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Full text of "La société future"

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HANDBOUND 
AT  THE 


UNIVERSITY  OF 
TORONTO  PRESS 


/?n 


BIBLIOTHÈQUE    SOCIOLOGIQUE 


JEAN    GRAVE 


'  ■  j 


LA 


i  SOCIETE  FUTURE 


SIXIÈME      EDITION 


SERVICES        : 


.-<L-. 


PARIS 
P.    V.    STOCK,    ÉDITEUR 

(Librairie  TRESSE  &  STOCK) 

8,     9,      10,      II,      GALERIE      DU      THEATRE-FRANÇAIS 
PALAIS-ROYAL 

1895 


J 
Il  a  été  tiré  à  part,  de  cet  ouvrage,  sur  papier  de  Hol-  ; 
lande,  dix  exemplaires  numérotés  à  la  Presse, 


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AUX 


DESHERITES  DELA  SOCIETE  ACTUELLE  \ 


pour  qu'ils  comparent  et  méditent 

I.  G. 


i 


DU  MEME  AUTEUR 


(En  prevaration) 


sous  l'uniforme,  roman. 


LA 


SOCIÉTÉ    FUTURE 


L'éditeur  déclare  réserver  ses  droits  de  traduction  et  de  reproduction 
pour  tous  pays,  y  compris  la  Suède  et  la  Norwège. 

Ce  volume  a  été  déposé  au  Ministère  de  l'intérieur  (section  de  la  li- 
brairie) en  Juin  i8q5. 


A  LA  MEME  LIBRAIRIE 


Ouvrages  déjà  publiés 
dans  cette  Bibliothèque  Sociologique . 


La  Société  mourante  et  l'Anarchie,  par  Jean  Grave. 
Un  •.olume  in-i8,  avec  préface  par  Octave  Mirbeau. 
(Épuisé). 

Psychologie  de  l'Anarchiste-Socialiste,  par  A.  Ha- 
mon.  Un  volume  in-i8,  2^  édition.  Prix  .   .      3  5o 

Œuvres  de  Michel  Bakounine.  Fédéralisme,  Socia- 
lisme et  Antithéologisme.  Lettres  sur  le  Patriotisme. 
Dieu  et  l'État.  Un  volume  in-i8,  2«  édition. 
Prix 3  5o 

De  la  Commune  a  l'Anarchie,  par  Charles  Malato. 
Un  volume  in- 18,  2^  édition.  Prix 3   5o 

La  Conquête  du  Pain,  par  Pierre  Kropotkine.  Un  vo- 
lume in- 18,  avec  préface  par  Elisée  Reclus,  4.^  édi- 
tion. Prix 3  5o 

Anarchistes,  mœurs  du  jour,  roman,  par  John- Henry 
Mackay,  traduction  de  Louis  de  Hessem.  Un  vo- 
lume in-i8.  Prix ,   .      3  5o 

Sous  Presse  : 

L'Unique  et  sa  Propriété,  par  Alax  Stirner.  Un  vo- 
lume in-i8.  Prix 3  5o 


LA 

SOCIÉTÉ    FUTURE 


LE    LENDEMAIN    DE    LA   REVOLUTION 


Sous  le  vocable  :  Société  au  lendemain  de  la  Révo- 
lution, nous  avions  àé']k  fait  paraître  cette  étude;  mais 
ce  titre  pris,  sous  l'influence  de  diverses  causes  de 
discussions  présentes,  ne  répondait  pas  absolument  à 
notre  manière  de  voir,  c'est  pourquoi,  en  développant 
notre  étude,  nous  lui  substituons  un  titre  plus  en  har- 
monie avec  notre  conception. 

En  effet,  étant  donnée  l'idée  que  nous  nous  faisons 
de  la  Révolution,  cette  dernière  ne  peut  pas  avoir  de 
lendemain.  Les  révolutions  qui  s'opèrent  en  trois 
jours,  une  semaine,  un  mois  ou  une  année,  peuvent 
avoir  un  lendemain,  la  révolution  sociale,  telle  que 
nous  la  comprenons,  ne  prendra  fin  que  du  jour  où 
/  Fautorité  aura  complètement  disparu  de  la  terre,  elle 
n'aura  plus  à  intervenir  pour  assurer  l'évolution  lors- 
que cette  dernière  s'accomplira  librement,  sans  en- 


LA    SOCIETE    FUTURE 


irave.  Mais,  Jusqu'à  ce  résultat  obtenu,  cette  révolu-  .  \ 
tioii  est  de  toute  heure,  de  tous  les  instants,  en  tou; 

les  lieux.  C'est  le  combat  journalier  de  l'avenir  contrt  j 

le  pasbé,  du  futur  contre  l'immobilisme,  de  la  justict  { 

contre  Tiniquité.  Elle  est  commencée  avec  le  premier  | 

acte  d'indépendance  de  l'initiative  individuelle,  on  nt  ^ 

sait  quand  elle  finira.  —  Elle  ne  comporte,  momen-  \ 

tanément,  pas  de  lendemain.  | 

D'autre  part  :  Société  au  lendemain  de  la  Révolu-  \ 
tion,  semblerait  impliquer  une  transformation  com-  : 
plète,  immédiate,  une  société  venant,  en  un  tour  de  | 
main,  se  substituer  de  toutes  pièces,  à  la  société  ac- 
tuelle. Et  c'est  là  le  grand  reproche  que  nous  font  ; 
les  évolutionistes,  en  nous  accusant  de  ne  pas  tenir  \ 
compte  des  lois  naturelles  qui  font  que  les  choses  ne  -■ 
progressent  que  graduellement  et  lentement.  "  \ 

Nous  devons  donc  éviter  ce  qui  pourrait  prêter  ma-  1 

tière  à  confusion,  car  nous  savons  que  la  société  que  '■{ 

^                          ■                             '                            .  î 

nous  rêvons  ne  surgira  pas  spontanément,  comme  a  •^ 

un  coup  de  baguette;  qu'elle  ne  pourra,  au  contraire,  1 

s'établir  que  progressivement,  sous  les  efforts  des  gé-  ^ 

nérations  qui  sauront  arracher  à   leurs  maîtres  soit  ' 

.              .                .       .            .    ,  3 

une  concession,  soit  une  victoire  qui  leur  permettra  i  ^ 

de  se  passer  de  leur  assentiment.                                      |  \ 


t 


Les  révolutions  politiques  ^ui  se  contentent  de  ] 
renverser  les  hommes  au  pouvoir  et  de  leur  en  subs-  • 
tituer  de  nouveaux,  se  bornant  à  changer  les  noms  i 
des  rouages  abhorrés,  tout  en  en  conservant  le  fonc-  i 
tionnement,  ces  révolutions  peuvent  accomplir,  plus  | 
ou  moins  rapidement,  leur  œuvre,  mais  une  fois  leurs 
résultats  acquis,  elles  s'immobilisent.  Lorsque  ceux 
qui  l'ont  faite  —  ou  fait  faire,  le  plus  souvent  —  ont 


LA    SOCIETE   FUTURE  O 

chassé  les  créatures  de  l'ancien  pouvoir,  pour  s'y  ins- 
taller, eux  et  les  leurs,  la  révolution  est  accomplie  :  le 
lendemain  de  leur  révolution,  c'est  lorsqu'ils  peuvent 
tripoter  à  leur  aise,  leur  domination  étant  assurée. 

La  Révolution  sociale  que  nous  comprenons,  ne 
peut  s'opérer  d'une  façon  aussi  expéditive  ;  les  révo- 
lutions politiques  n'en  sont  que  des  épisodes.  Qu'elles 
réussissent  ou  qu'elles  échouent,  cela  n'influe  en  au- 
cune façon  sur  le  résultat  final.  Quelquefois,  comme 
l'insurrection  communaliste  de  71,  leur  défaite  peut 
être  le  point  de  départ  d'un  mouvement  d'idées,  bien 
plus  fécond,  bien  plus  grandiose,  qu'elle  aurait  été 
incapable  de  réaliser  si  elle  avait  vaincu.  La  répres- 
sion qui  suivit  sa  défaite,  sembla,  à  ce  moment-là, 
être  un  retour  en  arrière.  La  réaction  semblait  triom- 
phante, et  elle  exultait  :  le  prolétariat  maté  allait 
donc,  une  bonne  fois  pour  toutes,  courber  pour  de 
bon,  la  tête  sous  le  joug  de  ses  maîtres  politiques  et 
économiques.  —  C'est  depuis  cette  époque,  que  les 
réclamations  ouvrières  ont  pris  un  caractère  écono- 
mique très  prononcé,  que.  les  travailleurs  ont  enfin 
compris  que  les  changements  politiques  n'avaient  au- 
cune influence  sur  leur  situation  économique,  que 
l'autorité  n'était  que  l'instrument,  le  véritable  maître 
étant  le  Capital! 

La  Révolution  sociale  procède  de  l'évolution.  C'est 
cette  dernière  qui,  lorsqu'elle  vient  se  heurter  aux  ins- 
titutions sociales  lui  barrant  la  route  se  transforme  en 
Révolution. 

Pareille  à  la  rivière  dont  la  nappe  s'étale  au  milieu 
de  la  plaine,  sans  courant  perceptible,  suivant  insen- 
siblement son  chemin,  semblant  s'assoupir  sous  les 


4  L.V    SOCIETE    FUTURE 

chauds  rayons  du  soleil  qui  l'éclairent  et  la  réchauf- 
fent, faisant  miroiter,  sous  leurs  caresses^  comme  un 
grandiose  miroir,  la  nappe  unie  de  ses  eaux,  toujours 
semblables,  l'évolution  transforme  les  idées,  change 
les  mœurs  insensiblement,  d'une  génération  à  l'autre, 
sans  que  les  individus  s'en  aperçoivent  pendant  la 
courte  durée  de  leur  vie.  Mais  si  leurs  mœurs,  leurs 
tendances,  leurs  aspirations  changent,  les  institutions 
fondamentales  restent  immobiles,  et  le  conflit  éclate. 

De  même  la  rivière  s'étale  librement,  et  voilà  qu'au 
bout  de  la  plaine,  là-bas,  ses  rives  s'élèvent,  se  rétré- 
cissent tout  à  coup,  et  forcent,  sans  transition,  la  ri- 
vière à  resserrer  ses  flots,  à  canaliser  son  cours.  Ce 
lac,  auparavant  uni,  calme,  d'apparence  immobile, 
accélère  son  cours,  ses  flots  grondent  contre  les  obs- 
tacles qui  obstruent  son  lit,  se  brisent  contre  les  rocs 
qui  arrêtent  leur  marche,  entament  les  rives  qui  les 
emprisonnent,  arrachent  les  matériaux  qui  leur  servi- 
ront à  assaillir  d'autres  obstacles  plus  solides.  Et  la 
rivière  tranquille  et  inoffensive  devient  le  torrent  tu- 
multueux qui  aplanit  tout  sur  son  passage. 

C'est  ce  que  les  gouvernants  n'ont  pas  su  compren- 
dre et  c'est  pourquoi  —  fidèle;;  à  leur  rôle  du  reste, 
—  ils  ont  toujours  essayé  d'endiguer  le  flot  de  l'idée 
régénératrice,  pour  la  forcer  à  se  canaliser  entre  les 
digues  élevées  par  leur  ignorance.  Et,  lorsque  le 
fleuve  irrité,  devenu  plus  puissant  que  ses  entraves, 
les  balaie  en  brisant  les  remparts  qu'ils  croyaient 
si  solides,  l'aveuglement  de  ces  ignorants  est  si  pro- 
fond, que  c'est  au  fleuve  qu'ils  s'en  prennent,  ne  s'a- 
percevant  pas  que  la  catastrophe  n'e.st  q-ue  le  résultat 
atal  et  nécessaire  deleurs  travaux d'endiguement;  que 
c'est  à    leur  maladresse  qu'ils  doivent    imputer  le 


LA    SOClliTE    FUTURE  5 

désastre  et  non  au  flot  qui  ne  demande  qu'à  être  fer- 
tilisant. 

Quand  nous  parlons  de  révolution,  nous  n'anten- 
dons  pas  seulement  la  lutte  armée.  Toute  lutte  con- 
tre l'autorité  existante,  contre  l'organisation  sociale 
actuelle,  que  cette  lutte  soit  agressive  ou  passive; 
qu'elle  soit  le  fait  de  la  force  ou  de  l'idée,  que  le  but 
s'atteigne  en  dépit  des  lois  existantes,  sans  pour  cela 
tomber  sous  leur  coercition,  ou  bien  en  les  violant  ou- 
vertement, quelles  qu'elles  soient  ;  du  moment  qu'elle 
tend  à  la  disparition  d'une  iniquité,  à  la  disparition 
d'un  préjugé,  toute  lutte  aide  à  la  Révolution  sociale, 
tout  pas  en  avant  est  un  coup  d'épaule  donné  à  sa 
marche. 

Lorsque,  après  avoir  étudié,  de  bonne  foi,  l'orga- 
nisationactuelle,  le  critique  sincère  arrive  à  conclure 
que  les  déshérités  ne  pourront  s'émanciper  que  par  la 
force,  que  ce  n'est  que  la  force  qui  les  affranchira  de 
l'exploitation  économique  qu'ils  subissent,  ce  n'est  pas 
une  conclusion  arbitraire  qu'il  tire  de  ses  observa- 
tions, cela  ne  veut  pas  dire  qu'il  soit  plus  partisan  des 
moyens  violents  que  pacifiques.  Il  sait  fort  bien  queles 
révolutions  ne  se  décrètent  ni  ne  s'improvisent;  c'est 
une  vérité  qu'il  dégage  de  ses  observations^  quelles 
que  soient  ses  préférences  personnelles,  sans  s'oc- 
cuper si  elles  sont  du  goût  des  exploiteurs  ou  des  ex- 
ploités. Il  enregistre  ce  qui  lui  paraît  une  vérité.  Les 
événements  prouveront  s'il  se  trompe. 

Ce  n'est  pas  de  nos  jours  que  l'on  pourrait  avoir  la 
prétention  d'organiser  une  révolution.  Les  temps  ne 
sont  plus  où  les  tribuns  voyaient  les  foules  s'enflam- 
mer à  leur  voix  et  pouvaient  les  lancer  à  l'assaut  du 


O  LA    SOCIETE    FUTURE 

pouvoir  à  leur  volonté.  Si  jamais  cette  puissance  a 
pu  exister,  plus  modeste  elle  est  aujourd'hui. 

Les  orateurs,  les  écrivains  ont  certainement  une 
action  sur  les  cerveaux;  cett-e-action  peut  être  plus  ou 
moins  grande,  immédiate,  durable  ou  à  échéance,  se- 
lon leurs  qualités  d'élocution,  leurpropre  conviction, 
leur  facilité  de  développement,  leur  intensité  de  logi- 
que; mais  en  nos  temps  de  critique,  cette  action  est 
toujours  très  limitée  et  ne  rentre  que  pour  une  part, 
forte  relativement  à  d'autres,  mais  assez  minime  dans 
l'ensemble  d'efforts,  de  temps  et  de  milieu. 

Aujourd'hui,  —  comme  de  tous  temps,  fort  proba- 
blement —  on  ne  devient  le  leader  de. la  foule  qu'à 
condition  4e  lie _pas  se  montrer  plus  avancé  qu'elle. 
La  foule  ne  se  presse  que  derrière  ceux  qui  ont  su 
se  mettre  à  son  pas.  Et  si,  parfois,  l'histoire  nous 
montre  des  meneurs  entraînant  la  foule  au  combat, 
soyons  sûrs  que  la  foule  était  la  première  à  reconnaî- 
tre la  nécessité  de  la  lutte,  c'était  elle,  probablement, 
qui  les  poussait  dans  la  rue. 

Quand  on  poursuit  la  recherche  de  la  vérité,  on  ne 
s'occupe  donc  pas  si  on  est  suivi  de  la  foule.  Quand, 
à  côté  de  cette  recherche  on  fait  œuvre  de  propagande, 
et  on  fait  toujours  ainsi,  si  on  est  fortement  épris  de 
son  idée,  on  cherche  à  mettre  cette  idée  à  la  portée 
de  la  foule,  on  essaie  de  la  lui  faire  comprendre,  et, 
pour  cela,  on  cherche  à  l'élucider,  à  la  rendre  claire, 
compréhensible,  bien  heureux  quand  on  parvient  à 
faire  accepter  cette  vérité  par  une  petite  minorité  déta- 
chée de  la  foule,  mais  là  s'arrête  l'action  immédiate 
du  propagateur.  Au  temps  et  aux  événements  à  faire 
le  reste. 

Le  philosophe  qui  conclut  à  la  nécessité  de  la  Ré- 


LA    SOCIETE    FUTURE  7 

voluiion  pour  transformer  la  société,  peut  bien  tra- 
vailler à  faire  comprendre  cette  idée  par  ceux  à  qui 
il  s'adresse,  mais  ce  ne  seront  pas  ses  prédications 
qui  avanceront,  d'un  iota,  la  Révolution.  Et  chose 
tout  à  fait  absurde  à  supposer,  arriverait-il  à  convain- 
cre toute  la  foule  de  la  nécessité  delà  Révolution,  cette 
Révolution  ne  se  ferait  que  lorsque  les  circonstances 
l'auraient  rendue  inévitable. 

Une  Révoluttoft.  ne  se  décide  pas  ainsi  qu'une  par- 
tie de  piquet.  Il  ne  sufdt  pas  d'y  être  décidé,  en  faut- 
il  encore  l'occasion.  Et  combien  d'individus.iiujour- 
d'hui,  qui  pensent  ne  devoir  jamàisXy_niêler  qui, 
au  jour  venu,  en  seront  peut-êtrejespluj_chauds  dé- 
fenseurs. ~~    " — 

Aussi,  lorsque  les  gouvernants  font  des  lois  répres- 
sives contre  les  sociologues  qui  concluent  de  leurs 
études,  à  la  fatalité  de  la  Révolution,  ces  gouvernants 
imitent  la  manœuvre  que  l'on  attribue,  à  tort  sans  au- 
cun doute,  à  l'autruche  qui  se  cacherait  la  tête  sous 
l'aile  pour  conjurer  le  danger.  Celte  constatation,  on 
peut  interdire  de  la  formuler  librement,  mais  tous 
ceux  qui  réfléchissent,  sont  à  même  de  la  faire.  Il 
n'y  a  pas  besoin  de  la  crier  sur  les  toits  pour  que  cha- 
cun soit  en  état  de  s'en  apercevoir.  Ce  n'est  pas,  non 
plus,  une  loi  prohibitive  qui  sera  capable  d'arrêter 
les  événements. 

La  lutte  est  donc  fatale  entre  ceux  qui  aspirent  à  s'é- 
manciper et  ceux  qui  veulent  perpétuer  leur  domina- 
tion. Cette  lutte  peut  être  retardée  ou  avancée,  selon 
les  mesures  prises  par  ceux  qui  détiennent  le  pou- 
voir, selon  le  degré  d'énergie  et  de  conscience  déve- 
loppé par  ceux  qui  veulent  s'afiranchir  ;  mais,  facilitée 


8  LA    SOCIÉTÉ    FUTIfRE 

OU  entravée,   avancée  ou  retardée,  elle  n'en  est  pas 
moins  inévitable. 

Or,  nous  l'avons  dit  en  débutant  —  nous  tâcherons 
de  le  démontrer  plus  loin  —  la  Révolution  sociale  ne 
peut  être  l'œuvre  de  quelques  jours.  Elle  peut  durer 
quelques  années  seulement,  plusieurs  générations 
peut-être  ?  Qui  pourrait  le  savoir  ? 

Pour  abattre  l'état  social  pourri  qui  nous  écrase, 
ce  serait  se  créer  de  cruels  mécomptes  de  s'imaginer 
que  l'on  pourrait  le  transformer  du  jour  au  lende- 
main. Etant  donnés  toutes  les  institutions,  tous  les 
préjugés  que  la  Révolution  aura  à  abattre,  qui  pour- 
rait dire  quand  s'arrêtera  la  lutte  ? 

Nous  ne  voyons  la  Révolution  que  sous  l'aspect 
d'une  longue  suite  d'escarmouches  et  de  combats  con- 
tre l'autorité  et  le  capital  ;  luttes  semées  d'alternatives 
de  succès  et  de  revers,  de  marches  en  avant,  et  de 
régressions  qui  sembleront  vouloir  nous  reporter  aux 
époques  de  pire  barbarie. 

Entravé  en  un  lieu,  le  Progrès  n'en  entraînera  pas 
moins  la  lutte  plus  loin.  Battus  aujourd'hui  ses  parti- 
sans sauront  tirer  les  leçons  de  leur  défaite,  pour 
mieux  combiner  leurs  efforts  dans  une  autre  série  de 
luttes.  Leurs  voisins  sauront  s'inspirer  des  efforts  ac- 
complis pour  mieux  coordonner  les  leurs. 

Aujourd'hui,  c'est  un  préjugé  qui  tombe,  demain 
c'est  une  réaction  qui  emporte  une  partie  des  pionniers 
du  Progrès.  Là,  c'est  une  institution  qui  s'écroule, 
ici  ce  sont  des  lois  répressives  qui  renforcent  les 
pénalités,  tout  cela  c'est  la  lutte,  c'est  la  Révolution 
qui  poursuit  son  oeuvre,  et  le  résultat  est  l'élimination 
graduelle  des  préjugés,  le  discrédit  s'attachant  aux 
institutions  qui  nous  écrasent,  jusqu'au  jour  où,  rui- 


LA    SOCIETE    FUTURE  C) 

nées  de  toutes  parts,  elles  s'écrouleront  sous  le  poids 
de  leur  propre  faute,  autant  que  sous  les  coups  des  as- 
saillants. En  tous  cas,  la  lutte  est  commencée,  et  ne 
prendra  fin  que,  lorsque  ayant  abattu  tous  les  obsta- 
cles, l'humanité  pourra  enfin  évoluer  sans  aucune 
entrave. 

Toute  une  longue  période  semée  de  luttes  :  coups 
de  forces  et  progrès  pacifiques  sera  à  parcourir  pour 
passer  de  l'idée  au  fait,  nous  aurons,  nous  et  nos  des- 
cendants, à  la  voir  se  dérouler  dans  toutes  ses  phases, 
et  la  Révolution  elle-même  tiendra  lieu,  pour  l'hu- 
manité, de  cette  phase  évolutive  que  réclament  les 
partisans  de  l'atermoiement. 

Cette  façon  d'envisager  les  choses  diffère  beaucoup 
du  raisonnement  de  ceux  qui  s'imaginent  que  l'on 
organise  les  révolutions,  et  qu'il  suffit  d'avoir  la 
force  pour  changer  la  société.  Ceux  qui  pensent  ainsi, 
ne  sont,  au  fond,  que  des  politiciens  et  en  plus  des 
raisons  que  nous  avons  données  plus  haut,  il  y  a  ceci 
à  ajouter  :  Etant  les  partisans  les  plus  absolus  de  la 
liberté  la  plus  complète,  noire  force  ne  peut  nous  ser- 
vir qu'à  détruire  ce  qui  nous  entrave,  la  constitution 
du  nouvel  ordre  social  ne  peut  sortir  que  de  la  libre 
initiative  individuelle. 

Mais,  devant  cette  façon  d'envisager  la  Révolution 
tombe  l'objection  de  ceux  qui  disent  : 

«  La  violeace  ne  peut  et  n'a  jamais  rien  pu  établir. 
C'est  de  l'évolution  et  de  la  lutte  pacifique  que  nous 
devons  tout  attendre.  » 

Beaucoup  de  ceux  qui  disent  cela,  savent  pertinem- 
ment que  la  lutte  pour  obtenir  des  réformes  pacifi- 
quement est  une  belle  blague  qui  fait  le  jeu  des  dé- 

I . 


lO  LA    SOCIETE   FUTURE 

tenteurs  du  capital  et  du  pouvoir  qui  ne  lâcheront  leur 
exploitation  que  du  jour  où  on  leur  brisera  entre  les 
mains  la  possibilité  d'en  user,  mais  beaucoup  sont 
sincères  et,  ne  voyant  qu'un  côté  des  choses,  ne  peu- 
vent ipas  comprendre  qu'il  est  parfois  utile,  néces- 
saire, fatal  même,  que  l'Evolution  se  change  en  Ré- 
volution, quitte  à  reprendre  ensuite  son  cours  régu- 
lier. 

La  force  seule  ne  peut  rien  établir!  cela  est  de  toute 
évidence.  Ce  qui  s'établit  par  la  force,  la  force  peut 
le  détruire,  et  la  force  même  n'est  efficace,  ne  peut 
avoir  de  durée,  que,  si,  à  côté  d'elle,  pour  en  facili- 
ter le  fonctionnement  il  y  a  une  tendance,  une  dispo- 
sition d'esprit  des  individus,  les  poussant  à  regarder 
l'ordre  de  choses  qu'on  leur  impose  comme  une  né- 
cessité inéluctable. 

Ici,  bien  entendu,  nous  parlons  des  phénomènes 
politiques  et  économiques  où  la  force  a  servi  à  des 
minorités  pour  asservir  la  masse,  et  non  des  conquêtes 
et  asservissement  de  peuplades  où  le  nombre  des  as- 
saillants, la  force  seule,  par  conséquent,  rendait  la 
conquête  assurée  et  était  le  seul  agent  de  domination. 
Quoique  cette  dernière  ait  été  secondée  encore,  dans 
bien  des  cas,  parle  moindre  degré  de  développement 
des  asservis. 

Même  aux  époques  du  règne  le  plus  absolu  de  la 
force  brutale,  celle-ci  aurait  été  impuissante  si  les  pré-' 
jugés,  la  superstition,  la  croyance  à  une  protection, 
n'étaient  venus  lui  prêter  un  appui  moral,  encore  plus 
efficace  que  le  glaive  et  la  lance  des  seigneurs  féodaux. 
Mais,  autant  l'autorité  a  raison  de  se  réclamer  de  la 
force  pour  s'installer  et  se  maintenir  au  pouvoir,  au- 


LA    SOCIETE    FUTURE  I  I 

tant  les  partisans  de  la  liberté  feraient  preuve  d'in- 
conséquence, s'ils  espéraient  instaurer  leur  idéal  en 
l'imposant  par  la  force. 

Mais  si  la  force  est  incapable  d'assurer  la  création 
d'un  ordre  de  choses  dont  la  liberté  doit  être  le  seul 
moteur,  la  patience,  la  résignation  sont  de  bien  peu 
de  poids  auprès  des  exploiteurs  pour  les  amener  à  faire 
abandon  de  leurs  privilèges. 

Tendre  la  joue  droite  après  avoir  reçu  un  soufflet 
sur  la  gauche  n'est  pas  à  la  portée  de  tous  les  carac- 
tères et  tempéraments.  Puis,  pour  un  agresseur  que 
cette  humilité  pourra  amender,  combien  d'autres  en 
abuseraient  pour  redoubler.  Et  ce  qui  serait  efficace 
entre  deux  individus  n'a  plus  aucune  valeur  quand 
celui  qui  donne  le  soufflet,  est  à  deux  cents  lieues  de 
celui  qui  le  reçoit,  et  où  tout  ne  s'accomplit  que  par 
une  suite  de  ricochets  etd'intermédiaires,  comme  sont 
organisées  nos  sociétés. 

Les  peuplades  les  plus  douces  qui  ont  reçu  les  Eu- 
ropéens à  bras  ouverts  n'ont  pas  tardé  à  être  asservies 
et  massacrées  tout  aussi  bien  que  si  elles  leur  eussent 
montré  les  dents.  Celles  qui  ont  résisté,  ont  pu  être 
réduites,  elles  ont  eu  l'avantage  de  retarder  leur  as- 
servissement et  leur  sort  n'en  a  pas  été  pire.  La  force 
mène  le  monde,  et  si  le  raisonnement  nous  apprend 
que  nous  ne  devons  pas  en  abuser  pour  opprimer  les 
autres,  il  nous  apprend  aussi  qu'elle  peut  nous  être 
utile  pour  repousser  les  tentatives  d'oppression,  briser 
l'esclavage  que  l'on  a  pu  notis  imposer  dans  des  pé- 
riodes de  faiblesse  physique  ou  intellectuelle. 

Ce  n'est  que  par  des  révoltes  multipliées  que  les 
esclaves,  depuis  l'antiquité  jusqu'à  la  guerre  de  Sé- 
cession, sont  parvenus  à  transformer  leur  situation. 


1  2  LA   SOCIETE    FUTURE 

C'est  à  travers  la  persécution  et  en  opposant  la  force 
à  la  force  que  le  Christianisme  a  pu  s'établir  jusqu'à  ce 
qu'il  devînt,  à  son  tour,  oppresseur. 

Que  de  luttes  et  de  combats  ont  dû  soutenir  les 
Jacques  avant  d'arriver  à  obtenir  leur  situation  ac- 
tuelle. Est-ce  autrement  que  les  armes  à  la  main,  que 
la  Réforme  protestante  a  pu  obtenir  de  se  faire  recon- 
naître }  C'est  en  rasant  les  châteaux-foris  et  en 
«  raccourcissant  »  nombre  de  barons  féodaux  que 
ridée  de  l'unité  monarchique  a  pu  accomplir  son 
œuvre.  C'est  en  rasant  à  son  tour.  Bastilles  et  castels, 
en  décapitant  prêtres,  nobles  et  roi,  en  confisquant 
terres  et  domaines,  que  la  bourgeoisie  à  son  tour  est 
parvenue  à  sortir  de  tutelle.  Et  c'est  en  abusant  de  la 
force  conquise  pour  exploiter,  à  son  profit,  ceux  qui 
viennent  derrière  elle,  qu'elle  provoque  de  la  part 
de  ceux-ci,  l'emploi  de  cette  même  force  pour  résister 
à  ses  prétentions.  La  violence  engendre  la  violence. 
C'est  une  loi  que  nous  subissons,  à  qui  la  faute  ? 

L'organisation  sociale  avec  sa  division  antagonique 
des  intérêts  nous  mène  à  la  Révolution  ;  la  force 
des  événements  fera  plus  pour  y  amener  les  travail- 
leurs que  la  conviction  de  l'impossibilité  d'un  affran- 
chissement pacifique  :  cela  est  un  fait  acquis  aujour- 
d'hui et  qui  n'est  plus  nié  que  par  ceux  qui  voudraient 
nous  faire  croire  que  Ja  Révolution  de  89  en  portant 
la  bourgeoisie  au  pouvoir  a,  pour  toujours,  fermé  la 
porte  aux  revendications.  Donc,  cette  force  qui  au- 
jourd'hui^ sert  à  maintenir  les  travailleurs  sous  la 
férule  de  l'autorité  et  les  atrocités  de  l'exploitation, 
les  exploités  seront  un  jour  fatalement  amenés  à 
s'en  servir  pour  s'émanciper.    Mais  il    n'y    a    que 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  l3 

ceux  qui  veulent  faire  Je  bonheur  des  individus 
malgré  eux,  il  n'y  a  que  les  prétentieux  qui  ont 
l'outrecuidance  de  croire  qu'ils  résument,  en  leur 
cerveau,  le  summum  des  connaissances  humaines, 
il  n'y  a,  en  deux  mots,  que  les  ambitieux  et  les  im- 
béciles pour  prétendre  employer  la  force  à  l'établis- 
sement de  la  société  future. 

Les  partisans  de  la  liberté  ne  réclament  pas  tant 
de  la  force.  Qu'elle  balaie  le  capital,  l'autorité  et  leurs 
institutions,  qu'elle  fasse  place  nette  de  toutes  les 
entraves,  c'est  tout  ce  que  nous  attendons  d'elle.  Et 
vj'est  pour  cela  que  nous  ne  voulons  plus  de  centrali- 
sation, plus  de  délégation  de  pouvoir,  ni  de  mandat 
à  des  individualités  pour  agir  ou  délibérer  en  notre 
lieu  et  place.  Qu'à  toute  tentative  de  courber  toutes 
les  individualités  sous  le  même  niveau  réponde  l'in- 
surrection du  «  moi,  »  se  dresse  l'initiative  indivi- 
duelle qui  n'accepte  pas  d'entrave. 

Que  les  individus  soient  libres  de  se  grouper  entre 
eux.  Si  ces  groupements  ont  besoin  de  se  lédé.er 
entre  eux,  qu'ils  soient  laissés  libres  de  le  faire  dans 
la  mesure  qu'il  leur  semblera  utile  de  l'accomplir. 
Que  ceux  qui  voudront  rester  en  dehors  soient  libres 
d'agir  à  leur  guise.  Que  chacun  apprenne  à  respecter 
la  liberté  de  son  voisin,  s'il  veut  être  en  mesure  de 
faire  respecter  la  sienne,  voilà  qui  ne  comporte 
aucune  force  coercitive,  et  qui  sera  en  mesure  de 
résister  à  toute  force  oppressive. 

L'initiative  individuelle,  seule,  peut  assurer  le 
succès  de  la  Révolution.  Toute  centralisation  est  un 
frein  à  l'expansion  des  idées  nouvelles;  loin  de  cher- 


14  LA    SOCIÉTÉ    FUTURE 

cher  à  les  entraver,  il  faut,  au  contraire,  travailler  à 
leur  libre  éclosion. 

Aussi,  faut-il  apprendre  aux  individus  qu'ils  doi- 
vent penser  et  agir  sous  leur  propre  responsabilité, 
sans  attendre  l'impulsion  de  personne.  S'ils  savent 
ne  compter  que  sur  eux  seuls  pour  faire  leurs  propres 
affaires,  s'ils  savent  faire  respecter  leur  autonomie  et 
respecter  celle  des  autres,  c'est  un  élément  de  succès 
pour  la  réalisation  de  leur  bonheur  futur. 

Ce  n'est  pas  des  décrets  d'un  gouvernement  centra- 
lisateur qu'ils  doivent  attendre  la  destruction  de 
tous  les  rouages  de  l'ordre  social  actuel,  mais  de 
leur  propre  énergie. 

Leur  premiei  travail,  lorsque  la  lutte  sera  com- 
mencée, sera  de  chercher  à  propager,  autour  d'eux, 
le  mouvement  qu'ils  auront  commencé,  non  pas, 
comme  dans  les  révolutions  politiques  passées,  en 
leur  envoyant  force  proclamations,  mais  en  envoyant 
aux  habitants  des  campagnes  environnantes,  tous  les 
objets  utiles  à  l'existence,  tout  l'outillage  agricole 
dont  on  pourra  disposer  dans  les  villes  avec  le  per- 
sonnel volontaire  nécessaire  pour  en  assurer  le  fonc- 
tionnement. 

Les  faits  précis  parlant  plus  haut  que  les  promesses, 
c'est  la  seule  façon  de  faire  comprendre  à  l'ouvrier 
agricole  que  son  sort  est  intimement  lié  à  celui  du 
travailleur  industriel,  que  leurs  intérêts  sont  identi- 
ques, que  leurs  efforts  doivent  être  communs. 

Fort  probablement,  ces  mouvements  se  produiront 
sous  toutes  les  formes,  il  y  en  aura  de  purement 
locaux  qui  se  borneront  au  village  où  ils  auront 
éclaté,  et  seront  immédiatement  étouffés,  d'autres 
pourront  couvrir  une  certaine  région,  se  maintenir 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE      '  l5 

un  certain  temps,  commencer  un  essai  de  réalisation 
de  diverses  formes  de  conceptions  sociales. 

Les  causes  qui  les  suscitent  peuvent  être  diverses, 
économiques  ou  politiques,  mais  quelle  qu'en  soit  la 
cause  de  départ, lecaractèreéconomiques'yimprimera 
forcément  si  la  lutte  se  poursuit.  Qui  pourrait  pré- 
voir où,  quand  et  pourquoi  commencera  la  lutte?  Les 
plus  grandes  iniquités  sociales  peuvent  se  dérouler, 
sans  paraître  avoir  impressionné  la  foule,  la  cause  la 
plus  futile  peut  entraîner  une  conflagration  générale. 

11  pourra,  il  arrivera  certainement,  que  plusieurs 
de  ces  mouvements  seront  étouffés  avant  que  les  tra- 
vailleurs d'autres  localités  répondent  aux  efforts  des 
insurgents;  mais,  en  idée,  aussi  bien  qu'en  physique, 
aucune  force  ne  se  perd,  elle  peut  se  transformer, 
mais  non  s'anéantir.  Leur  commotion  se  répercutera 
chez  tous  ceux  qui  souffriront  des  mêmes  causes  de 
révolte,  qui  aspireront  au  même  but  dont  la  tentative 
de  réalisation  aura  échoué. 

L'exemple  est  contagieux  et,  une  fois  en  l'air,  les 
idées  vont  vite.  Il  arrive  des  moments  où  la  tension 
de  la  situation,  la  force  des  événements,  entraînent, 
malgré  eux,  les  individus  dans  leur  tourbillon.  Les 
mêmes  causes  engendrent  les  mêmes  effets,  et,  par- 
tout, les  travailleurs  sont  las  de  l'exploitation  qu'ils 
subissent,  ils  aspirent  à  être  traités  en  égaux  et  non 
en  inférieurs;  partout  ils  commencent  à  comprendre 
leur  force,  à  prendre  conscience  de  leur  dignité,  par- 
tout les  souffrances  sont  identiques,  partout  les  aspi- 
rations sont  semblables. 

A  l'heure  actuelle,  le  monde  ressemble  à  un  lieu 
rempli  de  pièces  d'artifices,  où,  selon  la  direction  que 
prendra  la  première  pièce,  chaque  pièce  peut  ne  par- 


l6  LA    SOCIÉTÉ   FUTURE 

tir  qu'à  son  tour,  ou  bien  tout  pourra  s'enflammer  à 
la  fois.  Il  peut  suffire  que  les  idées  soient  mises  une 
fois  en  branle  pour  que  l'équilibre,  maintenu  par  la 
force,  se  rompe  sous  la  secousse  reçue.         ^ 


II 


LA    REVOLUTION    ET  LE    DARWINISME 


Lorsque  Darwin  formula  ses  théories  sur  «  l'évo- 
lution »,  tous  les  savants  officiels,  ne  voyant  que  la 
mise  bas  du  dogme  religieux  de  la  création  divine, 
s'empressèrent  de  le  conspuer.  Ils  avaient  déjà  étouffé 
Lamarck,  mais  cette  fois,  l'idée  avait  progressé,  les 
esprits  étaient  préparés,  l'idée  de  l'évolution  résista  à 
leurs  attaques  et  fît  son  entrée  dans  le  monde  scien- 
tifique. 

Par  contre,  dans  certains  milieux,  on  crut  y  trou- 
ver la  justification  du  régime  politique  actuel,  la  con- 
damnation des  révolutions  du  prolétariat,  la  justifica- 
tion de  l'exploitation  qu'il  subit,  et  on  s'empressa 
d'accommoder  la  «  lutte  pour  l'existence  »,  la  «  sé- 
lection »  et  «  l'évolution  »  à  de  telles  sauces  que  le 
savant  anglais  ne  dut,  certainement,  plus  reconnaître 
son  idée,  dans  la  poupée  que  l'on  avait  ainsi  habillée. 

S'emparant  des  théories  émises  par  le  continuateur 
des  Lamarck,  des  Goethe  et  des  Diderot,  la  tourbe 


l8  LA    SOCIÉTÉ    FUTURE 

des  commentateurs  a  voulu  appliquer  aux  sociétés 
humaines  ses  théories  sur  la  «  lutte  pour  l'existence  » 
et  leur  donner  une  extension  à  laquelle  il  n'avait 
fort  probablement  jamais  pensé  lui-même. 

((  Vu  les  difficultés  de  l'existence  »  disent-ils,  «  il 
est  tout  naturel,  que  la  société  soit  divisée  en  deux 
classes  ^  :  les  jouisseurs  et  les  producteurs.  Etant 
donné  que  la  terre  ne  fournit  pas  assez  pour  assurer 
la  satisfaction  des  besoins  de  tous,  il  y  a  lutte  entre 
les  individus  et,  par  conséquent,  des  vainqueurs  et 
des  vaincus.  Que  les  vaincus  soient  asservis  aux  vain- 
queurs, cela  va  de  soi,  c'est  la  conséquence  de  la  lutte, 
mais  cette  lutte  aide  au  progrès  de  l'humanité  en  for- 
çant les  individus  à  développer  leur  intelligence,  s'ils 
ne  veulent  pas  disparaître.  »  » 

«  Dans  les  temps  préhistoriques  »  ajoutent-ils,  a  le 
vainqueur  mangeait  le  vaincu;  aujourd'hui  il  l'em- 
ploie à  produire  pour  l'utilité  de  la  société  et  augmen- 
ter les  jouissances  qu'elle  peut  fournir,  il  y  a  donc 
progrès  réel.  On  peut  le  déplorer  »,  —  ce  sont  tou- 
jours les  économistes  qui  parlent  —  «  mais  les  con- 
ditions de  l'existence  sont  ainsi,  les  vivres  tellement 
restreints,  qu'il  est  impossible  de  satisfaire  largement 
aux  besoins  de  tous.  Il  faut  qu'il  y  en  ait  qui  consen- 
tent à  se  priver.  C'est  une  loi  naturelle  qu'à  un  petit 
nombre  d'élus  soit  réservée  la  satisfaction  intégrale 
de  leurs  besoins.  Par  le  fait  seul  qu'ils  sont  les  vain- 
queurs, ces  élus  se  trouvent  être  les  plus  aptes,  les  ' 
mieux  doués.  » 

«  Certes,  il  est  regrettable  »  —  c'est  étonnant  ce 

I.  A  côté  de  cela,  d'autres  prétendent  que  les  classes  n'existent 
plus;  que  c'est  une  invention  des  socialistes  et  des  révolution- 
naires 1 


LA    SOCIETE    FUTURE  I  g- 

que  ces  gens-là  regrettent  de  choses,  tout  en  s'em- 
ployantde  leur  mieux  à  les  justifier  et  aies  éterniser  — 
«  il  est  regrettable  que  tant  de  victimes  disparaissent 
dans  la  lutte  :  sans  doute,  la  société  aurait  besoin  de 
réformes,  mais  cela  ne  peut  être,  que  le  produit  du 
temps,  le  résultat  de  l'évolution  humaine.  A  ceux 
qui  se  sentent  assez  forts  ou  assez  intelligents,  de 
faire  leur  trou  dans  la  mêlée  et  à  s'imposer  à  la  so- 
ciété !  Cet  antagonisme  fut  toujours  et  continue  d'ê- 
tre une  des  causes  des  progrès  humains  !  » 

Et  les  bourgeois,  de  s'extasier  à  la  lecture  de  ces 
lignes  tant  de  fois  citées,  de  dodeliner  de  la  tête  et 
cligner  de  l'œil,  en  savourant  cet  aveu  qui  résume 
si  bien  leur  égoïsme  féroce  : 

«...  Un  homme  qui  naît  dans  un  monde  déjà  oc- 
cupé, si  sa  famille  n'a  pas  le  moyen  de  le  nourrir  ou 
si  la  société  n'a  pas  besoin  de  son  travail,  cet  homme, 
dis-je,  n'a  pas  le  moindre  droit  à  réclamer  une  por- 
tion quelconque  de  nourriture,  il  est  réellement  de 
trop  sur  la  terre.  Au  grand  banquet  delà  nature,  il  n'y 
a  point  découvert  mis  pour  lui.  La  nature  lui  com- 
mande de  s'en  aller,  et  elle  ne  tarde  pas  à  mettre  elle- 
même  cet  ordre  à  exécution....  Lorsque  la  nature  se 
charge  de  gouverner  et  de  punir,  ce  serait  une  ambi- 
tion bien  méprisable  de  prétendre  lui  arracherle  scep- 
tre des  mains.  Que  cet  homme  soit  donc  livré  au 
châtiment  que  la  nature  lui  inflige  pour  le  punir  de 
son  indigence  !!!  Il  faut  lui  apprendre  que  les  lois 
de  la  nature  le  condamnent,*  lui  et  sa  famille,  aux 
souffrances,  et  que  si  lui  et  sa  famille  sont  préservés 
de  mourir  de  faim,  ils  ne  le  doivent  qu'à  quel  bien- 
faiteur compatissant  qui,  en  les  secourant,  désobéit 


20  LA    SOCIETE    FUTURE 

aux  lois  de  la  nature  !!!!  »  (Malthus,  Essai  sur  la  po- 
pulation.) 

On  le  voit  l'aveu  est  net,  et  la  menace  ces  pius  ca- 
tégoriques: «■  Tout  indigent  n'a  pas  le  droit  de  vivre  I 
S'il  parvient  à  se  maintenir  à  l'aide  des  rogatons  que 
lui  abandonne  la  munificence  de  quelque  charité  pu- 
blique ou  privée,  ce  n'est  qu'une  simple  bonté  de  la 
part  des  maîtres  !  Travailleurs  que  le  chômage  force 
souvent  à  avoir  recours  à  l'emprunt  et  au  crédit,  rap- 
pelez-vous que  vous  n'avez  pas  le  droit  de  vivre  si 
vous  n'avez  pas  de  capitaux  en  réserve.  Ne  venez 
donc  pas  nous  casser  la  tête  avec  votre  droit  à  l'exis- 
tence. Ne  le  proclamez  pas  trop  haut.  Prenez  garde  ! 
on  pourrait  vous  rappeler  que  c'est  un  crime  d'être 
né  indigent,  que  votre  existence  n'est^qu'un  simple 
acte  de  tolérance,  de  la  part  de  ceux  qui  possèdent. 

Travailleurs,  qui  crevez  de  faim  sur  vos  vieux  jours 
alors  que  vos  forces  se  sont  usées  à  produire  les  ri- 
chesses qui  augmentent  la  somme  des  jouissances  de 
vos  exploiteurs,  c'est  un  crime  d'être  venus  au  monde 
de  parents  pauvres  et  de  ne  pas  avoir  su  se  faire  des 
rentes.  Tenez-vous  pour  satisfaits  que  des  «protecteurs 
compatissants  »  aient  encore  bien  voulu  employer 
vos  services,  alors  que  vous  étiez  capables  de  mettre 
en  œuvre  les  capitaux  dont,  sans  vous,  ils  n'auraient 
su  tirer  aucun  parti.  On  a  bien  voulu  vous  laisser  vi- 
vre alors  que  vous  étiez  utiles,  que  l'on  pouvait  ex- 
ploiter vos  facultés  productrices,  c''était  déjà  une  bonté 
d'âme,  mais  maintenant  que  vous  êtes  fourbus,  plus 
bons  à  rien,  dépêchez-vous  de  disparaître,  vous  gê- 
nez la  circulation,  on  ne  vous  doit  plus  rien.  » 


LA    SOCIETE    FUTURE  21 

Cet  aveu  n'est  pas  isolé,  il  y  en  a  d'autres,  écoutons: 
«...  Le  Darwinisme  est  tout,  plutôt  que  socialiste... 
Si  l'on  veut  lui  attribuer  une  tendance  politique,  celte 
tendance  ne  saurait  être  qu'aristocratique.  La  théo- 
rie de  la  sélection  n'enseigne-t-elle  pas  que,  dans  la 
vie  de  l'humanité  comme  dans  celle  des  plantes  et 
des  animaux  —  partout  et  toujours  une  faible  mino- 
rité privilégiée  parvient  seule  à  vivre  et  à  se  déve- 
lopper, l'immense  majorité,  au  contraire,  pâtit  et 
succombe  plus  ou  moins  prématurément.  La  cruelle 
lutte  pour  l'existence  sévit  partout.  Seul  le  petit  nom- 
bre élu  des  plus  forts  ou  des  plus  aptes,  est  en  état 
de  soutenir  victorieusement  cette  concurrence. 

«  La  grande  majorité  des  concurrents  malheureux 
doit  nécessairement  périr.  La  sélection  des  élus  est 
liée  à  la  défaite  où  à  la  perle  du  grand  nombre  des 
êtres  qui  ont  survécu....  »  Haeckel  (cité  par  E.  Gau- 
tier dans  le  Darwinisme  social.) 

Cette  fois-ci,  crève  la  faim  et  miséreux,  on  ne  vous 
l'envoie  pas  dire:  le  développement  de  la  bourgeoi- 
sie entraîne  fatalement  la  perte  des  prolétaires,  sinon 
du  prolétariat;  chaque  jouissance  nouvelle  apportée 
par  la  science  à  la  bourgeoisie  correspond  à  une  souf- 
france nouvelle  pour  les  travailleurs.  Pour  que  l'exis- 
tence de  la  bourgeoisie  soit  assurée,  il  faut  qu'elle 
ait  rivé  définitivement  le  prolétariat  sous  le  joug  où 
elle  le  tient  courbé.  Ce  n'est  pas  nous  qui  le  lui  fai- 
sons dire,  c'est  M.  Haeckel,  un  bourgeois,  un  savant 
qui  doit  savoir  ce  qu'il  dit,  puisqu'il  a  étudié  pour 
cela.  ;. 

N'est-il  pas  révoltant  de  voir  les  bourgeois  étaler 


22  LA    SOCIETE   FURURE 

cette  prétention  d'être  les  meilleurs,  eux  dont  la  seule 
supériorité  consiste  à  être  venus  au  monde  après  leurs 
pères,  au  milieu  du  luxe,  des  rentes,  de  tous  les 
moyens  de  développement,  n'ayant  d'autres  efforts 
à  faire  que  de  se  laisser  vivre  et  jouir. 

Autrefois,  la  noblesse  aussi,  se  croyait  supérieure. 
Parce  qu'il  pouvait  citer  de  ses  ancêtres,  plus  ou 
moins  éloignés,  quelques  faits,  dont  beaucoup  n'au- 
raient pas  déparé  le  dossier  d'un  capitaine  de  grandes 
routes,  ou  de  proxénète  de  marque,  un  gentilhomme 
se  croyait,  de  beaucoup,  supérieur  au  manant  qui 
ne  tenait  pas  les  annales  de  son  ascendance.  Aujour- 
d'hui la  noblesse  a  dû  céder  le  pas  à  la  finance.  Un 
homme  ne  vaut  plus  par  ses  ancêtres,  mais  par  ses 
écus.  Le  noble  datait  sa  valeur  par  les  existences  que 
ses  aïeux  pouvaient  avoir  violemment  tranchées,  le 
capitaliste,  par  les  extorsions  qu'il  peut  avoir  opérées. 
Coupe-jarrets  et  coupeurs  de  bourses,  voilà  ce  que 
l'on  voudrait  nous  démontrer  être  l'élite  de  l'huma- 
nité. 

Eux  l'élite  de  l'humanité!  et  il  y  a  à  p^^ine  un  siè- 
cle que  leur  classe  est  au  pouvoir,  qu'elle  est  déjà  en 
pleine  décadence.  Si  elle  n'était  constamment  révi- 
vifiée par  l'apport  des  travailleurs  transfuges  que  la 
soif  de  jouir  et  de  dominer  pousse  dans  ses  rangs, 
peut-on  savoir  où  elle  en  serait? 

Est-ce  dans  les  sciences  }  Mais  leur  science  offi- 
cielle a  toujours  été  une  barrière  contre  la  véritable 
science.  Toutes  les  découvertes  scientifiques  ont  d'a- 
bord été  combattues  par  elle  et  n'ont  été  acceptées 
que  lorsque  leur  évidence  crevait  les  yeux.  La  prin- 
cipale préoccupation  de  ses  savants  autorisés,  est 
de  triturer  et  torturer  chaque  fait  scientifique  afin 


r.A    SOCIÉTÉ    FUTURE  23 

d'en  extraire  une  justification  de  son  exploitation. 

Est-ce  dans  les  arts,  dans  la  littérature  ?  mais  il  n'y 
a  eu  d'œuvres  sérieuses, -vraiment  fortes  que  celles 
qui  démolissaient  ses  préjugés,  ses  institutions  et  re- 
niaient toute  solidarité  avec  elle.  Elle  a  toujours  cons- 
pué ceux  qui  apportaient  une  note  nouvelle  dans  leur 
art,  réservant  ses  faveurs  et  ses  jouissances  aux  plus 
plates  médiocrités,  aux  plus  écœurantes  non-valeurs. 

Et  dans  la  politique,  —  la  force  de  son  système,  — 
s'y  est-elle  distinguée,  au  moins  ?  Parlons-en.  Un  ra- 
massis d'aigrefins  et  de  ruffians,  n'ayant  à  leur  actit 
aucune  idée  forte,  aucune  conception  justifiant  leur 
prétention,  pouvant  faire  excuser  leur  pleutrerie.  Des 
hommes  tarés  ne  voyant  dans  le  pouvoir  qu'un  moyen 
de  trafiquer  de  leur  influence  et  de  s'enrichir  plus 
vite.  Ils  ont  tellement  conscience  de  leur  abjection 
que,  même  dans  la  défense  de  leur  classe,  ils  n'o- 
sent plus  apporter  la  farouche  énergie  des  convention- 
nels de  93,  qui^  sectaires  fanatiques  pour  leur  caste, 
furent  cruels  aux  classes  qu'ils  dépossédaient,  injustes 
et  féroces  pour  la  classe  des  travailleurs  qui  contri- 
bua à  leur  victoire,  mais  qui,  du  moins  eurent  le  cou- 
rage de  leurs  actes,  payèrent  de  leur  peau,  et  eurent 
le  mérite  de  ne  pas  être  vulgaires.  Leurs  descendants 
sont  peut-être  plus  féroces,  mais  trop  lâches  pour 
payer  de  leur  peau.  Ils  cherchent  à  escobarder  même 
avec  les  lois  qu'ils  font  eux-mêmes. 

Que  sont  devenus  les  descendants  de  cette  race  forte, 
issue,  elle-même,  des  tenaces  communiers  du  moyen- 
âge?  —  Disparus  de  la  scène  de  l'histoire;  tombés 
dans  l'oubli,  remplacés  par  les  escrocs  delà  politique 
qui  ne  se  maintiennent  sur  la  scène  parlementaire 
que  par  une  absence  complète  de  toute  vergogne,  ce 


24  LA    SOCIETE   FUTURE 

qui  leur  permet  d'avaler  les  camoufleis  les  plus  re- 
tentissants, avec  la  même  tranquillité  qu'ils  empochent 
les  pots  de  vin,  ne  dominant  les  autres  que  par  une 
roublardise  qui,  chez  eux,  remplace  l'intelligence, 
mais  ne  l'est  pas. 

La  classe  bourgeoise  est  devenue  parasite,  elle  vit 
aux  dépens  de  ceux  qui  agissent,  de  ceux  qui  travail- 
lent, perdant  ainsi  la  faculté  de  produire  elle-même. 
Et  lorsque  des  hommes,  d'un  savoir  supérieur,  comme 
ceux  que  nous  venons  de  citer,  et  dont  nous  pour- 
rions allonger  la  liste;  des  hommes  qui  ont  eu  à  leur 
disposition  tous  les  moyens  de  développement  dont 
sont  privés  les  travailleurs,  en  arrivent  à  tirer,  des 
données  scientifiques  que  leur  éducation  leur  per- 
met d'analyser,  des  conclusions  pareilles  à  celles 
que  nous  venons  de  lire,  nous  sommes  en  droit  de 
nous  demander  quel  serait  le  degré  de  développe- 
ment qu'eux-mêmes  auraient  atteint,  s'ils  avaient  été 
privés  des  moyens  d'étudier. 

Eux,  les  meilleurs  !  mais  pour  quelques-uns  qui 
profitent  réellement  de  ces  moyens  de  développement 
que  procurent  la  richesse  et  la  position  sociale,  ri- 
chesse produite  par  les  seuls  efforts  des  travailleurs, 
combien  dont  l'intelligence  reste  véritablement  infé- 
rieure, et  qui  seraient  bien  empêchés  de  vivre  s'ils 
devaient,  eux-mêmes  produire  pour  assurer  leur  exis- 
tence? Combien  d'intelligences  dont  s'enorgueillit  la 
bourgeoisie,  ont-elles  été  drainées,  à  son  profit,  au 
détriment  du  prolétariat,  les  comptant  à  son  actif, 
alors  que  c'est  eux,  au  contraire,  qui  l'ont  conquise 
de  haute  lutte! 

Combien,  en  revanche,  parmi  les  travailleurs,  qui 


LA    SOCIÉTÉ   FUTURE  25 

succombent  à  la  peine,  exténués  par  un  travail  sans 
relâche  et  qui,  pourtant  auraient  le  droit,  en  se  frap- 
pant le  front,  de  répéter  les  mots  que  l'on  attribue  — 
vérité  ou  légende  —  à  André  Chénier,  marchant  à 
l'échafaud  :  «  Et  pourtant,  /'avais  quelque  chose  là!  » 
Ah!  elle  serait  curieuse  à  faire  la  statistique  des 
célébrités  dont  s'enorgueillit  la  civilisation  actuelle, 
et  de  savoir  celles  qui  sont  arrivées  avec  son  aide,  et 
de  celles  qui  ont  surgi,  malgré  elle  et  contre  elle,  et 
surtout,  d'en  comparer  les  valeurs  respectives. 

Appartenant  à  une  classe  dont  l'émancipation  n'a 
été  rendue  possible  qu'à  l'aide  de  la  force,  nous  allons, 
pour  appuyer  nos  revendications,  nous  emparer  des 
arguments  fournis  parles  savants  officiels  eux-mêmes; 
retournant  contre  eux  leur  propre  dialectique,  nous 
allons  démontrer  qu'il  nous  suffirait  de  leurs  asser- 
tions pour  Justifier  du  droit  qu'ont  les  travailleurs  de 
recourir  à  la  force  pour  s'émanciper.  Quand,  avec 
les  propres  armes  dont  ils  prétendent  défendre  l'ordre 
bourgeois,  nous  aurons  démontré  que,  pareille  à  la 
lance  d'Achille,  leur  argumentation  guérit  ce  qu'elle 
a  blessé,  nous  démontrerons  ensuite  toute  la  fausseté 
de  leurs  arguments,  nous  ferons  voir  que  la  lutte  pour 
l'existence  n'explique  qu'une  bien  minime  partie  des 
faits  de  l'évolution,  qu'applicable  aux  choses  en  géné- 
ral, elle  est  absurde  au  sein  des  sociétés  puisque  ces 
dernières  sont  la  mise  en  pratique  de  la  loi  de  solida- 
rité et  d'appui  mutuel  qui  en  est  le  contraire.  Nous 
démontrerons,  enfin,  que  la  société  actuelle,  loin  de 
favoriser  les  plus  aptes,  les  mieux  doués,  ne  réserve, 
au  contraire,  ses  jouissances  que  pour  une  classe  ava- 
chie et  épuisée;  que  cette  pénurie  de  vivres,  sur  la- 

2 


20  LA    SOCIÉTÉ    FUTURE 

quelle  ils  s'appuient^  est  un  fantôme  de  leur  imagina- 
tion dont  ils  se  servent  pour  Justifier  leur  exploitation, 
que  c'est  leur  propre  organisation  qui  la  crée,  afin  de 
mieux  courber  le  travailleur  sous  leur  domination, 
sachant  que  celui-ci  n'y  resterait  pas  longtemps  du 
jour  où  il  ne  serait  plus  tenu  au  ventre,  où  il  n'aurait 
plus  à  trembler  pour  l'existence  des  siens. 

Quand  même  la  «  lutte  pour  l'existence  »  serait-elle 
entrée,  pour  une  part  quelconque  dans  les  facteurs 
du  progrès  de  l'évolution  humaine,  il  est  faux  qu'elle 
seule  suffise  à  l'expliquer;  ce  n'est  qu'en  torturant  les 
faits,  qu'on  arrive  à  justifier  les  prétentions  de  l'am- 
bition et  de  la  cupidité  ;  la  science  et  l'histoire  s'ac- 
cordent pour  nier  cette  suprématie  que  prétendent 
s'arroger  certaines  races,  certaines  classes  et  certains 
individus,  fussent-ils  appuyés  sur  la  Force  et  sur  le 
Nombre. 

La  religion  commençant  à  baisser  dans  la  croyance 
des  masses,  les  bourgeois  ont  cherché  sur  quoi  ils 
pourraient  bien  étayer  leur  domination.  S'ils  pou- 
vaient arriver  à  faire  consacrer  leur  régime  par  la 
science,  prouver  aux  travailleurs  que  leur  situation 
est  la  conséquence  fatale  d'un  ordre  de  choses  natu- 
rel, aussi  logique  que  la  loi  de  gravitation,  ou  qu'une 
équation  mathématique,  cela  serait  parfait.  Aussi,  se 
sont-ils  jetés  sur  la  «  lutte  pour  l'existence  »  qui  ve- 
nait, il  leur  semblait  du  moins,  apporter  celte  justifi- 
catioH,  à  leur  propre  conscience. 

«  La  lutte,  ))  disent-ils,  «  en  forçant  les  individus  à 
s'ingénier  pour  trouver  leurs  moyens  de  subsistance, 
leur  a  fait  développer  leurs  facultés  ;  la  concurrence 
individuelle  les  force  à  tenir  ces  facultés  en  éveil,  ce 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  2/ 

qui  leur  permet  de  conserver  celles  nouvellement  ac- 
quises, mais  encore  de  les  élargir,  d'en  acquérir  d'au- 
tres encore.  La  lutte  pour  l'existence  est  donc  la  mère 
de  tous  progrès,  car  elle  force  les  individus  et  les 
races  à  progresser  indéfiniment,  sous  peine  d'être  éli- 
minés. En  faisant  disparaître  les  plus  faibles, lesmoins 
aptes,  les  moins  doués,  elle  déblaie,  au  surplus,  le 
chemin  pour  les  plus  intelligents!  » 

Kt,  toujours  d'après  eux,  il  doit  continuer  d'en  être 
ainsi  ;  «  car  si  les  individus  se  trouvaient  placés  dans 
un  état  social  où  la  satisfaction  de  tous  leurs  besoins 
serait  librement  assurée,  où  ils  seraient  tous  égaux, 
où  personne  n'aurait  à  obéir,  personne  à  commander, 
où  chacun  ne  produirait  qu'à  sa  volonté,  il  n'y  aurait 
plus  d'émulation,  plus  d'initiative  ;  une  société  pa- 
reille ne  pourrait  que  déchoir,  retomber  en  barbarie^ 
au  désordre,  à  la  suprématie  de  la  force  brutale  !  » 

Pour  combattre  ces  assertions  nous  n'avons  qu'à 
citer  les  bourgeois  eux-mêmes  : 

« Un  grand  inconvénient  de  la  guerre  sociale 

comparée  à  la  guerre  simplement  naturelle,  c'est  que 
les  influences  de  la  loi  naturelle  étant  plus  ou  moins 
entravées  par  la  volonté  et  les  institutions  humaines, 
ce  n'est  pas  toujours  le  meilleur,  le  plus  robuste,  le 
mieux  adapté  qui  a  chance  de  triompher  de  son  con- 
current. Au  contraire  ce  serait  plutôt  la  grandeur  in- 
dividuelle de  l'esprit  qui  serait  habituellement  sacri- 
fiée à  des  préférences  personnelles  inspirées  par  la 
position  sociale,  la  race,  la  richesse  ».  (Biichner, 
V Homme  selon  la  Science,  pp.  207-208.) 

De  même  la  lutte,  loin  d'être  le  produit  des  inéga- 
lités naturelles,  en  serait  la  cause,  et  les  défenseurs 


28  LA    SOCIÉTÉ    FUTURE 

bourgeois  sont  mal  venus  de  s'en  targuer  pour  Justifier 
leur  société  : 

«...Toutes ces  inégalités,  ces  monstruosités,  il  falit, 
comme  nous  l'avons  dit,  les  attribuer  à  la  lutte  sociale 
pour  vivre,  lutte  non  encore  réglée  par  la  raison  et 
la  justice,  et  particulièrement  maintenue  par  les 
nombreux  actes  d'oppression  politique,,  de  violence, 
de  spoliation,  de  conquêtes,  qui  remplissent  l'histoire 
du  passé  et  semblent  aux  yeux  de  l'esprit  mal  éclairé 
des  contemporains  une  inévitable  conséquence  du 
mouvement  social...  »  (Bùchner,  F  Homme  selon  la 
Science,  p.  222.) 

Dans  ces  temps  reculés,  où  l'homme  confondu  avec 
le  restant  de  l'animalité,  ne  possédant,  pour  toute 
arme,  que  ses  instincts  :  le  besoin  de  vivre  et  de  se 
reproduire,  qu'un  cerveau  rudimentaire  où  s'impri- 
maient bien  lentement  chaque  progrès  acquis,  chaque 
adaptation  nouvelle,  il  a  pu  se  faire  que  la  «  lutte  pour 
l'existence  »  ait  éié  pour  lui  une  condition  de  vie  et 
de  mort,  et  qu'il  ait  dû  s'y  plier.  Tuer  pour  ne  pas 
être  tué  ;  manger  pour  ne  pas  être  mangé,  si  ce  furent 
là,  les  débuts  de  l'humanité,  ce  dut  être  l'âge  d'or  de 
l'économie  politique,  car  la  concurrence  aurait  été, 
d'après  certains  naturalistes,  la  seule  règle  des  êtres 
vivants  d'alors. 

Jusqu'à  quel  point  cette  concurrence  et  cette  rivalité 
ont-elles  été  poussées,  il  y  a  large  champ  pour  l'hy- 
pothèse, mais  au  fond,  on  l'ignore  absolument.  Si 
on  trouve  des  ossements  humains  portant  des  traces 
de  blessures  provenant  d'armes  primitives,  on  trouve 
aussi  des  ossements  portant  des  traces  de  blessures 
ayant  subi  une  évolution  qui  prouvent  que  le  blessé 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  ZÇ 

avait  dû  recevoir  des  soins  de  mains  solidaires,  soins 
assez  prolonges,  puisque  l'état  de  cicatrisation  des 
ossements  démontre  que  l'individu  a  survécu  à  la 
blessure,  que  cette  cicatrisation  a  dû  être  assez  lente, 
et  que  la  nature  de  la  blessure  ne  permettait  pas  au 
blessé  de  s'aider  lui-même  pendant  l'état  maladif. 

Donc,  en  remontant  aux.  origines  de  l'humanité, 
si  nous  trouvons  des  traces  de  violence  entre  les  in- 
dividus, nous  trouvons  aussi  la  trace  de  solidarité  et 
d'aide  mutuelle,  autre  «  loi  naturelle  »  dont  les  com- 
mentateurs politiciens  de  Darwin  se  gardent  bien  de 
faire  mention. 

Par  conséquent,  ce  premier  moteur  :  —  la  lutte,  — 
des  actions  humaines,  trouvé,  cela  nous  explique 
pourquoi  les  premières  sociétés  humaines  furent,  dès 
leur  naissance,  entachées  du  péché  originel  et  servi- 
rent aux  plus  forts  et  aux  plus  avisés  de  levier  pour 
exploiter  les  plus  faibles  et  les  plus  simples,  mais  ne 
prouve  nullement  qu'elle  fut  une  cause  de  progrès. 
Le  progrès  s'est-il  accompli  par  ou  malgré  l'état  de 
lutte  où  l'humanité  a  été  plongée,  voilà  ce  qu'il  serait 
intéressant  à  élucider,  mais  qui,  fort  probablement, 
ne  le  sera  jamais. 

Mais,  quoi  qu'il  en  soit,  la  lutte  fùt-elle  une  des 
causes  du  progrès,  il  est  déjà  de  toute  évidence, 
qu'elle  est  loin  de  tout  expliquer,  et  que  nombre 
d'atitres  lois  naturelles  interviennent  dans  les  causes 
d'évolution  et  que  l'aide  mutuelle  n'en  est  pas  une 
des  moindres  ;  à  elle  seule,  déjà,  elle  nous  explique 
pourquoi,  malgré  les  désavantages  qui  en  sont  ré- 
sultés pour  certains  d'entre  eux,  les  hommes  se  sont 
maintenus  en  sociétés. 


3o  LA    SOCIÉTÉ    FUTURE 

Lorsque  les  premiers  êtres  organisés,  après  une 
suite  ininterrompue  de  transformations  et  d'adapta- 
tions successives,  parurent  sur  la  terre ,  il  est  bien 
évident  qu'entre  tous  ces  organismes  sans  raisonne- 
ment, sans  intelligence,  poussés  par  les  seuls  besoins 
de  vivre  et  de  se  reproduire,  ce  dut  être  une  guerre 
incessante  et  sans  pitié  pour  les  vaincus. 

Mais  là,  encore,  ce  ne  fut  pas  la  «  lutte  pour  l'exis- 
tence »  des  économistes.  Les  espèces  se  font  bien  la 
guerre  entre  elles,  mais  non  entre  individus  de  la 
même  espèce  :  le  végétal  use  le  minéral,  l'animal 
herbivore  mange  le  végétal,  l'animal  Carnivore  mange 
l'herbivore  ou  d'autres  carnivores  d'espèces  plus 
faibles,  différentes  de  la  sienne,  par  conséquent. 

Il  faut  une  catastrophe  imprévue,  des  circonstances 
exceptionnelles,  mettant  l'animal  dans  l'impossibilité 
de  rechercher  sa  nourriture  ordinaire,  soit  par  l'émi- 
gration, soit  en  changeant  ses  procédés  de  chasse, 
pour  qu'il  s'attaque  non  seulement  aux  individus  de 
son  espèce,  mais  même  aux  espèces  alliées  de  la  sienne. 
R.  Wallace,  dans  son  Darwinisme ,  démontre,  pp.  146- 
148,  que  les  espèces  les  plus  rapprochées,  habitent 
des  territoires  distincts,  fort  éloignés,  ce  qui  prouve- 
rait qu'au  lieu  de  lutte  entre  elles,  les  espèces  déta- 
chées les  unes  des  autres  ont  préféré  se  séparer,  et 
émigrer  pour  chercher  leur  nourriture  que  de  lutter 
entre  elles. 

Il  suffit  de  parcourir  un  traité  d'histoire  naturelle 
pour  s'assurer  que  la  lutte  entre  individus  delà  même 
espèce  n'est  que  l'infime  exception,  tandis  que  l'as- 
sociation pour  la  lutte  —  attaque  ou  défense  —  l'aide 
mutuelle,  la  solidarité,  en  un  mot,  sont  la  règle  géné- 
rale. Elle  est  pratiquée  non  seulement  entre  indivi- 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  3  I 

dus  de  la  même  espèce,  mais  aussi  entre  espèces  dif- 
férentes s'associant  pour  se  procurer  leur  nourriture 
ou  résister  à  leurs  ennemis.  Jusque  chez  les  végétaux 
dont  certaines  espèces  résistent  ainsi,  inconsciem- 
ment, en  se  groupant,  aux  causes  de  destruction  qui 
emportent  les  individus  isolés.' 

Les  économistes  et  autres  prétendus  évolutionistes 
sentent  si  bien  le  côté  faible  de  leur  raisonnement, 
qu'ils  cherchent  à  expliquer  la  lutte  d'une  façon  dif- 
férente. 

«  La  lutte»,  disent-ils,  «  ne  s'accomplit  pas  toujours 
d'une  façon  brutale,  il  peut  y  avoir  lutte  entre  indi- 
vidus de  la  même  espèce,  sans  que,  pour  cela,  il  y  ait 
forcément  corps  à  corps  entre  les  concurrents.  »  Et 
ils  citent,  entre  autres,  les  chevaux  sauvages  du  Thi- 
bet,  qui,  surpris  par  les  neiges  del'hivef,  subissent  la 
famine  lorsque  la  neige  recouvre  l'herbe  des  pâturages- 
et  où  les  moins  robustes  après  quelque  temps  de  ce 
régime,  n'ayant  plus  la  force  de  briser  la  croûte  de 
glace  qui  les  empêche  de  rechercher  leur  nourriture, 
périssent  d'inanition,  pendant  que  les  plus  vigoureux 
résistent,  survivent  et  font  souche. 

Nous  nous  contentons  de  signaler  cet  exemple,  les 
autres  cités  sont  de  la  même  espèce.  —  Eh  bien,  mes- 
sieurs les  économistes  nous  permettront  de  le  leur 
dire,  leur  exemple  indique  bien  que  des  individus  ont 
péri  là  où  d'autres  ont  résisté,  mais  cela  ne  prouve 
nullement  que  ceux  qui  ont  survécu  ont  gagné  quel- 
que chose  à  la  mort  de  ceux  qui  ont  disparu;  ensuite 
cette  disparition  provient  de  perturbations  atmosphé- 
riques naturelles  et  non  de  concurrence  entre  eux.  Au 
contraire,  si  l'aide  mutuelle  était  pratiquée  par  eux 


32  LA    SOCIÉTÉ    FUTURE 

sur  une  plus  grande  échelle,  il  esi  fort  probable  qu'il 
pourrait  en  survivre  davantage. 

Ils  font  aussi  le  calcul  —  les  économistes,  pas  les 
chevaux  --  qu'étant  donnée  la  prolificité  de  certaines 
espèces,  elles  ne  tarderaient  pas  à  envahir  en  fort  peu 
de  temps  toute  la  surface  terrestre,  au  détriment  des 
autres  espèces,  et  que  les  individus  delà  même  espèce 
seraient  forcés  de  se  dévorer  entre  eux,  si  tous  les 
germes  qui  se  forment  pouvaient  éclore  et  venir  à 
maturité.  «  Ceux  qui  arrivent  à  se  développer,  »  di- 
sent-ils, «  ne  survivent  qu'au  détriment  de  ceux  qui 
disparaissent.  Là  encore  ce  sont  les  plus  forts,  les 
plus  aptes  qui  triomphent.  » 

Que  les  espèces  vivent  aux  dépens  les  unes  des  au- 
tres, que,  pour  des  causes  physiologiques  ou  autres, 
quantité  d'individus  disparaissent  ^en  germes^  cela 
tient  à  des  causes  naturelles  que  nous  ne  pouvons 
éviter,  jamais  personne  n'a  songé  à  récriminer  contre, 
mais  il  s'agirait  de  savoir  si,  i°  un  individu  de  notre 
espèce,  une  fois  qu'il  a  vu  le  jour,  a  virtuellement  le 
droit  de  vivre,  de  se  développer,  dans  les  mêmes  con- 
ditions que  tout  autre  individu  de  son  espèce?  — 
2°  s'il  est  plus  profitable  aux  individus  et  à  l'espèce  de 
lutter  les  uns  contre  les  autres  pour  s'exploiter  et  s'as- 
servir ;  —  3°  si  un  individu  peut  être  complètement 
heureux,  tant  qu'il  aura  à  côté  de  lui,  des  individus 
qui  souffrent  et  qui  peinent. 

Nous  croyons  qu'il  suffit  de  poser  ces  questions 
pour  que  déjà  la  réponse  soit  prête  sur  les  lèvres  de 
tout  individu  qui  n'est  pas  aveuglé  par  l'esprit  d'au- 
torité et  d'exploitation,  nous  ne  nous  y  arrêterons  pas 
ici,  nous  aurons  assez  l'occasion  d'y  revenir  dans  le 
cours  de  ces  différents  chapitres. 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  33 

Si  les  sociétés  humaines  ont  évolué  dans  le  sens  de 
la  concurrence  individuelle  poussée  au  dernier  degré, 
si,  au  milieu  de  leurs  associations  les  individus  ont 
continué  à  se  traiter  en  ennemis,  cela  est  un  fait,  ce 
serait  perdre  son  temps  de  s'attarder  à  le  déplorer, 
mais  en  étudiant  les  causes  de  cette  évolution  on  s'a- 
perçoit vite,  contrairement  aux  affirmations  intéres- 
sées, que  ce  n'était  pas  une  loi  inéluctable,  qu'il  au- 
rait pu  en  être  autrement,  et  qu'en  tous  cas,  il  est 
plus  profitable  aux  individus,  et  à  l'espèce,  qu'il  en 
soit  autrement  dans  le  présent. 

Cette  étroite  solidarité  que  nous  voyons  se  prati- 
quer chez  certains  végétaux,  chez  certains  animaux, 
chez  des  insectes  tels  que  fourmis,  abeilles,  guê- 
pes, etc.,  que  l'on  retrouve  si  développée  dans  cer- 
taines tribus  primitives,  pouvait  prendre  le  dessus 
dans  la  lutte  des  instincts  chez  l'homme,  donner  une 
autre  direction  à  son  évolution^  et  tout  autres  au- 
raient été  les  sociétés  humaines.  Il  est  donc  absurde 
de  venir  dire  que  la  «  lutte  pour  l'existence  »  —  entre 
individus  —  est  une  loi  inéluctable. 

L'homme  en  sortant  de  l'animalité  nu  et  désarmé 
en  face  d'ennemis  puissamment  armés,  a  eu  fort  à 
faire  pour  protéger  et  assurer  son  existence.  Il  a  dû 
avoir  recours  à  la  ruse,  aux  expédients  que  lui  sug- 
gérait son  cerveau,  jusqu'à  ce  que  cette  intelligence 
fût  devenue  assez  puissante  pour  suppléer  à  sa  fai- 
blesse native  en  lui  permettant  de  fabriquer  les  armes 
défensives  et  offensives  que  la  nature  lui  avait  re- 
fusées. 

Cette  vie  précaire,  celte  lutte  incessante  contre  la 
nature  et  les  autres  espèces  mieux  armées,  contre 
lesquelles   il  était  forcé  de  disputer  sa  pâture  et  le 


3-^  LA   SOCIÉTÉ    FUTURE 

droit  de  vivre,  contribuèrent  à  amasser  en  lui  une 
forte  dose  héréditaire  d'instincts  de  combativité  et 
de  domination.  Cela  nous  explique  donc  pourquoi, 
dans  ces  premiers  essais  de  solidarisation  d'efforts  et 
d'intérêts,  alors  même  que  les  hommes  comprenaient 
les  bienfaits  de  l'association,  puisqu'ils  la  prati- 
quaient, les  plus  forts,  les  plus  rusés,  s'en  servirent 
pour  dominer  les  autres  et  s'établir  en  parasites  sur 
cet  organisme  nouveau  :  La  Société. 

Mais  aujourd'hui,  l'homme  est  un  être  conscient, 
aujourd'hui  l'homme  compare  et  raisonne  ;  pour 
transmettre  à  ses  descendants,  ses  connaissances  et  ses 
découvertes,  il  possède  un  langage  parlé  et  écrit  des 
plus  développés,  un  outillage  merveilleux  pour  le 
multiplier,  un  cerveau  capable  des  raisonnements  les 
plus  abstraits  —  que  trop  abstraits  !  parfois,  hélas  ! 
—  doit-il  continuer  à  en  être  ainsi  ?  —  Evidemment 
non.  Il  doit  reconnaître  que  ses  ancêtres  ont  fait 
fausse  route  en  se  massacrant,  en  se  pillant,  en  s'ex- 
ploitant,  il  doit  revenir  à  ces  pratiques  de  solidarité 
dont  des  milliers  de  siècles  de  lutte  n'cnt  pu  étouffer 
les  germes  en  lui. 

La  nature  ne  nous  offre-t-elle  pas  assez  d'obstacles 
à  vaincre,  pour  que  l'humanité  entière  n'ait  pas  trop 
de  toutes  ses  forces  réunies,  en  dirigeant  ses  instincts 
de  combativité  contre  les  difficultés  naturelles  et  y 
trouver  les  éléments  d'une  lutte  plus  avantageuse, 
sans  avoir  besoin  de  se  déchirer  elle-même  ? 

Ainsi,  forts  des  arguments  fournis  par  les  savants 
officiels,  nous  n'aurions,  lorsque  les  bourgeois  vien- 
nent nous  parler  de  progrès,  des  droits  delà  Société, 
etc.,  qu'à  leur  rire  au  nez  en  leur  répliquant  par  les 
droits  de  l'individu  qui,  lui,  se  soucierait  fort  peu 


L.V    SOCIÉTÉ    FUTURE  35 

du  progrès  s'il  devait  continuer  à  en  être  Ja  victime. 
Mais  nous  verrons  plus  loin  qu'une  société,  où 
l'homme  serait  assuré  de  la  satisfaction  intégrale  de 
tous  ses  besoins,  loin  d "être  une  entrave  au  progrès, 
lui  viendrait,  au  contraire,  en  aide,  car  la  nature  de 
l'homme  est  de  se  créer  des  besoins  nouveaux,  au  fur 
et  à  mesure  qu'il  trouve  la  facilité  de  satisfaire  ses 
fantaisies.  Pour  le  moment,  contentons-nous  de 
prouver  que  la  société  actuelle,  loin  de  réserver  ses 
jouissances  aux  plus  intelligents,  aux  plus  aptes,  aux 
plus  forts^  à  ceux  qui  doivent  contribuer  à  l'amélio- 
ration de  la  race  humaine,  ne  les  réserve,  au  con. 
traire,  qu'à  une  classe  d'individus  dont  le  succès 
assuré  est  un  facteur  de  décadence  pour  la  classe  dont 
ils  font  partie,  mais  aussi  pour  l'humanité  tout  en- 
tière. 

Tant  que  la  bourgeoisie  eut  à  lutter  contre  la 
noblesse,  tant  qu'elle  eut  à  combattre  pour  conquérir 
sa  place  au  soleil,  elle  a  forcément  développé  des 
qualités  qui  lui  ont  permis  d'arriver  à  ce  qu'elle 
voulait,  et  d'acquérir  ce  pouvoir,  but  suprême  de  ses 
convoitises  ;  mais  une  fois  parvenue  à  ses  fins,  il  lui 
est  arrivé  ce  qui  arrive  dans  le  règne  animal  à  tout 
parasite,  notamment  à  certains  crustacés,  cités  par 
Haeckel,dans  son  Histoire  de  la  Création,  qui  vivent 
sur  le  dos  de  mollusques  et  dont  les  larves  sont  plus 
développées  que  l'animal  parfait  ;  l'animal  parfait, 
une  fois  installé  sur  le  dos  de  son  hôte,  perd  tous  ses 
moyens  de  locomotion  pour  développer  des  tentacules 
qui  lui  servent  à  s'attacher  à  celui  qu'il  doit  exploiter, 
et  à  en  tirer  sa  nourriture.  Après  avoir  été  un  animal 
agissant,  nageant,  luttant,  il  perd  toutes  ces  facultés 


36  LA    SOCIÉTÉ    FUTURE 

pour  se  transformer  en  un  simple  sac  digestif.  Tel 
est  déjà  l'état  de  la  bourgeoisie,  tout  au  moins  comme 
classe,  sinon  encore,  comme  individus. 

Ce  qui,  dans  la  société  actuelle,  fait  la  force,  ce  ne 
sont  ni  les  facultés  physiques,  ni  les  facultés  morales 
et  intellectuelles  ,  c'est  tout  simplement  l'argent.  On 
peut  être  scrofuK^ux,  rachitique,  idiot,  difforme  au 
physique  et  au  moral,  si  on  a  de  l'argent,  des  relations 
avec  ceux  déjà  arrivés,  on  peut  prétendre  à  tout,  on 
est  sûr  de  trouver  femme  pour  faire  souche  d'une 
lignée  qui  vous  ressemble. 

Mais  le  prolétaire,  lui,  fùt-il  né  avec  un  cerveau 
d'une  capacité  hors  ligne,  cela  ne  lui  servira  de  rien 
si  ses  parents  n'ont  pas  eu  les  ressources  suffisantes 
pour  lui  donner  l'instruction  qui  devait  développer 
son  intelligence.  Parvînt-il  à  acquérir  cette  instruc- 
tion, s'il  n'a  pas  les  moyens  de  la  faire' valoir,  il  ira 
grossir  le  nombre  des  déclassés  ou  devra  se  contenter 
d'une  situation  inférieure  chez  un  exploiteur  qui  ne 
le  vaudra  pas,  mais  qui  possédera  ce  qui  lui  manque  : 
le  capital.  Il  devra  renoncer  à  donner  la  mesure  de 
ce  dont  il  eût  été  capable  de  produire. 

Fût-il  doué  de  tous  les  avantages  physiques,  un  tra- 
vail prématuré,  les  privations  et  la  misère,  le  ploieront 
avant  l'âge  et  si,  par  hasard,  il  trouve  quelque  mal- 
heureuse qui  consente  à  lier  son  sort  au  sien,  ce  ne 
sera  que  pour  donner  naissance  à  des  êtres  chétifs  et 
malingres  ;  car  le  travail  forcé  de  la  femme  et  son  dé- 
périssement viendront  s'ajouter  à  celui  de  l'homme 
pour  contribuer  à  l'abâtardissement  de  la  race.  Elle 
aussi,  les  trois  quarts  du  temps,  les  nécessités  du  mé- 
nage l'y  forçant,  elle  devra  travailler,  tant  qu'elle  peut 
tenir  sur  ses    jambes,  rester  à  l'atelic;   tant  que  les 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  Sj 

douleurs  de  l'enfantement  ne  l'auront  pas  saisie  et 
courbée  sur  son  lit  de  douleurs.  Que  l'on  ajoute  à 
cela  les  conditions  malsaines  dans  lesquelles  s'effec- 
tue, la  plupart  du  temps  le  travail  actuel,  voilà  plus 
qu'il  n'en  faut  pour  atrophier  une  race  pour  long- 
temps. 

Certes,  c'est  là  une  situation  extrême,  le  son  de 
certains  travailleurs  n'atteint  pas  cette  intensité  de 
misère,  il  y  a  des  gradations  depuis  l'individu  qui 
crève  littéralement  de  faim  jusqu'au  milliardaire  qui 
dépense,  pour  s'amuser,  des  milliers  de  francs  à  faire 
enterrer  un  chien,  la  gamme  se  continue  d'une  façon 
insensible. 

Et  le  service  militaire,  lui  aussi,  n'est-il  pas  une 
sélection  à  rebours,  puisque  l'on  prend  les  hommes 
les  plus  forts,  les  plus  sains,  pour  les  condamner  au 
célibat,  à  la  pourriture  de  la  prostitution  des  villes  de 
garnison,  à  l'atrophie  morale  et  intellectuelle  des  ca- 
sernes et  de  la  discipline? 

«  C'est  tout  à  fait  à  rebours  de  la  sélection  artifi- 
cielle des  Indiens  et  des  anciens  Spartiates  que  se 
fait  dans  nos  modernes  Etats  militaires  le  choix  des 
individus  pour  le  recrutement  des  armées  permanen- 
tes. iNous  considérerons  ce  triage  comme  une  forme 
spéciale  de  la  sélection  et  nous  lui  donnerons  le  nom 
très  juste  de  «  sélection  militaire  ».  Malheureuse- 
ment, à  notre  époque  plus  que  jamais,  le  militarisme 
joue  le  premier  rôle  dans  ce  qu'on  appelle  la  civilisa- 
tion; le  plus  clair  de  la  force  et  de  la  richesse  des 
Etats  civilisés  les  plus  prospères  est  gaspillé  pour  por- 
ter ce  militarisme  à  son  plus  haut  degré  de  perfection. 
Au  contraire,  l'éducation  de  la  Jeunesse,  l'instruction 

3 


38  LA    SOCIÉTÉ    FUTURE 

publique,  c'est-à-dire  les  bases  les  plus  solides  de  la 
vraie  prospérité  des  Etats  et  de  l'enaoblissement  de 
l'homme,  sont  négligées  et  sacrifiées  de  la  manière 
la  plus  lamentable.  Et  cela  se  passe  ainsi  chez  des 
peuples  qui  se  prétendent  les  représentants  les  plus 
distingués  de  la  plus  haute  culture  intellectuelle,  qui 
se  croient  à  la  tête  de  la  civilisation  !  On  sait  que,, 
poitr  grossir  le  plus  possible  les  armées  permanentes, 
on  choisit  par  une  rigoureuse  conscription  tous  les 
jeunes  hommes  sains  et  robustes.  Plus  un  jeune 
homme  est  vigoureux,  bien  portant,  normalement 
constitué,  plus  il  a  de  chances  d'être  tué  par  les  fusils 
à  aiguille,  les  canons  rayés  et  autres  engins  civilisa- 
teurs de  la  même  espèce.  Au  contraire,  tous  les 
jeunes  gens  malades,  débiles,  affectés  de  vices  corpo- 
rels, sont  dédaignés  par  la  sélection  militaire  ;  ils  res- 
tent chez  eux  en  temps  de  guerre,  se  marient  et  se 
reproduisent.  Plus  un  jeune  homme  est  infirme,  fai- 
ble, étiolé,  plus  il  a  de  chances  d'échapper  au  recrute- 
ment et  de  fonder  une  famille.  Tandis  que  la  fleur  de 
la  jeunesse  perd  son  sang  et  sa  vie  sur  les  champs  de 
bataille,  le  rebut  dédaigné,  bénéficiant  de  son  incapa- 
cité, peut  se  reproduire  et  transmettre  à  ses  descen- 
dants toutes  ses  faiblesses  et  toutes  ses  infirmités. 
Mais,  en  vertu  des  lois  qui  régissent  l'hérédité,  il 
résulte  nécessairement  de  cette  manière  de  procéder 
que  les  débilités  corporelles  et  les  débilités  intellec- 
tuelles qui  en  sont  inséparables  doivent  non  seule- 
ment se  multiplier,  mais  encore  s'aggraver.  Par  ce 
genre  de  sélection  artificielle  et  par  d'autres  encore 
s'explique  suffisamment  le  fait  navrant,  mais  réel, 
que,  dans  nos  Etats  civilisés,  la  faiblesse  de  corps  et 
de  caractère  sont  en  voie  d'accroissement  et  que  l'ai- 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  3 9 

liance  d'un  esprit  libre,  indépendant,  à  un  corps  sain 
et  robuste  devienne  de  plus  en  plus  rare 

a  Si  quelqu'un  osait  proposer  de  mettre  à  mort 
dès  leur  naissance,  à  l'exemple  des  Spartiates  et  des 
Peaux-Rouges,  les  pauvres  et  chétifs  enfants,  aux- 
quels on  peut  à  coup  sur  prophétiser  une  vie  miséra- 
ble, plutôt  qtie  de  les  laisser  vivre  à  leur  grand  dom- 
mage et  à  celui  de  la  collectivité,  notre  civilisation 
soi-disant  humanitaire  pousserait  avec  raison  un  cri 
d'indignation.  Mais  cette  «  civilisation  humanitaire» 
trouve  tout  simple  et  admet  sans  murmurer,  à  chaque 
explosion  guerrière,  que  des  centaines  et  des  milliers 
de  jeunes  hommes  vigoureux,  les  meilleurs  de  la  gé- 
nération, soient  sacrifiés  au  jeu  de  hasard  des  ba- 
tailles, et*pourquoi,  je  le  demande,  cette  fleur  delà 
population  est-elle  sacrifiée?  Pour  des  intérêts  qui 
n'ont  rien  de  commun  avec  ceux  de  la  civilisation, 
des  intérêts  dynastiques  tout  à  fait  étrangers  à  ceux 
des  peuples  qu'on  pousse  a  s'enire-égorger  sans  pitié. 
Or,  avec  le  progrès  constant  de  la  civilisation  dans  le 
perfectionnement  des  armées  permanentes,  les  guerres 
deviendront  naturellement  de  plus  en  plus  fréquentes. 
Nous  entendons  aujourd'hui  cette  «  civilisation  hu- 
manitaire »  vanter  l'abolition  de  la  peine  de  mort 
comme  une  «  mesure  libérale  »!  (Haeci^-el,  Histoire 
de  la  création  naturelle). 

«...  Dans  tous  les  pays  où  existent  des  armées  per- 
manentes, la  conscription  enlève  les  plus  beaux  jeunes 
gens,  qui  sont  exposés  à  mourir  prématurément  en 
cas  de  guerre,  qui  se  laissent  souvent  entraîner  au 
vice,  et  qui,  en  tous  cas,  ne  peuvent  se  marier  de 
bonne  heure.  Les  hommes  petits,  faibles,  à  la  consti- 


40  LA    SOCIÉTÉ    FUTURE 

lution  débile,  restent,  au  contraire,  chez  eux,  et  ont, 
par  conséquent,  beaucoup  plus  de  chance  de  se  marier 
et  de  laisser  des  enfants...  (Darwin,  Descendance  de 
r homme,  p.    145-146.) 

