ils  n'ont  pu 
reprocher  que  l'absence  d'un  style  personnel,  reproche 
mérité  de  la  plupart  des  gens  qu'ils  étudient  à  l'ordinaire  — 
avait  donné  des  romans  d'aventures,  bien  supérieurs  h  ceux 
de  Dumas  père,  où  vivaient  des  enfants  d  une  humanité 
hardie,  savante  et  spéculative  vraiment  moderne  et  même 
précurseuse.  Les  enfants  du  capitaine  Grant,  le  capitaine 
de  quinze  ans,  l'adolescent  de  L'Ile  Mystérieuse,  les  jeunes 
Robinsons  colonisateurs  ne  sont  pas  seulement  les  fils 
d'une  époque  que  passionnèrent  les  explorations  des 
Franklin  et  des  Livingstone,  ils  sont  experts  en  toutes  les 
sciences  et  déjà  instruits  des  découvertes  des  prochains 


l'exfant  41 

Edisons,  et  raltruisine  est  inné  en  eux;  par  là,  évidem- 
ment, ils  sont  plus  encore  des  êtres  de  demain  que  d'au- 
jourd'hui, et  de  la  sorte  ils  sont  aussi  les  modèles  que 
Jules  Verne,  esprit  libéral  et  scientifique,  propose  aux 
écoliers  contemporains. 

Nous  en  trouvons  d'analogues  dans  les  Rosny,  et  un 
Marc  Fane,  studieux  et  contemplatif,  bayeuv  aux  étoiles 
et  constructeur  de  bonheurs  humains  au  milieu  de  ses 
lectures,  a  rêvé  toute  son  enfance  aventures  et  découvertes 
sociologiques.  Georges  et  Albert  Lamarque  (dans  L'impé- 
rieuse Bonté),  le  soir  attablés  devant  le  modique  lumi- 
gnon, dévorent  les  livres  de  la  Bibliothèque  de  la  mairie, 
puis  couchés,  se  parlant  d'un  lit  à  l'autre,  rôdent  aux 
forêts  vierges  ou  évoquent  les  steppes  interplanétaires.  Il 
nest  point  jusqu'au  plus  jeune,  François,  qui,  après  avoir 
refait  le  Robinson  Suisse  à  sa  manière,  ne  se  rêve  l'Enlant 
Sauveur  des  races  faibles  dans  des  Espaces  conlus  tra- 
versés d'Amazones.  Eperdus  en  imaginations  scientifiques, 
ces  enfants  ouvriers  sont  aussi  de  petits  êtres  sociaux  : 
Albert  l'imprimeur,  aigri  par  la  misère,  naïf  mais  sagace 
adepte  de  l'anarchie,  méprise  les  riches,  se  sent  l'aristo- 
cratie de  l'intelligence  et  du  cœur  devant  ses  cousins 
riches,  «  bourgeoisie  camuse  ».  Georges,  hoquetant  de 
misère,  halluciné  h  force  d'être  affamé,  persévère  à  couloir 
la  Bonté,  l'Indulgence,  la  Justice.  Il  veut  et  agit,  va  mora- 
liser les  souteneurs  assemblés  aux  fortifs.  Abandonnés 
par  de  honteux  parents,  sans  feu  ni  pain,  ils  s'excitent  tous 
au  sacrifice,  partagent  leurs  bardes  avec  d'autres  pauvres. 

Au  contraire  de  chez  Jules  Verne,  la  sociologie  de  Rosny 
se  nourrit  par  les  racines  actives  de  l'analyse  psycho- 
physiologique; par  la  puissance  de  son  analyse  touchant 
au  fond  des  choses  et  y  retrouvant  les  principes  divers  de 
l'humanité,  il  met  h  jour  le  multiple  travail  de  formation 


42       LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

de  l'intelligence.  Dans  Nell  Honi  il  montre  d'abord  le  lent 
développement  de  l'organisme  nonveau-né,  sa  poussée  h 
la  vie,  le  travail  «  des  bonnes  chimies  réparatrices  de  la 
digestion  »,  la  poésie  bienlaisante  de  l'alimentation  :  dans 
les  pages  peut-être  les  plus  touchantes  de  la  littérature 
française,  Rosny  suit  la  transformation  de  la  parcelle  de 
viande  et  du  légume  minuscule,  enfin  obtenus  par  la  mère 
misérable,  en  un  peu  de  sang  qui  irrigue  les  joues 
pâlottes  de  May.  Et  comme  il  y  a  très  rarement  de  quoi 
donner  à  manger  à  Mav,  Nell  nourrit  le  bébé  de  contes 
écoutés  avec  passion  :  et  c'est  le  petit  intellect  qui  se 
développe  trop  fébrilement,  qui  prend  un  accroissement 
excessif  pour  la  mignonne  santé  anémiée.  Ah!  la  délicate 
genèse  de  l'intelligence,  sa  distillation  goutte  à  goutte  de 
l'informe  cerveau  !  —  L'homme  de  sciences  Hélier  ',  distrait 
de  son  travail  par  le  gazouillement  du  bébé  Claire  suçant 
avec  gravité  une  clef,  l'analyse  amoureusement,  observe 
avei'  minutie  ces  gestes  de  tâtonnement  et  de  préhension 
par  lesquels  l'enfant  prend  une  conscience  tactile  du 
monde,  cette  menue  intelligence  des  gestes.  Il  tàte  le 
crâne  puéril,  en  appréciant  la  capacité  et  la  conformation. 
Puis  il  se  dirige  vers  le  cadet,  admire  l'intelligent  jjctit 
paysage  que  présente  la  face  où  «  les  cheveux  drus  sont 
dressés  comme  des  blés  »,  et  il  s'amuse  à  le  faire  penser^ 
lui  demande  une  histoire,  force  au  travail  l'instable  esprit 
d'où  la  pensée  peu  à  peu  goutte  comme  la  pluie  des 
nuages.  Et  Jane  l'aînée  s'interpose  :  «  Elle  avait  quatre 
ans.  L'art  éternel  l'avait  faite  suave  de  corps  et  d'esprit,  de 
splendeur  iilonde  sans  tache,  et  toujours  la  cervelle  en 
travail  »;  elle  dit  aussi  son  histoire,  frissonnante,  pleine 
d'élégance  vibratile,  la  mimique  abondante,  déjà  inventant 

1.  J.-H.   I\osny,  Le  Bilatéral,  l-"asquelle. 


L  ENFANT  43 

des  détails.  En  une  autre  de  ces  scènes  uniques  dans 
notre  roman,  seule  avec  Albert,  elle  lui  chuchote  une 
délectable  histoire  qu'il  écoute  avec  un  balbutiement  de 
ravissement  trouble;  et  ces  enfantillons  h  peine  nés  d'hier 
sont  déjà,  dans  toute  la  grâce  lumineuse  de  leurs  traits 
ouvrés  par  de  substiles  hérédités,  dans  leurs  gestes  de 
touchante  gaucherie  où  s'esquissent  les  futurs  gestes  de 
riiomme  dominateur  de  la  terre,  sont  déjà  d'exquis  intel- 
lectuels, dadorables  volontaires,  —  ceux  qui  aideront  à 
transformer  le  monde  comme  déjà  ils  s'essaient  à  innover 
en  répétant  les  contes  entendus. 

Marc  Fane  adore  les  enfants;  sans  cesse  auprès  de  soi 
il  les  appelle  pour  contempler  ((  les  petites  vies  »,  pour 
sentir  avec  extase  la  grande  vie  universelle  s'agiter  dans 
leurs  petites  côtes  en  frétillements  de  bestioles.  Plus  que 
Marine  et  Victor,  Rite  passionne  le  jeune  sociologue  parce 
qu'elle  est  <(  à  l'âge  où  elle  se  socialise  »,  où  le  non-moi 
commence  à  s'extérioriser  pour  elle  et  où  elle  en  prend 
une  conscience  humaine.  Alors  se  pose  pour  elle  le 
problème  de  ses  rapports  avec  les  objets  :  sera-t-elle 
libérale  ou  despotique,  h  quel  degré  s'exercera  sa  tyrannie 
sur  les  objets  et  les  êtres?  Marc  et  Honoré  l'observent  : 
de  ses  rapports  avec  les  objets  naît  en  elle  une  philoso- 
phie, elle  prend  le  goût  «  de  la  Solitude,  de  la  Pénombre, 
du  Refuge  »,  cela  visible  par  de  délicieux  événements,  par 
sa  retraite  derrière  la  porte  d'armoire  dans  une  béatitude 
rêveuse.  Chez  Marine,  plus  âgée,  le  caractère  féminin 
prend  déjà  des  complications  que  beaucoup  de  femmes 
jamais  n  atteignent;  et  comme  il  est  intéressant  de  sentir 
plus  nettement  chez  elle  en  quoi  le  bébé  déjà  est 
supérieur  au  chien,  a  le  rire,  la  parole,  les  joies  plus 
intellectuelles,  les  imaginations  plus  complexes  ».  Voilà 
ce  qui   est  passionnant  :  saisir,   en  délicatesse  infinitési- 


4i       LA    SOCIEÏ1-:    FP.ANÇAISE    SOUS    LA    TROISILME    REPUBLIQUE 

raale,  les  différences  de  l'homme  et  de  ranimai,  les 
abstraire  pour  l'analyse,  pour  l'étude  d'où  sortira  une 
conception  plus  nette  de  l'originalité  et  par  suite  des 
destinées  de  l'homme.  Voilii  pourquoi,  comme  il  est 
remonté  aux  toutes  premières  périodes  de  l'humanité  où 
les  races  se  diversifient,  l'écrivain  étudie  les  tout  petits 
enfants,  parce  qu'à  leur  âge  d'extrême  instabilité  la  minus- 
cule est  plus  importante,  les  nuances  sont  innombrables 
et  offrent  à  l'analyse  scientifique  un  terrain  très  riche 
pour  la  spéculation  évolutionniste.  Rosny  est  celui  qui  a 
montré  les  plus  petits  enfants  et  qui  les  a  vus  avec  le  plus 
de  pénétration.  Hugo  s'est  satisfait  d'admirer  en  eux  de 
petites  fleurs  humaines,  des  êtres  de  grâce  et  de  faiblesse, 
et,  —  ce  qu'il  y  a  de  plus  fort  dans  sa  vision  de  l'enfant,  — 
des  liens  moraux,  des  centres  d'amour  de  la  famille. 
Rosny,  romancier  du  Devenir,  a  été  le  plus  conscient 
poète  de  l'enfant  parce  qu'il  a  su  montrer  en  lui  l'être  où 
sont  le  plus  de  forces  vagues,  où  sont  en  résen>e  le  plus 
de  forces  indéfinies,  l'être  en  qui  l'avenir  déjà  s'élabore  et 
aussi  h  qui  est  l'avenir,  par  là  vraiment  divin,  infiniment 
poétique.  Rosny  a  été  le  plus  vaste  et  le  plus  profond 
Poète  de  l'Enfant. 

Ce  grand  romancier  est  un  poète,  est  un  observateur,  mais 
ne  montre  pas  plus  que  les  autres  dans  ses  romans  la  voca- 
tion et  la  conscience  pédagogiques  :  il  se  satisfait  d'analyser, 
avec  la  passion  égoïste  du  psychologue,  de  ne  voir  en  les 
enfants  que  d'intrigants  sujets  d'étude  donnés  par  la  nature  ; 
tempérament  d'action,  il  nous  eût  écrit  le  drame  de  noble 
angoisse  du  père  qui  est  obligé  de  choisir  entre  les  ins- 
tincts de  l'enfant,  de  cultiver  les  uns  en  détruisant  les 
autres,  ({ui  en  cela  surtout  lait  œuvre  d'homme,  d'homme 
moderne  différant  profondément  de  l'animal  reproducteur 
par  le  sentiment  de  la  responsabilité.  Marc  Fane  est  un 


L  ENFANT  45 

très  remarquable  roman  d'éducation,  mais  d'éducation 
personnelle  et  passwe,  opérée  par  la  vie  qui  modèle  le 
jeune  homme,  et  il  eût  surtout  fallu  un  livre  qui  lût  pour 
la  France  d'aujourd'hui  ce  qu'aurait  pu  être  VEinile  pour 
la  fin  du  y.\uf  siècle,  au  moins  ce  qu'a  été  le  Williem 
Meister  pour  l'Allemagne  du  wiii*^  siècle,  œuvre  admi- 
rable qui  diflere  d'un  autre  livre  français  analogue,  L'Edu- 
cation Sentimentale,  en  ce  que,  ii  côté  de  l'observa- 
tion profonde  du  donquichottisme  de  la  jeunesse,  sinon 
s'affirment,  du  moins  se  discutent  des  principes  pédago- 
giques. Après  lui  il  reste  donc  ii  écrire  le  roman  de 
l'éducation,  le  plus  utile  qui  puisse  être  aujourd'hui  ii  la 
France  où  aljondent  les  tempérameiits  riches,  mais  man- 
quent les  caractères.  C'est  une  méthode,  un  esprit  d'édu- 
cation qui  fait  défaut  en  ce  moment  à  la  France  :  la 
plupart  des  romans  que  nous  avons  examinés  sont  d'excel- 
lentes critiques  contre  l'ancien  régime  d'éducation  auto- 
ritaire, mais  il  n'y  a  pas  un  seul  Emile  depuis  la  Joie  de 
vivre  de  Zola  qui  répond  substantiellement  mais  un  peu 
trop  grossement  h  l'esprit  moderne;  parmi  nos  romanciers 
nous  n'avons  guère  de  grands  cerveaux  constructeurs  si 
nous  avons  de  grandes  intelligences  analyticjues. 


Ainsi  l'enfant  qui  n'avait  guère  été  auparavant  qu'un 
thème  sentimental  depuis  le  Petit  Savoyard  jusqu'à  Jack, 
est  devenu  un  sujet  social  :  on  ne  le  considère  plus  seule- 
ment comme  un  petit  animal  digne  d'amour,  mais  comme 
un  prochain  homme.  Par  la  suite,  le  littérateur  ne  songe 
plus  à  n'attirer  l'attention  que  sur  l'enlant  malheureux 
dont  le  sort  doit  être  amélioré;  par  un  très  giand  pro- 
grès, il  ne  veut  plus  n'être  qu'un  avocat  de  justice;  il 
veut,  dans  une  nation  anémiée  et  stérile,  donner  au 
public  des  modèles  de  force  et  d'énergie  ;  il  ne  se  con- 
tente pas  de  prêcher  en  thèse  générale  [Fécondité,  La 
Charpenté)  la  repopulation,  il  crée  lui-même  des  enfants 
sains,  vigoureux,  intelligents,  volitifs,  altruistes,  qui  soient 
des  exemples  admirés  pour  la  bonne  contagion;  il  ne 
montre  plus  que  la  misère  pour  attendrir,  il  montre  la 
beauté,  et  c'est  ce  qu'il  faut  pour  rénover,  pour  exciter  le 
désir  fécond,  pour  inviter  à  créer  plus  de  beauté!  N'est-il 
déjà  pas  évident  que  d'avoir  longtemps  regardé  le  bel 
enfant,  l'écrivain,  qu'avait  desséché  la  pratique  presque 
exclusive  du  roman  d'adultère,  a  allégé  la  langue,  lui  a 
acquis  la  grâce,  de  la  fraîche  mièvrerie,  le  mouvement 
libre  et  la  simplicité,  la  sincérité  naïve,  l'image  spon- 
tanée? Le  printemps  que  l'enfant  a  mis  dans  l'art,  l'écri- 
vain le  fera  éclore  multiple  dans  la  vie. 


L  ENFANT  47 


Et  —  eu  corollaire  de  la  philosophie  historique,  assez 
juste,  de  Taine,  —  il  semble  évideut  que  si  la  Troisième 
République  a  produit  et  d'autre  part  su  admirer  des 
œuvres  où  vivent  des  enianls  sains  et  pleins  d'initiative, 
c'est  qu'elle  en  a  elle-même  de  réels,  c'est  qu'en  eux  elle 
possède  des  cléments  importants  de  reviviscence.  Le 
journal  L'Européen  menait  dernièrement  une  Ciiquète 
auprès  de  personnalités  européennes  pour  savoir  si  oui  ou 
non  la  France  est  en  décadence.  C'est  l'étude  des  romans 
sur  l'enfance  française  qui  peut  vraiment  v  répondre.  La 
France  n'est  pas  en  décadence,  mais  on  ne  saurait  non 
plus  affirmer  qu'elle  soit  dans  une  période  de  complète  et 
vio'oureuse  renaissance,  car  il  s'y  trouve  encore  trop 
d'enfants  délicats,  mièvres,  indolents,,  déplorablement 
«  gâtés  »  ou,  au  contraire  et  h  l'autre  extrême,  tyran- 
nisés par  leurs  parents  et  par  les  régimes  scolaires.  Il  y  a 
deux  choses  également  graves  :  les  uns  laissent  les  enfants 
l'aire  toutes  leurs  volontés  —  et,  s'il  faut  l'amour  de  l'en- 
fant, rien  n'est  plus  dangereux  que  le  culte  aveugle  de 
l'enfant  qui  prend  ainsi  dans  la  famille  l'habitude,  les 
goûts  aristocratiques  de  commandement  et  d'insolence  si 
peu  en  rapport  avec  les  principes  d'une  société  démocra- 
tique et  les  conditions  où  il  aura  à  y  gagner  plus  tard  sa 
vie,  —  les  autres  étouffent  chez  eux  toute  initiative,  tout 
éveil  de  volonté. 

De  l'étude  d'ensemble  de  ces  œuvres  si  diverses  se 
dégage  aussi  une  conception  assez  nette  de  la  vraie  beauté 
de  l'enfant,  par  suite  de  ce  qu'il  faut  faire  pour  l'amélio- 
ration de  l'enfance  contemporaine.  Evidemment  d'abord 
la  vie  matérielle  de  l'enfant  devrait  être  assurée,  car  la 
misère  l'aigrit,  appauvrit  son  corps,  jette  à  la  société  des 
infirmes  et  des  anarchistes  [Jack,  Ame  d'enfant,  L'impé- 
rieuse Bonté),  mais  le  remède  n'est  malheureusement  pas 


48       LA    SOCIÉTÉ    FnANÇAISE    SOUS    LA    TROISIKME    RÉPUBLIQUE 

prochain  et  ce  n'est  pas  sur  ce  point  de  vue  qu'on  peut 
efficacement  arrêter  l'attention.  Une  réforme  plus  aisée 
est  énergiquement  ou  implicitement  réclamée  par  tous  les 
écrivains  :  la  suppression  de  l'internat,  régime  militariste 
de  l'enfance  conservé  de  la  période  napoléonienne  et  plus 
funeste  encore  à  la  nation  que  cet  autre  legs  impérial,  le 
bureaucratisme  :  Anatole  France,  Mirbeau,  Jules  Renard, 
Daudet,  Aicard,  Margueritte  exigent  la  liberté  pour  l'en- 
fance; tous  ceux  que  les  romanciers  montrent  heureux 
sont  libres,  les  autres  ne  sont  plus  des  enfants,  et  ceux 
qui  n'ont  jamais  été  des  enfants  ne  seront  point  des 
hommes  sains  et  bons. 

Enfin  il  ressort  de  la  lecture  générale  que  tous  les 
enfants  ont  en  quelque  sorte  du  génie  quand  ils  sont 
petits  :  la  société  le  leur  gàclie  ou  annihile.  11  n'y  a  en 
effet  que  peu  de  différence  entre  les  enfants  qui  seront  très 
intelligents  et  ceux  qui  seront  médiocres.  Il  serait  excessif 
de  conclure  que  la  société  abêtit  l'homme;  mais,  en  émon- 
dant  les  qualités  qui  font  l'oi'iginalité  et  en  desséchant 
sa  générosité  native,  elle  le  rend  médiocre  parce  quelle 
lui  impose,  pour  le  bénéfice  d'une  instruction  souvent 
oiseuse  et  toujours  fatigante,  une  éducation  uniforme  et 
étroite  (|ui  est  une  sorte  d'internat  intellectuel. 

Et  ainsi,  —  les  enfants  étant  des  miroirs  grossissants 
où  s'accusent  les  défauts  de  la  société  —  d'étudier  les 
enfants  comme  d'étudier  la  première  humanité,  on  se  rend 
plus  dèlicalement  compte  que  l'œuvre  sociale  est  impar- 
faite, que  la  civilisation  n'a  point  été  que  perfectionne- 
ment et  qu'elle  a  appauvri  l'homme  d'une  bonne  part  de 
ses  vertus  initiales,  et  que,  sans  nullement  retourner  à  la 
sauvagerie,  il  est  indispensal»lc  sur  bien  des  points  de 
revenir  à  plus  de  nature. 


CHAPITRE   II 


L'OFFICIER  • 


Particulièrement  aujourd'hui  où  la  démocratie  est 
tiraillée  du  militarisme  au  désarmement,  on  parle  sans 
cesse  de  l'armée  :  rien  ne  serait  plus  intéressant  que 
d'avoir,  sur  ceux  qui  la  dirigent,  le  sentiment  de  la  France 
intellectuelle.  Interviewer  nos  écrivains  eût  été  bien  délicat 
et  périlleux,  sinon  tout  à  lait  inutile  :  on  ne  dit  dans  une 
interview  que  ce  que  l'on  veut  dire,  et  quand  on  exprime 
sa  pensée,  c'est  sa  pensée  du  moment  seule,  celle  que  les 
circonstances  vous  façonnent,  voire  vous  dictent.  11  vaut 
mieux  fouiller  les  œuvres  où  se  reflètent  d'elles-mêmes  les 
opinions  comme  les  tempéraments,  où  s'accuse  franche- 
ment la  vision  sincère  de  la  réalité.  Et  plus  particulière- 
ment l'étude  du  roman  contemporain,  genre  si  complexe 
dans  sa  richesse,  peut  être  source  abondante  de  renseigne- 
ments. Jamais  le  moment  n'aura  été  plus  propice  :  nous 
sommes,  en  ce  qui  concerne  la  littérature  militaire,  l\  la 
fin  d'une  période  :  on  a  tant  écrit  sur  l'armée  ces  derniers 
temps  et  avec  une  telle   passion  que   la  matière  en  a  été 

1.  Dans  un  sujet  aussi  délicat,  nous  avons  cru  devoir  multiplier  les  cita- 
tions, pour  plus  d'impersonnalité. 

M. -A.  Leblond.  4 


50       LA    SOCIKTÉ    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

toute  tianslormée  et  illuminée.  Il  y  a  eu  des  révélations. 
Les  plus  indifférents  ont  ouvert  les  yeux.  Chacun  a  dû 
se  faire  une  idée  nette,  a  dû  étudier  la  question.  Bien  peu 
laisseront  se  perdre  le  fruit  de  leurs  observations  et  de 
leurs  méditations  :  nous  aurons  dès  ici  de  nombreuses 
œuvres  des  genres  les  plus  divers  sur  la  vie  militaire.  L'on 
y  exaltera,  les  uns  leur  optimiste  chauvinisme,  les  autres 
leur  pessimisme.  Rares  seront  ceux  qui  conserveront  le 
regard  froid  et  impartial  avec  lequel  la  plupart  ont 
jusqu  ici  observé  l'armée. 


LES  OFFICIERS  SUPÉRIEURS 

Ou  ne  voit  pas  beaucoup  crolficiers  généraux  ou  supé- 
rieurs dans  les  romans  qui  ont  paru  depuis  1870,  ou,  du 
moins,  ceux  que  Ton  a  fait  le  plus  intensément  revivre 
sont  presque  tous  des  acteurs  de  la  guerre  franco-alle- 
mande dont  les  souvenirs  dominent  tous  autres,  ce  sont  donc 
des  hommes  du  Second  Empire.  Et  rien  n'est  plus  naturel 
si  Ton  songe  au  rôle  effacé  que  les  généraux  des  troupes 
métropolitaines,  les  seuls  qui  soient  constamment  restés 
dans  le  champ  de  vision  de  nos  romanciers,  ont  tenu  sous 
la  Troisième  République  que  n'agita  aucune  guerre  euio- 
péenne. 

Ceux  qui  sont  sortis  des  rangs  pour  aller  h  la  politique 
par  là  même  ne  sauraient  plus  nous  intéresser  comme 
militaires  et  enfin  la  littérature  héroï-comique  qui  s'attarde 
encore  parfois  a  poursuivre  le  panache  multicolore  du 
général  Boulanger  tient  plus  de  la  chronique  sentimentale 
ou  amusante  que  du  roman. 

La  vie  terne,  médiocre,  de  nos  généraux,  assis  par  la 
paix  sur  des  ronds-dc-cuir  en  des  bureaux  ombrés  de 
lustrine  verte,  ne  séduisait  point  le  pinceau  brillant  de  nos 
écrivains  toujours  en  quête  de  pittoresque.  Les  figures 
congestionni'es,    les   tailles   épaissies  aux  longues  siestes 


52       LA    SOCIÉTÉ    FliAXÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

digestives,  les  ventres  arrondis  au  séjour  prolongé  en 
d'amples  fauteuils  prêtaient  bien  plutôt  matière  aux  farces 
rabelaisiennes  ou  aux  gauloiseries  bourgeoises  des  Courte- 
line  ',  des  Bergerat^,  des  Armand  Silvestre  et  des  Charles 
Leroy.  Les  seules  sonneries  bruvantes  de  nos  héroïques 
victoires  coloniales  devaient  couvrir  le  rire  qu'éveillait  en 
nos  villes  de  garnison  le  passage  quotidien  des  Laripète 
et  des  Ramollot,  types  qui  furent  plus  vrais  qu'on  ne  l'a 
cru  et  qu'a  retrouvés  aux  salons  de  la  ville  et  des  châteaux 
l'observation  finement  malicieuse  de  Gvp,  charges  dont  la 
truculence  était  bien  parfois  égalée  par  l'énorme  comique 
de  certaines  anecdotes  véridiques  dont  le  récit  secoue 
encore  la  torpeur  des  fins  de  soupers. 

Les  vieilles  «  moules  »  et  antiques  «  culottes-de-peau  », 
compagnons  de  Lebœuf  ou  dévots  de  Mac-Mahon,  devaient 
encombi-er  longtemps  encore  après  1870  le  cadre  de 
notre  armée  de  terre.  Les  observateurs  les  moins  suspects 
de  légèreté  ou  d'antinationalisme  le  remarqueront  eux- 
mêmes.  Rappelez-vous,  dans  Cruelle  Enigme  de  Paul 
Bourget,  le  général  comte  Alexandre  Scilly  (cinq  bles- 
sures et  quinze  campagnes) ,  brave  soudard  à  cœur 
«  d'or  »,  qui  fait  des  visites  à  son  ancienne  «  aimée  »  et  à 
sa  mère  dans  les  loisirs  que  lui  laisse  son  grand  ouvrage 
perpétuel  sur  la  réorganisation  de  l'armée.  En  ces 
quelques  lignes  se  dessine  assez  nettement  l'individualité 
de  cette  sorte  de  Trocliu  sentimental  : 

Cet  homme  maigre  e(  comme  tassé  sur  lui-même,  chez  qui  tout 
révélait  la  stricte  discipline,  depuis  l'efracement  de  son  regard 
jusqu'à  la  régularité  de  sa  marche  et  la  rigueur  ponctuelle  de  sa 
tenue,  décou\rail  en  lui,  lorsqu'il  s'agissait   de  ses  amies,  tous  les 


1.  Lidoire,  Le  Train  de  S  li.  -'à,  Les  Gaietés  de  Cescadron^  œuvres  de  fine 
boulTonncrie  et  d'une  gaieté  salée  de  quelque  amertume. 

2.  Va-l-en  i'tierre. 


L  OFFICIER  53 

trésors  de  sensibilité  que  sou  genre  d'existence  ne  lui  avait  guère 
permis  do  dépenser;  et  par  ce  soir  du  mois  de  février  1880  il  se 
trouvait  dans  l'état  d'agilaliou  d'un  amant  qui  a  vu  les  yeux  de  sa 
maîtresse  noyés  de  larmes,  sans  en  savoir  le  motif. 

En  dépit  de  celle  curiosité  cependant,  le  général  ne  fit  pas  un 
geste  plus  rapide.  L'habitude  de  la  minutie  militaire  était  trop  forte 
chez  lui  pour  qu'aucune  émotion  en  triomphât. 

Daudet,  dont  M.  Jules  Lemaître  a  vanté  la  vision  très 
nette  et  fidèle,  n'a  laissé  du  général  qu'un  joortrait  tout 
balzacien.  Le  général  duc  d'Alcantara  est  un  Hulot  de 
Second  Empire  qui  neut  jamais  de  scrupules  ni  de 
sentimentalité,  et  que  la  torture  physique  sait  seule 
réduire  a  un  demi-repos,  un  érotomane  dont  les  rhuma- 
tismes mêmes  ne  peuvent  avoir  tout  à  lait  raison,  et  qu  ils 
rendent  encore  plus  Apre.  Couché  sur  une  chaise  longue, 
«  ce  blessé  eavé  d'ans  et  de  gloire  »  est  encore  amoureux 
de  toutes  les  jolies  femmes  dont  le  frôle  le  froissement  des 
jupes,  vrai  «  Don  Juan  cul-de-jatte  )).  Il  promène  sur  elles 
des  regards  languissants  avec  des  lenteurs  de  volupté 
sénile.  Sa  vieillesse  excuse  bien  des  privautés  et  il  dit  h 
Lvdie  ((  avec  la  caresse  de  ses  grandes  mains  tremblantes  »  : 
«  De  tout  ce  qu'il  m'a  fallu  sacrifier,  de  tant  d'ambitions 
Ibudroyées,  ce  que  je  pleure,  c'est  vous.  Et  lorsque  je 
songe  que  vous  êtes  h  mon  fils...  oh!  w  C'est  cette  même 
férocité  bestiale  qui  lui  arrachait  au  lendemain  de  Wisseni- 
bourg  ce  cri  sanguinaire  :  «  Il  y  avait  de  la  viande  »,  qui 
échauffe  son  amour.  Ses  instincts  paternels  en  sont 
viciés  :  il  pleure  son  fils  comme  un  vieux  miche  pleure 
une  fille  :  il  a  jusque-là  tout  supporté  avec  a  grand 
courage  «  :  Oh!  mon  cher  Delcrous,  j'ai  assisté  dans  ma 
vie  de  soldat  à  des  tueries  atroces,  mais  quand  j'ai  vu  ce 
qu'on  me  rapportait  de  mon  garçon,  de  ce  joli  blondin  !  » 
Et  sa  douleur  paternelle  même  n'est  pas  pure  de  tout 
mélange   :   s'il  veut  se  venger  du   meurtrier,   c'est  parce 


5'+       LA    SOClETh:    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    KEI-LULIQUE 

qu'il  croit  que  le  meurtrier  est  le  mari  de  J.ydie.  et  quand 
le  vrai  coupable  avoue,  il  veut  retenir  Richard  quelque 
temps  encore  en  prison  :  «  Avant  ce  soir?  Et  pourquoi? 
dit-il  au  jwge.  Il  vous  tarde  donc  bien  que  cette  brute 
rentre  en  possession  de  sa  femme?  » 

Maupassant,  peintre  encore  plus  exact  de  l'existence 
movenne,  dans  des  contes  d'un  réalisme  spontané  où  la 
vie  se  réfléchit  d'elle-même  au  clair  miroir  de  sa  vision, 
ne  nous  montre  que  des  généraux  ou  colonels  galantins, 
comme  s'il  n'avait  jamais  rencontré  dans  les  mondes  diffé- 
rents qu'il  a  tour  h  tour  fréquentés  que  de  vieilles  barbes 
amoureuses,  de  ces  pseudo-Henri  IV  démocratiques  dont 
le  courage  belliqueux  s'adoucit  en  baisers  aux  pieds  des 
plus  diverses  Gabrielles,  type  sans  doute  bien  français, 
puisqu'on  le  retrouve  h  tous  les  âges,  dans  le  ^lontcornet 
de  Balzac  comme  dans  le  colonel  Laporle  de  Maupassant*. 
a  Je  suis  vieux,  j'ai  la  goutte,  les  jambes  raides  comme  des 
poteaux  de  barrière,  et  cependant,  si  une  femme,  une  jolie 
femme,  m'ordonnait  de  passer  par  le  trou  dune  aiguille, 
je  crois  que  j'y  sauterais  comme  un  clown  dans  un  cer- 
ceau. Je  mourrai  ainsi,  c'est  dans  le  sang.  Je  suis  un  vieux 
galantin,  moi,  un  vieux  de  la  vieille  école.  La  vue  d'une 
femme,  d'une  jolie  femme,  me  remue  jusque  dans  mes 
bottes.  Voilà...  Si  j'avais  à  donner  mon  avis  sur  la  sup- 
pression des  tambours  et  des  clairons,  je  proposerais  de 
les  remplacer  dans  chaque  régiment  par  une  jolie  fille.  Ça 
vaudrait  encore  mieux  que  de  jouer  La  Marseilldise!  » 

Dans  l'école  réaliste,  il  s'est  trouvé  après  Maupassant 
une  femme  d'observation  pénétrante  et  poignante,  de 
talent  impétueux,  cinglant  et  d'une  brusquerie  très  vivante 
qui  s'est  visiblement  éduquée  à  l'école  de  militaires,  pour 

1.  Les  idées  du   Colorie.'. 


I,  OFFICIER  55 

avoir  senti  comment  de  tels  tenuDéiaments,  galantins  de 
profession,  peuvent  se  comporter  dans  le  mariage  et  la 
paternité  :  avec  une  véracité  qui  s'éprouve  h  la  verve 
révoltée,  Rachilde  révèle  le  désordre  de  la  vie  familiale 
aux  milieux  militaires  ;  et  il  est  criant  h  quel  point  cela  a 
été  vu.  Le  père  de  la  future  Marquise  de  Sade  devait  être 
nécessairement  un  officier,  le  colonel  Barbe,  «  aux  yeux 
cruels  de  bonhomme  qui  s'ennuie  ferme  ».  Il  est  cassant 
au  service,  mais  quand  il  réunit  chez  lui  les  officiers,  se 
souvenant  de  sa  vie  d'Afrique,  il  fait  seryir  des  punchs 
copieux  et  permet  à  ses  lieutenants  de  se  saouler  devant 
lui.  Déjà  instinctivement  persuadé  en  tant  qu'homme  de 
la  supériorité  de  l'homme  sur  la  iemme,  il  la  méprise 
doublement  parce  cpi'il  est  militaire;  il  la  dédaigne  pour  sa 
délicatesse  puisque  lui  n'a  peur  de  rien.  Il  fait  habiter 
devant  un  cimetière  son  épouse  qui  se  meurt  de  phtisie,  - — 
se  demandant  d'ailleurs  si  ce  n'est  pas  «  un  genre  adopté  » 
par  une  nature  trop  sentimentale,  —  et  il  se  répand  en 
récriminations  furibondes  sur  sa  mièvrerie  C[uand  elle 
refuse  de  se  promener  parmi  les  tombeaux  :  il  trouve  cjue 
l'odeur  des  morts  est  très  saine.  11  voudrait  la  traiter  en 
soldat,  il  traite  sa  famille  comme  ses  hommes  :  voilà  de 
l'écjuité  ;  il  ne  veut  pas  qu'on  l'embrasse,  par  principe  de 
dignité,  et,  quand  la  colonelle  meurt,  il  se  retient  de 
pleurer  devant  le  cercueil  parce  que  le  régiment  est  là.  11 
l'oubliera  d'ailleurs  assez  vite  dans  un  adultère  avec  la 
femme  d'un  de  ses  inférieurs  jaloux  seulement  d'avancer  en 
grade.  11  lui  reste  une  fille  mais  il  lui  en  a  toujours  voulu 
de  n'être  pas  un  garçon  pour  la  «  faire  rentrer  dans  le 
rang  »,  et  il  a  complètement  négligé  son  éducation,  la  lais- 
sant se  corrompre  dans  la  bohème  des  ménages  d'oKiciers, 
voire  des  généraux  qui  font  des  réunions  de  femmes  d'où 
les  hommes  sont  exclus  et  où  ils  embrassent  dans  le  cou 


f,G       LA    SOCIÉTÉ    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

les  fillettes  de  douze  ans  tout  en  pinçant  les  mères. 
Rachilde  nous  montre,  dans  ce  colonel  brutal  et  bouffon 
un  militaire  lourvoyé  dans  la  vie  de  iamille  où  il  se  trouve 
aussi  mal  a  Taise  que  dans  la  paix,  incapable,  par  gros- 
sièreté de  tempérament,  de  vivre  avec  une  iemme  et 
d'élever  une  jeune  fille.  Elle  discerne  aussi  le  vice  des 
déplacements  continuels  et  inutiles  des  officiers  qui, 
cahotant  lenlant  d'une  garnison  ii  l'autre,  empêchent  une 
éducation  lerme  et  bien  assise. 

On  a  entendu  les  «  idées  »  du  colonel  Laporte,  voici 
celles  du  g-énéral  Cartier  de  Chalmot,  inoubliable  marion- 
nette  de  cette  exquise  féerie  réaliste  U Orme  du  Mail,  où 
l'ironisme  d'un  Renan  mondain  fait  jouer  avec  exactitude 
et  précision  les  ficelles  des  poupées  sociales. 

«  Permettez,  mon  cher  abbé  !  La  guerre  est  une  nécessité  cruelle 
sans  doute,  mais  qui  fournit  aux  officiers  et  aux  soldats  l'occasion 
de  déployer  des  qualités  supérieures.  Sans  la  guerre  on  ignorerait 
encore  jusqu'où  peuvent  aller  l'endurance  etle  courage  des  hommes.  « 

Et  très  sérieusement  il  ajouta  : 

«  La  Bible  établit  la  légitimité  de  la  guerre  et  vous  savez  mieux 
que  moi  que  Dieu  est  nommé  Sabaoth,  c'est-à-dire  Dieu  des  armées. 

...  «  Bazainel  Comprenez  bien  :  inobservation  des  règlements 
concernant  les  places  de  guerre,  hésitations  blâmables  dans  le  com- 
mandement, arrière-pensées  devant  l'ennemi.  Et  devant  l'ennemi, 
on  ne  doit  pas  avoir  d'arrière-pensée.. .  Capitulation  en  rase  cam- 
pagne... Il  a  mérité  son  sort.  Et  puis  il  fallait  un  bouc  émissaire! 

—  Les  bons  Chrétiens  faisaient  les  bons  soldats;  c'était  une  faute 
que  de  bannir  la  religion  de  l'armée.  »  Le  Général  approuva  ces 
maximes.  «  Je  l'ai  toujours  dit,  mon  cher  abbé.  En  détruisant  les 
croyances  spirilualistes,  vous  ruinez  l'esprit  militaire.  De  quel  droit 
exigez-vous  d'un  homme  le  sacrifice  de  sa  vie,  si  vous  lui  ôtez 
l'espoir  d'une  seconde  existence  ?  » 

Jamais  on  n'a  su  avec  plus  d'habileté  mesurée  incarner 
dans  un  personnage  bien  vivant  tout  ce  que  le  cadre  des 


L  OFFICIER  57 

préjugés   de   classe  et   de  caste  et  dos  routines  de  métier 
peut  contenir  de  sottise  humaine. 

Le  général  Cartier  de  Chalraot  avait  mis  sa  division  en  fiches 
dans  de  petites  boites  de  carton  qu'il  posait  chaque  matin  sur 
son  bureau  et  qu'il  rangeait  chaque  soir  sur  des  tablettes  de  bois 
blanc  au-dessus  de  son  lit  de  fer.  Il  tenait  ses  fiches  à  jour  avec 
une  exactitude  scrupuleuse,  dans  un  ordre  qui  le  remplissait  de 
satisfaction...  La  forme  sous  laquelle  il  considérait  désormais  ses 
officiers,  et  ses  sous-ofllciers,  et  ses  soldats  contentait  son  instinct 
de  régularité  et  correspondait  à  son  intelligence  de  la  nature.  Car- 
tier de  Chalmot  avait  toujours  été  noté  comme  excellent  officier.  Le 
général  Parroy,  qui  l'avait  eu  sous  ses  ordres,  avait  dit  :  «  Chez  le 
capitaine  de  Chalmot,  la  faculté  d'obéir  et  celle  de  commander  se 
contrebalancent  :  prérogative  rare  et  précieuse  du  véritable  esprit 
militaire.  » 

«  Cartier  de  Chalmot  a^ait  toujours  été  l'honnne  du  devoir.  Probe 
et  timide,  excellent  calligraphe,  il  avait  enfin  trouvé  la  méthode 
appropriée  à  son  genre  et  il  l'appliquait  avec  la  dernière  rigueur, 
commandant  sa  division  sur  fiches...  » 

Ayant  la  plus  profonde  «  aversion  pour  l'intrigue  et  la  fausseté  »,... 
«  il  n'avait  jamais  rien  demandé  au  gouvernement.  Cartier  de 
Chalmot,  monarchiste  et  chrétien,  gardait  à  la  République  une  désap- 
probation pleine,  silencieuse  et  simple.  Ne  lisant  point  les  journaux 
et  ne  causant  avec  personne,  il  mésestimait  par  principe  un  pouvoir 
civil  dont  il  ignorait  les  actes.  Il  obéissait  et  se  taisait.  On  admirait 
dans  les  châteaux  de  la  région  sa  douloureuse  résignation,  inspirée 
par  le  sentiment  du  devoir,  affermie  par  un  mépris  profond  de  tout 
ce  qui  n'était  pas  militaire,  assurée  par  une  difficulté  croissante  de 
penser  et  de  dire  rendue  sensible  et  touchante  par  les  progrès 
d'une  maladie  de  foie  ». 

Et  elle  est  vraiment  imaginée  par  le  plus  fin,  le  plus 
délicatement  pénétrant  des  psychologues,  cette  scène, 
révélatrice,  de  la  réception  du  président  chez  le  préfet 
Worms-Clavelin  : 

«  Présent  au  milieu  de  son  état  major,  le  Général  vit  pour  la  pre- 
mière fois  le  Président  Sadi-Carnot,  et  soudain,  sans  motif  apparent, 
sans  raison  exprimable,  il  fut  transpercé  d'une  admiration  fou- 
droyante.   En    une    seconde,  devant   la    gravité    douce  et  la    chaste 


58       LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    THOISIKME    REPUBLIQUE 

raideur  du  chef  de  l'Etat,  tous  ses  préjugés  étaient  tombés.  Il  oublia 
que  ce  souveraiu  était  civil.  Il  le  vénéra  et  l'aima.  Il  se  sentit  tout 
à  coup  enchaîné  par  des  liens  de  symjîathie  et  de  respect  à  lliomme 
jaune  et  triste  comme  lui,  mais  auguste  et  serein  comme  un  maître... 
Ce  que  Chalmot  avait  depuis  vingt-cinq  ans  amassé  de  dévoùnient 
au  prince  absent,  jaillissait  de  son  cœur  vers  M.  le  Président...  A 
son  admiration  se  mêlait  de  l'attendrissement. 

Attendrissement  qui  vient  des  sources  inépuisables  de 
tendresse  cachées  dans  le  cœur  de  ce  bon  gros  homme 
(Poulot  pour  sa  femme),  à  la  fois  «  timide  et  infaillijjle  », 
innocent  et  dangereux,  d'une  simplicité  d'esprit  qui  est 
l'aliment  ordinaire  du  fanatisme  mais  qui  ne  se  traduit 
chez  lui  que  par  une  passivité  à  la  fois  animale  et  héroïque. 
Carnot  mort,  il  ignorera  les  maîtres  civils  de  la  France.  Il 
ne  voudra  rien  savoir  que  de  ses  supérieurs  hiérarchiques 
auxquels  il  obéira  «  avec  une  morne  exactitude'  ». 

Rien  ne  pourra  fléchir  cette  rigide  ligne  de  conduite, 
pas  même  les  douces  insinuations  de  Mme  de  Courtrai^ 
lors  des  récents  scandales  qui  troublent  la  simplicité  de 
son  esprit  et  la  candeur  de  son  âme.  «  Prolbnd  spiritua- 
liste  )),  il  se  réfugiera  dans  une  piété  pratiquante  qui  (;roît 
avec  l'Age  et  la  maladie,  «  ayant  d'ailleurs  toujours  consi- 
déré la  croyance  à  une  vie  future  comme  la  base  même 
des  règlements  militaires  »,  et  «  priera  mentalement 
Notre-Dame  de  Lourdes  de  protéger  l'armée  française  ». 
Il  plonge  aux  profondeurs  rafraîchissantes  du  silence  où  il 

1.  Avec  la  jolie  finesse  légère  d'observation  d'Anatole  France  Mau- 
rice Donnay  met  quelques  minutes  en  scène  dans  Georgette  Lcineuiiier  un 
général  très  vivant,  peut-être  aussi  très  peu  réel.  En  face  de  lui,  en  pose 
d'antithèse,  un  aimable  et  un  peu  fade  Jeune-France  cause  de  IW/faire, 
sceptique,  d'indifférence  polie.  Et  cette  indifférence  de  politesse  agace  le 
vieux  brave  homme,  tout  au  contraire  franc  jusc[u'à  la  brutalité  et  qui 
n'admet  pas  f[u'on  ne  dise  pas  carrément  sa  façon  de  penser,  qu'on  n'ait 
même  pas  d'opinion  nettement  tranchée.  II  a  du  nerf,  lui,  et  méprise  ceux 
qui  ont  seulement  des  nerfs. 

2.  L'Anneau   d' amvihysie. 


L  OFFICIER  59 

puise  la  sérénité  qui  emplit  et  élargit  sa  dernière  proiession 
de  foi  : 

«  11  ne  me  reste  qu'à  émettre  cette  maxime  qu'il  faut  considérer, 
en  fait  d'hommes,  la  qualité  prcférablement  au  nombre  et  s'attacher 
à  former  des  corps  d'élite.  En  exprimant  ces  idées,  je  suis  sûr  de 
n'être  démenti  par  aucun  grand  capitaine.  Mon  testament  militaire 
est  contenu  dans  cette  formule.  «  Le  nombre  n'est  rien.  La  qualité 
est  tout.  »  J'ajouterai  que  l'unité  de  direction  est  indispensable  à 
une  armée  et  que  ce  grand  corps  doit  obéir  à  une  volonté  unique, 
souveraine,  immuable.  » 

11  se  tut.  Le  regard  de  ses  yeux  pâles  était  noyé  de  larmes. 
Des  sentiments  confus,  inexpliqués,  envahissaient  l'âme  de  cet  hon- 
nête et  simple  vieillard,  le  plus  beau  capitaine,  jadis,  de  la  garde 
impériale,  malade  maintenant,  usé,  perdu  comme  dans  une  forêt  au 
milieu  de  ce  monde  militaire  nouveau  qu'il  ne  comprenait  pas. 

On  dira  qu'ainsi  Anatole  France  se  complaisait  en  une 
critique  fine  mais  aisée  du  général  de  l'ancienne  manière, 
pour  ne  pas  dire  de  l'ancien  régime',  qui  se  fait  de  jour 
en  jour  plus  rare.  Des  généraux  instruits  par  les  mathé- 
matiques et  l'expérience  ont  remplacé  les  officiers  ignares 
et  bravaches  qui  nous  commandèrent  a  Woerth  et  à  Bitche. 
Cependant  INI.  Abcl  Ilermant  semble  leur  préférer  encore 
les  premiers,  moins  bureaucrates,  moins  secs,  attachés  à 
leur  armée  comme  à  une  fnmille.  Au  colonel  de  Malle- 
ville  qui  est  nouveau  jeu  il  oppose  la  grande  figure  du 
colonel  de  Yermandois,  son  prédécesseur  : 

1.  Il  importe  de  ne  pas  oublier  le  colonel  Piol,  curieux  homme,  san- 
guin el  belliqueux,  que  nous  devons  au  talent  ironiste,  d'une  rare  et 
profonde  ironie  embusquée,  —  simple,  journalière  et  souvent  macabre,  — 
de  Maurice  Beaubourg.  «  Ancien  sabreur,  et  quoique  ne  pratiquant  guère, 
cagot  comme  tous  les  militaires  »,  bonapartiste,  ancien  tireur  —  fou- 
gueux, tartarinesquc  et  susceptible  —  au  jeu  de  boules  de  Saint-Mandé, 
plein  de  sang  et  d'entrain  apoplectique  aux  récréations  amoureuses  qui 
s'abritent  aux  verts  fourrés  du  bois,  le  colonel  Piot,  avec  une  bonne  grâce 
de  Scrongnougnieu  digne  et  littéraire,  s'avoue  «  insolent  comme  un 
paon...  un  vrai  paon...  car  il  a  peut-être  été  un  peu  trop  un  paon  toute 
son  existence...  qui  passe  trop  tout  son  temps  à  faire  la  roue.  »  {Les 
Joueurs  de  boules  de  Saint-Mandé.) 


60       LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

Ses  bonnes  fortunes  des  pays  chauds  avaient  usé  avant  1  âge  le 
colonel  de  Malleville...  Il  fixait  les  hommes  de  ses  yeux  grands 
ouverts  dont  les  paupières  ne  clignaient  jamais,  de  ses  yeux  méchants 
et  cadavéreux,  des  yeux  ternes  et  troubles  de  fantôme  qui  vous 
dévisageaient  et  qui  n'avaient  pas  l'air  de  vous  voir.  Il  avait  le  teint 
mort,  les  lèvres  pâles.  Quand  il  parlait,  sa  bouche  ne  sentr'ouvrait 
que  d'un  côté.  Et  rien  qu'au  ton  dont  il  vous  disait  :  «  Teuez-vous 
droit  »,  on  sentait  que  cet  homme  avait  le  droit  de  vous  infliger  sept 
jours  de  cellule  et  huit  jours  de  prison. 

Le  colonel  de  Yeimandois,  lui,  aime  son  régiment 
«  d'un  amour  paternel  qui  grandit  à  chaque  nouvelle 
blessure  ».  Derrière  ses  habitudes  de  minutie,  sous  son 
masque  de  sang-froid,  c'est  l'homme  le  plus  sensible  et  le 
plus  délicat;  son  regard  serein  pénètre  l'àme  de  ses 
hommes  et  les  rassérène.  Quand  il  passe  la  revue,  «  il  sent 
sur  lui  le  regard  fixe  du  régiment  et  l'émotion  confuse  qui 
oppresse  tous  ses  hommes,  comme  s'ils  attendaient 
cjuelque  chose  de  solennel  et  de  mystérieux  ».  A  son 
régiment  il  a  donné  sa  vie  et  ses  rêves  : 

Il  avait  rêvé  un  régiment  instruit  en  vue  de  la  guerre  :  d  abord 
l'intelligence  de  chaque  homme  mise  eu  éveil  par  une  éducation 
individuelle,  parce  que  la  carabine  doit  s'éparpiller  dans  la  cam- 
pagne et  que  la  première  unité  constituée  du  régiment  c'est  l'homme 
à  cheval  qui  peut  à  l'occasion  marcher,  observer  et  combattre  seul. 
Ensuite  l'homine  est  pris  dans  le  peloton  qui  a  son  existence  à  part, 
le  peloton  dans  l'escadron.  Et  le  jour  où  chacune  de  ces  fractions 
est  instruite,  le  Régiment  arrive  à  la  vie.  Il  travaille  d'ensemble.  Il 
s'entraîne.  Il  s'assouplit  par  la  gymastique  des  manœuvres. 

Quand  des  mesures  radicales  le  condamnent  à  une 
retraite    prématurée',    «   il    se    retire   discrètement,   sans 

1.  Rapprocher  de  ce  passage  celui  où  Marcel  Luguet  nous  montre  dans 
son  talentueux  Klct'e-iiiariyr,  le  général  Ilielland,  original  du  premier 
ordre,  bourru  et  généreux,  qui  fait  o^ec  quelque  franchise  indisciplinée 
ses  adieux  à  un  brave  officier  qu'on  vient  de  mettre  injustement  à  la 
retraite,  grâce  à  <c  l'envie  basse  et  aux  préoccupations  politiques  qui 
troublent  l'esprit  des  hommes  qui  nous  dirigent,  ou  l'inqualifiable  oubli 
de  toute  ]ju(k'iir  de  la  part  des  chefs  ». 


L  OFFICIEn  61 

bruit,  renfermant  son  chagrin  tout  au  fond  de  son  CŒ'ur 
blessé  ».  Dignité  et  noblesse,  c'est  une  fig-ure  à  la  Many, 
d'une  grandeur  mélancolique  qui  s'élève  jusqu'à  la 
majesté. 

Le  contraste  se  perpétue  avec  le  portrait  de  l'Inspecteur, 
un  général  lont  Jeune,  rude  et  gourmé,  qui  «  fait  son 
petit  Gallifet  »,  servilement,  poussant  l'imitation  jusqu'à 
la  copie  de  sa  coifFure  en  brosse...  Il  punit  les  chefs  parce 
que  dans  les  chambres,  sur  les  pancartes  où  sont  inscrits 
les  officiers  supérieurs  et  généraux,  le  scribe  avait  omis 
la  moitié  de  son  nom  :  «  Je  ne  m'appelle  pas  de  Chau- 
vififué,  mais  Cliéruel  de  Chauvioné.   » 

M.  Lucien  Descaves,  dans  son  roman  très  étudié,  Sous- 
Offs,  a,  en  passant,  silhouetté  les  bonshommes  peut-être 
les  plus  simplement  représentatifs  de  la  moyenne. 

Le  général  inspecteur  (c  furil^ond,  petit,  chétif,  hargneux, 
l'air  d'une  figurine  japonaise  terreuse  et  grimaçante  », 
promène  partout  l'inquisition  de  son  nez  de  fouine,  de 
son  esprit  pointu  et  pontilleux,  flairant  les  petites  négli- 
gences, reniflant  les  taches  sur  les  habits  et  les  boutons 
décousus.  A  côté  de  cet  «  austère  républicain  »  s'empresse 
le  colonel  Le    Taillandier,  dit  Beaux-Pieds  : 

Des  gloii'cs  d'un  jDassé  impérial  il  n'a  conservé  qu'une  carrure  de 
Cent-Gardes  et  des  pieds,  des  pieds  vraiment  petits,  des  pieds  qu'il 
regarde  en  causant,  en  dictant,  en  marchant  —  et  qu  il  couche, 
dresse  sur  la  pointe,  avance,  retire,  impose  à  l'attention  de  l'inter- 
locuteur, du  passant,  de  messieurs  les  officiers.  «  Hein  !  qu'est-ce 
que  vous  dites  de  cela?  Vous  ne  croiriez  jamais  que  je  chausse  du... 
devinez?...  »  Mais  il  vieillit,  la  limite  d'âge  va  l'atteindre  et  on  l'a 
vu,  seul,  en  un  coin  du  quartier,  les  considérant,  ses  chers  beaux 
pieds,  d'un  œil  de  statue  dont  la  base  est  ruinée. 

i  La  musique  est  là?  » 

C'est  sa  première  question,  ou  préoccupation  de  tous  les  jours, 
trahissant  l'invétéré  goût  de  parade  de  l'ancien  séducteur,  médiocre 


62       LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIKME    REPUBLIQUE 

stratégiste.  Oui,  la  musique  est  là,  sa  dernière  conquête,  avec  ses 
valses  en  bouquets,  ses  mélodies  évocatrices,  ses  fantaisies  sur  de 
très  vieux  opéras  que  le  colonel  a  fredonnés  dans  leur  fleur,  aux 
jours  de  gala... 

Et  surtout  le  commandant  Mauvezin,  très  vrai,  et  qu'on 
dirait   vu   par  un  œil  do  soldat  même, 

plus  rude  aux  officiers  responsables  qu'aux  soldats,  rachetant  vis- 
à-vis  de  ceux-ci  ses  exigences  de  rude  chef  par  un   parfait   mépris 

pour   les   inspections    de   détail, bourru  mais   juste,  entendu    et 

crâne,  bouclant  le  sac  d'un  soldat  d'un  brusque  geste  expcrimenlé 
qui  fait  dire  :  «  il  la  connaît  »,  populaire  pour  cela  plus  que  pour 
toute  autre  chose,  plus  encore  que  parce  qu'il  a  garde  des  rigueurs 
pour  les  infractions  graves  à  la  discipline  et  conserve  aux  peines, 
par  l'application  mesurée  qu'il  en  décide,  leur  caractère  d'exemple 
et  de  justice. 

Figures  de  second  plan  nettement  dessinées  en  un  rapide, 
sec,  et  sûr  coup  de  crayon,  et  plus  encore  attrapées  en 
des  gestes  significatifs,  comme  par  la  merveille  du  hasard, 
par  l'objectif  d'un  appareil  à  instantanés. 

Si  M.  Paul  Margueritte  témoigne  une  sympathie  plus 
respectueuse  aux  officiers  généraux,  c'est  qu'il  reporte 
sur  tous  les  chefs  de  l'armée  un  peu  de  la  piété  due  à  la 
mémoire  paternelle;  il  n'en  voit  pas  moins  très  nettement 
les  défauts  des  anciens  compagnons  de  son  père. 

Le  général  Jorleu,  dans  le  beau  roman  fataliste  La 
Force  des  choses,  a  pris  dans  l'habitude  du  commande- 
ment une  étroitesse  et  une  inflexibilité  de  vues  auxquelles 
il  entend  soumettre  ses  enfants  comme  ses  soldats;  il  est 
autoritaire  jusqu'au  despotisme  et  au  sentiment  de  l'infail- 
libilité; il  met  tout  au-dessous  de  l'honneur  dont  il  a  un 
id('>al  très  mesquin  :  c'est  un  honneur  mondain  conven- 
tionnel follement  trempé  de  bigotisme.  Le  colonel  de 
Francœur,  dans  le  roman  fraîchement  anglais  Sur  le 
Retour,  n'est  âgé  que  d'une  cinquantaine  assez  légèrement 


L  OFFICIEU  63 


portée.  Il  «  fait  pendant  »  à  Joricu.  La  naïveté  de  son  à  me 
toujours  jeune,  le  respect  de  la  terre,  une  tendresse  de 
cœur  envers  la  nature  l'ont  préservé  de  la  sécheresse  et 
de  la  l'igidité  militaires,  a  On  ne  sait  quoi  de  simple  et 
de  bon  dément  son  air  d'autorité  rude.  »  Jorieu  et  Fran- 
cœur  aiment  leurs  régiments  comme  des  chevaux  qu'on 
dompte  et  dont  on  soigne  la  belle  robe,  le  colonel  avec 
plus  de  tendresse,  parce  qu'il  est  plus  près  de  ses  hommes. 
Bien  qu'asservis  aux  préjugés  mondains,  tous  deux  ont 
pour  le  monde  le  même  respect  mitigé  du  mépris  de  tout 
ce  qui  nest  pas  militaire  :  ils  connaissent  peu  l'amour  et 
ne  lisent  jamais.  Et  tels  ou  h  très  peu  près  sont  aussi  les 
commandants  ou  colonels  que,  sur  la  toile  du  fond  de  ses 
romans  autobiographiques,  laisse  voir  de  temps  à  autre, 
en  se  déplaçant,  M.  Art  Roë,  braves  gens  immobilisés  à 
dessein  en  des  attitudes  sympathiques,  vraiment  évan- 
géliques  jusqu'en  leur  simplicité  d  esprit. 


ij 


LES    OFFICIERS 


Nos  officiers  sulialternes,  plus  jeunes  et  par  conséquent 
plus  proches  de  nos  écrivains,  élevés  dans  les  idées  nou- 
velles, formés  par  la  science  de  l'histoire  et  une  éducation 
moins  traditionaliste  et  routinière,  participaient  davan- 
tage à  la  vie  moderne  et  attiraient  ainsi  la  sympathie  des 
maîtres  divers  du  roman  contemporain,  les  Bourget,  les 
Prévost,  les  Rosny,  les  Margueritte. 

Pour  cela,  ils  n'en  continueront  pas  moins  à  servir 
d'aliment  aux  amateurs  de  littérature  héroïco-scntimen- 
tale.  Vous  les  retrouverez  dans  les  longues  romances 
dramatiques  de  Mme  Daniel  Lesueur  dont  la  jolie  iVai- 
cheur  de  stvle,  voire  d'émotion,  ne  peut  donner  la  force 
de  la  vie  a  ses  délicats  chromos'.  Le  Jean  Raynaud  de 
Uabhé  Constantin  est  un  jeune  premier  d'opérette  bleue 
dont  l'idéale  sentimentalité  règle  toute  l'existence. 

Le  Jean  d'Agrève  de  M.  Eugène  Melchior  de  Vogiié  est 
un   officier    sentimental  de    la    manière    d'Henri    Rivière, 


1.  Voir  notamment  Inciacible  cliarme,  dont  le  fond  n'a  pas  plus  de  soli- 
dité que  les  fadaises  rococo  de  Mme  Claire  de  Chandcneux  où  il  y  a 
pourtant  quelques  personnages  étudiés  d'assez  près,  mais  piteusement 
rendus,  —  des  officiers  de  garnison  de  province. 


L  OFFICIER  65 

mais  qui  aurait  lu  Homère,  Dante  et  Alfred  de  Vigny, 
peut-être  aussi  Vauvenargues,  qui  ferait  de  Sbelley  son 
bréviaire  et  écrirait  avec  la  chaude  élégance  délicatement 
maniérée  du  vicomte  académicien,  bref  à  peu  près,  — 
supposons,  —  l'officier  «  intellectuel  »  imaginé  par 
M.  Jules  Lemaitre  '.  Toutefois  il  ne  se  défie  pas  moins  de 
la  littérature  que  de  l'amour  dont  il  a  la  plus  héroïque 
peur  d'être  dupe;  et  un  beau  dégoût  romantique  du 
monde  rythme  ses  rêveries;  nature  sincère  et  sensible,  il 
ne  croit  pas  h  la  sincérité  et  h  l'émotion  d'autrui.  C'est 
un  être  d'élite,  bien  supérieur  au  reste  des  hommes,  un 
rêveur  méditatif,  un  poète  voyageur  h  la  Bvron.  Soucieux 
de  conserver  son  indépendance,  il  n'en  est  pas  moins 
jaloux  de  commander;  l'idée  de  le  faire  l'emplit  d'une 
joie  enfantine  et  livresque.  Il  comprend  son  rôle  d'officier 
en  vrai  romantique,  toujours  ;  il  en  a  une  idée  presque 
toute  sentimentale,  le  moins  du  monde  rationnelle,  quoi 
qu'il  en  pense.  Au  fond  bien  qu'il  dise  «  des  choses  très 
fortes  »  sur  la  nécessité  de  la  guerre,  il  n'aime  pas,  il  ne 
peut  aimer  la  guerre,  ayant  une  sensibilité  toute  féminine 
et  littéraire.  «  La  guerre...  ce  serait  pourtant  le  seul 
emploi  de  l'énergie  qui  peut  encore  me  passionner,  le 
seul  où  je  n'aperçoive  pas  l'effroyable  inutilité  de  tous 
les  gestes  qu'ils  appellent  action.  »  C  est  encore  une 
nature  de  femme  froissée,  craintive  du  monde,  qui  aime 
dans  son  métier  l'éloignement,  la  poésie  de  l'absence  et 
des  voyages  exotiques  où  bercer  sa  rêverie  de  penseur 
féminin.  Peu  ont  pesé  sur  lui  le  sérieux,  le  rigide,  le 
mathématique  du  métier  :  il  n'est  ni  froid,  ni  calculateur; 
le  cœur  avant  tout  le  domine,  et  les  coups  de  tête  dirigent 
son  existence.  La  guerre  n'est  en  réalité  qu'un  dérivatif  au 

1.  Écho  de  Paris,  21  juin  1899. 

M. -A.  Lebloxd.  5 


66       LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUnLIQUE 

désespoir  d'amour.  Au  moment  de  la  mort,  à  Formose, 
sous  les  balles  chinoises,  il  voit  sa  dame,  comme  les  preux 
movenàgeux    succombant    dans    une    croisade    contre    les 


De  tels  personnages  peuvent  être  parfois  vivants  par  la 
force  et  la  noblesse  de  leurs  sentiments,  mais  ils  n'appar- 
tiennent pour  ainsi  dire  pas  à  la  vie  réelle.  Bien  davantage 
y  participent  tels  héros  de  Bourget  ou  de  Rosny,  qui, 
sans  doute,  sont  encore  par  de  nombreux  côtés  des  per- 
sonnages de  roman  idéaliste  ou  d'abstraction,  qui  ne  se 
rencontrent  pas  souvent  dans  la  société  mais  s'y  peuvent 
néanmoins  rencontrer  :  s'ils  sont  tout  schématiques  ils 
ont  été  créés  avec  quelque  puissance  de  vitalité  par  une 
imagination  d'esprits  pénétrants. 

Dans  Le  Disciple,  le  comte  André  s'oppose  vigoureuse- 
ment à  Robert  Greslou,  l'officier  traditionnaliste  au  phi- 
losophe anarchiste,  la  robustesse  animale  assouplie  à  l'in- 
tellectualité  effrénée  : 

«  Si  j'avais  songé  à  la  supériorité  que  représente  la  belle  et  solide 
énergie  animale  de  l'homme,  dit  Robert  Greslou,  c'avait  été  d'une 
manière  abstraite,  mais  je  ne  l'avais  pas  sentie.  Le  comte  André, 
âgé  de  trente  ans,  était  un  exemplaire  admirable  de  cette  supério- 
rité-là. Figurez-vous  un  homme  de  moyenne  taille,  mais  découplé 
comme  un  atlilète,  des  épaules  larges  et  une  tournure  mince,  des 
gestes  qui  trahissaient  à  la  fois  la  force  et  la  souplesse  —  de  ces 
gestes  où  l'on  sent  que  le  mouvement  se  distribue  avec  cette  per- 
fection qui  fait  l'agilité  adroite  et  précise,  —  des  mains  et  des  pieds 
nerveux,  disant  seuls  la  race,  avec  cela  le  visage  le  plus  martial,  un 
de  ces  teints  bistrés  derrière  lesquels  le  sang  coule,  riche  en  fer  et 
en  globules,  un  front  carré  dans  un  casque  de  cheveux  très  noirs, 
une  moustache  de  la  couleur  des  cheveux  sur  des  lèvres  serrées  et 
fermes,  des  yeux  bruns  rapprochés  d'un  nez  un  peu  busqué,  ce  qui 


l'officier  67 

donne    au   profil    un    vague  caractère    d'oiseau    de    proie;    enfin   un 
menton  découpé  hardiment  achève  cette  physionomie  dans  un  carac- 
tère d'invincible  volonté.  Et  la  volonté,  c'est  bien  tout  le  personnage  : 
l'action  faite  homme.  Il  semble  qu'il  n'y  ait,  dans  cet  officier  rompu 
à  toutes  les  bravoures,  aucune  rupture  d'équilibre   entre  penser  et 
agir  et  que  tout  son  être  soit  toujours  tout  entier  dans  ses  moindres 
gestes.  Je  l'ai  vu,  depuis  le  premier  soir,  monter  à  cheval  de  manière 
à  réaliser  devant  moi  la  fable    antique   du  Centaure,  mettre    au   pis- 
tolet dix  balles  de  suite  à  trente  pas  dans  une   carte  à  jouer,   sauter 
des  fossés  à  la  promenade,  et,  pour  se  divertir,  avec  la  légèreté  d'un 
gymnaste  de  profession,  de  même  que,   parfois,  et  pour  amuser  son 
jeune  frère,  il  franchissait  une  table  en  y  posant  seulement  les  deux 
mains.  J'ai  su  que  pendant  la  guerre,  et  quoiqu'il  n'eût  encore  que 
seize  ans,  il  s'était  engagé  et  qu'il  avait  fait  la  campagne  de  la  Loire, 
suffisant  à  toutes  les  fatigues    et  rendant  du  cœur  aux  vétérans.  Il 
me  suffit  de  l'étudier,  au  dîner  mangeant  posément,  avec   cette  belle 
humeur  d'appétit  qui  décèle   la  vie    profonde,  parlant  peu  mais  de 
cette  voix  pleine  et  qui  commande,  pour   éprouver,  à  un  degré  sur- 
prenant, cette  impression  que  j'étais  devant  une   créature  différente 
de  moi,  mais  achevée  dans  son  espèce.  » 

«  De  riionneur,  du  sang-froid  et  des  muscles,  dit  le 
comte  André,  quand,  avec  cela,  on  aime  bien  la  France, 
tout  va.  »  Des  muscles  !  il  pratique  avec  passion  tous  les 
exercices  physiques,  il  a  le  culte  de  la  force  poussé  h 
l'extrême  comme  un  barbare,  et  barbare  aussi  sera-t-il 
quelque  peu  :  «  Celui-là  je  suis  bien  sûr  de  lavoir  des- 
cendu moi-même...  Vous  ne  connaissez  pas  cette  sensa- 
tion-là d'avoir  un  ennemi  au  bout  de  son  fusil,  et  de 
l'ajuster,  et  de  le  voir  qui  tombe,  et  de  se  dire  :  Un  de 
moins,  »  Du  sang-froid,  il  en  a  jusqu'à  l'àpreté;  il  voit 
très  nettement  la  lione  de  conduite  à  suivre,  il  a  le  sens 
impérieux  du  devoir  ;  il  est  froid  comme  une  épée,  il  a 
l'insensibilité  et  la  rigidité  d'une  arme  passive,  il  est  une 
arme  que  manient  rHonneur,  le  Devoir,  les  grandes  idées 
de  vieille  noblesse.  L'honneur,  c'est  le  «  mot  »  qui  guide 
toute  sa  conduite  ;  c'est  à  cause  de  l'honneur  de   la  race 


68       LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

qu'il  est  entré  clans  l'armée,  c'est  par  culte  de  l'honneur 
qu'il  aime  la  guerre  et  la  France,  c'est  parce  qu'il  est 
«  afFamé  d'honneur  »  qu'il  n'hésitera  pas  longtemps  h 
rejeter  le  poids  qui  oppresse  sa  conscience,  c'est  par 
devoir  d'honneur  qu'il  parle  et  c'est  pour  l'honneur,  plus 
que  pour  Injustice,  qu'il  «  exécute  »  Greslou. 

En  dehors  de  cela  rien  ne  compte  pour  lui  :  «  I/ins- 
truction,  pour  moi,  dit-il,  ce  n'est  rien,  pire  que  rien 
quelquefois,  quand  ça  vous  fausse  les  idées.  La  grande 
chose  dans  la  vie,  je  devrais  presque  dire  l'unique  chose  : 
c'est  le  caractère.  »  Par  cela  même,  il  n'est  pas  un  être 
aussi  bien  équilibré  que  le  croit  M.  Bourget,  l'équilibre 
résultant  de  l'égalité  des  forces  mentales  et  des  physi- 
ques, de  l'égalité  de  puissance  du  raisonnement  et  du 
caractère.  Son  «  caractère  »,  cultivé  à  l'excès,  a  une  force 
irréfléchie  d'élément  déchaîné  :  il  ne  doute  pas  un  instant 
de  lui-même,  il  n'a  pas  de  scrupules,  il  est  persuadé 
suivre  toujours  le  vrai  chemin,  il  se  constitue  juge,  il 
usurpe  des  fonctions.  Comme  tel,  c'est  un  homme  dange- 
reux qu'aveugle  l'orgueil  de  la  caste.  «  A  l'heure  présente, 
voyez-vous,  dit-il,  il  n'y  a  en  France  pour  un  /lo/nme  de 
notre  nom  qu'un  métier,  celui  de  soldat  »,  —  il  veut  dire 
d'officier,  —  le  métier  où  il  puisse  le  plus  aisément  com- 
mander et  donner  libre  jeu  à  l'orgueil  de  sa  caste. 

Le  plus  puissant  des  romanciers  contemporains,  J.-H. 
Rosny,  a  tracé  dans  la  nouvelle  du  Serment,  délicate  et 
forte,  une  marquante  figure  d'officier  en  laquelle  il  fixe  un 
moment  son  idéal  du  Héros  moderne,  sérieu.r,  conscient  de 
son  rôle  social  et  ferme  devant  la  Destinée,  idéal  dont  il 
poursuit  l'incarnation  en  quelques-uns  de  ses  plus  divers 
romans. 

Le  capitaine  d'artillerie  Béthune  a  trente  ans,  une  phy- 


L  OFFICIEK  69 

sionomie  rude,  mais  belle;  une  voix  grave  qui  est  comme 
le  symbole  musical  de  son  àme  austère,  un  masque  puis- 
sant «  aux  lignes  intellectuelles  et  fermes  n  :  «  l'énergie 
n'y  emprunte  d'ailleurs  aucun  caractère  bestial,  réfugiée 
aux  parties  hautes,  au  front,  aux  yeux,  non  dans  la  car- 
rure des  mâchoires  ».  —  «  Un  corps  solide,  sans  pesan- 
teur, d'une  structure  assez  harmonieuse  pour  porter  tous 
les  costumes.  » 

Au  seul  portrait  physique  déjà  vous  reconnaissez  la 
«  forme  »  d'un  type  idéal.  Béthune  n'est  pas  un  person- 
nage de  roman  réaliste,  mais  presque  plutôt  de  roman 
symboliste.  En  lui  Rosny  personnifie,  anime  une  vertu. 
On  sait  quel  culte  il  a  pour  la  belle  force  physique  au  ser- 
vice de  la  belle  force  morale  (cf.,  outre  ses  romans  préhis- 
toriques, la  nouvelle  typique  :  Le  Champion).  Il  a  allégo- 
risé  en  lui  ce  qu'il  y  a  de  beau  et  d'utile  dans  l'existence 
de  l'armée',  ce  que  peuvent  engendrer  de  noble  la  vie 
des  camps,  les  vertus  du  soldat,  l'endurance,  la  disci- 
pline. Béthune  est  encore  un  philosophe  du  militarisme, 
un  darwinien  militaire.  En  Béthune  Rosny  étudie  la  forme 
particulière  que  le  système  philosophique  prend  dans  un 
cerveau  d'officier  :  «  de  sa  croyance  au  combat  pour  vivre, 
un  merveilleux  instinct  de  travail  lui  était  venu.  De  bonne 
heure,  on   le  considérait  un   peu   partout  comme  une  des 

1.  A  Béthune,  fils  de  bourgeoisie  épurée  par  la  haute  culture,  s'oppose 
assez  bien,  dans  le  roman  de  Rosny,  La  Charpente^  œuvre  de  beauté  pla- 
tonicienne et  de  force  balzacienne,  le  piteux  lieutenant  de  dragons  de 
Béric,  «  nature  décevante  et  misérable  qui  mariait  des  enthousiasmes 
délirants  avec  des  vices  singulièrement  froids;  — plein,  d'ailleurs,  de 
convictions  nourries  à  grand  renfort  de  phrases  creuses  et  d'hystérie  sen- 
timentale, montrant  une  foi  religieuse  fanatique,  il  était  d'une  intransi- 
geance absolue  sur  les  questions  de  noblesse  ».  Type  le  plus  fréquent  de 
l'officier  aristocrate,  trop  souvent  copié  par  les  fils  de  la  bourgeoisie 
parvenue,  rejeton  dégénéré  de  l'ancien  soudard  domestiqué  par  la  société 
polie,  et  qui  appartiennent  à  l'histoire  des  monstruosités  sociales  et  à 
la  physiologie  pathologique. 


70       LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

gloires  probables  de  l'armée.  Merveilleusement  cloué  il  se 
donnait  tout  a  sa  carrière,  »  probablement  sentant  le 
besoin  de  l'unité  de  direction  de  la  vie  qui  fait  la  force. 
Entrons  dans  le  détail,  recueillons  les  traits  épars  : 
«  Rudesse  lacédémonienne  »,  «  fond  autoritaire  », 
«  inconscient  dédain  pour  les  facultés  féminines  »,  la 
féminité;  il  choque  les  jeunes  filles  mondaines  en  quête 
d'amant  tendre  et  subtil,  d'adolescence  délicate  et  quasi 
impubère,  il  n'a  rien  du  ce  chevalier  galant  et  fleuri,  il  ne 
leur  semble  pas  qu'il  «  puisse  posséder  les  qualités  d'un 
être  d'amour  ».  Il  «  semble  prendre  en  pitié  leur  faiblesse 
physique  et  intellectuelle  »,  seulement  poli.  «  Ses  poli- 
tesses, ses  gracieusetés  même  deviennent  une  forme  de 
tyrannie,  une  clémence  de  despote  en  belle  humeur  ».  Il 
est  orgueilleux  de  sa  logique  supérieure,  de  son  aus- 
térité. 

Ses  propos  : 

Malheur  aux  races  qui  ne  veillent,  ni  ne  veulent. 

Ses  théories  et  sa  ligne  de  conduite  : 

Il  croyait  à  l'affaiblissement  d'une  patrie  par  l'exagération  de 
l'amour.  De  bonne  heure  il  s'était  raidi,  il  s'était  refusé  les  faciles 
succès  du  plastron,  les  séductions  hypocrites.  Confiné  dans  l.àpre 
travail  du  cerveau,  on  ne  lui  avait  connu  qu'une  ou  deux  liaisons, 
brèves  d'ailleurs,  excusées  par  le  fait  qu'il  n'avait  dû  mentir  à  per- 
sonne ni  rompre  aucune  promesse.  Toujours  sa  volonté  avait 
dominé  les  circonstances. 

Ses  projets  : 

Les  jours  s'écoulaient  dans  une  grande  paix,  un  travail  harmo- 
nique, une  œuvre  d'étude  puissante  et  opiniâtre,  le  généralat  à 
atteindre  avant  la  cinquantaine.  Il  n'y  avait  pas  de  place  là  pour  les 
passions!  La  science  et  le  positif  en  occupaient  toutes  les  avenues. 
Non  qu'il  se  refusât  la  famille  !  Il  se  marierait  certainement,  il  vou- 
lait donner  des  enfants  à  la  France,  tout  comme  il  lui  donnait  son 
labeur. 


L  OFFICIER 


Ses  rapports  avec  ses  hommes  :  «  Il  est  si  sérieux  quand 
il  a  tait  quelque  chose,  dit  sou  ordonnance,  qu'on  ne  se 
permettrait  pas  d'avoir  de  la  reconnaissance.  »  Mais  de  la 
plus  généreuse  obligeance,  celle  qui  s'ignore. 

Nous  insistons  :  ce  n'est  pas  un  type  observé,  mais 
imaginé.  Il  n'est  pas  plus  réel,  quotidien,  que  l'ingénieur 
polytechnicien  de  M.  G.  Ohnet,  mais  il  y  a  entre  eux  la 
différence  qu'il  y  a  entre  la  vie  que,  même  dans  ses  heures 
de  surproduction,  crée  le  génie  et  une  imagerie  d'Epinal. 

Plus  idéal,  plus  imaginaire  encore  et  néanmoins  très 
intensément  vivant  est  le  héros  des  Corneilles,  cette 
magistrale  transposition  du  Roméo  et  Juliette  dans  le 
monde  moderne.  //  est  «  très  beau  »  et  la  vie  entre  toute 
pure  dans  «  ses  grands  yeux  celtes  candides  ».  Pour  la 
belle  et  éternelle  idylle  de  nature  que  Rosny  évoque  après 
Shakespeare,  il  faut  un  être  de  robustesse  puissante  et 
d'infinie  douceur.  Et  c'est  pourquoi  l'exquis  sentimental 
nécessaire  à  la  fabulation  est  en  même  temps  un  soldat. 
Il  a  la  grande  fraicheur  d'àme  primitive  et  la  magnifique 
force  physique  que  Rosny  unit  dans  quelques-uns  de  ses 
préhistoriques.  Et  comme  primitif  il  ne  saurait  choisir 
que  le  métier  des  armes,  celui  où  se  peuvent  le  mieux 
dépenser  au  service  d'une  grande  cause  le  courage  et  le 
dévouement. 

C'est  au  lycée  qu'il  comprit  sa  Patrie,  qu'il  pleura  le  désastre 
de  1871,  c'est  là  qu'il  entrevit,  à  travers  son  horreur  de  l'homicide, 
le  devoir  du  Français  défendant  la  civilisation.  —  Il  ne  songeait 
qu'à  son  devoir,  se  montrait  un  grave,  un  austère  serviteur  de  la 
Patrie.  Son  père  lui  allouait  une  pension  royale  et  le  jeune  homme 
se  sentait  une  honte  de  cette  fortune  imméritée,  ne  voulait  pas  la 
dépenser  en  plaisirs.  Sans  avoir  encore  toute  la  lucidité  du  juste, 
il  en  avait  les  principes  au  fond  de  sa  haute  nature.  Il  employa 
l'énorme  revenu  à  faire  du  bien  dans  sa  compagnie,  augmentant  le 
confort  des  soldats,  procurant  des  professeurs  et  des  livres  aux 
studieux,  offrant   des  primes  à  ceux  qui  trouvaient  quelque  menue 


72       LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

amélioration  dans  l'exécution  des  travaux,  enfin  dépensant  beau- 
coup d'argent  en  expériences  mécaniques,  chimiques,  balistiques, 
dans  le  but  d'ajouter  quelque  engin  perfectionné  à  la  richesse  défen- 
sive de  la  France.  —  Il  fut  de  l'expédilion  de  Tunisie.  C'est  là, 
aux  bivouacs,  aux  travaux  difficiles,  qu'il  se  montra  admirable 
comme  officier  et  comme  homme,  plein  de  pertinacilé,  d  ingéniosité 
et  de  cœur  donnant  son  intelligence,  ses  bras  et  sa  bourse  à  la 
patrie  et  aux  soldats. 


Nos  romanciers  réalistes  et  ceux  d'observation  pure  ou 
encore  d'information,  amateurs  de  la  notation  brève  et  du 
petit  lait,  ont  tracé  quelc[ues  vives  silhouettes,  quelques 
menus  portraits  bien  campés  en  deux  ou  trois  coups  de 
plume.  Ce  ne  sont  pas  ceux  qui  importent  le  moins;  les 
personnages  principaux,  plus  profondément  fouillés,  sont 
aussi  moins  impersonnels,  déformés  par  l'action  dont  ils 
supportent  tout  le  poids,  la  figure  estampillée  du  cachet 
personnel  de  l'auteur;  les  personnages  épisodiques  au  con- 
traire vivent  pour  ainsi  dire  d'une  vie  spontanée,  ils  ont 
jailli  précipitamment  de  la  mémoire  avant  que  l'imagina- 
tion n'ait  eu  le  temps  de  les  embellir,  les  léchant  et  les 
«  repolissant  »  sans  cesse  avec  trop  de  complaisance  :  ils 
échappent  au  parti  pris  optimiste  ou  pessimiste  de  l'écrivain. 

Quel  officier  ressemble  moins  en  effet  à  ceux  qu'entre 
deux  articles  protecteurs  de  INI.  Quesnay  de  Beaurepaire 
exalta  confusément  hier  M.  Jules  Lemaître,  que  celui  à 
qui,  dans  sa  nouvelle  de  L'Aînée,  où  la  sagacité  s'aiguise  de 
l'ironisme  le  plus  ému,  il  donne  le  rôle  symbolique  de 
séducteur,  le  seul  véritable  rôle  où  se  soient  encore 
complu  les  petits  bourgeois  frais  galonnés  de  Saint-Cyr. 
Relisez  la  nouvelle  et  la  pièce  qui  en  fut  tirée,  et  vous 
verrez  quels  étaient  alors  le  sentiment  de  M.  Lemaitre  sur 
la  moyenne  de  nos  jeunes  officiers  et  le  rôle  social  qu'il 


L  OFFICIER  73 

leur  attribue  comme  habituel.  Voyez  même,  pour  plus 
d'édification,  ce  passage  d'un  sien  article  de  la  lievue  des 
Deux  Mondes  qui  ne  date  pas  davantage  d'avant  le 
1^''  mai  1898.  «  A  ce  moment  critique,  dit-il  en  substance 
et  en  forme,  se  présente  un  lieutenant  de  hussards,  neveu 
de  Dursay,  et  qui  n'a  d'autre  caractère  que  à' être  lieutenant 
de  hussards,  car  c'est  tout  ce  qu'il  fallait  ici.  Le  bel  officier 
propose  h  Lia  un  tour  de  valse.  » 

M.    Henrv    Bérenoer    a    buriné    avec    force,    dans    son 

I/O  ' 

remarquable  roman  de  mœurs  politiques,  La  Proie,  un 
des  plus  solides  de  ce  temps,  le  caractère  de  Varnottes, 
en  lequel  il  a  voulu  représenter  les  jeunes  fonctionnaires 
arrivistes  frais  émoulus  des  Ecoles  militaires  : 

Lieutenant  de  dragons  et  vicomte,  il  monte  bien  à  cheval  et 
descend  du  xv"  siècle.  En  dehors  de  cela  il  n'est  qu'un  «  grand  serin  «. 
—  «  L'autre  jour,  dit  Marcelle  Guermanles,  la  «  créature  d'élite  »  du 
roman,  on  faisait  devant  lui  un  bel  éloge  de  Vlntelligence  de  Taine. 
Il  a  pris  un  air  ahuri,  et  il  m'a  dit  qu'il  déjeunait  souvent  chez  la 
baronne  de  Taisne,  mais  qu'il  ne  savait  pas  qu'un  de  ses  parents 
s'occupât  de  philosophie....  Qu'est-ce  qu'il  recherche  en  moi,  dit- 
elle  encore,  —  le  million  de  ma  dot,  l'héritage  à  venir  et  peut- 
être  le  piston  de  papa  auprès  du  ministre  de  la  Guerre?  Ses 
15  000  francs  de  rente  en  terres  lui  semblent  maigres;  il  voudrait 
avoir  des  chevaux,  des  écuries,  conduire  à  quatre,  devenir  tôt  capi- 
taine, commandant,  et  je  signifie  tout  cela  pour  lui.   » 

A  côté  de  l'arriviste  «  l'histoire  contemporaine  »  pré- 
sente assez  fréquemment,  pour  contraste  parfait,  l'ama- 
teur de  décadence,  aussi  désintéressé  et  inconsistant  que 
l'autre  est  net  et  positif  : 

«  J'ai,  dit  M.  Roux,  un  capitaine  tout  jeune  qui  observe  la  plus 
exquise  politesse.  C'est  un  esthète,  un  rose-croix.  Il  peint  des 
vierges  et  des  anges  très  pâles  dans  des  ciels  roses  et  verts.  C'est 
moi  qui  fais  les  légendes  de  ses  tableaux.  Il  est  charmant.  Il  s'ap- 
pelle Marcel  de  Légère  et  il  expose  à  l'Œuvre  sous  le  pseudonyme 
de  Cvne. 


74       LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

«...  Uu  Saint-Georges.  Il  se  fait  une  idée  mystique  du  métier 
militaire.  Il  dit  que  c'est  un  état  idéal.  On  va,  sans  voir,  au  but 
inconnu.  On  s'achemine,  pieux,  chaste  et  grave,  vers  des  dévoue- 
ments mystérieux  et  nécessaires.  Il  est  exquis.  Je  lui  apprends  le 
vers  libre  et  la  prose  rythmée.  Il  commence  à  faire  des  proses  sur 
l'armée.  Il  est  heureux,  il  est  tranquille,  il  est  doux.  Une  seule  chose 
le  désole,  c'est  le  drapeau.  Il  trouve  que  le  bleu,  le  blanc  et  le  rouge 
en  sont  d'une  violence  inique.  Il  voudrait  un  drapeau  rose  ou  lilas. 
Il  a  des  rêves  de  bannières  célestes.  «Encore,  dit-il  avec  mélancolie, 
«  si  les  trois  couleurs  partaient  de  la  hampe,  comme  trois  flammes 
«  d'oriflamme,  ce  serait  supportable.  Mais  leur  disposition  perpen- 
«  diculaire  coupe  les  plis  flottants  avec  une  obscurité  cruelle  ».  Il 
souffre,  mais  il  est  patient  et  courageux.  Je  vous  répète  que  c'est  un 
Saint -Georges.  » 

{Le  mannequin  d  osier.) 

Vous  rencontrerez  clans  Paul  Hervieu',  et  quelques 
autres  jeunes  maîtres  contemporains  des  silhouettes 
fuyantes  d'officiers  qui  se  ramènent  tous  au  moins  à  deux 
types  :  le  fendard  et  le  galantin.  Prou  d'intellectuel.  De 
même  chez  iNIaupassant,  qui  en  avait  beaucoup  connu,  à 
côté  du  capitaine  Marret,  «  un  des  plus  vieux  africains  de 
l'armée,  un  officier  de  fortune,  ancien  spahi  arrivé  à  coups 
de  sabre  »,  celui  qui  proclame  dans  \vetle  : 

«  Mais  je  ne  suis  pas  le  seul,  non  vraiment  ;  toute  l'armée  fran- 
çaise est  comme  moi,  je  vous  le  jure.  Depuis  le  pioupiou  jusqu'aux 
généraux  nous  allons  de  l'avant  et  jusqu'au  bout,  quand  il  s'agit 
d'une  femme,  d'une  jolie  femiue.  » 

1.  Dans  L'Armature,  un  bel  arriviste  de  race. 


III 


LES    SPECIALISTES 


L'impression  générale  que  devraient  laisser  ces  petits 
portraits  est  celle  de  la  médiocrité  du  caractère  et  de  la 
place  de  lofficier  dans  la  société  moderne.  Quelle  place 
prend-il  dans  la  littérature  des  siècles? 

Ayant  figuré  au  premier  rang  des  épopées  guerrières 
des  races  [Iliade,  Chanson  de  Roland^),  il  s'y  maintient  à 
l'époque  de  la  féodalité  triomphante  où  le  seigneur,  riche, 
est  à  la  fois  un  militaire.  Aux  siècles  où  intervient  la 
renaissance  des  lettres  et  des  arts,  son  prestige  baisse 
sensiblement  devant  celui  des  savants  :  on  conçoit  la 
noblesse  dans  d'autres  fonctions.  Aux  àoes  civilisés  des 
Cours,  c'est  le  courtisan,  produit  d'intellectualité  et  de 
salon,  qui  fait  oublier  le  militaire  en  province;  et  c'est 
presque  plutôt  par  le  goût  des  fastes  belliqueux  de  l'an- 
tiquité qu.'on  célèbre  les  grands  capitaines  :  même  Racine 
ne  voit-il  surtout  en  Achille  qu'un  amoureux.  Les  cam- 
pagnes malheureuses,  le  luxe  et  la  frivolité  des  officiers, 
au    xviii*^    siècle,    attirent    sur    l'armée    le    même    ridicule 

1.  Noter  que  c'est  bien  l'officier,  si  l'on  peut  dire,  et  non  le  soldat,  qui 
s'illustre  dans  ces  épopées,  écrites  par  des  aèdes  ou  trouvères  de  sociétés 
aristocratisées,  tandis  que  dans  les  légendes  —  d'un  Coclès  ou  d'un  Grand 
Ferré  —  c'est  le  plus  souvent  le  soldat  qui  accomplit  les  exploits. 


76       LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

galant  que  sur  le  clergé.  La  grandeur  des  guerres  de  la 
Révolution,  où  elle  se  bat  au  service  d'une  idée,  relève 
dans  l'opinion  ceux  qui  la  conduisent;  mais  les  conquêtes 
napoléoniennes,  exagérant  trop  brutalement  l'importance 
de  l'armée  dont  on  subit  la  supériorité  et  la  morgue  d'un 
fonctionnarisme  onéreux,  déterminent  une  réaction,  et  le 
jugement  qu'on  porta  sur  l'officier  se  confondit  avec  celui 
que  méritèrent  le  rôle  néfaste  et  le  caractère  aventurier 
de 'Napoléon.  La  guerre  de  1870  accusa  cette  tendance 
amère  de  l'esprit  public  à  la  critique  et  au  contrôle. 

Ce  qui  la  rend  de  plus  en  plus  précise,  c'est  d'une  part 
le  désir  de  la  paix  universelle  qui  induira  à  vouloir  utiliser 
l'officier,  instrument  de  guerre,  comme  un  éducateur, 
instrument  de  paix,  d'autre  part  l'initiation  de  tous  les 
citoyens,  de  la  nation  entière  aux  difficultés,  responsabi- 
lités et  secrets  du  métier  des  armes;  du  jour  où  le  service 
a  été  rendu  obligatoire,  où  ce  ne  sont  plus  seulement  des 
illettrés  qui  servent,  où  tous  les  esprits  critiques  eux- 
mêmes  et  notamment  les  littérateurs  ont  dû  passer  par  le 
régiment,  le  contrôle  n'est  plus  resté  une  cbarge  profes- 
sionnelle mais  est  devenu  une  chose  publique  et  dont 
chacun  pouvait  constater  la  sincérité  et  l'exactitude  ;  il  est 
devenu  pénétrant  et  minutieux,  avec  la  force  d'une  reven- 
dication civique. 

Le  service  obligatoire  ayant  h  peu  près  concordé  avec 
l'instauration  du  vrai  suffrage  universel,  les  facultés  cri- 
tiques qui  s'éveillent  en  tout  électeur  ont  appris  à 
s'exercer  sur  le  pouvoir  militaire  en  même  temps  que  sur 
le  pouvoir  civil.  Chacun,  ayant  été  soldat,  est  un  peu  un 
spécialiste;  et  il  faut  donc  accorder  une  autorité  et  une 
attention  particulières  aux  romans  des  spécialistes,  de 
ceux  qui,  ayant  été  des  soldats  d'un  certain  rang  intel- 
lectuel ou   même,   pour  la  plupart,  des  officiers,  ont  pu 


L  OFFICIER  77 

peindre  leurs  camarades  avec  une  minutie  attentive,  sévère 
ou  afFectucuse.  et  que  les  questions  de  métier  elles-mêmes 
intéressaient. 

On  verra  que  c'est  naturellement  chez  ceux-là  que 
l'officier  commence  h  prendre  —  dans  la  littérature  en 
même  temps  que  dans  la  société  —  une  place  plus  impor- 
tante et  plus  grave  :  moins  particulière,  moins  brillam- 
ment anecdotique  et  superficielle,  moins  décorative  et  plus 
active,  plus  profonde  et  simple,  moins  détachée,  reliée 
davantage  aux  diverses  sortes  d'activit*.^  de  la  vie,  plus 
humaine. 

Nous  en  isolerons  d'abord  M.  Richard  O'Monroy,  une 
sorte  de  Gyp  militaire,  dont  le  rire  aurait  quelque  peu 
grossi  au  milieu  des  camps,  et  M.  René  Maizeroy,  dont  le 
vaudevillisme  erotique  se  relève  parfois  d'observation 
juste,  car  ils  n'ont  jamais  vu  dans  l'observation  qu'un 
moyen  de  nourrir  et  d'élargir  copieusement  la  fantaisie.  De 
même  il  convient  de  ne  pas  insister  ici  sur  l'œuvre  de  M. 
Pierre  Loti,  capitaine  de  frégate  Julien  Viaud,  dont  le 
caractère  est  trop  franchement  autobiographique.  Celle 
d'Henri  Rivière  est  bien  terne,  et  il  ne  serait  pas  décent 
même  de  rapprocher  des  noms  qui  précèdent  ou  suivront 
celui  de  M.  Pierre  Maël.  Nous  en  finirons  en  même  temps 
avec  les  autres  écrivains  exotiques,  la  littérature  militaire 
exotique  n'ayant  encore  eu  le  temps  de  fournir  un  type 
d'officier  profondément  étudié  dans  la  nouveauté  de  son 
rôle  colonial. 

M.  Pierre  Mille,  qui  a  ouvert  sur  le  monde  malgache 
des  yeux  peut-être  trop  naïvement  curieux  d'Européen 
dépaysé,  déroule  en  une  série  de  petits  tableaux  plus  ou 
moins  bien  reliés,  mais  très  frais,  et  d'un  exotisme  qui 
sait  ne  pas  être  criard,  la  vie  de  l'officier  colonial  voya- 
geant   en    pays    ennemis    et    inconnus,    dont    le    charme 


78        LA    SOCIÉTÉ    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    RÉPUBLIQUE 

étrange  se  pimente  pour  lui  de  l'obligation  d'être  toujours 
sur  la  défensive.  Vie  aussi  de  douceur  amollie,  et  de 
tendre  curiosité  amoureuse  pour  les  petites  indigènes 
d'originalité  exquise,  «  presque  animaux  qui  caressent, 
aiment,  parlent  »  et  qu'il  finit  par  aimer  naturellement 
dans  cette  «  relative  solitude  »  qui  le  fait  «  très  simple  ». 