Pour  que  la  classe  prolétarienne  ait  résisté,  depuis 
des  centaines  de  siècles,  à  toutes  ces  causes  de  débi- 
litement,  et  qu'elle  continue  à  fournir  des  hommes 
robustes  et  intelligents,  il  fallait  qu'elle  possédât  une 
force  de  vitalité  absolument  incomparable;  et  la  bour- 
geoisie qui,  elle,  après  si  peu  de  temps  de  pouvoir  et 
de  domination,  en  est  arrivée,  en  pleine  jouissance, 
à  un  tel  degré  d'avachissement,  n'a  pas  le  droit  de 
proclamer  qu'elle  donne  le  jour  aux  plus  aptes  et  aux 
meilleurs.  Les  faits  nous  prouvent  qu'elle  n'en  a  pas 
le  monopole,  qu'elle  est  au-dessous  de  ce  que  la  situa- 
tion devrait  lui  permettre  d'accomplir. 

Par  le  peu  qui  précède,  on  voit  que  la  liberté  de  la 
«  lutte  pour  l'existence  »  dont  se  réclament  les  bour- 
geois n'est  qu'une  liberté  illusoire  et  que  ce  combat 
pour  l'existence  qu'ils  voudraient  voir  se  perpétuer 
parmi  nous,  est  le  proche  parent  de  ces  combats  dont 
l'aristocratie  romaine  se  délectait  dans  ses  orgies  san- 
glantes, et  où,  lorsqu'elle  condescendait  à  y  prendre 
part,  on  donnait  aux  chevaliers  armés  de  toutes 
pièces,  de  pauvres  esclaves,  à  combattre,  absolument 
nus,  armés  d'un  sabre  de  fer  blanc. 

Et  aux  bourgeois  qui  viennent  nous  dire  que  la 
vie  est  un  éternel  combat  où  les  faibles  sont  destinés 
à  disparaître  pour  faire  place  aux  plus  forts,  nous 
pouvons  leur  répondre  :  Nous  acceptons  vos  conclu- 
sions. La  victoire  est  aux  plus  forts,  et  aux  mieux 


TA    SOCIETK    FUTURE  4I 

organisés,  dites-vous?  Eh  bien,  soit,  nous,  travail- 
leurs, nous  prétendons  à  la  victoire  de  par  vos  théo- 
ries mêmes. 

Votre  force  consiste  dans  le  respect  que  vous  avez 
su  élever  autour  de  vos  privilèges,  votre  puissance 
est  tirée  des  institutions  que  vous  avez  élevées 
comme  un  rempart  entre  vous  et  la  masse  que,  ré- 
duits à  vous-mêmes  vous  ne  sauriez  défendre  ;  voire 
perfection  réside  dans  l'ignorance  où,  jusqu'à  pré- 
sent, vous  nous  avez  tenus,  de  nos  véritables  intérêts  ; 
votre  aptitude  est  dans  l'habileté  que  vous  savez  dé- 
ployer à  nous  forcer  d'être  les  défenseurs  de  vos  pro- 
pres privilèges  que  vous  nous  faites  défendre  sous  les 
noms  de  :  Patrie!  Morale!  Propriété!  Société,  etc. 

Or,  aujourd'hui,  nous  voyons  clair  dans  votre  jeu, 
nous  commençons  à  comprendre  que  notre  intérêt 
est  tout  l'opposé  du  vôtre  ;  nous  savons  que  vos  ins- 
titutions loin  de  nous  protéger  ne  servent  qu'à  nous 
enserrer  de  plus  en  plus  dans  notre  misère,  et  alors 
nous  vous  crions  : 

«  A  bas  les  préjugés  bêtes,  à  bas  le  respect  idiot 
d'institutions  surannées,  à  bas  la  fausse  morale, 
nous  sommes  les  plus  forts,  les  mieux  doués,  puis- 
que depuis  une  suite  innombrable  de  siècles,  nous 
luttons  contre  la  faim  et  la  misère,  sous  un  travail 
éreintant,  dans  des  'conditions  mortelles  de  mauvaise 
hygiène,  d'insalubrité  manifeste,  et  que  nous  som- 
mes encore  debout  et  vivaces,  nous  sommes  les  plus 
aptes,  puisque  c'est  notre  production  et  notre  activité 
qui  permettent  à  votre  société  de  se  maintenir. 

Nous  prétendons  à  la  victoire  comme  les  mieux, 
adaptés,  car  votre  classe  pourrait,  du  jour  au  lende- 
main, disparaître  du  globe  sans  que  cela  nous  em- 


42  LA    SOCIETE   FUTURE 

péchât  de  produire,  et  nous  n'en  consommerions  que 
mieux,  tandis  que  du  jour  où  nous  refuserons  de 
produire  pOur  vous,  il  serait  impossible  à  nombre 
des  vôtres  de  se  livrer  à  aucun  travail  productif. 

Nous  prétendons  enfin  à  la  victoire  puisque  les 
plus  nombreux,  ce  qui,  toujours  selon  vous,  suffit  à 
légitimer  toutes  les  audaces,  à  absoudre  toutes  les 
prétentions,  toutes  les  injustices.  Au  jour  de  la  ba- 
taille nous  serions  en  droit  de  vous  appliquer  votre 
sentence  en  vous  faisant  disparaître  de  la  société  dont 
vous  n'êtes  que  les  parasites  et  les  microbes  dissol- 
vants. 

Vous  l'avez  dit  vous-mêmes  :  La  victoire  est  aux 
plus  forts. 


m 


LA  LUTTE  CONTRE  LA  NATURE  ET  l'aPPUI  MUTUEL 


Comme  on  le  voit,  sans  avoir  à  rechercher  d'autres 
arguments  en  faveur  du  droit  à  la  révolte,  dont  nous 
nous  réclamons,  nous  n'aurions  qu'à  nous  saisir  de 
ceux  que  noits  fournit  la  science  bourgeoise  officielle 
pour  défendre  ses  privilèges,  Justifier  l'exploitation 
qu'elle  nous  fait  subir.  Avec  les  théories  bourgeoises 
rien  de  plus  facile  pour  saper  les  bases  de  l'ordre  so- 
cial qu'elles  prétendent  consolider. 

Mais  nous  avons  des  vues  plus  larges,  une  concep- 
tion plus  nette  des  relations  sociales.  Nous  savons 
que,  même  au  milieu  de  l'abondance,  l'homme  ne 
peut  être  heureux,  s'il  est  forcé  de  défendre  sa  situa- 
tion contre  les  réclamations  d'affamés,  nous  savons 
que,  quelle  que  soit  son. inconscience,  le  privilégié 
peut,  parfois,  être  tenaillé  par  le  remords  lorsqu'il 
réfléchit  que  son  luxe  est  le  produit  de  la  misère  de 
centaines  de  malheureux.  Nous  savons  que  la  vio- 
lence n'est  pas  une  solution,  et  prétendons  justifier 


44  l-A    SOCIETE    FUTURE 

nos  théories  avec  des  arguments  rationnels,  positifs  ei 
non  à  l'aide  de  fausses  conceptions  des  lois  naturelles. 
Aussi,  loin  d'envisager  les  sociétés  humaines 
comme  un  vaste  champ  de  bataille  où  la  victoire  ap- 
partient aux  appétits  les  plus  larges,  nous  pensons, 
au  contraire,  que  tous  les  efïorts  de  l'homme  doivent 
s'unir  pour  se  tourner  contre  la  seule  nature  qui  lui 
présente  assez  de  difficultés  à  vaincre,  assez  d'obsta- 
cles à  renverser,  assez  de  résistance  à  lui  produire  ce 
qui  est  nécessaire  à  son  existence,  assez  de  mystères 
à  éclaircir,  pour  y  user  ses  instincts  de  combativité, 
y  trouver  les  éléments  d'un  combat  assez  long,  assez 
acharné,  pour  que  ce  ne  soit  pas  de  trop  de  tous  les 
efïorts  humains  réunis,  de  tout  le  labeur  accumulé 
des  générations  pour  le  mener  à  bien,  combat  bien 
plus  profitable  que  de  s'entre-déchirer  mutuellement. 

Que  de  forces  perdues,  que  d'existences  sacrifiées, 
soit  dans  le  dur  combat  pour  la  vie  au  sein  des  socié- 
tés, soit  dans  ces  guerres  stupides  que  se  livrent  les 
sociétés  sous  le  nom  de  luttes  nationales  !  que  d'in- 
telligences dévoyées  qui,  dans  un  autre  milieu,  tour- 
neraient au  profit  de  l'évolution  humaine,  tandis 
qu'elles  périssent  misérablement  sans  avoir  rien  pu 
produire  ! 

Les  économistes  disent  que  chaque  homme  repré- 
sente un  capital,  et  ils  cherchent  à  justifier  un  ordre 
de  choses  qui  —  ils  sont  bien  forcés  de  l'avouer  — 
entraîne  par  sa  mauvaise  organisation,  la  disparition 
de  milliers  de  malheureux  qui  meurent  avant  d'avoir 
fourni  la  moitié,  le  quart,  et  même  bien  moins  de 
leur  carrière  !  Quelle  illogisme! 

Et  tous  ces  hommes  qui  s'énervent  et  s'abrutissent 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  45 

dans  la  vie  des  camps  et  des  casernes,  s'ils  s'em- 
ployaient à  des  travaux  d'assainissement,  de  défriche- 
ment, ou  autres  travaux  utiles,  tels  que,  construction 
de  routes,  canaux,  endiguement  de  cours  d'eaux, 
travaux  de  drainage  et  d'irrigation,  reboisage  et  per- 
cement de  montagnes,  dessèchement  de  marais,  cela 
ne  serait-il  pas  plus  avantageux  à  l'humanité,  que  de 
les  voir  faire  «  Portez,  armes!  Présentez,  armes!  » 
toute  une  journée,  ou  faire  la  faction  au  pied  d'un 
mur  où  il  ne  passe  personne,  ou  bien  encore,  à  la 
porte  d'une  cour  pour  empêcher  les  chiens  d'y  entrer  ? 
Quand  comprendra-t-on  qu'au  lieu  d'employer  leurs 
forces  à  des  nuisances  destructives,  il  serait  plus  utile 
à  l'humanité,  qu'ils  emploient  leurs  forces  à  un  tra- 
vail producteur?  Quand  s'apercevra-t-on  que  tout  or- 
ganisme qui  se  laisse  envahir  par  le  parasitisme,  non 
seulement  périt  lui-même,  mais  entraîne  aussi  la  perte 
des  parasites  eux-mêmes,  incapables  qu'ils  sont  de 
s'accommoder  à  de  nouvelles  conditions? 

Si  toutes  les  forces  qui  sont  dépensées  pour  pro- 
duire ces  armes  de  guerre,  ces  engins  explosibles, 
tout  ce  matériel  de  guerre,  utile  seulement  à  la  des- 
truction, étaient  occupées  à  produire  les  machines  et 
les  outils  perfectionnés  nécessaires  à  la  production, 
combien  serait  réduite  la  part  d'efforts  réclamée  de 
chacun  pour  la  coopération  à  la  production  générale, 
combien  peu  de  temps  il  faudrait  à  chacun  pour  pro- 
duire à  la  satisfaction  de  ses  premiers  besoins.  On  sent 
tout  de  suite  qu'il  n'y  aurait  plus  besoin  de  la  coer- 
cition sociale  que  les  économistes  jugent  utile  pour 
assurer  la  subsistance  de  tous. 

Si  tous  les  efforts  des  inventeurs  s'acharnant  à  dé- 
couvrir  des  cuirasses  et  blindages  pour  des  navires 

3. 


46  LA    SOCIÉTÉ   FUTURE 

que  leur  poids  empêche  de  marcher  et  que  demain  la 
création  d'un  nouveau  canon,  ou  d'un  nouveau  sys- 
tème de  torpilles  rendra  inutiles,  si  tous  leurs  calculs, 
toutes  leurs  équations,  toutes  leurs  facultés  inventri- 
ces étaient  tournées  à  trouver  des  formules  pour  aug- 
menter la  puissance  productive  de  l'homme,  des  ins- 
truments nouveaux  de  production,  ne  serait-ce  pas 
mieux  que  d'employer  celles  déjà  existantes  à  ces 
travaux  de  Pénélope  où  le  travail  de  demain  détruira 
celui  delà  veille.  Que  de  projets  on  pourrait  réaliser 
ainsi  qui,  aujourd'hui,  ne  nous  semblent  encore  que 
des  rêves! 

L'action  de  chercher,  calculer,  étant,  chez  l'inven- 
teur un  besoin  incoercible,  dans  la  société  que  nous 
voulons,  où  ne  se  ferait  plus  sentir  le  besoin  d'armées 
si  puissantes,  toutes  ces  dépenses  de  forces  seraient, 
forcément,  tournées  vers  la  découverte  de  forces  uti- 
les, et  ces  découvertes  seraient  à  l'avantage  de  tons 
puisque,  la  spéculation  étant  détruite,  elle  ne  pourrait 
plus  s'en  emparer  et  les  transformer  en  moyens  d'ex- 
ploitation au  profit  d'une  minorité,  au  détriment  du 
plus  grand  nombre,  ainsi  que  cela  se  passe  actuelle- 
ment, où  l'on  voit  les  découvertes  les  plus  utiles  n'ap- 
porter qu'un  surcroît  de  charges  et  de  misères  aux 
producteurs  pendant  qu'elles  décuplent  les  capitaux 
des  oisifs. 

Est-il  bien  utile  enfin,  de  continuer  à  s'entre-déchi- 
rer  d'individu  à  individu,  de  nation  à  nation,  de  race, 
à  race,  la  terre  n'est-elle  pas  assez  vaste  pour  nourrir 
tout  le  monde,  fournir  à  tous  nos  besoins?  —  Certains 
bourgeois  le  nient.  Qae  vaut  leur  assertion  ? 

«  Il  n'y  a  pas  assez  de  vivres  pour  que  chaque  in- 


L.\    SOCIÉTÉ    FUTUIiE  47 

dividu  puisse  y  puiser  à  sa  suffisance  »,  affirment  les 
économistes  bourgeois,  et  pour  justifier  cette  pénurie 
de  vivres  —  qu'ils  prétendent  exister  —  nos  savants 
à  courte  vue  ont  établi,  dans  leurs  livres,  nous  ne 
savons  sur  quelles  bases,  des  calculs  d'où  il  s'ensui- 
vrait que  les  objets  de  consommation  augmenteraient 
dans  une  proportion  arithmétique  de  2,  4,  6,  8,  etc., 
tandis  que  la  jiopulation  augmenterait  dans  une  pro- 
portion géométrique  de  2,  4,  8,  16,  etc.! 

Aucun  chiffre  ne  prouve  cela.  Les  statistiques  les 
mieux  faites  sont  forcées  de  laisser  tant  de  points 
dans  l'obscurité  qu'il  est  impossible,  surtout  en  ce 
qui  concerne  la  production,  de  rien  apptiyer  de  posi- 
tif sur  elles,  et  il  arrive  que  là,  comme  ailleurs,  cha- 
cun voit  dans  les  chiffres  ce  qu'il  veut  bien  y  trouver. 
Or,  malgré  cela,  non  seulement  rien  ne  prouve  le 
bien  fondé  de  l'assertion  des  économistes,  mais  aucun 
document  ne  fournit  trace  de  ce  calcul  ! 

Mais,  en  faisant  ronfler  les  mots  :  «  proportion 
arithmétique!  »  «  proportion  géométrique!  »  en  en- 
tremêlant cela  de  quelques  formules  algébriques  que 
tout  le  monde  n'est  pas  à  même  de  connaître,  ces  affir- 
mations vous  prennent  un  petit  air  pédant  et  savan- 
tasse  tellement  convaincu,  cela  clôt  si  bien  le  bec  au 
vulgaire  profane  qu'il  s'imagine  la  démonstration 
résider  dans  la  formule  qu'il  n'a  pas  comprise. 

Et  les  économistes,  radieux  de  démontrer  que,  si 
on  laissait  les  choses  continuer  ainsi,  les  vivres  ne 
tarderaient  pas  à  manquer  complètement,  les  hommes 
se  verraient  forcés  de  retourner  à  l'anthropophagie 
d'où  ils  sont  sortis!  «  Heureusement»,  disent-ils,  «  que 
l'organisation  sociale  intervient  avec  tout  son  cortège 
de  fraudes,  de  guerres  et  de  maladies  occasionnées 


^8  LA    SOCIETE   FUTURE 

par  les  excès  ou  privations  de  toute  sorte,  pour  ra- 
tionner les  hommes,  les  décimer  et  les  empêcher  de 
se  manger  entre  eux...  en  les  faisant  crever  de  misère 
et  de  faim  !  » 

Rien  de  plus  faux  que  leurs  calculs  et  leurs  affir- 
mations, car,  à  part  toutes  les  terres  incultes  que  l'on 
pourrait  rendre  productives,  il  est  démontré  que,  mal- 
gré le  morcellement  de  la  propriété»  qui  empêche 
l'emploi  rationnel  des  modes  de  culture  intensifs,  et 
où,  par  conséquent,  la  terre  ne  rend  pas  tout  ce  qu'elle 
pourrait  rendre,  la  spéculation  et  l'agiotage  font  beau- 
coup plus  pour  la  raréfaction  des  denrées,  que  le 
manque  absolu  lui-même. 

Est-il  besoin  d'aller  chercher  au  milieu  des  popu- 
lations primitives  pour  trouver  des  terres  incultes 
faute  de  soins,  quand  ces  terrains  abondent  au  milieu 
des  populations  civilisées?  Faut-il  citer  l'Ecosse  se 
transformant  peu  à  peu  en  territoire  de  chasse?  l'Ir- 
lande livrée  au  mouton,  quand,  en  Australie,  il  pul- 
lule et  n'est  exploité  que  pour  la  laine.  Et  les  innom- 
brables troupeaux  de  l'Amérique  du  Sud,  sacrifiés 
pour  le  cuir  seulement,  la  viande  perdue,  non  pas  à 
cause  du  manque  de  débouchés,  puisque  l'on  se  plaint 
qu  elle  manque  en  Europe,  mais  tout  simplement 
parce  que  l'abaissement  de  prix,  que  causerait  son  im- 
portation, sur  les  troupeaux  indigènes,  serait  préjudi- 
ciable à  quelques  éleveurs  et  agioteurs  assez  puissants 
pour  faire  passer  leurs  intérêts  avant  ceux  du  public, 
en  faisant  voter,  par  leurs  valets  du  pouvoir  législatif, 
des  droits  «  protecteurs.  » 

Est-ce  la  rareté  du  blé  qui  maintient  des  prix  éle- 
vés? Non,  la  Russie  méridionale,  l'Amérique  aux 
vastes  plaines  fouillées,  retournées  en  tous  sens  par 


LA    SOCIKTE    FUTURE  49 

les  charrues  à  vapeur,  où  toute  la  culture,  depuis  le 
commencement  jusqu'à  la  fin,  s'opère  à  l'aide  d'outils 
perfectionnés,  quoique  sans  méthode,  pourtant,  au- 
raient déjà  ruiné  l'agriculture  française  en  nous  four- 
nissant des  grains  à  très  bas  prix.  Aussi,  là,  encore, 
des  droits  «  protecteurs  »  sont  intervenus  et  nous  font 
payer  le  pain  plus  cher  qu'il  ne  vaut. 

Ne  pouvant  produire  aussi  bon  marché  que  l'Amé- 
rique ou  la  Russie,  les  agriculteurs  français  auraient 
eu  à  perfectionner  leur  outillage  et  leur  façon  de  pro- 
céder, ou  bien  auraient  produit  autre  chose.  Cela 
aurait  été  trop  simple...  Et  puis,  là,  encore,  il  y  avait 
de  gros  intérêts  à  «  protéger  »!  c'est  le  misérable 
qui  paie. 

Puis^  Tétude  de  l'histoire  naturelle  ne  nous  dé- 
montre-t-elJe  pas  que  la  puissance  prolifique  des  es- 
pèces est  en  raison  inverse  de  leur  degré  de  dévelop- 
pement, c'est-à-dire  que,  plus  les  espèces  sont  bas 
dans  l'échelle  sociale,  plus  elles  se  multiplient  pour 
combler  les  vides  occasionnés  par  la  guerre  que  leur 
font  les  espèces  supérieures.  Plus  nombreuses  sont 
les  causes  de  destruction,  plus  intense  est  la  puissance 
prolifique  de  l'espèce  qui  les  subit. 

C'est  ainsi  que  chez  certains  végétaux,  chaque  pied 
produit  annuellement  des  grains  par  milliers  et  par 
centaines  de  mille.  Certaines  espèces  de  poissons,  ha- 
reng, esturgeon,  etc.,  sont  tout  autant  prolifiques.  La 
fécondité  des  lapins,  des  pigeons  est  proverbiale. 

Chez  les  mammifères,  espèce  plus  élevée  puisqu'elle 
a  donné  naissance  à  l'homme,  la  fécondité  est  déjà 
plus  restreinte,  mais  l'homme,  qui  est  parvenu  à  do- 
mestiquer les  espèces  les  plus  utiles  à  son  alimenta- 


50  LA   SOCIÉTÉ   FUTURE 

tion  et  autres  besoins,  a  trouvé  le  moyen  d'en  diriger 
là  production  au  mieux  de  ses  intérêts,  ainsi  que  celle 
des  végétaux  qui  servent  à  leur  alimentation  et  à  la 
sienne. 

Même  pour  les  espèces  sauvages,  qu'on  n'a  pu  do- 
mestiquer, si  tous  les  hommes  savaient  solidariser 
leurs  étions,  au  lieu  de  se  faire-  la  guerre,  ils  pour- 
raient leur  créer  des  conditions  d'existence  qui  en 
favoriseraient  le  développement  d'une  façon  ration- 
nelle et  tout  à  fait  conforme  aux  intérêts  de  l'huma- 
nité entière. 

Si  la  terre  ne  produit  pas  assez  pour  assurer  l'exis- 
tence de  la  population  qui  la  couvre  —  assertion  fort 
contestable,  mais  que  nous  acceptons,  car  elle  n'in- 
firme en  rien  l'argumentation  qui  suit  — •  elle  est  toute 
prête  à  fournir  au  delà  de  ce  que  nous  pourrons  con- 
sommer. Que  faudrait-il  pour  cela?  organiser  une 
société  où  la  richesse  des  uns  n'engendrerait  pas  la 
pauvreté  des  autres,  une  société  où  les  individus  au- 
raient intérêt  à  s'aider  mutuellement  au  lieu  de  se 
combattre. 

Nous  avons  vu  que  l'aide  mutuelle  était  une  des  lois 
naturelles  qui  guident  l'évolution  de  toutes  les  espè- 
ces, notre  travail  n'étant  pas  un  ouvrage  d'histoire 
naturelle  ni  d'anthropologie,  on  -comprendra  que 
nous  ne  citions  pas  tous  les  faits  qui  appuient  cette 
thèse;  nous  renvoyons  le  lecteur  aux  divers  articles 
que  notre  ami  Kropotkine  a  publiés  dans  la  Société 
Nouvelle,  reproduits  dans  \q  Supplément  de  la  Révolte, 
sous  le  titre  générique  à' Appui  mutuel  ^  et  à  la  bro- 

I.  Devant  paraî'tre  prochainement  en  volume. 


LA   SOCIÉTÉ   FUTURE  Si 

churede  Lanessan,  V Association  dans  la  lutteK  La  loi 
de  solidarité  est  donc  pour  nous  un  fait  acquis,  nous 
nous  bornerons  à  démontrer  ce  qu'elle  pourrait  accom- 
plir, si  elle  était  appliquée  et  pratiquée  dans  les  relations 
sociales  et  individuelles,  dans  toute  son  extension. 

Il  y  a  un  autre  ouvrage  à  consulter  pour  se  rendre 
compte  des  gaspillages  qu'entraîne  la  mauvaise  orga- 
nisation sociale,  c'est  le  livre  de  M.  Novicow  :  Les 
Gaspillages  dans  les  sociétés  modernes  -.  L'auteur 
s'y  place  au  point  de  vue  économiste  et  capitaliste; 
ses  chiffres  tiennent  plus  ou  moins  de  la  fantaisie,  et 
il  ne  considère  les  pertes  qu'au  point  de  vue  capita- 
liste, ce  qui  est  un  mauvais  point  de  vue  pour  juger 
toute  leur  étendue.  Mais  tel  quel,  le  livre  est  bon  à 
consulter,  les  aveux  excellents  à  retenir. 


L'antagonisme  individuel,  règle  des  sociétés  actuel- 
les;le  chacun  pour  soi,  des  organisations  capitalistes, 
ont  amené  une  méconnaissance  complète  des  vraies 
conditions  de  la  richesse.  La  vraie  richesse,  certains 
économistes  l'ont  dit  —  j'ignore  si  ce  sont  eux  qui 
l'ont  trouvé  —  c'est  l'adaptation  de  plus  en  plus  par- 
faite delà  planète  à  nos  besoins.  Or,  au  lieu  de  cher- 
cher à  adapter  la  planète  à  nos  besoins,  chacun  a 
cherché  à  s'accaparer  le  travail  produit  parles  autres, 
à  user  d'un  bénéfice  momentané,  mais  qui  détériorait 
la  richesse  sociale  dans  ses  conséquences. 

Ainsi,  l'appropriation  individuelle  a  fait  que  quel- 
ques-uns ont  trouvé  avantage  d'abattre  les  forêts  qui 


1.  Chez  Douin,  rue  de  l'Odéon. 

2.  Un  vol.,  chez  Alcan,  io8,  boulevard  Saint-Germain. 


53  LA    SOCIÉTÉ   FUTURE 

couronnaient  les  hauteurs  de  certaines  montagnes. 
Ils  trouvaient  ainsi  le  moyen  de  réaliser  immédiate- 
ment un  bénéfice  certain,  mais  personne  n'étant  di- 
rectement intéressé  à  leur  conservation,  les  hauteurs 
se  sont  découronnées  de  leurs  forêts  sans  qu'on  es- 
sayât de  les  replanter;  les  terres  n'étant  plus  retenues 
par  les  racines,  se  sont  éboulées,  entraînées  par  les 
pluies  et  différentes  autres  causes,  jusqu'au  pied  de  la 
montagne  qui  s'émiette  sans  profit  pour  la  plaine. 

D'un  autre  côté,  les  pluies  n'étant  plus  retenues 
par  la  terre  végétale,  ni  pompées  par  les  racines  de  la 
forêt,  au  lieu  de  couler  goutte  à  goutte  dans  la  plaine, 
et  de  régulariser  le  débit  des  rivières  à  un  cours 
moyen,  se  sont  transformées  en  torrents  dont  la  vio- 
lence active  la  dégradation,  cause,  par  moments,  des 
débordements  et  des  ruines  dans  la  plaine,  pendant 
que  la  rivière  reste  à  sec  en  temps  de  sécheresse. 

Une  dégradation  de  climat  s'en  est  suivie.  Les  vents 
n'étant  plus  arrêtés  par  le  rideau  de  la  forêt,  ne  lais- 
sent plus  égoutter  les  nuages  qu'ils  entraînent.  Tel 
climat  qui  était  tempéré,  est  devenu  froid  ou  chaud, 
selon  la  latitude,  par  suite  de  la  sécheresse  ou  de  la 
perte  de  l'abri  que  lui  offrait  la  forêt  de  la  montagne. 

Certaines  parties  de  l'Espagne  sont  aujourd'hui 
transformées  en  désert,  alors  que  du  temps  des  Mau- 
res, elles  étaient  admirablement  cultivées,  l'expulsion 
de  ces  derniers  ayant  entraîné  la  perte  de  l'admirable 
réseau  de  canaux  d'irrigation  qu'ils  avaient  su  établir  . 
et  entretenir.  De  même  en  Egypte  où  le  désert  de  sa- 
ble empiète  sur  la  portion  cultivée,  depuis  que  la  ci- 
vilisation du  temps  des  Pyramides  est  disparue.  Ainsi 
de  certaines  parties  de  l'ancienne  Chaldée,  de  l'Assy- 
rie et  de  la  Mésopotamie,  autrefois  florissantes  et  fé- 


LA    SOCIKTÉ    FUTURE  53 

condes,  transformées  aujourd'hui  en  déserts  de  sable. 

VoiJà  ce  qu'ont  produit  les  luttes  entre  individus 
et  sociétés.  Voilà  un  beau  champ  ouvert  à  la  solida- 
rité mutuelle^  pour  la  reconquête  de  ces  terrains 
perdus  pour  la  production,  et  s'il  est  vrai  que  la  lutte 
est  utile  à  l'homme,  voilà  de  quoi  exercer  ses  forces. 
Et  ce  n'est  pas  tout. 

Nous  avons  encore  des  pays  entiers  couverts  de 
marécages,  des  dunes  où  les  sables  mouvants  mar- 
chent à  l'assaut  des  villages  et  des  champs  du  litto- 
ral, des  côtes  à  défendre  contre  les  attaques  de  la 
mer.  Beaucoup  de  ces  travaux  sont  entrepris,  là  où  il 
y  a  chance  de  profits  immédiats,  mais  combien  da- 
vantage ne  seront  jamais  exécutés  par  les  sociétés 
capitalistes,  parce  qu'elles  n'y  trouveraient  pas  une 
rémunération  suffisante  immédiate. 

On  parle,  par  exemple,  de  l'assèchement  du  Zuyder- 
zée  pour  reconquérir  les  terres  envahies,  il  y  a  des 
siècles,  par  la  mer  en  fureur  ;  mais  qui  peut  savoir 
quand  on  se  mettra  sérieusement  à  l'œuvre,  et  com- 
bien d'autres  semblables,  qui  offriraient  à  un  nombre 
incalculable  de'générations,  l'occasion  d'userleurs  for- 
ces de  combativité  à  des  oeuvres  utiles  et  profitables  à 
l'humanité  entière^  pendant  qu'elles  y  trouveraient 
pour  elles,  la  satisfaction  de  travailler  au  bonheur 
général.  —  Nous  montrerons  plus  loin  que,  dans  la 
société  que  nous  voulons,  la  dépense  de  forces  ne  se- 
rait pas  une  peine,  mais  une  gymnastique  néces- 
saire à  la  vitalité  individuelle.  Le  temps  et  les  efforts 
ne  seront  comptés  potir  rien,  les  mobiles  des  actes 
humains  ayant  été  transformés  par  le  milieu. 

Il  y  a,  en  Europe,  des  terrains  immenses,  impro- 


04  f-A    SOCIETE    FUTURE 

ductifs  par  suite  de  la  sécheresse  du  sol;  par  contre, 
les  fleuves  entraînent  à  la  mer,  non  seulement  des 
milliards  de  mètres  cubes  d'eau,  mais  aussi  les  allu- 
vions  fertilisantes  qu'ils  arrachent  au  sol  tout  le  long 
de  leur  parcours,  entravant  la  navigation  à  leur  em- 
bouchure ;  il  suffirait  d'un  réseau  de  canaux  bien  com- 
biné pour  capter  ces  éléments  fertiles  qui  vont  se  per- 
dre sans  profit  pourpersonne,  et  rendre  fécondes  des 
landes  improductives.  Faut-il  citer  les  mesures  sani- 
taires contre  les  épidémies  qui,  aujourd'hui,  restent 
inefficaces  parce  qu'elles  sont  prises  isolément,  mais 
qui,  prises  en  commun,  arrêteraient  le  fléau  à  ses 
débuts? 

On  voit  qu'il  suffit  d'énoncerles  travaux  qui  restent 
à  faire  aux  générations  futures,  et  rendraient  la  terre 
habitable  sur  toute  sa  surface  et  productive  là  où  elle 
est  stérile,  pour  comprendre  que  cette  pénurie  de  vi- 
vres, dont  les  économistes  nous  rebattent  les  oreilles, 
loin  d'être,  pour  la  société  capitaliste,  une  raison  de 
s'éterniser,  en  est  la  condamnation  la  plus  formelle_, 
puisque  c'est  sa  mauvaise  organisation  qui  condamne 
des  millions  d'hommes  à  des  travaux  négatifs,  pen- 
dant que  tant  de  travaux  productifs  sollicitent  notre 
activité.  Et  qu'il  suffirait  que  les  hommes  s'enten- 
dissent et  se  concertassent  pour  trouver,  dans  ces  tra- 
vaux mêmes,  la  récompense  de  leurs  efforts  :  «  l'en- 
tente »  au  lieu  de  la  «  lutte  »,  et  l'humanité  échappe- 
rait à  cette  misère  que  l'on  nous  dit  être  inévitable, 
qui  n'est  que  le  fruit  de  la  rapacité  des  uns,  de  l'im- 
bécillité à  l'endurer  des  autres. 

Pour  concluresur  ce  que  nous  venons  de  dire,  nous 
ne  saurions  mieux  terminer  qu'en  citant  ce  passage 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  55 

d'un  auteur  qui  ne  saurait  être  suspect  de  révolu- 
tionnarismè,  ni  de  subversion;  mais  qui,  empoigné 
par  la  vérité  se  plaît  à  la  proclamer  en  termes  émus, 
trop  guidé,  peut-être  par  le  seul  sentimentalisme. 
Mais,  après  tout,  le  sentimentalisme  est  une  bonne 
chose  en  lui-même  lorsqu'il  ne  s'écarte  pas  de  la 
vérité  et  de  la  logique  : 

«...  Aujourd'hui  le  plus  fort,  le  plus  riche,  le  plus 
haut  placé,  le  plus  savant  exerce  un  empire  presque 
absolu  sur  le  faible,  sur  l'ignorant,  sur  l'homme 
des  classes  inférieures,  et  il  leur  semble  tout  naturel 
d'épuiser  à  leur  profit  personnelles  forces  de  ces  der- 
niers. La  société  entière  doit  nécessairement  souffrir 
d'un  tel  état  de  choses;  elle  doit  comprendre  qu'il 
vaudrait  mieux  voir  tous  les  individus  concertant 
leurs  efforts,  se  soutenant  l'un  l'autre,  tendre  au  même 
but,  c'est-à-dire,  secouer  le  joug  des  forces  naturel- 
les, au  lieu  d'user  le  plus  clair  de  leur  vigueur  à  s'en- 
tre-dévorer,  à  s'exploiter  mutuellement.  La  rivalité, 
si  utile  en  soi ,  doit  subsister  ,  mais  en  dépouil- 
lant l'antique  et  rude  forme  guerrière  et  extermina- 
trice de  la  lutte  pour  vivre,  en  revêtant  la  forme 
ennoblie,  mais  vraiment  humaine  d'une  concurrence 
ayant  pour  but  l'intérêt  général.  En  d'autres  termes, 
au  lieu  de  la  lutte  pour  vivre,  la  lutte  pour  la  vie  en 
général;  au  lieu  de  l'universelle  haine^  l'amour  uni- 
versel !  A  mesure  que  l'homme  progresse  dans  cette 
voie,  il  s'éloigne  davantage  de  son  passé  bestial,  de 
sa  subordination  aux  forces  naturelles  et  |à  leurs 
inexorables  lois,  pour  se  rapprocher  du  développe- 
ment idéal  de  l'humanité!  Dans  celte  voie  aussi 
l'homme  retrouvera  ce  paradis  dont  la  vision  flottait 
dans  l'imagination  des  plus  anciens  peuples,  ce  pa- 


56  LA    SOCIÉTÉ   FUTURE 

radis  que,  suivant  la  légende,  le  péché  a  ravi  à  l'homme  ; 
avec  cette  différence  toutefois,  que  le  paradis  futur 
n'est  pas  imaginaire,  mais  réel;  qu'il  ne  se  trouve 
pas  à  l'origine  mais  à  la  fin  de  l'évolution  humaine, 
qu'il  n'est  pas  le  don  d'un  dieu,  mais  le  résultat  du 
travail,  le  gain  de  l'homme  et  de  l'humanité.  »  (Bùch- 
ner,  VHomme selon  la  science^,  pp.  210  et  21 1). 

Et  nous  ajouterons  : 

Paradis  où  il  ne  sera  permis  aux  travailleurs  d')' 
entrer,  que  lorsqu'ils  auront  compris  que  leurs  maî- 
tres ne  leur  en  ouvriront  jamais  les  portes,  paradis 
qu'il  ne  leur  sera  permis  d'habiter  que  lorsqu'ils  au- 
ront l'énergie  de  vouloir  le  conquérir  et  de  culbuter 
ceux  qui  leur  en  barrent  l'entrée. 

I.  Un  vol.,  chez  Reinwald. 


IV 


LA    REVOLUTION    ET    L  INTERNATIONALISME 


Au  cours  de  ce  travail  nous  développerons  les  di- 
vers arguments  que  nous  avons  énoncés,  mais,  pour 
ne  pas  nous  laisser  détourner  de  notre  plan,  nous  de- 
vons en  revenir  à  notre  étude  sur  la  Révolution  et 
ici  se  dresse  la  grande  objection  des  partisans  de  l'au- 
torité —  socialistes  ou  bourgeois  —  ce  serait,  pour 
une  société  non  centralisée,  ne  disposant  pas  d'ar- 
mées permanentes,  n'ayant  pas  à  sa  tête,  des  hommes 
providentiels  chargés  de  penser  et  d'agir  pour  le 
commun  des  mortels,  l'impossibilité  de  se  maintanir 
au  milieu  des  nationalités  environnantes  qui  seraient 
restées  sous  la  domination  capitaliste.  Et  les  théori- 
ciens bourgeois  en  concluent  qu'il  faut  continuer  à 
se  laisser  exploiter,  en  attendant  que  les  capitalistes 
veuillent  bien  être  un  peu  moins  gourmands.  —  Les 
socialistes  nous  engagent  à  nous  débarrasser  de  nos 
maîtresactuels,  pour  leur  remettre  le  pouvoir,  se  char- 
geant, eux,  à  leurs  risques  et  périls,  de  nous  fabriquer 


58  LA.   SOCIÉTÉ   FUTURE 

un  bonheur,  au  plus  Juste  prix,  qui  sera -respecté  par 
nos  voisins  grincheux! 

Si  la  révolution  se  localisait  dans  une  seule  nation, 
il  n'y  a  aucun  doute  à  avoir,  les  ploutocraties  envi- 
ronnantes ne  tarderaient  pas  à  lui  faire  la  guerre, 
peut-être  même,  sans  accomplir  la  formalité  de  la  lui 
déclarer  au  préalable^  comme  cela  se  fait  actuelle- 
ment entre  ennemis  de  bon  ton^  où  les  adversaires 
sont  d'autant  plus  courtois,  qu'ils  se  contentent  de 
faire  battre  les  autres,  pendant  qu'eux  se  font  des  po- 
litesses, et,  entre  temps  se  vendent  mutuellement  les 
engins  destructeurs  qu'ils  font  fabriquer  par  ceux 
qu'ils  enverront  plus  tard  en  éprouver  les  effets. 

La  Révolution  de  89,  qui  était  l'émancipation  éco- 
nomique d'une  classe,  est  là  pour  nous  prouver  que 
la  noblesse,  le  clergé  et  la  royauté  qui  régnaient  sur 
le  reste  de  l'Europe  se  sentirent  solidaires  de  la  no- 
blesse, du  clergé  et  de  la  royauté  françaises,  on  sait 
quelle  coalition  formidable  elles  organisèrent  contre 
la  jeune  République  naissante,  et  que  ce  ne  fut  pas 
leur  faute  si  cette  dernière  ne  fut  pas  étouffée  avant 
d'avoir  vécu. 

La  ploutocratie  qui  est  tout  autant  rapace,  sinon 
plus,  avec  beaucoup  d'autres  qualités  en  moins,  ne 
ferait  pas  moins  si  elle  se  sentait  menacée.  Nul  doute 
que  les  bourgeoisies  environnantes  ne  voudraient 
pas  laisser  s'établir  à  côté  d'elles,  un  foyer  d'idées 
nouvelles  qui  pourraient  infecter  leurs  esclaves.  Nous 
savons  de  quoi  les  bourgeois  sont  capables  quand 
leurs  intérêts  matériels  sont  menacés.  Un  rideau  de 
flammes  et  de  mitraille  ne  tarderait  pas  à  se  dérouler 
autour  de  la  nation  assez  malavisée  pour  ne  plus 
vouloir  engraisser  aucun  exploiteur. 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  5  9 

Mais  la  Révolution  de  89  nous  montre  aussi  de 
quoi  est  capable  un  peuple  qui  défend  ce  qu'il  croit 
être  sa  liberté.  Les  hommes  qui  se  battent  pour  une 
idée  sont  invincibles  lorsqu'ils  n'ont  à  lutter  que  con- 
tre des  automates,  et  la  conviction  de  défendre  son 
fover,  son  indépendance  vaut  bien  des  bataillons. 

Les  partisans  de  l'autorité  nous  répliqueront  que 
la  République  de  89  était  une  nation  fortement  cen- 
tralisée, qu'elle  sut  défendre  son  unité,  même  contre 
les  ennemis  intérieurs,  et  que  c'est  pour  pouvoir  se 
défendre,  comme  elle,  contre  les  entreprises  exté- 
rieures et  intérieures,  qu'ils  réclament  une  organisa- 
tion semblable. 

Pour  que  l'argument  des  autoritaires  fût  vrai,  il 
faudrait  bien  étudier  la  philosophie  de  l'histoire  de 
cette  époque  et  se  rendre  compte  si  ceux  qui  se  mon- 
trent à  nous, "sous  les  traits  des  pins  farouches  parti- 
sans de  l'autorité  centrale,  ne  subirent  pas,  plus  d'une 
fois^  à  leur  insu,  la  pression  de  la  foule  anonyme  ? 
Si  ce  ne  fut  pas  à  partir  du  moment  où  l'initiative  in- 
dividuelle fût  complètement  étouffée,  la  foule  réduite 
à  l'impuissance  que  date  la  décadence  de  la  Révolu- 
tion pour  se  terminer  par  sa  chute  sous  le  talon  d'un 
soudard  ? 

Mais  cela  importe  peu  à  notre  argumentation. 
Quelle  que  fût  l'énergie  de  ceux  qui  avaient  la  direc- 
tion des  affaires,  leur  science  aurait-elle  été  encore 
cent  fois  plus  grande,  elles  auraient  pesé  de  peu, 
s'ils  n'avaient  été  secondés  par  l'énergie  de  ceux  qui 
restèrent  anonymes,  qui  surent  les  forcer,  plus  d'une 
fois,  à  prendre  les  mesures  nécessaires  au  salut  de 
tous  et  surent  aussi  les  exécuter  de  leur  propre  ini- 
tiative sans  attendre  Tassentiment  des  chefs. 


60  LA    SOCIÉTÉ    FUTURE 

On  avait  renversé  les  bastilles,  on  avait  démoli  — 
croyait-on  — les  lois  du  bon  plaisir,  les  entraves  qui 
retenaient  les  individus  dans  chacune  de  leurs  mani- 
festations étaient  à  bas,  on  avait  confisqué  les  biens 
de  la  noblesse  et  da  clergé,  ces  biens  devaient  être 
restitués  à  la  nation,  cette  espérance  avec  la  croyance 
que  la  liberté  la  plus  complète  allait  enfin  luire  pour 
tous,  c'en  était  plus  qu'il  ne  fallait  pour  meure  le 
feu  au  ventre  d'individus  qui,  la  veille,  n'avaient  pas 
même  l'entière  propriété  de  leur  corps,  et  les  rendre 
invincibles  ! 

Et  pourtant,  cela  aurait  été  encore  insuffisant,  s'ils 
n'avaient  eu  aflaire  à  des  armées  mercenaires  qui 
■étaient  loin  de  se  battre  avec  leur  enthousiasme,  et 
•dont  tout  le  respect  de  la  discipline  devait  peser  bien 
peu  sous  l'impétuosité  d'un  pareil  entrain. 

Cela,  sans  doute,  aurait  été  insuffisant  encore  si, 
dans  les  nations,  au  nom  desquelles  on  les  combat- 
tait, ils  n'avaient  trouvé  des  sympathies  qui  luttaient 
pour  eux  et  paralysaient  les  efforts  de  ceux  qui  les 
combattaient.  Le  nouvel  ordre  d'idées  avait  pour  en- 
nemis tous  les  privilégiés,  mais  il  avait  pour  lui  tous 
les  déshérités  qui  réclamaient  leur  affranchissement 
et  l'attendaient  des  hommes  nouveaux  qui  surgissaient 
comme  des  sauveurs. 

Voilà  le  secret  de  la  force  de  la  Révolution,  voilà 
où  nous  devons  tourner  nos  espérances  et  nos  efforts! 

La  Révolution  ne  peut  être  le  fait  d'un  seul  peuple, 
elle  ne  pourra  se  cantonner  en  un  seul  lieu.  Si  elle 
veut  vaincre,  il  faut  qu'elle  soit  internationale. 
Les  travailleurs  d'un  pays  n'arriveront  à  se  débar- 
rasser de  leurs  exploiteurs  qu'à  condition  que  leurs 


LA    SOCIÉTÉ   FUTURE  6r 

frères  des  nations  environnantes  pratiquent  la  même 
opération  hygiénique  ;  il  faut  qu'ils  sachent  enfin 
abjurer  les  haines  idiotes  dans  lesquelles  on  les  a 
bercés  et  se  décident  à  rayer  ces  lignes  fictives,  dont 
on  les  a  entourés  pour  les  isoler  les  uns  des  autres 
et  qui  n'existent  réellement  que  sur  le  papier. 

La  Révolution  doit  être  internationale,  c'est  ce 
dont  doivent  bien  se  convaincre  ceux  qui  rêvent  la 
transformation  de  la  propriété.  Pacifique  ou  violente  ; 
réorganisation  autoritaire  ou  libertaire,  la  nouvelle 
société  sera,  de  suite,  en  butte  aux  attaques  des  plou- 
tocraties environnantes,  si  réellement,  les  intérêts 
bourgeois  se  trouvent  lésés  par  le  nouvel  état  de 
choses. 

Aujourd'hui,  il  est  de  mode  de  se  dire  internatio- 
naliste. Tous  les  socialistes  le  sont,  les  économistes 
le  sont,  nombre  de  bourgeois  le  sont....  en  paroles! 
Comment  donc,  «  Vive  l'Internationale,  monsieur!  » 

Les  peuples  sont  pour  nous 
Des  frères  (ter). 

Une  chanson  de  P.  Dupont  le  chante  depuis  48. 

Les  peuples  sont  pour  nous  des  frères,  mais  tous 
ces  internationaux  enthousiastes,  y  compris  nombre 
de  socialistes,  il  ne  faut  pas  beaucoup  les  gratter 
pour  y  retrouver  le  chauvin,  et  leur  internationalisme 
n'aurait  pas  grand  mal  à  s'accommoder  d'une  con- 
quête. —  Oh  !  tout  simplement  pour  faire  le  bonheur 
des  conquis  !..,  Ils  sont  nos  frères  !...  tout  en  les  re- 
gardant avec  ce  petit  air  de  condescendance,  que  l'on 
a  lorsqu'on  regarde  des  individus  que  l'on  considère 
comme  inférieurs  à  soi. 

Cet  internationalisme-là  n'est  qu'une  parade,  les 

4 


62  LA    SOCIÉTÉ    FUTURE 

autres  peuples  nous  valent  comme  nous  valons  les 
autres  peuples,  seulement  nous  sommes  aussi  inca- 
pables de  faire  leur  bonheur  qu'eux  le  nôtre.  Aussi 
bien,  du  reste  qu'aucun,  individu  n'est  capable  de 
faire  le  bonheur  de  qui  que  ce  soit  malgré  lui.  Nous 
pouvons  nous  prêter  la  main  pour  nous  débarrasser 
de  ceux  qui  nous  font  du  mal  ;  nous  devons  nous 
considérer  comme  des  égaux  qui  peuvent  et  doivent 
se  rendre  service  à  l'occasion,  voilà  le  véritable  in- 
ternationalisme, mais  métions-nous  de  cet  interna- 
tionalisme, à  fleur  de  peau  qui  de  l'œil  droit  regarde 
amoureusement  nos  frères  de  l'autre  côté  de  la  fron- 
tière et  fait  risette  du  gauche  à  «  notre  brave  armée 
nationale  ». 

Français,  Allemands,  Italiens,  Anglais  ou  Russes, 
nous  sommes  exploités  de  la  même  façon.  C'est  une 
minorité  de  parasites  qui  nous  gruge  et  qui  nous 
mène.  Comme  l'âne  de  La  Fontaine,  mettons-nous 
bien  dans  la  tête  que  «  notre  ennemi,  c'est  notre 
maître  »  et  alors  il  n'y  aura  plus  de  haines  nationales. 
En  France,  comme  en  Allemagne,  en  Angleterre  ou 
en  Italie,  ceux  qui  nous  exploitent  ne  s'occupent 
guère  de  la  nationalité  de  ceux  qu'ils  tondent.  Leurs 
préférences,  s'ils  en  ont,  seront  pour  celui  qui  se 
laissera  tondre  le  plus  bénévolement.  —  L'humanité 
ne  se  divise  donc  qu'en  deux  classes  :  les  exploi- 
teurs et  les  exploités.  Que  les  déshérités  de  tous  pays 
en  fassent  leur  profit. 

Du  reste,  ici,  encore,  la  marche  des  événements 
est  encore  la  meilleure  éducatrice  des  individus,  en 
les  forçant  à  s'accommoder  aux  circonstances  qu'elle 
leur  présente.  Et  notre  époque  saura  bien  forcer  les 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  63 

individus  à  considérer  l'humanité  comme  leur  seule 
et  unique  patrie. 

L'internationalisme,  s'il  n'est  pas  entré  dans  les 
esprits  est  entré  dans  les  faits,  ce  qui  vaut  mieux.  A 
l'heure  actuelle,  tout  est  international.  Il  n'y  a  pas 
une  nation  qui  pourrait  s'isoler  et  s'enfermer  chez 
elle,  et  nos  protectionnistes  les  plus  enragés,  ne  peu- 
vent nous  «  protéger  »  aussi  «  fortement  »  qu'ils  le 
voudraient,  forcés  qu'ils  sont,  de  tenir  compte  de 
certaines  réciprocités. 

Le  télégraphe,  les  postes,  les  chemins  de  fer  sont 
internationaux.  Les  relations  commerciales  sont  tel- 
lement enchevêtrées  que  certaines  maisons  semblent 
n'avoir  plus  de  nationalité.  Des  maisons  de  banque, 
certaines  usines  sont  dans  ce  cas. 

La  fabrication  des  armes  de  guerre,  industrie  qui, 
dans  la  logique  patriote,  devrait  être  éminemment 
et  exclusivement  nationale,  est  une  de  celles  qui, 
peut-être,  est  des  plus  cosmopolites.  Les  maisons 
françaises  fournissent  de  canons  et  d'obus  des  nations 
qui,  à  un  moment  donné,  peuvent  être  appelées  à 
s'en  servir  contre  la  France;  des  maisons  italiennes, 
allemandes  et  anglaises  agissent  absolument  de  même. 
Certains  députés  sont  à  la  tête  de  quelques-unes  de 
ces  maisons  ^  Cela  semble  tellement  naturel  que 
personne  plus  ne  s'en  étonne. 

Toutes  les  branches  de  l'activité  humaine  sont 
occupées  journellement,  à  organiser  des  congrès  in- 
ternationaux, ne  pouvant  plus  opérer  isolément  cha- 
cune chez  elles;  les  relations  individuelles,  elles- 
mêmes,  par  ce  vaste  mouvement,  éprouvent  aussi  le 
besoin  de  sortir  de  leurs  frontières. 

I.  Voir  Hamon  :  Ministère  et  Mélinite,  pp.  45  à  63. 


64  LA    SOCIÉTÉ    FUTURE 

Le  progrès  lui-même  est  internatio'naliste,  et  peut 
s'opérer,  en  même  temps,  des  deux  côtés  de  la  fron- 
tière. Une  idée  émise  su-  un  point  peut  éclore  à  la 
même  heure,  à  mille  lieues  de  là  et,  en  peu  d'heures, 
avoir  rayonné  sur  le  reste  du  globe.  Une  idée  n'est 
pas  aussitôt  énoncée  aujourd'hui,  que  l'on  voit  plu- 
sieurs individus  s'en  disputer  la  paternité,  apportant 
les  preuves  qu'ils  ont  des  droits  égaux  à  la  revendi- 
quer. Ce'qtii  prouve,  soit  dit  en  passant,  qu'une  dé- 
couverte est  bien  plutôt  le  fait  d'une  génération 
que  d'un  individu.  La  révolution  sérieusement  so- 
ciale qui  s'accomplira  quelque  part  aura,  forcément, 
son  retentissement  au  cœur  de  chaque  nation,  c'est 
ce  qui  la  sauvera. 

Si  nous  ne  connaissions  l'outrecuidance  des  autori- 
taires, nous  pourrions  nous  étonner  de  leur  prétention 
d'assurer  le  succès  de  la  Révolution  par  le  seul  éta- 
blissement d'un  pouvoir  fort  ! 

Si  le  «  pouvoir  fort  »  s'amusait  à  toucher  aux  pri- 
vilèges bourgeois,  quels  que  fussent  son  pouvoir  et 
sa  force,  il  aurait  à  compter  avec  la  coalition  formi- 
dable qui  l'encerclerait  d'un  mur  de  baïonnettes; 
coalition  cent  fois  plus  féroce  que  la  coalition  mo- 
narchique de  89. 

Il  faut  être  absolument  visionnaire  pour  croire 
qu'il  suffit  de  s'organiser  comme  ses  adversaires  pour 
être  à  même  de  les  vaincre.  Ce  fut  l'erreur  de  la 
Commune  de  croire  qu'elle  pouvait  jouer  au  soldat 
comme  le  gouvernement  de  Versailles,  et  lui  livrer 
des  batailles  rangées,  et  cette  erreur  causa  sa  perte. 

Si  les  travailleurs  voulaient  s'amuser  encore  à  jouer 
ce  jeu-là,  ils  ne  tarderaient  pas  à  s'en  repentir.  A  des 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  63 

idées  nouvelles,  il  faut  des  moyens  nouveaux,  à  des 
éléments  différents,  il  faut  une  tactique  appropriée 
à  leur  manière  de  penser.  Laissons  les  panaches  et 
la  stratégie  à  ceux  qui  veulent  jouer  les  Bonaparte  et 
les  Wellington,  mais  ne  soyons  pas  si  bêtes  que  de 
les  suivre.  Quelles  que  seraient  l'énergie  et  l'activité 
déployées  par  les  révolutionnaires  placés  dans  ces 
conditions,  l'organisation  et  la  discipline  de  leurs 
forces,  fussent-elles  des  plus  admirables,  ils  succom- 
beraient sous  le  nombre  des  adversaires  que  leur  sus- 
citerait la  haine  des  appétits  menacés. 

L'espoir  des  autoritaires  se  fonde  sur  la  pensée, 
qu'ils  ont,  d'arriver  à  se  faire  reconnaître  comme 
pouvoir  légitime  par  les  autres  gouvernements.  Poli- 
ticiens au  fond,  et  rien  que  politiciens,  ils  espèrent 
traiter  sur  le  pied  d'égalité  avec  les  autres  gouver- 
nants et  jouer  aux  diplomates. 

Pour  se  faire  tolérer,  le  gouvernement  qui  surgira 
d'un  mouvement  révolutionnaire  devra  renoncer  à 
toute  tentative  de  réforme  sociale.  Pour  bien  se  faire 
venir  de  ses  «  chers  cousins  »  en  autorité,  il  devra 
employer,  à  refréner  l'impatience  de  ceux  qui  l'au- 
ront porté  au  pinacle,  les  forces  que  ceux-ci  lui  au- 
ront mises  entre  les  mains,  et  les  empêcher  de  donner 
assistance  aux  tentatives  de  révolte  qui  pourraient  se 
faire  jour  chez  leurs  nouveaux  alliés.  Ce  n'est  qu'en 
mentant  ainsi  à  son  origine,  qu'un  gouvernement  po- 
pulaire obtiendrait  de  l'autorité  auprès  des  pouvoirs 
environnants.  Etsi  tout  gouvernement  n'était,  de  par 
sa  constitution  même,  infailliblementrétrograde,  puis- 
qu'il s'établit  pour  imposer  et  défendre  un  ordre  de 
choses  quelconque,  ce  serait  encore  une  raison  pour 
le  repousser,  puisque  la  force  des  choses  le  pousserait 


66  LA   SOCIÉTÉ    FUTURE 

à  nuire  à  ceux  qui  l'auraient  élu,  tout  en  croyant 
leur  être  utile. 

Les  relations  internationales  en  se  développant  et 
en  devenant  de  plus  en  plus  fréquentes,  de  plus  en 
pl'us  étroites,  contribuent  à  uniformiser  les  mêmes 
besoins,  à  réveiller  partout  les  mêmes  aspirations. 
Partout  le  travailleur  souffre  des  mêmes  maux,  partout 
il  aspire  à  la  même  solution.  C'en  est  assez  pour  que 
la  Révolution  éclaiant  en  un  lieu  provoque  des  ex- 
plosions semblables  en  cent  endroits  différents. 

Si  les  travailleurs  savent  préalablement,  en  dépit 
de  leurs  maîtres,  solidariser  leurs  intérêts,  grouper 
leurs  efforts,  ils  sauront  se  prêter  un  mutuel  appui, 
bien  plus  efficacement  que  ne  le  saurait  faire  un  gou- 
vernement quel  qu'il  soit. 

Ces  révoltes  ou  tentatives  de  révoltes,  en  occupant 
chaque  bourgeoisie  chez  elle,  leur  ôtera  l'idée  d'aller 
voir  ce  qui  se  passe  chez  leurs  voisines.  Ayant  assez 
à  faire  pour  se  défendre  contre  leurs  propres  victi- 
mes, elles  ne  seront  pas  tentées  de  porter  secours  aux 
gouvernements  qui  s'écrouleront  à  côté  d'elles.  La 
diversion  est  une  tactique  très  habile  que  les  meil- 
leurs stratèges  n'ont  pas  dédaignée,  et  elle  peut  s'o- 
pérer sans  mettre  aucune  armée  sur  pied. 

Les  travailleurs  d'une  localité  ne  pourront  triom- 
pher et  s'émanciper  chez  eux,  qu'à  la  condition  que 
les  travailleurs  des  localités  environnantes  se  révol- 
tent aussi.  Cela  est  vrai  pour  les  travailleurs  d'une 
même  nation,  afin  de  forcer  leurs  maîtres  de  diviser 
leurs  forces,  cela  est  vrai  pour  les  travailleurs  de  na- 
tionalités diverses  afin  d'empêcher  leurs  maîtres  de 
s'aider  mutuellement.  Tout  se  tient.  La  solidarité  in- 
ternationale des  travailleurs  ne  doit pasêireune vaine 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  67 

formule,  ni- la  réalisation  renvoyée  à  un  avenir  loin- 
tain comme  d'aucuns  voudraient  nous  le  faire  croire. 
C'est  une  des  conditions  sine  qua  non  du  triomphe 
de  la  Révolution. 

Telle  est  la  rigoureuse  logique  des  choses  et  des 
idées.  Cette  union  fraternelle  des  travailleurs  de 
tous  pays,  posée  en  rêve  d'avenir,  ne  doit  pas  être 
seulement  une  aspiration,  c'est  un  moyen  de  lutte 
contre  nos  maîtres  et  un  gage  de  triomphe  si  nous 
savons  la  réaliser. 

Cette  idée  de  l'union  internationale  des  travailleurs 
n'est  pas  sans  préoccuper  la  bourgeoisie.  Elle  sait  bien 
que  du  jour  où  les  peuples  cesseront  de  se  regarder 
en  ennemis,  elle  n'aura  plus  de  raison  pour  main- 
tenir des  millions  d'hommes  pour  sa  défense,  d'o- 
pérer ces  armements  formidables  derrière  lesquels 
elle  se  croit  inexpugnable,  c'est  pourquoi  aussi,  elle 
a  essayé  d'ériger  en  culte,  ce  dogme  delà  patrie,  c'est 
pourquoi  ses  thuriféraires  poussent  des  cris  d'oison 
lorsque  des  voix  indépendantes  se  font  entendre  pour 
stigmatiser  les  atrocités  que  l'on  couvre  du  nom  de 
patriotisme,  pour  affirmer  que  la  véritable  Patrie 
pour  rhomme,  c'est  l'humanité! 

«  Agents  de  l'étranger,  misérables,  gredins  »,  sont 
les  épithètes  les  plus  douces  dont  ces  revanchards 
féroces  les  aient  gratifiés.  Rien  d'étonnant,  du  reste, 
à  ce  débordement  d'injures,  ces  messieurs  jugeant  les 
autres  d'après  eiix-mêmes,  s'imaginent  que  l'on  n'écrit 
que  les  choses  pour  lesquelles  on  est  payé.  Salariés 
de  la  plume  ou  de  la  parole,  ils  ne  peuvent  pas  croire 
qu'il  y  en  ait  qtii  ne  carient  ou  n'écrivent  que  ce 
qu'ils  pensent. 


68  LA.    SOCIÉTÉ    FUTURE 

«  Vous  ne  voulez  pas  amoindrir  les  patries  des  au- 
tres au  profit  de  la  vôtre,  vous  n'êtes  qu'un  gredin! 
Vous  ne  voulez  pas  crier,  avec  nous,  que  votre  patrie 
est  la  reine  des  nations,  que  les  habitants  des  autres 
nations  ne  sont  que  des  gueux,  donc  vous  êtes  un 
agent  de  l'étranger.  »  Tel  est  le  raisonnement  de  ces 
messieurs,  partant  de  là  pour  démontrer  aux  imbé- 
ciles que,  du  moment  que  l'on  n'acceptait  pas  les 
yeux  fermés,  toutes  les  coquineries  qui  se  commet- 
tent au  nom  de  la  Patrie,  c'est  que  l'on  en  est  l'en- 
nemi. 

Et  voilà  pourquoi  l'épithète  d'anti-patriote  prise  en 
dernier  par  les  internationalistes  pour  combattre  cette 
campagne  inepte  de  militarisme,  de  chauvinisme  qui 
veut  pousser  les  hommes  à  s'entr'  égorger,  est  deve- 
nue, sous  leurs  calomnies,  l'équivalent  d'ennemis  de 
la  France  appliquée  aux  anti-pairioies  français;  d'en- 
nemis de  l'Allemagne,  de  l'Italie  ou  de  l'Angleterre 
appliquée  aux  anti-patriotes,  allemands,  italiens  ou 
anglais,  quand  elle  signifie  purement  et  simplement: 
amour  de  l'humanité  et  haine  à  la  guerre. 

Les  anti-patriotes  ne  peuvent  pas  être  les  ennemis 
de  leur  propre  pays^  puisqu'ils  veulent  élargir  l'amour 
de  l'individu  à  toute  l'humanité.  Faisant  la  guerre  à 
1  autorité  et  au  capital  parce  qu'ils  sont  l'autorité  et 
le  capital,  ils  en  sont  les  adversaires  aussi  bien  chez 
les  autres  que  chez  eux.  Ce  n'est  pas  un  déplacement 
d'autorité  au  profit  d'un  groupement  à  l'exclusion 
d'un  autre  qu'ils  réclament,  mais  bien  sa  disparition 
complète. 

Adversaires  de  l'autorité,  on  nous  accuse  de  vou- 
loir la  confusion;  adversaires  des  formes  légales  de 
la  famille,  des  contraintes  et  des  empêchements  que 


h\    SOCIÉTÉ   FUTURE  69 

la  loi  apporte  à  son  évolution  naturelle,  on  nous  ac- 
cuse de  vouloir  en  détruire  les  sentiments  affectifs; 
adversaires  du  patriotisme  étroit  qui  fait  considé- 
rer les  peuples  comme  des  ennemis,  partisans  de  la 
fraternité  universelle,  on  nous  accuse  de  prêcher 
l'abaissement  de  notre  pays  sous  ses  voisins  et  à  la 
haine  de  nos  compatriotes! 

Il  faudrait  s'entendre.  Nous  savons  que  l'homme 
éprouvera  toujours  certaines  préférences.  Il  aimera 
à  se  rappeler  les  lieux  où  il  aura  vécu,  où  il  aura  été 
heureux,  où  se  seront  développées  ses  affections.  Ln 
sentiment  de  bienveillance  particulière  le  portera  tou- 
jours vers  les  lieux  où  il  sera  sûr  de  posséder  des  amis. 
Et  cette  sympathie,  cet  amour  peuvent  se  porter  sur 
la  contrée  la  plus  ingrate,  aussi  bien  que  sur  une  con- 
trée fertile  et  enchanteresse.  Quand  on  dit  que  l'on 
aime  tel  pays,  ce  sont  les  souvenirs  qu'il  vous  rap- 
pelle, les  émotions  qu'il  vous  a  fait  éprouver,  les  amis 
que  vous  y  avez  laissés^,  c'est  à  tout  cet  ensemble  de 
choses  que  se  rapporte  cet  attachement  et  non  au  sol 
pour  lui-même. 

Si  les  hommes  croient  devoir  être  plus  attachés  à 
l'endroit  qui  les  a  vus  naître,  pour  le  seul  fait  qu'il 
leur  rappelle  leur  naissance,  quel  mal  y  a-t-il,  et  qui 
aurait  jamais  eu  la  pensée  de  combattre  ce  sentiment? 
Connaissons-nous  toujours  bien  distinctement  tous 
les  mobiles  qui  dictent  nos  sentiments? 

Mais  parce  que  nous  aimons  davantage  telle  ou 
telle  localité,  est-ce  bien  une  raison  de  considérer  les 
habitants  des  autres  pays  comme  des  ennemis?  Si  le 
patriotisme  était  le  sentiment  exclusif  du  sol,  du  pays 
où  l'on  est  né,  il  n'y  a  pas  de  raison  pour  qu'il  s'é- 
te.îde  à  toute  une  contrée,  comme  la  France,  l'Aile- 


70  L\    SOCIETE    FUTURE 

magne,  la  Russie,  etc.,  qui  ne  sont  que  des  assem- 
blages de  patries  plus  petites.  L'amour  de  la  province 
serait  plus  compréhensible,  celui  de  la  localité  que 
l'on  habite  ou  de  celle  où  l'on  est  né,  encore  plus. 
Pourquoi  pas  les  haines  entre  habitants  de  la  même 
rue?  tt  si  l'amour  de  l'homme  s'est  agrandi  Jusqu'à 
aimer  ceux  qui  ne  lui  sont  rattachés  que  par  des 
liens  fictifs,  pourquoi  se  restreindraient-ils  plutôt  à 
une  partie  qu'à  une  autre?  Pourquoi  ne  pas  l'élargir 
à  l'humanité  entière? 


LA.   RÉVOLUTION    FILLE    DE    l'ÉVOLUIION 


Nous  avons  vu,  dans  ce  qui  précède,  que  la  Révo- 
lution suit  l'Evolution.  En  effet,  il  n'y  a  pas  de  hiatus 
entre  hier  et  aujourd'hui,  demain  est  le  fils  de  la 
veille;  la  société  que  nous  désfrons  ne  pourra  donc 
s'établir  d'une  seule  pièce.  Elle  ne  pourra  être  que 
ce  que  les  événements  antérieurs  auront  préparé. 
C'est  pourquoi  nous  ne  devons  pas  attendre  la  Révo- 
lution pour  vivre  notre  idéal,  et  que  nous  cherchons, 
selon  nos  moyens,  à  adapter  nos  actes  à  notre  ma- 
nière de  penser. 

Il  est  acquis,  pour  nous,  que  les  réformes  octroyées 
par  la  bourgeoisie  ne  peuvent  amener  l'affranchisse- 
ment des  travailleurs.  Nous  avons  développé  cette 
façon  de  penser  dans  un  autre  travail  ^  inutile  d'y 
revenir  ici.  Tant  que  l'on  n'aura  pas  fait  table  rase 
des  institutions  qui  entravent  le  libre  développement 

i.  La  Société  Mourante  et  l'Anarchie. 


72  LA    SOCIETE    FUTURE 

humain,  les  réformes  ne  seront  qu'un  appât  grossier 
pour  égarer  les  travailleurs,  ou  un  perfectionnement 
en  faveur  du  Capital  pour  continuer  son  exploitation 
L'abolition  de  l'autorité,  la  transformation  de  la  pro- 
priété, l'abolition  de  la  monnaie,  peuvent  seules  as- 
surer l'affranchissement  des  travailleurs.  Il  serait 
absurde  de  compter  l'obtenir,  non  seulement  tant  que 
la  bourgeoisie  sera  au  pouvoir,  mais  même  d'un  pou- 
voir ouvrier. 

Mais,  si  trompeuses  et  si  illusoires  que  soient  les  ré- 
formes, il  y  a  des  individus  qui,  de  bonne  foi,  croient 
opérer  avec  elles  une  amélioration  dans  le  sort  des 
travailleurs.  Ils  s'imaginent  sincèrement  obtenir  des 
parlements,  des  transformations  dans  l'ordre  social, 
qui  auraient  le  pouvoir  d'apporter,  sinon  la  richesse 
au  sein  des  familles  de  travailleurs,  tout  au  moins  le 
bien-être.  Tenant  pour  nulles  et  non  avenues  les  expé- 
riences du  passé  et  du  présent,  ils  travaillent  à  con- 
vaincre les  électeurs  de  l'excellence  de  leurs  panacées, 
les  engageant  à  ne  voter  que  pour  des  candidats  leur 
promettant  de  travailler  à  la  réalisation  desdites  ré- 
formes. 

Bien  entendu,  nous  parlons  ici  des  gens  convain- 
cus, ne  faisant  pas  de  la  politique  un  métier,  n'affir- 
mant que  ce  qu'ils  croient  vrai. 

En  travaillant  à  préconiser  leurs  réformes,  ces  évo- 
lutîonistes  convaincus  font  inconsciemment  le  jeu 
des  politiciens,  et  dévoient  les  travailleurs  en  leur 
faisant  espérer  des  progrès  qui  se  tourneront  contre 
eux;  ils  aident  à  les  tenir  dans  ce  cercle  vicieux  du 
parlementarisme  qui  les  fait  se  consoler  de  chaque 
déception  en  espérant  mieux  pour  l'avenir. 

Mais  chaque  médaille  a  son  revers;  s'ils  travaillent 


LA    SOCIÉTÉ    lUlU.lE  jS 

inconsciemment  à  dévoyer  les  travailleurs,  les  pro- 
moteurs de  réformes  n'en  travaillent  pas  moins  in- 
consciemment, et  sous  la  forme  négative,  à  ruiner  le 
crédit  du  parlementarisme.  Si  la  grande  masse  ne  se 
rebute  pas  des  déceptions  et,  après  chaque  trahison, 
continue  à  porter  son  bulletin  dans  l'urne,  ceux  qui 
réfléchissent  s'aperçoivent  de  l'impuissance  du  parle- 
mentarisme et  cherchent  leur  émancipation  dans  une 
autre  voie. 

Il  arrive  encore  à  ceux  qui  cherchent,  de  bonne 
foi,  à  l'exploitation  et  à  la  misère,  des  remèdes  légaux, 
que,  parfois,  ils  mettent  la  main  sur  des  réformes  qui 
sapent  les  fondements  de  la  société  bourgeoise,  et  se 
font  traiter,  par  la  bourgeoisie,  comme  de  vulgaires 
révolutionnaires.  Tout  le  mouvement  d'idées  qu'ils 
engendrent  travaille  à  préparer  le  cerveau  des  tra- 
vailleurs aux  conséquences  de  la  Révolution  sociale. 
Les  mouvements  politiques  engendrés  par  eux  peu- 
vent, de  par  le  fait  des  choses,  se  générer  en  mouve- 
ments économiques  plus  prononcés 

Ceux  qui  ont  compris  que  la  force  seule  pouvait 
les  émanciper,  n'ont,  certes,  pas  à  se  préocctiper  de 
ce  mouvement  de  réformes;  qu'ils  soient  sincères  ou 
que  ce  soit  pour  des  motifs  d'ambition  personnelle, 
ceux  qui  préconisent  la  voie  parlementaire  n'en  tra- 
vaillent pas  moins  à  égarer  le  travailleur,  ce  mouve- 
ment doit  être  combattu. 

Chaque  fois  que  l'on  discute  avec  un  contradic- 
teur, il  doit  être  admis  qu'il  est  de  bonne  foi  ;  ce  n'est 
pas  sa  conviction  que  l'on  discute,  mais  les  déduc- 
tions qu'il  tire  des  idées  qu'il  exprime,  les  résultats 
qu'il  en  attend.  On  peut,  avec  de  très  mauvaises  in- 


74  '■-A    SOCIÉTÉ    FUTURE 

tentions,  émettre  de  très  bonnesidées,  et,  de  très  bonne 
foi,  les  idées  les  plus  absurdes,  nous  devons  donc  discu- 
ter les  idées  de  nos  contradicteurs  et  non  leur  sincérité. 

Parce  que  nous  avons  vu  que  l'agitation  légale  ne 
pouvait  aboutir  à  aucune  solution,  et  que  nous  avons 
cherché  à  démontrer  aux  travailleurs  qu'ils  ne  de- 
vaient pas  perdre  leur  temps  à  ces  amusettes,  on  en 
a  conclu  que  nous  étions  les  adversaires  de  toute 
amélioration  temporaire  dans  le  sort  des  travailleurs, 
et  que  nous  avions  pour  but  de  les  faire  échouer. 
C'est  encore  là  une  erreur. 

En  cherchant  à  démontrer  aux  travailleurs  qu'ils 
n'ont  rien  à  attendre  de  la  classe  qui  les  exploite, 
que  toute  réforme  incomplète  n'est  qu'un  leurre, 
nous  ne  lui  disons  pas  de  la  refuser  si  on  la  lui  ac- 
corde, nous  combattons  seulement  le  raisonnement 
qui  tend  à  lui  faire  considérer  cette  réforme  comme 
le  but  à  atteindre,  comme  capable,  par  elle-même 
d'opérer  son  affranchissement.  Nous  cherchons  à  lui 
éviter  une  déception  et  à  rompre  le  cercle  vicieux 
qui  consisterait  à  le  faire  courir,  toujours  après  quel- 
que réforme  nouvelle. 

S'il  était  possible  de  mener  les  deux  campagnes  de 
front  :  travailler  à  l'obtention  des  réformes,  et  dé- 
monstration de  leur  impuissance,  nous  le  ferions  de 
grand  cœur,  car  l'application  des  réformes  serait  la 
meilleure  démonstration  de  leur  impuissance,  mais 
le  raisonnement  simpliste  de  la  foule  ne  s'accommo- 
derait pas  de  cette  manière  de  procéder,  et  il  n'a  peut- 
être  pas  tort,  voilà  pourquoi  nous  sommes  bien 
forcés  de  prophétiser  sur  l'impuissance  des  réformes, 
de  combattre  ceux  qui  voudraient  nous  endoctriner 
dans  cette  campagne,   et  d'attendre  que   les  événe- 


LA    SOCIETE    FUTURE  7^ 

ments  nous  apportent  la  démonstration  de  notre  rai- 
sonnement. Ce  qu'ils  font  tous  les  jours,  du  reste. 

Si  les  distinctions  étaient  bien  tranchées,  si  la  so- 
ciété était  divisée  en  deux  classes  :  les  exploiteurs  et 
les  exploités,  peut-être  cela  en  vaudrait-il  mieux  pour 
la  diffusion  de  la  vérité.  Si  les  travailleurs  n'avaient 
pas  entre  eux  et  leurs  exploiteurs  tous  ces  intermé- 
diaires qui  leur  empêchent  de  voir  clair  et  les  Jettent 
dans  l'hésitation  avec  leurs  multiples  argumentations, 
ça  serait  bien  de  la  besogne  d'épargnée  à  l'humanité, 
mais  nous  sommes  bien  forcés  d'accepter  —  pour  le 
combattre  —  ce  qui  existe. 

Dans  la  société,  dans  la  nature,  il  n'y  a  pas  de  type 
d'une  seule  pièce.  Le  poison  le  plus  violent  peut, 
pris  à  dose  moindre,  servir  d'antidote,  et  si  les  parti- 
sans des  réformes  sèment  l'erreur,  ils  contribuent, 
eux  aussi,  à  discréditer  l'organisation  actuelle. 

Pour  éprouver  le  besoin  de  réformes  nouvelles,  il 
faut  bien  qu'ils  aient  constaté  des  irrégularités  dans 
l'organisation  sociale  qu'ils  veulent  améliorer.  Pour 
préconiser  ces  réformes,  il  faut  bien  qu'ils  critiquent 
les  irrégularités  qu'elles  sont  chargées  d'empêcher,  et 
voilà  comment  la  littérature,  la  science  apportent 
leur  quote-part  de  faits  et  d'arguments  contre  l'état 
social  existant. 

De  ce  conflit  d'idées,  se  dégage,  évolutivement  un 
autre  courant  qui  n'est  peut-être  pas  encore  tout  ac- 
quis à  l'idée  de  la  Révolution,  mais  qui  n'est  déjà 
plus  du  parti  d'expectative.  La  grande  masse  des  in- 
dividus est  toujours  portée  à  prendre  la  moyenne  des 
idées,  c'est  une  nouvelle  raison  pour  les  partisans  du 
Progrès  de  ne  pas  avoir  peur  d'aller  trop  loin,  et  de 


76  LA   SOCIÉTÉ   FUTURE 

demande-r  toujours  beaucoup,  la  majorité  étant  assez 
disposée  d'elle-même  à  se  contemer  de  moins. 

Cette  tendance  de  la  foule  à  réduire  les  idées  à  son 
niveau  serait  même  à  faire  désespérer  du  progrès  dé- 
finitif, si  le  passé  ne  nous  démontrait  que,  autant  elle 
est  rétrograde  en  temps  calme,  autant  elle  est  em- 
portée en  temps  de  révolution,  et  combien  il  est  facile 
alors,  à  une  petite  minorité  d'individus  conscients  et 
bien  déterminés,  de  lui  faire  accepter  les  idées  les 
plus  larges,  si,  déjà,  elle  a  été  préparée  par  une  pro- 
pagande claire  et  précise. 

De  ce  prêche  incessant  des  idées,  il  en  ressort  en- 
core ceci,  c'est  que  les  individus  qui  s'imprègnent 
bien  de  ces  idées,  en  arrivent  à  vouloir  les  réaliser 
dans  la  mesure  de  la  possibilité  que  leur  en  laissent 
les  lois  existantes.  Certaines  idées  arrivent  ainsi  à 
passer  dans  la  pratique,  à  transformer  les  mœurs  et  à 
préparer  la  voie  à  d'autres  idées. 

Ainsi,  malgré  son  horreur  de  «  l's.mour  libre  »,  la 
société  en  est  arrivée  à  accepter  et  à  respecter  certaines 
unions  libres,  n'ayant  nullement  été  sanctionnées 
par  l'autorité  ni  la  religicn.  La  volonté  des  contrac- 
tants est  arrivée  à  les  imposer  à  leur  entourage  et  à 
les  rendre  aussi  valables  que  si  l'autorité  les  avait 
enregistrées.  C'est  sous  l'influence  des  idées  de  liberté 
dans  les  relations  sexuelles  qu'elle  a  dû  modifier  les 
lois  restrictives  du  mariage  et  voter  le  divorce. 

Tous  les  jours  l'idée  d'autorité  perd  de  son  pou- 
voir, à  chaque  instant  les  individus  perdent  le  respect 
des  institutions  existantes  et  cherchent  à  échapper  à 
leur  action.  Tous  les  jours  on  voit  les  individus  s'or- 
ganiser pour  suppléer  à  l'action  de  l'Etat  dont,  il  n'y 
a  pas  longtemps  encore,  on  croyait  l'aide  si  efficace 


LA   SOCIÉTÉ    FUTURE  77 

que  l'on  n'osait  rien  entreprendre  sans  son  concours. 

Peu  à  peu  les  idées  se  transforment,  à  leur  tour, 
elles  transforment  les  mœurs,  et  l'intensité  de  la  con- 
viction amène  les  individus  à  adapter  le  milieu  à 
leurs  conceptions.  Ces  tentatives  réussissent  ou  avor- 
tent mais  ne  passent  pas  sans  laisser  leur  trace. 

Telles  sont  les  émigrations  qui  se  sont  faites  pour 
essayer  de  réaliser,  dans  des  pays  vierges,  différentes 
conceptions  socialistes.  L'échec  attend  la  plupart, 
car  les  conditions  de  réussite  qu'exigeraient  ces 
essais,  ne  sont  pas  toujours  respectées  par  les  associés, 
faute  de  temps,  de  moyens  ou  de  connaissance. 

Et  puis,  quelque  éloigné  que  l'on  soit,  l'influence 
perverse  de  l'ancienne  civilisation  est  là  qui  n'at- 
tend que  la  moindre  faiblesse  des  individus  pour 
exercer  son  action  néfaste.  On  est  forcé  de  conserver 
certaines  relations  avec  l'ancien  monde,  on  reste  son 
tributaire  pour  une  foule  de  choses  dont  on  ne  peut 
se  passer  et  que  le  manque  de  moyens  vous  empêche 
de  créer  :  de  là  impossibilité  absolue  de  vivre  son 
idéal,  de  sorte  que  l'élimination  des  mauvais  germes 
inculqués  par  l'état  actuel  ne  pouvant  s'accomplir 
complètement  dans  ce  dernier,  ils  se  trouvent  par- 
fois réveillés  et  remis  en  activité  par  de  nouveaux 
contacts. 

Mais  ces  insuccès  n'infirment  nullement  la  logique 
des  idées  nouvelles,  ils  ne  prouvent  que  leur  incom- 
patibilité avec  le  régime  actuel  et  la  nécessité  de  sa 
disparition  pour  que  les  idées  nouvelles  puissent  évo- 
luer librement. 

Chaque  fois  que  des  novateurs  ont  mis  en  péril, 
par  leurs  idées,  les  privilèges  bourgeois,  il  s'est  trouvé 


ng  LA    SOCIÉTÉ    FUTURE 

des  imbéciles  pour  proposer  de  prendre  les  mécoii- 
tenis,  de  les  embarquer  pour  une  île  quelconque, 
avec  une  pacotille  d'outils  et  de  les  mettre  à  même 
d'expérimenter  ainsi  leur  projet  de  société. 

Ceux  qui  ont  trouvé  cette  solution  sont  bien  ai- 
mables, mais  leur  proposition  est  une  belle  plaisan- 
terie, qu'ils  nous  permettent  de  le  leur  dire  s'ils  ne 
s'en  doutent  pas. 

Que  l'on  s'imagine  plusieurs  individus  en  présence 
d'un  héritage  composé  de  vastes  terrains  de  culture 
des  plus  productifs,  d'une  maison  d'habitation  pour- 
vue de  toutes  les  commodités  de  l'existence  les  plus 
nouvelles,  d'un  assortiment  de  tout  ce  que  le  génie 
humain  a  pu  inventer,  d'une  bibliothèque  contenant 
tous  les  chefs-d'œuvre  de  la  littérature,  toutes  les  dé- 
couvertes de  la  science,  et  que,  lorsqu'il  s'agirait  de 
jouir  en  commun  de  cet  héritage,  quelques-uns  des 
héritiers  viendraient  tenir  à  leurs  collègues  le  lan- 
gage suivant  : 

«  Nous  avons  hérité  ensemble,  cela  est  vrai,  mais 
nous  avons  été  élevés  en  cette  maison  et  avons  tou- 
jours joui  du  luxe  qui  y  est  réuni,  sans  jamais  rien 
faire;  vous  autres  étiez  occupés  seulement  à  faire 
marcher  les  machines,  à  cultiver  les  terres,  à  cons- 
truire la  maison  dont  nous  héritons,  vous  ne  pouvez 
avoir  la  prétention  de  vivre  sur  le  même  pied  que 
nous.  Il  faut  du  monde  pour  cultiver  ces  terres,  pour 
réparer  ces  machines,  entretenir  cette  maison;  si  vous 
pouviez  en  jouir  comme  nous,  vous  ne  voudriez  plus 
travailler,  chose  que  nous  sommes  bien  décidés  à  ne 
pas  faire  non  plus.  Vous  êtes  les  plus  nombreux,  si 
nous  en  venions  aux  mains,  nous  pourrions  bien  ne 
pas  être  les  plus  forts,  mais,  tenez,  nous  sommes  bons 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  79 

fieux,  voici  ce  que  l'on  pourrait  faire  :  nous  allons 
vous  payer  votre  voyage  ;  à  la  Terre  de  Feu  il  y  a  des 
terres  qui  n'appartiennent  à  personne,  nous  vous 
fournirons  des  outils,  nous  vous  ferons  une  petite 
pacotille  qui  vous  permettra  de  commercer  avec  les 
Pécherais,  vous  serez  au  moins  libres  de  faire  ce  que 
vous  entendrez  sans  gêner  personne;  nous,  de  notre 
côté,  nous  pourrons  continuer  à  faire  valoir  notre 
petit  héritage  et  tout  le  monde  sera  content!  » 

Voilà,  dépouillé  de  sa  rhétorique,  le  raisonnement 
tenu  par  les  bourgeois  lorsqu'ils  engagent  les  tra- 
vailleurs mécontents  de  leur  sort  à  émigrer. 

Ils  ont  entre  les  mains  toute  la  richesse,  tous  les 
moyens  de  production,  le  répertoire  de  toutes  les 
connaissances  humaines,  en  un  mot,  tous  les  fruits  de 
la  civilisation,  tous  les  moyens  de  développement  que 
notis  devons  au  travail  des  générations  passées.  Et 
lorsque  nous  leur  réclamons  nôtre  part  de  cet  héri- 
tage, ils  veulent  nous  envoyer  j  romener  chez  les 
Groënlandais  ou  chez  les  Eotocudos  qui  ne  nous  doi- 
vent rien.  Nous  ne  voulons  pas  aller  si  loin,  chercher 
ce  qui  n'y  existe  pas,  quand  nous  l'avons  sous  la  main. 
Nous  avons  droit,  de  par  notre  travail,  à  ce  qui  existe, 
et  ces  droits  nous  saurons  bien  les  faire  valoir. 

A  côté  des  individus  allant  au  loin  réaliser  leur 
idéal  de  société,  et  dont,  malgré  tout,  les  essais  sont 
intéressants  à  étudier,  dont  les  avortements  même 
sont  des  leçons  pour  des  tentatives  mieux  combinées, 
il  y  a  ceux  qui  essaient  de  le  réaliser,  dans  la  mesure 
du  possible,  au  milieu  de  la  société  actuelle. 

Les  uns  dans  les  actes  de  leur  vie  privée,  dans  leur 
relation  avec  leur  entourage,  d'autres  en  S3  groupant 


80  LA    SOCIÉTÉ   FUTURE 

ensemble  pour  donner  à  la  tentative  une  extension 
plus  grande,  une  portée  plus  significative. 

C'est  ainsi  que,  avant  la  réaction  de  93,  s'était 
formé  un  groupe  d'individus  dans  le  but  d'organiser 
un  atelier  où  chacun,  aux  heures  dont  il  aurait  pu 
disposer,  serait  venu  travailler  afin  de  produire  des 
objets  qui  auraient  été  mis  non  seulement  à  la  dispo- 
sition des  adhérents,  mais  aussi  des  voisins,  des  amis, 
ne  leur  demandant  en  retour  que  d'étudier  avec  sin- 
cérité les  idées  qui  faisaient  mouvoir  le  groupement. 

Loin  de  faire  comme  les  sociétés  coopératives  de 
production  ou  de  consommation  où  chacun  est  payé 
au  prorata  de  ce  qu'il  verse  ou  de  ce  qu'il  produit,  on 
n'aurait  fait  appel  qu'à  l'activité  des  individus. 

Les  objets  étant  fabriqués,  on  aurait  demandé  qui 
en  avait  le  plus  besoin  ou  bien,  sans  attendre  la  fabri- 
cation des  objets,  on  aurait  passé  la  revue  de  ce  que 
le  groupe  pouvait  fabriquer,  et  on  se  serait  enquis 
des  besoins  des  individus,  et  on  aurait  produit  les 
objets  demandés. 

Le  groupe  se  serait  abstenu  de  toute  opération  com- 
merciale ou  qui  aurait  pu  y  ressembler.  Tout  en  éten- 
dant leurs  relations  au  plus  grand  cercle  possible,  aux 
régions  les  plus  éloignées  échappant  à  tout  contrôle, 
afin  de  conserver  au  groupement  son  caractère  d'aide 
mutuelle  qui  se  serait  faite  par  des  échanges  de  ser- 
vices et  non  de  produits,  à  ceux  qui  seraient  venus  à 
eux,  ils  n'auraient  demandé  que  de  la  bonne  foi.. 
Chacun  aurait  puisé  ce  qui  lui  aurait  semblé  bon  dans 
le  stock  des  productions,  n'étant  retenu  d'abuser  que 
par  sa  seule  discrétion,  n'y  versant  que  ce  que  sa  pro- 
pre spontanéité  l'y  déciderait.  Une  cotisation  en  es- 
pèce, facultative,  aurait  alimenté  la  caisse  nécessaire 


LA   SOCIÉTÉ   FUTURE  8l 

aux  achats  des  matières  premières  dont  le  groupe 
aurait  eu  besoin. 

Ce  groupe  '  avait  déjà  loué  un  atelier  où  il  avait 
commencé  la  fabrication  et  la  réparation  des  meubles 
de  ceux  qui  s'adressaient  à  lui.  Il  avait  loué  un  champ 
où  les  adhérents  se  proposaient  de  cultiver  assez  de 
légumes  pour  les  besoins  de  leur  ménage,  mais  on 
comptait  même  en  avoir  de  supplémentaires  que  l'on 
aurait  distribués  à  ceux  que  l'on  aurait  supposé  sus- 
ceptibles de  comprendre  l'idée. 

Plus  tard,  si  les  développements  du  groupe  s'y 
étaient  prêtés,  on  devait  établir  une  bibliothèque  où 
l'on  aurait  réuni  les  meilleurs  livres  de  science,  de 
littérature  et  d'histoire  pour  l'instruction  de  ceux  qui 
auraient  voulu  venir  les  consulter.  Les  progrès  au- 
raient-ils continué,  on  y  aurait  annexé  une  école  pour 
les  enfants. 

Chacun  pouvant  puiser  au  tas,  sans  être  forcé  d'y 
apporter,  l'association  n'aurait  pas  duré  longtemps, 
nous  dirons  les  bourgeois,  car  tout  le  monde  aurait 
voulu  puiser  et  ne  jamais  mettre.  Le  groupe  n'a  pas 
assez  vécu  pour  que  l'on  puisse  savoir  ce  qu'il  aurait 
pu  produire.  En  tous  cas,  la  bourgeoisie  n'a  pas  at- 
tendu cela  ;  elle  s' est  dépêchée  de  faire  impliquer  quel- 
ques membres  du  groupe  dans  sa  fameuse  association 
de  malfaiteurs  et  de  tuer  ainsi  la  tentative  par  la  per- 
sécution. 

Partout  il  y  a  des  parasites,  et  il  aurait  pu  très  bien 
se  faire  qu'il  s'en  glissât  parmi  eux,  cela  n'aurait  rien 
prouvé  contre,  mais  si  son  expérience  avait  pu  se 

I.  La  Commune  anarchiste  de  Montreuil,  telle  était  la  de'no 
mination  qu'il  avait  prise,  du  nom  de  la  localité  où  se  trouvait 
son  siège. 


82  LA    SOCIÉTÉ   FUTURE 

poursuivre,  elle  aurait  habitué  les  individus  à  prati- 
quer la  solidarité^  à  se  passer,  entre  eux,  de  l'usage 
de  la  monnaie,  en  se  prêtant  mutuellement  des  ser- 
vices sans  les  évaluer.  L'un  y  aurait  apporté  sa  force 
de  travail,  l'autre  son  ingéniosité  ou  son  savoir,  un 
autre  des  matières  premières,  quel  meilleur  essai 
pourrait-on  faire  dans  la  société  actuelle? 

Quelle  meilleure  tactique  pour  prouver  aux  indivi- 
dus que  l'on  peut  organiser  une  société  sans  valeur 
d'échange^  sans  autorité,  sans  évaluation  des  forces 
dépensées,  qu"en  les  mettant  à  même  de  le  voir  pra- 
tiquer sous  les  yeux. 

La  méthode  de  mettre  les  individus  qu'ils  auraient 
jugés  aptes  de  comprendre  leur  idéal,  à  même  de 
profiter  des  travaux  du  groupe  en  aurait  amené,  cer- 
tainement, à  y  prendre  part.  Quelques-uns  auraient 
pu  en  abuser,  tout  en  se  moquant  des  promoteurs 
naïfs,  mais  ceux  qui  ne  sont  pas  complètement  pour- 
ris par  la  société  bourgeoise,  n'auraient  pas  voulu 
puiser  au  tas  sans  rien  y  apporter,  tout  en  n'acceptant 
pas  l'idée,  faute  de  la  comprendre,  ils  auraient  cher- 
ché à  utiliser  leur  bonae  volonté  dans  la  production. 
La  pratique  leur  aurait,  ainsi,  fait  comprendre  la 
théorie. 

Les  associations  coopératives  de  production  et  de 
consommation  peuvent  bien  apporter  une  amélio- 
ration relative  au  sort  de  ceux  qui  en  font  partie, 
mais  comme  solution  de  la  question,  elles  en  sont 
plutôt  éloignées,  car  elles  font  de  leurs  adhérents, 
des  capitalistes  et  des  exploiteurs  aussi,  sinon  plus, 
réactionnaires  que  le  bourgeois. 

En  mettant  une  action  de  participation  atix  béné- 


LA    SOCHÎTK    FUTURE  83 

fices  entre  les  mains  des  travaiJleurs,  elles  leur  font 
espérer  une  accumulation  de  capitaux  qui  en  fera 
autant  de  rentiers  ;  en  leur  donnant  la  possibilité 
d'exploiter  les  autres,  elles  leur  font  espérer  un  affran- 
chissement personnel  qu'ils  poursuivent  à  tout  prix, 
au  détriment  de  Leurs  frères  de  misère.  Les  sociétés 
de  secours  mutuels,  d'assurance  sur  la  vie,  loin  d'être 
une  pratique  de  solidarité,  ne  font  que  mettre  en  jeu 
l'égoïsme  le  plus  étroit,  car  celui  qui  s'amuse  à  être 
malade  trop  souvent,  est  écarté  de  l'association  qui 
ne  peut  être  prospère  que  si  elle  a  peu  de  malades. 
Quant  aux  sociétés  qui  se  proposent  de  donner,  au 
bout  d'un  certain  temps,  des  rentes  à  leurs  adhérents, 
cela  est  bien  mieux,  chacun  sduhaite  voir  périr  ses 
coassociés  avant  qit'ils  arrivent  à  l'âge  de  toucher  les 
rentes,  celles-ci  ne  pouvant  se  payer  que  si  la  dispa- 
rition d'un  certain  nombre  d'ayants-droit  a  eu  lieu. 

Dans  une  association  évoluant-  sur  les  bases  que 
nous  venons  de  dire,  c'était  la  mise  en  pratique  de 
la  solidarité,  de  l'aide  mutuelle,  telle  que  nous  l'en- 
tendons ;  les  individus  auraient  pu  y  trouver  un 
adoucissement  à  leur  sort,  sans  y  prendre  cet  amour 
du  lucre  que  donnent  les  organisations  capitalistes; 
ils  y  auraient  appris  à  se  traiter  en  frères,  à  attendre 
leur  satisfaction  du  bonheur  de  tous,  au  lieu  de  ne 
voir  en  chaque  associé  qu'un  ennemi,  dont  la  part 
qu'il  prend  dans  les  productions  rogne  d'autant  la 
part  des  autres. 

Si  cette  tentative  eût  réussi  et  se  fût  développée 
sur  une  certaine  étendue,  on  ne  peut  prévoir  les  per- 
turbations que  cette  façon  d'opérer  eût  apportées  dans 
le  monde  bourgeois,  sans  être  pour  cela  en  antago- 
nisme avec  aucune  des  lois  existantes. 


84  LA   SOCIÉTÉ    FUTURE 

Si  des  groupes  avaient  réussi  à  se  former  en  différents 
lieux  et  à  entrer  en  relations  les  uns  avec  les  autres,  ils 
auraient  pu  embrasser,  en  grande  partie  les  diffé- 
rents modes  d'activité  des  individus,  ce  qui  leur  au- 
rait permis  d'élargir  leur  champ  d'action.  Dans  la 
quantité  des  adhérents,  il  s'en  serait  trouvé  qui  au- 
raient pu  apporter  des  matières  premières  que  l'on 
n'aurait  plus  eu  besoin  d'acheter,  d'autres  des  denrées 
et  objets  de  consommation.  Un  premier  noyau  d'in- 
dividus aurait  pu  y  trouver  de  l'occupation  et  des 
moyens  d'existence  sans  plus  avoir  besoin  de  louer 
leur  force  d'activité  à  des  exploiteurs.  Le  groupement 
aurait  pu  ainsi  commencer  à  se  soustraire,  pour  une 
foule  de  choses,  aux  fourches  caudines  du  capital. 

Il  n'aurait  pu,  cela  est  évident,  s'en  affranchir  com- 
plètement; tant  que  la  société  actuelle  existera,  il  sera 
impossible  aux  individus  d'échapper  complètement  à 
son  action.  11  y  a  le  sol,  les  mines,  les  moyens  de 
transports  qui  sont  accaparés  par  le  capital,  dont  on 
ne  peut  se  passer,  et  que  l'on  ne  peut  reconstituer  à 
côté,  mais  que  de  choses  on  aurait  pu  faire  dans  le 
petit  rayon  d'action  que  l'on  aurait  pu  établir,  quels 
bouleversements  cela  aurait  pu  apporter,  si  par  la 
suite  des  temps,  les  travailleurs  avaient  pu  échapper 
en  partie  à  l'exploitation  du  commerce  et  de  l'indus- 
trialisme capitaliste. 

Une  organisation  semblable  qui  arriverait  à  se  dé- 
velopper dans  la  société  actuelle,  en  préparerait  la 
ruine.  Tôt  ou  tard,  la  bourgeoisie  prendrait  des  me 
sures  contre  elle  pour  en  arrêter  l'extension.  Dans  le 
cas  présent,  elle  n'a  pas  attendu  si  tard,  mais  à  une 
tentative  étouffée,  dix  peuvent  renaître  et  l'évolution 
se  poursuit  toujours,  malgré  les  mesures  de  réaction. 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  85 

Les  mesures  de  réaction  peuvent  bien  entraver  le 
développement  d'une  idée,  mais  non  l'arrêter.  Bien 
souvent,  elles  ne  font  que  l'accélérer,  nous  ne  déses- 
pérons donc  pas  de  voir  se  renouveler  des  tentatives 
semblables,  sous  des  formes  différentes,  peut-être, 
selon  l'influence  des  circonstances  où  elles  prendront 
naissance,  mais  tendant  au  même  but.  Une  force 
interne  pousse  les  individus  à  adapter  leurs  actes  à 
leur  façon  de  penser.  De  gré  ou  de  force,  quand  la 
conviction  a  atteint  un  degré  d'intensité  suffisant,  il 
faut  que  cette  adaptation  se  fasse,  soit  en  éludant  les 
défenses,  soit  en  les  violant. 

Il  arrive  un  moment  où  ces  essais  se  multiplient  à 
tel  point,  qu'il  n'est  plus  possible  au  pouvoir  existant 
de  les  empêcher;  quand  les  idées  nouvelles  en  seront 
arrivées  à  ce  point  commencera  la  décadence  du 
règne  bourgeois.  Ce  sera  le  commencement  de  la 
société  future,  il  faudra  bien  qu'abus  et  privilèges 
disparaissent  devant  l'esprif  d'autonomie  et  de  soli- 
darité qui  se  sera  fait  jour,  et  réclamera  son  libre  dé- 
veloppement. 

La  révolution  sera  inévitable,  car  les  privilégiés 
n'abdiquent  jamais  de  bonne  volonté  ;  ayant  le  pou- 
voir en  mains,  ils  s'en  servent  pour  prolonger  leur 
domination,  l'esprit  nouveau  s'est  développé,  mais 
l'ancien  ordre  de  choses  existe  toujours  et  a  la  force 
sociale  en  main  pour  éliminer  son  ennemi,  la  lutte 
est  inévitable.  L'évolution  s'est  faite,  mais  enveloppée 
d'un  réseau  de  lois  et  de  restrictions  qui  tendent  à 
l'étouffer  et  qu'elle  doit  briser  à  tout  prix,  si  elle  ne 
veut  pas  périr  :  c'est  ici  que  l'Evolution  se  transforme 
en  Révolution. 

Cette  dernière  est  nécessaire  pour  balayer  le  ter- 


86  LA.    SOCIÉTÉ    FUTURE 

rain  des  privilèges  et  des  obus  qui  entrayent  le  déve- 
loppement de  rhumanité,  mais' la  société  future  peut 
commencer  avant  la  révolution,  nous  pouvons  l'es- 
sayer en  partie,  du  jour  où  nous  serons  un  noyau, 
bien  convaincus  de  notre  idéall. 


VI 


l'outillage  mécanique 


La  Révolution  est  fatale,  avons-nous  dît,  et  pour 
celui  qui  étudie  les  phénomènes  sociaux,  ce  n'est  pas 
une  affirmation  en  l'air,  ce  n'est  que  la  constatation 
d'une  vérité  qui  nous  crèverait  les  yeux,  si  la  comple- 
xité de  ces  mêmes  phénomènes  ne  nous  en  cachait  ia 
marche  réelle,  en  enchevêtrant  leurs  effets  de  telle 
sorte  que,  bien  souvent,  nous  prenons  les  effets  pour 
des  causes,  et  les  causes  pour  des  effets. 

C'est  ainsi  que  beaucoup  de  travailleurs  frappés 
de  ce  fait  brutal:  leur  remplacement  par  le  mécanisme, 
ont  pris  celui-ci  en  haine,  en  sont  arrivés  à  en  dési- 
rer la  suppression,  ne  s'apercevant  pas  qu'ils  n'en  res- 
taient pas  moins,  eux,  à  l'état  de  machines  à  produire; 
que  la  suppression  des  machines  ne  leur  apportait 
qu'une  amélioration  relative  et  toute  momentanée, 
qui  ne  tarderait  pas  à  disparaître  par  la  rapacité  ies 
exploiteurs. 

Dans  la  société  actuelle,  cela  est  de  toute  évidence. 


88  LA    SOCIÉTÉ   FUTURE 

la  machine  porte  un  grand  préjudice  aux  travailleurs, 
quoi  qu'en  disent  les  économistes  qui  font  ressortir 
que  l'outillage  mécanique  économise  les  forces  de 
l'ouvrier,  qu'en  réduisant  les  frais  de  production,  elles 
amènent  le  bon  marché  des  produits  dont  profitent 
les  travailleurs  en  tant  que  consommateurs.  Cela 
n'est  que  le  beau  côté  de  la  chose,  qui  serait  vrai,  si 
la  société  était  mieux  organisée  mais  qui,  actuelle- 
ment, de  par  l'exploitation  du  capital  est  loin  d'être 
exact. 

La  machine  en  produisant  plus  vite,  a  augmenté 
en  même  temps  la  consommation,  faisant  diminuer 
les  prix  des  produits,  cela  est  vrai,  mais  cette  dimi- 
nution si  elle  a  apporté  quelques  bénéfices  aux  tra- 
vailleurs, ce  ne  peut  être  que  dans  une  proportion 
très  limitée,  étant  donné  que  son  salaire  ne  lui  per- 
met de  satisfaire  qu'une  très  mimine  partie  des  be- 
soins qu'il  éprouve.  La  faculté  de  consommation  est 
donc  limitée  de  suite,  tandis  que  la  puissance  produc- 
trice de  la  machine  n'est  limitée  par  rien. 

Ou  du  moins,  si,  elle  est  limitée:  par  les  besoins 
de  la  consommation,  mais  cette  limitation  est  contre 
le  travailleur;  car  la  machine  produisant  indéfini- 
ment, mais  la  consommation  ne  s'opérant  pas,  cela 
occasionne  les  chômages,  la  misère  pour  celui  qui  n'a 
que  le  produit  de  son  travail  pour  vivre. 

En  plus  de  cela,  par  ses  mouvements  combinés  et 
réglés  d'avance,  s'opérant  automatiquement,  la  ma- 
chine a  fait  baisser  l'instruction  professionnelle.  On 
apprend  plus  vite  à  suivre  une  machine  qu'à  fabri- 
quer un  objet  de  toutes  pièces.  Dans  un  grand  nom- 
bre de  professions,  au  bout  de  huit  jours  de  pratique, 
un  individu  est  capable  de  diriger  sa  machine,  quand 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  89 

auparavant,  il  lui  aurait  fallu  plusieurs  années  d'ap- 
prentissage avant  d'être  capable  de  produire  un  spé- 
cimen des  objets  qui  vont  sortir  par  centaines  sous 
les  engrenages  de  l'ouvrier  de  fer. 

Cette  facilité  de  s'adapter  à  un  métier  pourrait 
être  profitable,  sans  doute,  à  l'ouvrier,  en  lui  permet- 
tant de  trouver  du  travail  dans  un  autre  métier,  lors- 
qu'il n'y  en  a  pas  dans  le  sien.  Mais  là  encore,  l'or- 
ganisation capitaliste  a  su  faire  tourner  l'avantage  à 
son  profit. 

Quelle  que  fût  la  rapacité  des  capitalistes,  avant 
que  l'outillage  mécanique  eût  envahi  l'industrie,  il 
y  avait  des  considérations  dont  ils  étaient  bien  forcés 
de  tenir  compte  dans  une  certaine  mesure,  le  moins 
qu'ils  pouvaient  certainement,  mais  il  y  avait  des  li- 
mites qu'il  ne  pouvaient  dépasser,  et  quand  ils  avaient 
un  personnel  habile,  exercé,  intelligent,  ils  étaient 
forcés  de  faire  certains  sacrifices  pour  le  conserver. 

Aujourd'hui,  plus  besoin  de  tout  cela,  pourvu 
qu'ils  aient  un  ou  deux  hommes,  connaissant  la  fa- 
çon de  procéder  de  la  maison  et  capables  de  dégau- 
chir un  nouveau  personnel,  cela  leur  est  suffisant. 
Le  reste  n'est  qu'un  vulgaire  troupeau  que  l'on  em- 
bauche quand  on  en  a  besoin,  que  l'on  jette  sur  le 
pavé  lorsqu'on  n'a  plus  de  quoi  les  occuper. 

De  plus,  cette  facilité  à  remplacer  son  personnel,  a 
rendu  les  capitalistes  bien  plus  exigeants  et  plus  ar- 
rogants. Autrefois  un  ouvrier,  qui  avait  conscience 
de  sa  valeur,  pouvait  se  permettre  d'envoyer  prome- 
ner monsieur  son  patron  lorsque  celui-ci  se  permet- 
tait de  venir  rem...bêter  hors  de  propos.  Aujourd'hui, 
il  ne  suffit  plus  d'être  un  abatteur  de   besogne,  de 


go  LA.   SOCIÉTÉ   FUTURE 

bien  connaître  son  affaire,  il  faut  être  humble  et  sou- 
mis envers  son  excellence  le  capitaliste.  Le  person- 
nel ne  manque  pas  sur  le  marché,  la  force,  l'activité, 
l'intelligence  sont  denrées  communes,  on  exige  de 
plus,  l'humilité  et  la  platitude. 

Mais  ne  s'arrêtent  pas  là  les  effets  néfastes  de  l'ou- 
tillage mécanique.  Etre  occupé  toute  une  journée  à 
suivre  les  évolutions  d'une  machine  pour  en  voir  sor- 
tir un  morceau  de  ferraille  tout  estampé,  cela  n'a 
rien  de  bien  récréatif  ni  qui  puisse  élargir  le  cerveau 
et  lorsque  ce  travail  se  répète  tous  les  jours,  sans 
trêve  ni  repos,  pendant  des  années  et  des  années,  on 
comprend  que  celui  qui  n'a  fait  que  cela  toute  sa  vie, 
soit  incapable  d'autre  chose  si  cette  occupation  vient 
à  lui  manquer,  et  que  cette  incapacité  Je  mette  à  la 
merci  de  celui  qui  l'exploite. 

A  toutes  ces  causes  de  ruine  pour  le  travailleur  que 
l'on  ajoute  son  remplacement,  auprès  du  nouvel  ou- 
tillage, par  des  femmes  et  des  enfants  et  l'on  ne  s'éton- 
nera plus  que,  ne  voyant  que  les  effets  qui  «semblent» 
dériver  de  leur  introduction  dans  le  monde  industriel^ 
il  s'en  prenne  à  cet  outillage  des  maux  qu'il  subit. 

•Il  suffit  de  regarder  autour  de  soi,  pour  voir  que 
nous  décrivons  exactement  ce  qui  se  passe.  Dans  cha- 
que corporation,  l'ouvrier  disparaît  pour  faire  place 
au  spécialiste.  Pour  ce  dernier,  assujetti  au  mouve- 
ment régulier  et  automatique  de  la  machine  dont  la 
vitesse  s'accélère  chaque  jour,  son  attention  subitune 
telle  tension  d'efforts  exigée  par  son  labeur  quotidien 
que  son  travail  en  devient  plus  fatigant  que  lors- 
qu'il le  faisait  sans  le  secours  de  la  machine. 


I.A    SOCIETE    FUTURE  gt 

Le  remplacement  de  l'ouvrier  homme,  par  l'élé- 
meiit  femme  et  enfant,  la  facilité  de  l'apprentissage^ 
ne  sont  pas  les  seules  raisons  du  chômage,  elles  n'en 
sont  que  les  moindres  causes. 

La  machine,  avec  dix,  vingt,  trente  ouvriers,  fait 
le  travail  qui  en  aurait  nécessité  autrefois  trente,  cin- 
quante, cent.  Certaines  modifications  permettent, 
parfois,  de  faire  avec  un  ou  deux  hommes  le  travail 
de  plusieurs  centaines.  Où  il  fallait  autrefois  à  l'in- 
dustriel six  mois  pour  répondre  à  une  commande,  il 
sera  prêt,  maintenant,  à  la  livrer  en  quinze  jours,. 
avec  moitié  moins  de  monde. 

Autrefois,  l'industriel  était  forcé  de  fabriquer  d'a- 
vance pour  être  en  mesure  de  répondre  aux  com- 
mandes qu'il  prévoyait,  c'était  une  raison  pour  lui  de 
ménager  son  personnel  afin  de  l'avoir,  toujours  là, 
sous  la  main,  cela  amortissait  les  causes  de  chô- 
mages; son  outillage  mécanique  étant  des  plus  rudi- 
mentaires,  il  Itti  fallait  pouvoir  compter  sur  un  per- 
sonnel exercé,  les  commandes,  même,  faiblissaient- 
elles  un  peu,  il  était  forcé  de  s'ingénier  pour  garder 
son  personnel. 

Il  n'en  est  plus  de  même.  Avec  les  machines  qui 
remplacent  des  centaines  d'ouvriers,  avec  l'innom- 
brable armée  des  sans-travail  qui  attend,  tous  les 
matins,  à  la  porte  de  l'usine^  le  capitaliste  n'a  plus 
besoin  de  s'inquiéter  de  ceux  qu'il  met  sur  le  pavé 
aux  temps  de  disette.  Une  commande  se  produit-elle? 
Vite  on  embauche  dix,  vingt,  cent  travailleurs,  se- 
lon les  besoins.  La  commande  exécutée,  aucune  autre 
n'est-elle  venue  ?  c'est  bien,  on  met  tout  le  monde 
à  la  porte.  Et  le  dur  pèlerinage  à  travers  les  rues.  La 
longue  station,  à  la  porte  des  usines,  aux  heures  de 


gZ  LA    SOCIETE    FUTURE 

l'ouverture,  recommencera,  avec  ses  espoirs,  ses  dé- 
ceptions et  ses  angoisses. 

Autrefois  on  partait  le  matin,  on  sonnait  à  la  porte 
des  usines,  et  on  faisait  ses  offres  de  service,  on  pou- 
vait ainsi  dans  la  même  journée  visiter  un  grand 
nombre  d'ateliers.  Actuellement,  il  faut  être,  dès  le 
matin  à  l'ouverture  de  l'atelier  pour  passer  la  revue 
du  contre-maître  qui,  ayant  le  choix  embauche  ceux 
dont  la  tête  lui  revient  le  mieux.  Avec  ce  système-là, 
si  vous  n'êtes  pas  embauché  votre  Journée  est  perdue, 
car  l'ouverture  des  ateliers  se  faisant  à  peu  près  aux 
mêmes  heures,  il  est  trop  tard  pour  courir  ensuite  à 
d'autres. 

Et  c'est  ainsi  que^  de  jour  en  jour,  d'amélioration 
en  amélioration,  l'exploitation  capitaliste  se  perfec- 
tionne, devient  plus  savante,  permet  au  capitaliste 
d'économiser  du  temps  en  combinant  mieux  ses  mou- 
vements, mais  cette  amélioration,  c'est  sur  le  dos 
des  travailleurs  qu'elle  s'opère,  ce  sont  eux  qui,  en 
définitive  en  font  les  frais;  car  tous  les  jours,  ils  se 
sentent  un  peu  plus  enchaînés,  un  peu  plus  miséra- 
bles. 

Mais  les  économistes,  gens  très  sensés  et  très  scien- 
ces —  ce  sont  eux  qui  le  disent  — ne  sont  pas  embar- 
rassés de  répondre  à  cela  :  «  Il  y  a  de  la  misère,  cela 
est  vrai.  La  faute  en  est  à  ce  que  la  planète  n'est  pas 
encore  adaptée  à  nos  besoins.  Certes  »  ajoutent-ils 
hypocritement,  «  notre  société  a  bien  des  torts,  elle 
gaspille  bien  des  forces,  mais  enfin,  l'évolution  suit 
son  cours  naturel,  et  nous  n'avons  qu'à  nous  incliner 
devant  les  faits  ». 

«  Les  socialistes  voudraient  partager  la  fortune  des 


LA   SOCIETE    FUTURE  g 3 

capitalistes  »  —  ce  sont  toujours  les  économistes  qui 
parlent  —  que  cela  produirait-il  à  chacun  ?  Une  mi- 
sère? Ne  vaut-il  pas  mieux  que  les  uns  continuent  à 
avoir  tout  et  que  les  autres  continuent  à  crever  de 
faim  ?  Ces  derniers  ont  au  moins  la  satisfaction  de 
savoir  que  la  part  dont  ils  sont  frustrés  contribue  à 
augmenter  le  bien-être  d'une  classe  d'individus  bien 
intéressante,  allez  !  —  nous  en  sommes  —  et  qui  est 
l'élite  de  l'humanité.  » 

Ils  ont  même  fait  le  calcul  de  ce  que  ce  partage 
pourrait  rendre.  M.  Novicowi  estime  toute  la  fortune 
de  la  France  à  200  milliards.  Partagée  entre  tous  ses 
habitants,  il  trouve  que  cela  ferait  environ  21,000  fr. 
pour  une  famille,  de  quatre  personnes.  Et  21,000  fr. 
pour  une  famille  ça  serait  encore  la  misère.  M.  No- 
vicow  en  conclut  que  ça  ne  vaut  pas  la  peine  de  par- 
tager. Que  la  misère  est  une  chose  indépendante  du 
capital,  que  tout  est,  sinon  pour  le  mieux,  tout  au 
moins  aussi  bien  que  ça  peut  être. 

N'en  déplaise  à  M.  Novicow  qui  est,  paraît-il,  un 
très  riche  banquier,  tout  le  monde  n'éprouve  pas  le 
même  dédain  aristocratique  que  lui  pour  de  si  petiies 
sommes.  21,000  fr.  placés  à  3  0/0  rapporteraient  en- 
core 63o  fr.  par  an.  63o  fr.  ne  pourraient  faire  vivre 
une  famille  sans  travailler,  cela  est  évident,  mais  que 
le  salaire  des  familles  ouvrières  se  trouvât  ainsi  aug- 
menié  de  six  cents  francs,  ça  serait  beaucoup  plus  que 
certains  n'osent  demander. 

Les  fortunes  ainsi  nivelées,  il  n'y  aurait  plus  de 
luxe,  c'est  vrai,  mais  il  n'y  aurait  plus  d'individus 
crevant  de  faim,  cela  mérite  considération. 

I.  Les  luttes  entre  sociétés  humaines,  i  vol.  chezAlcan. 


94  LA    SOCIETE    FUTURE 

Mais  à  l'heure  actuelle,  personne  ne  vise  à  partager 
les  fortunes,  on  veut,  au  contraire,  les  mettre  en  com- 
mun, pour  les  faire  produire  à  la  satisfaction  de  tous 
afin  qu'elles  ne  servent  plus  exclusivement  à  la  Joviis- 
sance  de  quelques-uns. 

Ce  qui  fait  la  misère,  nous  en  donnerons  d'autres 
raisons  plus  loin,  ce  n'est  pas  parce  que  quelques-uns 
-ont  accumulé  des  capitaux,  mais  parce  qu'ils  se  ser- 
vent de  ces  capitaux  pour  entraver  la  production. 
Quand  un  industriel  n'a  plus  de  commandes,  il  ra- 
lentit sa  production,  les  ouvriers  ne  travaillant  pas, 
diminuent  leur  consommation,  autre  cause  de  paraly- 
sation  de  production.  Si  le  commerçant  ne  fait  plus 
de  commandes  lorsque  ses  magasins  sont  pleins^  c'est 
parce  qu'on  ne  lui  achète  pas,  mais  ce  n'est  pas  parce 
que  les  produits  manquent.  Que  les  commandes  se 
fassent  et  tout  de  suite  l'activité  reprend  son  cours. 
Les  travailleurs  sont  forcés  d'attendre  que  les  maga- 
sins se  vident  pour  pouvoir  travailler. 

Messieurs  les  économistes  voudraient-ils  nous  expli- 
quer pourquoi  la  production  se  ralentit  toujours  ainsi, 
pourquoi  dd.  n'a  Jamais  vu  se  fermer  une  usine  parce 
qu'elle  ne  trouvait  pas  de  produits  à  manufacturer.^ 
—  Comment  il  se  fait  que  c'est  un  encombrement  de 
richesses  qui  suscite  la  misère  ? 

Un  économiste  est  passé  à  côté  de  l'explication, 
mais  sans  tirer  toutes  les  conclusions  qu'elle  com- 
porte. Dans  un  de  ses  ouvrages  i  il  explique  que  la 
grande  erreur  des  hommes  c'est  d'incorporer  la  ri- 
chesse dans  l'or,  la  monnaie,  qui  n'en  est  qu'une  re- 
présentation^ tandis  que  la  vraie  richesse  consiste  dans 
les  objets  de  consommation. 
I .  Les  gaspillages  dans  les  sociétés  modernes. 


LA    SOCIETE    FUTUIE  gS 

La  monnaie,  en  eflet,  n'est  qu'un  moyen  d'échange, 
elle  n'existe  qu'en  nombre  limité.  Des  lois  en  régis- 
sent la  fabrication.  Cette  représentation  delà  richesse 
circule,  il  est  vrai,  entre  différentes  mains,  mais  cer- 
tains se  la  sont  accaparée  et,  avec  elle  ils  régissent  l'hu- 
manité. 

La  terre,  les  mines,  la  mer  ne  demandent  qu'à  nous 
inonder  de  leurs  produits  ;  les  machines  sont  toutes 
prêtes  à  les  transformer  au  gré  de  nos  besoins,  ceux 
qui  n'ont  que  leurs  bras  pour  vivre  ne  demandent 
qu'à  les  occuper. 

Mais  cela,  hélas!  n'est  pas  suffisant.  Avant  de  pro- 
duire d'autres  objets  dont  l'encombrement  déprécie- 
rait la  valeur  de  ceux  qu'ils  ont  en  magasin,  ceux 
qui  se  sont  emparés  des  moyens  de  production,  veu- 
lent écouler  ceux  qu'ils  possèdent,  et  ils  arrêtent  la 
production,  et  voilà  ce  qui  fait  qu'une  trop  grande 
richesse  entre  certaines  mains,  engendre  une  grande 
misère  pour  les  producteurs.  Ceux  qui  veulent  une 
société  où  tous  les  besoins  puissent  être  satisfaits,  ne 
demandent  donc  pas  le  partage  des  richesses  existan- 
tes, mais  une  organisation  sociale  où  l'égoïsme  des 
uns  ne  puisse  être  préjudiciable  aux  autres. 

Mais  nous  aurons  encore  l'occasion  de  traiter  ce 
sujet  plus  loin,  revenons-en  à  l'outillage  mécanique. 

Les  économistes  s'extasient  sur  le  travail  immense 
qu'a  nécessité  la  fabrication  de  l'outillage  existant,  et 
du  bien-être  que  cela  a  apporté  aux  travailleurs.  Il  est 
de  fait  que,  durant  toute  la  période  où  l'industrialisme 
a  commencé  à  se  développer,  la  construction  de  l'ou- 
tillage, créant  des  occupations  nouvelles  à  ceux  qu'ils 
îupplantaient  dans  l'atelier  au  fur  et  à  mesure  de  leur 


96  LA    SOCIÉTÉ    FUTURE 

construction,  l'équilibre  s'est  maintenu  pendant  quel- 
que temps,  penchant  même  en  faveur  des  travailleurs, 
mais  cela  n'a  été  que  temporaire  et  de  courte  durée, 
une  génération  à  peine.  Aujourd'hui  l'équilibre  est 
rompu,  en  faveur  du  capitalisme. 

L'outillage  s'est  graduellement  perfectionné,  il 
existe  un  matériel  capable  defournir  à  tous  les  besoins, 
qui  ne  demande  qu'à  être  entretenu,  opération  de- 
mandant un  personnel  bien  moins  considérable  que 
lorsqu'il  fallait  le  construire  de  toutes  pièces. 

Malgré  l'amélioration  momentanée  dont  ont  joui 
les  travailleurs,  leurs  moyens  de  consommation  ont 
toujours  été  des  plus  restreints  ;  nombre  de  leurs 
besoins  ont  dû  rester  «  insatisfaits  »  ;  l'encombrement 
de  produits  s'accumulant  dans  les  magasins  est  arrivé, 
de  hardis  spéculateurs  en  ont  profité  pour  produire  la 
hausse  ou  la  baisse  selon  leurs  intérêts,  ruiner  leurs 
concurrents,  agioter  tout  à  leur  aise,  mais  cela  ne  vi- 
dait pas  les  magasins.  Le  commerce  crève  de  pléthore 
et  les  travailleurs  de  faim,  à  côté  des  produits  qu'ils 
ont  fabriqués. 

Pendant  longtemps,  on  a  cru  que  les  conquêtes  co- 
loniales serviraient  de  débouché  à  ce  trop-plein  de 
produits  qui  nous  «  embarrasse  «  !  mais,  elles  devien- 
nent de  plus  en  plus  difficiles  :  les  «  grandes  »  puis- 
sances, s'étant  presque  complètement  approprié  ce  qui 
était  appropriable.  De  plus,  on  ne  s'est  pas  contenté 
d'exploiter  commercialement  les  populations  que 
l'on  allait  «  protéger  »  ;  on  a  voulu  aussi  les  exploiter 
industriellement.  On  les  a  pliées  à  un  régime  qui  ne 
pouvait  leur  convenir.  Le  résultat  ne  s'est  pas  fait 
attendre,  les  races  les  plus  vivaces  ont  tellement  été 


LA    SOCIÉTÉ   FUTURE  97 

saturées  des  bienfaits  de  la  civilisation,  qu'elles  en 
crevaient  au  bout  de  deux  ou  trois  générations.  Les 
rares  individus  qui  ont  survécu  aux  massacres  systé- 
matiques, dépérissent  lentement  par  la  phthisie,  l'al- 
coolisme et  la  syphilis. 

Là  où  le  nombre  de  la  population  était  de  nature  a 
fatiguer  les  efforts  des  civilisateurs,  et  capable,  par  sa 
prolificité,  de  combler  les  trous  que  faisait  la  civili- 
sation, les  populations  ont  pu  se  maintenir,  mais  on 
commence  à  les  courber  sous  le  niveau  industriel. 
Elles  commencent,  comme  les  Indes,  par  exemple,  à 
inonder  les  marchés  de  leurs  produits  et  à  faire  con- 
currence aux  producteurs  de  la  «  Mère-Patrie  »,  cette 
goule  qui  mange  ses  enfants. 

Aussi,  à  la  suite  de  ce  beau  régime,  les  krachs 
financiers  se  précipitent,  contribuant  à  rendre  le  ma- 
laise.général  encore  plus  lourd.  Lestripoteurs  en  pro- 
fitent pour  organiser  des  rafles  gigantesques  de  capi- 
taux, pardespromesses  de  dividendesinsensées, chacun 
voulant  s'enrichir  le  plus  vite  possible,  en  tournant  le 
dos  au  travail  qui,  non  seulement  n'enrichit  pas  celui 
qui  le  pratique,  mais  qui  n'existe  même  plus  pour 
tous. 

Chacun  vend  ce  qu'il  peut,  même  ce  qu'il  n'a  pas 
—  n'a-t-on  pas  parlé  d'hommes  politiques  ayantvendu 
leur  conscience  ?  —  En  fin  de  compte,  les  capitaux 
affluent  de  plus  en  plus  entre  les  mains  d'une  minorité 
qui  devient  de  plus  en  plus  restreinte,  précipitant 
chaque  jour,  dans  le  prolétariat  quelques  nouveaux 
petits  rentiers,  petits  propriétaires,  industriels  et  com- 
merçants qui  se  sont  laissés  prendre  dans  les  engre- 
nages de  la  spéculation. 

Pour  s'attirer  ces  derniers,  certains  socialistes  s'a- 

6 


q8  LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  < 

pitoieiit  sur  leur  sort,  nous  n'aurons  pas  cette  hypo-  j 
•crisie,  car  leur  sort  ne  nous  émeut  guère  et  nous  ] 
trouvons  que  celui  qui  n'a  jamais  connu  que  la  mi-  ] 
sère  est  bien  plus  intéressant  que  celui  qui  ne  cher-  \ 
chah  son  bien-être  qu'en  exploitant  les  autres.  > 

C'est  dans  la  classe  de  ces  capitalistes  au  petit  pied  ■ 
que  l'on  trouve  les  plus  féroces  réactionnaires,  les  j 
exploiteurs  les  plus  impitoyables  ;  leur  avidité  et  leur  ■ 
amour  de  lucre,  étant  en  raison  directe  de  tout  ce  i 
luxe  qu'ils  voient  au-dessus  d'eux,  et  qu'ils  espèrent  ] 
atteindre  en  devenant  de  plus  en  plus  rapaces. 

Lorsque  les  gros  financiers,  à  l'aide  de  leurs  men-  i 
songères  promesses,  leur  raflent  leur  modeste  pécule,  : 
les  plongeant  au  fond  de  la  géhenne  d'où  ils  voulaient  : 
sortir  en  grimpant  sur  les  épaules  des  autres,  ils  n'ont  ; 
que  ce  qu'ils  méritent,  ils  récoltent  les  fruits  de  leur  j 
aveuglement.  Leur  intérêt  bien  entendu,  leur  con-  ■ 
ssiilait  de  se  mettre  avec  les  travailleurs,  de  solida-  1 
riser  leurs  intérêts  avec  les  leurs,  de  tenter  leur  éman-  i 
cipation  ensemble,  leur  égoïsme,  leur  âpreté  au  gain;  ■ 
leur  vanité  les  a  poussés  vers  les  gros  exploiteurs,  ■ 
tant  pis  pour  eux,  si  ceux-ci  les  écrasent.  «  Qui  cujde  ^ 
engeigner  autrui,  s'engeigne  soi-même  »,  dit  le  vieux  ^ 
proverbe.  Pour  cette  fois  la  sagesse  des  nations  a  ; 
raison,  ce  qui  ne  lui  arrive  pas  si  souvent.  i 


Les  travailleurs  ne  savent  pas  s'entendre  entre  eux, 
c'est  ce  qui  fait  leur  faiblesse.  Mais,  les  bourgeois, 
heureusement,  s'ils  sont  unis  pour  exploiter  le  tra- 
vailleur, ne  le  sont  guère  pour  mener  la  défense  de 
leur  système. 

La  concurrence  eff"rénée,  la  concurrence  à  mort 
qui  régit  leur  société,  règne  parmi  eux  avec  la  même 


LA    SOCIETE    FUTURE  99 

intensité  que  parmi  leurs  victimes.  Leur  société  est 
une  chasse  où  tous  se  précipitent,  ardents,  sur  le  gibier, 
se  heurtant,  se  bousculant,  se  foulant  aux  pieds,  pour 
arriver  bon  premier,  chacun  se  défendant  à  son  tour 
pour  disputer  la  proie  dont  tous  veulent  leur  part. 
L'hallali  a  sonné  dès  le  début  de  la  chasse,  et  la  curée 
a  commencé  aussitôt,  se  continuant,  depuis,  sans  inter- 
ruption, la  victime  renaissant  sous  les  coups  des  chas- 
seurs qui  la  dépècent  pour  s'en  approprier  des  lam- 
beaux. Mais  la  victime  n'est  pas  morte,  elle  peut  se 
remettre  sur  pied,  elle  s'y  remetti'a  grâce  à  la  division 
des  bourgeois  qui,  solidaires  dans  l'idée  d'exploita- 
tion, ne  le  sont  plus  dans  la  façon  de  l'opérer. 

Si  les  bourgeois  pouvaient  faire  abstraction  de  leurs 
intérêts  personnels,  pour  favoriser  leurs  intérêts  de 
classe,  la  situation  serait  insurmontable  pour  les  tra- 
vailleurs. De  l'entente  des  bourgeois,  il  ressortirait 
un  ensemble  de  mesures  qui  aurait  pour  efïet  dériver 
les  travailleurs  sous  leur  joug  d'une  façon  indéfinie. 
Heureusement  que  cette  entente  est  impossible,  que 
l'amour  du  lucre  individuel  les  régit  au  point  de  ne 
plus  comprendre  l'intérêt  de  classe,  que  les  ambitions 
politiques  les  mènent  à  se  faire  la  guerre  les  uns  les 
autres. 

Et,  à  se  faire  la  guerre,  ils  sont  forcés  de  se  porter 
des  coups,  ces  coups  c'est  leur  système  d'exploitation 
qui,  en  définitive,  en  subit  les  effets  destructeurs,  peu 
à  peu,  ils  enlèvent  un  coin  du  masque,  dévoilent  une 
turpitude  qui,  en  s'étalant  au  soleil,  fait  réfléchir  les 
travailleurs,  leur  enlève  le  respect  d'un  ordre  de  choses 
qu'on  les  avait  h-abitués  à  regarder  comme  immuable. 

Les  fautes  de  la  bourgeoisie  contribuent  pour  une 
aussi  grande  part  que  la  propagande  socialiste,  dans 


100  LA   SOCIETE   FUTURE 

la  démolition  de  l'ordre  bourgeois.  Le  système  pro- 
duit lui-même  le  ver  rongeur  qui  le  mine.  11  est  de  | 
toute  logique  que  ce  qui  est  constitué  anormalement,  i 
produise  les  causes  qui  le  désagrégeront.  Ne  nous  en  ] 
plaignons  pas,  c'est  une  partie  de  notre  besogne  qu'ils  i 

font. 

Les  temps  ne  sont  pas  loin,  où  ceux  qui  craignent  ' 

encore  la  Révolution,  en  viendront  à  l'envisager  avec  ; 

moins  d'effroi.  La  société  elle-même  les  amènera  à  \ 

désirer  cette  commotion  qui  doit  les  débarrasser  des  j 

turpitudes  où  elle  nous  enlise  tous  les  jours.  ■ 

L'idée  de  révolte  gagne  continuellement  du  terrain,  -i 

elle  s'incruste  graduellement  dans  les  cerveaux,  elle  , 

se  répand  dans  l'air,  formant  une  seconde  atmosphère  ; 

que  les   individus  respirent,    dont  s'imprègne    tout  \ 

leur  être.  Laissons-la  gagner  encore  un  peu  de  terrain,  \ 

le  Jour  n'est  pas  loin  où  il  suffira  d'un  bien  petit  choc  \ 
pour  qu'elle  éclate,  entraînant  dans  son  tourbillon,  à 

l'assaut  du  pouvoir,  à  la  destruction  des  privilèges,  ■ 

ceux  qui,  actuellement,  n'envisagent  la  lutte  qu'avec  l 

crainte  et  défiance.  ^ 

J 

i 

Allons,   travailleurs,   il  est    certain    que   dans  la 
société  actuelle,  les  machines  vous  font  tort.  Ce  sont 

elles  qui  vous  enlèvent  le  travail,  qui   occasionnent  j 

vos  chômages,  font  baisser  vos  salaires  ;  ce  sont  elles  ] 

qui,  à  un  moment  donné,  en  mettant  un  trop  grand  \ 

nombre  des  vôtres  sur  le  pavé,  vous  forcent  à  lutter  ; 

les  uns  contre  les  autres,  pour  vous  disputer  la  pi-  1 

lance  que   vous  rationnent  vos  maîtres,  jusqu'il    ce  ; 

que  l'excès  de  misère  vous  force  aux  résolutions  ex-  j 

trêmes.  I 

Mais,  est-ce  bien  à  elles  que  vous  devez  vous  en  i 


LA    SOCIETE    FUTURE  lOI 

prendre  de  tout  ce  mal  ?  Est-ce  bien  à  elles  que  vous 
devez  reprocher  de  prendre  votre  place  au  travail? 
—  Ne  seriez-vous  pas  satisfaits  de  n'avoir  plus  qu'à 
vous  croiser  les  bras  et  à  les  regarder  produire  en 
votre  lieu  et  place?  Ne  serait-ce  pas  là,  le  plus  bel 
idéal  à  donner  à  l'humanité  :  dompter  les  forces  na- 
turelles pour  leur  faire  actionner  cet  outillage  méca- 
nique, leur  faire  produire  la  richesse  pour  tous,  tout 
en  demandant  moins  d'efforts  aux  individus? 

Eh  bien  !  camarades  !  cela  se  peut,  cela  sera  si  vous 
le  voulez  ;  si  vous  savez  vous  débarrasser  des  para- 
sites qui,  non  seulement  absorbent  le  produit  de 
votre  travail,  mais,  de  plus,  vous  empêchent  de  pro- 
duire selon  vos  besoins. 

La  machine  est  un  mal  dans  la  société  actuelle, 
parce  que  vous  avez  des  m.aîtres  qui  ont  su  faire 
tourner  à  leur  profit  exclusif  toutes  les  améliorations 
que  le  génie  et  l'industrie  de  l'homme  ont  apportées 
dans  les  moyens  de  production. 

Si  ces  machines  appartenaient  à  tous,  au  lieu  d'ap- 
partenir aune  minorité,  vous  les  feriez  produire  sans 
trêve  ni  repos,  et  plus  elles  produiraient,  plus  vous 
seriez  heureux,  car  vous  pourriez  satisfaire  tous  vos 
besoins.  Votre  production  n'aurait  de  bornes  que  par 
votre  faculté  de  consommer.  Quand  vos  magasins  se- 
raient pleins,  vous  ne  vous  amuseriez  pas  à  produire 
des  choses  dont  vous  n'auriez  plus  besoin,  cela  est 
évident,  mais  alors  vous  jouiriez  de  votre  repos  en 
paix,  vous  n'auriez  pas  la  peur  de  la  misère  comme 
aujourd'hui,  lorsque  vous  chômez.  Dans  la  société 
actuelle  quand  vous  ne  travaillez  pas,  vous  n'êtes  pas 
payés,  avec  une  organisation  tout  autre,  le  salariat 
étant  disparu,  vous  auriez  la  disposition  de  ce  que 

6. 


103  LA   SOCIETE   FUTURE 

VOUS  produisez  et  leur  encombrement  serait  pour 
vous,  la  richesse  et  non  la  misère. 

Dans  ces  conditions  les  machines  seraient  un  bien- 
fait pour  vous.  Donc,  ce  ne  sont  pas  elles  qui  sont  la 
cause  de  votre  misère,  mais  ceux  à  qui  elles  servent 
de  moyen  d'exploitation. 

Camarades  de  misère,  quand,  énervés  par  un  long 
chômage,  quand  désespérés  par  des  privations  de 
toutes  sortes,  vous  en  arriverez  à  maudire  votre  s-i 
tuation  et  à  réfléchir  aux  moyens  de  vous  en  assurer 
une  meilleure,  attaquez-vous  aux  vraies  causes  de 
votre  misère,  à  l'organisation  capitaliste  qui  fait  de 
vous  les  machines  des  machines,  mais  ne  maudissez 
pas  cet  outillage  qui  vous  affranchira  des  forces  na- 
turelles, si  vous  savez  vous  affranchir  de  ceux  qui 
vous  exploitent.  C'est  lui  qui  vous  donnera  le  bien- 
être...  si  vous  savez  vous  en  rendre  les  maîtres. 


VII 


FATALITE    DE  LA   REVOLUTlOX 


Ce  qui  effraie  surtout  un  grand  nombre  de  travail- 
leurs dans  la  réalisation  des  idées  nouvelles  sur  l'or- 
ganisation sociale,  et  les  fait  se  raccrocher  au  parle- 
mentarisme et  à  la  campagne  pour  l'obtention  de 
réformes,  c'est  ce  mot  de  Révolution,  qui  leur  fait 
entrevoir  tout  un  horizon  de  luttes,  de  combats,  de 
sang  répandu.  Quelle  que  soit  la  tristesse  de  la  si- 
tuatioû  présente,  la  peur  de  l'incomiu  fait  hésiter  ks 
plus  misérables,  quelque  triste  et  morne  que  soit 
la  vie,  on  tremble  à  l'idée  d'être  forcé  de  descendre 
un  jour  dans  la  rue  et  de  la  sacrifier  pour  un  idéal  que 
l'on  ne  verra  peut-être  pas  se  réaliser. 

Et  puis,  ce  pouvoir  qu'il  s'agit  d'abattre  est  terri- 
blement fort;  il  a  été  rarement  permis  aux  travail- 
leurs de  le  contempler  de  près,  et,  vu  de  loin,  il  a  le 
prestige  des  choses  vaguement  entrevues,  il  leur  sem- 
ble un  colosse  qui  se  rit  de  leurs  efforts,  contre  lequel 
il  est  inutile  de  lutter,  il  n'a  qu'un  geste  à  faire  pour 


104  L^    SOCIÉTÉ    FUTURE 

mettre  en  branle  tout  un  formidable  appareil  de  ré- 
pression qui  doit  broyer  les  imprudents  assez  outre- 
cuidants pour  l'attaquer. 

Les  révolutions  passées  qui,  toutes,  ont  tourné  con- 
tre leur  but,  et  ont  laissé  le  travailleur  toujours  aussi 
misérable  que  devant,  n'ont  pas  peu  contribué  à  le 
rendre  sceptique  à  l'égard  d'une  révolution  nouvelle. 
—  «  A  quoi  bon  aller  se  battre  et  aller  se  faire  casser 
la  figure  »  se  dit-il,  «  pour  qu'une  bande  de  nouveaux 
intrigants  m'exploite  au  lieu  et  place  de  ceux  qui  sont 
actuellement  au  pouvoir?...  Je  serais  bien  bêtet  » 

Et,  tout  en  geignant  sur  sa  misère,  tout  en  murmu- 
rant contre  les  hâbleurs  qui  l'ont  trompé  par  des  pro- 
messes dont  la  réalisation  est  toujours  ajournée,  il 
se  bouche  les  oreilles  contre  les  faits  qui  lui  crient  la 
nécessité  d'une  action  virile;  il  ferme  les  yeux  pour 
ne  pas  avoir  à  envisager  l'éventualité  de  la  lutte  qui 
se  prépare,  qu'au  fond,  il  sait  inévitable,  qu'il  ré- 
clame hautement  en  ses  jours  de  deuil  et  de  colère. 

Il  se  terre  dans  son  effroi  de  l'inconnu,  se  refusant 
à  reconnaître  que  la  misère  qui  frappe  autour  de 
lui  l'atteindra  demain  et  l'enverra,  lui  et  les  siens, 
grossir  le  tas  des  affamés  qui  vivent  delà  charité  pu- 
blique. 

Un  changement  lui  paraît  inévitable,  malgré  tout; 
il  ne  peut  croire  qu'il  vivra  toujours  dans  la  misère, 
ce  n'est  pas  possible  que  l'injustice  soit  éternelle.  Il 
viendra  un  temps,  il  ose  l'espérer,  où  chacun  mangera 
à  sa  faim,  où  l'on  marchera  hardiment,  la  tête  levée, 
n'ayant  rien  à  craindre  de  personne.  Mais  il  espère 
en  des  à-coups  providentiels  qui  lui  éviteront  de  des- 
cendre dans  la  rue;  dans  ses  rêves,  il  voit  la  situation 
se  dénouant  d'elle-même,  des  sauveurs  inconnus  lui 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  I05 

jetant  de  la  félicité  à  pleins  bras;  et  alors,  il  se  rac- 
croche de  toutes  ses  forces  à  ceux  qui  lui  font  espé- 
rer ce  dénouement  heureux,  ce  changement  obxenu 
sans  lutte  et  sans  efforts;  il  acclame  ceux  qui  daubent 
sur  les  détenteurs  du  pouvoir,  lui  semblant  que  c'est 
sur  le  pouvoir  lui-même  que  l'on  frappe,  il  porte 
au  pinacle  ceux  qui  lui  promettent  les  plus  belles  ré- 
formes, lui  font  entrevoir  toute  une  législation  en 
sa  faveur,  s'apitoient  sur  sa  misère,  promettant  de 
la  lui  alléger  ! 

Croit-il  plus  en  eux  qu'en  ceux  qui  montrent  la  Ré- 
volution comme  seule  solution?  —  Fort  probable- 
ment, non.  Mais  ils  lui  font  espérer  un  changement 
sans  qu'il  ait  à  prendre  part  directement  à  la  lutte,  cela 
lui  suffit  pour  l'heure  présente.  Il  s'endort  dans  sa 
quiétude,  attendant  de  les  voir  à  l'œuvre  pour  re- 
commencer ses  doléances  lorsqu'ils  les  verra  éluder 
leurs  promesses,  s'éloignerl'heure  de  la  réalisation... 
jusqu'au  jour  où,  acculé  à  la  faim,  le  dégoût  ei  l'in- 
dignation étant  à  leur  comble,  il  se  relèvera  enfin  d'un 
si  long  avachissement,  et  fera  payer,  en  un  jour,  de 
longs  siècles  de  misère  et  de  rancœur. 

Si  les  bourgeois  avaient  l'intelligence  de  la  situa- 
tion, ils  pourraient  éloigner  cette  échéance  pour  long- 
temps encore,  ils  pourraient  faire  durer  de  longs  siè- 
cles encore,  cette  attente  d'un  millenum  venant, 
pacifiquement ,  apporter  à  tous  le  bonheur  sur  la 
terre.  Nous  avons  vu  que  leur  rapacité  et  la  concur- 
rence qui  sévissait  parmi  eux,  les  faisaient  contribuer 
à  l'évolution  fatale  ,  en  travaillant  eux-mêmes  à  la 
destruction  de  leurs  institutions. 

Us  ont  soin  pourtant  de  ne  proposer  que  des  ré- 


I06  LA  SOCIÉTÉ   FUTURE 

formes  insignifiantes,  qui  ne  puissent  en  rien  tou- 
cher à  leurs  privilèges,  aucunement  restreindre  leur 
possibilité  d'acquérir.  Mai  sces  réformes  qu'ils  ont  pré- 
conisées lorsqu'ils  dirigeaient  l'assaut  contre  les  fonc- 
tions lucratives,  leur  font  peur  une  fois  qu'ils  y  sont 
installés.  Ces  choses  qui  leur  ont  servi  de  machine  de 
guerre  pour  saisir  l'autorité,  les  effraient  lorsqu'ils 
sont  enfin  devenus  des  dirigeants. 

Une  fois  en  place,  ils  deviennent  les  propres  du- 
pes des  illusions  qu'ils  ont  contribué  à  développer 
chez  ceux  dont  ils  se  sont  fait  des  instruments.  Ils 
combattent  les  réformes  autrefois  préconisées  par  eux, 
avec  la  [même  chaleur  qu'ils  apportaient  autrefois  à 
les  réclamer  ,  avec  la  même  opiniâtreté  que  leurs 
devanciers. 

La  vision  change  avec  la  situation  :  telle  chosa 
qui  semblait  logique  et  normale,  alors  que  l'on  était 
parmi  la  foule  des  quémandeurs,  devient  énorme  et 
subversive  alors  que  l'on  a  pour  mission  de  veiller  à 
la  bonne  marche  de  l'ordre  de  choses  établi.  On 
s'effraie  de  l'insatiabilité  du  troupeau  des  gouvernés, 
on  craint  de  susciter  de  nouvelles  exigences  en  cédant 
sur  les  points  controversés,  et  voilà  ce  qui  fait  que 
l'on  voit  toujours  les  hommes  politiques  <*  arrivés  » 
faire  canarder,  de  temps  à  autre,  les  foules  qui  ont  la 
naïveté  de  venir  exiger  la  réalisation  des  promesses 
d'antan. 

Et  pourtant,  s'ils  étaient  intelligents,  s'ils  avaient 
la  vision  nette  des  intérêts  de  leur  caste,  ce  que  ça 
leur  serait  facile  d"amuser  ces  pauvres  gogos  d'élec- 
teurs! Que  de  réformes  on  pourrait  graduellement 
leur  lâcher,  sans  préjudice  de  nouvelles,  tout  aussi 
négatives  que  l'on  pourrait  susciter,  sans  rogner  au- 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  I  OJ 

cun  bénéfice,  diminuer  aucun  privilège,  sans  com- 
promettre en  rien  rédifice. 

Heureusement  que  la  peur  ne  raisonne  pas,  et  la 
bourgeoisie  a  peur  et  s'affole  devant  les  réclamations 
des  travailleurs.  Heureusement  que  la  nécessité  de 
consolider  et  de  défendre  l'état  présent  lui  empêche 
de  voir  ce  qui  serait  nécessaire  pour  le  consolider 
contre  les  attaques  futures.  On  démantèle  un  coin 
pour  en  fortifier  im  autre,  on  se  sert  des  matériaux 
que  l'on  a  sous  la  main,  sans  s'inquiéter  s'ils  ne  se- 
raient pas  plus  utiles  ailleurs,  et  l'édifice  se  trouve 
ainsi  replâtré  pour  quelque  temps,  mais  les  lézardes 
grandissent  toujours  et  le  moment  ne  tardera  pas  à 
venir  où  tout  replâtrage  sera  impossible,  où  la  démo- 
lition complète  sera  nécessaire,  afin  de  faciliter  la 
reconstruction  d'un  nouvel  édifice. 

Ne  nous  plaignons  donc  pas  du  positivisme  de  la 
foule.  Nous  pouvons  être  tristes  parfois  de  la  voir 
impassible  devant  les  plus  criantes  injustices,  froide 
devant  les  débordements  de  boue,  semblant  s'y  enliser 
elle-même,  ce  positivisme  la  garde  de  s'engouer  trop 
des  hâbleurs;  lors  même  qu'elle  semble  s'emballer 
pour  eux,  ce  n'est  que  leur  utilité  qu'elle  envisage, 
c'est  elle-même  qu'elle  acclame  en  eux. 

Si  les  paroles  de  vérité  la  trouvent  incrédule  lors- 
qu'elles ne  flattent  pas  ses  passions,  elle  ne  croit  qu'à 
moitié  ceux  q'ui  parlent  comme  elle  pour  la  flatter, 
et  son  emballement  pour  ses  fétiches  la  quitte  encore 
plus  vite  que  ça  ne  la  prend.  Au  fond,  le  travailleur 
ne  cherche  qu'une  chose  :  son  affranchissement;  tout 
en  paraissant  accepter,  les  yeux  fermés,  les  idées  qui 
lui  sont  soumises,  il  les  scrute,  les  pèse  et  les  discute. 


I08  LA   SOCIÉTÉ   FUTURE 

Il  se  trompe  souvent,  s'égare  maintes  fois  à  la  remor- 
que des  saltimbanques  politiques;  ne  nous  en  plai- 
gnons pas  trop,  son  instruction  se  fait  tous  les  jours 
et  chaque  école  le  rend  de  plus  en  plus  sceptique  à 
l'égard  des  politiciens,  de  leurs  promesses  et  de  leurs 
jongleries.  Encore  un  peu  de  patience,  et  bientôt  il 
ne  prendra  inspiration  que  de  lui-même. 

C'est  dans  le  but  de  bien  le  convaincre  de  cette  vé- 
rité :  «  qu'il  ne  doit  compter  que  sur  lui-même  », 
que  nous  nous  efforçons  de  lui  faire  comprendre  les 
inepties  dont  on  le  couvre,  que  nous  lui  jetons  con- 
tinuellement aux  oreilles  notre  Delenda  Carthago  : 
«  Il  n'y  a  que  la  révolution  qui  puisse  t'éman- 
ciperl  » 

Nous  l'avons  dit,  nous  le  savons  et  nous  le  répé- 
tons, la  révolution  ne  se  crée  ni  ne  s'improvise,  nous 
n'avons  nullement  l'espérance  de  voir,  à  notre  voix, 
se  lever  les  bataillons  populaires  et  courir  à  l'assaut 
du  pouvoir.  Seulement  nous  voudrions  que  les  tra- 
vailleurs se  convainquissent  bien  de  cette  vérité:  la 
situation  engendrera  forcément  la  révolte,  qu'en  pré- 
vision de  cette  lutte,  ils  s'instruisent  des  causes  de 
leur  misère,  qu'ils  apprennent  à  connaître  les  insti- 
tutions qui  leur  sont  nuisibles,  qu'ils  se  persuadent 
bien  que  les  replâtrages  n'ont  jamais  rien  valu  et  que, 
le  jour  de  la  lutte  venu,  loin  d'en  être  surpris,  ils 
soient  prêts  à  y  prendre  part,  qu'ils  sachent  une  bonne 
fois  se  sentir  les  coudes  entre  eux,  pour  faire  leurs 
affaires  eux-mêmes  et  ne  plus  se  laisser  arracher  les 
fruits  de  la  victoire  par  les  intrigants  qui  viendront 
les  flatter,  leur  promettre  plus  de  beurre  que  de  pain 
et,  sous  prétexte  de  leur  faciliter  la  besogne,  se  substi- 
tuer au  pouvoir  renversé,  recommencer  les  erreurs 


LA    SOCIÉTÉ   FUTURE  IO9 

passées  sous  des  noms  différents,  mais  appelées  à  pro- 
duire les  mêmes  effets. 


Du  reste,  il  est  temps  que  vienne  ce  cataclysme 
salutaire;  dans  l'intérêt  même  de  l'Evolution,  il  est 
urgent  qu'intervienne  la  Révolution.  L'Etat  étend 
tous  les  jours  ses  ramifications  dans  les  relations  so- 
ciales et  se  développe  au  détriment  de  l'initiative 
individuelle.  Tous  les  jours  il  augmente  son  armée, 
sa  police,  ses  emplois;  pendant  que  les  ateliers  se 
vident  de  travailleurs,  les  avenues  de  l'Etat  se  gar- 
nissent d'individus  qui,  parce  qu'ils  ont  échangé  leur 
marteau  ou  leur  lime  contre  une  plume,  un  plumeau 
ou  un  balai,  se  figurent  faire  partie  de  la  classe  gou- 
vernante et  se  croient  tenus  d'en  prendre  la  défense. 

La  classe  productrice  diminue  pendant  qu'aug- 
mente la  classe  parasitaire;  de  son  côté,  l'industriel 
agit  dans  le  même  sens;  s'il  enlève  de  sesaieliers  dix 
ouvriers  producteurs,  il  créera  un  ou  deux  emplois 
parasitaires  ni  ouvriers,  ni  bourgeois,  mais  d'autant 
plus  attachés  à  l'ordre  de  choses  actuel,  qu'ils  se  sen- 
tent absolument  inutiles  et  craignent  d'avoir  à  re- 
prendre leur  place  à  l'atelier. 

Pour  peu  que  cet  état  de  choses  continue,  la  classe 
ouvrière,  immanquablement,  diminuera  de  nombre 
pendant  que  se  fortifiera  la  classe  adverse,  s'augmen- 
tant  de  tous  les  transfuges  qu'elle  établira  dans  les 
emplois  parasitaires  inférieurs,  réservant  les  emplois 
productifs  pour  ses  propres  non-valeurs,  il  pourrait 
arriver  un  moment  où  les  travailleurs  ne  seraient  plus 
assez  nombreux  pour  briser  le  joug  qui  les  entrave. 

Certes,  avant  d'en  arriver  là,  il  faudra  que  de  nom- 
breux siècles  s'écoulent;  avant  de  se  laisser  éliminer 

7 


IIO  LA   SOCIETE   FUTURE 

ainsi  les  travailleurs  auront  livré  de  nombreux  com- 
bats à  l'ordre  capitaliste,  et  leur  aflfaiblissem  eut  numé- 
rique n'empêcherait  pas  leur  développement  cérébral 
qui  viendrait  fortement  compenser  une  dégradation 
de  forces.  Nous  n'en  sommes  pas  encore  là,  fort  heu- 
reusement, mais  enfin,  puisqu'on  nous  accuse  de 
vouloir  retarder  le  développement  des  progrès  de 
l'humanité,  il  nous  est  bien  permis,  en  étudiant  la 
marche  de  nos  sociétés,  de  chercher  à  nous  rendre 
compte  en  quel  sens  s'accomplit  ce  progrès. 
*  Or,  ce  progrès  nous  mène  à  l'atrophie  de  la  classe 
productrice,  à  l'hypertrophie  des  individus  compo- 
sant la  classe  parasite.  A  force  de  se  reposer  sur  le 
travail  des  autres,  la  bourgeoisie  perdra  la  faculté  du 
travail  et  ne  sera  apte  qu'à  la  jouissance. 

Chez  les  abeilles,  chez  les  fourmis  nous  voyons  ce 
qu'a  amené  la  division  du  travail,  en  quel  sens  elle  a 
poussé  l'évolution  de  l'espèce  ;  chez  les  abeilles  :  des 
femelles,  —  dont  une  seule  est  tolérée  dans  la  ruche,. 
—  des  bourdons:  les  mâles,  ensuite  les  neutres  repré- 
sentant le  prolétariat  dont  la  fonction  est  de  produire 
pour  la  population  de  la  ruche,  la  nettoyer,  la  défen- 
dre, construire  les  alvéoles  et  élever  la  progéniture. 

Chez  les  fourmis,  ou  du  moins  chez  certaines  es- 
pèces, une  quatrième  division  s'est  produite  :  celle 
des  soldats  chargés  de  la  défense  de  la  fourmilière. 
Certaines  autres  sont  allées  encore  plus  loin,  la  fourmi 
amazone  entre  autres,  —  la  Polyergus  Riifescens  des 
entomologistes,  —  qui  fait  la  guerre  aux  autres  espè- 
ces pour  s'en  faire  des  esclaves,  n'est  plus  apte  qu'à 
gu/^vroyer  et  est  devenue  instinctivement  si  aristocra- 
tique qu'elle  est  incapable  de  tout  travail  dans  la  four- 
milière, au  point  de  ne  plus  pouvoir  manger  seule  et 


LA    SOCIKTli    FUTURE  I  I  F 

meurt  lorsqu'elle  n'a  plus  d'esclaves  pour  lui  donner 
la  becquée. 

Si  la  société  bourgeoise  était  appelée  à  suivre  pai- 
siblemenPson  évolution,  tel  serait  probablement  le 
résultat  qu'elle  attsindrait  :  des  travailleurs  n'ayant 
plus  de  sexe,  et  une  bourgeoisie  se  transformant  len- 
tement en  un  sac  digestif  associé  à  un  autre  appareil 
qu'il  est  facile  de  deviner  et  que  les  dames  romaines 
portaient,  autrefois,  en  guise  d'amulette. 

Si  nous  ne  voulons  pas  être  des  sacs  à  jouissance 
plus  que  des  neutres,  il  est  temps  d'enrayer,  et  que  la 
Révolution  intervienne  pour  nous  aiguiller  sur  une 
voie  plus  rationnelle,  nous  amener  une  société  qui 
puisse  donner  libre  cliamp  à  toutes  les  facultés  et  où 
l'on  ne  soit  plus  contraint  à  développer  les  unes  — 
au  risque  de  les  hypertrophier  —  au  détriment  des 
autres. 

Que  l'on  ne  crie  pas  à  l'invraisemblance.  Que  l'on 
Jette  un  coup  d'œil  sur  certaines  villes  manufactu- 
rières du  Nord,  de  la  Seine-Inférieure.  La  popula- 
tion est  en  voie  de  dégénérescence,  la  plus  grande 
partie  est  anémique;  là,  la  femme  et  l'enfant  sont 
complètement  arrachés  à  la  famille,  à  ce  régime  l'en- 
fant s'étiole  et  s'atrophie,  il  est  rachitique  et  usé  à 
vingt  ans. 

Pour  la  femme,  non  content  de  la  pressurer  et  de- 
l'exploiter  dans  son  travail,  on  la  transforme,  par 
dessus  le  marché,  en  chair  à  plaisir.  Si  elle  est  gen- 
tille, il  faut  qu'elle  soit  aimable  pour  monsieur  le 
contre-maître  et  monsieur  le  patron,  et  aussi  mes- 
sieurs les  employés;  les  plus  haut  gradés,  choisissant 
les  premiers,  cela  va  de  soi.  On  peut  avoir  pour  elle. 


113  LA    SOCIETE   FUTURE 

tant  que  dure  le  caprice,  quelques  égards  et  lui  rendre 
l'exploitation  moins  dure,  mais  une  fois  le  caprice 
fini,  comme  les  camarades,  il  faudra  qu'elle  turbine 
sans  broncher,  et  l'exploitation  est  dure  daits  ces  en- 
fers, les  générations  sont  fauchées  avant  de  venir  bien 
vieilles.  Les  mâles  qui  arrivent  à  l'âge  d'homme,  s'ils 
sont  peu  nombreux,  n'en  sont  pas  plus  robustes. 

Egarés  par  l'espoir,  toujours  déçu  pourtant,  d'ob- 
tenir des  concessions  de  la  classe  possédante,  inquiets, 
quoiqu'ils  n'aient  rien  à  craindre  des  résultats  d'une 
révolution  dont  ils  n'aperçoivent  pas  les  avantages  et 
qui  ne  peut  les  rendre  plus  misérables,  les  travailleurs 
reculent  effrayés  à  l'idée  d'engager  la  lutte. 

A  l'instar  des  bourgeois,  quand  on  leur  fait  envi- 
sager une  société  où  ils  seraient  libres  d'évoluer,  où 
ils  auraient  la  facilité  de  satisfaire  tous  leurs  besoins, 
ils  hochent  tristement  la  tête  et  trouvent  que  ces  idées 
sont  trop  belles  pour  être  réalisables. 

Ils  ne  veulent  pas  voir  que  la  force  des  événements 
les  entraîne  à  la  lutte  quand  même,  que  la  misère, 
l'abrutissement  et  l'excès  de  travail  les  tuent  aussi 
sûrement  qu'une  balle  de  fusil,  que  plus  ils  se  rési- 
gneront, plus  l'exploitation  pèsera  lourd  sur  eux,  et 
que,  s'ils  n'ont  pas  l'énergie  de  vouloir  s'aftranchir, 
ce  ne  sont  pas  leurs  exploiteurs  qui  viendront  béné- 
volement briser  leurs  fers. 

«  Vos  idées  ne  sont  pas  réalisables  »,  disent-ils. 
En  effei,  elles  ne  le  seront  Jamais,  tant  que  ceux  qu'el- 
les intéressent  seront  assez  stupides  pour  endurer  un 
ordre  de  choses  qui  les  tue,  trop  lâches  pour  user  de 
leurs  forces  pour  réaliser  cet  idéal  qu'ils  trouvent 
«  trop  beau.  » 

Hélas!  cet  idéal  d'amour  et  "/^larmonie  que  nous 


LA    SOCIÉTÉ   FUTURE  Il3 

entrevoyons  est,  fort  probablement,  destiné  à  ne  res- 
ter, pour  nombre  d'entre  nous,  qu'à  l'état  de  beau 
rêve.  Combien  de  nous  sont  destinés  à  ne  pas  entrer 
dans  la  Terre  promise!  combien  sont  destinés  à  suc- 
comber dans  la  lutte,  les  yeux  fixés  sur  ce  paradis  de 
leur  rêve  et  dont  l'entrée  leur  aura,  pour  toujours, 
été  interdite! 

Qu'importe!  les  pionniers  n'ont-ils  pas  pour  mis- 
sion de  préparer  la  route  à  ceux  qui  viendront  après 
eux,  à  être  les  premières  victimes  que  l'ancien  ordre 
de  choses  sacrifie  pour  sa  défense,  la  marche  des  idées 
ne  se  fait  pas  autrement.  Mais,  dût-il  rester  à  jamais 
irréalisable,  notre  idéal  est  utile  à  la  marche  de  la 
Société.  C'e?t  une  étoile  qui  vient  guider  la  marche 
du  Progrès,  lui  montrant  le  but  à  atteindre,  lui  fai- 
sant entrevoir  les  pièges  où  l'on  veut  le  dévoyer,  et 
montrant  à  l'individu  ce  qu'il  aurait  à  faire  pour  s'af- 
franchir, s'il  sait  avoir  l'énergie  de  vouloir  être  libre 
et  heureux. 

La  Révolution,  étant  donné  l'ordre  de  choses  éta- 
bli, est  engendrée  par  l'Evolution;  c'est  une  phase 
fatale  à  traverser,  nous  pouvons,  après  tout  ceci, 
ajouter  qu'elle  est,  de  plus,  nécessaire  pour  sauver 
l'humanité  de  la  régression  où  l'entraîne  l'f^volution 
bourgeoise. 


VIII 


DE    LA    PERIODE    TRANSITOir<F 


Ici  se  présente  un  argument  que  nous  font  certains 
■socialistes  mais  n'étant,  en  réalité,  que  le  même 
fait  par  certains  bourgeois  qui,  ne  pouvant  nier  les 
vices  de  rorganisation  actuelle  et  les  besoins  d'une 
transformation  sociale,  se  retranchent  derrière  le  soi- 
disant  besoin  d'une  soi-disant  amélioration  progres- 
sive et  nous  disent  :  «  Certainement,  vous  avez  raison, 
ce  que  vous  demandez  est  très  bien.  Il  faut,  en  effet, 
que  les  travailleurs  arrivent  à  obtenir  le  produit  in- 
tégral de  leur  travail.  Mais!...  vous  savez  !  Il  y  a  des 
situations  acquises  que  l'on  ne  peut  briser  du  jour  au 
lendemain  sans  injustice  !  Il  faut  tenir  compte  aussi 
de  l'ignorance  de  la  masse,  qui  ne  pourra  en  un  clin 
d'œil  passer  de  la  soumission  la  plus  complète,  à  la 
liberté  absolue....  Vous  comprenez!...  il  faut  des  mé- 
nagements!... Une  société  ne  se  transforme  pas  ainsi. 

«  Si  l'on  accomplissait  brusquement  les  réformes 
cjuo  vous  prétendez   opérer,   on  courrait  le  risque 


LA   SOCIÉTÉ   FUTURE  Il5 

d'avoir  contre  soi  la  majorité  de  la  population.  Ce 
n'est  pas  comme  cela  qu'il  faut  agir. 

»  Quand  les  produits  seront  en  assez  grande  quan- 
tité pour  que  chacun  puisse  puiser  au  tas  sans  avoir 
à  craindre  que  les  vivres  manquent,  quand  l'homme 
sera  devenu  assez  intelligent  pour  savoir  qu'il  doit 
respecter  la  liberté  des  autres,  alors,  là,  peut-être?  on 
pourra  proclamer  la  liberté  complète  de  l'individu, 
supprimer  tout  gouvernement,  supprimer  toute  valeur 
d'échange.  Mais  cela  ne  peut  arriver  que  progressi- 
vement. Répandons  d'abord  l'instruction  dans  les 
masses,  quand  le  peuple  sera  instruit,  lorsqu'il  se 
sera  peu  à  peu  familiarisé  avec  le  nouvel  ordre  de 
choses,  alors  il  n'y  aura  plus  d'inconvénient  à  lui 
lâcher  la  bride. 

»  Mais,  avant  tout^  n'oublions  pas  que,  tout  dans 
la  nature,  ne  se  transforme  que  graduellement,  l'état 
social  comme  le  reste,  et  qu'une  période  —  très  lon- 
gue période  —  de  transition  est  nécessaire  !  » 

Et  ayant  doctoralement  prononcé,  Joseph  Pru- 
dhomme,  croit  avoir  réduit  les  idées  révolutionnaires 
par  la  science.  Mais,  ce  qui  est  mieux,  c'est  que  cer- 
tains soi-disant  socialistes,  non  moins  soi-disant  révo- 
lutionnaires, reprennent  l'argument  pour  leur  compte, 
pour  le  tourner  contre  l'idéal  anarchiste.  Piètres  lo- 
giciens! 

C'est  le  langage  avec  lequel  on  accueille  toute  idée 
nouvelle,  et  lui  ne  l'est  pas,  neuf.  C'est  avec  des  rai- 
sonnements pareils  que,  sans  nier  la  légitimité  de 
nos  réclamations  et  de  notre  idéal,  on  voudrait  en 
renvoyer  la  réalisation  aux  calendes  grecques. 

Hé!  tas  de  Jean-Foutre,  nous  le  savons  fort  bien 


Il6  LA    SOCIÉTÉ   FUTURE 

que  nos  idées  ne  sont  pas  comprises  de  la  masse.  Si 
elles  l'étaient,  nous  n'aurions  pas  à  nous  évertuer  à 
les  lui  faire  entrer  dans  la  tête.  Si  le  peuple  en  com- 
prenait la  portée,  il  n'aurait  pas  besoin  de  nous  pour 
la  lui  faire  entrevoir. 

Et  si  chacun  de  nous  selon  ses  facultés,  selon  ses 
moyens  cherche  à  développer  cet  idéal  de  félicité, 
c'est  pour  que  les  individus  se  l'assimilent,  s'en  im- 
prègnent assez  pour  avoir  la  tentation  de  le  réaliser. 
Et  c'est  quand  cette  imprégnation  d'idées  nouvelles 
est  assez  puissante  dans  les  foules  qu'éclatent  les  ré- 
volutions. 

Mais  revenons  aux  arguments  de  nos  bonshom- 
mes : 

Pour  certains  socialistes,  la  révolution  est  inévi- 
table, mais  pour  leurs  idées  seulement.  Comme  les 
bourgeois  qui  croient  avoir  fermé  l'ère  des  révolu- 
tions en  93,  ces  nouveaux  Robespierre  pensent  avoir 
fermé,  eux,  le  cerveau  des  individus  sur  leurs  seules 
conceptions. 

a  Vos  idées  ne  sont  pas  réalisables  »,  nous  disent- 
ils,  «  avec  le  tempérament  français  »,  —  en  France 
ou  bien  anglais  en  Angleterre  —  «  Certainement, 
votre  idéal  de  société  est  magnifique  en  théorie, 
mais  absurde  en  pratique.  Mais,  pauvres  amis!  vous 
ne  connaissez  pas  l'homme  pour  parler  comme  cela  ! 
Ah!  si  vous  le  connaissiez  comme  nous,  (c'est  un 
drôle  d'animal  allez,  il  est  bien  trop  bête  pour  savoir 
ce  qu'il  veut.  Heureusement  que  nous  le  savons  pour 
lui  I)  —  Quand  une  période  transitoire  aura  perfec- 
tionné l'humanité,  émoussé  les  instincts  mauvais  de 
l'homme,  peut-être,  alors  —  pas  sûr  encore  ?  —  vos 
idées  pourront-elles  être  appliquées  sans    inconvé- 


LA   SOCIÉTÉ    FUTURE  II7 

nient  pour  l'humanité  ;  mais  il  faut  que  les  individus 
passent  par  cette  période  d'éducation  qui  les  amènera 
progressivement  à  la  liberté  (et  cette  éducation,  nous 
seuls,  sommes  capables  de  la  mener  à  bien).  » 

«  Aux  débuts  de  la  révolution,  surtout,  c'est  là, 
qu'il  faudra  un  pouvoir  fort.  Ne  faudra-t-il  pas  régler 
la  consommation  selon  la  production  de  chacun  afin 
d'éviter  le  déficit  ?  Nq  faudra-t-il  pas  établir  une  limite 
à  la  liberté  de  chaque  individu,  afin  que  les  plus  forts 
n'empiètent  pas  sur  les  plus  faibles?  (Vous  ne  vous 
faites  pas  du  tout  l'idée  de  ce  que  c'est  que  diriger 
un  peuple  Ij  » 

Et  voilà  prouvée  l'utilité  d'une  période  transitoire 
et  d'un  gouvernement.  Ce  n'est  pas  plus  malin  que 
cela. 


Pour  ce  qui  est  des  réformes  préconisées  par  les 
bourgeois,  même  par  ceux  qui  sont  sincères,  nous 
savons  qu'elles  sont  impuissantes  et  que,  par  consé- 
quent, attendre  leur  réalisation,  ça  équivaudrait  au 
fameux  :  attendez-moi  sous  l'orme  !  Il  n'y  a  donc 
qu'à  passer  outre  leur  argumentation. 

Mais  pour  ce  qui  est  des  arguments  de  ces  soi- 
disant  révolutionnaires  qui  se  font  déjà  conservateurs 
avant  d'être  au  pouvoir  et  prétendent  limiter  l'évo- 
lution pour  assurer  «  leur  révolution  »,  cela  nous 
force  à  remarquer  qu'il  faut  qu'ils  s'en  fassent  une 
drôle  d'idée,  de  cette  révolution  économique  qu'ils 
prêchent...  en  théorie.  Leur  raisonnement  nous 
prouve  que  leurs  conceptions  ne  dépassent  pas  la 
moyenne  d'une  révolution  politique.  Ce  sont  des  po- 
liticiens mais  non  des  socialistes.  Et  cela  nous  expli- 


Il8  LA   SOCIÉTÉ   FUTURE 

que  en  même  temps  leur  façon  d'agir  dans  la  propa- 
gation de  leur  idéal. 

Ils  se  groupent  en  commissions,  en  ligues  locales, 
régionales^,  fédérales,  nationales,  pour  prendre  part  à 
toutes  les  luttes  politiques  où  il  peut  y  avoir  un  siège 
à  gagner,  faisant  du  socialisme  si  la  conception  du 
public  le  comporte,  ou  se  contentant  de  discuter  les 
intérêts  de  clochers  si  la  conception  de  leurs  audi- 
teurs ne  va  pas  au  delà.  Ils  espèrent  ainsi  prendre 
pied  dans  le  monde  politique,  substituer,  pendant  la 
lutte  —  si  on  en  vient  là  —  leur  organisation  à  l'an- 
cienne et  être  à  même  de  dicter  ainsi  la  loi  à  tous. 
Voilà  ce  qu'ils  appellent  une  révolution  sociale! 

La  prise  de  possession  du  sol,  de  l'outillage  et  de 
toute  la  richesse  sociale,  nous  le  savons,  ne  se  fera  ja- 
mais à  coups  de  décrets,  nous  en  avons  donné  les  rai- 
sons, inutile  d'y  revenir,  et  nous  trouvons  que  se 
contenter  de  changer  de  maîtres  est  une  trop  maigre 
satisfaction,  et  ne  nécessite  pas  une  révolution  pour 
cela. 

Ceux  qui  feront  la  révolution  n'auront  donc  rien  à 
attendre  de  quelque  pouvoir  que  ce  soit,  c'est  d'eux- 
mêmes  que  sortira  leur  émancipation;  ils  devront 
<ionc  savoir  comment  agir  et  quand  ils  se  la  seront 
donnée,  ils  n'auront  aucun  besoin  de  la  faire  sanc- 
tionner par  un  pouvoir  :  c'est  pourquoi,  nous  n'atten- 
dons pas,  nous,  de  période  transitoire,  nous  cherchons 
à  la  réaliser  par  notre  propagande,  afin  qu'elle  soit 
déjà  derrière  nous  quand  se  fera  la  Révolution. 

La  révolution  qui  se  prépare  doit  être  envisagée  à 
un  point  de  vue  plus  large.  Nous  avons  déjà  expliqué 
que,  selon  nous,  elle  pourrait  être  longue,  très  Ion- 


LA    SOClKTb:    KUTUUE  I  !  Q 

gue  :  c'est  Tînteasitc  de  la  propagande  qui  sera  faite  au- 
tour des  idées,  c'est  selon  le  temps  qu'elle  mettra  avant 
d'éclater  en  lutte  brutale,  c'est  la  facilité  de  perception 
qu'elle  trouvera  dans  les  foules  qui  en  réglera  la  durée. 

Mais  supposer  que  la  bourgeoisie  pourrait  se  laisser 
déposséder,  parce  qu'il  suffirait  de  s'emparer  du  pou- 
voir par  surprise,  c'est  commettre  une  grave  erreur. 
L'autorité  sociale  de  la  bourgeoisie,  n'est  pas  dans  la 
représentation  seule  du  pouvoir,  elle  est  dans  le  com- 
merce, dans  la  banque,  dans  cous  les  rouages  admi- 
nistratifs, dans  les  bureaux,  dans  toute  l'armée  delà 
bureaucratie  que  cetie  organisation  entraîne,  et  cela 
ne  se  change  pas  d'un  coup.  Tout  pouvoir,  quelque 
révolutionnaire  qu'il  fût,  après  avoir  fait  une  maigre 
épuration,  serait  forcé  d'en  consen^er  la  plus  grande 
quantité.  Il  ne  tarderait  pas  à  être  broyé  par  eux. 

On  a  vitlaférocitéquela  bourgeoisie  adéployéepour 
réprimer  tous  les  mouvements  ayant  une  tendance 
sociale,  cela  nous  présage  la  vigueur  qu'elle  mettra 
lorsqu'elle  se  sentira  sérieusement  attaquée,  et  le  ca- 
ractère que  prendra  la  lutte.  Attaquée  dans  ses  privi- 
lèges, menacée  de  perdre  tout  ce  qtii  l'élève  ati-dessus 
de  la  foule,  condamnée  à  disparaître  comme  classe, 
elle  se  défendra  de  toutes  ses  forces,  mettra  en  Jeu  tous 
les  ressorts  qui  lui  donneront  les  forces  dont  elle 
pourra  disposer,  et  se  rira  des  décrets  s'ils  ne  sont  pas 
suivis  d'actes  plus  sérieux. 

Or,  quoi  que  nousfi.ssions,  quelle  que  soit  l'accélé- 
ration de  leur  marche,  nos  idées  ne  pourront  pénétrer 
partout  à  un  égal  degré,  tous  les  cerveaux  n'en  seront 
pas  imprégnés  avec  la  même  intensité.  En  certains 
lieux,  les  individus  pourront  être  entraînés  à  en  tenter 
la  réalisation,  mais  en  d'autres,  ils  n'en  accepteront 


I20  LA    SOCIÉTÉ   FUTURE 

qu'une  partie,  en  d'autres,  encore,  il  pourra  se  faire 
qu'ils  ne  veuillent  rien  accepter  des  idées  nouvelles. 

Ce  sera  bien  l'affaire  des  privilégiés  qui  se  réfugie- 
ront dans  ces  localités  réfractaires,  y  concentreront 
leurs  ressources,  quittes  même,  à  y  faire  quelques 
concessions,  pour,  de  là,  faire  la  guerre  aux  groupe- 
ments autonomes  qui  se  seront  formés  sous  l'influence 
des  idées  nouvelles,  et  en  essaieront  la  réalisation. 
Tous  les  embarras  qu'ils  pourront  soulever,  toutes  les 
entraves  qu'ils  pourront  susciter,  nous  pourrons  nous 
en  rapporter  à  eux.  Pour  le  mal  ils  sont  ingénieux. 

Entre  l'idée  nouvelle  et  la  vieille  société,  la  lutte 
sera  implacable,  sans  trêve  ni  relâche,  nous  en  avons 
vu  une  partie  des  péripéties,  ce  qui  précède  est  une 
autre  explication  de  la  durée  que  nous  prévoyons. 

Etant  donnée  cette  situation,  il  est  évident  qu'à  tra- 
verscette  période  de  lutte,  il  sera  indispensable  que  s'or- 
ganise la  production  et  les  relations  pour  les  échanges, 
d'unftfaçon  assez  sérieusepourque les  révoltés  n'aient 
pas  àregretter  l'ancien  ordre  de  choses.  Cela  s'impose, 
et  en  cela  les  collectivistes  ont  raison,  car  si  les  vivres 
venaient  à  manquer,  et  que  le  nouvel  ordre  de  choses 
donnât  aux  individus  moins  de  satisfaction  que  la 
société  bourgeoise,  ce  ne  serait,  d'abord,  pas  la  peine 
de  changer,  et,  ensuite,  la  désaffection  qui  s'en  sui- 
vrait, serait,  pour  longtemps,  le  triomphe  du  régime 
bourgeois.  Mais,  où  les  collectivistes  ont  tort,  c'est 
lorsqu'ils  prétendent  avoir  seuls  la  formule,  ei^  être  les 
seuls  capables  d'organiser  la  société  future.  Et,  où  leur 
outrecuidance  dépasse  les  bornes,  c'est  lorsqu'ils  affir- 
ment qu'il  leur  suffira  de  se  hisser  au  pouvoir,  pour 
décréter  celte  organisation,  comme  le  Fiat  lux!  du 


LA    SOCIÉTÉ   FUTURE  121 

Père  Eternel,  créa  la  lumière.  La  science  a  fait  justice 
des  absurdités  de  la  Bible,  un  peu  de  raisonnement 
enverra  celle  des  collectivistes,  rejoindre  leurs  aînées 
dans  le  magasin  d'accessoires  des  contes  de  fées. 

Ou  les  individus  seront  conscients  de  leurs  besoins, 
connaîtront  le  but  vers  lequel  ils  marchent,  et  sau- 
ront approprier  leurs  efforts  aux  circonstances,  et  alors 
l'initiative  individuelle,  s'épanouissant  dans  toute  son 
intégrité,  saura  leur  enseigner  les  mesures  nécessaires 
à  la  salvation  de  la  révolution  entreprise,  ou  bien,  ils 
n'auront  agi  qu'en  automates,  àl'instigation  de  Pierre 
ou  de  Paul,  et  ne  connaîtront  rien  de  ce  que  compor- 
tera leur  nouvelle  situation.  Ces  éléments-là  auront 
fait  une  révolution  politique,  mais  non  une  révolution 
sociale.  Bons  à  être  toujours  menés,  ils  auront  ce  qui 
leur  faut  avec  les  collectivistes,  mais  cela  n'a  rien  à 
voir  avec  une  révolution  d'affranchissement  écono- 
mique. 

Dès  les  débuts  de  la  lutte,  il  pourra  donc  arriver 
ceci  :  les  individus,  poussés  par  le  besoin,  consom- 
meront les  produits  existants,  sans  s'occuper  de  leur 
provenance,  de  même  qu'ils  porteront  leur  force  d'ac- 
tivité là  où  le  besoin  s'en  fera  sentir,  s'habituant  ainsi 
à  la  pratique  de  la  solidarité,  s'habituant  à  recevoir 
de  leurs  voisins,  comme  à  leur  donner,  sans  se  préoc- 
cuper s'il  y  a  équivalence. 

Quand  les  choses  se  régulariseront,  les  besoins 
s'affineront  et  deviendront  plus  nombreux.  Les  indi- 
vidus auront  besoin  de  s'occuper  eux-mêmes  de  la 
production  de  certaines  choses  leur  faisant  défaut.  Ils 
se  rechercheront,  se  consulteront,  et  se  grouperont 
selonleurs  affinités  pour  produire  ce  qu'ils  désireront. 


T22  LA   SOCIÉTÉ   FUTURE 

Cela  pourra  prêter  matière  à  au  échange  de  services 
divers,  à  une  grande  combinaison  de  groupements, 
d'autant  plus  variés  que  les  besoins  seront  plus  grands, 
mais  en  agissant  ainsi,  les  individus  se  seront  accou- 
tumés à  la  pratique  du  communisme  et  de  la  solida- 
rité, bien  longtemps  avant  que  toutes  les  commissions 
de  statistique  réunies  soient  parvenues,  seulement,  à 
s'entendre  sur  la  valeur  d'échange  et  son  étalon.  Et 
cela  spontanément,  de  leur  propre  impulsion,  sous  la 
seule  pression  des  circonstances. 

Nous  affirmons  que  l'être  n'est  que  le  produit  du 
milieu,  et  que  l'on  doit  changer  ce  milieu  si  l'on  veut 
-changer  l'être.  C'est  l'organisation  antagonique  de 
la  société  bourgeoise  qui  rend  les  individus  âpres  à 
la  curée,  et  les  fait  se  déchirer  pour  vivre.  Mais,  nous 
savons  fort  bien  aussi  que  l'individu  réagit  à  son  tour 
sur  le  milieu  et  peut  le  transformer.  Ce  sont  les  causes 
plus  puissantes  qui  déterminent  l'influence  de  tel  phé- 
nomène sur  tel  autre  et  décident  de  l'évolution. 

Actuellement,  c'est  l'organisation  sociale  bour- 
geoise qui  détermine  l'évolution.  Il  s'agit  de  trouver 
des  mobiles  agissant  plus  fortement  sur  les  indivi- 
dus, et  voilà  pourquoi  les  anarchistes  travaillent  à 
répandre  leurs  idées,  espérant  avec  letir  aide,  impri- 
mer une  notivelle  direction  aux  individus,  les  ame- 
ner à  réagir  contre  le  milieu  pour  le  transformer,  et 
opérer  ainsi  la  transformation  de  l'être  et  du  milieu, 
tout  à  la  fois,  et  de  l'un  par  l'autre. 

Si  les  anarchistes  que  la  propagande  et  l'étude  au- 
lont  iaits  sont  bien  conscients  de  leur  tâche,  bien 
convaincus  de  leur  idéal,  en  révolution  leur  rôle 
peut  être  décisif,  leur  seul  exemple  peut  entraîner  la 
masse  entière  avec  eux. 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  123 

La  mise  en  pratique  immédiate  de  leur  idéal  sera 
la  meilleure  démonstration  de  son  excellence.  En 
faisant  profiter  leurs  voisins  les  plus  proches  des 
bienfaits  de  l'aide  mutuelle  et  de  la  solidarité,  ce 
sera  le  meilleur  moyen  de  les  convaincre. 

La  foule  comprend  les  choses  simples  et,  en  temps 
de  révolution,  sa  facilité  de  compréhension  est  for- 
tement développée,  elle  est  davantage  accessible  aux 
idées  nouvelles.  Si  le  chemin  a  été  préparé  par  une 
assez  longue  période  de  propagande,  la  besogne  n'en 
sera  que  plus  facile. 

Du  reste,  les  révolutions,  même  politiques,  ne 
sont,  nous  l'avons  vu,  provoquées  que  par  une  évo- 
lution dans  les  mœurs,  dans  les  aspirations  de  la 
masse,  nous  espérons  donc  que  la  révolution  qui 
vient  se  fera  sous  la  poussée  des  idées  que  nous  dé- 
fendons, et  c'est  pourquoi  nous  préconisons  notre 
idéal.  Il  est  donc  à  présumer  que  les  anarchistes,  par 
leur  activité,  auront  déjà  fait  entrer  dans  les  mœurs, 
nombre  défaits  concernant  leur  manière  d'envisager 
les  choses. 

Qu'ils  auront  su,  par  exemple,  démontrer  par  de 
nombreux  exemples,  et  d'une  façon  sensible,  la  pos- 
sibilité d'une  entente  et  d'une  organisation  entre 
individus,  sans  autorité  ni  coercition,  qu'ils  auront 
su  déjà,  dans  leurs  rapports  entre  eux,  et  leurs  rela- 
tions, faire  entrevoir  l'embryon  de  leur  façon  de 
procéder.  Cela,  non  pas  de  la  façon  nette  et  précise 
qu'ils  peuvent  l'entrevoir,  c'est  impossible  dans  la 
société  actuelle,  mais  de  la  façon  que  les  lieux  et  les 
circonstances  le  permettront,  de  façon,  tout  au  moins 
à  en  faire  comprendre  la  portée. 