—  «  Une  volupté  lente,  indéterminée,  savante  et  d'un 
rythme  inconnu  »,  voilà  pour  distraire  la  moitié  nerveuse 
de  leur  vie;  l'autre  moitié,  c'est  l'action  courageuse  et 
persévérante,  les  raids,  les  trottes  par  les  bois  sombres  et 
traîtres,  souvent  seul  avec  cjuelques  miliciens  peu  sûrs, 
sans  camarade  européen.  C'est  alors  qu'on  sent  la  force 
cachée  de  la  fraternité  qui  unit  entre  eux  les  officiers  de 
même  race  :  quand,  dans  Ramanj  et  Kètaka,  Galliac  quitte 
son  compagnon  pour  une  croisière  d'une  quinzaine  de 
jours  dans  le  Sud,  celui-ci  sent  le  cœur  qui  se  serre.  Mais 

«  le  cœur  qui  se  serre,  l'ennui  douloureux  de  celui  qui  reste,  est-ce 
que  cela  se  dit?  Ah!  que  je  1  aimais  pourtant,  et  comme  il  m'aimait! 
Mais  l'avouer,  mais  l'embrasser  quA.nd  ou  vieillit,  quand  on  a  la  peau 
durcie  par  le  soleil  de  là-bas,  et  des  lèvres  viriles  qui  trembleraient 
dans  un  sanglot,  si  l'on  tentait  de  leur  faire  dire  la  tristesse  de 
l'abandon?  Non  :  Adieu,  tu  m'écriras?  —  Crois  pas.  — Alors  adieu? 

—  Adieu.  » 

Poignantes  émotions  qui  secouent  la  douceur  du  far- 
niente, et  aussi  apreté  des  heures  de  lutte  héroïque, 
souvent  suprême,  angoisses  et  tortures  de  la  fin  cruelle, 
haché  et  brûlé  dans  quelque  case. 

11  serait  injuste  d'oublier  M.  Vigne  d'Octon  qui,  avec 
une  préoccupation  de  la  vérité  qu'outrepassait  la  fantaisie 
poétique  de  iNl.  Pierre  Loti,  a  bien  dit  la  vie  monotone  des 
officiers  au  Sénégal,  leurs  amours  épuisées  sous  un  ciel 
épuisant,  et  les  très  curieuses  pages  de  Paul  Bonnetain 


L  OFFICIER  79 


sur  cet  Extrême-Orient,    terre  d'opium   et    de  fièvre,    où 
s'anémièrent  tant  d'intellioences  cultivées. 


o 


Marcel  Prévost,  sorti  dans  les  premiers  de  l'École  polv- 
technique,  choisit  les  Tabacs,  mais  il  avait  vécu  deux  ans 
avec  nombre  de  nos  plus  «  brillants  »  officiers  auxquels 
le  rattachent  les  liens  de  cette  étroite  camaraderie  si 
célèbre.  Il  a  gardé,  dépouillé  de  toute  naïveté,  l'orgueil 
d'avoir  passé  par  ces  X  que  nous  envient,  dit-on,  les  Deux- 
Mondes'.  Aussi  considère-t-il  tous  les  polytechniciens 
comme  très  intelligents  et  de  science  profonde  et  étendue, 
et  leur  fait-il  provoquer  l'admiration,  d'ordinaire  très 
mesurée,  du  philosophe  Jaufre  [Madetiioiselle  Jaiifre).  Le 
capitaine  d'artillerie  Giacometti,  «  en  dehors  de  ses 
études  spéciales  et  de  son  service,  est  parvenu  a  se  tenir 
au  courant  du  mouvement  philosophique  contemporain  », 
c'est  un  homme  de  science  pure,  ou  mieux  de  sciences 
pures ,  aussi  dénué  de  scrupules  moraux  que  Robert 
Greslou,  qu'il  est  très  intéressant  d'opposer  comme  tvpe 
d'officier  moderne,  d'officiers  mathématiciens  au  comte 
André.  Ce  produit  mathématique  de  l'École  polytech- 
nique tient  peut-être  plus  encore  de  Julien  Sorel  qui, 
de  nos  jours,  eût  été  officier,  prétorien  :  c'est  essentiel- 
lement un  expérimentateur,  il  veut  avant  tout  exercer  sa 
volonté,  éprouver  sa  maîtrise,  son  sang-froid  (notam- 
ment quand  il  presse,  la  nuit,  dans  le  jardin,  la  taille  de 
Camille  tout  en  poursuivant  avec  M.  Jaufre  une  discussion 
sur  la  certitude),  il  veut  étudier  quel  empire  peuvent 
avoir  sur  la  faiblesse  féminine  «  sa  tète  de  Manfred  à 
moustaches  et  h  cheveux  noirs,  ses  yeux  bruns  très  bril- 
lants  »,...    son   visage   énergique,   vrai  masque   de  consul 

1.   M.   Jules   Lemaitre  a  écrit  conti-e  l'Ecole   polytechnique  des  articles 
remarquables  qu'on  ne  doit  cesser  de  rappeler  à  tous. 


80       LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

comme  on  en  voit  sur  les  médailles  »,  l'énergie  militaire 
de  sa  taille  souplement  robuste,  de  son  parler  bref  a  net 
comme  un  commandement  d'armes  »,  de  son  ton  qui  trahit 
la  certitude  d'être  obéi  ».  —  «  Il  semble  jouer  avec  les 
nerfs  de  Camille  et  prendre  plaisir  h  exaspérer  chez  elle 
le  vertige  du  danger  »  :  bref  une  expérimentation  psycho- 
physiologique dirigée  avec  une  calme  précision  scienti- 
fique. Giacometti  est  un  très  curieux  spécimen  des  êtres 
amoraux  que  produit  logiquement  l'éducation  donnée 
dans  nos  grandes  Ecoles,  desservies  par  les  institutions 
religieuses  de   préparation. 

L'École  de  Fontainebleau  n'est  guère  une  meilleure 
maison  d'éducation  sociale  :  dans  Les  Bleaux,  le  regard 
clair  et  net  de  Michel  Corday  éveille  la  vie  de  potaches  à 
galons  des  sous-lieutenants  de  l'Ecole  d'application  de 
Fontainebleau,  vie  de  sports  élégants  et  d'exercices  stupi- 
dement monotones,  de  paresse  routinière  et  d'aimable 
bidonnage  en  compagnie.  Les  deux  personnages  princi- 
paux, les  binômes  Tramontel  et  Verdelin,  opposent  en 
une  antithèse  peut-être  moins  artificielle  qu'elle  ne  le 
parait  d'abord,  l'un  une  conscience  passionnée  travaillant 
une  figure  au  teint  pâle  où  des  «  yeux  mordorés  qui 
semblent  brûler  les  paupières  bistrées  paraissent  témoi- 
gner de  l'ardeur  de  sa  nature  »,  l'autre  un  tempérament 
de  sentimentalité  poétique,  visible  dans  le  regarçl  bleu  un 
peu  voilé  et  égayée  seulement  de  clairvovance  malicieuse. 
Bien  vivants  sont  dès  les  premières  pages  les  deux  Bleaux, 
un  peu  gauchement  dessinés  par  endroits,  mais  si  sim- 
plement vrais,  si  francs,  si  réels,  moins  observés  et  fouillés 
que  vécus  intimement  au  jour  le  jour  d'une  fréquentation 
quotidienne.  C'est  de  la  précieuse  «  information  »  pour 
employer  le  mot  même  de  la  préface  à  Paul  Margueritte, 
celle  qui   résulte   de    la    notation   à   l'heure   l'heure  sans 


L  OIFICrER  81 

arrière-pensée,   au    fur    et    à    mesure    des     impressions. 

Tramontel  est  «  le  laboureur-soldat,-  le  gentleman- 
farmer  en  dolnian  ».  «  Droit  comme  un  eucalyptus  de  sou 
Esterel,  il  passe  d'institution  en  institution,  du  lycée  aux 
écoles  et  des  écoles  au  mariage  ;  »  il  est  déjà  fiancé,  il 
turbine  ferme  pour  bâter  son  mariage;  Verdelin  est  le 
faubourien  de  vie  mêlée  et  énigmatique,  un  peu  désor- 
donné. Mais  cbez  l'un  et  l'autre  même  inconscience  de 
jeunesse  iolle  qui  s'accuse  dès  la  première  scène,  cette 
course  avant  l'heure  vers  Paris,  sous  les  projectiles  de 
l'exercice  qu'ils  désertent,  au  fi  de  la  mort  et  de  la  discipline; 
même  bonté  naturelle,  même  franchise  de  caractère,  même 
ingénuité  enfantine,  saupoudrée  d'esprit  un  peu  trop  facile. 

L'auteur  a  évidemment  voulu  mettre  en  scène  des 
personnages  sympathiques,  et  ce  parti  pris  d'observation 
bienveillante  ne  fait  que  mieux  ressortir  la  stupidité  de 
l'existence  banale  et  étroite  où  l'on  réoularise  au  rouleau 
de  l'ennui  et  du  surmenage  les  jeunes  individualités,  où, 
la  mémoire  «  gavée  d'un  fatras  d'abstractions  inutiles  », 
«  on  se  laisse  pénétrer  par  le  lourd  sentiment  d  autorité  » 
qui  pèse  sur  le  logis  banal  comme  sur  des  chambres  de 
filles.  L'habitude  de  l'obéissance  «  passive  »  et  irréfléchie 
endort  les  esprits  que  seules  les  rivalités  de  corps  réveil- 
lent, qu'aiguillonne  le  mépris  de  l'artillerie  pour  le  génie, 
—  (c  les  sapeurs  »,  —  «  qu'égaie  le  choix  des  uniformes, 
des  belles  bottes  de  cheval  éperonnées  qui  exalte  les 
ambitions  naissantes,  si  bien  qu'on  se  figure  alors  être  né 
pour  le  sabre,  «  pareils  a  ces  excellents  époux  mariés 
par  des  tiers  eu  trois  semaines  et  qui  se  persuadent  en 
moins  de  temps  encore  qu'ils  ont  fait  un  mariage 
d'amour  ».  Deux  parts  :  l'une,  celle  des  heures  de  récréa- 
tion et  de  permission  où  c'est  la  démangeaison  perpé- 
tuelle  d'enfantillages   et   de   turbulences    tels   que   décro- 

M.-A.  Lebloxp.  6 


82       LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

chages  d'enseignes  la  nuit,  tapage  pour  réveiller  les 
marchands  accagnardés  au  lit,  plaisirs  variés  de  noce  et 
de  galanterie  séductrice,  orgies  à  Fontainebleau  sous  le 
couvert  des  vêtements  civils,  débauchage  des  jeunes 
blanchisseuses,  des  filles  de  logeurs,  des  petites  mar- 
chandes que  leur  commerce  met  eu  contact  avec  les  sous- 
lieutenants...  «  Elles  montent,  bavardent,  s'attardent  et, 
peu  après,  se  marient  ailleurs,  avec  des  bosquets  de 
fleurs  dorangers  sur  la  tète...  Les  parents  ignorent  ou 
sont  fiers  d'une  telle  parenté  de  la  main  gauche.  Les 
officiers  sont  très  recherchés  dans  les  familles  :  c'est  une 
façon  de  patriotisme  »  ;  —  l'autre  part,  celle  des  heures 
de  travail,  «  travail  oiseux  »  :  pages  apprises  par  cœur  et 
oubliées  le  lendemain  de  l'examen,  consignes  idiotes  pour 
des  riens,  arrêts  immérités  que  leur  motif  ridicule  sauve 
seul  d'être  odieux  »  :  quatre  jours  pour  bailler,  pour  un 
bouton  échappé  à  une  boutonnière  de  dolman,  pour  un 
gant  incomplètement  boutonné;  dévouement  à  des  tâches 
qui  en  sont  très  souvent  «  indignes  ». 

((  — Oui,  mon  capitaine  »,  cela  vous  tient  lieu  de  point  de  direction 
dans  la  vie,  dit  Yerdelin,  de  morale,  de  tout  ;  avec  ces  trois  mots-là 
on  peut  faire  de  vous  un  héros  ou  un  imbécile.  » 

Et,  comme  ce  sont  les  guerres  seules  qui  donnent  l'occa- 
sion d'être  un  héros  et  qu'elles  sont  rares...  c'est  la  servi- 
lité dorée  du  fonctionnarisme  :  «  La  plupart  ont  choisi  le 
métier  pour  son  éclat  honorable,  son  attrait  et  sa  sécurité 
de  carrière  d'état.  »  S'il  est  vrai  que  «  tous  débordent  de 
bonne  volonté,  de  dévouement,  d'abnégation  »,  ils  sont 
«  contraints  de  les  dépenser  en  des  besognes  qui  ne 
méritent  point  tant  de  hautes  qualités,  en  des  soucis 
d'avancement,  de  hiérarchie,  qui  les  déforment  plutôt, 
telle  une  machine  qui  marche  à  vide  ». 


L  OFFICIER  83 

«  Sous  ce  régime,  dit  encore  Verdelin,  le  sentiment  de  la  respon- 
sabilité s'atrophie  :  sous  prétexte  de  nous  briser,  on  le  brise  dans 
l'œuf...  L'immense,  la  prodigieuse  bonne  volonté  que  je  sens  en 
nous,  au  lieu  d'être  canalisée  adroitement,  déborde,  s'étale,  se  perd 
en  inondations  stériles.  » 

Que  diable  alors  sont-ils  allés  faire  en  cette  galère 
capitane?  —  «  Quand  on  choisit  un  métier,  dit  quelque 
part  Verdelin,  quand  renchaînement  des  hasards  amène  à 
prononcer  ce  vœu  si  grave,  on  ignore  absolument  l'enga- 
gement qu'on  prend.  »  Les  premiers  jours  on  est  étourdi, 
aveuglé  par  la  joie  de  porter  l'uniforme. 

Les  uns  se  cambrent  dans  leur  brillante  tenue  d'artilleurs  : 
c'est  leur  premier  uniforme  d'ofilcier^,  et  ne  le  reconnaît-on  pas  à 
leur  unique  galon  qu'on  le  devinerait  à  la  na'ive  recherche  de  leur 
dolman  haut  de  col  et  mince  de  taille,  au  geste  amoureux  de  leur 
main  sur  le  pommeau  de  leur  sabre  de  cavalerie,  à  toute  la  joie  qui 
paraît  au  travers  de  leur  masque  de  gravité. 

Puis,  petit  h  petit  s'éclaircit  la  vue,  se  fait  nette  la 
vision  de  la  réalité  mesquine.  Et  il  n'y  a  pas  d'autre 
moven  de  se  consoler  que  par  l'abêtissement,  il  faut  se 
taire  :  «  Si  quelqu'un  dit  tout  haut  ce  que  tous  pensent 
tout  bas,  il  est  suspect,  il  est  mal  noté  »  :  de  ses  cama- 
rades comme  de  ses  chefs. 

Et  quels  exemples  pour  se  réconforter!  Voyez  les  vieux  : 
le  capitaine  iNIorgue,  «  froid  h  faire  pâlir  de  rage  un 
glacier  »,  le  capitaine  Juvert  : 

«  Aigri  par  une  ambition  que  ses  états  de  service  n'avaient  point 
assouvie,  on  eût  dit  que  chaque  nomination,  chaque  décoration  d'un 
camarade  rayait  sa  figure,  prématurément  fanée,  d'une  petite  ride. 

1.  Voir  aussi  La  Confession  d'un  enfant  du  siège  qui,  polytechnicien,  se 
résigne  à  servir  dans  l'armée,  ayant  eu  un  mauvais  numéro.  Il  n'a  guère 
de  souci  que  du  mariage  riche  et  de  la  dorure  des  galons.  «  Le  cheval 
va  devenir  sou  unique  orgueil  )>.  Ame  médiocre  et  lasse  de  sa  médiocrité, 
il  n'a  de  goût  pour  rien,  réduit  à  une  sorte  d'automatisme  d'appareil. 


84       LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TBOISIEME    REPUBLIQUE 

Fort  duiie  intelligeuce  qui  fut  belle,  il  ne  la  sentait  pas  décomposée 
par  cette  espèce  de  fermentation  acide.  Et  toute  sa  bile  coulait  sur 
les  élèves.  Sa  susceptibilité  maladive  s'effarait  d'un  souffle  et  le 
cherchait  pourtant.  Familier  avec  les  sous-lieutenants,  il  s'irritait 
soudain  quand  leur  ton  s'inspirait  du  sien,  et  sa  réplique,  lancée  à 
voix  d'acteur,  lui  valait  quelques  rires  courtisanesques,  qui  trom- 
paient, sans  l'assouvir,  sa  soif  inextinguible  de  notoriété  et  de 
succès.  La  scène  se  terminait  par  quelque  âpre  observation  sur  le 
dessin  en  cours,  le  conseil  affectueux  de  se  faire  maçon,  et  de  bonnes 
séances  supplémentaires  qui  avaient  lieu  le  dimanche.  » 


Éducation  de  vieille  routine,  surmenage  stérile,  rien  de 
plus  :  «  S'intéresser  aux  /lom/nes,  c'est  un  point  de  vue 
auquel,  à  Fontainebleau,  on  ne  vous  tourne  pas  l'esprit  »... 
On  n'y  voit  d'ailleurs  jamais  «  le  bout  de  nez  d'un  soldat  ». 

Ces  polytechniciens,  Bleaux  ou  Saint-Cvriens,  il  faut  les 
voir  maintenant  a  larmée.  Ils  y  forment,  selon  M.  Lucien 
Descaves, 

deux  catégories  :  ceux  qu'on  nomme  Père  un  Tel  et  ceux  qu'on 
nomme  un  Tel  tout  court.  C'est  un  Tel  tout  court  quand  l'officier  est 
une  rosse.  Et  dans  l'application  ronde,  au  contraire,  dans  la  filiale 
confiance  de  cette  parenté  imaginaire,  il  y  a  tout  le  soldat,  ne 
demandant  pas  mieux  que  de  croire  à  cette  famille  vantée,  à  ce  grou- 
pement autour  du  chef,  à  cette  hiérarchie  dans  la  tendresse  qui 
ferait  du  colonel  une  sorte  d'aïeul  respecté,  galonné  d'indulgence  et 
chamarré  de  sollicitude. 

Le  père  Montereau, 

est  un  petit  homme  d'une  quarantaine  d'années,  1  air  bon.  brave 
et  bête.  Sorti  des  rangs,  sergent-major  en  1870,  sous-lieutcuant 
de  71  à  75,  en  Afrique  où  il  avait  encore  «  fait  colonne  »  en  1881 
et  82,  comme  lieutenant,  le  capitaine  Montereau  tirait  le  sobriquet 
de  l'Arhi,  que  lui  décernèrent  immédiatement  les  soldats,  du  goût 
maniaque  qu'il  avait  gardé  pour  les  choses  d'Algérie.  Comme  il  était 
poli,  n'entrait  jamais  sans  frapper  dans  une  chambre  de  sous-ofli- 
ciers  et  s'excusait  quand  il  réveillait  le  sergent  le   matin,  il  eut  la 


L  OFFICIER  85 

coutlance  des  cadres  pour  la  considération  qu'il  leur  témoignait.  Il 
ne  savait  rien  de  la  comptabilité,  signait  la  feuille  de  prêt  sans  la 
vérifier,  se  faisait  lire  la  décision,  expliquer  les  ordres,  puis  s'en 
allait  «  visiter  les  chambres  ».  Il  quittait  rarement  le  quartier  avant 
d'avoir  trouvé  une  oreille  où  verser  un  souvenir  d'Afrique. 

Ignorant  et  paterne,  au  demeurant,  il  avait  le  plomb  du  métier 
dans  la  cervelle  et  se  regardait  dans  le  soldat  sans  colère,  plutôt 
avec  plaisir  môme,  au  rebours  de  nombreux  parvenus  militaires  que 
ce  constant  rappel  d'origine  exaspère. 

Il  a  d  autant  plus  de  plaisir  à  se  i'e£rarder  dans  le  soldat, 
dans  son  sergent  notamment,  qu'il  lui  aI)andonne  tout  le 
travail, 

tenu  d  ailleurs  en  haute  estime  par  son  commandant  de  compagnie 
dont  il  était  le  secrétaire  infiniment  précieux.  11  arrivait,  en  effet, 
que  Montereau  fût  obligé  d  établir,  personnellement,  un  rapport.  Il 
s'asseyait  en  face  du  fourrier,  son  sabre  entre  les  jambes,  les  yeux 
au  plafond,  l'inspiration  rétive;  puis  tout  à  coup  :  «  Tenez,  dictez- 
moi  donc...  J'irai  plus  vite.  »  De  temps  en  temps,  il  s'arrêtait, 
s'ébrouait  devant  un  mot  : 

«  Un  ;•,   deux  p,  hein?  —  Pardon,  mon  capitaine  :  un  p  et  deux  ;•. 

—  C'est  bien  ce  que  je  pensais;  merci.  Continuez  '.  » 

Son  prédécesseur,  le  capitaine  Kiihn,  (?tait  au  contraire 
sec  et  bilieux.  M.  Descaves  nous  en  a  accompli  le  plus 
achevé  portrait  de  oenre  : 

Jeune  (il  avait  trente-deux  ans),  grand  et  mince,  avec  une  petite 
tète  de  reptile  économiquement  vrillée  sous  le  front,  sorti  de  Saint- 
Cyr  avec  le  n'^  2,  ancien  officier  d'ordonnance,  le  capitaine,  sans 
déprécier  la  méthode  de  Schnetzer,  procédait  différemment.  Où 
celui-ci,  ignare  et  massif,  allongeait  le  muffle;  déculottait  le  soldat 
pour  mettre  le  nez  dans  ses  douhlures,  Kuhn  affectait  un  outrecui- 
dant dédain,  et,  quand  il  avait  fortuitement  effleuré  un  homme  de  sa 
compagnie,  se  faisait  apporter  une  cuvette  pour  s'y  tremper  les 
doigts.  Il  parlait  de  haut,  de  loin,  ne  descendait  jusqu'aux  sous- 
officiers  que  pour  les  punir,  —  le  foie  malade.  Une   faute,  la  défail- 


1.  M.  Georges  Darien,  dans  son  remarquable  Blribi.  rappelle  M.  Huys- 
mans  par  son  réalisme  pittoresque  et  les  vigoureuses  qualités  du  récit. 


86       LA    SOCIÉTÉ    FRANÇAISE    SOUS    LA    TliOISIEME    RÉPUBLIQUE 

lance  physique  ou  morale  du  soldat  le  trouvaient  également  inflé- 
chissable,  prêt  à  des  comparaisons  d  où  le  Français  sortait  amoindri, 
inférieur,  plat  et  méprisable  comme  rien  du  tout. 

«  Ah!  nous  irions  loin  avec  vous!...  quelle  engeance!  Vous  mar- 
cherez ou  vous  crèverez,  je  vous  briserai  »,.. 

Et  il  les  brisait,  ainsi  que  des  bottes  neuves.  Toutes  y  passaient,  la 
botte  de  fatigue,  sans  talon  et  grossière,  qui  était  le  pioupiou,  et  la 
botte  de  parade,  représentée  par  les  lieutenants  eux-mêmes,  noa 
exempts  d'avanies  et  détestant  Kiilin  dans  les  parlotes  de  mess  sans 
toutefois  aller,  comme  les  soldats,  à  s'écrier  :  «  Toi,  si  l'on  entrait 
eu  campagne  demain  et  que  tu  tiennes  à  la  peau  de  ton  dos,  tu  pour- 
rais demander  ton  changement  de  corps.  » 

On  ne  peut  que  citer  la  page  suivante  où  s'agite  tout  le 
corps  des  officiers,  au  complet,  clans  le  mouvement  pitto- 
resque et  une  belle  couleur  vigoureuse  de  panneau  déco- 
ratif : 

«  Bidel,  le  petit  lieutenant-colonel  et  son  inséparable  cravaclie  ; 
un  air  d'entrer  dans  la  cage  du  régiment  pour  y  dompter  de 
féroces  édentés  rogneux,  blasés  sur  les  coups  de  botte  ;  le  major, 
monté  en  épingle  de  cravate;  M.  le  médecin-major  de  1''°  classe, 
lequel  a  la  tête  des  cadavres  qu'il  a  faits,  blafard  et  1  œil  de  merlan; 
le  capitaine-trésorier,  épais,  inquiet,  dépaysé,  comme  sous  un  dégui- 
sement :  20  kilos  dans  le  fond  de  sa  culotte;  Vert-de-Gris,  le 
capitaine  d'habillement,  sur  la  lamentable  épée  de  qui  semblent 
être  tracées  les  divisions  du  double-mètre,  habituellement  brandi; 
Angelini,  le  chef  de  musique,  long  et  pensif,  portant  dans  son  vaste 
front,  toujours  pensif,  le  génie  du  pas  redoublé  et  du  solo  de  clari- 
nette... De  ci,  de  là,  dans  les  com^Dagnies,  maintenant,  la  bonne 
figuie  d'un  père  de  famille  bourgeoisant  sous  le  dolman  et  la 
visière  du  képi  en  abat-jour,  en  pensant  :  «  Mon  Dieu!  si  c'était 
fini!  »  Les  trente  ans  de  service  de  Chapelin  allant  directement  au 
soldat  et  l'interpellant  :  «  Relève  ton  pantalon  »;  un  vieux  capitaine 
gourmandant  son  caporal  d'ordinaire  avec  une  ingéniosité  d'épicier 
avise;  jjuis,  en  face  de  ces  épaves  de  70,  la  jeune  armée,  les  pro- 
duits, apparemment  dissemblables,  de  Saint-Cyr  et  de  Saint-Maixent, 
l'officier  sorti  du  rang,  se  targuant,  vis-à-vis  du  soldat,  d'une  rou- 
blardise acquise  dans  la  pratique  du  métier  et  s'abaissaut  à  des 
constatations  qui  révèlent  moins  d'une  capacité  que  d'une  origine  ; 
Saint-Cyr  suppléant  par  une  raideur  élégante  et  dégoûtée  à  l'expé- 


L  OFFICIER  87 

rience  qui  lui  fait  défaut  et  Saint-Maixent  af(irmaut  la  sienne  en  de 
tatillonnes  persécutions  ;  Saint-Cyr,  riche  et  frais  émoulu,  prome- 
nant un  index  méprisant  sur  l'équipement  inspecté;  Saint-Maixent, 
pauvre  et  vexé,  plongeant  brutalement  la  main  dans  le  sac  pour  en 
inventorier  l'ordonnance,  des  cartouches  à  la  brosse  en  graisse  '...  y 

Humbles,  cuistres  et  prétentieux,  vous  les  retrouvez 
en  la  même  proportion  clans  les  romans  de  jNI.  Abel 
Hermant.  Y  voici  les  humilies,  tels  que  le  père  Miserey, 
sous-lieutenant  démissionné  qui  a  compris  que  «  sa  place 
n'était  pas  marquée  dans  ce  brillant  corps  »  des  officiers 
modernes,  tous  titrés  ou  riches,  d'une  autre  classe  ou 
d'une  autre  éducation  que  la  sienne,  et  qui  conserve 
seulement  une  religion  attendrie  pour  le  métier  militaire. 
Ils  sont  peu  nombreux;  la  majorité  est  composée  des  offi- 
ciers sortis  des  écoles  et  vaniteux  de  leur  science  encore 
indigérée  ou  de  ceux  qui  sont  nés  des  rangs,  dont  la  vie 
de  soldat  a  durci  le  cœur  et  raccorni  l'esprit  et  qui  ne 
songent  plus  qu'à  punir  comme  ils  ont  été  punis,  bestia- 
lement farouches.  Abel  Hermant  en  fait  grouiller  tout  un 
tas,  bien  vrais,  bien  divers,  en  de  multiples  fresques 
animées  et  pittoresc^ues,  mouvementées  comme  des 
Yernets.  On  a  parlé  de  charge,  de  caricature  :  oh!  rien 
pourtant  des  plantureuses  bouffonneries  de  Charles  Leroy, 
mais  bien  plutôt  quelque  chose  de  très  nettement  perçu, 


1.  M.  Marcel  Luguet  présente  avec  Elève-Martyi-  une  étude  parfois  un 
peu  terne,  mais  consciencieuse,  minutieuse,  exacte....  Très  observé  est  le 
lieutenant  de  la  mairie,  «  indifférent  pour  le  service,  dur  avec  les  hommes, 
haut  et  très  cassant  dans  sa  placidité,  disant  les  choses  les  plus  pénibles 
et  faisant  les  reproches  les  plus  graves  d'un  ton  tranquille  ou  jDlutôt 
dég-oùté,  excédé  ».  <(  Pour  le  lieutenant  Pichard  l'esprit  et  la  lettre  ne 
font  qu'un  :  Il  ne  fait  pas  de  zèle  pour  ne  pas  se  rompre  et  croit  avec 
sagesse  que  la  médiocrité  est  nécessaire.  «  D'automatisme  ponctuel  », 
«  de  fidélité  mécanique  »,  il  estime  que  son  métier  est  par-dessus  tout 
ordinaire.  »  —  «  Routine  intelligente  prête  à  céder  quand  cela  est  néces- 
saire. ■>  Tout  ceci  très  finement  vu,  très  sagace. 


88       LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    HEPUBLIQUE 

finement  observé,  et  chalenieuscment  rendu^  vu  et  «  exé- 
cuté »  par  un  ti'ès  honorable  disciple  de  Flaubert. 

A  côté  de  Virey,  le  parfait  gentilhomme  qui  salue  avec 
affectation  de  politesse  et  que  raidit  une  éternelle  correc- 
tion, passe  le  capitaine  de  Chassanl-Thléry,  a  petit  pète- 
sec  ))  qui  ne  rend  jamais  le  salut.  Le  capitaine  Pimard  de 
Joyeuse  est  un  jockey  vieilli,  toujours  collé  au  cheval,  si 
bien  au  courant  du  service  qu'il  demande  chaque  fois 
qu'il  entre  au  quartier  :  «  Ahé...  ahé...  ahé...  où  est...  où 
est...  mon  escadron?  )>  Et  la  même  phrase  sert  de  leit- 
motiv peu  harmonieux  mais  parfaitement  harmonique  à 
cette  vieille  existence  éculée  qui  traîne  encore  derrière  soi 
un  vieux  collage  héroïque  avec  Mme  Blanche  Potonié,  sorte 
d'Emma  Bovary  pour  caserne,  bêtasse,  filasse  et  fillasse. 
De  même,  le  capitaine  Weber  promène  jour  et  nuit  lànon- 
nement  de  sa  voix  pleurarde;  un  éternel  «  c'est  embê- 
tant !  »  sert  de  ponctuation  à  ses  jérémiades.  Procédé 
à  la  Zola,  dira-t-on  ?  Qu'importe  !  il  n'est  point  si  factice  : 
la  vie,  qui  répète  sans  cesse,  crée  aussi  bien  des  êtres 
dont  les  neuf  dixièmes  de  l'existence  sont  la  monotone 
répétition  du  premier. 

Le  capitaine  Ratelot  est  bête  comme  une  oie  éternel- 
lement effarouchée,  mais  au  moins  c'est  un  brave  bougre, 
tandis  que  le  capitaine  Grapote  est  «  méchant  à  froid  »  et 
allonge  h  tout  bout  de  champ  huit  jours  de  consigne 
sans  plus  de  raison  :  ainsi  au  brigadier  Fandemer,  parce 
qu'en  balavant  la  cour,  les  hommes  n'ont  pas  séparé  les 
cailloux  ronds  des  cailloux  pointus.  Coudougnan,  que 
ses  camarades  ont  surnommé  Perrucador,  «  veut  surtout 
épater  les  gens,  et,  pour  cela,  il  leur  assène  des  punitions 
que  ses  discours  abracadabrants,  semés  de  citations 
latines,  n'égayaient  pas  toujours  assez  :  ce  fumiste  devenait 
terrible  à  ses  heures  ».  Gresset  est  un  officier  brutal  qui 


l'officier  89 

abuse  de  son  autorité  pour  exiger  des  bleus  un  effort  au- 
dessus  de  leur  faiblesse  et  les  harceler  de  petites  punitions 
bêtes,  —  et  qua.nd  il  recherche  la  compagnie  de  ses  infé- 
rieurs, c'est  pour  dénigrer  ses  égaux.  Il  a  l'esprit  faux  et 
pointu  et  tout  juste  bon  h  malmener  des  populations  vain- 
cues, ne  songe  qu'à  invectiver  l'existence  stupide  de  l'offi- 
cier en  temps  de  paix,  «  l'abrutissement  des  garnisons  ». 
Ségalas  va  jusqu'à  donner  des  coups  de  trique  à  son 
ordonnance. 

Nul  parti  pris  pourtant  de  pousser  le  tableau  au  noir; 
cette  vision  triste  est  bien  exacte.  On  sait  plutôt  de  quelle 
affection  profonde  et  intelligente  M.  Hermant  aima  le 
régiment  et  le  soldat,  pauvre  être  à  demi  conscient  que 
cahote  et  affole  cette  vie  d'anarchie  fouettée  de  despo- 
tisme. 

D'ailleurs  voici  de  braves  gens,  Grand  Cyr, 

un  géant  mou,  voûté  comme  un  singe,  tout  étonné  ce  jour-là  de  se 
trouver  au  régiment,  où  il  paraissait  de  loin,  faisant  annoncer 
chaque  fois  son  retour  dans  les  «  déplacements  et  villégiatures  »  du 
Figaro,  plus  étonné  encore  de  se  sentir  à  cheval...  y  étant  comme 
un  singe  sur  le  dos  d'un  cochon  et  mettant  pied  à  terre  sans  attendre 
le  commandement, 

et  ma  foi  aussi  le  baron  Ancelis  de  Cheradame,  qui  n'est 
que  ridicule  : 

Un  officier  de  Crafty  ou  de  Robida,  prodigieux  de  chic,  avec  un 
monocle  vissé  dans  la  visière  de  son  képi.  Il  arrivait  au  galop  ras- 
semblé sur  un  cheval  encapuchonné  comme  un  cheval  de  cirque, 
son  gros  corps  balancé  gracieusement  et  essuyant  la  selle,  les 
coudes  très  écartés. 

Il  en  est  même  d'excellents  auprès  desquels  Abel  Her- 
mant s'attarde  complaisamment  :  Mangenay-Joyeuse,  capi- 
taine-instructeur qui  se  met  au  niveau  des  hommes,  les 
fait  rire  et  les  emballe  d'un  seul  mot,  et  surtout  le  sous- 


90       LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

lieutenant  Maurice  Swift,  «  le  petit  Maurice  »,  qui  fait  des 
compliments  à  Miserey:  ^'à  douceur  de  sa  parole  et  de  son 
sourire  aflPable,  font  naître  tout  à  coup  en  !Miserey  une 
amitié  naïve  et  passionnée;  Swift  est  un  petit  sous-lieute- 
nant débarqué  de  Saumur  l'année  dernière,  très  noceur  et 
très  pioclieur,  ayant  encore  des  fougues  de  gaieté,  de  tra- 
vail et  d'ambition. 

Pour  les  hommes,  c'est  «  l'officier  gentil  »,  le  supérieur  plus  que 
poli,  qui  rend  toujours  le  salut  avec  un  sourire,  qui  ne  refuse 
jamais  une  permission,  qui  a  une  façon  charmante  de  vous  dire, 
avec  son  fausset  féminin  et  enroué  :  «  Vous  êtes  un  rossard  !  » 
L'autorité  de  son  commandement,  pleine  de  modération  et  de  tact, 
vous  tenait  et  vous  mettait  à  votre  aise,  comme  la  finesse  de  sa 
main  mettait  à  son  aise  la  jument  Hallebarde. 

Swift  est  camarade  avec  ses  hommes;  à  la' promenade, 

il  s'amuse  à  les  voir  se  griser  de  campagne  et  de  grand  air, 
comme  une  bande  d'ouvriers  lâchés  tout  un  dimanche  dans  les  ban- 
lieues. Un  jour,  de  sa  voix  douce,  il  fait  quelque  compliment  à 
Miserey  et,  de  ce  jour,  l'existence  de  INIiserey  eut  un  intérêt,  un 
charme.  Ses  journées  se  remplirent  et  s'abrégèrent.  Ses  yeux  allaient 
vers  Swift  invinciblement.  Il  devinait  l'entrée  du  sous-lieutenant 
dans  la  cour  et  se  retournait  pour  le  voir.  Il  s  arrangeait  pour  le 
rencontrer  et  pour  avoir  quelque  chose  à  lui  dire,  se  trouvait  tou- 
jours dans  ses  jambes  comme  un  chien  qui  vient  se  frotter  à  vous. 
Il  ne  le  saluait  pas  comme  les  autres,  il  y  mettait  une  correction 
particulière,  et  en  même  temps  tout  ce  que  la  raideur  militaire  peut 
autoriser  d'abandon.  Dès  que  Swift  surveillait  les  classes,  sa  posi- 
tion devenait  irréprochable,  ses  mouvements  précis;  et  il  manœu- 
vrait sans  une  faute  malgré  l'intolérable  ennui  du  travail  à  pied. 

Cela  n'est-il  pas  du  plus  charmant  idyllique?  On  n'en  a 
pas  moins  vivement  reproché  à  Abel  Hermant  d'avoir  fait 
une  satire  injustement  méchante'. 

1.  Rien  peut-être  ne  saurait  mieux  accréditer  la  justesse  d'observation 
de  M.  Hcrmanl  que  la  lecture  du  Canon  de  M.  Jules  Perrin.  On  gagerait 
que  les  deux  auteurs  ont  rencontré  et  portraicturé  les  mêmes  originaux. 
Comparez    donc  au   petit  Swift   le   lieutenant   Gaine,  délicat  et  gracieux 


L  OFFICIEU  9) 


A  la  vérité  !MM.  Paul  et  Victor  Margueritte,  dont  on  n'a 
cependant  jamais  pour  cela  suspecté  le  patriotisme,  ne  se 
montrent  pas  beaucoup  plus  débonnairement  indulgents. 
Dans  La  Force  des  Choses,  de  Paul  Margueritte,  s'accuse 
«  l'égoïsme  lourd  »  d'Henri  Morlet,  «  militaire  correct  et 
médiocre  comme  on  en  a  tant  connus  au  régiment  )>,  bète 
et  prétentieusement  spirituel,  par-dessus  le  marché  ingrat, 
sans  plus  de  cœur  que  d'esprit.  C'est  un  bellâtre  hypocrite. 
Il  se  tortille  tout  le  temps  les  moustaches,  «  il  passe  sa 
main  sur  son  dolman  comme  les  femmes  qui  assurent  leur 
corset  ».  Pour  faire  sa  cour  au  général,  il  en  accompagne 
tous  les  dimanches  la  femme  et  la  fille  h  la  messe  et  «  fait 
ses  Pâques  ostensiblement  ». 

Tel  autre.  Desportes,  est  «  un  petit  homme  résolu,  ambi- 
tieux et  prudent,  très  dévot,  à  l'œil  de  Normand  madré  ». 
«  Il  a  ce  grand  mérite  :  de  plaire;  il  fait  la  conquête  du 
général,   si  difficile  à  contenter,   de  sa  femme.    »   11    est 

comme  lui,  stick  et  monocle,  essayant  en  vain  de  «  hausser  jusqu'à  la 
brutalité  et  la  correction  de  l'officier  ses  manières  timides  de  mathéma- 
ticien devenu  soldat  par  le  hasard  des  classements  de  l'Ecole  polytech- 
nique ».  Le  capitaine  Chéri  fait  plutôt  penser  à  ceux  de  M.  Descaves, 
mais  le  lieutenant  Gentroux,  «  bon  garçon  mais  tatillon,  se  perdant  dans 
les  détails  d'étiquette,  d'astiquage  raffiné,  «  est  très  proche  de  Simard. 
Le  lieutenant  Crotel  est  une  très  originale  figure  d'officier  universitaire. 
«  Sorti  dans  un  bon  rang  de  l'Ecole  polytechnique,  il  s'attardait  avec  com- 
plaisance dans  les  questions  de  détails  minutieux,  comme  de  savoir  le  nu- 
méro de  forage  de  certaines  rondelles  d'essieu,  et  la  longueur  des  épissures 
des  traits  en  corde.  Dédaignant  les  autres  lieutenants,  «  fort  d'une  supé- 
riorité évidente,  il  est  dur,  cruel,  sans  pitié,  persuadé  sans  doute  que 
la  brutalité  devait  être  la  marque  d'un  esprit  sérieux  et  vraiment 
militaire  ».  —  «  Il  ne  fait  une  manœuvre  que  pour  les  défauts  répréhen- 
sibles  qu'il  peut  trouver  dans  son  exécution,  >>  tout  comme  le  sorbonnien, 
pion  de  grade  supérieur,  ne  fait  faire  une  dissertation  que  pour  les  fautes 
qui  lui  donneront  matière  à  corrections.  Il  trouve  qu'il  ne  faut  pas  de 
soldats  qui  raisonnent.  «  Est-ce  moi  ou  vous  qui  faisons  la  classe?  »  dit 
sèchement  le  professeur  de  philosophie  à  l'élève  qui  veut  discuter. 


92       LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

évident  que,  clans  ce  minutieux  roman  d'observation,  Paul 
Margueritte  a  voulu  décrire  toutes  les  espèces  du  genre 
officier,  et  malheureusement  le  seul  qui  soit  d'esprit  supé- 
rieur est  celui  qui  renonce  à  l'armée  et  qui  trouve  dans  le 
monde  intellectuel  une  situation  bien  plus  en  rapport  avec 
son  mérite. 

Lorsque  les  deux  frères  se  mirent  à  collaborer,  ce  devait 
être  pour  composer  des  romans  militaires,  par  le  double 
effet  d'une  éducation  sur  laquelle  veillait  la  mémoire  de 
leur  père  tue  en  1870  et  d'un  tempérament  qui  les  portait 
à  l'amour  de  la  force  ordonnée,  nécessaire  h  la  réfection 
de  la  France.  Ayant  fait  la  psychologie  de  l'armée  en  1870 
dans  Le  Désastre  et  Les  Tronçons  du  Glaive,  ils  devaient 
utiliser  leur  science  historique  à  mieux  comprendre  et 
montrer  celle  de  1900  :  et  ils  ont  écrit  Le  Poste  des  Neiges. 
Sans  doute  n'ont-ils  pas  songé  h  donner  h  cette  œuvre 
l'importance  —  la  densité  et  l'énergie  d'intention  —  qu'elle 
méritait  autant  que  leur  Une  Epoque,  mais  c'est  un  livre 
substantiel  où  l'expérience  professionnelle  de  l'un  se  for- 
tifia de  la  philosophie  que  l'autre  avait  recueillie  de 
l'observation  du  monde.  C'est  un  beau  livre,  clair  et  har- 
monieux, harmonieux  de  toute  la  paix  grave  des  âmes 
laborieuses,  et  des  paysages  alpestres,  et  de  la  sérénité  d'un 
idéal  de  résio-nation  et  de  dévouement,  livre  haut,  calme 
et  pur  comme  une  cime  neigeuse  montant  au  ciel  large,  et 
lumineuse  des  rayons  de  l'aube  nouvelle,  livre  plus  que 
lumineux,   rayonnant... 

Il  traite  de  la  grave  question  de  la  Paix  Armée,  peut- 
être  plus  lourde,  selon  certains,  que  la  Guerre.  Avant 
d'être  l'objet  des  considérations  sereines  et  moralistes  des 
Margueritte,  elle  avait  été  le  thème  spécial  d'un  roman  de 
critique,   pénétrante  et  lancinante,  de  M.  Eugène  Morel, 


L  OFFICIER  93 

La  Rouille  du  Sabre  \  qui  attira  vivement  l'attention  de 
M.  Coppée  et  de  Séverine  sur  la  situation  pénible  des  offi- 
ciers de  la  France  pacifique.  En  des  pages  d'abord  lati- 
gantes,  d'un  style  énervé,  —  où  s'avère  bientôt  une  sen- 
sibilité profonde,  accablée  et  compatissante,  relevée  d'un 
humour  fin  et  triste,  —  par  des  personnages  vrais  et 
pitoyables  qui  se  débattent  dans  une  vision  générale  de  la 
vie  noire,  agitée,  brutale  et  étreignante,  M.  Morel,  avec  un 
esprit  chagrin  et  aigument  affectueux,  a  fait  sentir  la 
tristesse  de  faillite  de  l'existence  de  l'officier  moyeu, 
médiocre,  sans  grande  instruction,  éducation  ni  philoso- 
phie, après  1870. 

Lui  et  les  autres  ont  été  élevés  pour  la  guerre,  et  durant 
la  paix  continue  c'est  l'oisiveté,  corporelle  et  spirituelle; 
l'énergie  s'ankylose,  le  sabre  se  rouille;  eux,  les  guerriers, 
ce  sont  eux  qui  restent  immobiles,  l'arme  au  pied  comme 
un  boulet,  à  l'écart  de  la  grande  bataille  qu'est  la  vie 
civile  où  ouvriers,  commerçants,  hommes  de  professions 
libérales  luttent  quotidiennement,  développant  leurs 
facultés.  Ils  sont  à  l'écart  de  la  vie  comme  des  moines. 

Ils  sont  bien,  ces  guerriers,  de  lâches  et  pieux  moines,  qui 
prient  et  scolastiquent  quand  règne  la  famine,  et,  quand  le  pays  se 
bat,  qui  s'enferment  au  couvent  loin  du  bruit  des  batailles,  et  vou- 
draient bien  —  au  moins  le  soir,  ils  ont  le  temps  —  prendre  part  à 
la  lutte,  vivre  le  sort  des  hommes,  gagner  quelque  salaire,  ne  plus 
vivre  d'aumônes,  et,  le  temps  que  ne  prennent  pas  les  dévots  exer- 
cices, —  travailler!  Mais  la  règle  le  défend;  et  ils  sont  prisonniers. 
La  règle  n'autorise  que  passe-temps  anodins.  Ils  jouent,  parfois,  ils 
boivent,  dit-on,  et  ont  des  femmes  :  celles  des  autres.  Mais  surtout, 
et  la  règle  le  conseille,  ils  fixent  dans  des  livres  comme  en  leur 
existence  l'inutile  passé;  ils  rédigent  l'historique  de  leur  ordre  et 
de  leur  maison,  racontent  la  vie  de  leurs  saints,  héros  et  fondateurs, 
ils  édifient  ce    siècle    auquel   ils    ne    sont    rien;  ils    publient   leurs 

1.  Eugène  Morel,  La  Rouille  du  Sabre,  Havard. 


94       LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

pouillés,  chartriers,  cartulaires  ;  ils  fout  des  livres  pieux  pour  les 
petits,  des  chemins  du  ciel,  des  règles  de  l'âme,  des  livres  d'or, 
manuels  de  piété,  journées  du  bon  soldat,  étendent  sur  du  pain  sec 
des  sentiments  exquis,  ou  bien  ils  éclaircissent  des  points  de  la 
théorie,  argumentent  patiemment  sur  les  textes  inamovibles,  les 
actions  des  grands  saints  et  les  méthodes  fameuses;  ils  font  un  peu 
de  musique,  ayant  leur  liturgie;  ils  sont  juristes,  ayant  un  code 
exprès  pour  eux;  ils  commentent  le  canon,  les  rapports,  les  décrets. 
Surtout,  méticuleux,  ils  discourent  sur  les  rites,  règlent  des  points 
précis  de  leur  cérémonial;  jamais  le  rituel  n'a  des  plis  assez  droits  ; 
ils  prennent  la  règle  pour  en  fixer  le  hiératisme.  En  grande  pompe, 
revêtus  de  somptueux  habits,  les  jours  de  fête,  devant  de  grands 
chefs  qui  officient,  ils  processionnent.  C'est  là  un  beau  spectacle 
auquel  la  foule  se  presse,  avide  de  dorures,  de  musique,  de  cor- 
tèges, de  bannières. 

Mais  enfin  que  font-ils?...  On  dit  qu'ils  prient  pour  nous! 


Cependant  ils  sont  mariés.  Aussi  inij^ropres  à  la  vie 
que  des  moines  célibataires,  ils  ont  des  charges  de  famille  : 
et  c'est  le  côté  le  plus  angoissant  de  leur  existence.  Le 
capitaine  Jeannin  a  épousé  la  fille  d'un  artiste  dont  il  n'a 
jamais  pu  comprendre  l'àme  indécise  de  petite  fille,  et 
il  s'en  est  d'autant  plus  éloigné  chaque  jour  qu'il  ne 
pouvait  lui  appliquer  les  règlements  militaires,  les  seuls 
dont  son  esprit  sût  le  maniement.  Père,  tour  à  tour  brutal 
et  débonnaire,  il  n'est  pas  davantage  à  même  de  com- 
prendre, d'éduquer  ses  enfants,  de  les  diriger  dans  la 
vie  civile  dont  il  ignore  l'organisation  :  aussi  son  fils, 
devant  les  premières  difficultés  de  l'existence,  se  suicide- 
t-il,  et  sa  fille,  renvoyée  de  la  légion  d'honneur  pour  une 
peccadille,  puis  mariée  sans  dot,  quitte-t-elle  le  foyer 
conjugal,  lui  laissant  la  nouvelle  charge  de  deux  garçons. 

Tant  de  malheurs  l'ont  ensemble  abasourdi  et  assoupli  : 
il  se  dévoue  courageusement  à  élever  ses  petits-fils,  mais  sa 
pension  de  retraite  est  plus  qu'insuffisante  et,  vieil  olficier 
à  demi-inculte,   bavard  et  roide,  il  trouve  difficilement  à 


L  OFFICIER  95 

s'employer.  Il  meurt  abruti;  un  piquet  de  soldats  vient 
lui  rendre  les  honneurs  militaires  à  sa  porte  mais  ne 
raccompagne  même  pas  au  cimetière,  trait  symbolique  du 
règlement  de  l'armée  qui,  après  avoir  accaparé  et  façonné 
les  hommes  à  son  seul  service,  les  abandonne  toujours  h 
demi-route. 

C'est  un  roman  douloureux,  pji'esque  anarchiste,  qui, 
en  sa  force  amère,  exprime  plus  encore  un  désenchante- 
ment fondamental,  un  sentiment  pessimiste  de  la  vie 
entière  que  de  la  carrière  militaire  :  aucunes  visions  de 
ménages  civils  satisfaits  ou  au  moins  aisés  n'y  encadrent 
en  e|ïet  la  peinture  du  ménage  d'officier.  Les  personnages, 
M.  et  Mme  Jeannin,  sont  constitutivement  si  gauches  qu'on 
n'aperçoit  joas  que  dans  une  autre  condition  ils  eussent 
pu  être  plus  heureux.  Il  en  résulte  que,  tout  en  accusant 
avec  éloquence  les  vices  du  régime  militaire  contemporain, 
l'auteur  ne  nous  fait  guère  pressentir  par  quelle  réforme, 
pratique  ou  morale,  ils  puissent  être  corrigés. 

Il  ressort  terriblement  de  ce  roman  que  la  souffrance 
des  êtres  piteux  ne  peut  pas  être  féconde  pour  l'humanité. 
MM.  Margueritte,  en  plaçant  dans  leur  Poste  des  Neiges, 
sinon  du  tout  un  être  exceptionnel,  un  homme  d'une 
bonne  intelligence  moyenne,  ont  posé  avec  mesure  et  effi- 
cacité la  question  : 

Clerget  est  un  mondain  d'un  «  égoïsme  ingénu  »,  fat 
et  orgueilleux,  beau  garçon  de  parade,  courtisant  plusieurs 
femmes  indifféremment,  voire  habillé  d'une  maîtresse,  tout 
à  la  mode  enfin,  le  vrai  type  courant  et  gentiment  coureur 
de  l'officier  français.  Dans  quelques  années  il  sera  comme 
ce  capitaine  de  hussards,  «  le  marquis  Ilaussois  du  Sausset, 
héros  habituel  des  bals  et  conducteur  assermenté  de  tous 
les  cotillons  »,  sans  oublier  les  cheveux  teints^  séparés  par 


96       LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

une  raie  trop  large,  le  visage  craquelé  d'une  infinité  de 
petites  rides.  Clerget  a  d'ailleurs  des  qualités,  mais 

le  commaudant  Schlem,  son  chef  de  corps,  uu  apôtre  de  la  gran- 
deur et  de  la  servitude  militaires,  s'irrite  de  le  trouver  correct, 
exact,  irréprochable  en  apparence,  et  de  le  sentir  au  fond  distrait, 
léger,  dissipé;  il  lui  fait  presque  un  crime  de  ne  pas  développer 
davantage  ses  qualités  de  fond,  de  se  contenter  de  la  surface,  du 
brillant.  —  «  Clerget,  lui  a-t-il  dit  un  jour  avec  une  tristesse  dans 
sa  voix  rude,  on  n'est  un  véritable  soldat  que  lorsqu'on  a  la  foi...  » 

Clerget  est  subitement  appelé  h  occuper  le  poste  péril- 
leux des  Neiges.  Ennuyé  d'abord  de  quitter  sa  vie  mon- 
daine, toute  légère  et  pailletée  d'or,  pour  rentrer  dans 
cette  rude  solitude,  il  arrive,  après  bien  du  spleen  et  des 
trouilles  et  crises  de  conscience,  par  honnêteté  de  carac- 
tère, hauteur  d'à  me  et  intelligence  pure,  à  prendre  goût 
à  son  métier,  h  le  remplir  non  seulement  avec  conscience 
mais  avec  joie  et  charme.  Prudent,  sachant  commander 
et  se  faire  obéir,  soucieux  de  l'exemple  à  donner,  il  par- 
vient à  avoir  naturellement  le  souci  fraternel  de  ses 
hommes  :  un  à  un,  il  les  interroge,  les  regardant  dans 
les  yeux,  leur  parlant  d'un  ton  cordial,  cherchant  à  se 
mettre  dans  la  mémoire  leurs  noms  et  leurs  visages.  Plus 
tôt  il  les  connaîtra,  plus  vite  il  aura  action  sur  eux  et  les 
tiendra  en  main  ;  il  leur  fait  de  courtes  conférences 
moralisatrices.  C'est  un  petit  gouvernement  d'intelligence 
et  d'affection  :  administrateur  idéal,  il  métamorphose  en 
un  séjour  délicieux  ce  poste  désolant,  parce  qu'il  a  groupé 
autour  de  lui  des  âmes  amies,  parce  qu'ayant  pris  con- 
naissance des  qualités  comme  des  défauts,  il  a  su  trouver 
le  moyen  de  relever  en  même  temps  le  physique  et  le 
moral  de  ses  hommes.  Administration  aussi  paternelle 
que  fraternelle  :  les  soldats  ont  pour  chef  un  homme 
grave  et  tendre  dont  ils  finissent  par  jalouser  l'affection. 


L  OFFICIER  Îl7 

Altaclié  h  tous  il  prend  de  plus  en  plus  conscience  de  sa 
mission,  il  monte  de  l'indifférence  au  dévouement,  au 
beau  zèle,  h  l'ardeur  altruiste,  il  acquiert  la  réelle  vertu 
militaire. 

L'éducation  du  collège,  ce  métier  des  armes  si  prôné,  illustré 
par  tant  de  hauts  faits,  tant  d'exemples  valeureux,  César,  Alexandre, 
Napoléon,  avaient  rempli  son  cœur  d'enthousiasme  et  d'admiration. 
S'il  ne  s'était  pas  dit  :'  «  Je  serai  Bonaparte  »,  c'est  que  la  guerre 
de  1870  avait  laissé  trop  d'ombre  sur  ses  rêves;  et  dans  l'humilia- 
tion, dans  la  fierté  aussi  de  son  cœur  d'écolier,  il  lui  a  suffi  d'être 
d'Assas,  La  Tour  d'Auvergne,  de  sabrer  comme  La  Salle  à  travers 
les  champs  de  bataille  de  l'Furope,  de  grimper,  clairon  ou  porte- 
drapeau,  à  l'assaut  de  Malakoff.  L'héroïsme  d'une  heure,  d'une 
minute  flamboyante,  voilà  par  quoi  il  brûlait  de  se  signaler;  un 
acte  lui  eut  suffi  pourvu  qu'il  fut  sublime.  Il  avait  eu  un  excellent 
tailleur,  des  succès  de  femme;  il  avait  fait  preuve  d'une  brillante 
adresse  à  l'escrime,  d'un  beau  sang-froid  au  jeu.  Il  passait  pour  un 
garçon  d'esprit,  de  mérite.  «  Très  intelligent,  Clerget.  Il  deviendra 
ce  qu'il  voudrai...  »  Il  le  savait,  et  se  reposait  sur  ces  lauriers 
faciles,  sans  joie.  11  souriait  de  ses  illusions  d'enfant;  oh  non!  elle 
n'avait  rien  de  sublime,  sa  vie!  Visites  des  chambrées,  inspecter  la 
propreté  des  hommes,  des  armes,  des  locaux,  commander  l'exercice, 
quelle  fastidieuse  besogne  à  la  longue!  De  bons  garçons,  des  cama- 
rades, plusieurs  même  distingués;  mais  les  propos  de  mess  man- 
quaient vraiment  de  variété.  Une  ville  agréable,  Chambéry,  mais  à 
tout  prendre,  la  province.  Et  ainsi  Clerget,  sans  y  penser,  se  lais- 
sait, de  par  son  intelligence  désabusée,  aller  à  la  sécheresse.  Ses 
soldats,  il  se  montrait  pour  eux  juste,  courtois,  jalutôt  bienvaillani, 
mais  un  sentiment  aristocratique  inavoué  ne  l'en  éloignait-il  pas  ? 

Tout  en  appréciant  leur  force  collective  obscure  et  ce  qu'ils 
représentaient  de  valeur,  d'énergie,  de  dévouement  latent,  les  dis- 
tinguait-il suffisamment  les  uns  des  autres?  Etaient-ils  pour  lui 
autre  chose  que  «  les  hommes  »,  troupeau  docile  qui  manœuvrait  à 
son  commandement  !  Jamais  il  n'avait  abusé  de  son  autorité,  mais 
avait-il  tenté  de  combler  un  peu  cet  abîme  qui  sépare  le  soldat  de 
l'officier  ?  Avait-il  cherché  quelque  rapprochement  compatible  avec 
sa  dignité?  Sa  sollicitude  s'était-elle  assez  marquée  dans  les  détails  ! 
Un  vague  resjject  humain,  de  l'indifférence,  ne  l'avaient-ils  pas 
souvent  retenu,  au  moment  de  parlera  un  «  homme  »,de  s'informer 
de  ses  besoins,  de  ses  désirs,  de  ce  qui  pouvait  le  peiner  ou  l'huini- 

M.-.\.'  Ledlond.  ~ 


98       LA    SOCIETi:    FnANÇAISE    SOUS    LA    TROISIKME    REPUBLIQUE 

lier?  N'avait-il  pas  pratiqué  celte  maxime  qu  il  ne  faut  pas  avoir  trop 
de  zèle,  sous  peine  de  se  voir  investi  de  toutes  les  corvées? 

Maintenant... 

Améliorer  de  toutes  les  manières  sou  petit  poste,  la  sécurité  et 
le  bien-être  de  ses  hommes,  était  pour  lui  une  obsession  pleine 
d'intérêt  et,  pour  un  peu,  d'agrément.  Ainsi  les  cheminées  recon- 
struites après  la  tourmente  de  Noël  fumaient  avec  une  obstination 
diabolique;  quelle  malédiction  quand  la  fumée  envahissant  la 
baraque,  il  fallait  éteindre  les  poêles,  subir  le  froid  !  Clerget  fut  très 
lier  de  découvrir  le  moyen  d'y  remédier,  en  faisant  fabriquer  par  le 
menuisier  Sainjoire  des  boîtes  en  bois,  recouvrant  et  haussant  les 
cheminées;  on  y  avail  ménagé  deux  petites  ouvertures.  Il  suffirait 
dorénavant  de  déplacer  les  caisses  suivant  les  caprices  du  vent. 

Préoccupé  de  la  santé  des  hommes,  il  ordonnait  de  fréquents 
lavages  des  planchers  et  boiseries  avec  une  légère  quantité  d'eau 
additionnée  de  grésil,  l'exposition  à  l'air,  quand  le  temps  le  permet- 
tait, des  fournitures,  draps,  couvertures,  effets,  etc.  Il  prenait  son 
métier  au  sérieux,  se  disait  avec  complaisance  :  c<  Si  Schlem  me 
voyait...  »,  puis  il  doutait  :  «  Serait-il  satisfait,  le  vieux  Rabat-Joie  ?  » 
Sans  doute,  il  trouverait  qu'on  pouvait  mieux  faire  encore,  et  ce 
mieux,  Clerget  le  cherchait  de  tout  cœur. 

Il  s'était  pris  d'un  intérêt  passionné  pour  le  coin  de  frontière 
qu'il  gardait.  Pendant  des  semaines,  son  unique  souci  avait  été  d'eu 
pratiquer  les  abords,  d'en  reconnaître  les  défenses  naturelles  ;  il 
les  avait  expliquées  sur  place  à  ses  hommes,  il  leur  en  avait  fait 
comprendre  l'importance  pour  l'attaque  et  la  défense.  Que  de  fois, 
devant  eux,  en  de  courtes  causeries,  il  avait  évoqué  ces  mots  qui 
palpitent  d'un  sens  mystérieux,  qui  contiennent  plus  d'infini  que 
d'autres  :  la  guerre,  la  patrie,  le  drapeau,  la  discipline!  Des  exem- 
ples venaient  à  ses  lèvres,  les  plus  glorieux  de  noire  histoire.  Il  se 
gardait  seulement  d'avoir  l'air  d  enseigner,  appuyait  ses  conférences 
morales  sur  quelque  fait  immédiat,  une  impression,  un  sentiment 
de  la  minute;  et  il  savait  aussi  les  faire  désirer  par  ses  hommes, 
intéressés  et  heureux  de  s'instruire. 

Ce  Clerget,  avisé  et  délicat  éducateur  d'hommes,  les 
Margueritte  ne  nous  le  donnent  point  pour  autre  chose 
qu'un  olficier  idéal.  Il  n'est  pas  précisément  l'exception 
qui  sert  à  confirmer  la   règle,  mais   il   se  distingue  assez 


L  OFFICIER  99 

nettement  des  compagnons  que  le  hasard  a  rapprochés 
momentanément  de  lui  :  l'olficier  lourdement  pléhéien, 
Bermud,  pour  qui  l'essentiel  est  l'entraînement  physique, 
ou  le  lieutenant  Duménil,  léger,  blagueur,  peut-être 
jusqu'à  la  méchanceté,  friands  des  racontars  mondains, 
des  potins  et  des  scandales  de  la  vie  de  cercle! 

Le  Poste  des  Neiges  garde  aussi  de  l'importance  comme 
roman  de  réalité,  car  il  est  l'aboutissement  dans  la  litté- 
rature du  mouvement  d'idées  de  réforme  C[ui  tend  aujour- 
d'hui à  renouveler  l'esprit  de  l'armée  en  la  républicanisant. 
Un  certain  nombre  de  jeunes  officiers  —  qui  souffrent 
de  voir  la  suspicion  jetée  par  la  plupart  des  intellectuels 
sur  l'ensemble  de  leur  corporation  —  estiment  pouvoir 
servir  efficacement  la  Répul^lique  en  faisant  l'éducation 
morale  et  même  civique  des  hommes  que  chaque  année 
la  conscription  enlève  quelque  temps  à  l'abrutissant 
labeur  des  campagnes  et  des  villes  :  très  courageusement, 
ils  ont  pris  h  cœur  cette  besogne  quotidienne  cju'ils 
accomplissent  avec  modestie,  tout  en  sachant  parlaite- 
ment  déplaire  à  leurs  supérieurs  qui  ont  conservé  et  veu- 
lent maintenir  l'esprit  du  Second  Empire. 

Ils  ont  senti  l'importance,  le  privilège  moral  de  la 
situation  où  les  place  un  ordre  de  choses  cjui  met  sous 
leur  direction  toute  la  jeunesse  française  h  l'àgc  criticjue 
où  l'adolescent  devient  homme,  ils  ont  éprouvé  avec  la 
beauté  de  leur  rôle  la  gravité  de  leur  responsabilité  ;  ce 
que  manifeste  entre  tous  le  livre  du  lieutenant  Demongeot, 
Citoyen  et  soldat,  dont  il  s'est  trouvé  justement  que  les 
Margueritte  ont  écrit  lavant-propos.  La  lecture  de  cette 
œuvre,  forte,  noble,  qui,  il  est  vrai,  n'est  point  complète, 
car  il  y  manque  les  statistiques  et  documentation  néces- 
saires h  en  faire  le  travail  pour  c{uelc[ues  années  définitil. 


100      LA    SOCIKTÉ    FRANÇAISlî    SOUS    LA    THOISIKME    REPUBLIQUE 

mais  qui  est  déjà  ingénieuse  h  exposer  les  réformes,  notam- 
ment par  des  comparaisons  avec  les  armées  des  autres 
pays,  complète  celle  des  romans  :  elle  établit  la  véracité 
des  romanciers  en  donnant  la  même  impression  générale 
sur  l'armée  actuelle,  mais  elle  se  distingue  par  une  force 
d'énergie,  l'optimisme  d'une  àme  active  et  dévouée,  saine 
et  vigoureuse,  la  volonté  d'être  utile  qui  manquent  aux 
romanciers  d'observation  et  s'affirment  seulement  chez  les 
Margueritte  dans  un  simple  éclat.  C'est  le  livre  excellent 
d'un  esprit  à  la  fois  pratique,  qui  comprend  par  exemple  la 
nécessité  de  transformer  l'armée  en  une  école  de  prépara- 
tion h  l'agriculture  ou  à  l'industrie  —  ce  qui  existe  déjà  dans 
certaines  armées  étrangères,  —  et  idéaliste,  qui  prétend 
donner  aux  conscrits  une  constante  éducation  civique  de 
solidarité  quotidienne;  et  il  est  à  l'honneur  de  l'armée 
française  d'avoir  été  l'atmosphère  où  il  lut  composé. 

Il  appartenait  aux  Margueritte  d'écrire  le  livre,  très 
utile  à  la  France,  qui  avait  pour  double  but  de  soutenir 
moralement  ces  officiers  dans  leur  pénible  effort  et  de 
détourner  d'eux,  en  révélant  leur  caractère,  les  attaques 
trop  souvent  confuses,  bohèmes,  aveugles  et  irrationnelles 
contre  «  l'armée  »,  pour  longtemps  encore  nécessité  des 
temps  modernes.  11  est  précieux  d'employer  à  la  réforme 
d'un  corps  une  partie  des  forces  criti(|ucs  qui,  en  se  préci- 
pitant toutes  ensemble  au  travail  de  démolissement,  ne 
font  que  paralyser  et  vicier  leur  œuvre  salutaire  de  destruc- 
tion. L'armée  existe,  ne  peut  être  supprimée  :  il  faut  en 
faire  une  institution  doublement  utile,  qui  ne  soit  pas 
seulement  une  force  de  défense  mais  une  force  de 
progrès,  une  entreprise  sociale,  un  mode  d'éducation 
nationale.  Les  auteurs  d'67ie  Epoque,  ensemble  des  quatre 
romans  historiques  sur  1870-1871,  œuvre  exacte  et  puis- 
sante, apitoyée  et  sévère,   où   la  race  peut   prendre   enfin 


L  OFFICIER  101 

conscience  des  raisons  profondes  de  sa  défaite,  de  ses 
défauts,  et  en  parliculier  —  contrairement  à  l'opinion 
courante  —  de  la  mollesse  qu'elle  a  montrée  a  se 
défendre  ',  de  l'embourgeoisement  des  paysans  dans 
l'égoïsme,  étaient  bien  constitués  et  élevés  pour  écrire, 
avec  une  simplicité  vigoureuse,  l'évangile  des  officiers 
d'esprit  nouveau.  De  tous  les  romanciers  contemporains 
ce  sont  peut-être  l*es  tempéraments  les  plus  sains,  les 
esprits  les  plus  équilibrés,  les  consciences  les  plus 
honnêtes;  et  tout  en  possédant  le  sens  historique  péné- 
trant et  impartial,  rintelligence  critique  et  l'esprit  réfor- 
mateur qui  les  a  conduits  à  écrire  avec  tant  de  couraere 
le  plaidoyer  de  la  Commune-,  ce  sont  des  cerveaux  con- 
structeurs, organisés  pour  bâtir  plutôt  que  pour  détruire. 
Ils  ont  le  sentiuient  grave  de  la  vie,  la  compréhension  de 
la  beauté  et  de  l'utilité  à  soi-même  du  devoir,  de  celles  de 
la  responsabilité  et  de  la  discipline  qui  assouplit  à  l'ini- 
tiative, le  goût  du  travail  et  de  l'édifice,  l'instinct  altruiste; 
la  seule  chose  cjui  ne  soit  pas  assez  profonde  en  eux,  c'est 
le  goût  et  le  sentiment  esthétique  de  la  pauvreté,  indis- 
pensables avant  tout  à  une  démocratie  en  genèse.  Ils  sont 
le  Vigny  démocratique  qu'il  fallait  à  l'armée  d'aujourd'hui, 
moins  altier,  moins  désenchanté  que  le  grand  écrivain  de 
Servitude  et  grandeur  militaires,  la  confiance  étant  juste- 
ment une  des  qualités  actives  les  plus  nécessaires,  aujour- 
d'hui,  à  la  démocratie. 

On  retrouve    une    lumineuse    figure   tolstoïenne^   dans 
Pingot  et  moi  de  M.  Art  Roc,  dont  les  œuvres  offrent,  avec 


1.  Il  s'agit   ici  non  de    l'armée,  mais  de   la  nation  entière,    citadins    et 
paysans. 

2.  La  Commune,  Pion,  lOO'i. 

3.  Voir  même  l'amour  pour  les  chevaux. 


102      LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOCS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

le  même  intérêt  que  Le  Poste  des  Neiges,  celui  de  montrer 
l'influence  russe  sur  l'armée  française  en  imprégnant 
certains  officiers  de  la  vertu  d'un  autoritarisme  mystique. 

Analyser  les  impressions  qu'un  jeune  officier  éprouve  en  entrant 
au  service;  montrer  le  grand  changement  qui  se  fait  alors  dans  son 
esprit  et  sa  jeunesse  ensuite,  plus  jeune  que  son  adolescence  ;  dire 
sa  joie,  après  tant  d'études,  de  rencontrer  enfin  sou  devoir,  sa  sur- 
prise de  découvrir  jour  à  jour  cette  vie,  belle  entre  toutes,  sou 
bonheur  d'agir,  sa  fierté  de  vouloir,  sa  jouissance  de  posséder  des 
hommes  et  de  leur  appartenir;  puis,  par  moments,  le  remous  en  lui 
de  ses  souvenirs  studieux,  ravivés  comme  tout  son  être,  et  reparais- 
sant plus  clairs  dans  celte  condition  seconde  :  son  souci,  dans  le 
fort  011  il  est  retranché  d'entendre  hors  des  remparts,  au  delà  des 
fossés,  si  loin,  hélas!  d'entendre  le  bruit  que  font  ses  pairs  en 
menant  eux,  la  bataille  des  idées:  voilà  ce  que  j'avais  voulu  jeter 
dans  le  cadre  de  ces  douze  mois.  (Prélace,  à  M.  de  Vogué). 

En  somme,  c'est  son  autobiographie  que  fait  M.  Art  Roc% 
et  comme  tel  il  faudrait  presque  écarter  ce  volume  d'une 
enquête  h  travers  le  roman  français  ',  et  aussi  sans  doute 
parce  qu'il  est  un  peu  trop  en  même  temps  une  sorte  de 
manuel  de  vertus  militaires.  Mais,  d'autre  part,  l'idéale 
personnalité  de  M.  Art  Roë,  en  s'en  détachant  lumineu- 
sement, ne  peut  que  mieux  faire  ressortir  la  médiocrité 
ambiante,  —  et,  encore,  s'il  ne  faut  pas  considérer  comme 
des  tranches  d'observation,  mais  plutôt  comme  des 
dédoublements  de  lui-même  la  plupart  des  portraits 
d'officier  qui  forment  dans  son  volume  ainsi  qu'une  galerie 
de  miroirs,  il  s'y  trouve  quelques  spécimens  de  vieux 
officiers,  destinés  à  donner  la  réplique,  qui  représentent 


1.  L'Echo  de  la  Semaine  a  publié  (en  février,  mars,  avril  1900),  sous 
la  signature  du  «  lieutenant  G...  «(Guieysse),  devenu  directeur  des  Pages 
libres,  le  Journal  d'un  officier,  savoureux  d'être  presque  un  roman  et 
encourageant  d  être  d'authentiques  mémoires  :  on  y  retrouve  Ja  beauté 
apostolique  de  Clerget,  la  belle  pitié  intelligente,  la  sympathie  de  M.  Art 
Roé,  en  plus  une  jolie  ironie  à  la  Jules  Renard. 


L  OFFICIEfl  103 

l'esprit  ancien,  d'ignorance  et  de  routine,  en  face  duquel 
se  dresse  l'esprit  nouveau.  Et  cela  est  assez  visible  dans 
ce  dialoQue  significatif  : 

—  Le  lieutenant  :  L'éducation  militaire  est  avant  tout  une  édu- 
cation morale  ;  la  fonction  de  l'officier  est  une  sorte  d'apostolat. 

—  Un  commandant  :  Nous  avons  assez  de  besogne  dans  l'artil- 
lerie. Si  vous  y  ajoutez  encore  la  morale! 

—  Un  vieux  lieutenant  :  Nous  ne  sommes  pas  des  curés. 

—  hc  jeune  lieutenant  :  C'est  vrai,  mais  nous  avons  charge  d'âme. 

—  Le  commandant  :  Tout  ça,  c'est  très  joli,  mais  d'abord  c'est 
irréalisable  et  puis  ça  fait  perdre  trop  de  temps. 

Voilà  qui  est  nettement  révélateur.  Et  il  n'est  pas 
moins  intéressant  d'entendre  M.  Art  Roë  déclarer  :  «  Moi 
Je  suis  fin  peu  en  de/iors  des  idées  courantes  :  Je  ne  suis  pas 
à  çrai  dire  de  ce  siècle.  H' aucuns  pensent  que  Je  suis  né 
deux  cents  ans  trop  tard;  d'autres,  au  contraire,  i'ingt  ans 
trop  tôt.  » 

11  semble  par  là  même  que  l'officier  de  bonne  volonté 
ne  puisse  encore  réussir  à  faire  grande  œuvre  utile  —  et 
c'est  la  conclusion  des  lUeaux  de  Corday  et  de  La  Force 
des  choses  de  Paul  Margueritte,  c'est  l'exemple  de  Victor 
Margueritte  et  de  Cbarles  Guieysse,  c'est  la  constatation 
de  certains  chapitres  du  livre  du  lieutenant  Demongeot.  Il 
est  en  tout  cas  réduit  aux  rôles  secondaires  :  qu'il  v  trouve 
sa  grandeur  en  attendant  mieux  :  —  c'est,  à  leur  tour,  la 
conclusion  des  Bleau.r,  de  Pingot  et  moi  et  du  Poste  des 
Neiiies . 


JV 


Fermons  les  yeux,  laissons-nous  seulement  pénétrer, 
emplir  de  la  belle  lumière  intérieure  des  maximes  de  MINI. 
Margueritte  et  Roc,  et  évoquons,  pour  qu'ils  viennent  se 
détacher  en  se  précisant  dans  Tenveloppement  subtil  de 
cette  pure  lumière,  les  officiers  svmpatliiques  que  nous 
avons  rencontrés  au  cours  de  cette  enquête  :  Béthune, 
Galliac,  Verdelin,  Swift,  Clerget,  Roë,  quelques  autres 
encore.  Attardons-nous  avec  ces  braves,  ces  héros  des 
humanités,  ancienne  ou  nouvelle,  dont  la  vue,  la  présence, 
consolent  et  rassérènent.  Ce  qui  fait  naître,  ce  qui  déve- 
loppe en  tous  la  grandeur  morale,  c'est  la  solitude,  — 
solitudes  rudes  et  mystérieuses  des  forêts  madécasses 
sauvagement  peuplées  de  dangers,  solitude  d'austérité 
lacédémonienne  et  des  sévères  études  où  se  retranche 
Béthune,  «  âpre  besogne  du  cerveau  »  où  il  se  «  confine  », 
solitude  blanche  du  poste  des  Neiges,  solitude  grise  du 
fort  où  INI.  Roë  se  sent  ((  si  loin  »  du  monde,  derrière  «  les 
remparts  et  les  fossés  ». 

Eloignez  le  gentil  petit  Swift  des  camarades  et  des 
cafés,  en  quelque  poste  élevé  :  il  s'y  révélera  vite  un  autre 
Clerget.  Celui-ci  s'est  transformé  dès  qu'il  a  quitté  cette 
Irivole  vie  de  société  mondaine  dont  les  frères  ^Margueritte 
nous  avaient  si  aigument  montré,  dans  leur  précédent 
roman  Le  Carnaval  de  Nice,  —  que  Le  Poste  des  Neiges 


L  OFFICIER  105 

complète  logiquement,  —  l'inanité  fiévreuse.  Béthunc 
s'est  refusé  «  les  faciles  succès  de  plastron,  les  séductions 
hypocrites  ».  C'est  lorsque,  détaché  des  amours  faciles, 
il  a  trouvé  «  à  qui  s  intéresser,  aux  ho  mines  ^  »  que  Verdelin 
rencontre  la  sérénité  :  a  C'est  le  vrai,  c'est  le  bon...  c'est 
le  rêve  !  »  s'écrie-t-il. 

Et  ce  n'est  pas  seulement  la  solitude  qu'il  faut  aux 
officiers,  c'est  la  solitude  de  la  paix.  Dans  la  guerre 
bondissent  les  vertus  sauvages  de  notre  farouche  animalité  ; 
dans  la  paix  s'élèvent  les  pures  et  hautes  vertus  du  héros 
moderne.- 

Ces  hautes  et  pures  vertus,  combien  de  nos  officiers  les 
possèdent?  Faut-il  écouter  les  écrivains  que  nous  avons 
interrogés?  L'enquête  est  là,  menée  sans  parti  pris  d'aucune 
sorte;  sans  exagération  dans  aucun  sens  sont  aussi  les 
réponses,  les  unes  un  peu  optimistes,  et  il  faut  remercier 
ceux  qui  ont  voulu  nous  réconforter,  les  autres  peut- 
être  trop  pessimistes,  mais  scrupuleusement  sincères,  et 
dont  il  faut  écouter  en  silence  la  leçon  parfois  un  peu 
sévère.  Il  serait  aussi  coupable,  même  bien  davantage,  de 
dire  aujourd'hui  :  «  Pas  une  vertu  ne  manque  h  nos  offi- 
ciers »,  qu'il  le  fut  en  1870  d'affirmer  que  pas  un  bouton 
de  guêtre  ne  manquait  a  nos  soldats. 


CHAPITRE  III 


LE     FINANCIER 


Aux  temps  de  monarchie,  un  Samuel  Bernard  doit  payer 
jusqu'il  II  millions  l'honneur  de  se  promener  avec  Louis  XIV 
dans  les  jardins  de  Marly  :  la  puissance  de  l'homme 
d'argent  est  équilibrée  par  celle  des  hommes  de  race,  de 
guerre  et  de  Dieu.  En  une  monarchie  démocratique  comme 
le  second  Empire,  il  n'y  a  guère  plus  en  lace  l'un  de 
l'autre  que  l'homme  de  guerre  et  l'homme  d'argent,  tous 
les  deux  s'entendant  pour  mieux  dominer.  Sous  la  troi- 
sième République  s'inaugure  un  nouveau  pouvoir,  le 
pouvoir  politique,  mais  que  l'homme  d'argent  immédiate- 
ment accapare.  A  oici  que  seulement  la  masse  prolétaire 
commence  à  élire  des  députés  chargés  de  ses  revendica- 
tions et  capables  d'une  représentation  effective,  mais  ils 
sont  encore  bien  peu  nombreux,  et,  en  dépit  de  sérieuses 
alertes  comme  celles  du  procès  de  Panama,  le  financier, 
pour  quelque  temps  encore,  reste  le  maître  incontesté. 
L'étudier,  c'est  faire  la  psychologie  du  Maître  des  Rois.  Et 
vraiment  il  n'est  pas  une  si  grande  différence  de  ton  entre 
le  Majesté  de  Couperus  et  Un  homme  d'a/faires  de  Bourget; 
les  fils  de  roi  et  les  fils  de  financiers  ont  offert  a  Emile  Zola 
et  II  Henry  Bérenger,  comme  à  Elémir  Bourges,   le  sujet 


108      LA    SOCIÉTÉ    FRANÇAISE    SOUS    LA    THOISIEME    nÉPUBLlQUE 

de  répuiseiiient  de  race;  encore  la  philosophie  du  ^alxih 
ou  de  U Armature  ne  diffère  pas  sensiblement  de  celle  de 
Candide  ou  des  Rois  en  exil.  Il  est  en  même  temps  Theure 
de  fixer  par  la  critique  ce  qu'est  le  financier  dans  le 
roman,  car  c'est  un  des  types  de  la  société  sinon  qui  va 
disparaître,  du  moins  dont  la  situation  devient  hypothé- 
tique par  les  préparations  actuelles  à  des  sociétés  collec- 
tivistes. 


L'AMOUR 

Le  sentiment  le  plus  humain,  celui  qui  se  retrouve  au 
fond  des  cœurs  les  plus  arides  comme  l'eau  au  sous-sol 
des  déserts,  chez  Ferragus  et  jusque  chez  Vautrin,  il 
semble  que  le  financier  en  soit  incapable.  Nortier  '  a  épousé 
une  fille  de  noblesse  pour  être  accepté  dans  le  monde  et 
la  hait  de  le  tromper,  mais  cette  haine  n'est  nullement 
l'amour,  exaspéré  d'être  refoulé,  d'un  Maître  de  forges  : 
elle  est  toute  de  vanité  réduite  au  silence.  Il  a  pris  une 
maîtresse  parce  que  cela  est  chic,  et  il  l'a  choisie  de  la 
Comédie-Française  parce  que  cela  est  du  plus  haut  ton  et 
va  jusqu'à  lui  donner  quelque  air  de  ministre  des  Beaux- 
Arts,  forme  actuelle  et  ('conomique  du  Mécénat;  elle  est 
pour  lui  intelligente,  spirituelle,  jolie,  élégante,  fine  de 
race,  de  culture  et  de  plaisir,  elle  ne  le  touche  pourtant 
pas  autrement  qu'un  bibelot  de  collection  qu'on  sait  lui 
avoir  coûté  très  cher.  Ses  sens  sont  cuirassés  d'arofent,  le 
maniement  des  billets  de  banque  a  enlevé  h  ses  doigts  ce 
poudroiement  de  volupté  qui  en  fait  chez  les  êtres  d'amour 
des  ailes  de  papillon  frémissant.  Xortier  ne  connaît  qu'une' 
passion,  celle  de  la  correction  la  plus  sélect;  et  sa  sensua- 

1.  La  homme  (Vfi/f aires ,  1901. 


110      LA    SOCIÉTÉ    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    RÉPUBLIQUE 

lité  reste  toujours  hermétiquement  gantée.  —  SaccarcP, 
bien  que  méridional,  n'aime  pas  :  en  pleine  agonie,  à  cette 
heure  universellement  sentimentale  où  tous  les  souAenirs 
charmants  de  l'amour  viennent  se  grouper  en  essaim 
comme  les  hirondelles  avant  de  disparaître,  sa  première 
femme  l'entend  supputer  froidement  avec  sa  sœur  dans  la 
chambre  voisine  les  chances  d'un  remariage  avantageux. 
Il  épouse  ainsi  une  jeune  fille  de  beauté  très  riche  et  de 
grâce  aphrodisiaque  h  faire  madrigaliser  lEmpereur 
vieilli  aux  soirs  des  Tuileries,  mais  il  n'imagine  de  cour- 
tiser son  opulente  vénusté  qu'au  moment  où  il  a  besoin  de 
sa  signature  pour  une  affaire  d'importance.  Cependant,  il 
entretient  publiquement  de  fastueuses  hétaïres  qui  font  à 
sa  maison  de  bancpie  une  tapageuse  enseigne,  sans  jamais 
songer  qu'elles  puissent  lui  être  d'autre  profit. 

Pirouart"  épouse  la  petite  Gavarnelle  le  lendemain  d'un 
scandale  qui  la  chasse  de  la  Comédie  et  s'en  sert,  ainsi 
que  de  sa  maîtresse  Kate,  pour  traiter  «  en  monnaie  de 
catin  plus  d'affaires  que  lui-même  n'en  peut  conclure  ». 
C'est  bien  l'amour  ou  plutôt  le  stupre  qu'il  recherche 
finalement,  mais  en  une  mixture  de  volupté  et  de 
puissance  où  rien  ne  se  distingue  plus  que  le  besoin 
bourgeois  d'une  vague  et  immense  jouissance  de  nerfs 
et  de  vanités  mêlés.  —  Ludovicus  Bax",  dont  la  cruauté 
luxurieuse  s'avive  de  magnétisme,  est  capable  de  violents 
caprices,  ainsi  pour  l'impériale  beauté  de  Béatrice  Reuss; 
mais  cet  amour  n'est  qu'une  sorte  de  complication 
cérébrale  d'un  duel  d'argent  avec  son  mari  le  gros  baron 
Reuss  :  comme  ils  se  livrent  des  batailles  de  Bourse  pour 
la  suprématie,  Ludovicus,  qui  possède  la  sorte  de  sensua- 

1.  L'Argent,  La   Curée,  de  Zola. 

2.  Les  Cœurs  utiles,  de  Paul  Adam. 

3.  Le  Mystère  des  Foules,  de  Paul  ,\dam. 


LE    FINANCIER  111 

lisme  mystique  et  symbolique  des  héros  de  Renaissance 
panlatiniste  de  iNI.  Paul  Adam,  imagine  en  la  possession  de 
la  femme  de  son  adversaire  le  signe  concret  de  son 
triomphe  abstrait. 

Le  baron  Oppert  '  prend  pour  maîtresse  la  coûteuse 
vicomtesse  de  Fourchamps,  parce  qu'il  est  en  quête 
d'autorités  mondaines.  William  Andermatt  "  personnifie, 
en  face  de  son  beau-frère,  le  galantin  Contran,  la  native 
indifférence  à  la  femme.  Il  n'épousa  la  fille  du  marquis  de 
Ravenel,  belle  et  sommeillante  amoureuse,  que  pour 
étendre  ses  spéculations  dans  un  nouveau  monde;  et  sans 
cesse  il  rabandonne  brusquement  pour  courir  h  ses  affaires 
à  Paris,  oubliant  même  de  l'embrasser  au  retour  dans  la 
hantise  de  ses  spéculations,  ainsi  bien  prédestiné  au 
cocuage  par  son  caractère  et  sa  profession.  — Guermantes  *, 
au  contraire,  trompe  sa  femme  avec  toutes  les  filles, 
sensuel  et  rapace,  a  colosse  jovial  et  cynique,  travailleur 
au  menton  dur,  jouisseur  au  front  bas,  »  par  lii  sceptique, 
désabusé,  incapable  d'estime  et  d'une  considération  égali- 
taire  de  la  femme. 

Le  baron  ^lunstein  ^  est  laid,  grossier,  repoussant.  Il 
sera  donc  davantage  porté  à  l'amour,  par  cela  même  qu'il 
lui  sera  plus  malaisé  et  qu'il  y  trouvera  une  occasion 
d'affirmer  durement  sa  puissance.  Plaisantin  avec  quelque 
chose  de  féroce,  il  déclare  en  simplicité  à  ses  amis  que 
ne  pouvant  compter  être  aimé  pour  soi-même,  il  savoure 
le  délice  de  s'imposer  par  l'argent  aux  femmes  les 
plus  difficiles,  de  les  violer  en  quelque  sorte  par  l'argent 
et  jouir  voluptueusement  de  leur  horreur  épicée  de  cupi- 


1.  Les  plus  Forts,  de  G.  Clemenceau. 

2.  Mont-Oriol,  de  Maupassant. 

3.  La  Proie,  de  Henri  Bérenger, 

4.  Peints  par  eux-mêmes,  de  P.  Hervieu. 


112      LA    SOCIÉTÉ    FRANÇAISE    SOUS    LA    TliOISIEME    RÉPUBLIQUE 

dite.  C'est  une  manière  de  sadisme  ploutocratique.  — 
Saffre  '  est  encore  une  bête  féroce,  de  plus  noble  famille. 
En  la  femme,  être  de  tendresse  fragile  et  palpitante,  il  se 
complaît  à  tourmenter  la  proie.  Il  aime  h  dompter  pour 
jouir  de  la  terreur  qu'il  inspire  et  du  sang  ou  de  la 
douleur  qui  coulent.  11  viole  la  charmante  et  délicate  et 
suavement  pure  Giselle,  après  l'avoir  étourdie  d'un  jeu 
cruel,  que  firent  plus  effarant  la  dextérité  de  son  approche 
et  la  souplesse  de  sa  griffe.  Et  il  éprouve  du  plaisir, 
intense,  a  la  posséder  ensuite  maintes  fois,  haïssante  et 
dégoûtée,  dans  les  spasmes  d'une  agonie  d'horreur. 
M.  Hervieu  le  classe  «  lion  ».  Il  y  a  de  l'hvène  dans  ce 
lion.  II  est  le  roi  des  animaux  d'aroent. 

Le  baron  Sinaï"  ne  manque  pas  de  cœur,  car  il  adore 
sa  mère,  mais  le  cœur  n'existe  que  dans  les  sentiments 
familiaux.  L'amour  reste  uniquement  un  commerce  et  il  ne 
faut  pas  et  il  ne  peut  pas  y  placer  du  cœur.  Pas  plus  que 
Saffre,  il  n'est  capable  de  délicatesse  clans  l'amour;  toutes 
celles  qu'il  y  met  sont  purement  sensuelles.  Croyant  ne 
pouvoir  posséder  Mme  Guérande  qu'en  légitimité,  il  la 
demande;  mais,  apprenant  soudain  la  mort  de  son  amant 
par  qui  il  comptait  pénétrer  dans  le  grand  monde,  il  lui 
déclare  qu'il  ne  peut  plus  l'épouser,  bien  qu'elle  ait  déjà 
annoncé  le  mariage  :  il  la  désire  avec  autant  d'ardeur  mais 
est  sûr  que,  dépensière  et  a  court  d'argent,  elle  deviendra 
forcément  sa  maîtresse.  Et  il  demande  une  demoiselle  de 
vieille  noblesse  qui  s'est  éprise  de  lui  en  la  prévenant 
sans  ambages  qu'il  gardera  sa  maîtresse,  sans  soupçonner 
un  instant  qu'il  blesse  ainsi  son  orgueil  de  caste  et  sa 
jalousie  de  femme.  Il  n'a  la  notion  de  la  jalousie  ni  pour 
autrui  ni  pour    soi,    au   point   d'accepter  le  partage  avec 

1.   L'Aiiiindcrc,  de  P.  Hervieu. 


LE    FIXAXCIEU  113 

l'amant  d'une   femme   qu'il    désirait   assez  pour  l'épouser 
pauvre. 

De  tous  les  financiers  qu'ait  désignés  la  littérature,  le 
baron  Duvernoy  '  est  seul  à  aimer  d'une  passion  âpre, 
fauve,  exaspérée  et  désespérée.  Dédaigneux  de  sa  femme 
et  indifférent  à  son  cocuage,  homme  fort  que  nulle  senti- 
mentalité ne  saurait  chatouiller  ni  les  plus  menaçantes 
révélations  troubler,  il  obéit  en  vieil  esclave  gâteux  aux 
caprices  d'une  actrice  de  café-concert,  Mcssaline  au  profil 
de  madone.  Elle  lui  refuse  le  moindre  baiser  jusqu'au  jour 
où  il  la  fera  entrer  h  la  Comédie-Française  :  il  doit 
renverser  un  ministère  pour  y  arriver  et  obtient  la 
présence  des  ministres  nu  début  triomphal  de  la  fille. 
Cette  nouvelle  conception  du  financier  de  Zola  diffère 
assez  de  la  première  —  le  Saccard  de  La  Curée  et  de 
L'Argent  —  qui  est  bien  autrement  véridique  :  elle  se 
rapproche  plutôt  de  celle  d'un  Vogiié,  qui  a  également 
renversé  un  ministère  eu  faveur  des  débuts  d'une  actrice  h 
la  Comédie  [Les  morts  qui  parlent).  Mais  Paris  appartient 
à  la  série  des  œuvres  de  Zola  qui  ne  sont  plus  tant 
d'observation  que  de  polémique  sociale,  et  il  a  seulement 
voulu  symboliser,  en  le  débat  amoureux  de  Sylviane  et  de 
Duvernoy,  la  décrépitude  rapide,  par  la  luxure,  de  la 
nouvelle  aristocratie.  Duvernoy  d'ailleurs  n'est  plus  comme 
les  autres  un  selfmademan,  mais  un  fils  de  banquiers 
riches,  de  physiologie  aristocratique  qui  va  sépuisant 
progressivement  jusqu'au  vrai  fin-de-race  qu'est  son  fils. 
Pour  les  financiers  l'amour  n'est  ni  un  aaent  social  ni  un 
ferment  de  race,  jamais  un  but,  mais  quelquefois  un 
simple  moyen.  11  est  en  général  un  divertissement,  une 
boisson  dont  on  est  plus  ou  moins  sobre,  rien  de  plus. 

1.  Zola,  Paris. 

M. -A.  Leblosd.  8 


n'i      LA    SOCIÉTÉ    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 


LE   CŒUR    ET    L'AME 

Le  sentiment  de  la  famille,  que  l'analyse  du  psychologue 
pessimiste  ou  utilitaire  ramène  à  de  l'intérêt  inconscient, 
prend  chez  le  financier  sa   forme  la  plus  consciente  : 

Le  répugnant  Munstein  prodigue  à  sa  fille  les  restes 
nombreux  d'une  tendresse  qui  ne  peut  se  dépenser  en 
amour,  mais  il  conçoit  son  bonheur  de  la  même  façon  que 
M.  Poirier  ou  M.  Moriceau  [U Etrangère).  Le  baron  Justus 
Hafner'  prépare  de  longue  et  fourbe  main  le  mariage  de 
sa  fille  Fanny,  maladive  h  force  de  délicatesse  d'à  me,  avec 
le  plus  perverti  viveur,  le  prince  Ardea,  parce  que,  débar- 
rassés des  hypothèques  et  pour  peu  que  l'on  puisse 
attendre,  les  terrains  du  prince  sont  appelés  à  reprendre 
une  valeur  décuple.  —  Guermantes  envisage  uniquement 
le  mariage  de  sa  fille  comme  une  affaire.  Son  tempéra- 
ment est  despotique  et  sec,  et  il  échappe  à  toute  manifes- 
tation de  tendresse  qu'imposeraient  les  événements  par 
des  épanchements  d'humeur  comique.  —  Saffre  a  l'absolu 
dédain  des  siens,  et  sa  violence  naturelle  ne  reculerait 
point  à  battre  fille  et  femme  au  moment  où  leur  égoïsme 
ou  leur  sottise  se  dressent  en  obstacles  imprévus.  Sur 
une  insolence,  il  rejette  impitoyablement  l'une  à  la  rue;  et 
l'autre,  ayant  dérobé  sa  fortune  à  sa  gérance,  ne  peut 
échapper  à  la  mutilation  que  par  une  retraite  immédiate 
dans  sa  chambre  où  elle  se  verrouille.  Chef  de  famille 
autoritaire,  il  prétend  la  diriger  en  tout  absolutisme, 
avec  le  sentiment  que  quiconque  lui  nuit  commet  un 
«  crime  »  de  lèse-majesté. 

Sinaï   a  le  culte  de   sa   mère,   mais   ce    qu'il  vénère  en 

I.   Paul   Dourg'et,   Cosr/in/'oH.i. 


LE    FINANCIEU  115 

elle,  c'est  surtout  la  force  et  rintëgrité  de  sa  race,  l'élé- 
ment de  résistance  incorruptible,  la  majesté  des  prin- 
cipes auxquels  fut  soumise  sou  enfance  et  qui  ont  sou- 
tenu ses  ancêtres  à  travers  la  dure  vie  des  âges.  —  Le 
patriarche  Gundermann  '  travaille  au  milieu  de  ses  petits- 
enfants  comme  l'ancètre  nomade  dans  l'unique  salle  de  la 
tente  où  tout  se  fait.  Sa  nombreuse  descendance  lui 
entretient  une  constante  atmosphère  de  chaleur  néces- 
saire au  paria  dans  la  lutte  sociale  ;  et  elle  est  la  tribu 
qui  doit  être  plus  considérable  pour  conquérir  le  monde 
en  un  âpre  combat.  Tous  les  financiers  qui  désirent  une 
abondante  géniture  sont  ceux  de  races  persécutées,  chez 
qui  linstinct  de  procréation  est  une  des  premières  formes 
de  l'instinct  de  conservation. 