Il  y  a  une  foule  de  rapports  sociaux  qui  échappent 


124  LA.    SOCIÉTÉ   FUTURE 

à  la  coercition  des  lois,  si  féroces  soient-elles,  si  in- 
quisitoriales  qu'on  puisse  les  inventer,  et  qui,  main- 
tenant soulèveraient  la  foule,  si  on  voulait  la  régle- 
menter dans  ces  rapports-là.  C'est  dans  l'adaptation 
de  leur  propagande  à  ces  diverses  relations  que  les 
anarchistes  devront  s'efiorcer  et  habituer  ainsi  les  in- 
dividus à  comprendre  progressivement  leur  façon  de 
concevoir  les  relations  sociales,  les  amenant,  ensuite 
à  pratiquer  leur  autonomie  dans  des  relations  plus 
étendues  jusqu'à  l'antagonisme  avec  l'ordre  actuel. 

Nous  savons  tous  qu'il  n'y  a  mauvaise  volonté  que 
là  où  il  y  a  autorité.  Tout  individu  non  contaminé 
par  l'avachissement  quedonnel'éducation  bourgeoise 
a  pour  caractère  de  ne  pas  vouloir  être  dominé,  ni 
commandé,  d'aimer  à  faire  les  choses  librement. 

Si  ceux  qui  sont  sincères  en  réclamant  une  auto- 
rité pour  maintenir  l'équilibre  dans  la  société  future, 
voulaient  fouiller  dans  le  coin  le  plus  reculé  de  leur 
cerveau,  scruter  leurs  pensées  les  plus  cachées,  ils  re- 
connaîtraient qu'ils  veulent  bien  un  pouvoir,  mais 
avec  la  restriction  qu'ils  seront  libres  de  l'envoyer 
promener  lorsqu'il  voudrait  les  contraindre  à  une 
chose  dont  ils  n'auront  pas,  eux-mêmes,  reconnu 
l'utilité!  Le  pouvoir  de  leurs  rêves,  serait  un  pou- 
voir ne  pouvant,  en  rien,  gêner  leur  libre  évolution. 

Mais,  chaque  individu  pense  de  même!  et  comme 
chaque  individu  a  sa  conception  particulière  d'envi- 
sager les  choses,  il  s'ensuit  donc  qu'un  pouvoir  sera 
forcément  oppresseur  pour  quelqu'un  ? 

S'ils  voulaient  bien  analyser  leurs  sentiments,  les 
partisans  convaincus  de  l'autorité  verraient  donc  que, 
dans  ces  conditions,  ils  ne  veulent  une  autorité  que 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  125 

contre  ceux  qui  ne  seraient  pas  de  leur  avis,  se  con- 
sidérant, eux,  assez  intelligents  pour  ne  pas  en  avoir 
besoin^  mais  qu'ils  dénient  cette  faculté  à  d'autres. 
N'est-ce  pas  là  une  singulière  façon  d'envisager  la  li- 
berté ? 

Il  est  vrai  que  certains  adorateurs  de  l'autorité  ont 
prétendu  que,  plus  l'homme  se  développe,  plus  il 
devient  esclave  de  l'association;  et,  au  nom  de  la 
science,  ils  essaient  de  prouver  que  l'autonomie  ne 
peut  plus  exister  dans  une  société  développée.  C'est 
une  insanité  que  nous  aurons  à  réfuter  plus  loin. 

D'autres,  hantés  par  cette  idée  de  la  dépendance 
de  l'individu  dans  la  société,  mais  n'osant,  pourtant, 
conclure  à  cette  monstruosité,  sont  moins  affirmatifs 
et  absolus,  mais  réclament  une  autorité  mitigée,  ob- 
jectant qu'étant  très  difficile  de  contenter  tout  le 
monde  et  son  père,  il  faudra  pourtant  bien  prendre 
une  moyenne,  et  établir  des  règles  pour  que  personne 
ne  puisse  empiéter  sur  son  voisin. 

Contenter  tout  le  monde  est  absolument  impossi- 
ble, en  effet;  mais  nous  ferons  observer  que  cela  est 
vrai,  surtout  lorsqu'on  veut  plier  tout  le  monde  à  la 
même  façon  de  vivre,  courber  tous  les  individus  sous 
la  même  domination.  Ce  qui  est  toujours  selon  nous, 
—  le  plus  court  chemin  pour  mécontenter  tout  le 
monde,  sauf  ceux  qui  s'emparent  du  pouvoir. 

Aussi,  ayant  peur  de  la  liberté  complète,  ne  sa- 
chant sur  quoi  baser  leur  autorité  \  ces  autocrates  en 
retombent  à  prôner  la  majorité  ;  cette  bonne  vieille 

I.  Ici  nous  parlons  des  socialistes;  car  certains  théoriciens 
bourgeois,  entre  autres  un  M.  Le  Bon,  auteur  de  diftërents  ou» 


7  20  l-A    SOCIETE   FUTURE 

majorîtéj  justificatrice  de  toutes  les  turpitudes,  de 

tous  les  excès,  de  tous  les   massacres,  de  toutes  les 

spoliations,  pourvu  qu'elles  fussent  justifiées  par  le 

succès. 

Mais  comme  il  n'y  a  pas  un  seul  individu  qui,  a 

un  moment  quelconque  de  son  existence,  ne  se  soit 
révolté  plus  ou  moins  contre  quelque  majorité, 
nous  demanderons  à  ceux  qui  l'acceptent  pour  loi, 
à  quel  signe  ils  reconnaissent  la  validité  d'une  ma- 
jorité? à  quel  critérium  ils  s'arrêteront  pour  recon- 
naître qu'ils  doivent  lui  accorder  confiance? 

Tous  les  pouvoirs  qui  se  sont  succédé,  ont  com- 
mencé à  combattre,  étant  minorité,  contre  le  pou- 
voir-majorité, et  n'ont  même  pas  reculé  devant  la 
violence  pour  retourner  la  majorité  à  leur  gré.  Que 
l'on  nous  dise  donc  où  commencent  les  majorités  res- 
pectables, où  finissent  celles  qui  ne  le  sont  pas? 

A  ce  compte-là,  les  socialistes  qui,  avant  d'être  en 
place,  nous  prêchent  déjà  le  respect  de  la  sacro-sainte 
majorité,  n'auraient  qu'à  se  prosterner  bien  humble- 
ment devant  la  majorité  bourgeoise,  au  lieu  de  se 
gendarmer  contre  elle.  La  majorité  bourgeoise  qui 
prétend  se  faire  respecter  des  minorités  qui  l'assail- 
lent, aurait  dû,  elle  aussi,  nous  prêcher  d'exemple, 
en  s'agenoui liant  devant  la  royauté  et  la  noblesse. 
Ces  deux  puissances  étaient  au  pouvoir,  elle  les  a  si 
peu  respectées,  elle  les  en  a  fait  descendre  si  vio- 
lemment que  beaucoup  des  culbutés  y  ont  perdu  la 
tête. 

Il  se  peut  que  les  bourgeois  se  croient  plus  respec- 

viages  de  sociologie  affirment  carrément  le  principe  de  l'auto- 
rité par  les  supériorités  intellectuelles,  —  dont  ils  font  partie 
naturellement. 


LA    SOCIETE    FUTURE  I  27 

tables  que  ceux  qu'ils  ont  remplacés,  que  les  socia- 
listes se  croient  encore  plus  respectables  que  ceux 
qu'ils  aspirent  à  culbuter,  ils  peuvent  avoir  raison, 
chacun  dans  leur  manière  de  penser,  mais  cela  ne 
protive  nullement  que  le  prolétariat  ait  à  les  respec- 
ter plus  qu'ils  n'ont  respecté  ou  ne  respectent  leurs 
prédécesseurs. 

C'est  étonnant,  ce  que,  une  fois  casé,  on  exige  de 
respect  de  ceux  qui  vous  suivent,  après  en  avoir  mon- 
tré si  peu  de  ceux  qui  vous  ont  précédé. 

Alors  on  nous  répond  que  ce  que  nous  disons,  est 
vrai  pour  les  régimes  oppresseurs  qui  se  sont  succédé, 
jusqu'à  présent,  mais  que,  dans  une  société  amé- 
liorée, où  le  travailleur  aura  le  produit  intégral  de 
son  travail,  où  toutes  les  libertés  —  possibles  !  —  se- 
ront en  vigueur,  l'instruction  mise  à  la  portée  de  tous; 
dans  une  société  enfin,  qui...,  que...,  quoi...,  etc.  etc., 
il  sera  facile  aux  travailleurs  de  choisir  avec  tact  et 
en  toute  connaissance  de  cause,  les  mandataires  les 
plus  dévoués  au  bonheur  commun,  chargés  de  les... 
gouverner?  Oh  !  fi  donc!  de  les  diriger,  de  les  gui- 
der !  vers  l'absolue  perfection  qui  devra  les  mettre  à 
même,  plus  tard,  — beaucoup  plus  tard,  —  de  se  pas- 
ser de  guides! 

Soit,  mais  si  nous  étudions  l'humanité  et  les  com- 
mencements de  son  histoire,  nous  verrons  que,  cha- 
que fois  qu'une  idée  a  pu  conquérir  ce  que  l'on  ap- 
pelle la  majorité,  et  prendre,  par  force  ou  persuasion, 
sa  place  au  soleil,  ce  n'était  qu'en  détrônant  l'idée 
précédente,  et  que,  derrière  elle,  une  vérité,  pltis  nou- 
velle, la  poussait  et  cherchait  déjà  à  se  faire  jour.  Ar- 
rivée au  pouvoir  cette   idée  s'y  incrustait,  devenait 


128  LA   SOCIÉTÉ    FUTURE 

oppressive  à  son  tour,  et  cherchait  à  barrer  la  route 
aux  idées  nouvelles,  Jusqu'à  ce  que  l'évolution  des 
connaissances  humaines  suivant  son  cours,  une  révo- 
lution nouvelle  vînt  la  chasser  à  son  tour  et  faire  la 
place  à  une  vérité  meilleure. 

Il  serait  temps,  croyons-nous,  de  briser  ce  cercle 
vicieux.  La  terre  est  assez  grande  pour  nous  abriter 
tous  et  donner,  à  chacun^  l'espace  nécessaire  à  son 
évolution.  Il  y  a  place  pour  tous  au  soleil  ;  si  nous 
voulons  que  l'évolution  se  fasse,  pacifiquement,  dans 
la  voie  du  progrès,  il  faut  briser  ce  qui  l'entrave  dans 
sa  marche,  ce  qui  occasionne  les  à-coups.  Il  n'y  a  pas 
de  majorité  respectable  lorsqu'elle  est  oppressive. 
Chaque  vérité  n'a-t-elle  pas,  d'abord  et  toujours,  été 
énoncée  par  une  minorité  ?  Débarrassons  donc  la 
voie  aux  vérités  futures  pour  qu'elles  puissent  se  faire 
jour,  sans  avoir  besoin  de  recourir  à  la  force  pour 
évoluer  librement. 

Comme  on  le  voit,  la  période  de  transition  récla- 
mée par  les  partisans  de  l'évolution  doit  être  remplie 
par  la  période  de  propagande,  et  continuée  par  la  ré- 
volution elle-même  qui,  en  effet,  ne  pourra,  en  un 
tour  de  main,  changer  l'état  social,  comme  on  re- 
tourne une  omelette. 

On  n'apprend  à  marcher  qu'en  faisant  aller  les 
jambes;  à  être  libre  qu'en  usant  de  la  liberté.  Ce 
n'est  pas  en  entravant  de  liens  les  membres  de  l'enfant 
qu'on  lui  apprend  à  se  servir  de  ses  jambes,  c'est  en 
le  laissant  gigotter  à  son  aise;  les  culbutes  lui  appren- 
dront la  prudence.  Drôle  de  théorie  qui  voudrait  nous 
maintenir  en  tutelle,  sous  prétexte  que  n'ayant  jamais 
étélibres,  nous  ne  saurions  user  de  la  liberté. 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  129 

Quant  aux  préconiseurs  de  réformesqui  nous  parlent 
de  progression  lente,  de  réformes  partielles,  de  tem- 
porisation et  d'habileté,  ils  peuvent  être  de  bonne 
foi,  —  il  y  en  a,  nous  le  savons,  —  qu'ils  fassent  leur 
besogne  en  paix;  quanta  nous,  nous  ne  pouvons  nous 
associer  à  ces  finasseries. 

Nous  avons  une  idée  que  nous  croyons  bonne, 
nous  cherchons  à  la  propager  à  l'élucider,  à  la  faire 
comprendre  de  ceux  qui  souffrent  de  l'exploitation 
actuelle  et  veulent  s'en  affranchir;  à  ceux  que  les  pré- 
jugés ou  l'énormité  de  la  tâche  effraie,  nous  laissons 
le  soin  de  temporiser,  de  demander  à  nos  exploiteurs 
de  mettre  une  sourdine  à  leur  avarice,  de  mettre  des 
ménagements  dans  leurs  vols.  Mais  ayant  un  idéal 
complet  dont  nous  cherchons  la  réalisation,  nous  ne 
voulons  pas  l'amoindrir  sous  prétexte  qu'il  pourrait 
effrayer  ceux  dont  nous  voulons  abolir  l'autorité. 

Si,  au  lendemain  de  la  révolution,  il  nous  faut  su- 
bir une  période  transitoire,  ne  sera-ce  pas  assez  de 
n'avoir  pu  l'éviter^,  sans  avoir  encore  à  nous  en  faire 
les  propagateurs. 

La  vérité  avant  tout. 

Lorsque  la  révolution  se  fera,  peut-être  nos  idées 
ne  seront-elles  pas  assez  comprises  pour  rallier  au- 
tour d'elles  la  masse  de  ceux  qui  auront  pris  part  à  la 
lutte,  peut-être  la  majorité  n'acceptera-t-elle  qu'une 
partie  de  notre  idéal,  laissant  aux  générations  futures 
le  soin  de  réaliser  le  reste;  peut-être,  même,  les  anar- 
chistes devront-ils  être  les  premières  victimes  du  pou- 
voir qui  s'établira  ?  N'est-ce  pas  le  sort  des  novateurs 
de  souffrir  pour  l'affirmation  de  leurs  idées  } 

Qu'importe  à  l'homme  convaincu.  Ce  n'est  pas  en 
prophétisant  sur  ce  qui  est  possible  ou  non  possible 


l30  LA    SOCIÉTÉ   FUTURE 

que  l'on  s'aflranchit,  mais  en  luttant  contre  la  tyran- 
nie. —  L'homme  plein  de  son  idéal  lutte  et  soufTre 
pour  répandre  ses  idées.  Sa  récompense  n'est  pas 
dans  la  satisfaction  de  mesquines  ambitions,  ou  de 
succès  d'amour-propre.  C'est  en  voyant  germer  au- 
tour de  lui  les  idées  qu'il  propage  qu'il  trouve  sa  plus 
belle  récompense. 

Nous  n'avons  donc,  pour  le  moment,  pas  à  nous 
préoccuper  de  ce  qui  est  réalisable  ou  irréalisable, 
mais  de  ce  qui  est  vrai,  de  ce  qui  est  Juste,  de  ce  qui 
est  beau.  Ce  sera  ensuite  aux  individus  à  faire  leur 
choix. 

Mais  ce  qui  nous  rassure,  c'est  que,  en  temps  de 
révolution,  les  idées  marchent  vite.  L'exaltation  qui, 
dans  les  périodes  d'agitation  s'empare  des  individus, 
suractive  le  jeu  des  cellules  cérébrales,  élargit  leur 
entendement,  en  leur  facilitant  la  compréhension 
de  raisonnements  qui,  en  temps  ordinaire,  n'auraient 
éveillé,  chez  eux,  aucune  sensation. 

En  temps  de  lutte,  les  hommes  peuvent  être  pous- 
sés aux  pires  folies,  mais  aussi  à  l'abnégation  la  plus 
pure.  C'est  en  faisant  ronfler  les  grands  mots  de 
vertu,  fraternité,  devoirs  sociaux,  etc.,  que,  dans  les 
révolutions  passées,  les  ambitieux  sont  toujours  par- 
venus à  étouffer  chezlesindividus,  la  vraie  perception 
de  la  liberté  que  représentait  pour  eux,  le  mot  de  ré- 
publique, et  les  ont  amenés  à  subir  leur  despotisme. 

Nous  voulons,  nous,  que  la  masse  puisse  donner 
cours  à  tous  ses  bons  sentiments,  à  ses  besoins  de  so- 
lidarité, et  qu'elle  soit  assez  consciente  de  son  auto- 
nomie, pour  ne  plus  se  laisser  mettre  d'entraves  sous 
prétexte  de  sauvegarder  la  liberté. 


IX 


DE    T.  INFLUENCE    MORALE    DE    LA    REVOLUTION 


La  révolution  sera  donc  la  phase  transitoire  qui 
doit  nous  conduire  à  la  réalisation  complète  de  notre 
idéal.  Elle  le  sera  d'autant  mieux  que  son  influence 
contribuera  à  développer  cérébralement  les  individus 
et  à  les  préparer  à  savoir  user  de  leur  liberté! 

Mais,  ici  une  petite  digression  est  utile. 

«  Pourquoi  se  préoccuper  de  ce  qui  se  passera  de- 
main ?  »  nous  disent  certains  révolutionnaires,  préfé- 
rant s'instituer  les  «  conducteurs  »  de  la  masse,  que  de 
tenter  de  l'instruire.  «Nous  avons  assez  à  faire  de  sou- 
tenir la  lutte  présente,  sans  perdre  notre  temps  à  cher- 
cher ce  que  nous  pourrons  faire  après.  Ne  nous  attar- 
dons pas  à  rêvasser  sur  des  utopies  quand  le  présent 
est  là,  qui  nous  sollicite  et  nous  étouffe.  Luttons 
d'abord  contre  la  société  actuelle,  quand  elle  sera 
renversée,  nous  verrons  ce  que  nous  aurons  à  faire  ». 

Et  certains  anarchistes  tiennent  le  même  raisonne- 


l32  LA   SOaÉTÉ   FUTURE 

ment  et  trouvent  que  c'est  perdre  son  temps  de  dis- 
cuter «  avenir  ». 

Ce  qui  nous  fait  considérer  à  nous,  ces  discussions 
sur  l'avenir  comme  très  utiles,  c'est  que  les  révolu- 
tions passées  ont  toutes  piteusement  échoué  parce  que 
les  révoltés  se  battaient,  se  reposant  sur  leurs  meneurs 
pour  organiser  les  relations  sociales  et  reconstituer 
le  nouvel  ordre  de  choses.  C'est  parce  qu'ils  se  sont 
toujours  contentés  d'aspirations  vagues,  mal  définies, 
que  les  travailleurs  se  sont  toujours  vu  frustrer  des 
fruits  de  leurs  luttes. 

La  majorité  des  travailleurs  s'est  toujours  unique- 
ment préoccupée  des  besoins  de  la  lutte  présente,  se 
contentant  de  prendre  part  à  la  bataille,  de  fournir 
la  chair  à  fusillade,  laissant  à  d'autres  le  soin  de 
penser.  L'idéal,  le  désir,  le  but  pour  lequel  combat- 
tait la  masse,  était  certes  bien  clair  dans  son  enten- 
dement, c'était  tout  comme  nous  l'entendons  nous- 
mêmes  :  la  liberté,  le  bien-être  pour  tous. 

Mais,  sous  quelle  forme  cela  devait-il  lui  venir  .^  — 
elle  ne  s'en  était  pas  préoccupée.  On  lui  avait  parlé 
de  la  République  qui  devait  l'affranchir^  d'un  socia- 
lisme mal  défini,  mais  lui  laissant  entrevoir  tout  un 
monde  de  félicités,  cela  avait  suffi,  elle  avait  com- 
battu pour  cette  République  qui  devait  apporter  le 
bonheur  sur  la  terre,  laissant  aux  «  initiés  »,  à  ceux 
«  qui  savaient  »  et  en  qui  elle  avait  confiance,  le  soin 
d'organiser  après  la  lutte,  son  bien-être  et  sa  liberté, 
mettant  à  leur  service  des  mois  et  des  années  de  mi- 
sère pour  leur  donner  le  temps  de  lui  arranger  quel- 
que chose  de  tout  à  fait  convenable  1 

Lorsque  impatiente,  ne  voyant  rien  venir,  à  bout 
de  souffrances,  de  misère  et  de  privations,  elle  exi- 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  l33 

geait  la  réalisation  des  promesses,  c'était  du  fer  et 
du  plomb  qui  étouffait  ses  murmures. 

Pour  qu'il  n'en  soit  plus  ainsi,  pour  qu'on  ne  leur 
remette  pas,  le  lendemain  de  la  lutte,  le  Joug  qu'ils 
auront  brisé  la  veille,  lorsque  les  travailleurs  seront 
amenés  encore  une  fois  à  user  de  la  force  pour  re- 
conquérir leurs  droits,  il  faut  qu'ils  sachent  ce  qu'ils 
veulent,  quelles  sont  les  institutions  qui  leur  sont 
néfastes,  afin  qu'ils  ne  se  laissent  plus  tromper,  qu'ils 
n'aient  plus  à  se  reposer  sur  personne  du  soin  de  les 
conduire,  et  sachent  d'eux-mêmes  faire  table  rase  de 
ce  qui  doit  définitivement  disparaître. 

Certes,  il  est  facile  de  dire  :  «  Ne  nous  occupons 
pas  de  ce  qui  se  passera  demain  ;  à  chaque  jour  suffit 
sa  tâche  ;  occupons-nous  de  détruire  ce  qui  nous 
gêne,  nous  verrons  ensuite  ».  Nous  comprenons  fort 
bien  l'impatience  que  l'on  peut  éprouver  de  sortir  du 
bourbier  où  l'humanité  s'enlise,  mais  si  nous  vou- 
lons que  les  vérités  que  nous  cherchons  à  faire  com- 
prendre soient  nettement  saisies  par  ceux  que  nous 
cherchons  à  convaincre,  qu'ils  en  aient  la  perception 
nette,  sachant  clairement  ce  qu'ils  veulent,  et  capables 
de  ne  pas  se  laisser  dévoyer  de  leur  chemin  par  les 
phraseurs,  il  nous  faut  bien  élucider  la  question  de 
l'avenir  ainsi  que  celle  du  présent. 

Les  révolutions  ne  se  faisant  qu'à  coups  d'idées, 
nous  voulons  déblayer  complètement  le  terrain  sur 
lequel  nous  devons  combattre,  nous  voulons  débar- 
rasser notre  route  de  tous  les  obstacles  et  les  préjugés 
qui  entravent  notre  marche.  Et  ce  n'est  que  lorsque 
les  individus  auront  une  conviction  solidement  rai- 
sonnée,  qu'ils  sauront  se  passer  de  meneurs. 

11  ne  faut  plus  que  l'on  dirige  la  masse  avec  des 

8 


l34  L-*^   SOCIÉTÉ   FUTURF 

mots.  Il  ne  faut  pas  que  sous  les  épithètes  :  Liberté, 
socialisme,  on  lui  fasse  avaler  tous  les  systèmes  de 
régression  possible.  Que  chaque  individu  soit  éclairé 
sur  tous  les  points  et  dans  tous  les  détails,  cela  est 
impossible,  les  événements  nous  surprendront  avant 
que  ce  travail  soit  achevé  et  ce  n'est  du  reste  pas 
nécessaire. 

Que  chacun  ait  une  compréhension  bien  nette 
de  son  individualité,  qu'il  sache  qu'il  ne  la  fera  res- 
pecter qu'en  respectant  celle  des  autres,  pour  le  sur- 
plus les  circonstances  et  la  situation  le  guideront. 
Que  les  individus  sachent  encore  ce  qui  doit  rester 
invariable  dans  leur  action,  tout  ce  qu'ils  devront 
empêcher  de  renaître  pour  que  la  victoire  leur  soit 
assurée.  Quand  on  sait  bien  ce  que  l'on  veut,  on  fait 
de  la  bonne  besogne. 

«  Nous  avons  le  présent  contre  lequel  il  faut  lutter 
de  toute  notre  énergie  »,  cela  est  fort  vrai,  mais  la 
lutte  doit  être  envisagée  à  un  point  de  vue  plus  large, 
ausculté  sous  toutes  ses  faces,  et  il  y  a  assez  de  beso- 
gne pour  toutes  les  volontés  et  toutes  les  énergies. 

Pour  opérer  une  transformation,  telle  que  nous 
l'entendons,  il  n'est  pas  trop  de  toutes  les  aptitudes, 
de  tous  les  dévouements;  qu'importe  la  forme  sous 
laquelle  ils  se  produisent,  du  moment  qu'ils  ont  pour 
but  l'élucidation  d'une  vérité,  la  destruction  d'un 
préjugé.  De  chacun  selon  ses  forces  I  C'est  cette  divi- 
sion du  travail  qui,  permettant  à  toutes  les  initiatives 
de  se  produire,  nous  facilitera  la  destruction  des 
institutions  qui  nous  oppriment,  nous  mettant  à  même 
de  les  attaquer  de  tous  les  côtés  à  la  fois. 

D'autres,  —  les  socialistes  —  nous  disent  :  «  Mais» 


LA    SOCIÉTÉ   FUTURE  l35 

si  VOUS  n'avez  pas  un  pouvoir,  comment  ferez-vous 
pour  empêcher  les  patrons,  propriétaires,  gouvernants 
et  autres  capitalistes  de  se  liguer  pour  tenter  une 
contre-révolution  et  rétablir  leur  autorité?  » 

Si  les  socialistes  qui  font  celte  objection,  voulaient 
bien  réfléchir  à  la  somme  d'énergie  qu'il  aura  fallu 
dépenser  pour  faire  triompher  la  révolution  sociale, 
s'ils  voulaient  bien  se  convaincre  que  ce  qui  fait  la 
force  de  la  bourgeoisie,  ce  sont  les  institutions  ac- 
tuelles, l'ignorance  et  la  division  du  prolétariat, 
toutes  choses  qui  n'existeront  plus  puisque  la  révo- 
lution aura  réussi,  ils  ne  feraient  pas  si  piètre  objec- 
tion. —  Lorsque  les  bourgeois,  en  possédant  l'inté- 
grité de  leurs  forces  n'auront  pas  su  empêcher  la  vic- 
toire du  peuple,  comment  veut-on  qu'ils  en  retrou- 
vent de  plus  fortes  pour  bouleverser  le  nouvel  ordre 
de  choses  et  rétablir  leur  exploitation? 

Pour  que  les  travailleurs  consentissent  à  se  laisser 
endoctriner  par  les  capitalistes,  il  faudrait  donc  que 
la  Révolutionne  leur  eût  pas.  apporté  les  améliora- 
tions qu'ils  en  attendent?  Pour  qu'ils  acceptassent  de 
se  courber  à  nouveau,  sous  le  joug  de  l'exploitation, 
il  faudrait  que  la  désillusion  fût  bien  grande  ? 

Les  capitalistes,  livrés  à  leurs  seules  forces,  se- 
raient impuissants  à  défendre  leur  système  d'exploi- 
tation. Il  leur  faut  l'armée,  la  police,  la  bureaucratie, 
levées  parmi  les  travailleurs,  pour  leur  faire  un  rem- 
part de  paperasses  et  de  baïonnettes  :  ne  sera-ce  pas 
l'œuvre  de  la  révolution  de  disperser  tout  cela?  Est- 
ce  que,  même  à  l'heure  présente,  la  majorité  de  ces 
défenseurs  de  l'ordre  bourgeois  ne  l'est  pas  malgré 
elle? 

Dans  une  société  où  les  individus  seraient  libres 


l36  LA    SOCIÉTÉ   FUTURE 

d'évoluer  comme  ils  l'entendraient,  n'ayant  aucune 
contrainte  à  subir,  ayant  la  satisfaction  de  leurs  be- 
soins assurés,  nous  ne  les  voyons  pas  bien,  s'enrôler 
au  service  des  bourgeois,  puisque  les  promesses  que 
ceux-ci  pourraient  leur  faire  seraient  bien  au-des- 
sous de  ce  que  les  autres  pourraient  se  procurer  eux- 
mêmes. 

Ou  les  institutions  bourgeoises  disparaîtront  dans 
la  lutte,  et  alors  les  travailleurs  auront  goûté  aux 
bienfaits  du  nouveau  régime  et  sauront  le  défendre, 
ou  bien  les  bourgeois  seront  encore  une  force,  mais 
alors  c'est  que  la  révolution  ne  sera  pas  terminée, 
ce  sera  la  lutte  encore,  il  y  aura  de  la  besogne  à  faire, 
mais  cette  besogne  sera  l'affaire  des  révoltés  eux-mê- 
mes, et  non  celle  d'un  gouvernement. 

Avec  un  pouvoir  constitué,  le  danger  serait  bien 
autrement  grand.  La  possibilité  que  pourraient  avoir 
les  rétrogrades  de  s'en  emparer  par  ruse  ou  par  force, 
et  de  disposer  des  forces  vives  de  la  collectivité  pour 
les  retourner  contre  elle,  serait  bien  autrement  re- 
doutable. 

Les  travailleurs  n'iront  jamais,  d'eux-mêmes,  re- 
mettre le  cou  sous  le  joug,  mais  la  révolution,  par 
contre,  ne  sera  toujours  que  l'œuvre  d'une  minorité 
consciente,  qui  entraînera  la  masse  derrière  elle,  par 
son  exemple  et  sa  conviction.  Cette  masse  s'instruira, 
s'éclairera,  mais,  provisoirement' encore,  elle  ne  sera 
que  trop  portée  à  obéir  à  ceux  qu'elle  croira  ses  chefs. 
Le  seul  moyen  de  parer  au  danger  est  de  ne  pas  la  lais- 
ser s'en  créer.  Livrée  à  elle-même,  elle  saura  s'ins- 
pirer des  circonstances  et  trouver  l'organisation  qu'il 
lui  faut. 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  I  3/ 

D'autres  contradicteurs  nous  objectent  les  mauvais 
sentiments  de  l'homme  :  comment  fera-t-on  pour  em- 
pêcher les  attentats  contre  les  personnes  ?  ceux  qui 
voudraient  s'accaparer  les  meilleures  places,  ou  s'ins- 
taller là  où  ils  gêneraient  la  collectivité,  et  autres 
objections  semblables  que  leur  inspirent  les  effets  de 
la  société  actuelle  ? 

Certes,  nous  ne  voulons  pas  prétendre  que  les  in- 
dividus, de  par  le  seul  fait  de  la  révolution,  seront 
devenus,  du  jour  au  lendemain,  de  petits  anges  qui 
n'auront  plus  qu'un  désir  :  se  faire  des  amabilités  et 
se  sacrifier  les  uns  pour  les  autres.  Il  serait  temps  de 
sortir  de  cette  légende  et  ne  pas  nous  faire  dire  ce 
que  nous  n'avons  jamais  pensé. 

Nous  disons  que,  sauf  de  très  rares  exceptions, 
même  les  natures  les  plus  perverses,  personne  ne  fait 
le  mal  pour  le  plaisir  de  faire  du  mal.  Nous  affir- 
mons et  démontrons  que  la  société  actuelle,  par  son 
organisation  antagonique  des  intérêts,  engendre  elle- 
même  les  divisions  qui  la  ruinent  et  que  c'est  elle 
qui  pousse  les  individus  à  se  nuire. 

Malgré  toutes  les  raisons  et  les  causes  de  mal  faire 
que  leur  fournit  la  société,  malgré  le  profit  qu'ils 
pourraient  y  trouver  à  les  accomplir,  beaucoup  d'in- 
dividus y  sont  réfractaires,ceux  qui  se  livrent  à  leurs 
mauvais  penchants,  ne  sont  que  la  minorité,  et  la 
plupart  du  temps  ils  y  sont  encore  poussés  par  le  mi- 
lieu, les  circonstances,  l'éducation,  toutes  causes  dé- 
coulant de  la  mauvaise  organisation  sociale. 

Or ,  si  la  mauvaise  organisation  sociale  est  la 
cause  génératrice  des  crimes,  ceux-ci  doivent  dispa- 
raître avec  elle.  La  société  actuelle  ne   s'attaquant 

qu'aux  effets,  puisqu'elle-même  est  la  cause,  les  voit 

8. 


î?8  LA.    SOCIÉTÉ    FUTURE 

se  multiplier  sous  son  action,  absolument  comme  les 
bûcherons  qui,  coupant  l'arbre  au  collet  de  la  racine, 
ne  tardent  pas  à  voir,  de  la  souche,  repousser  des  jets 
vigoureux  et  présenter  deux,  trois,  cinq  et  six  plants 
nouveaux  là  où  il  n'y  en  avait  qu'un;  nous,  nous  vou- 
lons déterrer  la  racine  et  la  brûler,  afin  qu'elle  ne 
produise  plus. 

Et  si,  dans  la  société  future,  il  se  reproduisait  de 
ces  actes,  ce  ne  pourraient  être  que  des  cas  isolés  et 
ataviques  que  les  individus  d'alors  auront  à  empê- 
cher, mais  qui  ne  nécessitent  pas  un  outillage  social 
spécial  pour  les  réprimer. 

La  propriété,  la  misère,  voilà  les  grandes  causes 
génératrices  de  crimes.  Encore  une  fois,  on  n'est  pas 
criminel  pour  le  simple  plaisir  de  tuer.  Que  l'on  re- 
passe .-''^s  causes  les  plus  célèbres,  là  où  les  crimes 
font  le  plus  horreur,  on  y  trouvera  toujours  le  même 
mobile  :  l'intérêt.  Même  les  crimes  de  vengeance  que 
l'on  pourrait  classer  dans  la  catégorie  des  crimes  pas- 
sionnels, la  plupart  prennent  leur  origine  dans  des 
divisions  d'intérêt.  S'il  était  possible  de  les  analyser 
tous,  peut-être  en  échapperait-il  très  peu  à  cette  règle. 

Le  vol  qui  fournit  le  plus  de  cas  de  répression  et  qui 
est  paifois  plus  puni  que  le  meurtre,  n'est-il  pas  le 
produit  direct  de  l'appropriation  individuelle,  de  l'in- 
térêt et  de  la  misère?  La  misère  et  la  propriété  indi- 
viduelle étant  supprimées,  le  vol  n'aura  plus  raison 
d'être.  Quand  tout  ce  dont  vous  pourrez  avoir  besoin 
sera  à  votre  disposition,  vous  amuserez-vous  à  voler? 

Nous  avons  les  exemples  de  ces  peuplades  où  la 
propriété  individuelle  est  réduite  à  sa  plus  simple 
expression  :  la  cabane  où  loge  la  famille,  les  efiets  et 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  iSg 

ustensiles  qui  lui  servent  directement,  tout  le  reste  est 
à  la  libre  disposition  de  tous,  eh  bien,  sauf  de  lu  part 
de  ceux  qui  ont  déjà  réussi  à  s'attribuer  certaines  fonc- 
tions d'autorité  —  on  ne  nous  cite  pas  de  cas  où  l'on 
aurait  vu  les  plus  forts  chercher  à  déloger  les  habi- 
tants d'une  cabane  pour  s'y  installer,  ou  leur  enlever 
leurs  instruments  de  chasse  et  de  pêche. 

Dans  certaines  tribus,  un  individu  s'est  éloigné  de 
chez  lui,  il  a  faim,  il  entre  dans  la  première  case  ve- 
nue, s'asseoit  à  la  table  au  milieu  de  la  famille,  et  puise 
au  plat  sans  en  demander  la  permission  à  personne. 
Une  fois  repu,  il  s'en  va  sans  môme  remercier  ses 
hôtes  de  rencontre,  sans  que  ceux-ci  pensent  le  moins 
du  monde  avoir  été  volés.  Eux-mêmes  en  auraient  fait 
autant  dans  sa  situation  :  question  d'habitude  et  de 
réciprocité,  voilà  tout. 

Est-ce  que  ces  mœurs  ne  valent  pas  mieux  que  les 
nôtres,  où  celui  qui  aura  faim  sera  forcé  de  s'humilier 
ou  de  se  révolter  ?  Elles  manquent  peut-être  des  for- 
malités de  notre  civilité  puérile,  faites-les  plus  gra- 
cieuses, mais  laissez-leur  leur  primitive  simplicité. 

Oui,  nous  dira-t-on,  mais  il  y  a  les  crimes  passion- 
nels. «  Ha!  ceux-là,  ne  sont  pas  le  produit  de  l'orga- 
nisation sociale  actuelle?  Ceux-là,  dérivent  bien  de 
la  mauvaise  nature  des  individus?  Pour  ceux-là,  vous 
aurez  beau  changer  le  milieu,  vous  ne  les  ferez  pas 
disparaître.  Vous  serez  bien  forcés  de  prendre  des  me- 
sures contre  leurs  auteurs  ». 

Eh  bien  là,  encore,  n'en  déplaise  à  nos  contradic- 
teurs, nous  soutenons  qu'ils  ne  sont  que  le  produit 
d'une  mauvaise  organisation  sociale.  Nous  avons  déjà 
vu  que,  pour  la  vengeance,  par  exemple  si  on  pou- 


140  LA    SOCIETE   FUTURE 

vait  les  disséquer  et  les  analyser,  comme  on  autopsie 
un  cadavre^  comme  l'on  fait  une  analyse  chimique, 
on  retrouverait,  pour  la  plupart,  l'intérêt  comme  pre- 
mière cause  de  division.  Si  on  les  prenait  tous,  chaque 
drame  passionnel,  l'un  après  l'autre,  on  y  trouverait 
l'effet  d'une  mauvaise  organisation  sociale,  l'action 
d'une  loi  funeste  ;  en  tous  cas,  le  produit  d'une  édu- 
cation fausse,  d'un  préjugé  inculqué  par  l'éducation 
sociale. 

Si  les  individus  avaient  appris  à  respecter,  non  une 
loi  qu'ils  ne  connaissent  que  vaguement,  mais  l'auto- 
nomie de  leurs  semblables  qui  est  tout  aussi  respec- 
table que  leur  vie,  ils  sauraient  qu'en  empiétant  sur 
cette  autonomie,  ils  risquent  de  s'attirer  des  repré- 
sailles. Si  on  n'avait  pas  l'espérance  de  se  mettre  à 
couvert  de  la  vindicte  des  individus  lésés,  en  sachant 
se  couvrir  d'un  texte  de  loi,  peut-être  verrait-on  se 
produire  moins  de  sévices,  d'injures,  d'actes  d'op- 
pression sur  l'individualité  humaine  ? 

Dans  les  crimes  foncièrement  passionnels,  là  où, 
parfois,  certaines  gens  s'apitoient  sur  l'agresseur,  et 
qu'acquittent  les  magistrats  de  la  société  actuelle,  on 
pourrait  encore  trouver  l'influence  néfaste  de  la  so- 
ciété. 

Si  les  hommes  n'étaient,  de  par  le  code  f;t  les  pré- 
jugés, habitués  à  considérer  la  femme  comme  un 
être  inférieur,  comme  une  propriété  qui  devient  leur 
chose,  parce  qu'elle  aura  consenti  une  fois  à  se  livrer 
à  leurs  caresses,  peut-être  verrait-on  moins  d'amou- 
reux larder  l'objet  de  leur  flamme  devenu  réfractaire 
à  leur  «  amour  »,  peut-être  y  aurait-il  moins  de  maris 
trompés,  enclins  à  se  venger  en  lacérant  la  peau  de 
l'infidèle  qui  a  fait  des  déchirures  au  contrat.  S'ils  se 


LA    SOCIKTE    FUTURE  I4I 

sentaient  moins  couverts  par  la  loi,  peut-être  seraient- 
ils  moins  féroces? 

L'adultère  lui-même  n'est-il  pas  un  produit  de  la 
loi  imbécile  qui  se  mêle  de  réglementer  les  rapports 
sexuels  ?  de  la  société  qui  fait  intervenir  des  con- 
sidérations économiques,  là  où  il  ne  devrait  y  avoir 
que  des  sentiments,  qui  entrave  l'association  de  deux 
amants  et  veut  ensuite  empêcher  leur  séparation? 
N'est-ce  pas  la  faute  de  toutes  ces  entraves  morales 
et  matérielles,  de  la  fausse  éducation  reçue  si,  de  tout 
cela,  il  en  ressort  l'hypocrisie  et  le  mensonge?  La 
société  réprouve  deux  époux  qui,  ne  sympathisant 
plus,  se  séparent,  mais  couvre  de  son  indulgence 
ceux  qui,  gardant  les  apparences,  se  trompent  assez 
discrètement  pour  ne  pas  trop  faire  parler  d'eux.  De 
quoi  se  plaint-on  ? 

Basée  sur  le  mensonge,  l'hypocrisie  et  la  duplicité, 
la  société  ne  peut  engendrer  que  la  violence  et  l'igno- 
minie. Même  dans  les  rapports  qui  paraissent  le 
mieux  avoir  leur  source  dans  les  seules  convenances 
individuelles.  Comprimée  dans  ses  aspirations  les 
plus  intimes,  forcée  de  mentir  et  de  dissimuler,  soit 
pour  ménager  des  susceptibilités,  soit  pour  ne  pas  se 
rendre  la  vie  impossible  dans  un  milieu  social  ab- 
surde, l'individualité  humaine  se  ratatine,  s'atrophie 
et  se  pervertit,  à  moins  que,  parfois,  elle  ne  se  venge 
en  éclatant. 

Les  crimes  supprimés  ou  écartés,  les  attaques  à  la 
propriété  rendues  impossibles,  que  reste-t-il  à  crain- 
dre? —  Les  petites  tracasseries  de  voisin  à  voisin,  la 
menue  monnaie  de  nos  tribunaux  civils  et  correction- 
nels, cela  vaut-il  vraiment  la  création  de  ce  formida- 


142  LA.   SOCIETE    FUTURE 

ble  appareil  judiciaire  et  répressif  qui  sert  de  sauve-^  ■ 

garde  à.la  société  actuelle  ;  là  encore  la  transformation  ' 

sociale  n'aura-t-elle  pas  apporté  son  action  bienfai-  : 

sanie  en  adoucissant  les  relations  entre  individus,  en  • 
éliminant  les  causes  de  division? 

Restent  les  criminels  dont  les  actes  ne  paraissent  ^ 

avoir  aucun  mobile   explicable  autrement  que  par  j 

une  frénésie  brutale,  une  perversion  de  sentirnents,  I 

Mais  ceux-là  ne  sont  que  l'exception,  ils  sont  excès-  i 

sivement  rares,  et  le  pouvoir  des  lois  n'a  absolument  ! 

aucune  prise  sur  leurs  auteurs,  leur  répression  aucune  ] 

influence  sur  ceux  qui  peuvent  être  entraînés  à  en  ' 

commettre  de  semblables.  Ceux-là  relèvent  de  la  pa-  j 

thologie,  la  justice  distributive  n'a  rien  à  voir  avec  > 

eux.  ' 

Pour  le  médecin  et  l'anatomiste  qui  étudient  réel-  \ 

lement  pour  savoir  et  non  pour  obtenir  des  distinc-  ] 

tions  honorifiques,  lorsqu'un  cas  semblable  se  pré-  ; 

sente  à  eux,  le  cerveau  de  l'auteur  d'un  acte  semblable  « 

ne  leur  présenterait-il  à  l'analyse  aucune  altération  ] 

sensible  aux  moyens  d'investigations  actuels,  pour  le  ; 

savant  qui  cherche  la  vérité,  et  non  une  situation  en  | 

flagornant  la -société,  en  se  faisant  le  pourvoyeur  du  i 

bourre.iu  ;  il  n'en  reste  pas  moins  acquis  que  cet  indi-  '■ 

vidu  n'a  pu  obéir  qu'à  des  impulsions  indépendantes  . 

de  sa  volonté.  ' 

La  société  peut  avoir  le  droit  de  se  défendre,  mais  - 

elle,  ni  qui  que  ce  soit,  n'a  le  droit  de  punir  ou  de  '■ 

récompenser.  Et,  avant  de  rendre  l'individu  respon-  ■ 

sable  de  son  acte,  cette  société  vengeresse  devrait  se  ; 

demander  si  elle  n'est  pas  la  première  fautrice  du  i 

forfait  dont  elle  se  plaint,  en  forçant  une  partie  de  : 

ses  enfants  à  croupir  dans  la  misère,  l'ignorance  et  la  i 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  1^3 

dépravation;  eu  leur  refusant  les  moyens  de  dévelop- 
pement dont  elle  dispose  pour  des  préférés,  en  créant 
des  conditions  d'existence  qui  ramènent  l'homme  au 
niveau  de  ses  ancêtres  de  l'âge  de  la  pierre,  en  ad- 
mettant que  nos  ancêtres  de  cette  époque  fussent  aussi 
féroces  que  l'on  veut  bien  le  dire. 

Il  pourra  se  produire  des  cas  de  violence  dans  la 
société  future,  quels  qu'en  soient  les  mobiles,  il  fau- 
dra bien  s'en  défendre,  cela  est  certain.  Mais  ceux 
qui  en  seront  victimes  seront  en  état  de  légitime  dé- 
fense contre  ceux  qui  voudraient  attenter  à  leur  vie 
où  à  leur  autonomie;  à  moins  d'être  tout  à  fait  inso- 
ciable, un  individu  a  toujours  des  ariiis  qui  ne  le  lais- 
seront pas  injustement  molester.  Même  quand  vous 
ne  connaissez  pas  la  victime,  tout  acte  arbitraire  que 
vous  voyez  se  commettre  sous  vos  yeux  ne  vous  ré- 
Tolte-t-il  pas,  et  n'êtes-vous  pas  entraînés  à  prendre 
la  défense  de  l'opprimé?  Mais  alors  que  l'on  ait  le 
courage  de  se  défendre  quand  l'agression  se  produit, 
que  l'agresseur  soit  châtié  séance  tenante,  cela  c'est 
de  la  saine  morale,  on  a,  tout  au  moins,  le  courage 
de  ses  actes. 

Mais  s'abriter  derrière  un  appareil  formidable  de 
répression,  derrière  des  entités  qui  mettent  toutes  les 
forces  sociales  contre  lin  seul  individu  et  prétendre 
lui  appliquer  peine  et  châtiment  en  jugeant  des  actes 
que  l'on  n'a  pas  vu  commettre,  dont  on  ne  connaît 
pas  l'origine,  c'est  de  la  couardise.  De  quel  droit  la 
société  vient-elle  se  substituer  aux  individualités  pour 
punir,  lorsqu'elle  n'a  pas  su  prévenir  l'agression?  de 
quel  droit  vient-elle  parler  défense,  quand  elle  n'a 
pas  su  l'assurer  matériellement?  Autant  nous  com- 


144  ^^   SOCIETE   FUTURE 

prenons  la  mise  à  mort  d'un  ennemi  lorsqu'il  vous 
met  dans  la  nécessité  de  vous  défendre,  autant  nous 
répugne  un  meurtre  commis  au  milieu  d'une  mise 
en  scène  théâtrale,  ordonné  froidement,  à  l'abri  de 
toute  représaille,  commis  méthodiquement  sur  un 
homme  réduit  à  l'impuissance,  sous  prétexte  de  lui 
apprendre  à  respecter  la  vie  de  ses  semblables.  Que 
l'on  force  le  juge,  alors,  à  exécuter  sa  sentence  ! 

Est-ce  que  le  châtiment  du  criminel  a  jamais  em- 
pêché d'autres  crimes  de  se  produire  ?  Est-ce  que  toute 
l'organisation  policière  et  son  innombrable  personnel 
ont  jamais  prévenu  aucun  acte  de  violence?  Ne  les 
voit-on  pas  se  multiplier  sous  la  pression  des  circon- 
stances et  de  la  misère?  Faites  donc  que  votre  société 
assure  l'existence  de  chacun,  qu'elle  engendre  l'amour 
au  lieu  de  la  haine,  et  vous  n'aurez  plus  d'actes  de 
violeace  à  réprimer. 

Quant  aux  actes  agressifs  qui  pourront  se  produire 
isolément,  ce  ne  seront  que  des  exceptions,  et  il  est 
plaisant  de  vouloir  entraver  par  des  lois  la  liberté 
générale  pour  réprimer  des  exceptions. 

La  nature  de  l'homme  n'est  pas  d'être  malade,  d'a- 
voir un  cerveau  détraqué,  de  chercher  à  son  dam  la 
lutte  contre  ses  semblables;  dans  une  société  saine- 
ment constituée  on  verra  les  faits  de  violence  se  raré- 
fier, les  maladies,  les  affections  cérébrales  elles-mêmes 
s'atténuer  et  disparaître,  la  plupart  n'étant  que  la  con- 
séquence, directe  ou  indirecte,  des  mauvaises  condi- 
tions d'existence  que  crée  la  société.  Tout  cet  héritage 
morbide  devra  s'atténuer  à  la  disparition  des  causes 
qui  l'ont  produit  et  l'entretiennent,  la  race  humaine 


LA   SOCIÉTÉ    FUTURE  I45 

se  régénérer  ei  se  retremper  dans  la  pratique  de  la 
liberté,  de  la  solidarité  et  le  bien-être. 

Certes,  ce  serait  folie  de  croire  que  ces  anomalies 
disparaîtront  instantanément  avec  les  causes  qui  leur 
ont  donné  naissance.  Nous  les  subissons  depuis  trop 
de  siècles,  l'hérédité  les  a  trop  ancrées  dans  notre 
constitution  pour  qu'elle  ne  continue  pas  de  les  trans- 
mettre encore  à  de  nombreuses  générations  ultérieu- 
res, mais  elles  iront  s'atténuant,  s'afïaiblissant  gra- 
duellement, puisqu'elles  n'auront  plus  de  foyers 
générateurs  où  se  retremper.  Et,  quelque  paradoxal 
que  cela  puisse  paraître,  la  révolution  viendra,  en  cet 
ordre  d'idées,  exercer  son  influence  salutaire. 

On  a  remarqué  que,  dans  les  périodes  troublées  où 
la  masse  est  en  ébullition,  les  maladies,  les  épidémies 
avaient  beaucoup  moins  de  prise  sur  les  populations 
en  effervescence.  Cela  s'explique  :  la  lutte,  le  mouve- 
ment, l'enthousiasme,  la  tension  d'esprit,  la  volonté 
s'amplifiant,  tout  cela  porte  les  forces  vitales  de  l'in- 
dividu à  une  haute  intensité,  annihile  les  causes 
morbides  qu'il  peut  avoir,  le  rend  réfractaire  à 
celles  qui  viennent  du  dehors. 

La  longue  période  révolutionnaire  que  l'humanité 
aura  à  traverser,  exaltant  chez  les  individus  toutes 
les  passions  qui  font  leur  vitalité,  les  portera  à  un  tel 
état  de  superaiguïté  que  cette  période  contribuera, 
déjà,  pour  une  bonne  part,  à  la  régénération  de 
l'homme,  en  l'aidant  à  éliminer  les  causes  de  dégé- 
nérescence qui  l'entraînent  actuellement  à  la  déca- 
dence. 

La  société  future,  en  ramenant  l'homme  à  des 
conditions"  normales  d'existence,  l'affranchira,  sinon 
de  toutes  les  maladies,  car  il  faut  compter  avec  l'im- 

9 


146  LÀ   SOCIÉTÉ   FUTURE 

perfection  des  êtres,  le  libérera  du  moins  de  tontes 
celles  qu'il  ne  doit  qu'à  son  ignorance  et  à  la  ra- 
pacité de  ses  exploiteurs  et  le  remettra  dans  la  voie 
du  progréSi 


DE  L  INDIVIDU  DANS  LA  SOCIETE 


De  ce  que  les  anarchistes  sont  les  adversaires  de 
toute  autorité,  de  ce  qu'ils  veulent  la  transformation 
complète  de  la  société  actuelle,  on  en  a  conclu  qu'ils 
étaient  les  ennemis  de  toute  société.  On  les  accuse 
de  vouloir  le  retour  à  l'état  de  barbarie. 

Les  anarchistes  savent  que  l'homme  ne  peut  vivre 
isolé,  ils  savent  qu'il  doit  associer  ses  forces  afin  d'en 
tirer  le  meilleur  parti  possible;  c'est  pour  cela  qu'ils 
veulent  une  société  basée  sur  la  solidarité  et  non  sur 
l'antagonisme.  C'est  pourquoi  aussi,  changeant  la  fa- 
çon de  voir  des  sociologues  passés,  de  l'économie 
politique  actuelle,  ils  étudient  la  constitution  d'une 
société  devant  se  modeler  sur  les  besoins  des  indivi- 
dus, et  non  l'adaptation  des  individus  à  une  société 
arbitrairement  constituée. 

Selon  la  doctrine  de  l'économie  politique  bour- 
geoise, rimlividu  n'est  considéré  que  comme  june  in- 
fime parcelle  de  la  société  qui,  elle,  serait  un  être 


l^B  LA   SOCIÉTÉ   FUTURE 

complexe,  vivant,  et  englobant  l'humanité  tout  en- 
tière dans  son  organisme.  La  société  serait  un  être 
dont  l'individu  ne  serait  que  la  cellule;  et  la  cellule 
selon  la  théorie  des  prêtres  de  l'économie,  étant  une 
dépendance  de  l'être  complet,  il  s'ensuit  que  l'indi- 
vidu humain  doit  étrel'esclave  de  la  société  humaine. 

Et  c'est  en  panant  de  cette  théorie  que  les  thurifé- 
raires bourgeois  prétendent  justifier  le  maintien  du 
salariat,  l'asservissement  des  prolétaires.  Pour  eux 
la  société  est  un  organisme  naturel  qui  évolue  et  qui, 
pour  se  développer,  a  le  droit  de  transformer,  tritu- 
rer, selon  ses  besoins,  les  individus  qui  font  son 
existence.  Le  critérium  qu'ils  ont  pour  prouver  que 
la  société  évolue  et  progresse,  c'est  lorsqu'elle  dé- 
ploie ce  luxe  énorme  au  milieu  duquel  se  vautrent 
les  privilégiés,  c'est  lorsque  les  capitaux  s'accumulent 
entre  les  mains  d'une  minorité,  se  livrant  à  une  sa- 
rabande insensée  de  milliards  pour  éblouir  les  foules. 

Mais,  que  ce  luxe  d'une  ininorité,  ait  sa  contre- 
partie dans  la  misère  hideuse  du  plus  grand  nombre, 
que  cette  accumulation  de  capitaux,  entre  quelques 
mains  seulement,  ne  se  fasse  qu'au  détriment  de  ceux 
qui  les  font  produire  par  leur  travail,  de  cela  ils  n'en 
ont  cure.  Que  des  millions  d'individus  crèvent  de 
faim,  pourvu  que  le  chômage  ne  soit  occasionné  que 
par  l'encombrement  des  magasins,  pourvu  que  l'on 
puisse  citer  des  fortunes  comme  celles  des  Rothschild, 
des  Vanderbilt,  des  Jay  Gould  ou  des  Mackay,  la  so- 
ciété est  riche  !  tellement  riche,  qti'encombrée  de 
produits,  elle  est  contrainte  de  faire  la  guerre  aux 
«  sauvages  »  pour  les  forcer  à  mettre  des  culottes,  alors 
que  l'idéal  de  ces  pauvres  diables  serait  d'aller  le  cul 
nu,  et  les  manches  pareilles  1  Si  excessivement  riche. 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  I49 

que  certains  individus  jonglent  avec  des  raillions  el 
ne  savent  comment  dépenser  leurs  revenus  ! 

Et  c'est  en  vertu  de  ce  raisonnement  que  l'on  prê- 
che aux  individus  le  respect  des  institutions  sociales 
actuelles,  l'abnégation  de  la  masse  au  profit  d'inté- 
rêts particuliers,  qu'on  les  amène,  croyant  protéger 
leur  part  de  bien-être  et  leur  sécurité,  à  défendre  les 
privilèges  de  leurs  exploiteurs  contre  les  réclamations 
de  ceux  de  leurs  compagnons  de  chaîne  qui,  plus 
clairvoyants,  veulent  changer  l'ordre  de  choses  ac- 
tuel. 

L'état  social,  en  effet,  est,  pour  l'homme,  un  ins- 
trument pour  s'affranchir  des  obstacles  naturels,  un 
moyen  d'agrandir  le  champ  de  son  activité,  de  déve- 
lopper son  autonomie,  de  fortement  augmenter  ses 
forces  pour  surmonter  les  obstacles,  tout  en  réduisant 
à  sa  plus  minime  quantité,  la  somme  de  temps  néces- 
saire à  la  production  des  objets  de  première  utilité, 
et  transformer  le  travail  en  un  plaisir  au  lieu  d'être 
une  fatigue  comme  il  l'est  actuellement. 

Au  plus  haut  que  l'on  remonte  dans  l'histoire  hu- 
maine, on  trouve  les  individus  associés.  Là  où  il  n'y 
a  pas  d'histoire,  parmi  les  peuplades  les  moins  déve- 
loppées, il  existe  déjà  des  groupements  de  quelques 
individus,  de  quelques  familles.  Les  études  préhisto- 
riques qui  font  remonter  notre  origine  à  plusieurs 
milliers  de  siècles,  nous  montrent  également  des 
traces  de  ces  associations. 

A  quelle  période  de  son  développement,  l'homme 
a-t-il  recherché  la  société  de  son  semblable  ?  A  quelle 
époque  a-t-il  senti  le  besoin  d'unir  ses  forces  à  d'au- 
tres pour  triompher  de  ses  ennemis,  ou  des  obstacles 


r5o  I.A    SOCIÉTÉ   FUTURE 

que  lui  opposait  la  naiure?  Est-ce  lors  de  l'âge  de  la 
pierre  ?  tst-ce  plus  haut,  encore,  lorsque  son  hu- 
manité commençait  à  se  dégager  de  Tanimàlité  ances- 
trale  ?  Est-ce  encore  plus  loin,  alors  que  rien  ne  fai- 
sait pressentir,  dans  sa  gangue  purement  animale,  le 
futur  dominateur  du  monde  terrestre  dont  l'orgueil 
l'amènerait  un  jour  à  renier  son  origine  ?  A  quelque 
époque  que  l'esprit  d'association  se  soit  fait  jour  chez 
l'embryon  humain,  cela  importe  peu  à  notre  thèse. 
Pour  nous,  l'individu  est  antérieur  à  la  société,  ce 
n'est  pas  lui  qui  doit  se  plier  à  des  convenances  ar- 
bitrairement établies,  mais  ces  convenances  se  plier 
à  son  développement. 

Nul  doute  que  les  premières  associations,  humai- 
nes ou  d'anthropopithèques  aient  été  des  associations 
temporaires  sur  le  pied  de  la  plus  parfaite  égalité. 
Poussés  peut-être  par  itn  besoin  mal  défini  de  socia- 
bilité, mais  à  coup  sûr  aussi  parce  qu'ils  trouvaient 
dans  cette  association,  une  plus  grande  sécurité  ou  une 
plus  grande  récompense  de  leurs  efforts,  les  indivi- 
dus apportaient  leur  part  d'efforts,  se  partageant  le 
produit  obtenu,  selon  leurs  besoins,  ou  au  mieux  de 
leurs  besoins  selon  le  résultat  obtenu.  Et  cet  essai 
de  passer  de  l'état  naturel,  isolé,  à  l'état  d'association, 
indique  que  le  futur  homme  avait  compris  ou  senti 
que  ce  n'était  qu'en  unissant  ses  forces  aux  forces  de 
ses  semblables,  qu'il  parviendrait  à  résister  à  ses  en-  , 
nemis  mieux  armés  que  lui  pour  la  «  lutte  pour  l'exis- 
tence ». 

Mais,  de  ce  que,  peu  à  peu,  il  se  soit  laissé  mettre 
sous  le  joug,  que,  graduellement,  il  ait  subi  l'autorité 
et  l'exploitation  de  ceux  qui  s' irii posaient  à  lui,  ou 


LA   SOCléTÉ   FUTURE  I  5  l 

qa'il  reconnaissait  comme  chefs,  cela  n'implique  nul- 
lement progrès,  mais,  au  contraire,  sinon  régression 
complète,  tout  au  moins  entraves  et  retards  apportés 
an  progrès  ;  puisque,  à  dater  du  jour  où  il  y  eut  des 
chefs,  une  partie  des  forces  dut  être  employée  à  main- 
tenir leur  autorité,  pendant  qu'une  autre  partie  la 
combattait  ou  était  annihilée  de  parle  fait  de  leur  exis- 
tence. Autant  d'efiforts  perdus  qu'il  aurait  mieux  valu 
tourner  contre  les  influences  néfastes  du  milieu. 

Parce  que  de  plus  forts  et  de  plus  habiles  surent 
faire  tourner,  à  leur  profit  exclusif,  ces  premiers  ru- 
diments d'association  au  détriment  du  bien-être  de 
la  plus  grande  partie  des  associés,  cela  ne  veut  pas 
dire  que  cette  exploitation  en  soit  plus  légitime. 

Si  ces  essais  ont^  dès  le  début,  pris  une  fausse  route, 
s'ensuit-il  qu'il  doitxontinuer  à  en  être  ainsi }  Si  nos 
ancêtres  ont  été  assez  naïfs  pour  accepter  le  joug  que 
des  exploiteurs  de  l'époque  ont  su  leur  imposer,  ou 
trop  faibles  pour  y  résister,  faut-il  que  leurs  descen- 
dants qui,  aujourd'hui  comprennent  leurs  droits, 
ont  conscience  de  leur  force,  continuent  à  se  laisser 
écraser? 

La  théorie  serait  trop  commode.  Même  dans  les 
sociétés  animales  que  l'on  a  voulu  nous  donner  en 
exemple  pour  justifier  l'emploi  de  l'autorité,  a-t-on 
jamais  vu  les  individus  accepter  de  travailler  pour  un 
chef,  lui  obéir  quels  que  fussent  ses  caprices,  con- 
sentir à  se  priver  et  ne  pas  manger  à  leur  faim  alors 
que  lui  consommerait  et  gaspillerait  le  produit  du 
travail  de  toute  la  bande  ? 

Assurément  non.  Chez  les  abeilles  et  les  fourmis 
dont  les  sociétés  sont  les  plus  comparables  aux  asso- 
ciations humaines,  nous  l'avons  déjà  vu,  dans  un 


l52  LA    SOCIÉTÉ    FUTURE 

précédent  chapitre,  on  peut  constater  des  spécialisa- 
lions  de  travail,  la  personnalité  des  individus  a  évolué 
vers  un  type  particulier;  leur  intelligence  ne  les 
ayant  pas  amenés  à  se  créer  des  outils  de  matières 
inertes  indépendants  de  leur  organisme,  ce  sont  leurs 
membres  qui  leur  en  tiennent  lieu,  et  ces  outils  se 
sont  développés  dans  le  sens  de  leur  spécialisation, 
entraînant  une  conformation  particulière  de  tout 
l'organisme.  Ces  variations  graduelles  s'accumulant 
de  génération  en  génération,  elles  sont  arrivées  à  for- 
mer, au  milieu  de  chaque  espèce,  des  espèces  différen- 
tes d'individus  qui  semblent  former  autant  de  classes. 
Mais  cette  différenciation  d'aptitudes,  cette  spécia- 
lisation de"  travail  ne  comporte  aucune  sujétion, 
aucune  autorité.  Chaque  individu  travaille  selon  sa 
nature  au  bien  commun,  parce  que  le  bien  commun 
engendre  le  sien  propre;  chacun  se  partage  la  besogne 
selon  ses  aptitudes,  mais  ausisi  les  vivres  selon  ses  be- 
soins. Lorsqu'une  fourmi  est  affamée,  de  ses  antennes 
elle  frappe  les  antennes  d'une  sœur  mieux  partagée, 
et  celle-ci  lui  régurgite  une  part  de  la  nourriture  que 
contient  son  estomac,  et  si  un  insecte  quelconque 
voulait  gaspiller  les  vivres  de  la  communauté,  ses 
collègues  ne  tarderaient  pas  à  le  ramener  à  la  raison. 

Nous  ne  demandons  pas  aux  bourgeois  de  pousser 
la  complaisance  au  même  degré  que  les  fourmis  ; 
quand  nous  parlons  de  leur  faire  rendre  gorge  ce 
n'est  pas  en  ce  sens-là.  Mais  eux  qui  vont  chercher, 
jusque  chez  ces  insectes  des  arguments  pour  étayer 
leur  ordre  social,  ils  ne  devraient  pas  oublier  que  ces 
petites  bestioles  ne  souffrent  pas  le  parasitisme  de 
leurs  congénères  et  savent  s'en  défendre. 

Chez  les  abeilles,  il  existe  une  classe  que  l'on  pour- 


LA    SOCIÉTÉ   FUTURE  l53 

rait  comparer  à  notre  jeunesse  dorée,  une  bande  de 
Joyeux  viveurs  dont  la  seule"  occupation  est  de  faire 
l'amour  et  de  perpétuer  l'espèce.  Comme  nos  jeunes 
bourgeois,  ces  aristocrates  vivent  du  fruit  du  travail 
des  autres,  sans  avoir  jamais  rien  produit,  mais  ils 
ont  cette  excuse  que,  étant  donnée  la  spécialisation 
des  fonctions,  ils  sont  indispensables  au  repeuplement 
de  la  ruche,  puisque  la  classe  travailleuse  ne  compte 
que  des  femelles  au  sexe  avorté,  que  la  génération 
normale  ne  pourrait  s'accomplir  sans  eux,  (besogne 
que  les  travailleurs  humains  n'entendent  pas,  je  crois, 
résilier  au  profit  de  personne).  Malgré  cette  excuse, 
une  fois  leur  rôle  rempli,  —  fécondation  des  femelles 
—  les  ouvrières  s'empressent  de  les  mettre  à  mort, 
n'aimant  pas  à  nourrir  des  bouches  devenues  inu- 
tiles ! 

Et  la  reine?  cette  fameuse  reine!  dont  on  avait 
voulu  faire  l'emblème  du  pouvoir  monarchique,  elle 
aussi,  a  dû  descendre  de  son  trône,  et  se  contenter 
d'un  rôle  plus  modeste,  mais  plus  utile. 

Quand  des  savants,  plus  soucieux  d'observer  la 
réalité  des  faits  que  de  chercher  en  eux  la  justifi- 
cation des  prétentions  des  maîtres  dont  il  y  avait  à 
espérer  des  pensions  et  des  gratifications,  étudièrent 
sérieusement  les  mœurs  des  ruches,  ils  reconnurent 
que  la  pseudo-reine  était  une  mère  de  famille  d'une 
fécondité  «  très  rarechezies  humains  <>  puisque  réelle- 
ment, et  non  au  figuré,  elle  était  la  mère  de  son  peu- 
ple. Si  elle  était  mieux  soignée,  mieux  nourrie  que 
les  autres,  semblant  ne  prendre  part  à  aucun  des  tra- 
vaux de  la  communauté,  c'est  qu'elle  avait  une  occu- 
pation bien  plus  importante  :  pondre  toujours  et  sans 
cesse,  afin  d'assurer  la  survivance  de  la  colonie. 

9. 


l54  LA   SOCIÉTÉ    FUTURE 

Prenons  une  association  moins  compliquée,  plus 
rudimentaire,  certaines  hordes  de  mammifères,  de 
ruminants  par  exemple.  Un  troupeau  de  femelles  et 
de  jeunes  sous  la  conduite  d'un  vieux  mâle,  voilà 
toute  la  société.  Mais  là,  encore,  personne  ne  travaille 
à  alimenter  le  soi-disant  chef.  A  part  les  caresses  des 
femelles  dont  il  se  réserve  le  monopole  et  que  les 
jeunes  ne  sont  pas  en  état  de  lui  disputer,  voilà  le 
seul  privilège  de  ce  soi-disant  chef. 

En  revanche,  sur  lui  repose  le  soin  de  veiller  à  la 
sûreté  de  la  horde  lorsqu'elle  broute  ou  que  les  jeunes 
prennent  leurs  ébats.  Etre  le  premier  à  donner  le 
signal  lorsq^ue  apparaît  l'ennemi,  le  dernier  à  fuir, 
couvrir  la  retraite  de  sa  troupe,  se  montrer  au  plus 
fort  du  danger,  voilà  son  devoir. 

Lorsque  les  jeunes  auront  grandi,  ils  lui  dispute- 
ront la  possession  des  femelles.  S'il  est  encore  assez 
fort,  il  les  expulsera  du  troupeau,  heureux  si,  de  son 
harem  il  lui  en  reste  une  partie  de  fidèle.  Mais  encore, 
ici  nous  ne  voyons  pas  autorité  ni  exploitation. 

Il  n'y  a  que  chez  les  fourmis  où  nous  trouvions 
trace  de  l'exploitation  par  l'esclavage,  mais  cet  escla- 
vage n'est  que  relatif  puisqu'il  est  exclusivement  sup- 
porté par  les  ouvrières  d'une  espèce  étrangère,  prise 
à  l'état  de  nymphe  et  qui,  ayant  ^u  le  jour  chez  leurs 
maîtres,  peuvent  croire  faire  partie  de  la  même  es- 
pèce, n'ayant,  au  fond,  à  s'acquitter  que  des  seules 
fonctions  dont  elles  auraient  à  s'acquitter  dans  leur 
propre  fourmilière.  Et  encore  dans  ce  semi-esclavage, 
le  maître  n'est-il  pas  des  plus  absolus,  quoique  cet 
asservissement  ne  repose  en  entier  que  sur  la  force 
et  le  pillage? 

Partout  nous  trouvons  solidarité,  obéissance  peut- 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  l55 

être,  mais  obéissance  rcfle'ciiie,  discutée  parfois,  tem- 
pérée toujours  par  la  délibération  de  l'individu  et 
non  soumission  absolue.  Toutes  les  révoltes  qui  ont 
marqué  les  étapes  du  prolétariat,  toutes  les  révolu- 
tions qui  se  sont  faites  contre  les  pouvoirs  constitués, 
nous  prouvent  que  si  l'on  a  pu  étouffer  les  tentatives 
d'affranchissement,  on  n'a  jamais  pu  détruire  ce  sen- 
timent d'indépendance  qui  gît  au  fond  du  cerveau  de 
chaque  individu,  sentiment  qui  peut  s'assoupir  par- 
fois mais  se  réveille  sous  les  coups  de  fouet  de  la  né- 
cessité. 

Après  chaque  révolution,  on  retombait  dans  l'or- 
nière de  l'oppression  et  de  l'autorité,  cela  tenait  aux 
préjugés  d'éducation.  Depuis  qu'elle  se  connaît,  l'hu- 
manité a  toujours  été  tenue  en  bride,  rien  d'étonnant 
à  ce  qu'elle  ne  puisse  croire  à  une  liberté  non  régle- 
mentée. Mais  aujourd'hui  ces  préjugés  croulent  sous 
les  coups  de  la  critique;  ces  sentiments  d'indépen- 
dance trouvent  leur  formule,  l'humanité  apprend  à 
ne  plus  vouloir  de  maîtres,  elle  réclame  sa  libre  au- 
tonomie. 


L'association  est  donc  une  nécessité  pour  l'homme, 
c'est  une  des  conditions  sine  qiia  non  de  son  dévelop- 
pement intellectuel.  Mais,  si  l'individu  est  forcé  de 
vivre  en  société,  il  ne  faut  pas,  comme  nous  l'avons 
vu,  se  hâter  de  conclure  qu'il  doit  se  sacrifier  à  l'as- 
sociation. Cette  soi'iété  n'a  de  raison  d'être  que  par 
l'avantage  que  l'individu  peut  en  tirer  ;  si  elle  lui  était 
nuisible  il  aurait  le  droit  de  s'y  soustraire,  et  nous 
arrivons  alors  à  cette  vérité  que  la  société,  cette  entité 
abstraite  créée  par  les  sociologues  et  les  politiciens 


r56  LA    SOCIÉTÉ    FUTURE 

n'a,  virtuellement,  aucun  droit,  aucun  pouvoir  sur 
l'individu;  qu'en  aucun  cas  le  bien-être  ni  l'autono- 
mie de  celui-ci  ne  peuvent  être  sacrifiés  —  contre  sa 
volonté  —  aux  besoins  de  celle-là,  et  que  toutes  les 
sous-eniiiés  :  autorité,  propriété,  patrie,  famille,  ne 
sont  que  des  rouages  créés  par  ceux  qui  en  bénéfi- 
cient, pour  absorber  l'individualité  humaine  et  l'ex- 
ploiter à  leur  seul  profit. 

Il  est  de  toute  évidence  que  la  société  ne  peut  avoir 
aucun  besoin  propre  à  elle  seule,  qui  lui  soit  particu- 
lier; qu'elle  ne  forme  pas  un  organisme  indépendant, 
et  que  toutes  les  analogies  dont  on  a  voulu  exciper 
sont  trop  tirées  par  les  cheveux  pour  avoir  quelque 
valeur.  On  peut,  dans  beaucoup  de  cas,  comparer  la 
société  à  un  organisme,  l'analogie  peut  être  plus  ou 
moins  frappante,  mais  ce  serait  une  erreur  de  conclure 
à  une  identification  absolue. 

L'association  des  individus  est  faite  en  vue  de  tirer 
un  meilleur  parti  de  leurs  forces;  cette  association 
peut  être  permanente  ou  temporaire,  ils  peuvent  va- 
rier leurs  modes  de  rapports,  mais  tout  cela  ne  ci  ce 
pas  un  être  vivant.  Et  lorsque,  au  nom  de  ce  soi-di- 
sant organisme,  on  vient  faire  valoir  des  droits  nou- 
veaux, contradictoires  à  ceux  des  individus  qui  en 
lorment  la  matière,  cela  signifie  seulement  que  ceux 
qui  se  sont  arrogé  le  droit  de  diriger  le  char  social, 
éprouvent  le  besoin  de  faire  passer  leurs  propres  in- 
térêts avant  ceux  de  leurs  coassociés. 

Si  la  société  était  établie  sur  des  bases  naturelles, 
l'intérêt  social  et  l'intérêt  individuel  ne  devraient  ja- 
mais se  heurter.  Dans  un  agrégat  de  cellules,  l'animal 
qui  en  résulte  n'éprouve  aucun  besoin  nuisible  à  ses 
particules,  sauf  dans  les  cas  pathologiques  qui,  alors, 


LA    SOCIÉTÉ   FUTURE  l5y 

eatrjînent  la  perte  d'une  partie  des  cellules  et,  par  la 
suite,  celle  de  l'animal  entier. 

Ce  dernier  cas  est  celui  de  la  société  actuelle  qui 
est  si  mal  équilibrée,  que  l'intérêt  individuel  est,  non 
seulement  en  désaccord  avec  l'iniérét  général,  mais 
où  chaque  intérêt  particulier  est  également  en  conflit 
avec  chacun  des  intérêts  voisins.  Cas  pathologique 
qui  entraîne  la  perte  d'une  foule  d'individus,  mais 
jette  aussi  le  désordre  dans  la  société,  l'entraînant  à 
sa  ruine,  à  la  décomposition. 

Cette  tendance  à  considérer,  jusqu'à  présent,  l'in- 
dividu comme  simple  accessoire  de  la  société,  n'a  pas 
peu  contribué  à  égarer  tous  les  fabricants  de  systèmes 
sociaux',  en  letir  faisant  sacrifier  son  autonomie  à  la 
bonne  marche  des  systèmes  arbitrairement  inventés 
par  eux. 

Les  anarchistes,  eux,  prétendant  se  baser  sur  la 
vraie  nature  de  l'homme,  sur  les  véritables  données 
de  l'association,  ne  voient,  dans  l'humanité,  qu'un 
vaste  champ  d'évolution,  offrant  à  tous  les  tempéra- 
ments, à  toutes  les  idées,  à  toutes  les  conceptions,  la 
place  pour  évoluer  librement,  selon  leurs  affinités. 
Pour  les  anarchistes,  la  société  n'a  de  raison  d'exister 
et  de  se  développer  que  si  elle  apporte  une  amélio- 
ration à  l'homme,  pris  individuellement  aussi  bien 
qu'en  général  ;  si  elle  contribue  à  sa  progression,  lui 
permettant  une  plus  grande  extension  de  ses  facultés, 
sans  exiger  aucunes  limitations  nuisibles  à  sa  person- 
nalité, autres  que  celles  existant  déjà,  de  par  les  con- 
ditions naturelles  d'existence  au  milieu  desquelles  il 
se  meut. 

Certains  socialistes,  s'appuyant  sur  une  opinion 


l58  LA.   SOCIÉTÉ   FUTURE 

déjà  émise  par  Haeckel,  ont  prétendu  éta)  er  ainsi 
leitrs  idées  centralisatrices  : 

«...  Qu'on  envisage  n'importe  quel  ordre  de  faits, 
par  exemple  dans  des  genres  bien  différents,  soit  la 
théorie  cosmogonique  tirant,  au  moyen  d'une  con- 
densation progressive  de  la  matière  éparse  et  sillon- 
née par  des  courants  à  mouvements  tourbillonnaires, 
les  mondes  sidéraux,  dont  les  masses  subissent  dans 
une  liaison  mutuelle  l'action  des  unes  sur  les  autres, 
—  soit  le  perfectionnement  du  système  nerveux,  et 
par  conséquent  de  l'intelligence  croissant  avec  la  con- 
centration des  cellules  qui  se  subdivisent  en  circons- 
criptions diverses  d'un  organe  central,  —  soit  le  dé- 
veloppement linguistique  allant  de  la  succession  de 
mots  invariables  et  indépendants  à  l'union  des  mots 
avec  les  éléments  constitutifs  de  leurs  relations  actives 
ou  passives,  et  de  la  modification  des  mots  eux-mêmes 
suivant  les  rapports  qu'ils  affectent  entre  eux,  —  à 
tous  les  points  de  vue,  l'évolution  s'opère  toujours 
par  le  passage  d'une  forme  de  plus  en  plus  consolidée, 
d'un  état  diffus  à  un  état  concentré,  et  à  mesure  que 
devient  plus  grande  la  concentration  des  parties,  leur 
dépendance  réciproque  augmente,  c'est-à-dire  que, 
de  plus  en  plus,  elles  ne  peuvent  étendre  leur  activité 
propre  sans  le  secours  des  autres.  »  (G.  Deville,  VA- 
narchisme.) 

Que  de  bêtises  peut  faire  dire  à  un  homme  l'esprit 
d'autoritarisme!  En  se  groupant  les  celltiles  devien- 
nent dépendantes  les  unes  des  autres,  et  M.  Deville 
en  conclut  qu'aucune  d'elles  ne  peut  remuer  sans  la 
permission  des  autres.  Erreur  profonde,  messieurs 
les  autoritaires,  erreur  très  profonde.  En  associant 


LA.    SOCIETE    FUTURE  ID9 

leurs  efforts,  les  individus,  —  comme  les  cellules  — 
deviennent  bien  dépendants  les  uns  des  autres,  en  ce 
sens  que  le  bien  —  ou  le  mal  —  ressenti  par  le  tout, 
sera  ressenti  parla  particule  et  que  l'effet  ressenti  par 
la  particule  commotionnera  plus  ou  moins  le  tout. 

Mais,  si  dans  l'agrégation  de  cellules  qui  donnè- 
rent naissance  à  des  organismes  plus  compliqués,  il 
s'était  produit  pour  un  certain  groupe  de  cellules,  — 
comme  cela  se  produit  dans  nos  sociétés  pour  les  tra- 
vailleurs, —  plus  de  mal  que  de  bien,  l'association 
ne  se  serait  pas  faite.  Et  vous  voudriez  que  l'homme 
continuât,  malgré  son  intelligence  à  souffrir  un  étct 
de  choses  que  n'auraient  pas  supporté  des  infiniment 
petits,  à  sensorium  des  plus  rudimentaires  ! 

De  ces  comparaisons,  il  ressort  que  la  solidarité  la 
plus  profonde  doit  relier  les  individus  associés,  mais 
nullement  qu'ils  doivent  enchaîner  leur  autonomie  ; 
car  si  vos  raisonnements  étaient  reconnus  vrais,  il 
en  ressortirait  que  l'état  d'association  est  nuisible  à 
l'homme,  en  amoindrissant  son  individualité,  l'esprit 
de  liberté  n'est-il  pas  la  tendance  générale  de  l'être 
humain  ?  Pour  conserver  son  intégrité  ce  dernier 
devrait  donc  rester  isolé?  conclusion  aussi  absurde 
que  le  raisonnement  qui  la  provoque. 

En  se  créant  un  outillage  mécanique,  qu'avec  très 
peu  d'apprentissage,  il  apprend  à  manier,  l'homme 
échappe  à  la  nécessité  de  transformer  son  organisme 
—  comme  font  les  cellules  et  les  insectes, —  sa  main, 
merveilleux  outil,  déjà,  pouvant  manier  et  exercer 
tous  ceux  que  son  cerveau  inventif  le  met  à  même  de 
combiner,  lui  permet  de  s'adapter  à  toutes* les  cir 
constances  de  la  lutte  pour  l'existence,  sans  arriver  à 
une  spécialisation  aussi  profonde  des  individus.  I^es 


l6o  LA   SOCIÉTÉ   FUTURE 

différences  d'aptitudes,  de  conception,  sont  à  l'infini, 
mais  n'entraînent  pas  chez  l'homme  une  modifica- 
tion de  Porganisme,  rendant  impossible  à  un  indi- 
vidu l'adaptation  à  des  aptitudes  dont,  primitive- 
ment, il  n'avait  pas  la  tendance  ;  sa  situation  dans  la 
société  n'a  donc  rien  à  voir  avec  la  spécialisation  de 
travail  des  cellules  dans  l'organisme,  des  neutres  chez 
les  insectes. 


Du  reste,  à  ces  affirmations  prétendues,  indûment, 
scientifiques,  c'est  la  science  bourgeoise  elle-même 
qui  va  répondre  par  l'organe  d'un  individu  qui,  tout 
en  niant  l'autorité  en  science,  ne  se  faisait  pas  faute 
de  la  pratiquer  en  politique  et,  parmi  les  fonction- 
naires, n'en  fut  pas  un  des  moins  chamarrés. 

«....  La  centralisation  dont  parle  M.  Haeckelexiste- 
t-elle  réellement  chez  eux  ?  (les  êtres  pluricellulaires.) 
Leurs  cellules  sont-elles  divisées  en  cellules  domina- 
trices et  cellules  obéissantes,  en  maîtres  et  en  sujets  ? 
Tous  les  faits  que  nous  connaissons  répondent  néga- 
tivement avec  la  plus  grande  netteté. 

»  Je  n'insisterai  pas  sur  l'autonomie  réelle  dont 
jouit  manifestement  chacune  des  cellules  de  tout 
organisme  pluricellulaire  ;  ni  M.  Kaeckel  ni  personne 
n'a  en  effet,  nié  cette  autonomie,  mais  il  est  important 
de  bien  mettre  en  relief  la  nature  des  limites  dans 
lesquelles  elle  s'exerce.  Nous  verron*s  ainsi  qu'elle 
est  beaucoup  plus  considérable  qu'on  ne  l'admet  gé- 
néralement et  que  s'il  est  vrai  que  toutes  les  cellules 
dépendent  les  unes  des  autres,  il  est  vrai  aussi  qu  au- 
cune ne  commande  aux  autres,  et  que  les  organismes 
pluricellulaires,  même  les  plus  élevés,  ne  sont,  en 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  l6r 

aucune  façon,  comparables  à  une  monarchie  nia  tout 
autre  gouvernement  autoritaire  et  centralisé.  »  (S.-]. 
Lanessan,  le  Transformisme,  p.  i83.) 

Et  plus  loin  : 

«...  Autonomie  et  solidarité,  ces  deux  mots  résu- 
ment les  conditions  d'existence  des  cellules  de  tout 
organisme  pluricellulaire  ;  autonomie  et  solidarité, 
telle  serait  la  base  d'une  société  qui  aurait  été  cons- 
truite sur  le  modèle  des  êtres  vivants  ».  (Le  même, 
p.  196.) 

A  tous  les  points  de  vue_,  nous  dit-on,  l'évolution 
s'opère  toujours  par  le  passage  d'une  forme  incohé- 
rente à  une  forme  mieux  coordonnée.  Mais,  nous 
anarchistes,  n'avons  jamais  dit  autre  chose  ;  nous 
avons  toujours  reconnu  que,  en  laissant  à  l'autono- 
mie individuelle  la  faculté  de  se  manifester,  il  pour- 
rait se  produire  dès  le  début  de  ses  premières  ma- 
nifestations, des  incorrections  manquant  absolument 
de  logique  apparente,  mais,  étant  donnés  les  maux 
dont  nous  souffrons  de  l'autoritarisme  actuel,  il  est 
préférable  de  passer  par  cet  état  diffus,  de  subir  quel- 
ques inconvénients  dont  ceux  qui  en  seront  les  au- 
teurs souffriront  tous  les  premiers  et  plus  que  les 
autres,  que  d'avoir  recours  encore  une  fois  à  l'au- 
torité qui  n'en  est  plus  à  faire  ses  preuves  en  fait  de 
gâchis. 

Laissons  les  individus  libres  de  se  rechercher, 
laissons  les  idées  se  faire  jour,  et  nous  verrons  en 
très  peu  de  temps,  tous  les  tâtonnements,  toutes  les 
hésitations,  toutes  les  erreurs  se  corriger  pai  leurs 
propres  inconvénients,  et  faire  place  à  l'entente  et 
au  fonctionnement  harmonique  de  toutes  nos  ia- 
cultés. 


l62  LA    SOCIÉTÉ    FUTURE 

Non,  la  Société  n'est  pas  un  organisme  existant 
par  lui-même,  non^  son  existence  n'est  pas  indépen- 
dante de  celle  des  individus  qui  la  composent  ;  elle 
n'est  rien  par  elle-même.  Détruisez  les  individus,  il 
n'y  aura  plus  de  société.  Que  l'association  se  dis- 
solve, que  les  individus  s'isolent,  ils  vivront  mal,  ils 
retourneront  à  l'état  sauvage,  leurs  facultés  régresse- 
ront au  lieu  de  progresser,  mais,  au  bout  du  compte, 
ils  continueront  d'exister. 

Nous  s'enons  de  voir  que  dans  les  êtres  organises, 
même  de  l'ordre  le  plus  élevé,  les  cellules  tout  en 
étant  fortement  solidaires,  restaient  autonomes  :  la 
comparaison  des  autoritaires  est  donc  mauvaise.  Nous 
allons  voir  qu'elle  est  plus  que  mauvaise,  elle  est 
absurde. 

Pour  former  l'énorme  cohésion  de  cellules  qui 
constituent  un  mammifère,  par  exemple,  pour  arriver 
à  cette  division  de  travail  où  chaque  cellule  prend  sa 
place  dans  la  colonie,  fournit  sa  part  de  besogne  tou- 
jours la  même,  il  a  fallu  que  chaque  cellule  au  début 
de  l'agrégation  fût  inconsciente  de  son  individualité 
et  n'eiit  pas  de  préférence  marquée  vers  telle  besogne 
plutôt  que  telle  autre.  Pour  que,  parmi  les  cellules, 
les  unes  se  cantonnassent  à  fournir  les  muscles,  d'au- 
tres la  peau,  le  poil,  l'ossature,  pour  que  certaines 
s'employassent  à  sécréter  —  les  unes  le  sang,  la  lym- 
phe, la  bile,  —  d'autres  la  pensée,  sans  Jamais  sortir 
de  cette  spécialisation,  jusqu'à  devenir  incapables  de 
toute  autre  adaptation,  aupoint  de  s'atrophier  et  mou- 
rir quand  les  conditions  où  elles  se  meuvent  habituel- 
lement sont  détruites,  cela  dénote  une  plasticité  pri- 
mitive que  n'a  plus  l'homme  qui,  déjà  par  lui-même 


T.\    SOCIÉTÉ    FUTUUR  l63 

est  un  être  complexe  ei  complet.  Et  auquel,  du  reste, 
l'état  de  conscience  où  il  est  arrivé  lui  empêcherait 
de  se  plier. 

On  peut  suivre  la  progression  de  l'adaptation  des 
cellules  en  étudiant  les  premières  formes  animales. 
Si  on  prend  une  amibe,  une  monère  qui  sont,  parmi 
les  protistes,  les  êtres  les  plus  rudimentaires,  on  voit 
cette  espèce  de  gelée  vivante  se  déplacer,  manger, 
proliférer  sans  avoir  aucun  organe  spécial.  L'individu 
accomplit  toutes  ces  besognes  avec  n'importe  quelle 
partie  de  son  être  :  s'il  veut  marcher,  il  projette,  de 
la  périphérie  de  son  corps,  des  prolongements  qui 
lui  servent  de  pieds  ;  s'il  veut  manger,  il  happe  la 
nourriture  par  n'importe  quelle  partie  de  sa  matière, 
il  l'enveloppe  et  la  dissout,  dans  sa  masse.  Veut-il 
se  multiplier?  un  étranglement  se  fait  au  milieu  de 
son  corps,  cet  étranglement  s'amincit  de  plus  en  plus, 
formant  deux  individus  distincts  ;  quand  la  segmen- 
tation est  à  maturité,  les  deux  individus  se  scindent 
et  forment  deux  êtres  séparés,  en  tous  points  sem- 
blables à  celui  qui  leur  a  donné  naissance. 

C'estla  phase  de  l'amibe,  chez  la  monère,  —  monère 
orangée  de  Haeckel  —  la  prolifération  est  plus  com- 
pliquée et  passe  par  plusieurs  phases.  Remontons  l'é- 
chelle, quelques  degrés  seulement,  et  nous  rencontrons 
l'Ascidie.  Ici  l'individu  n'est  plus  composé  d'une  seule 
cellule,  c'en  est  une  colonie  où,  déjà,  les  fonctions 
commencent  à  se  spécialiser.  11  y  a  un  épidémie,  un 
commencement  de  muqueuse,  une  ouverture  pour 
happer  la  nourriture,  et...  une  opposée  pour  la  sor- 
tie. Mais  la  spécialisation  est  si  peu  ancrée,  elle  est 
d'une  acquisition  si  récente  que  l'on  peut  prendre 
l'animal,  le  retourner  comme  un  gant,  et  il  conti- 


1  64  LA.    SOClÉTl':    FUTURE 

nuera  de  vivre,  —  l'épidermeprenant  la  place  des  pa- 
rois digestives,  —  comme  si  rien  d'anormal  ne  s'é- 
tait produit  dans  son  existence! 

Que  l'on  prenne  certaines  hydres  d'eau  douce,  que 
l'on  en  retourne  une  et  qu'on  Tintroduise  dans  l'inté- 
rieur d'une  un  peu  plus  grande,  les  deux  muqueuses 
se  souderont,  les  deux  animaux  n'en  feront  plus  qu'un, 
qui  continuera  de  vivre  sans  se  trouver  gêné  de  cette 
augmentation  de  son  individu,  sans  paraître  se  dou- 
ter, qu'avec  plus  de  droit  que  les  anciens  autocrates, 
il  pourrait  parler  au  pluriel. 

Veut-on  faire  l'expérience  contraire  :  prendre  un 
individu  de  cette  espèce  et  le  découper  en  plusieurs 
morceaux?  —  autant  de  morceaux  que  l'on  aura  faits, 
autant  d'individus  que  l'on  aura  créés,  qui  vivront  et 
ne  tarderont  pas  à  se  compléter,  en  sécrétant  les  par- 
ties de  leur  individu  qui  leur  manquent. 

Ce  n'est  donc  qu'à  la  suite  de  l'évolution  et  de  la 
progression  de  l'organisme,  qu'elles  constituaient,  que 
les  cellules  primordiales  en  sont  venues,  peu  à  peu, 
à  se  spécialiser  dans  leur  tâche,  et  à  perdre  leur  faci- 
lité de  transformation.  Mais,  en  devenant  solidaire 
de  la  colonie,  nous  l'avons  vu,  la  cellule  n'est  pas  de- 
venue sujette.  Sa  solidarité  est  devenue  si  étroite 
avec  ses  coassociées  que  si  elle  refusait  d'accomplir 
son  travail,  la  colonie  périrait,  ou  tout  au  moins  en 
souffrirait  *,  mais  elle  serait  la  première  atteinte  parle 
malaise,  elle  subit  la  contrainte  des  seules  lois  natu- 
relles de  son  mode  d'existence,  et  non  une  punition 
arbitrairement  infligée  par  une  certaine  classe  de  ses 
coassociées. 

I .  A  moins,  pourtant  que  la  colonie  ne  l'élimine  et  ne  procède 
à  son  remplacement. 


LA    SOCTÉTlS    FUTURE  l65 

Or,  dans  nos  sociétés,  nous  voyons  bien  des  lois 
punir  les  contraventions  à  l'ordre  établi,  m;iis  cette 
sanction  est  si  peu  naturelle  et  si  instable  que  ceux 
chargés  de  l'appliquer  ne  s'entendent  pas  entre  eux. 
Quand  vous  nous  aurez  établi  une  société  où  chaque 
infraction  à  ses  lois  entraînera  elle-même  son  châti- 
ment, sans  l'intervention  arbitraire  de  ceux  qui  se 
sont  faits  les  dispensateurs  de  la  récompense  et  du 
châtiment;,  vous  aurez  le  droit  de  la  proclamer  natu- 
relle et  de  la  comparer  à  un  organisme.  Actuelle- 
ment elle  n'est  que  désordre  et  confusion. 

Nous  l'avons  déjà  vu,  l'idéal  de  l'économie  politi- 
que serait  de  spécialiser  les  individus  et  de  les  par- 
quer dans  une  case  de  leur  échiquier  social,  sans 
qu'ils  puissent  en  sortir.  Tous  les  Jours,  on  voit  l'ou- 
vrier devenir  de  moins  en  moins  capable  d'un  travail 
entier,  se  confiner  en  une  spécialité  dont  il  ne  sortira 
plus.  Tel  fera,  toute  sa  vie,  des  têtes  d'épingles,  sans 
savoir  comment  s'aiguise  la  pointe.  Tel  autre  estam- 
pera, durant  son  existence  à  l'aide  d'une  machine,  la 
même  pièce  de  métal,  ignorant  quelle  place  elle  doit 
occuper  dans  le  mécanisme  entier.  Voilà  où  nous  mène 
la  bourgeoisie,  dans  l'espérance  de  nous  rendre  en- 
core plus  dépendants  de  la  besogne  qu'elle  nous  aura 
assignée. 

Les  économistes  bourgeois  crient  que  les  miséreux 
font  trop  d'enfants.  Ils  voudraient  arriver  à  leur  en- 
lever cette  dernière  joie.  Avec  leur  système  de  pous- 
ser la  femme  et  l'enfant  à  l'atelier,  ils  voudraient 
arriver  à  éliminer,  peu  à  peu,  l'homme-ouvrier.  On  en 
conserverait  quelques  spécimens  pour  les  emplois  où 
il  ne  pourrait  être  remplacé  par  la  femme  ou  l'enfant; 


lC6  r.A    SOCIÉTÉ    FUTURE 

on  le  spécialiserait  dans  ces  emplois,  absolument 
comme  les  neutres  des  abeilles  et  les  fourmis ,  les 
guerriers  des  termites. 

Les  bourgeois,  eux,  en  dehors  de  leur  famille  «  lé- 
gitime, »  qui  devrait  hériter  de  leur  fortune  et  conti- 
nuer leur  «  civilisation,  »  auraient  un  harem  de  fe- 
melles-ouvrières qui  leur  procréeraient  un  tas  de 
bâtards  qui  seraient  le  bétail  d'atelier,  de  bureaux  et 
d'armée,  tout  comme  les  mères  seraient  le  bétail  à 
plaisir  et  à  production. 

Cet  idéal  n'a  rien  qui  nous  séduise.  Nous  compre- 
nons que  les  botirgeoîs  nous  prêchent  le  sacrifice  de 
l'individualité  à  l'évolution  de  leur  système  social, 
mais  l'individualité  ne  veut  plus  se  sacrifier,  elle  ne 
veut  pas  atrophier  ses  facultés  dans  l'exercice  d'une 
seule;  elle  veut  donner  libre  essor  à  toutes,  en  acqué- 
rir, au  besoin,  de  nouvelles.  Loin  de  se  laisser  amoin- 
drir, elle  veut  se  développer,  s'amplifier,  acquérir  la 
plus  grande  somme  de  connaissances  dont  l'être  hu- 
main puisse  s'imprégner.  Oui,  la  société  doit  évoluer, 
non  en  organisme  indépendant  qui  se  développe  en 
dirigeant  l'évolution  des  cellules  qui  le  composent, 
mais  en  simple  conséquence  de  l'évolution  de  l'être 
humain. 

Donc,  la  société  n'a  de  raison  d'être  qu'à  condition 
que  ceux  qui  en  font  partie  y  trouveront  un  plus  grand 
développement  de  bien-être  et  d'autonomie.  Elle  n'a 
qu'un  objectif  :  produire  une  plus  grande  somme  de 
jouissances  avec  une  dépense  moindre  d'efiorts.  De 
plus,  comme  les  bssoins  sont  variés,  les  tempéraments 
difïérenciés  de  mille  manières,  il  s'ensuit  que  cet  étai 
d'association  peut  revêtir  des  formes  multiples  :  in 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  1 67 

nombrables  pourront  être  les  groupes  qui  se  forme- 
ront certainement  du  jour  où  la  libre  spontanéité  des 
individus  pourra  se  donner  carrière.  D'où  il  résulte 
que  c'est  une  erreur  de  vouloir  faire  converger  les 
efïorts  de  tous  vers  une  amélioration  sociale  prise  en 
dehors  du  bonheur  individuel,  c'est  vouloir  aller  à 
contre-sens. 

Que  l'on  élargisse  le  champ  d'évolution  de  l'indivi- 
dualité, et  l'on  obtiendra  une  bonne  évolution  sociale. 
Si  l'on  veut  que  le  fonctionnement  de  cette  associa- 
tion de  forces,  que  nous  reconnaissons  indispensa- 
ble, ne  soit  pas  entravé,  il  faut  que  l'individu,  dans 
cette  union  d'efions,  ne  soit  lésé  dans  aucune  de  ses 
aspirations,  entravé  dans  aucun  de  ses  mouvements. 
L'état  social  n'ayant, pour  lui,  déraison  d'être  qu'au- 
tant qu'il  y  trouvera  avantage,  l'harmonie  sociale  ne 
pourra  exister  que  lorsque  chacun  pourra  librement 
évoluer. 

Si  un  seul  individu  s'y  trouvait  lésé,  pour  lui  l'as- 
sociation serait  un  mal,  n'aurait  pas  de  raison  d'être 
et  il  aurait,  par  conséquent,  le  droit  de  s'en  retirer, 
de  se  mettre  en  révolte  contre  les  lois  qu'elle  voudrait 
lui  imposer. 


XI 


l'ÉGatJTÉ   SOCrALE    —    LES    INÉGALITÉS    NATURELLES 


La  société  actuelle  étant  basée  sur  l'antagonisme 
des  intérêts,  sa  règle  morale  étant  le  Code  qui  n'est 
sévère  que  pour  ceux  qui  le  violent  ouvertement  ou 
sont  assez  naïfs  pour  se  faire  prendre,  il  s'ensuit  que 
les  mieux  adaptés  de  la  société  actuelle  sont  ceux  qui 
savent  passer  au  travers  de  ses  mailles  :  des  intrigants, 
des  roublards,  des  escrocs,  des  cafards,  des  hypocrites, 
des  sans  pitié  et  des  égoïstes,  voilà  les  produits  que 
la  sélection  sociale  nous  ménage. 

La  fortune  n'est  pas  pour  celui  qui  sera  le  plus  ro- 
buste, qui  saura  le  mieux  s'adapter  aux  conditions 
naturelles  d'existence,  maisà celui  qui  ayantsu trouver 
la  brèche  d'un  article  de  loi,  saura  le  mieux  voler  ses 
concurrents,  à  l'abri  de  ce  texte,  sera  le  plus  sans  pitié 
dans  ses  rapports  avec  ses  semblables.  Pour  être  mieux 
adapté,  il  ne  s'agit  pas  tant  de  savoir  produire  soi- 
même,  mais  de  savoir  faire  produire  les  autres,  et 
s'accaparer  le  produit  de  leur  travail. 


LA    SOCIliTÉ    FUTURE  I  69 

La  bonté,  l'esprit  de  solidarité,  sont  des  qualités 
que  chacun  exalte,  dont  on  aime  assez  à  laisser  croire 
qu'on  les  possède,  mais  que  l'on  néglige  assez  dans 
la  pratique.  —  Nous  parlons  ici  de  ceux  qui  suivent 
la  morale  bourgeoise  —  et  que  l'on  qualifie  de  bêtises 
lorsque  l'individu  qui  les  met  en  pratique  s'en  trouve 
la  victime. 

La  morale  publique  les  estime,  mais  la  victoire 
n'est  qu'à  celui  qui  saura  restreindre  sa  bonté,  rogner 
sa  solidarité. 

«  Il  est  si  bon  qu'il  en  est  bête!  »  —  «  Chacun  pour 
soi,  le  bon  dieu  pour  tous!  »  —  «  Charité  bien  or- 
donnée commence  par  soi-même.  »  Voilà  les  préceptes 
qu'enseigne  la  sagesse  des  nations  et  que  renferment 
les  cours  de  morale  qui  passent  pour  le  mieux  résumer 
l'esprit  pratique  des  connaissances  bourgeoises.  Rè- 
gles servant,  aux  esprits  «  positifs  et  pratiques,  »  à 
masquer  un  caractère  sec,  étroit  et  platement  égoïste. 

Egoïste,  non  pas  dans  le  sens  de  la  conservation 
individuelle,  avec  l'intelligence  de  sa  situation  au  mi- 
lieu de  la  vie  et  de  ses  rapports  avec  les  autres  êtres, 
mais  cet  égoïsme  rapace,  féroce  qui  pousse  l'individu 
à  ne  penser  qu'à  lui  dans  le  monde,  à  ne  voir  que  des 
concurrents  dans  ses  égaux.  Voilà  ce  que  nous  donne 
la  sélection  de  la  société  actuelle.  C'est  cet  égoïsme 
qui  a  amené  l'homme  à  se  faire  le  centre  de  l'univers, 
et  qui  pousse  certains  individus,  sinon  à  se  croire, 
eux,  les  centres  de  l'humanité  tout  au  moins,  à  la  pi- 
danterie  de  se  croire  meilleurs  et  plus  intelligents  que 
les  autres. 

Que  de  bêtises  n'a-t-elle  pas  fait  dire  aux  savants 
officiels  cette  égalité  réclamée  par  les  socialistes  !  Que 

10 


170  LA    SOCIÉTÉ    FUTURE 

de  Stupidités  les  savants  bourgeois  n'ont-îls  pas  en- 
tassées pour  démontrer  l'impossibilité  d'une  société 
égalitairel  Et,  illogisme  extrême,  c'est  en  démontrant 
que  tous  les  individus  n'atteignent  pas  un  égal  degré 
d'évolution,  qu'ils  demandent  une  règle  commune 
potir  tous!  arrange  cela  qui  voudra,  nos  savants  n'en 
ont  cure.  Que  leurs  arguments  se  tiennent  et  soient 
irréductibles,  peu  leur  chaut.  Aussi,  ne  leur  deman- 
dent-ils qu'un  appui  momentané,  et  pour  des  points 
spéciaux. 

«  C'est  la  nature,  elle-même  »,  disent-ils,  «qui  pro- 
duit les  inégalités,  vous  aurez  beau  mettre  des  moyens 
de  développement  à  la  disposition  de  chacun,  le  résul- 
tat ne  sera  pas  le  même  pour  tous,  et  vous  aurez  des 
individus  qui  sauront  s'approprier  certaines  connais- 
sances, mieux  que  d'autres.  » 

Nous  avons  vu,  dans  un  chapitre  précédent,  d'après 
un  extrait  de  Buchner,  que  l'organisation  sociale  loin 
d'atténuer  ces  inégalités,  contribuait  à  les  élargir, 
mais  nous  ferons  observer  ensuite  que,  pour  leur  part, 
les  anarchistes  en  demandant  l'égalité  de  condition 
pour  tous,  n'ont  jamais  eu  l'intention  d'empêcher  les 
plus  intelligents  de  se  développer  selon  le  degré  que 
pouvait  leur  fournir  leur  propre  nature,  ni  espéré  in- 
troduire, de  force,  dans  la  cervelle  des  moins  bien 
doués,  les  parcelles  desavoir  mises  à  leur  disposition. 

En  demandant,  pour  tous,  la  facilité  d'apprendre, 
l'égalité  dans  les  rapports,  nous  demandons  que  per- 
sonne ne  soit  favorisé  dans  ses  moyens  d'évolution  au 
détriment  des  autres,  mais  personne  que  je  sache  n'a 
eu  la  naïveté  d'espérer  que  l'on  décréterait  une  mesure 
d'intelligence  que  personne  ne  pourrait  dépasser,  mais 
au-dessous  de  laquelle  personne  nepourrait  rester  ;  un 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  I7I 

étalon  de  taille  au-dessous  duquel  l'on  rognerait  ceux 
qui  le  dépasseraient,  et  qui  ferait  tirer  à  quatre  che- 
vaux, pour  les  allonger,  ceux  qui  ne  l'atteindraient  pas, 
une  couleur  uniforme  de  cheveux  que  tous  devraient 
adopter  s'ils  ne  voulaient  être  passibles  des  peinesles 
plus  sévères. 

Il  faut  être  absolument  crétin  pour  s'imaginer  que 
les  anarchistes  aient  voulu  faire  décréter  cela.  Et  ceux 
qui  nous  prêtent  des  billevesées  semblables  argumen- 
tant là-dessus,  prétendent  faire  partie  de  l'élite  intel- 
lectuelle! 

Chacun  naît  avec  son  tempérament,  ses  aptitudes, 
ses  qualités  morales  et  physiques,  transformables 
peut-être,  mais  en  tout  cas  différentes,  chacun  porte 
en  soi  sa  future  évolution  impulsée  par  les  contin- 
gences qui  l'ont  élaboré  et  poussé  à  la  vie,  cette  évo- 
lution pourra  être  facilitée,  enfravée  et  même  déviée 
parles  circonstances  et  les  milieux  futurs,  mais  n'em- 
pêche que  chacun  naît  avec  des  aptitudes  particulières 
qui  domineront  toujours  dans  son  évolution,  et  c'est 
l'égalisation  de  ces  aptitudes  que  l'on  nous  accuse  de 
vouloir  décréter  I 

Nous  voulons  que  chacun  ait  la  possibilité  d'évoluer 
et  de-développer  ses  facultés  en  toute  liberté  !  Nous  ne 
voulons  pas  que  tous  mangent  à  la  même  gamelle,  du 
même  brouet,  mais  nous  voulons  que  tous  aient  à 
manger,  à  leur  faim,  ce  que  leurs  goûts  leur  permet- 
tront d'acquérir  en  aiguisant  leurs  facultés  dans  le 
sens  de  leurs  désirs;  nous  voulons  que  tous  puissent 
être  heureux,  non  pas  en  décrétant  une  mesure  com- 
mune de  bonheur,  un  étiage  de  félicité  auquel  chacun 
serait  astreint  de  prendre  sa  part  sous  peine  d'empri- 
sonnement, mais  en  laissant  à  chaque  individu  le  soin 


172  LA    SOCIETE    FUTURE 

et  la  liberté  de  se  créer  sa  part  de  bonheur,  selon  sa 
propre  compréhension,  selon  son  degré  de  dévelop- 
pement. 

Que  ceux  qui  trouveront  leur  bonheur  à  s'empiftrer  de 
viciuailles,  ou  à  déguster  de  fins  morceaux,  à  se  saouler 
d'alcool,  ou  à  déguster  des  vins  fins,  soient  laissés  li- 
bres de  cultiver  leurs  aptitudes.  Nous  ne  demandons 
pas  que  la  société  soit  tenue  de  leur  founir,  tout  pré- 
paré, le  but  de  leurs  jouissances,  mais  que  leurs  fa- 
cultés aient  libre  champ  pour  conquérir  ce  qui  doit 
faire  leur  bonheur. 

Mais  aussi,  que  celui  qui  aura  le  goût  des  choses 
artistiques  ou  intellectuelles,  que  celui  qui  sera  avide 
de  savoir,  curieux  de  se  retremper  dans  les  jouissances 
dy  beau,  quecelui-là, aussi, aitlapossibilitéd'atteindre 
son  idéal,  et  ne  soit  plus  entravé  dans  son  épanouis- 
sement par  une  question  de  vil  intérêt,  par  les  diffi- 
cultés économiques  que  produit  la  société  actuelle; 
qu'il  n'ait  pas  les  ailes  brisées  parce  que  cette  jouis- 
sance est  le  monopole  de  quelques  individus  et  que, 
pour  l'atteindre,  la  société  demande,  non  des  efforts, 
mais  de  l'argent. 

Egalité  de  moyens,  ou  plutôt  même  facilités  accor- 
dées à  tous,  et  non  égalité  de  but,  voilà  ce  que  nous 
entendons  par  «  égalité  sociale  »,  voilà  ce  que  savent 
très  bien  ceux  qui  font  semblant  de  s'esclaffer  à  l'é- 
noncé de  nos  revendications,  mais  qu'ils  préfèrent 
tourner  en  ridicule,  étant  incapables  de  les  réfuter. 

Aux  travailleurs  qui  réclament  leur  part  de  savoir, 
il  faut  les  entendre  ces  pseudo-savants^  répondre,  se 
drapant  dans  leur  prétendue  science  :  «  Mais,  pauvres 


LA    SOCIÉTÉ    l'UTURE  IjS 

que  vous  êtes,  vous  ne  savez  pas  ce  que  vous  dites. 
Ha!  ha!  elle  est  bonne  celle-là,  des  ignorants  qui 
veulent  apprendre,  se  croyant  égaux  aux  génies  su- 
blimes qui  font  la  gloire  de  l'humanité!  Vous  ne 
savez  donc  pas  que  la  science  ne  peut  être  connue 
que  d'une  petite,  toute  petite  minorité,  qui  en  fait  son 
occupation  spéciale,  et  que,  vous  autres,  vous  devez 
vous  résoudre  à  rester  dans  votre  sphère,  vous  con- 
tentant de  produire  des  jouissances  pour  cette  petite 
élite,  qui,  seule;  seule,  vous  entendez  bien?  repré- 
sente l'humanité  ! 

»  Allez,  allez  !  pauvres  ignorants,  allez  lire  les  li- 
vres que  nous  faisons  à  votre  usage,  là,  vous  y  ap- 
prendrez qu'il  n'y  a,  qu'il  ne  peut  y  avoir  d'égalité  ! 
Les  individus  naissent  avec  des  «  qualités  »  différen- 
tes :  les  uns  sont  imbéciles,  d'autres  médiocres, 
d'autres  intelligents,  d'autres  plus  intelligents  encore, 
et,  rarement,  de  siècle  en  siècle,  un  homme  de  génie. 
Or,  vous  ne  ferez  jamais  que  ces  individus  soient 
égaux  !  Votre  système  aboutit  à  l'oppression  de  l'in- 
telligence par  la  médiocrité,  son  application  serait  le 
recul  de  l'humanité.  Le  triomphe  de  vos  théories  da- 
terait l'ère  de  la  décadence  de  l'esprit  humain. 

»  Si  vous  aviez  appris  la  science,  comme  nous, 
vous  sauriez  que  les  savants  —  comme  nous,  —  sont 
laits  pour  gouverner  les  imbéciles  —  comme  vous.  — 
Ne  nous  voyez-vous  pas  être  forcés  de  faire  notre  lit 
nous-mêmes,  ou  décrotter  nos  souliers  !  Voilà  de  bien 
nobles  occupations  pour  ceux  qui  contemplent  les 
astres,  ou  cherchent  le  secret  de  la  vie  dans  l'étuda 
du  corps  humain  !  Nous  ne  pouvons  faire  de  la  science 
qu'à  la  condition  d'avoir  des  esclaves  qui  produisent 
pour  nous,  sachez-le,  une  bonne  fois  pour  toutes,  ej 

10. 


174 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE 


ne  venez  pas  nous  rompre  la  têie  avec  vos  billevesées 
d'égalité  !  »  ' 

Et  les  imbéciles  —  qui  ne  sont  pas  les  derniers  à 
se  croire  des  êtres  supérieurs  —  d'opiner  du  bonnet, 
de  proclamer  bien  haut  que  l'inégalité  est  une  loi  na- 
turelle parmi  les  hommes,  que  c'est  une  folie  de 
croire  qu'un  savetier  puisse  valoir,  intellectuellement, 
un  monsieur  qui  pond  des  bouquins  que  personne 
ne  lit.  C'est  ce  que  nous  allons  étudier. 

D'abord  qu'est-ce  que  l'intelligence  ?  c'est  ce  que 
n'ont  Jamais  cherché  à  expliquer  ceux  qui  se  procla- 
ment «  l'élite  intellectuelle  ».  Pour  eux,  l'intelligence, 
c'est  d'être  en  place,  d'avoir  des  situations  officielles 
qui  vous  mettent  au-dessus  des  voisins,  une  situation 
de  fortune  qui  vous  permet  de  trouver  tout  ce  dont 
vous  avez  besoin,  sans  avoir  à  coopérer  à  la  produc- 
tion, d'avoir  le  toupet  de  parler  de  choses  que  l'on  ne 
comprend  toujours  pas.  Etre  toujours  du  côté  du 
manche,  voilà  leur  intelligence. 

L'intelligence,  pourtant,  est  autre  chose,  et  voici 
ce  qu'en  dit  M,  Manouvrier,  un  savant  qui,  lui,  ne  se 
laisse  pas  leurrer  par  des  mots,  n'est  pas  hanté  par  le 
pédantisme  de  ces  soi-disant  intelligences,  et  est  un  de 
ceux  qui  savent  le  mieux  analyser  les  opérations  in- 
tellectuelles : 

«  L'intelligence  considérée  en  elle-même  in  abs- 
tracto,  est  une  correspondance  entre  des  relations  in- 
ternes et  des  relations  externes.  Cette  correspondance 
ou  cet  ajustement,  cette  adaptation,  dans  son  évolu- 
tion zoologique,  croît  en  espace,  temps,  variété,  gé- 
néralité, complexité.  Telle  est  la  définition  donnée  et 
admirablement  développée  par  H.  Spencer.  Une  évo- 


LA   SOCllÎTli    FUIURE  lyS 

Intion  semblable  se  produit  dans  chaque  individu 
suivant  le  degré  d'évolution  psychique  atieintpar  son 
espèce  et  par  sa  race,  suivant  les  conditions  particu- 
lières de  sa  propre  conformation  et  de  ses  rapports 
avec  son  milieu.  »  (Cours  de  9'3.) 

L'intelligence  :  une  adaptation  de  relations  inter- 
nes à  des  externes,  voilà  qui  est  explicite.  Plus  on  est 
adapté  au  milieu  dans  lequel  on  vit,  plus  on  est  in- 
telligent. Mais  si  l'on  veut  que  les  individus  puissent 
s'adapter  à  leur  milieu,  faut-il  encore  leur  laisser  la 
liberté  de  se  développer,  et  ne  pas  leur  apporter  d'en- 
traves comme  le  fait  la  société  actuelle,  à  l'égard  de 
la  majorité.  Et  nous  venons  de  voir  que  l'adaptation 
que  favorise  la  société  actuelle  est  loin  d'être  celle 
réclamée  par  la  véritable  justice. 

Une  véritable  adaptation  aux  conditions  naturelles 
d'existence,  serait  d'être  à  même  de  savoir  se  suffire 
par  sa  propre  industrie.  Si,  du  jour  au  lendemain,  le 
pouvoir  arbitraire  de  la  monnaie  était  aboli  et  que 
chacun  eût  à  se  rendre  utile  dans  l'association  pour 
en  obtenir  sa  subsistance,  nombre  de  bourgeois  cour- 
raient le  risque  de  disparaître  «  punis,  en  cela,  par 
la  nature  qui  viendrait  leur  apprendre  qu'il  n'y  a  pas, 
pour  eux,  de  place  au  banquet  de  la  nature  »,  et 
parmi  eux,  tous  les  premiers,  nombre  de  ces  soi-di- 
sant intelligences  d'élite. 

Et  avec  eux,  nombre  de  savants  que  nous  ne  con- 
fondrons certes  pas  avec  les  premiers,  car  ils  ont,  par 
eux-mêmes,  quelque  valeur,  mais  victin^es  en  cela, 
d'une  fausse  sélection  qui,  en  mettant  à  leur  disposi- 
tion toutes  les  facilités  de  vivre,  en  a  fait  des  mons- 
tres de  l'ordre  intellectuel  qui  savent  ce  qui  se  passe 
dans  la  lune  ou  quels  sont  les  métaux   que  l'on  re- 


lyÔ  LA    SOCIÉTÉ   FUTURE 

trouve  dans  le  spectre  de  Sirius,  mais  ignorent  que, 
sur  la  terre,  il  y  a  des  hommes  qui  peinent,  souffrent 
et  crèvent  de  faim  par  suite  du  parasitisme  des 
autres. 

Mais  la  définition  de  l'intelligence  faite  par  M.  Ma- 
nouvrier,  ne  s'arrête  pas  à  l'extrait  que  nous  venons 
d'en  donner,  écoutons-le  encore  : 

«  Les  relations  externes  sont  en  nombre  infini  ; 
c'est  l'univers  tout  entier.  Une  correspondance  com- 
plète et  parfaite  avec  toutes  ces  relations  constituerait 
une  suprême  puissance.  Mais  cette  correspondance 
parfaite  n'existe  et  n'est  possible  chez  aucun  être.  La 
réunion  de  toutes  les  correspondances  réalisées  chez 
tous  les  hommes,  chez  tous  les  êtres  vivants,  forme- 
rait pourtant  une  somme  immense  qui,  si  elle  pouvait 
être  réunie  chez  un  seul  individu,  donnerait  à  celui- 
ci  un  pouvoir  énorme.  Mais  chaque  homme  n'est  mis 
en  rapport  qu'avec  une  certaine  quantité  plus  ou 
moins  considérable  de  relations  externes,  et  sa  con- 
formation ne  comporte  que  l'établissement  en  lui 
d'un  certain  nombre  de  relations  internes  correspon- 
dantes. Celles  de  ces  relations  internes  qui  sont  éta- 
blies constituent  son  intelligence  effective.  Sortez-le 
de  là,  en  effet,  il  ne  comprendra  rien,  ne  dira  rien 
de  sensé,  ne  fera  rien  adroitement  :  il  vous  apparaî- 
tra comme  un  imbécile.  C'est  ainsi  que  l'on  applique 
souvent  l'épithète  inintelligent  à  un  acte,  à  un  juge- 
ment, à  une  façon  de  comprendre  qui  ne  sont  pas 
conformes  aux  relations  externes  réellement  exis- 
tantes. 

))  Mais  si  vous  fréquentez  un  peu  ce  même  individu 
qui  vous  a  paru  inintelligent,  il  pourra  vous  arriver 
de  voir  qu'il  existe  chez  lui  une  quantité  de  relations 


LA    SOCIETE   FUTURE  IJ/ 

correspondantes  à  des  relations  externes  différentes 
de  celles  auxquelles  vous  l'avez  d'abord  soumis.  Vous 
vous  apercevrez  alors  que  c'est  un  homme  intelligent, 
mais  dans  une  autre  sphère  que  la  vôtre.  Il  vous  sera 
permis  de  supposer  que  votre  sphère  intellectuelle 
est  plus  élevée,  plus  importante  que  la  sienne,  que 
vos  relations  internes  correspondent  à  des  relations 
externes  plus  nombreuses,  plus  générales,  plus  com- 
plexes, plus  étendues.  Et  il  pourra  arriver  que  cette 
supposition,  que  l'on  manque  rarement  de  faire  en 
pareil  cas,  soit  conforme  à  la  réalité.  » 

(Cours  à  l'Ecole  d'Anthropologie  de  gS.) 


Ce  qui  fait  beugler  les  défenseurs  de  l'ordre  social 
actuel,  lorsque  nous  réclamons  l'égalité  pour  tous, 
c'est  de  comprendre  qu'ils  ne  pourront  user  de  leurs 
capitaux  pour  se  débarrasser  sur  les  autres  du  soin 
des  travaux  qu'ils  jugent  inférieurs. 

«  L'homme  intelligent  »,  disent-ils,  «  étant,  natu- 
rellement, au-dessus  de  celui  qui  ne  l'est  pas,  il  faut 
que  les  v  intelligences  supérieures  »  soient  à  même 
de  trouver  une  plus  grande  somme  de  jouissances, 
puisque,  par  leurs  travaux,  elles  sont  plus  utiles  à 
là  société.  La  brute,  de  par  son  infériorité  même, 
est  condamnée  à  servir  de  tous  temps.  Vouloir  la 
comparer  aux  hommes  de  génie  c'estvouloiropprimer 
l'intelligence!  C'est  le  règne  des  médiocrités  que 
vous  voulez  !  » 

Comme  médiocrités,  nous  croyons  qu'il  serait  bien 
difficile,  en  cela,  d'égaler  le  suffrage  universel,  pour 
les  porter  au  pinacle,  inutile  donc  d'y  insister. 

Rien  qu'en  nous  plaçant  au  point  de  vue  stricte- 


178  LA    SOCIÉTÉ    FUTURE 

ment  nhiloso^^hique,  nous  pourrions  hardiment  ré- 
pondre à  ceux  qui  disent  que  la  société  doit  beaucoup 
aux  hommes  supérieurs,  que  leur  proposition  est 
une  erreur  :  l'homme  instruit,  intelligent,  en  s'acca- 
parant  inie  plus  grande  portion  de  matière  cérébrale, 
en  profitant  des  moyens  d'études  que  la  société  a  mis 
à  sa  disposition,  et  cela  au  détriment  de  ceux  qui 
étaient  condamnés  à  produire  pendant  que  lui,  s'as- 
similait les  connaissances  et  découvertes,  fruit  du 
travail  des  générations  passées  et  présentes,  c'est 
l'homme  intelligent  qui  est  redevable  à  la  société, 
loin  d'avoir  un  surcroît  de  Jouissances  à  réclamer, 
c'est  elle  qui  a  le  droit  de  lui  dire  :  «  rends-moi  donc 
en  proportion  de  ce  que  je  t'ai  donné  !  » 

Et  par  société,  nous  entendons  tous  ceux  qui  ont 
produit  pendant  qu'il  étudiait,  tous  ceux  qui  ont 
coopéré  à  produire  les  livres  qu'il  a  lus,  les  instru- 
ments dont  il  a  eu  besoin  pour  ses  expériences,  les 
produits  qu'il  a  utilisés  dans  ses  recherches.  Qu'au- 
rait-il fait,  avec  toute  l'intelligence  dont  il  aurait  pu 
être  virtuellement  doué,  s'il  n'avait  pas  trouvé  tout 
cela  sous  sa  main? 

Mais  de  quel  droit  un  homme,  parce  qu'il  serait 
plus  intelligent  qu'un  autre,  viendrait-il  lui  dicter 
des  lois?  ~  Du  droit  de  son  intelligence?  —  Mais  si 
la  brute  est  plus  forte  et  use  de  sa  force  pour  con- 
traindre l'homme  intelligent  à  le  servir,  direz-vous 
que  cela  est  juste?  Pourquoi  non? —  La  force  est 
aussi  un  produit  de  la  sélection  naturelle,  au  même 
titre  que  l'intelligence.  S'il  y  en  qui  se  vantent  de 
l'activité  de  leur  cerveau,  il  y  en  a  qui  exaltent  la 
force  de  leurs  biceps,  et  nous  avons  eu,  dans  nos 
sociétés  assez  d'exemples  de  force  brutale  dominant 


LA    SOCIETE    FUTURE  I79 

l'intelligence  et  réclamant  la  priorité,  pour  prouver 
que  notre  supposition  est  possible. 

Mais  ily  a  mieux,  nous  venonsdevoir  avec  M.  Ma- 
nouvrier  que  l'intelligence  est  toute  relative,  que  tout 
homme  peut  être  supérieur  dans  une  branche  de 
connaissances  et  être  désorienté  dans  un  autre  ordre 
d'idées.  Il  n'y  a  pas  d'êtres  parfaits,  ni  omniscients, 
chacun  a  sa  part  des  défauts  inhérents  à  la  nature  hu- 
maine, et  tel  qui  raisonnera  supérieurement  dans  les 
sciences  les  plus  abstraites  pourra  faire  bien  petite 
figure  dans  les  circonstances  les  plus  ordinaires  de  la 
vie,  quand  ce  n'est  pis!  Certains  savants,  eux-mêmes, 
ne    font  aucune  difficulté  pour  en  convenir  : 

'■<  Chez  certains  savants,  le  développement  intel- 
lectuel a  éteint  toute  vie  affective.  Pour  eux,  il  n'y  a 
plus  ni  ami,  ni  famille,  ni  patrie,  ni  humanité,  ni 
dignité  morale,  ni  sentiment  du  juste.  Indifférents  à 
tout  ce  qui  se  passe  en  dehors  du  domaine  intellec- 
tuel où  ils  se  débattent,  où  ils  jouissent,  les  plus 
grandes  iniquités  sociales  ne  troublent  pas  leur  quié- 
tude. Que  leur  importe  la  tyrannie,  pourvu  qu'elle 
respecte  les  bocaux,  les  cornues  de  leur  laboratoire! 
Aussi  les  voit-on  choyés,  caressés  par  les  plus  avisés 
des  despotes.  Ce  sont  des  êtres  de  luxe  dont  l'exis- 
tence et  la  présence  honorent  le  maître,  servent  de 
passe-port  à  ses  mauvaises  actions  et  ne  sauraient 
d'ailleurs  le  gêner  en  rien.  »  (Letourneau,  Physio- 
logie des  Passions,  ^p.  108.) 

Laissons  donc  les  savants  à  leurs  bocaux  et  cor- 
nues, inclinons-nous  —  tout  en  réservant  notre  droit 
de  critique  —  devant  leurs  décisions  quand  ils  nous 
parlent  de  choses  qu'ils  connaissent,  qu'ils  ont  étU' 


l80  LA   SOCIÉTÉ   FUTURE 

diées,  mais  ne  leur  demandons  pas  davantage,  ne 
leur  demandons  pas  de  nous  faire  notre  bonheur, 
quand  eux-mêmes,  parfois,  sont  incapables  de  faire 
le  leur  ou  celui  de  ceux  qui  les  entourent. 

En  demandant  la  liberté  et  la  possibilité  pour  tous, 
indistinctement,  d'évol-uer  selon  leurs  tendances,  loin 
de  vouloir  asservir  l'intelligence  comme  on  feint  de 
le  craindre^  loin  de  vouloir  l'étouffer  sous  la  haine 
des  médiocrités,  nous  voulons,  au  contraire,  la  dé- 
barrasser de  ses  entraves  économiques,  la  dégager  des 
considérations  mesquines  de  lucre  ou  d'ambition,  lui 
faciliter  son  développement,  lui  faire  prendre  son  li- 
bre essor. 

De  même  que  les  individus  auront  à  se  grouper 
pour  produire  les  choses  nécessaires  à  leur  existence 
matérielle,  de  même,  ils  auront  à  se  grouper  pour  se 
faciliter  les  études  de  ce  qui  les  intéressera,  pour  pro- 
duire ou  se  procurer  les  objets  dont  ils  auront  besoin 
pour  leurs  études. 

Aujourd'hui  c'est  le  capital  qui  facilite  aux  uns  la 
possibilité  d'étudier.  Dans  la  société  future,  il  ne  suf- 
fira que  de  vouloir...  et  de  travailler.  Pour  apprendre 
aux  individus,  on  ne  leur  dira  pas,  avez-vous  de  quoi 
vivre  pendant  le  temps  nécessaire  aux  études  ?  Avez- 
vous  telle  somme  à  verser  avant  de  commencer? 

Ceux  qui  voudront  apprendre  se  rechercheront,  se 
grouperont  selon  leurs  affinités,  ils  organiseront  leurs 
cours,  leurs  laboratoires  comme  ils  l'entendront,  ceux 
qui  sauront  le  mieux  grouper  leur  enseignement,  au- 
ront le  plus  de  chance  de  s'étendre.  Ils  n'auront  pas, 
comme  aujourd'hui,  un  monde  de  travailleurs  et  de 
manœuvres,  attendant  leurs  ordres,  prêts  à  satisfaire 
le  moindre  de  leurs  caprices,  non   pour  les  choses 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  l8l 

qu'ils  ne  sauraient  produire  eux-mêmes,  ils  auront  à 
s'entendre  avec  ceux  capables  de  le  leur  fournir,  ils 
tâcheront  d'organiser  un  échange  de  services  où  cha- 
cun puisse  trouver  son  compte,  et  cela  se  peut  tou- 
jours lorsqu'on  veut,  tandis  que,  dans  la  société  ac- 
tuelle, on  peut  être  doué  des  meilleures  dispositions, 
avoir  la  plus  forte  volonté  d'utiliser  ses  facultés,  la 
société  ne  veut  pas  toujours  de  vos  services,  et  ceux 
qui  ont  le  capital,  n'ont  pas,  eux,  toujours  la  volonté 
d'apprendre. 

Certes,  dans  la  société  future,  tout  ce  que  l'on  dé- 
sirera ne  viendra  pas  tout  seul,  comme  avec  le  capi- 
tal, à  la  première  réquisition.  Il  ne  suffira  pas  de 
dire  :  je  veux  ceci,  pour  que  vous  l'ayez  à  vos  pieds; 
les  individus  auront  à  s'ingénier,  à  travailler,  pour 
réaliser  leurs  conceptions  :  mais  ils  seront  sûrs,  au 
moins,  que  la  société  ne  leur  apportera  aucune  en- 
trave :  vouloir  et  agir,  seront  les  deux  nouveaux  le- 
viers qui  devront  remplacer  le  capital  dans  la  réali- 
sation des  desiderata  individuels. 

«  L'homme  intelligent  apportant  davantage  à  la 
société,  a  droit  à  de  plus  grandes  jouissances  »,  nous 
dit-on.  Quelle  absurdité,  à  tous  les  points  de  vue. 
Nous  venons  de  voir  qu'il  doit,  tout  au  moins,  autant 
à  la  société  qu'il  peut  lui  apporter,  mais  a-t-il  un  plus 
grand  ventre  que  l'homme  «  pas  intelligent  »?  a-t-il 
davantage  de  bouches,  une  plus  grande  puissance  di- 
gestive,  tient-il  plus  de  place  lorsqu'il  se  couche,  sa 
puissance  de  consommation  est-elle  décuplée,  selon 
ses  connaissances  acquises? 

Ordinairement,  cest  tout  le  contraire,  c'est  celui 

auquel  sont  fermées  les  jouissances  intellectuelles  qui 

1 1 


l82  LA    SOCIÉTÉ    FUTURE 

se  rattrape  sur  les  jouissances  matérielles.  Si  donc,  la 
société  fournit  à  tous,  la  facilité  d'acquérir,  chacun 
dans  leur  genre,  et  selon  leur  activité,  la  jouissance 
de  ce  qu'ils  pourront  préférer,  que  faut-il  de  plus? 
N'est-ce  pas  là,  la  véritable  rétribution  équitable  de 
«  à  chacun  selon  ses  œuvres  ».  Justice  distributive 
qu'aucun  sociologue  n'a  pu  trouver  pour  justifier  un 
système  de  répartition  quelconque. 

«  L'homme  intelligent  a  besoin  de  jouissances  es- 
thétiques plus  raffinées  que  la  brute  »,  ajoute-t-on. 
—  Mais  la  nature  même  de  ces  jouissances  fera  qu'il 
aura  d'autant  plus  de  facilités  à  se  les  procurer,  qu'el- 
les ne  lui  seront  pas  disputées  par  ceux  auxquels  elles 
ne  diront  rien.  C'est  dans  l'exercice  même  de  son 
intelligence  que  l'homme  vraiment  intelligent  trou- 
vera sa  récompense;  c'est  dans  la  poursuite  de  ses  tra- 
vaux que  le  savant  trouvera  la  jouissance  que  l'on 
veut  lui  réserver;  c'est  dans  l'étude  et  les  recherches 
que  les  studieux  trouveront  l'émulation  que  ne  sau- 
rait leur  donner  un  capital  dont  ils  ne  sauront  que 
faire. 

Sont-ce  vraiment  des  savants,  ceux  qui  ont  besoin 
d'habits  brodés  dans  le  dos  et  de  morceaux  de  fer- 
blanterie sur  le  ventre  pour  prix  de  «  leurs  travaux  »  ? 

Nous  venons  de  le  voir,  si  la  société  doit  à  l'homme 
intelligent,  l'homme  intelligent  doit  à  la  société.  S'il 
a  un  cerveau  qui  peut  s'adapter  beaucoup  de  choses, 
il  le  doit  aux  générations  qui  ont  accumulé  et  déve- 
loppé les  aptitudes  qui  l'animent.  S'il  peut  mettre  ces 
aptitudes  en  jeu,  c'est  grâce  à  la  société  qui,  en  con- 
servant et  en  accumulant  l'outillage  qui  permet  de 
réduire  le  temps  nécessaire  à  la  lutte  pour  l'existence. 


lA    SOClÉTii    FUTURE  1 83 

facilite  à  l'individu  la  possibilité  d'appliquer  le  temps 
gagné  à  l'acquisition  de  connaissances  nouvelles. 
Produit  de  l'effort  social  et  des  générations  passées, 
s'il  peut  être  utile  à  la  communauté,  il  a  besoin  d'elle 
pour  évoluer. 

Supposons  un  nouveau  P^'gmalion  qui  trouverait 
le  moyen  d'animer  le  bloc  de  marbre  auquel  il  aurait 
donné  forme  humaine  :  en  lui  donnant  la  vie,  l'ar- 
tiste n'arriverait  qu'à  produire  une  belle  brute,  inca- 
pable de  s'adapter  aux  conditions  de  notre  existence, 
il  ne  pourrait,  arrivât-il  à  lui  faire  un  cerveau,  lui 
mettre  cet  héritage  de  connaissances  et  d'instincts  que 
nous  tenons  de  la  longue  série  de  nos  ancêtres. 

Si  nous  pouvons  nous  assimiler  une  partie  des  con- 
naissances de  notre  temps,  c'est  que  nous  avons,  der- 
rière nous,  un  nombre  incalculable  de  générations 
qui  ont  lutté  et  appris,  et  nous  ont  légué  leurs  acqui- 
sitions. Le  cerveau  le  plus  puissant,  s'il  n'était  lui- 
même  le  produit  d'une  évolution,  serait  incapable  de 
s'assimiler  la  moindre  partie  de  ces  connaissances, 
n'arriverait  même  pas  à  comprendre  pourquoi  deux 
et  deux  font  quatre,  cela  n'aurait  aucun  sens  pour  lui. 
Tout  cela  prouve  que,  dans  les  rapports  de  l'individu 
et  de  la  société,  il  se  dégage  une  loi  de  réciprocité  et 
de  solidarité,  mais  où  n'ont  rien  à  voir  les  questions 
de  «  doit  »  et  «  avoir.  » 

Et  puis  il  serait  bon  d'en  finir  avec  cette  intelli- 
gence et  ce  génie  tant  prônés  par  certains  docteurs 
qui  ne  leur  attribuent  tant  de  privilèges  que  parce 
qu'ils  se  classent  eux-mêmes  dans  cette  élite  qu'ils 
flagornent. 

Parce  que  ces  messieurs  ont  pu  faire  quelques  voya- 


184  LA    SOCIÉTÉ    FUTURE 

ges,  dits  scientifiques,  aux  frais  des  contribuables, 
parce  qu'ils  ont  pondu  d'énormes  bouquins  traitant 
de  questions  si  arides  et  cela  dans  un  pathos  qui  n'aide 
pas  à  la  compréhension,  ou  bien  encore  parce  que, 
du  haut  d'une  chaire  officielle,  et  aux  frais  des  con- 
tribuables, toujours,  ils  sont  chargés  de  légitimer 
l'exploitation  des  faibles  par  les  puissants,  ces  mes- 
sieurs se  proclament  «  hommes  supérieurs  »,  se 
croient  l'élite  de  l'humanité! 

Or,  un  homme  peut  traiter  de  questions  abstraites, 
les  comprendre  et  se  faire  comprendre,  et  n'apporter, 
dans  la  solution  de  ces  questions,  que  les  mêmes  ap- 
titudes qu'un  autre  individu  aura  apportées  dans  un 
autre  ordre  d'idées  qui  passent  pour  moins  relevées. 

Le  chimiste  qui,  dans  son  laboratoire,  analyse  les 
corps,  les  sépare  les  uns  des  autres,  peut  n'avoir  dé- 
ployé que  le  même  degré  d'observation  du  paysan 
qui  aménage  sa  terre  selon  la  récolte  qu'il  veut  en 
tirer.  L'agriculteur  qui,  dans  sa  pratique,  s'aperçoit 
que  telle  plante  vient  mieux  sur  tel  terrain,  peut  avoir 
déployé  autant  de  facultés  d'observation,  d'esprit  d'a- 
nalyse et  de  déduction  que  le  chimiste  qui  découvre 
que  tels  corps  mélangés  en  telles  proportions  donnent 
naissance  à  des  propriétés  nouvelles.  Affaire  de  mi- 
lieu, affaire  d'éducation. 

Le  paysan  pourra  être  incapable  de  comprendre  un 
problème  de  physiologie  résolu  par  le  savant,  mais  ce 
dernier  pourra  être  tout  aussi  incapable  d'élever  du 
bétail  ou  de  savoir  tirer  parti  d'un  champ.  Ergotez  là- 
dessus  tant  que  vous  voudrez,  évaluez  la  science  du 
savant  bien  au-dessus  de  celle  du  paysan,  nous  vous 
accordons  tout  cela,  mais  n'empêche  que  si  le  savant 
aide  au  progrès  intellectuel  de  Thumanité,  le  paysan 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  l85 

fournit,  lui,  aux  besoins  matériels  qui,  s'ils  n'étaient 
pas  satisfaits,  ne  laisseraient  aucune  chance  auK  pro- 
grès intellectuels  de  se  faire.  Nous  n'en  tirons  pas  la 
conclusion  que  le  travail  du  paysan  est  plus  nécessaire 
à  l'homme  que  celui  du  savant,  mais  nous  disons  que, 
dans  une  société  bien  organisée,  ils  se  complètent 
l'un  l'autre,  qu'ils  doivent  être  libres  de  rechercher 
leur  bonheur  chacun  selon  leur  conception,  sans  que 
l'un  ait  le  droit  d'opprimer  l'autre. 

Les  partisans  de  la  suprématie  intellectuelle  vont 
en  conclure  de  là  que  nous  prétendons  rabaisser  l'in- 
telligence, que  nous  prétendons  mettre  tous  les  hom- 
mes au  même  niveau,  qu'ils  ont  raison  de  nous  ac- 
cuser de  haïr  l'élite,  de  travailler  à  la  réalisation  d'une 
moyenne  qui  serait  la  décadence  de  l'humanité. 

Nous  avons  démontré  que,  dans  notre  société,  les 
intellectuels,  pour  se  développer,  n'auraient  que  de 
l'énergie  à  dépenser  pour  se  créer  un  milieu  qui  leur 
donnerait  des  résultats  bien  autrement  efficaces  que 
le  régime  capitaliste  qui  tue  chaque  jour  nombre  d'in- 
telligences dans  leur  germe.  Nous  le  savons,  hélas, 
tous  les  individus  n'atteignent  pas  le  même  degré  de 
développement,  et  la  moyenne  de  la  masse  offre  tou- 
jours un  degré  moindre  qui  représente  l'esprit  de 
conservatisme,  rétrograde  même  parfois. 

Seulement  le  régime  capitaliste  travaille  à  agrandir 
le  fossé  qui  sépare  les  plus  intelligents  de  ceux  qui 
le  sont  moins,  à  abaisser,  par  conséquent,  le  niveau 
moyen  de  l'intelligence.  Nous,  nous  voulons  que  ceux 
qui  sont  beaucoup  intelligents  aient  toutes  les  facilités 
de  le  devenir  encore  plus,  mais  nous  voulons  aussi 
que  ceux  qui  le  sont  moins  aient  la  possibilité  d'en 


l86  LA   SOCIÉTÉ   FUTURE 

acquérir  quelques  bribes  de  plus.  De  cette  façon  nous 
aurons  rapproché  les  intellectuels  de  la  masse,  non 
pas  en  les  rabaissant,  comme  on  feint  de  le  craindre, 
mais  en  élevant  le  niveau  de  la  moyenne.  Nous  le 
savons,  toutes  les  facilités  voulues  ne  feront  jamajs 
un  Lamarck  ou  un  Darwin  d'un  microcéphale,  mais 
les  microcéphales  ne  sont  que  des  accidents,  et  ceux 
que  l'on  taxe  de  stupidité  peuvent  monter  quelques 
échelons  de  plus  dans  l'échelle  des  connaissances  hu- 
maines, sans  en  retirer  à  ceux  qui  sont  déjà  plus  haut. 
Lintelligence  est  une  chose  si  ténue,  si  difficile,  sinon 
à  apprécier,  du  moins  à  doser,  qu'il  convient  d'être 
modeste  en  s'attribuant  cette  qualité. 

A  bout  d'arguments,  les  souteneurs  de  la  société 
se  retranchent  derrière  cette  supposition  :  le  besoin, 
pour  l'élite,  d'avoir  un  personnel  sous  leurs  ordres 
pour  faire  les  basses  besognes,  eux  devant  con- 
sacrer tous  leurs  instants  à  leurs  études,  à  leurs 
recherches;  la  nécessité,  par  conséquent,  d'une  divi- 
sion de  la  société  en  classes  spécialement  attachées  à 
produire  pendant  que  les  autres  dirigent  et  étudient! 

Il  nous  suffira  de  lire  l'histoire  des  découvertes  fai- 
sant époque  dans  le  développement  des  progrès  hit- 
mains  pour  constater  l'inanité  de  cette  argumentation. 
Le  plus  grand  obstacle  aux  idées  nouvelles,  les  plus 
grands  ennemis  de  ceux  qui  apportaieat  des  vérités 
nouvelles  ont  toujours  été  la  science  officielle  et  les 
savants  en  place,  ceux  qui,  justement,  étaient  mis  à 
même  de  ne  pas  s'inquiéter  des  besoins  de  la  vie  ma- 
térielle, qui  pouvaient  exclusivement  s'adonner  à 
leurs  études,  à  leurs  recherches! 

Depuis  la  Sorbonne  qui  persécutait,  comme  héré- 


LA    SOCIÉTÉ   FUTURE  187 

tiques,  ceux  qui  contestaient  les  dogmes  reconnus  et 
apportaient  des  données  nouvelles,  non  seulement 
dans  le  domaine  de  la  pensée,  mais  aussi  dans  les 
connaissances  physiques  ou  physiologiques,  brûlait, 
comme  sorciers,  les  alchimistes  qui  perdaient  leur 
temps  à  la  recherche  du  grand  œuvre,  mais  n'en  fu- 
rent pas  moins  les  pères  delà  chimie  moderne.  Depuis 
l'Inquisition  brûlant  Galilée  qui  affirme  que  la  terre 
tourne,  jusqu'à  Cuvier  écrasant  —  pour  un  moment 
—  par  son  influence  officielle  autant  que  personnelle 
la  théorie  de  l'évolution^si  féconde  en  résultats,  la 
science  officielle  a  toujours  barré  la  route  au  progrès, 
elle  n'est  que  la  cristallisation  des  idées  acquises, 
prédominantes  ;  il  faut  que  les  connaissances  nouvel- 
les, en  plus  de  l'ignorance  de  la  foule,  combattent, 
pour  s'établir,  sa  puissance  néfaste. 

Les  savants  sont  les  premiers  à  le  proclamer  : 

«  Il  n'en  est  pas  ainsi  maintenant,  puisqu'il  est 
question,  au  contraire,  de  transforhier  les  observa- 
toires, et  de  les  établir  d'après  des  plans  plus  modestes 
et  mieuK  appropriés  à  leur  destination. 

»  L'Observatoire  de  Paris  ne  sert  que  de  bureau 
de  calcul  et  de  laboratoire  de  physique;  les  observa- 
tions principales  sont  faites  dans  le  Jardin  ou  sous  des 
constructions  d'une  extrême  simplicité. 

»  Haeckel  a  rendu  plaisamment  cette  pensée,  quand 
il  a  dit  que  la  somme  des  recherches  originales  pro- 
duites par  un  établissement  scientifique  était  presque 
toujours  inversement  proportionnelle  à  sa  grandeur.  » 

«  On  me  demandait,  il  y  a  quelque  temps,  queis 
services  un  astronome  amateur  pouvait  rendre.  Quels- 
services,  grand  Dieu  !  Il  suffit  de  jeter  un  coup  d'œil 


l88  LA   SOCIÉTÉ   FUTURE 

sur  l'histoire  des  sciences,  et  on  s'apercevra  vite  de 
l'influencé  de  ces  observations  isolées  provenant  des 
études  diverses  tentées  par  des  savants  amateurs, 
c'est-à-dire  en  dehors  des  observatoires  publics. 

»  Copernic,  auquel  nous  devons  le  véritable  sys- 
tème du  monde,  était  un  amateur;  Newton,  l'immor- 
tel inventeur  de  la  gravitation  universelle,  l'était  éga- 
lement. Un  autre  amateur,  le  musicien  Herschel, 
s'est  érigé  en  réformateur  de  la  science  et  lui  a  fait 
accomplir  un  pas  gigantesque,  tant  par  ses  nombreu- 
ses observations  que  par  ses  procédés  de  construction. 

»  Le  Verrier  dirigeait  la  manufacture  de  tabacs 
quand,  sur  les  conseils  d'Arago,  il  commença  à  se 
livrer  à  l'étude  de  la  planète  Neptune.  C'était  donc 
encore  un  illustre  amateur. 

•  »  Lord  Ross,  qui  découvrit  tant  de  nébuleuses  dans 
son  immense  télescope;  Dombowoki  et  Burnham, 
deux  infatigables  chercheurs  dont  les  travaux  sur  les 
étoiles  doubles  sont  connus  de  tous  les  savants,  n'é- 
taient pas  non  plus  des  astronomes  officiels. 

))  Lalande,  qui  a  fait,  à  l'Ecole  militaire,  l'étude  de 
5o,ooo  étoiles,  formant  l'un  des  plus  beaux  catalogues 
que  l'on  ait  conservé,  était  encore  un  amateur. 

»  M.  Janssen,  quand  il  a  fait  connaître  le  [moyen 
d'observer  les  protubérances  solaires  sans  être  obligé 
d'attendre  les  éclipses,  Carrington  et  Warren  de  la 
Rue,  quand  ils  ont  publié  leurs  admirables  observa- 
tions du  soleil,  étaient  toujours  des  amateurs. 

•))  Nous  devons  signaler  encore  :  Goldschmitt,  un 
peintre  qui  avait  son  atelier  à  Paris,  et  découvrit  avec 
une  faible  lunette  14  petites  planètes;  le  docteur  Les- 
carbault,  le  savant  médecin  d'Orgères,  qui,  à  l'aide 
d'un  outillage  rudimentaire,  observa  pendant  vingt 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  189 

années  avant  de  découvrir  Vulcain  et  trouva  la  juste 
récompense  (?!)  de  ses  travaux  dans  la  décoration  de 
la  Légion  d'honneur,  si  bien  méritée  par  sa  persé- 
vérance. 

»  Tous  les  observateurs  d'étoiles  filantes,  Coulvier- 
Gravier  en  tête,  ceux  qui  ont  étudié  les  comètes  comme 
Pingre,  qui  les  ont  découvertes  comme  Biéla,  Pons, 
ont  vu  leur  nom  attaché  à  la  découverte  qu'ils  avaient 
faite,  et  la  science  a  conservé  à  tout  jamais  leur  mé- 
moire. 

»  Mais  le  plus  beau  trait  nous  est  fourni  par  un 
obscur  conseiller  d'Etat  de  Dessau,  Schvvabe,  qui, 
pendant  trente  années,  continua  d'envoyer  ses  obser- 
vations des  taches  du  soleil  au  journal  de  Schumacher. 
Pendant  tout  ce  temps,  il  ne  reçut  jamais  un  encoura- 
gement, car  le  monde  scientifique  jugeait  ses  travaux 
inutiles.  Ce  n'est  que  vers  la  fin  de  sa  vie  qu'un  revi- 
rement complet  s'opéra  dans  l'esprit  des  astronomes 
et  que  l'immense  quantité  d'observations  qu'il  avait 
accumulées  fut  estimée  à  sa  ^'aleur. 

»  Et  combien  d'amateurs  ne  figurent  pas  sur  cette 
liste  déjà  longue  dont  les  travaux  sont  connus.  » 

(G.  Dallet.  Les  Merveilles  du  Ciel,  pp.  343-345.) 

Tous  ceux  qui  ont  véritablement  poussé  au  pro- 
grès, tous  ceux  qui  ont  apporté  des  idées  nouvelles, 
ont  dû,  la  plupart  du  temps,  non  seulement  lutter  con- 
tre ceux  qui  étaient  arrivés,  mais  aussi  lutter  pour 
vivre.  Frauenhofer,  l'inventeur  de  l'analyse  spectrale, 
était  opticien.  Actuellement,  encore,  la  science  offi- 
cielle —  en  France  —  use  ses  dernières  forces  contre 
la  théorie  de  révolution.  Ceux  qui  ne  peuvent  plus 
la  nier,  la  torturent  pour  lui  faire  dire  les  choses 

II. 


ipO  LA   SOCIETE    FUTURE 

les  plus  absurdes,  autre  façon  d'arrêter  le  progrès. 
Et  puis,  cette  argumentation  d'une  élite  écrasant  la 
masse,  n'est-elle  pas  le  raisonnement  le  plus  anti-hu- 
main que  l'on  puisse  invoquer?  la  masse  n'aurait-elle 
pas  le  droit  de  se  révolter  et  de  culbuter  cette  soi-di- 
sant élite  en  proclamant  qu'elle  se  moque  de  la  science 
si  elle  doit  continuer  à  lui  rester  inaccessible,  si  elle 
doit  toujours  en  être  la  victime? 

Vous  avez  abruti  ce  que  vous  appelez  les  classes 
inférieures,  votre  organisation  vise  à  les  abrutir  en- 
core davantage,  et  vous  vous  étonnez  que  ces  classes 
vous  détestent!  Virtuellement  ces  classes  soi-disant 
inférieures  vous  valent,  elles  ont  les  mêmes  ancêtres, 
la  même  origine,  c'est  dans  leur  sein  que  vous  êtes 
forcés  de  régénérer  votre  descendance,  et  leur  pseudo- 
infériorité n'est  que  le  produit  artificiel  d'une  sélec- 
tion artificielle  engendrée  par  une  société  qui  retire 
tout  aux  uns  pour  le  donner  aux  autres. 

Les  travailleurs  n'ont  pas  la  haine  de  l'intelligence, 
mais  celle  des  pédants.  Lorsqu'ils  réclament  l'égalité 
pour  tous,  ce  n'est  pas  l'abaissement  des  intelligences 
qu'ils  désirent,  mais  le  moyen  pour  chacun  de  culti- 
ver celle  qu'il  possède.  S'ils  n'avaient  pas  le  respect 
des  choses  professées  par  de  plus  savants  qu'eux,  il  y 
a  fort  longtemps  qu'ils  ne  vous  fourniraient  plus  la 
force  matérielle  qui  les  maintient  dans  l'esclavage. 

Le  respect  du  travailleur  pour  les  choses  qu'il  ne 
comprend  pas,  l'acceptation  crédule  des  explications 
que  lui  donnent  ceux  qu'il  croit  plus  instruits  que  lui, 
ont  fait  plus,  pour  le  maintien  de  votre  société,  que 
toute  votre  force  armée  et  votre  police.  Il  n'y  a  que 
les  médiocrités  envieuses  pour  affirmer  que  le  tra- 


LA    SOCIliTE    FUTURE  IQI 

vailleur  a  la  haine  de  l'intelligence.  Il  réclame  sa 
part  de  développement,  voilà  ce  qu'il  veut. 

S'il  était  vrai,  comme  vous  l'affirmez,  que  la  science 
doit  être  réservée  pour  une  minorité  d'élite,  c'est  vous 
qui  inculqueriez,  au  sein  des  masses,  cette  haine,  et 
elles  auraient  le  droit  de  vous  haïr.  Que  nous  impor- 
terait, en  efïet,  la  science,  si  elle  ne  devait  que  Jus- 
tifier notre  abaissement  et  notre  exploitation?  Voilà 
ce  que  pourraient  vous  répondre  ceux  que  vous  qua- 
lifiez d'inférieurs,  et  ce  raisonnement  de  simple  lo- 
gique suffit  à  démontrer  votre  pédantisme,  car  il  n'y 
a  pas  de  science  là  où  il  y  a  illogisme. 


XII 


EGOISME    —  ALTRUISME 


Après  la  nécessité  d'une  élite,  c'est  derrière  l'é- 
goisme  individuel  que  se  retranchent  le  plus  les  dé- 
fenseurs de  l'ordre  bourgeois  pour  Justifier  le  main- 
tien de  la  propriété  individuelle,  et  la  nécessité  d'ttn 
pouvoir  chargé  de  mettre  l'ordre  enire  tous  les 
égoïsmes. 

Selon  eux,  l'homme  est  égoïste,  il  n'agit  que  d'a- 
près des  sentiments  de  pur  intérêt  individuel.  Si  la 
société  ne  lui  laisse  pas  la  faculté  de  garder  pour  lui 
ce  qu'il  pourra  se  procurer  par  son  travail,  de  l'accu- 
muler et  le  transmettre  à  qui  il  voudra,  on  brise  le 
ressort  moteur  de  toute  initiative,  de  tout  travail.  Du 
jour  où  les  individus  n'auront  plus  la  possibilité  de 
thésauriser,  ils  ne  travailleront  plus,  il  n'y  aura  plus 
de  société,  plus  de  progrès^  plus  rien. 

Mais  nos  bourgeois  sont  bien  trop  conscients  de 
leur  intérêt  pour  pousser  cette  théorie  jusque  dans 
ses  conséquences  dernières.  Diable  I  cela   pourrait 


LA    SOCIÉTIÎ    FUTURE  igS 

tourner  mal  contre  leur  système  social,  aussi,  vien- 
nent-ils nous  dire:  * 

«  L'homme  est  égoïste,  cela  est  dans  sa  nature,  et 
il  n'y  a  pas  moyen  d'y  remédier.  D'un  autre  côté,  la 
société,  dont  nous  sommes  le  plus  bel  ornement,  de- 
mande de  la  part  des  individus,  beaucoup  d'abnéga- 
tion, beaucoup  de  sacrifices  pour  fonctionner  divine- 
ment, nous  allons,  si  vous  le  voulez  bien,  partager 
la  poire  en  deux  :  ceux  qui  gouverneront  et  exploi- 
teront les  autres,  pourront  développer  leur  égoïsme 
en  toute  sécurité,  ils  en  auront  les  moyens;  ceu;;  qui 
seront  gouvernés  et  exploités  devront  faire  preuve 
de  la  plus  parfaite  abnégation  pour  se  plier  à  ce  que 
l'on  exigera  d'eux.  Ce  n'est  qu'à  ce  prix  que  la  so- 
ciété est  possible  ».  *" 

Aussi,  le  premier  travail  des  religions  a-t-il  été  de 
prêcher  le  respect  des  maîtres,  l'humilité  de  l'indi- 
vidu, l'abnégation  et  le  renoncement  de  soi-même. 
Le  sacrifice  pour  ses  semblables,  pour  la  Patrie  et  la 
Société  à  l'avènement  de  la  bourgeoisie. 

Les  moralistes  —  quelle  engeance!  —  sont  venus, 
ensuite,  démontrer  que  la  société  n'était  possible  et 
durable  qu'à  condition  que  l'individu  se  sacrifiât  au 
bonheur  de  tous,  qu'il  renonçât  à  son  autonomie, 
consentît  à  laisser  rogner  dans  chacun  de  ses  mouve- 
ments. 

Comme  de  juste,  les  ignorants,  les  misérables,  ont 
pris  cela  à  la  lettre,  et  voilà  des  milliers  d'années 
qu'ils  se  laissent  tondre,  croyant  travailler  au  profit 
de  l'espèce  humaine.  Ceux  qui  possèdent,  moins 
naïfs,  se  sont  contentés  de  jouir  et  d'exploiter  ces  bons 
sentiments. 

Mais  chaque  action  produit  sa  réaction,  d'autres 


194  ^'•'^    SOCIKTK    FUTURK 

sonl  venus  démontrer  que  l'égoïsme  étant  le  fond 
même  de  la  nature  humaine,  l'homme  ne  trouverait 
son  bonheur  que  lorsque  la  société  lui  permettrait 
de  ne  penser  qu'à  lui,  et  de  rapporter  tous  ses  actes, 
tous  ses  raisonnements  à  la  culture  de  son  Moi!  de- 
venu la  divinité  à  laquelle  il  devait  tout  sacxilier. 

Cette  théorie  est  pratiquée  par  une  jeunesse  litté- 
raire, qui  méprise  de  toute  l'intelligence  dont  elle  se 
croit  douée,  la  vile  masfe  qu'elle  considère  comme 
inférieure,  et  en  est  arrivée  à  préconiser  une  espèce 
d'anarchie  aristocratique  qui  avec  quelques  centaines 
de  mille  francs  de  rente,  s'accommoderait  parfaite- 
ment de  la  société  actuelle.  En  haine  de  l'abnégation 
et  de  la  soumission  prêchées  par  le  christianisme  et 
la  morale  bourgeoise,  nombre  d'anarchistes  ont  cru 
trouver,  dans  celte  nouvelle  formule,  l'expression  de 
la  vérité,  il  s'en  est  suivi  une  polémique  entre  les  par- 
tisans de  ce  que  l'on  a  appelé  «  l'égoïsme  »  et  les  par- 
tisans de  ce  que  l'on  a  appelé  «  l'altruisme  ». 

Des  flots  d'encre  ont  été  répandus  pour  expliquer 
ces  deux  termes,  on  a  entassé  sophismes  sur  sophis- 
meSj  débité  beaucoup  de  non-sens,  de  chaque  côté 
pour  prouver  que  chacun  de  ces  termes  devait  être 
exclusivement  le  moteur  de  l'individu. 

Et  selon  le  dada  particulier  que  chacun  avait  en- 
fourché on  a  reproché  successivement  au  commu- 
nisme, anarchiste —  du  côté  des  partisans  del'égoïsme  : 
— quel'idée  anarchiste,  pourpouvoir  subsister  exigeait 
trop  d'altruisme  de  la  part  des  individus,  que  la  pos- 
sibilité d'une  société  semblable  supposait  des  hom- 
mes parfaits,  tels  qu'il  n'en  existe  pas,  que  l'homme 
n'est  pas,  de  sa  nature,  porté  à  se  sacrifier  pour  les 


LA    SOCIlÎTli    FUTUUli  IQ^ 

autres,  qu'il  ne  doii  faire  que  ce   qu'il  juge  utile  à 
son  développement. 

Du  cô:é  de  l'altruisme,  on  a  dit  aux  anarchistes: 
En  réclamantrautonomie  complète  de  l'individu,  en 
exaltant  l'esprit  d'individualismCj  c'esc  à  l'égoïsme 
complet  des  individus  que  vous  poussez,  votre  so- 
ciété ne  serait  pas  tenable,  car  vous  oubliez  que,  pour 
se  maintenir,  la  société  exige  des  sacrifices  mutuels, 
que  Tinitiative  individuelle  doit,  souvent,  laisser  le 
pas  et  s'effacer  devant  l'intérêt  commun.  Votre  société 
serait  le  règne  de  la  force  brutale,  la  domination  des 
plus  forts  sur  les  plus  faibles.  Ce  serait  un  conflit  per- 
manent 

Et  voilà  comment  on  est  exposé  à  dire  beaucoup 
de  bêtises,  quand  on  ne  regarde  les  choses  que  d'un 
côté.  L'homme  est  un  être  complexe  qui  ne  se  meut 
pas  sous  l'influence  d'un  seul  sentiment^  mais  peut 
être  impulsé  par  toutes  sortes  de  sensations,  de  cir- 
constances, d'influences  psychologiques,  physiques  et 
chimiques  tout  à  la  fois,  sans  qu'il  lui  soit  possible 
de  discerner  sous  quelle  impulsion  il  a  agi. 

Si  l'homme  agissait  sous  la  seule  pression  de 
l'égoïsme,  la  société  actuelle  ne  subsisterait  pas  une 
seule  minute,  car,  exigeant  les  plus  grands  sacrifices 
de  la  part  de  ceux  qui  sont  dépossédés  de  tout,  quand 
sous  leurs  yeux  s'étale  le  luxe  des  riches,  il  a  fallu  à 
ces  derniers  faire  vibrer  d'autres  sentiments  pour  en 
obtenir  la  force  qui  soutient  leur  système,  ei  qu'ils 
auraient  été  impuissants  à  défendre  s'ils  en  avaient 
été  réduits  à  leurs  seules  forces. 

D'autre  part,  ils  se  trompent  ceux  qui  viennent 
nous  prêcher  le  sacrifice  et  l'abnégation,  car  s'il  peut 
arriver  à  l'homme  de  s'oublier  lui-même  pour  venir 


ig6  LA    SOCIÉTÉ    FUTURE 

en  aide  à  ses  semblables,  cela  ne  peut  être  que  par 
intermittences,  et  non  une  pratique  continue. 

C'est  cette  théorie  funeste,  exaltée  par  le  christia- 
nisme qui  a  assuré  le  règne  de  l'autorité  en  façonnant 
les  caractères  à  se  ployer  sous  l'exploitation  de  maîtres 
qu'ils  croyaient  envoyés  par  Dieu,  en  habituant  les 
individus  à  souffrir  sur  cette  terre,  pour  gagner  la 
béatitude  dans  le  ciel. 

L'homme  n'est  pas  la  brute  décrite  par  les  théori- 
ciens de  l'égoïsme,  il  n'est  pas  non  plus  l'ange  prêché 
par  l'altruisme,  qualité,  du  reste,  qui  ne  pourrait  lui 
être  que  funeste,  car  ce  serait  le  sacrifice  des  meil- 
leurs au  profit  des  plus  mauvais.  Si  les  individus  de- 
vaient se  sacrifier  les  uns  pour  les  autres,  en  fin  de 
compte  ce  seraient  ceux  qui  ne  penseraient  qu'à 
leur  propre  individualité  qui  bénéficieraient  de  cet 
état  de  choses  et  survivraient  seuls.  L'individu  ne 
doit  pas  plus  se  sacrifier  à  qui  que  ce  soit,  qu'il  n'a 
le  ^rozY  d'exiger  le  sacrifice  d'un  autre.  Voilà  ce  qu'on 
oublie  et  qui  éclaire  tout  autrement  la  question. 

L'individu,  de  par  le  fait  de  son  existence,  a  le 
droit  de  vivre,  de  se  développer  et  d'évoluer.  Les 
privilégiés  peuvent  bien  lui  contester  ce  droit,  le  lui 
limiter,  mais  plus  l'individu  devient  conscient  de 
lui-même,  plus  il  entend  user  de  son  droit,  plus  il 
regimbe  sous  le  frein  qu'on  lui  a  mis. 

S'il  était  seul  dans  l'univers,  l'individu  aurait  le 
droit  d'user  et  d'abuser  de  tous  ses  droits,  de  jouir 
de  tous  les  produits  de  la  nature  sans  aucune  restric- 
tion, sans  aucune  limite,  n'ayant  à  s'occuper  que  des 
conséquences  possibles  qu'entraînerait  pour  lui  l'u- 
sage de  cet  abus. 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  I97 

Mais  l'individu  n'est  pas  une  entité,  il  n'existe  pas 
seul,  il  est  tiré  à  plus  d'un  milliard  d'exemplaires  qui 
se  dressent  sur  la  terre  en  face  les  uns  des  autres, 
avec  des  aptitudes  équivalentes  sinon  semblables,  et 
ayant  la  ferme  volonté  d'user  de  leur  droit  de  vivre. 
Les  individualistes  qui  prêchent  le  culte  du  «  Moi  », 
érigent  l'Individu  en  entité  font  de  la  métaphysi- 
que transcendantale,  aussi  absurde  que  les  prêtres 
qui  ont  imaginé  Dieu. 

L'individu  a  droit  à  la  satisfaction  de  tous  ses  be- 
soins, à  l'expansion  de  toute  son  individualité,  mais 
puisqu'il  n'est  pas  seul  sur  la  terre  et  que  le  droit  du 
dernier  venu  est  aussi  imprescriptible  que  celui  du 
premier  arrivé,  il  est  évident  qu'il  n'y  avait  que 
deux  solutions  pour  que  ces  droits  divers  s'exer- 
çassent :  la  Gaerre,  ou  l'association! 

Mais,  rarement,  l'esprit  humain  se  range  aux  déci- 
sions catégoriques.  Les  circonstances,  du  reste  en- 
traînent les  individus  avant  qu'ils  aient  le  temps  de 
s'expliquer  leurs  actes,  ce  n'est  qu'après  coup  qu'on 
essaie  d'en  tirer  la  philosophie. 

Le  conflit  a  donc  éclaté  entre  ces  droits  divers,  con- 
flits mélangés  de  tentatives  de  solidarisation.  L'hu- 
manité a  entrevu  que  la  solidarité  lui  serait  profitable, 
mais  l'égoïsme  féroce  de  certains  qui  n'ont  vu  que  le 
bénéfice  présent,  sans  calculer  le  mal  qu'il  entraîne, 
a  empêché  l'humanité  d'évoluer  franchement  vers 
une  solidarité  complète.  L'état  de  lutte  s'est  main- 
tenu dans  les  sociétés  qui  étaient  un  commencement 
de  pratique  solidariste.  Et  voilà  des  centaines  de 
siècles  —  pour  ne  parler  que  de  la  période  historique 
—  que  dure  cet  état  mixte  de  lutte  et  de  solidarité, 
voilà  des  milliers  d'années  que,  par  la  volonté  d'une 


igS  LA   SOCIÉTÉ   FUTURE 

minorité  qui  est  seule  à  profiler  de  cet  état  de  choses, 
et  voudrait  le  perpétuer,  que  nous  luttons  les  uns- 
contre  les  autres  en  faisant  les  plus  beaux  rêves  de 
fraternité  ;  que  les  classes  possédantes  exploitent  les 
dépossédés  en  prêchant  la  solidarité,  le  dévouement 
et  la  charité. 

Mais  ceux  qui  souffrent  se  sont  demandé  pourquoi 
ils  continueraient  à  entretenir  des  parasites?  Pour- 
quoi ils  demanderaient  comme  une  aumône  ce  qui 
sort  de  leur  travail  ?  Leur  cerveau  s'est  développé, 
ils  ont  réfléchi  sur  les  causes  de  leur  misère,  et  ils 
ont  compris  que  pour  en  sortir,  ils  devaient  solida- 
riser leurs  efforts  et  que  le  bonheur  de  chacun  n'était 
réalisable  que  par  le  bonheur  de  tous  dans  une  pra- 
tique complète  de  la  solidarité. 

Ils  ont  compris  encore,  que  cette  autorité  qu'on 
leur  avait  représentée  comme  une  sauvegarde  tutélaire 
entre  les  intérêts  antagoniques  pour  empêcher  une 
lutte  plas  féroce,  n'était  au  contraire,  qu'un  moyen 
pour  les  parasites,  d'éterniser  l'état  de  conflit,  afin  de 
perpétuer  leur  parasitisme,  c'est  pour  cela  qu'en 
même  temps  qu'ils  proclament  le  droit  à  l'existence 
pour  chaque  individu,  ils  proclament  aussi  son  auto- 
nomie la  plus  complète,  l'un  n'allant  pas  sans  l'autre, 
l'existence  ne  pouvant  être  complète  sans  son  corol- 
laire :  la  liberté. 

Certains  défenseurs  de  l'ordre  bourgeois  sont 
forcés  de  l'avouer,  leur  jouissance  dans  la  société 
actuelle  n'est  pas  pleine  et  entière,  elle  est  troublée 
dans  sa  propre  origine,  par  la  pensée  qu'il  y  a,  à  côté 
d'eux,  des  êtres  qui  peinent  et  qui  souffrent  pour 
leur  produire  le  bien-être.  Tout  bourgeois  intelligent 


LA    SOCIETE    FUTURE  IQ^ 

est  forcé  de  convenir  que  la  société  est  mal  fciite,  et 
les  arguments  qu'ils  apportent  en  sa  faveur  ne  sont 
plus  une  justification  hautaine,  précise,  c'est  un  com- 
mencement de  justification,  sous  le  vague  prétexte 
que  l'on  n'a  pas  encore  trouvé  mieux,  la  peur  de  l'in- 
connu qu'entraînerait  un  changement  brusque.  Le 
Sj.stème  qui  en  est  réduit  là,  est  jugé,  il  a  conscience 
de  sa  propre  ignominie. 

Non,  l'individu  ne  doit  pas  accepter  de  restrictions 
à  son  développement,  il  ne  doit  pas  subir  le  joug 
d'une  autorité  quel  que  soit  le  prétexte  dont  elle  s'ap- 
puie. Lui  seul  est  à  même  de  juger  de  ce  dont  il  a 
besoin,  de  ce  dont  il  est  capable,  de  ce  qui  peut  lui 
être  nuisible.  Lorsqu'il  aura  bien  compris  ce  qu'il 
vaut^  il  comprendra  que  chaque  individu  a  sa  valeur 
personnelle,  qu'il  a  droit  à  une  égale  liberté,  à  une 
égale  expansion.  Sachant  faire  respecter  son  indivi- 
dualité, il  apprendra  à  respecter  celle  des  autres. 

Les  hommes  ont  à  apprendre  que,  s'ils  ne  doivent 
subir  l'autorité  de  personne,  ils  n'ont  pas  le  droit 
d'imposer  la  leur,  que  le  mal  fait  à  autrui,  peut 
se  tourner  contre  l'agresseur.  Le  raisonnement  doit 
faire  comprendre  aux  individus  que  la  force  dépensée 
à  enlever  à  un  autre  individu  une  part  de  jouissance, 
est  autant  de  perdu  pour  les  deux  concurrents. 

On  a  accusé  les  anarchistes  de  s'être  fait  un  idéal 
faux  de  l'espèce  humaine,  d'avoir  imaginé  un  être 
essentiellement  bon,  sans  aucun  défaut,  capable  de 
tous  les  dévouements  et  d'avoir  tablé  là-dessus,  une 
société  impossible  qui  ne  pourrait  exister  que  par  le 
renoncement  de  chacun  pour  le  bonheur  de  tous. 

C'est  une  profonde  erreur,  ce  sont  les  bourgeois  et 
les  autoritaires  qui  méconnaissent  la  nature  humaine. 


2  00  LA    SOCIÉTÉ    FUTURE 

puisqu'ils  déclarent  qu'elle  ne  peut  être  maintenue  en 
société  que  par  une  forte  discipline,  sous  la  pression 
d'une  force  armée  toujours  debout.  Pour  exercer 
cette  autorité,  pour  recruter  cette  force  armée,  il  leur 
faudrait  des  êtres  absolument  impeccables:  les  anges 
qu'ils  reprochent  aux  anarchistes  de  rêver.  Selon 
eux,  la  nature  humaine  est  abjecte,  il  faut  des  verges 
de  fer  pour  la  discipliner,  et  c'est  à  des  êtres  humains 
qu'ils  veulent  remettre  l'emploi  de  ces  verges!  O 
illogisme! 

L'homme  n'est  pas  l'ange  que  l'on  accuse  à  tort 
les  anarchistes  d'avoir  imaginé  ;  il  n'est  pas  non  plus 
la  bête  féroce  que  veulent  bien  décrire  les  partisans 
de  l'autorité.  L'homme  est  un  animal  perfectible 
qui  a  des  défauts,  mais  aussi  des  qualités  ;  organisez 
un  état  social  qui  lui  permette  l'usage  de  ces  qualités, 
enraie  ces  défauts  ou  fasse  que  leur  mise  en  action 
entraîne  son  propre  châtiment.  Faites  surtout  que  cet 
état  social  ne  comporte  pas  d'institutions  où  ces  dé- 
fauts pourront  trouver  des  armes  pour  opprimer  les 
autres^  et  vous  verrez  les  hommes  savoir  s'entr'aider 
sans  force  coercitive. 


XIII 


AUTORITE  ET  ORGANISATION 


Un  certain  nombre  d'anarchistes  se  laissent  entraî- 
ner à  confondre  ces  deux  termes  bien  différents.  En 
haine  de  l'autorité,  ils  repoussent  toute  organisation  ; 
ils  ne  voient  cette  dernière  que  sous  la  forme  de  fé- 
rule. D'autres,  pour  éviter  de  tomber  dans  ce  défaut, 
en  arrivent  à  préconiser  toute  une  organisation  auto- 
ritaire anarchiste. 

Il  y  a,  pourtant,  une  différence  capitale  à  établir. 
Ce  que  les  autoritaires  ont  baptisé  du  nom  d'or- 
ganisation, est,  tout  simplement,  une  hiérarchie  com- 
plète, légiférant,  agissant  au  lieu  et  place  de  tous,  ou 
faisant  agir  les  individus  au  nom  d'une  représenta- 
tion quelconque.  Ce  que  nous  entendons,  nous,  par 
organisation,  c'est  l'accord  qui  se  forme,  en  vertu  de 
leurs  intérêts,  entre  les  individus  groupés  pour  une 
œuvre  commune  ;  ce  sont  les  relations  mutuelles  qui 
découlent  des  rapports  Journaliers  que  tous  les  mem- 
bres d'une  société  sont  forcés  d'avoir  les  un?  avec  les 
autres. 


202  LA    SOCIIiTE    FUTURE 

Mais  cette. organisation  ne  doit  avoir  ni  lois,  ni 

statuts,  ni  règlements  auxquels  chaque  individu  serait 
forcé  de  se  soumettre  sous  peine  d'un  châtiment  quel- 
conque, préalablement  déterminé  ;  cette  organisation 
ne  doit  avoir  ni  comité  qui  la  représente,  ni  assemblée 
délibérante,  chargée  de  formuler  et  de  décréter  l'opi- 
nion de  la  majorité.  Les  individus  ne  doivent  pas 
lui  être  attachés  malgré  eux,  ils  doivent  rester  libres 
de  leur  autonomie  avec  la  latitude  d'abandonner  ladite 
organisation  si  elle  voulait  se  substituer,  dans  leurs 
actes,  à  leur  initiative  personnelle. 

En  traçant  un  tableau  de  ce  que  pourra  être  la 
société  future,  il  serait  prétentieux  de  croire  que  ce 
pourra  être  le  cadre  dans  lequel  elle  devra  évoluer  ; 
nous  n'avons  pas  l'outrecuidance  de  vouloir  donner 
un  plan  d'organisation  et  de  le  poser  en  principe.  En 
essayant  de  donner  une  forme  à  nos  conceptions  sur 
la  société  future,  nous  ne  voulons  simplement  qu'es- 
quisser, à  grands  traits,  les  lignes  générales  qui  doi- 
vent éclairer  ces  conceptions  mêmes,  répondre  aux 
objections  que  l'on  oppose  à  l'idée  anarchiste  et  dé- 
montrer qu'une  société  peut  fort  bien  s'organiser  sans 
chefs,  sans  délégations  et  sans  lois,  si  elle  est  vraiment 
basée  sur  la  justice  et  l'égalité  sociales. 

Nous  voulons  démontrer,  surtout,  que  les  indivi- 
dus sont  les  seuls  aptes  à  connaître  leurs  propres  be- 
soins, à  savoir  se  guider  dans  leur  évolution  et  ne 
doivent  confier  ce  soin  à  personne  ;  qu'il  n'y  a  qu'une 
manière  d'être  libres  et  égaux,  c'est  de  ne  pas  accep- 
ter de  maîtres  et  de  savoir  respecter  l'autonomie  de 
chacun  quand  elle  respecte  la  vôtre. 

Oui,  les  individus  doivent  être  laissés  libres  de  se 


LA    SOCll^TÉ    FUTURE  20'3 

rechercher  et  de  se  grouper,  selon  leurs  tendances, 
selon  leurs  affinités.  Etablir  un  mode  unique  d'orga- 
nisation, sous  lequel  tout  le  monde  devrait  se  plier, 
et  que  l'on  imposerait  sitôt  après  la  révolution,  est 
une  utopie;  ce  serait  faire  œuvre  de  réactionnaire,  en- 
traver l'évolution  de  la  société  future,  vouloir  mettre 
des  bornes  au  progrès,  Je  retenir  dans  les  limites  que 
notre  courte  vue  peut  embrasser.  Etant  donnée  la  di- 
versité de  caractères,  de  tempéraments  et  de  concep- 
tions qui  existe  parmi  les  individus,  il  n'y  a  que  le 
doctrinarisme  le  plus  étroit,  qui  puisse  concevoir  un 
cadre  dans  lequel  la  société  serait  appelée,  de  gré  ou 
de  force,  à  se  mouvoir. 

Rien  ne  nous  dit  que  tel  idéal  qui  nous  éblouit  au- 
jourd'hui, répondra  à  nos  besoins  de  demain,  et  sur- 
tout aux  besoins  des  individus  appelés  à  composer 
cette  société.  Ce  qui  a  frappé  d'impuissance  et  de 
stérilité,  jusqu'à  aujourd'hui,  toutes  les  écoles  socia- 
listes, sans  distinction  [de  nuance,  c'est  que  toutes, 
dans  leurs  projets  d'avenir,  avaient  la  prétention  de 
vouloir  régler  et  prévoir  d'avance  l'évolution  des  in- 
dividus. Dans  les  sociétés  qu'elles  rêvaient  d'établir, 
rien  n'était  laissé  à  l'initiative  individuelle.  Dans  leur 
profonde  sagesse,  les  sociologues  avaient  d'avance 
décrété  ce  qui  était  bon  oti  nuisible  aux  individus, 
ces  derniers  devaient  s'incliner  et  ne  demander  rien 
autre  que  ce  que  leurs  «  bienfaiteurs  »  jugeraient  bon 
de  leur  offrir.  En  sorte  que  ce  qui  répondait  aux  as- 
pirations des  uns,  venait  en  travers  des  desiderata 
des  autres  :  de  là,  dissension,  lutte  et  impossibilité 
de  créer  rien  de  durable. 

Ce  que  nous  présentons  ici  ne  peut  avoir  que  la 
valeur  d'une  conception  individuelle  qui,  danslapra- 


20^  LA    SOCIETE   FUTURE 

tique  devra  s'adapter  à  d'autres  conceptions  indivi- 
duelles. Que  chacun  se  fasse  un  idéal  de  société,  en 
cherchant  à  le  propager  autour  de  lui,  ces  projets  se 
corrigeront  l'un  par  l'autre,  au  jour  de  la  mise  en  pra- 
tique ils  arriveront  déjà  discutés  et  améliorés,  quittes 
à  se  fondre  et  à  s'amalgamer^  en  prenant  à  chacun  ce 
qu'il  y  a  de  bon,  en  éliminant  ce  qui  serait  trop  per- 
sonnel. 

Selon  certains  adversaires,  l'anarchie  serait  le  re- 
tour à  l'état  sauvage,  la  mort  de  toute  société.  Rien 
de  plus  faux.  L'association  seule  peut  permettre  à 
l'homme  d'employer  l'outillage  mécanique  que  la 
science  et  l'industrie  mettent  à  son  service  ;  ce  n'est 
qu'en  associant  leurs  efforts  que  les  individus  aug- 
menteront leur  bien-être  et  leur  autonomie,  nous  n'a- 
vons donc  pas  besoin  des  cris  d'oies  effarouchées,  des 
thuriféraires  bourgeois  pour  reconnaître  l'utilité  de 
l'état  d'association. 

Mais  cet  état  doit  servir  au  bien-être  de  chaque  in- 
dividu, et  non  d'une  classe,  cet  état  doit  être  dû  à  la 
participation  volontaire  de  chacun  et  non  être  imposé 
sous  une  forme  abstraite  qui  en  fait  une  sorte  de  divi- 
nité dans  laquelle  doivent  s'anéantir  ceux  qui  la  com- 
posent. 

Pour  ne  pas  tomber  dans  les  mêmes  fautes  et  venir 
se  heurter  aux  mêmes  obstacles,  où  sont  venus  som- 
brer tous  les  systèmes  sociaux  conçus  jusqu'à  ce  Jour, 
il  faut  nous  garder  de  croire  que  tous  les  hommes  sont 
fondus  dans  le  même  moule,  que  ce  qui  peut  s'accor- 
der avec  le  tempérament  de  l'un,  satisfera,  indiffé- 
remment les  sentiments  de  tous.  Et  cela  aussi  bien 


LA    SOCIÉTÉ   FUTURE  205 

pour  la  propagande  de  l'idée  que  pour  l'organisation 
de  la  Société  future.  Si  l'on  veut  préparer  une  révo- 
lution qui  réponde  à  l'idéal  conçu,  il  faut  pour  pro- 
pager ses  idées,  agir  selon  les  principes  préconisés, 
selon  les  idées  émises,  s'habituer  à  agir  selon  sa  con- 
ception sans  attendre  de  mot  d'ordre  de*qui  que  ce 
soit,  éliminer  de  sa  façon  d'agir  ce  que  l'on  attaque 
dans  la  société  actuelle.  Agir  autrement  seraitse  pré- 
parer le  retour,  à  bref  délai,  des  mêmes  errements 
que  l'on  veut  détruire. 

Plus  pratiques  que  ceux  qu'ils  combattent,  les 
anarchistes  doivent  s'inspirer  des  fautes  commises 
afin  de  les  éviter.  Faisant  appel  à  l'initiative  indivi- 
duelle, ils  n'ont  pas  à  perdre  leur  temps  à  discuter 
sur  l'efficacité  ou  l'utilité  de  tel  ou  tel  moyen.  Ceux 
qui  sont  d'accord  sur  une  idée  se  groupent  entre  eux, 
pour  la  mise  en  pratique  de  cette  idée,  sans  se  préoc- 
cuper de  ceux  qui  n'en  sont  pas  partisans  ;  de  même 
que  les  partisans  de  telle  autre  idée  se  grouperont 
pour  la  mise  en  pratique  de  cette  idée,  de  cette  façon, 
chacun  travaille  au  but  commun  sans  s'entraver. 

Ce  que  veulent  avant  tout  les  anarchistes,  c'est  l'é- 
limination des  institutions  oppressives,  leur  dispari- 
tion complète  ;  l'expérience  doit  les  guider  sur  la 
façon  de  mieux  les  combattre.  C'est  le  seul  moyen 
de  faire  de  la  besogne  pratique,  au  lieu  de  perdre  son 
temps  en  discussions  inutiles,  le  plus  souvent  stériles, 
où  chacun  veut  faire  prévaloir  ?a  façon  de  penser  sans 
réussir  à  convaincre  ses  contradicteurs,  quand  il  n'en 
sort  pas  lui-même  ébranlé  dans  sa  confiance  et,  par 
conséquent,  moins  décidé  à  mettre  son  idée  en  prati- 
que. Discussions  qui  se  terminent  ordinairement,  par 
la  création  en  autant  de  fractions  dissidentes  qu'il  y 

12 


206  LA    SOCIÉTÉ    FUTURE 

a  d'idées  en  présence.  —  Fractions  qui,  la  contradic- 
tion les  ayant  rendues  ennemies,  perdent  de  vue, 
l'ennemi  commun,  pour  se  faire  la  guerre  entre  elles. 

Les  individus  se  groupant  selon  leurs  idées  com- 
munes, s'habitueront  à  agir  et  à  penser  d'eux-mêmes 
sans  autorité  parmi  eux,  sans  cette  discipline  qui  con- 
siste à  annihiler  les  efforts  d'un  groupe  ou  d'individus 
isolés,  parce  que  les  autres  sont  d'un  avis  différent. 