Hommes  d'un  métier  dont  la  nécessité  quotidienne  est 
de  réduire  dlnnombrables  familles  à  la  ruine,  les  pères  et 
les  époux  au  suicide,  les  enfants  h  la  mendicité,  les 
femmes  a  la  prostitution,  un  Saccard,  un  Nortier,  un 
Saffre,  un  Hafner,  un  Guermantes  ne  peuvent  avoir  de 
cœur,  indubitablement.  11  suffit  de  considérer  un  Nortier', 
de  face  flegmatique,  froid  jusqu'au  cœur,  et  dont  l'œ'il 
même  a  le  luisant  de  l'œil  animal.  C'est  de  réflexion  et 
sans  l'éveil  d'un  remords,  sans  l'émotion  nerveuse  même 
du  victimaire,  qu'il  condamne  au  plus  honteux  mariage  la 
fille  adultérine  de  sa  femme,  délicate,  fragile  et  frémis- 
sante amoureuse  d'un  fiancé  parfait.  Pour  se  venger 
d'avoir  été  trompé,  en  cinq  minutes  il'  révèle  à  lenfant 
pure,    innocente    et    respectueuse,    la    faute    d'une    mère 


1.  Zola,  L'Argent. 

2.  Un  homme  d'affaires,  de  Boui'get  (1901).  Le  personnag;e  est  d  exécu- 
tion ba':ale  et  guindée,  mais  témoigne  d'une  fidèle  observation  assidue  : 
Le  romancier   sait  tirer  parti  du  monde  où  il  vit. 


116      LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

vénérée,  saccageant  avec  volupté  toutes  les  grâces  de  son 
amour  et  les  délicatesses  de  sa  pudeur.  Justus  Hafner  voit 
mourir  sans  une  émotion  un  père  de  famille  ruiné  par  ses 
conseils  intéressés.  Julien  Dartot  '  donne  à  son  ancienne 
maîtresse  délaissée  et  épuisée,  mère  de  famille  sup- 
pliante, le  conseil  qu'il  faut  pour  anéantir  ses  suprêmes 
économies.  Quelle  sensibilité  pourraient  garder  des  gens 
qui  spéculent  sur  les  passions  humaines,  pour  cjui  les 
besoins  sont  la  matière  h  exploiter?  Saccard  n'estime 
aucune  chose  de  son  entourage  qu'à  valeur  monnayable; 
il  ne  s'occupe  pour  la  première  fois  de  son  fils  que  vers 
ses  vingt  ans,  dès  qu'il  présente  h  peu  près  surface  de 
mari,  et  il  le  vend  immédiatement  à  une  bossue  poitrinaire 
susceptible  d'infecter  sa  physiologie  déjà  débilitée  par 
une  enfance  vicieuse  ;  en  même  temps  il  facilite  l'inceste 
de  ce  fils  avec  sa  première  femme  pour  plus  d'aise  à  la 
voler.  A  la  vérité  il  ne  méconnaît  point  la  poésie  de  la 
sympathie  et  de  la  bonté,  mais  elles  ne  sont  que  de  très 
efficaces  alcools  pour  fouetter  la  folie  de  gain  et  d'agran- 
dissement. Le  cœur  n'est  qu'un  foyer  de  chaleur  animale 
h  utiliser  comme  toute  autre  chose. 

Il  va  sans  dire  que  le  problème  de  l'âme  ne  les  tra- 
cassa, même  ne  les  occupa  jamai.«.  La  religion  est  essen- 
tiellement une  administration  de  haute  police  nécessaire 
à  régenter  la  turbulence  de  la  masse',  et,  à  quelque  con- 
fession qu'ils  appartiennent,  ils  tendent  l\  lui  donner  une 
forme  de  hiérarchie  papiste.  Le  juif  Oppert,  devenu  baron 
authentique  du  pape  \  ne  renie  pas  ses  origines  et  même 

1.  Le  Ferment,  d'Estaunié. 

"2.  Voir  notamment  au  chap.  x  de  Cosmopolis  le  discours  à  sa  fille  de 
Justus  Hafner,  qualifié  par  M.  Bourget  ••  defî'royable  positivisme  ». 

3.  C'est  ici  le  lieu  de  remarquer  que  tous  les  financiers  anoblis  sont 
barons,  litre  papal. 


LE    FINANCIER  117 

s'est  fait  chrétien  parce  que  le  catholicisme  ayant 
triomphe,  le  Christ  né  juif  est  en  quekpie  sorte  arrivé. 
H  a  le  concours  le  plus  empressé  de  l'église  en  quoi  il 
cherche  purement  une  police.  INI.  Fernand  Vandérem  a 
soutenu  avec  originalité  dans  Les  deux  Rives  cette  thèse 
que  les  financiers  juifs  ne  sont  pas  voleurs  parce  qu'ils 
sont  juifs,  mais  parce  qu'ils  ne  le  sont  plus,  parce  qu'ils 
n'ont  plus  la  foi  ancestrale  cpii  fut  égalitaire.  Ce  sont  des 
juifs  dégénérés  comme  les  papistes  sont  des  chrétiens 
déo'énérés.  Punis  et  Herchstein,  membres  de  la  bande 
noire  (internationale)  des  Ijanquiers  cosmopolites,  ont  la 
souplesse  diplomatique,  l'obséquiosité  rusée  et  hypocrite 
d'une  catégorie  de  jésuites  financiers,  voleurs  pour  la 
bonne  cause  et  exploiteurs  de  gogos.  Ils  pratic[uent  avec 
un  art  loyoliste  d'assimilation  l'opportunisme  et  se  sont 
fait  franciser  pour  opérer  à  l'aise,  conservant  l'allemand 
comme  langage  maçonnique.  —  Saccard,  exaspéré  par  la 
richesse  méthodiquement  progressive  de  la  finance  juive, 
veut  opposer  à  l'esprit  de  spéculation  trop  lente  et  sure 
des  Allemands,  la  fougue  el  la  hardiesse  de  son  tempéra- 
ment latin  :  voilà  la  raison  d'un  antisémitisme  nécessaire 
à  se  garantir  la  confiance  des  capitaux  catholiques.  Non 
plus  que  Pirouart,  affilié  aux  intérêts  du  pape  après  en 
avoir  été  l'adversaire  politique,  il  n'a  rien  du  catholique 
sincère  :  le  catholicisme  lui  est  une  haute  chaire  d'où 
jeter  plus  loin  la  bonne  parole,  le  catholicisme  lui  prête 
sa  façade  et  son  parvis,  selon  M.  Adam  si  favorables  aux 
évolutions  des  barnums.  Et  les  vendeurs  chassés  du 
temple  y  sont  rentrés  armés  et  s'y  sont  retranchés  pour 
assaillir  les  crédules  qui  en  restent  avec  eux  les  derniers 
fidèles. 


Il 


LES    AFFAIRES 


Jésuites  laïques,  les  financiers  n'ont  point  la  force  des 
jésuites  parce  qu'ils  n'en  ont  pas  la  sobriété.  Ils  ne  se 
contentent  de  la  robe  noire  qu'aux  premières  années  des 
difficiles  déljuts.  Parvenus,  ils  aiment  la  pourpre  romaine. 
Leur  impuissance  métaphysique  ne  leur  permet  de  conce- 
voir leur  royaume  que  dans  ce  monde,  et  leur  nullité  sen- 
timentale qu'en  extériorité.  Le  Nabab  étale,  dans  une 
fresque  de  personnages  clairs,  nerveux  et  fugaces,  sa 
large  figure  bronzée  de  financier  méridional  qui  n'ima- 
gine le  bonheur  que  comme  une  expansion  dorée,  la  célé- 
brité comme  un  entassement  de  flatteries  achetées,  et  la 
générosité  comme  un  long  gaspillage.  Générosité  de  fille, 
célébrité  de  barnum,  bonheur  de  feu  d'artifice!  La  for- 
tune n'a  de  valeur  qu'en  espèces  sonnantes  et  en  façades 
étincelant  au  soleil.  Il  dépense  les  millions  pour  des 
articles  de  journaux,  pour  un  ruban  rouge,  pour  un  siège 
législatif.  En  lui,  Daudet  a  fait  la  satire  de  toute  la  France, 
superficielle  et  dépensière,  du  coté  espagnol  et  marseillais 
d'un  peuple  qui  veut  à  tout  prix  représenter,  mettant  son 
idéal  dans  la  toilette  et  dépensant  le  double  de  ce  qu'il 
gagne.  Avec  l'Américain,  dont  Ilermant  a  donné  une  étour- 
dissante charge  dans   Les    Transa/Ian/ifji/cs,    le    financier 


LE    FINANCIER  ll'J 

français  est  le  plus  vaniteux  des  financiers   et  celui   dont 
la  fortune  se  dissipe  le  plus  rapidement. 

Saccard  en  est  le  type  moyen  assez  fidèle,  tout  en  sur- 
face et  en  agitation,  habitant  hôtel  aux  quartiers  fastueux 
et  logeant  derrière  grille  dorée  et  comptoirs  de  marbre  un 
coffre  toujours  vide,  n'ayant  jamais  la  veille  le  dixième 
des  sommes  h  verser.  II  se  représente  la  Banque  comme 
un  Temple,  mais  le  Dieu  n'est  présent  qu'aux  heures  de 
cérémonie,  pour  l'élévation  solennelle.  En  ce  maigrichon 
nasillard  et  verveux  comme  Roumestan,  Zola  a  peint 
l'autre  aspect  du  financier  méridional,  lequel  poite  deux 
fronts  pour  plus  de  surface.  Aussi  chafouin,  noirâtre  et 
renard  que  le  Nabab  a  la  tête  camuse  et  poupine,  Sac- 
card est  très  vif;  il  dort  à  peine  trois  heures  par  jour  et 
lit  sa  correspondance  en  voiture,  reçoit  le  matin,  deux 
heures  en  pèle-mêle  et  i\  la  course,  sénateurs  et  clercs 
d'huissiers,  duchesses  et  marchandes  à  la  toilette,  les 
accueillant  et  expédiant  dun  ton  pressé,  de  gestes  impa- 
tients et  nerveux,  bâcle  les  affaires  en  deux  paroles, 
résout  vingt  difficultés  à  la  fois,  remuant  d'une  agitation 
de  clown,  parlant  haut  et  fort  —  par  un  besoin  de  tapage 
qui  multiplie  et  prolonge  en  échos  la  minute. 

Il  aime  la  complication  pour  le  gain  mais  aussi  pour 
elle-même,  parce  qu'elle  décuple  l'apparence  des  choses. 
Ainsi  il  est  poète.  Il  est  le  poète  de  l'Argent.  Il  brasse  des 
aflaires  non  pour  le  gain  mais  pour  l'amour  des  affaires, 
de  combiner  sans  cesse  et  d'étendre  partout  ses  combinai- 
sons, d'en  jeter  les  fils  en  tous  sens  afin  d'envelopper  le 
monde  d'un  vaste  réseau  que  dorera  le  soleil,  pour  Téton- 
nement  ébloui  de  tous.  C'est  un  poète  matérialiste  aux 
yeux  de  qui  tout  est  dans  l'apparence.  Il  fait  des  affaires 
pour  manier  de  l'or  :  non  pour  l'entasser,  mais,  par  une 
façon  de  sensualité,  pour  en  laisser  couler  entre  ses  doigts 


120      LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

le  flot  sans  cesse  fuyant  et  toujours  renouvelé.  Le  Méri- 
dional a  la  vision  très  nette,  réaliste,  du  Pactole,  il  croit 
h  l'Eldorado  et  au  pays  d'Ophir,  il  voit  et  il  crée  des  mer- 
veilles, il  les  imagine  naturellement,  transformant  en  un 
instant  la  réalité  en  féerie.  D'où  cette  imagination  brouil- 
Ion  ne  et  folle  de  Saccard  qui  lui  «  eût  fait  proposer  sans 
rire  de  mettre  Paris  sous  une  immense  cloche  afin  de  le 
changer  en  une  serre  chaude  et  y  cultiver  les  ananas  et  la 
canne  à  sucre  ».  La  réalité  n'existe  pas,  c'est  le  Rêve  qui 
existe;  la  fortune  n'existe  pas,  c'est  le  maniement  de  la 
fortune  d'autrui  qui  est  la  vraie  jouissance,  immesurée. 
Le  Méridional  est  un  grand  poète. 

Saccard  fait  des  affiures  comme  Balzac  des  romans, 
pour  créer  de  la  complexité,  du  grouillement,  par  une 
fièAa'e  de  mathématiques  somptueuses  et  pour  cette  jouis- 
sance physique  et  mécanique  de  l'or,  que  Balzac  a  exaltée 
en  grand  lyrique  dans  Facino  Çanc.  L'Argent  est  l'épopée 
d'une  humanité  vivant  du  travail  de  l'argent,  dans  un 
échauffement  continuel,  une  précipitation  d'enquêtes  et 
de  spéculations,  en  galériens  de  l'or,  mais  allégeant  son 
immense  besogne  de  la  musique  moderne  de  son  mouve- 
ment, d'un  déploiement  de  ressorts  neufs,  d'une  élabo- 
ration d'ingéniosité  particulière ,  de  l'enfantement  de 
personnalités  nouvelles  et  presque  d'une  race  spéciale, 
pétrie  par  la  frénésie  du  lucre  et  du  hasard.  De  la  con- 
science de  tout  cela  Saccard  s'électrise  :  il  a  la  foi;  homme 
d'argent  qui  suit  son  tempérament,  il  se  croit  une  mission. 
Pour  ce  génial  coquin,  escroc  halluciné,  l'argent  offre  une 
affolante  beauté  d'élément.  C'est  le  «  fumier  dans  lequel 
pousse  l'humanité  de  demain;  l'argent  empoisonneur  et 
destructeur  devient  le  ferment  de  toute  véÊfétation  sociale, 
le  terreau  nécessaire  aux  grands  travaux  qui  facilitent 
l'existence...  Pourquoi  faire  porter  à  l'argent  la  peine  des 


LE    FINANCIER  121 

saletés  et  des  crimes  dont  il  est  la  cause?  L'amour  est-il 
moins  souillé,  loi  qui  crée  la  vie?...  Sans  luxure  on  ne 
ferait  pas  d'enfants;  sans  spéculation,  on  ne  ferait  pas 
d'affaires  ».  Saccard  a  la  beauté  du  paysan  :  il  travaille 
l'or  comme  l'autre  travaille  la  terre.  L'un  et  l'autre 
labourent  l'avenir,  l'un  et  l'autre  sont  attachés  à  la  glèbe 
et  regardent  seulement  l'horizon  sans  se  retourner.  La 
splendeur  des  moissons  éclaire  la  face  de  l'un,  l'éclat  de 
l'or  illumine  la  face  de  l'autre.  Celui-là,  à  force  d'habi- 
tude, finit  par  ne  plus  entendre  la  voix  de  messidor; 
celui-ci  l'entend  toujours  et,  la  multipliant,  prolonge  sa 
musique  dont  il  canalise  les  ondes  fécondes  pour  irriguer 
l'avenir. 

11  œuvre  pour  l'avenir;  il  est  désintéressé;  il  n'a  pas  de 
famille  et  il  n'aurait  pas  de  temps  à  lui  consacrer.  Il  tra- 
vaille insensément  pour  la  vague  et  vaste  gloire.  Homme 
d'un  élément,  d'un  élément  dont  la  récente  découverte 
bouleverse  la  civilisation,  Saccard  est  une  «  force.»,  tel 
qu'un  Prométhée  ou  un  Giliatt,  h  la  fois  maitre  et  esclave 
de  l'élément.  Bandit  triomphant,  il  est  au  fond  le  martyr 
et  l'halluciné.  C'est  un  art-pour-artiste  de  tempérament 
américain,  furieux  de  toujours  ascensionner,  pris  de  cet 
excès  dans  le  sport  que  connaît  la  folie  des  aéronautes 
et  des  bicyclistes.  Saccard  est  un  fou,  un  lyrique  pas- 
sionné de  hauteur  et  d'espace,  un  tempérament  fougueux 
et  magnifique  qui  rêve  large  comme  un  Chateaubriand, 
pesant  comme  un  Balzac,  magnifique  comme  Flaubert 
l'Orientaliste,  —  génie  violent  et  orcfueilleux.  Il  n'est  ni 
cupide  ni  avare  :  il  est  ébloui  par  l'orgueil  satanique  de  la 
création  par  l'argent,  l'orgueil  de  l'énergie  rapide  et 
indomptable,  conquérant  pour  la  beauté  de  l'action. 
«  Capitaine  d'aventure  emportant  un  royaume  d'un  coup 
de  main,   »  individu  d'irréductible  indépendance,  voulant 


122      LA    SOCIÉTÉ    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIÈME    RÉPUBLIQUE 

régner  pour  assouvir  son  tempérament,  et  qui,  s'il  n'eût 
pas  fait  de  la  Bourse,  eût  fait  de  la  politique. 

Zola  le  compare  souvent  h  Bonaparte.  Le  financier  est 
le  Napoléon  d'une  époque  de  démocratie  industrielle. 
Saccard  en  a  le  tempérament  excessif,  inéquilibré,  exalté, 
optimiste,  la  confiance  dans  le  hasard,  l'audace  et 
l'énergie,  l'amour  de  violer  la  chance,  l'ingéniosité  sou- 
daine, l'intrépidité  folle,  jalouse  de  remuer  le  monde  d'un 
vent  d'affaires  énormes  ;  Saccard  en  a  le  mépris  du  public 
et  de  la  morale  vulgaire,  épousant,  pour  le  premier  mil- 
lion nécessaire,  une  débutante  Joséphine  de  la  haute 
bourgeoisie,  jetant  les  dividendes  fictifs  comme  l'autre  les 
trompeuses  proclamations,  aboutissant  à  un  ^Varterloo  sa 
vie  précipitée  et  surmenée. 

De  même  que  la  conception  du  provençal  Zola,  Ludovicus 
Bax,  déclaré  oriental  pour  la  nécessité  d'un  portrait  de 
genre  et  francisé  —  «  notre  chère  patrie  française  »,  — 
commandeur  de  la  Légion  d'honneur,  est  bien  au  fond 
un  latin;  il  est  doué  de  ce  génie  latin  que  possède  et  se 
représente  souvent  en  actions,  belles  du  genre  de  beauté 
des  gestes,  la  somptueuse  imagination  gallo-romaine  de 
M.  Paul  Adam.  Il  a  le  rêve  de  la  création  :  «  Je  manie  les 
races,  »  clame-t-il  avec  quelque  intellectualisme  méri- 
dional. Il  voit  grand  et  il  procède  par  visions  qui  sont 
voyantes.  Actif  à  couvrir  de  voies  ferrées  les  pays  danu- 
biens et  à  V  découvrir  mille  sources  ferrugineuses,  c'est 
par  un  luxe  colossal  de  grandes  affiches  multicolores  qu'il 
lance  sa  bière  de  Lorraine,  en  ornant  les  moindres  bouti- 
ques de  village  comme  faisait  le  seigneur  de  ses  armoiries. 
H  ne  conçoit  l'action  que  par  tapage  de  dépense  et  d'acti- 
vité, vivant  perpétuellement  en  mail-coach  et  en  spleeping- 
car,  achetant  fastueusement  les  petits  parlements  alle- 
mands et  les  députés  français,  faisant  assassiner  le  résident 


LE    FINANCIER  125 

général  crinclo-Chine,  se  plaisant  à  la  vie  la  plus  drama- 
tique, mais  au  milieu  de  l'imbroglio  dédaignant  toujours 
la  dissimulation  et  le  mensonge,  —  ce  cjui  est  un  vrai 
luxe  pour  un  Méridional, 


A  l'opposite,  Gundermann  est  la  puissance  discrète  et 
solide,  un  simple  marchand  d'argent  —  le  plus  habile  et 
zélé.  —  C'est  le  fonctionnaire  financier,  cjui  entretient  le 
mépris  terrifié  de  la  passion,  qui  va  lentement  d'une  sûre 
marche  de  plantigrade,  soutenu  d'absolue  croyance  à  la 
logique,  du  flegme  de  joueur  mathématique,  d'une  obsti- 
nation froide  d'homme-chifire,  procédant  avec  «  la  belle 
sécurité  du  sagecjui  met  simplement  son  argent  à  la  caisse 
d'épargne  »  ;  sorte  de  Louis  XYIII  retranché  derrière  la 
légitimité  de  ses  millions,  abstrait  dans  sa  vieillesse  soul- 
freteuse,  avare  se  défiant  de  l'aventure,  uniquement  pré- 
occupé de  léguer  son  domaine  intact  aux  siens. 

L'utilitaire  Nortier  s'oppose  avec  une  même  netteté  au 
Méridional  tapageur.  Son  idéal  est  également  une  fas- 
tueuse extériorité,  mais  il  préfère  le  style  jésuite  au  style 
Haussman,  il  admire  les*  façades  lourdes,  monumentales, 
imposantes,  il  a  le.  goût  du  copieux,  et  du  massif,  et  du 
cant  anglais.  D'hérédité  rurale  et  de  physiologie  vigou- 
reuse, il  ne  faudra  jamais.  Il  détient  la  plus  parlaite  maî- 
trise de  soi,  pouvant  grâce  h  l'hygiène  mener  sans  fatigue 
une  vie  très  mondaine,  et  capable  par  la  patience  de  son 
audace  d'affronter  sans  péril  les  plus  vastes  entreprises. 
«  Un  de  ses  amis  «,  qui  est  M.  Bourget  en  personne,  l'a 
appelé  «  le  surveillé  des  surveillés  ».  Fils  de  Normands 
et  anglicisé,  il  constitue  le  financier  du  Nord. 

C'est  dans  les  villes  d'eaux  et  de  saisons  cpie  le  protes- 


124     LA    SOCIÉTÉ    FUANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    RÉPUBLinUE 

tant  IlaCner,  fils  de  Hollandais,  ancien  écumeur  des  mar- 
chés de  Berlin  et  de  Vienne,  a  acquis  par  le  frottement  le 
luisant  de  distinction  suffisant.  Après  une  amère  carrière 
de  luttes  obscures,  de  sinueuses  convoitises  et  d'énergie, 
l'usurier  marchand  de  bric-à-brac,  maintenant  décoré  de 
plusieurs  ordres  et  d'une  fille  d'affinement  aristocratique, 
aimable  causeur,  cavalier  courtois,  élégant  sportsman, 
comme  Nortier  toujours  maître  de  soi,  garde  la  modéra- 
tion jusque  dans  le  luxe,  bien  que  «  la  période  de  vanité 
ait  succédé  pour  lui  h  la  période  d'avidité  »  «  Et  l'on 
dirait  avec  sa  parole  mielleuse,  ses  gestes  mesurés,  sa 
tenue  sobre,  son  teint  comme  neutre  et  sa  physionomie 
comme  éteinte,  cet  air  de  distinction  effacée  qui  joue  la 
supériorité  chez  tant  de  vieux  diplomates  »,  un  monsi- 
gnore  italien,  si  l'inquiétude  des  prunelles  ne  révélait  à 
«  l'observateur  perspicace  »  qu'il  y  a  toujours  dans  les 
coins  de  romans  de  Bourgct,  élève  de  Dumas  fils,  l'ancien 
corsaire  toujours  en  éveil.  Tournure,  manières  et  esprit 
de  diplomate  compassé  et  sobre,  tel  est  bien  l'essentiel 
idéal  du  financier  du  Nord. 


Mais  la  sobriété  d'un  Gundermann  et  la  correction 
minutieuse  d'un  Nortier  sont  rares.  Gundermann,  qui  se 
serait  francisé  autrefois  en  Nucingen,  le  fait  aujourd'hui  en 
Andermatt  et  en  Sinda.  Le  financier  français  moyen,  sans 
arriver  toujours  au  méridionalisme  de  Saccard,  ne  garde 
pas  un  long  temps  la  lourde  prudence  du  Germain  septen- 
trional. Croisé  de  Nord  et  de  Midi,  il  n'est  ni  avare  comme 
l'Allemand,  ni  prodigue  comme  le  Latin,  ni  uniquement 
passionné  de  risque  comme  l'Anglais.  Géographiquement 
et  de  tempérament,  il  est   entre  les  trois.  Il  aime  le  jeu 


LE    FINANCIER  125 

non  tont  à  fait  comme   rAnglals  pour  le   plaisir  sportif, 
mais  pour  celui  de  combiner  et  cla  combiner  à  haute  voix, 
d'une  éloquence  de   calculateur  dialecticien,  en  politicien. 
A  son  beau-frère,  étourdi  et  impertinent  noceur,  Wil- 
liam Andermatt  établit  assez  péremptoirement  que,  tout 
juif  qu'il    est,  il    sait  non  seulement    prêter  de   l'argent, 
mais  décerner  spontanément  des  cadeaux  de  haute  tenue  : 
rien  ne  saurait   mieux  accréditer  sa  francisation.  Il  a  de 
la    race,    il    méprise    les    petites    affaires,    les    affaires    de 
bourgeois,  il  est  aristocrate  d'affaires.  Nullement  il  n'est 
avare,   il  sait  seulement  le  prix  des  choses  «  pour  ne  pas 
favoriser    la   fraude   »,    et  ce   qu'on  appelle   avarice   n'est 
donc  que  probité  commerciale,  esprit  scientifique  apporté 
dans    les  affaires,   amour  de   logique  bien  français.  Très 
jeune,  rompu  à  toutes  sortes  d'opérations,  souple,  intuitif, 
d'esprit    net,   d'une    certitude   de   jugement  «   tout  h   fait 
merveilleuse  »,   de  sûre  méthode  spéculative,  hardi,  mais 
régulier,  ne  se  fâchant  jamais  des  plaisanteries,  il  est  bien 
Français;  même  il  est  le  type  du   financier  parisien,  vif, 
audacieux  et   agile,   cachant  un   fond  très  pratique   sous 
une    armure    tapageuse    de    loquacité    et    sous    un    mince 
vernis    de    snobisme.    Avec    ce    besoin    parisien    de    tout 
embrasser,    il    aime    les    grandes    affaires    parce    qu'elles 
sont   «   très   amusantes   »,  résumant   tout  ce  qu'ont  aimé 
les  hommes,  politique,  guerre,  diplomatie.  «  11  faut  tou- 
jours chercher,  trouver,  inventer,  tout  comprendre,  tont 
prévoir,  tout  combiner,  tout  oser.  »  Il  sent  la  poésie  du 
métier,    mais   une    poésie    d'esthétique    utilitaire,    où    la 
blancheur  de  la  ville  qu'il  dresse  soudain  à  la  place  d'un 
villaoe  sale  est  une  blancheur  d'argent.  D'un  oenre  d'ima- 
gination  que  Déroulède   même  reconnaîtrait  française,   il 
imagine  les  pièces  de  cent  sous  habillées  en  petits  soldats 
et  s'en  allant  en  guerre    conquérir    la  place,   le    monde. 


126      LA    SOCIÉTÉ    FRANÇAISE    SOUS    LA    TnOISIKME    HÉPUBLIQUE 

11  faut  savoir  les  conduire  et  il  faut  savoir  conduire  les 
hommes  :  c'est  un  métier  de  psychologie  et  de  mathéma- 
tiques. Andermatt  est  la  machine  à  calculer  l'argent,  mais 
aussi  l'esprit  à  diriger  les  passions.  11  est  le  combinateur. 
Il  représente  parmi  les  politiciens  le  politicien  parisien. 

Goguel  '  n'aime  pas  l'argent  pour  thésauriser,  mais  la 
vie,  l'action,  les  vastes  entreprises.  Avec  l'argent  escroqué 
à  un  capitaliste  qu'il  a  fait  chanter,  c'est  un  journal  qu'il 
achète  et  dirige,  —  un  journal,  parce  que  par  lui  on  tient 
à  tout.  L'aventurier  s'enivre  de  s'être  fait  lui-même  dans 
une  société  où  l'on  ne  parvient  qu'avec  aide  et  protection. 
Ce  petit  Saccard  vieilli  et  usé,  actif,  audacieux,  vif,  trépi- 
dant à  donner  le  vertige,  surmené,  brouillon,  soupant  et 
se  saoulant  avec  des  filles  et  jamais  couché  avant  cinq 
heures,  est  sans  conteste  un  politicien  d'oligarchie  démo- 
cratique. Directeur  de  journal,  il  organise  le  commerce  et 
le  chantage,  fait  payer  toutes  les  rubriques  et  tripote  dans 
les  annonces,  subit  le  goût  du  public  tout  en  le  pervertis- 
sant par  un  goût  excessif  de  la  gaudriole,  —  ainsi  tout  ii 
à  la  fois  comme  les  politiciens  valet  et  corrupteur  de  la 
masse. 

Goguel  n'est  qu'un  personnage  de  second  plan.  Le 
baron  Duvernoy,  dont  la  fortune  est  immense,  a  un  pouvoir 
dictatorial,  asservissant  les  journaux,  achetant  les  suf- 
frages comme  un  Louis  Napoléon  pour  asseoir  son  empire, 
faisant  et  défaisant  les  ministères  au  caprice  de  sa  Mon- 
tijo.  —  I^e  baron  Gédéon  Sinda",  au  milieu  de  retentis- 
santes fêtes  données  au  monde  cosmopolite,  où  il  promène 
son  «  air  somnolent  de  fauve  repu  »,  monte  le  ministère 
avec  le  concours  de  la  comédienne  Rose  Esther,  par  l'in- 
fluence achetée  des  députés  et  même  du  président  de   la 

1.  P.  Brulat,  La  Faiseuse  de  Gloire,  1901. 

2.  M.  de  Vogilé,  Les  Morts  qui  parlent. 


LE    FINANCIER  127 

Chambre.  «  Nous  parlons  la  politique,  vous  la  faites,  »  lui 
dit  Elzéar  Bayonne. 

Dans  Les  plus  forts,  M.  Georges  Clemenceau  a  noté 
avec  autorité  le  rapprochement  forcé,  en  temps  de  démo- 
cratie, du  financier  et  du  politicien.  Le  baron  Oppert, 
dont  «  la  voix  douce  et  chaude  avait  un  accent  de  Iranchise 
orientale  dont  Ihomme  d'Occident,  s'il  est  sage,  se  méfie  » 
et  ffarde  «  sous  ses  formes  de   bonté  un  reste  de  l'obsé- 

o 

quiosité  des  anciens  servages,  revanche  traîtresse  des 
vaincus  »,  est  encore  Asiatique  par  la  hantise  d'un  rêve 
de  trésor:  mais  il  s'est  francisé  en  politicien  philosophe, 
dédaigneux  des  parlementaires  autant  que  des  intellec- 
tuels, seulement  préoccupé  de  savoir  choisir  dans  les 
«  fantaisies  »  des  parleurs,  écrivains  et  artistes,  qui  sont 
les  impulsionneurs  du  monde.  «  Nous  sommes  des 
modestes,  des  hommes  d'action  simplement,  cpii  se  con- 
tentent des  réalités  du  pouvoir  et  laissent  la  pompe  offi- 
cielle à  d'autres.  »  —  Le  député  financier  Pirouart,  associé 
avec  les  barnums  Mauser  et  Bothwed  et  l'écuyère  Maïa 
pour  susciter  au  Quesitado  la  guerre  qui  leur  donnera  les 
millions,  leur  fait  sentir,  en  prélevant  la  bonne  part,  qu'il 
est  indispensable  par  sa  situation  politique  et  qu'elle  seule 
peut  permettre  a  son  argent  et  a  leur  ruse  de  centupler  le 
capital  commun. 

Paul  Guermantes,  maître  financier,  ne  se  contente  pas 
d'avoir  entre  ses  mains  et  à  ses  pieds  une  certaine  majo- 
rité de  députés,  il  participe  de  sa  puissante  personnalité 
au  pouvoir  législatif  :  sénateur,  membre  souverain  des 
hautes  commissions  et  plusieurs  fois  ministre.  Comme  les 
autres  il  fait  des  afFaires  en  politique,  et  met  la  politique 
au  service  de  ses  affaires,  prélevant  deux  millions  et  demi 
de  bénéfice  dans  le  Panama,  mais,  plus  qu'eux,  type  plus 
complet,  heureuse  synthèse,  il  ne  distingue  même  pas  les 


128      LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIKME    RÉPUBLIQUE 

unes  de  l'autre,  il  les  confond  absolument  en  une  seule 
branche  d'activité.  Ne  dit-il  pas  h  Rozel  :  «  Ma  politique 
n'était  pas  la  vôtre  ;  vous  êtes  un  homme  d'idées,  je  suis  un 
homme  à' affaires —  Vous  n'êtes  pas  avec  nous,  vous  êtes 
contre  ce  que  vous  appelez  dédaigneusement  la  politique 
d'afl'aires?  »  Or,  à  son  sens,  la  politique  n'est  pas  plus 
affaire  d'idées  que  de  sentiments  mais  d'intérêts  et  d'appé- 
tits, et  ingénieusement  il  prétend  appuvcr  cette  théorie  sur 
l'histoire  :  «  Croyez-vous  que  la  République  aurait  tenu 
dix  ans  si  elle  n'avait  été  soutenue  par  les  banquiers  et  leur 
clientèle?  Vous  imagineriez-vous  que  ce  sont  les  belles 
phrases  de  Gambetta,  de  Ferry  et  de  Freycinet  qui  les  ont 
maintenus  au  pouvoir?  Derrière  ces  phrases,  il  y  avait  des 
réalités  :  l'avènement  d'une  bourgeoisie  puissante,  le 
triomphe  des  grandes  compagnies,  la  mine  de  la  banque 
catholique,  la  possil)ilité  de  vastes  spéculations.  Si  les 
républicains  ne   s'étaient  pas   solidarisés   avec  tout   cela, 

il  n'y  aurait  plus  de  République »  Affaires  et  politique 

étant  identiques,  il  les  mène  avec  une  commune  rondeur, 
dirigeant  les  millions  et  spéculant  sur  les  hommes  comme 
avec  des  valeurs  monétaires,  réduisant  Rozel  au  rôle  de 
capital  politique  en  une  maîtresse  scène  de  dialogue  serré, 
véritable  joute  oratoire  de  Chambre  où  il  manœuvre,  sous 
le  haut  comique  d'un  magistrat  municipal  de  Descaves,  la 
plus  souple  astuce,  Guermantes  est  le  tvpe  le  plus  précis, 
parlait,  du  financier-politique  individualiste,  amoral,  ani- 
déen  —  au  point  de  pressentir  l'avenir  non  par  le  flair  des 
idées  qui  courent  sourdement,  mais  des  hommes  (pii  les 
symbolisent,  de  n'avoir  pas  cru  à  l'idéalisme  social,  mais 
à  Rozel,  —  uniquement  porté  d'un  inassouvissable  besoin 
d'agir,  de  jouir,  de  dominer. 

Politicien,  ministre,  ministre  de  son  argent,  sans  cesse 
et    seulement    préoccupé    d'équilibrer    le    budget    de   son 


LE    FINANCIER  129 

gouvernement,  tel  ressort  bien  le  financier  français.  Mi- 
nistre  arrivé  au  pouvoir  le  plus  souvent  par  mille  lâchetés 
et  mille  intrigues  rampantes,  maintenant  portant  beau  avec 
une  poitrine  de  confiance  et  d'emphase,  avec  les  gestes 
oratoires  de  Tescrimeur  qui  pare  les  paroles  comme  des 
coups,  défendant  sa  poitrine  comme  un  cofire-fort,  dressé 
devant  son  cofFre-fort  comme  en  une  chaire,  ministre 
sans  cesse  à  la  tribune,  ministre  passionné  du  pouvoir, 
et  h  l'heure  de  la  chute  aussi  rapacement  acharné  qu'il 
était  superbe  triomphateur,  s'agrippant  furieusement,  se 
défendant  par  tous  les  moyens,  violent,  hurlant,  sortant 
les  dents.  Le  baron  SafFre,  dont  tous  avaient  pu  saluer 
la  dignité  rigide  d'un  prêtre  de  l'argent,  sitôt  touché  par 
la  ruine,  rue  des  griffes,  saccage  tout  de  ses  violentes 
convulsions,  poursuit  sa  femme  pour  l'écraser,  lacère  les 
toiles  et  fracasse  les  vitrines  des  salons,  précipite  vases 
et  bronzes  par  les  fenêtres  et  les  escaliers,  fou  furieux  à 
grand'peine  ligottable,  lion  exaspéré.  Et  jamais  le  fauve 
qu'est  le  financier  comme  le  politicien  contemporain,  ne 
s'est  révélé  avec  plus  d'intensité  exacerbée  et  de  bestiale 
cruauté  qu'à  cette  heure  de  mort  sanglante...,  de  mort  du 
lion.  Alors  que  le  méridional  Saccard,  jeté  en  prison, 
au  lieu  de  se  briser  le  crâne  aux  barreaux  de  sa  cag^e,  se 
ressaisit  tout  entier  et,  tiré  de  l'agitation  mondiale,  repose 
et  clarifie  ses  idées,  alors  que  souple  et  félin,  il  se  met 
immédiatement  à  compulser  ses  souvenirs  et  à  les  ordon- 
ner pour  un  «  Mémorial  »  de  défense,  Saff're,  violent  et 
sanguin,  est  foudroyé  d'apoplexie  à  la  menace  pressante 
de  l'emprisonnement.  C'est  qu'ils  ont  deux  politiques  et 
deux  tempéraments  différents,  l'un  ayant  travaillé  pour 
la  gloire  et  le  bruit,  l'autre  pour  la  jouissance  dans  la 
puissance. 

M. -A.  Leblond.  ,  9 


111 


Plus  que  la  femme  et  l'enlant,  plus  que  l'homme  de 
lettres,  le  médecin  ou  le  prêtre,  le  financier  fut  difficile  à 
connaître.  On  ne  saisit  facilement  de  lui  que  l'apparence 
salonnière,  qui  n'est  que  partielle  et  incomplètement  vraie. 
Il  faudrait  le  prendre  en  affaires  et  dans  son  bureau, 
vivre  en  son  intimité  comme  a  fait  Balzac  pour  ses 
employés,  ses  usuriers,  ses  avoués  et  ses  notaires.  Mais 
on  ne  peut  l'y  poursuivre,  même  il  n'en  a  point.  Il  n'a 
qu'un  antre. 

En  outre,  la  science  du  calcul  étant  celle  qui  rebute  le 
plus  l'écrivain,  être  de  sentiment  ou  d'imagination,  il  ne 
tente  pas  de  créer  le  type  complet  du  financier  :  on  n'a 
vu  s'y  risquer  qu'un  Balzac,  réduit  toute  sa  vie  aux  spécu- 
lations les  plus  embrouillées,  et  un  Zola,  de  patience  ency- 
clopédique. 11  faut  un  siècle  où  l'écrivain  puisse  ne  pas 
craindre  d'affronter  les  sciences  du  chiffre  et  de  l'économie 
politique,  pour  que  l'on  ait  en  littérature  le  type  réel, 
prolbnd,  complet,  détaillé  du  financier.  Ensuite,  on  réagit 
après  Balzac  contre  l'introduction  des  financiers  dans  le 
roman  parce  que  Balzac  en  avait  mis  dans  tous  les  siens. 
Le  roman  se  mondanisa  sous  le  second  Empire.  On  afficha 
le  dédain  des  affaires  et  des  questions  d'argent,  on  crai- 
gnit de  paraître  les  écrivains  d'une  nation  seulement 
spéculante  et  commerçante,  on  voulut  être  un  peuple  artiste, 


LE    FINANCIER  131 

spirituel,  galant,  somptueux,  friand  de  vérité  fraîche  et 
légère.  On  ne  représenta  plus  le  financier  que  comme  un 
bailleur  de  fêtes  et  dans  le  décor  à  effet  des  criardes 
richesses  cosmopolites.  Aujourd'hui  il  semble  que,  devant 
les  préoccupations  socialistes,  l'étude  du  financier  s'impose 
plus  fortement  :  l'écrivain,  de  son  côté,  est  plus  apte  à  le 
peindre,  vivant  dans  un  milieu  où  l'élaboration  d'un  pro- 
chain avenir  social  l'initie  aux  spéculations  d'économie 
politique.  Cette  évolution  s'indique  : 

Bourget  fut  secrètement  attiré  vers  le  financier  parce 
qu'il  est  l'aristocratie  contemporaine,  le  parvenu  et 
l'anglicisant.  Il  a  affecté  de  le  traiter  de  puissance  à  puis- 
sance, académicien  honorant  du  prestige  de  la  pensée 
libre  les  salons  du  boursier,  goûtant  les  plaisirs  de  luxe 
en  anathématisant  1  argent.  Par  une  assimilation  obstinée, 
il  y  a  aussi  en  lui  de  l'homme  de  noblesse  qui  vient 
prendre  sa  part,  en  invité,  des  fêtes  données  dans  les 
palais  qui  furent  h  ses  aïeux,  et  serre  avec  urbanité  la 
main  de  celui  qu'il  ne  peut  plus  faire  embastiller,  d'ailleurs 
sans  abandonner  l'espoir  en  Dieu  d'un  retour  vers  le 
passé.  —  ^laupassanf  a  fréquenté  les  salons  riches  qui 
lui  étaient  ouverts  et  seuls  où  on  s'amusât,  observateur 
impartial,  entre  les  contredanses  avec  des  femmes  décol- 
letées, des  travers  et  des  cjualités  des  hôtes,  h  qui  il 
garde  quelque  reconnaissance  du  spectacle  abondant  et 
voluptueux.  —  Hervieu  est  un  sentimental  qui  se  venge 
de  la  société  moderne  uniquement  âpre  et  financière,  arma- 
turée  d'une  raide  ossature  d'argent  où  le  corps  et  le  cœur 
dépérissent,  société  corrompue  où  il  n'est  plus  de  place 
pour  la  famille  et  l'amour  simple  dont  elle  ne  saurait 
même  plus  jouir.  —  L'altruiste  Daudet  a  souffert  de  la 
pauvreté  des  petites  gens  et  s'est  étonné  de  voir  que  ceux 
qui  la  causaient  n'en  étaient  point  plus  heureux.  —  Gyp, 


132      LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

Forain  du  financier,  s'acharne  après  lui  avec  la  jDréten- 
tion  de  n'en  avoir  rencontré  que  de  juifs  :  nous  nous  rap- 
pelons à  ce  propos  que  Saccard  est  antisémite  et  Nortier 
nationaliste. 

Anatole  France  avait  dédaigné  ces  fonctionnaires  spécia- 
lisés de  l'argent,  incurieux  d'autres  choses,  de  la  philo- 
sophie et  de  la  vie,  natures  opaques  de  fauves  aux  crânes 
fuyants;  le  France  social  s'y  intéressera  sans  doute  plus 
vivement.  Encore  faut-il  dire  que  France  aurait  pu  décou- 
vrir parmi  les  financiers  contemporains  un  type  qui  fût  en 
même  temps  qu'excellent  banquier,  ne  ruinant  ni  lui  ni 
personne,  honnête,  d'intelligence  élégante  et  desthétisme 
lucide,  un  ami  de  l'art  et  bienfaiteur  d'artistes,  ne  mépri- 
sant pas  plus  le  génie  que  l'argent,  un  type  tel  enfin  que 
ce  Paul  Vandrenne  dont  Théodore  de  Banville  fit  un  des 
personnages  sympathiques  de  Marcel  Rabe,  comme  si,  à 
côté  de  celle  de  la  fille  de  joie,  il  avait  tenté  la  réhabili- 
tation de  l'homme  d'argent.  —  Rosny  ne  s'est  pas  plus 
occupé  de  financiers  que  de  députés  :  il  aurait  peut-être 
dû  montrer  un  dt'tenteur  de  l'argent  qui  fût  généreux, 
intellectuel,  capable,  comme  Dargelle,  d'utiliser  la  grande 
force  d'aujourd'hui  pour  l'élaboration  d'une  société  de 
demain  où  elle  ne  comptera  plus. 

M.  Estaunié  se  préoccupe  aussi  d'avenir,  mais  d'avenir 
immédiat  :  ainsi  que  la  plupart  des  universitaires,  il  a 
évolué  vers  le  socialisme  utilitaire,  et  avec  eux  il  ne  craint 
point,  au  contraire  de  Rosny,  les  sujets  rebattus  :  il  a 
donc  traité  de  la  finance  en  un  travail  solidement  ordonné 
où  aucun  point  n'a  été  omis;  il  a  épuisé  le  sujet  connu 
sans  l'élargir  d'aucune  vision  sociale  bien  nouvelle;  mais 
il  a  vu,  en  même  temps  que  M.  de  Vogué  [Les  Morts  gui 
parlent),  cependant  avec  tout  autre  impartialité,  maîtrise 
scientifique  et  instruction  du  sujet,  que  le  terrain  louche 


LE    FINANCIER  133 

de  la  finance  était  le  seul  laissé  aux  lauréats  de  l'ensei- 
gnement supérieur.  —  Bérenger,  qu'avait  attaché  le 
même  problème  dans  ses  Prolétaires  intellectuels,  n'a 
montré  que  les  débuts  de  la  lutte  de  Thomme  social  se 
débattant  entre  les  mains  de  l'homme  d'argent,  et  nous 
devons  attendre  la  suite  de  La  Proie  pour  en  voir  les 
péripéties  et  apprécier  les  résultats.  —  Il  laut  reprocher 
h  M.  Brulat,  qui  a  écrit  un  livre  généreux,  une  certaine 
impuissance  dans  l'anarchisme,  lequel  veut  contre  le  capi- 
talisme une  révolte  moins  sentimentale  et  désordonnée, 
plus  précise  dans  l'énergie,  volontaire  vers  un  but  net  par 
des  réformes  pratiques.  On  a  réalisé  sur  le  financier 
quelques  remarquables  romans  d'observation;  le  roman 
d'idées  reste  à  faire. 

Seul  M.  Paul  Adam,  de  fervente  imagination  et  de 
génie  souple,  a  témoigné  d'une  pénétrante  compréhension 
des  affaires  et  de  conceptions  financières  ingénieuses  et 
vastes,  mais  trop  fiévreuses  et  confuses.  Il  a  magnifi- 
quement senti  la  beauté  complexe,  moderne.,  de  la  finance, 
ce  qu'il  y  a  en  elle  de  mouvement  vertigineux  jusqu'au 
lyrisme  et  de  sport  cérébral;  mais  il  n'a  pas  songé  à  créer 
une  figure  géniale  de  financier  conscient  d'un  rôle  social 
à  remplir,  rôle  défini  et  limité  par  ce  qu'il  a  de  circons- 
tanciel. Si  ce  type  manque  dans  notre  littérature,  peut- 
être  faut-il  l'attribuer  à  la  qualité  même  du  monde  de  la 
finance  française  parmi  lequel  abonde  le  boutiquier  cir- 
conspect, borné  et  chiche,  simple  rentier,  qui  ne  joue 
que  sur  afi'aires  sûres,  où  manque  l'exemple  du  financier 
d  envergure,  associé  à  l'ingénieur  ou  au  savant  avec  lequel 
il  collabore  avant  de  l'exploiter,  conscient  qu'il  ne  faut 
l'exploiter  que  dans  la  mesure  à  ne  pas  amoindrir  sa 
personnalité  féconde,  intelligent  éleveur  d'intellectuels. 
Mettant  Saccard  en  présence  de  l'ingénieur  Hamelin,  Zola 


134      LA    SOCIÉTÉ    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

eût  pu  s'attacher  à  fixer  les  rapports  qui  doivent  exister 
du  capitaliste  d'idées  au  capitaliste  d'argent,  pour  parfaire 
en  Saccard  —  trop  peu  intellectuel  —  le  véritable  finan- 
cier moderne  et  génial. 

Tous  ont  dit  le  rôle  et  le  pouvoir  considérables  des 
financiers  :  c'est  l'aristocratie,  la  puissance  de  l'époque. 
Comme  toute  aristocratie,  celle-ci  s'usera,  par  le  pouvoir 
même;  elle  sera  remplacée  par  une  autre  puissance  qui 
est  en  train  de  s'élaborer,  de  s'organiser  dans  l'incon- 
science des  choses,  probablement  par  les  savants;  et  c'est 
ce  qu'il  eût  été  intéressant  de  montrer,  d'une  façon  com- 
plexe et  ingénieuse,  dans  un  roman  :  les  préludes  mysté- 
rieux et  confus,  sous  des  étiquettes  vagues,  dans  le  monde 
contemporain,  de  la  lutte  qui  confrontera  un  jour  dans  un 
corps-à-corps  acharné  la  science  et  l'argent,  l'université 
et  la  finance,  comme  se  heurtèrent  la  noblesse  et  le  tiers. 
Lors  de  l'antisémitisme  il  s'est  trouvé  qu'une  partie  de  la 
finance,  ayant  encore  à  lutter  contre  les  anciens  pouvoirs, 
s'est  rangée  du  côté' des  intellectuels  au  lieu  d'aider  à  les 
accabler,  mais  il  n'en  sera  pas  toujours  de  même.  Dès 
maintenant  la  finance,  par  l'intermédiaire  de  la  politique, 
par  le  moyen  des  achats  particuliers  et  des  commandes 
d'état,  des  prix,  des  pensions  et  des  sinécures  dont  elle 
dispose,  opprimant  les  talents  et  favorisant  les  médiocres, 
la  finance  tend  de  plus  en  plus  à  asservir  et  affaiblir  le 
monde  intellectuel  qui  essaie  timidement  et  désordonné- 
ment  d'assurer  son  indépendance.  C'est  ce  qu'on  ne  voit 
pas  assez  dans  ces  romans,  ce  qui  tendrait  a  indiquer  que 
c'est  une  situation  qui  sera  plutôt  qu'elle  n'est  encore; 
cependant  les  romanciers,  représentants  des  intellectuels, 
sentent  bien  déjà  que  les  financiers  sont  leurs  ennemis  : 

Aucun  de  ces  écrivains,  en  effet,  n'a  peint  le  financier 


LE    FINANCIER  135 

avec  sympathie,  fût-ce  (sauf  Zola  dans  sa  première  œuvre) 
avec  cette  sympathie  qu'on  a  pour  le  monstre  et  qui  est 
une  sorte  de  fascination,  ni  même  avec  cette  pitié  qu'on 
peut  porter  aux  criminels.  Zola  a  encore  une  certaine 
indulgence  pour  les  industriels,  tels  que  Jordan  père,  dont 
l'activité  n'est  point  exclusivement  bureaucratique,  mais  il 
considère  net  comme  des  voleurs  les  financiers  qui  tra- 
vaillent le  plus  [TrcH'ail,  1901).  Dès  L'Argent  il  estimait  : 
«  ce  ne  sont  qu'usurpateurs  qui  exproprient  la  masse  du 
peuple,  et  quand  ils  seront  gorgés,  les  collectivistes 
n'auront  qu'à  les  exproprier  à  leur  tour  ».  En  un  certain 
sens  rien  n'est  plus  juste,  et  l'on  peut  souhaiter  dans  les 
temps  les  plus  prochains  possible  la  disparition  du  finan- 
cier plus  encore  que  du  commerçant,  rouages  complica- 
teurs  et  dispendieux  d'une  civilisation  imparfaite. 

Mais  s'il  fut  un  être  très  nuisible,  il  est  susceptible 
d'avoir  eu  quelque  utilité.  Dans  une  époque  de  fonction- 
narisme il  a  été  l'esprit  du  risque,  l'activité,  l'énergie, 
l'indépendance,  l'individualisme  humain  déchaîné.  Encore 
son  amoralité  aura  contribué  à  déblayer  le  vieux  terrain  de 
la  caduque  morale  aristocratique  (honneur  du  nom,  etc.), 
les  préjugés  de  la  triomphante  et  égoïste  morale  de  la 
bourgeoisie.  Par  là,  —  bien  indirectement,  il  est  certain, 
et  inconsciemment,  —  à  hâter  l'élaboration  d'une  morale 
future  répondant  aux  nécessités  de  la  démocratie.  Insen- 
sible aux  idées,  il  a  aidé  à  la  réaction  contre  les  fumeuses 
idéologies  qui  de  l'Allemagne  ont  envahi  la  France 
dans  la  première  moitié  du  siècle  :  prenons  garde  qu'ama- 
teur de  faits  il  a  triomphé  en  même  temps  que  le  positi- 
visme pratique  de  Taine.  Enfin  le  financier  a  complètement 
transformé  en  France  la  condition  et  jusqu'à  la  notion  de 
l'homme  politique:  en  la  corrompant,  il  a  rendu  un  service 
humain,  il  a  fait  la  confusion  des  castes  aussi  nécessaire 


136      LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

socialement  que  ce  que  l'on  appelle  la  confusion«des  genres 
en  art.  Il  aura  enseigné  que  les  distinctions  usitées  sont 
arbitraires,  plus  scolastiques  et  universitaires  que  natu- 
relles et  même  rationnelles  :  l'homme  politique  ne  peut  pas 
se  séparer  de  l'homme  d'intérêt,  et  leur  refusion  produit 
harmonieusement  l'être  social.  Il  a  donc  servi  à  la  transi- 
tion de  l'humanité  politique  à  l'humanité  sociale,  comme, 
d'autre  part,  il  a  préparé,  par  son  cosmopolitisme  inté- 
ressé, le  passage  du  nationalisme  à  l'internationalisme 
humanitaire. 

En  somme  l'aristocratie  d'argent  est,  par  rapport  à  celle 
du  sang  (ou  de  la  guerre),  une  forme  d'aristocratie  plus 
sympathique  pour  la  société  contemporaine,  parce  qu'elle 
est  plus  démocratique  dans  son  origine  et  par  son  renou- 
vellement. Et  tout  en  portant  donc  sur  lui  le  jugement  le 
plus  juste  en  sa  rigueur,  tout  en  étant  prêt  sans  nulle  sen- 
timentalité à  le  sacrifier  à  l'heure  opportune,  il  ne  faut  pas 
oublier  que,  dans  un  univers  dont  nous  ne  possédons 
même  pas  complètement  les  lois  d'harmonie,  il  a  dû  avoir, 
comme  les  plus  dangereux  fauves  h  leur  heure,  sa  raison 
circonstancielle  d'utilité  supérieure. 


CHAPITRE    IV 


LA    NOBLESSE 


Il  n'y  a  jamais  eu,  dans  la  France  monarchique  des 
derniers  siècles,  de  séparations  bien  nettes  entre  les 
diverses  classes  et  sous-classes  de  la  société,  ainsi  qu'il  en 
est,  par  exemple,  en  Russie.  Les  anoblis,  avisés  et  hardis, 
savaient  maintes  fois  accréditer  leur  roture  rehaussée  d'or 
au-dessus  des  hobereaux,  réduits  à  la  modestie  ;  et 
l'intérêt  persuadait  de  taire  l'insolence  des  mémoires  trop 
fidèles.  Le  roi  imposait  l'exemple  de  considérer  plus  que 
les  courtisans  les  plébéiennes  dont  son  caprice  consacrait 
le  sang.  La  confusion  des  rangs  ne  faisait  que  s'accroître 
chaque  siècle  par  les  mouvements  de  la  plèbe  s'agitant 
vers  la  vie  sociale,  La  démocratie,  triomphant  avec  les 
Napoléon,  parait  les  plus  rusés  des  siens  de  titres  et  de 
chamarrures  qui  brillèrent  pour  l'Europe,  peureuse  d'être 
frottée  de  la  rudesse  des  victoires.  La  Restauration,  poli- 
tique, prêta  de  l'honneur  aux  traîtres  en  leur  donnant 
la  sanction  d'une  sorte  de  «  légitimité  «.  La  monarchie  de 
Juillet  élut  des  pairs  parmi  les  boutiquiers  influents.  La 
papauté  vendit  à  l'amiable  des  titres  à  la  finance  et  à  la 
bourgeoisie  ralliées.  La  Troisième  République,  parvenue, 
facilita  aux  rastaquouères   l'usurpation  de  titres  capables 


138      LA    SOCIÉTÉ    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    RÉPUBLIQUE 

d'entoiirei'  les  Félix  Faiire  d'un  personnel  lastneux  de 
cérémonies. 

De  tout  cela  il  se  trouve  qu'il  n'y  a  pas  aujourd'hui 
moins  de  cinq  ou  six  sortes  de  noblesses  :  la  noblesse 
marronne  de  la  Troisième  République,  la  noblesse  papale, 
la  noblesse  orléaniste,  la  noblesse  légitimée  de  la  Restau- 
ration, la  noblesse  d'Empire,  enfin  les  restes  de  l'ancienne 
noblesse  de  royauté,  elle-même  très  mêlée  d'anoblis,  ané- 
miée par  la  vie  de  cour  et  décimée  par  les  guerres,  les 
frondes,  les  révolutions  et  l'exil  miséreux.  Le  tout  est 
intimement  confondu  par  le  croisement  des  vanités,  des 
luxures,  des  intérêts;  le  tout  est  mêlé  en  un  élixir  compo- 
site et  frelaté  dont  la  Troisième  République  se  plaît  à 
alcooliser  ses  digestions  bourgeoises.  11  subsiste  aujour- 
d'hui beaucoup  d'aristocraties,  mais  il  n'y  a  plus  d'aristo- 
cratie. Si  l'on  cherche  à  délimiter  «  l'aristocratie  »  pour 
l'étudier,  on  est  assez  perplexe;  et  finalement,  en  l'absence 
d'un  critérium  officiel,  on  est  obligé  de  comprendre  sous 
ce  nom  tous  ceux  dont  les  titres  gardent  auprès  de  la 
bourgeoisie  enrichie  ou  des  Américains  une  suffisante 
valeur  commerciale,  et  tous  ceux  encore  qui,  sans  titres 
dûment  appuyés  de  parchemins,  simplement  particules, 
sont  reçus  dans  la  familiarité  des  titrés,  s'y  accréditant 
par  une  intensive  culture  d'élégance  et  l'importance  de 
leur  fortune.  Dans  le  présent  sujet  la  délimitation  est 
facilitée  par  les  écrivains,  qui  ne  manquent  jamais  à 
déclarer  si,  pourquoi  et  à  quel  degré  leurs  modèles  et  les 
personnages  qu'ils  en  ont  copiés  doivent  être  considérés 
comme  étant  de  «  l'aristocratie   )>. 

Celle-ci  reste  donc  une  classe,  c'est-à-dire  assez  vague, 
et  ne  se  limite  que  rarement  en  caste  (dans  quelques 
salons  du  Faubourg  qui  restent  encore  assez  strictement 
fermés).  Elle  n'en  présente  pas  moins  un  intérêt  spécial 


LA    NOBLESSE  13» 

d'étude  en  raison  du  rôle  qu'elle  continue  à  tenir  dans  la 
société  actuelle.  Même,  sa  diversité  h  travers  les  âges- 
double  Fintérct  d'une  étude  qui  devient  par  contre-coup 
celle  de  l'évolution  de  l'élite  politique  dans  le  pays.  Si 
cette  classe  n'offre  plus  le  même  mérite  de  supériorité 
physique  et  d  audace  qui  lui  valut  de  conquérir  le  premier 
rang,  elle  ne  nous  intrigue  pas  moins  d'avoir  su  rester 
une  élite  dans  la  considération  publique  :  elle  n'a  point 
cessé,  en  effet,  par  le  prestige  de  ce  qui  porte  un  cachet 
d'antiquité,  d'en  imposer  à  un  très  grand  nombre,  mal- 
gré sa  déchéance  avérée,  malgré  qu'elle  s'écarte  davan- 
tage de  la  masse  civile,  malgré  que  son  importance  sociale 
diminue  progressivement  dans  une  civilisation  en  pleine 
évolution  vers  une  période  socialiste. 


LA    PHYSIOLOGIE 

L'un  des  moindres  résultats  de  cet  éloignement  de  h» 
masse  n'est  pas  d'avoir  appauvri,  à  force  d'affinenient, 
leur  physiologie.  La  sélection  par  unions  consanguines 
aboutit  à  une  extrême  débilité,  et  les  apports  de  lobus- 
tcsse  que  fait  de  temps  en  temps  la  bourgeoisie,  d'ailleurs 
le  plus  souvent  déjà  anémiée  par  la  richesse,  ne  peuvent 
que  précipiter  la  déchéance  physiologique  de  l'aristo- 
cratie, comme  il  va  d'un  vin  fort  pour  des  nervosités  trop 
sensitives. 

Un  préjugé  esthétique,  entretenu  avec  soin  par  la 
noblesse,  est  d'attribuer  la  supériorité  idéale  au  type  de 
beauté  gracile  et  de  lignes  ténues  jusqu'à  la  fragilité.  A  la 
vérité,  nous  continuons  par  éducation  à  la  goûter  :  on  est 
encore  touché  délicatement  par  la  souplesse  féminine  des 
Serge  de  Menassieux  ^  et  des  Roland  de  Prébois-,  adoles- 
cents imberbes  et  pensifs  dans  l'auréole  voluptueuse  de 
longs  cheveux  soyeux,  «  à  la  grâce  de  corps  finement 
débile  et  au  front  élevé  de  Chatterton  que  ses  succès  au 
lawn-tennis  ou  à   danser   le   boston   auraient   accommodé 


1.  Abel  Hermant,  Serge,  Ollendorff. 

2.  Paul  Hervieu,  Flirt,  Lemerre. 


LA    NOBLESSE  141 

avec  l'existence  ».  Les  femmes  recherchent  encore,  entre 
tous,  les  jolis  blondins  aux  yeux  satinés,  «  au  teint  de  fleur 
rose  »,  aux  cols  Irêles  et  aux  gestes  de  filles  tels  que  le 
prince  Charlexis  d'Olmutz,  duc  d'Alcantara ',  ou  le  prince 
Silvère  de  Caréan-Priolo  '.  Une  virile  et  un  peu  virago 
Maud  de  Rouvre  se  passionne  pour  la  beauté  aiguë  et  les 
bleus  yeux  de  femme  de  Julien  de  Suberceaux^. 

Les  hommes,  même  l'intellectuel  procureur  de  Sanci, 
trouvent  quelque  charme  sadique  dans  le  commerce  d'une 
'Marguerite  d'Auflers  *,  dont  la  figure  laminée  au  teint 
d'ivoire  jauni,  dont  la  lourde  chevelure  sur  fragile  cou,  le 
corps  sans  hanches,  sans  croupe  et  sans  gorge,  inspirent 
la  délicieuse  frayeur  qu'en  la  touchant  ses  membres  s'émiet- 
teront  comme  du  Saxe  et  sa  peau  trop  diaphane  s'ouvrira. 
A  plus  forte  raison  M.  Paul  Bourget  pourra-t-il  exalter  la 
bleuité  exquise  des  prunelles,  la  suave  ténuité  du  visage, 
la  chaude  nuance  des  cheveux  blonds,  bref,  le  «  visage  déli- 
catement patricien  »  de  la  comtesse  de  Caudale,  —  «  un 
des  grands  noms  historiques  de  France  )>  — -  dont  «  l'air 
grande  dame  ne  s'imite  pas  »,  sans  moins  goûter  —  tant 
«  il  était  impossible  devant  cette  créature  de  ne  pas  penser 
à  quelque  portrait  du  temps  passé  —  la  bouche  d'Héro- 
diade,...  le  type  de  madone  familier  à  Luini  »,  la  chevelure 
noire,  la  pâleur  ambrée,  la  langueur  dans  les  mouvements 
de  Mme  de  Sauve  •^,  bâtarde  d'un  beau  comte. 

]Mais  déjà  la  joliesse  mobile  de  lévrier  d'une  princesse 
de  Seyriman-Frileuse  et  l'élégance  maniérée,  les  mille 
petites  rides  du  visage  efféminé   par  quatre  cents  ans  de 


1.  Alphonse  Daudet,  La  Petite  Paroisse,  Lemerre. 

2.  P.  Hervieu,  Peints  pai'  eux-mêmes,  Lemerre. 
.3.  M.  Prévost,  Les  Demi-Vierges,  Lemerre. 

4.  Paul  Adam,  Robes  rouges,  Ollendorff. 

5.  P.  Bourget,   Un  Cœur  de  femme;  Cruelle  Enigme,  Pion. 


142      LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

noblesse  sans  mésalliance,  le  profil  oiseau  de  proie  de 
mignon  neurasthénique  du  comte  Aimery  de  Muzarett  ^ 
donnent  quelque  malaise  à  ceux-là  mêmes  qui  la  savourent 
perversement.  De  plus  en  plus  l'idéal  esthétique  cesse 
d'être  une  Longueville  ou  même  une  Lamballe  :  nous 
aimons  une  beauté  plus  énergique,  d'intellectualité  moins 
frivole,  de  charme  plus  vivace,  de  fard  plus  scientifique, 
de  doux  éclat  minéral  et  de  moins  éphémère  vénusté,  dont 
les  romanciers  contemporains  ne  trouvent  les  épreuves 
vivantes  qu'en  dehors  de  l'aristocratie. 

Les  corps  ne  sauraient  davantage  réserver  à  l'amour 
sain,  qui  veut  perpétuer  l'énergie  de  la  race,  la  puissance 
substantielle  : 

Frédéric  de  Pérlgnv",  qu'un  de  ses  professeurs  et  ami 
dénomma  «  chérubin  de  décadence  »,  énervé  par  l'héré- 
dité d'une  mère  souffreteuse  et  une  éducation  de  femmes 
et  de  jésuites,  languit  après  la  mort  de  sa  grand'mère 
dans  la  solitude,  sans  même  la  force  de  travailler,  dégoûté 
de  la  jeunesse,  écœuré  à  seulement  traverser  le  Quartier 
Latin;  enfin  violé  par  l'audace  d'une  amoureuse  du  Monde, 
il  ne  goûte,  par  efféminement,  dans  l'amour  que  la  dou- 
ceur du  péché.  Dès  la  première  entrevue  c'est  elle  qui  est 
a  ses  pieds  ;  il  reste  assis  et  tremblant  ainsi  qu'une  pucelle  : 
«  Tu  es  beau  comme  une  femme  »,  lui  dit-elle;  et  h  mesure 
qu'elle  le  presse,  il  se  sent  étreint  d'une  incompréhensible 
froideur  physique,  il  perçoit  par  réfiexes.  «  J'ai  été  la 
femme  de  cet  accouplement  »,  ne  peut-il  s'empêcher  de 
crier,  bientôt  meurtri  du  dégoût  de  Tacte.  11  l'aimera  dans 
la  suite,  mais  seulement  parce  qu'elle  vient  avec  régularité 


1.  Jean  Lorrain,   M.  île  l'hocas,  OUend.  rff. 

2.  M.  Prévost,  La  Confession  d'un  amant,  Lemerre. 


LA    NOBLESSE  143 

le  délivrer  de  la  solitude,  par  une  analogie  avee  la 
demoiselle  pauvre  et  isolée  des  siens,  institutrice  ou  dame 
de  compagnie.  Sa  maîtresse  morte,  comme  il  a  rencontré 
une  jeune  femme  parfaite  qui  le  chérit,  il  s'enfuit  à 
l'étranger  pour  ne  plus  aimer.  C'est  qu'il  n'a  pas  la  lorce 
phvsique  de  l'amour;  il  aurait  voulu  ne  jamais  dépasser  les 
caresses;  et  Vomne  animal post  coïtum  triste,  que  ne  con- 
naissent point  les  robustes  créateurs  d'avenir,  n'a  jamais 
été  plus  angoissant  que  pour  sa  sensibilité  consomptive. 

Le  comte  Henri  de  Poyanne',  enlance  mélancolique  puis 
jeunesse  rongée  de  chagrins,  manque  également  de  la 
capacité  physique  de  l'amour  par  lassitude  de  sang,  pau- 
vreté de  nature  et  précoce  épuisement.  Ce  n'est  pas  à 
autre  chose  que,  dans  ce  roman  de  style  et  d'inspiration 
féminins,  M.  Bourget  aurait  dû  attribuer  son  insuccès 
amoureux  auprès  de  la  comtesse  de  Tillière  qui  préfère 
à  ce  dyspeptique  au  teint  bistré  le  vigoureux  sportman 
Raymond  Casai.  —  Le  comte  Gérard  de  Quinsac,  en  qui 
Zola-  déclara  svmboliser  la  noblesse  actuelle,  «  derrière 
la  noble  façade  de  la  race,  grande  taille  et  mine  fière, 
n'est  que  cendre,  toujours  menacé  de  la  maladie  et  de 
récroulement.  Au  fond  de  sa  virilité  apparente,  il  n'y  a 
qu'un  abandon  de  fdle,  un  être  faible  et  bon  capable  de 
toutes  les  déchéances  »  ;  et  s'il  reste  l'amant  de  la  baronne 
Duvillard  qui  le  surprit,  c'est  qu'il  n'a  pas  la  force  de 
rompre  le  collage. 

Le  comte  de  Feysin  ^  accuse  une  autre  sorte  de  féminité 
que  les  P'rédéric  de  Périgny.  Son  enfance  fut  tourmentée 
par  la  peur  de  l'enfer.  Adolescent,  il  lut  Renan  et  Çakva- 


1.  P.  Bourget,   Un  Cœur  de  femme,  Lemerre. 

2.  Zola,  Paris,  Fasquelle. 

3.  F.  de  Nion,  La  Peur  de  la  mort,  Stock.  Ce  roman,  qui  est  un  des  pre- 
miers de  l'auteur,  est  très  important  pour  l'étude  de  l'aristocratie. 


144      LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

Mouni  avec  enthousiasme,  mais  pour  ne  plus  éprouver 
qu'une  désolante  stérilité  cérébrale.  Caractère  mou,  frôlé 
de  songes,  àme  délicate  desservie  par  un  corps  grossier, 
cœur  neurasthénique,  il  n'a  pas  le  courage  de  déclarer  son 
amour  à  une  cousine  dont  les  jeux  confiants  énervèrent  sa 
sensualité  précoce  :  c'est  qu'il  fut  féminisé  avant  sa  virilité 
par  cette  fillette,  ayant  vécu  si  près  d'elle  «  qu'il  connais- 
sait toutes  les  parties  de  son  corps  et  avait  toujours  eu  le 
parfum  de  sa  chair  dans  ses  narines  ».  Il  la  laisse  prendre 
par  un  autre,  puis,  jaloux,  va  à  Paris  et  sollicite  une  cabo- 
tine qui  le  subjugue  et  trompe.  Tempérament  poltron  qui, 
adulte,  sefTraiera  encore  devant  la  mer,  devant  la  nuit, 
devant  l'invisible  («  l'atavique  terreur  des  phénomènes 
physiques  renaissant  en  lui  »),  il  est  fréquemment  réveillé 
la  nuit  par  l'idée  nerveuse  qu'il  va  mourir,  il  a  sans 
cesse  la  sensation  de  la  mort,  avec  l'enfantine  révolte 
contre  la  dispersion  de  son  moi,  et  la  hantise  de  sa 
chambre  mortuaire.  Tel,  fatalement  il  redoute  de  savoir 
que  son  actrice  le  dupe  :  il  ferme  lâchement  les  yeux,  il 
cherche  des  distractions,  il  se  complaît  à  la  regarder  se 
maquiller,  faible,  jusque  dans  la  dispute  amoureuse,  de  la 
sentir  si  désirable  au  moment  même  où  il  se  perçoit 
trompé.  Le  hasard  l'ayant  aidé  à  fuir,  il  retrouve  à  la 
campagne  sa  cousine  mariée;  aussitôt  sa  jalousie  se 
trouble  de  visions  ensanglantées;  et  il  la  surprend  après 
souper,  prenant  enfin  un  peu  de  pleine  joie  dans  la'  fierté 
de  sa  brutalité  irresponsable. 

Dans  cette  physiologie,  anémiée  à  en  être  translucide, 
les  hérédités  transparaissent  beaucoup  plus  qu'en  qui- 
conque :  il  en  çoit  le  jeu  en  lui,  le  combat  des  hérédités 
pures  avec  celles  de  ses  ancêtres  paillards.  Ce  qui,  en 
l'amour,  attire  ce  peureux,  c'est  l'allégeant  voisinage  de 
la  chair,  qui  lui  donne  la  sensation  de  sécurité,  la  sensa- 


LA    NOBLESSE  145 

tion  que  reuvahissent  des  fluides  de  tiède  douceur 
maternelle.  F.  de  Nion  a  parfaitement  analysé  quelle  sorte 
de  poésie  peut  offrir  h  ce  noble  fatigué  une  jolie  jeune 
fille  qu'il  épouse  :  Pendant  la  nuit  de  noces  en  wagon,  — • 
notée  avec  intense  sobriété,  —  il  peut  h  peine  se  retenir 
de  la  prendre  tandis  qu'elle  est  endormie,  parce  que  son 
sommeil  ressemble  à  un  peu  de  mort.  Cette  sensation  de 
la  mort,  il  l'a,  immanquablement,  devant  toute  grâce^ 
toute  nudité,  frappé  même,  lorsqu'en  remontant  son  arbre 
généalogique  il  parvenait  à  la  préhistoire,  qu'il  y  ait  tant 
de  gens  morts  qui  en  ont  tué  eux-mêmes  tant  d'autres. 

Et  voici  que,  devant  son  fils  mort-né,  il  éprouve  que 
c'est  un  peu  de  sa  chair  qui  est  mort,  et  la  vision  du  petit 
corps  mangé  par  les  vers  le  hante.  Il  se  rappelle  la  boîte 
où  on  l'a  enfermé;  et  dès  lors,  toujours  le  possède  l'effroi 
des  endroits  resserrés,  l'horreur  de  l'étroit,  l'image  de  la 
mort,  et  il  est  surpris  que  sa  femme  et  sa  sœur  n'en  soient 
pas  obsédées.  Envoûté  par  le  genre  de  deuil  et  de  mort 
que  les  sombres  idées  assyriennes  ont  mis  dans  le  chris- 
tianisme (démons,  haine  de  la  joie),  il  a  la  constante  vision 
du  Jugement  Dernier;  et  il  faut  noter  l'importance,  dans 
son  testament,  des  passages  concernant  l'ensevelissement 
et  le  respect  de  son  cadavre.  Les  évocations  préhisto- 
riques, qui  sont  un  rappel  de  jeunesse  pour  l'intellectuel 
sain,  sont  funestes  pour  ce  noble.  La  science  n'a  fait  que 
multiplier  ses  terreurs,  lui  suscitant  une  vision  de  néant 
sidéral  plus  terrible  que  le  néant  terrestre  seul  connu  de 
ses  ancêtres.  Et  il  s'éteint  dans  l'angoisse  après  avoir 
appelé  le  curé,  non  par  foi,  mais  pour  être  assisté  de  quel- 
qu'un de  plus  contre  la  mort. 

Comme  Feysin  avait,  dans  le  sommeil,  des  aperçus  et  des 
visions  d'au-delà  magnétiques,  Bérengère,  fille  du  général, 

M.-A.  Leblond.  10 


Hd      LA    SOCIETE    KHANÇAISE    SOUS    LA    mOISIEME    REPUIiLIQUE 

mcarne  un  très  curieux  cas  de  suggestion.  M.  Paul  Adam  \ 
Gfui  fui  passionné  d'occultisme,  a  réalisé  plusieurs  créations 
de  sujets  hypnotiques  et  c'est  presque  exclusivement  dans 
l'aristocratie  qu'il  les  classe  :  celle-ci  présenterait,  selon 
lui^  le  véritable  terrain  de  sujétion  par  l'excessif  affine- 
ment  du  système  nerveux  et  l'anormalité  cérébrale.  — 
Curieux  de  spiritisme,  le  baron  Xavier  de  la  V...",  pâle 
jeune  homme,  débile  et  farouche,  spleenétique  et  impres- 
sionnable, est  hanté  du  monde  de  l'Invisible,  par  un 
somnambulisme  moven-àgeux  qui  tient  les  descendants  de 
vieille  race  châtelaine  et  alchimiste.  —  A  côté  d'un  rejeton 
l'achiticjue  et  baveux  du  prince  de  Saxe  et  de  la  marquise 
àe  Sennabrucht,  bouc  amoureux  réduit  par  l'idiotie  au 
yôle  de  factotum  servant  les  gâteaux  avec  les  domestiques, 
Bérengère,  élégante  et  coquette  hystérique,  s'entretient 
dans  le  merveilleux  par  la  lecture  ardente  d'Hoffmann  et 
de  Poë.  Fréquemment  le  passage  de  a  l'Esprit  »  la  traverse  ; 
alors  troublée  d'un  rire  et  d'agacement  diaboliques,  elle 
crispe  ses  doigts  aux  damassures  de  la  nappe,  s'exalte 
soudain  contre  l'inoffensive  rudesse  d'un  officier,  dénonce 
avec  conviction  d'illusoires  insultes,  délire  nue  dans  sa 
chambre  contre  un  attentat  imaginaire  et  meurt  dans  une 
agitation  démoniaque.  Son  amie  Marguerite  d'Auflers  se 
borne  a  la  sentimentalité  provocante  de  menus  frôlements 
et  de  rires  titilleurs,  de  rougeurs  et  d'œillades,  commen- 
tant les  effeuillements  de  marguerites,  satisfaite  d'extrêmes 
excitations  en  une  inconscience  savante  et  rusée. 

Mme  de  Sauves^  offre  un  autre  genre  d'hystérie  dans 
son  «  m('dange  singulier  de  corruption  et  de  noblesse  ». 
M.  l^ourget  imagine  de  lui  cacher  un  «  cœur  i-omanesque  » 

1.  Paul  Adam,  Robes  rouges,    OllendorfT. 

2.  Villicrs  de  l'Islc-Adam,  L' Intersigtic .  Galmann  Lévy. 

3. Paul  Bourget,07<c//t'A'«/o^/«('. Anatole  France, Z-e  I.y s  rouge ,(ln\mi\nn  Lévy 


LA    NOBLESSE  147 

dans  «  un  tempérament  passionne  ».  Ce  n'est  nullement  le 
cœur  qui  est  romanesque  chez  cette  jeune  femme  dont  les 
«  appétits  invincibles  de  sensations  »  furent  déjà  aiguisés 
chez  la  fillette  en  robe  courte  par  les  conversations 
perverses  des  dîners  du  grand  monde.  Et  c'est  par  un 
euphémisme  inconscient  que  M.  Bourget  lui  attribue  une 
«  dme  tragique  ».  En  cette  prédication  de  casuistique 
amoureuse  où  l'émotion  ose  à  peine  éclairer  la  tonalité 
générale  du  roman  cérémonieux  et  gris,  M.  Bourget  a 
cédé  au  besoin  universitaire  de  distinguer  en  les  êtres  des 
dualités;  —  ce  dont  se  gardera  bien  M.  Anatole  France, 
trop  avisé  pour  vouloir  nous  expliquer  cette  Mme  de 
Vressin  '  (c  dont  on  contait  d'effroyables  histoires  et  qui 
gardait,  après  vingt  ans  de  scandale  mal  étouffé,  des  veux 
d'enfant  sur  des  joues  virginales  ».  —  Instruite  au  liber- 
tinage par  le  prédécesseur  d'Hubert,  tentée  de  luxure, 
ardente  vers  les  ivresses  sensuelles,  frissonnante  de  désirs 
«  presque  brutaux  »,  bref,  comme  conclut  indulgemment 
M.  Bourget,  «  capable  de  dépravation  »,  si  elle  se  plait  l\ 
se  partager  entre  deux  amants,  ce  n'est  nullement  par 
une  lutte  de  l'instinct  sensuel  et  de  l'àme  idéaliste,  car  ce 
qui  mérite  d'être  appelé  idéalisme  suppose  une  tout  autre 
culture  intellectuelle.  Et  cette  perversion,  tous  les  roman- 
ciers suggèrent  qu'elle  est  aristocratique,  M.  Jean  Lorrain 
comme  M.  J.-K.  Huysmans. 

Perdu  de  cauchemars,  le  duc  de  Phocas  %  névrosé  qui  a 
sombré  dans  l'occultisme,  recherche  les  gvnandres  avec 
autant  de  passion  que  les  personnages  princiers  dont 
s'entourait    en   hypnose   le   sàr  Péladan.    Et  la   perversité 


1.  Anatole  France,  Le  Lys  rouge,  Calmann  Lévy. 

2.  Jean  Lorrain,  Monsieur  de  P/tocas,  Ollendorff. 


148      LA    SOCIÉTÉ    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    RÉPUIiLIQUE 

chez  lui  est  complexe,  aiguisée  de  sadisme,  savourant 
avant  tout  en  soi  ce  qu'elle  implique  de  cruauté.  Dans  le 
moindre  amour  il  veut  du  meurtre,  aimant  les  filles  dont 
la  chétivlté  appelle  la  violence,  inspiré  d'une  étrange  rage 
de  destruction  devant  la  nudité  :  «  La  palpitation  de  la 
vie  m'a  toujours  rempli  d'une  étrange  rage  de  destruction  ». 
Même  le  spectacle  anhelant  d'un  acrobate  en  équilibre 
périlleux  lui  impose  le  désir  de  sa  mort  baignée  de  sang. 
D'une  famille  composée  d'abord  d'athlétiques  soudards 
mais  où  l'efféminement  du  maie  s'était  accentué  pendant 
deux  siècles  de  mariages  consanguins,  Jean  de  Floressas 
des  Esseintes  '  est  anémique  et  nerveux,  joues  caves,  mains 
fluettes  et  sèches.  Durant  une  enfance  funèbre  menacé  de 
scrofules  et  accablé  de  fièvres,  n'ayant  repris  qu'au  grand 
air,  des  Esseintes,  adulte,  recherche  les  plaisirs  languides 
et  extrêmes,  combine  des  jouissances  subtiles  et  diverses 
avec  des  coquetteries  de  courtisane  et  des  caprices  de 
grand  seigneur,  dispose  sa  physiologie  falote  dans  un 
cadre  fastueux.  Fin-de-race  n'empruntant  un  peu  de  vie 
et  de  personnalité  qu'au  décor,  —  qui  n'était  que  simple 
récréation  pour  l'ancêtre,  — il  veut  réagir  par  la  turj)itude 
d'un  régime  de  stupre  contre  l'austérité  vieillotte  de  sa 
famille  et  l'internement  monastique  de  son  enfance.  «  Il 
tàte  des  actrices  et  des  chanteuses,  entretient  des  filles 
déjà  célèbres,  contribuant  à  la  fortune  de  ces  agences  qui 
fournissent  moyennant  salaire  des  plaisirs  contestables,  » 
et  recherche  les  prostituées  aux  bras  desquelles  il  devient 
femme.  Cérébral  dans  l'amour,  il  est  attiré  par  les  femmes 
phénomènes;  épuisé,  il  quête  les  caresses  des  virtuoses, 
connaît  les  joies  déviées,  ressuscite  en  résumés  tous  les 
vices  mâles  et  femelles  d'une  ancestration  nobiliaire  ;  puis 

1.  .I.-K.   Huysmans,  A  rebours,  Fasquclle. 


LA    NOBLESSE  149 

excédé,  il  tombe  h  la  léthargie  d'une  solitude  désœuvrée. 
De  morbidesse  suraigue,  l'organisme  de  ce  collection- 
neur en  toutes  choses  souffre  de  toutes  les  formes  de  la 
névrose.  Il  se  soutient  par  la  seule  surexcitation  mentale; 
impuissant  et  sédentaire,  il  se  procure  laborieusement 
l'illusion  d'une  vie  mouvementée  et  nomade  :  débile  aris- 
tocrate de  ce  siècle,  il  se  donne  l'illusion  d'être  un  sei- 
gneur des  époques  fortes  du  passé;  sybarite  de  la  dégé- 
nérescence d  une  race,  d'être  une  courtisane  de  puissante 
sensualité;  profane  par  son  scepticisme  et  sa  somptuosité, 
d'être  un  moine  ascétique. 

C'est  donc  avant  tout  un  Névrosé,  une  pauvre  loque 
que  tordent  les  souffrances,  un  martvr  subtil  et  excen- 
trique. Raté  de  la  Vie  et  de  la  Santé,  esclave  monomane 
de  sa  physiologie,  prisonnier  du  Passé  et  de  la  corruption 
luxueuse  des  vieilles  sociétés,  victime  pantelante  luttant 
avec  la  vie  qui  le  rejette,  il  paie  la  dette  des  ancêtres 
jouisseurs  qui  ont  vécu  des  souffrances  mCdes  d'une  plèbe 
obscure.  A  en  analyser  la  personnalité  tourmentée  et 
piteuse,  Huysmans  montra  la  science  détaillée  d'un  alié- 
niste;  et,  malgré  sa  sympathie  d'artiste  pour  le  faste  pit- 
toresque du  sujet,  il  insista,  avec  une  éloquence  religieuse, 
sur  la  fatalité  justicière  qui  condamne  à  la  putrélaction  les 
restes  d'un  sang  heureux  s'étant  «  débordé  »  en  luxures 
et  en  fêtes.  Très  nettement  il  a  voulu  créer  en  des 
Esseintes  un  type  essentiel  de  Noblesse.  Est-il  véridique? 
11  apparaît  certes  la  somme  logique  des  observations  des 
autres  romanciers  :  le  Noble,  physiologiquement,  serait 
un  désorganisé. 


II 


LE    SENTIMENT 


Pour  passer  d'un  chapitre  à  un  autre,  on  s'apercevra 
d'abord  n'avoir  guère  changé  de  sujet  :  c'est  que,  pour 
l'aristocratie,  l'amour  est  plus  souvent  question  de  phy- 
siologie que  de  sentiment  :  aussi  bien  pour  un  Julien  de 
Suberceaux  que  pour  un  Lacroix-Firmin. 

Julien  '  ne  réussit  pas  plus  h  tempérer  de  dévoùment 
que  d'intérêt  sa  passion  aigument  charnelle  pour  la 
somptueuse  Cubaine  Maud  de  Rouvre.  Sans  le  sou  pour 
l'entretenir,  il  est  d'abord  réduit  à  n'accepter  qu'une  demi- 
possession  et  à  subir  son  mariage  avec  un  homme  plus  for- 
tuné; mais,  surénervé  et  aveuli  par  la  volupté  qu'elle  lui 
dispense  en  prémices  de  la  possession  complète  que  per- 
mettra son  mariage,  il  ne  peut  supporter  plus  longtemps 
la  pensée  qu'elle  livrera  h  un  autre  la  part  capitale  qu'il 
n'a  pas  eue  :  à  la  veille  du  mariage,  il  le  rompt  par  un 
esclandre;  puis,  chassé  par  iNIaud,  se  suicide.  —  Le  comte 
Muffat  de  Beuville  ruine  femme  et  enfants  pour  satisfaire 
une  passion  (pie  la  courtisane  Nana  se  complaît  ii  rendre 
chaque  jour  plus  honteuse,  le  poussant  au  gâtisme  à  quoi 
il  avait  des  dispositions  natives.  —  D'ancestration  campa- 
gnarde,   Lacroix-Firmin    en    qui   M.    Bourget   caractérise 

1.  Marcel  Prévost,  Les  Demi-Vierges,  Lemerre. 


LA    XOBLKSSE  15<1 

amèrement  un  athlète  launesque,  l'étalon  de  haras  noble, 
perpétue  la  brutalité  indiscrète  du  mousquetaire,  utilisant 
ses  aventures  galantes  pour  la  réclame.  Il  inaugure  avec 
superbe  les  amants  professionnels. 

Contran,  comte  de  Ravenel  ',  et  ses  camarades  se 
passent  les  femmes  de  la  rue  et  de  leur  monde  comme  des 
chevaux  en  approximant  «  à  termes  de  maquignons  »  leurs 
qualités  amoureuses;  ils  prêtent  plus  d'élégance  au 
métier  d'amour,  mais  une  élégance  de  quartier  Bréda, 
«  ayant  pris  h  la  fréquentation  des  femmes  galantes  des 
mœurs  et  des  cœurs  de  fdles  ».  Plus  délicat  par  culture 
de  lettré,  Paul  de  Brétigny^  mis  à  point  par  un  récent 
désespoir  d'amour,  persuade  de  son  éloquence  doulou- 
reuse Clotilde  Andermatt,  la  sœur  de  Contran;  il  l'alFole 
des  mièvreries  passionnées  d'un  caprice  sincère,  et,  quand 
elle  a  assouvi  sa  véhémence  ,  il  se  dégoûte  du  corps 
déformé  par  la  maternité  que  son  inconscience  passionnée 
lui  imposa,  et  se  fiance  à  une  fillette  riche  avant  même 
qu'elle  ait  accouché. 

La  comtesse  de  Cromance  ",  pieuse  et  pleine  de  respect 
envers  les  choses  saintes,  tient  l'amour  pour  le  plus 
précieux  don  du  ciel  et  répand  l'aljondantc  manne  de  sa 
sève  dans  les  cœurs  arides  de  nombreux  amants.  Par  un 
sentiment  inspiré  de  Sainte-Marie  l'Egyptienne,  elle  revêt 
de  l'anonymat  et  de  l'universalité  de  tout  ce  qui  est  catho- 
lique le  service  en  communion  de  son  beau  corps,  au 
point  qu'elle  n'ose  jamais  appeler  ses  amants  par  leurs 
prénoms.  M.  Anatole  France,  dont  l'imagination  païenne 
est  évangélique,  a  mûri  en  elle  son  idéal  d'aristocratique 
beauté    amoureuse,    dont    la  générosité    s'offre  en  belles 

1.  Maupassant,  Mont-Oriol,  Havard. 

2.  L'Orme  du  Mail,  Le  Mannequin  d'osier,  L'Anneau  d'amethysle,  M.  Bcr- 
gcrct  à  Paris,  Calmann  Lévy. 


152      LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    RÉPUBLIQUE 

grappes  juteuses,  lourdes  d'un  vin  léger,  aux   désirs   des 
multiples  vendangeurs. 

On  ne  saurait  dire  que  les  héroïnes  aristocratiques  de 
M.  Hervieu,  qui  est  de  tempérament  sentimental,  soient 
sentimentales.  Françoise  de  Trémcur^,  pour  être  honnête 
et  pure  dans  l'adultère  au  point  d'avoir  rompu  toute 
relation  avec  son  mari,  incorruptiblement  fidèle  à  son 
amant  Glé-Glé  au  point  d'être  prête  à  quitter  sa  fillette 
pour  le  suivre  à  l'étranger,  n'en  est  pas  moins  une  pure 
sensuelle  :  la  plus  tendre  en  mignardise,  la  plus  alliciante 
en  pratiques  dévotieuses,  la  plus  ingénue  en  une  multiple 
et  fervente  ingéniosité. 

Amoureuse^  en  l'enfance  du  portrait  de  Louis  XY  ado- 
lescent, la  marquise  de  Nécringel  était  née  pour  l'éternelle 
volupté  et  affirme  qu'à  son  âge  de  grand'mère,  où  elle 
apprête  un  mariage  riche  pour  le  fils  de  son  amant, 
l'amitié  n'a  pas  encore  remplacé  l'amour.  Elle  re^it  ses 
premières  émotions  h  écouter  avec  dignité  les  confidences 
des  jeunes  lémmes  et  à  dispenser,  avec  une  mesure 
harmonieuse,  les  conseils  de  délicate  hardiesse.  Cette 
vigilante  douairière  du  xix*^  siècle  qui  a  l'art  d'être  aimée 
et  respectée  de  tous,  même  des  domestiques,  pleine  de 
majesté  et  de  tact  dans  une  existence  obligée  à  être  pra- 
tique, restée  grande  dame  jusqu'en  les  situations  délicates 
auxquelles  elle  accepta  bravement  de  se  hasarder,  repré- 
sente la  dignité  de  la  sensualité  devenue  rationnelle  tant 
elle  est  naturelle. 

Sans  prendre  profession,  comme  Mme  Riverol-Saligny  ^ 
«  l'appareilleuse  »,  de  tenir  maison  en  son  salon,  la  sage 


1.  P.  Hervieu,  Peints  par  eux-mêmes,  Leinerre. 

2.  Abel  Hermant,  Mémoires  du  cicomte  de  Courpière,  Ollendorfl. 


LA    NOBLESSE  153 

Mme  de  Prébois  '  se  plaît  h  accueillir  sous  son  toit  les 
flirts  d'autrui  et  invite  toujours  ensemble  les  gens  «  qui 
font  la  paire  dans  ce  genre  d'ornementation  »  :  ce  n'est 
pas  tant  que,  descendante  de  soubrette,  elle  aime  recevoir, 
trôner,  placer  des  phrases  sur  chacun  des  objets  provenant 
de  Marie-Antoinette  qu'elle  possède,  mais  se  sentir  enve- 
loppée moelleusement  de  la  clialeur  des  jeunes  adultères. 
Dans  Le  Lys  rouge,  roman  subtil  consacré  à  l'analyse 
stylisée  de  ce  que  l'amour  passionné  et  l'art  comportent 
de  ferveur,  de  prestige  et  de  volupté  aristocratiques,  le 
marquis  de  Ré,  «  grand  et  beau  de  trente  ans  de  triomphes 
intimes  et  de  gloires  mondaines  »,  prolonge  sa  jeunesse 
au  delà  de  l'ordinaire  par  sa  grâce  virile,  par  son  élé- 
gance sobre  et  jaar  l'habitude  de  plaire  que  perfection- 
nèrent trois  générations  de  femmes  idolâtres.  Il  convoite 
de  parfumer  sa  barbe  blanchissante  du  contact,  à  sa 
boutonnière,  d'une  «  ultime  fleur  d'amour  »  :  l'exquise 
comtesse  Martin-Bellème  ayant  déçu  son  espoir,  il  s'en- 
terre vivant  dans  une  solitude  d'exilé  du  seul  bien  de  la 
vie.  L'aristO(-ratie,  classe  déchue  du  pouvoir,  s'éperd  à 
retrouver  sa  souveraineté  dans  l'amour,  où  elle  prétend 
au  dernier  privilège  d'être  unique  et  essentiellement 
rare. 

Le  vicomte  de  Gourpière,  en  qui  M.  Abel  Hermant 
synthétise  avec  une  discrète  évidence  son  idée  de  l'aristo- 
cratie, conquiert  cette  suzeraineté  par  les  aptitudes  et 
vertus  naturelles  d'un  souteneur,  condition  réservée  aux 
professionnels  cjui  sont  nés  des  classes  déchues  de 
richesse.  Les  cocottes  se  reconnaissent  en  telle  fraternité 
d'àme  et  de  race  avec  lui  qu'elles  ne  se  font  pas  payer, 

1.  Paul  Hervieu,  Flirt. 


lô'i      LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

bien  qu'elles  n'en  aient  pas  reçu  le  coup  de  foudre.  Par  une 
intimité  naturelle,  elles  lui  racontent  leurs  petites  affaires, 
il  s'y  intéresse  et  y  répond  par  des  confidences  dont  il  est 
avare  avec  ses  meilleurs  amis.  Elles  assimilent  justement 
son  égalité  d'humeur  pour  toutes  h  leur  propre  passivité, 
et  elles  lui  communiquent  sans  peine  leur  goût  pour  la 
brutalité  et  les  amours  sanglantes  de  souteneurs.  Elles 
l'ont  surnommé  l'a  ami  des  femmes  »,  mais  c'est  l'ami  des 
filles  que  M.  Hermant  a  accompli  en  ce  jeune  noble.  Il  lui 
arrive  au  demeurant  d'être  l'ami  des  femmes  de  son 
inonde,  et  cela  ne  semble  point  beaucoup  le  changer  dans 
ses  habitudes.  Après  avoir  courtisé  la  baronne  Duval  pour 
obtenir  de  son  mari  une  pension  mensuelle  de  25  louis,  il 
s'aperçoit  au  vide  prompt  de  sa  bourse  avoir  été  trop 
modeste,  et  il  fait  entretenir  sa  maîtresse  par  un  ami, 
s'entretenant  lui-même  par  les  vols  de  cette  maîtresse  à 
son  ami.  Il  finit  par  en  épouser  la  sœur  richissime,  obte- 
nant ainsi  la  vie  sauve  du  duelliste  Arrow,  qui  l'épargne 
parce  qu'il  sait  pouvoir  désormais  tirer  de  lui  par  sa  femme 
tout  l'aroent  désiré. 

D 

Ruiné  par  la  noce,  le  prince  de  Lucques  '  introduit  moyen- 
nant redevance  les  riches  étrangers  dans  les  salons  du 
faubourg  Saint-Germain.  Expert  en  modes,  juge  suprême 
des  cotillons  et  des  déguisements,  débiteur  aux  salons  des 
aventures  scabreuses,  ce  prince  de  sang  n'est  plus  à 
soixante  ans  que  le  cabotin  de  sang.  Et  si  la  mascotte  de 
mairiisin  le  choisit  comme  amant  lanceur,  c'est  à  titre 
purement  représentatif,  par  une  bonne  entente  de  réclame 
mutuelle.  Sa  carrière  aboutit  logiquement  à  la  fonction 
honorifique  de  «  chandelier  ».  L'honneur  du  nom  n'en  est 
pas  moins  fièrement  tenu. 