Il  en  ressortirait  encore  cet  autre  avantage,  c'est 
qu'une  révolution  faite  sur  cette  base  ne  pourrait  être 
qu'anarchiste,  car  les  individus  ayant  appris  à  se 
mouvoir,  sans  contrainte  aucune,  n'auraient  pas  la 
sottise  d'aller  se  donner  des  chefs  au  lendemain  delà 
victoire,  quand  ils  auraient  su  l'organiser  sans  eux. 

Pour  certains  socialistes^  l'idéal  serait  de  grouper 
les  travailleurs  en  un  parti  qui  n'aurait  d'autre  initia- 
tive que  celle  qui  lui  viendrait  d'un  centre  directeur, 
composé  des  futurs  dirigeants.  Au  jour  de  la  révolu- 
tion, les  hommes  de  ce  centre  directeur  seraient  portés 
au  pouvoir,  formant  ainsi  le  nouveau  gouvernement 
qui  décréterait  les  nouvelles  mesures  et  institutions 
qui  devraient  régir  le  nouvel  état  de  choses. 

Les  collectivistes  prétendent  ainsi  que  le  nouveau 
pouvoir  décréterait  la  prise  de  possession  de  l'ou- 
tillage et  de  la  propriété  ;  organiserait  la  production, 
réglementerait  la  consommation  et  supprimerait,' 
cela  va  sans  dire,  ceux  qui  ne  seraient  pas  de  son 
avis. 

Nous  avons  vu  que  c'était  un  rêve.  Des  décrets 
de  prise  de  possession  arrivant  après  la  lutte,  seraient 
illusoires  ;  ce  n'est  pas  par  des  décrets  que  peut  s'ac- 
complir la  prise  de  possession  de  la  richesse  sociale. 


LA    SOCIÉTÉ   FUTURE  20/ 

Ou  bien  l'idée  d'expropriation  sera  l'idée  domi- 
nante de  la  révolution  qui  doit  s'effectuer,  alors  c'est 
à  son  accomplissement  que  se  porteront  les  efforts 
des  révoltés;  ou  bien  elle  répugnera  au  grand  nom- 
bre, et  le  gouvernement  alors,  en  admettant  qu'il 
voulût  l'opérer,  trouverait  à  ses  projets,  après  la  lutte, 
une  opposition  assez  sérieuse  pour  que  ce  fût  une 
révolution  nouvelle  à  recommencer. 

Ce  sont  les  actes  accomplis  qui  doivent  donner 
l'impulsion  à  la  révolution.  Ce  sont  les  travailleurs 
révoltés  qui  doivent  eux-mêmes  s'emparer  des  mai- 
sons, ateliers  et  magasins.  Les  révoltés  devront  faire 
cause  commune  avec  tous  les  déshérités  en  leur  ex- 
pliquant que  tout  ce  qui  a  un  caractère  commun 
n'appartient  à  personne  individuellement,  ne  peut 
être  une  propriété  transmissible  à  volonté  :  maisons, 
usines,  champs,  mines,  étant  l'oenvre  des  forces  na- 
turelles ou  des  générations  passées^  l'héritage  des  gé- 
nérations présentes  et  futures,  elles  doivent,  par  con- 
séquent, être  c\  la  disposition  de  qui  en  a  besoin, 
dès  qu'ils  sont  inoccupés  ou  que  celui  qui  les  détient 
ne  peut  lui-même  les  mettre  en  œuvre. 

Tout  ce  qui  n'est  pas  d'tin  usage  immédiat  pour 
l'individu,  tout  ce  qui  ne  peut  être  mis  en  oeuvre  in- 
dividuellement, est  la  propriété  collective  de  ceux 
qui  seront  forcés  de  s'associer  pour  le  mettre  en 
œuvre,  mais  seulement  pour  le  temps  qu'ils  l'utilise- 
ront, les  bâtiments,  le  sol,  l'outillage,  retombant  à 
la  libre  disposition  de  ceux  qui  voudraient  les  utiliser, 
lorsque  les  premiers  manœuvriers  renoncent  à  les 
utiliser  plus  longtemps. 

Il  ne  peut  en  être  autrement,  nous  le  verrons  plus 
loin,  pour  les  produits.   Personne,   sous  prétexte  de 


208  LA    SOCIÉTÉ   FUTURE 

prévision,  n'ayant  le  droit  de  frustrer  ceux  qui  en 
auraient  un  besoin  immédiat,  l'épargne  n'est  bonne 
qu'à  condition  que  personne  n'en  souffre.  Voilà  ce 
qu'oublie  de  faire  valoir  l'économie  bourgeoise. 

Mais  cette  appropriation  personnelle  sera  rendue 
d'autant  plus  difficile,  pour  l'outillage  et  la  propriété, 
du  moins,  que  les  individus  ne  sauraient  que  faire 
d'un  sol,  d'un  outillage  que,  réduits  à  leurs  seules 
forces,  ils  ne  sauraient  faire  valoir  et  leur  serait  par 
conséquent  inutile.  Pour  les  logements,  quelle  que 
soit  l'avidité  de  l'individu,  elle  sera  bornée  par  la 
possibilité  d'occupation.  Pour  ce  qui  est  des  produits 
de  consommation,  cette  accumulation  sera  bornée 
par  la  durée  de  leur  conservation  et  la  possibilité  de 
les  loger  sans  attirer  l'attention  de  ceux  qui  pour- 
raient en  avoir  besoin.  Aujourd'hui,  le  droit  de  pro- 
priété peut  donner  à  un  individu  le  droit  d'accumuler 
des  provisions  capables  de  nourrir  des  milliers  d'in- 
dividus et  de  les  faire  pourrir  sur  place  s'il  lui  plaît. 
Dans  une  société  normalement  constituée,  cela  serait 
impossible  étant  donné  que  ceux  qui  auraient  faim, 
auraient  droit  de  s'emparer  de  ce  qui  dépasse  les  fa- 
cultés d'absorption  d'un  individu. 

Chacun  pouvant  s'emparer  de  l'outillage  que,  par 
ses  seules  forces  ou  en  s'associant,  il  pourra  mettre 
en  oeuvre  ;  chacun  étant  maître  du  produit  de  son 
travail,  impossibilité  absolue  de  trouver  des  salariés. 
La  vente  étant  abolie,  ceux  qui  auraient  un  outillage 
à  mettre  en  œuvre  dépassant  leurs  propres  forces, 
seraient  bien  obligés  ou  de  s'associer  sur  le  pied  d'é- 
galité à  ceux  qui  pourraient  les  aider,  ou  bien  de 
laisser  cet  outillage  à  ceux  qui  pourraient  le  faire 
pioduire. 


LA   SOCIETE   FUTURE  2O9 

Or,  la  plus  grande  partie  de  routillage  actuel  ne 
peut  fonctionner  qu'à  l'aide  de  l'association  des 
forces  individuelles,  voilà  tout  trouvé,  le  terrain  qui 
permettra  aux  individus  de  s'entendre  et  de  tenter  un 
rudiment  d'organisation.  Une  fois  ce  premier  grou- 
pement établi,  viendront  ensuite  les  rapports  entre 
les  différents  groupes  que  les  individus  auront  à  éta- 
blir. De  chaque  besoin  de  l'individu,  de  chaque  mode 
d'action  de  la  personne  humaine,  découlera  une 
série  de  rapports  entre  individus  et  modes  de  grou- 
pements ;  ce  seront  ces  variétés  d'aptitudes,  ces  diffé- 
rences d'agir,  qui  régiront  les  rapports  sociaux. 

Une  fois  la  prise  de  possession  accomplie,  une  fois 
l'entente  établie,  il  n'y  a  pas  nécessité  —  il  ne  peut  y 
avoir  que  danger,  nous  le  démontrerons  —  de  les 
faire  sanctionner  par  une  autorité  quelconque. 


On  ne  saurait  prévoir  toutes  les  conséquences  de  la 
lutte  qui  s'engage,  ni  les  circonstances  qui  pourront 
s'en  dégager. 

Nous  avons  démontré,  au  commencement  de  ce 
travail,  que  l'évolution  précédait  la  révolution,  mais 
cette  évolution  ne  peut  être  que  superficielle,  tant 
qu'elle  rerste  dans  les  cerveaux  et  ne  se  fait  pas  dans 
les  rapports  sociaux.  D'autre  part,  nous  avons  dé- 
montré dans  la  Société  mourante,  que  l'organisa- 
tion sociale,  nous  menait  elle-même  à  la  révolution; 
il  arrive  souvent  que  les  événements  politiques,  les 
crises  économiques  vont  plus  vite  que  l'évolution  des 
idées,  et  la  précèdent  parfois  dans  le  domaine  des 
faits.  Tout  cela  laisse  une  part  d'aléa,  que  la  clair- 
voyance humaine  ne  peut  prévoir  et  que  seront  seuls 

12. 


210  LA    SOCIETE    FUTURE 

aptes  à  surmonter  ceux  qui  seront  appelés  à  se  me- 
surer avec  eux. 

On  ne  peut  donc  à  l'avance  se  représenter  le  fonc- 
tionnement de  la  société  future  d'une  façon  aussi 
précise  que  l'on  règle  les  rouages  d'une  de  ces  boîtes 
à  musique  qui  jouent  aussitôt  que  le  mécanisme  est 
remonté  et  dont  il  suffit  de  poser  le  cliquet  au  cran 
désigné  pour  en  obtenir  l'air  désiré. 

Tout  ce  que  nous  pourrions  imaginer  au  point  de 
vue  théorique  de  l'organisation,  ne  sera  jamais  qu'un 
rêve  plus  ou  moins  approchant  de  la  réalité,  mais  qui 
manquera  toujours  de  base  lorsqu'il  s'agira  de  la 
mise  en  pratique  ;  car  l'homme  compte  avec  ses  dé- 
sirs, ses  tendances,  ses  aptitudes  et  même  avec  ses 
défauts,  mais  il  n'est  pas  omniscient,  un  seul  individu 
ne  peut  ressentir  tous  les  mobiles  qui  font  mouvoir 
l'humanité. 

Nous  ne  pouvons  donc  avoir  la  prétention  ridicule 
de  croire  que  l'on  puisse  tracer  un  cadre  de  la  société 
future  ;  mais  nous  devons  nous  garder  aussi  de  cet 
autre  défaut  commun  à  beaucoup  de  révolutionnaires, 
qui  disent  :  «  Occupons-nous  d'abord  de  détruire  la 
société  actuelle,  et  nous  verrons  ensuite  ce  que  nous 
aurons  à  faire  ».  Entre  ces  deux  façons  d'envisager 
les  choses,  il  y  a  place,  selon  nous,  pour  une  meil- 
leure. Si  nous  ne  pouvons  pas  dire  sûrement  «  ce  qui 
sera  »,  nous  devons  connaître  «  ce  qui  ne  doit  pas 
être  »  ;  ce  que  nous  devrons  empêcher,  si  nous  ne 
voulons  pas  retomber  sous  le  joug  du  capital  et  de 
l'autorité. 

Nous  ne  savons  quel  sera  le  mode  d'organisation 
des  groupes  producteurs  et  consommateurs,  eux  seuls 
devant  être  les  juges  de  ce  qui  leur  conviendra,  et 


LA    SOCIETE   FUTURE  21  F 

une  façon  unique  de  procéder  ne  pouvant  convenir  à 
tous  ;  mais  nous  pouvons  très  bien  dire  comment 
nous,  personnellement  ferions,  si  nous  étions  dans 
une  société  où  tous  les  individus  auraient  la  faculté 
de  se  mouvoir  librement. 

Nous  pourrons  aussi  chercher  comment  une  société 
pourrait  évoluer  sans  pouvoir  «  protecteur  »,  sans  ces 
fameuses  «  commissions  de  statistique  »  appelées  à 
remplacer  les  gouvernements  déchus  dont  voudrait 
nous  gratifier  le  collectivisme  ;  comment  et  pourquoi 
on  pourrait  supprimer  l'emploi  de  la  monnaie  que 
les  économistes  prétendent  indispensable  à  la  vie  de 
toute  société,  et  pourquoi  il  serait  nuisible  de  la  rem- 
placer par  les  «  bons  de  travail  »,  autre  invention 
collectiviste  qui,  sous  des  noms  différents,  ressuscitent 
tous  les  rouages  de  la  société  actuelle,  qu'ils  veulent, 
disent-ils,  détruire. 

Il  est  nécessaire  de  se  faire  une  idée  sur  tout  cela, 
car  il  n'est  pas  dans  la  nature  des  individus  de  s'en- 
gager sans  savoir  où  ils  vont.  Puis,  comme  nous 
l'avons  déjà  dit,  c'est  le  but  à  atteindre  qui  doit  nous 
dicter  notre  conduite  dans  la  vie  et  dans  notre  façon 
d'agir  dans  la  propagation  de  nos  idées. 

Ensuite,  c'est  en  apportant  chacun  sa  conception, 
chacun  sa  part  d'idéal  que  doit  se  former  l'idéal  col- 
lectif. C'est  de  l'ensemble  confus  des  opinions  indi- 
viduelles que  se  dégagera  la  synthèse  générale  qui, 
en  plus  des  aspirations  personnelles,  se  fera  jour  lors- 
que sera  venue  l'heure  de  les  appliquer. 


XIV 


LA    VALEUR 


On  sait  que  messieurs  les  économistes  ont  la  pré- 
tention de  s'appuyer  sur  la  science  pour  étayer  leurs 
théories  bourgeoises,  justifier  l'exploitation  du  travail 
des  masses  par  la  minorité.  Ils  s'évertuent  d'une  façon, 
on  ne  peut  plus  touchante,  à  démontrer  aux  travail- 
leurs que,  s'ils  sont  exploités,  misérables,  crevant  de 
faim,  ils  le  sont,  du  moins,  d'une  façon  tout  à  fait 
«  scientifique!  n  et  n'ont,  par  conséquent,  rien  à  ré- 
clamer. 

«  Vous  êtes  volés  !  n  s'exclament-ils,  «  exploités, 
dépouillés  de  toutes  les  jouissances  de  la  vie,  mais, 
sachez-le,  au  nom  de  la  science  qui  vous  refuse  ces 
jouissances,  vous  devez  courber  la  tête,  et  vous  incli- 
ner devant  ses  décrets.  Vous  subissez  des  «  lois  iné- 
luctables »,  contre  lesquelles,  il  n'y  a  pas  à  s'insurger. 
—  Tout  ce  que  nous  pouvons  faire  pour  vous  être 
agréables,  c'est  de  vous  en  expliquer  le  mécanisme, 
afin  de  vous  prouver  qu'il  est  impossible  de  vous  y 
soustraire  »  ! 


LA.   SOCIÉTÉ    FUTURE  2l3 

Ce  n'est,  certes,  pas  la  tournure  littérale  des  dis- 
cours de  ces  messieurs  qui,  ayant  un  dédain  très  aris- 
tocratique de  la  «  vile  multitude,  »  n'aiment  pas 
s'adresser  directement  à  elle.  Ils  se  contentent,  d'or- 
dinaire, d'affirmer  aux  capitalistes  que  les  travailleurs 
sont  faits  et  mis  au  monde,  tout  exprès,  pour  faire 
fructifier  les  capitaux  des  premiers;  que  ceux-ci  n'ont 
pas  à  tenir  compte  des  réclamations  importunes  et 
inopportunes  de  ces  envieux  qui  ne  sont  jamais  satis- 
faits. Mais  si  ce  n'en  est  pas  la  forme  exacte,  c'en  est 
du  moins  l'esprit,  c'en  est  l'aveu  positif,  dépouillé  de 
ses  fleurs  de  rhétorique. 

Pourvu  qu'ils  aient  «  prouvé  »,  par  des  arguments 
plus  ou  moins  spécieux,  appuyés  de  citations  grec- 
ques, latines,  algébriques,  que  le  travailleur  doit  se 
contenter  de  vivre  de  pommes  de  terre  et  coucher 
dans  des  taudis,  ils  se  redressent,  fiers  comme  des 
poux  sur  une  gale,  et  nous  disent  :  «  C'est  la  science 
qui  l'affirme!  c'est  la  nature  qui  le  décrète!  nous  ne 
faisons  qu'enregistrer  leurs  lois.  » 

Seulement,  à  des  mécréants  comme  nous,  leur 
façon  de  faire  de  la  science,  nous  paraît  fort  discuta- 
ble et  nous  réclamons.  A  ce  compte-là,  l'astrologie, 
la  chiromancie  et  la  cartomancie  pourraient  réclamer, 
à  égal  titre,  le  droit  de  figurer  comme  science  dans 
les  connaissances  humaines.  Et  le  sâr  Péladan,  pour- 
rail  lui  aussi,  revendiquer  l'introduction,  à  l'Univer- 
sité, au  milieu  des  sciences  exactes,  de  l'enseigne- 
ment de  la  fumisterie. 


Voici  leur  façon  de  procéder  :  ils  prennent  trois  ou 
quatre  laits  qui  sont  la  conséquence  de  l'organisation 


214  ''^^    SOCIETE    FUTURE 

sociale  actuelle,  ils  déclareiir  ces  faits  des  «  lois  natu- 
relles, »  c'est-à-dire  des  faits  découlant  de  lois 'physi- 
ques naturelles,  ou  résultant  de  la  nature  même  de 
l'homme. 

Ces  faits  qu'ils  prennent  ne  sont  que  des  effets  de 
l'organisation  sociale  vicieuse  que  nous  subissons; 
eux,  en  font  des  causes,  ils  n^ont  pas  de  peine  à 
démontrer  que,  supprimés,  ils  ne  tarderaient  pas  à  se 
reproduire  —  puisque,  les  véritables  causes,  ils  les 
mettent  hors  discussion.  —  Et,  une  fois  cette  inéluc- 
tabililé  admise,  sinon  prouvée  par  eux,  les  voilà  partis 
à  faire  pivoter  tout  leur  système  autour  de  ces  «  lois 
naturelles  />  si  désinvoltement  décrétées,  de  par  leur 
propre  autorité. 

Si  l'on  ne  discute  pas  les  faits  sur  lesquels  ils  basent 
leurs  raisonnements,  si  l'on  accepte  leurs  prémisses, 
leurs  conclusions  semblent  absolument  logiques; 
mais,  si  l'on  dissèque  leurs  pseudo-  «  lois  naturelles  », 
on  a  vite  fait  de  s'apercevoir  que  le  point  de  départ 
de  leur  raisonnement  est  faux,  que  ce  qu'ils  veulent 
nous  faire  prendre  pour  des  lois  inéluctables  ne  sont 
que  les  conséquences  d'un  état  social  vicieux,  mal 
équilibré,  basé  sur  la  violation  des  véritables  «  lois 
naturelles  ».  Alors,  tout  leur  échafaudage  de  men- 
songes s'écroule,  ne  laissant  debout  que  leur  igno- 
rance, leur  vanité  et  leur  mauvaise  foi. 

Nous  allons  voir  qu'il  n'en  est  pas  autrement  pour 
la  «  valeur  »  dont  ils  ont  fait  le  pivot  de  leurs  rela- 
tions, de  leur  commerce,  de  leurs  échanges. 

«  Créer  de  la  valeur  »,  disent-ils,  «  est  le  premier 
phénomène  naturel  que  nous  rencontrons  au  seuil  de 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  2l5 

l'économie  politique  *.  »  Mais,  demandez-leur  ce  que 
c'est  que  la  valeur!  Est-ce  une  bête  qui  va  par  terre 
ou  par  eau?  —  «  Créer  de  la  valeur,  »  disent-ils,  «  c'est 
fabriquer  des  objets  échangeables  contre  d'autres 
objets.  » 

Vous  leur  faites  observer  que  cela  vous  explique 
bien,,  comment  on  «  fabrique  »  de  la  valeur,  mais  ne 
vous  donne  aucune  notion  de  la  valeur,  elle-même. 
Ils  reprennent,  alors,  «  que,  ces  objets  «  échangea- 
bles »,  étant,  en  même  temps,  consommables,  ils 
«  prennent  »  de  la  valeur,  selon  leur  abondance  ou 
rareté.  Plus  ils  sont  rares,  plus  ils  ont  de  la  valeur; 
plus  ils  sont  abondants,  moins  ils  valent.  » 

—  Oui!  mais,  qu'est-ce...  ? 

—  Attendez,  attendez!  Ces  objets,  leur  manuten- 
tion, leur  fabrication  exigent  un  certain  temps,  n'est- 
ce  pas,  pour  les  rendre  prêts  à  être  consommables  par 
l'acheteur?  Eh  bien,  ce  temps  nécessité  à  leur  pro- 
duction, c'est  encore  de  la  valeur  qu'ils  s'incorporent  ! 
Ajoutez-y  l'intérêt  de  la  valeur  d'achat,  les  risques 
encourus  par  le  capitaliste  qui  en  a  fait  l'avance,  ses 
voyages,  ses  transbordements,  et  vous  aurez  la  valeur 
définitive,  formée  de  toutes  ces  valeurs  dépensées 
pour  amener  l'objet,  en  état  d'être  échangé  ou  con- 
sommé. 

Cela  ne  vous  a  pas  expliqué  du  tout,  pourquoi  un 
objet  se  transforme  en  valeur,  pourquoi  du  travail 
est  de  la  valeur,  mais  devant  une  accumulation  de 
tant  de  «  valeurs,  »  vous  êtes  forcés  d'accepter  la  dé- 
finition telle  quelle,  et  vous  poursuivez  votre  en- 
quête. 

i.eLs  Lois  naturelles  de  l'Economie  politique.,  par*  G  de 
Molinari,  page  i. 


21  6  LA    SOCIÉTÉ    FUTURE 

Dans  les  stades  primitifs  de  l'humanité,  on  dut  se 
préoccuper  fort  peu  de  la  théorie  de  la  valeur.  Les 
débuts  du  commerce  durent  être  plus  modestes.  Un 
individu  avait  besoin  d'un  objet,  il  devait  remprun- 
ter au  camarade  qui  pouvait  en  disposer,  quitte  à  lui 
rendre  un  autre  service  plus  tard,  sans  s'occuper  s'il 
recevait  ou  donnait  plus  ou  moins.  Ce  ne  dut  être 
que  plus  tard,  l'esprit  d'appropriation  s'étant  fait 
jour,  peut-être  aussi  parce  que  le  possesseur  éprou- 
vant lui-même  une  forte  passion  pour  l'objet  dé- 
siré, ne  consentait  à  le  céder  que  contre  un  autre 
objet,  éveillant  chez  lui  une  tentation  plus  forte  à  pos- 
séder cet  objet  diflférent.  On  en  vint  à  échanger  objet 
contre  objet,  et  à  désirer  quelque  chose  en  retour  de 
ce  que  l'on  donnait. 

En  fin  de  compte,  on  en  vint  à  éprouver  le  besoin 
de  fixer  aux  objets  une  valeur  déterminée,  afin  de 
régulariser  les  transactions,  de  faciliter  les  échanges. 
Certains  objets  furent  désignés  comme  étalon  de  la 
tarification  des  choses  échangeables.  C'est  ainsi  que  la 
compagnie  de  la  baie  d'Hudson,  demande  tant  de 
peaux  de  castors  pour  un  fusil,  une  hache,  etc.,  et 
qu'il  faut  tant  d'autres  peaux  de  qualité  inférieure, 
pour  une  peau  de  castor. 

Dans  certaines  régions  de  l'Afrique,  un  esclave  vaut 
tant  de  mètres  de  cotonnade,  tant  de  colliers  de  perles 
ou  de'cauris,  ailleurs,  c'est  la  vache,  la  dent  d'éléphant,  ' 
en  d'autres,  même,  c'est  la  femme  qui  servent  de  va- 
leur d'échange.  Les  économistes  affirment  que  ce  fut 
un  grand  progrès  quand  on  eut  trouvé  une  mesure 
de  la  valeur.  —  Puisqu'on  ne  trouva  pas  mieux,  évi- 
demment, cela  fut  un  progrès  sur  ce  qui  existait  au- 
paravant, mais  quand  l'outil  devait  être  perfectionné. 


LA    SOCIETE    FUTURE  2I7 

ce  fut  un  joli  moyen  d'exploitation  que  l'on  avait 
trouvé  là. 

Aussi  ne  tarda-t-il  pas  à  devenir  insuffisant.  Dé- 
pecée, une  vache  conserve  bien  encore  une  certaine 
valeur  marchande,  mais  elle  ne  reste  pas,  sous  cette 
forme,  indéfiniment  échangeable;  et  une  femme,  un 
esclave,  quelle  que  soit  leur  valeur  sur  pied,  bien  vi- 
vants, ils  n'en  ont  plus  si  on  s'amuse  à  les  fragmenter; 
il  fallait  trouver  une  valeur  représentative  plus  prati- 
que, qui  put  se  diviser,  rester  incorruptible,  tout  en 
changeant  indéfiniment  de  mains,  et  on  en  arriva, 
ainsi,  aux  coquillages,  aux  instruments  de  guerre  ou 
aratoires,  aux  [métaux  plus  ou  moins  précieux,  puis, 
après  bien  des  essais,  des  tâtonnements,  à  la  monnaie 
d'or,  d'argent  ou  de  cuivre,  frappée  à  une  effigie  quel- 
conque, avec  une  valeur  plus  ou  moins  fixe. qui  de- 
vait, dorénavant,  servir  de  base  aux  transactions. 

Les  progrès  s' étant  continués,  les  opérations  com- 
merciales s' étant  faites  sur  des  quantités  considérables 
d'objets,  il  a  fallu  trouver  des  valeurs  représentatives 
de  ces  monnaies  —  valeurs  représentatives,  elles- 
mêmes,  déjà  —  plus  facilement  transportables,  et 
moins  encombrantes  :  les  billets  de  banque,  chèques, 
traites,  actions  et  autres  valeurs,  ont  fait  leur  appari- 
tion. Nous  verrons  plus  loin  que  cela  a  compliqué  les 
échanges  sous  prétexte  de  les  simplifier  et  a  servi,  à 
ceux  qui  avaient  déjà  réussi  à  imposer  leur  exploita- 
tion, à  tromper  ceux  auxquels  ils  servaient  d'inter- 
médiaire, et  a  prélever,  à  leur  profit,  sous  le  titre  de 
«  bénéfice,  »  la  part  de  valeur  dont  ils  frustraient 
productcuis  et  acheteurs. 

Mais,  tout  ce  qui  sert  à  l'usage  de  l'homme,  n'est 

i3 


21 8                                   LA   SOCIÉTÉ    FUTURE  \ 

pas  le  produit  exclusif  de  son  seul  travail.   Métal,  \ 

bois,  fruit,  viande,  etc.,  pour  avoir  subi  le  travail  i 

de  riiomme,  et  s'en  être  incorporé  la  valeur,  n'en  ■ 

possédaient  pas  moins,   auparavant,  une  valeur  in-  ! 

trinsèque  qu'ils  tenaient  des  seules  forces  naturelles  i 

toujours  actives  sur  notre  globe  terraqué;  libre  com-  , 

binaison  chimique  des  éléments  constitutifs  qui  se  I 

trouvent  épars  dans  la  terre,  l'air  et  l'eau.  Il  s'ensuit  1 

que  celui  qui  s'empare  des  produits  naturels  pour  en  ': 

trafiquer,  s'empare  d'une  valeur  qui  ne  lui  appartient  ! 

pas,  car  il  ne  peut  le  faire  qu'en  vertu  du  droit  de  ; 

propriété,  droit  fictif,  artificiel,  qui  lui  permet  de  dé-  ' 

tenir  une  portion  de  notre  globe,  en  vertu  de  contrats  ! 

non  consentis,  droit  qui  prend  sa  source  dans  la  force 

brutale,  la  conquête,  la  spoliation,  le  vol  et  la  fraude. 

Celui  qui  s'empare  de  ce  qui  ne  lui  est  pas  d'une 

nécessité  immédiate  commet  un  vol  au  détriment  de  \ 

celui  qui  en  a  besoin.  L'on  peut  nommer  bénéfice  le  \ 

profit  que  tire  l'intermédiaire  de  ses  services,  si  l'ac-  ; 

cumulation  desdits  bénéfices  lui  permet  de  thésau-  '] 

riser,  ce   bénéfice  n'en  est  pas  moins  un  vol  qu'il  ' 

commet  au  détriment  de  ceux  qui  ont  recours  à  ses  1 

services. 

La  propriété  et  la  valeur  ne  sont  pas  des  «  lois  , 

naturelles  »,  mais  des  conséquences  arbitraires  d'une  j 

organisation  sociale  vicieuse,  et  les  conclusions  des  ' 

économistes  qui  leur  paraissaient  si  logiques  man-  ■ 

quent   de    bases.   Ce  que  le  capital  tire  —  sous  le  i 

nom  de  rente  ou  d'intérêt  —  des  moyens  de  produc-  ' 

tion  qu'il  s'est  accaparé,  ne  se  justifie  que  par  la  légi-  ; 

timation  d'un  premier  vol.  Quand  ils  auront  prouvé  ; 

le  droit  d'appropriation,  ils  auront  encore  à  prouver  \ 

ie  droit  d'exploitation,  mais,  jusqu'à  présent,  comme  j 


LA    SOCIETE    FUTURE  219 

ils  ont  beaucoup  ergoté,-  mais  rien  prouvé,  ils  nous 
permettront  de  leur  dire  que  leur  système  est  à  terre. 
Ils  essaient  de  s'en  tirer,  en  affirmant  la  nécessité 
d'une  valeur  d'échange  pour  faciliter  les  relations 
et  les  échanges.  L'impossibilité,  pour  une  sociéié, 
d'exister  sans  pouvoir  pondérateur,  la  perte  de  toute 
activité  humaine,  sans  possibilité  d'appropriation. 
Nous  avons  vu  et  nous  verrons  encore,  dans  ce  tra- 
vail ce  que  valent  toutes  ces  affirmations. 

Les  économistes  étant  les  défenseurs  avoués,  —  si- 
non brevetés  et  patentés  —  de  l'ordre  bourgeois,  nous 
aurions  le  droit  de  ne  pas  trop  nous  attarder  à  leurs 
affirmations  ou  dénégations,  mais  certains  socialistes 
voulant  paraître,  eux  aussi,  très  scien...cés,  se  sont 
appliqués  à  vouloir  nous  resservir  le  même  mets  à 
une  autre  sauce.  Pour  eux  aussi^  il  est  hors  de  doute 
que  l'humanité  ne  puisse  exister,  si  elie  ne  possède 
pas  une  valeur  d'échange,  et  un  pouvoir  chargé  de 
régler  les  difierends.  Voyons  donc  un  peu  comment, 
jusqu'à  présent,  on  a  réglé  la  valeur. 

Nous  venons  de  voir  que  dans  la  production  d'un 
objet,  il  entrait  une  part  de  forces  naturelles  qui  n'ap- 
partiennent à  personne,  —  à  tout  le  monde,  par  con- 
séquent —  c'est  donc  un  premier  vol  qu'accomplis- 
sent ceux  qui  s'en  accaparent  le  monopole  pour  les 
revendre  aux  autres.  Nous  verrons  dans  le  chapitre 
suivant,  que  la  force  de  travail  dépensée  pour  ouvrer 
un  objet  est  également  impossible  à  évaluer,  et  qu'elle 
varie  selon  la  volonté  du  capitaliste  et  les  circonstan- 
ces dans  lesquelles  se  meut  le  travailleur. 

Selon  que  le  produit  abonde  ou  se  raréfie  sur  le 
marché,  cette  valeur  baisse  ou  monte.  Or,  on  sait  que 


220  LA    SOCIETE    FUTURE 

ces  hausses  ou  ces  baisses  artificielles  sont  provoquées  I 
à  volonté  par  des  agioteurs  qui  inondent  le  marché  i 
ou  font  la  rafle  des  produits  sur  lesquels  ils  veulent  ■ 
spéculer,  ou  tout  simplement  pour  écraser  le  concur-  ' 
rent  qui  les  gêne.  La  valeur  des  objets  est  donc  pure-  i 
ment  arbitraire  et  ne  repose  sur  rien  de  logique.  \ 

Jusqu'à  présent,  nous  voyons  que  créer  de  la  valeur  | 
c'est  prélever  une  certaine  somme  sur  le  travail  d'au-  : 
trui,  en  servant  d'intermédiaire  entre  le  producteur  j 
et  le  consommateur,  somme  que  l'on  baptise  «  béné-  i 
fice  »  pour  se  Justifier  de  la  mettre  dans  sa  poche,  et  ■ 
parce  que  l'organisation  sociale  est  ainsi  constituée,  i 
que  cet  intermédiaire  dont  on  pourrait  se  passer  dans  j 
une  société  normalement  constituée,  est  rendu  inévi-  j 
table,  par  le  fait  que  quelques-uns  se  sont  approprié  ! 
le  capital  qui  manque  aux  autres.  i 


Pour  légitimer  ce  bénéfice  que  le  capitaliste  retire  ! 
de  son  commerce,  de  son  industrie  ou  autres  opéra-  ' 
tions,  les  économistes  nous  font  entrer  en  ligne  de  \ 
compte  «  les  risques  courus  parle  capital  dans  l'entre-  i 
prise.  »  Nous  n'avons  pas  besoin  d'insister  sur  ce  fait  \ 
que  le  capital  ne  produit  rien  par  lui-même;  qu'après  i 
avoir  été  acheté,  un  objet  ne  vaut  intrinsèquement  : 
que  ce  qu'il  valait  auparavant;  il  n'y  a  que  le  travail  ; 
qui  puisse  ajouter  à  sa  valeur,  puisque  valeur  il  y  a.  ^ 

S'il  y  avait  des  risques  à  courir  et  qu'il  dût  y  avoir  i 
une  prime  à  payer  pour  ces  risques,  en  toute  logique,  ; 
c'est  au  travail  qu'elle  devrait  être  payée,  puisque  ; 
c'est  lui  qui  a  fourni  le  capital  nécessité  par  l'achat.  ; 
Mais  ce  sont  les  capitalistes  qui  font  la  loi.  Ils  en  ont  ■ 
décidé  autrement.  Passons.  ; 

«  Le  capital  que  l'on  aventure  dans  une  entreprise,  ■ 


LA    SOCIETE    FUTURE  22  i 

court  des  risques  »,  disent  les  économistes.  «  L'en- 
treprise peut  ne  pas  produire  ce  que  l'on  en  attend, 
ou  même  échouer  tout  à  fait,  le  capitaliste  est,  par 
suite,  exposé  à  perdre  ses  avances.  Il  est  donc  de  toute 
justice  qu'il  prélève  un  certain  intérêt  de  son  argent 
pour  se  couvrir  de  ses  risques!  » 

Voilà  bien  de  la  logique  capitaliste!  Parce  qu'il  est 
exposé  à  perdre  son  capital,  celui  qui  lance  son  ar- 
gent dans  une  entreprise  doit  réclamer  un  intérêt  qui 
le  couvre  de  ses  risques.  Mais,  de  deux  choses  l'une, 
où  le  capitaliste  récupérera  les  fonds  qu'il  aura  avancés, 
ou  il  les  perdra.  Dans  le  premier  cas  il  n'aura  pas 
couru  de  risques,  alors  il  prélève  indûment  une  as- 
surance qui  ne  lui  revient  pas;  dans  le  second  cas,  le 
risque  était  bien  réel,  puisque  l'accident  est  arrivé, 
mais  il  nous  semble  que  s'il  y  perd  le  capital,  il  ne 
doit  pas  tirer  grand'chose  de  la  prime  d'assurance.  Il 
aura  beau  élever  cette  prime  d'assurance,  ce  n'est  pas 
cela,  bien  au  contraire,  qui  le  fera  rentrer  dans  son 
capital  perdu. 

La  prime  d'assurance  n'est  donc  payée  que  par  les 
entreprises  qui  réussissent  ?  Le  capitaliste  n'empoche 
sa  prime  que  lorsqu'il  n'a  pas  couru  de  risques  ?  Il 
s'ensuit  donc  que  ce  sont  les  opérations  qui  ne  cou- 
rent pas  de  risques  qui  paient  les  aléas  des  opérations 
véreuses.  Le  capital  se  récupère  toujours  sur  le  pro- 
duit du  travail;  c'est  ce  dernier  qui  paie  les  pots 
cassés. 

Mais,  à  ce  compte-là,  le  gargotier  qui  marque  «  à 
la  fourchette  »,  ferait  donc  sans  le  savoir  «  de  l'éco- 
nomie politique?  »  En  faisant  figurer  deux  fois  le 
même  article  sur  la  même  note,  on  fait  payer  au  client 
solvable  pour  celui  qui  «  oublie  »  de  le  faire,  c'est  la 


•2  22  LA    SOCIETE    FUTURE 

mise  en  pratique  du  rysième  cher  aux  Leroy-Beauîieu 
et  auj  Molinari.  Voilà  une  application  naturelle  de 
leurs  lois  économiques  que  ces  derniers  n'avaient  pas 
encore  invoquée,  et  que  nous  nous  faisons  un  plaisir 
de  leur  sienaler. 


•  Du  reste,  est-ce  que  dans  la  société  actuelle,  tout 
n'est  pas  organisé  de  cette  façon.  Les  maisons  de 
vente  par  abonnement,  ces  «  oeuvres  si  éminemment 
philanthropiques  »,  ne  sont-elles  pas  basées  sur  ce 
système.  Tout  le  monde  connaît  les  sommes  énormes 
qu'elles  sont  «  censé  »  perdre,  par  la  mauvaise  paye 
de  nombre  de  clients  qui^  une  fois  en  possession  de 
l'objet  désiré,  ne  veulent  plus  du  tout  entendre  parler 
de  liquider  leur  compte.  Nous  avons  ditcensé  perdre, 
et  le  mot  est  exact,  car  ordinairement,  l'objet  n'est 
livré  que  lorsqu'il  est  déjà  à  moitié  soldé,  mais  comme 
la  maison  a  le  soin  de  le  tarifer  quatre  fois  sa  valeur, 
il  s'ensuit  qu'elle  gagne  encore  dessus  cent  pour  cent, 
sans  compter  des  avances  de  fonds  dont  elle  a  joui 
sans  rien  débourser.  Et  voilà  comment  on  fait  crédit 
aux  travailleurs  ! 

Dans  les  sociétés  de  secours  mutuels,  associations 
pour  l'achat  ou  la  création  de  rentes,  est-ce  que  le 
système  n'est  pas  le  même?  Ne  sont-ce  pas  les  cotisa- 
tions de  ceux  qui  ne  seront  pas  malades  qui  paient  les 
médicaments  de  ceux  qui  le  seront?  Les  versements 
de  ceux  qui  mourront  avant  l'âge  fixé  qui  formeront 
les  rentes  des  survivants?  Et  toute  la  socrcîvi  est  ainsi 
basée  au  rebours  du  sens  commun,  où  la  solidarité 
est  bien  mise  en  œuvre,  mais  pour  profiter  tout  aux 
uns  en  exploitant  les  autres.  Organisée,  surtout,  de 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  323 

façon  à  faire   désirer  à  chacun  Li  pert>î  de  son  con- 
current puisqu'il  doit  profiter  de  ses  dépouilles. 

Nous  avons  dit  plus  haut  que  c'était  le  travail  seul 
qui  était  le  producteur  de  toute  richesse.  En  effet,  on 
pourrait  entasser  toutes  les  pièces  d'or,  d'argent,  toutes 
les  valeurs  financières,  combiner  tous  les  transfère- 
ments  et  tous  les  virements  possibles,  brasser  le  tout, 
tant  que  l'on  voudra,  le  temps  ne  les  augmentera  pas 
d'un  gramme,  les  espèces  ne  feront  pas  de  petits.  Les 
spéculations  les  plus  abstraites  et  les  plus  fictives 
supposent  toujours  un  produit  naturel,  une  certaine 
dose  de  travail  sur  lesquels  puissent  se  baser  leurs 
calculs. 

Que  Ton  supprime  ces  valeurs,  les  relations,  cer- 
tainement seront  modifiées,  les  conditions  d'existence 
et  du  travail  prendront  une  autre  tournure,  à  coup 
sûr,  mais,  somme  toute,  il  n'y  aura  pas  un  gramme 
de  moins  de  viande,  un  grain  de  blé  de  moins.  L'hu- 
manité pourrait  continuer  de  vivre,  tandis  que  du 
jour  où  les  producteurs  refuseraient  le  travail,  la  bour- 
geoisie avec  son  capital  ferait  triste  mine.  C'est  donc 
le  travail  qui  est  le  vrai  producteur  de  richesses.  Le 
capital  représenta  toute  la  valeur  et  le  produit  dont  le 
travail  a  été  frustré. 

Si  les  premiers  trafiquants  s'étaient  contentés  d'é- 
changer des  objets  de  consommation  contre  d'autres 
objets  de  consommation,  ils  n'auraient  pu  se  créer  de 
capital.  Si  deux  individus  échangent  deux  objets 
d'égale  valeur,  ils  ne  sont  pas  plus  riches  après  qu'a- 
vant. Ils  peuvent  être  davantage  satisfaits  l'un  et 
l'autre,  en  possédant  un  objet  qui  éveille  davantage 
leur  affection,  mais  c'est  le  seul  avantage  qu'ils  ea 


2  24  LA    SOCIETE    FUTURE 

tirent.  S'il  y  a  bénéfice  matériel  pour  l'un,  c'est  qu'il 
y  a  perte  pour  l'autre,  c'est  qu'alors  il  y  a  tromperie, 
le  «  marquage  à  la  fourchette  »  a  fait  son  apparition. 

A  l'aurore  de  l'humanité,  lorsque  toutes  les  facultés 
de  l'homme  étaient  concentrées  sur  la  possibilité  de 
vivre,  l'homme  pouvait  bien  échanger  un  objet  contre 
un  autre,  mais  ce  n'était  qu'un  échange  de  services, 
qui  s'opérait,  il  n'y  avait  encore  aucune  place  pour  le 
commerce,  ni  le  capital.  Ceux-ci  ne  firent  leur  appa- 
rition, que  lorsque  certains  individus  eurent  appris  à 
spéculer  sur  les  désirs  de  leurs  semblables  et  à  se 
faire  payer  leurs  services  plus  qu'ils  ne  valaient  réel- 
lement. Ce  dut  être  la  survivance  d'un  souvenir  sem- 
blable qui,  chez  les  anciens  grecs  et  romains,  leur 
avait  fait  donner  aux  voleurs  et  aux  marchands  un  dieu 
commun  :  Mercure! 

L'évolution  ayant  pris  cette  direction,  plus  l'homme 
s'est  développé,  plus  la  spécialisation  s'est  accentuée, 
c'est  ce  qui  fait  que  le  commerce  est  devenu  une  ins- 
titution que  l'on  retrouve  déjà  complètement  établie 
dès  l'aurore  de  l'époque  historique.  Plus  les  échanges 
se  sont  multipliés,  plus  les  capitaux  se  sont  concen- 
trés entre  les  mains  de  ceux  qui  avaient  formé  la 
classe  mercantile,  mais  l'ancienneté  du  vol  ne  peut 
justifier  le  vol  actuel,  et  ceux  qui  en  sont  victimes  ont 
le  devoir  de  s'y  soustraire. 

La  création  de  la  valeur  d'échange,  c'est-à-dire  la 
monnaie,  a  permis  à  ce  vol  de  s'établir  parmi  les  as- 
sociations humaines,  en  faisant  croire  aux  individus 
à  une  rémunération  de  services,  tandis  qu'on  les  spo- 
liait d'une  partie  de  leur  production,  en  les  trompant 
sur  la  valeur  réelle  des  objets.  Le  capital  n'est  que  le 
produit  accumulé  des  vols  que  les  générations  passées 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  2  25 

de  spéculateurs  ont  fait  subir  aux  producteurs,  et  c'est 
ce  vol  que  l'on  prétend  nous  faire  accepter  comme  la 
conséquence  d'une  «  loi  naturelle  »,  pour  légitimer 
les  vols  que  l'on  voudrait  continuer  de  faire  subir  aux 
générations  présentes  et  futures. 

Nous  venons  de  voir  que  l'on  n'avait  pas  pu  établir 
une  véritable  mesure  de  la  valeur,  nous  allons  voir 
maintenant  que,  jusqu'à  présent,  on  ne  nous  a  pré- 
senté que  des  conceptions  arbitraires  de  la  valeur,  que 
cette  mesure  est  impossible  à  créer  et  que,  par  consé- 
quent, la  prétention  des  économistes  et  des  socialistes 
de  vouloir  établir  une  société  où  chacun  serait  rému- 
néré selon  son  travail  n'est  qu'une  fumisterie,  et 
qu'une  règle  établie  en  ce  sens  ne  sera  que  la  conti* 
nuation  de  la  spoliation  légale  des  uns  au  déirimem 
des  autres. 


i3. 


XV 


LA    MESURE   DE    LA   VALEUR   ET    LES    COMMISSIONS    DE 

STATISTIQUE 


Comme  nous  l'avons  vu,  il  n'y  a  pas  que  les  éco- 
nomistes pour  déclarer  la  constitution  de  la  valeur 
nécessaire  à  l'organisation  d'une  société  stable.  Tous 
les  socialistes  qui  ont  voulu  établir  des  plans  de  réor- 
ganisation sociale  sont  venus  se  buter  à  cetécueil.  Les 
socialistes  qui  demandent  l'abolition  de  la  propriété 
individuelle  ;  les  collectivistes  qui  se  prétendent  révo- 
lutionnaires, n'ont  rien  trouvé  de  mieux,  pour  rem- 
placer l'organisation  capitaliste,  que  d'établir,  dans 
leur  société,  des  commissions  de  statistique,  chargées 
de  veiller  à  la  production  et  de  répartir  les  produits 
au  prorata  du  travail  de  chacun,  ayant  reconnu  que 
la  monnaie-étalon,  encours,  était  nuisible,  ils  en  ont 
décrété  la  suppression...  pour  la  remplacer  par  une 
autre  de  leur  invention  ! 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  227 

Ce  que  c'est  que  la  force  des  préjugés! 

On  a  compris  touie  la  fausseté  du  mercantilisme 
actuel  ;  on  a  compris  qu'il  fallait  abolir  la  concurrence 
individuelle,  en  détruisant  la  monnaie,  valeur  d'é- 
change, instrument  de  dol  et  de  fraude^  et  ceux  qui 
ont  compris  cela,  ne  trouvent  rien  de  mieux  que  de 
remplacer  un  pouvoir  par  un  autre,  de  substituer  à 
l'argent,  valeur  d'échange,  une  autre  valeur  d'échange! 
Leurrévolutionnarisme  consiste  à  changer  le  nom  des 
choses!  Est-ce  pour  obtenir  ce  piètre  résultat  que  les 
travailleurs  doivent  risquer  leur  existence  ? 

Qu'importe  que  ceux  qui  nous  gouvernent,  tien- 
nent, de  par  la  force  de  leur  capital,  le  droit  de  nous 
imposer  leur  volonté,  dans  la  production  et  les  échan- 
ges ou  qu'ils  fassent  consacrer  cette  volonté  par  une 
comédie  électorale? 

Qu'importe  aux  travailleurs  que  la  valeur  d'échange 
soit  d'un  métal  plus  ou  moins  précieux  :  or,  argent, 
tôle,  fef-blanc,  papier,  cuir-bouilli,  carton  ou  toute 
autre  substance?  Qu'imporre  qu'on  l'appelle  franc, 
dollar,  livre,  florin,  heure  de  travail  ou  toute  autre 
épithète  dont  il  plaira  de  l'affubler,  selon  l'étalon  dont 
on  se  servira  pour  l'évaluer  ?  Qu'y  aura-t-il  de  changé  ? 
Les  mêmes  causes  ne  produiront-elles  pas  les  mêmes 
résultats?  Le  danger  réside-t-ii  dans  l'appellation  ou 
l'emploi  de  la  chose  ? 

Si,  dans  la  société  future,  il  se  fait  encore  échange 
Reproduits,  chacun  alors,  aura  intérêt  à  faire  estime 
les  siens  plus  que  les  autres,  et  aura  le  droit  de  se 
croire  lésé  lorsque  cette  estimation  ne  sera  pas  celle 
qu'il  avait  rêvée.  Nous  verrons  alors  se  reproduire  les 
inconvénients  de  la  société  actuelle. 

Pour  éviter  les  tiraillements  et  les  récriminations. 


228  LA    SOCIÉTÉ   FUTURE 

il  faudrait  trouver  une  base  qui  permît  d'attribuer,  à 
chacun,  la  part  réelle  qui  lui  revient  de  son  travail. 
Il  faudrait  trouver  un  moyen  qui  permît  de  mesurer, 
d'une  façon  mathématique  la  part  d'efforts  de  chacun, 
a-t-on  trouvé  cette  base?  —  Voici  ce  que  dit  un  des 
leurs  : 

«...  Le  grand  moyen  d'action,  le  pivot  du  mutuel- 
lisme,  c'est  la  constitution  de  la  valeur.  En  eff"et,  pour 
établir  l'égal  échange,  l'échange  à  prix  de  revient,  il 
faut  que  la  valeur  soit  constituée. 

»  Mais,  où  trouver  le  critérium  de  la  valeur.^ 

»  Selon  Proudhon,  c'est  l'heure  du  travail.  Il  est 
bon  de  faire  observer  que  les  socialistes  de  ÏLiterna- 
tionale  ont  tous  été  plus  ou  moins  proudhoniens  ;  et 
d'ailleurs,  ils  en  ont  tous  gardé  quelque  chose.  Si 
maintenant  nous  ne  le  sommes  plus,  c'est  que  nous 
avons  reconnu  qu'il  n'y  a  pas  et  qu'il  ne  peut  y  avoir 
de  mesure  de  la  valeur. 

M  Si  on  voulait  absolument  constituer  la  valeur,  on 
arriverait  à  tarifer  les  produits,  sans  tenir  compte  ni 
du  plus  ou  du  moins  des  talents,  ni  des  études,  ni  de 
tout  ce  qu'on  aurait  dépensé  de  force  morale  et  ma- 
térielle pour  fabriquer  ces  produits.  » 

(Extrait  d'un  rapport  au  Congrès  de  Bâle,  cité  par 
B.  Malon  dans  V Internationale,  son  histoij'e  et  ses 
principes.) 

Et  cet  aveu  est  fait  par  tous,  ces  pauvres  économis- 
tes, même,  qui  ont  la  prétention  de  ne  marcher  que 
par  «  lois  naturelles  »,  n'ont  pu,  jusqu'ici  expliquer 
celle-là,  et  sont  forcés  de  convenir  que  le  pivot  de 
leur  système  n'est  qu'une  loi  du  plus  pur  arbitraire! 

e 

En  désespoir  de  cause,  les  socialistes  autoritaires 


LA    SOCIETE    FUTURE  22^ 

se  sont  donc  raccrochés,  faute  de  mieux  à  cette  mesure 
de  la  valeur  :  l'heure  de  travail  !  Seulement,  il  y  a  des 
travaux  qui  demandent  une  dépense  plus  considéra- 
ble de  forces;  il  y  a  des  travaux  plus  répugnants,  plus 
dangereux,  comment  se  tirer  de  cet  écueil? 

Les  uns  veulent  classer  ces  travaux  en  corvées  so- 
ciales, que  chacun  serait  appelé  à  faire  à  tour  de  rôle, 
on  créerait  un  tour  de  service  qui,  probablement  com- 
porterait des  exceptions,  cela  va  sans  dire  du  moment 
qu'ils  seront  organisés  par  une  autorité.  Les  autres 
trouvent  plus  pratique  de  majorer  le  prix  des  heures 
fournies  par  le  personnel  de  ces  travaux.  En  tous  cas, 
voilà  déjà  de  belles  causes  de  division  et  de  chicanes 
parmi  les  sociétés. 

Mais,  il  y  a  plus.  Dans  tout  travail,  il  y  a  plusieurs 
facteurs:  force  musculaire  et  adresse,  travail  cérébral 
à  divers  degrés  de  complexité,  raisonnement,  mé- 
moire, comparaison,  simplification  ou  perfection  du 
travail,  que  sais-je  encore,  n'en  voilà-t-il  pas  assez 
pour  compliquer  la  question  et  rendre  le  travail  des 
répartiteurs  diablement  ardu  sinon  impossible? 

Sur  quelle  base  établir  une  valeur  d'échange  qui 
donne  à  chacun  le  «  produit  intégral  »  de  son  travail, 
et  empêche  toute  réclamation?  Quel  est  le  dynamo- 
mètre qui  pourra,  constamment,  être  adapté  aux  nerfs 
de  l'individu  pour  enregistrer  les  forces  dépensées  et 
leur  application,  qui  pourra  enregistrer  ses  opérations 
cérébrales? 

Cette  valeur  d'échange  ne  pouvant  se  constituer  que 
d'une  façon  tout  approximative,  selon  un  travail  et 
un  temps  donné,  on  sera  donc  forcé  d'adopter,  à  l'a- 
miable, une  moyenne,  entre  tous  les  genres  de  tra- 
vaux? Qui  établira  cette  moyenne?  —  Les  commis- 


23o  LA    SOCIÉTÉ   FUTURE 

sîons  de  Statistique.  Mais  ceux  qui  se  croiront  lésés?.,, 
comment  les  satisfera-t-on  ?  Cette  moyenne  h  leur 
imposera-t-on  de  force?  Certains  collectivistes  se  gen- 
darment quand  on  leur  dit  que  leurs  commissions  se- 
raient des  gouvernements,  «  Administration  »,  oui, 
«  gouvernement,  non  »,  répondent-ils. 

De  deux  choses  l'une,  pourtant,  cette  adoption  de 
la  valeur  sera  imposée,  ou  les  travailleurs  auront  ac- 
quis assez  de  sens  pratique,  d'abnégation  sur  les  pe- 
tites questions  d'intérêt,  pour  accepter  une  chose  qui 
leur  paraîtrait  préférable  à  l'état  de  choses  actuel?... 

Pourquoi,  alors,  leur  refusez-voos  cet  esprit  de  so- 
lidarité, lorsqu'il  s'agit  de  la  société  anarchiste  ? 

D'autre  pan,  en  créant  les  bons  de  travail  —  c'est 
le  nom  de  la  nouvelle  monnaie,  —  comment  empê- 
chera-t-on  l'accumulation?  autre  difficulté  très  im- 
portante à  résoudre,  sinon  on  ouvre  la  porte  à  la  pos- 
sibilité de  capitaliser. 

A  cela  on  a  répondu  que,  l'accumulation  ne  pouvant 
porter  que  sur  des  objets  de  consommation,  la  pro- 
priété immobilière,  le  sol,  l'outillage,  etc.,  étant  ina- 
liénables, les  dangers  de  cette  accumulation  ne  pour- 
raient être  bien  grands. 

Au  point  de  vue  de  la  reconstitution  de  la  propriété 
individuelle,  il  est  bien  évident  que  cette  accumula- 
tion ne  pourrait  être  bien  dangereuse.  Mais  il  y  a  un 
danger  moral  :  en  permettant  aux  individus  d'amasser 
et  de  thésauriser,  on  leur  fournirait  le  moyen  de  re- 
constituer le  commerce  et  la  concurrence  individuelle 
que  l'on  a  la  prétention  de  détruire  dans  la  reconsti- 
tution de  la  nouvelle  société.  Au  lieu  d'amortir  'les- 
prit  de  lucre  et  de  mercantilisme  si  funestes  aujour-. 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  23 1 

d'hui,  on  les  entretiendrait  dans  l'esprit  des  individus, 
ce  serait  les  inciter  à  chercher  les  moyens  d'étendre 
encore  cette  facilité  d'échange.  C'est  comme  cela  qu'a 
débuté  la  société  capitaliste.  Est-ce  bien  la  peine  de 
faire  une  révolution  pour  en  revenir  à  notre  point  de 
départ? 

Mais  en  dehors  de  ce  danger  à  échéance,  il  y  en 
aurait  un  plus  immédiat,  et  dont  le  résultat  serait  la 
dislocation  du  système  collectiviste.  Nous  allons  expli- 
quer comment  : 

Supposons  ces  individus  «  mal  intentionnés  »  — 
que  les  collectivistes  affirment  devoir  abonder  dans 
une  société  anarchiste.  —  Supposons  ces  individus 
pouvant  produire  beaucoup  plus  qu'ils  n'aurom  be- 
soin —  cela  se  voit  tous  les  jours  —  et,  par  là,  arri- 
vant à  accumuler.  Pour  ne  pas  noircir  le  tableau  plus 
qu'il  ne  convient,  nous  laisserons  de  côté  la  possibi- 
lité dt  spéculation  ou  de,  solder  des  individus  qu'ils 
emploieraient  à  satisfaire  leurs  caprices  personnels., 
supposons  ces  dangers-là  écartés.  Rien  que  le  fait 
d'accumuler  est  un  danger.  Car,  pendant  que,  d'un 
côté,  ils  encombreraient  les  magasins  sociaux  du  pro- 
duit de  leur  activité,  cette  surabondance  n'étant  pas 
équilibrée  par  une  consommation  égale,  les  calculs 
des  commissions  de  statistique  se  trouveraient  ainsi 
bouleversés  de  fond  en  comble,  car,  chaque  heure  de 
travail  équivalant  à  un  produit  représenté  en  maga- 
sin, ce  produit  ne  pourrait  être  délivré  que  contre  le 
«  bon  »  correspondant.  S'il  se  trouvait  des  individus 
laissant  périmer  leurs  bons,  faute  de  besoin,  il  pour- 
rait arriver  que  d'autres  individus,  ayant  besoiu  de  ce 
même  produit  en  magasin,  ne  pourraient  se  le  pro- 
curer faute  du  bon  y  afférent. 


233  LA    SOCIÉTÉ    FUTURE 

Les  collectivistes  ont  bien  prévu  Tobjection,  car  ils 
se  sont  évertués  à  trouver  toutes  sortes  de  palliatifs. 
Mais,  comme  tous  les  palliatifs,  cela  complique  fort 
inutilement  le  système  et  laisse  toujours  subsister  le 
danger.  Ils  ont  trouvé,  entre  autres,  l'annulation  pé- 
riodique des  bons  de  travail  inemployés! 

Mais  les  individus  peuvent  fort  bien  ne  pas  conser- 
ver leurs  bons  et  les  échanger  contre  des  produits  qui 
se  conservent  indéfiniment.  Puis,  où  serait  la  raison 
de  m'empêcher  d'échanger  mes  anciens  bons  contre 
des  nouveaux,  à  l'époque  de  leur  renouvellement  ?  — 
Il  pourrait  se  faire  que  je  veuille  travailler  et  accu- 
muler dix,  vingt  ans  de  mon  existence  pour  faire  la 
noce  ensuite,  à  rien  produire,  de  quel  droit  m'en  em- 
pecheriez-vous?  Instituerez-vous  la  consommation 
immédiate  et  obligatoire? 

Mais,  autre  difficulté  encore.  Il  y  a  des  gens  qui^ 
sans  intentions  perverses,  peuvent  avoir  la  faculté  de 
produire  indéfiniment  et  y  trouver  leur  plaisir,  sans 
éprouver  le  besoin  de  consommer  ce  qu'ils  produi- 
sent. Or,  chaque  bon  de  travail  devra  être  représenté, 
en  magasin,  par  son  équivalent  en  produits;  il  pourra 
surgir  alors,  dans  une  société  soi-disant  égalitaire, 
cette  anomalie  que,  faute  de  besoins,  des  individus 
auront  laissé  périmer  leurs  bons,  et  qu'il  y  aura  ainsi, 
en  magasin,  des  produits  inutilisés,  pendant  que  d'au- 
tres individus  ne  pourront  satisfaire  leurs  besoins, 
faute  de  produire  en  conséquence. 

Puis,  comme  les  commissions  de  statistique  doivent 
régler  la  production  selon  les  besoins  de  la  consom- 
mation, se  trouvant  en  présence  de  produits  inutilisés, 
elles  se  verront,  forcément,  amenées  à  restreindre  la 
production  desdits  produits.  Et,  de  même  que,  dans 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  233 

Ja  société  actuelle,  l'encombrement  des  magasins  pro- 
duit la  pauvreté  et  le  chômage  pour  les  producteurs, 
nous  nous  demandons  quelles  complications  pour- 
raient surgir  de  toutes  ces  causes  de  perturbation. 

Et  nous  arrivons  alors  à  cette  alternative  citée  plus 
haut  :  ou  bien  forcer  les  individus  à  dépenser  leurs 
«  bons  de  travail  »  ou  bien  détruire  les  produits  non 
réclamés,  ou  bien  en  faire  une  distribution  gratuite 
aux  «  nécessiteux  »  !  —  Rétablissement  de  l'assis- 
tance publique,  alors? 

Mais  les  collectivistes  affirment  que  leurs  commis- 
sions de  statistique  n'auraient  aucun  pouvoir  pour 
imposer  leurs  décisions?  —  Il  faudrait  donc  qu'elles 
acceptent  de  barboter  dans  le  gâchis  qui  découlerait 
de  leur  tentative  d'organisation,  qu'elles  laissent  se 
produire  le  chômage  qui  résulterait  de  l'encombre- 
ment des  produits,  ou  bien  alors  qu'elles  passent  par 
dessus  les  règles  qu'elles  auraient  elles-mêmes  éta- 
blies, ou  bien  encore  qu'elles  fassent  appel  à  la  bonne 
volonté  des  individus? 

Pourquoi  leur  nier,  alors,  le  droit  et  la  faculté  de 
s'orienter  eux-mêmes,  au  gré  des  circonstances? 

C'est  ici  que,  malgré  toutes  les  dénégations,  nous 
voyons  poindre  le  rôle  de  ces  fameuses  commissions 
de  statistique.  Elles  réglementeraient  les  heures  de 
travail  en  fixant  à  chacun  le  temps  qu'il  devrait  four- 
nir à  la  collectivité;  elles  réglementeraient  la  produc- 
tion en  indiquant  à  chacun  ce  qu'il  devrait  produire; 
il  n'y  a  que  la  consommation  :  nous  voyons  bien 
comment  on  la  limiterait,  mais  non  comment  on  la 
balancerait  avec  la  production.  Dans  une  société  sem- 
blable, l'individu  se  trouverait  limité  dans  tous  ses 
actes,  à  chaque  mouvement  il  se  casserait  le  nez  contre 


234  LA   SOCIÉTÉ   FUTURE 

une  loi  prohibitoire.  Gela  peut  être  du  «•  collecti- 
AÙsme  »,  mais,  à  coup  sûr,  ce  n'est  pas  là  de  l'égalité; 
de  la  liberté  encore  bien  moins. 

En  dehors  de  tous  ces  inconvénients,  il  y  en  a  en- 
core un  plus  dangereux.  C'est  qu'en  instituant  ces 
commissions  —  qui  ne  seraient  autre  chose  qu'un 
gouvernement,  sous  une  dénomination  différente  — 
nous  n'aurions  tout  bonnement  fait  une  révolution 
que  pour  activer  la  concentration  des  richesses,  qui 
s'opère  aujourd'hui  dans  les  hautes  sphères  capita- 
listes, et  arriver,  en  fin  de  compte,  à  mettre  entre  les 
mains  de  quelques-uns  la  propriété  de  Toutillage  et 
de  toutes  les  richesses  sociales,  à  augmenter  cette  bu- 
reaucratie qui  nous  épuise  et  nous  tue  actuellement. 

Les  capitalistes  voudraient,  aujourd'hui,  détruire 
l'Etat  en  le  fragmentant,  et  en  faisant  de  chacune  de 
ses  fonctions  une  entreprise  industrielle.  Gela  pour 
y  mettre  la  main  plus  sûrement  encore  qu'ils  ne  l'ont 
déjà.  Les  collectivistes  veulent  s'emparer  de  la  ri- 
chesse pour  la  concentrer  entre  les  mains  de  l'Etat, 
même  besogne  au  fond,  prise  en  sens  inverse  pour 
arriver  au  même  résultat. 

Aujourd'hui  que  l'Etat  ne  possède  qu'une  minime 
partie  de  la  fortune  publique,  il  a  su  créer,  autour  de 
lui,  une  foule  d'intérêts  particuliers  qui  sont  inté- 
ressés à  sa  conservation  et  font,  d'autant,  obstacle  à 
notre  émancipation.  Que  serait-ce  donc  d'un  Etat  pa- 
tron, capitaliste  et  propriétaire,  tout  à  la  fois  ?  D'un 
Etat  omnipotent,  disposant,  à  son  gré,  de  toute  ia 
fortune  sociale  et  la  répartrssant  au  mieux  de  ses  in- 
térêts. Un  Etat,  enfin,  qui  serait  maître,  non  seule- 
ment de  la  génération  présente,  mais  aussi  des  gêné- 


LA    SOCrÉTÉ    FUTURE  235 

rations  futures,  en  prenant  à  sa  charge  l'éducation 
de  Fenfnnce,  et  pouvant  ainsi,  à  volonté,  lancer  l'hu- 
manité dans  la  voie  du  progrès  par  une  éducation 
large  et  sans  bornes,  ou  bien  en  arrêter  le  dévelop- 
pement par  une  éducation  étroite  et  rétrograde.  On 
recule  effrayé  devant  une  telle  autorité,  disposant  de 
si  puissants  moyens  d'action. 

C'est  comme  le  capitalisine.  Il  est  parvenu  à  créer 
un  ordre  de  choses  qui  lui  aiJe  à  soutenir  ses  inté- 
rêts de  classe,  mais  chaque  membre  de  cette  classe  a 
des  intérêts  particuliers  qui  le  mettent  en  antagonisme 
avec  les  membres  de  sa  caste  et  font  que  le  travailleur 
en  profite  pour  en  arracher  un  avantage.  Une  révo- 
lution collectiviste  aurait  pour  effet  d'accélérer  la  fu- 
sion de  nos  deux  ennemis  :  le  Capital  et  l'Autorité  ! 

Nous  nous  plaignons  que  la  société  actuelle  nous 
arrête  dans  notre  marche  en  avant,  nous  nous  révol- 
tons de  ce  qu'elle  comprime  nos  aspirations  sous  le 
joug  de  son  autorité  !  Que  serait-ce  donc  dans  une 
société  où  rien  ne  pourrait  se  produire,  s'il  ne  portait 
l'estampille  de  l'Etat  représenté  par  les  commissions 
de  statistique  ? 

Dans  une  société  semblable  toutes  les  bonnes  vo- 
lontés seraient  annihilées,  toutes  les  initiatives  se- 
raient brisées.  Aucune  idée  nouvelle  ne  pourrait  voir  le 
jour,  si  elle  ne  parv^enait  à  se  faire  reconnaître  d'utilité 
publique;  or,  comme  toute  idée  nouvelle  est  forcée  de 
lutter  contre  les  idées  ayant  cours,  ce  serait  l'étouffe- 
ment  systématique,  Técrasement  complet  pour  toute 
idée  neuvfc.  Elle  serait  morte  avant  d'avoir  vu  le  jour. 

Ainsi,  pour  ne  prendre  qu'un  exemple,  l'imprime- 
rie qui,  jusqu'à  ce  jour,  a  été  un  des  plus  puissants 


236  LA    SOCIÉTÉ    FUTURE 

moyens  de  progrès,  en  permettant  de  vulgariser  les 
connaissances  humaines,  et  que  les  lois  les  plus  res- 
trictives ne  peuvent  parvenir  à  faire  taire,  l'imprime- 
rie serait  fermée  aux  idées  nouvelles  ;  car,  quel  que 
soit  le  désintéressement  de  ceux  qui  seraient  appelés 
à  former  le  gouvernement  collectiviste,  on  nous  per- 
mettra —  et  la  largeur  de  conceptions  que  déploient 
ses  apôtres  actuels,  ne  peut  guère  nous  enlever  ce 
doute,  —  on  nous  permettra  de  douter  qu'ils  puissent 
pousser  l'abnégation  jusqu'à  laisser  imprimer  quoi 
que  ce  soit,  attaquant  leurs  actes,  leur  autorité,  leurs 
décisions;  surtout  lorsqu'ils  pourraient  se  croire  in- 
vestis du  soin  de  mener  les  individus  à  un  bonheur 
qu'ils  se  déclarent  incapables  d'atteindre  sans  eux,  et 
que,  pour  légitimer  ce  refus,  il  leur  suffirait  d'alléguer 
des  considérations  d'ordre  public  :  que,  par  exem- 
ple, les  forces  productrices  étant  toutes  absorbées  par 
les  besoins  immédiats,  il  ne  leur  serait  pas  loisible 
de  les  détourner  de  leur  fonction  pour  la  création  de 
choses  dont  le  besoin  n'est  pas  suffisamment  établi. 
Et  plus  ces  hommes  seraient  sincères,  plus  ils  au- 
raient foi  en  l'ordre  de  choses  dirigé  par  eux,  plus 
ils  seraient  impitoyables  pour  les  idées  qui  vien- 
draient combattre  leurs  conceptions.  Etant  ferm.e- 
ment  convaincus  que  le  bonheur  humain  est  au  bout 
de  leurs  spéculations,  ils  n'en  étoufferaient  que  plus 
impitoyablement  les  idées  contraires.  Nous  avons 
trop  souffert  de  l'autorité  pour  ne  pas  prendre  nos 
précautions  contre  l'avenir,  nous  ne  voulons  plus  re- 
mettre nos  destinées  à  la  disposition  des  errements 
individuels  ou  collectifs. 

Les  commissions  de  statistique,  nous  dit-on,  ne  se- 


LA   SOCIÉTÉ   FUTURE  23/ 

raient  pas  une  autorité  :  elles  détermineront  la  pro- 
duction, répartiront  les  ipToduhs,  elles  établiront  ceci , 
organiseront  cela,  mais  ça  ne  serait  pas  un  gouver- 
nement. Ho  !  pas  le  moins  du  monde.  Comment  donc  ! 
bien  au  contraire,  elles  seraient  les  servantes  du  peu- 
ple ! 

Nous  demanderons  alors  :  Si  les  groupes  ou  indi- 
vidus, restent  libres  de  les  envoyer  promener  quand 
elles  les  embêteront,  où  est  leur  utilité  ?  N'est-il  pas 
plus  simple  de  laisser  les  individus  s'organiser  libre- 
ment, régler  leur  production  et  leur  consommation 
comme  ils  l'entendront  ?  sans  venir  compliquer  la 
chose  d'un  rouage  inutile  ? 

Quelles  que  soient  les  dénégations  de  ces  partisans 
honteux  de  l'autorité,  ils  auront  de  la  peine  à  sortir 
de  ce  dilemme  :  Ou  bien  les  groupes  et  les  individus 
seront  libres  d'accepter  ou  de  rejeter  les  décisions  de 
ces  commissions,  ou  bien  ces  décisions  auront  force 
de  loi  ? 

Dans  le  premier  cas,  inutile  d'établir  les  commis- 
sions, dans  le  second,  il  faudra  donc  créer  une  force 
pour  appuyer  ces  décisions  ?  En  ce  cas,  alors,  que 
devient  la  liberté  des  opposants  ? 


XVI 


LA    DICTATURE    DE    CLASSE 


Mais  c'est  si  bien  un.  gouverne  m  eut,  avec  tous  ses 
pouvoirs,  tous  ses  attributs,  qu'ils  veulent  établir 
que,  pour  le  justifier  à  l'avance,  les  socialistes  auto- 
ritaires proclament  bien  haut  :  qu'il  faudra  établir  la 
«  dictature  de  classe  ». 

Qu'entend-on  par  «  dictature  de  classe  »?  Voilà, 
par  exemple,  ce  que  l'on  oublie  d'expliquer.  Ne  se- 
rait-ce pas  là  encore  un  de  ces  mots  pompeux,  bien 
ronflants,  bien  sonores  et  tout  à  fait  vides  de  sens, 
ne  signifiant  absolument  rien  ;  mots  creux  que  l'on 
jette,  de  temps  à  autre,  en  pâture  à  la  foule,  pour  évi- 
ter de  lui  donner  des  explications  que  l'on  serait  bien 
en  peine  de  fournir.  Mots  semblant  contenir  tout  un 
monde  de  promesses,  dont  s'emparent  les  naïfs  pour 
s'en  faire  un  drapeau,  et  à  l'aide  desquels  on  les  berne 
et  on  les  bafoue.  «  Dictature  de  classe  »  !  Voyons 
donc  ce  que  cela  veut  dire. 
«  Ce  serait  l'arme  des  travailleurs  contre  la  bour- 


LA   SOCIÉTÉ    FUTURE  239 

geoisie  »,  nous  répond-on.  —  Très  bien  ;  mais  com- 
ment CKercera-t-on  cette  «  dictature  de  classe  »  au 
lendemiiin  d'une  révolution  *  qui,  pour  avoir  réussi, 
aura  dû  avoir,  pour  effet,  justement,  de  faire  dispa- 
raître toutes  les  inégalités  sociales  ?... 

Isous  avons  beau  creuser  ce  problème,  nous  ne 
pouvons  en  tirer  qu'une  conclusion.  —  En  agitant 
devant  l'imagination  des  travailleurs,  le  spectre  bour- 
geoiSj  on  veut  les  habituer  à  n'être  qu'une  masse 
aveugle,  inconsciente,  recevant  le  mot  d'ordre  de 
certaines  têtes  de  colonnes;  on  voudrait  les  habituer 
à  n'agir  que  d'après  une  impulsion  donnée  par  un 
centre  directeur,  sans  permettre  la  moindre  initiative 
personnelle;  on  préparerait  ainsi  l'avènement  de  tout 
un  système  dictatorial  que  personne  n'aurait  à  discu- 
ter, que  l'on  imposerait,  à  tous,  au  lendemain  de  la 
révolution. 

Cela  est  bien  calculé  ;  avec  ce  système,  le  gouver- 
nement officiel  pourrait,  à  la  rigueur,  se  faire  hum- 
ble, soumis,  faire  semblant  de  ne  marcher  q.ue  d'après 
les  ce  désirs  du  peuple  «.  Pas  besoin  en  apparence,  de 
police  et  d'armée  officielles,  ces  moyens  coercitifs  lui 
seraient  spontanément  fournis  par  ce  bon  populo, 
toujours  généreux.  N'aurait-on  pas  en  main  toutes 
les  forces  vives  de  la  Révolution,  habituées  à  exécu- 
ter, sans  discuter,  les  ordres  suggérés  par  les  comités 
directeurs  anonymes  !  La  dictature  de  l'Hôtel-de- 
Ville  pourrait  se  faire  paterne  et  doucereuse,  nous  en 
aurions  une,  insaisissable  et  toujours  renaissante 
dans  nos  rangs. 

I.  Les  autoritaires,  eux,  admettent  la  transformation  sociale 
brusquement  opérée  par  une  révolution.  Ils  en  font  la  raison 
de  l'autorité  qu'ils  veulent  établir. 


240  LA   SOCIÉTÉ   FUTURE 

Nous  devons  combattre,  de  toutes  nos  forces,  une 
pareille  dictature,  cent  fois  plus  terrible,  dans  ses  ef- 
fets, que  toutes  celles  qui  ont  pu  exister  jusqu'à  pré- 
sent. Le  peuple  ne  ferait  qu'imposer  ce  qui  lui  serait 
dicté  par  ses  maîtres,  alors  qu'il  croirait  imposer  ses 
propres  volontés.  Pas  une  mesure  dont  il  demande- 
rait l'application  qui  ne  lui  fût  suggérée  par  ceux 
qui  en  auraient  besoin  pour  le  mater. 

De  plus,  les  individus  que  l'on  aurait  arrachés  à 
l'atelier^  ne  pourront  plus  produire,  forcés,  qu'ils  se- 
ront, de  donner  tout  leur  temps  à  l'exercice  de  cette 
dictature.  Ils  deviendront  donc,  par  ce  fait,  des  bour- 
geois? La  première  chose  qu'ils  auraient  à  faire,  se- 
lon nous,  pour  inaugurer  leurs  fonctions,  serait  de  se 
supprimer  eux-mêmes. 

A  cela,  on  nous  répondra  que,  exerçant  cette  dic- 
tature de  par  la  volonté  de  leurs  camarades,  et  au 
profit  du  bien-être  général,  leur  production,  pour 
n'être  pas  matérielle,  n'en  serait  pas  moins  effective, 
puisqu'ils  contribueraient  à  la  bonne  marche  de  l'or- 
dre social.  Que  les  facultés  productrices,  du  reste,  ne 
se  bornent  pas  à  ouvrer  des  objets,  et  que  le  savant 
qui  résout  un  problème  d'algèbre,  de  physique  ou  de 
psychologie,  est  producteur  au  même  titre  que  celui 
qui  a  cultivé  un  champ,  tourné  une  pièce  mécanique 
ou  fabriqué  une  paire  de  bottes.  Qu'ils  ont  droit  à 
une  rétribution,  quel  que  soit  .e  mode  de  leur  acti- 
vité. 

Certes,  nous  savons  que  le  travail  cérébral  peut 

I.  Nous  supposons  que  ce  soient  des  ouvriers  que  l'on  aura 
pris  pour  «  dictaturer  ». 


LA.   SOCIÉTÉ    FUTURE  24 1 

?tre  aussi  producteur  que  le  travail  manuel,  nous  ne 
voulons  pas  exalter  l'un  aux  dépens  de  l'autre.  Cha- 
que manifestation  de  l'individualité  humaine  est 
utile  à  la  bonne  marche  de  l'humanité,  toutes  doi- 
vent avoir  leur  place  dans  la  société  que  nous  vou- 
lons. Mais  défions-nous  des  arguties  des  partisans  du 
distinguo. 

A  quoi  nous  servirait  de  Jeter  une  aristocratie  par 
dessus  bord,  si  nous  nous  empressions  d'en  élever 
une  autre  à  sa  place?  En  serions-nous  plus  avancés? 

«  Nous  serions  conduits  par  nos  égaux  »,  nous 
dit-on.  Ils  ne  le  seraient  plus  du  jour  où  nous  leur 
aurions  donné  le  droit  de  nous  commander.  Et 
qu'importe  qui  dicte  l'ordre,  quand  celui  qui  le  re- 
çoit n'a  plus  qu'à  obéir? 

Ah  !  ce  qui  pèse  aujourd'hui  si  lourdement  sur  nos 
épaules,  ce  n'est  pas  le  petit  nombre  de  patrons  et  de 
propriétaires  qui  vit  de  notre  travail.  Si  la  misère 
étreint,  à  l'heure  actuelle,  tant  de  travailleurs  ce  n'est 
pas  tant  que  la  propriété  appartient  à  quelques  indi- 
vidus, mais  c'est  surtout  parce  que  ces  individus  ont 
besoin  de  tout  un  système  d'organisation  hiérarchi- 
que qui  entraîne,  avec  lui,  la  création  d'une  foule 
d'emplois  inutiles  qui,  tous,  pèsent  sur  le  producteur 
et  pour  lesquels  ce  dernier  est  forcé  de  travailler. 
Qu'importe  que  Ton  nous  change  les  noms,  qu'im- 
porte la  façon  de  recruter  le  personnel,  si  la  charge 
nous  reste  sur  les  épaules  ? 

» 

Si  le  peuple  réussit  à  faire  sa  révolution,  en  s'em- 

parant  de  la  propriété,  avons-nous  dit,  les  classes  de- 
vront, par  le  fait,  être  abolies?  Et  alors,  nous  ne 
voyons  plus  la  nécessité  d'exercer,  à  leur  rencontre, 

14 


242  LA   SOCIÉTÉ    FUTURE 

une  dictature  quelle  qu'elle  soit.  '.;  Il  restera,  »  dit- 
on,  «  des  bourgeois  qui  pourraient  être  un  danger 
pour  le  nouvel  état  de  choses,  c'est  leur  existence  qui 
nécessitera  l'établissement  de  cette  dictature  ». 

Très  bien;  on  établira  un  pouvoir  pour  réduire  à 
l'impuissance  ceux  qui  voudraient  ramener  la  société 
en  arrière.  Rien  de  mieux.  Mais  ce  pouvoir,  une 
fois  établi,  qui  l'empêchera  de  faire  la  guerre  à  ceux 
qui  voudront  marcher  en  avant  ?  —  Portés  au  pouvoir 
pour  faire  la  guerre  aux  individus  mécojitents  de 
la  situation  par  vous  créée,  qui  saura  faire  la  diffé- 
rence entre  ces  mécontents:  de  ceux  qui  voudront 
pire  et  de  ceux  qui  voudront  mieux? 

Allons  donc!  cette  dicta. ure  est  par  trop  élastique, 
nous  n'en  voulons  pas.  Pour  nous,  partisans  de  la  li- 
berté vraie,  nous  considérons  que  le  mauvais  vou- 
loir de  quelques  individus  isolés  dans  la  société  ne 
justifie  pas  la  réglementation  de  tous.  Privés  de  ce 
qui  fait  leur  force  aujourd'hui  :  capital,  autorité,  la 
mauvaise  volonté  des  bourgeois  ne  saurait  être  un 
danger  pour  personne.  Un  pouvoir  à  la  tête  de  la  so- 
ciété serait  un  danger  pour  tous. 

Et  puis,  sérieusement,  croit-on  qu'une  transforma- 
tion sociale,  devant  arracher  la  propriété  des  mains 
de  la  minorité,  puisse  s'établirsans  avoir  à  passer  par 
par  les  tâtonnements  que  l'on  prévoit  pour  la  société 
anarchiste  ?  —  Assurément  non.  Puis,  avantage  pour 
ce  dernier,  pendant  qu'il  irait^  en  tâtonnant  c'est 
vrai,  mais  librement  du  moins,  laissant  à  chaque  ca- 
ractère, à  chaque  tempérament,  la  faculté  d'évoluer, 
selon  sa  conception,  en  développant  son  initiative, 
l'organisation  centralisée,  avec  sa  prétention  d'établir 
un  système  unique,  irait,  heurtant  de  front,  la  sus- 


LA   SOCIÉTÉ    FUTURE  243 

ceptibilité  des  uns,  les  espérances  des  autres,  créant 
des  mécontents,  mais  aussi  des  satisfaits  et  des  inté- 
rêts nouveaux  autour  d'elle  qui,  se  resserrant  autour 
de  cette  nouvelle  autorité,  s'en  servirait  pour  réduire 
les  premiers,  ne  leur  laissant  d'autre  porte  de  sortie 
qu'une  révolution  nouvelle. 

Au  contraire,  en  laissant  les  groupes  libres  de  leur 
organisation,  tel  groupe  qui  ne  se  trouverait  plus  en 
rapport  avec  les  développements  de  la  société,  pour- 
rait se  réorganiser  sur  de  nouvelles  bases;  les  indivi- 
dus faisant  partie  de  ce  groupe,  pourraient,  si  ce 
groupe  ne  répondait  plus  à  leurs  aspirations,  le  quit- 
ter pour  entrer  dans  un  autre  qui  répondrait  mieux  L 
leurs  nouvelles  conceptions  ou  en  former  un  nou- 
veau, selon  leur  manière  de  voir;  cela  sans  amener 
de  perturbation  dans  la  société;  car  ces  changements 
auraient  lieu  partiellement  et  par  degrés,  tandis  que 
la  centralisation  imposée  exige  toujours  une  révolu- 
tion pour  changer  le  moindre  de  ses  rouages. 

La  marche  de  l'humanité  ne  nous  présenterait 
plus  ainsi  qu'une  évolution  continuelle  qui  nous 
conduirait  sans  arrêts,  sans  à-coups,  au  but  que  nous 
envisageons  tous:  le  bonheur  de  chacun...  —  Mais 
dans  le  bonheur  commun,  ajouterons-nous. 

On  voit  par  ce  qui  précède  que,  loin  de  vouloir 
faire  sauter  à  tous  moments  et  hors  propos,  ceux  qui 
ne  seraient  pas  de  notre  avis,  nous  ne  demandons, 
au  contraire,  que  le  droit'  ou  plutôt  la  latitude  d'exer- 
cer ce  droit  naturel  inhérent  à  notre   existence.  Que 

I.  Le  droit  nous  n'avons  pas  besoin  qu'on  nous  l'accorde, 
nous  savons  le  prendre  au  besoin,  c'est  la  possibilité  de  l'exer- 
cer que  nous  voulons. 


2^4  ^*   SOCIÉTÉ   FUTURE 

l'on  nous  laisse  libres  de  nous  organiser  comme  nous 
l'entendrons,  libre  à  ceux  qui  ne  penseront  pas.çomme 
nous  de  s'organiser  selon  leurs  propres  conceptions. 

Est-ce  notre  faute  si  ceux  qui  nous  oppriment  ne 
nous  laissent,  pour  faire  Jour  à  nos  réclamations, 
d'autre  issue  que  la  violence,  qu'ils  ne  se  gênent  pas 
d'employer  à  notre  égard. 

Nous  voulons  reprendre  notre  place  au  soleil.  La 
bourgeoisie  refusant  de  nous  la  laisser  prendre  paci- 
fiquement, espère-t-elle  sérieusement  que  nous  allons 
platement  nous  coucher  à  ses  pieds,  attendant  patiem- 
ment qu'elle  nous  Jette  un  os  à  ronger? 

Elle  se  sert  du  pouvoir  dont  elle  s'est  emparé,  et 
de  la  situation  économique  qui  nous  est  faite,  pour 
nous  asservir  et  nous  exploiter,  ne  nous  laissant  d'au- 
tre alternative  que  de  subir  lâchement  notre  exploita- 
tion ou  de  lui  passer  sur  le  ventre  ;  qu'elle  ne  s'en 
prenne  donc  qu'à  sa  rapacité  si  la  révolution  est  un 
des  moyens  qui  se  présentent  à  nous  pour  nous  éman- 
ciper. La  violence  appelle  la  violence;  ce  n'est  pas 
nous  qui  avons  créé  la  situation.  L'infatuation  bour- 
geoise en  est  la  première  fautrice. 

Mais  si  nous  voulons  déposséder  la  bourgeoisie 
de  cette  propriété  qu'elle  détient,  si  nous  voulons  la 
déloger  de  ce  pouvoir  où  elle  s'est  réfugiée  comme 
dans  une  citadelle,  ce  n'est  pas  pour  exercer  l'auto- 
rité à  notre  tour,  ce  n'est  pas  pour  permettre  à  une 
classe  et  à  des  individus  de  se  substituer  à  elle  dans 
l'exploitation  de  l'activité  humaine. 

La  bourgeoisie,  en  89,  en  s'emparant  des  biens  de 
la  noblesse  et  du  clergé,  s'est  arrangée  à  en  faire  bé- 
néficier quelques-uns  des  siens,  au  détriment  de  ceux 
qui  y  avaient  droit,  avant  eux,  puisqu'ils  les  culti- 


LA    SOCIÉTÉ   FUTURE  2^5 

vaient  eux-mêmes.  Elle  a  fait  ainsi  une  révolution  de 
classe.  Nous,  nous  voulons  l'affranchissement  de  l'in- 
dividu, sans  distinction  déclasse,  c'est  pourquoi  nous 
voulons  arracher  la  propriété  à  la  classe  qui  la  dé- 
tient pour  la  mettre  à  la  disposition  de  tous,  sans  ex- 
ception, pour  que  chacun  puisse  y  trouver  la  facilité 
de  développer  ses  propres  facultés. 

Et  si,  pour  accomplir  cette  transformation,  nous 
avons  recours  à  la  force,  loin  défaire  acte  d'autorité, 
comme  cela  a  bêtement  été  dit,  nous  faisons,  au  con- 
traire, acte  de  liberté,  en  brisant  les  chaînes  qui  nous 
entravent. 

Un  autre  argument  en  faveur  de  l'autonomie  des 
groupes  et  des  individus,  dans  une  société  vraiment 
basée  sur  la  solidarisation  des  efforts  et  des  intérêts 
de  tous,  c'est  que  l'idée  humaine  progresse  sans  cesse, 
tandis  que  l'individu,  au  contraire,  arrivé  à  une  pé- 
riode où  s'arrête  le  développement  de  son  cerveau, 
s'ankylose  intellectuellement,  et  considère  comme 
folies  les  idées  neuves  professées  par  de  plus  jeunes 
que  lui. 

Est-ce  que,  par  exemple,  les  idées  de  48,  ne  nous 
paraissent  pas,  aujourd'hui,  des  plus  anodines,  pour 
pour  ne  pas  dire  des  plus  rétrogrades?  Et  les  quel- 
ques survivants  de  cette  époque  qui,  jadis,  passaient 
pour  des  exaltés,  dans  quel  camp  les  trouve-t-on  au- 
jourd'hui ? 

Sans  remonter  aussi  haut,  se  battrait-on,  aujour- 
d'hui, pour  les  seules  idées  ayant  cours  en  71  :  indé- 
pendance communale,  socialisme  non  défini }  — 
Qu'avons-nous  vu  au  retour  des  amnistiés  qui,  par 
le  fait  de  la  déportation,  se  sont  trouvés  séparés  du 

14. 


246  LA    SOCIÉTÉ    FUTURE 

courant  intellectuel  ?  —  Ils  sont  revenus,  pour  îa 
plupart  \  à  peine  à  la  hauteur  des  radicaux  qu'ils  lais- 
saient fort  loin,  derrière  eux,  avant  les  événements. 
Nous  ne  voulons  pas  chercher  où  ils  se  trouvent  au- 
jourd'hui. 

Non,  tant  que  l'on  voudra  établir  un  mode  unique 
d'organisation,  on  créera  par  là  une  barrière  contre 
l'avenir;  barrière  qui  ne  pourra  disparaître  que  parla 
fait  d'une  révolution  de  la  génération  suivante. 

Que  ceux  qui  se  croient  supérieurs  à  la  masse  en- 
tière, se  proclament  ses  directeurs,  et  réclament  des 
institutions  pour  pouvoir  exercer  leur  «  protectorat  >:, 
ils  sont  dans  leur  rôle.  Quant  à  nous,  qui  voulons 
l'égalité  et  la  liberté  vraies,  sans  restrictions,  qui  pen- 
sons qu'un  homme  en  vaut  un  autre,  quelles  que 
soient  leurs  différences  d'aptitudes,  convaincus,  même 
que  ces  différences  ne  sont  qu'un  gage  de  plus  du 
bon  fonctionnement  d'une  société  harmonique,  ce 
n'est  pas  une  dictature  de  classe  que  nous  voulons, 
mais  la  disparition  complète,  absolue,  de  toutes  les 
inégalités  et  privilèges  qui  les  constituent. 

I.  Nous  parlons  ici,  bien  entendu,  des  sincères  et  non  des  dc- 
crocheurs  de  timbales,  dont  l'ambition  les  tait  se  ranger  tou- 
jours du  côté  où  il  y  a  à  glaner,  et  ensuite  cracher  sur  leurs  an- 
ciens coreligionnaires. 


XVII 


LES  Services  pubi-Ics 


Pour  justifier  la  nécessité  d'un  système  de  répar- 
tition dans  la  société  future,  on  s'est  basé  sur  cet 
argumen'-  :  Timpossibilité  de  produire  suffisamment 
pour  permettre  à  chacun  au  lendemain  de  la  révolu- 
tion de  puiser  dans  les  produits  à  sa  convenance. 

Il  n'y  a  pas  besoin  de  se  perdre  en  longs  travaux 
de  recherches  de  statistique  pour  répondre  à  cette 
crainte.  Dans  le  troisième  chapitre  de  ce  travail,  nous 
avons,  il  nous  semble,  énuméré  assez  de  causes  de 
dilapidations  dans  la  société  actuelle,  assez  démontré 
que  la  misère  dont  souffrent  les  travailleurs  n'est  pro- 
duite que  par  l'excès  d'abondance,  pour  qu'il  nous 
suffise  ici  de  le  rappeler  pour  mémoire. 

Dans  la  société  actuelle,  le  travail  productif  est 
considéré,  sinon  comme  déshonorant,  du  moins 
comme  quelque  chose  de  pas  trop  bien  «  porté  » 
puisqu'on  qualifie  de  «  classes  inférieures  »,  ceux 
qui  sont  astreints  à  cette  besogne.  L'idéal  offert  au- 


248  T.A   SOCIÉTÉ    FUTURE 

jourd'hui  à  l'individu  n'est  pas  de  se  rendre  utile  à 
l'humanité,  mais  d'arriver  par  n'importe  quel  moyen 
à  se  tailler  une  situation  économique  qui  lui  permette 
de  vivre  à  rien  faire.  —  Aux  dépens  de  qui,  cela 
importe  peu  au  capitaliste,  pour^'u  que  les  rentes 
soient  payées,  il  ne  s'inquiète  guère  de  savoir  sur 
qui  elles  sont  prélevées. 

Or,  dans  la  société  que  nous  voulons,  le  mobile  de 
l'activité  humaine  doit  être  déplacé.  L'idéal  ne  doit 
plus  être  le  parasitisme,  mais  l'ambition  de  se  créer 
soi-même  ses  Jouissances.  L'orgueil  de  l'homme  ne 
doit  plus  être  d'énumérer  le  nombre  d'esclaves  qu'il 
exploite,  mais  de  prouver  qu'il  n'y  a  pas  une  jouis- 
sance qu'il  ne  soit  capable  d'acquérir  par  ses  propres 
forces.  De  ce  fait,  tout  le  travail  inutile  qu'impose 
l'organisation  sociale  actuelle  sera  transformé  en 
travail  productif  et  contribuera  d'autant  à  la  produc- 
tion générale  au  lieu  de  vivre  sur  elle. 

Tout  ce  qui  constitue  l'armée,  la  bureaucratie,  la 
foule  innombrable  de  domestiques  des  deux  sexes, 
la  police,  la  magistrature,  la  législature,  tous  ces  em- 
plois parasitaires  n'ayant  d'autre  fonction  et  d'autre 
utilité  que  la  bonne  marche  de  l'organisation  actuelle, 
ou  de  satisfaire  aux  caprices  et  au  service  personnel 
des  exploiteurs  ou  d'en  assurer  la  défense,  seraient 
tous  relevés  de  leur  inutilité  sociale  et  rendus  à  leur 
propre  initiative,  à  leur  activité  personnelle  qui  les 
porteraient  à  travailler  à  leur  propre  jouissance. 

Tous  ces  fonctionnaires,  tous  ces  employés  et 
comptables  qui  passent  leur  vie  à  paperasser  dans  les 
bureaux,  perdant  leur  temps  et  faisant  perdre  celui 
du  public,  parce  que  le  capitaliste  ou  l'Etat  ont  besoin 
de  savoir  où  ils  en  sont  de  leurs  opérations  sans  que 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  2^9 

cela  soit  d'aucune  utilité  pour  la  société,  seraient  ren- 
dus à  la  vie  active  et  productrice. 

Les  terrains  laisses  en  friche  par  des  propriétaires 
négligents  repus  ou  reculant  devant  les  premiers 
frais  d'une  exploitation  plus  sérieuse  ;  ces  parcs  d'a- 
grément, ces  terrains  de  chasse,  dépeuplant  des  pays 
entiers  pour  servir  aux  seuls  «  esbattements  »  d'un 
particulier,  seraient  rendus  à  la  production,  en  étant 
mis  à  la  disposition  de  ceux  qui  voudraient  les  cul- 
tiver. 

Et  nous  avons  vu  qu'ils  étaient  nombreux  ces 
espaces  arides  et  improductifs  qui  restent  stériles  par 
le  caprice  du  propriétaire,  ou  parce  que  la  dépense 
qu'ils  nécessiteraient  pour  leur  mise  en  culture,  ne 
pourrait  'être  récupérée  immédiatement  par  le  pro- 
priétaire avide,  à  la  recherche  de  revenus  d'usurier, 
mais  qui;  dans  la  société  future  n'exigeraient  qu'une 
association  d'efforts  et  de  bonne  volonté,  pour  être 
mis  en  état  de  production. 

D'autre  part,  la  petite  propriété  avec  son  système 
de  clôtures,  d'entourages,  de  morcellement  et  d'é- 
goïsme  individuel,  force  les  individus  à  se  calfeutrer 
chacun  sur  son  coin  de  terrain  et  à  user  d'un  outillage 
rudimentaire,  faute  d'assez  d'espace  et  de  bras  pour 
en  utiliser  un  plus  compliqué  mais  plus  producteur. 
La  révolution  en  rasant  les  clôtures,  en  supprimant 
les  limites,  en  confondant  les  intérêts,  permettra  aux 
individus  de  mieux  comprendre  leurs  intérêts. 

Lorsqu'ils  auront  compris  qu'en  s'associant  avec 
leurs  voisins,  ils  pourront  utiliser  une  machine  qui 
leur  fera  le  travail  de  tous  en  huit  jours,  quand,  in- 
dividuellement, ils  en  auraient  quinze  ou  trente  à 
dépenser  s'ils  persistaient  à  se  terrer  dans  leurs  coinç 


25 O  LA    SOCIÉTÉ    FUTURE 

avec  leur  outillage  primitif,  ce  sera  le  meilleur  moyen, 
de  les  amener  à  arracher  d'eux-mêmes  les  bornes  de 
leurs  domaines. 

Les  machines  à  vapeur  lancées  dans  les  plaines 
défonceront  le  sol,  le  fouilleront  sans  relâche  pour 
lui  arracher  ses  sucs  nourriciers  :  un  progrès  entraî- 
nant l'autre,  la  chimie  sera  appelée  à  l'aide  pour  lui 
restituer  sous  forme  d'engrais  parfaitement  assimi- 
lables et  aménagés  selon  la  production  que  l'on  veut 
activer  les  éléments  que  l'on  en  aura  tiré,  sous  forme 
de  grain,  de  fruit,  de  racine  ou  de  feuilles. 

Ce  n'est  donc  pas  une  hérésie  scientifique  d'affirmer 
que  dans  la  société  de  l'avenir,  la  production  pourra 
être  portée  à  un  degré  tel,  que  nul  n'aura  besoin  de 
limiter  son  appétit,  ni  utilité  d'un  pouvoir  réparti- 
teur. 

On  a  insisté  surtout  sur  ce  fait,  qu'il  y  a  des  pro- 
duits tels  que  la  soie  par  exemple,  les  vins  fins,  et 
autres  du  même  genre  qui  ne  pourront  être  créés  de 
façon  à  satisfaire  à  toutes  les  demandes. 

Si  la  révolution  s'est  faite,  c'est  que  les  travailleurs 
auront  compris  d'où  venaient  les  causes  de  leur 
misère.  Ils  auront  été  assez  intelligents  et  assez  éner- 
giques pour  avoir  su  trouver  et  y  porter  le  remède. 
C'est  s'en  faire  une  étrange  idée,  il  nous  semble,  de 
supposer  qu'ils  pourront  tout  d'un  coup  redevenir, 
assez  stupides  pour  s'entre-déchirer  les  uns  les  autres, 
s'ils  n'onl  pas  au-dessus  d'eux,  une  autorité  tutélaire 
pour  leur  partager  un  morceau  de  soie,  un  panier  de 
truffes,  une  bouteille  de  vin  de  Champagne,  ou  tout 
autre  objet  dont  la  valeur  ou  la  recherche  n'est  le  plus 
souvent  motivée  que  par  sa  rareté,  n'a  d'autre  utilité 


I.A    SOCIETE    FUTURE  2D  I 

que  la  satisfaction  d'un  sentiment  de  vanité^  et  peut, 
sans  inconvénient  les  trois  quarts  du  temps  être  rem- 
placé par  itn  produit  similaire  aussi  agréable,  mais 
moins  recherché,  parce  que  plus  commun. 

Cette  objection  est  si  stupide  qu'il  n'y  aurait  même 
pas  à  y  répondre.  Mais  ce  sont  des  arguties  sembla- 
bles que  les  défenseurs  de  l'autorité  aiment  à  mettre 
en  avant.  Comme  la  société  future  ne  pourra  nulle- 
ment forcer  les  limites  de  la  nature  et  ceux  qui  la 
prévoient  encore  bien  moins,  il  s'ensuit  qu'il  n'est 
possible  d'élucider  les  questions  que  nous  pose  ce 
problème,  que  par  des  calculs  et  des  raisonnements 
de  probabilités,  nos  adversaires  en  triomphent,  pour 
se  poser  en  hommes  pratiques,  en  esprits  positifs  et 
scientifiques. 

Ecoutez-les  ;  Eux,  au  moins,  ne  se  perdent  pas  en 
vagues  rêveries,  en  sentimentalité  bête,  ni  en  spécu- 
lations sur  la  bonté  de  l'homme.  Ils  ont  étudié  le 
fonctionnement  de  la  société  dans  tous  ses  recoins, 
dans  Je  dernier  de  ses  rouages,  dans  le  plus  minu- 
tieux de  ses  détails,  aussi,  ce  qu'ils  sont  ferrés  !  — 
L'individu?  bon  ou  mauvais,  peuh  !  qu'ont-ils  besoin 
de  ce  détail.  Ils  ont  décidé  d'avance  que  la  société  ne 
marcherait  que  d'après  leur  propre  volonté,  ils  ont 
donc  une  solution  toute  prête  à  toute  difficulté  qui 
pourra  embarrasser  un  partisan  de  l'autonomie.  L'au- 
torité n'est-elle  pas  la  baguette  magique  qui  dompte 
toutes  les  résistances?...  jusqu'au  jour  où  on  la  casse 
sur  le  dos  de  ceux  qui  s'en  servent. 

Ainsi,  voilà  des  travailleurs  qui  se  seront  battus 
pour  obtenir  la  satisfaction  de  leurs  premiers  besoins 
matériels  et  intellectuels  ;  ils  auront  été  assez  intelli- 


253  LA    SOCIÉTÉ    FUTURE 

genis  pour  assurer  leur  triomphe  et  ils  se  trouveraient 
arrêtés,  dans  la  voie  de  leur  émancipation  parce  qu'il 
n'y  aura  pas  assez  de  truffes  pour  tout  le  monde  !  — 
Le  Champagne  manque,  l'avenir  de  l'humanité  est 
perdu!   Voilà  l'idéal  des  socialistes  et  des  bourgeois. 

Nous,  nous  préférons  penser,  pour  l'honneur  de 
l'humanité,  que  les  hommes  assez  intelligents  pour 
renverser  une  société  qui  les  exploitait,  sauront  s'ca- 
tendre  à  l'amiable  pour  la  répartition  de  produits  en 
trop  petite  quantité  pour  pouvoir  être  distribués  à 
profusion  et  qu'au  besoin,  les  plus  intelligents  sauront 
faire  abandon  de  leur  tour  à  ceux  qui  ne  le  seraient 
pas  assez  pour  attendre  patiemment  que  vînt  le  leur. 

Nous  objectera-t-on  que  notre  réponse  est  enfan- 
tine —  elle  n'est  pourtant  qu'appropriée  à  l'objection! 
—  que  nous  nous  basons  sur  de  la  sentimentalité,  sur 
la  bonté  d'un  être  idéal  et  non  tel  qu'il  existe,  etc.  — 
Cherchons  mieux,  cela  nous  est  égal. 

«  Il  y  a  des  produits  dont  la  rareté  ne  permet  pas 
que  chaque  individu  en  ait  à  sa  suffisance,  donc  il 
faut  un  gouvernement  qui  évitera  les  contestations 
en  les  consommant  lui-même  ou  en  les  distribuant  à 
ses  créatures  »,  voilà  le  raisonnement  des  partisans 
de  l'autorité.  N'y  aurait-il  pas  moyen  de  trouver  une 
solution  plus  avantageuse? 

Dans  la  société  actuelle,  on  voit  des  individus  or- 
ganiser entre  eux,  sans  le  secours  de  l'Etat,  des  so- 
ciétés de  secours  mutuels,  des  tontines  où  tous  ver- 
sent à  la  masse  que  chacun  empoche  quand  vient  son 
tour.  Malgré  les  multiples  causes  de  dissensions  que 
fournit  l'organisation  sociale  actuelle,  cela  marche  et 
fonctionne  aussi  bien  que  ça  peut  marcher,  dans  une 
société  qui  est  basée  sur  l'antagonisme  des  individus. 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  253 

Qu'est-ce  qui  empêcherait  dans  la  société  future  les 
individus  d'organiser  une  tontine  semblable  pour  la 
distribution  des  objets  en  litige  ? 

Pourquoi  cette  supposition  répugnerait-elle  ?  Au- 
jourd'hui, malgré  toutes  les  causes  de  dissension, 
malgré  les  divisions  d'intérêt  dans  notre  société  où 
les  individus  sont  forcés  d'étouffer  une  partie  de  leurs 
besoins,  nous  les  voyons,  lorsqu'ils  sont  rassemblés, 
se  faire  des  politesses  dans  un  repas  pour  laisser  à 
leurs  voisins,  ou  s'offrir  l'un  à  l'autre  les  meilleurs 
morceaux  qui  sont  sur  la  table. 

Et  dans  les  familles.  S'il  y  a  un  bon  morceau,  ne 
voit-on  pas  la  femme  après  que  les  enfants  sont  servis, 
réserver  pour  l'homme  «  qui  travaille  et  a  besoin 
de  réparer  ses  forces  »,  la  part  de  viande  la  plus 
grosse,  le  verre  de  vin  s'il  y  en  a?  S'il  y  a  des  vieux, 
chacun  s'ingénie  à  leur  chercher  dans  le  plat  le  mor- 
ceau qti'ils  aiment.  Et  quand  le  pain  manque  à  la 
maison,  le  père  et  la  mère  ne  savent-ils  pas  rogner 
sur  leur  part,  insuffisante  déjà,  pour  grossir  celle  des 
enfants  moins  aptes  à  supporter  les  privations  ?  Au 
lieu  d'avoir  une  société  où  les  individus  sont  forcés 
de  se  traiter  en  ennemis,  faites  que  cette  société  ne 
soit  plus  qu'une  grande  famille,  et  ce  qui  se  produit 
dans  la  famille  diminuée  d'aujourd'hui,  se  produira 
dans  la  grande  de  demain. 

Aujourd'hui,  où  tout  est  spécialisé,  ceux  qui  pro- 
duisent le  Champagne,  la  soie,  ne  produisent  que  cela. 
L'appropriation  individuelle  fait  possesseur  d'un  clos 
renommé  un  seul  individu  qui  en  emploie  plusieurs 
à  la  production  dudit  terrain.  Dans  la  société  future, 
les  individus  étendront  leurs  facultés  productives  à 
une  foule  d'objets.  Ils  seront  donc  forcés  d'augmen- 

i5 


254  ^^   SOCIETE   FUTURE 

ter  leurs  groupemenis,  et  un  plus  grand  nombre  d'in- 
dividus prendront  part  à  la  production  de  chaque 
spécialité.  Voilà  donc,  déjà,  un  procédé  de  diffusion 
des  objets  qui  se  présente  à  nous  tout  naturellement. 

D'autre  part,  ceux  qui  produiront  un  objet  quel- 
conque, ne  se  borneront  pas  à  en  fabriquer  spéciale- 
ment pour  eux.  On  en  fabriquera  pour  des  amis 
auxquels  on  voudra  faire  plaisir,  on  en  fabriquera 
pour  les  groupes  ou  individus  avec  lesquels  on  est 
en  relation  et  dont  on  attend  des  services  sembla- 
bles. 

Il  en  sera  de  même  de  ceux  qui  produiront  la  soie, 
le  Champagne,  etc.,  en  admettant  que  la  possibilité 
de  fabrication  de  ces  produits  ne  puisse  se  faire  sur 
une  plus  grande  échelle  qu'elle  ne  se  fait  actuelle- 
ment. Ceux  qui  éprouveront,  le  plus  vivement,  le 
besoin  de  boii  )  du  Champagne  ou  de  s'habiller  en 
soie,  pourront  essayer  leurs  facultés  productives  sur 
ces  objets,  mais  comme  l'homme  ne  vit  pas  que  de 
Champagne  et  de  soie,  ils  seront  bien  forcés  de  nouer 
des  relations  avec  d'autres  groupements  pour  en  tirer 
autre  chose,  et,  par  conséquent,  de  faire  circuler  leurs 
produits. 

L'espoir  d'obtenir,  par  échange,  des  objets  «  s-i 
prisés  »,  poussera  les  individus  à  s'ingénier  à  créer 
des  choses  nouvelles,  capables  d'éveiller  les  désirs  de 
chacun.  Et  voilà  que  nous  trouvons,  sans  le  chercher, 
encore  un  de  ces  stimulants  de  l'activité  humaine, 
dont  les  partisans  de  l'autorité  accusent  la  société 
anarchiste  de  manquer. 

Puis,  on  se  dégoûte  vite  des  choses  que  Ton  a  à 
profusion.  Les  facultés  d'absorption  des  individus 
ont  des  limites.  Quand  les  premiers  seront  saturés 


LA.    SOCIÉTÉ    FUTURE  255 

des   objets  de    leur   convoitise,  ils    offriront  d'eui- 
mêmes  leur  place  à  de  nouveaux  consommateurs. 

Les  colleciivistes  aj'ant  nié,  dans  un  but  de  tac- 
tique, que  leur  gouvernement  fût  un  gouvernement, 
il  leur  fallait  bien  trouver  une  épithète  capable  d'en- 
dormir les  susceptibilités  de  ceux  qui  ne  se  conten- 
tent pas  d'affirmations,  et  fît  passer  la  chose  que  l'on 
voulait  cacher  dessous  :  «  Services  publics  »  voilà 
qui  sonnait  bien.  Service  public,  bonheur  public,  ré- 
publique, cela  vous  a  un  cachet  si  bon  apôtre!  Qui 
pourrait  s'en  méfier? 

«  Les  services  des  postes,  des  télégraphes,  des  trans- 
ports, et  autres  travaux  du  même  genre  »,  disent  les 
collectivistes,  «  tout  en  étant  d'une  utilité  indispen- 
sable au  fonctionnement  de  la  société,  ne  produisent 
aucun  travail  concret,  palpable,  venant  se  cristalliser 
en  un  produit  quelconque  pouvant  se  déposer  au  ma- 
gasin social.  Ils  n'en  sont  pas  moins  d'une  utilité 
publique. 

Ceux  qui  seront  attachés  à  ces  services  n'en  auront 
pas  moins  droit  à  une  rétribution  qui  devra  être  pré- 
levée sur  le  produit  brut  du  travail  social.  Donc,  né- 
cessité de  calculs  pour  arriver  à  homologuer  leur 
travail  avec  celui  des  autres  producteurs  et  établir 
une  répartition  proportionnelle.  Leur  salaire  devant 
être  imputé  sur  le  produit  total  des  autres  corpora- 
tions, il  est  évident  que  ces  travaux  doivent  être  dé- 
clarés «  services  publics  »,  (Et  voilà  une  porte  toute 
trouvée  pour  le  rétablissement  de  l'impôt!) 

En  faisant  cette  distinction,  on  espère  évidemment 
justifier  l'existence  des  «  cominissions  de  statistique  » 
et  tous  les  emplois  parasitaires  que  l'on  espère  créer 


256  LA   SOCIÉTÉ    FUTURE 

pour  la  marche  et  la  défense  du  nouveau  pouvoir. 
«  Services  publics  »  !  cela  répond  à  tout,  n'est-ce 
pas  ?  et  les  services  utiles,  serviraient  ainsi  de  passe- 
port au  parasitisme  des  sangsues  administratives. 

Mais  la  ficelle  est  bien  grosse.  Elle  ne  peut  trom- 
per que  des  naïfs.  Est-ce  que  tout  ce  qui  a  trait  au 
bien-être  ou  à  la  marche  de  la  société,  n'est  pas,  par 
Je  fait  de  son  utilité,  service  public }  Que  l'on  soit 
employé  à  produire  du  grain  ou  occupé  à  le  transpor- 
ter où  le  besoin  se  fait  sentir;  que  l'on  fasse  des  sou- 
liers ou  des  chaudrons,  ou  bien  que  l'on  transporte 
d'une  localité  à  l'autre  la  marchandise  fabriquée  ou 
la  matière  nécessaire  à  la  fabrication,  n'est-ce  pas 
rendre  un  service  égal  à  la  société? 

Où  est  la  nécessité  de  créer  des  catégories,  dont 
les  unes  auraient  une  étiquette  qui  semblerait  les 
mettre  au-dessus  des  autres  et  fourniraient  ainsi  les 
éléments  d'une  nouvelle  hiérarchie,  si  ce  n'est,  pour 
couvrir  de  cette  égide,  toutes  commissions,  emplois, 
sinécures,  que  l'on  veut  créer,  et  qui  pourraient 
bien,  en  effet,  constituer  un  «  service  »  dans  la  so- 
ciété, mais  un  de  ces  mauvais  services,  dont  il  serait 
urgent  de  se  débarrasser  sans  tarder. 

On  a  objecté  encore  que,  pour  les  travaux  d'utilité 
générale,  pouvant  embrasser  une  ou  plusieurs  ré- 
gions, il  faudrait  bien  nommer  des  délégués  chargés 
de  s'entendre  sur  les  travaux  à  accomplir;  leurs  fonc- 
tions ne  fussent-elles  que  temporaires  et  limitées  à  la 
réalisation  du  projet  en  vue  duquel  ils  auraient  été 
choisis.  C'est  encore  une  erreur,  les  délégations  sont 
inutiles  quand  on  peut  faire  son  travail  soi-même. 

Comme  nous  avons  essayé  de  le  démontrer  dans 


LA    SOCIÉTÉ    KUTURE  25/ 

tout  ce  qui  précède  :  les  intérêts  particuliers  ne  de- 
vront pas  différer  de  l'iniérêt  général,  chacun  ne 
peut  désirer  que  ce  qui  peut  lui  être  utile,  et  ce  qui 
lui  est  utile  ne  pourrait  être  nuisible  à  son  sembla- 
ble si  la  société  n'était  mal  équilibrée.  Les  relations 
des  groupes  et  des  individus  n'auront  donc  à  porter 
que  sur  des  points  généraux,  que  chacun  pourra  bien 
envisager  à  un  point  de  vue  spécial,  selon  sa  façon  de 
comprendre  les  choses,  mais  où  ne  viendront  pas  se 
mêler  des  intérêts  pécuniers  ou  des  désirs  d'agrandis- 
sement, d'appropriation  individuelle. 

De  plus,  toutes  ces  distinctioiis  de  hameau,  village, 
commune,  canton,  arrondissement,  patrie,  qui  for- 
ment, aujourd'hui,  autant  d'intérêts  particuliers,  dis- 
tincts et  antagoniques,  seront  appelées  à  disparaître, 
ou,  du  moins,  à  ne  plus  être  que  des  appellations 
géographiques  servant  à  faciliter  les  nomenclatures, 
les  topographies  et  les  rapports  des  individus.  En 
définitive,  tous  n'auront  qu'un  but  :  accomplir  le  tra- 
vail projeté  de  façon  à  ce  que  chacun  y  trouve  son 
compte. 

Aujourd'hui,  pour  la  création  d'une  route,  d'un 
canal,  d'un  chemin  de  fer,  d'un  établissement,  il  y  a 
rivalité  d'intérêts  :  tel  propriétaire  influent  intrigue 
pour  faire  passer  la  route  près  de  ses  propriétés,  afin 
de  leur  donner  plus  de  valeur;  il  met  toutes  ses  rela- 
tions en  mouvement  afin  que  tel  tracé  de  chemin  de 
fer  coupe  se  domaines,  dans  l'espérance  d'obtenir 
une  expropriation  avantageuse.  Ce  qui  se  produit 
parmi  les  individus,  se  produit  également  parmi  les 
collectivités  :  telle  commune  voudra  être  avantagée 
plutôt  que  telle  autre,  tel  canton  voudra  l'emporter 
sur  le  canton  voisin. 


2  58  l'A.    SOCIÉTÉ    FUTURE 

Dans  la  société  future,  ce  que  l'on  cherchera  avant 
tout,  ce  sera  de  supprimer  les  mouvements  inutiles. 
Les  centres  d'habitations  se  créeront  autour  des  em- 
placements fournissant  des  facilités  naturelles  d'exis- 
tence. S'il  est  avantageux  de  se  grouper  autour  des 
mines  pour  en  utiliser  immédiatement  les  matériaux, 
on  n'ira  pas  comme  cela  se  fait  actuellement,  trans- 
porter le  minerai  dans  un  autre  endroit,  pour,  delà, 
transporter  le  métal  dans  un  autre  centre  de  fabrica- 
tion qui  n'a  de  raison  d'être,  que  parce  que  les  divi- 
sions politiques  donnent  la  prédominance  à  telle  ré- 
gion. 

Les  voies  de  communications  se  créeront  ou  se 
transformeront  pour  relier  ensemble  tous  les  centres 
d'habitations,  quels  qu'ils  soient.  Les  questions  de  pa- 
trimoine, de  propriété,  d'intérêt  local  n'attacheront 
plus  des  générations  à  des  endroits  où  il  n'y  a  nulle 
raison  de  résider,  et  ne  viendront  plus  compliquer  les 
questions  de  relations.  Les  populations  pourront 
donc  se  déplacer  où  il  leur  sera  plus  facile  d'adapter 
leurs  efforts. 

Tous  ces  intérêts  particuliers  et  semi- collectifs  étant 
écartés,  il  ne  resterait  donc  plus,  en  présence,  que  les 
conceptions  différentes  d'envisager  les  choses,  il  nous 
semble  que  l'entente  est  déjà  rendue  de  moitié  plus 
facile. 

S'il  s'agissait,  par  exemple,  de  la  création  d'une 
route,  d'un  canal,  d'un  chemin  de  fer,  à  quoi  bon 
l'envoi  de  délégués  ?  Les  individus  n'ayant  plus  à 
produire  des  douze  et  quatorze  heures  par  jour,  ils 
auraient  le  temps  de  s'occuper  des  choses  générales; 
les  moyens  de  transport,  les  postes,  le  télégraphe  et 


LA    SOCIKTK    FUTURE  259 

le  téléphone  étant  à  la  libre  disposition  de  chacun, 
les  individus  pourraient  correspondre,  se  déplacer 
pour  se  réunir  et  discuter  ensemble  leurs  aflfaires  eux- 
mêmes,  sans  délégation. 

Puis,  il  faut  bien  reconnaître  que  l'idée  d'un  tra- 
vail semblable  ne  sortirait  pas,  ainsi,  soudaine- 
ment armée, du  cerveau  d'un  seul.  Fort  probable- 
ment, le  besoin  de  la  route  ou  du  chemin  de  fer,  peu 
importe,  ne  se  ferait  d'abord  sentir  que  d'une  façon 
des  plus  vagues,  on  commencerait  à  parler  de  cette 
nécessité  avant  d'en  éprouver  un  sérieux  besoin, 
puis  ce  besoin  s'intensifiant,  il  se  ferait  sentir  à  un 
plus  grand  nombre  d'individus,  jusqu'à  ce  qu'un  fort 
mouvement  d'opinion  mît  chacun  en  branle  pour 
passer  de  l'état  latent  à  la  période  active  où  l'on  cher- 
cherait à  réaliser  ce  désir. 

Les  premiers  convaincus  de  la  nécessité  de  ce  tra- 
vail, chercheraient,  comme  de  juste,  à  propager  leurs 
idées  parmi  leurs  voisins,  ils  s'efforceraient  à  grouper 
autour  d'eux  ceux  qui  seraient  le  plus  capables  de  les 
aider,  et  lorsqu'ils  seraient  un  noyau  assez  fort  pour 
étudier  la  chose  sérieusement^  chacun  se  partagerait 
la  besogne,  selon  ses  connaissances  ou  aptitudes. 
L'ingénieur  lèverait  des  plans,  étudierait  les  terrains 
et  localités  où  devrait  passer  la  route,  le  canal  ouïe 
chemin  de  fer  ;  les  carriers,  méiallurgistes,  charpen- 
tiers, étudieraient,  chacun  dans  leur  partie,  les  res- 
sources qu'ils  pourraient  se  procurer  le  plus  facile- 
ment; les  orateurs  feraient  des  tournées  de  conférences 
pour  recruter  des  adhérents,  pendant  que  l'écrivain 
ferait  des  livres  ou  brochures  pour  le  même  sujet.  Et 
la  question  s'étudierait  ainsi,  sous  toutes  ses  faces, 
cherchant  les  projets  les  meilleurs,  où  le  travail  pour- 


200  LA    SOCIÉTÉ   FUTURE 

rait  se  faire  dans  des  conditions  de  solidité,  de  beauté, 
et  d'économies  d'efforts. 

Lorsque  le  moment  serait  venu  de  passer  à  l'exé- 
cution, les  adhérents  auraient  déjà  discuté  les  projets 
qui  se  seraient  fait  jour;  pesé,  examiné,  sous  toutes  ses 
faces,  chaque  proposition  qu'il  aurait  plu  au  premier 
venu  d'émettre.  Au  sortir  de  ces  discussions,  il  au- 
rait pu  se  faire  que  ce  ne  fût  aucun  des  plans  primitifs 
qui  ait  été  adopté,  mais  une  synthèse  de  tous  les  plans 
présentés  qui,  en  prenant  à  chacun  ce  qu'il  aurait  de 
meilleur,  arriverait  ainsi,  sinon  à  une  perfection 
idéale,  tout  au  moins  à  un  mieux  relatif,  représentant 
l'état  des  aspirations  du  moment. 

S'il  se  trouvait'  des  individus  froissés  de  ne  pou- 
voir faire  prédominer  leurs  idées  personnelles,  ils 
pourraient  se  retirer  de  l'association  et  la  priver  de 
leur  concours  ;  mais,  outre  que  ces  cas  seraient  fort 
peu  probables,  étant  donné  que  la  question  d'intérêt 
personnel  sera  écartée,  et  que  la  vanité  ira  s'atténuant 
lorsque  les  individus  seront  plus  instruits,  dans  ces 
conditions,  s'effaceraient  les  considérations  person- 
nelles, dans  les  questions  d'intérêt  général,  pèsent  fort 
peu  les  froissements  individuels  et  ces  défections  ne 
seraient  pas  de  nature  à  entraver  l'œuvre  commune. 

Mais,  pour  ne  pas  avoir  l'air  de  chercher  à  éviter 
les  difficultés,  faisons  mieux,  admettons  que  les  idées 
en  présence  puissent  se  partager  en  deux  groupes 
égaux;  —  s'ils  se  fractionnaient  davantage,  le  travail 
serait  rendu  impossible,  par  conséquent,  le  travail  de 
propagande  serait  à  reprendre.  Supposons  ces  deux 
groupes  dissidenis,  ne  voulant  faire  aucune  concession 
et  déterminés,  l'un  et  l'autre,  à  mettre  leur  projet  à 
exécution. 


LA    SOCÎl^.TK    FUTURE  26 î 

Si  leur  division  empêchait  le  projet  d'aboutir,  le 
besoin  du  travail  projeté  ne  tarderait  pas  à  ramener 
la  majorité  '  à  des  idées  plus  conciliatrices  et  à  cher- 
cher des  moyens  d'entente  pour  agir.  Si  chaque  frac- 
tion était  assez  forte  pour  mettre  son  projet  à  exécu- 
tion —  chose  fort  peu  probable,  car  des  travaux  de 
ce  genre  ne  s'entreprennent  pas  pour  le  simple  désir 
de  satisfaire  des  préférences  personnelles,  —  l'inté- 
rêt commun  serait  encore  ici  le  meilleur  conciliateur; 
les  divisions,  du  reste,  ne  porteraient  que  sur  des 
points  de  détail,  qui  pourraient  prêter  matière  à  des 
concessions  mutuelles. 

Mais  allons  jusqu'à  l'absurde,  supposons  que  cha- 
que groupe  soit  assez  entiché  de  son  projet,  et  assez 
puissant  pour  l'exécuter  quand  même.  Encore  une 
fois,  l'intérêt  individuel  étant  écarté,  si  leurs  travaux 
avaient  des  points  de  contact,  des  tronçons  emprun- 
tant le  même  terrain,  ils  auraient  à  s'entendre,  entre 
eux,  pour  le  travail  sur  ces  parties  communes,  établi- 
raient chacun  à  Iç^r  guise,  pour  ce  qui  leur  serait 
particulier,  et  il  y  ■-.  ^  deux  routes  au  lieu  d'une. 
Qui  pourrait  s'en  plaindre  ? 

Nous  avons,  ici,  en  vue,  une  division  qui  se  serait 
établie  sur  le  tracé,  la  seule  qui  puisse  exister,  car  s'il 
ne  s'agissait  que  de  divergences  de  conceptions  dans  la 
méthode,  dans  les  façons  de  travailler,  ou  d'arrange- 
ment intérieur  des  groupes,  cela  n'aurait  rien  à  voir 
avec  le  travail  lui-même,  chaque  groupe  resterait  libre 

I .  Ici  on  nous  dira,  que  se  rétablit  la  loi  des  majorités  que 
nous  repoussons  ailleurs.  Hélas!  nous  savons  bien  que  la  majo- 
rité n'est  pas  toujours  le  critérium  du  vrai,  mais  nous  ne  pou, 
vons  avoir  la  prétention  d'aller  plus  vite  que  l'évolution.  Pourvu 
que  la  mnjo -iié  laisse,  à  son  tour,  la  minorité  agir  à  sa  guise. 
nous  ne  pouvons  demander  davantage. 


202  LA    SOCIÉTÉ    FUTURE 

de  s'organiser  comme  il  l'entendrait,  dans  la  division 
de  travail  qui  se  serait  opérée  au  préalable,  chacun 
établirait  ses  préférences  de  façon  que  l'entente  pût 
se  faire  pour  que  chacun  puisse  se  mettre  à  l'œuvre  sur 
son  tronçon  sans  être  gêné  et  sans  gêner  les  autres. 

Mais  les  partisans  de  l'autorité,  non  convaincus, 
nous  diront  :  «  Gela  est  bien,  mais  supposez  deux 
groupes,  voulant  faire  le  même  travail,  sur  le  même 
terrain,  aucun  ne  voulant  céder  à  l'autre.  Ce  sera  donc 
la  guerre  entre  eux  ?  » 

Si  ce  cas  pouvait  se  présenter,  répondrons-nous, 
aux  partisans  de  l'autorité,  c'est  que,  au  lieu  de  progres- 
ser, l'homme  retournerait  en  arrière.  Nous  cherchons 
à  édifier  une  société  pour  des  êtres  dont  les  facultés 
morales  et  intellectuelles  vont  se  développant,  et  non 
pour  des  dégénérés  qui  retournent  aux  sources  de 
leur  origine.  En  ce  cas  nous  n'avons  rien  à  y  voir, 
c'est  bien  le  milieu  qui  convient  à  l'autorité.  Ils  seront 
dignes  l'un  de  l'autre. 

On  voit  aujourd'hui  se  monter  des  sociétés  de 
toute  sorte  :  chemins  de  fer,  canaux,  ponts,  com- 
merce, industrie,  assurances,  secours  mutuels  \  etc. 
tout  est  la  proie  de  fortes  associations  qui  se  montent 
en  vue  d'exploiter  telle  ou  telle  branche  de  l'activité 
humaine.  Si  nous  descendons  dans  le  détail  des 
plus  petites  choses,  innombrables  sont  les  petites  as- 
sociations que  nous  trouverons  qui  se  sont  formées, 
en  vue  de  procurer  un  avantage  matériel  à  leurs  co- 

4 .  Pour  les  associations  volontaires,  voir  l'article  de  Kropotkine: 
L'Inévitable  Anarchie  dans  la  Société  Nouvelle^  n"  de  jan- 
vier gb. 


LA.    SOCIKTIÔ    FUTURE  203 

participants;  ou  bien  la  satisfaction  d'un  plaisir  in- 
tellectuel, d'une  fantaisie. 

Tels  sont  les  cercles  où  les  membres  trouvent  dans 
d'excellentes  conditions  :  journaux,  publications  lit- 
téraires, repos,  voiture,  distractions,  et  la  société  de 
leurs  semblables.  Sociétés  de  secours  en  cas  de  ma- 
ladie ;  coopératives  de  consommation  pour  avoir  de 
bonnes  marchandises  à  meilleur  prix,  associations 
pour  la  création  de  rentes  à  servir  aux  membres  ar- 
rivés à  un  certain  âge. 

Dans  un  autre  ordre  d'idées,  nous  trouvons  les 
sociétés  chorales  et  instrumentales;  associations  de 
pérégrinations  scientifiques  ou  de  simples  promena- 
des d'agrément,  formation  de  bibliothèques  de  quar- 
tier, de  gymnastique,  même  de  simples  buveurs  et 
gueuletonneurs. 

NY^-t-ilpas  encore  les  associations  scientifiques  en 
vue  du  développement  des  connaissances  humaines  ? 
Lafameuse  société  delà  CrozAT-i^oz^^e  pour  les  secours 
aux  blessés,  les  sociétés  de  sauveteurs  ?  La  société 
protectrice  des  animaux  qui  ne  procurent  que  des 
fatigues  à  leurs  membres,  aucun  avantage  matériel, 
une  simple  satisfaction  intellectuelle  ou  morale  } 

Certes,  chez  quelques-uns  de  leurs  membres,  il  y  a 
plutôt  parade  et  vanité,  occasion  d'étaler  à  peu  de  frais, 
une  philanthrophie  bien  anodine,  ou  même  le  moyen 
de  s'y  tailler  un  fromage,  mais  il  faut  bien  admettre 
que  la  plupart  des  adhérents  croient  sincèrement 
faire  quelque  chose  de  bien,  et,  malgré  la  mauvaise 
organisation  sociale  y  arrivent  parfois.  Tout  informes 
et  incomplètes  qu'elles  soient,  ces  associations  répon- 
dent, en  partie,  aux  desiderata  de  leurs  membres. 

Dans  la  société  future,  où  l'initiative  individuelle 


264  LA.    SOCIÉTÉ    FUTURE 

aurait  ses  fronchcs  coudées  et  ne  serait  pas  entravée 
par  la  question  «■  monnaie  »,  où  les  affinités  pour- 
raient toutes  se  faire  jour  et  librement  se  rechercher, 
où  les  caractères  pourraient  franchement  s'harmoni- 
ser, on  voit  ce  qui  pourrait  se  faire  dans  ce  sens,  et 
comment  pourront  s'établir  les  rapports  sociaux,  se 
régler  les  relations  de  groupes  et  d'individus. 

Les  individus  se  grouperont  par  goûts,  par  aptitu- 
des, par  tempéraments,  en  vue  de  produire  ou  de  con- 
sommer telle  ou  telle  chose.  Les  postes,  les  chemins 
de  fer,  l'éducation  des  enfants,  etc.,  tout  cela  rentre- 
rait dans  l'organisation  sociale  au  même  titre  que  la 
fabrication  des  chaudrons  ou  des  chaussons,  tout  cela 
fait  partie  de  l'activité  individuelle,  c'est  de  sa  libre 
initiative  que  cela  doit  ressortir;  c'est  une  division 
du  travail  qui  aura  à  s'opérer,  et  voilà  tout. 

Personne  n'étant  plus  entravé  par  les  difficultés 
pécuniaires,  par  des  questions  d'économie,  chacun 
s'habituerait  à  aller  au  groupe  qui  répondrait  le  mieux 
à  ses  vues  et  à  ses  besoins.  De  cette  façon,  c'est  le 
groupe  qui  rendra  le  plus  de  services  qui  aura  le  plus 
de  chances  de  se  développer. 

L'homme  est  un  être  complexe,  agité  de  mille  sen- 
timents divers,  se  mouvant  scus  l'impulsion  de  be- 
soins variés;  nombreux  seront  les  groupes  qui  se  for- 
meront. C'est  leur  diversité  qui  contribuera  à  assurer 
le  fonctionnement  de  tous  les  services  nécessaires  au 
fonctionnement  d'une  société;  c'est  des  besoins  mul- 
tiples des  individus  que  sortira  la  faculté  de  les  satis- 
faire; c'est  la  libre  mise  en  jeu  de  toutes  les  facultés 
qui  doit  nous  conduire  à  ce  but  que  nous  cherchons  : 
L'Harmonie  I 


LA    SOCIETE    FUTURE 


265 


Et  que  l'on  ne  crie  pas  à  l'uiopie,  à  l'invraisem- 
blance, en  prenant  pour  exemple  les  associations  ac- 
tuelles; la  situation  ne  serait  pas  la  même;  l'individu 
de  demain  ne  sera  nullement  comparable  à  celui  d'au- 
jourd  hui;  il  aura  d'abord  évolué,  déjà  pour  arriver 
à  comprendre  notre  idéal  et  avoir  su  se  créer  un 
milieu  qui  lui  permette  de  l'essayer  ;  l'organisation 
sociale  ensuite  étant  changée,  cela  doit  amener  un 
changement  de  mœurs.  L'influence  des  milieux  est 
une  loi  naturelle  qui  fait  partout  ressentir  ses  effets. 

Toutes  les  associations  sont  autoritaires  et  indivi- 
dualistes aujourd'hui.  Si  l'association  est  nombreuse, 
—  souvent  cela  n'est  même  pas  nécessaire  —  il  y  a, 
parmi  les  associés,  des  distinctions  d'emplois,  de 
grades  et  de  salaires,  l'un  comportant  l'autre,  du  reste 
actuellement,  il  y  a  aussi  des  questions  de  préséance. 
L'intérêt  du  groupe  qui  devrait  être  le  mobile  de  tous 
passe  au  second  rang,  car  en  dehors  de  ce  groupe- 
ment, il  y  a  la  grande  société  qui  divise  les  intérêts 
et  pousse  chaque  individu  à  satisfaire  son  intérêt  par 
un  bien  présent,  au  détriment  de  ses  voisins,  aurisque 
d'un  mal  futur,  et  ii  arrive  que  dans  l'intérêt  com- 
mun, il  se  taille  une  foule  d'intérêts  particuliers. 

Malgré  ces  causes  de  désunion,  malgré  le  choc  de 
ses  appétits  contraires,  l'accord  se  maintient  générale- 
ment assez  longtemps  ;  la  zizanie  ne  s'y  met  que  lors- 
qu'un ou  plusieurs  des  associés  plus  roublards  que 
les  autres,  se  mettent  à  tromper  leurs  coassociés  pour 
s'en  faire  confier  la  direction  de  l'association  et  la  font 
alors  marcher  selon  leurs  intérêts  privés,  jusqu'à  ce 
qu'ils  réussissent  à  exproprier  leurs  camarades  et  à  en 
rester  les  seuls  maîtres. 


266  LA    SOCIÉTÉ    FUTURE 

Que  l'on  songe  que,  dans  la  société  que  nous  en- 
tendons, il  n'y  aurait  pas  de  bénéfices  paniculiers  à 
retirer  d'aucune  entreprise,  pas  d'opérations  commer- 
ciales à  mener,  pas  d'opérations  lucratives  à  écha- 
fauder.  Les  individus  se  seraient  groupés  pour  mener 
à  bonne  fin  telle  oeuvre  déterminée,  produire  tel  objet 
convenu,  soit  pour  l'usage  de  chacun  des  copartici- 
pants,  soit  pour  être  mis  à  la  disposition  de  tels  grou- 
pes ou  individus,  avec  lesquels  le  groupe  en  question 
serait  en  relation  d'amitié  ou  d'échange. 

Dans  chaque  groupement  les  individus  y  seraient 
sur  le  pied  de  la  plus  parfaite  égalité,  libres  d'en  sor- 
tir quand  il  leur  conviendrait,  n'y  ayant  pas  de  capi- 
taux d'engagés.  Chacun  y  apporterait  h  part  de  travail 
convenue  d'avance  et  n'aurait  pas  de  moti.*"  pour  la 
refuser  puisque  lui-même  l'aurait  choisie.  Pas  de  di- 
visions sur  la  question  de  salaires,  le  salariat  étant 
supprimé. 

En  définitive  l'individu  n^  sera  attaché  au  groupe 
que  par  le  plaisir  qu'il  y  trouvera,  par  les  facilités  que 
celui-ci  lui  fournira  dans  la  satisfaction  de  ses  be- 
soins. Il  pourra  être  attiré  dans  ce  groupe,  peut-être 
par  le  besoin  d'avantages  que  ce  groupe  sera  seul  à 
lui  fournir,  ou  capable  de  lui  fournir  dans  des  condi- 
tions plus  agréables  que  d'autres;  peut-être  aussi, 
pourra-t-il  y  être  attiré  par  le  seul  besoin  d'y  exercer 
des  aptitudes  spéciales  qui  seront  hautement  appré- 
ciées par  les  individus  formant  ce  groupe.  Quantités 
de  mobiles  différents  peuvent  conduire  plusieurs  in- 
dividus au  même  but. 

De  même  que  l'individu  pourra  se  soustraire  aux 
actes  arbitraires  que  l'oiivoudraitlui  imposer  au  nom 
du  groupe,  de  même  le  groupe  pourra  refuser  son 


LA   SOCIKTÉ    FUTURE  267 

concours  à  l'individu  qui,  par  mauvaise  volonté  ou 
autre  motif,  ne  voudrait  plus  se  plier  à  la  discipline 
préalablement  convenue  dans  l'entente  qui  aurait  pré- 
sidé à  la  division  du  travail.  Nous  étudierons  cela 
plus  loin. 

Les  partisans  de  l'autorité  objectent  que,  les  hom- 
mes étant  trop  corrompus  par  l'éducation  actuelle, 
trop  pervertis  par  les  préjugés  de  plusieurs  milliers 
de  siècles,  ils  ne  seront  pas  assez  sages,  ni  assez  amé- 
liorés pour  qu'on  puisse  les  laisser  libres  de  s'organi- 
ser à  leur  volonté,  qu'ils  auront  besoin  d'un  pouvoir 
régulateur  pour  les  maintenir  chacun  dans  les  limites 
de  leur  droit. 

«  Les  hommes  ne  seront  pas  assez  sages  pour  sa- 
voir se  conduire!  »  Le  raisonnement  est  admirable 
d'illogisme.  Et,  pour  parer  à  ce  danger,  on  ne  trouve 
rien  de  mieux  que  de  mettre  à  leur  tête,  qui  ?  —  d'au- 
tres hommes!  plus  intelligents  sans  doute?  —  cela  se 
peut^  mais  n'est  pas  certain  —  mais  qui  n'en  auront 
pas  moins  leur  part  de  ces  préjugés  et  de  ces  vices 
que  l'on  reproche  à  l'ensemble;  c'est-à-dire  que,  au 
lieu  de  noyer  ces  préjugés  et  ces  vices  dans  la  masse, 
au  lieu  de  chercher  à  tirer  du  concours  de  tous,  en 
laissant  chacun  libre,  cette  étincelle  de  vérité  qui  pour- 
rait éclairer  la  route  de  l'avenir,  on  veut  incarner  la 
société  entière  en  quelques  individus  qui  guideraient 
cette  société,  selon  le  plus  ou  moins  d'envergure  de 
leurs  conceptions  propres. 

Et  puis,  qui  choisirait  ces  chefs? 

Nous  ne  supposons  pas  que  les  admirateurs  de 
l'autorité  viendront  nous  dire  qu'ils  se  choisiront 
eux-mêmes.  Certains,  fortement  imbus  de  leur  propre 


2  68  LA    SOCIÉTÉ    FUTURE 

valeur,  ont  bien  fait  la  critique  du  suffrage  universel, 
proclamé  le  droit  de  l'intelligence  à  asservir  le  trou- 
peau vulgaire  de  la  masse.  Mais  ceux-là  ne  comptent 
pas  en  politique.  Toute  la  pseudo-intelligence  dont 
ils  se  croient  doués,  ne  les  mène  qu'à  êire  des  mo- 
mies du  passé  :  nous  n'avons  pas  à  nous  en  occuper. 

«  C'est  le  peuple  qui  choisira  ses  mandataires  », 
nous  répondent  les  partisans  du  suffrage  universel. 
Mais  ils  viennent  de  nous  objecter  qu'il  ne  serait  pas 
assez  mûr  pour  savoir  se  conduire  lui-même?  Par 
quel  miracle  le  sera-t-il  devenu  assez  pour  savoir  dis- 
cerner entre  tous  les  intrigants  qui  viendront  qué- 
mander ses  suffrages? 

Nommés  par  le  suffrage  universel,  les  nouveaux 
gouvernants,  —  comme  les  actuels  du  reste  —  ne  re- 
présenteraient que  la  moyenne  d'opinions.  Nous  n'au- 
rions que  des  médiocrités  pour  nous  conduire,  et  en 
admettant  que  nous  eussions  la  chance  de  rencontrer 
par  hasard  des  hommes  hors  ligne  comme  savoir  et 
intelligence,  il  n'en  reste  pas  moins  certain  que, 
quelle  que  soit  la  largeur  de  conception  de  l'individu, 
le  cerveau  humain  est  toujours  limité  dans  son  évo- 
lution par  l'évolution  ambiante  de  son  époque.  Il 
peut  être  en  avance  sur  elle,  mais  cette  avance  est  des 
plus  médiocres.  11  ne  peut  même  s'assimiler  toutes 
les  connaissances  de  son  époque  et  au  même  degré; 
il  pourra  être  en  avance  pour  certaines  idées,  rétros 
grade  pour  certaines  autres.  Il  y  a  toujours  des  cel- 
lules retardataires,  conservant  dans  un  coin  du  cer- 
veau, quelques-uns  des  préjugés  en  cours.  Il  y  a  telle- 
idées  que  l'on  acceptera  en  théorie,  et  devant  la  mise 
en  pratique  de'squelles  on  reculera.  Tels  par  exemple 
ceux  qui,  à  l'heure  présente  trouvent  le  mariage  légal 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  269 

ridicule,  mais  se  croient  tenus  de  faire  légitimer  leur 
union  par  un  partisan  de  l'autorité,  affirmant  que  cela 
est  nécessaire  dans  la  société  actuelle. 

Il  existe,  on  le  voit,  assez  de  raisons  suffisantes 
pour  maintenir  les  individus  dans  les  sentiers  rabo- 
teux de  la  routine,  sans  avoir  à  en  ajouter  de  plus,  en 
mettant  entre  les  mains  de  quelques-uns  une  force 
qui  leur  permettrait  d'entraver  ceux  qui  voudraient 
en  sortir.  Et  aux  partisans  de  l'autorité,  nous  sommes 
en  droit  de  dire: 

Ah,  prenez  garde!  lorsque  vous  venez  nous  parler 
de  progrès,  que  nous  ne  nous  apercevions  que  la 
seule  manière  dont  vous  envisagiez  d'en  suivre  la 
marche,  ce  serait  de  lui  entraver  les  jambes  sous  pré- 
texte que  vous  n'êtes  pas  assez  dégagés  pour  le  suivre; 
prenez  garde  de  faire  comprendre  que  la  seule  liberté 
que  vous  voulez  conquérir,  serait  celle  de  vous  débar- 
rasser de  ceux  qui  ne  pensent  pas  comme  vous,  qui 
croient  qu'il  n'y  a  pas  d'hommes  supérieurs,  résti- 
manten  eux  les  connaissances  humaines,  convaincus 
qu'ils  sont,  que  ces  connaissances,  au  contraire,  se 
répartissent  par  toute  l'humanité,  sont  disséminées 
chez  chaque  individu. 

Ce  que  vous  craignez  ce  ne  sont  pas  les  retours  en 
arrière,  c'est  la  peur  de  ne  pouvoir  faire  prédominer 
vos  vanités  qui  vous  tient.  C'est  pourquoi  vous  êtes 
les  adversaires  de  ceux  qui  croient  que  toutes  les  in- 
telligences doivent  être  laissées  libres  de  se  rechercher 
et  de  se  grouper  à  leur  guise,  que  c'est  de  cette  libre 
initiative  que  doit  jaillir  la  lumière. 

Ce  n'est  qu'en  voyant  à  côté  de  lui  un  groupe  mieux 
organisé,  que  le  groupe  mal  organisé  prendra  idée 
de  se  transformer  de  lui-même,  et  tâchera  de  faire 


270  LA    SOCIÉTÉ    FUTURE 

mieux.  Au  lieu  que  la  force  ne  ferait  qu'indisposer 
ceux  qu'elle  voudra  courber  sous  sa  férule.  C'est  de 
ce  mouvement  libre  et  continu,  de  cette  transforma- 
tion incessante,  que  sortira  enfin  cette  communion 
d'idées  dont  personne  n'a  le  secret  et  que  l'on  tente- 
rait vainement  d'établir  par  la  force. 


XVIII 


DES    FAINEANTS 


Cette  suppression  de  l'autorité  entraîne,  tout  aussi- 
tôt, cette  objection,  faite  également  par  nombre  de 
nos  camarades  d'ateliers  :  «  Et  les  fainéants?  »  — 
«  Alors,  disent-ils,  si,  dans  votre  société,  chacun  peut 
consommer  sans  être  forcé  de  produire,  personne  ne 
voudra  travailler.  Si  chacun  peut  n'en  prendre  qu'à 
son  aise,  la  misère  sera  plus  grande  qu'actuellement, 
et  le  travail  encore  rendu  plus  pénible  pour  ceux  qui 
travailleront.  » 

Nous  n'ignorons  pas  que  l'homme  ne  peut  se  trans- 
former du  jour  au  lendemain,  devenir,  comme  par  le 
pouvoir  d'une  baguette  magique,  un  ange,  de  la  bête 
féroce  qu'il  était  la  veille.  Cette  objection  nous  est 
faite  si  souvent  qu'il  nous  serait  impossible  de  l'ou- 
blier. Mais  nous  avons  assez  démontré,  dans  les  pre- 
miers chapitres  de  ce  volume,  que,  pour  réaliser  cet 
idéal  que  nous  cherchons,  nous  pensions  que  l'homme 
aura  subi  un  certain  degré  de  développement  dont  il 


272  LA.    SOCIÉTÉ    KUTURE 

faut  tenir  compte,  sar.s  que  nous  ayons  besoin  d'in- 
sister davantage  ici.  Et  pour  envisager  les  relations 
dans  la  société  future,  il  faudrait  tenir  compte  des 
transformations  opérées,  et  ne  pas  continuer  à  se  pla- 
cer toujours  au  point  de  vue  de  la  société  actuelle. 
Aujourd'hui  le  travail  est  considéré  comme  désho- 
norant. Le  but  à  acquérir,  montré  aux  efforts  de  l'in- 
dividu, est  d'arriver  à  une  situation  lui  permettant 
de  vivre  sans  rien  faire  —  de  productif,  tout  au  moins, 
—  Le  travailleur  est  courbé,  lui,  sous  un  travail  érein- 
tant,  des  douze,  treize  et  quatorze  heures  de  suite,  le 
plus  souvent  dans  les  conditions  les  plus  malsaines, 
sur  un  travail  répugnant,  et  cela  pour  obtenir  un  sa- 
laire dérisoire  qui  lui  permet  à  peine  de  ne  pas  crever 
de  faim  *.  Rien  de  plus  logique  à  ce  que  les  individus 
soient  dégoûtés  de  travailler.  Nous  ne  sommes,  nous, 
étonnés  que  d'une  chose  :  c'est  que,  devant  l'oisiveté 
et  le  luxe  des  riches,  les  individus  ne  soient  pas  en- 
core plus  dégoûtés  d'user  leurs  forces  dans  un  travail 
sans  issue,  et  n'aient  pas  plus  souvent  retourné  la 
nappe. 

Mais,  lorsque,  comme  nous  l'avons  vu,  on  aura, 
dans  la  société  future,  rendu  au  travail  productif  cette 
foule  de  salariés  qui,  aujourd'hui,  peinent  à  faire 
fonctionner  l'organisation  gouvernementale  et  capi- 
taliste qui  nous  écrase  dans  ses  multiples  engrenages, 
ceux  qui  ne  travaillent  qu'à  épargner  un  effort  mus- 

{.  Trait  caractéristique  du  travail  dans  la  société  actuelle  : 
plus  le  travail  est  rude  et  répugnant,  moins  il  est  payé.  Les  hauts 
salaires  sont  réservés  aux  travaux  de  luxe,  à  ceux  qui  ont  pour 
motif  le  service  personnel  de  la  bourgeoisie. 


L\    SOCIÉTÉ    FUTURE  273 

culaire,  ou  pour  procurer  une  plus  grande  jouiss  i..ce 
à  nos  exploiteurs  actuels,  on  aura  ains'  réduit  la  part 
d'efforts  exigée  de  chacun. 

Lorsque,  d'autre  part,  une  meilleure  d'siribution 
du  travail  aura  encore  diminué  cette  part;  lorsque 
l'extension  de  l'outillage  mécanique  aura  augmenté 
la  production,  en  réduisant  aussi  les  heures  de  tra- 
vail; lorsqu'on  aura  assaini  les  ateliers,  en  les  instal- 
lant dans  les  locaux  qui  existent  déjà  et  que  l'on  pourra 
facilement  adapter  à  leur  nouvelle  destination,  et  oi^i 
l'on  trouvera  place  et  aération;  lorsque,  encore,  dans 
les  travaux  pénibles  et  répugnants,  on  aura  substitué 
au  travail  de  l'homme  le  travail  des  machines  et  que, 
par  suite  de  toutes  ces  améliorations  immédiates,  on 
aura  transformé  le  travail  en  un  exercice  salutaire, 
il  nous  semble  que  les  causes  productrices  de  fai- 
néantise seront  déjà  considérablement  diminuées  ou 
amoindries. 

Lorsque,  surtout,  on  aura  transformé  l'idéal  hu- 
main, et  qu'il  sera  devenu  aussi  honteux  de  vivre  en 
parasite  que  cela  est  honorable  aujourd'hui. 

On  ne  pourra  pas  nous  objecter  que  tout  cela  ce 
sont  des  rêves  :  ce  sont  d»s  faits  positifs;  tous  les  éco- 
nomistes conviennent  que,  dès  à  présent,  avec  une 
meilleure  distribution  de  travail,  les  huit  heures  ré- 
clamées par  les  socialistes  seraient  largement  suffi- 
santes; d'aucuns  parlent  même  de  six,  cinq  et  quatre 
heures.  Or,  dans  ce  meilleur  aménagement  de  forces 
dont  ils  parlent,  il  n'est  nullement  question  de  la  sup- 
pression de  leur  domesticité,  des  emplois  nécessaires 
à  assurer  la  bonne  marche  de  leur  exploitation  et  de 
leur  autorité,  nullement  question  de  supprimer  tous 
ces  emplois  nécessites  par  un  luxe  idiot  dont  on  corn- 


274  ^^    SOCIÉTÉ    FUTURE 

mence  à  rire,  on  voit  la  réduction  que  l'on  pourrait 
obtenir. 

Mais  quand  nous  parlons  de  réduire  les  heures  de 
travail,  nous  ne  parlons,  bien  entendu,  que  de  celles 
passées  à  un  travail  que  l'homme  fera  par  nécessité 
et  non  par  affinité,  pour  produire  les  objets  de  pre- 
mière nécessité,  strictement  nécessaires  à  ce  qui  doit 
parer  au.c  besoins  pressants  de  l'existence.  Deux,  trois, 
quatre  heures  pourront  suffire.  Mais  dans  les  travaux 
que  l'homme  fera  par  goût,  par  esprit  de  recherche, 
est-ce  que,  dans  cet  ordre  de  choses,  l'homme  comp- 
tera les  heures  qu'il  y  passera? 

Souvent,  dans  la  société  actuelle,  des  individus, 
après  avoir  passé  huit  ou  dix  heures  dans  un  atelier 
ou  dans  un  bureau,  sur  une  besogne  qui  leur  répugne, 
prennent  sur  leur  repos  pour  "s'adonner  à  des  occupa- 
tions qui  leur  plaisent  :  lecture,  musique,  dessin, 
peinture  ou  sculpture,  mais  aussi  à  des  métiers  ma- 
nuels. Et  cela  tend  si  bien  à  se  développer,  que  l'ou- 
tillage d'amateur  prend,  de  nos  Jours,  une  extension 
de  plus  en  plus  grande.  L'homme  sera  fatigué  de  six 
heures  de  labeur  sur  un  travail  qui  lui  répugne,  mais 
en  fera  dix-sept  sans  fatigue  et  sans  s'en  apercevoir, 
s'il  peut  s'adonner  à  des  occupations  qui  lui  plaisent, 
et  surtout  les  varier  et  les  changer  avant  qu'elles  de- 
viennent fatigue  pour  lui. 

L'homme,  quel  qu'il  soit,  a  une  force  d'activité 
qu'il  faut  qu'il  dépense  d'une  façon  ou  d'tme  autre. 
Du  moment  qu'il  ne  sera  plus  forcé  d'user  ses  forces 
dans  un  labeur  épuisant  qui  ne  lui  assure  même  pas 
la  satisfaction  de  ses  premiers  besoins,  ce  sera  un 
bonheur  pour  lui  d'essayer  toutes  ses  facultés,  dans  la 


L\    SOCIÉTÉ    FUTURE  276 

production  de  fantaisies  qui  lui  passeront  par  la  tête. 

Est-ce  que  ceux  qui»  s'adonnent  aux  travaux  intel- 
lectuels n'ont  pas  besoin  de  se  dépenser  en  mouve- 
ments ?  Est-ce  que,  à  l'heure  actuelle,  ce  n'est  pas 
l'hygiène  recommandée  d'entremêler  de  travail  ma- 
nuel les  travaux  intellectuels?  L'escrime,  la  boxe,  le 
foot-ball,  si  prônés  aujourd'hui,  ne  le  sont-ils  pas  pour 
refaire  un  peu  de  muscle  à  cette  bourgeoisie  qui  étouffe 
dans  son  lard? 

Quel  intérêt,  dans  ces  conditions-là,  auraient  les 
individus  à  se  refuser  au  travail  lorsqu'ils  sauront, 
surtout,  qu'ils  n'auront  plus  qu'à  compter  sur  leurs 
propres  efforts  pour  se  procurer  ce  dont  ils  auront 
besoin,  et  qu'ils  n'auront  plus,  entre  les  mains,  aucun 
moyen  de  courber  qui  que  ce  soit  sous  leur  autorité 
pour  les  forcer  à  produire  pour  eux. 

Mais  nous  admettons  volontiers  —  et  cela,  certai- 
nement, se  produira  --  qu'il  y  ait,  au  début,  des  indi- 
vidus assez  dénués  de  sens  moral  pour  abuser  de  l'es- 
prit de  solidarité,  assez  avachis  pour  fuir  le  travail. 
Ce  ne  pourra  être,  dans  tous  les  cas,  que  la  minorité  ; 
car,  si  ceux  qui  auraient  fait  la  révolution  s'étaient 
battus  pour  ne  plus  travailler,  ils  ne  s'arrêteraient  pas 
en  si  bon  chemin;  de  là  à  faire  travailler  les  autres, 
il  n'y  a  qu'un  pas.  L'établissement  d'une  autorité 
serait  donc  leur  première  besogne.  Ils  seraient  plus 
rapprochés  de  vous  que  de  nous. 

Mais,  alors,  ce  ne  serait  plus  une  révolution  sociale 
qui  se  serait  accomplie;  ce  serait  une  guerre  d'asser- 
vissement où  les  plus  forts  opprimeraient  les  plus 
faibles,  où  les  vainqueurs  exploiteraient  les  vaincus, 


276  LA   SOCIÉTÉ    FUTURE 

nous  n'avons  pas  à  nous  en  occuper,  nous  reprenons 
notre  argumentation. 

Si  la  révolution  sociale,  telle  que  nous  la  compre- 
nons, s'était  faite,  c'est  donc  que  la  majorité  des  indi- 
vidus aurait  compris  les  bienfaits  de  la  solidarité,  de 
l'aide  mutuelle,  les  dangers  du  parasitisme  ;  ces  in- 
dividus agiraient  de  façon  à  empêcher  le  retour  des 
abus  qu'ils  auraient  détruits,  les  fainéants  ne  seraient 
qu'une  minorité  parmi  eux.  Nous  verrons  plus  loin 
que  l'on  ne  règle  pas  les  rapports  sociaux  d'après  des 
exceptions. 

Aujourd'hui,  le  ventre  creux,  sevré  de  toutes  les 
jouissances  qu'il  crée,  le  travailleur  accepte  de  cour- 
ber l'échiné  pour  engraisser  un  tas  de  parasites  de 
tous  poils  et  de  toutes  robes  ;  presque  tous  le  trouvent 
même  très  naturel,  et  dans  une  société  où  les  condi- 
tions de  travail  seraient  améliorées,  au  point  de  le 
rendre  attrayant,  où  la  durée  en  serait  limitée  par  la 
volonté  de  l'individu  lui-même,  où  tous  seraient 
assurés  de  la  satisfaction  intégrale  de  leurs  besoins, 
sous  la  seule  condition  de  travailler  eux-mêmes  à  la 
production  de  ce  qui  leur  serait  nécessaire,  on  sem- 
blerait craindre  que  les  individus  pris  tout  à  coup 
d'une  paresse  dont  on  n'a  jamais  vu,  à  aucune  épo- 
que, d'exemple,  se  refuseraient  à  produire  pour  eux- 
mêmes  et  préféreraient,  ou  crever  de  besoins,  ou 
recommencer  la  guerre  pour  s'asservir  les  uns  les 
autres  !  C'est  insensé  1 

Sous  le  prétexte  que  quelques  individus,  assez  cor- 
rompus par  l'état  de  choses  actuel  pourraient  se  re- 
fuser au  travail,  on  voudrait  que  nous  allions  de 
gaîté  de  cœur  nous  donner  des  maîtres  pour  les  forcer 
au  travail.  Allons  donc,  ne  serait-il  pas  plus  profitable 


LA   SOCIETE    FUTURE  277 

de  les  laisser  à  leur  paresse  que  de  créer  une  organi- 
sation qui,  —  la  société  actuelle  nous  le  prouve  — 
ne  pourrait  les  contraindre  au  travail  mais  pourrait 
bien,  elle,  se  tourner  contre  nous? 

Rappelons-nous  la  fable  du  jardinier  qui  s'en  va 
chercher  son  seigneur  pour  le  délivrer  du  lièvre  qui 
lui  a  mangé  quelques  feuilles  de  choux  et  de  ce  qui 
lui  en  cuisit.  Nous  croyons  êire  plus  pratiques  et  dé- 
montrerons que  l'on  n'a  pas  besoin  de  gendarmes  ni 
de  juges  pour  éduquer  ceux  que  l'on  appelle  les  fai- 
néants, —  si  réellement  il  en  existe,  —  de  la  force  de 
ceux  que  l'on  nous  objecte. 

Du  reste,  selon  nous,  au  sens  strict  du  mot,  il 
n'existe  pas  de  véritable  fainéant.  Il  n'y  a  que  des 
individus  dont  les  facultés  n'ont  pu  se  développer 
librement,  dont  l'organisation  sociale  a  empêché  l'ac- 
tivité de  trouver  leur  direction  normale,  et  que  ce 
commencement  de  déclassement  a  précipités  dans  une 
situation  fausse,  a  achevé  de  démoraliser  et  de  gan- 
grener. 

Si  on  calcule  la  somme  énorme  d'efiforts  qu'il  faut 
que  dépense  pour  vivre  le  fainéant  qui  n'a  pas  de  ca- 
pital à  exploiter,  on  verra  que  l'activité  musculaire 
et  cérébrale  qu'il  dépense  en  n.arches  et  contre-mar- 
ches est  parfois  supérieure  à  celle  qu'il  utiliserait 
dans  une  occupation  régulière. 

Pour  décrocher  un  déjeuner  d'un  camarade,  il  lui 
fera  une  foule  de  travaux  qui  vaudront  parfois  plus 
que  la  pitance  qu'il  en  tirera.  Pour  en  taper  un  autre 
de  quarante  sous,  que  de  services  ne  s'ingéniera-t-il 
pas  à  rendre;  pour  une  absinthe  on  lui  fera  faire 
la  traversée  de  Paris.  Ces  hommes  dépensent  leurs 
forces  inutilement,  d'accord,  mais  enfin  ilsles  dépen- 

16 


278  LA.   SOCIÉTÉ    FUTURE 

sent.  Faites  une  société  où  les  individus  pourront 
choisir  leurs  occupations  et  vous  verrez  les  plus  fai- 
néants se  rendre  utiles. 

Ces  hommes  livrés  à  eux-mêmes  dans  une  société 
où  la  règle  serait  le  travail,  auraient  bientôt  honte 
de  leur  situation  équivoque  au  milieu  de  ceux  qui 
s'occuperaient.  Si  nous  ne  voulons  pas  de  force  pour 
contraindre  les  fainéants  au  travail^  nous  ne  deman- 
dons pas  non  plus  qu'ils  soient  traités  avec  respect, 
et  que,  chaque  matin  à  leur  réveil,  on  vînt  étaler  à 
leur  choix  ce  qui  pourrait  le  plus  flatter  leurs  désirs. 

Si,  dans  la  société  actuelle,  on  tolère  à  côté  de  soi 
nombre  de  parasites,  c'est  que  les  mœurs  et  l'orga- 
nisation sociale  leur  font  une  place  spéciale  dans 
notre  monde,  mais  de  beaucoup,  déjà,  on  commence 
à  s'écarter.  Le  maquereau  ne  se  vante  de  ses  fonctions 
que  dans  son  milieu,  la  plus  grande  partie  de  la  popu- 
lation évite  toute  accointance  avec  eux.  Le  bourreau 
qui  est  un  fonctionnaire  public,  a  été  de  tous  temps 
rais  à  l'index.  Si  beaucoup  d'autres  fonctions  ne  sont 
pas  encore  tombées  si  bas,  elles  perdent  de  plus  en 
plus  de  leur  prestige.  Il  n'y  a  plus  que  certaines  mo- 
mies du  passé  pour  les  glorifier  encore,  la  plupart  de 
leurs  partisans  en  sont  déjà  à  plaider  les  circonstances 
atténuantes  des  nécessités  sociales. 

Nous  nous  imaginons  que  dans  la  société  future, 
il  en  serait  de  même  à  l'égard  de  ceux  qui  voudraient 
vivre  en  parasites.  Ceux  qui  produiraient  pourraient 
par  compassion  se  laisser  gruger  dans  une  certaine 
mesure  par  les  pique-assiettes,  tout  en  laissant  en- 
trevoir le  dégoût  que  leur  inspirerait  cette  position 
inférieure.  Plutôt  que  d'accepter  une  situation  sem- 
blable, le  pique-assiette  chercherait  à  se  rendre  utile 


L\    SOCIKTE    FUTURE  279 

dans  un  tas  de  choses  accessoires  que,  parfois  il  répu- 
gnerait à  un  autre  de  faire.  Nous  voyons  tous  les 
jours  cela  se  produire  sous  nos  yeux,  et  ainsi  engrenés 
dans  les  groupes  producteurs,  les  plus  réfractaires  au 
travail  trouveraient  encore  moyen  de  se  rendre  utiles. 

On  a  objecté  encore  les  Orientaux,  les  habitant?  de 
certaines  îles  ou  certains  pays  équatoriaux  dont  la 
mollesse  est  proverbiale  et  pour  qui  la  paresse  est  un 
véritable  culte.  Mais,  dans  ces  pays,  la  mollesse  des 
habitants  est  en  raison  du  climat,  et  d'autre  part,  la 
facilité  de  vivre  y  est  si  grande  que  rien  ne  force  les 
indigènes  à  faire  violence  à  leur  nature.  Il  suffit  d'é- 
tendre la  main  pour  y  gagner  son  repas  ;  une  poignée 
de  dattes,  de  riz  ou  de  millet,  suffisent  à  faire  vivre 
un  homme  tout  un  jour  ;  les  vêtements  se  trouvent 
tout  faits,  dans  les  feuilles  des  arbres  ;  les  rafîinés  se 
donnent  un  peu  plus  de  mal  en  battant  certaines 
écorces,  mais  tout  cela  n'exige  pas  grand  effort  en 
somme. 

Potir  avoir  voulu  les  plier  à  notre  genre  de  vie,  les 
Européens  ont  décimé  des  populations  qui  étaient 
auparavant,  des  modèles  de  force  et  d'élégance,  et 
vivaient  avant  leur  arrivée,  dans  les  meilleures  con- 
dition de  bonheur  et  de  félicité.  Une  libre  assimila- 
tion de  nos  connaissances,  une  lente  adaptation  au- 
raient pu  les  faire  progresser,  la  violence  et  l'autorité 
les  ont  décimées  ou  fait  rétrograder. 

Vouloir  contraindre  par  la  force  brutale,  les  récal- 
citrants au  travail  serait  les  mettre  en  révolte  contre 
la  société.  Ils  chercheraient  alors  à  se  procurer  par 
la  ruse  ou  l.i  force. —  le  vol  et  l'assassinat  de  la 
société   actuelle  —  ce  qu'on  leur  refusera  de  bonne 


280  LA    SOCIÉTÉ    FUTURE 

volonté.  Il  faudra  donc  créer  une  police  pour  les  em- 
pêcher de  prendre  ce  qu'on  leur  refusera?  des  juges 
pour  les  condamner?  des  geôliers  pour  les  garder? 
et  nous  arriverons  ainsi,  petit  à  petit  à  la  reconstitu- 
tion de  la  société  actuelle,  par  les  rouages  les  plus 
actifs  de  l'arbitraire  et  de  la  spoliation.  Est-ce  que 
les  services  qu'ils  rendent  dans  la  société  actuelle  ne 
sont  pas  suffisants  pour  nous  dégoûter  de  leur  en  de- 
mander dans  la  société  future  ? 

Pour  ne  pas  nourrir  un  certain  nombre  de  fai- 
néants, les  autoritaires  ne  trouvent  d'autre  remède 
que  de  créer  une  autre  catégorie  de  fainéants  avec 
cette  aggravation  sérieuse,  que  la  condition  de  ces 
derniers  serait  légale  et  inamovible,  en  éternisant 
une  situation  fâcheuse  ;  nous  aurions  ainsi  deux  ca- 
tégories de  fainéants  à  nourrir  :  ceux  qui,  placés  en 
marge  de  la  société,  vivraient  à  ses  dépens  et  malgré 
elle,  et  ceux  qu'elle  aurait  créés  elle-même,  sous  le 
fallacieux  prétexte  de  ne  pas  en  nourrir  aucun.  Avec 
cette  épée  de  Damoclès  en  plus,  suspendue  éternelle- 
ment sur  nos  têtes  :  une  force  créée  et  armée  pour 
forcer  des  individus  à  accomplir  ce  qui  ne  leur  plaît 
pas  et  pouvant  toujours  se  tourner  contre  ceux  qui 
l'auraient  établie. 


XIX 


LE   LIBRE    CHOIX    DES    TRAVAUX 


Cependant,  nous  dit-on,  il  faudra  bien  que  les 
groupes  qui  se  formeront  aient,  parmi  eux,  sinon  des 
chefs,  du  moins  des  individus  spécialement  chargés 
de  répartir  le  travail  clans  les  groupes  de  production, 
d'indiquer  à  chacun  sa  besogne,  afin  que  tous  ne  se 
disputent  pas  à  vouloir  faire  la  même  chose,  et  que  la 
besogne  se  fasse  méthodiquement  et  d'une  façon  uni- 
forme. Comme  dans  les  groupes  de  consommation, 
il  faudra  quelqu'un  pour  répartir  les  produits  que  se 
disputeraient  les  individus  s'ils  n'avaient  un  contrôle, 
un  pouvoir  régulateur,  veillant  à  ce  qu'aucun  intérêt 
ne  soit  lésé. 

En  effleurant  ce  sujet,  dans  les  chapitres  précédents, 
nous  avons  démoatréque  le  besoin  serait  le  principal 
moteur  des  groupements;  que  les  individus  devraient 
ne  compter  que  sur  eux-mêmes  pour  se  procurer  cequi 
jeur  serait  néress^aire.  Eprouveront-ils  le  besoin  d'un 
objet  quelconque,  d'un  produit  déieriçiné,  ils  auront 


282  LA    SOCIÉTÉ   FUTURE 

leurs  facultés  à  développer  pour  se  procurer  robjetde 
leurs  désirs,  lis  auront  à  rechercher  quel  genre  d'as- 
sociation sera  à  même  de  les  aider  le  plus  efficacement 
à  se  procurer  ce  qui  sera  le  but  de  leurs  recherches. 

Les  individus  opéreront-ils  par  voie  d'échange  ? 
n'auront-ils  qu'à  puiser  dans  des  magasins  spéciaux? 
ou  devront-ils  collaborer  directement  à  la  production 
dudit  objet?  cela,  croyons-nous,  dépendra  des  cir- 
constances, et  les  divers  moyens  pourront  être  mis  en 
jeu,  selon  l'occurrence. 

Cela  dépendra  de  l'abondance  ou  de  la  rareté  de 
l'objet  recherché,  du  caractère  et  des  afiinités  de  l'in- 
dividu :  Tel  aura  des  répugnances  pour  tel  travail  et 
devra,  par  conséquent,  s'ingénier  à  se  rendre  utile 
autrement,  afin  d'obtenir  du  milieu,  dont  il  fait  partie, 
les  choses  qu'il  lui  répugnerait  de  fabriquer.  Tel 
autre  s'attachera  à  produire  différents  objets,  sans 
éprouver  le  besoin  d'en  user  personnellement;  rien 
que  le  plaisir  de  les  façonner,  de  les  fignoler,  d'arriver 
à  des  effets  artistiques  selon  son  esthétique,  sera  un 
motif  suffisant  pour  mettre  son  activité  en  jeu.  Son 
bonheur,  alors,  sera  de  voir  apprécier  ses  travaux,  et 
ses  amis  se  disputer  les  produits  de  son  travail. 

Par  contre,  il  répugnera  à  un  individu  d'avoir  des 
relations  avec  tel  autre  individu,  le  don  d'une  futilité, 
même,  il  se  le  reprocherait  comme  un  crime,  sans 
qu'il  ait  aucun  grief  à  formuler  contre  celui  qui  sera 
l'objet  de  son  aversion,  sans  qu'aucun  raisonnement 
ne  légitime  cette  prévention.  De  même,  on  se  sentira 
attiré  par  telle  autre  personne,  pour  laquelle  on  ne 
saura  jamais  trop  déployer  de  prévenances  pour  lui 
être  agréable,  sans  que  cette  préférence  soit  davan- 
tage justifiée. 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  283 

Toutes  ces  considérations  modifieront  Ja  manière 
de  faire  des  individus,   et  influeront  sur  le  choix  de 
leurs  relations,  détermineront  certaines  façons  de  faire 
dans  leurs  groupements.  Multiples  en  seront  les  for 
mes  qui  en  découleront. 

Or,  dans  des  groupes  établis  dans  ces  conditions, 
qu'est-il  besoin  de  chefs?  —  Avant  de  se  constituer 
en  groupe,  les  individus  se  seront  préalablement  con- 
sultés sur  leurs  désirs,  leurs  aptitudes;  ils  sauront 
d'avance  sur  quelles  parties  du  travail  se  porteront 
leurs  préférences;  dans  dès  conditions  semblables,  la 
distribution  du  travail  se  fera  toute  seule,  par  le 
libre  choix  des  individus.  Et  cela  d'autant  plus  faci- 
lement, que  l'individu  qui,  dans  la  répartition  de  la 
besogne  ne  trouverait  pas  la  satisfaction  qu'il  y  cher- 
chait, n'aurait  pas  besoin  d'y  entrer,  et  n'aurait  qu'à 
chercher  ailleurs,  si  on  lui  refusait  les  quelques  con- 
cessions que  l'on  se  fait  toujours  lorsqu'on  procède  à 
l'amiable. 

Ce  qui  fait  aujourd'hui  —  et  c'est  ce  qui  se  produi- 
rait dans  toute  société  qui  maintiendrait  le  salariat  — 
qu'un  ouvrier  préfère  tel  travail  à  tel  autre,  c'est  que 
ce  travail  donne  plus  de  profit,  davantage  de  consi- 
dération. Mais  le  salariat  aboli,  toutes  les  fonctions 
inutiles  étant'également  supprimées,  ce  seront  les  seuls 
besoins  ou  aptitudes  qui  impulseront  les  individus  ; 
l'entente,  entre  individus  qui  se  groupent  pour  une 
œuvre  commune,  est  des  plus  faciles  lorsque  riniérêt 
individuel  ne  peut  plus  se  glisser  entre  eux. 

Une  autre  des  causes  encore  qui  contribue  à  con- 
finer les  individus  dans  une  spécialité  de  travail  — 
cause  d'abrutissement  et  de  rétrécissement  des  facultés 


28^  LA    SOClÉTl';    FUTURE 

individuelles,  en  en  exagérant  une  jusqu'à  l'hypertro- 
phie —  c'est  que,  plus  l'individu  s'adonne  à  un  cer- 
tain genre  de  travail,  plus  il  répète  les  mêmes  mou- 
vements, plus  il  devient  habile  dans  cette  spécialisa- 
tion, plus  s'accentue  la  précision  et  l'accéléraiion  de 
ces  mouvements.  Cette  spécialisation  de  l'ouvrier  est 
utile  au  capitaliste  qui  ne  cherche  qu'une  chose  :  tirer 
le  plus  possible,  avec  le  moins  de  temps,  de  son  ou- 
tillage,—  fer  ou  chair,  c'est  tout  un  pour  lui.  —  L'ou- 
vrier, une  fois  lancé  dans  cette  direction  est  forcé  de 
s'y  tenir,  il  n'a  pas  les  moyens  de  recommencer  un 
apprentissage  nouveau,  et  les  employeurs  ne  recher- 
chent que  ceux  dont  l'apprentissage  fait,  leur  assure 
un  rendement  productif  immédiat. 

Il  est  hors  nature  que  l'individu  atrophie  ses  facultés 
diverses  au  bénéfice  d'une  seule.  Une  société  norma- 
lement constituée  doit  lui  permettre  de  se  rendre 
indépendant  des  milieux  et  des  circonstances,  en  lui 
permettant  de  développer  toutes  ses  facultés.  Si  ceiie 
variété  de  travaux  le  mène  à  produire  un  peu  moins 
vite  dans  chacune  des  branches  de  ses  facultés,  la 
diversité  de  ses  occupations  compensera  largement 
cette  légère  perte,  sans  compter  l'apport  du  dévelop- 
pement de  l'outillage  mécanique. 

On  a  parlé  des  travaux  pénibles  et  dégoûtants, 
affirmant  que,  «  si  les  individus  ne  sont  pas  intéres- 
sés, par  un  avantage  quelconque,  à  les  choisir,  il  ne 
se  trouvera  personne  pour  les  accomplir.  » 

Les  individus  qui,  actuellement  sont,  de  par  les 
circonstances,  condamnés  à  faire  les  travaux  répu- 
gnants ou  malsains  de  la  société,  la  révolution  faite, 
voudront,  fort  probablement  en  bénéficier,  et  en  cela 


LA.    SOCIÉTÉ    FUTURE  285 

ilvS  auront  fort  raison.  Mais  est-ce  à  dire  qu'ils  se  refu- 
seront encore  à  pratiquer  leur  métier,  si  cela  était  de 
toute  nécessité,  et  qu'il  n'y  eût  qu'eux  capables  de  le 
faire. 

Eux  aussi  ne  voudront  plus  peiner  quatorze  heures 
par  jour,  sur  le  même  travail;  eux  aussi  voudront  des 
conditions  saines  et  agréables  pour  l'accomplissement 
de  leur  besogne  ;  eux  aussi,  voudront  varier  leurs 
occupations,  et  tout  cela  devra  s'accomplir.  Mais  tous 
ces  progrès  accomplis,  pourquoi  se  refuseraient-ils 
d'aider  ceux  qui  auraient  besoin  de  leurs  aptitudes  et 
de  leur  connaissance  de  leur  ancien  métier  ? 

Pourquoi,  en  effet,  une  certaine  classe  d'individus 
serait-elle  seule  sacrifiée  aux  œuvres  répugnantes 
et  malsaines  ?  Si  cette  œuvre  est  d'intérêt  général, 
pourquoi  chacun  n'en  prendrait-il  pas  sa  part?  Si 
elle  n'est  profitable  qu'à  une  certaine  catégorie,  de 
quel  droit  cette  catégorie  voudrait-elleen  contraindre 
une  autre  à  lui  produire  ce  dont  elle  a  besoin? 

Si  le  métier  en  question  est  de  nécessité  sociale,  la 
besogne  devra  se  répartir  entre  tous  les  membres  de 
l'association,  les  anciens  ouvriers  de  ce  métier  y  ap- 
porteront leurs  connaissances  et  serviront  de  profes- 
seurs aux  autres.  Si  ces  produits  ne  sont  réclamés  que 
par  une  certaine  catégorie  d'individus,  eh  bien,  ces 
individus  auront  à  s'organiser  eux-mêmes  pour  pro- 
duire ce  dont  ils  auront  besoin,  et  à  s'entendre  avec 
ceux  qui  pourront  les  aider  de  leurs  conseils  et  de 
leur  expérience. 

Et  pour  appuyer  notre  argumentation,  nous  pren- 
drons un  exemple  dans  chacun  des  ordres  de  faits  que 
nous  venons  de  citer.  Dans  le  premier,  —  métiers  mal- 
propres —  on  cite  la  corporation  des  vidangeurs, 


286  I.A   SOCIÉTÉ    FUTURE 

comme  une  des  corporations  où  le  travail  seiait  des 
plus  répugnants,  et  dont  personne  ne  voudrait  plus 
tenir  l'emploi  au  lendemain  de  la  révolution. 

L'exemple  n'est  peut-être  pas  des  mieux  choisis, 
car,  déjà,  dans  la  société  actuelle,  le  travail  se  fait 
mécaniquement,  et  on  commence  à  construire  des 
bâtiments  où  les  fosses,  continuellement  lavées  par 
un  système  d'irrigation  qui  les  net-toie  de  fond  en 
comble,  sont  débarrassées  de  leur  contenu  aussitôt 
qu'il  est  déposé,  et  suppriment  ainsi  l'intervention 
du  vidangeur.  L'aménagement  des  locaux,  s'opérant 
graduellement,  nous  pouvons  être  à  même  de  voir 
disparaître  cette  corporation. 

Mais,  comme  l'exemple  nous  est  donné  plutôt 
pour  désigner,  en  général,  une  occupation  malpropre 
ou  répugnante,  que  pour  désigner  un  métier  plus 
spécialement  qu'un  autre,  et  que  du  reste,  il  en  serait 
également  de  même  pour  chaque  emploi,  l'argument 
vaut  tel  qu'il  est,  et  voyons  ce  qu'il  en  deviendrait 
d'une  société  qui  n'aurait  pas  trouvé  le  moyen  de  se 
passer  du  service  des  vidangeurs,  et  serait  menacée 
de  ne  trouver  parmi  ses  membres,  personne  pour 
remplir  cet  emploi. 

Quel  bien  grand  malheur!  Voilà  toute  une  société 
embrenée  pour  ne  pas  avoir  à  sa  tête  une  autorité 
pour  décréter  son  désembrènement.  Et  on  ose  encore 
douter  de  l'utilité  du  gouvernement!  Voilà  une  occu- 
pation toute  trouvée  pour  nos  politiciens  sans  travail 
au  lendemain  de  la  révolution,  et  dont  le  crétinisme 
pourrait  les  rendre  inaptes  à  s'adapter  à  toute  autre 
besogne! 

Raisonnons  pourtant. 

Dans  une  maison  où  ce  petit  travail  serait  à  opérer, 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  287 

chacua,  nous  le  supposons,  aurait  mis  du  sien  à  rem- 
plir la  fosse?  — c'est  hors  de  toute  contestation.  Eh 
bien  alors!  Le  jour  où  le  besoin  de  vider  cette  fosse 
se  ferait  «  sentir  »,  ce  seraient  les  habitants  de  cette 
maison  à  éprouver^  les  premiers,  ce  besoin  d'une  fa- 
çon particulièrement  odorante.  Ayant  un  intérêt  im- 
médiat à  se  débarrasser  de  cette  abondance  de  biens, 
celui  d'abord  de  ne  pas  être  empoisonnés,  ils  n'au- 
raient qti'une  chose  à  faire,  s'entendre  entre  eux  pour 
faire  la  besogne,  et  comme  l'outillage  qui  existe  pour 
cela  à  l'heure  actuelle,  se  trouvera  à  la  disposition  de 
tous,  sans  préjudice  des  améliorations  probables, 
chacun  des  cohabitants  du  local  mettant  la  main  à 
la  pâte,  un  peu  de  bonne  volonté,  un  peu  d'efforts  et 
très  peu  de  travail,  ils  se  trouveraient  débarrassés  de 
ce  qui  les  gênerait. 

Mais  les  progrès  que  nous  avons  constatés  dans  la 
construction  des  fosses  d'aisances,  se  répercutent  dans 
toutesles  branches  del'activité  humaine.  Aujourd'hui 
on  arrive  à  se  passer  du  métier  de  vidangeur,  demain 
ce  sera  de  celui  d'égoutier,  et  de  progrès  en  progrès 
chacune  des  sphères  de  l'activité  humaine  se  simplifie 
chaque  jour. 


Quant  au  deuxième  cas  —  métiers  malsains,  —  les 
exemples  ne  nous  manqueraient  pas,  mais  nous  ne 
connaissons  pas  assez  les  détails  pour  en  parler,  nous 
nous  arrêterons  à  la  fabrication  du  blanc  de  céruse 
qui  est  toujours  citée  comme  une  des  plus  meurtrières. 

Là,  encore  fort  probablement  des  améliorations 
doivent  avoir  été  apportées  pour  en  diminuer  les  effets 
meurtriers,  mais  ne  les  connaissant  pas,  nous  pren- 


2^8  LA    SOCIÉTÉ    FUTURE 

drons  le  métier  tel  qu'il  nous  est  donné,  cela  est  in- 
différent à  notre  argumentation. 

Ceux  qui  ont  besoin  de  la  céruse  sont  ceux  qui  s'en 
servent  et  non  ceux  qui  la  fabriquent  ?  Voilà  une  vérité 
que  La  Palisse  ne  désavouerait  certes  pas.  Mais  alors, 
pourquoi  des  individus  sacrifiej'aient-ils  ieur  vie  et 
leur  santé  à  fabriquer  un  produit  dont  ils  ne  ressen- 
tent nullement  le  besoin  ? 

Ce  qui  fait  surtout  la  nocuité  des  diverses  profes- 
sions cataloguées  dangereuses,  ce  sont  d'abord  la  ra- 
pacité des  exploiteurs,  la  durée  du  travail  ensuite.  Si 
au  lieu  de  passer  dix  ou  douze  heures  par  jour  dans 
des  vapeurs  méphitiques  et  cela  de  continu,  pendant 
des  mois  et  des  années,  supposez  que  les  individus 
n'y  soient  employés  qu'une  heure  ou  deux  et  par  in- 
termittence, et  qu'au  lieu  d'être  enfermés  dans  des 
locaux  mal  aérés,  les  ateliers  soient  installés  en  plein 
air  sous  des  abris,  pourvus  de  toutes  les  conditions 
hygiéniques  connues,  cette  occupation  peut  rester 
plus  ou  moins  désagréable,  mais  cesse  d'être  meur- 
trière. 

Une  fois  ce  point  déblayé,  reste  à  savoir  qui  fabri-v 
quera  ces  produits?  Mais,  nous  l'avons  dit  :  ceux  qui 
en  auront  besoin.  La  diversité  des  occupations  est 
nécessaire  à  l'homme,  la  variété  dans  les  travaux  lui 
en  facilitera  le  service,  pourquoi  le  peintre,  tout  en 
étant  associé  avec  des  peintres,  ne  ferait- il  pas  aussi 
partie  d'un  groupe  pour  la  production  des  couleurs 
dont  il  aurait  besoin?  Et  l'astronome,  tout  en  s'asso- 
ciant  avec  d'autres  individus  pour  observer  ce  qui  se 
passe  dans  les  profondeurs  de  l'espace,  pourquoi  ne 
pourrait-il  pas  s'associer  avec  un  groupe  d'opticiens 
pour  la  construction  de  ses  objectifs?  Sachant  manier 


La.  société  future  289 

l'objet,  ils  n'en  auraient  que  plus  de  compétence  pour 
l'établir  dans  les  meilleures  conditions  voulues. 