1.  Georges  Clemenceau,  Les  plus  forts,  Fusquelle. 


LA    NOBLESSE  lôi> 

M.  Paul  Hervieu,-  pour  avoir  fréquenté  un  meilleur 
monde,  n'y  rencontre  guère  plus  de  puissance  naturelle 
de  sentiment,  et  des  susceptibilités  d'honneur  qu'à  peine 
plus  chatouilleuses.  Cela  tient  à  ce  que  les  aristocrates 
conçoivent  la  vie  comme  toute  décorative  et  n'accordent 
d'importance  qu'à  la  beauté  des  gestes.  Le  vicomte  de 
Gromelin*,  tvpe  suprême  de  l'aristocratie,  n'est  que 
gestes  :  son  âme  entière  est  une  àme  de  srestes  de  haute 
correction.  Quand  il  parle,  quand  il  veut  exprimer  quelque 
sentiment  à  un  autre  ou  même  h  soi,  c'est  par  des  gestes 
extérieurs  ou  intérieurs;  quand  il  se  voit  dans  la  pensée, 
c'est  toujours  en  gestes  de  distinction  pleins  de  race, 
naturellement  compassés,  dont  l'ctudié  môme  est  devenu 
instinctif.  L'être  de  caste  seul  subsiste  en  lui,  et  il  accepte 
l'entière  humiliation  d'être  publiquement  cocu  parce  que 
la  représentation  —  c'est-à-dire  l'ensemble  d'une  vie  de 
gestes  mondains  que  permet  l'argent  conjugal  —  est  le 
premier  devoir  de  caste,  et  parce  qu'il  sait  que  les  siens 
apprécient  davanta'^re  les  cornes  d'abondance  que  les 
mains  vides.  Mais,  ayant  soudain  hérité  d'un  vieux  parent, 
il  va  immédiatement  chez  un  avoué  pour  faire  surprendre 
sa  femme  et  obtenir  le  divorce,  estimant  qu'il  doit  avoir 
de  l'honneur  marital  maintenant  qu'il  s'en  peut  payer  le 
luxe.  Et  il  garde  la  plus  grande  correction,  une  froideui^ 
impartiale,  un  détachement  d'aristocratie  que  rien  ne 
saurait  tacher,  dans  ses  rapports  délicats  avec  l'avoué. 
Il  est  respectueux  de  la  légalité  parce  qu'elle  est  un  code 
de  société  aristocratisée,  un  code  compliqué  et  sec  aussi 
malaisé  que  le  code  des  convenances,  pour  la  science  de 
quoi  il  faut  une  longue  et  oiseuse  éducation;  il  la  respecte 
pour  ses  termes  aussi  difficiles  que   ceux  de  la  cynégé- 

1.  P.  Uei'vicu,  L Armature,  Lemerre. 


156     LA    SOCIETE    FnANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

tique,  parce  qu'elle  représente  dans  la  vie  nouvelle 
quelque  chose  de  très  compliqué,  d'absorbant,  d'antique, 
d'inutile,  de  superficiel,  d'entravant,  quelque  chose  entre 
les  mille  mailles  de  quoi  il  faut  apprendre  à  passer,  un 
appareil  de  formules  et  de  formalités  cérémonieuses.  A 
la  fin,  sur  la  pression  de  son  beau-père  millionnaire,  le 
baron  Saffre,  il  se  décide  à  reprendre  sa  femme  au  prix 
d'une  grande  terre  de  chasse  célèbre  où  il  pourra  diriger 
les  meutes  suivant  les  rites. 

Ainsi  la  superbe  violence  ancestrale,  d'amour  et  de 
guerre,  peu  à  peu  assagie  par  des  siècles  de  courtisanerie, 
s'est  alentie  jusqu'à  ce  débile  flot,  lourd  et  rare,  d'un  sang 
pauvre,  d'un  honneur  prudent,  d'une  vie  médiocre. 
L'amour  reste  la  profession  de  la  caste;  mais,  comme  ils 
sont  devenus  oisifs,  la  profession  n'est  plus  qu'un  sport 
rituel;  mais,  comme  ils  sont  devenus  indigents,  le  sport 
n'est  plus  que  cabotinage  payé.  Ils  épousent  des  dots  et 
des  cocuages,  jockeys  honorifiques  de  chevaux  entretenus 
par  la  bourgeoisie  riche. 

Plus  valeureux  caractères,  -laccjues  et  Giselle  d'Exireuil 
s'aiment  avec  constance  et  force.  Mais  ils  sont  ruinés  et 
ils  ne  peuvent  se  passer  de  richesse.  Quand  il  apprend 
qu'elle  a  dû  céder  à  SafFre  pour  le  préserver  d'aller  seul 
refaire  fortune  en  Australie,  la  violence  de  sang  des  ancê- 
tres revient  tumultueusement  :  pendant  huit  jours  il  attend 
le  retour  de  Saffre  pour  le  mettre  en  pièces,  et,  le  trou- 
vant fou,  incapable  de  résistance,  il  ne  peut  se  contenir  de 
lui  cracher  au  visage.  Il  est  décidé  à  ne  plus  rien  lui 
devoir.  Cependant  il  accepte  bientôt  de  devenir  Ihomme 
d'affaires  de  la  baronne  SafFre,  ce  qui  offre  en  outre 
l'avantage  d'indiquer  au  monde  cjue  ce  n'était  point  comme 
mari  salarié  mais  représentant  de  la  baronne  qu'il  résidait 
auprès  du  baron.  M.   Hervieu   ayant  peint  indulgcmment 


LA    NOBLESSE  157 

en  Jacques  le  plus  noble  des  aristocrates  actuels,  il  reste 
que,  pour  les  meilleurs,  l'argent  représente  l'honneur 
mondain,  —  plus  fort  que  l'amour. 


Avec  la  physiologie,  la  puissance  de  sentiment  s'énerva  : 
cœur  comme  corps  s'avouent  être  de  fin  de  race.  Chez  un 
vicomte  de  Sartine  '  c'est  la  volonté  qui  faillit  :  il  aime 
Jacinthe  de  Mesmes  mais  il  est  incapable  de  l'audace 
nécessaire  à  la  reconquérir  et  se  laisse  dominer  par  l'ou- 
vrière Léontine,  qui  en  obtient  ce  qu'elle  veut  par  des 
scènes.  —  Chez  un  Armand  de  Querne -,  ce  sont  non  seu- 
lement les  sentiments,  mais  le  sentiment  qui  a  tari,  par 
une  manière  d'impuissance.  Il  trompe  son  ami  parce  qu'il 
est  incapable  d'amitié  ;  il  est  incapable  de  croire  à  la 
généreuse  honnêteté  de  celle  qui  se  donne  h  lui;  et  il  se 
reconnaît  incapable  de  répondre  aux  chaudes  délicatesses 
de  la  belle  jeune  femme,  parce  qu'il  est  incapable  de  tout 
amour.  Et  véritablement  il  ne  saurait  même  point  souffrir 
du  malheur  qu'il  causa,  mais  seulement  en  être  énervé. 

Charlexis  d'Olmiitz^,  ingambe  et  ardent  sans  fatigue  au 
jeu  physique  de  l'amour,  à  dix-huit  ans  s'avère  sentimen- 
talement vieux  et  las,  fermé  à  toute  ambition,  n'aimant 
rien,  ne  s'intéressant  h  rien,  vovant  d'avance  le  bout  de 
n'importe  quelle  joie  :  «  Nous  ne  brûlons  pas  plus  pour 
l'amour  que  pour  la  patrie,  n  écrit-il  dans  son  Journal. 
Après  quelques  semaines  de  volupté,  il  abandonne  Lydie 
seule  en  Bretagne,  n'ayant  pour  celle   qu'il   a  séduite  ni 


1.  F.  de  Nion,  Les  Façades,  Borel. 

2.  Boui'get,   Crime  d'amour,  Pion. 

3.  Daudet,  La  Petite  Paroisse,  Lemerre. 


158      LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

un  mot  ni  une  pensée.  Il  se  demande  si  c'est  parce  qu'il 
est  <c  un  petit  de  la  conquête  »  (1870)  :  n'est-il  pas  simple- 
ment l'héritier  de  mauvaise  santé  et  de  luxure,  «  vieux 
sol  épuisé  par  trop  de  moissons  heureuses  et  qui  réclame 
h  présent  une  longue  jachère  ». 

Xavier  de  Tarvcs*,  très  grand  et  joli  garçon  de  pulpe 
de  fille,  «  a  soupe  »  de  tout  et  désole  la  femme  de  chambre 
la  moins  naïve  par  son  absolue  sécheresse,  n'accompa- 
gnant jamais  l'acte,  que  ses  pères  appelaient  aimable,  du 
moindre  mot  de  gentillesse  amicale.  —  Maximilien  de  V.. .  ^, 
poète  intellectuel,  cœur  et  esprit  froids,  est  mené  sans 
émotion  au  suicide  par  lutte  contre  la  sentimentalité  vul- 
gaire. Il  attribue  h  la  qualité  d'artiste  cette  sorte  de  dessè- 
chement cérébral,  ce  scepticisme  pour  les  choses  de  sen- 
timent commun  :  il  ne  devrait  pas  l'attribuer  a  Taristocra- 
tisme  de  l'art  mais  a  celui  du  sang,  de  la  race  finie.  — 
Olivier  du  Prat^,  «  enfant  de  ce  déclin  du  siècle  »,  blessé 
et  corrompu  par  un  précoce  désencliantement,  lucide 
analyste,  psychologue  brutal,  cynique  et  implacable, 
méprise  sa  famille,  est  écœuré  de  son  pays,  nie  Dieu, 
petit  La  Rochefoucauld  d'ambassade,  anarchiste  moral. 
Violemment  jaloux,  très  susceptible  de  trouble  sensuel,  il 
méprise  foncièrement  la  femme  ;  mais  il  est  sentimental  en 
amitié,  ce  qui  indique  bien  que  l'impuissance  physiologique 
est  la  base  première  de  l'impuissance  sentimentale.  Il 
érige  l'amitié  en  principe  de  conduite  d'ancien  régime,  il 
ne  croit  qu'à  elle  contre  l'amour  :  type  du  martyr  cheva- 
leresque de  l'amitié,  héros  moven-àgeux  de  croisades. 

M.  Abel  Ilermant  a  donné  une  un  peu  longue  mais 
très  délicate  analyse  du  cas  le  plus  curieux  et  significatif: 

1.  Mirbeau,  Journal  d'une  femme  de  chambre,    Fasquelle. 

2.  Villiers,  Contes  cruels,  Gulmann  Lévy. 

3.  P.  Bourgel,  Idylle  tragique,  Lemerre. 


LA    NOBLESSE  159 

le  trop  fin  Serge',  affiné  encore  par  nne  chaste  éducation, 
à  dix-sept  ans  joue  idylliquement  avec  la  plus  séduisante 
amie  de  seize  ans  sans  pouvoir  même  se  rendre  compte 
qu'il  l'aime.  Aline  est  demandée  en  mariage  par  le  mar- 
quis de  Gravilliers,  et  Serge  ne  s'aperçoit  pas  encore 
qu'il  l'aime,  seulement  fier  et  h  demi-embarrassé  d'être 
garçon  d'honneur.  Enfin  dessillé  par  une  révélation 
imp^révue,  il  tente  de  se  tuer,  sans  passion,  machinale- 
ment. Il  reste  éloigné  d'elle  sans  vraie  souffrance  et  con- 
naît des  succès  mondains  et  demi-mondains.  Remis  en  sa 
présence  par  le  plus  pénible  deuil,  ils  décident  enfin  qu'ils 
ont  trop  tergiversé  et  que,  s'étant  aimés  si  longtemps, 
ils  doivent  rationnellement  se  posséder.  Ils  passent  un 
mois  ensemble  à  la  campagne  et  ils  constatent  alors  leur 
stérilité  sentimentale.  Et  le  Platonique  trouve  seulement 
le  bonheur  dans  la  suffisante  espérance  que  l'enfant  du 
marquis  lui  ressemblera  :  toute  autre  joie  eût  débordé 
son  cœur  trop  menu.  De  son  côté  le  marquis  est  impuis- 
sant h  l'amour  normal  :  indifférent  h  la  femme,  il  n'aime 
Aline  que  par  l'excitant  spectacle  de  son  idylle  avec  Serge. 
L'ayant  épousée,  il  s'aperçoit  qu'il  ne  l'aime  plus  parce 
qu'elle  est  éloignée  de  Serge.  L'amour  ne  peut  s'entretenir 
que  d'une  perverse  et  complaisante  jalousie  :  il  lui  faut 
l'aide  délicate  d'un  tiers  pour  en  supporter  le  poids. 


La  théorie  de  l'amour  mondain  —  épuré  de  la  sentimen- 
talité commune  —  est  condensée  avec  une  incisive  ros- 
serie par  un  homme  de  lettres  dans  Le  Vicomte  de  Coiir- 
pières.  Il  établit  que  «  le  Monde  »  est  fondé  sur  l'adultère 

1.  Hermant,  Serge^  OHendorff. 


160      LA    SOCIETE    FHANÇAISE    SOUS    LA    THOISIEME    RÉPUBLIQUE 

comme  la  société  civile  sur  le  mariage,  par  cette  série  de 
déductions  de  plaisant  engrenage  :  1°  le  monde  se  com- 
pose d'oisifs  bien  nourris;  2"  «  quand  les  oisifs  ne  sont 
pas  des  penseurs,  ce  n'est  pas  leurs  nombrils  qu'ils  regar- 
dent »  ;  3"  les  conversations  du  monde,  avant  pour  objet 
le  plaisir,  ne  sauraient  donc  être  chastes;  4°  toute  réunion 
d'humains  tendant  à  s'organiser,  le  monde  s'organise  en 
petits  groupements  qui  ne  peuvent  être  qu'erotiques; 
5"  ceux-ci  se  superposeront  aux  groupes  civils  qui  ne  sont 
pas  «  de  plaisir  »,  d'où  nécessité  de  l'adultère. 

L'adultère  est  l'élément  constitutif  du  monde,  le  mariage 
n'en  est  que  l'armature.  Le  mariage  n'étant  qu'une  simple 
union  d'intérêts,  non  plus  que  les  hommes  les  femmes  ne 
mettent  le  point  d'honneur  dans  la  fidélité  à  l'époux  qui 
les  acheta  pour  la  parade.  —  Mme  Nortier  hospitalise  son 
amant  San-Giobbe  chez  son  mari.  —  Clotilde  Andermatt, 
fille  du  marquis  de  Ravenel,  n'a  jamais  songé  qu'elle 
puisse  aimer  son  mari;  elle  n'acquiert  la  science  de 
l'amour  que  dans  les  caresses  passionnées  de  l'amant,  et 
ne  redevient  «  honnête  »  que  par  l'abandon  de  celui-ci  et 
dans  le  soin  jaloux  de  son  enfant.  —  Si  Anna  de  Cour- 
landon  '  manque  à  être  la  maîtresse  de  Guy  Marfaux,  c'est 
que  ce  peintre  d'élégances  témoigna  a  une  heure  suprême 
plus  de  patience  sentimentale  que  n'en  aurait  pu  avoir  la 
brutalité  ordinaire  des  gentilshommes;  et  elle  ne  se  rac- 
commode avec  M.  de  Courlandon  que  parce  que  l'amant, 
toujours  regretté,  lui  oppose  une  froideur  que  nul  ne 
saurait  réchauffer.  —  Jacinthe  de  Mesmes^  se  laisse  léga- 
lement vendre  par  ses  parents  à  M.  Grandier  par  docilité 
et  par  ignorance  du  mariage  qui,  le  soir  de  noces,  la 
révolte  :  elle   ne  renoue  avec  l'époux  que  pour  avoir  ren- 

1.  P.  Hervieu,  Peints  par  cux-jnêines,  Lemerre. 

2.  F.  de  Nion,  Les  Façades,  Borel. 


LA    NOBLESSE  161 

contré  au  bras  d'une  fille  de  magasin  l'aimé  de  sa  fière 
adolescence.  Pour  Jacinthe,  pour  Marie-Louise  deRabutin, 
pour  toutes,  le  mariage  est  une  corvée  dont  les  honnêtes 
sortent  avec  la  conscience  d'une  salissure  morale  et  d'un 
sac  physique.  Elles  le  subissent  par  défaut  d'énergie,  par 
respect  peureux  des  préjugés,  façades  derrière  lesquelles 
elles  vivent,  résignées  vite  à  trouver  un  peu  de  joie  com- 
pensatrice dans  le  commerce  de  leurs  cousins  pauvres. 

Ceux  dont  l'honnêteté  d'exception  veut  mettre  l'amour 
dans  le  mariage,  y  doivent  aussitôt  renoncer.  Le  comte 
Maxime  de  Chantel',  ancien  lieutenant  de  dracfons  aux 
traits  ardents  et  aux  yen»  pensifs,  au  cœur  de  berger 
et  de  landes,  aima  de  passion  concentrée  Maud  de 
Rouvre;  instruit  de  son  indignité,  il  se  retranche  solitaire 
dans  son  domaine  en  une  mélancolie  désolée  de  Samson 
provincial.  —  Charlotte  de  Jussat-Randon -,  enfant  reli- 
gieuse dont  l'amour  secoue  le  fragile  corps  comme  une 
crise  nerveuse,  se  tue  pour  n'avoir  pu  trouver  dans 
Robert  Greslou,  roturier  sans  cœur,  un  homme  digne  de' 
l'épouser.  —  Ame  délicate  qui  met  de  l'art  dans  l'intimité, 
la  marquise  de  Tillières  s'est  laissée  épouser  secrètement 
par  le  comte  de  Poyanne,  Egérie  moderne  induite  à  le 
consoler  par  une  passion  de  confidences,  par  le  sens  et  le 
goût  du  cœur  d'autrui.  Or,  elle  est  au  fond  une  passionnée 
qui  se  bride  toujours,  et  soudain  elle  s'enflamme  pour  un 
professionnel  de  l'amour,  le  viveur  Raymond  Casai.  Et 
M.  Bourget  ne  lui  permet  d'autre  fin  logique  que  la  prise 
de  voile. 

Quand  le  mariage  n'est  pas  une  cérémonie  de  caste,  il 
ne  saurait  être  qu'une  affaire  d'intérêt  :  en  dehors  de  ces 

1.  Prévost,  Les  Demi- Vierges,  Lemerre. 

2.  P.  Bourget,  Le  Disciple,  Lemerre. 

M. -A.  Leblond.  Il 


162      LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

deux  solutions,  il  n'est  pas  d'autre  politique.  Le  vicomte 
Jean  épouse  pour  la  dot  une  naïve  et  charmante  pension- 
naire dont  il  séduit  la  servante  durant  les  fiançailles 
mêmes;  et,  sitôt  marié,  il  se  préoccupe  uniquement  d'ac- 
cumuler les  rentes  par  la  plus  sordide  avarice,  refusant 
les  moindres  satisfactions  à  sa  femme.  Maupassant  a  ici  ' 
étudié,  avec  un  réalisme  profond,  l'avarice  médiocre  qui 
n'a  plus  rien  du  lyrique  de  Molière  ou  de  Balzac,  mais 
qui  est  basse,  plate,  vulgaire  comme  Ja  vie  courante  des 
gentilshommes  campagnards  devenus  paysans.  —  Dans 
Mont-Oriol,  roman  qui  prend  son  intérêt  à  présenter  le 
conflit  des  classes,  bourgeoisie  et  aristocratie,  citadins  et 
paysans,  dans  une  opération  d'industrialisme  moderne,  il 
oppose  à  la  ladrerie  paysanne  la  prodigalité  parisienne, 
non  moins  rapace.  Contran  de  Ravenel  et  ses  amis 
comptent  tous  sur  le  mariage  riche,  «  ont  des  listes 
d'héritières  comme  on  a  des  listes  de  maisons  à  vendre,  » 
épiant  surtout  les  millionnaires  exotiques  par  plus  de 
facilité  à  leur  en  imposer.  Exilé  de  Paris  par  la  pauvreté, 
Contran  courtise  la  fille  cadette  du  paysan  Oriol  qui  est 
plus  vénuste,  et  s'en  fait  aimer;  mais,  apprenant  que  la 
plus  grosse  dot  est  réservée  à  l'ainée,  il  se  retourne  vers 
elle  du  jour  au  lendemain  avec  une  souplesse  de  pur- 
sang. 

Le  vicomte  de  Courpières  s'ingénie  pour  obtenir  en 
justes  noces  la  comtesse  de  Pagelieu  qu'ont  enrichie  ses 
amants.  —  Gromelain,  Arcole,  Caudale,  Sauves,  épousent 
en  môme  temps  la  dot  et  l'assurance  de  l'adultère.  —  Se 
satisfaisant  des  millions  du  père,  le  marquis  de  Longue- 
ville  -  épouse  Mlle  Nortier  avec  la  complète  connaissance 
qu'elle  aime'  un   autre  et  qu'elle  se  vengera  de  son  amour 

1.  Maupassant,  Une  Vie,  Havard. 

2.  Bourget,  Un  homme  d'affaires,  Pion. 


LA    NOBLESSE  163 

brisé.  —  Le  baron  de  Treuil',  qui  vit  avec  une  cocotte 
chic,  est  trompé  par  sa  femme,  en  mépris  de  cet  «  imbé- 
cile qui  lui  a  vendu  son  nom  ».  —  Gérard  de  Quinsac  " 
épouse  la  fille  intirme  de  sa  maîtresse  dont  la  fortune 
permettra  h  sa  fainéantise  de  ne  pas  lutter  quotidienne- 
ment pour  vivre  et  d'assurer  h  sa  mère  un  grand  train  de 
maison.  —  Maud  de  Rouvre,  aventurière  de  race  qui 
porte  la  folie  d'un  sang  impérieux  aux  mains,  aux  sens  et 
jusque  dans  l'àme,  fière  et  méprisant  la  société  à  dédaigner 
de  lui  mentir,  se  sent  née  pour  dominer  un  monde  de 
fête  et  veut  le  luxe  nécessaire  à  la  splendeur  de  son  corps 
créole  et  aux  ardeurs  impériales  de  son  sang.  Elle  séduit 
le  châtelain  de  Chantel  ;  son  mariage  manquant  par  la 
révélation  de  l'amant  pauvre,  elle  l'envoie  sans  faiblesse 
à  la  mort  et  se  donne  contre  la  plus  forte  somme  au  ban- 
quier Aaron. 

Le  marquis  de  Tiercé^,  sorte  de  Gaston  de  Presles  déjà 
un  peu  américanisé  même  avant  son  mariage  par  la  vie 
moderne,  fut  conçu  par  M.  Hermant  à  la  seule  fin  de 
montrer  quel  pas  le  monde  a  fait  depuis  Augier  :  les 
décavés  préfèrent  aujourd'hui  aux  filles  de  la  bourgeoisie 
parisienne  celles  des  marchands  de  porcs  de  Chicago  a  qui 
l'éloignement  constitue  comme  une  noblesse.  Son  esprit 
a  changé  en  même  temps  que  le  boulevard,  plus  anglais; 
plus  anglais  aussi  est-il  par  l'utilitarisme,  car  il  tient  en 
réserve  moins  de  cœur  encore  que  Presles,  le  cœur  sans 
nul  doute  tarissant  avec  la  race  :  «  Vous  n'êtes  pas  un 
mari  usuel,  dit  avec  une  incisive  logique  son  beau-père, 
Jarry  Shaw;  vous  êtes  une  espèce  de  femme  pour  qui  on 
fait  de  l'arofent,  et  ma  fille  Diana  a   le  droit   d'exiger  de 

1.  Gyp,  Leurs  âmes,  Galmann  Lévy. 

2.  Zola,    Paris,  Fasquelle. 

3.  A.  Hermant,  Les  Transatlantiques ,  OllendorflP. 


164      LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

VOUS  la  fidélité  d'une  bonne  épouse.  »  Elle  aurait  même 
le  droit  de  le  tromper,  puisque  pécuniairement  elle  est  le 
mari.  —  Ainsi  estime  une  autre  Américaine,  Aurora  de 
Candole^,  et  le  duc  accepte  qu'elle  se  distraie  de  lui  avec 
d'autres  femmes,  et  divorce  même  pour  25  000  francs  de 
rente,  consentant  à  cet  effet  à  passer  pour  impuissant. 
—  Jacinthe  de  Mesmes,  innocente  mais  ardente  amoureuse 
de  Sartines,  se  laisse  marier  à  Grandier,  dans  l'ignorance 
du  mariage,  afin  d'assurer  l'aisance  à  ses  parents;  fille 
d'aristocratie,  elle  n'a  pas,  une  fois  instruite  de  la  hideur 
de  l'acte  maternel,  l'élan  de  vigueur  nécessaire  à  refuser 
de  renouer  avec  son  mari  pour  se  venger  de  ses  parents 
qui  sont  intéressés  au  replâtrage. 


Tel  est  en  effet  le  sentiment  de  la  famille  chez 
Mme  de  Mesmes.  Vieille  entremetteuse,  combinant 
mariages  et  toutes  autres  sortes  d'affaires  louches  à  friser 
la  cour  d'assises  pour  le  plaisir  de  faire  des  affaires  et 
pour  tenir  le  rang,  elle  vend  sa  fille  à  un  riche  protestant, 
afin  de  payer  ses  dettes  et  les  frais  de  noce  de  son  mari. 
—  Mme  de  Prébois,  assez  bourgeoise,  est  donnée  par 
M.  Hervieu  pour  le  modèle  des  mères  de  famille  de  l'aris- 
tocratie ;  uniquement  préoccupée  de  l'avenir  de  son  fils, 
elle  force  sans  hésitation  Mme  Ilobbinson  h  marier  la 
tendre  Agnès  avec  un  boursier  cinquantenaire,  en  voyant 
que  son  fils  Roland  veut  faire  sa  femme  de  cette  enfant 
désargentée;  peu  importe  qu'il  en  doive  souffrir  longue- 
ment avant  de  se  démoraliser  dans  le  fatal  adultère.  — 
Mme  de  la  Morinière,   sœur  maternelle    de    Feysin,   née 

1.  De  Nion,  Les  Façades,  Borel. 


LA    NOBLESSE  165 

douairière,  égoïste,  pratique,  toute  au  présent  malgré  ses 
fiertés  nobiliaires,  humiliée  de  s'être  mariée  à  un  hobe- 
reau pour  en  avoir  la  fortune,  ne  veut  conserver  en  son 
iVère  que  «  la  Maison  »  :  elle  le  tient  serré,  le  mène  h  la 
messe  et  en  visite,  aussi  avare  pour  son  argent  de  poche 
que  prodigue  pour  ses  dépenses  de  représentation. 

Le  prince  Silvère  de  Caréan-Priolo  nous  atteste  que  les 
sentiments  filiaux  valent  les  paternels.  Dans  une  lettre 
qui  mérite  d'être  conservée  à  des  archives  de  psychologie, 
il  expose  à  son  père  qu'il  est  candidat  à  la  main  de 
Mlle  Flora  Munstein  au  chiffre  de  quatre  millions,  qu'il  se 
contenterait  d'un  s'il  n'avait  à  payer  les  dettes  de  son 
père,  lequel  ne  doit  pas  avoir  oublié  qu'il  lui  a  en  outre 
fixé  de  verser  une  rente  de  6000  Francs  à  sa  sœur 
Maria-Pia.  Très  diplomate  en  affaires  à  fort  bien  se  com- 
porter en  face  du  banquier  Munstein,  Silvère  ne  croit 
pas  à  la  nécessité  de  moins  de  rudesse  vis-à-vis  de  son 
père,  lui  mesurant  sa  part  à  l'excellence  de  ses  conseils. 
—  Courpière,  rencontrant  opposition  de  ses  parents  h  son 
mariaçre  avec  une  femme  valante  enrichie,  leur  fait  une 
scène  muette  d'insolence  hautaine,  il  insulte  sa  mère  h 
mots  couverts  très  vifs,  et  rappelle  à  son  père  que  sa 
maison  est  entretenue  par  le  baron  Duval.  —  Dans  le 
Journal  d'une  Femme  de  chambre,  où  M.  Mirbeau  a 
groupé,  avec  une  rosserie  gourmande,  les  pièces  les  plus 
faisandées  de  la  noblesse,  Xavier  de  Tarves  tient  a  sa 
mère  légitime  ce  petit  discours  tout  juste  piqué  de  vers  : 
«  Ma  petite  mère  chérie,  je  me  rangerai  le  jour  où  tu  auras 
renoncé  à  avoir  des  amants.  » 

La  noblesse  ne  conserverait  guère  plus  d'honorables 
sentiments  que  chez  quelques-uns  de  ses  représentants 
attardés   en   province.    Telles    Mme    et   Mlle   de    Chantel, 


16G      LA    SOCIÉTÉ    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIÈME    RÉPUBLIQUE 

vieille  aristocratie  terrienne  sans  macule  de  sang  roturier, 
cœurs  et  visages  de  religieuses,  mère  et  sœur  dévouées 
et  adorantes,  fiancée  très  pure  et  innocente  passionnée 
avant  d'être  fidèle  épouse.  —  Dans  un  récent  roman,  La 
Force  de  i>U>ie,  Mme  Jean  Dornis,  qui  s'annonce  un  Octave 
Feuillet  plus  sobre,  nous  montre  l'effet  de  la  vie  pari- 
sienne sur  deux  âmes  nobles  de  l'aristocratie.  Mlle  d'Hau- 
teville,  ayant  épousé  le  politicien  Darsenne,  s'éloigne 
chaque  jour  davantage  de  ce  mari  d'àme  sèche  exclusive- 
ment arriviste;  son  enfance  romanesque  rêva  de  l'amant 
idéal;  elle  le  trouve  en  un  musicien  :  mais  il  l'aime  de  pas- 
sion si  jalouse  qu'épuisée  et  froissée  elle  doit  s'en  séparer. 
Désolée  de  la  séparation,  elle  cherche  un  peu  d'apaise- 
ment dans  le  commerce  philosophique,  loin  de  Paris, 
d'un  vieil  ami  également  désabusé  de  la  passion  ;  ils 
conviennent  que  celle-ci  ne  saurait  être  le  but  de  la  vie 
mais  le  moyen,  pour  la  supporter,  de  tremper  l'âme  par  la 
douleur.  Car  la  vie  est  lourde  pour  les  forces  humaines, 
et  le  but  en  est  lointain  et  indécis;  ou  se  transmet  de 
père  en  fils  une  espérance  de  l^onheur  futur  comme  les 
coureurs  antiques  se  passaient  épuisés  les  flambeaux  pour 
qu'ils  parvinssent  allumés  au  Ijut  ignoré.  Désenchante- 
ment symptomatique  de  ces  âmes  pitoyables,  un  peu  fra- 
giles, que  l'impuissance  de  supporter  la  force  de  la  vie  en 
la  violence  de  la  passion  conduit  à  une  telle  philosophie 
sentimentale,  désespérée,  qui  peut  être  belle  et  noble 
mais  seulement  pour  ceux  qui  croient  encore  à  la  morale 
du  sacrifice  et  édifient  sur  elle  leur  conception  de  la 
noblesse. 

Bref,  en  province,  l'aristocratie  se  consume  dans  la 
solitude  où,  par  l'inertie  des  autres  facultés,  la  sentimen- 
talité   prend    un    développement    excessif.  A    Paris,    elle 


LA    NOBLESSE  167 

s'épuise  dans  les  fêtes,  dont  le  bruit  assourdit  et  éteint  la 
voix  délicate  de  tout  sentiment.  Que  ce  soit  hypertrophie 
ou  atrophie  du  sentiment,  ce  n'est  plus  l'équilibre  normal 
de  l'être  de  famille.  Sentimentalement,  les  aristocrates 
seraient  des  déséquilibrés.  Et  l'obsei'vation  des  romanciers 
est  conforme  au  rationnel  :  classe  née  de  l'action  et  pour 
le  commandement,  il  est  logique  que  l'aristocratie  se 
désorganise  dans  l'inactivité  que  lui  impose  le  nouvel  état 
social  avec  ses  préjugés.  Il  y  a  déjà  deux  siècles  l'un  des 
siens,  Saint-Simon,  avait  prévu  de  telles  destinées. 

A  la  vérité  il  apparaît  que  le  nombre  des  déséqui- 
librés est  considérable  en  France  et  qu'ils  ne  se  ren- 
contrent point  que  dans  la  noblesse.  Particulièrement  il 
est  très  sensible  que  1  impuissance  sentimentale  est  une 
maladie  courante  en  France  et  qu'elle  n'afFecte  pas  seu- 
lement les  Charlexis  d'Olmiitz,  comme  dans  le  roman  de 
Daudet,  mais  les  Robert  Greslou  comme  dans  le  roman 
trop  célèbre  de  M.  Paul  Bourget.  Mais  prenons  garde 
d'abord  que  R.  Greslou  n'est  qu'une  seconde  épreuve  de 
l'Armand  de  Querne  du  même  auteur,  que  M.  Bourget  a 
simplement  dédoublé  son  premier  héros  en  le  transposant 
dans  un  autre  monde,  ce  qui  est  un  procédé  habituel  aux 
romanciers  dont  la  sphère  d'observation  n'est  pas  très 
large.  Cependant  nous  ne  nions  même  pas  que  Robert 
Greslou  puisse  être  réel  :  considérons  alors  que  c'est  un 
jeune  universitaire,  précoce  et  surmené,  appartenant  à  la 
classe  de  l'aristocratie  intellectuelle,  et  qui  s'est  précisé- 
ment surmené  et  perverti  à  lire  les  romans  qui  dépei- 
gnaient presque  exclusivement  la  noblesse  avec  ses 
domestiques,  des  «  états  d'àme  w  de  nobles  ou  de  familiers 
des  nobles,  et  les  lui  ont  peu  à  peu  communiqués. 

L'impuissance  sentimentale  peut  être  devenue  très  fré- 
quente dans  la  bourgeoisie  française,  mais  c'est  bien  plutôt 


168      LA    SOCIÉTÉ    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    RÉPUBLIQUE 

en  général  chez  les  êtres  qui  en  sont  frappés,  une  affec- 
tion contractée  de  l'aristocratie  ou  un  chic  copié  sur  elle 
qu'une  chose  qui  lui  est  naturelle  et  spontanée.  L'admi- 
rable observateur  et  psychologue  qu'était  Flaubert  nous 
l'avait  déjà  fait  voir  :  Emma  Bovary  ou  Frédéric  Moreau 
sont  malades  et  impuissants  d'avoir  eu  leur  imagination 
d'enfance  et  de  jeunesse  hantée  des  visions  de  l'existence 
fastueuse  et  frivole  des  nobles. 


III 

LA    MORALE    ET    LA    RELIGION 

Il  semble  que  ce  soit  sans  parti-pris,  et  comme  photo- 
graphiquement,  que  les  romanciers  ont  accusé  chez  les 
nobles,  avec  cette  unanimité  assez  significative,  le  déséqui- 
libre physiologique  et  sentimental.  Mondains,  ils  en  ont 
d'ailleurs  pour  la  plupart  les  goûts  et  les  manières  de  vivre  ; 
et  ils  se  préoccupent  bien  plutôt  d'exactitude  pittoresque 
que  de  critique  sociale  :  ce  qui  garantit  leur  véracité. 

Dénués  de  sentiment,  les  nobles  seraient  incapables  de 
morale,  celle-ci  étant  une  sorte  d'élaboration,  en  synthèse, 
de  la  sentimentalité.  Tout  le  minutieux  et  délicat  roman 
Leurs  âmes  où  la  baronne  Gyp  exprime  son  sentiment 
moyen,  affectueux  mais  avisé,  sur  la  noblesse,  tend  à 
établir  qu'elle  est  essentiellement  amorale  et  que  œla 
résulte  nécessairement  des  conditions  de  la  société  : 

Le  comte  de  Morière,  «  vivant  dans  un  autre  monde 
moins  préoccupé  de  choses  mesquines,  se  fût  aperçu  peut- 
être  que  son  intelligence  était  belle  et  son  cœur  bon  »; 
mais  dans  son  horizon  borné  à  être  un  «  homme  chic  », 
il  se  satisfait  d'être  le  plus  recherché  des  mondains. 
M.  d'Argonne,  tenu  en  sa  jeunesse  par  des  parents  avares 


LA.   NOBLESSE  169 

et  desséchés,  se  pâme  devant  le  Grand  Monde  fortuné  et 
élégant;  sa  morale  est  de  faire  comme  tous  ceux  de  son 
milieu,  d'arriver  h  y  bien  marquer,  inconsciente  et  cynique 
victime  qu'il  est,  en  sa  quête  de  considération,  d'une 
société  dépravée  sous  sa  correction.  Sa  femme  descend 
saine  et  simple  de  province  et  est  précipitée  par  ses  rela- 
tions dans  le  Monde  frivole,  fat  et  malsain;  pour  jouir  de 
toutes  les  satisfactions  d'honneur  aristocratique  que  con- 
fère le  titre,  il  prétend  à  l'imposer  comme  la  femme  la 
plus  chic,  et  il  la  jette  aux  bras  de  Morière  dont  l'appré- 
ciation et  le  flirt  sont  le  suprême  lançage  :  obligée  par  lui 
à  se  ruiner  puis  à  se  vendre,  elle  est  le  symbole  pitoyable 
de  la  Famille  détruite  par  le  Monde. 

Comme  il  faut  de  hautes  façades  à  cette  noblesse  amorale, 
elle  a  recours  aux  morales  vétustés  dont  se  maçonnait  la 
vieille  société.  Il  messiérait  d'insister  sur  la  routine  et  la 
sottise  des  préceptes  de  la  duchesse  de  Tiercé,  élevant  ses 
enfants  à  la  mode  de  la  Restauration,  ou  de  la  comtesse  de 
Pontarmé  effrayée  qu'à  trente-trois  ans  sa  fille  de  Cour- 
landon  soit  éloignée  de  l'immonde  époux  que  lui  donna  sa 
sagesse  borgne.  On  a  un  type  bien  autrement  significatif 
encore  dans  le  comte  André  de  Jussat  qui  personnifie  avec 
rigidité  pour  M.  Bourget  la  morale  de  l'Honneur,  guidant 
et  restreignant  h  ce  mot  toute  sa  vie  familiale  et  militaire. 
Or  l'Honneur  est  essentiellement  codifié  et  universel,  et  la 
morale  contemporaine  (Guyau,  Fouillée)  est  souple  et  per- 
sonnelle. 

Exclusivement  et  étroitement  traditionaliste,  la  noblesse 
ne  saurait  élaborer  de  morale  telle. 

Dans  la  débîlcle  des  sentiments  personnels  l'égoïsme 
seul  surnage.  Le  marquis  de  Ravenel  assiste  sans  mot  dire 
a  la  liaison  adultérine  de  sa  fille  et  aux  fiançailles  de  son 


170      LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

fils,  tenant  à  principe  de  sauvegarder  avant  tout  sa  tran- 
quillité. La  duchesse  mère  de  Latorel  '  va  chez  la  comé- 
dienne Samy  pour  la  supplier  de  laisser  son  fils  épouser 
l'héritière  qu'elle  cultiva  longuement. 

L'égoïsme  nobiliaire  a  pour  conséquence  immédiate  et 
première  le  malthusianisme.  Les  Florifères-,  fleurs  de 
serre  d'aristocratie  contemporaine,  élégantes  monstruo- 
sités artificielles  des  jardins  de  la  Société,  ne  se  marient 
qu'à  la  condition  de  n'avoir  pas  d'enfants.  La  baronne 
Séraphine  ^  recrute  les  clientes  pour  l'ovariotomiste. 
«  Quelle  folie  de  procréer  des  gosses  !  »  déclare  des 
Esseintes  en  une  protestation  de  foi  contre  saint  Vincent 
de  Paul  acharné  à  prolonger  les  vies.  Après  Charlcxis  et 
Morière,  les  séducteurs  professionnels,  après  le  baron 
Desforges  ^ ,  égoïste  (bncier ,  dilettante  de  la  morale 
pessimiste,  type  du  Jouisseur-pour-jouir,  des  Esseintes 
spécifie,  —  en  sa  vitalité  de  création  littéraire  oh  se  svn- 
thétisent  génialement  mille  cas  observés,  —  que  l'immo- 
ralité est  aristocratique  de  première  essence.  Après  s'être 
amusé  à  regarder  les  ménages  choir  à  la  rue,  il  se  paie  le 
plaisir  de  grand  seigneur  de  former  des  débauchés  et 
d'orienter  des  assassins,  pour  se  venger  de  la  «  hideuse 
société  ))  qui  est  insuffisamment  propre  a  intéresser  son 
désœuvrement  et  à  faciliter  ses  spéculations  d'oisif 
exacerbé. 


La  Religion  même,  que  leurs  derniers  privilèges  mon- 
dains  et  sociaux  sont  intéressés  h  conserver,  n'a  aucune 

1.  J.-H.  Rosny,  La  Faiwe,  Fasquelle. 

2.  Camille  Pert,  Les  Florifères. 

3.  Zola,  Fécondité,  Fasquelle. 

4.  Bourget,  Mensonges,  Pion. 


LA    NOBLESSE  171 

action  sur  leur  moral.  Les  fois  les  plus  robustes  sont  tout 
extérieures,  sont  pure  civilité  ;  et  Duhamel  '  oppose  à 
Mme  de  Rebelle  que  sa  tante,  proclamée  martyre  de  cha- 
rité, ne  saurait  renoncer  h  ses  titres  pour  «  marcher  dans 
le  peuple  »  comme  un  Tolstoï.  —  Feysin  ne  recommande 
la  religion  à  ses  enfants  que  comme  une  pratique  exté- 
rieure et  de  bon  ton.  En  lui  la  foi  ne  renait  qu'à  la  mort, 
parce  qu'elle  est  le  «  repos  »  en  Dieu.  - —  Seules  quelques 
femmes,  jNIarguerite  d'Alencon  ^,  Mme  de  Tillères,  ont 
encore  de  la  foi,  ne  se  jetant  d'ailleurs  au  couvent  que  par 
désespoir  d'amour  ou  dégoût  de  la  turpitude  de  leur  milieu, 
par  une  manière  mondaine  de  suicide. 

Des  Esseintes,  qui  n'a  plus  la  foi,  conserve  le  mysti- 
cisme, l'extase,  et  le  goût  de  la  pompe  sacerdotale  du 
papisme;  il  désire  un  catholicisme  «  salé  d'un  peu  de  magie 
comme  sous  Henri  III  et  d'un  peu  de  sadisme  comme  à  la 
fin  du  dernier  siècle  ».  La  religion  ne  reste  qu'un  sport, 
plus  ou  moins  compliqué  suivant  les  amateurs.  Selon 
Huysmans,  le  décor  de  la  religion  les  retient  seuls.  Ils  en 
ont  le  mépris,  car,  classe  déchue  et  qui  ne  doit  plus  de 
subsister  qu'à  des  compromis  et  à  des  corruptions,  ils 
voient  en  le  clergé  la  même  décrépitude  et  la  même  poli- 
tique louche.  Leur  faiblesse  physique  et  leur  anémie 
morale  auraient  plutôt  la  nostalgie  des  premiers  siècles  où 
la  religion  était  austère  et  forte,  et  ils  lui  en  veulent  en 
quelque  sorte  de  ne  plus  être  forte,  de  ne  plus  savoir  les 
soutenir  et  relever  maintenant  qu'ils  sont  débiles.  —  Et 
de  cela  ils  sont  démoralisés. 


1.  J.-H.  Rosny,  La  Cliarpenie,  Fasquelle. 

2.  Les  Façades. 


IV 


LA    MENTALITE 


L'intellectLialîté  ne  saurait  pas  plus  que  la  morale 
trouver  d'éléments  nutritifs  dans  les  cerveaux  appauvris 
de  la  noblesse  contemporaine.  Aussi  bien  la  pauvreté 
morale  entretient  la  pénurie  intellectuelle  : 

La  comtesse  de  Pontarmé  et  la  duchesse  de  Tiercé  ne 
permettent  point  la  lecture  des  livres  profanes.  Le 
marquis  de  Fitudo  défend  à  son  fils  de  lire  Jules  Verne 
parce  qu'on  n'y^trouve  jamais  le  nom  de  Dieu.  L'Histoire 
de  France  de  Duruy  est  la  lecture  préférée  que  proclame 
le  comte  de  Rosebelle.  Encore  ces  deux  derniers  sont-ils 
les  plus  intellectuels  des  nobles  réunis  par  Rosny  dans 
son  livre  sur  l'Aristocratie  (2"  partie  de  La  Charpenté). 
Les  causeries  des  salons,  ainsi  que  celles  rapportées  avec 
une  grosse  ingénuité  à  son  mari  par  Mme  Vaneau 
de  Floche  dans  les  lettres  de  Peints  par  eux-mêmes,  n'y 
vont  pas  au  delà  des  anecdotes  sur  les  domestiques  et  les 
animaux,  et  de  préférence  les  animaux  domestiques.  L'on 
tolère  bien,  voire  l'on  arbore  quelques  nobles  intellectuels 
comme  Mme  de  Giromagny,  «  la  dinde  intellectuelle  » 
citant  Nietzsche  et  Wagner';  on  invite,  pour  la  décora- 
tion,  des  gens  de  lettres  chargés  de  tenir  conversation, 

1.   Hennant,   Vicomte  de  Courpières,  Ollendorff. 


LA    NOBLESSE  173 

en  se  groupant  autour  de  leurs  monologues  clans  une 
hébétude  d'admiration  et  de  dédain  mêlés  ;  mais  le 
plus  souvent  les  Gromelain  et  les  RoseJjelle  méprisent 
l'intellectualité  avec  une  intensité  proportionnelle  à  leur 
ignorance.  Ils  opposent  triomphalement  que  la  science  est 
un  métier  de  roturiers  et  qu'elle  crée  une  foule  de 
déclassés,  ils  citent  triomphalement  Brunetière  sur  la 
faillite  de  la  science  '  sans  savoir  le  lire.  Ainsi  encore 
procèdent  les  aimables  figurants  de  M.  Anatole  France 
qui,  bien  plus  que  de  mépriser  l'intellectualité,  en 
avouent  encore,  avec  tant  de  grâce  qu'elle  en  est  trou- 
blante, une  ignorance  ingénue. 

Nul  n'a  raillé,  avec  plus  de  souriante  et  impalpable 
ironie  d'indulgence  détachée,  les  talents  littéraires  d'ama- 
teurs que  M.  Paul  Hervien.  Sa  malice  dut  vraiment  en 
être  maintes  fois  chatouillée  pour  qu'il  n'ait  jamais  manqué 
de  nous  narrer,  avec  quelle  discrète  verve  et  sucrée  de 
convenante  bienveillance,  les  fêtes  galantes  des  comédies 
auxquelles  vous  convient  les  châtelains  en  commerce  de 
tendre  politesse  avec  la  Muse.  Il  ne  néglige  jamais  de 
nous  rapporter  quelques  vers,  tels  ceux-là  de  la  savnète 
enrubannée  jouée  chez  le  baron  Saffre  : 

Le  temps  de  la  jeunesse  est   le  temps  des  amours 
La  femme  est  la  colombe  et  l'amour  c'est  la  fleur. 

Le  orentilhomme  savovard  des  Frasses  ^,  très  ffàteau  de 
Savoie  en  amour,  essaie,  sur  sa  voix  mélancolique  et 
traînante  de  beau  ténébreux,  de  tels  versiculets  exhumés 
de  Malfilâtre  : 

Daignez  sourire  à  mes  accents 
Ne  refusez  pas  un  encens. 

l.J.-H.  Rosny,  La  Charpente,  Fasquelle. 
2.  Hervieu,  Flirt.  Lemerre. 


174      LA    SOCIÉTÉ    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    RÉPUBLIQUE 

Le  comte  de  Pontarmé  travaille  dans  un  geni'e  plus 
sérieux,  peinant  à  des  à-propos  sur  Gabriel  d'Estrée  ou 
Charles  VIII  à  Pontarmé  emplis  de  mouvement  et  surtout 
de  mouvements;  dans  l'abondance  aqueuse  des  allusions 
politiques  aux  dernières  élections  dont  il  fut  le  vaincu,  les 
bons  mots  grouillent,  vite  délavés  d'un  «  stvle  courant  ». 
—  Plus  talentueux,  le  comte  Aimery  de  Muzarett  (en  qui 
M.  Jean  Lorrain  prétendit  peindre  R.  de  Montesquiou), 
poète  alambiqué  des  Rats  ailés,  ferme,  des  opales  de  ses 
veux  à  reflets  duplices  et  de  sa  bouche  en  cœur  et  fardée, 
ce  cvcle  précieux  de  complaisants  auteurs,  «  courtisan  de 
soi-même,...  Narcisse  de  l'encrier  ». 

Par  habitude  de  désœuvrés  et  d'impuissants,  les  nobles 
sont  portés  au  dilettantisme.  Le  dilettantisme  n'est  pas 
une  profonde  maladie  mentale,  mais  une  affection  des 
esprits,  sinon  faibles,  anémiés,  qui  n'ont  plus  assez  de 
force  pour  s'attacher  vigoureusement  à  une  idée,  —  chose 
qui  est  le  commencement  et  presque  le  synonvme  de 
l'action,  pour  laquelle  il  faut  de  l'énergie,  —  qui  alors 
font  avec  détachement  le  tour  de  toutes  les  idées,  dans 
le  besoin  inconscient  d'y  trouver  une  à  laquelle  se 
retenir,  et  qui  attribuent  la  faiblesse  de  leurs  esprits 
examinateurs  aux  idées  examinées.  Comme  en  amour  le 
flirt,  il  devrait  être  seulement  le  désintéressement  obli- 
gatoire des  vieillards,  mais  il  est  devenu  le  passe-temps 
des  êtres  jeunes  des  races  ou  des  classes  vieillies,  en 
premier  lieu  de  l'aristocratie,  le  déguisé  brillant  sous 
lequel  elle  cache,  en  se  jouant,  son  impuissance  intellec- 
tuelle. 

Paul  Adam  recueillit  dans  les  propos  et  la  personnalité 
même  du  duc  de  Lorraine',  blond  gentilhomme  embour- 

1.  Adam,  Mystère  des  Foules,  OllendorfT. 


LA    NOBLESSE  175 

geoisé  de  graisse  rose,  un  parfait  manuel  de  dilettan- 
tisme; et,  si  le  duc  élabora  «  d'admirables  »  travaux 
d'occultisme,  c'est  que  nulle  science  ne  se  satisfait  mieux 
du  dilettantisme  en  le  desservant.  —  La  comtesse 
de  Rebelle*  présente  le  plus  savoureux  cas  de  dilettan- 
tisme que  puisse  offrir  une  femme  d'élite  de  cette  classe 
d'amour  :  elle  est  intellectuelle  par  amour.  D  une  exquise 
sincérité  qui  n'est  pas  chez  elle  résultat  d'un  effort  moral 
mais  qui  est  toute  naturelle,  qui  n'est  que  spontanéité 
sensitive,  c'est  par  la  sensualité  qu'elle  arrive  h  être  un 
esprit  compréhensif  :  prenant  en  l'amour  son  critère, 
elle  se  hausse  par  magnétisme  amoureux  jusqu'à  la  pensée 
de  l'amant,  alors  voluptueusement  attentive  et  doublement 
grisée  de  se  sentir  profonde.  Ses  grandes  passions  sont 
cérébrales.  Mais  la  délicieuse  femme  ne  peut  s'élever  au- 
dessus  d'un  certain  niveau,  pensant  à  son  confesseur  tout 
le  temps  de  ses  causeries  philosophiques  avec  Duhamel, 
mettant  sa  foi  au-dessus  de  tout,  incapable  d'une  concep- 
tion de  la  beauté  qui  ne  soit  pas  celle  de  sa  caste,  et  ne 
sachant  trouver  de  poésie  que  dans  les  choses  mélancoliques 
et  funéraires,  comme  le  vicomte  de  Chateaubriand.  Encore 
chez  elle  cette  poésie  peut-elle  devenir  féconde  parce 
qu'elle  est  femme.  Il  en  est  autrement  pour  le  marquis 
d'Escroix  :  d'abord  ruiné,  il  avait  été  obligé  au  travail  et, 
de  ce  fait,  amélioré,  presque  déclassé,  par  un  acquit  de 
savoir.  Mais  le  gentilhomme  qui  est  en  lui  veut  dominer 
dans  les  discussions;  pour  y  arriver,  il  est  forcé  à  y  user  de 
mauvaise  foi  et  d'insolence,  et,  vaincu  en  duel  philoso- 
phique par  Duhamel  dont  l'éloquence  passionne  une  jeune 
fille  qui  dédaigne  ses  avances,  son  suprême  argument 
s'exprime   en  cette    menace  typique    qu'il    se    murmure   : 

1.  Rosny,  La  Charpente ,  Fasquelle. 


176      LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPURLIQUE 

«  Toi,  je  te  ferai  cocu  ».  —  Pour  les  nobles  la  principale 
qualité  de  l'intellectualité  est  d'être  brillante,  et  elle  ne 
saurait  être  qu'un  moyen  sexuel. 


Ce  goût  du  brillant  a  sa  raison  dans  leur  impuissance  à 
la  profondeur,  laquelle  nécessite  la  cohérence  mentale. 
Leurs  cerveaux  instables  s'éparpillent  en  giboulées  d'idées 
sans  lien.  Chez  le  marquis  de  Ravenel,  vieillard  sans 
opinions  ni  croyances,  fermente  une  certaine  poésie  idéo- 
logique très  brouillonne;  ses  enthousiasmes  varient  avec 
l'heure,  et,  après  la  lecture  d'un  livre  de  Michelet,  il 
passe,  avec  aisance,  du  regret  de  la  monarchie  du 
xviii^  siècle  à  la  passion  de  l'égalité  :  il  reproduit  ainsi 
l'état  d'esprit  de  la  noblesse  contemporaine  de  Voltaire. 
—  Avec  un  soin  intelligent  F.  de  Nion  a  noté  chez 
Feysin  l'éparpillement  de  la  pensée  dans  la  rêverie  d'idée 
et  l'impuissance  à  s'assimiler  les  découvertes  scienti- 
fiques, à  plus  forte  raison  l'esprit  scientifique.  Chez  une 
caste  d'aussi  faible  mentalité,  il  faut  plus  de  temps  pour 
qu'une  idée  s'intègre.  Ainsi  il  n'entre  pas  bien  dans  la 
tête  de  Feysin  que  les  étoiles  soient  des  mondes;  et  la 
conception  transformiste  le  dépasse  et  le  précipite  en 
effroi  au  sceptisme  incurable  :  il  appert  de  cette  étude 
très  fouillée  que  tout  aristocrate  qui  aborde  la  science 
doit  tomber  au  scepticisme,  le  scepticisme  (qui  n'est  pas 
le  scepticisme  provisoire  des  savants)  n'étant  peut-être 
bien  qu'une  infériorité  mentale  aristocratique.  M.  de 
Phocas  et  des  Esseintes  naquirent  sceptiques  et,  de  cela, 
virèrent  précocement  à  une  anarchie  intellectuelle  absolue  : 

Oisif  et  riche,  des  Esseintes  voue  son  temps  à  la  lecture. 
Incapable  de  vivre  une  vie  de  force  et  d'action,  il  s'oublie. 


LA    NOBLESSE  177 

il  s'épei'd  dans  le  rêve  sensuel  des  œuvres  littéraires  qui 
sont  en  principe,  par  rapport  à  la  vie  et  h  la  nature,  un 
luxe  d'artificialité.  Encore  préfère-t-il  parmi  les  époques 
littéraires  celles  de  décadence^  où  la  santé,  l'équilibre, 
la  robuste  simplicité  cèdent  aux  recherches  outrées  et 
anormales,  à  l'hybridation,  à  l'inceste  des  genres-pourris. 
Les  auteurs  de  la  décadence  latine  le  retiennent  et  le 
débauchent  somptueusement.  L'aiguë  perversité  de  Baude- 
laire, l'ironie  seigneuriale  de  Villiers,  l'insolence  cléricale 
de  Barbey  et  son  dandysme  excentrique,  l'outrageuse 
éloquence  de  croisé  de  Veuillot,  la  métaphysique  astrale 
de  Poë,  le  génie  privilégié  de  Mallarmé  composent  ses 
préférences  et  meublent  luxueusement  son  goût  fragile. 
Ils  sont  la  reliure  riche  de  sa  personnalité  et,  de  cela,  ils 
lui  appartiennent  a  l'exclusion  de  la  foule  stupide. 

Il  demande  aux  lettres  de  le  venger  de  la  Nature  qui  ne 
fut  acceptable  qu'au  début  et  doit  être  maintenant  «  lem- 
placée  ».  Il  ne  comprend  pas  plus  la  nature  que  les  sciences, 
et  pas  davantage  la  vie  moderne  :  le  peuple  froisse  son 
esthétisme  néronien;  la  bourgeoisie  l'écœure  par  son 
matérialisme  et  son  inintellectualité  ;  les  inventions  scien- 
tifiques organisant  la  société  actuelle  ne  lui  plaisent 
qu'autant  qu'elles  peuvent  inspirer  son  imagination 
hagarde.  Cet  homme  qui  est  incapable  de  subir  le  contact 
de  ses  contemporains,  emprisonné  dans  le  chatoyant 
cachot  de  sa  maison,  réclame  de  la  littérature  l'illusion 
d'appartenir  aux  époques  révolues  :  des  Esseintes  s'en 
tient  aux  Concourt,  aux  Flaubert,  aux  Leconte  de  Lisle, 
aux  Verlaine,  aux  Gustave  Moreau,  parce  qu'ils  ont  su 
remonter  aux  siècles  révolus  pour  fuir  le  spectale  du  leur. 

L'art  ne  saurait  être  pour  lui  qu'un  doux  poison  coûteux 
versant  une  telle  illusion  aux  natures  raffinées,  doulou- 
reuses   et    nostalgiques.    Son    aristocralismc    dolent,    son 

M.-A.  Lkbloni).  12 


178      LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

impuissance  craintive  élisent  le  poème  en  prose  comme 
forme  suprême  de  l'art,  synthèse  hybride  de  genres,  abou- 
tissement bâtard  de  toutes  les  formes  littéraires,  pastille 
quintessenciée  de  littérature  dégénérée  pour  halluciner 
la  nervosité  d'une  élite  décrépite.  Il  s'en  nourrit  à  petites 
doses  et  prend  à  ce  régime  les  forces  de  haïr  son  siècle. 
Entretenu  par  le  constant  commerce  des  cauchemars 
d'Odilon  Redon,  familier  au  spectacle  livresque  des 
«  décadences  »,  il  ne  peut  voir  de  la  vie  moderne  qu'une 
face  de  putréfaction,  de  prostitution,  de  lourdeur  épaisse 
et  ordurière.  Le  pessimisme,  fatal,  de  ce  malade  hargneux 
est  irraisonné  ,  involontaire  et  incurable  comme  une 
maladie    de    l'organisme. 

Des  Esseintes  s'abuse  quand  il  croit  que  c'est  la  tri- 
vialité bourgeoise  et  le  matérialisme  cynique  de  la  Démo- 
cratie qui  l'écœurent  :  il  est  simplement  rejeté  de  tout  ce 
qui  est  réalité,  mouvement,  action,  évolution,  vie.  Ce 
n'est  pas  du  siècle  mais  de  la  vie  qu'il  est  en  exil.  Ce  n'est 
pas  du  siècle  mais  de  la  vie  qu'il  cherche  une  luxueuse 
et  vaine  consolation  dans  le  culte  cénobitique  d'un  art 
perverti.  De  consentir  finalement  h  rentrer  dans  le  siècle, 
il  croit  abdiquer  sa  personnalité  :  mais  l'invétération  du 
mal  empêchera  la  guérison  d'un  être  qui  est décéréb/^é  tant 
le  cerveau,  hypertrophié,  s'isola  du  reste  de  l'organisme. 

C'est  ici  le  lieu  de  remarcjuer  combien,  dans  la  littéra- 
ture et  dans  la  vie,  on  se  trompe  sur  le  sens  et  dans 
l'application  du  mot  de  «  décadence  ».  On  le  confond 
généralement  avec  celui  de  «  barbarie  »  qui  est  précisé- 
ment tout  le  contraire,  et  on  l'emploie  à  propos  d'écrivains 
qui  cherchent,  parfois  il  est  vrai  avec  une  certaine 
lébrilité,  des  formules  nouvelles.  La  décadence  n'est 
jamais  dans  la  recherche  de  la  nouveauté,  fut-elle  rare  et 
précieuse,  mais  dans  la  sénilité,  dans  l'épuisement  d'une 


LA    NOBLESSE  179 

forme  d'art  ou   d'une  classe  sociale   qui   se  survit  à  elle- 
même.   Parce   que   M.   Huysmans    peignit    avec   un    style 
abondant  en  épithètes  et  néologismes  la  maladie  de  des 
Esseintes,  on  s'est  imaginé,  par  confusion,  que   la  déca- 
dence  était  dans  sa  forme   d'art  tandis   qu'elle  est  essen- 
tiellement dans  la  maladie  de  son  héros  :  Bernardin  de 
Saint-Pierre  décrit  la  nature  avec  une   égale   abondance 
d'épithètes  et  de  néologismes,  mais  son  sujet  est  sain  et 
l'on  ne  saurait  h  propos  de  lui  parler  de  décadence.  Elle 
est    synonyme    de    débilité,    d'impuissance,    de    pastiche, 
d'incapacité    h   s'adapter   h    son   milieu  :    être     décadent, 
c'est  n'avoir  pas  la  force  de  s'adapter  au  présent  et  par  là 
même  à   l'avenir,  c'est  continuer  à  vivre  dans    son   siècle 
la    vie,   les  idées  et  sensations  du  passé.    Des   Esseintes, 
qui    est  un   mignon   de  la  cour   de    Henri   IIl   attardé   au 
xix"  siècle,  ou  un  professeur  qui  ne  sait  que  copier  le  style 
des  grands   classiques,   l'esprit  de  Voltaire  ou  la  précio- 
sité de  Racine,  voilà  des  décadents.   L'écrivain  moderne 
qui  emprunte  très   subtilement    des    images  et   des   mots 
neufs  à  la  science  naissante  ou  l'homme  du  peuple  auto- 
didacte   qui,    comme    les    héros    de    George    Sand,   parle 
encore  avec  les  termes  et  les  imaoes   de  l'argot  ou  s'assi- 
mile    trop    rapidement    d'autres   langues    et   des   connais- 
sances nouvelles,  peuvent  être  des  barbares,  ne  sont  pas 
des  décadents  quoiqu'on  ait    dit  trop   souvent.   La  déca- 
dence est  exclusivement  affaire  d'aristocratie  de  l'esprit 
qui  s'anémie    à  force   de   se  raffiner    dans    l'élégance    du 
passé.   Et  notez  que  c'est  en   parfaite   conformité  avec  la 
seule     définition     que,     transformistes,     nous     puissions 
donner  aujourd'hui  du  Mal  qui  n'est  plus,  comme  pour 
les    Manichéens,   le   contraire    du  Bien,    mais   une    forme 
périmée  du    Bien  qui  ne   se   trouve  pas  adaptée   à   l'état 
nouveau  du  reste  du  monde. 


LES    ROLES    SOCIAUX 

A  tout  noble,  rentrer  clans  ce  siècle  ce  semble  descen- 
dre des  siècles  passés,  c'est  une  déchéance.  La  noblesse 
eut  le  monopole  des  commandements;  les  révolutions  le 
lui  ôtèrent;  mais  plutôt  que  de  disputer  dans  une  lutte 
égalitaire  les  premières  places  de  la  nation,  ils  veulent 
garder  le  prestige  d'être  éloignés  de  la  foule.  Ne  la  pou- 
vant plus  dominer  par  le  privilège,  ils  s'efforcent  de  con- 
server le  luxe  qui  soutient  l'éclat  du  titre,  et  le  souci  de 
tenir  leur  rang  le  plus  haut  possible  persiste  leur  pre- 
mière préoccupation  sociale.  C'est  ce  que  Zola  a  voulu  le 
plus  faire  ressortir  :  Mme  de  Quinsac  s'entête  à  vivre  hé- 
roïquement des  débris  de  sa  fortune,  et,  ruinée,  vainquant 
en  soi  l'amour-propre  de  l'honneur  et  de  la  délicatesse 
morale,  accepte  le  mariage  de  son  fds  avec  la  fille  de 
la  juive  pour  continuer  à  vivre  en  décorum;  les  Beau- 
villiers  '  jouent  h  la  Bourse  afin  de  conserver  l'apparat, 
bientôt  précipités  par  cela  même  à  une  plus  vile  misère. 
Gyp  publie  le  roman  documenté  du  prolétariat  de  la 
noblesse;  et  c'est  sans  doute  par  la  nécessité  eflarée 
d'échapper  h  ce  prolétariat  que  presque  toute  la  noblesse 
ne  recherche,  dans  le  mariage,  que  l'argent,  selon  l'obser- 

1.  LArs^crit,  Fasijuelle. 


LA    NOULESSi:  181 

vation  coniniuiie  des  écrivains.  Le  décor  est  la  préoccupa- 
tion, même  la  raison  d'être  essentielle  assignée  par 
M.  Paul  Adam  ;i  laristocratie  [E?i  décor)  :  de  là  cette  faci- 
lité des  nobles  à  être  les  arbitres  des  élégances,  parlant 
toilettes  et  modes  comme  une  femme,  donnant  le  ton  de 
la  mode  comme  une  élégante  ou  un  grand  tailleur  (de 
Morières,  prince  de  Lucques);  de  là  aussi  leur  unanime 
prédisposition  et  précellence  au  flirt,  passe-temps  d'aris- 
tocrates en  quoi  ils  se  complaisent  d'autant  plus  qu'il 
n'est  qu'une  sorte  d'art  décoratif  de  l'amour  [Flirt). 

Les  nécessités  pécuniaires  auxquelles  ils  sont  soumis 
pour  tenir  leur  rang  les  invitent  h  plus  d'accommodement 
avec  la  bourgeoisie,  et  les  Dame  de  Jurieu,  entichée  de 
noblesse  au  point  d'être  insolente  même  avec  un  ministre, 
ont  le  bon  goût  et  le  bon  sens  de  devenir  de  plus  en  plus 
rares.  Mais,  logé  avec  prévenance  au  château  des  Pon- 
tarmé,  le  peintre  Guy  iNIarfaux  note  avec  tact  que  la 
familiarité  physique  est  exclue  de  leur  conduite  habituelle 
de  traiter  les  artistes  sur  un  certain  pied  d'égalité  :  la 
considération  que  ce  charmant  garçon  «  n'est  pas  de  son 
monde  »  ne  contribue  pas  peu  à  refroidir  à  son  égard 
Anna  de  Courlandon,  «  l'amant  n'étant  qu'un  second  mari 
qu'on  aime  et  dont  on  est  aimé  »  et  la  situation  pécu- 
niaire d'Anna  ne  la  réduisant  pas  à  une  mésalliance.  — 
Le  roman  d'analyse  La  Fauve  devient  un  roman  social  en 
représentant,  sur  une  scène  qui  s'élargit  du  recul  des  per- 
sonnages secondaires,  âmes  petites  ou  médiocres,  la  lutte 
avec  les  préjugés  de  son  monde  de  Charles  de  Latorel, 
amoureux  de  la  comédienne  Samy.  Charles,  le  plus  pur 
représentant  de  l'aristocratie  contemporaine,  sang  appau- 
vri  dans  l'oisiveté  élégante,   individualité    dont   le    reste 

1.  Les  Façades. 


182      LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

d'énergie  succombe  sous  le  poids  des  convenances,  res- 
sort comme  un  être  de  finesse  et  de  sensibilité  quasi  fémi- 
nines à  côté  de  Samy,  virile  par  son  àme  honnête  et  sin- 
cère. Cette  féminité  de  race  dégénérée,  dont  la  délicatesse 
séduit  d'abord  Samy  dans  la  brutalité  du  siècle,  ne  tarde 
pas  à  blesser  sa  mâle  fierté  de  créature  de  belle  et  triom- 
phante vertu.  Elle  est  forte,  car  elle  est  pure,  car  elle  a 
la  plus  calme  conscience  de  son  intelligence  et  de  son 
talent  et  de  la  noblesse  de  son  cœur,  parce  qu'encore  elle 
est  la  nature  libre,  supérieure  aux  complications  des 
vieilles  sociétés  malades.  Elle  s'est  donnée  entière  parce 
qu'elle  aime,  sans  calcul,  sans  avoir  songé  à  devenir  sa 
femme  légitime  et  titrée,  mais  elle  ne  veut  pas  qu'il  ait 
honte  d'elle  devant  le  monde  mesquin  dont  il  sait  la 
vanité  et  qui  l'intimide  tout  de  même,  auquel  il  reste 
attaché  par  une  lâcheté  d'enfant.  Elle  lui  demande  de 
prouver  qu'il  n'ait  pas  honte  d'elle  et,  comme  il  hésite,  elle 
se  sépare  de  lui,  elle  rentre  seule  dans  la  douleur,  dans  la 
grande  solitude  des  êtres  supérieurs,  le  rejetant  à  son 
mariage  médiocre  et  malheureux  avec  l'héritière  Blanche 
du  liarclay.  Et  jamais  n'est  tant  apparue  la  différence  de 
la  noblesse  d'àme  et  de  la  noblesse  de  condition. 


Cette  préoccupation  du  rang  fait  aux  Nobles  une  situa- 
tion fausse  dans  l'Etat  en  même  temps  que,  les  obligeant 
à  des  mésalliances  de  rano-  ou  de  caractère,  elle  leur  fait 
une  situation  fausse  dans  la  famille.  Par  paresse  et  par 
considération  de  société,  ils  choisissent  les  professions 
représentatives  où,  aristocrates  et  réactionnaires,  ils  ne 
peuvent  cependant  représenter  que  la  République  :  Mili- 
taires, ils  sont  les  généraux  d'ancien  régime  d'une  armée 


LA    NOBLESSE  183 

démocratique  :  général  comte  Scilly*,  royaliste;  général 
duc  d'Alcantara,  impérialiste;  général  Cartier  de  Chalmot, 
nationaliste.  Le  général  de  Bozonet^,  militariste  fougueux 
et  nostalgique  des  guerres  impériales,  va  jusqu'à  déclarer 
que,  en  décrétant  le  service  obligatoire  et  la  nation  en 
armes,  la  République  a  tué  la  guerre  et  la  patrie  :  Zola  a 
consciencieusement  buriné  en  lui  le  type  du  noble  qui  a 
choisi  l'armée  afin  de  pouvoir  vivre  dans  cette  société  à 
laquelle  il  essaie  de  se  rattacher  par  une  sorte  d'activité 
honorifique. 

Fonctionnaires,  ils  ne  s'occupent  que  d'avancements 
distinctifs  (M.  de  Prébois),  et  ils  opposent  l'inertie  ou 
l'hypocrite  incompréhension  aux  ordres  et  aux  décrets  : 
le  marquis  de  Larombardière,  vestige  de  l'ancienne 
magistrature,  se  ferme  h  toute  évolution,  à  tout  sens 
nouveau  des  êtres,  des  choses  et  du  droit. 

Politiques,  ils  endiguent  le  progrès  démocratique  par 
leurs  oppositions  vétustés,  resserrant  ainsi  un  cours  qui, 
de  naturellement  pacifique,  devient  susceptible  de  dange- 
reuses irruptions;  et  ils  maintiennent  la  vie  politique 
dans  une  atmosphère  mélodramatique  où  retentissent  les 
voix  de  morts  (E.-M.  de  Vogiié  :  Les  morts  qui  parlent). 
Ou  bien,  députés  de  la  droite,  marquis  de  Morigny  et 
marquis  d'Auberive,  ils  sont  réduits  h  une  théâtrale  et 
stérile  opposition  où  ils  immobilisent  par  entêtement  leurs 
facultés  politiques,  comme  Morygny  immobilise  ses  millions 
plutôt  que  de  les  faire  fructifier  au  service  des  travaux  du 
siècle.  Ou  bien  politiciens,  ils  se  rallient  secrètement  tel 
le  vicomte  de  Félines  et  se  jettent  dans  les  affaires  tel 
M.  de  Sauves,  utilisant  dans  les  entreprises  privées  leurs 


1.  Bourget,  Cruelle  Énigme;  —  Daudet;  —  France. 

2.  Paris,  Fasquelle. 


184      LA    SOCIETE    FIîANÇAISE    SOLS    LA    TROISIÈME    REPUBLIQUE 

relations  politiques  :  Dédaigneux  et  désintéressés  du 
gouvernement  actuel,  ils  n'ont  plus  qu'à  être  arrivistes, 
avec  la  sécheresse  vulgaire  d'un  Ernest  de  Bonmont  ou  le 
cynisme  prétentieux  d'un  comte  Martin-Bellème. 

Socialistes,  ils  entravent  le  socialisme  de  considérations 
religieuses  ou  de  manies  mondaines,  tel  le  très  riche 
marquis  de  Salmon-Roquebert,  dont  la  charité  chrétienne 
se  borne  à  devenir  démocrate  trois  jours  par  an  en 
s'asseyant  avec  les  pauvres  et  les  servant  ',  —  ils  l'énervent 
de  dilettantisme,  ainsi  le  duc  de  Lorraine"',  ou  ils  le 
pervertissent  en  anarchie. 

Anarchiste,  tel  serait  le  seul  logique  caractère  social  de 
l'aristocrate.  Des  Esseintes  estime  que  l'aristocratie  a 
versé  dans  l'imbécillité  et  l'ordure,  que  la  noblesse  décom- 
posée est  morte.  «  Elle  s'éteint  dans  le  gâtisme  de  ses 
descendants  dont  les  facultés  baissent  à  chaque  génération 
et  aboutissent  h  des  instincts  de  gorilles  fermentes  dans 
des  crânes  de  palefreniers  et  de  jockevs,  ou  bien  encore 
ainsi  que  les  Choiseul-Praslin,  les  Polignac,  les  Chevreuse, 
elle  roule  dans  la  boue  de  procès  qui  la  rendent  égale  en 
turpitude  aux  autres  classes.  »  Il  en  peut  seulement 
conclure  que  rien  ne  répond  plus  à  son  esprit,  qu'il  est  un 
déraciné  de  l'ancien  régime,  et  que  partout  la  mort  le 
poursuit.  Méprisant  le  peuple,  la  bourgeoisie,  l'aristocratie 
d'argent,  l'aristocratie  de  sang  corrompue  par  celle-ci, 
l'église  devenue  vénale,  il  réclame  la  fin  de  la  société. 
Déraciné,  il  s'affaiblit,  souffre  de  toute  force  des  autres  et 
en  veut  l'extinction  anarchiste. 

Déracinés  du  Passé,  les  «  Nobles  »  actuels  paraissent 
dans    notre   régime    démocratique    des    sortes    d'émigrés 


1.  Zola,  Lourdes,  Fasquelle. 

2.  P.   Adam,  Le  Mystère  des  Foules,  Ollendorfl". 


LA    NOBLESSE  185 

d'une  patrie  qui  n'existe  plus.  Socialement,  moralement, 
et  intellectuellement,  ils  ne  s'adaptent  pas  plus  et  ne 
réussiraient  pas  plus  à  s'adapter  h  la  société  démocratique 
que  les  émigrés  de  1789  n'ont  su  gagner  leur  vie  à 
l'étranger. 

Ces  derniers  n'avaient  aucune  capacité  personnelle  qui 
leur  permît  d'y  subsister  lorsqu'ils  lurent  privés  du  jour 
au  lendemain  de  leurs  pensions  ou  fortunes.  Ainsi,  en 
tant  que  classe  même,  ils  ne  jjeuvent  survivre  dans  la 
démocratie  parce  que  leur  classe  n'a  aucune  force  indivi- 
duelle, n'ayant  aucune  conscience  de  soi  puisqu'elle  n'a 
aucune  instruction,  même  historique,  aucune  connaissance 
de  la  tradition  :  elle  ne  peut  encore  avoir  de  force  indivi- 
duelle puisque,  assujettie  et  domestiquée  par  Louis  \l\ , 
corrompue  sous  Louis  XV,  elle  a  depuis  longtemps  de  ce 
fait  perdu  toute  puissance,  toute  existence  de  corps,  et 
elle  n'a  pu  en  reprendre  sous  la  Restauration  ni  sous  le 
Second  Empire;  or  cela  seul  lui  eût  permis,  si  médiocres 
que  fussent  ses  membres  chacun  pris  à  part,  de  reconquérir 
une  place  dans  la  République  aristocratique  que  fut  la 
troisième  République  et  d'y  tenir  le  rôle  politique  que  la 
noblesse  de  province  commença  de  jouer  a  l'Assemblée  de 
Bordeaux  après  1871  et  qu'elle  dut  très  vite  céder  à  la 
grosse   bourgeoisie. 

Les  nobles,  ce  sont  bien  là  les  vrais  déracinés,  et  seuls 
ils  eussent  dû  être  l'objet  du  roman  de  M.  Maurice  Barrés; 
appliquée  aux  gens  du  peuple,  sa  théorie  du  déracinement 
est  des  plus  critiquables.  Un  homme  du  peuple  normal  qui 
quitte  sa  ville,  se  déracine,  selon  le  mot  de  M.  Barrés, 
reprend  vite  racine  ailleurs  où  il  retrouve  du  peuple 
parlant  la  même  langue  et  ayant  à  peu  près  les  mêmes 
habitudes  de  prolétaire  (la  vérité  proclamée  en  programme 
par  Marx  au  prolétariat  universel  :  —  que  des  prolétaires 


186     LA    SOCIETE    PHANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

peuvent  s'entendre  plus  aisément  avec  les  prolétaires  d'un 
autre  pays  qu'avec  l'aristocratie  de  leur  propre  pays, 
s'appuie  sur  une  profonde  observation  psychologique  de 
la  vie  pratique);  il  reprend  vite  racine  et  vitalité,  parce 
qu'il  est  un  organisme  robuste  développé  à  la  dure.  L'aris- 
tocrate, anémié  et  d'une  sensibilité  extrême,  vrai  sybarite 
social,  une  fois  déplanté  de  son  rôle  social  héréditaire, 
dépérit,  et  d'autant  plus  que  les  différences  de  milieu  et 
de  fortune  sont  beaucoup  plus  sensibles  que  celles  de 
terroir. 

Désorganisation  physique,  déséquilibre  sentimental, 
démoralisation,  décérébration,  déracinement  social,  ne 
sont-ce  pas  autant  d'anarchies  partielles?  Aiiaî'cliiste,  ieX 
est  le  côté  fondamental  que  fait  ressortir  Huysmans  en  sa 
synthèse  qui,  par  son  caractère  de  caricature  géniale,  a 
une  singulière  force  révélatrice. 


VI 


De  cette  revue  des  plus  divers  spécimens  de  la  faune 
aristocratique,  il  ressort  que  ce  sont  les  exemplaires  de 
noblesse  sans  mésalliance  qui  sont,  physiologiquement, 
sentimentalement,  moralement,  intellectuellement  et  socia- 
lement, les  inférieurs,  viciés  par  une  e.icessive  sélection. 

Plus  largement,  toute  iine  moitié  de  la  noblesse,  qu'on 
peut  dénommer  idéaliste,  ne  fusionnant  pas,  ne  procréant 
plus  parce  qu'elle  s'est  ainsi  affaiblie,  s'épuisant  dans  le 
parti-pris  de  ne  pas  fusionner  et  s'emmurant  dans  le 
passé,  présente  la  même  communauté  de  déséquilibrés 
physiologiques  et  mentaux  que  les  couvents,  avec  la  même 
exception  de  quelques  hautes  cérébralités  anormales 
illuminées.  L'autre  moitié  a  compris  qu'il  fallait  s'allier  à 
la  bourgeoisie  et  h  la  finance  juive  pour  redorer  la  bourse 
et  rénover  le  sang. 

Sans  doute,  selon  les  romanciers,  l'intérêt  seul  guida 
ces  derniers  et  se  retrouve  au  fond  de  leurs  sentiments  et 
de  leurs  idées  et  à  la  fin  de  leur  morale  et  de  leur  poli- 
tique ;  mais,  si  l'on  veut  se  placer  h  un  point  de  vue  de  sociale 
supérieure,  il  faut  louer  qu  ils  aient  fait  le  sacrifice  de 
leur  c(  honneur  »  pour  participer,  d'une  façon  qui  deviendra 
de  plus  en  plus  efficace,  à  la  vie  civile  moderne  en  accep- 
tant les  emplois  de  la  Républi([ue,  susceptibles  ainsi  d'être 
peu  à  peu  convertis  au  présent  et  à  l'avenir.  Il  faut  noter 


188      LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUo    LA    TliOISIEME    REPUBLIQUE 

ici  que  la  noblesse  d'Empire  (Martin-Bellème,  Desforges), 
assez  voisine  de  la  noblesse  d'argent  et  de  sa  synonyme  la 
noblesse  papale,  plus  amorale  et  utilitaire,  a  participé  à  ce 
mouvement  plus  que  la  vieille  noblesse  (Tiercé,  Gromelain 
pour  ne  pas  parler  de  des  Esseintes).  La  noblesse  orléa- 
niste et  la  noblesse  anoblie  sous  la  troisième  République, 
étant  de  consécration  plus  récente,  renchérissent  sur  les 
préjugés  par  excès  de  zèle,  et  attestent  les  défauts  et  la 
grotesquerie  des  parvenus  (d'Argonne,  Vanneau  de 
Floches).  Les  romanciers  ont  eu  une  facilité  presque  égale 
à  peindre  ces  diverses  noblesses,  la  vieille  étant  plus 
bienveillante  et  pénétrable  si  la  nouvelle  est  plus  super- 
ficielle et  plus  accueillante.  Aussi  la  littérature  sur  la 
noblesse  est-elle  encore  très  abondante,  si  elle  n'est  plus 
exclusive. 

Au  xvii'^  siècle,  en  effet,  presque  toute  la  littérature 
était  consacrée  à  la  noblesse,  seul  grand  juge  et  seul 
public  :  la  noblesse  a  créé  la  littérature  de  ce  siècle 
et  l'a  modelée  à  ses  besoins  et  goûts.  Une  bonne  partie 
de  la  littérature  de  notre  temps  en  suit  la  tradition  ;  mais 
la  noblesse  ne  crée  plus  de  littérature,  elle  est  réduite  à 
s'y  refléter  maigrement,  la  noblesse  et  le  genre  d'art 
qu'elle  a  créé  mourant  ensemble.  La  littérature  devient 
démocratique  et  sociale,  et  la  noblesse,  parti  mort,  n'a 
plus  d'expression  en  art;  essentiellement,  ce  qui  est  nou- 
veau et  porte  l'originalité  du  siècle  est  social  :  l'œuvre 
même  des  Villiers  de  llsle-Adam  ou  des  Henri  de  Réiifnier, 
magnifique  floraison  suprême  d'une  littérature  périmée, 
ne  compte  pas,  au  point  de  vue  cvolatif,  auprès  de  celle 
des  Paul  Adam,  des  Anatole  France  ou  des  J.-H.  Rosny, 
«ntre  tous  supérieurs. 


LA    NOBLESSE  189^ 

Des  romanciers  qui  étudièrent  l'aristocratie,  la  part 
({ui,  d'inspiration,  lui  est  favorable,  forme  l'arrière-garde 
de  cette  littérature  d'ancien  régime.  Il  est  à  noter  que  les 
aristocrates  écrivains,  par  une  impartialité  élégante,  ne 
sont  point  de  ceux-là.  Presque  seul  avec  Mme  Raoul  de 
Navcrv,  le  vicomte  Euffène-Melchior  de  Vog-ué,  de  l'Aca- 
demie  française,  en  innocence  plaisante,  s'est  arrêté  au 
parti-pris  de  combler  la  noblesse  de  toutes  les  vertus 
d'opérette  et  de  féerie.  —  Né  de  la  bourgeoisie  et  guindé 
au  Faubourg,  M.  Bourget,  après  Octave  Feuillet,  a  payé 
l'hospitalité  anoblissante  d'un  tribut  d'hommages  flat- 
teurs :  il  est  h  regretter  que  celui  qui  a  vu  l'aristocratie 
sous  le  jour  le  plus  favorable,  ait  fait  œuvre  d'art  si  con- 
ventionnel ;  il  faut  remonter  jusqu'à  Balzac  pour  trouver 
des  tvpes  sympathiques  qu'ait  créés  bien  vivant  le  génie 
artistique,  garant  de  vérité.  Au  point  de  vue  littéraire, 
notons  que  le  procédé  d'annotation  pédagogique  et  d'ana- 
lyse minutieuse  de  M.  Bourget  est  maladroit  à  rendre  la 
vie  propre  de  l'aristocratie,  déclarée  par  les  autres  inintel- 
lectuelle et  confuse.  Certains  enfin,  comme  M.  Jean  Lor- 
rain, dont  la  littérature  serait  un  peu  la  fille  bâtarde  de 
Barbey  d'Aurevilly  [M.  de  Boui^rclon),  avouent  d'autres 
raisons  de  préférer  comme  sujet  l'aristocratie  :  ce  serait 
pour  l'affinité  de  celle-ci  avec  les  mondes  de  névrose 
vicieuse  qu'il  excellerait  h  l'analyse  pénétrante  et  pitto- 
resque de  ces  cas  de  déviation  cérébrale  et  d'épuisement 
d'une  race  finissant  en  Goyas. 

Pour  l'autre  part,  les  écrivains  de  la  démocratie,  s'ils 
jugent  très  sévèrement  la  noblesse  au  critère  de  leur  idéal 
social  et  scientifique,  ne  peuvent  s'empêcher  d'en  aimer 
la  finesse  et  les  rares  dons  qui  y  persistent;  et  ils  se 
montrent  heureux  de  pouvoir  parfois  noter  les  progrès  de 
cette  classe,  ses  tentatives  d'éducation  moderne  et  d'assi- 


190      LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

milation  nationale.  Ils  arrivent,  de  la  sorte,  à  une  certaine 
conformité  de  jugement  d'ensemble  avec  les  aristocrates 
écrivains  qui,  attachés  par  quelque  piété  à  la  noblesse, 
n'en  accusent  pas  moins,  par  goût  de  la  vérité  ou  de  l'art, 
la  décrépitude.  C'est  à  peu  près  ainsi  qu'on  ne  peut  man- 
quer de  rapprocher  Huysmans  et  Villiers  de  l'Isle-Adam. 
Dans  son  goût  des  raines,  des  agonies  et  des  décomposi- 
tions naturalistes,  Huysmans  s'attache  particulièrement  à 
la  pittoresque  décadence  des  classes  no}:)les  qui  gardent 
je  ne  sais  quelle  grâce  de  race,  quel  charme  essentiel 
du  passé,  dans  l'extrême  et  triviale  calamité  physique.  Le 
génie  de  Yilliers  fut  au  contraire  très  peu  observateur  de 
réalité;  mais,  par  cela  même,  il  ne  cessa  de  singulariser 
avec  candeur  et  prédilection  dans  le  noble  le  type,  trop 
rare  dans  un  siècle  d'industrialisme,  de  l'idéaliste  pur,  du 
penseur  désintéressé,  du  poète  farouche  et  solitaire.  Guy 
de  Maupassant  et  le  comte  François  de  Nion  furent  servis 
par  une  affinité  de  race  pour  pénétrer  la  physiopsychie 
des  aristocrates  de  province  ou  de  quartiers  riches  dont 
les  salons  s'ouvraient  aisément  à  leurs  titres  :  et  leur  bel 
amour  d'un  art  sincère  et  d'une  forme  adéquate  h  chaque 
matière  spéciale  a  produit  des  œuvres  de  grande  vérité  et 
de  style,  suivant  le  cas,  robuste  et  pastoral  ou  nerveux  et 
précieux.  —  Gvp,  avec  une  force  de  sécheresse  pénétrante, 
s'avère  observateur  fin  et  impartial,  esprit  nuancé  et  de 
subtilité  judicieuse,  moraliste  juste  en  sa  souplesse,  dans 
ses  fourmillantes  fresques  de  frivoles  mannequins,  de  fats 
snobs,  d'erotiques  calotins,  tous  «  desàmés  ». 

On  rapprochera  donc  immédiatement  MM.  Ilcrvieu  et 
Hermant  que  la  carrière  ou  la  haute  correction  accrédi- 
tèrent a  très  peu  près  comme  des  égaux  dans  ce  grand 
monde  que  M.  Hermant  était  si  bien  né  pour  exprimer.  Il 
l'a   fait,  dans   ses  premières    œuvres,   avec    un   sentiment 


LA    NOBLESSE  191 

d'aimable  nonchalance  et  avec  une  psychologie  un  peu 
prolixe  et  complaisante  en  sa  jolie  délicatesse  tactile,  et, 
de  plus  en  plus  dans  les  dernières,  avec  une  Ame  et  un 
stvle  stricts,  une  sécheresse  énervante  h  force  d'élégance 
mondaine,  une  u  férocité  »  '  seulement  épuisée  de  neuras- 
thénie. —  INl.  Paul  Hervieu,  avec  plus  de  finesse,  de  lar- 
geur, de  diversité  et  de  justesse,  encore  bien  supérieur  à 
Bourget  par  la  pénétration  et  l'audace,  la  qualité  du  tact 
et  de  l'ironie,  fait  vivre  en  proportion  exacte  les  fantoches 
convaincus  du  Monde;  peut-être  seulement,  un  peu  litté- 
rateurs, parlent-ils  trop  bien  et  longuement.  Il  excelle 
à  dire  même  les  vertus  de  douairière  avec  un  ton  sel  et 
poivre  d'ironie  à  peine  perceptible,  convenable  en  sa 
coquetterie  comme  un  demi-deuil;  et  il  n'excelle  pas 
moins  à  faire  valoir,  par  le  contexte  des  sous-entendus, 
le  charme  fané  des  mots  devenus  banals  qu'emploie  le 
monde.  Sa  phrase,  toujours  en  habit  un  peu  serré  mais 
souple,  réalise  en  plastique  son  élégance  ironiquement 
cérémonieuse. 

D'un  génie  de  sensibilité  fraternelle,  Daudet  acquiert 
par  la  pitié  et  le  respect  un  sentiment  juste  de  la  vieille 
noblesse  malheureuse;  et  s'il  est  très  rigoureux  pour  le 
«  dernier  bateau  »  c'est  avec  la  même  impartialité  qui  lui 
fit  condamner  les  bohèmes.  —  De  M.  Paul  Adam,  c'est  le 
génie  de  la  sensualité  qui  le  fait  communiquer  avec  ses 
plus  divers  sujets  ;  et,  merveilleux  résurrectionniste,  il 
évoque,  comme  par  don  magnétique,  les  noblesses  des 
siècles  révolus  incarnés  dans  quelques  contemporains 
attardataires.  —  M.  Marcel  Prévost  étudia  avec  la  préci- 
sion d'un  homme  d'éducation  scientifique  les  dégénéres- 
cences  sentimentales,   avant  d'observer  dans    les    salons 

1.  Selon  le  terme  d'une  de  ses  «  prières  d'insérer  ». 


192      LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

rastas,  panachés  de  politique  et  de  finance,  la  curieuse 
noblesse  d'à  côté.  —  M.  Georges  Clemenceau,  haJjitué  à 
mener  le  monde  politique,  y  dut  connaître  les  ducs  cjue 
son  esprit  altier  sait  dévisager  avec  la  hauteur  qui  con- 
vient. 

M.  Anatole  France  ne  dut  guère  fréquenter  les  salons 
du  Faubourg,  mais  il  a  tant  aimé  le  xviii''  siècle  et  sa  phi- 
losophie malicieuse  croit  si  intimement  à  l'uniformité  des 
êtres  sous  la  diversité  des  plus  attravantes  apparences, 
qu'il  est  sur  de  ne  pas  l)eaucoup  se  tromper  en  imaginant, 
parmi  l'agitation  bariolée  du  nationalisme,  des  légèretés 
et  des  sensualités  assez  Louis  XV,  des  égoïsmes  et  des 
ignorances  tout  à  fait  Louis  XVL  — M.  J.-H.  Rosny,  sans 
moins  savourer  les  beautés  sensuelles  du  passé,  les 
apprécie  inférieures  à  la  beauté  plus  complexe  et  mobile 
du  peuple,  car  c'est  en  lui  que  résident  aujourd'hui  les  élé- 
gances les  plus  pures  et  durables  et  les  plus  dynamiques 
splendeurs.  Dans  une  partie  théorique,  très  ingénieuse  et 
substantielle,  de  La  Charpente^  il  démontre,  par  l'histoire 
naturelle  comparée,  l'infériorité  des  classes  les  plus 
anciennes  et  par  là  voisines  de  l'animalité,  «  couches  de 
singe  »  de  la  société.  —  M.  Emile  Zola,  dont  la  vision  est 
symboliste,  figure  en  scène  dramatique  l'apothéose  de  la 
bourgeoisie  cosmopolite  par  le  mariage  de  Gérard  de 
Quinsac  avec  une  fille  de  finance  juive,  «  la  vieille 
noblesse  sacrifiant  un  de  ses  fils  à  l'autel  du  Veau  d'or 
pour  que  le  bon  Dieu  et  les  gendarmes,  redevenus  les 
maires  de  la  France,  nous  débarrassent  de  ces  fripouilles 
de  socialistes  ».  Mais  l'apothéose  ne  peut  durer  qu'une 
fin  d'acte;  et  à  la  débilité  de  la  noblesse,  Zola,  dans  ses 
récents  «  Evangiles  »,  oppose  l'énergie  vivace,  l'intellec- 
tualité  hardie,  la  morale  robuste,  la  générosité  féconde  du 
peuple  lal)orieux. 


LA    NOBLESSE  193 

Le  commerce  de  l'aristocratie  ne  pouvait  manquer 
d'agir  sur  l'esprit  des  écrivains.  Entre  tous  et  bien  plus 
aigument,  Iluysmans  atteste  la  perversion,  grâce  à  lui, 
d'un  goût  artistique  très  fin  en  cxcesswe  recherche  de 
l'anormal,  et  d'un  esprit  avisé  sur  la  vanité  mondaine  en 
égoïste  religiosité  de  moine.  Les  cas  d'impuissance  senti- 
mentale ont  été  décrits  avec  trop  de  complaisance  par 
ceux  qui  fréquentaient  presque  exclusivement  l'aristo- 
cratie, et  ils  les  ont  desséchés  et  amiévris.  Le  pessimisme 
dilettante  de  la  plus  grande  partie  de  la  littérature  du 
siècle  vient  de  s'être  trop  exclusivement  penché  sur 
l'aristocratie  que  sa  dégénérescence  physique  et  sociale  ne 
pouvait  rendre  optimiste.  Enfin  les  écrivains  sociaux,  d'une 
George  Sand  à  un  Geffioy,  sont  ceux  qui  ont  préféré  se 
tourner  vers  le  peuple;  Zola  est  devenu  bien  plus  large- 
ment et  fécondement  social  du  jour  où  il  délaissa  la  pein- 
ture du  monde  de  la  richesse  pour  celle  des  hommes  de 
labeur. 

-  Le  commerce  d'une  aristocratie  que  les  écrivains  leur 
montraient  telle  n'a  pas  été  moins  nuisible  aux  lecteurs  , 
il  a  dévié  les  imaginations  de  la  masse  qui  lit  vers  des 
idéals  de  châteaux  bâtards  composés  de  tous  les  styles, 
de  vies  de  fêtes  galantes,  de  cérémonies  guindées  de 
protocole,  de  politesse  archaïque  et  toute  formulaire,  de 
beautés  anémiées,  d'élégances  ou  raides  ou  mièvres. 
Combien  d'Emma  Bovary  furent,  par  la  littérature, 
détournées  de  l'honnête  rusticité  vers  les  élégants  adul- 
tères, vice  de  noblesse  selon  Ilermant,  ou  même  du 
mariage  pour  déchoir  finalement  à  l'aigre  célibat.  Cer- 
tains romans  mondains,  toute  la  littérature  d'adultère, 
n'ont  pas  été  moins  funestes  en  leur  genre  que  les  jour- 
naux illustrés  détaillant  les  crimes,  sans  d'ailleurs  valoir 
littérairement  plus  que  les  feuilletons  dits  populaires. 

M. -A.  Leblond.  13 


Wt      LA    SOCIÉTÉ    FRAXÇAISI-:    SOUS    LA    TROISIÈME    RÉPUI5LIQUE 

Si  la  noblesse  fut  parfois,  sans  le  vouloir,  utile  à  la 
société,  c'est  dans  le  même  sens  que  le  financier  '.  Il  n'en 
faut  pas  moins  avoir  pour  elle  une  piété  analogue  au  res- 
pect que  nous  conservons  aux  chefs-d'œuvre  classiques  si 
lointains  de  nous  et  qui  sont  froids  à  notre  sensibilité 
moderne  ;  il  faut  anssi  avoir  la  pitié  que  ce  qui  fut  la 
splendeur  de  jadis  s'est  prostitué. 

Dissolue  et  morte,  l'aristocratie  de  sang,  quelque  temps 
renouvelée  par  celle  d'argent,  semble  devoir  être  rem- 
placée par  une  aristocratie  sociale  plus  complexe.  Sera-ce 
Yarislocratie  intellectuelle  en  laquelle  Renan,  étourdi  par 
la  guerre  de  1870,  en  ces  périodes  de  fatigue  et  d'aveu- 
glement où  l'on  se  confie  à  un  dictateur,  mettait  tant 
d'espérance?  11  semble  qu'au  sein  même  du  corps  intellec- 
tuel des  classes  différentes  achèvent  de  se  délimiter  plus 
nettement,  hostilement,  et  que  les  académies  tendent  de 
plus  en  plus  à  représenter  aux  jeunes  générations  et 
presque  au  public  une  grosse  bourgeoisie  littéraire  et 
scientifique,  recrutée  généralement  parmi  des  médiocres 
brillants,  parvenus  et  fils  de  grands  hommes  —  ce  qui 
est  bien  le  trait  et  le  vice  essentiels  des  aristocraties 
—  dont  tous  attaquent  de  plus  en  plus  les  privilèges, 
l'esprit  conservateur  et  despotique,  le  népotisme.  Parmi 
}«s  intellectuels  même  se  forme  un  parti,  plus  ou  moins 
anarchiste,  qui  repousse  la  suprématie  des  intellectuels 
au  point  de  lui  préférer  jusque  celle  des  militaires'-. 
D'autres,  réservant  la  conduite  de  l'avenir  aux  êtres 
d'élite  qu'ils  appellent  siirJionimes,  les  envisagent  sou- 
vent beaucoup  moins  comme  de  purs  intellectuels  que 
comme    des    hommes    d'action.    Tout    cela    montre    déjà, 

1.  Voir  p.  134. 

'1.  A  ce  point  de  vue  l'anleur  des  Moi  ticoles  est  bien  mentalenienl  le  fils 
de  l'auteur  de  V Immortel . 


LA    NOBLESSE  195 

après  quelques  années,  la  caducité  de  la  conception  de 
Renan,  souvent  développée  après  lui  par  d'autres,  bien 
qu'il  eut  été  lui-même  amené  à  contredire  dans  son  Marc- 
Auièle  ses  idées  de  1872. 

En  son  principe  même  l'idée  d'une  aristocratie  intel- 
lectuelle est  inacceptable,  contradictoire,  parce  qu'elle 
implique  une  concomitance  de  choses  successives.  L'élite 
intellectuelle  —  artistes  et  savants  —  ne  peut  gouverner 
socialement,  l'intelligence  étant  un  instrument  de 
recherche,  de  tâtonnement,  d'intuition,  et  le  gouverne- 
ment une  méthode  d'application,  de  précision  (évidem- 
ment relative),  le  gouvernement  chose  d'application  étant 
par  définition  une  chose  postérieure.  La  politique  est  une 
application  d'idées  sociologiques,  elles-mêmes  synthéti- 
sations  d'idées  scientifiques,  elles-mêmes  généralisations 
de  nombreuses  découvertes  opérées  dans  les  diverses 
sciences  :  toutes  opérations  qui  nécessitent  du  temps.  La 
politique  ne  peut  jamais  être  qu'une  vulgarisation  laite 
par  des  esprits  de  culture  générale,  et  la  science  tend  de 
plus  en  plus  h  se  spécialiser.  Certains  savants  n'ont  pu 
être  appelés  h  des  fonctions  politiques  qu'à  cause  de  la 
nullité  des  politiciens  de  leur  temps,  esprits,  il  est  vrai, 
de  culture  générale,  mais  partout  trop  basse. 

Néanmoins,  quelle  qu'elle  soit,  pour  éviter  de  recom- 
mencer une  même  évolution,  la  prochaine  aristocratie 
devra  étudier  avec  l'attention  la  plus  analytique  tout  ce 
qui  reste  des  anciennes  aristocraties  et  a  été  écrit  sur 
elles  :  elle  en  formera  les  considérations  suffisantes  sur 
la  nécessité  pour  toute  aristocratie  de  se  renouveler  fré- 
quemment d'éléments  populaires,  de  replonger  sans  cesse, 
ainsi    et    par    l'étude  ',  dans   la    masse    dont    on    ne    peut 

1.  Ce  qu'ont  fait  si  heureusement  les  Concourt. 


196      LA    SOCIETK    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

s'écarter  sans  tomber  A'ite  à  l'impuissance  et  à  l'anor- 
malité  ;  elle  verra  ne  pouvoir  persister  qu'autant  qu'elle 
se  préoccupera  seulement  de  l'avenir  de  la  masse,  toute 
aristocratie  étant  son  élite  et  l'élite  n'ayant  de  raison  que 
dans  la  préparation  de  l'avenir;  elle  percevra  que  la  néces- 
sité capitale  d'une  élite  est  de  ne  pas  être  héréditaire, 
même  par  la  filiation  de  maître  à  disciple  ;  elle  sentira 
enfin  que,  tout  en  participant  à  la  politique  en  tant 
qu'unités  civiques,  elle  devra  éviter  d'accaparer  le  pou- 
voir directeur,  la  pensée  ayant  besoin  d'un  certain  recul 
de  solitude  pour  tenir  compte  des  proportions,  car  c'est 
la  possession  des  pouvoirs  et  surtout  des  pouvoirs  repré- 
sentatifs —  politique,  argent  —  où  l'on  s'immobilise  for- 
cément, qui  a  perdu  les  aristocraties  successives. 


CHAPITRE    V 


LES    ANARCHISTES 


Longtemps  la  masse  n'a  eu  qu'une  notion  très  confuse 
de  l'anarchie  et  de  l'anarchiste.  Pour  le  peuple  et  une 
grande  partie  de  la  bourgeoisie,  l'anarchiste  était  couram- 
ment un  assassin  et  un  voleur,  ou  au  moins  se  le  repré- 
sentait-on destructeur  pour  le  plaisir  de  détruire  comme 
agit  le  voleur.  L'affaire  Ravachol  contribua  h  accréditer 
la  confusion,  et  le  défenseur  de  Vaillant  à  Paris,  comme 
auparavant  celui  de  Menau  à  Bruxelles,  dut  avant  tout 
lutter  contre  les  erreurs  de  l'opinion  publique.  Mais  peu 
à  peu  les  argumentations  des  avocats  et  les  campagnes 
successives  de  la  presse  élucidèrent  la  question  :  en  tète 
de  toutes  mérite  de  retenir  l'attention  la  plaidoirie  de 
M*  Henri  Rover  à  Bruxelles,  qui  cita  h  décharge  de  son 
client  les  principales  œuvres  de  la  littérature  et  de  l'art 
contemporains,  invoquant  comme  complices  en  anarchie 
les  écrivains  Zola,  Richepin,  Lemonnier  et  Eekhoud,  le 
peintre  Léon  Frédéric  V  Lors  des  procès  Vaillant  et 
Henry,  les  articles  de  Geffroy,  Barrés,  Ivahn,  Mirbeau 
créaient  un  mouvement  de  sympathie  ou  de  tolérance  en 

1.  Son  œuvi-e  a  été  analysée  au  point  de  vue  socialiste  avec  celle  d'Eu- 
gène Laërmans  dans  la  Revue  des  Refîtes    des  l''  et  15  octobre  1902. 


198      LA    SOCIÉTÉ    FnANÇAISE    SOUS    LA    TROISIÈME    ItÉPUBLIQUE 

faveur  des  accusés  ;  les  interviews  et  les  polémiques 
d'académiciens  et  de  professeurs  de  facultés  dans  les 
grands  journaux  et  les  revues  avertissaient  le  public  que 
l'anarchiste  n'est  pas  forcément  et  exclusivement  un 
homme  qui  jette  une  bombe,  mais  qu'il  y  a  des  anarchistes 
de  mœurs  honnêtes  et  de  caractère  doux  :  des  savants  et 
penseurs  admirés  et  respectés  de  tous  se  réclamaient  ou 
se  laissaient  réclamer  de  l'anarchie,  comme  les  Reclus, 
Tolstoï  et  tout  récemment  Anatole  France,  de  l'Académie 
Française.  Mieux  qu'aucune  dialectique,  de  tels  noms  quasi 
officiels  imposaient  à  la  foule  un  examen  plus  minutieux  : 
aujourd'hui,  malgré  les  campagnes,  lors  de  l'affaire  SéJjas- 
tien  Faure,  d'une  partie  de  la  presse  intéressée  h  accroître 
la  confusion,  la  majorité  du  public  détient  une  notion  assez 
nette  et  juste  de  l'anarchie  et  lui  fait  l'honneur  de  la  dis- 
cussion au  lieu  de  la  condamner  en  bloc  et  de  la  marquer 
d'infamie  comme  autrefois. 

On  se  rend  compte  que  ranarchie  ne  signifie   pas  seu- 
lement désordre,  mais  constitue  une  doctrine  sociale,  que, 
d'une  façon   générale,   l'anarchiste  est  celui  qui  ne   croit 
pas  aux  bienfaits  d'un   pouvoir  fort  et  même  en   la  possi- 
bilité pratique  d'un  gouvernement  juste.  11  estime  dès  lors 
qu'il   laut   réduire    au  minimun    les  pouvoirs  de  l'Etat  et 
parfois  qu'il  ne  faut  pas  du  tout  de  gouvernement.  11  con- 
vient encore  de  distinguer  parmi  les  anarchistes  ceux  qui 
croient  possiljJe  d'étal)lir   rapidement  l'anarchie   ou   ceux 
qui  ne  l'admettent   réalisable  que  dans  un  certain  temps, 
h  la  suite  de  mesures  progressives.  Tout  cela  fait  que  dans 
la  doctrine   anarchiste  il  y  a  plusieurs    sectes   et  que   les 
romanciers  ont  pu  étudier  les  types  d'anarchistes  les  plus 
divers.    F^t   comme  ils   se   sont  trouvés   assez   intimement 
mêlés  par  la  curiosité  ou  par  la  communion  de  pensée  et 
de  caractère  aux  milieux  anarchistes,  ce  sont  leurs  œuvres 


LES    ANARCHISTES  IIRI 

qui  permettent  le  mieux  de  s'en  faire  une  idée  analytique? 
ou  une  image  réaliste.  Aussi  ne  s'explique-t-on  pas  que 
M.  riamon  ait  négligé  les  résultats  de  leur  observation 
dans  sa  notoire  Psychologie  de  l'anarchiste^ . 

En  effet  les  Jean  Grave,  les  Kropotkine,  les  Charles 
Malato  sont  de  purs  théoriciens  de  l'anarchie,  et  le  grand 
public  ne  lit  pas  leurs  œuvres,  tout  au  plus  achète-t-il  et 
parcourt-il  certaines  qui  lui  sont  signalées  par  le  veto  de 
la  censure.  Le  Fumée  et  le  P'ere  et  Fils  de  TouraueniefF. 
les  romans  de  Dostoie^vsky  et  de  Tolstoï,  les  nouvelles 
de  Herzen  et  de  Multatuli,  de  Morris  et  de  Arne  Garborg, 
en  France  les  œuvres  de  Zola,  Barres,  Rosny  et  Adam  ont 
contribué  bien  davantage  à  faire  connaître  l'anarchie  et 
par  la  suite  à  lui  acquérir  des  sympathies.  Le  préjugé  de 
vandalisme  dont  on  l'accablait  n'a  pu  subsister  quand  il 
s'est  avéré  que  de  grands  artistes  érudits  comme  William 
Morris  professaient  la  loi  anarchiste.  Enfin  n'a-t-il  pas  été 
significatit  de  voir  en  France  un  Jules  Lemaitre,  à  ce  sujet 
attacpié  d'ailleurs  par  la  presse  royaliste",  publier  un 
article  apologétique  au  début  de  la  publication  de  liésur- 
rection  dans  un  grand  journal  conservateur  de  Paris? 
L'étude  de  l'anarchie  a  été  longtemps  une  mode  littéraire 
de  la  France  et  rien  n'accrédite  tant  dans  ce  pays  que  la 
mode.  Au  cours  de  lectures  agréables  ou  de  bon  ton,  le 
public  a  pu  prendre  un  contact  prudent  avec  des  anar- 
chistes de  véridicité  suffisamment  garantie;  il  leur  a  trouvé 
des  qualités  sympathiques,  des  vertus  privées,  voire  «  de 
beaux  gestes  »,  il  s'y  est  habitué,  il  ne  s'efFraierait  même 
plus  de  les  rencontrer  dans  la  vie.  Cette  étude  impersou- 


1.  Librairie  Stock,  qui  a  réuni  d'une  part  les  ouvrages  théoriques  et, 
d'autre  part,  avec  quelques  romans  français,  les  principaux  romans  étran- 
gers sur  l'anarchie. 

2.  Notamment  par  Charles  Maurras,  à  la  Gazette  Je  France. 


200     LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

nelle,  dont  le  ton  est  donné  par  les  romanciers  tour  à 
tour  consultés,  achèvera  de  le  rassurer  :  il  y  verra  bien 
deux  ou  trois  tempéraments  violents  (n'y  a-t-il  pas  des 
assassins  pour  tous  les  cas  passionnels),  mais  surtout 
quelques  cœurs  faibles,  des  esprits  âpres  mais  généreux, 
des  intelligences  lucides. 

Il  faut  simplement  se  borner  à  prévenir  que,  tout  en 
restant  impartiaux  par  nécessité  de  métier  et  par  vertu 
scientifique  d'hommes  habitués  à  l'analyse,  les  écrivains 
ont  de  fatales  tendances  à  favoriser  leurs  sujets  anarchistes. 
Eux-mêmes  ne  sont-ils  pas  en  une  certaine  manière  des 
anarchistes?  La  littérature,  en  effet,  qui  prétend  ne  relever 
de  personne  et  plutôt  régenterait  les  rois,  ne  reconnait 
pas  de  lois  fixes,  et  les  académies  n'ont  de  réelle  autorité 
que  sur  les  profanes.  Toutes  les  grandes  œuvres  origi- 
nales, enfin,  ont  valu  h  leurs  auteurs  autant  d'injures  et 
de  haine,  et  produit  en  quelque  sorte  autant  de  surprise 
que  des  bombes. 


CEUX    DU    PEUPLE 

On  était  jadis  porté  à  s'imaginer  les  anarchistes  comme 
des  ouvriers  révoltés,  grossiers,  hargneux,  sordides,  ii 
figures  bestiales  et  vêtus  de  loques,  et  tels  h  très  peu  près 
les  représentaient  les  suppléments  illustrés  des  journaux 
lors  des  procès.  On  n'en  trouve  de  semblables  dans 
aucun  roman;  seul  le  Ragu  de  Travail^  s'en  rapproche- 
t-il.  C'est  bien  d'ailleurs  le  type  imaginaire  et  suranné  de 
l'anarchiste  dont  Zola  a  voulu  se  servir,  par  un  procédé 
littéraire,  pour  faire  ressortir  la  claire  beauté  nouvelle  de 
la  société  idéale.  Son  génie  humanitaire  y  trouve  en  même 
temps  l'occasion  de  s'apitoyer  avec  une  généreuse  abou-. 
dance  sur  «  ces  produits  gâtés  du  salariat  ».  Abruti  dès 
l'âge  tendre  par  une  besogne  d'adulte,  forcé  à  une  lâche 
docilité,  Ragu  ne  rêve  que  vengeance  et  paresse  dans  le 
dégoût  définitif  du  travail  qui  brisa  trop  tôt  ses  épaules 
d'enfant;  désormais  tout  ordre  lui  pèse  comme  une  tyrannie 
parce  c[ue  la  tyrannie  fut  systématique  ;  et  il  fuit  la  ville 
heureuse  dans  l'impuissance  de  pouvoir  jamais  goûter  le 
bonheur  du  travail  libre.  Vis-à-vis  de  lui,  le  potier  Lange 
représente  l'anarchiste  fougueux  d'indépendance,  mené  au 
malheur  par  son   aveugle  parti-pris  de  violence  éruptive 

1.  Emile  Zola,   Travail,  Fasquelle. 


202      LA    SOCIETE    KUANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUIîLIQUE 

dont  il  souDTiua  le  premier,  mais  ainsi  plus  sympathique 
que  le  salarié  abruti,  aimable  même  en  sa  poésie  libertaire 
de  vagabond  logeant  dans  une  grotte,  en  sa  sauvage  beauté 
parfumée  de  campagne  et  de  solitude.  Il  forme  avec  la 
bohémienne  Nu-Pieds,  fine  et  robuste,  le  couple  superbe 
de  la  primitive  idylle  naturaliste,  attardée  aux  coins  les 
plus  libres  des  siècles  de  civilisation. 

Si,  comme  lui,  Galaiieu  *  est  incapable  de  supporter 
l'existence  méthodique,  il  ne  peut  y  avoir  de  raison  sinon 
cju'il  porte  en  lui  la  satiété  et  l'écœurement  des  sociétés 
encasernées.  Henry  Fèvre  a  négligé  de  dégager  les  raisons 
héréditaires  de  la  psychologie  de  son  personnage  :  il  est 
heureux  que  son  roman,  au  contraire  des  nouvelles  par 
lui  prodiguées  aux  quotidiens,  n'en  soit  pas  moins  ori- 
ginal et  bienvenu  par  une  très  intelligente  observation 
ironiste  :  appropriée  au  genre  d'humour  révolutionnaire 
d'un  Galafieu,  elle  fait  valoir  la  justesse  et  la  pénétration 
de  la  psychologie.  Mal  conformé  pour  la  lutte,  mis  au 
monde  pour  la  fainéantise,  faible  et  sans  volonté,  Galafieu 
accuse  la  môme  impuissance  de  gagner  son  pain  qu'un 
infirme  ou  un  idiot.  Il  ne  fait  rien  pour  assurer  même  son 
idéal  de  farniente.  Il  voudrait  égoïstement  une  vie  libre  et 
simple  de  nature  et  il  se  révolte  contre  les  hiérarchies, 
les  classements,  les  complications  qu'entraîne  l'organi- 
sation de  la  société  plus  vétilleuse  qu'un  comptable  :  la 
vie  est  une  chose  si  simplement  belle  qu'on  ne  devrait  point 
avoir  à  travailler  pour  la  gagner;  le  seul  fait  de  naître 
implique  le  droit  d'en  jouir  animalement,  végétalemcnt. 
Encore  consentirait-il  à  un  travail  clair,  sain,  au  grand 
air,  non  spécialisé,  si  complexe  et  allègre  qu'il  fait  partie 
de    la  jouissance  intelligente    de   vivre.  Mais  il   refuse  le 

1.  Henry  Fèvrc,  Ga/afteu,   Stock. 


LES    ANARCHISTES  203 

travail  qui  est  une  militarisation  administrative.  Phvsi- 
quement  et  moralement  il  nest  pas  de  son  époque.  Il  eût 
été  un  vaillant  aux  jours  de  la  préhistoire;  il  est  aujour- 
d'hui un  malade,  un  parasite,  un  hors-la-loi,  avec  la  même 
douceur  résignée  que  mettent  à  soufliir  la  lutte  pour  la  vie 
ceux  qui  se  résignent  à  l'existence  sociale  actuelle.  Il  est 
anarchiste  cheinineau,  tvpe  purement  instinctif,  nulle- 
ment philosophique  ni  intellectuel,  de  l'anarchie.  H.Fèvre 
a  mis  le  comique  aigu  de  la  bonhomie  railleuse  d'un 
RaffaOlli  à  profiler  ce  tant-soit-peu  rôdeur  de  barrière  sur 
un  lond  de  bouroeoisie  aisée,  sravée  avec  la  même  verve 
sincère.  Son  analyse  stricte  et  sentie  l'ait  vivre  en  détail 
pittoresque  le  bohème  badaud,  plein  de  goût  pour  trop 
de  choses,  honnête  et  sentimental  dans  le  scepticisme, 
victime  de  la  société  parce  qu'il  est  invalide  de  volonté, 
déraciné  péiissant  dans  la  ville  alors  qu'il  eût  trouvé  sa 
vie  dans  la  vastitude  simple  des  campagnes.  C'est  en  tant 
que  raté  qu'il  est  et  finit  anarchiste;  Fèvre  a  étudié  en 
lui  un  de  ces  spécimens  de  ratés  qu'observait  avec  prédi- 
lection Daudet,  en  a  révélé  le  caractère  foncier  d'anar- 
chiste et  l'a  conduit  à  une  mort  sauvage,  hurleuse  et 
ensanglantée   d'anarchiste   manifestant  et  martyr. 

Georges  Eekhoud,  dans  Le  Cycle  patibulaire  et  Mes  Coni- 
munions\  déclare  avec  une  beauté  rude  de  franchise  son 
admiration  pour  tous  les  réfractaires  aux  lois  et  aux  mœurs 
trop  arrêtées  de  l'Etat  bourgeois.  Flamand  d'exubérante 
vigueur,  il  ne  peut  admettre  qu'on  contienne  les  somp- 
tueuses sèves  de  l'être  de  nature;  il  lui  parait  criminel  de 
tendre  à  un  idéal  chétif  d'humanité  rabougrie  dans  les 
bureaux,  les  sacristies  et  les  prétoires.  Alors,  les  animant 
d'une  amitié  exubérante,  il  compagnonne  avec  les  mendi- 

1.  Aux  éditions  du  Mercure  de  France. 


204      LA    SOCIÉTÉ    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIKME    REPUBLIQUE 

gots  et  les  coureurs  de  route,  avec  tous  les  passionnels 
qui  ne  volent  que  parce  qu'on  les  a  volés  de  la  terre  mater- 
nelle et  commune,  et  qui  redeviennent  dans  l'existence 
errante  par  les  bois  et  les  prairies  de  superbes  indivi- 
dualités musclées,  redondantes  de  sang  fauve  et  d'énergie, 
farouches  en  altière  indépendance.  Ses  héros  de  cape 
loqueteuse  et  de  poignard  eussent  été  aimés  de  Hugo,  — 
Valjeans  plus  simples,  plus  vrais,  dévêtus  de  tout  roman- 
tisme, sentant  fort  la  boue  des  fossés  et  l'àcreté  d'un  sang 
sauvage. 

De  tels  hères,  d'ailleurs  fort  différents  des  criminels- 
nés  inventés  par  les  folliculaires  '  pour  les  commérages 
de  pipelettes,  expliquent  néanmoins  les  erreurs  de  l'opi- 
nion générale  sur  les  anarchistes.  Mais  ce  ne  sont  que  des 
comparses  de  l'anarchie,  des  anarchistes  d'occasion.  On 
verra  que  tout  autres  sont  les  doctrinaires  et  profes- 
sionnels. Lesclide  ~  même,  si  difïerent  des  précédents, 
n'est  pas  encore  le  vrai  anarchiste.  Au  fond  ambitieux  et 
autoritaire,  il  ne  voit  en  la  bombe  que  le  moyen  de  con- 
quérir l'admiration  dévote  des  foules.  De  tempérament  et 
d'esprit  religieux,  il  croit  au  droit  humain,  il  a  la  foi  en 
des  principes  immuables  révélés,  il  rêve  une  justice  épi- 
neuse et  rigide,  il  dédaigne  l'expérimentation,  il  élabore 
des  théories  antivitales  et  antipanthéistes.  Cœur  sans  ten- 
dresse, il  a  la  tête  fervente  aux  mots.  Il  est  donc  aussi 
éloigné  que  les  Ragu  de  Tanarchisme  généreux,  de  la 
dévotion  jjéate  à  la  nature,  impuissant  même  à  lamour 
humjjle  et  dévoué.  C'est  encore  parce  qu'il  est  un  raté, 
parce  que  le  hasard  l'a  fait  naître  parmi  les  pauvres,  que 
cet  autoritaire  est  devenu  anarchiste.  C'est  un  faux  com- 

1.  Il  n'y  a  pas  ici  d'allusion  aux  savants  italiens,  mais    à  ceux  r[iii  vul- 
garisent leurs  hypothèses. 

2,  Dans  Le.  Bilatéral  de  J.-H.  Rosny,  Fasquelle. 


LES    ANARCHISTES  205 

pagnon,   un  anarchiste   accidentel  :  l'anarchie  lui  est   un 
moyen,  non  une  fin. 


Le  caractère  altruiste  désintéressé  et  libertaire  domine 
au  contraire  chez  le  Salvat  de  Zola,  le  Malicaud  et  le 
Bessières  de  Rosny  et  le  Berats  de  Paul  Adam.  L'anarchie 
est  la  seule  fin  de  leurs  désirs  et  de  leurs  actes  :  ils 
rêvent  une  société  libre  où  leur  individualité  s'effacera 
joyeusement  parmi  les  autres,  où  tout  au  plus  ■ —  par  un 
reste  de  vanité  héréditaire  —  la  reconnaissance,  purement 
honorifique,  de  la  masse  les  récompensera  de  l'acte  coura- 
geux par  lequel  ils  l'auront  délivrée. 

Paul  Adam  n'a  voulu  cpiesquisser  dans  la  fresque  sociale 
du  Mystère  des  foules  le  type  de  l'ouvrier  socialiste  jeté  à 
l'anarchie  par  un  généreux  dégoût  de  toute  politique. 
Jeune  mécanicien,  Bérats  bouquinait  tous  les  soirs  un  peu 
de  Marx,  songeait  une  république  où  chacun  ferait  suc- 
cessivement un  peu  de  tout  ;  puis  il  lut  Herbert  Spencer  et 
les  Reclus,  quand  prélude  l'affaire  boulangiste  :  la  perver- 
sion du  collectivisme  en  césarisme  cjui  caractérise  le  bou- 
langisme,  le  dégoûte  du  socialisme  et  en  lait  un  anarchiste 
individualiste. 

Malicaud',  Salvat  et  Bessières  furent  au  contraire  mis 
au  relief  d'une  analyse  minutieuse.  Un  même  personnage 
historique  bien  connu  fournit  les  détails  utiles  à  compléter 
la  plus  vivante  physionomie  des  deux  derniers,  mais  il  est 
superflu  de  dire  que  Zola  et  Rosny  les  ont  composés  sur 
une  connaissance  sérieuse  et  générale  des  plus  divers 
anarchistes  :  aussi  bien  ÎNIalicaud,  créé  de  beaucoup  avant 

1.  Dans  Le  Bilatéral. 


SOfi      LA    SOCIETE    FliANÇAlSE    SOLS    LA    TKOISIEME    REPUBLIQUE 

rafîjiire  Vaillant,  offre  une  première  réalisation  de 
Bessières.  Tous  trois  également  sont  des  élres  religieux, 
de  doux  fanatiques.  Zola  et  Rosny  y  ont  insisté  :  la  foi 
seule  peut  conduire  ces  fils  du  peuple,  ces  âmes  simples 
au  dévouement  et  à  l'action. 

Malicaud,  honnête  et  bon,  désintéressé  au  point  de  ne 
pouvoir  croire  aux  trahisons,  nourrit  avec  persistance  la. 
conviction  que  ce  sont  les  énergies  qui  manquent  le  plus 
pour  la  régénération,  pour  la  libération  du  Monde;  en 
outre  son  ignorance  le  détourne  de  la  propagande  par 
l'éducation;  alors  son  âme  populaire,  avide  d'exercer  et 
de  prouver  sa  foi,  se  décide  pour  l'acte  révolutionnaire.  Il 
a  la  conscience  d'être  un  héros,  et  Rosny,  avec  une  grande 
et  forte  délicatesse  de  sympathie,  —  qui  est  une  sorte 
d'humour  tragique  — -  nous  montre  l'attendrissant  ravisse- 
ment de  ce  naïf  christ  étonné  que  des  idées  héroïques 
puissent  lui  venir,  à  lui  l'humble  fils  de  forgeron.  Il  va  au 
Palais  de  Justice  tirer  sur  Alphonse  Delferrière,  avocat 
général  qu'il  choisit  pour  avoir  insulté  lâchement  les 
anarchistes  dans  un  procès  récent  par  flatterie  cupide  de 
la  bourgeoisie. 

Robert  Bessières  '  est  également  un  ouvrier  autodidacte. 
Ame  de  sacrifice,  il  ne  se  plaignait  jamais  de  ses  infortunes 
pourtant  excessives,  et  sa  colère  n'éclatera  qu'en  faveur 
des  misérables.  Seul  le  spectacle  d'une  société  «  féroce 
et  sans  grandeur,  lâche  devant  les  puissances,  indifférente 
aux  misères,  implacable  pour  les  vaincus,  les  faibles  et  les 
meurtris  »,  put  le  précipiter  à  la  violence  :  une  bombe 
jetée  en  pleine  séance  de  Sénat  blesse  ou  tue  quelques- 
uns  des  vieillards,  et  provoque  son  arrestation. 

Ici    Rosny,  avec  une    délicate    dialectique,  intéresse  le 

1.  Les  Ames  Perdues,  Fas(juelle, 


LES    ANARCHISTES  207 

public  au  sort  du  meurtrier  en  des  pages  de  fine  analyse 
et  de  poésie  :  il  montre  que  Bessières  est  ^n-aiment  à 
plaindre,  est  une  victime  :  son  acte  n'a  pas  seulement 
blessé  des  bourgeois,  il  a  blessé,  il  a  tué  Bessières  lui- 
même.  Dans  la  prison,  en  effet,  Bessières  se  rappelle  le 
petit  être  doux,  subtil  et  craintif  qu'il  fut,  dans  son 
enfance,  amoureux  de  rêve  et  de  vie.  Il  songe  qu'un  autre 
Bessières,  idéologue,  né  plus  tard  en  lui,  a  tué  te  pre- 
mier. «  Tel  Scipion  croissant  pour  la  cliute  de  Carthage, 
ainsi  je  croissais  pour  ma  chute...  Ah!  je  ne  me  suis  pas 
manqué  !  »  En  lui  il  y  a  bien  dualité,  dissociation  de  la 
personnalité,  anarchie  intérieure.  Après  l'attentat  l'être 
qui  adore  la  vie,  une  fois  l'autre  être  idéologue  assouvi, 
se  réveille  le  plus  fort  :  voilà  le  secret  physiologique  de 
son  regret.  Et  il  se  dit  alors  que  l'autre  n'a  pas  le  droit 
de  l'exposer  à  l'exécution,  que  la  vie  seule  vaut,  qu'on  n'a 
pas  le  droit  de  sacrifier  h  rien  d'autre  la  part  primordiale 
de  soi.  Rosny  a  très  loin  poussé,  par  le  détail  charmant 
et  poignant  des  analyses  intuitives,  cette  révélation  de 
l'être  de  nature  en  Bessières.  Et  il  est  fort  bien  pour 
cela  que  celui-ci  soit  un  simple  homme  du  peuple,  plus 
proche  de  la  nature  :  tandis  que  Victor  Barrucand,  étu- 
diant les  anarchistes  nés  de  la  bourgeoisie,  peut  seulement 
atteindre  l'individu  sentimental,  l'analyse  de  Rosny  va 
plus  loin,  retrouve  l'animal,  le  pauvre  être  gonflé  de  la 
vaste  vie  et  palpitant  d'une  peur  instinctive  de  la  perdre! 
Mais  au  jour  suprême,  devant  le  procureur  que,  sans 
phrases  ni  partis  pris,  Rosny  montre  perfide  et  lâche, 
l'être  idéologue,  évoqué  par  la  discussion  malhonnête,  se 
réveille,  reprend  l'ascendant,  se  dresse  en  accusateur  : 
«  Armés  de  forces  immenses,  d'un  outillage  merveilleux, 
servis  par  cent  millions  de  chevaux-vapeur  équivalant  à 
deux  milliards  d'esclaves  antiques,  et  sans  que  la  propor- 


208      LA    SOCIÉTÉ    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIÈME    RÉPUBLIQUE 

tien  des  forces  vivantes  —  artisans  et  bêtes  de  somme  — 
ait  diminué,  les  blancs  d'Europe  et  d'Amérique  demeurent 
en  proie  à  la  misère.  »  Cette  critique  de  la  société  est 
d'ordre  rigoureusement  scientifique.  Encore  son  argu- 
mentation contre  la.  bourgeoisie  est  de  logique  souple  et 
incisive,  caractéristique  d'intelligence  complexe.  «  La 
magistrature  et  le  gouvernement,  dit-il  dans  une  déclara- 
tion aussi  rationaliste  que  celle  des  Vaillant  et  des  Menau, 
sont  pareils  h  ces  remèdes  qui  empoisonnent  tout  l'orga- 
nisme pour  guérir  une  maladie  éphémère.  Un  jour  xâendra 
où  votre  appareil  de  justice  paraîtra  aussi  aveugle,  atroce 
et  funeste  que  ces  tribunaux  qui  jugèrent  les  sorciers, 
les  relaps  et  les  hérétiques.  »  Mais  il  ne  faut  pas  se 
tromper  à  tout  cela  :  Bessières,  pour  avoir  su  intelligem- 
ment assimiler  les  théories  des  savants,  est  avant  tout  et 
presque  exclusivement  un  impulsif  et  un  rêveur  mys- 
tique. Dès  qu'il  passe  de  la  critique  h  la  conception,  c'est 
la  plus  vague  rêverie  d'harmonie  spontanée,  d'union  libre 
dans  l'exaltation  des  énergies  solidaires. 

Salvat',  enfant  abandonné,  a  dû  pour  vivre  s'essayer  h 
tous  les  métiers,  exploité  par  tous  et  finalement  par  un 
inventeur  américain  qui  le  force  h  rentrer  en  Europe 
malade  et  sans  le  sou.  Sa  souffrance  personnelle  s'évertue 
en  inventions  altruistes,  ne  fait  qu'entretenir  «  la  flamme 
et  le  rêve  des  yeux  incendiant  sa  face  blême  de  meurt-de- 
faim  ».  Peu  a  peu  le  désir  du  bonheur  de  tous  jette  cet 
ouvrier  sobre  et  brave  hors  de  la  réalité  dont  son  horreur 
s'exaspère  à  la  vision  quotidienne  de  la  misère  des  siens. 
Alors,  s'écrie  Zola,  comment  vouloir  qu'il  ne  vive  dans  le 
rêve,  «  un  rêve  de  rachat  qui  tourne  à  l'incendie  et  au 
meurtre  »?  Et  il  va  jeter  une   bombe  chez  un  des  rois  de 

1.  Emile  Zola,  Paris,  Fasquelle, 


LES    ANARCHISTES  '209 

l'argent,  sacrifiant  son  existence  clans  la  certitude  que 
d'autres  héros  naîtront  de  son  exemple.  Zola  anssi  —  et  à 
sa  façon  particulière  de  réaliste  —  signifie  en  lui  l'hoinme 
du  peuple.  Salvat  est  une  force  brute  et  rude,  une  sau- 
vage énergie  libertaire  qui  jaillit  comme  nn  arbre  vierge 
de  l'humus  des  vieilles  sociétés  pourrissant  sur  place. 
Zola  a  insisté,  plus  encore  que  Rosny,  sur  la  lâcheté  des 
vengeances  légales  ;  c'est  qu'il  n'était  pas  seulenienl 
tenu  par  le  souci  absorbant  d'apitoyer  sur  des  forces  inu- 
tilement perdues;  il  a  voulu,  avec  nn  courage  soutenu 
d'une  robuste  patience,  exposer  dans  un  tableau  complet 
de  la  société  actuelle  la  \utic  polifùj ne,  la  fermentation  des 
partis.  Ceci  l'engageait  à  signaler  davantage  l'action  et 
les  intérêts  du  gouvernement  dans  un  procès  de  retentis- 
sement public  :  la  mort  de  Salvat  est  décidée  en  conseil 
des  ministres  pour  détourner  l'attention  du  scandale  d'un 
Panama  Africain.  Et  ce  n'est  plus  de  lui-même  mais  de  la 
société  (ip'/À   4^6  Salva  ressort  la  victime. 


Ce  gouvernement  bourgeois,  impitoyable  pour  les  Bes- 
sières  et  les  Salvat,  se  prouve  relativement  assez  tolérant 
pour  les  réfugiés  des  autres  pays.  Leur  abondance  sur  le 
territoire  permet  h  nos  romanciers  une  étude  assez  docu- 
mentée si  elle  n'est  pas  toujours  de  première  main. 

Elle  est  très  intéressante  parce  qu'elle  nous  permet  la 
comparaison  instructive  avec  nos  anarchistes.  On  remarque 
d'abord  que  ceux  de  l'étranger  n'appartiennent  nette- 
ment à  aucune  classe,  h  part  un  ou  deux  aristocrates 
dilettantes  pour  qui  l'anarchie  est  plutôt  une  manière 
d'opposition  extrême  :  aussi  doit-on  les  compter  tous 
parmi  le  peuple  avec  lequel  ils  fraternisent  complètement, 

M. -A.  LEBLOxn.  14 


210      LA    SOCIl^TE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

même  quand,  comme  Souvarine  S  ils  sont  de  la  noblesse, 
suivant  l'exemple  inimité  en  France  des  Tolstoï  et  des 
Kropotkine.  D'autre  part  les  romanciers  nous  les  présen- 
tent en  général  sans  caractère  de  secte  bien  déterminé  : 
le  Francis  O'Kent  de  Marcel  Prévost,  l'Audotia  de  Jules 
Lemaître,  le  Ribalta  de  Paul  Bourget,  sont-ils  des  collec- 
tivistes, des  démoc-autoritaires  ou  des  anarchistes?  on  sait 
seulement  que  ce  sont  des  révolutionnaires.  On  serait 
porté  h  croire  que  cette  imprécision  tient  de  l'ignorance 
doctrinale  des  romanciers  :  bien  plutôt  faut-il  noter  que 
les  étrangers,  beaucoup  moins  théoriciens  que  les  Français 
et  les  Latins,  n'ont  pas  même  le  souci  du  classement  par 
sectes  ni  de  ratiociner  avec  passion  sur  les  divergences  de 
partis.  Sans  doute  parce  cju'ils  subissent  un  régime  beau- 
coup plus  dur,  les  étrangers  songent  d'abord  à  l'action, 
insoucieux  pour  cela  de  s'affaiblir  en  se  divisant. 

Ainsi  le  libraire  Ribalta'  est  un  assez  vaoue  garibaldien, 
encore  qu'en  une  scène  dramatique  dont  il  y  avait  à  tirer 
une  belle  analyse  balzacienne  ou  même  racinienne, 
Bourget  ait  su  lui  prêter  quelque  caractère  :  la  maladive 
fille  du  banquier  Hafner  lui  reprochant  un  prix  exagéré 
qu'il  fait  pour  un  vieux  bouquin,  il  lui  réplique  qu'elle  ne 
l'aurait  pas  trouvé  excessif  pour  certain  petit  livre  où  se 
prouve  avec  surabondance  la  scélératesse  de  son  père;  et 
comme  le  romancier  Dorsenne  lui  reproche  cette  cruauté, 
il  professe  ne  pouvoir  nourrir  aucune  pitié  pour  la  fille  de 
celui  qui  condamna  tant  d'enfants  à  la  prostitution  et  de 
pères  à  la  mort.  Il  est  «  l'incarnation  de  ce  que  Dorsenne 
(Bourget)  haïssait  le  plus  en  sa  qualité  d'intellectuel  pas- 
sionné... le  révolutionnaire  moderne  qui  n'a  plus  qu'un 
programme  :  détruire  ». 

1.  Dans  Germinal,  d'Emile  Zola,  Fasquelle. 

2.  Cosmopolis,  Lemerre. 


LES    ANARCHISTES  211 

La  rigueur  de  Bourget  semble  se  tromper  d'adresse  ; 
l'impartialité  de  Jules  Lemaître,  aussi  bien  que  de  Marcel 
Prévost  et  d'Alphonse  Daudet,  accorde  une  tout  autre 
sympathie  aux  anarchistes.  En  la  slave  Audotia  Latanief ', 
il  a  désiré  faire  un  portrait  attendri  et  intelligent  de 
Louise  Michel.  Sermonnaire  à  «  diction  monotone  et 
chantante  qu'une  flamme  intérieure  échauffait  graduelle- 
ment )),  elle  n'appartient  à  aucune  secte;  elle  est  appelée 
par  tous  parce  qu'elle  est  un  foyer  de  chaleur,  l'éloquence, 
Voratrice.  Elle  est  une  fonction.  D'àpre  logique,  elle 
arrive  à  faire  de  soi  un  être,  un  cœur  impersonnel,  par  la 
répression  systématique  de  tout  égoïsme,  et  il  ne  lui  reste 
plus  aucune  sentimentalité  :  «  Vous  l'aimez  »,  dit-elle  en 
proposant  à  Frida  de  tuer  le  prince  Hermann,  «  il  ne  faut 
pas  l'aimer,  voilà  tout...  L'amour  comme  vous  l'entendez 
est  un  vol  à  l'humanité.  »  Pas  un  instant  ne  la  C[uitte  la 
persuasion  que  certains  crimes  sont  glorieux,  légitimes 
certains  meurtres. 

Francis  O'Kent-  est  un  Finn  patriote;  le  souvenir  d'Erin 
lui  mouille  les  paupières,  «  met  une  fêlure  dans  sa  voix  ». 
Cet  Irlandais,  en  qui  Marcel  Prévost  a  spécifié  un  huma- 
nitaire lyrique  et  déclamatoire  inspiré  par  nos  révolution- 
naires de  1848  comme  les  écrivains  européens  par  Quinet 
et  Sand,  n'entretient  son  sentiment  patriotique  cjue  parce 
que  son  altruisme  est  né  et  s'en  est  activé.  Il  condamne  toute 
sentimentalité  :  «  L'amour  n'est  qu'un  geste  :  sa  moralité 
est  toujours  limitée  par  le  bien  et  le  mal  que  ce  geste 
cause  autour  de  lui...  C'est  pour  cacher  son  égoïsme  que 
les  femmes  et  les  poètes  ont  tissé  et  brodé  le  voile  des 
complications  sentimentales...  L'amour  égoïste  n'est  que 
la  première  étape  vers  l'amour  impersonnel,   la  pitié.    » 

1.  Jules  Lemaitre,  Les  Rois,  Calmann  Lévy. 

2.  Marcel  Prévost,  La  Confession  d'un  amant,  Lemerre. 


212      LA    SOCIÉTÉ    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIÈME    RÉPUBLIQUE 

Tel  est  le  discours  que  devant  sa  femme,  époux  honnête 
et  dévoué  en  sérénité,  il  tient  à  son  disciple  Frédéric 
de  Périgny;  et  Prévost  l'a  choisi  en  tant  qu'anarchiste 
étranger  pour  l'opposer  dans  le  même  roman  au  jeune 
homme  français  sentimental  par  égoïsine  de  neurasthé- 
nique. 

Avec  beaucoup  moins  de  connaissance  et  de  tact, 
Alphonse  Daudet  s'est  distrait  dans  Soutien  de  famille  à 
esquisser  une  figure  de  révolutionnaire  russe  :  elle  reste  un 
peu  chromo.  Il  a  voulu  une  occasion  de  s'étonner  avec 
quelque  naïveté  que  Lupniak  soit  très  généreux  bien 
qu'ayant  brûlé  vifs  un  gouverneur  de  district,  sa  femme 
et  trois  enfants.  Sentimental  très  noblement  mais  de 
façon  un  peu  féminine,  Daudet  n'admet  pas  qu'on  n'ait 
point  de  remords  à  tuer  fût-ce  ceux  qui  ont  tué  eux-mêmes 
des  centaines  de  gens,  et  il  oppose  à  Lupniak  l'autre  russe 
Sofia  CastagnarofF,  anarchiste  tolstoïenne,  médecin  révo- 
lutionnaire par  la  douceur  et  le  dévoùment.  La  différence 
qui  est  entre  Sofia  et  la  Sonia  de  Wassilief  de  Tartarin 
sur  les  Alpes',  jeune  nihiliste  dont  il  apprécia,  en  face 
du  gros  égoïsme  bon  vivant  du  Tarasconnais,  la  frêle 
grâce  ardente  de  jolie  vierge  renonçant  aux  joies  de  la  vie 
pour  la  rude  œuvre  d'altruisme,  indique  chez  lui  la  crois- 
sance annuelle  de  cette  sensiblerie.  Compréhensible  chez 
Zola  dans  des  cas  tels  que  celui  de  Paris,  elle  s'explique 
malaisément  h  propos  d'une  autocratie  sauvage  que  la 
violence  seule  peut  convaincre,  surtout  ne  prenant  pas 
son  fondement  dans   la  philosophie   comme  chez  Tolstoï. 

Le  Souvarine  de  Germinal,  au  contraire,  bien  que  ses 
camarades  n'aient  aucune  notion  précise  sur  lui  et  le 
prennent  pour  un  simple  réfugié  politique,  est  très  nette- 

1.  Alphonse  Daudet,  Soutien  de  famille,  Tartaiin  sur  les  Alpes,  Lemerre. 


LES    ANAilCMlS'IKS  213 

ment  déterminé  par  Zola.  C'est  (ju'au  fond  il  est  pure 
création  du  romancier,  qui  Ta  lait  Russe  et  disciple  de 
Bakounine  parce  qu'il  avait  besoin  d'un  anarchiste  et  ne 
l'imaginait  pas  autrement  sous  le  Second  Empire  :  il  le  dit 
lui-même  en  l'opposant  h  Etienne  Lantier,  révolté  de 
théories  et  de  sentiments  auxquels  <(  se  refuserait  sa 
race  »  :  Souvarine,  fils  de  noblesse,  répudié  par  ses 
parents,  et  dont  la  femme  lut  pendue  en  son  lieu  pour 
l'avoir  aidé  à  faire  sauter  le  train  impérial,  a  pour  idéal 
la  commune  primitive  et  sans  lorme,  un  monde  nouveau, 
un  recommencement  de  tout.  11  y  faut  arriver  ((  par  le  feu, 
le  poison,  le  poignard.  Le  brigand  est  le  vrai  héros...  11 
faut  qu'une  série  d'efFrovablcs  attentats  épouvante  les 
puissants  et  réveille  le  peuple  ».  11  descelle  des  poutres 
d'un  cuvelage  au  moment  d'une  grève  et  provoque  l'efFon- 
drement  d'une  fosse,  où  périssent  nombre  de  mineurs 
non  solidaires  des  grévistes,  n'hésitant  pas  à  sacrifier 
quelcpies  travailleurs  pour  aider  à  l'avenir  de  justice,  prêt 
à  sacrifier  l'humanité  entière  si  la  justice  est  impossible. 
C'est  un  caractère  très  net,  rigoureusement  délimité  :  on 
sait  le  goût  de  Zola  pour  la  classification. 

En  laissant  de  côté  ces  étrangers  et  en  renvoyant  h  un 
autre  moment  de  discuter  sur  la  valeur  de  la  doctrine, 
on  ne  peut  manquer  de  remarquer  que  ces  anarchistes, 
Salvat,  Berats,  Bessières,  Malicaud,  voire  Galafieu,  appa- 
raissent supérieurs  à  la  movenne  de  la  classe  où  ils  naqui- 
rent :  de  nature  plus  fière,  de  sentiment  plus  généreux, 
d'intelligence  plus  déliée,  de  volonté  studieuse  méritoire- 
ment  orientée  vers  les  mieux. 


II 


LES  ANARCHISTES  DE  LA  BOURGEOISIE 

Le  roman  ne  dénonce  pas  un  seul  anarchiste  né  de 
l'aristocratie  française.  Le  Mouravline  de  François  de 
Nion  '  est  Russe,  et  la  Frida  de  Thalberg  de  Jules 
Lemaître  ^  est  assez  voisine  de  l'être. 

Réunissant  dans  La  peur  de  la  mort  les  plus  divers  types 
d'aristocratie  épuisée,  F.  de  Nion  présente  comme  anar- 
chiste le  comte  Mouravline.  Tandis  que  son  ami  Schaenhorn 
propose,  pour  mettre  fin  au  monde,  d'emmagasiner  dyna- 
mite, mélinite  et  panclastite  dans  toutes  les  grandes 
cavités  afin  de  provoquer  le  déséquilibre  cosmique  par 
la  disparition  de  la  Terre,  le  comte  s'en  tient  h  la  castra- 
tion forcée  et  administrative  :  rien  n'indique  davantage 
qu'il  fut  conduit  à  l'anarchie  par  l'épuisement  d'une  race 
princière.  ^ 

Frida  de  Thalberg  est  entraînée  par  Audotia  Latanief 
dans  les  réunions  anarchistes,  parce  que  son  grand-père, 
le  prince  Karyskine,  fut  déporté  en  Sibérie  pour  compli- 
cité h  un  complot  nihiliste.  Le  socialisme  lui  est  un  Rêve 
de  Sacrifice,  assez  vague.  Au  fond,  Jules  Lemaître  s'est 
simplement  amusé  à  une  mignarde  figurine  de  catéchiste, 


1.  La  peur  de  la  mort,    Stock. 

2.  Les  Rois. 


LES    ANARCHISTES  215 

de  «  petite  vierge  charmante  de  la  revendication  sociale  ». 
Il  n'y  a  pas  à  s  y  arrêter  davantage. 

Nous  n'avons  pas  dans  le  roman  français  une  seule  figure 
de  noble  comparable  à  Besoukhow  ',  à  Mitia'^,  à  Nekludow  ^. 

La  grosse  bourgeoisie  actuelle,  détentrice  du  pouvoir,  a 
encore  moins  de  raison  de  former  des  anarchistes  :  seuls, 
quelques  fils-à-papa  donnent  dans  l'anarchie  par  sno- 
bisme :  dans  Paris,  Hyacinthe  Duvillard  est  un  type,  assez 
curieusement  chiffonné  par  Zola,  jouvenceau  efféminé  par 
la  noce  et  dégoûté  de  son  monde  par  chic.  Camille  Lemon- 
nier  en  avait  déjà  imaginé  un  analogue  dans  La  fin  des 
Bourgeois.  Le  bossu  Régnier  Rassenfosse  ^,  né  de  mineurs 
enrichis,  représente  la  Cassandre  méchante  et  perverse 
d'une  famille  de  parvenus  s'épuisant  par  la  richesse. 
Élevé  à  l'oisiveté  et  à  la  satiété,  il  ne  saurait  plus  renoncer 
à  la  débauche;  mais  il  a  pleine  conscience  de  la  fin  pro- 
chaine de  sa  race  et  la  prophétise  sans  cesse  aux  siens  en 
discours  volontiers  déclamatoires  —  par  un  procédé  de 
rhétorique  que  l'auteur  subissait  encore  de  l'influence  de 
Zola  (1892).  Ce  lui  est  déjà  une  façon  de  se  venger  de  sa 
famille,  qui  le  fit  bossu  et  corrompu.  Ayant  une  fois  réuni 
en  une  saturnale  parents  et  courtisanes  dans  un  puits 
miné,  il  marque  l'intention  de  les  faire  sauter  par  le  grisou 
pour  une  vengeance  éclatante  des  mineurs  exploités.  Il  se 
plaît  quotidiennement  à  dilapider  la  fortune  paternelle, 
recueillant  et  saoulant  de  jouissance  des  misérables  pour 
qu'ils  s'exaspèrent  à  retrouver  le  lendemain  la  pauvreté 
et  s'enfièvrent  d'une  cupidité  dévastatrice. 


1.  Léon  Tolstoï,  La  Guerre  et  la  paix. 

2.  Les  Frères  Karamazof,  de  Dostoiewsky,  Pion. 

3.  Résurrection,  de  Tolstoï,  Perrin. 

4.  Camille  Lemonnier,  La  Fin  des  Bourgeois.   Dentu. 


2t6      LA    SOCIÉTÉ    FRANÇAISE    SOLS    LA    TROISIÈME    RÉPUBLIQUE 

Au  contraire  la  petite  bourgeoisie,  frustrée  de  ses  plus 
légitimes  ambitions,  entretient  une  atmosphère  de  mécon- 
tentement OÙ  fermentent  les  révoltes.  Instruite  maladroi- 
tement dans  les  écoles  comme  si  elle  doit  en  les  quittant 
entrer  dans  une  société  parfaite,  elle  est  brutalement 
désabusée  dès  qu'elle  prend  contact  avec  le  monde.  De 
soi-même  cela  ne  se  dégage  nulle  part  autant  que  du  livre 
généreux  de  Han  Ryner,  Le  Crime  cVobéir,  précisément 
parce  que  le  ton  général  en  est  assez  puéril  :  Pierre 
Daspre,  frais  débarqué  à  Paris,  a  des  surprises  enfantines 
devant  les  actes  égoïstes  les  plus  ordinaires  ;  et  le  carac- 
tère de  son  anarchisme  s'en  ressent,  vraiment  peu  mâle 
et  presque  maladif.  Indigné  de  la  flaccidité  universelle, 
il  décide  tout  d'un  coup  de  ne  plus  jamais  obéir  à  qui- 
conque :  obéir  est  un  crime.  En  conséquence  il  ne  se 
préoccupe  pas  de  satisfaire  au  recrutement.  Déclaré, 
réiractaire,  il  est  saisi.  Phtisique,  il  lui  suffirait  de  passer 
au  conseil  de  revision,  mais  à  cela  même  il  ne  daigne 
point  se  prêter  :  accepter  les  faux-fuyants  serait  une 
lâcheté.  Au  conseil  de  guerre  l'avocat  plaide  pour  la  folie 
et  on  l'interne.  Divers  médecins  l'examinent,  dissertant 
sur  l'anarchie  qu'ils  classent  folie  d'orgueil.  Enfin  on  le 
libère.  Sa  maîtresse  a  succomjjé  au  chaorin  et  il  décide 
qu'il  n'a  plus  qu'à  mourir,  puisqu'il  a  tué  malgré  lui  une 
femme  qu'il  aimait  et  qu'on  ne  peut  vivre  sans  faire  le 
mal.  Il  va  prendre  un  pain  dans  une  boutique  pour  le 
donner  h  un  mendiant,  est  arrêté  et  s'éteint  épuisé  sous 
la  brutalité  des  gardiens  exaspérés  de  sa  désobéissance. 
C'est  un  Christ  qui  même  refuse  de  porter  sa  croix. 
Exemple  d'anarchie  poussé  par  la  logique  jusqu'à  l'ab- 
surde, il  est  une  significative  victime  de  l'éducation  latine, 
antiréaliste  et  abstraite.  Les  médecins  ne  se  trompent 
point  :  c'est  un  fou,  non  un  anarchiste,  car  l'anarchie  veut 


LES    ANAI5CHISTES  217 

le  bonheur  dans  la  vie  et  ne  recherche  la  liberté  complète 
qu'à  cet  effet.  Lui  intervertit  le  moyen  et  le  but,  néglige 
le  bonheur  que  l'exil  assurait  à  défaut  même  de  la  petite 
lormalité  du  conseil  de  revision.  Esprit  faussé  par  une 
éducation  dans  l'absolu,  il  ne  se  rend  pas  compte  qu'il  est 
des  transitions  nécessaires,  qu'on  ne  peut  prétendre  h 
atteindre  d'un  coup  lidéal,  et  qu'il  compromet  par  son 
absolutisme  même  l'avenir  parfait  de  1  anarchie.  Il  ne 
recherche  pas  le  bonheur,  mais  le  martyre  :  c'est  un 
monomane  de  l'indépendance  absolue. 

Il  y  est  amené  par  cette  sorte  d'esprit  absolutiste  (variété 
extrême  de  l'esprit  géométrique),  œuvre  d'une  éducation 
romaine,  qui  produit  aussi  bien  les  robespierristes  que  les 
doukhobors.  Ainsi  Victor  Mathis'.  Très  bien  élevé  et 
taès  instruit,  il  allait  entrer  h  l'Ecole  Normale  quand  sa 
mère  est  frustrée  des  dernières  ressources.  Il  travaille  pour 
ne  pas  lui  être  à  charge.  Front  dur,  face  pâle  de  vive 
intelligence,  avec  «  dans  les  yeux  clairs  la  sécheresse  et 
le  tranchant  d'un  couteau  »,  il  n'a  pas  de  passion  poli- 
tique, ni  de  démence  humanitaire,  ni  même  ne  s'exaspère 
de  sa  pauvreté.  Il  est  blasé.  Energique  et  de  sang-froid, 
il  concentre  toute  son  intelligence  à  raisonner  le  meurtre 
et  l'utiliser  comme  instrument  de  l'évolution  sociale. 
L'enseignement  dogmatique  en  a  fait  un  pur  théoricien 
de  la  destruction,  lui  ayant  en  outre  inculqué  par  sa  rhé- 
torique du  sacrifice  «  l'orgueil  fou  »  d'être  un  crucifié 
pour  l'avenir. 

C'est  déjà  Vanarcliiste  intellectuel.  Dans  le  peuple  l'anar- 
chiste est  sentimental,  rarement  dans  la  bourgeoisie. 
Daspre  est  certainement  un  sentimental,  mais  de  senti- 
mentalisme rhétorique.    Dans   le   roman  français  il   n'y   a 

1.  Zola,  Paris,  Fasquelle.  —  On  ne  parle  pas  ici  des  doukhobors  russes. 


218      LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

guère  qu'un  exemple  de  fils  de  bourgeoisie  devenu  anar- 
chiste par  le  sentiment  pur  et  simple.  Georges  Darien 
nous  le  présente  avec  la  sorte  de  talent  et  d'esprit  impul- 
sivement généreux  d'un  Mirbeau,  en  un  intéressant  roman 
qui  eut  guigné  à  moins  de  verbosité.  Les  types  vivotent 
sans  grand  relief  artistique  et  la  fin  est  insignifiante,  ce 
qui  atténue  la  portée  polémique  de  l'œuvre;  mais  elle  vaut 
par  le  détail  et  l'ensemble  de  la  thèse  sociale.  Georges 
Randal  '  assiste  h  la  dureté  de  ses  parents  pour  ceux  que 
la  justice  condamne  et,  après  leur  mort,  se  voit  dépouillé 
par  son  oncle  avec  une  minutie  et  une  maîtrise  conformes 
aux  lois  :  h  jamais  il  rompt  avec  la  société  régulière  si 
bien  représentée  par  ce  tuteur  légal.  11  se  fait  voleur  par 
écœurement  universel.  Certes  le  vol  lui  est  une  façon  de 
se  venger  personnellement  de  la  société  dont  l'indifFé- 
rence  ou  la  complicité  facilite  le  dépouillement  des  faibles 
par  leurs  tuteurs;  mais  surtout  il  est  une  vengeance 
sociale,  la  société  étant  constituée  sur  le  vol  légal. 
M.  Darien  le  considère  un  peu  exclusivement  comme  une 
force  de  combat  :  d'après  les  péripéties  mêmes  de  son 
roman  Le  Voleur,  il  serait  plutôt  en  face  du  Capital  ce 
que  la  Ruse  fut  en  face  de  la  Force  animale;  encore  sa 
beauté  serait  d'être  en  même  temps  de  la  Force  et  de  la 
Ruse.  Pour  Randal  le  vol  s'élève  h  être  un  instrument 
d'anarchie,  le  contrepoids  des  vols  autorisés,  l'ennemi  des 
lois.  En  frustrant  les  voleurs  couverts  par  le  code,  il 
empêche  le  vol  légal  de  devenir  nne  puissance  régulière, 
immuable,  exclusive,  ce  qui  l'aurait  fait  trop  puissante, 
écrasante  pour  l'humanité,  pour  l'individu.  Le  vol  est 
l'acte  individualiste.  Quand  les  vols  se  multiplieront,  la 
société  sautera  comme  une  maison  d'affaires  dont  la  caisse 

1.  Georges  Darien,  Z,f   Voleur,  Stock. 


LES    ANARCHISTES  219 

fut  trop  fréquemment  dilapidée;  et  après  la  banqueroute 
l'individu  revivra.  Telle  est,  en  substance,  la  théorie  de 
G.  Darien.  Le  mal  est  que  son  roman  ne  présente  que  des 
voleurs  ou  des  canailles,  nulle  honnêteté  moyenne  :  on 
garde  l'impression  d'une  réalité  incomplète,  à  moitié  véri- 
dique.  De  plus  Randal  s'acoquine  à  la  besogne  :  la  théorie 
anarchiste  du  vol  ne  lui  devient  plus  qu'une  excuse  vis-à- 
vis  de  la  société  bourgeoise,  et  il  vole  finalement  pour 
s'enrichir,  pour  «  passer  »  bourgeois  :  il  jouit  de  son  vol, 
s'éprouve  voleur  de  tempérament,  fiévreux  et  passionné. 
C'est  un  nerveux  qui  devient  énervé,  neurasthénique  à  la 
façon  des  types  de  Mirbeau.  Le  roman  y  perd  en  valeur 
de  thèse  ce  qu'il  gagne  en  vérité.  —  Le  type  d'Hélène 
Canonier  v  est  peut-être  plus  conséquent.  Orpheline 
recueillie  par  une  matrone  honorable,  elle  est  vendue  à 
un  vieux  magistrat  par  sa  protectrice  qui  a  besoin  d'ar- 
gent pour  son  fils.  Endormie  au  chloroforme,  elle  se 
réveille  souillée.  A  jamais  sa  tendre  àme  sentimentale  fut 
bouleversée,  faussée,  horrifiée  :  froidement  elle  accepte 
la  vie  qu'on  lui  impose  et,  fille,  dissout  les  ménages, 
provoque  les  meurtres  jaloux  et  les  suicides,  instrument 
de  justice  plus  terrible  en  ce  qu'il  ne  peut  tomber  sous 
les  coups  du  Code. 


Sauf  d'aussi  spéciales  exceptions  (Hélène  même  n'est 
qu'une  fille  du  peuple  élevée  hors  de  son  milieu),  le 
bourgeois  ne  devient  donc  anarchiste  que  par  la  cérébra- 
lité.  Dans  les  pays  de  démocratie,  l'intellectuel  représente 
parmi  les  anarchistes  la  bourgeoisie  ou  l'aristocratie.  Ainsi 
dans  Paris,  dont  le  titre  indique  le  parti  pris  de  faire  un 
complet  tableau  d'ensemble,  Zola  oppose  Guillaume  Fro- 


220      LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

ment  h  Salvat,  sentimental  et  populo,  qui  lui  rappelle  les 
esclaves  de  l'ancienne  Rome  conspirateurs  de  la  nouvelle 
religion  de  douceur  et  de  rédemption.  Le  science  seule 
conduisit  Guillaume  a  l'anarchie  en  lui  révélant  que  les 
unités  créent  le  monde  et  que  les  atomes  lont  la  vie  par 
l'attraction,  l'ardent  et  libre  amour.  Il  imagine  alors  un 
peuple  sauvé  de  la  tutelle  de  l'État,  sans  maître  et  presque 
sans  loi,  un  peuple  heureux  dont  chaque  citoyen  acquiert 
par  la  liberté  le  complet  développement  de  son  être  et 
s'entend  h  son  gré  avec  ses  voisins  pour  les  mille  néces- 
sités de  l'existence.  De  là  naît  la  Société,  association 
librement  consentie  des  centaines  d'associations  diverses  : 
plus  d'oppresseurs,  plus  de  riches  et  de  pauvres,  le 
domaine  commun  de  la  Terre  rendu  à  la  masse,  son  légi- 
time propriétaire.  Scientifiquement  et  socialement,  Guil- 
laume avait  admis  l'évolution  lente  et  simple  enfantant 
l'humanité  ainsi  que  fut  l'être  humain  par  lui-même;  mais 
alors,  dans  l'histoire  des  sociétés  comme  dans  celle  du 
globe,  il  lui  faut  faire  la  place  de  la  révolution  comme 
celle  du  volcan,  brusques  éruptions  marquant  chaque 
phase  géologique  et  chaque  période  historique.  Même  il 
arrive  h  constater  que  jamais  un  progrès  n'a  été  accompli 
sans  l'aide  d'épouvantables  catastrophes  :  toute  marche  en 
avant  a  sacrifié  des  milliers  d'existences. 

Cette  théorie  du  savant  anarchiste  répond  en  quelque 
sorte  il  la  question  posée  par  Rosny  marquant,  dans  le 
Bilatéral,  son  étonnement  de  voir  Reclus  parmi  les  anar- 
chistes. Selon  lui  les  anarchistes  sont  des  esprits  fana- 
tiques, et  l'éducation  scientifique  et  la  connaissance  des 
lois  de  l'évolution  ne  peuvent  former  d'anarchistes.  L'es- 
prit scientifique  de  son  roman,  Hélier,  condamne  avec 
force  la  révolution  comme  un  procédé  de  sauvage  trop 
hasardeux  (c'est  un  billet  de  loterie),   et  plutôt  propre  ii 


LES    AXAnCHISTES  221 

arrêter  le  cours  lent  du  progrès.  Les  anarchistes  rie  Rosny 
sont  des  passionnels,  que  l'un  rêve  d'être  martyr  ou 
l'autre  soit  ambitieux.  Dans  les  Ames  perdues,  paru  en 
même  temps  que  Paris,  il  développe  la  théorie  de  l'inuti- 
lité du  sacrifice  contenue  en  germe  dans  le  Bilatéral,  et  il 
persévère  à  considérer  l'anarchie  comme  antiscienlifique. 
Bien  plus,  Bessières  lui-même,  dans  la  cellule,  sous  la 
menace  de  la  mort,  s'éveille  le  critique  aigu  de  son  propre 
acte  :  il  le  reconnaît  inutile,  seulement  apte  h  favoriser 
la  réaction.  Il  s'avoue  n'avoir  été  qu'un  impulsif,  provoqué 
par  la  sentimentalité  à  l'acte  irréfléchi.  Zola  paraît 
d'abord  mettre  de  l'insistance  à  faire  de  son  savant  un 
anarchiste,  et  son  Guillaume  l'est  a  peu  près  exactement 
pour  les  mêmes  raisons  que  Bessières.  Il  n'aboutit  à 
l'anarchie  qu'après  avoir  parcouru  les  autres  sectes  socia- 
listes entachées  de  tyrannie.  Encore  s'en  tient-il  d'abord 
h  la  théorie,  purement  idéaliste  :  a  Les  savants  vont-ils 
donc  être  les  derniers  grands  enfants  rêveurs,  et  la  foi  ne 
poussera-t-elle  bientôt  plus  que  dans  les  laboratoires  des 
chimistes?  »  Mais  outré  d'injustice  à  l'exécution  de  Salvat, 
il  décide  de  faire  sauter  la  basilique  de  Montmartre.  Sans 
doute  Zola  a  bien  voulu  que  ce  soit  «  le  savant  »  qui  lait 
sauter  «  la  Forteresse  de  Mensonge  et  d'Iniquité  »  !  Mais 
ce  n'est  là  qu'effet  scénique  et  non  raison  psychologique. 
Tandis  que  Bessières  accomplit  son  acte  dans  les  condi- 
tions personnelles  les  plus  normales,  Guillaume  le  décide 
en  une  crise  de  douloureuse  jalousie  ou  au  moins  de 
sacrifice  :  il  a  cédé  sa  jeune  fiancée  h  son  frère  et,  désolé 
devant  sa  vieillesse  solitaire,  il  déclare  le  monde  mauvais. 
Sa  violence  anarchiste  est  d'origine  mélodramatique  vrai- 
ment trop  peu  philosophique.  De  même,  après  un  pugilat, 
c'est  h  la  vue  d'une  goutte  de  sang  de  son  frère  qu'il 
renonce  brusquement  à  l'anarchie  fratricide.   M.  Zola  n'a 


222      LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

VU  en  Guillaume  qu'un  moyen,  éloquent  mais  un  peu  trop 
oratoire,  de  révéler  son  évolution  personnelle.  L'auteur  de 
Germinal  arrive  dans  Paris,  solidairement  avec  Rosnv,  a 
condamner  l'anarchie  comme  n'étant  un  acte  de  fraternité 
ni  d'amour,  et  h  trouver  que  la  science  seule  est  révolu- 
tionnaire sans  faiblesse  et  avec  certitude.  Et  cela  appert 
de  Traçail  avec  une  évidence  plus  simple,  plus  naturelle, 
plus  grande. 

Paul  Adam  sut  donner  au  drame  une  valeur  méta- 
physique de  signification  universelle  par  l'aventure  svmbo- 
lique  de  Pascal'.  Cet  enlumineur  de  vitraux  à  fine  tète  de 
Christ  qui  suggère  de  la  crucifier  aime  Anne,  la  princière 
fille  aux  yeux  de  perle.  A  lui  fiancée,  la  vierge  perverse 
et  cruelle  flirte  cependant  avec  un  politicien  venu  de  Paris 
pour  conquérir  les  suffrages  de  la  capitale  lorraine  :  ainsi 
prétend-elle,  par  la  souffrance  de  jalousie,  purifier  de 
sensualité  l'amour  de  Pascal,  de  même  que  la  ville  succes- 
sivement s'offre  aux  candidats  adversaires,  courtisane 
tour  à  tour  avenante  et  dédaigneuse,  pour  désintéresser 
leur  patriotisme.  Mais  la  souffrance  amoureuse  imposée 
par  la  fille  symbolisant  la  ville  énerve  l'humanité  trop 
sensible,  jette  Pascal  à  l'anarchie.  Anarchiste  chrétien-, 
il  professe  que  tout  le  mal  du  peuple  vient  de  sa  stupidité 
servile;  pour  son  bonheur,  il  faut  le  châtier  au  lieu  de  le 
flatter,  l'avertir  par  des  actes  puisque  les  idées  ne  le 
touchent  pas.  Ainsi  son  anarchisme,  excité  de  la  crise 
passionnelle,  s'en  suggère  des  raisons  supérieures  d'agir. 

Il  ne  reste  pas  moins  que  cette  anarchisme,  aussi  bien 
que  chez  Zola,  n'est  pas  oeuvre  d'iutellectualité  pure; 
seulement    rintelligence    charpenta  de  raisonnements    la 

1.  Mystère  des  Foules,  Ollendorf. 

2.  Le  Christ  a  dit  :  «  Je  ne  suis  pas  venu  porter  la  paix  aux  houimes, 
mais  la  guerre.  » 


LES    ANARCHISTES  223 

sentimentalité.  D'après  la  critique  de  ces  romans,  la  thèse 
de  Rosny  serait  fondée  :  l'anarchie  serait  plutôt  senti- 
ment que  raison,  et  la  science  la  condamnerait.  De 
nouvelles  considérations  viendraient  la  soutenir  :  l'intel- 
lectualité  exacerbée  qui  n'est  plus  équilibrée  par  la  force 
sentimentale  aboutirait  à  l'anarchie,  comme  la  sentimen- 
talité excessive.  L'anarchie  naîtrait  toujours  d'une  exagé- 
ration du  tempérament.  Henry  Bérenger  a  étudié  dans 
son  premier  roman  '  la  maladie  de  la  jeunesse  contempo- 
raine fatiguée  par  une  culture  intensive.  h'Effort,  sans 
doute  de  forme  juvénile,  n'en  est  pas  moins  très  intéres- 
sant d'analyser,  avec  la  gravité  d'un  esprit  sain,  un  cas 
d'autant  plus  pathétique  que  la  réalité  en  a  offert  trop  de 
semblables  :  après  ceux  cjui  provoquèrent  son  attention, 
le  suicide  récent  d'un  jeune  homme  de  grand  talent,  dont 
Paul  Adam  préfaça  le  volume  h  la  fois  premier  et 
posthume,  prouve  la  fréquence  de  cette  sorte  d'anarchie 
par  lassitude  physiologique.  Georges  Lauzerte  naquit  du 
mariage  de  raison  de  deux  millionnaires,  de  ce  que 
M.  Bérenger  appelle  un  mensonge  matrimonial  :  produit 
anémique  d'une  union  sans  amour,  il  se  trouve,  par  le  fait 
de  sa  grande  richesse,  vite  blasé.  Pour  le  surcroît  une 
éducation  toute  formelle,  monotone  et  de  sécheresse 
cléricale,  avait  affadi  son  àme  et  l'avait  desséchée  en 
cendre  qu'un  moindre  souffle  eût  vite  éparpillée.  A  la 
veille  de  partir  pour  une  place  enviée,  il  se  tue  par 
impuissance  de  vouloir,  par  lassitude  de  l'effort  même  si 
petit  qu'il  faut  h  un  millionnaire  pour  diriger  sa  vie.  Ici 
c'est  plus  que  de  l'anarchie,  c'est  de  l'anarchie  intime, 
du  nihilisme. 

Un   roman   notoire  de  Victor  Barrucand  :  Avec   le  feu, 

1.  Henry  Béreng-er,  L'Effort,  A,  Colin. 


224      LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

présente  des  cas  analogues  où  est  plus  visible  la  parenté 
de  l'anarchie  et  du  nihilisme.  Ses  personnages  n'ont  même 
été  considérés  par  la  presse  que  comme  des  anarchistes. 
Robert*  est  au  fond  malade  d'une  phtisie  morale  :  il 
cherche  dans  l'amour  l'illusion  de  la  lutte  et  de  la  disper- 
sion et  il  goûte  le  commerce  des  courtisanes  parce  qu'il 
est  stérile.  On  ne  peut  être  plus  profondément  néantiste. 
Fils  d'un  communard,  il  fut  affilié  à  l'anarchie  révolution- 
naire; les  circonstances  seules  l'empêchent  de  jeter  une 
bombe  longuement  préméditée.  Alors  il  se  désespère  de 
n'avoir  pas  les  grandes  forces  d'activité  nécessaires  au 
parti  et  de  l'impuissance  actuelle  de  l'Anarchie;  Louise 
Vignon,  depuis  peu  rencontrée,  écarte  son  amour;  et  il 
se  tue  loin  des  villes  par  impuissance  de  supporter  le 
monde  mais  sans  haine,  et  par  dédain  suprême,  par 
impuissance  aussi  de  savoir  comment  agir,  pour  tuer  en  soi 
la  douleur  universelle,  pour  un  exemple  sans  théâtral. 

On  a  prétendu  ne  voir  dans  son  acte  que  dépit  amoureux, 
et  l'on  a  cru  à  une  satire  de  Barrucand  qui  aurait  voulu 
ne  considérer  l'anarchie  que  comme  une  maladie  sentimen- 
tale. Au  fond,  Robert  est  bien  plutôt  un  malade  cérébral. 
Il  reconnaît  qu'il  aurait  vécu  s'il  avait  été  aimé,  mais 
uniquement  parce  que  l'amour  aurait  engourdi  sa  pensée. 
L'amour  est  un  suicide  comme  un  autre  et  un  suicide 
intellectuel.  C'est  un  malade  intellectuel  de  la  même 
famille  que  Georges  Lauzerte,  et  il  est  très  logique  que  ce 
soit  un  nihiliste  qu'ait  créé  V.  Barrucand,  bien  connu 
pour  être  l'auteur  de  subtiles  études  documentaires  sur 
les  nihilistes  russes.  Robert,  Georges  Lauzerte,  une 
grande  partie  de  la  jeunesse  parisienne  sont  plus  russes 
que  français. 

1.  Victor  Barrucand,  Avec  le  feu,   Fasquelle. 


LES    ANARCHISTES 


Russe  aussi  est  la  «  jeune-filliste  *  »  Louise  Yignon, 
figure  sobrement  dessinée  de  vierge  décidée  au  célibat,  de 
virginiste,  type  si  nouveau  de  jeune  Française  ne  différant 
de  la  Russe  et  de  l'Américaine  que  par  une  jolie  sou- 
plesse animale  fort  délicatement  nuancée  par  V.  Barrii- 
cand.  Louise  Vignon  trouve  Robert  très  gentil  et  plaint 
sa  névrose,  mais  veut  rester  stérile  par  haine  d'être  sou- 
mise à  l'homme  et,  semble-t-il,  aux  lois  mêmes  de  son 
sexe.  Bonne  sans  sénérosité,  intelligente  mais  sans  force 
expansive  d'altruisme,  elle  crée  un  cas  très  intéressant  de 
«  femme  nouvelle  »  :  nonne  laïque  satisfaisant  par  la 
musique,  comme  par  une  religion,  les  expansions  du 
tempérament.  Elle  résulte  de  l'éducation  d'un  père 
égoïste  qui  est  encore  nihiliste  à  sa  façon  :  dédaigneux  du 
public,  incrédule  au  progrès  comme  sera  sa  fille,  il  ne 
veut  point  faire  représenter  ses  opéras  parce  qu'il  ne  croit 
pas  à  la  bienfaisance  de  l'art. 

Dernier  comparse,  le  riche  Meyrargues  représente  dans 
le  roman  le  dilettante  par  anarchisme  :  anarchiste  par 
paresse  inconsciente,  il  ne  croit  pas  h  l'amélioration 
sociale,  afin  de  ne  pas  y  travailler,  et  il  a  choisi  l'amour 
et  la  noce  et  la  critique  intellectuelle  comme  movens  de 
destruction.  Ainsi  se  complète  ce  roman,  élégant  par  le 
choix  mesuré  d'images  sveltement  décoratives  et  par  une 
ironie  sobre  issue  de  ses  idées  anarchistes,  écrit  dans 
un  ton  francien  relevé  d'un  peu  de  nervosité  de  Paul 
Adam. 

Il  reste  seulement  à  dire  que  les  personnages  n'en  sont 
pas  de  vrais  anarchistes.  On  a  le  plus  souvent  confondu 
les    nihilistes  parmi  les    anarchistes,    mais  c'est  par   une 


1.    Nom    donné  en    Amérique  aux  jeunes  filles  partisans  systématiques 
du  célibat;  mais  en  Amérique  elles  vivent  par  groupes. 

M. -A.  Leblond.  lo 


226      LA    SOCIÉTÉ    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    RÉPUBLIQUE 

extension  abusive.  L'anarchie  est  optimiste  et  idéaliste,  le 
nihilisme  est  pessimiste  et  athée  au  sens  philosophique 
et  même  renanien  du  mot.  On  en  pourrait  conclure,  — 
en  ramenant  même  très  aisément  les  personnages  de 
G.  Darien  à  des  nihilistes,  —  que,  le  nihilisme  en  étant  la 
perversion  cérébrale,  l'anarchie  n'est  foncièrement  que 
sentimentale  et  qu'elle  peut  seulement  être  dans  la  classe 
bourgeoise  une  complication  intellectuelle  de  la  sentimen- 
talité. 


m 


LES    -MILIEUX,    L'ACTION    ET    L'AVENIR    DE    L'ANARCHIE 

Il  se  prouve  crailleiirs  autrement  que  les  intellectuels 
de  Y.  Barrucand  ne  sont  pas  de  vrais  anarchistes  :  ce  sont 
des  orgueilleux,  des  isolés  et,  pour  être  une  religion  de 
l'individualisme,  l'anarchie  est  une  religion  et  une  religion 
nouvelle  ;  ses  adeptes  éprouvent  le  besoin  d'une  communion 
au  moins  nécessaire  avant  l'établissement  du  nouveau  • 
régime  et  pour  la  destruction  de  l'ancien.  M.  Hamon  a 
démontré,  par  quelques  théorèmes  de  psychologie,  que 
l'esprit  de  prosélytisme  était  fondamental  chez  l'anarchiste. 
N'est-ce  point  une  forme  même  de  sa  combativité  et  une 
expansion  de  son  sens  intensif  de  logique?  C'est  sa  raison 
et  sa  fin,  son  «  besoin  »  et  sa  joie.  Il  est  malheureux  que 
seul  Rosny,  dans  le  Bilatéral,  nous  l'ait  rendu  vraiment 
sensible  chez  ses  divers  anarchistes,  et  aussi  bien  ce  roman 
est  l'unique  œuvre  où  se  révèlent  des  milieux  et  des 
réunions  anarchistes  ^  Il  importait  pour  des  portraits 
vivants  d'anarchistes  de  les  faire  discourir  dans  l'atmos- 
phère spéciale  où  fermentent  leurs  idées. 

Le    désordre    est   la  loi   on   peut   dire    logique    de  ces 
réunions.     Dans    une    des    séances    fermées    d'un    club, 

1.  Dans  le  Mijstère  des  foules,   il  était  naturel  que   le  socialisme  fût  de 
préférence  l'objet  de  l'étude  de  Paul  Adam. 


228      LA    SOCIÉTÉ    FBANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    RÉPUBLIQUE 

Lesclide  demande    en  vain  la    parole    pour    des    motions 
urgentes,    et    comme    il    se    plaint   du    tapage,    un   jeune 
aminclie  '  proteste  que  la  liberté  individuelle  est  la  base 
de  l'anarchie  et  qu'ils  ont  le  droit  de  commencer  par  ne 
point  écouter.  Sur  ce  de  jouer  et  de  boire.  Le  même,  dans 
une  réunion  de  toutes  les  sectes  antiboursfeoises,  tirera  du 
pistolet  pour  empêcher  par  la  bagarre   le    triomphe   des 
socialistes  autoritaires.  Les  plus  tapageurs  sont  au  demeu- 
rant bons  et  enfantins,  avec  un  gros  fonds  de  commérage, 
de  parlottes  cancanières  sur  les  mœurs  privées  de  Ferry, 
de   Gambetta,   du  prince   de  Galles,   se   créant   ainsi   une 
sorte    d'intimité    avec   ces    hauts  personnages.    Enfantins 
aussi  par  le  besoin  de  crier,  de  prouver  leur  force  avec  des 
jurons,  ils   le   sont  encore  par  la  ténacité  h  s'approprier 
quelques    vieux   arguments    d'un    orateur    ou    d'un    livre 
célèbre  et   à   les  répéter  avec  obstination,  les   servant  en 
coups  de  poing  péremptoires.  Les  grands  meetings  sont 
décrits  en  souplesse,  animation  et  mouvement  coloré,  avec 
un   don  de   résurrection   de  la  vie   turbulente  et  bariolée 
des   masses   que  Paul  Adam   seul    possède    aussi  parfait. 
C'est  une  vaste  distribution  de  prix  où  s'ontreproclament 
eux-mêmes    de  grands    enfants,   et    c'est   un  théâtre    aux 
planches    duquel    se    relayent  les    spectateurs,    dans   une 
intime  collaboration  de  discours  sur  la  scène  et  des  lazzis 
des  loges.   La  grâce  des  femmes  avec  l'éclat  des  parures 
et  des  sourires  ondule  dans  la  masse  comme  l'écume  aux 
crêtes  des  vagues  humaines.  De  l'ensemble  un  orrand  fracas 
qui   fume   :   interruptions,    sonnettes,   tabagies  bleuâtres, 
assourdissante  odeur  d'écurie  humaine.  Bagarre  finale  et 
intervention  de  la  police.  Rien  de  tout  cela  n'étonne  ceux 
qui  ont  pu  lire,  dans  Vlliunanilé  nouçcUe,  le  compte  rendu 

1.  Terme  de  l'aigot  désignant  un  anarchiste. 


LES    ANARCHISTES  229 

sténographique  de  la  session  des  grandes  assises  interna- 
tionales à  Paris  pendant  l'Exposition  de  1900. 

Le  public  ne  manque  point  à  railler  ces  turbulentes 
scènes  qui  discréditent  le  parti  révolutionnaire  comme 
d'analogues  pugilats  discréditent  les  corps  politiques 
constitués,  Chambres  des  députés  de  France  ou  d'Autri- 
che. L'action  du  parti  s'en  ressent.  Les  romanciers  s'oc- 
cupent peu  en  général  de  son  efficacité.  M.  Zola  seul, 
avec  une  pénétrante  vigueur  et  un  grand  talent  polé- 
miste, sonde  l'avenir,  dit  les  espérances,  s'inquiète  del 
vicissitudes   : 

A  la  fin  de  Paris,  qui  reste  une  œuvre  lourde  mais 
chaleureuse  et  active,  et  impose  d'être  une  svnthèse 
consciencieuse  assez  réussie  et  complète,  Zola  conclut 
contre  l'action  violente,  avec  une  intelligence  éloquem- 
ment  imagée  :  «  Quel  aveuglement  de  croire  que  la 
destruction,  que  l'assassinat  puisse  être  un  acte  fécond, 
ensemençant  le  sol  d'une  heureuse  et  lar^e  récolte!  On 
arrive  tout  de  suite  au  bout  de  la  violence,  et  elle  n'est 
bonne  qu'à  exaspérer  le  sentiment  de  la  solidarité,  même 
chez  ceux  pour  qui  l'on  tue.  Le  peuple,  la  grande  foule  se 
révolte  contre  l'isolé  qui  croit  faire  justice.  Le  volcan, 
oui!  mais  le  volcan,  c'est  toute  la  croûte  terrestre,  c'est 
toute  la  masse  populaire  qui  se  soulève,  sous  l'irrésistible 
poussée  de  la  flamme  intérieure,  pour  dresser  des  Alpes, 
pour  refaire  une  société  libre.  Et  quels  que  soient  l'hé- 
roïsme de  leur  folie,  leur  soif  contagieuse  du  martyre,  les 
assassins  ne  sont  jamais  que  des  assassins  dont  l'action 
est  une  semence  d'horreur.  »  Faisant  ainsi  du  peuple,  fier 
de  la  révolution,  le  juge,  le  modérateur  et  l'ouvrier  même 
de  cette  révolution,  il  donne  à  la  politique  la  base  la  plus 
rationnelle  qu'on  voie  jusqu'ici.   Il  condamne  donc,  avec 


230     LA    SOCIÉTÉ    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIÈME    RÉPUBLIQUE 

Rosny  et  la  plupart  des  romanciers,  la  brutalité  maladroite 
des  dynamiteurs. 

On  ne  saurait  y  contredire  :  il  paraît  injuste  d'assimiler 
même  un  A^aillant  à  un  Blanqui,  et  d'autre  part  la  bombe, 
agissant  sans  précision,  n'augmente-t-elle  pas  encore  la 
part  de  hasard  déjà  trop  grande  dans  l'humanité,  dont  les 
Tragiques  grecs  ont  si  bien  senti  le  poids  terrible  sur  nos 
destinées? 


Aussi  les  poètes  mêmes,  qui,  par  la  générosité  de  leur 
esprit,  ne  peuvent  s'accommoder  de  l'état  présent  et, 
d'autre  part,  par  l'imprécision  et  l'indépendance  répugnent 
au  socialisme,  n'ont-ils  pu  apothéoser  en  l'acte  anarchiste 
qu'un  moyen  magnifique  tout  provisoire. 

Alors  fougueux  idéaliste,  Camille  Mauclair  ^  qui  évolue 
avec  souple  maîtrise  vers  une  attention  réaliste  aux  choses 
sociales  ■',  déploie  dans  le  Soleil  des  Morts  les  merveilles 
pittoresques  d'une  formidable  explosion  foudroyant  la 
Chambre,  elîVitant  les  boulevards,  incendiant  des  cjuartiers 
de  Paris.  Claude  Pallat,  chef  des  anarchistes*  avait 
longuement  préparé  cette  dissolution  du  vieux  monde 
bourgeois  non  seulement  avec  des  chimistes  mais  avec 
des  politiciens,  des  publicistes  et  des  écrivains  dont 
l'éloquence  travaillait  à  dissocier  la  conscience  publique; 
mais  il  meurt  dans  l'aventure.  Et  le  roman  semble  ne  pas 
conclure;  il  aboutit  seulement  à  une  fin  de  théâtre  de  la 
société  et  des  idéals  actuels,  fermant  sur  le  spectacle  pessi- 
miste de  gigantesques  décombres  paiement  éclairés  par  un 
symbolique  m  soleil  des  morts  )). 

1.  Camille  Mauclair,  Le  Soleil  des  Morts.  —  L'Orient  Vierge,   OUendorft. 

2.  Ainsi  dans  Les  Mères  sociales. 


LES    ANARCHISTES  231 

Mais  dans  l'Orient  vierge,  roman  de  l'an  2000  (d'ailleurs 
antérieur),  on  voit  comment  la  société  future  s'organise 
dans  la  pensée  du  romancier  idéologue.  Par  la  volonté  du 
chimiste  Médion  et  de  l'idéologue  Claude  Laigle,  les 
parlements  de  Paris  et  Berlin,  de  Londres  et  de  Rome 
s'effondrent  en  une  seule  nuit;  l'orateur  Dessort,  qui  avait 
préparé  les  désertions  massives  et  fait  avorter  par  un 
désarmement  général  la  dernière  guerre  franco-allemande, 
aide  puissamment  à  l'établissement  anarchiste  «  lorsqu'il 
a  compris  que  le  socialisme  ne  peut  être  qu'un  mouvement 
économique  sans  avenir  politique  ».  Ce  gouvernement 
anarchiste  qui  succède  rapidement  au  socialisme  est  une 
confédération  des  Etats  de  l'Europe  occidentale,  présidée 
par  un  dictateur  responsable  qui  gouverne  avec  un  conseil. 
Sauf  l'activité  responsable  du  dictateur,  le  régime  demeure 
assez  semblable  h  l'ordre  actuel  ;  la  révolution  a  été  plus 
sociale  que  politique;  et  son  œuvre  fut  surtout  l'annihile- 
ment  de  la  bourgeoisie  par  la  terreur.  La  démocratie 
seule  a  fait  place  à  une  aristocratie  intellectuelle  :  la 
masse,  de  culture  individualiste,  s'incline  avec  une  volonté 
exclusive  devant  quelques  surhommes  dont  Mauclair  nous 
a  tracé  quelques  portraits  vifs,  caractères  originaux  et 
finement  svmpathiques  d'intellectuels  divers.  Camille 
Mauclair,  certes  le  plus  intelligent  des  jeunes  écrivains 
attentivement  informés  alors  sur  l'anarchie,  représente 
donc  ainsi  le  régime  anarchique  de  l'avenir  :  une  dictature 
ne  différant  de  la  république  bourgeoise  que  par  une 
administration  décentralisée,  un  gouvernement  plus  cen- 
tralisé et  restreint,  une  élite  nouvelle  plus  intellectuelle- 
ment recrutée  et  de  garantie  supérieure  toute  morale. 

Un  an  plus  tard,  dans  ses  Lettres  de  Malaisie,  un  de 
ses  aînés,  Paul  Adam,  a  choisi  pour  sujet  principal  de 
détailler  une  vision  identique,  —  avec  une  richesse  d'imar 


232      LA    SOCIETE    FfiANÇAlSE    SOCS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

gination  toute  orientale.  Même  le  reproche  mérité  par  ce 
livre  est  qu'il  soit  une  vision  byzantine,  hallucinée  de 
moyen  âge,  de  la  société  future.  Sous  la  dictature 
anarchiste,  les  descendants  de  Jérôme  le  Conquérant  et 
des  autres  libertaires  français  émigrés  en  Malaisie  en  1848 
ne  semblent  guère  se  souvenir  des  mœurs  et  de  l'esprit 
patriarcaux  des  hommes  de  la  Seconde  Révolution.  Ce 
sont  les  décors  de  féerie  et  la  luxueuse  corruption  de  la 
capitale  voluptueuse  de  l'Empire  grec.  Les  femmes,  spécia- 
lement, professent  le  plus  baudelairien  des  dilettantismes, 
fleurs  d'un  Mal  étrangement  artificiel.  On  se  croirait 
presque  en  un  Jardin  des  Supplices.  Entre  toutes  l'alli- 
ciante  Pythie  '  est  une  création  ingénieuse  et  sapide, 
trop  sœur  des  perverses  Maïa,  Sonia-,  Lucy  et  JaheP 
dont  Paul  Adam  a  émaillé  ses  romans  parisiens;  cette 
femme-future  fut  d'ailleurs  intelligemment  appropriée  à 
l'époque  de  scepticisme  paisible  et  cynique  qu'imagine  le 
voyageur  de  Malaisie.  Mais  précisément  la  vision  générale 
reste  trop  personnelle  et  ne  peut  s'accepter.  Leconte  de 
Lisle  (socialiste  de  1848)  et  Puvis  de  Chavannes  en  ont 
exprimé  une  qui  est  diamétralement  autre,  conforme  à 
un  idéal  libertaire  beaucoup  plus  logique  et  sobrement 
harmonieux;  dans  leurs  poèmes  ou  leurs  fresques  primi- 
tivistes,  une  humanité  mi-homérique  et  mi-virgilienne 
poursuit  une  vie  frugale  et  décorative,  des  rêveries  plato- 
niciennes et  des  œuvres  d'art  et  de  paix  dans  le  cadre 
serein  d'une  nature  abondante  et  suave. 


1.  Paul  Adam,  Lettres  de  Malaisie,  Fasquelle. 

2.  Les  Cœurs  utiles,  Ollendorf. 

3.  L'Essence  de  soleil,  Stock. 


CONCLUSIONS 


L'anarchie  serait  l'idéal  à  réaliser  clans  le  futur;  les 
anarchistes  restent  aujourd'hui  des  types  d'exception,  et 
c'est  bien  comme  tels  qu'ils  ont  intéressé  les  romanciers 
et  que  ceux-ci  ont  cherché  à  les  caractériser. 

En  dehors  même  d'aucune  doctrine  lombrosienne  ou 
autre,  il  faut  tenir  compte  de  leur  hérédité,  car,  au  contraire 
du  socialisme,  l'anarchie  est  a  la  fois  une  doctrine  et  un 
état  d'esprit;  même,  le  plus  souvent,  c'est  l'état  d'esprit 
qui  détermine  le  choix  de  la  doctrine.  On  ne  saurait  aller 
jusqu'à  dire  que  tous  les  anarchistes  sont  nés  tels,  mais  ils 
viennent  au  monde  avec  une  prédisposition  à  l'indépen- 
dance absolue  ou  rêveuse  :  ainsi  Ragu,  Lange,  Robert, 
Galafieu.  Cet  état  est  même  morbide  chez  quelques-uns 
qui,  nés  de  la  misère,  ont  des  déviations  de  l'esprit  comme 
dauties  de  la  colonne  vertébrale,  et  demeurent  toute  la 
vie  anormaux,  inaptes  à  s'adapter  au  corps  social  constitué  : 
ainsi  ces  «  microcéphales  »,  ces  «  strabiques  »,  ces  fous 
aux  yeux  phosphoriques  que  le  Bilatéral  rencontre  en 
abondance  dans  les  groupes  anarchistes  et  qui  lui  repré- 
sentent les  héritiers  des  névrosés  religieux  du  moyen  âge, 
Flagellants  et  Danseurs  de  Saint-Guy.  Physiologiquement 
l'anarchisme  serait  un  développement,  parfois  extrême 
jusqu'à  la  maladie,  d'une  «  faculté  «instinctive  de  l'animal 


234      LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    RÉPUBLIQUE 

humain,  rindépendance,  trop  rabrouée  par  les  lois  de  la 
société. 

L'influence  de  l'éducation  est  plus  considérable  et 
presque  générale.  Le  roman  n'offre  pas  d'exemple  d'indi- 
vidu conduit  h  l'anarchie  vers  l'âge  adulte  par  la  seule 
philosophie  sociale  :  tout  au  plus  Guillaume  Froment. 
Presque  toujours  le  sentiment  détermina  l'anarchiste  dès 
l'enfance  ou  l'adolescence.  L'a  me  alors  est  généreuse,  elle 
est  molle  et  féminine,  impressionnable  à  jamais  aux  dou- 
leurs personnelles,  malléable  aux  soufl'rances  d'autrui, 
tandis  que  plus  tard  l'épiderme  en  a  durci  au  grand  air 
d'une  vie  active  :  ainsi  Robert,  Frida  de  Thalberg,  René 
Daspre,  Randal,  Ragu,  Francis  O'Kent.  Il  faut  d'ailleurs 
regretter,  particulièrement  pour  Salvat,  que  les  roman- 
ciers aient  seulement  esquissé  l'enfance  de  leurs  types  : 
même  le  côté  d'éducation  humanitaire  de  Bessières  vers 
l'adolescence  a  été  négligé  alors  que  l'enfance  en  était 
décrite  avec  minutie  créatrice.  L'importance  du  régime 
scolaire  sur  la  détermination  de  la  mentalité  a  été  signalée 
par  Bérenger,  Darien  et  Fèvre  qui  l'attribue  à  l'internat 
comme  Jean  Aicard'. 

De  leur  éducation  résultent  leur  sentiment  et  leur  men- 
talité. L'éducation  fut  parfois  si  rude  et  précoce  que  la 
source  instinctive  de  sentiment  en  est  desséchée  :  Louise 
Vignon,  Mathis,  Lesclide  aboutissent  h  l'asentimentalité. 
Celle-ci  existe  encore  chez  Randal  et  Hélène  Canonier  par 
la  violation  du  sentiment  dans  l'âme  enfantine.  La  volonté 
âpre  du  devoir  la  détermine  chez  Daspre.  Chez  Ribalta, 
()'Kent,  Lepniak,  Malicaud,  tous  les  autres,  le  sentiment 
se  socialise  et,  refoulant  les  sentiments  égoïstes  (Malicaud) 
ou    familiaux    (Bessières),    devient    impersonnel,     ce    qui 

1.  Jean  Aicard,  L'âme  d'un  enfant,  Flammarion. 


LES   ANARCHISTES  235 

constitue  h  vrai  dire  une  seconde  sorte  d'asentimentalité. 

I/esprit  est  critique,  parfois  même  satirique  comme 
chez  Galafieu  :  il  perçoit  aigument  les  défauts  d'un 
monde  qui  blesse  la  sensibilité  :  Salvat,  Bessières,  Hélène, 
Randal,  Malicaud.  Il  ne  reste  que  plus  intimement  con- 
vaincu de  l'excellence  de  ses  idées  :  Audotia,  Lepniak, 
Lesclide;  et  en  est  parfois  comme  halluciné,  s'y  attachant 
tout  d'une  pièce  :  Salvat,  Souvarine.  De  là  son  impatience, 
son  incapacité,  par  l'effet  de  cette  impatience,  de  prudence 
scientifique,  son  insouci  et  son  irritation  de  la  règle  tem- 
porisatrice de  l'évolution.  Non  seulement  Salvat  et  Bes- 
sières sont  des  révolutionnaires  intempestifs,  présompteux 
de  leurs  forces  individuelles  qu'ils  croient  capables  de 
bouleverser  l'état  social  établi  par  des  siècles,  mais  Guil- 
laume Froment  lui-même  jusqu'à  sa  conversion.  C'est 
qu'en  lui,  —  Zola  Ta  très  bien  montré  et  avec  une  heu- 
reuse insistance,  —  coexistent  le  savant  et  le  rêveur 
d'impossible.  Dans  Salvat,  Bessières,  Malicaud  et  Galafieu 
prédomine  le  côté  non  positif,  impratique  parce  qu'il  est 
brouillon  et  incomplet.  En  moyenne,  on  arrive  ainsi  à 
une  sorte  d'intellectualité  individualiste  (puisqu'elle  est 
sûre  de  soi  et  critique)  sans  être  égoïste  (puisqu'elle  est 
impratique  et  impatiente).  Par  sa  constitution  mentale 
autant  qvie  par  ses  actes,  l'anarchiste  résout  le  fameux 
débat  sur  la  prétendue  antinomie  de  l'individualisme  et  de 
l'altruisme  :  il  est  ensemble  individualiste  et  altruiste. 

Tel  de  sentiment  et  d'intelligence,  quel  métier  choi- 
sira-t-il  et  cjuelle  sera  sa  situation  sociale?  Ceux  qui  sont 
de  tempérament  un  peu  maladif  et  qu'on  pourrait  appeler 
les  anarchistes  de  constitution,  errent  dans  une  sorte 
d'indécision  jamais  satisfaite  de  Bouvard-et-Pécuchet  : 
ainsi  Galafieu  et  les  personnages  secondaires  du  Bilatéral. 
Ceux  dont  une  science  trop  précoce  fit  des  révoltés  à  jamais 


236      LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

désabusés,  reculent  au  ban  des  métiers  légaux  :  le  voleur 
Randal  et  la  prostituée  Hélène.  Hors-la-loi  est  aussi  à  sa 
façon  Audotia,  mendiante  errant  par  les  villes,  dont  la 
seule  profession  est  de  porter  l'étendard  des  émeutes. 
Tous  ceux  qui  exercent  un  métier  l'ont  choisi  humble  et 
utile  à  la  cause,  au  moins  logique  avec  leur  doctrine 
comme  le  doukhobor  Pierre  Daspre,  cordonnier  à  l'imi- 
tation de  Tolstoï.  Ici  voit-on  que  la  science  constitue 
moins  pour  eux  une  section  intellectuelle  qu'un  métier 
indispensable  à  l'anarchie  :  les  Salvat  et  les  Bessières 
choisissent  des  professions  mécaniques,  les  O'Kent  et  les 
Lepniak  sans  cesse  étudient  les  sciences  diverses,  les 
Pallat  et  les  Froment  sont  des  chimistes.  De  tous  ceux 
qui  se  dévouèrent  à  l'anarchie  l'existence  apparaît  modeste 
et  chrétienne. 


II 

I.a  littérature  a  pu  très  facilement  les  étudier  parce 
que  ce  sont  des  tempéraments  très  simplistes.  En  outre 
l'anarchisme  est  une  tendance,  un  état  d'esprit  fonda- 
mental; l'individualisme,  qui  en  est  l'essentiel,  se  trouve 
un  chose  de  première  importance  humaine  autant  qu'intel- 
lectuelle; le  problème  de  l'individualisme  et  du  socialisme 
ne  se  pose  pas  seulement  pour  la  société  mais  pour  chaque 
individu,  èi  propos  de  chaque  esprit,  de  chaque  conscience 
intellectuelle  :  le  duel  scientifique  qui  se  livre  chez 
Froment  sur  cette  question  se  répète  en  petit  dans  chaque 
cerveau  soucieux  de  se  diriger. 

H.  Bérenger  et  V.  Barrucand  étaient  naturellement 
portés  à  ne  point  étudier  devrais  anarchistes  :  le  premier, 
esprit  trop  net,  régulier,  ordonné  et  méthodique  pour 
sympathiser    avec    l'anarchie,    n'a   écrit   VEffort  cjue  par 


LES    ANARCHISTES  237 

curiosité  des  maladies  intellectuelles  et  pour  eu  chercher 
le  remède;  le  second,  alors  trop  sec  et  dilettante*,  nourrit 
évidemment  quelque  dédain  de  l'anarchiste  naïf  et  dogma- 
tique. Jules  Lemaître  et  Alphonse  Daudet  ne  se  sont 
occupés  de  l'anarchie  qu'en  chroniqueurs  commandés  par 
l'actualité.  De  même  P.  Bourget,  qui  a  trouvé  là  une  occa- 
sion de  faire  ressortir,  par  le  contraste,  la  vertu  pacifique 
des  esprits  catholiques  bien  rentes.  Au  contraire,  Henry 
Fèvre,  si  peu  affilié  qu'il  soit  h  l'anarchie,  a  su  trouver  en 
Tanarchiste  le  fond  indépendant  et  sauvage,  presque  aroma- 
tique, capable  d'inspirer  subtilement  et  pittoresquement 
un  écrivain.  Les  Rosny,  esprits  scientifiques,  infirmaient 
l'anarchie,  mais  l'anarchie  offrait  h  leur  pénétration  psvcho- 
logique  l'occasion  d'étudier  en  détail  parfait  la  forme 
actuelle  du  tempérament  et  de  l'esprit  religieux;  leur  génie 
humanitaire  pouvait  s'attendrir  avec  pitié  très  haute  sur 
l'infortune  d'àmes  sacrifiées  en  vain  et  nuisibles  dans  une 
maladroite  passion  d'être  utiles.  Il  est  vraisemblable 
d'après  le  reste  de  leur  œuvre  qu'une  telle  destinée  eût 
heureusement  inspiré  les  ^Nlargueritte.  Camille  Lemonnier 
prend  justement  place  entre  Rosny  et  Zola  qui  l'ont  diver- 
sement mais  également  influencé  :  son  tempérament  com- 
batif l'a  poussé  à  attaquer  avec  véhémence  la  bourgeoisie, 
mais,  par  son  esprit  d'ordre,  il  n'a  admis  son  anarchiste 
que  comme  un  produit  de  perversion  bourgeoise.  Emile 
Zola,  presque  exclusivement  combatif,  a  été  fatalement 
induit  à  une  apologie  du  martyr  anarchiste,  sinon  tout  à 
lait  à  une  apologie  de  l'anarchie  dont  sa  culture  vaste  et 
consciencieuse  l'a  finalement  détourné.  Paul  Adam,  sym- 
pathique en  tant  que  poète  à  l'anarchisme  individualiste. 


1.  Depuis  il  a  dirigé  et  créé  divers  journaux  politiques  à  Alger,  notai 
ment  CAkhbar,  qui  est  toute  une  œuvre,  complexe  et  personnelle. 


238      LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

a  cédé  a  rintelligence  critique  de  faire  saillir,  en  prudente 
ironie,  les  vicissitudes  de  l'œuvre  anarchique.  Camille 
Mauclair,  idéologue  d'impulsions  moins  réticentes,  a 
carressé  avec  plus  de  complaisance  ses  figures  idéales 
d'aristocrates  de  l'anarchie,  parfaisant  avec  telle  richesse 
leur  surhumanité  que  leur  hautain  élan,  épuisé,  se  brise 
net.  Il  reste  que  Darien,  Ryner  et  Eekhoud  ont  plus  plei- 
nement et  sans  réserve  sympathisé  avec  leurs  anarchistes  : 
c'est  qu'ils  sont  moins  intellectuels,  plus  sentimentaux 
d'un  Apre  et  fougueux  tempérament  de  nature  animale 
rebelle  à  une  organisation  humaine. 

III 

On  a  aperçu  la  gradation  de  l'intérêt  personnel  que 
portaient  les  romanciers  à  leurs  sujets.  Il  est  intéressant 
de  saisir  les  rapports  de  l'anarchie  intellectuelle  '■  à  l'anar- 
chie active  qu'on  dénommerait  plus  proprement  politique, 
l'idée  étant  bien  aussi  active  à  sa  façon.  Disciples  des 
Rousseau,  des  Chateaubriand  et  des  Stendhal,  les  Adrien 
Sixte  et  Robert  Greslou^,  les  personnages  des  fantaisies 
philosophiques  et  sociales  de  Maurice  Barrés  ou  de  Paul 
Adam,  eux-mêmes  Charles  Maurras,  Rémv  de  Gourmont, 
Léon  Bloy,  Tailhade,  Gohier,  Mirbeau,  Albert  Lantoine, 
Adolphe  Retté  ^,  tous  plus  ou  moins  sont  intellectuelle- 
ment des  anarchistes.  Cet  anarchisme  d'idée  est  foncière- 
ment le  même  que  celui  qui  se  résout  en  actes  politiques 


1.  Poui-  éviter  avec  soin  toute  conlusion,  rappelons  que  dans  les  pag'es 
précédentes  on  n'a  pas  parlé  de  ce  que  l'on  appelle  \  anarchie  inlellec- 
tuelle,  c'est-à-dire  des  idées  anarchistes  des  écrivains  :  on  a  seulement 
discuté  s'il  entrait  des  éléments  d'intellectualité  dans  l'anarchie  politique 
chez  les  anarchistes  doctrinaires. 

2.  Dans  Le  Disciple,  de  Bourget,  Lemerre, 

3.  A  citer  particulièrement  ses  livres  de  poèmes. 


LES    ANARCHISTES  239 

—  seulement  s'est-il  condensé  en  intellectualité?  — etavec 
la  science  il  peut  devenir  la  plus  effective  des  anarchies, 
de  la  façon  qu'a  montrée  Camille  Mauclair.  Mais  il  lui  est 
une  autre  manière  d'être  actif  en  réunissant  toutes  les 
svmpathies,  même  de  ceux  qui  répugnent  a  l'acte  brutal 
et  aveugle  :  il  constitue  le  levier  social,  l'instrument  paci- 
fiquement révolutionnaire  que  tous  désirent,  sans  être 
larme  criminelle  et  fratricide  dont  E.  Zola  a  bien  accusé 
riiorreur.  Il  devient  ainsi  la  seule  Ibrme  de  l'anarchie 
conciliable  avec  la  science  et  l'évolution,  belle  et  utile  :  il 
est  vrai  qu'il  n'est  dès  lors  plus  une  fin  —  régime  idéal 
de  gouvernement  —  mais  seulement  le  moyen  vers  une 
fin  inconnue  et  toujours  changeante,  vers  une  phase  nou- 
velle de  la  vie  infixable. 

C'est  le  lieu  de  discuter  le  subtil  roman  de  Maurice 
Barrés,  VEnnemi  des  Lois,  qui  a  l'avantage  de  présenter 
en  même  temps  le  plus  parfait  tvpe  littéraire  d'anarchiste 
d'idée.  André  !Maltère',  agrégé  de  l'Université,  est  empri- 
sonné h  la  suite  d'un  article  anarchiste  qui  se  trouve  avoir 
précédé  un  attentat.  Il  est  visité  en  prison  par  une  sen- 
suelle qui  devient  sa  maîtresse  et  une  intellectuelle  dont 
il  accepte  la  main  et  la  dot  après  lui  avoir  fait  des  confé- 
rences critiques  sur  Saint-Simon  et  Fourrier.  Ennemi 
instinctif  des  lois,  il  ne  saurait  observer  la  fidélité  con- 
jugale et  sa  femme  le  reconnaît  non  sans  gràcc^  en  lui 
donnant  la  réplique  pour  des  dialogues  philosophiques 
d'élégante  sécheresse,  sur  un  ton  renanien  un  peu  timbré 
des  meilleurs  boulevards.  En  paroles  de  finesse  exsangue, 
le  jeune-premier  universitaire  expose  que  l'humanité, 
élevée  par  les  lois  au  degré  actuel  de  civilisation,  n'a  plus 
besoin  de  ces  lisières  maintenant  qu'elle  est  adulte. 

1.   Maurice  Barrés,  L'Ennemi  des  lois,  Fasquelle. 


240     LA    SOCIÉTÉ    FRANÇAISE    SOUS    LA    TnOISIEME    RÉPUBLIQUE 

Ici  apparaissent  la  qualité  et  la  faiblesse  spéciales  de 
l'esprit  si  aigument  intelligent  qui  faisait  travailler  pas- 
sionnément alors  (1890-1895)  la  jeunesse  littéraire.  L'insuf- 
fisance de  sa  culture  scientifique  est  évidente  ;  en  mettant 
les  lois  scientifiques  sur  le  même  rang  que  les  autres  et  en 
raillant  avec  humour  leur  égale  tyrannie,  Barres  semble 
ne  point  s'aviser  qu'on  ne  demande  pas  à  leur  égard  le 
même  genre  d'obéissance.  Il  les  assimile  un  peu  trop 
rapidement  aux  lois  civiles  et  religieuses.  Sans  doute 
celles-là  furent  des  lisières  bonnes  seulement  à  contenir 
l'enfance  civile  et  religieuse  de  la  société;  mais,  si  la 
société  est  adulte  devant  ces  lois,  elle  est  encore  enfant 
devant  la  science.  Un  jour  la  science  d'aujourd'hui  aussi 
deviendra  vieille,  et  les  André  Maltère  de  l'époque  auront 
lieu  de  demander  leur  mise  h  la  retraite,  mais  toujours 
pour  faire  place  à  de  nouvelles  lois  d'un  autre  ordre  qui 
ffuideront  l'humanité  d'alors  vers  un  nouvel  âge  adulte. 
L'anarchie  intellectuelle  restera  toujours  et  uniquement 
le  moyen  révolutionnaire  de  renouveler  les  organisations 
successives  de  l'humanité.  La  conception  de  cette  anarchie 
se  précise  encore  :  elle  est  utile  lorsqu'on  s'en  sert  comme 
d'un  moyen  mais  ne  peut  jamais  être  un  état  définitif 
d'organisation  de  la  société  parce  qu'il  ne  peut  y  en  avoir; 
elle  s'emploie  à  dissoudre  chaque  organisation  qui  vieillit 
au  profit  d'une  nouvelle;  en  ce  cas,  elle  est,  par  son  carac- 
tère de  désordre,  le  seul  intermédiaire  logique  et  scienti- 
fique, car  le  passage  d'un  état  social  a  un  autre  ne  peut 
se  faire  qu'à  tâtons  comme  toutes  les  recherches  expéri- 
mentales des  savants  eux-mêmes.  On  ne  peut  trouver  de 
lois  radicalement  nouvelles  ou  des  méthodes  nouvelles, 
qu'en  dehors  des  lois  courantes,  ce  qui  n'empêche  pas 
qu'on  n'obéisse  toujours  à  quelques  règles  fondamentales 
de  logique.  Le  parfait  anarchiste  intellectuel  ne  serait  pas 


LES    ANARCHISTES  241 

l'ennemi  des  lois,  de  toute  espèce  de  lois,  mais  des  lois 
établies  et  prétendant  h  l'éternité.  An  fond,  sans  qu'il  s'en 
doute,  en  détruisant,  il  suit  un  ordre  dont  il  n'est  pas 
conscient;  ainsi  que  les  savants  lorsqu'ils  usent  de  l'intui- 
tion, il  opère  suivant  l'instinct  encore  très  vague  de  lois 
futures. 

IV 

On  souhaite  que  cette  littérature  anarchiste  pénètre, 
lentement,  mais  de  plus  en  plus,  les  milieux  anarchistes 
populaires,  dont  elles  ne  peuvent  que  fortifier  les  doctrines 
tout  en  les  épurant  :  et  à  ce  point  de  vue  il  est  précieux 
que  des  hommes  de  l'élite,  comme  Anatole  France,  com- 
prennent le  devoir  et  la  beauté  d'aller  porter  l'enseigne- 
ment dune  parole  érudite  dans  les  clubs  révolutionnaires. 
Réciproquement,  l'influence  des  anarchistes,  qui  ne  pou- 
vaient vraiment  pervertir  les  écrivains  en  dynamiteurs, 
aura  été  excellente  sur  la  littérature  et  sur  sa  forme  même. 
L'ironie  n'était  chez  les  anciens  qu'un  jeu  de  dilettantisme 
psychologique  ;  elle  s'aiguise  de  devenir  un  procédé 
anarchiste  de  style.  Instrument  de  dissociation,  elle  a 
émietté  la  grande  phrase  classique.  A  cela,  d'ailleurs,  elle 
ne  s'est  point  trop  affinée  :  elle  ne  reste  pas,  comme 
chez  certains  modernes  aristocratiques,  une  arme  de  duel 
littéraire.  D'aristocratique  elle  devient  populaire.  Son 
objet,  s'élargissant,  la  force  a  varié  son  essence  et  sa 
tactique.  Moins  tranchante  et  plus  criblante,  elle  n'est 
plus  d'acier  mais  de  poudre;  elle  est  plus  vaste,  plus 
impersonnelle,  plus  naturaliste  en  un  certain  sens,  pre- 
nant l'àcreté  odorante  de  la  nature  à  railler  la  civilisation 
artificielle  trop  guindée  et  efféminée.  Nulle  part  cela  n'est 
aussi  remarquable  que  chez  Georges  Eeckhoud,  où  elle 
devient  une  sorte  d'humour  capiteux  et  fauve  secouant  le 

M. -A.  Leblond.  16 


242     LA    SOCIÉTÉ    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIÈME    RÉPUBLIQUE 

lecteur  bourgeois  avec  une  bonne  bumeur  un  peu  animale, 
où  encore  elle  devient  âpre  et  brutale,  force  sauvage  de 
priape  flamand  elTaroucbant  de  sa  turbulence  musquée 
l'ordonnance  coutumière  des  phrases  d'eurvthmie  un  peu 
lymphatique. 

Pour  le  fond,  les  anarchistes  forcent  les  écrivains  cpii 
les  ont  étudiés  et  critiqués  à  mieux  sonder  et  h  raisonner 
leur  propre  individualisme  instinctif;  leur  exemple  les 
met  souvent  en  garde  contre  les  perversions  maladives 
ou  brutales  dont  il  est  aisément  susceptible.  D'autre  part, 
ils  contraignent  les  écrivains  dogmatiques  vraiment  atten- 
tifs à  prendre  conscience  et  à  tenir  compte  des  besoins  et 
tendances  individualistes  d'une  partie  de  1  humanité.  En 
littérature  comme  en  politique,  l'exaspération  et  le  fana- 
tisme de  leur  indépendance  a  ceci  de  bon  qu'ils  préviennent 
tout  gouvernement  ou  académie  qu'il  y  faut  laisser  place  à 
l'individualisme. 

Surtout  l'étude  de  l'anarchiste  valut  contre  l'embour- 
geoisement, dont  la  littérature  était  menacée  par  la  néces- 
sité de  plaire  h  une  démocratie  trop  stationnaire.  Elle 
exigea  du  romancier  qu'il  descendît  au  plus  profond  du 
peuple  pour  l'y  rencontrer  et  au  plus  animal  pour  le  mieux 
expliquer  :  bien  que  le  peuple  et  les  anarchistes  soient 
loin  d'être  chose  commune,  la  connaissance  de  l'un  est 
liée  à  celle  des  autres  :  n'oublions  point  que  Paris  précéda 
immédiatement  et  presque  provoqua  Fécondité  et  Travail. 
En  l'anarchiste  encore  l'écrivain  saisit  l'occasion  de  con- 
centrer toute  la  satire  du  monde  actuel  :  ce  fut  un  type 
de  mécontent  dont  le  roman  put  profiter  en  utilité  et  en 
franchise  sociales.  Mécontentement  doublement  fécond  : 
n'exigea-t-il  pas  aussi  que  l'écrivain,  pour  bien  l'expli- 
quer, s'instruisit  en  théories  économiques  et  sociales  et 
les  vulgarisât  dans  le  [grand  public?  Surtout  l'anarchiste, 


LES    ANARCHISTES  243 

lutteur  désintéressé,  se  sacrifiant  pour  les  prochaines 
générations,  entraîna  le  roman  français  à  s'orienter 
davantage  vers  l'avenir,  à  se  soucier  des  destinées  incer- 
taines du  futur  d'après  ce  qu'en  laissent  présumer  les 
savants,  intellectuels  et  autres  anarchistes  de  la  société 
actuelle  :  toute  l'œuvre  des  Rosny,  les  «  Evangiles  »  de 
Zola,  les  romans  anticipateurs  de  Camille  Mauclair  et 
Paul  Adam  en  sont  des  preuves  pleines  de  promesses  ou 
de  réalisations. 

Et  cela  précisément  devra  être  compté  à  titre  capital 
par  ceux  qui  jugeront  les  anarchistes.  L'on  n'a  évidemment 
point  à  parler  ici  des  tribunaux  civils  ou  politiques,  mais 
du  sentiment  de  l'élite  intellectuelle.  Ceux-mêmes  à  qui  la 
belle  netteté  ou  la  temporisation,  hautement  scientificpie, 
de  leur  esprit  font  improuver  et  craindre  les  anarchistes, 
ne  devront  pas  être  trop  sévères  :  pour  eux,  plus  que 
pour  quiconque,  il  faut  songer  au  relatif  et  au  temporaire 
des  lois  et  des  morales  humaines.  Eeur  violence  tient,  en 
effet,  à  ce  qu'ils  sont  de  transition  :  n'est-elle  point  un 
caractère  presque  nécessaire  des  précurseurs,  puisque 
leur  rareté  et  leur  nouveauté  les  obligent  h  frapper  plus 
fort  pour  se  faire  mieux  entendre,  —  et  ils  veulent  hâter 
les  libérations  de  l'avenir;  —  encore  ne  sont-ils  pas, 
d'autre  part,  les  retardataires  du  passé,  les  derniers  venus 
des  âges  indépendants  de  la  période  sauvage,  exacerbés 
de  se  sentir  en  si  petit  nombre  à  lutter  contre  le  régime 
autoritaire  actuel? 


CHAPITRE   VI 


LES    SOCIALISTES 


Il  V  a  beaucoup  moins  de  romanciers  français  s'intéres- 
sant  aux  types  et  à  l'idéal  socialistes  qu'à  l'anarchie. 

Cela  tient  à  ce  que  chez  nous  l'homme  de  lettres, 
surtout  avant  la  dernière  décade,  est  en  général  non  seu- 
lement individualiste,  soucieux  d'indépendance  et  parfois 
d'originalité,  mais  personnel  à  l'extrême,  souvent  dédai- 
gneux de  la  masse  même  lorsqu'il  requiert  sa  clientèle  ou 
travaille  servilement  pour  elle,  voire  encore  brouillon  et 
bohème.  L'ordre  pèse  au  littérateur,  lequel  s'imagine  que 
l'inspiration  et  le  désordre  sont  concomitants,  presque 
synonymes;  —  et  remarquez  que  précisément  les  écrivains 
socialistes,  une  George  Sand  ou  un  Emile  Zola,  sont  ceux 
qui  travaillent  le  plus  méthodiquement,  à  des  heures 
fixes.  —  Enfin  longtemps  la  Démocratie  lui  a  paru  mépri- 
sable et  incapable  d'inspirer  son  goût  fin  et  choisi;  la 
tyrannie  démocratique  lui  a  semblé  la  plus  dure  et  la  plus 
hostile  à  l'art;  et  ne  voit-on  pas  aujourd'hui  même  des 
gens  aussi  graves  que  le  philosophe  Alfred  Fouillée  assem- 
bler dans  la  Re^>ue  des  Deux  Mondes  les  arguments  enlan- 
tins,  qu'on  dirait  recueillis  des  lèvres  pâlies  de  poètes 
mondains  inquiétés  par  les   progrès  de  l'art  social,  pour 


246      LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

affirmer  indiscutablement  l'impossibilité  de  l'art  sous  un 
régime  socialiste  ?  Il  est  heureux  que  son  exemple , 
notoire,  reste  rare.  Il  exprime,  en  les  résumant,  les  senti- 
ments tremblants  de  la  vieille  génération,  qui  s'éteint. 

On  voit  au  contraire  depuis  dix  ans  les  plus  divers  écri- 
vains de  tempérament  et  surtout  de  culture  intellectuelle 
aristocratique,  comme  Gustave  Kahn  ovi  Camille  Mauclair, 
évoluer  avec  activité  vers  un  art  soucieux  de  la  masse  et 
nourri  d'elle,  et  prouver  des  sympathies  pour  l'ordre  et 
pour  la  paix  égalitaires,  en  attendant  que  viennent  des 
générations  nouvelles  ayant  introduit  l'ordre  jusque  dans 
leurs  procédés  et  dans  leurs  méthodes  de  travail.  Sans 
remonter  trop  loin,  il  faut  accorder  une  influence  consi- 
dérable à  Taine*,  notre  grand  critique,  sur  cette  trans- 
formation des  esprits  et,  postérieurement,  des  tempéra- 
ments. Tout  au  contraire  de  Sainte-Beuve  n'a-t-il  pas  été 
persuadé  de  l'importance  du  milieu  pour  la  détermination 
de  la  littérature,  et  le  souci  d'interroger  sans  cesse  la 
masse  pour  estimer  sa  conformité  avec  elle  n'a-t-il  pas 
fatalement  fini  par  démocratiser  l'écrivain?  On  a,  sans  se 
le  formuler,  repris  sa  conception  pour  lui  donner  de 
l'extension  :  s'il  est  vrai  que  l'écrivain  soit  déterminé  par 
la  race  et  le  milieu,  il  y  a  des  chances  que  sa  puissance 
soit  proportionnelle  a  l'intensité  de  sa  conformité  avec  eux. 
Éealement  le  croût  de  la  méthode  et  des  classifications  de 
la  méthode  chez  un  si  grand  esprit  nous  a  rendu  sensible 
que  l'originalité,  loin  de  tenir  dans  le  désordre,  était 
servie  par  l'ordre,  nécessaire  à  la  puissance,  sans  laquelle 
elle  n'est  que  coquette  frivolité.  Admirateur  de  la  belle  et 

1,  Il  n'est  pas  superflu  de  noter,  surtout  en  ce  moment,  qu'il  ne  faut 
pas  voir  Taine  à  travers  Bourget.  On  lui  a  fait  dire  bien  des  choses 
qu'il  n'a  jamais  pensées.  Signalons  un  retour  récent  à  plus  de  justice, 
d'intelligence,  de  Taine  avec  les  pénétrantes  critiques  de  Francis  de  iMio- 
mandre  et  de  Jules  de  Gaultier. 


LES    SOCIALISTES  247 

harmonieuse  Sand,  —  si  décriée  par  la  génération  qui  nous 
a  précédés  —  Taine  est  à  son  tour  admiré  par  Zola,  Rosny, 
Lemonnier,  tous  ceux  que  leur  esprit  et  leur  tempérament 
ont  portés  au  socialisme.  Paul  Adam,  plus  mobile,  lui 
semble  moins  attaché;  mais,  avec  les  précédents,  ses 
habitudes  de  labeur  considérable  et  régulier,  en  même 
temps  que  son  intelligence  éveillée  des  profonds  mouve- 
ments de  la  masse,  l'a  de  plus  en  plus  éloigné  de  l'anar- 
chisme  vers  le  socialisme. 

Le  socialisme,  net  et  organisé,  est  d'existence  relative- 
ment récente  :  ainsi  en  va-t-il  pour  les  romans  qui  en 
traitent.  On  est  amené  h  les  étudier  suivant  l'ordre  chro- 
nologique dans  lequel  ils  se  sont  produits  :  cela  s'impose 
presque  pour  une  matière  aussi  neuve,  dont  il  importe 
plus  que  tout  de  suivre  le  mouvement  de  croissance. 


Germinal  parut  vers  1885,  après  la  Joie  de  Vivre,  où 
Emile  Zola  avait  fait  une  étude  psychologique,  très  poussée 
de  ton  et  de  trait,  de  la  famille  bourgeoise.  Il  s'y  montre 
déjà  h  peu  près,  mais  de  façon  beaucoup  moins  marquée 
que  quinze  ans  après  dans  Paris  et  Travail,  qu'il  a  plus 
de  sympathie  pour  le  socialisme  que  pour  l'anarchie. 
Seulement,  dans  le  roman  de  réalisme  qu'est  Germinal, 
son  ouvrier  socialiste,  Etienne  Lantier,  n'est  encore  qu'un 
obscur  mineur  presque  ignorant,  tandis  que  dans  le  roman 
idéaliste  Travail,  Luc  Froment  est  un  savant  et  un  pro- 
phète. Même  ce  qu'il  v  a  de  très  intéressant  dans  Germinal 
c'est  de  voir  la  conscience  socialiste  s'éveiller  peu  à  peu 
dans  le  cerveau  d'Etienne,  opaque  et  dur  comme  le  sol  des 
mines.  Lentement,  très  lentement,  les  idées  nouvelles, 
l'armée  des  petites  phrases  des  livres  pris  au  hasard 
comme  on  embrigade  des  mineurs,  percent  les  galeries  du 
cerveau,  font  de  la  lumière  dans  son  esprit.  Parfois  aussi 
de  brusques  révoltes  éclatent  comme  des  détonations  de 
grisou,  interrompant  le  travail,  anéantissant  une  partie  de 
l'œuvre  déjà  faite.  Etienne,  avec  des  fragments  de  bro- 
chures et  de  journaux,  s'initie  peu  à  peu  aux  théories 
révolutionnaires,  et  il  s'affilie  à  l'Internationale,  dont  il 
crée  une  section  dans  le  pays  minier  où  il  travaille.  Il  ne 
se   rend  pas  bien   compte  où  l'on   va;    mais,  animé   de   la 


LES    SOCIALISTES  249 

meilleure  volonté,  il  obéit  à  l'instinct  de  marcher,  de  ne 
pas  stationner  :  Zola  a  très  bien  montré  que  pour  cet 
ouvrier  autodidacte,  ignorant  mais  passionné  de  science, 
c'était  là  le  besoin  pressant.  De  même,  esprit  très  honnête, 
il  se  scrute  avec  angoisse,  se  demandant  si  ce  n'est  pas 
l'ambition  d'être  chef  de  la  section  qui  le  pousse  incons- 
ciemment à  embrigader  des  camarades  dans  l'Internatio- 
nale. Or  voici  même  que  bientôt  il  leur  fait  décider  la 
grève  :  l'analyse  de  Zola  devient  plus  minutieuse  et  sagace  *  : 
à  tous  les  moments  de  succès  et  d'enthousiasme  général, 
sa  conscience  d'agir  pour  le  bien  commun  s'affermit  et 
s'exalte;  dès  que  surviennent  les  événements  malencon- 
treux, abattue  par  les  faits,  sa  conscience  est  bouleversée 
comme  celle  d'un  enfant,  et  il  s'accuse  d'ambitions.  Seul 
le  malheur  le  grandira.  Il  est  enterré  vivant  dans  une 
galerie  par  un  éboulis;  il  voit  mourir  près  de  soi,  affolée 
par  la  faim,  la  femme  depuis  longtemps  désirée  et  enfin 
retrouvée;  au  bout  du  quinzième  jour,  il  est  délivré  par 
l'escouade  de  secours,  délirant  et  exténué.  Et  c'est  l'esprit 
et  le  cœur  mûris,  désabusé  de  la  passion  humaine,  qu'il 
quitte  le  Voreux  pour  Paris.  11  ne  compte  plus  sur  les 
triomphes  immédiats;  il  rejette  tout  son  espoir,  encore 
tenace  et  vaillant,  sur  la  révolution  future,  consciente, 
longuement  préparée,  plus  terrible  d'être  armée  de  la 
légalité.  La  révolution  doit  être  un  grand  travail  naturel, 
une  lente  et  chaude  germination  de  la  Terre. 

En  même  temps  que  paraissait  Germinal,  Camille  Lemon- 
nier  achevait  d'écrire  Happe-Cliair,  où  s'accuse  une  frap- 
pante fraternité  de  vision  et  d'exécution.  La  profonde  diffé- 

1.  C'est  qu'il  a  inconsciemment  objectivé  son  caractère  en  Lantier.  Il 
est  très  curieux  de  constater  que,  par  la  suite,  il  a  personnellement  expé- 
rimenté une  évolution  analogue. 


250     LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    RÉPUBLIQUE 

rence  de  ces  deux  livres,  «  étudiant  en  même  temps  la 
souffrance  du  peuple  »,  le  premier  chez  les  hommes  de  la 
houillère,  le  second  chez  les  hommes  du  laminoir,  tient 
précisément  en  ce  que  Happe-Chair  ne  présente  guère  ni 
théories  de  revendication  sociale,  ni  types  de  socialistes 
ou  d'anarchistes,  comme  si  dans  le  pays  wallon,  si  voisin 
de  la  France  et  même  si  français,  les  souffrances  de  la  plèbe 
n'avaient  encore  su  s'organiser  en  une  conscience  poli- 
tique. Happe-Chair  s'arrête  à  être  une  puissante,  poignante 
étude  naturaliste  du  labeur  de  l'usine  et  de  la  déchéance 
du  lamineur;  de  composition  et  d'esprit  sobres  dans  une 
langue  martelée  et  véhémente,  forgée  avec  un  vocabulaire 
provincial  et  vieux-français  où  la  personnalité  de  l'ouvrier 
s'exprime  dans  sa  robustesse  antique  et  sa  couleur  popu- 
laire, c'est  une  œuvre  importante,  ferme,  sincère  à  mon- 
trer la  grossièreté  ou  l'avilissement  des  manœuvres  abrutis 
par  l'excès  de  la  peine.  Elle  détaille  surtout,  avec  une 
psychologie  sûre  et  forte,  la  misère  d'un  ménage  où  la 
femme,  fille  d'alcooliques  et  de  brutes,  est  nécessairement 
désordonnée  et  vicieuse  et  bouleverse  la  vie  de  l'ouvrier 
laborieux  et  doux. 

I)ans  ce  roman  passent  — ■  trop  rapidement  —  les 
figures,  esquissées  d'un  crayon  gras  et  net,  de  Marescof, 
le  mineur  enrichi  par  la  découverte  d'un  filon,  qui  se  rap- 
pelle la  dureté  de  son  existence  de  tâcheron  et  consacre 
une  bonne  partie  de  ses  dividendes  à  secourir  les  victimes 
des  accidents,  et  Jamioul,  petit  manœuvre  arrivé  à  être 
ingénieur  à  force  de  travail  de  nuit  en  passant  par  tous  les 
degrés,  «  ayant  trop  fortement  ressenti  en  lui  les  oppres- 
sions du  peuple  pour  oublier,  au  sortir  des  longues 
épreuves  subies,  l'humanité  fraternelle  qu'il  avait  vue 
haleter  à  ses  côtés  sur  les  rocailleux  calvaires  ».  Faisant 
alliance,  l'ingénieur  et  le  capitaliste  pèsent  sur  le  conseil 


LES    SOCIALISTES  251 

bourgeois  de  l'usine,  bigot  et  avare,  et  réussissent  à  intro- 
duire quelques  améliorations  sociales  :  caisse  d'avances  et 
de  secours,  infirmerie,  école  obligatoire. 

La  réforme  sociale  s'apprête  par  la  générosité  de  quel- 
ques chefs,  sortis  il  est  vrai  du  peuple,  mais  l'ouvrier  lui- 
même,  Huriaux,  dont  Camille  Lemonnier  a  fait  le  person- 
nage typique  du  roman,  est  encore  trop  ignorant  et  abruti, 
voire  avili  par  la  femme,  pour  réfléchir  et  travailler  lui- 
même  à  son  affranchissement. 


II 

Dans  Germinal,  Zola  s'était  reporté  à  la  fin  du  second 
Empire,  à  la  période  où  l'Internationale  se  fonde  et  essaie 
de  s'implanter.  Deux  ans  après,  dans  deux  ouvrages  suc- 
cessifs, le  Bilatéral  et  Marc  Fane,  un  jeune  écrivain, 
réaliste  mais  indocile  au  naturalisme*,  J.-II.  Rosny,  connu 
seulement  pour  un  roman  humanitaire  dans  la  nuance  de 
Victor  Hugo,  Nell  Horii',  révèle  les  milieux  puis  les  chefs 
socialistes  contemporains. 

Le  parti,  confus  dans  Germinal,  apparaît  ici  divers, 
mais  net  dans  ses  divisions.  Zola,  libéral  et  curieux  du 
peuple,  mais  vivant  d'habitude  dans  la  bourgeoisie,  n'avait 
([ue  des  connaissances,  patientes  et  méritoires,  d'encyclo- 
pédie et  de  documentation;  J.-H.  Rosny,  tout  d'abord 
mêlé  aux   petits   employés  de  Bruxelles  puis  aux  milieux 

1.  On  sait  qu'il  signa  le  célèbre  manifeste  des  Cinq  contre  Emile  Zola, 
au  moment  de  la  publication  de  La  Terre.  11  se  refusait  au  naturalisme 
non  seulement  brutal  mats  pessimiste  de  Zola,  alors  très  éloigné  de  l'uto- 
pisme  enthousiaste  des  Quatre  Evangiles,  parce  que,  précisément,  un  cer- 
tain optimisme  et  idéalisme  s'entretenaient  chez  lui  de  l'activité  et  de 
l'espoir  socialistes. 

2.  Nell  Ilorn  vient  d'être  réédité  chez  Ollendorf.  Le  Bilatéral,  édité  par 
Savinc,  se  trouve  encore  chez  Fasquelle.  Marc  Fane  est  épuisé. 


252     LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    RÉPUBLIQUE 

ouvriers  de  Londres  et  de  Paris,  se  trouvait  en  terrain 
familier;  il  n'étudiait  pas  pour  faire  un  roman  :  c'était  son 
expérience  quotidienne  qui,  spontanément,  s'exprimait 
dans  des  romans.  De  là  vient  qu'il  n'a  pas  seulement  cons- 
truit un  ou  deux  types  de  socialistes,  mais  qu'il  en  a  peint 
la  masse.  De  là  cette  vie  diverse  et  nombreuse  de  l'œuvre 
où  les  foules  ont  la  chaude  animation  colorée  de  chez 
Renoir.  Cent  silhouettes  vivantes  se  précisent  et  se  fixent 
dans  le  souvenir  en  leur  chatoyante  mobilité.  Ainsi  l'ou- 
vrier Langlois,  pitoyable  autodidacte  tourmenté  du  géné- 
reux délire  des  théories  capables  de  révolutionner  le 
globe;  ainsi  Longetourne,  rédacteur  en  chef  de  lix  Revendi- 
cation prolétaire,  folliculaire  malhonnête  gagnant  dans  le 
parti  les  deux  ou  trois  mille  francs  nécessaires  à  son  exis- 
tence râpée,  chipant  des  idées  dans  diverses  brochures 
pour  atteindre  à  une  individualité  de  chef,  de  Guesde.  Au 
cours  d'un  grand  club  général  s'éclaire  soudain,  très  viva- 
cement,  la  figure  de  Louis  Mizel  en  la  beauté  tragique  d'un 
masque  de  Blanqui  :  appelé  par  des  acclamations  univer- 
selles, le  vieux  héros  de  la  Commune  monte  en  tremblant 
sur  l'estrade;  sa  Aoix  chevrotante  se  gonfle  soudain  par 
l'émotion  jusqu'à  l'éloquence  grave,  religieuse  ;  pressé  par 
les  souvenirs,  il  soulève  d'enthousiasme  la  masse.  Il  est 
l'apparition,  grandiose  d'être  quasi-historique,  d'un  homme 
de  Vautre  âge  ;  et  Rosny  a  noté  avec  tact  ses  sensations  à 
la  sortie  de  la  longue  prison  devant  un  public  nouveau  : 
frappé  de  la  mollesse  générale  que  son  prestige  seul  put 
soulever  d'une  émotion  plus  dramatique  que  sociale,  il 
perçoit  soudain  que  sa  génération  —  qu'il  a  crue  prédes- 
tinée à  accomplir  seule  la  grande  œuvre  de  nivellement  — ^ 
n'a  été,  si  l'on  peut  dire,  qu'une  phase  d'un  mouvement  de 
plusieurs  siècles. 

De    môme    Ravièrc,    déporté    à    Nouméa   et    revenu    à 


LES    SOCIALISTES  253 

l'amnistie,  apparaît  un  homme  d'autrefois  dans  ce  milieu 
nouveau  où  le  sacre  son  prestige  de  communard.  Il  n'a  pas 
la  notion  nette  des  nécessités  du  moment  ;  son  esprit  et  sa 
conduite  restent  déterminés  par  les  graves  événements 
antérieurs  auxquels  il  fut  mêlé.  Il  persiste  dans  la  convic- 
tion que,  si  elle  avait  fusillé  davantage,  la  Commune  aurait 
triomphé  :  c'est  ce  qui  fait  que,  doux  et  tolérant  de  fait, 
en  théorie  il  est  démoc-autoritaire  ;  il  demeure  à  jamais 
aigri  par  le  souvenir  du  «  jésuitisme  bourgeois,  de  l'impla- 
cabilité  du  petit  Thiers,  du  morbus  féroce  du  général  de 
Satory  )).  Il  continue  à  croire  à  ce  que  dans  le  langage 
socialiste  on  appelle  «  la  Révolution  «,  c'est-à-dire  au  sou- 
lèvement brusque  et  universel;  «  il  déifie  »  le  cataclysme 
prochain.  Elle  ouvrira  l'ère  future  dont  la  vision  le  préoc- 
cupe sans  cesse,  cherchant  h  la  préciser  en  dédain  du  trop 
nuageux  Cabet.  Toujours  orienté  vers  l'avenir,  révolution- 
naire convaincu  et  religieux,  il  n'en  garde  pas  moins  cer- 
tains préjugés  et  des  idées  du  passé  :  ainsi  discute-t-il  très 
vivement  avec  un  main-calleuse  '  dans  son  respectueux 
désir  de  dispenser  du  travail  manuel  les  intellectuels; 
ainsi  surtout  son  vieil  instinct  familial  de  père  autoritaire 
se  révolte  devant  la  prétention  de  sa  fille  h  sortir  le  soir  et 
à  choisir  soi-même  son  époux,  conformément  aux  principes 
qu'il  défendit  devant  elle.  Dans  cette  dernière  scène,  toute 
de  force  et  de  délicatesse,  et  dans  plusieurs  autres,  Rosny, 
par  la  souplesse  d'une  analyse  aiguë,  a  révélé  en  lumière 
le  combat  intérieur  que  l'instinct  et  le  raisonnement  se 
livrent  dans  tout  homme  :  il  est  singulièrement  pathétique 
de  se  livrer  sur  cette  délicate  question  des  droits  de  la 
jeune  fille,  c'est-a-dire  de  celle  qui  est  à  la  fois  femme  et 


1.    Surnom  donné    à  ceux  qui  veulent  évincer  les    intellectuels  de    leur 
parti  socialiste. 


264      LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

enfant.  Il  a  été  touché  ici  à  un  des  plus  passionnants  cas 
de  la  morale  socialiste,  particulièrement  troublant  de  ce 
que  celle-ci  n'est  encore  qu'en  genèse. 

Eve  Ravière,  la  vierge  socialiste,  est  la  plus  orifrinale 
figure  de  femme-nouvelle  qui  soit  dans  la  littérature  con- 
temporaine. Il  faut  remarquer  qu'au  contraire  des  femmes- 
nouvelles  de  Paul-Victor  Margueritte  et  de  Paul  Adam, 
elle  est  née  et  reste  dans  le  peuple.  Cela  vient  de  ce 
que  Rosny  a  vécu  dans  le  peuple  dont  il  a  eu,  comme  par 
exemple  Hugo  et  Sand,  un  sens  intime  qui  est  presque 
une  fraternelle  affinité.  Il  en  résulte  que  son  type  est  plus 
naturel,  plus  logique  et  plus  conséquent.  C'est  la  logique 
simpliste,  instructive  et  hardie  du  peuple  qui  parle  en 
Eve  :  ce  n'est  pas  seulement  par  éducation  mais  par  esprit 
et  instinct  de  classe  quelle  revendique  les  droits  de  la 
femme  et  réclame  l'union  liljre.  Une  délicatesse  féminine 
veut  seulement  que  son  choix  soit  lent,  dénué  de  toute 
violence  animale,  bien  au  contraire  guidé  par  le  sentiment 
et  l'idéalisme  ^  Jeune  fille  élevée  au  milieu  des  socialistes 
et  dans  leur  foi,  elle  a  juré  de  ne  jamais  épouser  qu'un 
ouvrier,  tout  élégante  que  son  métier  de  modiste  l'ait 
faite.  Elle  a  peu  de  goût  pour  les  étudiants  bourgeois, 
prétentieux  et  égoïstes,  et  résiste  aisément  à  la  séduction 
de  leur  propreté  parfumée.  Elle  cherche  son  «  homme  » 
parmi  les  compagnons,  voulant  le  plus  mâle  et  le  plus 
intelligent.  Quelques-uns  lui  font  la  cour   :   leurs  propos 

1.  Dans  les  milieux  rcacLionnaires,  on  affiche  la  coutume  de  considérer 
que  le  matérialisme  est  la  seule  base  philosophique  du  socialisme.  L'idéa- 
lisme l'est  tout  aussi  bien,  à  la  vérité  un  idéalisme  aussi  différent  de 
celui  de  certains  philosophes  académiciens  qu'en  littérature  l'idéalisme 
alimenté  de  science  des  Rosny  l'est  de  la  religiosâtrie  des  Feuillet-Bourget. 
Une  phase  de  socialisme  idéaliste  succédera  au  positivisme  actuel  qui  fut 
en  réaction  nécessaire  contre  l'utopisme  de  1840-48.  (Il  reste  entendu  que 
le  mot  «  positivisme  »  a  été  employé  ici  dans  le  sens  étroit  qui  lui  est 
donné   couramment.) 


LES    SOCIALISTES  255 

ordinaires  sont  des  discussions  théoriques  sur  l'anarchie 
et  le  socialisme.  C'est  qu'elle  est  passionnée  de  raisonne- 
ment au  point  d'en  être  un  peu  pédante.  Rosnv  le  lui  a 
reproché  par  la  bouche  de  son  principal  personnage, 
Hélier  dit  le  Bilatéral.  Hélier  a  la  haine  de  la  «  socialo- 
manie  »  d'Eve  et  ne  cesse  de  l'en  railler;  dans  la  société 
nouvelle  qu'il  rêve,  lui,  il  ne  veut  pas  que  la  femme, 
égale  de  l'homme,  devienne  sa  semblable;  un  peu  dans 
la  tradition  de  Molière,  il  demande  qu'elle  se  réserve 
entière  h  l'amour  conjugal  et  à  la  maternité,  délaissant  le 
souci  trop  intense  des  sciences  sociologiques.  Il  semble 
que  cette  haine  soit  excessive  :  Hélier  ne  se  rend  pas 
assez  compte,  lui  l'évolutionniste,  que  la  socialomanie 
reprochée  à  Eve  remplace,  clans  la  vie  de  la  nouvelle 
société,  le  commérage  ordinaire  des  femmes,  qu'elle 
est  la  petite  dose  de  surexcitation  cérébrale  nécessaire  à 
la  fermentation  de  l'intelligence.  iSIême  c'est  un  peu 
la  pédanterie  d'Eve,  naïve  et  généreuse,  qui  le  séduit 
inconsciemment  :  en  discutant  fréquemment,  il  éprouve  et 
apprécie  sa  vive  grâce  intellectuelle,  la  voluptueuse  har- 
diesse de  son  jeune  esprit,  les  résistances  aiguillonnantes 
de  sa  raison.  Conquise  par  son  intelligence  vaste  et  puis- 
sante, Eve,  finalement,  renonce  à  un  rôle  actif  dans  le 
socialisme,  satisfaite  de  devenir  la  compagne  constamment 
dévouée  de  l'altruiste  Hélier. 

Hélier  est  une  création  non  seulement  littéraire  mais 
sociale.  11  est  presqvie  en  quelque  sorte  le  prototype  de  ce 
socialisme  évolutionniste  dont  les  jeunes  générations  sont 
actuellement  si  préoccupées.  Ce  lui  constitue  en  1887  une 
intense  originalité  \  Hélier  est  socialiste  en  ce  qu'il  hait 

1.  M.  Rappoport  a  excellemment  étudié  dans  la  Revue  Socialiste  le 
socialisme  évolutionniste  allemand  :  il  resterait  à  rechercher  si  les  ori- 
gines n'en    sont   point  françaises.    Peut-être   y  aurait-il  à  faire  à  ce  sujet 


256     LA    SOCIÉTÉ    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    RÉPUBLIQUE 

la  société  actuelle  et  veut  sa  transformation  complète  dans 
le  sens  foncier  demandé  par  les  socialistes;  et  il  fréquente 
les  ouvriers  les  plus  ignorants  de  préférence  aux  bourgeois, 
«  punaises  »  de  la  société.  Mais  il  ne  croit  pas  au  bienfait 
d'une  Révolution  qui  serait  simple  billet  de  loterie  gagné 
par  le  Hasard  et  aurait  toutes  les  chances  de  provoquer 
une  réaction.  Homme  nourri  de  sciences,  voire  inventeur, 
il  estime  que  toute  transformation,  pour  être  solide,  doit 
être  lente  et  graduelle  comme  chacune  des  évolutions  de 
la  planète.  C'est  ce  qui  fait  qu'il  méprise  intellectuellement 
les  anarchistes  et  que  toutes  ses  sympathies  vont  aux 
formes  organisées  du  socialisme  les  plus  pacifiquement 
actives. 

Il  reste  un  intellectuel  sinon  détaché,  trop  éloigné  de 
l'action.  Dans  Marc  Fane,  complétant  l'année  suivante  le 
Bilatéral,  Rosnv  a  donné  les  raisons  de  cet  éloiffnement 
en  montrant  un  jeune  intellectuel  en  contact  avec  l'igno- 
rance brutale  de  la  masse  et  la  perfidie  des  leaders. 
Quelques  figures  très  nettes  de  leaders  complètent  ce  livre 
et  en  font  une  étude  du  côté  politique  du  socialisme. 

Le  jeune  télégraphiste  Marc  Fane  s'indique  déjà  plus 
soucieux  de  pratique  que  le  Bilatéral  dans  son  élaboration 
d'un  parti  transformiste  «  au  delà  du  radicalisme  ».  11 
abandonne  au  radicalisme  son  programme  trop  modeste  de 
séparation    de    l'Eglise,    suppression    du    Sénat   et   de    la 

quelque  beau  travailanalogue  à  celui  d'Andler  sur  le  marxisme  (Marx  et 
Engels  :  Le  manifeste  communiste,  traduction  nouvelle  et  commentaire 
d'Andler,  librairie  Bellais,  1902).  —  Par  ailleurs,  il  n'est  pas  superflu  de 
noter  que  le  Bilatéral  a  marqué  une  date  importante  dans  l'histoire  de 
la  littérature  française,  peut-être  plus  qu'une  Madame  Bovary.  Révolu- 
tionnaire de  style  et  par  l'ardeur  socialiste  —  en  une  période  de  littéra- 
tui-e  bourgeoise  —  ce  chef-d'œuvre  a  valu  à  l'auteur  plus  d'inimitiés 
qu'aucun  roman  de  haine  à  E.  Zola,  brisa  net  sa  «  carrière  »  pour  un 
assez  long  temps. 


LES    SOCIALISTES  257 

Présidence,  et,  d'autre  part,  s'oppose  au  collectivisme 
révolutionnaire,  trop  brut,  intransigeant,  trop  dogmatique, 
et  actuellement  impossible.  Il  prépare  seulement  son  avè- 
nement futur  en  concentrant  toute  l'attention  et  les  forces 
populaires  sur  deux  ou  trois  réformes  essentielles  d'ordre 
positif  :  restriction  du  pouvoir  individuel  de  capitaliser 
et  d'hériter,  respect  «  du  personnalisme  intellectuel  et 
créateur  »  qu'il  estime  sans  doute  menacé  par  INIarx. 

De  ce  parti  nouveau,  ^larc  Fane  veut  être  le  directeur,  et 
il  pense  en  trouver  le  noyau  parmi  les  «  praticabilistes  »  ' 
dont  W  prévoit  la  scission,  aujourd'hui  en  effet  réalisée,  en 
révolutionnaires  et  évolutionnistes.  Il  entre  dans  leur 
groupe  du  X"  arrondissement  et  se  fait  écouter  par  la  grâce 
hardie  et  la  solidité  de  son  intelligence.  Dans  sa  lutte 
contre  Digues  (Guesde),  le  chef  des  praticabilistes,  Garoulle 
(mélange  de  Brousse  et  de  quelques  autres)  sent  le 
besoin  d'un  auxiliaire  éloquent,  et  il  appelle  Marc  Fane, 
décidé  à  le  briser  dès  qu'il  deviendra  trop  puissant.  Marc 
lui  servira  à  conquérir  sur  Digues  le  journal  socialiste  le 
plus  influent,  à  alléger  son  propre  parti  praticabiliste  de 
la  doctrine  des  «  mains-calleuses  »  et  à  conquérir  l'alliance 
de  Germane  (Allemane).  Il  fait  venir  Marc  et  lui  propose 
d'être  son  secî)nd,  dans  une  entrevue  qui  est  un  admirable 
duel  entre  la  combativité  du  jeune  et  la  rouerie  du  vieux. 
Marc  accepte  et,  dans  une  réunion  générale,  répond  à 
Digues  qui  a  fait  valoir  l'infirmité  de  la  doctrine  des 
mains-calleuses  :  il  démontre  que  si  aujourd'hui  on  peut 
et  doit  la  laisser  de  côté,  elle  a  eu  son  heure  de  nécessité 
appelant  à  la  direction  les  ouvriers  dont  se  réveillèrent 


1.  Nom  donné  dans  le  roman  aux  Possibilistes. 

2.  Il  est  inutile  de  dire  que  ces  ressemblances  ne  prêtent  à  aucune 
satire  personnelle  :  elles  tiennent  à  l'esprit,  non  au  caractère  et  à  la  vie 
publique. 

M. -A.  LEULOxn.  1  ' 


253     LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOIS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

ainsi  les  énergies  endormies  depuis  1871  et  dont  les 
connaissances  spéciales  amenèrent  une  orientation  plus 
pratique  de  la  politique  générale  du  socialisme.  (Rosny  a 
noté  avec  une  minutie  heureuse  ses  émotions  d'orateur  et 
la  volupté  de  son  triomphe.)  Mais  aussitôt  Marc  est  écarté 
par  Garoulle  qui  réussit  seul  à  chasser  Digues  du  grand 
journal  socialiste.  Alors  rejeté  au  silence,  Marc,  que 
l'ivresse  de  ses  succès  et  de  les  prolonger  avait  failli 
mener  aux  «  révolutionnaires  »,  médite  ses  anciennes 
idées  et  s'y  fortifie.  Il  élabore  tout  un  plan  d'éducation  et 
de  discipline  sociale,  se  fait  applaudir  en  de  petits  clubs. 
L'attention  réveillée,  Garoulle  le  désavoue  et  le  fait 
calomnier  comme  traître  et  mouchard  des  radicaux,  Marc 
ne  peut  obtenir  le  silence  nécessaire  à  se  disculper  dans 
une  réunion,  est  injurié  et  à  moitié  assommé  par  les  hommes 
de  Garoulle  :  l'intervention  seule  de  la  police  lui  sauve  la 
vie.  Pour  longtemps  il  renonce  à  la  politique  :  il  travaillera 
dans  le  silence,  mûrira  l'idée  qui  éclora  plus  forte  dans 
plus  de  sérénité. 

Voilà  deux  romans,  deux  chefs-d'œuvre  (le  premier 
surtout,  qui  est  une  des  œuvres  capitales  de  notre  littéra- 
ture), où  le  socialisme  n'est  plus  un  simple  sujet  de 
curiosité  qui  a  intéressé  le  romancier  réaliste  des  mœurs, 
mais  une  matière  hautement  littéraire,  d'intérêt  complexe 
pour  l'action  et  la  spéculation  de  l'idéaliste  :  psychologie 
morale,  philosophie,  idéologie.  Il  nous  est  présenté  sous 
ses  traits  profondement  humains  et  dans  ses  rapports  avec 
le  cœur  tout  autant  qu'avec  Tesprit  et  avec  le  sens  social. 
Le  socialisme  en  littérature  devient  la  Vie,  la  vie  supé- 
rieure, diverse  et  infinie,  la  belle  dynamique  des  existences 
futures.  Il  est  la  Vie,  parce  qu'il  est  dans  le  présent 
l'élaboration  de  l'avenir  et  parce  qu'il  est  l'avenir,  ce  qui 


LES    SOCIALISTES  259 

importe  principalement  à  l'évolutionniste.  Cette  œuvre  de 
Rosiiv  est  lexiiltation  du  socialisme  par  Ihomme  de 
science  qui,  voyant  en  elle  la  Vérité,  y  admire  aussi  la 
Beauté.  Nul  poète  n'a  perçu  et  exprimé  une  plus  passion- 
nante vertu  du  socialisme,  parce  qu'il  est  en  même  temps 
un  savant.  Il  a  le  premier  révélé  du  Socialisme  la  haute 
dignité  artistique. 

III 

Paul  Adam,  qui  avait  débuté  a  peu  près  en  même 
temps  que  Rosny,  appartenait  à  un  tout  autre  monde. 
Descendant  de  bourgeoisie  enrichie  par  la  Révolution, 
fils  de  haut  fonctionnaire  du  second  Empire,  il  avait  beau- 
coup souffert  du  milieu  où  il  avait  grandi  et  où  sa  jeune 
sensualité  avait  été  viciée  par  une  éducation  ultramontaine 
desséchée  de  toute  tendresse  [Les  Images  sentimentales  '). 
Son  adolescence  fermenta  aux  idées  généreuses;  une 
exubérante  ardeur  intellectuelle  le  fatigua  à  la  poursuite 
de  toutes  les  idéologies  contemporaines.  Il  entra  avec 
passion  dans  les  théories  nouvelles;  une  tendance  natu- 
relle à  l'exaltation  idéaliste  le  détourna  des  républicains, 
assez  A'ulgairement  positivistes,  qui  s'étaient  contentés  de 
consolider  la  Troisième  Républic[ue,  par  l'alliance  avec  la 
finance,  en  une  sorte  de  gouvernement  ploutocratique, 
lequel  ne  saurait  jamais  être  qu'un  trouble  compromis  et 
qu'une  ébauche  grossière  de  la  démocratie.  L'historien 
futur  des  agitations  sociales  du  siècle  le  constatera  :  c'est 
d'un  même  dégoût  de  la  bourgeoisie  repue  de  la  troisième 
République  que  sont  nés  le  socialisme  laïque  et  le  socia- 
lisme   chrétien.    Complètement   ignorant    du    mouvement 

1 .  Voir  p.  29. 


260     LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    RÉPUBLIQUE 

ouvrier  et  de  rouvrier,  dont  la  littérature  s'était  jusque-là 
bornée  à  vulgariser  l'aspect  pittoresque,  même  détourné 
de  sympathiser  avec  lui  par  les  peintures  rudes  du  natu- 
ralisme, Paul  Adam  devait  tout  naturellement  incliner  au 
socialisme  chrétien,  en  faire  l'épreuve  —  nécessaire  à  la 
désillusion  '  prochaine.  Les  jouvenceaux  de  ses  premiers 
livres,  notamment  de  En  décor,  songent  h  utiliser  le  chris- 
tianisme en  en  faisant  un  levain  de  transformation  sociale. 
Ainsi  peut-on  s'expliquer  cette  méconnaissance  du  vrai 
socialisme,  confondu  avec  le  radicalisme  anticlérical  dans 
V Essence  de  soleil'. 

Ce  livre,  qui  date  de  1890,  est  très  intéressant  de  nous 
offrir  le  sentiment  de  la  partie  intellectuelle  de  la  géné- 
ration symboliste  sur  le  socialisme.  Le  leader  radical- 
socialiste  lui  apparaît  comme  une  sorte  de  Hugo  vulgarisé, 
éloquent  et  paillard,  altruiste  par  ressouvenir  de  souf- 
frances personnelles  "  :  Yaubert  transpose,  dans  le  do- 
maine al)strait  de  la  généralité,  les  agacements  de  la 
famille,  les  vexations  de  collège,  les  humiliations  par  des 
camarades  plus  riches,  s'en  échauffant  et  s'en  inspirant 
pour  la  défense  à  la  tribune  des  revendications  sociales. 
Paul  Adam,  en  même  temps  qu'il  nous  indique  peut-être 
de  quelle  façon  il  fut  lui-même  incité  et  attaché  au  socia- 
lisme, a  fait  ici  une  étude  de  la  mentalité  latine  et  de  son 
adaptation  au  socialisme  qu'il  est  curieux  de  considérer. 
Il   lui  semble   que    le  latin  est  trop    tapageur  et  loquace 

1.  Remarquer  que  même  la  génération  immédiatement  suivante  crut  à 
la  possibilité  d'une  renaissance  du  christianisme  primitif  :  citons  Vi<:tor 
Charbonnel,  Henry  Bérenger,  dont  le  remarquable  roman  de  mœurs  poli- 
tiques et  de  caractère  social  La  Proie  étudie  précisément  le  dégoût  chez 
la  jeunesse  de  la  bourgeoisie  ploutocratique. 

2.  Cet  ouvrage,  très  rare  et  pas  assez  connu,  se  trouve  chez  Stock. 

3.  La  lecture  de  Vallès,  très  connu  de  la  bourgeoisie,  a  bien  pu  con- 
tribuer à  former  cette  idée.  A  ce  point  de  vue,  il  est  curieux  de  comparer 
Jacques  Vmgtras  et  Les  images  sentimentales. 


LES    SOCIALISTES  261 

pour  pouvoir  suffire  aux  calculs  profonds  et  froids  que 
nécessite  le  programme  économique  du  parti.  Il  n'a  pas 
le  sens  politique,  mais  seulement  la  force  éloquente  et 
l'électricité  sensuelle  qui  convainquent  la  masse  après 
l'avoir  ébranlée  par  une  vision  apocalyptique  des  révolu- 
tions prochaines  :  de  virulents  discours  de  Vaubert  à  la 
ChamJjre  nous  manifestent  le  pouvoir  orageux  de  sa  «  for- 
midable vocalise  ».  Dans  ce  roman  symbolique,  Paul  Adam 
nous  montre  que,  de  la  sorte,  il  sera  joué  par  la  finance 
sémite,  dont  il  est  incapable  de  percevoir,  sous  les  appa- 
rences démocratiques,  les  projets  religieux  et  archaïques 
de  représentants  de  la  race  juive. 

En  somme,  volontairement  ou  non,  il  nous  faisait  res- 
sortir dans  ce  roman  que  le  socialisme,  œuvre  d'avenir, 
ne  peut  arriver  à  bonne  fin  par  l'action  ou  le  concours  des 
races  du  passé.  Il  se  trouve  que  le  socialisme  chrétien 
offert  par  ses  premiers  livres  contient  le  même  principe 
de  déchéance.  Bien  qu'il  n'en  fasse  plus  profession  de  foi, 
il  ne  semble  pas  que  Paul  Adam  ait  formellement  avoué 
l'impossibilité  d'amalgamer  le  vieux  catholicisme  et  le 
jeune  socialisme,  comme  l'ont  très  vite  reconnu,  après  une 
tentative  de  néo-catholicisme,  les  esprits  lucides  et  pra- 
tiques de  Victor  Charbonnel  et  Henry  Bérenger. 

Il  laut  encore  noter  dans  ce  roman  des  visions,  telles 
qu'en  le  passage  suivant,  dont  continuent  jusqu'aujour- 
d'hui à  s'illustrer  les  chroniques  de  l'écrivain  au  Journal  : 

«  Scrive  magnifie  aux  oreilles  éblouies  des  profanes  la 
vie  future  des  phalanstères  harmoniques  réalisés  par 
l'emploi  simultané  de  toutes  ressources  du  globle  concou- 
rant au  bonheur  des  êtres.  Bientôt  la  transmission  de  la 
force  remplacerait  l'efFort  humain  par  l'action  d'un  simple 
clavier  électrique  dont  les  touches  sauraient  mouvoir  aux 
plus   lointaines    distances   le    pilon    du    Creusot,    Avec    le 


262     LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

robinet  d'eau  et  le  compteui'  à  gaz,  chaque  demeure  possé- 
derait son  clavier  de  force  accomplissant  les  travaux 
domestiques.  Un  fort  petit  nombre  de  pianistes  experts 
suffirait  h  l'œuvre  des  plèbes  universelles,  cultiverait  le 
sol.  Et  les  âmes  libres  enfin  de  labeurs  physiques  pourraient 
s'instruire  aux  philosophies,  exercer  leurs  centres  nerveux 
à  jouir  et  tendre  au  bonheur  des  contemplations  mystiques 
où  chaque  peuple,  concentré  en  une  àme  magnétique,  se 
verrait  produire  les  merveilleuses  extases  de  sainte  Thé- 
rèse et  des  mages  anciens,  éperdu  à  la  béatitude  de  créer 
éternellement.  »  En  de  semblables  pages  — d'un  des  deux 
ou  trois  plus  beaux  stylistes  de  l'époque  —  le  socialisme 
est  le  thème  d'un  étincelant  lyrisme  de  civilisation  raffinée 
où  l'espèce  humaine  tout  entière  devient  une  aristocratie, 
fournit  vme  sorte  de  Merveilleux  industrialiste.  Un  socia- 
lisme réduit  à  cela  serait  bien  artificiel  ;  mais  on  peut 
trouver  en  cette  conception  une  contribution  précieuse  a 
une  esthétique  socialiste  supérieure. 

L'année  suivante,  dans  le  roman  Robes  Rouges,  le  pro- 
cureur général  Sancy,  en  qui  l'auteur  concrétisait  quelques- 
unes  de  ses  idées,  donnait  raison  à  des  grévistes  contre 
une  puissante  Compagnie,  bien  que  la  lettre  du  droit  et 
son  interprétation  quotidienne  fussent  pour  celle-ci.  Il 
établissait,  en  pleine  chaire  du  ministère  public,  l'égalité 
du  Capital-Argent  et  du  Capital-Travail  devant  la  réparti- 
tion des  bénéfices,  en  bravant  la  colère  du  préfet.  Réprou- 
vant que  la  violence  ait  déconsidéré  l'idée  féconde  et  juste 
du  socialisme  et  dédaignant  le  mot  de  République  bon  h 
tromper  le  peuple,  il  tendait  au  césarisme  socialiste.  On 
sait  à  quoi  dans  l'histoire  contemporaine  celui-ci  a  jamais 
pu  aboutir.  Il  sera  curieux  d'étudier  quelles  illusions  sui- 
vies de  quelles  désillusions  il  a  données  à  Paul  Adam,  un 
de  ses  candidats  en  Lorraine  en  mênie  temps  que  Barrés. 


LES    SOCIALISTES  263 

Après  quelques  années,  ses  nouveaux  livres  exposeront 
la  beauté  d'un  socialisme  épuré  de  boulangisme  et  plus 
altièrement  serein  à  la  suite  de  l'orageuse  épreuve. 


IV 

Le  Ml/stère  des  Foules  (1893)  '  révèle  les  illusions  puis 
les  désillusions  des  intellectuels  fourvoyés  dans  le  boulan- 
gisme; par  suite  il  montre  les  raisons  d'être  circonstan- 
cielles de  ce  mouvement  et  la  cause  foncière  de  son  avor- 
tement.  Comme  cette  œuvre,  —  une  des  meilleures  de 
l'auteur,  où  l'observation  est  à  la  fois  la  plus  minutieuse 
et  la  plus  nombreuse  dans  sa  largeur  de  panorama,  très 
précise  dans  l'analyse  et  le  détail  historique  et  juste  dans 
la  synthèse  idéologique,  —  a  été  écrite  par  le  plus  impul- 
sif, le  plus  sincère  et  le  plus  pénétrant  des  littérateurs 
mêlés  au  mouvement,  comme  ainsi  ce  n'est  plus  de  la  lit- 
térature mais  de  la  vie  vécue,  elle  présente  l'occasion 
d'étudier  en  soi  le  césarisme,  maladie  du  socialisme,  per- 
version intellectuelle  du  socialisme. 

Dessling  s'offre  d'abord  à  nous  comme  uû  tempérament 
faunesque  :  il  désire  les  femmes  par  impulsion  de  brutalité 
maladive,  sans  les  aimer;  néanmoins  il  ne  prend  pas  Anne 
qu'il  aime  lorsqu'elle  s'amuse  h  le  provoquer  de  façon  très 
pressante  :  il  est  donc  violent  et  timide.  Fort  logique  avec 
ces  traits  nous  est  représentée  sa  mentalité  :  il  est  pas- 
sionné d'idéologie  mais  il  se  fatigue  très  vite  de  l'effort 
nécessaire  à  la  réalisation  de  l'idée.  Dans  ces  conditions,  le 
socialisme  lui  sera  une  occasion  de  ofénéreux  emballement, 
mi-sentimental,  mi-intellectuel,  mais  sa  raison  n'v  partici- 
pera que  peu  ou  prou.  C'est  un  cérébral  qui  s'est  éloigné 

1.  Le  Mystère  des  foules,  de  Paul  Adam,  Ollendorff. 


264     LA    SOCIÉTÉ    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

du  monde  bourgeois  h  cause  de  sou  épaisseur  et  de  son 
ignorance  des  chefs-d'œuvre,  par  un  sentiment  hérité  de 
Flaubert,  mais  qui  s'écartera  du  peuple  au  premier  choc, 
dès  qu'il  le  constatera  grossier  et  intéressé  comme  le 
bourgeois.  Artiste,  il  n'a  vu  en  le  peuple  qu'une  matière 
où  sculpter  une  forme  plus  heureuse  de  société,  une 
matière  avec  laquelle  faire  œuvre  d'art  individuelle.  Il  n'a 
pas  la  moindre  idée  que  c'est  le  peuple  lui-même  qui 
doit  travailler  à  son  bonheur  et  qu'on  doit  être  seulement 
son  collaborateur;  il  veut  le  pétrir  en  toute  maîtrise  et  il  le 
hait  parce  qu'il  est  indocile.  Son  socialisme  est  celui  d'un 
invidualiste.  Yoila  ce  qui  apparaît  nettement  dans  la 
monographie  de  Dessling,  tempérament  combatif  «  nervo- 
bilieux-sanguin  »  que  la  physiologie  caractérise  le  tempé- 
rament le  plus  précisément  individualiste  ;  voilà  qui  accuse 
le  vice  fondamental  d'antinomie  qu'il  y  a  dans  le  césarisme  : 
socialisme  d'individualistes-excessifs.  Examinez  tous  les 
césariens  :  on  constatera  généralement  une  certaine 
générosité  altruiste  sincère,  ardente  jusqu'à  les  pousser  à 
certains  sacrifices',  impulsive,  physic|ue,  oîi  se  tapit  et 
d'oii  saillit  un  individualisme  maladif. 

Il  apparaît  aussi  à  suivre  la  vie  de  Dessling  —  en  qui 
s'est  objectivé  Paul  Adam  —  qu'il  y  a  toujours  de  la 
duperie  chez  les  césaristes  sincères  et  que  leur  opportu- 
nisme se  liquide  en  erreur  :  Dessling  était  trop  intelligent 
pour  ne  pas  percevoir  l'indignité  des  amis  du  Général, 
mais  il  s'v  est  rallié  avec  l'espérance  de  mener,  sous  leur 
couvert,  une  campagne  antibourgeoise,  en  préconisant  le 
fédéralisme  qui  doit  faciliter  le  communisme  dans  les  pays 
où  l'idée  est  déjà  mûre.  Il  s'aperçoit  finalement  que  le  jeu 

1.  Dessling  manque  un  niariag-e  avec  une  cousine  jolie  et  riche  à  cause 
de  SCS  opinions;  sa  mcrc,  intellectuelle  qu'il  aime  et  admire,  se  brouille 
avec  lui  par  haine  du  peuple. 


LES    SOCIALISTES  265 

outrepassait  toute  souplesse  individuelle  et  que  le  socia- 
lisme ne  saurait  tirer  nul  profit  d'une  compromission.  Cet 
aveu,  fait  par  un  des  plus  marquants  et  le  plus  honnête 
des  boulangistes,  est  bon  à  recueillir  sous  sa  forme 
impersonnelle,  et  d'autant  plus  sincère,  de  roman  psycho- 
logique. 

Le  roman  présente  à  côté  de  l'autobiographie  de  Dessling 
le  fin,  nerveux  et  saisissant  portrait  de  Césarès  (Barrés), 
retors  et  féminin  barnum  du  boulangisme.  De  touche 
nette  et  souple,  prestigieux  en  son  impressionnisme  vivant, 
il  compléterait  assez  heureusement  la  galerie  de  Leurs 
Figures  *. 


L'étude  des  foules  n'est  pas  moins  passionnante  pour 
la  critique  socialiste.  Le  titre  du  livre  requiert  Lattention 
sur  la  vision  philosophique  que  finalement  l'auteur  peut 
réaliser  des  foules.  Le  livre  fermé,  on  a  goûté  le  chaud 
mouvement  et  la  riche  couleur  des  descriptions  de  clubs  : 
désordre,  agitation  de  grands  gestes  pour  la  plupart 
ivrognes,  de  voix  gesticulantes,  éructation  de  discours 
prétentieux,  enfantillage  de  l'auditoire  à  entourer  de  célé- 
brité d'une  minute  des  gosses  qui  récitent  avec  conviction 
clamatoire  des  phrases  célèbres  de  récents  congrès,  et 
enfantillage  des  orateurs  prétendant  chacun  à  représenter 
un  groupe  à  nom  pompeux,  assaisonnement  de  boutades 
de  camelots  et  de  cris  de  femmes.  Spectateur  attentif 
tandis  qu'il  jouait  son  rôle,  Paul  Adam  a  su  voir  et  marquer 
que  tous  au  fond  sont  menés  par  les  patrons  d'estaminet 
dont  les  intérêts  sont  les  véritables  pi-incipes  des  mouve- 
ments électoraux.  Mais  tout  cela,  noté  en  excellence  pitto- 

1.  Leurs  Figures,  Maurice  Barrés,  1902. 


26G     LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

resque  par  un  œil  très  sensible  de  témoin  artiste,  n'indique 
pas  encore  sa  conception  du  «  mystère  des  loules  ». 

Sans  nul  doute  l'àine  actuelle  des  foules  est  mystérieuse  : 
indécise,  protéenne,  incohérente,  trouble  comme  tout  ce 
qui  est  en  croissance,  contradictoire  et  fébrile;  mais  on  ne 
saurait  se  borner  à  le  constater,  et  l'intérêt  est  précisé- 
ment de  chercher  à  déterminer  les  lois  du  mouvement 
primitif  de  ce  chaos,  à  y  connaître  l'ordre  qui  est  en  tout 
désordre.  Paul  Adam  avait  à  nous  faire  savoir  sa  psycho- 
logie des  foules  dans  une  œuvre  d'art  spontané  où  elle 
se  serait  inconsciemment  manifestée  :  la  sienne  est  aussi 
inexistante  que  celle  du  sociologue  confus  dont  il  fait  sa 
lecture  favorite,  Gustave  Le  Bon  \  Cela  est  d'autant  plus 
regrettable  que  la  vision  intuitive  d'un  Balzac  qui  aurait 
regardé  les  mœurs  électorales  eût  été  des  plus  instructives 
pour  ceux  qui  veulent  prendre  une  conscience  plus  nette 
de  la  transformation  socialiste  des  masses.  A.  ce  titre, 
comme  à  bien  d'autres,  Le  Vent  clans  les  moulins  de 
Camille  Lemonnier  sera  un  document  précieux,  mais  il 
n'offre  que  la  vision  des  masses  campagnardes  belges.  Rien 
d'analogue  n'existe  pour  celles  des  foules  urbaines  fran- 
çaises. Nul  pourtant  mieux  que  Paul  Adam  n'était  constitué 
pour  nous  le  donner.  Génie  sensuel,  il  a  la  «  communica- 
tion »  magnétique  de  l'àme  des  foules;  il  l'eût  exprimée 
en  admirable  suooestion  dans  le  relief  d'une  forme  d'art 
intensive.  Mais  au  moment  où  il  écrivait  le  Mystère  des 
foules  et  où,  surtout,  il  le  scrutait  pratiquement,  des 
déboires  personnels  troublaient  la  pénétration  de  son 
regard,  le  jetaient  à  un  pessimisme  sans  nul  doute  beau- 
coup moins  grossier  que  celui  de  Zola  (pendant  sa  pre- 
mière manière)  mais  encore  impropre  à  la  justesse  de  vue 

1.  Auteur  de  la  Psychologie  des  foules  (Félix  Alcan). 


LES    SOCIALISTES  267 

qui  ne  se  rencontre  ([ue  dans  la  sérénité  désintéressée.  De 
plus,  idéologue  systématique,  il  ne  possédait  pas  encore 
l'impersonnalité  nécessaire  h  l'observation  exacte  des  traits 
d'où  s'élaborera,  seulement  ensuite  et  mécaniquement, 
la  conception  d'ensemble. 


Cœurs  nouçeaux^  est  un  peu  postérieur  :  l'œuvre 
s'indique  immédiatement  plus  sereine,  de  cette  sérénité 
douloureuse  qui  plane  après  les  crises  de  la  passion.  Il  va 
de  soi  qu'elle  est  encore  marquée  de  turbulence.  Les  per- 
sonnages surtout  apparaissent  contradictoires  et  troubles, 
ce  qui  est  fort  naturel  chez  l'adolescente  Valentine,  — rare 
mais  vraie,  h  la  fois  léçrère  et  érudite  en  sa  culture  excen- 
trique,  —  puisque  l'adolescence  est  l'âge  naturel  de 
l'incohérence,  mais  ce  qui  s'accepte  moins  aisément  chez 
les  adultes.  Tous  les  personnages  de  Paul  Adam  gardent 
bien  jusqu'en  l'âge  mùr  la  physiologie  orageuse  de  la 
puberté  :  ainsi  M.  et  !Mme  Cadenat,  tour  à  tour  intelligents 
et  stupides^  primitifs  et  philosophes  —  entités  allégorisées 
et  tragi-comiques.  Le  héros,  Karl  de  Cavanon,  n'est  pas 
moins  contradictoire  sinon  inconsistant  : 

Ancien  officier,  il  donna  sa  démission  après  avoir 
assisté  aux  supplices  infligés  aux  réfractaires  en  Afrique 
et  il  voyagea  plusieurs  années.  Au  début  du  roman  on  le 
voit  convalescent  d'amour  en  une  immense  propriété  qu'il 
se  distrait  à  transformer  en  phalanstère.  Il  ne  parvient 
pas  il  effacer  le  souvenir  de  l'actrice  Maria-Pia,  dont  la 
perversité  baudelairienne  imprégna  ses  nerfs,  et  même  il 
se  plaît  douloureusement  a  retrouver  dans  l'harmonie  de 

1.   Cœurs  nouveaux,  Ollendorff. 


268     LA    SOCIÉTÉ    FliANÇAISE    SOUS    LA    TROISIÈME    RÉPUnLIQUE 

son  rêve  social  les  belles  formes  de  la  courtisane.  Yalen- 
tine  Cadenat  vient  séjourner  au  château.  Pensionnaire 
mobile,  beauté  capricante,  elle  le  flagelle  sans  cesse  de 
son  ironie  de  fougueuse  petite  «  intellectuelle-sensuelle  »  : 
elle  raille  son  utopisme,  qu'elle  accuse  d'être  simple 
emballement  artistique  d'une  imagination  latine,  fait 
ressortir  son  amour  de  la  dissertation,  avec  malice  le 
ramène  sans  cesse  h  n'être  que  «  le  Diseur  de  Chimères  ». 
Cependant  elle  l'aime,  fascinée  par  sa  gravité  et  la 
passion  de  sa  conviction,  fouettée  du  désir  d'effacer  de  son 
cœur  l'amour  de  Maria  et  de  l'utopie  socialiste  en  en 
synthétisant  en  soi  les  beautés.  A  cet  effet  elle  travaille, 
elle  bouquine  les  théories,  se  veut  socialiste  et  tolstoïenne. 
Sa  constance  reçoit  enfin  l'aveu  de  Karl,  après  que  des 
incidents  divers  ont  ruiné  son  entreprise  phalanstérienne 
et  le  jettent  désemparé  à  la  vie. 

Karl  a  donc  consacré  sa  fortune  immense  à  créer  un 
phalanstère  industrialiste  où  tous  les  ouvriers  sont  traités 
selon  les  principes  d'hygiène  et  d'égalitarisme  :  cependant, 
ainsi  qu'il  est  naturel,  tous  regrettent  l'ancien  état  de 
choses  où  ils  étaient  exploités  mais  avaient  la  liberté  de 
dépenser  à  leur  guise  l'infime  salaire  et  de  se  saouler.  On 
pille  et  dilapide  le  fonds  commun.  Comme  Karl  a  poussé 
le  sentiment  de  l'égalité  jusqu'à  choisir  pour  part  de  tra- 
vail d'être  casseur  de  cailloux  et  ramasseur  de  crottin,  il 
passe  même  universellement  pour  toqué.  Il  supporte  avec 
héroïsme  tous  les  déboires,  suivant  le  principe  qu'il  faut 
aimer  une  créature  pour  ses  imperfections  graves  —  ce 
qui  est  bien  la  philosophie,  au  moins  incomplète,  du 
tolstoïsme,  alors  fort  h  la  mode.  Son  abnégation  persiste, 
très  sincère.  On  éprouve  donc  quelque  difficulté  a  voir 
ensuite  un  être  de  son  intelligence  raffinée  et  humanitaire 
aller  à  1(1  ville  souffleter  en  un  café  un  journaliste  qui  l'a 


LES    SOCIALISTES  269 

calomnié.  M.  Paul  Adam  argumenterait  qu'il  a  fait  son 
personnage  a  dessein  un  peu  actenr,  ce  qui  est  une  façon 
très  défendable  de  construire  un  type  d'utopiste  par  céré- 
braUlè\  mais  le  rôle  n'est  pas  soutenu  :  trhs  souvent  après 
des  péripéties  de  burlesque,  Karl  se  montre  simple  et 
grand  sans  que  le  changement  d'humeur  soit  expliqué  par 
une  analyse  suffisante.  Il  apparaît  que,  bien  plus  équilibré 
que  Dessling,  Karl  est  encore  un  emballé,  un  sensuel 
sentimental  et  Imaginatif  dont  la  raison  ne  distribue  pas 
les  énergies.  Au  lieu  d'utiliser  sa  richesse  à  une  œuvre 
plus  opportune,  il  la  gaspille  rapidement  dans  des  entre- 
prises inutilement  grandioses,  plus  figuratives  que 
pratiques,  sans  tenir  compte  des  nécessités  d'adaptation, 
et  se  laisse  ruiner  avec  le  désir  final  «  d'aller  marcher 
dans  le  peuple  »'.  Aussi  aboutit-il  h  désespérer  de  tout 
avenir  collectiviste  au  lieu  de  comprendre,  par  l'analyse 
de  son  expérience,  que  son  essai  devait  fatalement  échouer, 
venu  trop  tôt  et  entrepris  sur  des  bases  trop  larges.  Descaves 
et  Donnay  auront  l'intelligence,  dans  leur  pièce  La  Clai- 
rière (1900),  —  dont,  par  une  juste  observation  réaliste, 
l'issue  est  identique,  —  de  faire  déclarer  par  un  de  leurs 
personnages  que  nulle  forme  sociale  ne  saurait  arriver  d'un 
coup  à  maturité  et  que  le  sort  logique  des  tentatives  est 
d'échouer.  En  les  Cœurs  nouçeaua-,  l'imprévovance  seule 
de  Karl  de  Cavanon  précipita  la  ruine  du  phalanstère,  et 
Adam  n'a  pas  assez  indiqué  que  cet  échec  ne  saurait  valoir 
contre  des  applications  aisément  plus  sages  de  l'idée 
phalanstérienne. 

La  belle  œuvre  de  Paul  Adam  est  encore  incomplète  en 
ce  que  le  communisme  y  est  envisagé  trop  exclusivement 

1.  Formule  tolstoïenne,  signifiant  :  de  renoncer  à  toute  sa  fortune  pour 
devenir  aussi  pauvre  que  le  peuple. 


270     LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    RÉPUBLIQUE 

au  point  de  vue  esthétique.  L'idéal  communiste  est  mai^ni- 
fiquement  représenté  en  fort  décoratives  visions  dune 
rutilance  de  couleur  égale  à  celle  de  ses  peintures  de  la 
Byzance  impériale  et  sanglante;  mais  l'étude  des  senti- 
ments y  est  nulle,  et  pas  un  seul  des  nombreux  ouvriers 
réunis  par  Karl  ne  semble  avoir  pu  être  touché  de  ferveur 
altruiste.  Il  reste  que  la  vision  d'esthétique  collectiviste 
de  P.  Adam  sollicite  toute  la  curiosité  : 

Au  phalanstère,  harmonieuses  d'une  hellénique  grâce, 
les  femmes  sont  habillées  avec  élégance  plastique,  et  l'art 
sait  même  cacher  sous  des  tuniques  sombres  la  déchéance 
des  plus  âgées.  La  beauté  vigoureuse  des  hommes  s'inspire 
au  rythme  de  sonnets  de  Baudelaire  c^u'ils  chantent 
adaptés  à  des  thèmes  wagnériens.  La  Maison  des  Métiers 
expose  des  façades  de  céramiques  vertes  à  personnages 
incrustés  représentant  les  tisseurs  de  tous  les  âges;  des 
baies  immenses  s'y  ouvrent  dans  des  encadrements  de 
glycine  :  de  là  l'on  voit  des  donjons  de  verre  s'arrondir 
au  milieu  de  spacieux  parterres.  «  Chaque  bâtisse  était 
une  chose  isolée,  mystérieuse,  somptueusement  magique 
au  milieu  des  sapins,  des  ruisseaux  vifs,  des  prairies 
grasses.  «  Les  ateliers  s'ornent  de  statues  de  Donatello  et 
de  Jean  Goujon;  «  un  tireur  d'arc  assyrien  en  bas-relief 
derrière  le  volant  d'une  machine  semble  lui  donner  la 
propulsion  ».  T^t  voici  les  dortoirs  :  salles  vernies  en  clair 
où  les  cloisons  de  pitchpin  forment  chambrcttes  munies 
de  lits  en  cuivre,  tapissées  contre  le  froid  de  nattes 
multicolores;  l'eau  chaude  y  arrive  jumellement  à  l'eau 
froide;  les  baignoires  recommandent  les  grands  lavages 
parfumés;  c'est,  dans  la  demeure,  le  charme  des  larges 
eaux.  Cependant  dehors,  aux  jardins  d'Armide,  les  orgues 
disent  des  nocturnes  graves  ;  on  se  sent,  dans  les  bosquets, 
des  âmes  savantes  et  providentielles.  —  Bref,  encore  que 


LES    SOCIALISTES  271 

son  idéal  décoratif  rejoigne  un  peu  trop  exclusivement  les 
réalisations  composites  des  grands  halls  de  la  nouvelle 
gare  d'Orléans  qu'il  chroniqua  avec  enthousiasme  dans  le 
Journal,  il  a  su  exprimer  de  façon  représentative  toute  la 
saine  poésie  des  usines  à  salles  hautes  et  claires,  à 
machines  neuves  et  parfaites,  usines-muséGs. 

Il  ne  convient  pas  de  s'étendre  sur  le  côté  économique 
de  l'œuvre.  Notons  seulement  qu'il  faut  être  reconnaissant 
à  l'auteur  d'imposer  par  l'excellence  du  style  à  l'élite 
bourgeoise  l'idée  qu'un  jour  le  labeur  physique  deviendra 
un  sport  comme  la  chasse.  «  Ceux  qui  travaillent  cent 
heures  à  présent  pourraient  en  prendre  soixante  consa- 
crées à  leur  repos  ou  à  la  culture  de  leur  âme.  Alors 
l'idée,  multipliée  par  la  méditation  des  peuples,  fournirait 
chaque  jour  mille  inventions  nouvelles  propres  h  réduire 
encore  la  peine  de  chacun.  »  On  est  satisfait  d'entendre  un 
poète  proclamer  de  telles  choses  par  la  beauté  du  verbe 
en  un  siècle  où  les  Fouillée  et  les  Faguet  condamnent  le 
socialisme  au  nom  de  l'avenir  intellectuel.  L'œuvre  de 
P.  Adam,  parfois  puérile,  n'en  brille  pas  moins  d'une 
chaleureuse  éloquence  esthétique.  Il  a  été  le  'poète  de 
l'usine  future,  et  l'artificialité  de  son  goût  se  purifia  à  sti 
ferveur  lyrique. 

VI 

Le  critique  littéraire  socialiste  très  connu,  M.  Georges 
Renard,  a  raconté  dans  Un  Exile  les  malheurs  excessifs 
d'un  jeune  homme  que  le  hasard  avait  fait  employé  de  la 
Commune  et  qui,  à  la  suite,  avait  dû  gagner  la  Suisse  et  y 
souffrir  des  rigueurs  et  suspicions  de  l'exil  avant  de 
rentrer  en  France  à  l'amnistie  et  d'y  retrouver  de  plus 
vives  misères.  Ce  n'est  point  proprement  un  roman  socia- 


272     LA    SOCIÉTÉ    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

liste,  mais  il  accuse  l'emlioiirgeoisement  du  parti  répu- 
blicain vers  1880  et  le  manque  absolu  de  solidarité  des 
républicains  entre  eux. 

La  Co/wersion  d'André  Sai>enaij  (1892)  s'intitule 
«  roman  socialiste  »  et  y  a  bien  plus  de  titres  ;  il  les 
aurait  même  tous  s'il  était  en  même  temps  un  roman 
d'observation  et  d'idée,  mais  il  se  borne  à  ne  vouloir  être 
qu'un  roman  d'idée,  de  discussion,  h  la  manière  des  paral- 
lèles classiques  donnés  en  philosophie  pour  l'exposition 
de  théories  adverses,  ce  qui  reste  un  excellent  exercice 
de  dialectique.  Les  personnages  de  ce  roman  sont  des 
personnifications  de  thèses  et  n'ont  pas  été  étudiés  sur  le 
vif  :  ni  la  jeune  fille  socialiste,  émule  d'Eve  Ravière,  ni  le 
vieux  libertaire  de  1848,  ni  le  faubourien  révolutionnaire, 
ni  môme  le  jeune  bourgeais  que  la  sentimentalité  et  une 
ruine  subite  convertissent  ensemble  au  socialisme;  et  cela 
est  regrettable  :  en  effet,  M.  Renard  qui  —  il  le  montre 
par  un  gracieux  épisode  de  ce  roman  —  eut  écrit  de  si 
charmants  contes  bleus  socialistes  pour  les  enfants  des 
écoles  —  ce  qui  n'est  point  du  tout  œuvre  dédaignable  — 
n'est  pas  seulement  un  esprit  généreux  mais  une  intelli- 
gence souple  et  prompte  qui,  s'il  se  fût  astreint  au  com- 
merce quotidien  et  h  l'étude  attentive  des  milieux  et  mili- 
tants socialistes  contemporains  \  eut  su  reproduire  avec 
fidélité  et  vie  la  réalité  quotidienne,  car  il  a  de  la  sensi- 
bilité. Mais  M.  G.  Renard,  quoique  esprit  très  honnête, 
n'est  pas  un  observateur,  il  donne  plus  de  temps  à  parler 
qu'à  écouter  et  à  regarder,  c'est  un  caléchiste,  un  insti- 
tuteur, un  esprit  philosophique  et  théoricien.  Son  roman 
est  un  bon  roman  de  théorie  socialiste  pour  un  public  pri- 
maire  et  secondaire  : 

1.   Selon    la   méthode   des   romanciers  naturalistes   qu'il  a  su  aimer   et 
louer  pendant  plusieurs  années  d'intéressante  critique  d'avant-garde. 


LES    SOCIALISTES  273 

André  Savenay,  bourgeois,  est  sauvé,  clans  un  club  où 
deux  de  ses  amis  ont  manifeste  intempestivement,  par 
l'intervention  d'une  jeune  vierge  socialiste,  Jeanne  Des- 
champs, fille  d'un  communard  fusillé,  et  de  son  grand-père  ; 
et  le  lendemain  il  va  les  remercier.  Pendant  sa  A'isite,  une 
voisine  vient  conter  le  suicide  dans  un  appartement  con- 
tigu  de  deux  malheureux  qui  laissent  une  fillette,  et  c'est 
l'occasion  pour  André  de  faire  preuve  de  charité,  puis  de 
revenir  voir  et  secourir  l'enfant  que  les  Deschamps  ont 
adoptée.  Cependant  on  cause  :  discussions  sur  la  bour- 
geoisie, qu'André  défend  mollement,  et  sur  le  socialisme. 
En  même  temps  de  l'autre  côté,  dans  son  monde,  André 
est  blagué  pour  ses  amitiés  populaires  :  discussion  de 
salon  sur  le  socialisme,  exposé  juste  et  alerte  des  idées 
ignorantines  des  riches  sur  le  socialisme.  André  continue 
à  aller  voir  les  Deschamps,  mais  une  vieille  femme  qui 
désire  devenir  la  belle-mère  de  Jeanne,  insinue  que  les 
visites  d'André  peuvent  compromettre  la  jeune  fille,  et  le 
grand-père  prie  André  de  ne  pas  revenir.  C'est  alors 
qu'André  est  ruiné  par  un  petit  panama  de  phosphatiers, 
et  que  sa  conversion  —  qui  aurait  du  être  l'objet  d'une 
analvse  — -  achève  de  s'accomplir  au  milieu  des  déboires. 
Après  des  vicissitudes,  il  fait  profession  de  sa  foi  socialiste 
h  Jeanne  Deschamps;  les  derniers  obstacles  tombent  et 
leur  mariao-e  s'arrête. 

On  voit  que,  par  cette  intrigue,  c'est  un  roman  dans  la 
manière  de  G.  Sand,  mariant  les  classes  entre  elles;  seu- 
lement, par  la  différence  des  époques,  il  n'y  a  plus  dis- 
cussion, personnelle    aux   héros,   de   pensées   analytiques 

originales    sur  le   communisme  comme   dans   le  PècJié  de 

o 

jl/..l/îio//?f,  mais  exposition  courante  des  principales  reven- 
dications du  socialisme   contemporain  le  moins   marxiste. 

M.-x\..  Leblond.  18 


'■J.l't      I.A    SOCIETE    FliANÇAISE    SOUS    LA    TROISIÈME    REPUBLIQUE 


VII 


On    peut   choisir   parmi  les    romans    de    Roguenant    la 
Fourmilière,    qui    parut  vers   1895  à   la    Amoncelle  Bévue, 
parce  que  c'est  une  œuvre  sobrement  écrite  avec  précision 
et  des  expressions  justes  révélant  une  observation  directe 
et  modeste  que  n'avait  pas  encore  faussée  chez  l'auteur  la 
fréquentation  des    milieux  pseudo-littéraires.   Ensuite   se 
complétera    parfaitement    par   elle    cette   enquête   sur  les 
formes  perverties  du  socialisme/  Le  personnage  principal 
s'accuse  en  effet  dès  cette  éqoque  socialiste  nationaliste; 
il   est  d'autant   plus  intéressant  à  étudier  que  sa  naïveté 
laisse  transparaître    davantage    la  valeur    intrinsèque    du 
sentiment  nationaliste,  dépouillé  de  toutes  ses  complica- 
tions politiciennes.   Il   est  nationaliste  parce  qu'il  naquit 
Lorrain,  voisin  de  la  frontière,  et  il  ne  s'indique  pas  moins 
simpliste  dans  tous  les  autres  traits  de  son  caractère  :  ce 
n'est  point  sans  quelque  sentiment  de  fierté,  inutilement 
bruyante,    qu'il    gille    le   journaliste    Mouchin    parce    que 
celui-ci  a  osé   compter   sur  sa  complicité  pour  une   opé- 
ration   louche.    Nommé    secrétaire  du   syndicat  du  fer,    il 
s'admire  d'être  un  employé  modèle  et  se  peint,  en  chromo, 
bon  patriote.    Jamais   mieux  que  par  une  autobiographie 
ne  s'avère  la  naïveté  inhérente  h  tout  nationaliste  honnête. 
Ce  roman  d'un  autodidacte  a  en  outre  l'avantage  de  pré- 
senter quelques  figures   d'ouvriers   exactement  observées 
par  un  camarade  (tels  le  délégué  chaufleur  et  le  délégué 
lamineur)  et  de   nous   offrir   une   psychologie   sobre   mais 
curieusement   stricte    des    assemblées;    il    a  remarcpic  la 
lumière  grise,  le  caractère  glacial  des  salles  de  fêtes  boui'- 
geoises  qui  ne  furent  point  disposées  à  l'usage  de  congrès, 
l'exiguïté  des  statures  mangées  par  l'espace  et  la  lumière, 


LES    SOCIALISTES  275 

la  sensation  angoissante  du  murmure  confinant  au  tapaoe, 
«  l'aisance  lourde  »  du  président  habitué  à  tout  cela  : 
autant  de  traits  simples  mais  nets  qu'il  est  intéressant  de 
voir,  noter  par  un  ouvrier  et  dont  se  compose  vivement 
une  impression  d'ensemble,  scrupuleusement  terne. 

Les  figures  secondaires  ressortent  de  la  même  exacti- 
tude moyenne.  L'internationaliste  Verdun,  sec  et  sûr  de 
soi,  conclut  alliance  avec  le  journaliste  Mouchin  à  qui  il 
promet  l'argent  du  syndicat  pour  le  faire  nommer  député; 
il  méprise  d'ailleurs  Mouchin,  tous  les  journalistes  et  avo- 
caillons,  mais  les  utilise  parce  qu'ils  sont  encore  néces- 
saires et  qu'ils  ornent  les  listes  électorales.  Virgile  Mou- 
chin, directeur  de  la  Plèbe,  beau  parleur  et  exploiteur  de 
talents,  ne  paie  pas  ses  ouvriers  les  plus  pitoyables, 
dépensant  leur  salaire  aux  courses.  Fizaine,  médiocrissime 
Saint-Just,  écrit  peu  et  d'un  fielleux  style  incolore;  mais, 
beau,  blondasse,  fhiet,  parfumé  comme  une  fille  et  amou- 
reux de  ses  mains,  androoyne  au  reoard  de  fixité  éteinte, 
il  sait  se  faire  déléguer  à  chaque  grève,  et  c'est  de  quoi  il 
vit.  Les  autres  rédacteurs  apparaissent  pour  la  plupart 
noçards  et  ivrognes,  sectaires  et  prétentieux,  fuinail- 
leurs,  grands  lycéens  cancres  causant  argot  et  couchant  de 
la  copie  comme  des  lignes.  On  voit  ici  quelle  impression 
exacte  se  fait  l'ouvrier  moyen  du  personnel  de  la  presse 
socialiste.  Prise  d'en  bas,  elle  n'est  pas  sensiblement  diffé- 
rente de  l'opinion  d'un  vicomte  de  Vogiié,  dédaigneuse- 
ment formulée  d'en  haut.  (Les  Mor/s  qui  parlent.) 

VII 

En  1898,  après  avoir  terminé  la  série  des  Rougon-Mac- 
quart,  Zola  publie  à  la  suite  de  Lourdes  et  de  Rome  un 
roman  de  mœurs   sur  Paris.   Il  l'oppose  aux  villes  de   la 


276     LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

crédulité  primitive  et  de  l'intrigue  moyenâgeuse  comme  la 
ville  de  progrès,  d'avenir  :  de  science  et  de  socialisme. 
C'est  encore  un  roman  d'observation  réaliste,  mais  déjà 
s'en  dégagent  les  spéculations  sur  l'avenir,  spéculations 
que  Zola  poussera  jusqu'à  la  rêverie  utopique  dans  ses 
œuvres  suivantes  :  les  quatre  «  Evangiles  ». 

Le  savant  Guillaume  Froment  se  donne  à  l'anarchie 
après  avoir  traversé  toutes  les  sectes  socialistes  qui  lui 
répugnèrent  «  parce  qu'elles  sont  entachées  de  tyrannie  ». 
Mais  l'expérience  douloureuse  de  la  vie,  l'observation  de 
la  misère  et  la  métaphysique  de  souffrances  personnelles 
le  ramènent  finalement  et  définitivement  au  socialisme  qui 
est  évidemment  le  régime  politique  le  plus  concordant  et 
le  plus  souple  à  la  science,  surtout  sous  sa  forme  évolution- 
niste,  qui  est  l'élaboration  la  plus  méthodique  mais  la  plus 
libérale,  la  plus  prudente  mais  la  plus  active  —  tous  carac- 
tères scientifiques  —  du  présent  en  avenir.  Ce  n'est  pas  la 
philosophie  rationaliste  qui  conduit  Guillaume  Froment 
au  socialisme,  mais  la  science  de  la  nature  :  ce  qui  est 
très  important  puisque  cela  ne  donne  pas  une  base  idéolo- 
gique mais  naturelle  et  presque  animale  —  beaucoup 
plus  profonde  et  sûre  —  au  Socialisme.  Rien  ne  mérite 
davantage  d'être  considéré  :  alors  que  la  Révolution  fran- 
çaise a  été  toute  logique  et  construite  a  priori  dans  le 
domaine  spiritualiste,  le  Socialisme  se  fonde  sur  l'obser- 
vation de  la  nature,  se  rattache  étroitement  à  ce  qu'il  y  a 
de  premier  en  elle,  consulte  son  évolution;  il  est  ainsi  une 
construction  à  la  fois  matérialiste  et  vraiment  métaphy- 
sique, si  l'on  veut  bien  ne  pas  perdre  de  vue  que  la  méta- 
physique doit  suivre  pas  à  pas  les  progrès  de  la  science 
de  la  nature  (ccua-^)'.  Tout  cela  est  seulement  indiqué  dans 

1.  Ce  à  quoi  manquent  totalement  les  métaphysiciens  en  cours  officiel 
dont  les  métaphysiques  se  basent  sur  les  physiques  du  temps  de  Descartes. 


LES    SOCIALISTES  277 

Zola,  mais  en  un  roman  la  simple  indication  est  déjà  con- 
sidérable, et  c'est  aux  générations  littéraires  nouvelles, 
instruites  minutieusement  du  socialisme  et  particulière- 
ment de  ses  crises  actuelles  de  croissance  en  Allemagne 
et  en  France,  c'est  h  de  jeunes  essayistes  vigoureux 
comme  MM.  Daniel  Halévy  ou  Jean  Eriez,  h  écrire  le 
roman  oîi  le  sujet  sera  traité  en  détail  avec  l'ampleur  de 
connaissance  nécessaire. 

Tableau  synoptique  de  Paris,  Tout-Paris  social,  le  roman 
de  Zola  groupe  quelques  figures  de  personnages  socialistes 
connus.  Bâche,  fouriériste  convaincu,  Morin,  admirateur 
de  Proudhoii  et  de  Comte,  ennemi  de  la  richesse  et  de  la 
propriété,  Barthès  antiguesdiste  ayant  passé  les  deux 
tiers  de  sa  vie  en  prison  pour  la  cause  de  la  Liberté.  Ils 
s'animent  en  de  petits  portraits  qui  sont  des  articles  de 
dictionnaire  éclairés  de  lumière  mobile  et  de  chaude 
sympathie. 

IX 

La  vie  de  l'œuvre,  toujours  un  peu  lourde  et  conges- 
tionnée, de  Zola  apparaît  surtout  à  la  comparaison  avec  le 
roman  Les  Morts  qui  parlent,  de  peu  postérieur,  où  le 
vicomte  de  Vogiïé  a  prétendu  refaire  Paris  à  sa  façon,  qui 
est  immédiatement  antipodique.  La  force  et  la  vertu  de 
Paris  ne  sont  plus  dans  l'avenir  mais  dans  le  passé,  et  le 
vicomte  ne  considère  plus  dans  la  capitale  de  la  Fi'ance 
républicaine  que  la  ville  étranglée  de  tradition  que  Zola 
avait  vue  en  la  laocoonesque  Rome. 


J'indiquerai  au  contraire  comme  bel  essai  de  métaphysique,  vraiment 
tirée  de  l'observation  de  la  nature  avec  des  yeux  éclairés  de  science 
moderne,  la  Vie  des  Abeilles  de  Maurice  Maeterlinck  —  qui  ne  pouvait 
cire  que  socialiste. 


278     LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

Long  et  pâle  mélodrame  encore  inférieur  aux  Rois  de 
Jules  Lemaître,  prose  larveuse,   ce  roman  n'en  offre  pas 
moins   l'intérêt  de  nous  présenter,  dans  la  franchise  de  la 
naïveté,  le  sentiment,  sur  le  parti  socialiste,  des  milieux 
aristocratiques  ralliés  à  la  ploutocratie  sous  la  'J'roisième 
République.  Nous  voyons   en  Elzéar  Bayonne,   orateur  et 
poète  du  socialisme,  la  façon  dont  on  s'y  imagine  la  per- 
sonnalité de  Jaurès,  ou  mieux  :  dont  on  compose  la  syn- 
thèse   de   Jaurès,   Millerand   et  Yiviani.    Pour    eux,   l'élo- 
quence  socialiste    est    de    la    phraséologie  ;    le    socialisme 
politique,  de  la  poésie   Imaginative  et  chaude,  généreuse 
et  vaine  ainsi  qu'apparait  toute  poésie  h  cette  gent,  la  plus 
utilitaire    du  inonde  ;    le   député,   un  mousquetaire   de    la 
finance;  l'homme   socialiste,  un  bohème  ayant  en   amour 
les    goûts,   l'intrigue    et    le  dénouement    des  théâtres    de 
Belleville  ou  de  Montparnasse.  Ce  roman  est  proprement 
effrayant  par  la  façon  dont  il  nous   renseigne   sur  la  pau- 
vreté de  vision  des  vicomtes  de  Yogiié  et  autres  académi- 
ciens  de  salons  :  ils  ne  se  sont  jamais  doutés  de  ce  qu'était 
la  nature,  l'humanité,  l'instinct,   ils   ne   sont  jamais  des- 
cendus   dans    la   rue    et    n'ont  jamais   côtoyé   d'êtres    en 
muscles  et  en  robustes  carnations;  on  ne  peut  pas  s'ima- 
giner comment  ils  aperçoivent  la  vie,  de  quelles  prunelles 
de  verre  coloré  et  à  travers  quels  tempéraments  de  papier 
mâché. 

Brel,  Elzéar  Bayonne,  étant  député  socialiste,  est  juit 
et  tenu  en  tutelle  par  des  juifs.  Il  devient  le  jouet  d'une 
petite  cousine  juive  qui  s'est  faite  actrice  sous  le  nom  de 
Rose  Esther,  parce  qu'évidemment  une  intellectuelle  juive 
ne  saurait  être  qu'actrice,  et  qui,  pour  arriver  à  monter 
sur  les  planches  de  la  Comédie-Française,  dirige  de  telle 
sorte  Elzéar  et  d'autres  comparses  que  le  ministère  est 
renversé.   Mais  tout  cela  ne  va  point  sans  complication. 


LES    SOCIALISTES  279 

Car  le  vicomte  Melchior  de  Yogùé,  qui  est  patriote  russe, 
au  moins  par  la  nostalgie  d'origines  asiatiques,  veut 
opposer  au  socialiste  français  —  opportuniste  arriviste,  le 
socialiste  russe,  —  absolu  et  hiératique.  Pour  lors,  Daria 
Veraguine,  grande  dame  moscovite,  se  mêle  à  l'intrigue. 
Elle  s'est  fait  aimer  d'Elzéar  pour  mieux  le  guider  h  des 
fins  politiques  dont  Vogué  nous  laisse  à  peine  entr'aperce- 
voir, d'un  seuil  réservé,  les  mystérieuses  arcanes;  et  elle 
le  dispute  à  l'influence  aphrodisiaque  de  sa  cousine  Esther. 
Elzéar  va  refuser  le  portefeuille  qui  lui  est  offert  par  amour 
de  l'intransigeante  Daria  quand  la  balle  d'un  officier  sou- 
danais, revenu  d'Afrique  depuis  quelques  jours  et  tombé 
amoureux  de  Daria,  le  tue  en  un  duel  impressionnant. 

Les  Morts  qui  parlent  :  tel  est  le  titre  de  ce  roman  qui 
eût  mérité  à  tous  les  égards  l'affichage  aux  colonnes  de  la 
Libre  Parole.  Les  morts  qui  parlent  et  qui  tuent  !  car 
l'exécution  du  député  socialiste  et  juif  par  l'officier 
royaliste  et  nationaliste  revenu  du  Soudan  allégorise  la 
revanche  de  l'Ancien  Régime  sur  la  Révolution  grâce  à 
l'intervention  russe.  Cela  est  d'autant  plus  édifiant 
qu'inconscient. 

X 

Revenons  à  la  vie.  Les  A/nes  perdues^  de  J.-H.  Rosny 
montre  l'inanité  des  sacrifices  faits  par  les  individualités 
aveuglément  généreuses  à  l'absolu  des  causes  aussi  bien 
socialiste  qu'anarchiste.  L'anarchiste  Robert  Bessières 
(Vaillant)  jette  une  bombe  au  Sénat  et  est  exécuté,  sans 
amener  autre  chose  qu'une  réaction  bourgeoise.  Le 
socialiste  Abel  Roland  renonce  à  sa  fortune  en  faveur  des 
ouvriers,  avec  la  parfaite  science  que  Marie-Louise  Mouriès 

1.  Les  Ames  perdues,  Fasquelle. 


280     LA    SOCIÉTÉ    FIîANÇAISK    SOUS    LA    TROISIÈME    RÉPLBLIQUK 

refusera  pour  ce  fait  de  devenir  sa  femme  :  il  se  consume 
alors  de  douleur,  et  sa  fortune  est  dilapidée  par  l'inexpé- 
rience des  ouvriers.  Les  sacrifices  sont  inutiles. 

Rosny  étant  évidemment  le  plus  beau  génie  littéraire  de 
ce  temps,  il  convient  de  Tattaquer  avec  le  plus  d'àpreté. 
Sans  nul  doute  est  stupide  le  sacrifice  tel  que  le  conçoit  la 
morale  tolstoïenne  —  qu'il  est  à  l'honneur  de  Rosny  d'avoir 
combattue  avec  une  intelligence  de  beaucoup  supérieure 
en  ce  qu'elle  est  plus  pratique  et  non  moins  généreuse. 
Mais  Abel  Roland  ne  saurait  personnifier  ici  le  sacrifice 
socialiste  : 

Abel  est  la  plus  charmante  et  vibrante  figure  du  jeune 
homme  ardent,  dévoué,  altruiste  jusqu'aux  profondeurs 
féminines  de  l'instinct.  Plnjsiquement  il  n'aurait  pas  pu  ne 
point  abandonner  cette  fortune  qu'il  sait  n'avoir  pas 
méritée,  et  déjà  de  ce  fait,  il  n'y  a  pas  sacrifice.  INIais,  dans 
de  telles  conditions  de  tempérament,  s'il  est  équilibré, 
harmonieux  avec  soi-même,  —  ainsi  qu'il  est  nécessaire  en 
une  thèse  —  il  ne  peut  point  rester  à  jamais  désemparé  de 
la  rupture  avec  ^laric-Louise.  Que  la  souffrance  soit 
immense  à  l'heure  oraoeuse  de  la  crise  où  toute  raison 
tournoie  au  cyclone,  rien  n'est  plus  vrai.  Mais  rien  au  fond, 
au  point  de  vue  amoureux  même,  ne  saurait  lui  être  plus 
utile  et  finalement  plus  doux  que  ce  que  les  Rosny 
appellent  «  le  sacrifice  »,  puisqu'il  lui  a  permis,  en  éprou- 
vant l'amante,  de  constater  que  son  âme  n'était  point  sœur 
de  la  sienne.  Abel  se  connaît  trop  pour  ne  pas  prendre 
conscience  que  Marie-I.ouise  n'était  point  la  compagne 
harmonique,  que  son  caractère  égoïste  et  ses  goûts  de 
richesse  eussent  froissé  les  délicatesses  les  plus  intimes  de 
son  àme;  et,  comme  il  est  aussi  intellectuel  que  passionné, 
cette  idée  eut  finalement  désagrégé  la  passion.  En  ce  sens 
il  n'y  a  donc  eu  nullement  chez  lui  sacrifice. 


LES    SOCIALISTES  281 

Il  n'y  a  eu  sacrifice  qu'au  point  de  vue  socialiste.  La 
seule  faute  est  économique  et  consiste  en  le  lait  d'avoir 
abandonné  sa  fortune  sans  prendre  le  souci  nécessaire  à 
en  empêcher  la  dilapidation,  si  aisément  prévisible.  Abel 
est  coupable  d'avoir  provoqué  la  ruine  de  l'usine  et  par  là 
d'avoir  servi  à  la  cause  bourgeoise  un  exemple  h  invoquer 
contre  l'impossibilité  matérielle  du  communisme.  Et  c'est 
de  cela  que  finalement,  après  les  heures  du  désespoir 
amoureux,  il  aurait  du  souffrir,  de  souffrance  autant 
physiologique  qu'intellectuelle,  puisque  c'est  là  seulement 
qu'il  y  eut  sacrifice  inutile,  même  nuisible.  La  beauté  idéo- 
logique du  roman  subsiste  en  ce  que  l'absolu  y  est  attaqué; 
le  dévouement  à  la  cause  socialiste  et  celle-ci  elle-même 
ne  sauraient  prendre  les  caractères  passionnés,  irréfléchis 
et  absolus  qui  se  marquent  en  l'acte  d'x\bel  Roland.  La 
masse  ouvrière  n'est  pas  encore  apte  à  diriger  seule  une 
grosse  entreprise  industrielle  en  concurrence  avec  la 
bourgeoisie.  La  tutelle  la  plus  désintéressée  de  bourgeois 
ayant  rompu  avec  leur  monde,  comme  Abel  Roland,  lui 
est  indispensable.  Le  socialisme  qui  ne  le  comprendrait 
pas  aboutirait  à  l'anarchie.  Et  Rosny  eût  pu  le  faire  sentir 
davantage  en  cette  œuvre  où  il  avait  eu  l'intellioence  de 
mettre  en  parallèle  le  socialisme  et  l'anarchie. 


XI 

Dans  la  Cliarpente  (1901)  ',  l'œuvre  la  plus  synthétique 
de  Rosny,  le  socialisme,  qui  n'est  point  l'objet  de  l'in- 
trigue, est  la  matière  intellectuelle  dont  s'entretient 
constamment  le  roman,  le  sujet  de  toutes  les  conversa- 
tions où  s'expose  le  système  de  la  société. 

\.La  Charpente,  Fasquelle. 


282     LA    SOCIÉTÉ    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    RÉPUBLIQUE 

Le  géographe  Duhamel,  intellectuel  socialiste,  n'est 
affilié  à  aucun  comité,  mais  il  a  profité  de  gros  bénéfices 
pour  résoudre  dans  son  usine  le  problème  qu'Abel  Roland 
n'avait  pas  su  résoudre.  Dans  ces  temps  de  civilisation 
bourgeoise,  il  en  reste  le  propriétaire  mais  il  en  emploie 
les  recettes  au  profit,  sagement  distribué,  des  ouvriers, 
refusant  a  sa  mondaine  femme  les  toilettes  et  les  attelages 
qu'elle  réclame  avec  insistance. 

En  villégiature  dans  une  société  aristocratique,  il 
discute  avec  rintellectuel  de  ce  milieu  sur  le  socialisme, 
sur  la  participation  des  trois  classes  à  l'avenir  social.  Il 
considère  la  société  comme  un  immense  organisme  où  les 
diverses  structures  sociales,  aristocratique,  républicaine, 
socialiste,  se  pénètrent  comme  des  plexus  nerveux  h 
différentes  phases  de  son  développement.  Dans  tout  corps 
ce  sont  les  couches  extérieures  qui  travaillent  le  plus;  les 
plèbes  sont  les  couches  extérieures  de  la  société,  et  comme 
elles  travaillent  le  plus,  c'est-à-dire  c|u'elles  s'adaptent  le 
plus  aux  conditions  du  milieu,  elles  se  transforment  avec 
lui,  progressent,  croissent  en  force  sur  les  autres.  Il  est 
démontré  «  par  l'anatomie  comparée  »  (|ue  ce  sont  les 
classes  ouvrières  qui  font  et  sont  l'avenir,  et  d'autre  part 
que  ((  l'aristocratie  étant  de  structure  ancienne,  la  bour- 
geoisie une  structure  présente,  le  collectivisme  une  struc- 
ture en  formation  »,  toute  régression  politique  vers 
l'ancien  régime  est  anatomiquement  impossible,  que  tout 
piétinement  sur  place  en  l'état  bourgeois  entraînerait  la 
mort  de  l'organisme,  selon  les  lois  de  l'évolution. 

L'avenir  doit  donc  se  faire  par  la  classe  ouvrière.  Mais 
cette  classe  ouvrière  est  toujours  dirigée  par  une  petite 
minorité  intellectuelle  de  la  Bourgeoisie  :  on  eût  aimé  voir 
Rosny  traiter  plus  en  détail  la  (piestion  des  rapports  de 
l'intellectuel    socialiste    né    dans    la    bourgeoisie    avec    la 


LES    SOCIALISTES  283 

classe  ouvrière.  Duhamel,  saus  nul  doute,  consacre  à  ses 
ouvriers  une  grande  part  des  gains  de  son  entreprise; 
mais,  en  ce  roman  où  s'explique  la  façon  dont  se  pénètrent 
amplexueusement  les  différentes  couches  de  la  société, 
nous  eussions  désiré  apercevoir  de  temps  à  autre  Duhamel 
au  milieu  de  ses  ouvriers.  Il  reste  un  peu  trop  bourgeois 
par  ses  manières,  le  choix  de  ses  sujets  idéologiques,  le 
Sfoût  mondain  de  la  conversation  oalante,  la  manière  de 
son  intellectualité,  il  a  trop  l'air  d'être  un  Alceste  du 
XIX*  siècle  qui  va  dans  la  société  choisie  dire  la  vérité 
sociale  comme  l'autre  la  vérité  humaine,  il  n'est  pas  phy- 
siologiquement  et  mentalement  assez  imprégné  de  peuple, 
il  n'est  pas  humble,  et  s'il  est  laborieux  c'est  avec  élé- 
gance. Voilà  qu'il  va,  répudiant  par  le  divorce  son  indigne 
femme  mondaine,  épouser  la  jeune  Alice,  généreuse  dis- 
ciple élevée  dans  sa  ferveur  altruiste.  Nous  ne  discernons 
pas  assez  quelle  sera  l'atmosphère  et  l'intimité  morales  de 
ce  couple,  nous  savons  que  cela  fera  du  très  bel  amour 
humain  mais  nous  ne  sentons  pas  ce  qu'il  pourra  y  entrer 
de  pensée  et  de  sentiment  sociaux  dans  cet  amour  qui  ne 
saurait  être  profond  et  large  qu'intimement  pénétré  d'une 
perpétuelle  conscience  socialiste  de  la  misère  humaine. 
Car  l'altruisme  seul  peut  féconder  la  famille  et  lui  donner, 
avec  le  bonheur,  la  sensation  de  son  utilité,  de  sa  justice. 
La  compréhension  des  rapports  de  la  famille  à  la  société 
eût  dû  être  manifestée  dans  cette  œuvre  où  étaient  parallè- 
lement envisagés  les  principes  de  la  morale  familiale' 
(couple  Delafon,  répudiation  de  iMme  Duhamel),  et  de  la 
physique  sociale  (théorie  de  la  Cliarpente).  11  manque 
ainsi  un  peu  d'unité  synthétique  à  cette  œuvre  ample  de 
sociologie  socialiste.  Notez  que  si  l'on  demande  autant  à 
l'œuvre  des  Rosny,  c'est  parce  qu'elle  est  supérieure. 


28'i     LA    SOCIÉTÉ    FnANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    HÉPUDLIQUE 


XII 


Fécondité  d'Emile  Zola  (1899)  avait  également  traité  le 
problème  de  la  famille  sans  le  rattacher  h  celui  de  la 
société;  car  aucun  de  ces  romanciers  ne  semble  avoir  for- 
tement senti  leur  connexité  et  qu'il  y  a  une  unité  très  pro- 
fonde et  nécessaire  dans  la  vie.  Travail  [i^^i]  ne  la  dégage 
pas  davantage  avec  la  conscience  et  la  force  nécessaires, 
bien  que  le  sentiment  de  cette  connexité  v  soit  à  l'état 
latent. 

Travail  d'Emile  Zola  est  une  œuvre  de  première 
importance,  car  depuis  le  Bas-Empire  Français,  c'est-à- 
dire  dans  une  période  d'un  demi-siècle,  elle  est  le  seul 
roman,  écrit  par  un  littérateur  français  ayant  une  célé- 
brité mondiale  et  par  suite  une  influence  considérable,  qui 
présente  un  tableau  de  vie  idéale  envisagée  comme  pro- 
chainement réalisable  et,  à  ce  propos,  une  profession  de 
foi  socialiste.  (Nous  disons  socialiste  en  donnant  au  mot 
le  sens  général  qui  embrasse  les  systèmes  d'écoles  assez 
diverses).  Ainsi  Zola  a  repris  la  tradition  de  George  Sand, 
qui  a  écrit  plusieurs  romans  socialistes  fort  beaux, 
aujourd'hui  incompréhensiblement  oubliés;  on  ne  parle 
pas  de  Cabet  dont  le  Voyage  en  Icarie  n'a  qu'une  puérile 
intrigue,  insignifiante  comme  psychologie  et  qui  n'est 
qu'un  lien  léger  nouant  ingénument  les  chapitres  d'un 
traité. 

Il  importe  d'en  exposer  le  sujet  avec  quelque  détail. 
Luc  Froment  vient  attendre  à  Beauclair  un  ami,  Jordan, 
et,  cependant,  visite  la  petite  ville  que  parcourent  les 
ouvriers  d'une  usine  locale,  abrutis  par  la  dure  vie  de 
labeur  incessant  et  meurtrier  qu'on  leur  impose.  Il  voit 
un  de  ces  ouvriers  pris  de  vin  battre  sa  maîtresse,  Josine, 


LES    SOCIALISTES  285 

et  lui  refuser  la  clef  du  logis.  Il  secourt  la  pauvre  fille 
que  Touvrier  Ragu  finit  par  reprendre  chez  lui  et  bientôt 
épouser.  Jordan  arrive  :  c'est  un  savant  uniquement  épris 
de  travail,  grandi  et  sanctifié  par  le  Travail,  fait  généreux 
par  le  Travail  :  il  met  la  moitié  de  sa  fortune  à  la  dispo- 
sition de  Luc  pour  qu'il  tente  en  face  de  l'Usine  capita- 
liste, gâcheuse  d'ouvriers,  une  usine  syndicale  dont  les 
bénéfices  soient  répartis  entre  les  manœuvres,  l'intelligence 
directrice  et  le  capital.  Au  fond  Luc  est  communiste  mais 
évolutionniste  ;  il  croit  qu'avant  d'arriver  au  communisme 
il  faut  passer  par  le  collectivisme  et  que  le  collectivisme 
lui-même  ne  peut  lutter  contre  le  capitalisme  que  sous 
une  forme  pour  quelque  temps  mitigée  :  il  faut  en  effet 
craindre  et  l'inéducatiou  des  ouvriers  qui,  intelligences 
encore  étourdies  par  le  salariat,  pourraient  gaspiller  les 
premiers  bénéfices  nécessaires  à  combattre  la  concur- 
rence capitaliste,  et  la  perfidie  bourgeoise  qui  insinuerait 
si  aisément  la  discorde  parmi  les  ouvriers  associés.  En 
effet  Luc  ne  peut  triompher  des  obstacles  survenus  et  des 
crises  produites  qu'avec  le  concours  de  Jordan  :  celui-ci, 
qui  n'avait  d'abord  voulu  que  s'intéresser  h  une  expé- 
rience, se  laisse  peu  à  peu  gagner  à  la  cause  et  abandonne 
l'autre  moitié  de  sa  fortune. 

Le  plus  grand  obstacle  que  Luc  ait  eu  à  surmonter  est 
l'inconstance  des  ouvriers.  Ils  étaient  mal  préparés  à 
l'œuvre.  Le  séjour  dans  l'usine  capitaliste  les  avait  per- 
vertis :  ils  y  avaient  contracté  le  goût  du  désordre  et  de  la 
boisson  et  les  habitudes  routinières.  Ragu,  choisi  par 
Zola  comme  type  significatif,  «  le  produit  gâté  du  salariat  «,. 
est  incapable  d'autre  conception  que  celle  du  chambarde- 
ment brutal  et  ne  peut  se  faire  à  un  travail  organisé;  et  au 
fond  il  regrette  l'ancienne  Usine  où  on  le  traitait  en 
esclave  mais  en    lui  laissant,  en  lui  assurant   même  toute 


286     LA    SOCIlixÉ    FnANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

facilité  de  s'enivrer.  Aussi  y  retourne-t-il,  emmenant 
avec  lui  la  malheureuse  Josine,  qui,  battue  sans  cesse, 
s'est  éprise  du  bel  et  doux  Luc,  l'homme  de  force  et  de 
bonté.  Fauchard,  l'arracheur  chargé  de  retirer  les  creusets 
du  feu,  pauvre  vieux  gas  cuit  par  la  flamme  et  incapable 
d'autre  jouissance  que  de  boire  ses  quatre  litres  par  jour, 
s'est  aussi  tant  abruti  par  le  métier  qu'il  préfère  rester  ;» 
l'ancienne  Usine,  par  une  sorte  de  vertige  de  la  misère  et 
de  la  souffrance. 

Enfin  la  nouvelle  Usine,  la  Crècherie,  jîrospère  en  face 
de  l'ancienne  dont  les  propriétaires  sont  des  bourgeois 
pourris  de  tous  les  vices  attachés  à  la  possession  du  cor- 
rupteur argent.  Irritée  par  la  diminution  des  bénéfices,  la 
maîtresse  du  propriétaire  de  l'ancienne  Usine  fait  venir 
Ragu  pour  lui  apprendre  que  Josine  est  devenue  la  maî- 
tresse de  Luc.  Ragu  blesse  Iaic  et  quitte  le  pays.  Luc 
guérit  et  prend  publiquement  avec  lui  la  chère  femme 
qu'il  n'avait  pas  voulu  plutôt  avérer  sienne  pour  ne  pas 
compromettre,  par  des  démêlés  légaux  avec  le  mari 
légitime,  la  situation  de  la  collectivité,  les  temps  n'étant 
pas  encore  mûrs  pour  l'union  libre.  Ils  ont  de  nombreux 
enfants.  Leur  bonheur,  né  de  leur  sagesse,  est  un  exemple 
persuasif  :  gagnés  par  cet  exemple  ou  forcés  par  les 
succès  de  la  Crèclieric,  tous  les  habitants  du  village,  un 
à  un,  entrent  dans  la  collectivité,  tandis  que  la  désagréga- 
tion des  derniers  récalcitrants  se  poursuit  progressivement 
dans  la  petite  ville  désertée. 

Et  alors,  abondamment,  avec  une  heureuse  prolixité  de 
créateur  enthousiasmé  par  son  œuvre,  Zola  développe  un 
tableau  essentiellement  fouriériste  de  la  nouvelle  société 
harmonienne  dont  Luc,  vieilli  et  entouré  sans  cesse  de 
plus  d'enfants  de  plus  en  plus  beaux,  est  le  prophète 
adulé.  Le  travail  est  devenu  si  aisé  et  si  divers  qu'il  est  un 


LES    SOCIALISTES  2S7 

plaisir,  un  vigoureux  sport.  Les  ouvriers  ont  de  nom- 
breuses heures  de  liberté  employées  aux  bibliothèques  ou 
aux  jeux  de  l'art  le  plus  frais.  Les  enfants  sont  élevés 
suivant  l'indispensable  méthode  de  Fourier  inspirée  de 
Rousseau  :  au  lieu  de  les  soumettre  h  une  discipline  mili- 
tariste et  uniforme,  on  consacre  tous  ses  efibrts  à  flatter 
leurs  inclinations,  à  entretenir  leur  originalité,  à  favoriser 
leurs  qualités  spéciales.  Grandissant  heureux  et  sains,  ils 
se  développent  avec  rapidité  et  forment  bientôt  de  nou- 
veaux couples  que  le  seul  instinct  affiné  par  l'éducation  a 
unis.  Et  ce  n'est  partout  que  joie,  danses  harmonieuses  et 
guirlandes  de  fleurs  et  de  fêtes. 

Mais  Ragu  n'était  point  mort.  Le  Salarié  Errant  revient 
de  sa  course  insatisfaite  par  les  villes  et  les  bois.  Vieux, 
épuisé,  malheureux,  il  arrive  dans  l'intention  de  tuer  Luc, 
qu'il  sait  avoir  survécu,  et  Josine.  Il  les  voit  assis,  un 
jour  de  fête  anniversaire,  au  centre  des  immenses  tables 
de  la  communauté,  dans  la  vénération  universelle,  et  ils 
sont  tellement  empreints  de  majesté  par  la  sagesse  et  le 
bonheur,  que  la  volonté  du  mal  en  lui  s'anéantit.  Il 
s'enfuit,  incapable  de  l'acte.  Luc  mourra  de  la  plus  belle 
vieillesse,  dans  la  gloire  de  la  grande  œuvre  accomplie. 

Ce  qui  paraît  encore  Utopie  à  la  majorité  des  gens, 
Zola  le  croit  très  aisément  réalisable,  on  peut  même  dire 
prochainement  réalisable.  Son  roman,  aussi  ingénieux 
qu'ingénu,  n'a  pour  cela  rien  de  ridiculement  chimérique, 
il  faut  le  dire  avec  courage.  Sans  cloute,  lorsque  les  pro- 
grès sociaux  qu'il  énumère  seront  réalisés,  l'humanité 
n'aura  pas  conquis  ad  leternuni  la  félicité  absolue,  et  seu- 
lement, délivrée  des  maux  sociaux,  il  ne  lui  restera  plus  à 
surmonter  que  des  difficultés,  aujourd'hui  imprévisibles, 
d'ordre  nouveau  et  plus  complexe,  des  maux  supérieurs  en 
finesse  sur   l'échelle   évolutive;  —   sans    doute  la    société 


288      LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

idéale  qu'il  propose  à  notre  admiration  s'épanouira  avec 
moins  de  rapidité  que  ne  le  comportent  les  exigences 
d'un  roman,  fût-il  de  six  cents  pages;  mais  il  n'est  nulle- 
ment impossible  que  l'on  parvienne  à  vaincre  assez  tôt  la 
société  capitaliste  sur  certains  points.  L'important  pour 
cela  est  qu'on  ait  la  foi.  Et  c'est  ici  qu'on  sent  l'impor- 
tance de  tels  romans,  trop  aisément  regardés  comme  des 
amusettes  par  les  économistes.  Seuls  ils  peuvent,  par  leur 
puissance  d'expansion,  créer  dans  la  masse  une  atmos- 
phère mentale  d'enthousiasme  suffisamment  chaude  pour 
qu'y  éclose,  féconde,  la  volonté  des  hommes  pratiques. 
T?-ai>ail,  déjà  très  beau  et  très  utile  comme  poème  du 
Labeur  réalisé  et  de  l'activité,  vaut  infiniment  et  comme 
œuvre  de  vulgarisation  où  se  trouvent  exposés  avec  svm- 
pathie  les  divers  systèmes  (anarchie  révolutionnaire, 
communisme  libertaire,  collectivisme,  socialisme  révolu- 
tionnaire, fouriérisme,  etc.)  —  et  comme  roman-feuilleton 
répandant  dans  la  masse  des  idées  de  justice  et  d'amour 
sociaux,  mettant  sous  les  yeux  des  simples  des  tableaux 
d'un  idyllisme  facile  sans  être  mensonger.  Trop  long- 
temps le  peuple  a  dîi  se  repaître  d'aventures,  de  crimes 
et  de  vices.  Après  le  mauvais  vin  littéraire,  voici  le  bon 
lait  de  la  campagne.  Zola,  qui  avait  achevé  de  pourrir  la 
bouroeoisie  en  la  nourrissant  d'histoires  de  vols  et  de 
viols,  a  écrit  ensuite  pour  le  peuple  des  romans  de  sain 
optimisme  dont  la  lecture  réconforte  et  éveille  les  bons 
vouloirs  sociaux,  sans  fausser  les  esprits  de  trompeuses 
promesses,  sa  vision  optimiste  de  l'avenir  s'étant  dégagée 
d'une  minutieuse  analyse  pessimiste  du  présent. 


LES    SOCIALISTES  2vS9 


XIII 


Camille  Lemonnier  ;uii-a  le  très  orand  honneur,  en  Le 
Vent  dans  les  moulins^  de  réunir,  sous  la  transparence 
d'une  forme  lumineusement  artistique,  une  vision  nette  et 
exacte  de  la  réalité  et  une  philosophie  hautement  pla- 
nante de  la  vie.  Joignant  là,  en  synthèse  supérieure,  les 
([ualités  opposées  d'un  Adam  et  d'un  Zola,  il  a  produit 
une  œuvre  qui  n'est  plus  seulement  un  thème  esthétique 
pour  l'emballement  des  dilettantes  ou  un  feuilleton  pour 
l'édification  populaire,  mais  une  leçon  de  vie  immédiate  : 
élevée  et  universelle.  Et  l'on  a  la  satisfaction  de  constater 
que,  par  une  logique  profonde  et  harmonieuse,  son  œuvre 
la  plus  précisément  socialiste  est  son  chef-d'œuvre. 

En  Vile  ^'ierge,  Adam  et  Eve  et  Au  Cœur  frais  de  la 
forêt,  c'était  un  magnifique  mais  incomplet  évangile 
naturiste  :  des  humains  retrouvaient  le  bonheur  sain  et 
vrai  loin  de  la  ville  ;  mais  il  nésfliffeait  de  considérer  h  la 
conclusion  cjue  toute  vie  humaine,  fût-elle  la  plus  natu- 
riste, ne  saurait  être  pleine,  harmonieuse  et  naturelle 
dans  l'éloignement  absolu  du  reste  de  l'espèce.  Le  Vent 
dans  les  jnoulins  est  au  contraire  un  roman  de  mœurs 
quotidiennes  où  l'idéal  se  dégage  lentement  et  logique- 
ment de  la  réalité,  comme  la  fumée  bleue  monte  du  toit. 
Ce  n'est  plus  la  voix  fraîche  de  la  forêt  qui  parle,  mais  la 
voix  chaude  des  champs,  œuvre  collaborée  de  la  nature  et 
des  hommes. 

Ce  roman  socialiste  s'épanouit  dans  la  beauté  des 
tableaux  de  douceur,  de  réconfort  et  de  santé,  des  descrip- 
tions abondantes   de  la  richesse  de  la  terre,  dont  le  rôle 

1.  Le   Vent  dans  les  moulins,  l'JOl,  OllendorfT. 

M.-A.  Leblonfi.  IJ 


290      LA    SOCIKTK    FnANÇ.VlSE    SOUS    I.A    TROISIEME    RÉPURLIQIE 

est  si  important  dans  la  destinée  des  Flamands.  C'est  un 
roman  de  tendre  lumière  et  de  vie  croustillante  et  par- 
fumée, en  même  temps  que  de  vaste  svmpathic  humaine 
et  pittoresque,  d'un  pittoresque  qui  est  de  l'amour  humain  ; 
el  les  images  y  sont  de  heauté  familière  et  précise,  de 
pénétration  amicale.  Il  a  la  grandeur  spacieuse  d'un 
roman-fresque.  A  vrai  dire  la  personnalité  de  Dries  Abeels 
elomine,  mais  l'àmc  de  Dries,  peuplée  de  foule,  embrasse 
l'humanité  du  village,  l'humanité  de  la  Flandre,  embrasse 
les  paysages  de  luxuriance  et  de  sérénité  que  Lemonnier 
peint  avec  extase,  les  intérieurs  humbles  et  cordiaux 
qu'il  décrit  avec  une  bonne  humeur  et  un  doux  amour 
évangélique. 

Dries  Abeels,  rentier,  s'intruisit  au  socialisme,  et  il  va 
prêcher  la  parole  émancipatrice  dans  chaque  logis  paysan; 
les  villageois  le  regardent  avec  amitié  parce  que  c'est  un 
bon  garçon  îi  figure  rose  et  franche,  mais  ne  lui  répondent 
rien  parce  que  Dries  est  riche  et  qu'ils  trouvent  trop  aisé 
aux  riches  de  parler  travail  et  partage.  Dries  n'a  que  cela 
à  faire  et  rien  n'est  plus  doux  que  de  rêver  l'avenir  entre 
deux  ])ienhenreuses  siestes  au  soleil,  car  Dries  est  ado- 
rablement  paresseux.  Mais,  comme  l'idée  socialiste  s'est 
intégrée  en  lui,  elle  le  travaille  jusqu'à  ses  heures  de 
béate  digestion,  elle  le  transforme,  elle  le  fermente  len- 
tement, et  voici  qu  un  beau  jour  Diies  achète  un  tabliei', 
se  met  au  travail  chez  un  menuisier  du  matin  au  soir.  H 
prend  un  métier  afin  de  s'autoriser  à  prêcher  aux  frères 
l'énergie  contre  les  liches  et  ii  déclarer  son  amour  ii  la 
fraîche  et  laborieuse  Amie.  Le  travail  universel,  outil  de 
l'avenir  et  du  bonheur  futur,  le  travail  saint,  sacré, 
patient  comme  la  vie  de  nature,  est  le  principe  premier 
et  le  souffle  même  du  socialisme. 

C'est  la  thèse  que  l'exemple  du  travail  vaut  mieux  pour 


I 


LES    SOCIALISTES  291 

le  bien  commun  que  la  suprématie  oisive  de  celui  qui 
sème  les  paroles  de  vérité,  [.es  persounaoes  secondaires 
sont  tous  artisans  :  le  musicien,  le  peintre,  sont  agricul- 
teurs; le  romancier  est  boulanger;  il  est  logique  que 
l'apôtre  peut  et  doit  être  ouvrier.  Dans  la  pratique  seule 
du  travail  il  saura  ausculter  ses  énergies  intimes,  prendre 
le  mouvement,  le  rythme  de  la  vie,  le  goût  du  progrès, 
il  pourra  être  socialiste.  Le  socialisme  retourne  à  l'état 
d'inspiration  de  nature,  de  religion  entendue  à  la  voix  des 
champs  comme  l'amour  et  la  poésie,  il  est  enseigné  par  la 
joie  de  vivre  en  cordialité  et  en  santé,  utilisant  vers  le 
mieux  l'àme  chrétienne  de  la  race.  Ce  n'est  plus  un  socia- 
lisme qui  s'ébruite  en  politiques,  se  chaude  en  clubs  et 
meetings,  rageur,  cérébral,  conspirateur,  révolutionnaire, 
comme  le  socialisme  citadin  du  Mystère  des  foules,  mais 
un  socialisme  campagnard,  végétatif,  un  socialisme  de 
patience,  de  ruminement,  participant  de  la  sûre  évolution 
des  saisons,  rentré  au  fond  de  la  vie  champêtre,  poétisé  et 
élargi  de  la  beauté  du  monde,  trempant  l'humanité  comme 
un  élément  :  un  socialisme  qui  n'est  que  le  familisme 
étendu,  le  païadis  patriarcal  (|ue  ces  chrétiens  rêvent 
pour  plus  tard  sur  terre,  cette  terre  qu'ils  aiment  comme 
Rubens  sut  aimer  les  ciels.  Le  livre,  concluant  à  la  néces- 
sité morale  et  vitale  du  travail  pour  communier  avec  l'hu- 
manité et  la  terre  nourricière,  est  d'une  inspiration  évan- 
gélique  fraternelle  à  celle  de  J'olstoï  prêchant  le  travail. 
Mais  Lemonnier  perçoit  en  la  vie  et  particulièrement 
dans  le  travail  plus  de  lumière,  plus  de  parfum,  plus  de 
beauté;  pour  Lemonnier  le  travail  est  un  champ  de  mois- 
sons et  de  fleurs  qui  sent  bon  et  ondule  avec  magnificence, 
tandis  que  pour  Tolstoï,  c'est  la  steppe  muette  et  triste, 
égalitaire  et  religieuse.  Prêtre  du  travail  :  Tolstoï;  poète 
du  travail   :    Lemonnier.    Leuionnier   crie    la   vie,   beauté. 


292      LA    SOCIETE    FnANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

bonté,  ivresse  de  vivre.  Mais  quelle  que  soit  ici  la  magni- 
ficence un  peu  païenne  de  la  volupté  de  vivre,  il  v  associe 
le  christianisme  mystique  du  Septentrion,  un  encens  de 
brume  religieuse.  On  l'admire  d'avoir  fait  dans  le  socia- 
lisme la  synthèse  du  christianisme  et  du  paganisme,  alors 
qu'un  socialisme  d'origine  seulement  chrétienne  resterait 
terne  et  antivital.  Et  la  poésie  du  travail  et  du  socialisme 
est  à  la  fois  évangélique  et  voluptueuse. 

En  cette  œuvre,  ainsi,  le  socialisme  est  promu  à  une 
superbe  dignité  végétale,  ce  qui  est  fort  heureusement 
logique  en  ce  milieu  de  champs.  11  prend  justement  à  la 
nature  une  sérénité  silencieuse  et  patiente.  Révolution- 
naire aux  fiévreux  centres  des  villes  secouées  du  tapage 
des  machines,  il  est  évolutionniste  à  la  campagne,  d'un 
évolutionnisine  paisible  et  lent  qui  se  règle  à  la  pacifique 
évolution  des  saisons. 

N'oublions  point  que  sagesse  ne  saurait  être  «  oppor- 
tunisme )),  que  cette  lenteur  est  relative  et,  jîuisque  le 
socialisme  est  une  agriculture,  que  celle-ci  contient  l'art 
souple  et  vif  de  la  serpe  qui  émonde  et  de  la  faux  qui 
coupe.  Camille  Lemonnier  nous  le  rappelle  par  quelques 
épisodes  d'agitation  paysanne. 


Le  peintre  naturaliste  et  pessimiste  du  paysan  sale  et 
avare,  Zola,  aboutit  au  roman  prophétique  d'un  socialisme 
candide.  Le  portraitiste  des  snobs,  des  seigneurs  boule- 
vardiers,  des  byzantines  de  petits  théâtres,  des  types 
essentiels  de  race  ancienne,  Paul  Adam,  conduisit  ces 
vieux  rejetons  à  la  solution  pratique  et  féerique  du  socia- 
lisme. Le  romancier  du  monde  autodidacte  des  savants  et 
des  ouvriers,  J.-H.  Rosny,  commence  et  revient  au  roman 
socialiste  puisque  le  socialisme  est  la  solution  scientifique 
d'avenir  et  aussi  la  promesse  d'un  monde  de  beauté  natu- 
relle qui  vaudra  les  âges  de  Vamireh.  Camille  Lemonnier, 
le  peintre  de  la  brutalité,  de  la  bête  de  terre,  conclut  au 
roman  édénien  d'une  réalité  flamande  s'exprimant  déjà 
en  paraboles  de  félicité  socialiste.  Il  s'est  opéré  là  une 
jonction  des  voies  ditTérentes  de  l'art  dans  l'unique  sens  de 
l'avenir. 

Lorsqu'ils  ont  peint  des  socialistes,  les  romanciers  les 
ont  presque  toujours  dû  mêler  à  des  anarchistes,  dans 
l'intrigue  du  livre  ainsi  que  dans  la  vie.  Tous  les  grands 
écrivains,  hommes  de  labeur,  d'ordre,  d'intuition,  sont 
finalement  arrivés  à  accuser  leur  sentiment  de  la  supé- 
riorité du  socialisme  sur  l'anarchie,  alors  même  que, 
comme  chez  M.  Paul  Adam,  une  fougue  toujours  juvénile 
les   inclinait   physiologiquement    à   l'individualisme    exa- 


294      LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME     REPUBLIQUE 

cerbë.  C  est  ce  qui  fait  dailleiirs  (|ue  celui-ci  a  trop  consi- 
déré le  socialisme  comme  une  idée  relioieuse,  divisée  en 
sectes  qui  intéressèrent  d'abord  en  lui  Thistorien  des  reli- 
gions maçonniques  du  moyen  âge  :  en  son  œuvre  les 
socialistes  se  meuvent  dans  des  chicanes  politiques  qui 
sont  comme  les  désordres  des  sociniens  et  des  pauliciens; 
il  n'a  pas  montré  la  belle  conscience  honnête,  — recueillie 
et  pure,  —  du  socialisme. 

Si  l'on  s'arrête  maintenant  aux  écrivains  secondaires 
cjui  se  sont  occupés  du  socialisme,  Vogué  et  Roguenant, 
il  est  visible  qu'ils  ont  une  tendance  instinctive  à  préférer 
les  anarchistes  aux  socialistes,  parce  que  ceux-là  sont 
moins  Ibrts  et  oi'ganisés,  plus  désordonnés,  plus  proches  de 
la  bête.  Les  réactionnaires  sont  flattés  de  retrouver  en  eux 
l'animalité  fauve  des  Ages  aristocratiques  de  guerre  et  de 
grande  chasse;  le  modeste  et  patient  socialiste  les  déroute, 
leur  insupporte  comme  un  homme  de  temps  nouveaux. 
C'est  que  l'anarchiste  commun  appartient  à  la  structure 
aristocratique  et  leligieuse  de  l'humanité,  tandis  que  le 
socialiste  à  la  structure  scientifique  et  démocratique. 

De  là  la  place  de  plus  en  plus  considérable  cjue  tiennent 
les  socialistes  dans  la  société  :  ce  Cjui  n'a  échappé  à  Zola 
ni  Rosny,  Adam  ni  Lemonnier.  Mais  ils  ont  plutôt  dit  la 
valeur  qualitative  qu'ils  n'ont  songé  à  montrer  en  détail 
l'importance  quantitative  du  socialisme;  et  cela  eût  pu  être 
l'objet  d'un  loman  où  la  statisti(pie,  avec  ses  mouvements 
changeants  de  chifl'res,  pouvait  fournir  le  même  intérêt 
dramatique  «pi'une  intrigue  guerrière  :  il  y  avait  particu- 
lièrement à  écrire,  sur  le  mouvement  ouvrier  après  1870, 
dont  M.  Daniel  Ilalévy  a  été  le  remarquable  historien*, 
une   étude  sociale  où  se  fût  peinte  dans  son  ensemble,  en 

1.  Daniel  Halévv,  Essai  sur  le  moiifei/ie/it  utirricr,  Bellais,  ISOl. 


LES    SOCIALISTES  295 

grandes  fresques,  la  vie  ouvrière,  où  se  tussent  marqués  la 
psychologie  des  travailleurs  terrorisés  par  la  réaction  qui 
suivit  la  Commune  et  l'état  d'ànie  et  la  pénurie  des  iamilles 
décimées  par  les  déportations,  —  les  lemmes  condamnées 
h  la  misère  et  à  la  prostitution  tandis  que  les  hommes 
peinaient  en  compagnie  des  criminels  à  la  Nouvelle-Calé- 
donie, —  les  répercussions  de  telles  souflTrances  et  de  la 
répression  du  Gouvernement  sur  les  idées  des  socialistes; 
et,  en  même,. temps  que  le  drame  moral  de  la  vie  ouvrière 
de  'J870  à  1880  on  eût  montré  l'évolution,  —  dans  la  soli- 
tude, les  foyers  de  famille,  et  les  petits  clubs  cachés  —  des 
idées  socialistes  en  syndicalisme,  la  formation  des  âmes 
nouvelles,  le  développement  intellectuel  de  ces  délicieux 
et  admirables  esprits  autodidactes,  appelés  militants,  qui 
de  1890  à  1900  ont  créé  dans  toute  la  France,  de  Lille  et 
Amiens  à  Saint-Etienne  et  au  Dauphiné,  le  passionnant 
mouvement  de  Renaissance  aussi  beau,  poétique  et  lyrique 
dans  riiistoire  sociale  que  la  Renaissance  du  xvi"  siècle  le 
fut  pour  la  littérature. 

C'est  bien  d'ailleurs  une  partie  de  cela  que  les  Rosny 
ont  si  généreusement  réalisée  dans  leur  Bilatéral,  mais 
en  arrêtant  leur  observation  h  une  époque  particulière 
(vers  1885)  et  en  condensant  tout  l'intérêt  dans  la  per- 
sonnalité exceptionnelle  de  Hélier;  ce  qu'on  eût  aimé  voir 
dans  un  autre  roman  complétant  celui-là,  c'est,  au  lieu  des 
anarchistes  ivrognes  et  brouillons  du  Bilatéral,  les  petits 
ménages  honnêtes  et  douloureux  des  patients  ouvriers  et 
les  rapports  quotidiens  des  socialistes  avec  les  classes 
régnantes  de  la  société,  la  joie  et  la  confiance  humanitaire 
.progressant  avec  la  sérénité  et  le  triomphe  lent  de  leurs 
idées  de  1875  ii  1900. 

Pour  celui  qui  a  observé  avec  impartialité  la  vie  contem- 
poraine, qui  a  lu  avec  une  attention  éveillée  les  périodi- 


296     LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    RÉPUBLIQUE 

(|aes  de  caractère  social  et  notamment  depuis  quelques 
années  l'hebdomadaire  Pages  Libres,  il  apparaît  que,  comme 
le  montrent  les  romanciers  contemporains,  un  Zola, 
un  Rosny,  ou  un  Lemonnier,  les  beaux  caractères,  les 
âmes  fraîches  et  les  intelligences  d'avenir  sont  dans  le 
peuple,  parmi  les  socialistes.  Cela  ne  se  décèle  pas  dans 
l'œuvre,  très  importante,  d'un  Anatole  France;  mais  il  faut 
bien  considérer  que  de  1870  à  1900  le  grand  écrivain  de  la 
bourgeoisie,  qui  donne  d'ailleurs  aujourd'hui  le  bon 
exemple  aux  écrivains  socialistes,  lesquels  se  sont  laissé 
gagner  et  paralyser  par  la  vie  mondaine,  n'a  guère  connu 
le  peuple,  et  le  témoignage  de  son  œuvre  ne  saurait  donc 
valoir  contre  la  supériorité  de  celui-ci. 

Evidemment  dans  Mtu-c  Fane  ou  dans  le  Mystère  des 
Foules,  à  côté  des  types  d'observation,  les  personnages 
principaux-  sont  le  plus  souvent  l'incarnation  des  idées  des 
auteurs,  mais,  même  au  point  de  vue  historique  de  ce 
livre,  ces  idées  et  ces  auteurs  n'ont  pas  moins  d'importance 
puisque  ce  sont  eux  qui  élaborent  et  expriment  les  désirs 
et  aspirations  inconscientes  de  la  masse. 

Par  la  on  arrive  aussi  aux  considérations  suivantes, 
qui  pourraient  d'ailleurs  aider  à  établir  la  légitimité  de 
l'esprit  de  ce   livre  : 

L'influence  du  socialisme  sur  la  littérature  est  immense 
et  vague,  telle  que  peut  l'être  celle  de  la  compréhension 
actuellement  la  plus  naturelle  et  la  plus  scientifique  de  la 
vie.  Vainquant  l'anarchie,  le  socialisme  délivra  l'àme  con- 
temporaine du  pessimisme  fatalement  attaché  à  la  vaine 
agitation  de  révoltes  qui  ne  peuvent  aboutir  parce  qu'elles, 
sont  individuelles.  C'est  lui  qui  sauva  le  roman  natura- 
liste, l'infléchit  au  livre  de  courage,  de  patience  et  de 
bonheur  réalisé  dans  la   satisfaction   de  l'activité,   en   lui 


LES    SOCIALISTES  2'j7 

montrant  l'ampleur  des  avenirs  collectifs.  Le  socialisme 
renouvelle  l'art  français  en  lui  versant  une  plus  grande 
somme  de  vertus,  d'énergie,  de  sérénité,  de  vie. 

Par  contre-coup,  la  littérature  peut-elle  avoir  quelque 
influence  sur  le  socialisme?  Il  n'en  faut  point  douter;  et 
la  société  sera  pratiquement  heureuse  en  proportion  de  la 
sérénité  et  de  la  pureté  idéaliste  de  la  littérature.  Celle-ci 
seule  peut  profondément  pénétrer  et  travailler  l'àme  des 
foules,  dont  la  sensualité  animale  est  Imaginative;  et  la 
raison  n'est  que  l'imagination  élaborée.  Elle  seule  encore 
peut  faire  percevoir  l'utilité  et  la  beauté  du  socialisme 
dans  la  diversité  mol:)ilc  de  la  vie,  qui  n'est  point  seule- 
ment économie  mais  art;  et  les  anti-artistes  du  socialisme 
ne  tiennent  point  compte  que  l'art  n'est  que  le  sentiment 
intensif  de  l'économie.  Le  socialisme  dans  la  littérature 
n'est  plus  seulement  un  problème,  mais  une  sensation,  un 
sentiment,  une  morale,  une  métaphysique,  le  tout  perçu 
en  synthèse,  et  il  y  sent  son  intégrité. 

Tableau  spontané,  si  l'on  peut  dire,  peinture  instinctive 
et  comme  photographie  de  la  réalité,  le  roman  a  dès 
maintenant  l'avantage  de  nous  montrer  le  présent  tel 
qu'il  fut  vu  par  un  œil  impersonnel,  que  ne  voilait  aucun 
parti-pris  de  système  et  qui  regardait  d'assez  loin  pour 
tout  embrasser.  Une  semblable  observation  du  présent 
permet  d'y  voir  poindre  l'avenir  et  de  méditer  sur  lui;  et 
h  de  tels  romans,  comme  particulièrement  Marc  Fane,  — 
qui  mérite  d'autant  plus  d'être  envisagé  à  ce  point  de  vue 
qu'il  est  l'autobiographie  d'un  jeune  homme,  par  suite 
d'un  être  constamment  tendu  vers  l'avenir  et  en  ayant 
pour  cela  la  magnétique  intuition,  —  il  apparaît  qu'un 
des  grands  dangers  prochains  du  socialisme  tient  dans  la 
jalousie  des  aînés  *,  qui  n'hésitent  pas  un  instant  à  écraser 
l'élite  des  générations    nouvelles  pour  garder  plus  long- 


2y8      LA    SOCIETE    FliANÇAlSE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

temps  une  suprématie  acquise  avec  d'autant  plus  de  peine 
que  le  parti  est  nouveau.  Or,  comme  la  Nature,  comme 
la  Vie,  le  socialisme  est  et  doit  être  beaucoup  moins  une 
chose  du  présent  que  de  l'avenir,  et  rien  ne  vaut  qu'en 
tant  qu'il  a  pour  soi  la  jeunesse  et  qu'il  sait  l'utiliser. 
C'est  sur  de  telles  observations  qu'il  convient  le  mieux  de 
s'arrêter,  car  toutes  les  études  de  littérature,  car  toute 
considération  du  présent  seraient  vaines  si  leur  fin,  con- 
sciente ou  non,  n'était  de  suggérer  sur  l'avenir  et  pour 
l'avenir. 


1.  Rosny,  dans  Marc  Fane,  montre  Garulle  «  frappé  soudain  de  l'insuf- 
fisance des  orateurs  »  —  (dont  il  était  cause,  ayant  toujours  abattu  les 
plus  éloquents),  et  plus  loin  :  «  Il  ne  sentait  pas  de  victoires  aussi  chères 
à  remporter  que  dans  l'ambiance  récolutionnaire  ».  —  Son  rival  Digues 
n'est  pas  moins  hostile  aux  jeunes,  «  faisant  une  grimace  dédaigneuse  » 
devant  Marc  alors  que  tous  deviennent  attentifs,  étonnés  et  flairant  du 
neuf. 


CONCLUSION 


La  société  contemporaine  n'est  peut-être  pas  aussi  belle, 
aussi  souriante  et  bienfaisante  aux  nobles  individualités, 
que  pourrait  lètre  celle  d'une  époque  en  pleine  renais- 
sance sociale,  en  pleine  jeunesse,  fùt-elle  étourdie  et  ora- 
geuse,—  que  l'ont  pu  être  certaines  nations  à  des  périodes 
de  renouvellement  presque  complet.  Le  passé,  l'ancien 
régime,  dominent  encore  trop  lourdement  le  présent 
d'une  jeune  Réjiublique,  entravant  l'essor  du  prochain 
avenir  :  nous  voyons  l'importance  considérable  que 
détiennent  les  financiers  dont  la  puissance  est  encore  trop 
peu  tempérée  par  le  pouvoir  politique,  ou  que  garde  la 
noblesse  dont  la  dégénérescence  prolonge  trop  longtemps 
sa  décrépitude  malsaine.  Mais  par  cela  même  il  est  plus  utile 
de  l'étudier,  et  l'époque  est  plus  passionnante  ii  vivre. 

L  avenir  démocratique  et  le  passé  étant  à  cette  heure  à 
peu  près  de  forces  égales,  comme  il  est  apparu  dans 
l'Affaire  Dreyfus,  c'est  une  période  de  vie  intensive  pour 
la  nation  :  l'abstention  n'est  permise  à  personne;  chacun, 
de  part  et  d'autre,  voit  la  nécessité  d'utiliser  toutes  ses 
forces.  Les  réformes  en  deviennent  à  la  fois  plus  malaisées 
et  plus  courageuses  :  il  n'y  a  point  aujourd'hui,  pour  les 
tempéraments  fortement  combatifs,  de  plus  fatigante  et 
donc  de  plus  noble  et  de  plus  belle  carrière  que  celle 
d'officier;  les  esprits  plus  particulièrement  organisateurs. 


300      LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

qui  savent  lutter  —  et  ils  lont  prouvé  ces  dernières 
années  —  mais  qui  préfèrent  construire,  organiser  les 
conquêtes  déjà  faites,  trouvent  le  meilleur  emploi  de  leurs 
qualités  dans  l'Université'  :  l'enfance,  l'adolescence  fran- 
çaises leur  offre  la  plus  riche  et  aimable  matière  à  modeler. 
Et  les  ardeurs  actives  et  la  ferveur  intellectuelle,  la  com- 
plexité et  la  vigoureuse  jeunesse  du  socialisme  offrent  le 
plus  admirable  milieu  où  développer  toutes  ses  forces,  où 
exercer,  avec  intensité  et  en  harmonie,  tous  ses  instincts. 
Agir  en  socialiste,  conscient,  actif  et  conséquent,  c'est 
entreprendre  l'existence  la  plus  large  qui  se  présente  à  un 
homme  daujourdhui;  ainsi  semble  bien  le  montrer  le 
chapitre  VI  de  ce  livre  :  la  plus  généreuse  sans  exaspéra- 
tion de  dévouement,  désintéressée  sans  sacrifice,  cordiale, 
libre  sans  anarchie,  active,  complexe  mais  sim.ple,  volup- 
tueuse, intellectuelle  sans  académisme,  morale,  religieuse 
et  évangélistc  sans  fanatisme,  la  plus  heureuse  possible 
parce  quelle  est  la  plus  intégrale.  C'est  vivre  la  part  la 
plus  grande  et  la  plus  diverse  possible  de  l'avenir.  Or,  à 
côté  de  la  contemplation  passive  —  indolente  et  un  peu 
mélancolique  —  des  beautés  du  passé,  les  joies  vives  nous 
sont  toujours  données  par  la  participation  à  l'avenir  dans 
laquelle  entrent  les  plaisirs  de  la  spéculation  intellectuelle 
et  du  risque  (auxquels  se  lattache  l'intérêt  psvchologique 
et  dramatique  de  l'intrigue),  la  fierté  morale  de  la  respon- 
sabilité, par-dessus  tout  la  grande  joie  physiologique  de 
l'activité,  du  travail  dans  l'inconnu  où  s'exercent  nos 
facultés  d'initiative,  s'affirment  l'originalité,  c'est-à-dire 
la  complexité  de  notre  être,  et  la  maîtrise  de  création.  Le 
bonheur  est  la  participation  la  plus  grande  à  l'avenir  :  il 
est  dans  le  travail,  le  travail   est  l'eflet  de  la  complexité, 

1.  Dont  l'élude  est  pour  cela  même  réservée  à  un  second  volume. 


CONCLUSION  301 

et  c'est  elle  qui  se  rencontre  dans  le  socialisme  plus  que 
partout  ailleurs.  Le  socialiste  est  actuellement  celui  qui  a 
le  plus  de  devoirs,  ce  qui  est  bien  se  rattacher  le  plus  au 
futur.  Il  recueille  à  la  fois  les  devoirs  et  les  satisfactions 
d'un  militant,  comme  un  officier,  d'un  économiste  comme 
un  financier,  d'un  éducateur  et  d'un  catéchiste^  d'un 
ouvrier  et  d'un  intellectuel. 

L'utilité  de  telles  études  est  de  nous  donner  de  l'exis- 
tence une  vision  de  plus,  par  là  de  nous  assurer  une  façon 
de  plus  de  la  goûter,  de  multiplier  notre  intérêt  et  notre 
joie  conscients  de  vivre.  La  Société  contemporaine  ne  nous 
apparaît  plus  seulement  en  ses  individus  mais  en  ses 
petites  collectivités,  en  ses  corporations  sociales,  qui  ne 
.  sont  point  seulement  des  abstractions;  elles  prennent  une 
réalité  objective  particulière,  se  juxtaposent  et  s'entre- 
mêlent les  unes  aux  autres,  dans  une  ordonnance  dont  il 
est  Aoluptueux  de  percevoir  et  pénétrer  la  beauté.  Nous 
jouissons  davantage  de  la  Société  par  l'ordonnance,  la 
beauté  nouvelle  de  cette  société  qui  nous  apparaît  en  les 
études  de  cet  ordre  :  la  beauté  socioloi^ifjiie.  De  même,  à 
la  jouissance  c|ue  les  révélations  de  l'anatomie  réservaient 
autrefois  à  l'artiste  pour  la  contemplation  du  corps  humain, 
s'ajoute  celle  que  lui  donne  la  science  de  la  physiologie, 
la  vision  des  grandes  fonctions  diverses  et  anastomosées 
entre  lesquelles  se  répartit  Texercice  de  la  vie.  Comme 
une  femme  est  plus  belle  pour  celui  cjui  a  la  connais- 
sance parfaite  de  la  circulation,  comme  la  fraîcheur  de 
son  teint  s'éclaire,  se  répartit  et  se  renouvelle  à  chaque 
pulsation,  comme  le  mouvement  universel  de  son  corps 
prend  une  splendeur  plus  fluide  et  nombreuse!  Par  ce 
spectacle  nouveau  des  fonctions  de  l'activité  sociale,  il 
semble   que   la  vie   s'intensifie,   se  développe  en  nous,   et 


302      LA    SOCIETE    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

qu'à  mesure  que  nous  voyons  mieux  se  dessiner  les  grandes 
forces  de  l'avenir,  nous  éprouvions  un  plus  impérieux  désir 
de  nous  abandonner  à  l'une  d'elles,  comme  devant  la  mer 
se  précise  le  désir  de  naviguer  pour  celui  qui  sait  le  dessin 
des  courants  sur  la  mappemonde. 

Le  dernier  siècle  fut  h  ce  point  un  siècle  de  critique 
que  chacun  aujourd'hui  nait  armé  d'esprit  critique.  On 
s'en  plaint  :  l'élan  poétique,  l'énergie  confiante  de  la  race 
en  seraient  entravés.  Il  est  vrai  qu'entre  toutes  les  sciences 
d'investigation  \  la  critique  littéraire  fut  jusc[u'ici  plus 
négatrice  que  créatrice.  Avant  qu'on  n'arrivât  a  l'œuvre 
d'un  Taine,  vivifiante  et  active  dans  son  effort  de  svnthèsc, 
on  traversa  un  âge  où  ce  genre,  exercé  par  des  tempé- 
raments de  mécontents,  tels  que  les  Gustave  Planche, 
que  ne  dirigeait  nulle  méthode  homogène,  que  ne  conte- 
nait nul  système  précis,  parut  avoir  sa  fin  dans  la  satis- 
faction de  railler  et  de  saper.  Le  vieux  caractère  frondeur 
et  tombeur  du  Français,  qui  aujourd'hui  s'est  assouvi  et 
achève  de  s'épuiser  dans  la  politique  et  le  journalisme, 
aigrit  et  pervertit  longtemps  la  critique  littéraire.  Même 
un  Sainte-Beuve'^  n'échappa  point  à  l'esprit  d'envie  et  de 
dénigrement,  ce  qui  fait  qu'en  dépit  d'un  réel  souci  d'im- 
personnalité,  son  œuvre  se  rattache  bien  h  la  période 
anarchiste  de  la  critique. 

1.  Voir  même  Texégèse  d'un  Renan,  qui  est  édifiante,  constructive  [Vie 
de  Jésus). 

2.  On  pourrait  aller  jusqu'à  soutenir  qu'il  n'a  été  juste  que  pour  les 
classiques.  Il  ne  faisait  guère  l'éloge  de  ses  contemporains  que  lorsqu'il 
ne  pouvait  résister  au  mouvement  de  faveur  qui  les  portait.  Il  n'a  été 
généreux  pour  aucun  d'eux,  pour  Vigny,  Balzac  ni  Flaubert  (se  rappeler 
leur  correspondance  à  propos  de  Salammbô);  quand  il  exaltait  G.  Sand,  ce 
n'était  pas  tant  avec  celle  plénitude  d'enthousiasme  dont  un  Heine  même 
fut  ému  que  pour  être  désagréable  aux  autres  romanciers  ou  à  Musset. 
Encore  ne  désignait-il  particulièrement  au  public  que  les  œuvres  qui 
s'imposaient  d'elles-mêmes,  laissant  l'ombre  sur  celles  dont  l'élite  seule 
pouvait  encore  discerner  ce  mérite  plus  subtil. 


CONCLUSION  303 

Ceci  condamna  d'autre  part  la  critique  à  être  en  quelque 
sorte  un  genre  ingrat  et  négatif,  infécond,  voire  stérili- 
sant, qu'elle  fut  longtemps  presque  exclusivement  aux 
mains  d'hommes  qui,  enseignant  la  grandeur  inégala!)le 
des  auteurs  anciens,  examinèrent  les  écrits  des  contem- 
porains avec  l'idée  préconçue  de  leur  infériorité  ou  avec 
le  même  détachement  que  s'ils  appartenaient  h  des  siècles 
morts.  Ainsi  la  critique  ne  fut  plus  que  la  science,  sans 
aboutissement,  de  la  curiosité.  La  sympathie,  l'humanité 
lui  fit  défaut.  En  analysant  l'œuvre,  elle  oubliait  bientôt 
l'homme;  et  elle  voulait  y  pénétrer  si  intérieurement 
qu'elle  n'y  percevait  plus  ses  raisons  d'utilité  extérieure; 
elle  perdait  la  notion  du  milieu  en  poursuivant  trop  minu- 
tieusement la  connaissance  abstraite  de  fesprit  individuel, 
qui  avait  créé.  Elle  isolait,  elle  dissociait.  L'auteur,  lui,  à 
être  scruté  dans  ses  particularités  extrêmes,  n'avait  plus 
conscience  de  ses  similitudes,  de  sa  solidarité  avec  la 
masse,  était  déraciné  de  son  pays  et  de  son  époque  :  se 
percevant  étudié  et  jugé  non  par  la  conscience  pour  ainsi 
dire  de  son  temps,  mais  par  un  autre  individu  d'une  pro- 
fession livale,  il  ne  pouvait  trouver  aucun  enseignement, 
aucun  secours  dans  la  critique.  Loin  de  se  sentir  soutenu, 
il  se  sentait  plutôt  perdu.  Quant  au  public,  à  qui  ne  furent 
jamais  assez  montrés  les  liens  étroits  qui  l'unissent  à 
l'écrivain,  il  se  dégoûta  logiquement  d'un  genre  qui  se 
préoccupait  surtout  de  faire  saillir  les  imperfections  des 
ouvrages  qu'il  avait  achetés,  et  d'une  littérature  qui  lui 
représentait  un  travail  si  aisément  démontable. 

Sans  méconnaître  l'utilité  et  l'importance  des  contri- 
butions d'esprits  individualistes  comme  les  Sainte-13euve 
et  les  Anatole  France  ou  de  leurs  émules  contemporains, 
c'est  surtout  dans  la  tradition  sans  cesse  élargie  de  Taine 
que  la  critique  littéraire  peut  devenir  généreuse,  efficace, 


304     LA    SOCIÉTÉ    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    RÉPUBLIQUE 

vivante.  Elle  cesse  de  s'ingénier  h  détruire,  elle  s'efforce 
h  construire.  En  utilisant  la  littérature  comme  un  clioix 
de  documents,  elle  veut  se  constituer  elle-même  en  genre 
utile,  poétique,  crçateur.  Qu'on  compare,  h  cet  effet,  la 
sensation  de  morne  repliement  et  de  solitude  que  laisse  la 
lecture  des  portraits  les  plus  ("ouillés  d'un  Sainte-Beuve 
au  sentiment  de  joie  laborieuse,  de  solidarité  féconde,  de 
courage  social  que  fortifie  en  nous  la  lecture  d'un  essai 
de  Taine. 

Si  ces  études  pouvaient  contribuer  h  donner  la  passion, 
plus  complexe,  de  la  vie  contemporaine,  ajoutant  au  plaisir 
naïf  de  vivre  le  présent,  celui  de  le  considérer  avec  la  joie 
d'art,  la  joie  d'histoire  qu'on  est  habitué  de  ne  chercher 
que  dans  la  contemplation  du  passé!  Apprenons  îi  trouver 
dans  la  lecture  des  romans  l'agrément  subtil  de  discerner 
en  historiens  notre  propre  existence  quotidienne  pour 
savoir  l'apprécier  avec  une  volupté  plus  désintéressée, 
plus  haute  et  plus  générale,  dans  une  vision  a  la  fois  plus 
abstraite  et  plus  artiste  :  colorée  et  sculpturale.  Le  propre 
de  la  critique  et  de  l'histoire  est  de  nous  apprendre  à 
jouir  de  notre  temps  avec  plus  de  sûreté,  de  constance, 
de  plénitude,  par  suite  d'activité  à  mieux  vivre  :  à  agir. 
Un  peu  de  critique  amène  au  scepticisme,  beaucoup  de 
critique  ramène  h  l'action,  h  une  action  où  nous  tenons  le 
même  plaisir  de  subtilité  et  de  complexité  que  nos  pères 
dans  le  scepticisme  et  en  plus  l'allégresse  jeune  du  travail. 

l<J0O-19O'i. 


POST-SCRIPTUM 


Trois  romans  très  récemment  parus  présentent  des 
cas  d'aristocratie  intéressants.  MM.  Poinsot  et  Normandy, 
dans  L'Echelle  (Fasquelle),  ont  choisi  pour  type  de 
cruauté  maladive  attardé  dans  notre  siècle  un  fds  d'aris- 
tocratie en  qui  fermente  une  terrible  perversité  d'atavismes. 
Soucieux  d'argumentation  physiologique,  ils  ont  vu  logi- 
quement en  lui  le  descendant  de  ceux  qui  menèrent  à 
travers  l'histoire  une  vie  de  «  plaisirs  cruels  »,  guerriers 
chasseurs,  tyrans  de  serfs  et  de  vilains.  —  M.  Charles  de 
Bordeu,  dans  son  généreux  Chevalier  d'Ostahat,  a  écrit 
l'histoire  sympathique  d'une  famille  noble  surprise  par  la 
Révolution  en  une  vie  campagnarde  toute  de  vertus  patriar- 
cales et  de  philosophie  idyllique.  C'est  une  très  curieuse 
étude  de  l'action  magnifiante  de  Rousseau  et  de  la  nature 
sur  •  la  noblesse  des  champs  vers  1789.  L'éveil  de  la 
bourgeoisie  et  le  prochain  problème  de  la  fusion  des 
classes  y  est  aussi  pathétiquement  et  tendrement  signifié 
dans  l'amour  malheureux  d'un  jeune  fils  de  médecin  rural 
pour  la  fille  d'aristocratie.  —  11  faut  signaler  de  façon 
toute  spéciale  La  Nouvelle  Espérance,  de  la  comtesse  de 
I  Noailles  (Calmann-Lévy,  1903),  roman  dont  la  forme 
délicieusement   impressionniste  convenait  parfaitement  h 

M. -A.  Lkblonu.  20 


306     LA    SOCIÉTÉ    FRANÇAISE    SOUS    LA    TROISIEME    REPUBLIQUE 

faire  valoir  la  Confession  hardiment  sincère  et  péné- 
trante d'une  aristocrate,  qui  analyse  son  âme  nerveuse 
et  son  artiste  maladivité  à  travers  les  aventures  imaginées 
de  son  personnage  principal.  C'est  un  document  très 
important. 


INDEX   DES    MATIÈRES 


Action  (Pour  1'),    194,   195,   256,   288, 

300  à  304. 
Affaire  Dreyfus,  58,  299. 
Anarchie,  1,  8,  47,  184.  197  à  243,  255, 

276,  282,  293. 
Antisémitisme,    111,   134,  278  à  279. 
Art,  177  à  179,  188,  193. 
-Avenir  (De  1),  40,  44,  195,  243,  258, 

298,  299  à  304. 
Beauté,  xiii,  140  à  142,  270,  301. 
Bovarysme,  167  à  168,  193. 
Boulangisme,  51,  128,  205,  263  à  265. 
Cléricalisme   et  christianisme,   6,  7, 

91,  93  à  94, 117,  145,  161,  170  à  171, 

172,  176,   184,   222,   227,   254,    259, 

261,  293. 
Critique  (De  la),  i  à  xi,  241,302  à  304. 
Décadence,  178à  179  (de  la  notion  de)  ; 

—  XI,  47,  142  à  149, 157  à  159,  167, 

171,  177,  189,  305, 
Déracinés  (Des),  178,  184  à  186,  303. 
Déséquilibrés,  167. 
Dilettantisme  (Du),  174  à  177,  193. 
Enfantisme,  31. 
Exotisme  et  Colonies,  28  à  29,  31,  36, 

38,  39,  55,  65,  74,  77  à  79,  121,  123, 

163,  279. 
Famille  et  éducation,  11  à  13,  17,  20, 

21,  32,  47,  55,  94  à  95,  114  à   116, 

160, 164 à  166,  223,225,234,  283,  284. 
Guerre  de  1870  (Influence  de  la),  xv 

et  XVI,  5,   7,   8,   9,    29,   50,  52,   71, 


76,  93,  100,  105,  158,  293,  294. 
Honneur  (De  1'),  67  à  68,  135,  155  à 

157,  169. 
Individualisme,  236  à  238,  264,  292. 
Intellectuels  (Les),  134,  167,  172,  194 

à    196    (aristocratie  intellectuelle! 

199  à  200,  217,  236,  238  à  240,  253, 

282,  301. 
Internat  et  Lycée,  7  à  9,  26,  32  à  34, 

35,  37,  38,  39,  47,  48,  82,  202,  234, 

300. 
Langue  (De  la),  46,  250. 
Mal  (Le  bien  et  le),  179. 
Malthusianisme  (Du),  1  à  2,  46,  170. 
Métaphysique  (Sur  la),  276,  277. 
Nationalisme,  57,  192,  274  à  275,  279. 
Naturalisme,  4  à  6,  14,  251. 
Nature  (Retour  à  la),  22,  33  à  35,  48, 

97,  203  à  204,  232,  276,  291  à  292, 

305. 
Nihilisme,  223  ù  226. 
Pessimisme  (Du),  4,  7  à  9,  13,  14,  20, 

32  ù  35,   38,    46,    50,  95,  169,  193, 

251,  288,  296. 
Politique  (La),  195. 
Sacrifice  (Sur  le),  280  à  281. 
Scepticisme  (Du),  176,  304. 
Science  (Les  rapports  de},  vi,  40  à  41 , 

173,  176,  195,  220  à  222,  236,  237, 

2.54,  276  à  277,  292,  293,  301. 
Socialisme,  xiii  à  xiv,  132,   135,  184, 

192,  214,  245  à  298,  300  à  304. 


TABLE  ALPHABÉTIQUE 

DES    AUTEURS    CITÉS 


Adam  (Paul),  3,  18,  29,  30,  40,  110, 
111,  117,  122  à  123,  127,  133,  141, 
146,  174  à  175,  181,  184,  188,  191, 
199,  204,  213,  222,  225,  227,  228, 
231  à  237,  238,  243,  247,  254,  259 
à  271,  289,  291,  292  à  298. 

Aicard  (Jean),  35,  36,  48. 

Ajalbert  (Jean),  8  à  9. 

Bakounine,  213. 

Balzac,  VI,  53,  54,  109,  119,  121,  130, 

162,  189,  210,  266,  302. 
Banville  (Théodore  de),  22,  132. 
Barbey  d'Aurevilly,  13,  177,  189. 
Barres  (Maurice),  'l84  à  186,  198, 199, 

238,  239  à  241,  262,  265. 
Barrucand   (Victor),  207,    223  à   226, 

227,  233  à  237. 
Baudelaire,  13,  177,  270. 
Bazin  (René),  16. 
Beaubourg  (Maurice),  59. 
Bérenger  (Henry),  73,  107,   112,  114, 

115,  127  à   129,  133,  223,  236,  260, 

261. 
Bernardin  de  St-Pierre,  179. 
Bordeu  (Charles  de),   305. 
Bourges  (Elémir),  107. 
Bourget  (Paul),  VII,   X,  15,  52,  66  à 

68,  107,  109,    114,   115,  116,  123  à 

124,  131,   141,   143,    147,  150,    151, 


157,  158,   160,   161,    162,   166,    169, 
170,   183,  188,   189,  210,  234,  238, 
254. 
Brulat  (Paul),  126,  133. 

Cabet,  253,  284. 

Charbonnel  (Victor),  260,  261 . 

Clemenceau  (Georges),  111,  116,  127, 

154,  191. 
Coppée  (François),  X,  16,  93. 
Corday  (Michel),   80  à  84,  103,   104, 

105. 
Gouperus  (Louis),  107. 
Courteline,  52. 

Darien  (Georges),  85,  218,  219,  226, 
234,  238. 

Daudet  (Alphonse),  VII,  3,  4,  31  à 
35,  39,  40,  46,  47,  48,  53,  108,  118, 
119,  131,  141,  157,  166,  170,  183, 
191,  194,  203,  211,  212,  234. 

Daudet  (Madame),  27,  28. 

Demongeot  (L.),  99,  100,  103. 

Descaves  (Lucien),  61,  62,  84  à  87, 
104,  128,  269. 

Dickens,  3. 

Donnay  (Maurice),  58,  269. 

Dornis  (Jean),  166. 

Dostoïevsky,  2,  199,  215. 

Dumas  (Alexandre)  fils,  16,  114,  124. 


310 


Eckhoud  (G.),  197,  203,  20'.,  238,  241. 
Eriez  (Jean),  277. 
Estaunié,  115,  116,  132. 

Feuillet  (Octave),  166,  189. 

Fèvre  (Henry),  202,  213.  233  à  237. 

Flaubert    (Gustave),    121,    168,    177, 

193,  23.5,  2.56,  26'i,  302. 
Fouillée  (Alfred),  169,  245,  260. 
France  (Anatole),  XIII,  3,  24  à  27,  29, 

40,  48,  56  à  59,  74,   147,  148,  151, 

153,   173,    183,    184,   188,   191,  198, 

241,  296,  .303. 
Fourier,  239,  286  à  287,  288. 

Gaultier  (J.  de),  246. 

Geffroy  (Gustave).  38,   193,  198. 

Goncourt,  VI.  XVI,  177,  195. 

Gourmont  (Remy  de),  238. 

Grave  (Jean),  199. 

Greg-h  (Fernand),  38. 

Guyau,  169. 

Guvesse  (Ch.),  102.  103,  296. 

Gyp,  16,  17,  52,  112  à  113,  114  à  115, 

132,  163,  168  à  169,  170,  180,  188, 

190. 

Halévy  (Daniel),  276,  293. 

Halévy  (Ludovic),  16,  64. 

Hamon  (A.),  199,  227. 

Hennique  (Léon),  36  à  37. 

Hermant  (Abel),  38,  59  à  61,  87  à  90, 
118,  140,  152,  154,  158  à  160,  161, 
162,    163,    165,   172,  188,   190,   193. 

Hervieu  (Paul),  74,  108, 112  à  113, 114, 
115,  129,  131,  140,  141,  152, 153, 155 
à  157,  160,  162,  164,  165,  169,  172, 
173  à  174,  181,  183,  188,  191. 

Hugo,  2,  44,  121,  204,  2.54,  260. 

Huysmans  (J.-K.),  85,  148  à  149,  170, 
171,  176  à  179,  184  à  186,  188,  190. 
193. 

Jammes  (Francis),  19. 
Jaurès  (Jean),  278. 

Kahn  (Gustave),  198,  246. 
Kropotkine,  199,  210. 

Lanloine  (Albert),  238. 


Lemaîtrc  (Jules),  53,  65,   72,  73,  79, 
.    199,  210,  211,  214,  234  à  237. 
Lemonnier  (Camille),  XVI,  197,  215, 

237,  247,  249  à  251,  266,  289  à  292, 

293  à  298. 
Lesueur  (Daniel),  64. 
Lichtenberger  (.\ndré),  27. 
Lorrain   (Jean),  142,  148  à  149,  174, 

176,  189. 
Loti  (Pierre),  24,  28,  29,  77,  78. 
Louys  (Pierre),  18. 
Luguet  (Marcel),  60,  87. 

Maizeroy  (René),  77. 
Malato  (Ch.),  199. 
Maeterlink  (Maurice',  277. 
Margueritte  (Paul   et   Victor),   3,  31, 

37  à  40,  47,  48,  62,  63,  65,  80,  91  à 

101,  103,  104,  237,  254. 
Marx  (Karl),  185,  256,  273. 
Mauclair  (Camille),  230,  231,  238,  239, 

243,  246. 
Maupassant  (Guy  de),  6^  14,, ,54,  74, 

111,  124  à  126,'  131,  151,  160,  162, 

176,  190. 
Maurras  (Charles),  199,  238. 
Michelet,  2,  35. 
Mille  (Pierre),  77,  78,  104. 
Miomandre  (Francis  de),  246. 
Mirbeau  (Octave),  VII,  6  à  8,  48,  158, 

165,  198,  219,  232,  2.38. 
Morel  (Eugène),  92  à  95. 
Nion   (François  de),    143  à  145,  157, 

160,  162,  164,  165,  171,  177,   181, 

190,  214. 

Noailles  (Comtesse  de),  305. 

O'Monroy  (R.),  77. 

Pailleron,  17. 

Perrin  (Jules),  90,  91. 

Pert  (Camille),  170. 

Peyrebrune,  16. 

Prévost  (Marcel),  9  à  11,  79,  88,  141 

à  143,  150,  161,  163,  165,  191,  210, 

211,  212,  234. 
Poinsot  et  Normandy,  305. 
Puvis  deChavannes^  XIV,  232. 


un 


Rachilde,  11  à  13,  55. 

Raffaëlli,  9,  203. 

Reclus,  198,  205,  220. 

Renan  (Ernest),  194  à  196,  302. 

Renard  (Georges),  271  à  273. 

Renard  (Jules),  19  à  23,  48,  102. 

Renoir,  252. 

Retté  (Ad.),  238. 

Roe  (Art.),  63,  101  à  103,  105. 

Roguenant,  273  à  275,  293. 

Rosny  (J.-H.),  YIl,  XIII,  2,  40  à  45, 
46,  47,  66,  68  à  72,  104,  132,  170, 
171,  172,  173,  175  à  176,  181  à  182, 
188,  191,  199,  204  à  209,  213,  220 
à  223,  227  à  229,  230,  233  à  237, 
243,  247,  251  à  259,  272,  279  à  283, 
292  à  298. 

Rousseau,  2,  238,  286. 

Ryner  (Han),  216  à  217,  234,  238. 

Sainte-Beuve,  246,  302,  303,  304. 

Sand  (George),  2,  179,  WS,  211,  245, 
246,  254,  273,  284,  302. 

Sardou  (V.),  17. 

Taine  (II.),  Y,  VI,  47,  135,  240,  302, 
303,  304. 


Tolstoï,  2,  171,  198,  199,  210,  212, 
215,  268,  280,  291. 

Vallès  (Jules),  13,  260. 

Vandérena  (Fernand),  117. 

Verne  (Jules),  40,  41,  172. 

Vigne  d'Octon,  78. 

Vigny  (Alfred  de),  13,61,65,  101,302. 

Villiers  de  l'Isle-Adani,  146,  158,  177, 

188,  190. 
Viviani,  278. 
Vogué  (E.-M.  de),  VII,  64  à  66,  113, 

124,  126  à  127,  132,    183,  189,  275, 

277  à  279,  293. 

WiUy,  16  à  18. 
Wisner,  27. 

Zola,  VII,  .XVI,  2,  4  à  6,  14,  45,  46,  88, 
106,  110,  113,  115,  116,  117,  119  à 
122,  123,  124,  126,  130,  132,  134, 
135,  143,  150,  163,  170,  180,  183, 
184,  191,  193,  197,  199,  201,  202, 
204  à  209,  210,  212,  213,  215,  217, 
219  à  222,  229,  233  à  237,  239,  242, 
243,  245,  247,  248  à  249,  251,  266, 
275  à  277,  284  à  288,  289,  292. 


TABLE   DES   MATIERES 


I.N'TR0DUCTIO>' V 

CHAPITRE    I 

L'ENFANT 1 

Chez  les  romanciers  naturalistes 4 

Chez  les  romanciers  idéalistes 15 

Chez  les  satiristes 16 

Chez  les  humoristes 19 

Les  analystes   de  l'enfance   .   *. 24 

Les  enfantistes. 31 

L'enfant  de  l'avenir 40 

L'enfant  et  la  société , 46 


CHAPITRE    II 

L'OFFICIER 49 

Les  officiers  supérieurs 51 

Les  officiers 64 

Chez   les    spécialistes 75 

L'officier  de  l'avenir 91 

Sentiment  général 104 

CHAPITRE    III 

LE    FINANCIER 107 

L'amour 109 

Le  cœur  et  l'âme 114 

Les   affaires 118 

Le  financier  devant  les  écrivains 130 

Le  rôle  du   financier 134 


314  TABLE    DES    MATIERES. 

CHAPITRE    IV 

LES    NOBLES 137 

La   physiologie 140 

Le    sentiment 150 

La  morale  et  la  religion 168 

La   mentalité 172 

Les  rôles  sociaux 180 

Conclusions  et  rapports 187 

CHAPITRE    V 

LES    ANARCHISTES 197 

Ceux  du  peuple 201 

Ceux  de  la  bourgeoisie 214 

Les  milieux,  l'action  et  l'avenir  de  l'anarchie 227 

Conclusions  et  rapports 233 

CHAPITRE    YI 

LES   SOCIALISTES,  leur  évolution 245 

Germinal  et  Happe-chair 248 

Le  Bilatéral  et  Marc  Fane 251 

L' Essence  de  soleil,  et  Robes  rouges 250 

Le   Mystère   des  Foules 263 

Cœurs  nouveaux 267 

La  conversion  socialiste 272 

Socialiste  nationaliste 274 

Paris  (le  socialisme  et  la  science) 275 

Antisémitisme 277 

f^es  Ames  perdues 279 

/,a  Charpente  (sociologie  socialiste) 231 

Travail 284 

Le   Vent  dans  les  moulins 289 

Le  socialisme  et  la  littérature 293 

Conclusion  :  La  société  nouvelle 299 

post-scriptum 305 

Index  des  matières 307 

Index  alphabétique 309 


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1878),par  J.Z>^AWour.2vol.in-8.  18  fr.     » 

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1857-1858.  1  vol.  in-8 ,  .    .     7  fr. 

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ron  el  P.  Bondois.  In-l'J.  6«  éd.     3  fr.  50 

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deSadowa.par  ^j/p.  Véron'&\.  P.  Bondois. 
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FÉLIX    ALGAN,     ÉDITEUR 

108,    BOULEVARD   SAINT-GERMAIN,    PARIS,    6" 
NOVEMBRE    1904 


BIBLIOTHÈQUE 

D'HISTOIRE   CONTEMPORAINE 

I.  France  et  Colonies,  p.  1.  —  II.  Pays  Étrangers,  p.  7 
III.  —  Histoire  sociale,  p.   13 

I.  —  FRANGE  ET  COLONIES 


ÉTUDES  ET  LEÇONS  SUR  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE 

Par  A.    AULA.RD,    Professeur  à  la  Faculté  des  leltres  de  l'Université  de  Paris. 

Quatre  volumes  in-12,  chacun 3  fr.  50 

1"  SÉRIE,  3"  édition.  —  Le  programme  royal  en  1789.  —  Le  serment  du  Jeu  de  Paume.  — 

Les  Jacobins.  —  André  Chenier.  —  La  procla"mation  de  la  République.  —Danton.  —Carnet. 

La  presse  sous  la  Terreur.  —  L'art  et  la  politique  en  l'an  II.  —  Aux  apologistes  de  Robes- 
pierre. —  Robespierre  et  le  gendarme  Méda. 

•2"  SÉRIE,  i«  édition.  —  Auguste  Comte  et  la  Révolution  française.  —  Danton  et  les  massa- 
cres de  septembre.  —  La  séparation  de  l'Église  et  de  l'État.  —  Les  causes  et  le  lendemain 
du  18  brumaire.  —  Le  consulat  à  vie.  —  L'authenticité  des  mémoires  de  Talleyrand. 

3'  SÉRIE,  r''  édition.  —  L'Iiistoire  provinciale  de  la  France  contemporaine.  —  Le  tutoiement 
pendant  la  Révolution. —  La  Convention  nationale  de  Monaco. —  La  diplomatie  du  premier 

comité  de  salut  public.  —  La  querelle  de  la  «  Marseillaise  »  et  du  «  Réveil  du  Peuple  ».  

Bonaparte  et  les  poignards  des  Cinq-Cents.  —  La  liberté  individuelle  sous  Napoléon  I«^ 

4'=  SÉRIE,  [vient  de  paraître).  —  L'éducation  scolaire  des  hommes  de  la  Révolution.  —  Les 
origines  du  socialisme  français  —  L'enfance  et  la  jeunesse  de  Danton.  —  La  vie  et  la  poli- 
tique do  Danton.  —  Le  centenaire  de  la  Légion  d'honneur.  —  Napoléon  et  l'athée  Lalande. 

Le  Culte  de  la  Raison  et  le  Culte  de  TÊtre  suprême 

ÉTUDE    HISTORIQUE    (1793-1794) 

Par  le  même 

Un   volume   in-12,  2'  édition 3  fr.  50 

On  sait  qu'en  1793  et  en  1794,  la  France  révolutionnaire  essaya,  sans  y  réussir,  d'abolir  la 
religion  clirétienno  au  moyen  du  culte  de  la  Raison,  puis  de  la"  remplacer  par  le  culte  de 
l'Être  suprême.  C'est  cette  tentative  de  déchristianisation  que  rapporte  M.  Aulard.  La  thèse 
de  l'auteur  est  que  ce  double  mouvement  n'est  iioint  sorti  d'une  idée  ]ihilosophique  préconçue, 
mais  des  nécessités  de  la  défense  nationale.  C'est  surtout  jiarce  que  le  clergé  faisait  cause 
commune  avec  l'étranger  que  les  patriotes  de  l'an  II  culbutèrent  l'autel.  Cette  thèse, 
M.  Aulard  l'a  appuyée  sur  un  récit  impartial,  d'après  les  documents  originaux.  On  y  voit 
revivre,  dans  la  rue,  dans  le  club  et  dans  l'église,  la  France  révolutionnaire  au  moment  le 
plus  critique  et  le  plus  intéressant  de  la  lutte  de  l'esprit  nouveau  contre  l'ancien  régime. 

LA  THÉOPHILANTHROPIE  ET  LE  CULTE  DÉCADAIRE 

(1796-1801) 

{Essai    sur    l'histoire    religieuse    de   la   Révolution) 

Par  Albert  MATHIEZ,  Agrégé  d'histoire,  docteur  è.s  Icllres. 

L'n  volume  in-8 12  fr.  (vient  de  paraître). 

Les  théopliilanthropes  s'étaient  efforcés  de  créer  une  «  institution  »,  un  «  culte  »  qui  fût 
le  nature  à  remplacer  avantageusement  les  anciens  cultes  mystiques  et  à  refaire  riinité 
morale  de  la  France.  Déjà,  dans  ce  but,  avaient  été  créés  le  culte  de  la  raison,  le  culte  do 
l'être  suprême,  le  culte  décadaire  et  plusieurs  autres  essais  ou  projets  de  .cultes  déistes. 
Mais  parmi  ceux-ci,  la  théophilanthropie  garde  une  physionomie  originale.  L'autorité  n'est 
pour  rien  dans  son  existence  ;  elle  vit,  concurremment  avec  le  culte  décadaire,  pendant 
cinq  années,  plus  qu'aucun  autre  culte  révolutionnaire. 
^' 

ENVOI  FRANCO   CONTRE   TIMBRES   OU   MAND.VT-P0STE 


2         FÉLIX    ALCAN.    ÉDITErR,    lU8,    BOULEVARD    SAINT-GERMAIN,    PARIS.    C^ 

Ses  adeptes  furent  peu  nomljreux.  mais  ce  fut  la  religion  d'une  élite  convaincue  ^t  fidèle. 
Elle  inspira  des  craintes  justifiées  aux  cultes  mjstiques,  au  protestantisme  comme  au  catho- 
licisme. Rome  savait  qu'elle  pouvait  empêcher  une  partie  de  la  bourgeoisie  ,  française  de 
retomljcr  sous  la  domination  de  l'église  romaine;  aussi  Rome  obtint-elle  de  Bonaparte  Tarrêt 
de  mort  des  théophilanthropes. 

Le  problème  attaqué  par  les  théophilanthropes  subsiste  et  les  plus  nobles  esprits  du 
XIX''  siècle  ont  cherché  sa  solution  :  Parmi  ceux-ci  nous  rappellerons  Saint-Sin\on,  Auguste 
Comte.  Quinet  et  Michclet.  C'est  une  des  raisons  qui  donnent  à  cette  étude  historique  et 
pliilosophique  son  intérêt,  ainsi  que  les  rapproclicments  nombreux  qu'elle  présente  avec  les 
circonstances  actuelles. 

CONDORCET  ET  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE 

Par  Léon    CAHEN,    Agrégé  dhi.-toire.  docteur  ùs   lettres. 

Un  volume  in-8 ,  .     10  fr.  {vient  de  paraître). 

Peu  de  noms  ont  été  aussi  souvent  prononcés,  au  cours  de  ces  dernières  années,  que  celui 
de  Condorcet.  Les  luttes  récentes  ont  rappelé  l'attention  sur  l'auteur  du  projet  de  décret  sur 
l'instruction  publique  de  1792,  du  premier  projet  de  constitution  républicaine.  L'ouvrage  qui 
paraît  aujourd'itlii  présente  donc  un  véritable  intérêt  d'actualité.  L'auteur,  grâce  à  de 
patientes  recherches  à  la  bibliothèque  de  l'Institut  et  aux  ."Archives  nationales,  a  réussi  à 
découvrir  un  grand  nombre  de  textes  inédits  et  à  renouveler  comjjlètement  son  sujet.  Dans 
ce  livre.  Cond'brcet  se  révèle  à  nous  comme  un  politique  remarquable,  qui  a  constamment 
préconisé  la  méthode  évolutive,  et  cherché  à  réaliser  sans  secousse  un  idéal  éminemment 
démocratique.  Parmi  les  passages  les  plus  curieux,  citons  ceux  qui  concernent  le  système 
de  Condorcet  avant  1789,  le  rôle  de  Condorcet  pendant  les  élections  de  1789  et  à  l'Hôtel-de- 
Ville,  l'élaboration  <lu  projet  de  Constitution  de  170:i.  etc. 

LA    VIE    A    PARIS 

PENDANT  UNE  ANNÉE  DE  LA  RÉVOLUTION  (1791-1792) 

Par  G.  ISAMBERT 

Un  volume  in-12 3  fr.  50 

L'année  choisie,  c'est  celle  qui  s'est  écoulée  du  21  juin  1791,  jour  oii  les  Parisiens  se  réveil- 
lèrent sans  roi,  au '20  juin  1792,  date  de  la  première  invasion  des  Tuileries  par  le  peuple  des 
faubourgs.  Confiné  dans  cette  période,  l'auteur  saisit  les  nouveaux  arrivants  au  saut  de  la 
dilio'ence.  leur  montre  les  monuments  neufs  ou  en  construction,  les  fait  passer  des  salons  au.x 
clubs,  do  l'Assemblée  aux  spectacles,  des  cortèges  de  fête  et  des  manifestations  de  la  rue  au 
perron  du  Palais-Royal  où  se  bousculent  les  agioteurs,  passe  en  revue  les  modes,  les  jour- 
naux, les,  chansons,  les  caricatures,  l'enseignement,  les  expositions  d'art,  les  cafés,  les  res- 
taurants, jusqu'aux  maisons  de  jeu  en  guerre  avec  la  police,  toutes  les  manifestations  de 
l'activité  parisienne  dans  un  temps  de  liberté  débordante.  Aucune  part  n'est  faite  à  l'inven- 
tion dans  ce  tableau  entièrement  composé  d'après  les  témoignages  contemporains,  rassemblés 
i)ar  une  érudition  patiente  et  sagace  ;  il  ne  s'en  dégage  pas  moins  une  impression  do  vie 
intense.  La  variété  des  tons  s'accorde  avec  celle  des  sujets.  C'est  un  livre  d'une  lecture  tou- 
jours attachante  et,  en  plus  d'un  passage,  franchement  récréative. 

HOMMES  ET  CHOSES  DE  U  RÉVOLUTION 

Par  Eugène  SPULLER 
Un  volume  in-12 3  fr.  50 

Cet  ouvrage  a  pour  objet  non  seulement  la  défense,  mais  la  glorification  de  la  Révolution 
française,  ifauteur  y  traite  nombre  de  questions  controversées;  les  chapitres  qui  le  compo- 
sent sont  consacrés  "à  la  Révolution  et  à  quelques-uns  des  hommes  les  jinis  illustres  qui  l'ont 
aidée  à  se  produire  :  Sieyès,  La  Fayette,  Mirabeau.  ,      ,        .       ,     ^. 

Ce  Niiiit  do  simples  essais  d'histoire,  composes  avec  le  dessein  de  taire  connaître  des 
hommes  dont  la  personnalité,  le  rôle,  le  caractère  et  les  services  méritent  d'être  mis  en 
luiuicrc. 


VARIÉTÉS   RÉVOLUTIONNAIRES 

Par     Marcellin    PELLET 

Trois  volumes  in-12,  chacun 3  fr.  50 

\"  sÉRiK  —  Les  .Mmanachs  sous  la  Révolution.  —  Les  revues  de  tin  d'année  au  tlu-âtre 
sous  le  Directoire  et  le  Consulat.  —  Théveneau  de  Morande.  —  Paris  en  1787.  —  Rivarol.  — 
La  vraie  Du  Darry.  —  Les  orateurs  de  la  Constituante.  —  Un  historien  allemand  de  la 
Révolution  française.  —  Insignes  des  députés  pendant  la  Révolution.  -  Instruction  du 
comité  de  Salut  public.  —  Une  lettre  inédite  de  M'""  Tallien.  —  Le  camp  de  Jalcs.  —  Réen- 
minaiions  de  Monsieur  de  Paris.  —  La  Sitlnt-lluberty  et  le  comte  d'Autraigucs.  --  Concours 

. -— — * 

ENVOI  FRA.NCO   CONTRE  TIMBRES   OU  MANDAT-POSTE 


BIBLIOTHEQUE    D  HISTOIRE    CONTEMPORAINE 


artistiques  de  l'an  11.  —  Concours  ilo  l'an  II  pour  les  livres  classiques.  —  'SI"'"  de  Tourzcl  et 
SCS  mémoires.  —  Le  •<  Livre  du  Soldat  français  »,  de  Championuet.  —  Quelques  strophes  peu 
connues  de  la  Marseillaise.  —  La  jeunesse  du  conventionnel  Romnie.  —  Le  général  Bona- 
parte. —  Lucien  Bonaparte.  —  Le  capitaine  Vallé.  —  La  propagande  philosophique  sous  la 
Restauration. 

—  -2«  SÉRIE.  —  Dubois-Crancé.  —  La  Révolution  et  iVI.  Taine.  —  Les  débuts  de  la  Révolution 
dans  les  Pyrénées-Orientales.  —  La  B.ildiothèque  de  Porthiez  (de  l'Oise).  —  Le  général 
Rigau.  —  Les  monuments  de  Desaix.  —  M.  Aulard  et  la  Révolution  en  Sorbonne.  —  La  prise 
de  la  Bastille  d'après  deu.x  favoris  de  lu  reine.  —  La  place  de  la  Bastille  et  l'architecte 
CoVbet.  —  Mirabeau  et  Sophie.  —  Mirabeau  grammairien.  —  Mirabeau  au  fauteuil.  —  Les 
«  Sources  impures  »  des  biens  du  clergé.  —  Marie-Antoinette  en  Vénus.  —  Trianon  et  les 
«  Bols-Seins  »  de  la  Reine.  —  Gracchus  Babœuf  et  Marie-Antoinette.  —  Ma<lanio  Elisabeth. 

—  Suzanne  Labrousse.  —  L'aéronaute  Garnerin  et   les  pudeurs  du  Comité   de  Salut  public. 

—  Chansons  populaires  sur  les  aéro.stats.  —  Claude  Fauriel  et  Cadoudal.  —  La  prétendue  fille 
de  Soubrany.  —  L'histoire  de  France  do  l'abbé  Le  Ragois.  —  La  capitulation  de  Bayleu.  — 
Chansons  de  sacristie  et  de  corps  de  garde.  —  Le  duc  de  Berry  franc-maçon.  —  La  Géron- 
tocratie. 

3"  SÉRIE.  —  Le  Misofiallo  d'Altieri.  —  La  Révolution  et  l'Irlande.  —  La  cassette  de  Grac- 
chus Babœuf.  —  Tlieroigne  de  Méricourt.  —  Les  dessins  du  général  Champiounet.  —  L'am- 
bassade de  Bartliélemy  en  Suisse.  —  La  conspiration  Malet.  —  M""  de  Geulis  et  Jules  Verne. 

—  Un  peu  de  numismatique.  —  Les  Historiens  italiens  de  la  Révolution  française.  —  Le 
Ça  ira  de  Giosué  Carducci.  —  Napoléon  !"■  agent  matrimonial.  —  Monti  et  la  Basseviliana. 

LE 

VANDALISME  RÉVOLUTIONNAIRE 

Fondations  littéraires,  scientifiques  et  artistiques  de  la  Convention 

Par   Eugène   DESPOIS 

Un  volume  in-12,  4"  édition 3  fr.  50 

M.  Pespois  a,  dans  le  livre  plein  de  vigueur  et  de  faits,  intitulé  le  Vandalisme  révohdio/maire, 
tenu  à  venger  cette  révolution  dont  il  connaissait  si  bien  l'histoire,  de  l'accusation  stupide 
d'avoir  détruit  à  plaisir  les  monuments  do  la  vieille  France  et  jonché  le  sol  de  ruines.  11  a 
montré  tout  ce  que  la  Convention,  au  milieu  de  ses  tourmentes,  en  pleine  Terreur,  avec 
quatorze  armées  en  campagne  et  en  luttant  contre  l'Europe  coalisée,  avait  su  faire  pour  les 
lettres,  pour  les  arts,  pour  les  sciences,  pour  l'instruction  à  tous  ses  degrés. 

Ch.  Bigot  [Revue  {joli tique  et  littéruire). 

LES   CAMPAGNES    DES    ARMÉES    FRANÇAISES 

(1792-1815) 

Par   Camille    'VALLA'UX,    Professeur  agrégé  d'histoire  au  lycée  de  Bresl. 

Un  volume  ih-i2,  avec  17  cartes  dans  le  texte 3  fr.  30 

M.  Camille  Vallaux  a  voulu  résumer  en  autant  de  pages  qu'il  y  a  de  jours  dans  l'année  les 
guerres  de  la  Révolution  et  de  l'Empire.  Il  s'est  acquitté  de  sa  tâche  avec  conscience  et  talent, 
exposant  avec  clarté  les  causes  et  les  préliminaires  des  campagnes,  décrivant  avec  précision 
les  mouvements  des  armées  et  les  phases  des  combats. 

Les  luttes  héroïques  de  la  Vendée,  les  campagnes  de  1792,  les  grandes  batailles  de  l'Empire 
et  notamment  celles  d'Austerlitz,  d'Essling,  de  Waterloo,  sont  fort  exactement  condensées,  et 
les  croquis  qui  les  accompagnent  en  facilitent  la  compréhension. 

{Revue  des  Questions  historiques.) 

LA   POLITIQUE   ORIENTALE   DE   NAPOLÉON 

Sébastiani  et  Gardane  (Î806-Ï808) 

Par   E.    DRIAULT,    Professeur  .njrcgé  d'I.istoire  au  lycée  de  Versailles. 

Un  volume  in-8 7  h\  (vient  de  paraître). 

(Ouvraye  couronné  par  l'Iuslitut) 
Ce  livre  est  fait  d'après  les  documents  les  plus  proches  des  événements  qu'il  expose,  d'après 
:  les  Mémoires  des  contemporains  ou  la  corres])ondance  de  Napoléon  I"'',  d'après  les  sources 
encore  plus  sûres  qui  sont  dans  les  manuscrits  des  .Vrchives  Nationales  ou  du  Dépôt  des 
-Art'aires  étrangères.  Le  moment  de  Ihistoiro  où  Napoléon  s'est  le  plus  occupé  de  l'Europe 
orientale,  c'est-à-dire  de  la  Turquie  et  des  Balkans,  est  rtxé  par  l'entrevue  de  Tilsit  :  après 
avoir  vaincu  l'Autriche,  la  Prusse  et  la  Russie,  Napoléon  se  trouva  en  présence  de  la 
question  d'Orient;  c'est  pourquoi  M.  Driault  a  renfermé  son  étude  entre  les  années  1800  et 
1808;  la  politique  orientale  de  Napoléon  s'exprima  alors  dans  la  Mission  de  Gardane  en 
Perse  et  surtout  dans  l'ambassade  du  général  Sébastiani  à  Constantinoplo  :  celle-ci  fut,  avec 
'es  ambassades  célèbres  de  Villeneuve  et  de  Vergennes  au  wiir'  siècle,  un  des  plus  glorieux 
pisodes  de  la  politique  de  la  France  on  Orient.  On  y  trouve,  comme  au  xviii''  siècle,  les 
ambitions  rivales  des  grandes  puissances  et  les  premières  entreprises  de  l'.Xngleterro  sur  la 
Méditerranée.  On  y  trouve  quel(|ue  cliose  de  nouveau  :  les  premières  tentatives  des  popu- 
Liiions  chrétiennes  pour  se  constituer  en  nationalités  indépendantes,   et  on  sera  peut-être 


ENVOI  FR.VNCO   CONTRE  TIMBRES  OU   M.VND.AT-POSTE 


FÉLIX   ALC.VN,    ÉDITEUR,    108,    BOULEVARD    SAINT-GERMAIN,    PARIS,    6« 


étonné  de  voir  que  la  carte  politique  des  Balkans  ne  fut  pas  alors  tort  différente  de  ce  qu  elle 
^st  .levenuc  de  nos  ionrs.  On  y  trouve  enfin  un  essai  pour  dehnir  par  1  Orient  la  politique  de 
Xanraéon  à  lanor^ée  de  sa  grandeur:  M.  Driault  conclut,  daprès  des  témoignages  coutcm- 
mfra  ns,  que  Napoléon  voulut  surtout  écarter  la  Russie  de  la  Méditerranée  et  de  Constant,, 
nocle  (ue  même  l'alliance  russe  servit  ce  dessein  hostile  aux  Russes,  qu  il  prétendit  établir 
sa  propre  suprématie  sur  l'Orient  comme  sur  l'Occident  pour  être  vraiment  <•  1  Empereur  ... 
11  échoua  et  devait  échouer;  mais  il  faut  bien  constater  que,  depuis,  la  Russie  na  fait 
aucun  pro-rès  dans  les  Balkans,  qu'elle  n  a  pas  franchi  la  barrière  qui  des  lors  se  dressa 
devant  elle,  et  que  Napoléon  ruina,  peut-être  à  jamais,  le  grand  ..  projet  grec  ■.  de  Catherine  11. 

DE  WATERLOO  A  SAINTE-HÉLÈNE 

'•20    JUIX-16    OCTOBRE    iSlôi 

Par  J.    SILi'VESTRE.    Pio!eî>eur  à  l'École  libre  des  Sciences  politiques. 

Un  volume  in-16 •    •    • 3  fr.  oO  {vient  de  paraître). 

L'auteur  a  divisé  son  sujet  en  six  parties  :  à  l'Eli/x'-'e,  à  la  .Valmjiison,  de  la  Malmaison  à  > 
Boche  fo^t  ^  Roche  fort,  en  rade  et  à  l'Ue  dAlr.  de  Vile  d'Aix  a  Samte-Uélene,  forment  les; 
divers  tableaux  du  court  drame  ((ui  se  joua  après  les  Cent  jours.  i 

AI    Silvestre  a  mis  à  contribution  des   ouvrages,  des  mémoires,  des  pubhcations  çpars  et  ) 
na'rfois  bien  oubliés,  il  a  puise  aussi  dans  les  notes  manuscrites  conservées  par  les  JamiUes  . 
le  Rochefort   dont  les  membres  ont  pu  assister  aux  scènes  poignantes  de  la  dernière  heure.  3 
Ft  son  livre    attravant  comme  un  roman  où  l'on  voit  vivre  les  personnages,  se  distingue  par 
une  scrupuleuse  certitude  gui  suffit  à  le  recommander  aux  curieux  de  ventés  historiques. 

NAPOLÉON  ET  LA  SOCIÉTÉ  DE  SON  TEMPS 

paj.  p_   BONDOIS.    Pro:"e>>eur  d'bisloirc  au  lycée  Buffon. 

Un  volume  in-8 '  "• 

I  'auteur  a  cherché  à  expliquer  l'influence   de   Napoléon  sur   les  Français  de  la  dernière 
période    révolutionnaire,  et  celle  des  contemporains  de  l'empereur  sur  son  caractère  et  sa 

''®M°  Boîdois  a  évité,  autant  que  possible,  les  accusations  de  parti  et  les  affirmations  con- 
testées. Il  a  voulu  fonder  son  li\Te  sur  des  paroles  et  des  faits  admis  aussi  bien  par  les 
admirateurs  que  par  les  détracteurs  de  Napoléon  P^ 

HISTOIRE  DU  PARTI  RÉPUBLICAIN  EN  FRANCE 

DE      1814b      A     1870 

Par   Georges  "WEILL,   Docteur  es  lettres,  professeur  d'histoire  au  lycée  Louis-le-Grand. 

Un  volume  in-8 •     ^'^   '^''• 

Ce  livre  donne  pour  la  première  fois  une  étude  d'ensemble  sur  l'Iiistoire  du  parti  républi- 
eain  Les  débuts  secrets  du  parti  sous  la  Restauration;  son  avènement  à  la  vie  publique  en 
I8.^o'et  ses  pro-^rès  jusqu'aux  émeutes  de  1834;  son  écrasement  suivi  dune  longue  période 
Je  tornettr  a,  Jarenti.  mais  d'activité  réelle;  la  victoire  éphémère  de  1848:  la  reaction  de 
lR4q  contrar  ée  par  la  propagande  habile  des  démocrates  jusqu'au  2  décembre;  la  proscrip- 
iïn'avëc  un  tab'^^eau  d^e  la  ?ie  des  républicains  détenus,  transportés  ou  exilés;  la  vitalité 
du  narîi  pendant  les  années  de  compression;  enfin  son  réveil  depuis  1800  et  ses  rapides 
succès  •  tous  ces  faits  sont  étudiés  dans  leur  ordre  chronologique.  Au  récit  des  événements 
sonrioints^es  portraits  de  tous  ceux  qui  ont  influé  sur  la  vie  dit  part.  CarreL  Cava.gnac 
I  edri  RoUin  Barbes,  Gambetta.  Jules  Favre.  Enfin  une  grande  place  est  donnée  à  lustoirc 
des  idées  des  théories  artistiques,  philosophiques,  religieuses,  et  surtout  de  ces  doctrines 
sociales  qui  ont  toujours  préoccupé  fes  républicains.  Ce  n'est  pas  un  livre  de  polémique,  mais 
de  science,  conçu  d'une  façon  toute  objective.  ^ ; ^_^ 

HISTOIRE  DU  MOUVEMENT  SOCIAL  EN  FRANCE 

{18.r2- 100-2. 
Par   le    même 

Un  volume  in-8 10  fr-  ("^e«'  ^'^  paraître). 

î  'auteur  entend  par  mouvement  social  l'ensemble  des  efforts  tenter  pour  améliorer  la  con- 
di  ion  économi(,ue   le  la  classe  ouvrière.  Il  est  question  dans  ce  livre  du  patronage  considère 
Pnmme  système  général    tel  que  l'entend  l'é  :ole  de  Le  Play.  Il  est  question  plus  encore  du 
erZcment  "ùvife^^^^  ses  deux  formes  habituelles,  la  coopérative  et  le  syndicat.  Enfin  U 

insiste  surtout  sur  les  rapports  entre  le  gouvernement  et  la  classe  ouvrière.  ..... 

Cette  histoire  du  mouvement  social  est  donc  avant  tout  une  histoire  j.oitique.  destinée  a 
montrer  comment  les  questions  ouvrières  ont  été  posées  ou  résolues  par  les  divers  goiiver- 
Xents  et  les  diverl  partis.  Le  rôle  le  plus  considérable  y  revient  au  part,  socialise, 
nnisnu'il  sest  occupé  spécialement  de  grouper  les  travailleurs  manuels  et  de  faire  aboutir 
feurs  revendications.  M.  WciU  a  insisté  sur  ce  parti  sur  ses  vicissitudes,  sur  les  raisons 
oui  l'ont  fait  grandir  ou  sur  les  divisions  qui  ont  parai vse  ses  efforts.  .  ,  yà 
'  I  e  récit  commence  après  le  coup  d'Ktat  du  ■>  décembre;  il  finit  par  les  événement  polid 
tiques,  aux  élections  législatives  davril-mai  U't'2- i 

ENVOI    FU.VNCO    CONTRE   TIMBRES   OU   MANDAT-POSTE 


lîIBLIOTIlÈQUE   d'histoire    CONTEMPORAINE 


HISTOIRE    DE    LA   TROISIÈME    RÉPURLIQUE 

Par    Ed.    ZEVORT,    Recteur    de    lAcadémiû    de    Caen. 

I.  La  présidence  de  M.  Thiers.   1  vol.  in-8,  2"=  édition "  fr. 

II.  La  présidence  du  Maréchal.   1  vol.  in-8,  2"  édition "  fr- 

III.  La  présidence  de  Grévij.  1  vol.  in-8,  2"  édition T  fr. 

IV.  La  présidence  de  Carnot.  i  vol.  in-8 "  fr- 

L'auteur  a  pris  à  tâche  de  raconter,  d'après  les  documents  officiels  et  les  nombreii-x  écrits 
consacrés  à  cette  période  de  l'histoire  contemporaine,  les  événements  auxquels  il  a  assisté  et 
dont  les  conséquences  ne  sont  pas  encore  épuisées,  de  les  juger  impartialement  et  de  parler 
sans  haine  et  sans  crainte  des  hommes  et  des  choses  d'aujourd'hui. 

Si  l'histoire  du  second  Empire  montre  comment  un  D:rand  peuple  a  pu  s'abandonner  et  a 
été  sur  le  point  de  succomber,  celle  de  la  Troisième  Répuljlique  montre  comment  il  a  su  se 
ressaisir  et  se  relever.  La  .première  période,  (pii  nous  conduit  du  4  septemljrc  1870  au 
24  mai  1873,  de  la  proclamation  de  la  République  à  la  chute  de  son  premier  Président,  nous 
met  en  présence  de  graves  et  dramatiques  événements,  de  grandes  et  intéressantes  indivi- 
dualités, parmi  lesquelles  se  détachent  surtout  les  ligures  de  Thiers,  do  Trochu  et'  do  Gambetta. 

Sous  la  présidence  du  Maréchal  de  Mac-jNIahon,  dans  cette  période  de  fondation,  dans  ce 
pénible  enfantement  do  la  République,  l'intérêt  de  l'histoire  intérieure  prime  celui  de  l'his- 
toire extérieure.  Le  traité  de  Francfort  a  borné  notre  influence  au  dehors,  mais  les  Constitu- 
tions provisoires  de  1871  et  de  1873  n'ont  jias  fixé  notre  situation  jjolitique;  même  à  la  suite 
du  25  février  1875,  il  faut  que  la  République  conquière  le  Sénat  après  la  Chambre  et  la 
Présidence  après  le  Sénat. 

Avec  la  présidence  de  Jules  Grévy,  commence  pour  la  République,  enfin  sortie  de  la 
période  des  luttes  pour  sa  propre  exis'tence,  de  la  «période  héro'ique  ».  l'ère  de  l'organisation 
et  du  progrès.  Une  série  de  lois  fondamentales  sur  la  presse,  sur  l'enseignement  primaire,  sur 
l'élection  des  maires,  sur  le  divorce,  sur  les  syndicats  sont  votées.  D'un  autre  côté,  par  les 
conquêtes  de  la  Tunisie,  du  Tonkin.  de  Madagascar,  par  la  fondation  du  Congo  français  et 
l'extension  vers  le  Soudan,  la  République  reconstitue  le  domaine  colonial  de  la  France. 

Sous  Carnot  c'est  l'histoire  actuelle  dr  la  Troisième  République  qui  commence  véritablement. 
On  sait  les  principaux  faits  de  l'histoire  intérieure  de  la  France  pendant  cette  présidence  : 
la  crise  terrible  du  boulangismc,  qui  se  termine  par  le  procès  devant  la  Haute-Cour,  l'exil 
et  le  suicide  du  principal  héros  de  cette  équipée  ;  la  loi  militaire  de  1889,  qui  oblige  tous  les 
Français  à  passer  un  an  au  moins  sous  les  drapeaux;  dans  l'ordre  économique  et  social, 
divers  projets  dirigés  dans  un  sens  démocratique  sont  également  adoptés.  La  politique  exté- 
rieure se  résume  ))ar  la  guerre  du  Dahomey  et  par  l'alliance  russe. 

HISTOIRE     DE     DIX     ANS 

(1830-1S40) 

Par    Louis    BLANC 

Cinq  volumes  in-8,  23  fr.  —  Chaque  vol.  séparé 5  fr. 

Ce  qui  fait  l'intérêt  principal  do  l'ouvrage  de  Louis  Blanc,  c'est  son  caractère  éminemment 
social.  Ecrit  à  uno  époque  où  les  idées  démocratiques,  n'avaient  pas  encore  libre  cours,  ce 
livre  fut  une  véritable  révélation;  c'était  un  réquisitoire  en  forme  contre  la  bourgeoisie 
intransigeante  qui,  sans  vouloir  comprendre  la  volonté  du  peuple,  avait  fait  Louis-Philippe 
lui  au  lendemain  de  1830,  et  prétendait  présider  aux  destinées  de  la  France  avec  ce  prince 
qui  était  son  obligé.  Tout  l'intérêt  de  cette  histoire  subsiste  encore  à  l'heure  actuelle;  ce  livre 
'io  Louis  Blanc  est  indispensable  à  quiconque  veut  bien  connaître  les  événements  concernant 
la  France  à  l'intérieur  comme  à  l'extérieur,  de  1830  à  1840.  

HISTOIRE     DU     SECOND     EMPIRE 

(18.32-187(1) 
Par  Taxile  DELORD 

Six  volumes  in-8,  42  fr.  —  Chaque  vol.  séparé 7  fr. 

Le  même  illustré  par  F.  Regaraey.  Six  vol.gr. in-S, 48  fr.  — Chaque  vol. séparé.  8  fr. 
Le  Second  Empire,  après  avoir  étonné  ses  contemporains  par  l'imprévu  de  sa  morale  à  ses 
débuts,  a  continué  à  les  surprendre  par  ses  pratiques,  qui  en  étaient  la  conséquence  torcée. 
Toutefois,  ce  sentiment  de  stupéfaction  a  été  surtout  profond  chez  ceux  qui  avaient  vu 
d'autres  régimes.  Taxile  Delord  a  écrit  une  histoire  véridique  et  sincère  du  Second  Empire. 
Il  raconte  les  événements  du  règne  avec  impartialité,  mais  il  les  juge  avec  la  sévérité  qui  leur 
est  nécessaire.  

FIGURES    DISPARUES 

Par   Eugène    SPULLER 

Trois  volume  in-12,  chacun 3  fr.  50 

Parmi  les  fujures  retracées  par  l'auteur,  nous  citerons  notamment  :  Changarnier.  Mac- 
Mahon.  Etienne  Arairo,  Edmond  About.  Castagnary,  Lavigerie,  Frcpuel,  Waddington, 
Benoit  Malon,  .Jules  Ferry.  Tous  ces  hommes  ont  exercé,  à  divers  titres,  leur  influence  sur 
•  les  idées  ou  sur  les  destinées  de  notre  pays.  .\mis  ou  adversaires,  tous  sont  traités  par 
^M.  Spuller  avec  la  même  hauteur  de  vues,  l'a  sincérité  et  la  loyauté  qui  le  caractérisent. 

ENVOI    FR.XNCO    CONTRE    TIMBRES    OU    M.\NDAT-POSTE 


G        FÉLIX   ALCAN,    ÉDITEUR,    108,    BOULEVARD    SAINT-GERMAIN,    PARIS,    G« 

LES    COLONIES    FRANÇAISES 

Par  Paul   GAFFAREL,    Professeur  à  la  Faculté  des  lettres  de  lUniversité  d'Aix. 
SIXIÈME    ÉDITION,    REVUE    ET   AUGMENTÉE 

Un  volume  in-8 5  fr. 

Les  éditions  successives  de  cet  ouvrage  ont  toujours  été  tenues  au  courant  des  progrès  de 
notre  de^^veloppcment  colonial.  On  y  trouve  l'histore  de  nos  colonies,  leur  description  pitto- 
resque, 1  étude  de  leurs  produits,  eeile  des  ressources  qu'elles  peuvent  ortrir  à  l'industrie  fran- 
çaise. Ces  développements  se  présentent  dans  une  succession  de  chapitres  d'une  lecture 
attrayante,  ce  qui  ne  nuit  en  rien  a  leur  valeur  scientifique. 

L'ALGÉRIK 

Par  Matirice  'WAHL,    Ia.«pecleur  général  lionoraire  de  l'instruction  publique  au.i:  colonie?. 

UUATRIÈ.ME    ÉDITION    MISE   A   JOUR    PAR 

A.   BERNARD,    Chargé  du  Cours  de  géographie  de  l'Afrique  du  nord,  à  la  Sorboone. 

Un  volume  in-S o  fr.  (vient  de  paraître). 

{Ouvrage  couronné  par  l'Institut.) 

Cet  ouvrage  est  bien  connu  du  public  de  plus  en  plus  nombreux  qui  s'intéresse  aux  questions 
africaines  et  coloniales.  Divisé  en  6  parties  :  Le  Sol,  l'Algérie  dans  le  passé,  la  Conquête  fran- 
çaise, les  Habitants,  la  Politique,  les  Forces  productives,  il  constitue  une  monographie  com- 
plète de  notre  grande  possession  méditerranéenne.  Les  auteurs  se  sont  pas  bornés  à  mettre  à 
jour  les  statistiques,  ils  ont  soumis  tout  le  livre  à  une  revision  attentive  et  refondu  entièrement 
toute  la  partie  ])olitique  et  économique.  On  lira  surtout  avec  intérêt  les  chapitres  relatifs  au 
riiouvement  de  la  population,  aux  Israélites  naturalisés,  aux  étrangers,  au  gouvernement  de 
l'Algérie,  au  budget,  à  la  question  des  indigènes,  à  la  colonisation,  à  l'agriculture,  à  lélo- 
vage,  au  commerce,  aux  chemins  de  fer.  au  crédit. 

Cette  nouvelle  édition  a  été  mise  à  jour  par  M.  A.  Bernard;  le  distingué  professeur  de 
la  Sorbonne  a  révisé  l'ouvrage  comme  M.  Maurice  Wahl.  prématurément  enlevé,  l'eût  fait 
lui-même.  On  trouve  néanmoins  sur  Ijieu  des  points  des  modifications  nombreuses,  rendues 
nécessaires  par  les  transformations  si  considérables  survenues  en  .Algérie  dans  ces  dernières 
années,  transformations  qui  ont  engagé  ce  pays  dans  des  voies  absolument  nouvelles,  direc- 
tement contraires  à  celles  qu'il  avait  suivies  depuis  trente  ans. 

L'INDO-CHINE   FRANÇAISE 

ÉTUDE     ÉCONOMIQUE,      POLITIOUE.     ADMINISTRATIVE, 
SUR    LA    COCniNCHINE,    LE    CAMBODGE,    l'aNNAM    ET     LE    TONKIN 

Par  J.-L.  DE  LANESSAN  député,  ancien  minisire. 

{Ouvrage  couronné  par  la  Société  de  Géographie  commerciale  de  Paris.) 
Vn  volume  in-8,  avec  o  cartes  en  couleurs  hors  texte 13  fr. 

LES    CIVILISATIONS    TUNISIENNES 

Musulmans ,   Isi-aélites,   Européens 

ÉTUDE     DE     PSYCHOLOGIE    SOCIALE 

Par   Paul   LAPIE,   Maître  de  Conférences  à  l'Université  de  Bordeaux 

Un  volume  in-12 • 3  fr.  50 

{Ouvrage  couronné  par  l'Académie  française.) 

L'auteur,  pendant  un  séjour  de  plusieurs  années  à  Tunis,  a  étudié  les  civilisations  tuni- 
siennes, leurs  contrastes  et  leurs  rapprochements  ;  il  explique  pourquoi  les.  trois  sociétés  ont 
pu  vivre  côte  à  côte  dans  le  passé  et  examine  dans  quelles  conditions  elles  pourront  conti- 
nuer à  vivre  côte  à  côte  dans  1  avenir. 

Il  montre  comment  ces  trois  sociétés  se  complètent  mutuellement  :  l'une  conservant  le 
dépôt  des  richesses  naturelles,  la  seconde  produisant  les  richesses  artificielles  et  la  troisième 
les  faisant  circuler.  Pou  commerçants,  les  Arabes  avaient  besoin  du  commerce  Israélite  ;  nul- 
lement agriculteurs,  les  Israélites  avaient  besoin  du  blé  musulman.  L'arrivée  des  Européens 
a  suggéré  aux  uns  et  aux  autres  le  désir  de  s'assimiler  notre  civilisation.  Les  Israélites  ont 
commencé  et  les  Arabes  suivent  le  courant,  quoique  leur  assimilatlou  soit  moins  rapide  et 
moins  universelle  que  celle  des  Israélites.  Mais  si  les  coutumes  tendent  à  être  abandonnées, 
les  crojances  résistent  victorieusement. 

M.  Lapie  tire  de  cette  étude  la  conclusion  suivante  :  les  trois  peuples  tunisiens  peuvent 
remplacer  leurs  comiiromis  par  une  alliance  durable  et,  sans  perdre  leurs  qualités  distinc- 
tivcs.  ils  pourront,  en  élargissant  leur  esprit,  s'associer  pour  la  prospérité  du  pays. 

•  ENVOI  FRANCO   CONTRE  TIMBRES   OU   MANDAT-POSTE 


BIBLIOTHEQUE    D  HISTOIRE    CONTEMPORAINE 


LA    FRANCE    HORS    DE    FRANCE 

XOTRE   ÉMIGRATION,    SA    NÉCESSITÉ,    SES   CONDITIONS 
Par  J.-B.   PIOLET 

Un  volume  in-S 10  fr. 

[Ouvrmje  couronne  par  l'Institut.) 

Sommes-nous  capables  de  coloniser?  Si  jusqu'ici  le  Français  a  très  peu  émigré  hors  de 
France  vers  nos  colonies,  les  circonstances  économiques  actuelles  sont  telles  que  cette  émi- 
gration est  devenue  une  véritable  nécessité  ;  nous  devons  envoyer  au  loin  un  grand  nombre 
de  nos  enfants. 

Ce  sont  ces  idées  que  l'auteur  expose.  L'ouvrage  est  divisé  en  cinq  parties,  dans  lesquelles 
il  montre  successivement  :  l"  Pourquoi  nous  émiç/rons  si  /jei(,-Q°  que  nous  devons  t'niii/rer; 
3°  que  nous  pouvons  vmii/rer;  4"  quels  sont  ceiuo  qui  doivent  émif/rer;  5°  quels  sont  les  pays  où 
ils  doivent  éniigrer.  Il  démontre  clairement  la  possibilité  et  la  nécessité  d'un  fort  mouvement 
d'émigration  des  Français  vers  leurs  colonies. 

Le  livre  se  termine  par  les  statistiques  du  commerce  dans  nos  diverses  colonies,  indiquant 
la  progression  générale  du  tratic  durant  ces  dernières  années. 

Les   rois  frères   de  Napoléon  I*"',  par  le  Baron  Du  C.\.SSE.   1  vol.  in-8.    .      10  fr. 

Histoire  de  la  Restauration,  par  L.   Roch.vu.   1  vol.  in-16 3  fr.  oO 

La  campagne  de  l'Est  (1870-1871),  par  M.   PoULLET.    l   vol.  in-S.    ...       7   fr. 
Pages  républicaines,  par  Joseph  Reinach.  1  vol.  in-12 3  fr.  50 


II.   —  PAYS   ETRANGERS 


\ 


HISTOIRE  DIPLOMATIQUE  DE  L'EUROPE 

Depuis  l'ouverture  du  Congrès  de  Vienne 
Jusqu'à    la    clôture   du    Congrès    de   Berlin    {'18 -14- 187 S) 

Par   A.     DEBIDOUR,    laspecteur  général  de  l'Iastructiou  publique. 

2   forts  volumes  in-S 18  fr. 

{Ouvrwje  couronné  par  l'Institut.) 

L'auteur  ne  s'est  pas  donné  pour  but,  de  retracer  la  vie  diplomatique  de  l'Europe  dans  la 
variété  presque  infinie  de  ses  manifestations.  Il  a  recherché  simplement,  dans  les  relations 
des  cabinets,  tout  ce  qui,  depuis  le  congrès  de  Vienne  jusqu'au  congrès  de  Berlin,  a  pu  avoir 
pour  etfet  l'établissement,  la  consolidation  ou  l'ébranlement  de  l'équilibre  politique  dans  cette 
partie  du  monde.  Tout  ce  qui  ne  lui  a  pas  paru  se  rapporter  —  de  près  ou  de  loiil  —  à  cette 
grande  question,  il  l'a  laissé  de  côté.  Cette  histoire  a  donc  été  entreprise  pour  retracer, 
dans  un  enchaînement  raisonné,  non  tout  ce  que  la  diplomatie  a  fait  de  1814  à  1878,  mais 
ce  en  quoi  elle  a  contribué,  durant  cette  période,  à  restaurer,  à  affermir  ou  à  compromettre 
la  paix  générale  de  l'Europe. 

HISTOIRE  DE  L'EUROPE 

PENDANT  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE 

Par  H.    DE    SYBEL 

Directeur  des  Archives  royales,  membre  de  l'Académie  des  sci<'nces  de  Berlin. 

Traduit  de  l'allemand  par  Mlle  Marie  DOSQUET. 

Edition  revue  par  l'auteur  et  précédée  d'une  préface  écrite  pour  l'édition  française. 
L'ouvrage  complet,  6  volumes  in-8.   .     i-î  fr.    |    Chaque  volume  séparément ■/  fr. 

Depuis  l'ouvrage  de  M.  de  Sybel,  nous  avons  eu,  en  France,  diverses  publications  dont 
le  mérite  est  incontestable.  Il  s'est  fait  des  travaux  très  sérieux  sur  la  politique  extérieure 
du  gouvernement  républicain.  Ce  qui  reste  comme  fait  acquis,  c'est  que  M.  de  Sybel  a,  lo 
premier  en  Europe,  exposé  la  situation  exacte  des  relations  extérieures  do  la  France  et  de 
la  politique   des    grandes   puissances  dans    cette  iicriode  qui   va  de  1189  à  nOO. 

Si  l'on  ajoute  qu'il  est  un  des  écrivains  les  plus  érudits  de  l'Allemagne,  en  ce  qui  concerne 
les  questions  historiques,  on  se  rendra  facilement  compte  de  l'importance  de  son  livre. 

ENVOI   FRANCO   CONTRE   TIMBRES   OU   M.ANOAT-POSTE 


8        FÉLIX   ALCAN,    ÉDITEUR,    108,    BOULEVARD    SAINT-GERMAIN,    PARIS,    6'' 

LA    QUESTION    D'ORIENT 

DEPUIS    SES    OUIGINES   JLSQU'a    NOS    JOLRS 

Par    Ed.   DRIAULT,   Professeur  agrégé  d'histoire  au  Lycée  de  Versailles. 

Préface   de   G.    MONOD,    membre   de    l'biatital. 

Un  volume  in-b.  3"  édition 7  fr. 

(Ouv>'0!/e  couronné  par  l'/nslilut.) 

Dans  une  première  partie,  intitulée  Les  Origiiiex.  l'auteur  fait  un  rapide  résumé  des  progrès 
et  de  la  décadence  de  l'islamisme  depuis  les  premières  couqu("-tes  des  Arabes,  au  vu''  siècle 
de  notre  ère,  jusqu'à  la  chute  de  Xapulcon  et  aux  traités  de  Vienne. 

IjO.  deuxième  partie,  qui  a  jiour  titre  La  réforme  de  la  Turquie  et  les  démembrements. 
renferme  liiistoirc  des  luttes  jiour  l'indépendance  de  la  Grèce,  de  la  crise  de  1810,  de  la 
guerre  de  Crimée,  enfin  de  la  guerre  russo-turque  de  1817-1878  et  du  traité  de  Berlin  qui  la 
suivit. 

Dans  sa  troisième  et  dernière  partie.  Zes  Queutions  actuelles,  l'auteur,  suivant  un  plan  qui  , 
fait  lumineusement  saisir  les  situations  respectives  du  monde  musulman  et  du  monde  chré- 
tien, présente  successivement  l'exposé  des  massacres  d'Arménie  de  1894  à  18%,  du 
conflit  gréco-turc,  de  la  question  de  Macédoine;  puis  de  la  rivalité  de  la  Russie  et  de  l'An- 
g'ieterre  en  Asie;  enfin  des  conquêtes  des  nations  européennes  sur  le  continent  africain, 
notamment  de  la  France  en  Algérie,  en  Tunisie  et  au  Soudan,  de  l'Angleterre  au  Soudan  et 
en  Egypte. 

La  conclusion  de  l'auteur  est  que  l'Empire  ottoman  est  fatalement  destiné  à  être  démembré 
et  détruit.  Son  livre,  dont  les  éditions  successives  ont  montré  la  faveur  acquise  auprès  du 
puljlic,  peut  être  considéré  comme  un  véritable  annuaire  de  la  tjuesfion  d'Orient. 

LE  SOCIALISME  EN  ANGLETERRE 

Par  A.  MÉTIN,  agrégé  de  l'Université. 
Un  volume  in-12 3  fr.  50 

Comment  rAngleterre,  qui  était  encore  il  y  a  vingt  ans  la  terre  classique  de  l'indi- 
vidualisme libéral  et  qui  l'est  restée  pour  la  candide  ignorance  de  nos  plus  distingués 
économistes,  est  devenue  la  patrie  d'adoption  du  socialisme  et  la  terre  d'éclosiou  des 
doctrines  interventionnistes  les  plus  larges,  les  plus  souples,  les  plus  ouvertes  et  les  plus 
hardies,  c'est  ce  que  M.  Méliu  explique  aujourd'hui  largement,  prolondément,  complètement, 
dans  un  livre  qui  est  à  la  fois  une  excellente  étude  d'histoire  et  une  |)récieuse  enquête 
actuelle.  11  ressort  clairement  de  ce  livre,  pour  quiconque  sait  lire,  que,  si  la  doctrine 
socialiste  est  destinée  à  s'élargir,  à  se  compléter,  à  s'adapter  plus  étroitement  aux  réalités 
sociales  et  aux  réalités  politiques,  elle  le  devra,  plus  encore  qu'au  doctrinarisme  allemand, 
à  l'énergique  poussée  et  à  la  libre  expansion  des  théoriciens  de  l'Angleterre. 

(Revue  de  Paris.) 

LA  DÉMOCRATIE  SOCIALISTE  ALLEMANDE 

Par  Edgard   MILHAUD,    Prorcsseur  h    l'Univcrsilé  de   Genève. 

Un  volume  in-8 10  fr.  {vient  de  paraître  . 

M.  Milhaud  a  vécu  en  ,\llemagne  et  a  ainsi  complété  ce  qui  peut  s'apprendre  dans  les 
documents  imprimés  par  le  spectacle  des  choses.  Son  livre  est  l'œuvre  d'un  témoin.  11  montre 
dans  ces  pages  ce  qu'est  la  démocratie  socialiste  allemande;  il  fait  connaître  ses  ressources 
d'organisation,  ses  moyens  de  propagande,  caractérise  sa  vie  intérieure  et  son  action  au 
deiiors,  définit  ses  tendances  générales  et  les  tendances  particulières  qui  la  sollicitent  en  des 
sens  divers.  L'histoire  générale  du  parti  est  exposée  brièvement,  mais  l'auteur  s'est  efl'orcc, 
par  contre,  à  propos  des  diverses  (|uestions  abordées,  de  suivre  leur  évolution.  A  côté  du 
parti  proprement  dit,  il  fait  une  plac(;  à  l'étude  des  groupements  ouvriers  divers,  syndicats, 
coopératives,  sociétés  d'éducation,  qui.  sans  entrer  dans  le  cadre  de  son  organisation,  pré- 
sentent une  importance  qui  ne  saurait  être  négligée. 

LES    ORIGINES 

DU  SOCIALISME  D'ÉTAT  EN  ALLEMAGNE 

Par    Ch.     ANDLER,      Prof  sseur  à  lUniversilé  de  Pan>. 

Un  volume  in-8 "  fr. 

L'auteur  trouve  l'origine  de  la  conception  socialiste  du  droit  dans  Hegel,  Savigny, 
Ferdinand  Lasallc  et  Rodbertus.  Il  étudie  la  propriété,  la  iiroduction  et  la  répartition  des 
richesses,  l'organisation  du  travail  social,  les  revenus  cl  les  salaires,  et  dans  toutes  ces 
questions,  il  montre  l'influence  des  penseurs  du  commencement  de  ce  siècle.  Il  constate  que 
ces  philosophes  ont  tous  été  plus  attentifs  aux  relations  de  l'individu  avec  l'Etat  qu'aux 
relations  des  indivi<lus  entre  eux.  D'où  le  mouvement  d'idées  qui  a  conduit  rAllom;vgue  au 
Socialisme  d'État,  c'est-à-dire  à  l'État  exerçant  son  contrôle  et  son  action  sur  tous  les  faits 
de  la  vie  sociale. 

ENVOI   FRANCO   CONTRE  TIMBRES   OU  MANDAT-POSTE 


BIBLIOTHÈQUE    d'HI^OIRE    CONTEMPORAINE 


LA  PRUSSE  ET  LA  RÉVOLUTION  DE  1848 

Par   Paul   MATTER,  Sul.slitiil  nu  tribunal  de  la  Seine,  Dncleur  eu  droit. 

Un  volume  iii-16 3  fr.  50  (vient  de  paraître). 

En  Prusse,  depuis  ravènemcnt  de  Frédéric-Guillaume  IV  en  1840,  l'opinion  pul)liquc  était 
en  éveil.  Le  roi  comprenait  la  nécessité  de  réformes  libérales,  mais  ses  promesses  étaient 
vagues,  et  le  peuple  prussien  prenait  ses  propres  espérances  pour  des  réalités;  en  les  voyant 
s'évanouir,  il  avait  éprouvé  un  dépit  qui  pré|)arait  im  terrain  à  la  révolution.  En  1817, 
l'espoir  renait,  le  roi  convo<|ue  les  Etats;  la  nation  croit  au  règne  de  la  liberté  politique. 
Des  ce  moment  la  Kévolution  se  prépare. 

M.  Malter  montre  la  série  des  déceptions  qui  s'échelonnent  do  1815  à  1818,  l'avènement 
du  régime  d'autorité  après  les  guerres  d'indépendance,  l'arrêt  du  mouvement  national  de 
1840,  Tes  vaines  espérances  londées  sur  Frédéric-Guillaume  IV,  pour  aboutir  aux  journées 
de  mars  1848,  l'année  d'agitation  qui'  les  suit,  après  laquelle  le  parti  de  la  réaction  reprend 
le  pouvoir  et  éloigne  encore  pour  longtemps  l'espoir  de  la  formation  de  l'unité  nationale. 

Cette  période  de  l'histoire  de  la  Prusse  est  jiarticulièrement  intéressante.  A  ce  moment 
apparaît  déjà  Bismarck,  il  l'ait  partie  de  la  CainaviUa  q\ii  pousse  Frédéric-Guillaume  IV  dans 
le  idiomin  de  la  réaction. 

L'ALLEMAGNE  NOUVELLE  ET  SES  HISTORIENS 

Niebùhr,    Ranke,    Moiiimsen,    Sybel,    Treitschke 

Par    Antoine   GUILLAND,    Professeur  d'iiiftoirc  à  l'École  polytechnique  suisse. 

Un  volume  in-S 5  fr. 

M.  Antoine  Guilland  raconte  l'histoire  du  grand  mouvement  national  qui  a  abouti  à  la 
formation  du  nouvel  empire.  Il  montre  que  les  historiens  de  tendance  prussienne  —  Niebiihr, 
Ranke,  Mommsen,  Svbel  et  Treitschke  —  ont  eu  une  part  très  grande  dans  ce  mouvement: 
qu'ils  ont  été  les  vrais  promoteurs  de  la  politique  nationale  libérale  qui  a  triomphé  après 
les  victoires  de  1866  et  de  1870.  Maîtres  des  grandes  Universités  allemandes,  ces  professeurs, 
qui  étaient  des  partisans  de  la  «  petite  Allemagne  »  sous  l'hégémonie  prussienne,  ont  pro- 
pagé ces  doctrines  du  haut  de  leurs  chaires  et  "dans  leurs  livres  qui  sont  les  chefs-d'œuvre 
de  l'historiographie  allemande  au  xix'  siècle.  Libéraux  d'abord,  puis  réactionnaires  à  la 
suite  des  victoires,  ils  sont  devenus  les  plus  ardents  défenseurs  de  la  politique  bismarckienne. 

Outre  les  monographies  consacrées  à  ces  historiens,  l'auteur  donne  des  tableaux  de  la  vie 

Folitique  allemande  depuis  léna  (Berlin   vers   1840,  l'Allemagne  de   1860,  la  fondation   de 
Empire  allemand,  etc.),  avec  des  portraits  de  Guillaume  I".  de  Bismarck,  de  Frédéric  III  et 
de  Guillaume  II.  dans  lequel  il  montre  le  «  vrai  représentant  do  l'Allemagne  nouvelle  «. 

LES   TCHÈQUES   ET   Li    BOHÊME   CONTEMPORAINE 

Par  J.   BOURLIER 

Préface  de  M.  FLOUREXS,  ancii^n  iuiniitre  des  A/fuires  étrangères. 
Un  volume  in-12 3  fr.  50 


Les  Races  et  les  Nationalités  en  Autriche-Hongrie 

Par  B.   AUERBACH,    Professeur    i    rUuiversité   de    N.iiicy. 

Un  volume  in-8  avec  une  carte  ethnographique  et  des  graphiques.   ...     5  fr. 

La  question  des  races  et  des  nationalités  en  Autriche-Hongrie  est  d'ordre  européen.  Mais 
l'intelligence  des  événements  qui  se  déroulent  et  s'embrouillent  sous  nos  yeux  risque 
d'échapper  à  ceux  qui  n'en  possèdent  pas  les  raisons  premières,  singulièrement  complexes. 
Pourquoi  cette  mêlée  furieuse  de  peuples?  Pourquoi  cet  effort  des  groupes  ethniques  qui 
composent  ou  décomposent  l'Empire  des  Habsbourg  pour  constituer  des  sociétés  politiques, 
sinon  même  des  Etats  d'un  type  nouveau?  Par  quels  procédés  s'élaborent  et  se  développent 
ces  jeunes  nationalités?  C'est  ce  problème  qu'on  a  voulu  éclaircir  dans  ce  volume  en  mter- 
rogeant  les  faits  primitifs  et  essentiels  :  à  savoir  les  caractères  anthropologiques,  l'idiome. 
lo  mode  de  colonisation,  l'influence  du  milieu  géographique,  puis  les  phénomènes  d'un 
degré  plus  élevé  :  la  restauration  de  la  langue  et  de  la  littérature,  le  réveil  des  traditions. 
les  péripéties  de  la  lutte  des  races.  Dans  la  revue  et  le  dénombrement  de  toutes  ces  commu- 
nautés, il  ne  suffit  pas  de  mettre  en  vedette  les  grands  premiers  rôles,  Allemands,  Tchèques. 
Polonais,  Magyars,  mais  aussi  les  figurants  qui  s'agitent  encore  dans  la  pénombre;  Slovènes. 
Rutlicnes,  .Slovaques,  Roumains,  Serbes.  Croates,  méritent  aussi  l'attention.  C'est  que  les 
mouvements  de  ces  nationalités  entraînent  les  oscillatioi  s  de  l'équilibre  européen  :  l'issue 
des  conflits  entre  les  Allemands,  les  Magyars  et  les  Slaves  aura  son  contre-coup  sur  les 
destinées  de  notre  pays. 

LE    PAYS    MAGYAR 

Par  Raymond  RECOULY 

Un  volume  in-12 !!  fr.  .jO  [vient  de  paraiti-e). 

Des  observations  très  lincs  sur  les  ni'ours,  les  types,  la  vie  sociale  des  différentes  classes 
de   la    société    hongroise,    mêlées   à   d'intéressants  récits   de    voyage   et    à  des   descriptions 

ENVOI   FRANCO    CONTRE   TIMBRES   OU   MANDAT-POSTE 


10      FÉLIX   ALCAX,   ÉDITEUB,    108,    BOULEVARD   SAINT-GERMAIN,    PARIS.    6'' 

colon-es  d'un  pays  si  mal  connu  en  franco,  voilà  ce  que  contient  d'abord  Le  Puijs  Maijijar 
de  M.  Ka3'iïiond  Recouly. 

La  seconde  partie  contient  une  remarquable  étude  sur  ce  qui  est  la  grande  question  hon- 
proiso.  les  luttes  des  nationalités  :  Saxons  et  Roumains  de  Transylvanie,  colons  allemands 
et  menées  pangermaniques  de  la  Hongrie  du  Sud,  Serbes  et  Croates.  M.  Raj'moiid  Recouly 
est  allé  chez  tous  ces  peui)les  ;  il  a  noté  leurs  revendications  et  essayé  de  pénétrer  sur  les 
lieux  mêmes  le  vrai  caraclèrcr  du  débat.  Le  Journal  Li;  Temps  a  publié  une  partie  de  ces 
études,  sous  forme  d'articles  qui  ont  été  particulièrement  appréciés. 

Ajoutons  que  les  troubles  récents  de  Croatie  et  le  drame  qui  ensanglanta  le  Palais  de 
Serbie  donnent  à  ce  livre  un  très  vif  intérêt  d'actualité. 

HISTOIRE   DE   L'UNITÉ   ITALIENNE 

(1814-1871) 

Par  BOLTON   KING 

Traduit  de  l'anf/lais  par  E.  MACQUART.  précédé  d'uni;  introduction  par  YVES  GUYOT. 
Deu.v  volumes  in-8.  avec  cai'tes 15  fr. 

Cet  important  ouvrage  est  une  histoire  documentée  et  sincère  des  événements  dramatiques 
qui  se  sont  déroulés  en  Italie  de  1814  à  1871  ;  il  est  indispensable  à  quiconque  veut  connaître 
l'histoire  contemporaine  de  ce  pays.  L'auteur  a  mis  dix  ans  à  le  composer,  en  s'entourant 
de  tous  les  documents  qui  lui  permettaient  d'approcher  autant  que  possible  de  la  vérité 
objective.  On  voit  à  chaque  page  la  critique  qu'il  a  apj)ortée  dans  le  choix  des  documeijts, 
et  la  conscience  qu'il  a  mise  dans  la  recherche  de  la  vérité. 

Plein  de  sympathie  pour  l'émancipation  italienne,  il  constate  avec  une  grande  franchise 
les  qualités  et  les  défauts  des  Italiens  des  différentes  provinces  et  des  diverses  couches 
sociales.  En  ce  qui  concerne  le  catholicisme,  il  le  considère  respectueusement  en  tant  que 
religion,  mais  il  soumet  la  papauté  à  la  critique  en  tant  qu'institution  politique,  et  il 
diminue  plutôt  qu'il  n'amplifie  la  réalité.  Il  ne  présente  pas  les  grands  acteurs  de  l'indé- 
pendance sous  un  seul  jour.  Il  sait  que  les  liommes  sont  complexes,  qu'ils  ont  tous  des 
qualités  et  des  défauts,  et  il  trace  leur  portrait  exact,  qu'il  s'agisse  de  Charles-.'Vlberr  ou  de 
Victor-Emmanuel,  de  Cavour  ou  de  Garibaldi,  de  Ricasoli  ou  de  Mazzini,  de  Napoléon  I*' 
ou  de  Napoléon  III. 

BONAPARTE  ET  LES  RÉPUBLIQUES  ITALIENNES 

(1796-1799) 

Par    Paul    GAFFAREL,    Professeur  à  lUniversilé  dAi\. 

Un  volume  in-8 5  fr. 

L'Italie,  depuis  un  siècle,  a  subi  des  transformations.  Principautés,  républiques,  royaumes 
s'y  sont  succédé  dans  une  sorte  de  mêlée  confuse.  Ce  n'est  qu'après  de  nombreuses  péripéties, 
souvent  dramatiques,  que  s'est  enfin  dégagée  l'unité  nationale.  La  première,  et  non  la  moins 
importante,  de  ces  transformations,  est  celle  qui  bouleversa  la  péninsule  à  la  tin  du  .wni* 
siècle.  Sous  la  puissante  main  de  Bonaparte,  il  y  eut  alors  en  Italie  comme  une  éclosion  de 
républiques.  Leur  existence  fut  éphémère,  car  le'  redoutable  conquérant  qui  les  avait  créées 
n'était  plus  là  pour  les  organiser,  et  la  plupart  d'entre  elles  disparurent.  L'histoire  de  ces 
filles  de  la  République  Française,  comme  on  les  nomma,  n'a  pas  encore  été  étudiée  dans 
son  ensemble.  Oràce  aux  mémoires  contemporains  et  aux  documents  récemment  publiés, 
M.  Gaffarcl  a  essayé  de  combler  cette  lacune.  11  a  successivement  raconté  la  fondation  de  la 
Cisalpine,  les  troubles  intérieurs  de  la  Ligwlvnne.  la  chute  et  le  déplorable  partage  de 
Xeniae,  les  improvisations  hâtives  de  la  République  romaine  et  la  tragique  révolution  de  la 
Parthénopéenne . 

HISTOIRE  DE  LA  ROUMANIE  CONTEMPORAINE 

DE    1832    .iusqu'a   nos    jours 

Par   Frédéric   DAMÉ 

Un  volume  in-8,  avec  carte ~  îr. 

BERNADOTTE      ROI 

Par    Christian    SCHEFER 
Un  volume  in-8 ^  ir. 

Cliacun  sait  qu«  le  maréchal  Bernadette  devint,  en  1810,  prince  royal  de  Suède  et  monta 
quelques  années  plus  tard,  sur  les  trônes  de  Suède  et  de  Norvège  ;  mais,  à  l'exception  de  .son 
intervention  dans  la  guerre  de  1813  et  do  son  dessein  de  remplacer  Napoléon,  son  rôle  et  sa 
destinée,  après  qu'il  eut  quitté  la  France,  demeurent  complètement  ignorés  du  public 
irançais. 

C'est  ce  rôle  en  Scandinavie  que  M.  Christiaif  Scliefer  a  entrepris  de  démêler  ei  d  exposer, 
d'après  les  sources  suédoises.  Il  n'a  point  voulu  retracer  l'histoire  proprement  dite  <lu  long 

ENVOI   FRANCO   CONTRE   TIMBRES   OU  MANDAT-POSTE 


BIBLIOTHEQUE    D'HISTOIRE    CONTEMPORAINE  M 

rcfrne  de  raneieii  maréchal,  car  un  tel  travail  aurait  nécessite  l'exposé  de  maints  détails  de 
très  médiocre  intérêt.  Se  bornant  donc  aux  faits  essentiels  ot  aux  in^  idents  les  plus  carac- 
téristiques, il  s'en  est  servi  pour  évoquer  Bcrnadotto  roi,  étudier  son  caractère,  ses  principes 
et  ses  procédés  de  gouverncmont,  atin  de  montrer  ce  que  le  béarnais  fantaisiste,  dont  les 
exubérances  étonnaient  à  Paris,  put  devenir,  brusquement  placé  dans  des  conditions  tout  à 
fait  imprévues,  quelle  tâche  il  accomplit  dans  le  Nord  et  par  quels  moyens  surtout  il  la 
réalisa. 

La  Turquie  et  rHellénisme  contemporain 

Par    V.   BÉRARD,    .ancien   membre    de    l'École   d'Athènes. 

Un  volume  in-l2,  o''  édition 3  fr.  oO 

(Ouvrage  couronné  j^ar  l'Académie  française.) 

Durant  un  sc'jour  de  trois  années  dans  le  Levant.  'SI.  Bérard  a  visité  les  pavs  precs  et  la 
majeure  partie  des  pays  turcs.  Il  a  pu  ainsi  étudier  sur  place  la  Question  à'Orient  et  en 
particulier  l'Hellénisme.  Quels  sont  actuellement  les  frontières  de  l'Hellénisme,  ses  forces 
eu  Europe  et  en  .-Vsie.  ses  réformes,  ses  moyens  de  propagande,  son  influence  et  ses 
ennemis?  L'auteur  s'est  proposé  la  reclierche  impartiale  de  la  vérité  sur  ces  questions  et 
rapporte  fidèlement  ce  qu'il  a  vu  et  entendu  au  milieu  du  monde  dans  lequel  il  a  vécu.  11 
nous  fournit  ainsi  un  intéressant  récit  de  voyage  et  nous  instruit  sur  les  mœurs,  les  habi- 
tudes et  les  aspirations  des  peuples  qu'il  a  visités  en  même  temjis  qu'il  éclaire  une  des  faces 
<Ie  la  Question  d'Orient,  dont  les  événements  actuels  prouvent  toute  l'importance.  Ce  livre  a 
été  couronné  par  l'Académie  française,  ce  qui  prouve  qu'à  l'exactitude  de  l'information,  son 
auteur  a  su  joindre  les  hautes  qualités  littéraires  qui  ont  donné  à  ce  livre  utile  un  attrait 
tout  particulier. 

LA  TRANSFORMATION  DE  L'EGYPTE 

Par   Albert   MÉTIN,    Professeur   à    lÉcole   coloniale- 
Un  volume  in-JG 3  fr.  50  {vient  de  paraître). 

M.  .Vlbert  Mctiu  a  visité  l'Egj'pte  au  moment  de  la  crrse  de  Fachoda.  On  trouvera  dans 
>on  livre  une  comparaison  des  deux  politiques  et  des  deux  tempéraments,  anglais  et  français, 
1  ondée  sur  l'élude  des  faits  et  qui  prend  un  intérêt  tout  particulier  dans  un  temps  où  les 
deux  nations  commencent  à  se  mieux  connaître  et  à  s'apprécier.  L'auteur  ne  dissimule  rien 
de  ce  que  la  France  a  perdu  ou  risqué  de  perdre  en  Egypte,  —  prédominance  dans  les 
fonctions  publiques,  direction  des  écoles  officielles,  emploi  du  framjais  comme  langue  inter- 
nationale; mais  il  fait,  dans  le  bilan,  la  part  qui  revient  à  l'ignorance  ou  à  l'indill'érence  du 
jiublic  français  et  à  la  politique  dont  le  principe  est  «  tout  ou  rien  »  et  qui  eut  comme 
moj'en  les  coups  d'épingle.  L'Egypte  elle-même  et  les  différentes  classes  qui  composent  sa 
population  y  sont  décrites.  On  a  cherché  surtout  à  donner  une  idée  du  sentiment  panislamique 
qui  tient  lieu  de  sentiment  national  et  à  expliquer  l'état  d'esprit  des  lettrés  indigènes  qui 
rêvent,  comme  en  plusieurs  autres  pays  dominés  par  l'Europe,  de  constituer  une  opposition 
sur  le  modèle  occidental. 

Enfin,  on  a  étudié  en  détail,  et  avec  l'aide  de  statistiques  puisées  aux  renseignements 
officiels  et  aux  sources  particulières,  la  transformation  économique  —  développement  de 
l'irrigation  méthodique  (barrages  d'.A.ssouân  et  Assiout/,  extension  des  deux  cultures  indus- 
trielles, sucre  et  coton,  établissement  de  l'industrie  sucrière.  commencement  de  quelques 
autres  —  et  les  transformations  sociales  qui  en  sont  la  conséquence  —  tous  changements 
qui  ont  commencé  sous  la  période  d'influence  internationale  avec  prédominance  française, 
mais  qui,  sous  l'influence  britannique,  s'accélèrent  avec  une  rapidité  nouvelle. 

BONAPARTE  ET   LES   ILES   IONIENNES 

(1797-1816) 

Par    E.    RODOCANACHI 

Un  volume  in-8 5  fr. 

Ce  qu'étaient  les  îles  Ioniennes  à  la  fin  du  siècle  dernier  sous  la  domination  endormie  de 
Venise  ;  comment  les  femmes  qui  allaient  masquées  et  les  honmies  qui  s'enorgueillissaient  de 
leurs  longues  moustaches  étaient  en  proie  aux  vendettas  les  jdus  tenaces  et  aux  superstitions 
les  plus  variées;  comment,  en  cas  de  deuil,  il  était  do  bon  ton  de  ne  pas  changer  de  lingo 
une  année  durant;  comment  certaines  chemises  rendaient  invulnérables,  à  condition  qu'elles 
eussent  été  taillées  et  cousues  par  des  jeunes  filles  du  nom  de  Marie  et  en  nombre  impair, 
dans  la  nuit  du  jeudi  au  vendredi  saint;  comment  ce  petit  monde  isolé  fut  réveillé  et  secoué 
l>ar  la  brusque  irruption  des  idées  et  des  soldats  de  la  Révolution  française;  comment, 
iisputé  par  les  Français,  les  .\nglais,  les  Russes,  le  petit  archipel  connut  alors  une  vie 
accidentée,  où  les  esprits  furent  décidément  arrachés  à  leur  sommeil  séculaire  :  voilà  ce 
que  raconte  avec  abondance  de  documents  nouveaux  M.  Rodocanachi,  qui,  comme  son  nom 
l'indique,  a  des  raisons  personnelles  de  s'intéresser  à  ce  fragment  de  la  terre  grecque. 

ENVOI   FRANCO   CONTRE   Tl.MBRES   (jU   -MAND.AT-POSTE 


12      FÉLIX   ALCAN,    ÉDITEUR,    108.    BOULEVARD   SAINT-GERMALN,    PARIS,    6" 

HISTOIRE  DES  RELATIONS  DE  LA  CHINE 

AVEC  LES  PUISSANCES  OCCIDENTALES  (1860-1901) 

Par  Henri   CORDIER,  Prufesseur  à  l'École  des  langues  orientales  vivantes. 

Trois  volumes  in-8,  avec  cartes 30  fr. 

On  vend  séparément  : 

Tome  I,  L'empereur  Toung-Tcfic,  1861-181.5.  1  vol.  in-8 10  fr. 

Tome  II,  L'eynpereur  Kouang-Sin  (T"  partie,  1876-1887j.  1  vol.  in-8  ...     10  fr. 
Tome  III,  L'empereur  Kouang-Sin  (2°  partie,  1878-1901).  1  vol.  in-8  {sous  presse). 

Les  relations  officielles  de  la  Chine  et  de  l'Europe  ne  soiit  guère  antérieures  à  1860; 
c'est  seulement  vers  cette  époque  que  les  Occidentaux  ont  commencé  à  connaître  ces 
yiays  où  se  sont  depuis  déroulés  tant  d'événements  qui  passionnent  encore  à  l'heure  actuelle 
l'Europe  entière.  Dans  l'iiistoire  de  ces  quarante  dernières  années  nous  retrouvons  la 
genèse  de  presque  tous  les  faits  qui  ont  amené  les  complications  actuelles. 

L'ouvrage  est  écrit  à  un  point  de  vue  purement  historique,  rien  n'y  perce  des  opinions 
])ersonnelles  de  M.  Cordier.  Tout  nom  propre  cité  est  accompagné  d'une  courte  notice  bio- 
graphique, tout  document  porte  l'indication  de  la  source  à  laquelle  il  a  été  puisé.  On  y 
trouve  des  détails  intéressants  sur  des  personnages  ou  des  faits  peu  connus  ;  le  rôle  de 
Gordon  en  Chine,  les  sociétés  secrètes,  et  particulièrement  la  révolte  de  T'ai-Ping,  le 
massacre  de  Tien-Tsin  en  1870,  l'affaire  du  Tonkin.  la  guerre  sino-japonaise,  la  révolte  des 
Boxers,  enfin  le  siège  des  légations  et  le  protocole  de  19Ô1  font  l'objet  de  curieux  chapitres. 

L'EXPÉDITION  DE  CHINE  DE  18.J7-.-J8 

HISTOIRE    DIPLOMATIQUE   —    NOTES    ET    DOCUMENTS 

Par  le  même 
Un  volume  in-S,  avec  cartes 10  fr. 

EN    CHINE 

]MCEURS    ET    INSTITUTIONS,     H0:MMES    ET    FAITS 
Par  Maurice  COURANT 

Ancien  interprète  de  la  légation  de  France  à  Pékin,  maîlre  de  conférences  à  l'Université  de  Lyon. 

Un  volume  in-12 3  fr.  50 

L'auteur,  à  qui  un  long  séjour  en  Chine  a  permis  d'examiner  de  près  les  hommes  et  les 
choses  de  ce  pays,  a  peiisé  que  ces  études  présenteraient  quelque  intérêt:  elles  pourront  en 
outre  jeter  quelque  lumière  sur  la  civilisation  si  mal  connue  du  grand  empire  asiatique  et 
sur  ses  rapports  avec  le  reste  du  monde. 

Ces  études  sont  groupées  sous  les  titres  suivants  :  les  commerçants  et  les  corporations,  les 
(($.iocii(tions,  la  femme  dans  la  famille  et  la  société,  le  théâtre,  le  coup  d'Etat  de  IS9S,  la 
xitttation  dans  le  nord  en  1900,  étrangers  et  Chinois,  de  l'utilité  des  études  chinoises,  tes  cours 
de  chinois  à  Lyon,  l'éducation  de  la  Chine  et  le  i-ôle  que  la  France  y  doit  jouer. 

LE    DRAME    CHINOIS 

(JuUlct-Aoùt  1900) 

Par    Marcel    MONNIER 

Un  volume  in-12 2  fr.  50 

Sous  ce  titre,  un  des  e.vplorateurs  et  des  écrivains  qui  connaissent  le  mieux  la  Chine, 
M.  Marcel  Monnicr,  a  réuni  en  un  volume  une  série  d'articles  publiés  dans  le  Temps  au  fur 
et  à  mesure  que  se  déroulaient  les  événements  'l'Extrême-Orient.  Les  titres  des  chapitres 
en  montrent  l'intérêt  :  les  Causes  éloiijnées,  l' Éducation  de  la  Chine,  les  Leçons  de  Choses  et 
le  Culte  du  pas.%é,  la  Conquête  industrielle,  les  Chemins  de  fer  et  l'opinion  publique,  la  Poli- 
tique patiente,  la  Chine  et  les  missions,  la  Garde  européenne.  Ce  sont  des  études  documentées, 
écrites  d'un  style  alerte,  entraînant,  dont  la  lecture  s'impose  à  qui  veut  comprendre  et 
suivre  les  phases  de  la  lutte  entre  rEurojio  et  la  Cliine.  Elles  évoquent  très  clairement 
et  très  exactement  cette  Chine  toujours  énigmatique  et  dont  désormais  il  est  devenu 
nécessaire  pour  l'Europe  de  trouver  le  mot.  11  la  connaît,  non  pas  pour  en  avoir  aperçu  les 
lûtes  de  la  dunette  d'un  steamer,  mais  pour  l'avoir  traversée  dans  tous  les  sous  et  y  avoir 
séjourné. 

ENVOI   FRANCO   CONTRE   Tl.MBRES   OU  MANDAT-POSTE 


RIBLIOTIIEOUE    D  HISTOIRE    CONTEMPORAINE  13 

Histoire  de  l'Angleterre,   depuis   la  reine  Anne  jusqu'à  no?  jours,  par  H.  Rev- 

NALD,  doyen  de  la  Faculté  d'Aix.  1  vol.  in-12,  û"  édition .     3  fr.  50 

Histoire   gouvernementale   de  l'Angleterre,   de    1770    à   1830,    par  SiH    Cornewal 

Lewis.  1  vol.  in-8 7  fr. 

Lord  Palmerston  et  Lord  Russell,  par  A.  Laugel.   1   vol.  in-12 3   fr.  50 

Histoire   de  la  Prusse,   depuis    la    mort  de    Frédéric   II  jusqu'à  la  bataille  de 

SadoNva,  par  E.  Véron.  1   vol.  in-12.  Nouvelle  édition,  augmentée  d'un  chapitre 

contenant    le   résumé    des   événements  jusqu'à   nos  jours,    par    P.   Bondois. 

professeur  agrégé  d'histoire  au  lycée  BulTon 3  fr.  50 

Histoire  de  l'Allemagne,  depuis  la  bataille  de  Sadowa  jusqu'à   nos  jours,   par 

E.  Véuox.  1  vol.  in-12.  3'=  édition,  mise  au  courant  par  P.  Bondois.  .  3  fr.  50 
Histoire  de  l' Autriche-Hongrie,  de  la  mort  de  Marie-Thérèse  à  nos  jours,  par 

L.  AssELi.NE.  1  vol.  in-i2,  3''  édition 3  fr.  50 

Histoire  de  l'Espagne,  de  la  mort  de  Charles  111  à  nos  jours,  ]iar  H.   Reynald. 

doyen  de  la  Faculté  d'Aix.  1  vol.  in-12 3  fr.  50 

Histoire  de  l'Italie,  de  1815  à  la  mort  de  Victor-Emmanuel,  par  E.  Sùrin.  1  vol. 

in-12 3  fr.  50 

Histoiredu  peuple  suisse,  par  Daendliker.  1  vol.  in-8,  traduit  de  l'allemand.  5  fr. 
Histoire  de  l'Amérique  du  Sud,    de   la  conquête   à    nos  jours,    par   A.   Deberle. 

1  vol.  in-12.  3''  édition 3  fr.  50 

III.   —    HISTOIRE   SOCIALE 

PROBLÈMES  POLITIQUES  ET  SOCIAUX 

Par   É.    DRIAULT,    ProfostC-ur  agrégé  d'histoire  au  Ivcée  de  Versailles. 

Un  volume  in-8 7  fr. 

Sous  ce  titre,  M  Edouard  Driault  étaljlit,  pour  ainsi  dire,  le  bilan  des  graves  questions 
que  le  siècle  précédent  lègue,  sans  avoir  pu  les  résoudre,  au  siècle  qui  s'ouvre  :  question 
d'Alsace-Lorraine,  question  romaine,  question  d'.^utriclic-Hongrie,  question  chinoise,  question 
ottontane.  Le  Partage  de  l'Afrique,  les  Alliances,  les  Grandes  Puissances  et  le  Partage  du 
monde,  les  Conflits  et  la  Pai.x,  la  Société,  l'Église  et  la  Science,  tels  sont  les  sujets  traités 
et  lumineusement  exposés  par  le  docte  auteur,  en  cet  ouvrage  plein  de  justes  vues  et  de 
généreuses  espérances.  [Journal  des  Débats.] 

HISTOIRE   DES    RAPPORTS 

DE  L'ÉGLISE  ET  DE  L'ÉTAT  EN   FRANCE 

DE       1789       A       1871 

Par   A.   DEBIDOUR,  Inspecteur  générai  do  l'Instruction  publique. 

Un  volume  in-8 12  fr. 

[Ouvrar/e  couronné  par  l'Institut.) 

M.  Debidour  s'est  proposé  de  retracer  les  rapports  de  l'État  et  de  l'Église  catholique  en 
France,  depuis  la  Révolution  jusqu'à  la  chute  du  second  Empire.  La  question  est  passion- 
nante, mais  l'auteur  a  entendu  exclure  de  ce  livre  la  politique  contemporaine  avec  ses  débats 
irritants,  ses  exagérations,  ses  incertitudes,  et  c'est  pour  ne  jias  être  tenté  d'y  touclier  qu'il 
a  arrêté  son  récit  à  une  époque  déjà  éloignée  de  nous  et  appartenant  définitivement  à 
l'histoire. 

Ce  travail  n'est  donc  ni  une  thèse,  ni  un  plaidoyer,  ni  un  pamphlet;  c'est  une  narration 
explicative  d'où  se  dégagent,  par  la  force  des  choses,  des  jugements  basés  sur  deux  prin- 
cipes :  la  liberté  des  cultes  et  la  souveraineté  de  l'État. 

L'ouvrage  se  termine  par  un  certain  nombre  de  pièces  justificatives  :  concordat,  circulaires 
ministérielles,  lois  sur  l'organisation  civile  du  clergé,  "bulles  et  instructions  papales,  tous 
documents  do  première  importance  venant  à  l'appui  des  faits  historiques  relatés  au  cours 
du  récit. 

LA    PAPAUTÉ 

Son  origine  au  moyen  âge  et  son  développement  jusqu'en  IS70. 

Par  I.  DE  DŒLLINGER 

Avec  notes  et  documents  de  I.  Frikihuch,  professeur  à  l'Université   do  Municli. 
Traduit  de  l'allemand  par  A.  GIRADD-TEULON,  professeur  honoraire  à  l'Université  de   Genève. 

1  vol.  in-8 7  fr.  {vient  de  paraître). 

Cet  ouvrage  est  la  traduction  du  célcl)rc  livre  dans  lequel  In  chanoine  Dndlingcr,  mort 
en  1890,  a  retrace  l'histoire  de  la  formation  de  la  Papauté.  .lusqu'à  la  fin  du  xi"  siècle, 
l'évoque  de  Rome  n'est  que  l'égal  des   autres   évoques  :   il  jouit  d'un  droit  de  prééminence 

ENVOI   FR.VNCO   CO.NTRE   TI.MBRES   OU   .M.VND.VT-POSTE 


14      FÉLIX    ALCAN,    ÉDITEUR,    108,    BOfLEVARD    SAINT-GERMAIN.   PARIS.    0'* 

ou  do  primauté,  puromeut  honorifique.  A  partir  de  Grégoire  VII.  et  sous  ses  successeurs 
Innocent  III  et  Boniface  YlII.  cette  primauté  se  change  en  souveraineté  :  la  législation 
de  IKglise  se  transforme.  Les  papes  invoquent,  à  l'appui  de  leur  droit  à  la  suprématie, 
lies  textes  de  Pérès  de  l'Eglise,  des  Canons  de  Conciles  ot  autres  documents.  Mallieureuse- 
nient.  les  textes  produits  par  les  Papes  sont  des  textes  falsifiés  ou  apocryphes  :  tout  le 
pouvoir  que  s'est  arrogé  l'évêquo  de  Rome  sur  ses  collègues  repose  sur  ces  textes.  Ce  n'est 
que  gràco  à  l'épaisse  ignorance  du  moyen  âge  que  ces  écrits  ont  pu  être  acceptés  :  la 
moindre  critique  en  eût  fait  justice. 

Cet  ouvrage,  dans  lequel  chaque  assertion  est  appuyée  sur  les  documents  originaux,-  est 
un  guide  précieux  pour  quiconque  cherche  à  s'orienter  dans  les  questions  de  politique  reji- 
gieûse  actuelle. 

L'ÉCOLE    SAINT-SIMONIENNE 

Son  histoire ,  son  influence  jusqu'à  nos  jours 

Par  Georges  'WEILL,    Professeur  au  lycée  Louis-le-Graiid,  docteur  es  letlref- 

Un  volume  in-12 3  fr.  50 

L'École  .Saint-Simonienne  est  morte  :  il  y  a  encore  des  Fouriéristes,  des  Comiistcs,  il  n'ya 
plus  de  Saint-Simoniens  ;  mais  son  influence  dure  encore.  Son  sj'stème  est  une  vaste  synthèse 
qui  renferme  une  méthode  :  le  positivisme,  une  métaphysique  :  le  panthéisme,  et  une  orga- 
nisation sociale  :  le  collectivisme.  Mais,  de  plus,  elle  a  joint  l'exemple  au  précepte;  son 
action  philosophique  et  morale,  bien  que  moins  visible,  a  été  grande;  surtout  son  plus  beau 
titre  d'honneur  est  d'avoir  développé  chez  ses  adhérents  l'activité  personnelle  et  le  dévoue- 
ment à  un  idéal. 

Ce  livre  est  une  étude  historique  dont  l'intérêt  frappera  tous  ceux  qui  s'occupent  des 
questions  sociales  si  ardemment  discutées  en  ce  moment,  et  qui  désirent  améliorer  le  sort 
de  toutes  les  classes  de  la  société. 

L'OUVRIER   DEVANT   L'ÉTAT 

Histoire  comparée  des  lois  du  travail  dans  les  deux  mondes 

Par  Paul  LOUIS 

Un  volume  in-8 7  fr.  (vierit  de  paraître). 

L'auteur  s'est  proposé,  en  ce  volume,  de  présenter  un  tableau  succinct  de  la  législation 
ouvrière  dans  le  monde  civilisé.  Il  s'attache  à  la  condition  do  l'ouvrier  dans  la  société 
moderne  ou  chez  les  peuples  de  nos  jours,  les  deux  expressions  étant  au  surplus  équiva- 
lentes, puisqu'un  même  régime,  le  régime  capitaliste,  a  prévalu  dans  les  deux  hémisphères, 

A  beaucoup  de  points  de  vue,  l'ouvrier  de  notre  époque  souffre  ou  bénéficie  des  règles 
juridiques  qui  s'appliquent  à  l'ensemble  des  citoyens.  Il  n'est  question,  dans  ce  livre,  que  des 
dispositions  qui  le  visent  particulièrement  et  qui  déterminent  son  statut  social,  —  ou  des 
prescriptions  légales  qui,  étendues  à.  toutes  les  catégories,  possédantes  ou  non.  ont  été  plus 
spécialement  favorables  à  son  émancipation.  Sous  la  première  rubrique  se  classent  les  légis- 
lations relatives  aux  mineurs  et  aux  employés  des  voies  ferrées  par  exemple;  sous  la  seconde, 
celles  qui  se  réfèrent  au  groupement  syndical  et  à  la  grève. 

j\I.  Paul  Louis  ne  se  préoccupe  pas  exclusivement  d'aualj'ser  des  textes  ou  de  fournir  des  sta- 
tisti(|ues  qui  en  précisent  la  répercussion.  Il  montre  comment  s'est  élaborée  cette  législation 
ouvrière,  qui,  si  elle  n'est  pas  identique  dans  tous  les  Etats,  trahit  cependant  des  aspirations 
assez  analogues. 

Son  livre,  fortement  documenté,  est  un  guide  indispensable  pour  quiconque  s'intéresse  aux 
conditions  d'existence  et  de  liberté  de  la  classe  ouvrière. 

L'ÉVOLUTION    DU    SOCIALISME 

Par  Jean  BOURDEAU 

Un  volume  in- 12 3  fr.  50 

Le  socialisme  n'est  pas  une  doctrine  fixe  et  immuable,  un  mouvement  uniforme  en  vue 
d'établir  au  sein  des  sociétés  modernes  un  ('tat  social  définitif  d'où  les  maux  qui  résultent  do 
la  concurrence  et  de  l'inégale  distribution  des  richesses  seraient  bannis;  ses  tendances  et  ses 
aspirations  ont  beaucoup  varié  en  ce  siècle,  elles  sont  très  complexes.  Le  but  do  ce  livre  est 
do  refléter  cette  complexité  des  problèmes  sociaux  dans  la  politique  et  la  législation,  l'admi- 
nistration communale,  à  l'usine  et  aux  champs.  C'est  une  histoire  à  la  fois  du  mouvement 
et  des  idées  socialistes  qu'on  ne  peut  séparer  de  leur  milieu,  ni  étudier  isolément. 

LE  SOCIALISME  ALLEMAND  ET  LE  NIHILISME  RUSSE 

Par  le  même. 
Un   volume  in-12.  2"  édition 3  fr.  50 

ENVOI   FRANCO   CONTRE  Tl.MBRES   OU  MANDAT-POSTE 


BIBLIOTHÈQUE    d'h'^TOIRE   CONTEMPORAINE 


LE    SOCIALISME    UTOPIQUE 

ÉTUDES   SUR    QUELOUES    PRÉCURSEURS    DU   SOCIALISME 
Par    André  LICHTENBERGER,   Docteur  os  lettre?. 

Un  volume  in-12 3  fr.  oO 

Les  dix  monographies  que  l'auteur  a  réuuiivs  sous  le  titre  général  de  Socialisme  utopif/ue 
sont  consacrées  à  des  écrivains  an^'lais  et  fraïu-ais  du  xvni"^  siècle.  La  philosophie  senti- 
mentale de  l'époque  vit  une  véritable  efflon-scciice  d'un  socialisme  humanitaire  qui,  pour 
n'avoir  pas  l'allure  scientifique  du  socialisme  actuel,  a,  en  partie  au  moins,  des  origines 
analogues.  M.  André  Litchtenberger  a  esquissé  les  physionomies  et  analysé  les  théories  de 
quelques-uns  des  plus  singuliers  parmi  ces  précurseurs  inconnus  ou  oubliés.  MM.  Afra 
Behn  et  GueudeviUe,  devanciers  de  Rousseau  :  Linguet.  ancêtre  de  Karl  ;Marx  ;  le  général 
Caffareli  du  Falga,  émule  et  contemporain  de  Saint-Simon,  etc.,  sont  des  ligures  curieuses 
qui  ont  une  valeur  pittoresque  et  historique  indéniable. 

LE  SOCIALISME  ET  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE 

o 

ÉTUDE  SUR  LES  IDÉES  SOCIALISTES  EN  FRANCE  DE  1789  A  1796 

Par  le  même. 

Un  volume  iii-S o  fr, 

M.  André  Lichtenbcrger  détermine  ici  l'origine  et  les  caractères  généraux  du  socialisme 
^ous  la  Révolution.  Y  eut-il  du  socialisme  dans  les  cahiers  et  brochures  de  1789?  Quel  fut 
le  développement  des  idées  socialistes  avant,  puis  pendant  la  domination  jacobine,  puis  dans 
le  babouvisme?  Y  eut-il  un  public  socialiste  sous  la  Révolution?  Quel  est  le  bilan  de  ces 
idées  à  cette  époque?  Certains  actes  de  la  Révolution  furent-ils  inspirés  par  les  idées 
socialistes?  Quelle  fut,  enfin,  la  politique  sociale  de  la  Convention?  —  Telles  sont  les 
questions  que.  guidé  par  le  seul  souci  de  la  vérité  historique,  l'auteur  examine  avec  une 
entière  impartialité  dans  ce  travail  consciencieusement  documenté  et  qui  présente  sous  leur 
jour  exact  plusieurs  faits  importants.  (Journal  des  Débats.) 

Histoire    de   la    Liberté    de    Conscience    en    France 

Depuis  l'Edit  de  Nantes  jusqu'en   1870 

Par    G.    BONET-MA0RY 

Un  volume  in-S o  fr. 

La  France  politique  et  sociale,  par  Al'G.  Laugel.  1  vol.  in-S o  fr. 

Le  socialisme  contemporain,  par  E.  de  Laveleye.  1  vol.  in-12,  11*  édit.  3  fr.  oO 
L'évolution  politique  et  sociale  de  l'Eglise,  par  E.  Spcller,  ancien  ministre  de 

rinsIriKlion  pulili(}ue.  1  vol.  in-12 3  fr.  50 

L'éducation  de  la  démocratie,  par  le  même,  i  vol.  in-12 3  fr.  50 

Le  peuple  et  la  bourgeoisie,  par  Emile  DESCHANEL,anc.  sénateur.  1  vol.  in-S.     5  fr. 

La  politique  internationale,   par  J.  Novicow.   1    vol,   in-S 7  fr. 

La  France  et  l'Italie  devant  l'histoire,  par  Joseph  Reinach.  1  vol.  in-S.  .  o  fr. 
Souveraineté  du  peuple  et  gouvernement,  par  G.  d'Eichthal.  1  vol.  in-12.     3  fr.  oO 

Transformations  sociales,  par  H.  Dépasse.  1  vol.  in-12 3  fr.  50 

Du  travail  et  de  ses  conditions  (Chambres  et  conseils  de  travail),  par  le  méyyie. 

1  vol.   in-12 3  fr.  50 

Le  centenaire  de  1789.  Evolution  politique,  littéraire,  artistique  et  scientifique  de 

l'Euro/je  pendant  cent  ans,  par  G.  Guéroult.  1  vol.  in-12 3  fr.  50 

La  dissolution  des  assemblées  parlementaires,  étude  de  droit  public  et  d'histoire, 

par  P.  .Matter,  substitut  au  tribunal  île  la  Seine.  1  vol.  in-8 5  fr. 

MINISTRES    ET    HOMMES    D'ÉTAT 

Chaque  volume  de  format  in-lG  couronne  de  200  pages  environ.     2  fr.  50 

Allemagne.  —  Bismarck,  par  Henri  Wehchinger. 
Espagne.  —  Prim,  par  H.  Léonardon. 
Angleterre.  —  Disraeli,  par  Maurice  Courcelle. 

Japon.  —  Okoubo,  par  Maurice  Courant  (Avec  un  portrait  en  phototypie). 

SERA  CONTINUÉ 

ENVOI   FRANCO   CONTRE  TI.MBRES   OU  MANDAT-POSTE 


iG      FÉLIX   ALCAN,    EDITEUR,    l08,    liOULEVAUD    SAINT-GERMAIN,    PARIS,    6" 

RECUEIL  DES  INSTRUCTIONS 

DONNÉES    AUX    AMBASSADEURS    ET   MINISTRES    DE    FRANCE 

DEPUIS    LES     TRAITÉS    DE    WESTPHALIE    JI.SQU'A   LA    RÉVOLUTION     FRANÇAISE 

Public  sous  les  auspices  de  la  Commission  des  Archives  diplomatiques 

au  Ministère    des   Affaires   étrangères. 

Beaux  volumes  in-S  raisin,  imprimés   sur  papier  de  Hollande,  avec  introduction  et  notes. 

I.  —  Autriche,  par  Albert  Sorel,  de  l'Académie  française  [Epuisé). 

II.  —  Suède,  par  A.  Geffroy,   de  l'Instiliit 20  fr. 

in.  —  Portugal,  par  le  vicomte   de  Caix  de   Sai.nt-Aymour 20  fr. 

IV  et  V.  —  Pologne,  par  Louis  Faroes.  2  vol 30  fr. 

VI.  —  Rome,  par  G.  Hanotaux,  de  l'Académie  française 20  fr. 

VII.  —  Bavière,  Palatinat  et  Deux-Ponts,  par  André  Lebon.    .    .   .  2o  fr. 
VIII  et  IX.   —   Russie,    par  Alfred    Rambald,   de  l'Institut.  2    vol.   Le 

premier  vol.  :  SU  fr.  Le  second  vol 23  fr. 

X.  —  Naples  et  Parme,  par  Joseph  Reinach 20  fr. 

XI.  — Espagne  (1649-1750),  par  Morel-Fatio  et  Léonardon  (t.  I).   .   .  20  fr. 

XII  et  XII  /As.  —  Espagne  (noO-1789)  (t.  Il  et  III),  par  les  mêmes  .  .  40  fr. 

XIII.  —  Danemark,   par  A.  Gkffroy,  de  l'Institut 14  fr. 

XlVetXV.  — Savoie-Sardaigne-Mantoue,  par HoriucdeBeal'caire.  2v.  40  fr. 

XVI.  —  Prusse,  par  A.  Waudington.  1   vol 28  fr. 

INVENTAIRE  ANALYTIQUE 

DES  ARCHIVES  DU  MIJIISTÈRE  DES  AFFAIRES  ÉTRANGÈRES 

Public  sous  les  auspices  de  la  Commission  des  Archives  diplomatiques. 

Correspondance  politique  de  MM.  de  Castillon  et  de  Marillac,  ambassa- 
deurs de  France  en  Angleterre  (to37-l.oi2),  par  Jean  Kaulek,  avec  la  colla- 
borationdeMM.  Louis  FARGEselGermain  LefèvrePoxtalis.  1  v.  in-8  raisin.     15  fr. 

Papiers  de  Barthélémy,  ambassadeur  de  France  en  Suisse,  de  1792  à 
1797,  par  Jean  Kaulek.  4  vol.  in-8  raisin.  1.  Année  1792,  1  vol.,  15  fr.  —  11.  Jan- 
vier-aoïU  1793,  1  vol.  in-8,  15  fr.  —  III,  Septembre  1793  à  mars  1794,  1  vol.,  18  fr. 
—  IV.  Avril  1794  à  février  1795,  1  vol.  in-8,  15  fr.  —V.  Mars  à  septembre  1796, 
Néçiociations  de  la  Paix  de  Bdle,  \  vol.  in-8 .    .     20  fr. 

Correspondance  politique  de  Odet  de  Selve,  ambassadeur  de  France  en 
Angleterre  (1546-1549),  par  G.  Lefèvrr-Pontalis.  1  vol.  in-8  raisin.  .    .     13  fr. 

Correspondance  politique  de  Guillaume  Pellicier,  ambassadeur  de 
France  à  Venise  (15i0-15i2),  par  Alexandre  Tausserat-Radel.1  fort  vol.  in-S 
raisin 40  fr. 

REVUE   HISTORIQUE 

Dirigéo  par  G.  MONOD,  Membre  do  l'Institut,  Professeur  à  la  ."^orbonno,  J 

Président  de  la   section  liistoriquo  et  philologique  à  l'École  des  hautes  éludes.  fl 

Fo)}dée  en  1875.  fl 

Paraît  tous  les  deux  mois,   par  livraisons  grand  in-8  de  15  fouilles,  et  forme  par  an  trois  S 

volumes  de  500  pages  chacun.  ■ 

Abonnement:  Un  an,  Paris,  30  fr.  —  Départements  et  étranger,  33  fr.  —  La  livraison,  6  fr. 

ANNALES     DES     SCIENCES     POLITIQUES 

Revue  bimestrielle,  publiée  avec  la  Collaboration  des   professeurs 
et  des  anciens  élèves  de  l'École  libre  des  Sciences  politiques. 

Fondée  en  ISS5. 

RMncteur  rn  chef  :  M.  A.  Viallate. 

Abonnement  :  Un  an,  Paris,  18  fr.  —  Départ,  et  étranger,  19  fr.  —  La  livraison,  3  fr.  50 

ENVOI   FRANCO   CONTRE    TIMBRIiS    OU   MANDAT-POSTE 

8-21-01.  —  Coulommiers.  Imp.  Paul  BR0D.\RD.  —  lO-Ol. 


à