Mais,  ce  que  nous  ne  devons  pas  oublier  surtout, 
c'est  que  l'outillage  mécanique  est  tout  indiqué  pour 
remplacer  l'homme  dans  la  plupart  de  ses  travaux, 
principalement  ceux  qui  sont  répugnants  et  pénibles, 
A  l'heure  actuelle,  des  questions  d'économie  font 
reculer  l'exploiteur  devant  l'achat  d'un  outillage  mé- 
canique, ou  le  renouvellement  de  celui  qu'il  possède. 
Il  peut  user  un  ouvrier  en  vingt  ans,  dix  ans,  cinq 
ans,  même  en  moins  de  temps,  personne  ne  lui  en 
demande  de  comptes.  Dans  la  société  future,  les  in- 
dividus ayant  tout  intérêt  à  veiller  à  l'hygiène  de  leurs 
ateliers,  puisqu'ils  en  seront  les  ouvriers,  les  questions 
d'économie  n'entreront  aucunement  en  ligne  de 
compte.  Le  génie  de  l'homme  pourra  se  donner  libre 
carrière  vers  le  développement  et  le  perfectionnement 
de  l'outillage  mécanique. 

Par  ce  que  nous  avons  vu  jusqu'à  présent,  nous 
venons  de  voir  qu'au  lieu  d'être  comme  dans  la  so- 
ciété actuelle,  un  esclavage  et  une  torture,  le  travail 
sera  rendu  attrayant;  par  le  fait  que  ce  seront  les  at- 
tractions personnellesqui  guideront  les  individusdans 
le  choix  de  leurs  occupations,  il  deviendra  un  passe- 
temps,  un  exercice  de  gymnastique.  Il  nous  reste  à 
étudier  d'un  peu  plus  près,  comment  pourraient  évo- 
luer et  se  combiner  les  conflits  d'idées  différentes  qui 
pourront  se  produire  dans  la  société  future. 

L'exemple  étant  l'illustration  de  l'idée,  et  rendant 
toujours  mieux  la  pensée  à  condition  qu'il  soit  bien 
à  sa  place,  c'est  encore  par  un  exemple  que  nous 
allons  procéder:  le  cas  d'une  maison  à   construire, 

^7 


290  LA    SOCIETE    FUTURE 

entre  autres,  et  examiner  les  différents  cas  qui  pour- 
raient se  produire. 

Quoiqu'on  ait  accusé  les  anarchistes  de  n'être  que 
des  brouillons,  de  ne  pas  savoir  ce  qu'ils  veulent, 
nous  supposons  que,  lorsqu'il  s'agira  de  bâtir,  — 
comme  pour  quelque  travail  que  ce  soit  du  reste,  — 
les  membres  de  la  société  future,  pris  d'un  vertigo  de 
construction,  n'iront  pas  s'amuser  à  entasser  moellons 
sur  moellons,  briques  sur  briques,  rien  que  pour  le 
plaisir  de  gâcher  du  mortier. 

Fort  probablement  que  les  grandes  casernes  d'au- 
jourd'hui seront  appelées  à  disparaître  dans  la  société 
future.  Nul  doute  que  les  individus  ne  voudront  plus 
être  encaqués  dans  les  bâtisses  malsaines  d'aujour- 
d'hui, où,  pour  des  conditions  d'économie,  —  les 
terrains  coûtant  fort  cher,  —  on  essaie  de  rattraper 
en  hauteur,  ce  que  l'on  perd  en  surface.  Comme  cela 
se  pratique  du  reste  à  Londres  actuellement,  les  indi- 
vidus voudront  avoir  leur  «  home  «séparé  :  une  petite 
maisonnette  pouvant  loger  la  famille,  et  entourée  d'un 
petit  jardin  pour  l'agrément  des  habitants. 

La  construction  de  maisons  semblables  ne  deman- 
dera le  concours  que  d'un  nombre  très  restreint  d'in- 
dividus. Il  y  aura  fort  peu  de  complications  architec- 
turales, et  il  sera  facile  aux  individus  de  constituer 
les  groupements  nécessaires  à  la  construction  de  ces 
petits  édifices.  Mais,  il  pourrait  se  faire  que  l'on  con- 
tinuât la  construction  des  énormes  bâtisses  d'aujour- 
d'hui, cela  est  fort  possible,  nous  ne  pouvons  pas 
préjuger  de  l'évolution  future.  Les  individus  qui  au- 
raient des  vues  particulières  sur  l'aménagement  d'une 
semblable  maison  d'habitation,  auraient  à  s'entendre, 
entre  eux,  sur  leurs  conceptions  particulières;  ceux 


LA    SOCIETE    FUTURE  ZQÎ 

dont  les  différentes  conceptions  pourraient  s'amalgti- 
mer  et  s'adapter  dans  le  même  édifice,  se  grouperaient 
pour  la  construction  du  modèle  convenu,  en  faisant 
distribuer  les  appartements  que  chacun  aurait  choisis 
d'avance,  selon  les  adaptations  particulières  de  cha- 
cun. Cela  compliquerait  peut-être  un  peu  plus  la 
chose,  mais  ne  la  rendrait  pas  insoluble,  croyons- 
nous. 

Dans  la  société  future,  pas  plus  que  dans  la  société 
actuelle,  on  ne  tiendra  à  user  ses  forces  mal  à  propos. 
L'entente  entre  les  individus  sera  forcément  le  régu- 
lateur de  leur  conduite.  L'individu  qui  voudrait  s'i- 
soler, vivre  de  ses  seules  forces,  en  n'usant  que  des 
produits  qu'il  fabriquerait  lui-même,  celui-là  se  ferait 
une  vie  impossible,  forcé  qu'il  serait  de  travailler 
sans  cesse  et  sans  relâche  pour  arriver  à  ne  se  donner 
qu'une  médiocre  aisance. 

Les  individus  auront  donc  certainement  à  mettre 
la  main  à  la  production  de  quantité  d'objets  dont  ils 
auront  besoin,  mais  cette  production  devra  se  faire 
en  commun  afin  de  profiter  des  progrès  mécaniques, 
et  de  plus,  la  fédération  des  groupes  entre  eux,  per- 
mettra aux  individus  de  pouvoir  profiter  de  quan- 
tité de  produits  sans  avoir  à  les  façonner  ;  et  les 
échanges  entre  groupes,  seront  un  puissant  moyen  de 
dispersion  des  produits  accumulés,  car  il  est  bien  évi- 
dent que  si  un  outillage  mécanique,  une  fois  en  train, 
peutproduire  en  une  heure  ou  deux  de  travail,  dix  fois 
plus  que  l'individu  n'en  a  besoin,  celui-ci  ne  s'arrê- 
tera pas  au  bout  de  cinq  minutes,  sous  prétexte  qu'il 
a  ce  qu'il  lui  faut.  Il  perdrait  ainsi  en  mise  en  train, 
en  démarches  tout  son  temps  avant  d'arriver  à  pro- 
duire la  moitié  des  différentes  sortes  d'objets  qu'il  lui 


292  LA    SOCIETE    FUTURE 

faudrait.  Il  y  aura  là  une  moyenne  d'occupations  que 
chaque  individu  pourra  embrasser  et  dont  il  est  im- 
possible de  tracer  la  limite.  Le  besoin  et  les  circons- 
tances guideront  l'individu  mieux  que  toute  commis- 
sion de  statistique. 

Ceux  donc,  qui  ne  se  contentant  pas  des  locaux 
existant  déjà,  voudront  s'approprier  une  demeure  à 
leur  convenance,  s'entendront  d'abord  entre  eux, 
ensuite  avec  d'autres  groupes  qui  pourront  leur 
fournir  les  matériaux  dont  ils  auront  besoin,  et  for- 
meront ainsi  une  deuxième,  troisième  fédération,  et 
ainsi  jusqu'à  l'infini. 

Mais,  nous  dira-t-on,  il  n'y  aura  pas  que  les  mai- 
sons d'habitation.  Il  y  aura  les  édifices  publics  : 
ateliers,  magasins,  salles  de  spectacle,  de  réunions, 
etc.  Si  personne  n'est  spécialement  désigné  pour  les 
construire,  qui  les  établira  ? 

Jusqu'à  présent  nous  avons  raisonné  absolument 
comme  si  les  individus  s'étaient  unanimement  au 
lendemain  de  la  révolution  refusés  à  continuer  leur 
travail  habituel,  le  cas  peut  se  présenter,  nous  n'y 
voyons  pas  d'inconvénient,  et  nous  continuerons  à 
l'envisager  ainsi;  c'est  le  cas  le  plus  embarrassant. 

Les  individus  qui  auront  besoin  de  l'édifice  en 
question,  auraient  à  s'ingénier  pour  faire  les  maçons 
eux-mêmes.  Ils  auraient  à  faire  appel  aux  ingénieurs, 
architectes,  pour  dresser  les  plans  de  l'édifice  pro- 
jeté. Les  dessins  seraient  exposés  à  la  critique  de 
tous.  Après  avoir  discuté  les  détails  et  l'ensemble, 
on  arrêterait  le  projet  définitif.  Il  faudrait  que  le 
projet  fût  bien  biscornu  pour  que,  de  tous  les  ma- 
çons, serruriers,  charpentiers  existants,  il  ne  parvînt 


LA    SOCTÉTÉ    FUTURE  293 

pas  à  en  aécîder  quelques-uns  qui  consentissent  à 
mettre  les  novices  au  courant  de  leurs  procédés  ;  à 
moins  d'être  absolument  loufoque,  un  projet,  quel 
qu'il  soit,  trouve  toujours  des  partisans.  On  ne  ferait 
plus  appel  à  l'argent  des  individus,  c'est  leur  part  de 
travail  et  d'efforts  qu'on  leur  demanderait.  Aujour- 
d'hui, il  suffit  d'avoir  de  l'argent  pour  mettre  en 
mouvement  les  forces  sociales  sur  le  projet  le  plus 
absurde.  Dans  la  société  de  demain,  ne  s'emploieront 
à  une  besogne  que  ceux  qui  l'auront  adoptée  en  projet. 

Comme  nous  l'avons  vu  pour  les  routes,  chemins 
de  fer,  etc.,  l'intérêt  individuel  n'étant  plus  en  jeu, 
toutes  les  considérations  accessoires  étant  écartées, 
l'entente  serait  facile.  Mais,  là  encore,  nous  voulons 
bien  admettre  qtteles  individus  fussent  assez  absurdes 
pour  ne  pas  s'entendre,  nous  nous  trouverions  en 
face  des  mêmes  difficultés  qui  devraient  se  résoudre 
de  même.   - 

La  logique  nous  dit  que  l'intérêt  personnel  —  ce 
moteur  de  toutes  divisions  et  de  toutes  chicanes  par 
son  antagonisme  avec  les  autres  intérêts  personnels, 
—  ayant  disparu  des  relations  sociales,  les  différence's 
ne  pourront  résulter  que  de  la  manière  de  concevoir 
et  d'envisager  les  choses  ;  les  petites  différences  d'ap- 
préciation pourront  s'amender,  disparaître  dans  les 
discussions  qui  pourront  s'engager  à  ce  sujet  :  il  ne 
resterait  donc  en  présence  que  les  divergences  trop 
accentuées  pour  se  fondre  en  un  accord  mutuel.  Alors, 
le  besoin,  ce  moteur  universel,  plus  fort  que  toutes 
les  petites  questions  d'amour-propre  et  de  vanité,  ne 
tarderait  pas  à  amener  les  individus  à  des  dispositions 
plus  raisonnables.  Sinon,  nous  l'avons  dit,  c'est  que 
les  individus  seraient  en  régression,  et  alors  l'homme 


2Q4  LA    SOCIETE    FUTURE 

sensé,  au  lieu  de  chercher  à  se  définir  un  idéal  d'affran- 
chissement et  de  bonheur  pour  la  race  humaine, 
n'aurait  plus  qu'à  chercher  dans  le  néant  le  seul  re- 
mède aux  regrets  cuisants  qu'il  éprouverait  de  voir 
les  hommes  retourner  en  arrière. 

Si,  du  désaccord,  il  en  résultait  la  construction  de 
deux  bâtiments  au  lieu  d'un,  personne  ne  songerait 
à  s'en  plaindre.  Et  il  y  aurait  cet  avantage  :  chacun 
des  groupes  ayant  à  cœur  de  prouver  la  supériorité 
du  plan  auquel  il  se  serait  rallié,  rivaliserait  de  zèle 
pour  en  parfaire  l'exécution.  L'amour-propre,  ici, 
pousserait  les  individus  à  déployer  tout  leur  savoir- 
faire,  toute  leur  bonne  volonté  pour  mener  à  bien 
l'œuvre  à  laquelle  ils  se  seraient  attachés.  Nous  trou- 
vons donc  encore  ici,  un  stimulant  de  la  bonne  vo- 
lonté des  individus,  que  les  défenseurs  de  l'autorité 
affirment  ne  devoir  résider  que  dans  la  crainte  du 
châtiment  ou  l'appât  du  gain. 

Pour  la  division  du  travail  dans  les  groupes,  nous 
avons  vu  que  chacun  des  individus  rechercherait  les 
groupes  où  il  pourrait  donner  l'essor  à  ses  facultés, 
et,  en  s'associant,  ils  s'instruiront  mutuellement  de  la 
part  de  besogne  à  laquelle  ils  entendront  s'adonner 
plu?  spécialement  ;  chaque  individu  ne  recherchera 
donc  que  ceux  dont  les  goûts  à  telle  besogne  ne  pour- 
ront que  faciliter  sa  tâche  et  non  la  lui  disputer.  S'il 
s'agit  de  la  construction  d'une  machine,  par  exemple, 
celui  qui  aura  spécialement  des  goûts  pour  l'ajustage, 
s'il  peut  faire  tout  l'ajustage  lui-même,  ne  demandera 
à  s'associer  qu'avec  des  forgerons,  des  fondeurs,  etc. 
Si  l'importance  du  travail  exige  le  travail  de  plusieurs 
ajusteurs,  forgerons,  fondeurs  ou  autres,  c'est  tou- 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  3q5 

Jours  dans  les  mêmes  conditions  que  se  fera  le  grou- 
pement. 

Le  groupement  opéré  dans  ces  conditions,  la  divi- 
sion du  travail  est  tout  opérée  puisque  c'est  elle  qui 
a  servi  de  base  à  l'association.  Une  fois  constitué,  le 
groupe  n'a  qu'à  se  mettre  à  l'œuvre.  Si,  dans  le  cou- 
rant du  travail  il  plaisait  à  un  individu  de  changer  le 
genre  d'occupation  primitivement  choisie  par  lui- 
même,  dans  la  société  actuelle  on  sait  assez  se  faire 
des  concessions  pour  que  la  chose  pût  s'opérer  sans 
entrave,  et  même  pour  que  les  coassociés  fissent  tous 
leurs  efforts  pour  aider  leur  collègue  dans  son  nou- 
veau travail  s'il  n'était  pas  bien  au  courant. 

Si,  pour  une  raison  ou  pour  une  autre,  ce  change- 
ment ne  pouvait  s'opérer,  l'individu  chercherait  un 
autre  groupe  pendant  que  le  groupe  abandonné  sup- 
pléerait à  l'individu  défaillant.  L'individu  qui  aurait 
la  réputation  de  bien  remplir  sa  tâche  dans  l'associa- 
tion serait  recherché  par  les  groupements  ;  celui  qui 
aurait  la  réputation  d'être  mauvais  coucheur,  de  ne 
jamais  être  satisfait,  serait  évité  par  les  autres,  ou 
trouverait  plus  difficilement  à  s'associer,  s'il  ne  ra- 
chetait ses  défauts  par  d'autres  qualités. 

On  a  objecté  que  certains  individus  pourraient 
vouloir  faire  des  besognes  dont  ils  ne  seraient  pas  ca- 
pables. Mais  les  groupements  ne  s'opéreront  pas  à 
l'aveuglette,  la  solidarité  et  la  vie  étant  dans  la'société 
future  très  développées,  les  relations  des  individus 
seront  très  grandes,  leurs  associations  se  formeront 
principalement  parmi  ceux  qui  se  connaîtront.  Tout 
individu  qui  rentrera  dans  un  groupe,  sera  au  moins 
connu  de  quelques-uns. 

Les  causes  d'erreur  seront  donc  par  le  fait,  bien 


2q6  LA    SOCIÉTÉ    FUTURE 

diminuées  ;  ensuite  chacun  sait  que  l'on  ne  fait  bien 
que  ce  que  l'on  fait  volontairement.  Le  seul  fait  que 
l'individu  recherche  telle  besogne,  est  l'indice  qu'il 
éprouve  déjà  des  aptitudes  à  la  pratiquer.  Et  au 
cas  où  il  s'égarerait  dans  ses  dispositions,  les  conseils 
de  ses  coassociés  ne  lui  feraient  pas  défaut  ;  si  son  in- 
habileté était  par  trop  évidente,  l'inanité  des  résultats 
de  ses  efforts  ferait  plus  que  toute  autre  chose  pour 
l'engager  à  ne  pas  continuer. 

Comme  on  le  voit,  le  travail  peut  s'accomplir  sans 
discussions,  sans  tiraillements,  sans  acrimonie,  à  la 
satisfaction  de  tous.  Il  suffit  de  placer  les  individus 
dans  des  conditions  parfaites  de  liberté  et  d'égalité, 
pour  obtenir  l'harmonie,  ce  but  idéal  de  l'humanité. 

Quand,  pour  une  cause  ou  une  autre,  un  ou  plu- 
sieurs individus  ne  peuvent  s'accorder  davantage 
dans  le  groupement  par  eux  choisi,  nous  l'avons  vu, 
rien  ne  les  y  attache;  ils  sont  libres  d'en  sortir  pour 
aller  au  groupe  qui  répondrait  mieux  à  leur  nouvelle 
façon  de  concevoir  les  choses.  «  Faute  d'un  moine, 
l'abbaye  ne  chôme  pas  »,  dit  le  proverbe,  et  il  est 
vrai  pour  quelque  groupement  que  ce  soit. 

Si,  par  hasard,  il  n'existait  pas  de  groupement  ré- 
pondant aux  aspirations  de  l'individu,  ce  serait  à 
lui  de  chercher  d'autres  individus,  capables  de  le 
comprendre,  d'éprouver,  eux  aussi,  ses  aspirations, 
et  de  l'aider  à  la  réalisation  de  son  idéal. 

Toute  façon  de  penser,  tout  caractère,  à  moins 
qu'il  ne  soit  tout  à  fait  biscornu,  trouve  toujours  avec 
qui'  sympathiser.  Les  caractères  biscornus  ne  sont 
que  des  exceptions  et  la  société  n'est,  ou  du  moins 
ne  doit  être  faite,  qu'en  vue  des  caractères  sociables. 
11  s'ensuit  que  l'on  n'a  pas  à  faire  des  lois  d'excep- 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  297 

tîons  pour  des  anomalies  que  l'on  voudrait  nous 
présenter  comme  un  obstacle  à  l'organisation  fu- 
ture. 

D'ailleurs  la  nécessité  est  là,  pour  celui  qui  veut 
vivre.  Aucun  mviître  ne  lui  commande,'-  mais  son 
existence  n'est  possible  que  par  l'association.  S'il 
veut  périr,  il  est  libre  ;  mais  s'il  veut  vivre,  il  ne  peut 
le  faire  qu'en  trouvant  des  compagnons.  La  solidarité 
est  une  des  conditions  naturelles  de  l'existence,  et 
nous  nous  en  tenons  aux  indications  de  la  nature. 

Or,  ce  que  nous  venons  de  dire  pour  la  construc- 
tion d'un  bâtiment  peut  s'appliquer  atomes  les  bran- 
ches de  l'activité  humaine;  depuis  le  travail  le  plus 
colossal,  jusqu'à  la  plus  infime  des  productions.  La 
liberté  la  plus  complète,  voilà  le  seul  moteur  de  l'ac- 
tivité humaine,  avec  ses  deux  corollaires  bien  en- 
tendu :  égalité  et  solidarité. 

«  Il  faudrait  des  anges,  »  nous  dit-on,  «  pour  qu'une 
semblable  organisation  fût  possible.  L'homme  est 
trop  mauvais,  il  faut  le  conduire  avec  des  verges  ». 

L'homme  n'est  pas  un  ange,  son  passé  nous  le 
prouve,  et,  certainement,  du  jour  au  lendemain,  il 
ne  sera  pas  transformé  ;  le  changement  d'institu- 
tions, s'il  se  faisait  brusquement,  n'aurait  pas  le  pou- 
voir de  changer  instantanément,  chaque  individu  en 
un  penseur  ne  commettant  aucune  faute,  aucune 
erreur.  La  science  a  détruit  la  croyance  aux  talis- 
mans. 

Mais,  dans  les  premiers  chapitres  de  cet  ouvrage, 
nous  avons  montré  ce  que  nous  entendions  par  évo- 
lution et  révolution,  et  nous  pensons  avoir  fait  com- 
prendre que  l'une  n'était  pas  possible  sans  l'autre. 

17- 


298  LA    SOCIÉTK    FUTURE 

Et^  si  l'homme  évolue  assez  pour  changer  son  milieu, 
pourquoi  ne  continuerait-il  pas  de  progresser  dans 
ua  milieu  favorable  à  cette  progression? 

En  place  de  cette  société  férocement  égoïste  d'au- 
jourd'hui, où,  tous  les  jours,  se  dresse  devant  le  tra- 
vailleur exténué  cette  question  terrible,  bien  souvent 
insoluble  pour  lui  :  «  comment  mangerai-je  demain  ?  » 
en  place  de  cette  société  où  la  «  lutte  pour  l'exis- 
tence ))  se  poursuit  sans  trêve  ni  relâche,  dans  sa 
plus  mauvaise  signification,  entre  tous  les  individus, 
l'homme  se  trouvera  dans  une  société  large-  sans 
oppression  aucune,  basée  sur  la  solidarité  des  inté- 
rêts; une  société,  enfin,  où  il  aura  la  satisfaction  as- 
surée de  tous  ses  besoins,  n'ayant,  en  retour,  que  sa 
part  d'activité  à  apporter. 

Pourquoi  les  hommes  ne  s'entendraient-ils  pas?  — 
Oui,  l'homme  est  égoïste,  oui,  l'homme  est  ambi- 
tieux! mais  apprenez-lui  que  cet  égoïsme  a  intérêt  à 
se  solidariser  avec  les  autres  égoïsmes,  à  se  fondre 
avec  eux  au  lieu  de  se  poser  contre  eux  en  adver- 
saire, et  vous  rendrez  ainsi  les  individus  solidaires. 
Brisez-leur  entre  les  mains  ce  qui  pourrait  flatter 
leur  ambition,  satisfaire  et  entretenir  leurs  goûts  de 
domination;  faites  qu'ils  ne  puissent  s'élever  au- 
dessus  de  la  foule  pour  lui  imposer  leurs  volon- 
tés. 

Et,  de  cette  masse  d'êtres  qui,  pris  à  part,  ont  tous  ■ 
les  défauts  d'une  mauvaise  éducation,  héritage  d'une 
société  corrompue  jusqu'à  la  moelle,  il  se  dégagera 
des  idées  larges  et  généreuses,  une  abnégation  et  un 
enthousiasme  qui  font  que  l'on  a  vu  dans  les  révolu- 
tions passées,  des  hommes  en  guenilles,  monter  la 
garde,  l'arme  au  bras,  devant  les  millions  que  l'im- 


LA  sociETK  FUTURE  aqq 

pôt  leur  avait  soustraits,  et  ]es  garder  religieusement 
pour  ceux  qui  devaient  s'en  servir  pour  les  river  à 
l'esclavage.  Ils  auraient  pu  faire  mieux,  mais  c'est  un 
exemple  que,  dans  les  périodes  de  lutte,  on  peut  faire 
fond  sur  les  idées  généreuses  de  la  masse. 

On  nous  parle  toujours  d'évolution!  mais,  par- 
bleu !  nous  le  savons  fort  bien  qu'il  faut  que  l'évolu- 
tion se  fasse  dans  les  esprits  avant  de  passer  dans  les 
faits  ;  et  c'est  parce  que  nous  savons  qu'une  idée, 
quelle  que  soit  sa  justesse,  ne  s'impose  pas  si  les 
masses  ne  sont  pas  préparées  à>a  recevoir,  que  chaque 
individu  doit  essayer  de  faire  cette  évolution  en  pro- 
pageant ses  idées,  telles  qu'il  les  conçoit  avant  que 
la  révolution,  qui  se  prépare,  ne  nous  surprenne. 

Quant  au  jour  de  la  révolution,  lorsqu'elle  sera 
venue,  nous  y  mettrons  nos  idées  en  pratique,  appel- 
lerons, par  notre  exemple,  nos  compagnons  de  mi- 
sère à  nous  imiter.  S'ils  nous  suivent  dans  notre  ac- 
tion, c'est  que  l'évolution  sera  faite,  si  au  lieu  de 
nous  imiter,  obéissant  à  ceux  qui  les  trompent  pour 
les  exploiter,  ils  nous  tirent  dessus,  c'est  que  l'évolu- 
tion ne  sera  pas  faite,  et  alors  nous  succomberons, 
certainement,  sous  les  coups  de  l'autorité  qui  sortira 
de  la  révolution  en  cours.  Mais,  par  le  peu  que  nous 
aurons  pu  faire,  nous  aurons  lancé  nos  idées  dans  le 
domaine  des  faits. 

Lorsque  les  travailleurs,  retombés  sous  le  joug  de 
nouveaux  maîtres  qui  continueront  à  les  exploiter 
de  plus  belle,  s'apercevront  qu'ils  n'auront,  encore 
une  fois,  tiré  les  marrons  du  feu  que  pour  quelques 
seuls  intrigants,  ils  réfléchiront  et  se  diront  que  nous 
avions  raison  de  leur  apprendre  qu'il  ne  faut  pas  se 
donner  de  maîtres.  Si  les  faits  accomplis  par  les  anar- 


300  LA    SOCIÉTÉ    FUTURE 

chistes,  pendant  la  lutte,  portent,  en  eux-mêmes, 
leur  enseignement,  ils  peuvent  entraîner  la  foule. 
Mais,  fussent-ils  vaincus,  c'est  sur  leur  donnée  que 
se  continuerait  l'évolution;  c'est  pour  leur  réalisa- 
tion que  se  préparerait  la  révolution  nouvelle. 


XX 


COMMUNISME    ET    ANARCHIE 


Une  objection  que  nous  ne  devons  pas  passer  sous 
silence,  avant  d'aller  plus  loin,  c'est  celle  qui  veut 
que  «  communisme  et  anarchie  hurlent  d'être  accou- 
plés ensemble,  que  l'un  est  la  négation  de  l'autre.  » 
Communisme  impliquant,  nous  dit-on,  l'obligation 
pour  tous  de  se  plier  à  une  même  règle,  tandis  que 
anarchie  signifierait  l'individualisme  le  plus  effréné. 

Encore  une  erreur  d'appréciation.  Le  mot  «  anar- 
chie »  n'est  qu'une  négation  politique;  il  n'indique 
nullement  nos  tendances  économiques  et,  comme  la 
liberté  que  réclament  les  anarchistes,  ne  peut  résulter 
que  de  la  situation  économique  que  les  individus  au- 
ront su  se  créer,  il  est  toujours  nécessaire,  croyons- 
nous,  d'indiquer  clairement  le  but  auquel  on  tend. 

Certes,  à  l'heure  actuelle,  il  n'y  a  guère  confusion 
sur  l'épithète  d'anarchiste.  Si  on  la  débarrasse  de 
toutes  les  imbécillités  dont  la  peur  et  la  lâcheté  des 
rapaces  menacés  l'ont  enjolivée,  on  verra  qu'elle  signi- 


302  LA    SOCIÉTÉ    FUTURE 

■  fie  non  seulement  haine  de  l'autorité,  mais  aussi  des- 
truction de  l'exploitation  capitaliste. 

Mais  notre  but,  nos  idées,  nos  tendances,  notre 
organisation  physique,,  nos  besoins  nous  poussent 
vers  l'association  avec  nos  semblables,  association  où 
tous  les  hommes  unis  entre  eux  pourront  librement 
évoluer,  selon  leurs  différentes  manières  de  voir  ou 
de  sentir.  Pourquoi  aurions-nous  peur  d'un  mot,  si 
ce  mot  peut,  d'une  façon  précise,  caractériser  notre 
conception?  D'autres  avant  nous  l'ont  fait  servir  d'éti- 
quette à  des  systèmes  que  nous  repoussons,  que  nous 
importe!  n'ayons  pas  peur  des  mots,  méfions-nous 
plutôt  de  ce  que  l'on  pourrait  tenter  d'y  cacher  dessous. 

Nous  prenons  les  mots  pour  ce  qu'ils  valent,  sans 
nous  arrêter  au  sens  que  d'autres  veulent  leur  donner. 
Convaincus  que  les  hommes  ne  peuvent  être  heureux 
qu'en  vivant  fraternellement  ensemble,  le  mot  com- 
munisme s'adapte  à  la  chose,  nous  nous  en  servons. 
Adversaires  de  l'autorité,  pénétrés  de  cette  vérité  que 
l'homme  peut  et  doit  vivre  sans  inaîtres,  que  l'anar- 
chie a  cette  signification  et  doit  conduire  l'humanité 
à  un  état  harmonique,  où  les  individus  vivront  sans 
querelle,  sans  lutte,  dans  la  plus  parfaite  intelligence, 
nous  inscrivons  ce  mot  à  côté  de  l'autre  pour  bien 
caractériser  nos  conceptions  économique  et  politique 
de  notre  idéal  social,  et  nous  ne  pourrions  en  trouver 
de  meilleurs. 

Dans  les  systèmes  sociaux  inventés  par  les  fabri- 
cants de  société  toute  faite,  commun'sme  servait  à 
désigner  un  état  social  où  tout  le  monde  devait  se 
plier  à  une  règle  commune,  où  l'égalité  li'était  co.ti- 
prise  que  par  la  compression  des  individus  sous  le 
même  niveau,  cela  ne  prouve  qu'une  chose,  c'est  que 


LA.    SOCIÉTÉ    KUTUllK  3o3 

l'on  avait  détourné  ce  mot  de  sa  signification  origi; 
nelle  et  rien  de  plus. 

Dans  notre  conception  de  l'orLlre  social,  le  mot 
anarchie,  loin  de  «  hurler  »  de  se  trouver  à  côté  du 
mot  communisme  vient,  au  contraire,  corriger  le  sens 
autoritaire  que  l'on  pourrait  être  tenté  de  lui  attribuer, 
d'après  les  emplois  ultérieurs  que  l'on  en  a  fait. 

Si  le  communisme  démontre  que  si  les  individus 
doivent  vivre  en  société  sur  le  pied  de  la  plus  parfaite 
égalité,  le  mot  anarchie,  lui,  vient  ajouter  que  cette 
égalité  se  complète  par  la  liberté  la  plus  absolue  de 
l'individu,  que  cette  égalité  n'est  pas  un  vain  mot 
puisqu'elle  n'est  pas  imposée,  puisqu'elle  ne  reconnaît 
aucune  autorité.  Pas  plus  celle  du  Sabre  que  du  Droit 
divin,  pas  plus  celle  du  Nombre  que  celle  de  l'Intel- 
ligence. Ni  Dieu  ni  maître;  chacun  n'obéit  qu'à  sa 
propre  volonté. 

D'autre  part,  certains  anarchistes,  craignant  de  voir 
retomber  l'idée  anarchiste  dans  la  fausse  voie  de  la 
charité  chrétienne,  de  l'abnégation  et  autres  fariboles 
qui  ont  contribué  à  plier  les  individus  sous  le  joug, 
en  leur  préchant  la  résignation  et  le  dévouement,  nous 
disent  qu'il  faut  repousser  le  communisme  sous  peine 
de  retomber  dans  le  sentimentalisme  vague  et  mal 
défini  des  anciennes  écoles  socialistes. 

Nul  plus  que  nous  n'est  ennemi  des  absurdités  qui, 
sous  prétexte  de  sentiment,  enseignent  aux  individus 
de  respecter  les  préjugés  qui  l'entravent  dans  sa  mar- 
che, les  plient  sous  l'autorité  et  l'exploitation.  Nul 
plus  que  nous  n'est  l'adversaire  de  ce  sentimentalisme 
idiot  dont  les  poètes  et  les  historiens  bourgeois  ont 
farci  levirséiuGubrations  pour  fausser  le  jugement  du 


304  LA   SOCIÉTÉ    FUTURE 

travailleur,  excitant  chez  lui  une  générosité  bête  qui 
le  rendait  toujours  dupe  des  intrigants  qui  savent 
faire  vibrer  chez  les  autres  les  sentiments  d'abnégation 
qu'ils  s'empresseront  d'exploiter.  Il  est  temps,  en  effet, 
que  les  travailleurs  sortent  de  cette  chevalerie  senti- 
mentale qui  les  a  toujours  rendus  les  dindons  de  la 
farce. 

Mais,  sous  prétexte  de  ne  pas  tomber  dans  le  sen- 
timentalisme, il  ne  faut  pas  non  plus  tomber  en  l'excès 
contraire,  comme  cela  est  arrivé  en  littérature  où,  sous 
prétexte  de  réagir  contre  les  bonshommes  en  bau- 
druche de  l'école  spiritualiste,  on  n'a  voulu  voir,  dans 
l'homme,  que  la  brute  inconsciente  et  malfaisante. 

En  dehors  de  ce  sentimentalisme  des  cerveaux  mal 
équilibrés,  il  y  a  chez  l'homme  un  besoin  d'idéal,  un 
sentiment  d'affection  pour  ceux  qu'il  estime,  un  ap- 
pétit de  progrès,  une  soif  de  mieux  qui  se  font  sentir 
même  chez;  les  plus  arriérés  et  dont  on  doit  tenir 
compte. 

«  C'est  l'envie  qui  pousse  les  classes  inférieures  à 
la  haine  des  riches  »,  disent  les  économistes  que  l'on 
trouve  toujours  en  tête  lorsqu'il  s'agit  de  calomnier 
ceux  qui  n'ont  pas  cent  mille  francs  de  rente. 

Non,  messieurs,  ce  ne  sont  ni  la  haine  ni  l'envie, 
c'est  tout  simplement  le  sentiment  de  la  justice.  Et  ce 
sont  toutes  ces  aspirations  qui,  associées  à  toutes  les 
facultés  de  l'homme,  font  éclore  chez  lui  l'être  intel- 
ligent et  qui,  devenues  le  mobile  de  ses  actions,  le 
distinguent  de  la  brute  qui  accepte  passivement  sa 
destinée,  sans  chercher  à  réagir. 

C'est  en  prenant  l'homme  tel  qu'il  est,  en  tenant 
compte  de  tous  les  mobiles  qui  le  font  mouvoir,  des 
conditions  d'existence  que  lui  crée  la  nature  ou  qu'il 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  3o5 

sait  s'adapter,  que  nous  arriverons  à  nous  faire  une 
idée  de  ce  dont  il  est  capable  pour  l'avenir. 

Ne  méprisons  donc  pas  la  poésie  et  le  sentiment,  ce 
sont  eux  qui  nous  donnent  la  force  de  lutter  contre 
les  obstacles,  embellissent  les  quelques  heures  de 
douceur  que  nous  pouvons  trouver  dans  l'existence. 
Le  Beau,  le  Vrai,  l'Amour,  l'Amitié,  ce  ne  sont  que 
des  sentiments,  mais  sans  lesquels  nous  ne  serions 
que  des  bêtes  féroces.  Ils  sont  devenus  parties  inté- 
grantes de  notre  être,  sans  eux  nous  ne  comprendrions 
plus  la  vie.  Faisons  que  ces  sentiments  soient  toujours 
gouvernés  par  la  raison,  ne  les  laissons  pas  emberli- 
ficoter de  la  sentimentalité  pleurarde  et  filandreuse 
de  ceux  qui  veulent  les  forcer  à  justifier  les  horreurs 
de  l'heure  présente,  mais  réclamons-nous  d'eux  har- 
diment, ils  doivent  être  les  régulateurs  de  notre  idéal. 

Nous  avons  vu  précédemment  que  poser  la  ques- 
tion :  l'homme  peut-il  vivre  seul?  c'était  la  résoudre; 
nous  n'avons  donc  pas  à  nous  y  arrêter  bien  longtemps. 
Mais,  en  dehors  des  conditions  économiques  qui  for- 
cent l'individu  à  vivre  en  société,  il  y  a  des  considé- 
rations d'ordre  purement  cérébral.  En  dehors  de  l'at- 
traction sexuelle,  chacun  se  sent  attiré  par  tel  ou  tel 
caractère;  on  éprouve  le  besoin  d'échanger  ses  idées, 
on  a  besoin  de  l'estime  et  de  l'approbation  des  autres. 
L'isolement  est  la  plus  grande  torture  dont  les  phi- 
lanthropes modernes  aient  doté  l'humanité;  la  socia- 
bilité est  le  vrai  caractère  de  l'homme;  les  misan- 
thropes et  les  solitaires  ne  sont  que  des  cerveaux 
détraqués  ou  des  hallucinés.  Et  ce  qui  prouve  bien 
ce  caractère,  c'est  que  ce  sentiment  de  sociabilité  a 
pu  survivre  et  résister  à  toutes  les  injustices,  à  toutes 


3o6  LA    SOCIÉTÉ    FUTURE 

les  atrocités  que  l'on  commet  journellement  «  au  nom 
de  la  Société.  »  L'on  fait  accepter  à  l'individu  comme 
une  nécessité  de  l'état  social,  ce  qui  n'est  que  le  ré- 
sultat de  l'asservissement  d'une  classe  sous  l'arbitraire 
d'une  autre  caste. 

Mais  si  l'homme  ne  peut  vivre  isolé,  s'il  ne  peut 
s'affranchir  des  obstacles  quekii  créent  les  conditions 
précaires  d'existence  dans  lesquelles  il  se  meut,  qu'en 
associant  ses  forces  à  celles  de  ses  semblables;  si  son 
tempérament,  ses  goûts,  son  intérêt,  son  développe- 
ment intellectuel  le  poussent  à  l'association,  il  est 
évident  que,  pour  être  durable,  cette  as'sociation  doit 
se  faire  dans  des  conditions  d'égalité  parfaite  entre 
tous  les  contractants.  Elle  ne  devra  laisser  subsister 
dans  son  sein  aucun  privilège.  Si  elle  veut  conserver 
et  rendre  facile  l'entente  parmi  ses  membres,  elle  ne 
devra  pas  en  armer  certains,  de  prérogatives  qui 
mettraient  artificiellement  ceux  qui  en  bénéficieraient 
au-dessus  des  autres.  Les  hommes  devront  s'entendre 
pour  «  harmoniser  »  leurs  efforts,  ils  devront  agir  en 
«  commun.  » 

Pour  désigner  l'ordre  social  que  nousentendons,  le 
mot  «communisme»  n'est  donc  pas  déplacé,  pas  plus 
que  celui  d'  «  anarchie  »  désignant  la  somm.e  com- 
plète de  liberté  que  nous  réclamons,  et  les  deux  mots 
accouplés  indiquent  que  nous  en  appelons  à  la  raison 
des  individus,  pour  Juger  d'eux-mêmes,  dans  quelles  li- 
mites doivent  semouvoirleur  liberté  et  leur  solidarité  ! 

Nous  pensons,  par  tout  ce  qui  a  été  dit  jusqu'à  pré- 
sent, avoir  répondu  d'avance  à  l'objection  de  ceux 
qui  semblent  craindre  que,  s'il  n'y  a  d'autorité  dans 
la  société  future,  les  individus  ne  seront  jamais  assu- 


LA    SOCIKTK    FLITTRE  Soj 

rés  de  pouvoir  Jouir  de  leur  labeur,  et  risqueront,  à 
tous  moments,  de  se  voir  arracher  les  produits  de  leur 
activité  par  les  plus  forts  ou  les  plus  rusés. 

Nous  avons  vu  qu'il  était  impossible  à  l'homme  de 
vivre  isolé.  Pourtant  ceux  qui,  en  ignorants  égoïstes, 
préféreraient  vivre  à  l'écart,  personne  ne  les  en  em- 
pêcherait, ils  seraient  libres  d'accumuler,  n'y  trouvant 
de  seul  empêchement  que  l'impossibilité  pratique  de 
le  faire  d'une  façon  démesurée.  Mais,  en  refusant  leur 
aide  aux  autres,  ils  se  retrancheraient  d'eux-mêmes 
de  l'aide  d'autrui,  n'en  seraient-ils  pas  les  premiers 
punis  en  y  perdant  plus  qu'ils  n'économiseraient? 

Que  pourraient-ils  inventer  ou  c-éer  qui  ne  le  fût 
avec  plus  d'avantages  par  les  membres  de  l'association 
dont  ils  se  seraient  retranchés?  Un  individu,  quelle 
que  soit  son  intelligence,  ne  tire  Jamais,  armée  de 
toutes  pièces,  une  idée  de  son  seul  fonds.  Il  la  puise 
d'abord  dans  ses  études,  dans  ses  lectures,  dans  les 
discussions  qu'il  a  avec  son  entourage,  sans  compter 
qu'une  idée  quelconque  n'est  Jamais  que  la  transfor- 
mation d'une  idée  antérieure.  L'homme  n'a  donc  au- 
cun avantage  à  s'isoler  des  autres. 

Dans  l'explication  que  nous  venons  de  faire  du 
mécanisme  des  groupements,  le  lecteur  aura  pu  com- 
prendre tout  l'avantage  qu'il  y  avait  pour  l'individu 
d'en  faire  partie.  En  dehors  de  l'avantage  immédiat 
de  trouver  un  concours  de  force  pour  l'œuvre  qu'il 
ne  pourrait  accomplir  seul,  l'individu  trouve  dans 
ses  coassociés  des  amis  qui  sauraient  au  besoin  le 
défendre  si  on  voulait  le  molester. 

Les  hommes  n'étant  plus  groupés  par  le  hasard  des 
circonstances,  mais  par  leurs  propres  affinités,  un  lien 


3o8  LA   SOCIÉTÉ    FUTURE 

d'étroite  solidarité  s'établirait  entre  les  membres  d'un 
même  groupe.  Toucher  à  l'un  serait  se  mettre  tout  le 
groupe  à  dos.  Or,  un  individu  ferait  nécessairement 
partie  d'une  infinité  de  groupes.  Plus  il  aurait  fait 
preuve  de  sociabilité  avec  ses  coassociés,  plus  il  aurait 
développé  de  solidarité,  plus  il  serait  estimé,  et  plus 
grande  serait  la  somme  de  solidarité  qu'il  pourrait 
en  attendre.  Loin  d'être  faible,  désarmé  devant  l'op- 
pression comme  on  veut  bien  le  croire,  il  dispose- 
rait d'énormes  moyens  de  défense,  qu'il  ne  pourrait 
qu'amoindrir  s'il  voulait,  au  contraire,  se  montrer 
agressif. 

Nous  ne  devons  pas  oublier  que  notre  esclavage 
politique  provient  de  notre  asservissement  économi- 
que, n'a  de  raison  d'être  que  la  défense  des  privilèges 
des  possédants;  que  ce  sont  ceux  qui  n'ont  rien  à  dé- 
fendre qui  sont  forcés  de  fournir  la  force  qui  doit 
protéger  les  spoliateurs  contre  les  réclamations  des 
spoliés. 

Quand  les  hommes  auront  acquis  la  liberté  écono- 
mique, quand  ils  n'auront  plus,  parmi  eux,  des  dis- 
pensateurs des  produits  naturels  et  industriels,  quand 
ces  produits  seront  à  la  libre  disposition  de  ceux  qui 
peuvent  les  utiliser,  alors  là,  mais  là  seulement,  ils 
seront  libres  et  égaux.  Pouvant  satisfaire  à  tous  leurs 
besoins,  ils  n'auront  plus  à  subir  l'autorité  de  per- 
sonne et  ne  la  subiront  pas,  se  sentant  à  armes  égales 
contre  celui  qui  voudrait  les  dominer. 

Mais,  ayant  compris  les  leçons  du  passé,  ils  sauront 
que  l'injustice  appelle  l'injustice,  la  violence  provoque 
la  violence.  Ne  voulant  pas  subir  de  joug,  ils  com- 
prendront qu'ils  ne  doivent  pas,  eux-mêmes,  chercher 
à  opprimer  autrui  sous  peine  de  représailles.  Voulant 
rester  libres,  ils  respecteront  la  liberté  des  autres. 


XXI 


HARMONIE    —    SOLIDARITE 


Nous  avons  vu,  dans  les  chapitres  précédents,  com- 
ment et  pourquoi  les  individus  pourraient  se  grou- 
per, s'entendre  entre  eux,  dans  cette  organisation  qui 
découlerait  de  leurs  rapports  journaliers  sans  autorité 
ni  chefs  à  leur  tête,  il  nous  reste  à  voir  maintenant 
si  les  groupes  qui  se  formeront,  pourront  exister  les 
uns  à  côté  des  autres  sans  se  gêner,  sans  s'entraver, 
sans  se  combattre.  Nous  croyons  fermement  qu'il 
peut  en  être  ainsi  et  allons  exposer  les  raisons  qui 
font  pour  nous  de  cette  croyance  une  certitude. 

En  étudiant  les  causes  de  division  qui,  dans  la  so- 
ciété actuelle,  font  de  chaque  individu  un  adversaire 
de  son  semblable,  nous  avons  vu,  quoique  nous 
n'ayons  fait  que  l'effleurer  en  passant,  que  la  crainte 
seule  du  lendemain  rendait  l'individu  égoïste  dans  le 
sens  étroit  du  mot,  c'est-à-dire  ne  pensant  qu'à  lui, 
rapportant  tout  à  son  Moi,  ne  s'occupant  pas  des  in- 
dividus qui  peuvent  souffrir  du  fait  de  sa  jouissance, 


3  10  LA    SOCIÉTÉ   FUTURE 

pourvu  que  le  spectacle  de  ces  souffrances  ne  s'étale 
pas  immédiatement  sous  ses  yeux. 

Pourtant,  malgré  cela,  l'homme  pris  en  général 
souffre  de  voir  souffrir  son  semblable  ;  une  misère 
qui  frappera  ses  regards  le  troublera  dans  sa  jouis- 
sance. Il  se  plaît  à  secourir  son  semblable,  lorsqu'il 
peut  le  faire  sans  compromettre  son  bénéfice  ou  ses 
chances  de  réussite.  Certains  peuvent  bien  ne  le  faire 
que  par  ostentation,  mais  cette  ostentation  même, 
prouve  que  cela  est  bien  vu  de  la  généralité  des  in- 
dividus. 

C'est  au  nom  de  la  société,  —  c'est-à-dire  pour  le 
bien  de  tous  —  que  l'individu  accepte  les  entraves  et 
l'exploitation  actuelles  que  la  force  seule  serait  im- 
puissante à  maintenir.  En  admettant  qu'il  entrât 
dans  ce  respect  une  part  de  la  peur  des  gendarmes, 
quel  est  le  bénéfice  qu'en  tirent  les  sans  le  sou,  eux 
qui  fournissent  la  force  et  n'ont  rien  à  défendre  ?  Ne 
sont-ce  pas  eux  qui  fournissent  les  gendarmes? 

Ne  voit-on  pas  dans  des  cas  exceptionnels,  des  in- 
dividus sacrifier,  bien-être,  existence,  pour  des  causes 
d'intérêt  général  :  science,  patrie,  amour  de  l'huma- 
nité, pour  le  triomphe  de  leurs  seules  idées  particu- 
lières? L'exemple  d'amis  risquant  leur  vie,  leur 
situation  ou  leur  liberté,  pour  être  utiles  à  un  ami, 
est-il  si  rare?  Certes,  la  bourgeoisie  actuelle  avec  ses" 
tripotages,  son  amour  du  lucre,  les  chantages  et  les 
trahisons,  qu'elle  semble  avoir  mis  à  l'ordre  du  jour, 
semblerait  nous  prouver  l'avachissement  de  l'huma- 
nité, mais  elle  n'est  heureusement  que  la  minorité, 
et  tous  dans  la  bourgeoisie  ne  sont  pas  non  plus  des 
politiciens. 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  3ll 

Les  adversaires  de  l'anarchie  accusent  les  anar- 
chistes de  créer  en  leur  imagination,  un  homme  par- 
faitement bon,  sobre,  dévoué,  être  idéal  que  ne  four- 
nira jamais  la  réalité.  Nous,  nous  leur  reprocherons 
d'en  faire,  pour  les  besoins  de  leur  cause,  un  autre, 
non  pas  à  leur  image  puisqu'ils  se  prétendent  eux, 
doués  de  toutes  les  qualités  qu'ils  nient  aux  autres, 
mais  à  l'image  d'une  entité  qui  n'existe  pas.  Ils  font 
de  l'homme  un  être  froidement  féroce,  égoïstement 
sot,  tandis  que  tout  son  passé  démontre  au  contraire, 
qu'il  ne  l'est  que  de  par  les  circonstances  et  que  son 
évolution  tend  à  le  sortir  de  cet  état.  Travaillons 
donc  à  ce  que  les  circonstances  ne  le  forcent  plus  à 
désirer  la  perte  de  son  semblable. 

Le  désir  d'arriver,  l'amour  du  lucre  ne  sont  que 
les  produits  de  l'organisation  antagonique  de  la 
société  qui  fait,  aux  individus,  une  loi  d'user  de  tous 
les  moyens  dans  cette  lutte  de  tous  les  instants,  pour 
atteindre  le  but  avant  leurs  concurrents.  Il  faut  qu'ils 
les  écrasent  s'ils  ne  veulent  pas  être  écrasés  eux- 
mêmes,  et  servir  de  marchepied  à  leurs  vainqueurs. 
Telle  est  l'organisation  de  la  société  actuelle  qu'il 
faut  se  boucher  les  oreilles  pour  ne  pas  entendre  les 
cris  de  ceux  qui  se  noient,  afin  de  ne  pas  être  tenié 
de  leur  porter  secours;  loin  de  s'arrêter  à  leur  tendre 
la  perche,  il  faut,  au  contraire,  les  aider  à  s'enfoncer 
davantage,  la  foule  des  rivaux  n'est-elle  pas  là,  derrière 
vous,  avançant  toujours  et  qui  vous  écraserait  sans 
pitié  si  vous  faisiez  mine  de  vous  arrêter. 

Quoi  d'étonnant  après  cela,  à  ce  que  l'accord  et 
l'entente  entre  les  individus  soient  rendus  si  difficiles 
dans  la  société  actuelle.  Vous  basez  votre  organisa- 
tion sur  la  concurrence  individuelle,  sur  l'extermina- 


3l2  LA    SOCIÉTÉ    FUTURE 

tion  des  uns  les  autres,  scandalisez-vous  donc  ensuite 
de  récolter  haine  et  tempête!  L'homme  qui  s'asseoi- 
rait sur  un  fourneau  de  mine,  et  y  mettrait  le  feu 
après  l'avoir  chargé  serait  tout  autant  que  vous,  en 
droit  de  s'étonner,  de  sauter  en  l'air...  s'il  en  avait  le 
temps. 

Tout  autrement  constituée  serait  la  nôtre  :  La  pro- 
priété individuelle  serait  abolie,  les  individus  n'au- 
raient plus  besoin  de  thésauriser  pour  s'assurer  la 
certitude  du  lendemain.  Le  stimulant  des  individus 
ne  serait  plus  le  désir  d'amasser,  le  besoin  d'arracher 
bon  gré,  mal  gré,  sa  pitance,  mais  le  besoin  d'agir, 
de  se  perfectionner,  d'aspirer  toujours  à  un  mieux 
idéal.  Les  relations  des  groupes  et  d'individus  ne  s'é- 
tabliront plus  en  vue  de  ces  échanges  où  chaque  con- 
tractant ne  cherche  qu'à  enfoncer  son  partenaire  ;  les 
rapports  n'auront  pour  but  que  de  se  faciliter  mutuel- 
lement la  besogne,  l'entente  sera  facile,  les  causes  de 
discorde  auront  disparu,  les  relations  sociales  pous- 
seront les  hommes  vers  la  solidarité  au  lieu  de  les 
exciter  à  se  nuire.  Semez  l'entente,  vous  récolterez 
l'union. 

Nous  l'avons  vu  aussi,  cette  entente  certainement, 
ne  s'établira  pas  parfaite  du  premier  coup.  Les  mi- 
racles ne  s'improvisent  plus.  Avant  d'arriver  à  ce  que 
cela  marche  sans  heurts  ni  froissement,  il  y  aura 
sans  doute  bien  des  hésitations,  bien  des  tâtonne- 
ments, bien  des  déceptions,  mais  nous  avons  encore 
vu  que  nous  n'espérions  pas  cette  transformation  du 
jour  au  lendemain  ;  que,  pour  qu'elle  s'établisse  et 
soit  durable,  cela  demanderait  de  longs  efforts. 

Le  travail  sera  long,  pénible,  nous  l'accordons,  et 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  3l3 

demandera  bien  des  luttes,  bien  des  recommence- 
ments, parfois  bien  de  l'abnégation  de  la  pan  des 
individus  ;  mais,  avec  tous  ces  essais,  toutes  ces  re- 
prises, toutes  ces  désillusions,  la  réussite  n'en  sera 
que  plus  assurée,  plus  qu'elle  ne  pourraitl'être  par  des 
actes  d'autorité  et  d'oppression. 

Les  fautes,  les  déceptions,  auront  pour  effet  de 
rendre  les  individus  plus  circonspects,  de  les  inciter 
à  réfléchir  avant  d'agir.  Lorsqu'ils  s'apercevront  qu'ils 
ont  fait  fausse  route,  il  leur  sera  facile  de  changer  de 
direction,  tandis  qu'une  autorité  leur  imprimant  une 
mauvaise  direction,  ils  ne  pourraient  s'y  soustraire 
qu'en  recommençant  une  nouvelle  révolution,  avant 
que  la  précédente  soit  achevée.  L'expérience  nous 
démontre  qu'il  est  plus  facile  de  se  donner  des  maîtres 
que  de  s'en  débarrasser. 

Les  individus  s'étant  groupés,  comme  nous  l'a- 
vons vu,  pour  produire  soit  pour  leur  usage  personnel, 
soit  pour  fournir  à  d'autres  les  objets  de  leur  fabri- 
cation, il  faudra  nécessairement  que  ces  groupes  en- 
trent en  relation  entre  eux,  avec  autant  de  groupes 
que  l'exigeront  les  besoins  qu'ils  pourront  éprouver, 
de  même  que  l'individu  pourra  faire  partie  de  dix, 
vingt,  cinquante  groupes,  autant  que  le  comporteront 
la  variété  de  ses  goûts,  la  multiplicité  de  ses  aptitudes. 
C'est  de  l'ensemble  de  toutes  ces  ramifications  que 
ressortira,  pour  l'individu  la  possibilité  de  se  pro- 
curer tout  ce  qui  ne  tombera  pas  sous  la  possibilité 
de  son  activité  immédiate. 

Ces  groupes  auront  à  se  tenir  mutuellement  au 
courant  des  variations  de  leurs  besoins,  des  résultais 
de   leur  activité.    Pour  s'approvisionner,  il   faudra 

i8 


3  14  LA    SOCIÉTÉ    FUTURE 

qu'ils  sachei?.t  où  se  trouveront  les  groupes  qui  pour- 
raient être  à  même  de  leur  fournir  la  matière  pre- 
mière dont  ils  pourront  avoir  besoin,  qu'ils  fassent 
savoir  ce  que  a?  leur  côté  ils  peuvent  mettre  à  la  dis- 
position des  autres.  Dans  la  société  actuelle,  ces  ren- 
seignements sont  fournis  à  tous  et  tenus  à  jour  par 
les  publications  spéciales  que  l'on  pourrait  transfor- 
mer et  améliorer  pour  les  besoins  futiirs. 

Le  même  travail  d'agrégation  qui  se  sera  fait  par- 
mi les  individus,  se  fera  pour  les  groupes,  par  le 
simple  jeu  des  affinités  et  des  besoins,  sans  l'inter- 
vention d'une  autorité  qui  l'ordonne. 

Ici,  se  présente  cette  objection  :  «  Comment  fera  le 
groupe,  auquel  les  autres  groupes  ne  voudraient  pas 
fournir  ce  dont  il  aurait  besoin  ?»  —  Le  cas  peut  se 
produire,  afiirme-t-on.  C'est  le  même  casque  nous 
avons  vu,  pour  les  individus  isolés  ;  et,  selon  nous,  le 
remède  ne  doit  pas  être  différent. 

Pour  qu'un  groupe,  parmi  des  mJlliers  et  des  mil- 
lions de  groupes,  ne  parvînt  à  trouver  aucun  groupe 
qui  consentît  à  établir  des  relations  avec  lui,  il  fau- 
drait que  la  conduite  des  individus  composant  ce 
groupe  fût  d'une  nature  bien  anormale  et  qu'ils  se 
fussent  rendus  bien  impossibles  parmi  tous.  Et  alors, 
le  temps  et  l'espace  étant  accessibles  à  tous,  ils  au- 
raient à  évoluer  de  façon  à  se  suffire  à  eux-mêmes, 
puisqu'ils  n'auraient  pas  su  se  rendre  assez  sociables 
pour  trouver  avec  qui  fraterniser. 

Mais  cela  n'est  qu'une  exception  et  n'est  pas  une 
argumentation.  La  vérité  est,  que  la  sélection  qtti  se 
sera  faite  parmi  les  individus  se  fera  aussi  entre 
groupes.  Les  aptitudes  et  les  modes  d'activité  étant  à 
l'infini,  chaque  tempérament,  chaque  groupe,  n'aura 


LA    SOCIKTÉ    FUTURE  3l5 

que  l'embarras  du  choix  dans  la  recherche  de  ses  re- 
lations. 

On  nous  répondra  que  ce  sont  des  hypothèses! 
Nous  l'avons  dit:  en  parlant  de  l'avenir,  nous  ne  pou- 
vons faire  que  des  hypothèses.  Et  la  science,  la 
science  elle-même,  qui  prétend  ne  marcher  que  par 
l'expérimentation,  ne  doit-elle  pas  toutes  ses  décou- 
vertes à  des  hypothèses  que  venaient  ensuite  con- 
firmer l'expérience  et  le  calcul? 

Aussi  facilement  doivent  se  résoudre  les  questions 
d'intérêt  général.  Dans  la  société  actuelle,  il  n'en 
est  pas  autrement  pour  la  plupart.  De  plus  en  plus, 
on  apprend  à  se  passer  du  concours  de  l'Etat.  Ceux 
qui  en  prennent  l'initiative,  en  font  une  machine 
à  spéculation,  mais  elle  n'en  reste  pas  moins  au 
fond,  une  œuvre  de  l'initiative  individuelle. 

Les  financiers  qui  prennent  en  mains  l'affaire,  s'ils 
ne  veulent,  ou  ne  peuvent  y  engager  leurs  propres  ca- 
pitaux, font  appel  aux  souscriptions  volontaires,  que 
des  individus  alléchés  par  l'appât  de  dividendes  et 
d'intérêts  respectables  s'empressent  de  couvrir  lorsque 
la  chose  leur  paraît  sûre,  acceptant  ainsi  les  risquss 
qui  découlent  nécessairement  de  toute  entreprise 
financière  dont  on  ne  connaît  que  ce  que  les  promo- 
teurs en  veulent  bien  dire. 

Inutile  d'ajouter  que,  dans  la  société  actuelle,  ne 
voient  ainsi  le  jour,  que  les  entreprises  qui  peuvent 
fournir  aux  capitalistes  un  moyen  nouveau  d'exploi- 
tation, les  considérations  d'intérêt  général,  n'étant 
pas  un  moyen  assez  puissant  pour  faire  sortir,  seules, 
les  capitaux  dechezceu>:  qui  les  possèdent.  Pourtant, 
on  voit,  parfois,  des  souscriptions  s'ouvrir  et  se  cou- 


3l6  LA    SOCIÉTÉ    FUTURE 

vrir  pour  concourir  à  la  fondation  d'établissemems 
d'utilité  générale,  ne  devant  jamais:  rien  rapporter  à 
ceux  qui  ont  versé.  Ce  sont  des  exceptions,  — 
plutôt  en  faveur  de  notre  argumentation,  mais,  insuf- 
fisantes à  établir  une  argumentation  sérieuse,  et  que 
nous  laisserons  de  côté. 

Réellement,  il  s'ensuit  que  beaucoup  d'idées  se 
trouvent  indéfiniment  ajournées,  lorsqu'elles  ne  sont 
pas  définitivement  enterrées,  car  si  elles  offrent  une 
utilité  générale,  ellesne  produiraient,  immédiatement, 
aucun  intérêt  aux  capitaux  que  l'on  y  emploierait. 
Pour  voir  le  jour,  une  idée,  en  plus  de  son  utilité 
générale,  doit  pouvoir  servir  d'instrument  à  édifier 
ou  grossir  la  fortune  de  quelques-uns. 

Or,  ce  qui  se  fait  dans  la  société  actuelle,  pourquoi 
ne  se  ferait-il  pas  dans  la  société  future,  considérations 
financières  écartées?  —  Tel  qui  sentirait  l'idée  avant 
tout  autre,  prendrait  l'initiative  du  travail  de  propa- 
gande à  accomplir,  ferait  appel  aux  bonnes  volontés, 
développerait  son  idée  par  tous  les  moyens  existants, 
cherchant  à  faire  passer  sa  conviction  dans  le  cerveau 
du  plus  grand  nombre  d'adhérents  possible.  Au  lieu 
de  souscrire  pour  des  versements  de  fonds,  on  sous- 
crirait des  promesses  de  contribuer,  de  son  intelli- 
gence, de  ses  forces,  au  travail  projeté,  jusqu'à  ce  que 
l'on  eût,  enfin,  réuni  le  personnel  nécessaire. 

Toute  oeuvre  qui  aurait  une  réelle  valeur  d'utilité 
générale  serait  sûre  de  trouver  un  appui  parmi  les 
groupes,  d'autant  plus  vivement,  que  l'on  ne  pourrait 
compter  que  sur  soi-même  pour  réaliser  les  amélio- 
rations dont  on  éprouverait  le  besoin,  tandis  que, 
dans  la  société  actuelle,  il  ne  suffit  pas  d'éprouver  le 
besoin  d'un  travail  urgent,  de  consentir  à  en  fournir 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  3l7 

les  frais,  il  faut  encore  obtenir  l'approbation  du  pou- 
voir central,  ce  qui  ne  réussit  pas  toujours,  ou  qu'après 
bien  des  années  de  lutte. 

Il  faudrait  qu'une  idée  fût  bien  peu  comprise  pour 
ne  pas  rallier  autour  d'elle  un  personnel  sufiisant  à  en 
assurer  l'exécution  ;  c'est  qu'alors  son  utilité  ne  serait 
pas  absolument  démontrée.  Si  réellement,  elle  était 
utile,  elle  trouverait  toujours  un  noyau  de  propagan- 
distes qui  lutteraient  pour  sa  diflfasion.  Nous  n'avons 
pas  la  prétention  de  marcher  plus  vite  que  l'évolution, 
il  y  aurait  toujours  l'avantage  de  ne  pas  la  voir  écar- 
ter, quoique  comprise,  pour  la  seule  raison  qu'elle  ne 
rapporterait  pas  de  dividendes  assez  forts  à  ceux  qui 
y  engageraient  leurs  capitaux. 

«Toutcela'est  bien,»  répondentquelques-uns,  «mais, 
c'est  une  république  Spartiate  que  vous  voulez  établir, 
tout  devra  y  être  tourné  au  profit  de  la  société,  l'indi- 
vidu devra,  quoi  que  vous  en  disiez,  s'y  sacrifier  au 
bien  commun,  on  y  crèverait  d'ennui,  dans  votre  so- 
ciété, les  individus  devraient  renoncer  à  toute  dis- 
traction, à  tout  amusement,  puisque  la  production  ne 
devrait  concourir  qu'aux  objets  de  nécessité.» 

Nous  avons  vu  qu'une  meilleure  répartition  du 
travail  procurerait  à  l'individu  de  longues  heures 
qu'il  pourrait  employer  aux  occupations  qui  lui  plai- 
raient, cette  crainte  est  donc  chimérique,  puisque 
l'homme  sera  toujours  à  même  de  s'associer  avec  qui 
bon  lui  semblera,  pour  produire  ce  qui  flattera  le 
mieux  ses  goûts.  Tout  ce  que  l'homme  peut  désirer, 
n'est-il  pas  un  besoin  pour  lui?  Les  besoins  matériels 
ne  sont  pas  les  seuls  besoins  qu'il  ressente  avec  vio- 
lence ;  tout  ce  qui  lui  devient  nécessaire,  rentre  dans 

i8. 


3l8  LA    SOCIÉTÉ    FUTURE 

les  mobiles  de  son  activité^  et  fait,  par  conséquent, 
partie  de  la  production  sociale.  Là,  encore,  ce  seront 
les  affinités,  les  similitudes  de  goûts  qui  guideront  les 
individus  et  les  grouperont  pour  les  relations  à  éta- 
blir^  en  vue  de  s'en  assurer  la  satisfaction. 

Les  défenseurs  de  l'autorité  voient,  dans  la  multi- 
plicité des  tempéraments  et  des  variétés  d'aptitudes 
qui  existent  parmi  les  hommes,  un  sujet  de  crainte 
pour  l'harmonie  et  la  bonne  entente,  tandis  que,  en 
réalité,  c'est  cette  diversité  de  goûts  et  d'aptitudes  qui 
permettra  aux  individus  d'évoluer  librement.  S'ils 
avaient  tous  les  mêmes  besoins,  il  pourrait  se  faire 
qu'ils  eussent  à  se  disputer  la  place  et  la  pitance  ;  va- 
riant de  goûts  et  de  mode  d'activité,  l'un  fera  ses  dé- 
lices de  ce  qui  serait  une  gêne  pour  un  autre. 

Dans  la  société  de  l'avenir  on  continuera  donc  de 

r 

produire  ce  qui  ne  sert  qu'à  la  récréation  de  l'homme; 
son  éducation  et  les  progrès  acquis,  lui  feront,  seule- 
ment, en  rechercher  de  plus  élevés  que  les  paris  sur 
les  combats  de  coqs,  ou  le  plus  ou  moins  de  vélocité 
d'un  cheval  que  l'on  est  forcé  de  soigner  comme  une 
petite  maîtresse,  pendant  des  mois  entiers  pour  le  faire 
courir  un  quart  d'heure. 

Nous  prenons  l'homme  tel  qu'il  est,  avec  toutes  ses 
imperfections,  son  goût  faussé  par  l'ignorance  et  les 
préjugés. 'Nous  attendons  seulement  de  l'évolution 
pour  que  ses  goûts  deviennent  plus  simples,  plus  affi- 
nés, plus  esthétiques,  et  perdent  enfin  cet  amour  du 
clinquant  et  des  colifichets  qui  distingue  l'homme 
sauvage,  et  se  retrouvent,  transformés  mais  non  dis- 
parus chez  l'homme  delà  civilisation  inférieure  d'au- 
jourd'hui, 


LA    SOCIÉTÉ   FUTURE  3  I  9 

Les  défenseurs  de  l'autorité  ne  manquent  pas  d'ob- 
jections. Battus  d'un  côté,  ils  se  retournent  d'un  au- 
tre :  «  Vous  prétendez»,  disent-ils  «que  les  individus 
sauront  se  grouper  pour  produire  ce  dont  ils  auront 
besoin;  mais,  s'il  n'y  a  personne  pour  s'occuper  spé- 
cialement d'enregistrer  les  objets  demandés,  nombrer 
ceux  en  magasins,  avertir  de  ceux  qui  manqueront,  on 
produira  à  tort  et  à  travers,  il  y  aura  encombrement 
pour  des  uns,  et  disette  pour  d'autres;  ce  sera  un  gâ- 
chis où  personne  ne  pourra  se  reconnaître.» 

Aujourd'hui,  alors  qu'aucun  intérêt  personnel  ne 
les  pousse,  les  statisticiens  ne  manquent  pas;  chaque 
branche  de  connaissance  a  ses  calculateurs  qui  tien- 
nent registre  des  faits  qui  se  produisent,  des  actes  qui 
s'accomplissent,  des  produits  qui  se  créent,  de  ceux 
qui  disparaissent.  Le  goût  de  chiffrer,  de  compter, 
de  mesurer,  est  un  travail  attrayant  pour  bien  des 
hommes,  ils  auront  touteliberté  pour  donner  carrière 
à  leur  passion.  A  eux  de  nousrenseigner  surl'équilibre 
des  produits  et  de  la  consommation. 

Et  la  poste,  le  télégraphe,  le  téléphone,  est-ce  que 
leur  développement  ne  les  mettra  pas  à  la  portée  de 
tous?  Ceux  qui  resteront  isolés,  c'est  qu'ils  le  vou- 
dront bien,  libre  à  eux,  mais  les  moyens  de  se  ren- 
seigner ne  manqueront  à  personne. 

Du  reste,  le  mode  de  groupement  que  nous  indi- 
quons, est,  croyons-nous,  la  meilleure  réponse  à  faire 
à  ces  craintes.  Un  groupe  d'individus  qui  se  donne- 
raient pour  mission  de  nous  renseigner  ou  de  nous 
avertir  des  nécessités  de  telle  opération,  peuvent  nous 
être  fort  utiles,  sans  être  dangereux.  Tout  autrement, 
il  en  serait  d'un  groupement  qui  détiendrait  sa  mis- 
sion d'un  mode  quelconque  de  délégation.  Nul  besoin 


320  LA    SOCIÉTÉ    FUTURE 

pour  la  société  de  déléguer  ses  pouvoirs  à  une  orga- 
nisation spéciale  pour  indiquer  à  chaque  membre 
ce  qu'il  aurait  à  faire,  quand  chacun  n'aurait  qu'à  le 
vouloir  pour  se  renseigner  lui-même,  sur  l'heure,  de 
ce  qui  s'accomplit  à  l'instant  dans  le  monde  entier, 
et  que  la  besogne  peut  normalement  s'accomplir,  par 
une  sage  entente  dans  la  division  du  travail. 


XXII 


LA  FEMMK,    LE  MARIAGE 


L'idée  d'autonomie  de  l'individu  commence  à  faire 
son  chemin,  et.  comme  toutes  les  idées,  elle  triom- 
phera, cela  ne  fait  aucun  doute,  mais  il  y  en  a  une 
autre  que  l'on  a  séparée  d'elle,  quoique,  au  fond,  ce 
soit  la  même,  et  nombre  d'individus,  même  parmi 
les  travailleurs,  hélas  !  réclament  contre  leur  propre 
asservissement,  et  continuent  à  ne  voir,  dans  la 
femme,  qu'un  être  inférieur,  un  instrument  de  plai- 
sir, quand  ils  n'en  font  pas  une  bête  de  somme. 

Que  de  fois,  n" avons-nous  pas  entendu  dire  autour 
de  nous  :  «  La  femme  !  s'occuper  de  politique  !  qu'elle 
aille  donc  soigner  son  pot  au  feu,  et  rapetasser  les 
chausses  de  son  mari  ».  Bien  souvent,  ce  sont  des 
socialistes,  des  révolutionnaires  qui  tiennent  ce  lan- 
gage ;  combien  d'autres,  qui,  sans  parler  ainsi,  sans  y 
réfléchir,  agissent,  dans  la  famille,  comme  de  vérita- 
bles maîtres  I  Outre  qu'ils  laissent  ainsi  perdre  une  des 
plus  grandes  forces  de  la  révolution,  cette  conduite 


322  LA    SOCIÉTÉ    FUTURE 

prouve  aussi  qu'ils  ne  sont  pas  encore  arrivés  à  une 
compréhension  complète  de  la  solidarité  de  tous  les 
êtres  humains. 

De  cela,  il  en  est  résulté  un  courant  d'opinion  pa- 
rallèle, qui,  lui,  ne  s'occupant  pas  de  la  question  éco- 
nomique, poursuit,  dans  la  société  actuelle,  l'affran- 
chissement de  la  femme,  son  accession  à  tous  les  em- 
plois, sa  participation  aux  choses  politiques.  Autre 
façon  aveugle  d'envisager  les  choses,  autre  incons- 
cience delà  situation.  L'asservissement  delà  femme 
est  une  survivance  de  l'état  de  barbarie,  qui  a  été 
maintenu  dans  les  lois  parce  que  l'homme  la  con- 
sidérait, en  effet,  comme  un  être  inférieur,  mais,  pour 
la  femme  riche,  cet  asservissement  n'a  été  bientôt  que 
purement  nominal,  ne  s'est  maintenu  dans  toute  sa 
force  que  pour  la  femme  prolétaire.  Cette  dernière  ne 
peut  s'affranchir  efficacement  qu'avec  son  compagnon 
de  misère,  son  affranchissement  politique  ne  serait 
qu'un  leurre  de  plus,  comme  il  l'a  été  pour  le  tra- 
vailleur. Ce  n'est  pas  à  côté  et  en  dehors  de  la  révo- 
lution sociale  que  la  femme  doit  rechercher  sa  dé- 
livrance, c'est  en  mêlant  ses  réclamations  à  celles  de 
tous  les  déshérités. 

Sans  remonter  aux  Pères  de  l'Eglise  qui  discutaient 
sérieusement  si  la  femme  possédait  une  âme,  que 
d'âneries  n'a-t-on  pas  débitées  là-dessus!  A  l'heure  ac- 
tuelle, encore,  nombre  de  savants  affirment  que  la 
femme  est  un  être  inférieur.  Pour  la  plupart,  il  est 
vrai,  ce  sont  les  mêmes  qui  parlent  des  «  classes  infé- 
rieures »,  quand  il  est  question  du  travailleur,  et  sou- 
tiennent, mordicus,  l'inaptitude  de  certaines  races  à 
pouvoir  se  hausser  à  un  certain  degré  d'éducation. 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  323 

Ces  savaiiis-là  sont  toujours  prêts  à  justitier  toutes 
les  oppressions,  toutes  les  iniquités,  pourvu  qu'on 
leur  solde  leur  complaisance  en  décorations  et  en 
crachats.  On  croirait,  vraiment,  qu'à  force  de  rabais- 
ser les  autres,  ils  s'imaginent  se  hausser  d'autaiM. 

Que  n'a-t-on  pas  invoqué  pour  prouver  cette  pré- 
tendue infériorité  de  la  femme  :  sa  faiblesse  muscu- 
laire, comparée  à  celle  de  l'Jiomme,  la  moindre  ca- 
pacité de  son  cerveau,  pour  ne  parler  que  des  choses 
parfaitement  établies,  sans  parler  d'une  soi-disant 
inaptitude  aux  sciences  exactes,  et  d'une  prétendue 
physiologie  qui  voudrait  prouver  que  les  organes 
sexuels  de  la  femme  ne  sont  qu'un  arrêt  de  dévelop- 
pement des  organes  de  l'homme. 

Mais,  lorsqu'il  fut  bien  établi  que  le  cerveau  était 
l'organe  de  la  pensée,  les  partisans  de  l'infériorité  fé- 
minine crurent  avoir  enfin  trouvé  une  base  inébran- 
lable pour  leur  doctrine,  et  c'est  là  où  ils  se  sont  re- 
tranchés. Dans  toutes  les  races  humaines,  en  effet,  le 
cerveau  de  la  femme  est,  normalement,  inférieur 
en  poids  à  celui  de  l'homme. 

Il  est  également  prouvé  que,  toutes  proportions 
gardées,  le  cerveau  le  plus  lourd,  a  plus  de  chances 
d'être  mieux  doué,  cela  est  hors  de  contestation.  Que 
répondre  à  ces  faits? 

Une  chose  bien  simple:  lorsqu'on  fait  de  la  science^ 
réellement  de  la  science,  dans  le  but  d'apprendre, 
d'augmenter  ses  connaissances,  et  non  en  .vue  de  s'en 
faire  une  arme  de  guerre  pour  justifier  une  idée  con- 
çue à  priori,  on  compare,  un  à  un,  les  éléments  du 
procès,  on  fait  entrer  en  ligne  de  compte  tous  les  rap- 
ports accessoires  qui  complètent  la  chose  en  la  com- 
pliquant, on  étudie  les  modifications  que  ces  rapports 


324  LA    SOCIÉTÉ   FUTURE        "  '; 

peuvent  apporter  à  l'élément  principal,  et  entre  eux;  j 
et  alors  là,  seulement,  on  peut  espérer  avoir  des  con-  ] 
clusions  à  peu  près  certaines.  i 

Nos  savants  en  question,  heureux  de  trouver  un  \ 
fait  qui  appuyât  leur  théorie,  n'ont  oublié  qu'une  i 
chose,  c'est,-aue  si  le  poids  eût  été  tout,  s'il  eût  été  ' 
seul  à  entrer  en  ligne  de  compte,  la  baleine  et  l'élé-  ] 
phant  seraient  les  êtres  les  plus  intelligents  qui  exis- } 
tent,  leur  cerveau  dépassant,  certainement,  celui  de  | 
voir  l'homme.  ] 

Mais  le  poids  n'est  pas  seul  à  coopérer  à  la  richesse  i 
du  cerveau,  certains  l'ont  compris.  Il  faut  tenir  compte  .; 
de  ses  rapports  avec  la  taille,  avec  le  poids  total  du  ] 
corps.  Le  cerveau  est  composé  de  cellules  pensantes,  \ 
mais  aussi  de  cellules  nerveuses  dont  la  seule  fonc-  1 
tion  est  d'actionner  les  différents  muscles.  Plus  la  '. 
masse  est  pesante  à  mouvoir,  plus  ces  dernières  sont  ; 
nombreuses  et  volumineuses,  et  leur  masse  n'a  rien  à  :; 
avec  l'intelligence.  i 

Il  y  a,  ensuite,  la  richesse  des  circonvolutions  qui  ; 
a  autant,  sinon  plus  de  valeur  que  le  poids  ;  la  com-  \ 
position  chimique  est  une  autre  valeur  dont  il  faut  | 
tenir  compte.  Une  différence  de  structure  des  cellules  ' 
peut  modifier  le  fonctionnement  du  cerveau,  et,  en-  ' 
tin,  il  y  a,  à  prendre  en  considération  les  conditions  ; 
de  nutrition  qui,  selon  que  l'afflux  du  sang  s'opère,  , 
plus  ou  moins  régulièrement,  d'une  façon  plus-  ou  ■ 
moins  active,  ralentit  ou  accélère  l'activité  cérébrale. 

Et,  dernière  raison,  il  ne  suffit  pas  d'avoir  un  cer-  \ 
veau  bien  doué,  faut-il  encore  lui  donner  de  l'exer-  , 
cice  par  l'éducation.  Or,  pour  la  femme,  comme  pour  1 
le  travailleur,  on  les  a  toujours  maintenus  dans  une   | 

infériorité  d'éducation,  sous  prétexte   que  celle  que   | 

j 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  325 

l'on  réservait  aux  dirigeants  était  trop  au-dessus  de 
leur  compréhension,  que  du  reste,  elle  leur  était  inu- 
tile pour  remplir  les  emplois  qu'on  leur  réservait.  Et 
c'est  cette  infériorité  «  acquise  »  que  l'on  nous  pré- 
sente aujourd'hui  comme  une  loi  naturelle! 

Si  les  hommes  avaient  été  moins  infatués  de  cet 
esprit  anthropocentrique  qui  leur  fait  rapporter  tout  à 
eux  et  dérive  du  même  esprit  que  l'erreur  géocentri- 
que,  ils  n'auraient  pas  osé  émettre  cette  hérésie  scien- 
tifique. Mais,  voyant  démanteler  peu  à  peu  celte  su- 
prématie dont  ils  se  glorifiaient,  ils  en  tentent  une 
dernière  transformation  '  :  la  «  virocentriej)  qui,  pas 
plus  que  les  autres,  ne  repose  sur  aucune  donnée 
réelle. 

S'il  s'était  agi  de  deux  races  différentes,  et  sans 
rapports  aucuns,  nous  comprendrions,  à  la  rigueur, 
que  la  question  eût  pu  se  poser  aussi  à  faux,  sans 
doute,  mais  cela  eût  été  à  discuter.  Mais  entre  les 
deux  membres  de  la  même  famille,  les  deux  souches 
également  nécessaires  à  la  perpétuation  de  Tespèce, 
il  faut  être  idiot  pour  avoir  soulevé  la  question. 

Est-ce  que  l'homme  se  reproduit  à  part,  et  la  femme 
de  son  côté,  pour  mieux  donner  naissance,  l'homme 
à  des  fils,  la  femme  à  des  filles,  transmettant  ainsi 
séparément  leurs  qualités  et  leurs  défauts  à  leur  des- 
cendance? —  Non,  ils  sont  forcés  de  coopérer  en- 
semble pour  engendrer,  indistinctement  mâles  eL 
femelles.  Chacun  d'eux  transmet  ses  qualités  à  sa 
progéniture,   sans  choix   de  sexe.    Parfois   le    mâle 

I.  Sans  oublier  les  pédants  qui  veulent  prouver  la  supériorité 
de  certaines  races  et  les  sous-pédants  qui  viennent  ensuite, 
pour  affirmer  lasupérioritéde  certaines  classes.  Autant  d'erreurs 
qui  dérivent  du  même  esprit. 

>9 


326  LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  î* 

domine,  parfois  c'est  la  femelle.  Parfois,  l'individu  ; 
peut  prédominer  dans  le  produit  de  son  sexe,  mais  1 
aussi  dans  le  produit  du  sexe  opposé.  Personne  n'a 
encore  pu  donner  la  raison  de  ces  variations,  mais  il 
n'en  reste  pas  moins  acquis  que,  selon  les  circons-  ] 
tances  (inconnues)  l'un  ou  l'autre  sexe  peut  indiffé-  : 
remment,  dominer  dans  les  produits  de  la  génération.  < 
Or,  s'il  en  est  ainsi,  et  en  admettant  qu'au  point  de  i 
départ,  une  infériorité  réelle  eût  caractérisé  le  sexe  j 
féminin,  il  se  serait  produit  ceci  :  ou  la  femelle  aurait  i 
fini  par  imposer  son  infériorité,  ou  bien  le  mâle  aurait  : 
imposé  sa  supériorité,  ou  bien  encore,  il  aurait  fini  j 
par  se  faire  entre  les  deux  composantes  un  équilibre  \ 
de  facultés  qui  les  auraient  mises  au  même  niveau.  t 
Dans  le  premier  cas,  à  chaque  génération  la  femelle  1 
serait  venue  ajouter  une  part  de  plus  de  son  infério-  i 
rite,  et  ses  propriétés  négatives  auraient  fini  par  é\i-  i 
miner  les  qualités  positives  de  l'homme.  Mais,  en  ce  î 
cas,  depuis  le  temps  que  l'espèce  humaine  se  perpétue  | 
par  la  génération,  elle  serait  retournée  depuis  long-  * 
temps  à  l'animalité. 

Dans  le  second,  ce  sont  les  qualités  positives  ae 
l'homme  qui  auraient  triomphé.  Les  partisans  de 
l'infériorité  féminine  seront  forcés  de  repousser  cette 
hypothèse,  car  depuis  le  temps  que  les  sexes  se  sont 
mélangés  par  la  génération,  les  deux  sexes  ont  été  ' 
assez  malaxés  pour  qu'ils  aient  acquis  des  propriétés  ^ 
égales,  et  leur  affirmation  n'aurait  plus  raison  d'être.  -, 
Ils  nieront  également  le  troisième  cas  qui  implique  ; 
encore  un  niveau  moyen,  inférieur,  celui-là,  pour  les 
deux  sexes.  Il  ne  leur  resterait  donc  qu'une  qua- 
trième hypothèse,  celle  que,  malgré  les  mélanges,, 
chaque  sexe  aurait  conservé  à  travers  les  croisements^ 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  327 

ses  qualités  propres.  Outre  que  cette  hypothèse  est 
la  moins  admissible  de  toutes,  que  diront  ceux  qui 
se  rattachent  désespérément  à  la  théorie  absolue  de 
la  «  lutte  pour  l'existence  »  et  de  la  survivance  des 
plus  aptes  ? 

Ainsi,  le  simple  raisonnement  logique  nous  indi- 
que la  solution  :  l'égalité  des  sexes  avec  des  nuances, 
des  propriétés  diverses,  mais  qui  sont  des  qualités 
afférentes  à  l'organisation  physiologique  à  laquelle 
elles  sont  attachées  et  qui  les  rendent  équivalents 
sinon  égaux  en  aptitudes. 

La  femme  de  par  sa  faiblesse  physique,  a,  dans  les 
sociétés  inférieures,  toujours  subi  l'autorité  du  mâle, 
à  divers  degrés  de  violence;  ce  dernier  lui  a  toujours 
plus  ou  moins  imposé  son  amour.  Propriété  de  la 
tribu  d'abord,  du  père  ensuite,  pour  passer  sous  l'au- 
torité du  mari,  elle  changeait  ainsi  de  maîtres  sans 
qu'on  daignât  consulter  ses  préférences. 

Objet  de  propriété,  ses  maîtres  veillaient  sur  elle 
pour  l'empêcher  de  prêter  sans  leur  assentiment  ce 
dont  ils  voulaient  être  les  seuls  à  disposer,  sauf  dans 
les  pays  où  une  riche  postérité  étant  un  gage  de  ri- 
chesse, le  maître  voulait  bien  fermer  les  yeux  sur 
l'origine  de  biens  dont  il  pouvait  disposer.  En  tous- 
autres  cas,  le  maître  pouvait  parfois  dans  un  accès  de 
générosité,  la  prêter  à  un  ami,  un  hôte  ou  un  client, 
comme  on  prête  une  chaise,  mais  se  croyant  frustré 
si  ceux-ci  en  avaient  disposé  à  son  insu,  il  en  tirait 
une  vengeance  féroce  sur  la  coupable. 

Certes,  cette  dépendance,  -^  si  elle  est  toujours  cons- 
tatée par  les  lois,  hautement  prônée  par  certains,  — 
soit  par  ruse,  soit  par  le  pouvoir  que  son  sexe  exerce 


328  LA   SOCIÉTÉ    FUTURE 

sur  l'homme,  dans  les  relations  des  deux  sexes,  celte 
soi-disant  autorité  de  l'homme  est  bien  tombée  de  fait. 
A  l'heure  actuelle,  dans  nos  sociétés  soi-disant  civi- 
lisées, la  femme  riche  est  émancipée  de  fait,  sinon  de 
droit,  il  n'y  a  que  la  femme  pauvre  qui  subisse  à 
l'heure  actuelle  l'esclavage  et  la  lettre  de  la  loi. 

Même  dans  les  peuplades  les  plus  arriérées,  n'ar- 
rive-t-elle  pas  à  se  créer  des  privilèges?  Les  histo- 
riens antiques  nous  mentionnent  cette  tribu  gauloise 
où  les  femmes  étaient  appelées  à  juger  les  différends 
que  la  tribu  pouvait  avoir  avec  ses  voisins  et  dont  un 
général  romain  dut  respecter  les  décisions. 

Chez  les  Australiens,  où  elle  est  traitée  en  bête  de 
somme,  où  elle  ne  se  met  à  table  qu'en  arrière  de 
son  seigneur  et  maître  qui  lui  jette  à  la  volée,  les 
morceaux  dont  il  n'éprouve  pas  le  besoin,  on  signale 
une  coutume  semblable  i.  En  fait,  si  elle  a  toujours 
subi  la  force  brutale  de  l'homme,  la  femme  par  sa 
finesse  et  sa  ruse,  a  su  toujours  prendre  de  l'ascen- 
dant sur  lui.  On  lui  fait  aujourd'hui  un  crime  de 
cette  ruse,  «  l'arme  des  faibles  »,  dit-on.  Elle  pourrait 
vous  répliquer  que  la  raison  de  la  force  n'est  que 
celle  de  la  brute. 

L'union  sexuelle  a  débuté  fort  probablement  par 
la  promiscuité,  ensuite  l'homme  a  affirmé  son  droit 
de  propriété  en  capturant  celle  dont  il  voulait  faire 
sa  «  compagne  ».  il  l'a  ensuite  achetée,  puis,  les 
mœurs  s'adoucissant  toujours  de  plus  en  plus,  on  a 
fini  par  tenir  compte  du  choix  de  la  femme,  et  l'é- 
manciper graduellement,  tandis  que  l'esprit  de  pro- 
priété qui  reposait  sur  l'organisation  familiale  despo- 

I.  Elle  Reclus:  Les  Primitifs  d'Australie. 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  "329 

tique  di7  père,  cherchait  à  replonger  la  femme  sous 
la  dépendance  étroite  du  mâle,  c'est  ce  qui  nous 
a  valu  cette  variété  de  lois  et  de  préjugés  sur  les  rela- 
tions sexujUes. 

Que  de  lois  n'a-t-on  pas  faites,  pour  réglementer 
les  rapports  de  l'homme  et  de  la  femme,  que  d'er- 
reurs et  de  préjugés  que  la  morale  officielle  a  con- 
tribué à  maintenir  et  à  enraciner,  mais  que  la  nature 
s'est  toujours  plu  à  culbuter  sans  jamais  se  plier  à 
leurs  décrets  arbitraires  ! 

L'homme,  en  sa  qualité  de  maître,  trouve  très  bien 
de  butiner  sur  la  propriété  du  voisin;  cela  est  très 
bien  porté  ;  même  dans  les  sociétés  les  plus  pudibon- 
des, l'homme  qui  peut  se  vanter  de  nombreuses 
«  conquêtes  ;>  est  considéré  comme  un  heureux  gail- 
lard !  Mais  la  femme-propriété,  elle,  de  par  la  loi, 
de  par  l'éducation,  de  par  les  préjugés  et  l'opinion 
courante,  il  lui  est  défendu  de  donner  libre  cours  à 
ses  sentiments.  Les  relations  sexuelles  sont  pour  elle 
fruit  défendu,  elle  n'a  droit  qu'à  la  copulation  sanc- 
tionnée par  devant  le  maire  et  le  curé!  Et  voilà  com- 
ment il  se  fait  que,  dans  un  acte  commis  à  deux, 
toute  la  honte  est  pour  l'un  et  la  gloire  pour  l'autre. 

C'est  que,  disent  les  masculinistes,  le  mal  opéré 
par  les  deux  participants,  n'est  pas  comparable.  L'a- 
dultère de  la  femme  risque  d'introduire  dans  la 
famille  des  étrangers  qui  viendraient  plus  tard  spolier 
les  propriétaires  légitimes  d'une  part  d'héritage.  De 
cet  axiome  capitaliste  on  peut  en  induire  qu'il  est 
très  bien  de  faire  du  tort  à  son  voisin,  il  n'y  a  de 
mal  que  lorsqu'on  l'éprouve  soi-même.  Voilà  la 
morale  capitaliste  dans  toute  sa  splendeur.  La  femme- 
propriété,  en  ayant  des  complaisances  pour  le  mâle 


330  T.A    SOClKTli    FUTURE 

dont  la  prestance  l'a  subjuguée,  fait  tort  au  maître, 
haro!  sur  elle.  Le  mâle  désinvolte  qui,  pareil  au 
coucou,  va  nicher  dans  le  nid  du  voisin,  fait  preuve 
d'intelligence.  On  n'est  pas  plus  régence. 

La  religion  est  ensuite  venue  apporter  sa  part  d'a- 
nathème  contre  ceux  qui  obéissaient  davantage  aux 
lois  de  la  nature  qu'aux  restrictions  des  moralistes  et 
des  légistes.  La  théorie  du  péché  originel  est  venue 
peser  de  tout  son  poids  sur  l'accomplissement  de  l'acte 
génésique. 

Ne  pouvant  décréter  la  continence  absolue,  l'Eglise 
a  dû  sanctionner  et  bénir  l'union  de  l'homme  et  de 
la  femme,  mais  pour  en  réglementer  les  rapports,  je- 
tant ses  plus  forts  anathèmes  à  ceux  qui  se  livraient  à 
l'amour  sans  son  assentiment.  Les  cérémonies  qu'ac- 
complissaient librement  les  primitifs  au  sein  de  la 
tribu;  pour  bien  établir  leur  entrée  en  ménage,'* de- 
vinrent obligatoires  avec  la  religion  et  de  là  passèrent 
dans  le  Code  civil,  l'héritier  de  la  plupart  des  préro- 
gatives de  l'Eglise. 

Après  avoir  défendu  de  s'aimer  sans  l'autorisation 
du  prêtre,  il  fut  défendu  de  s'aimer  sans  l'autorisation 
du  maire.  L'opinion  publique,  entretenue  dans  l'i- 
gnorance par  le  prêtre  et  le  législateur,  conspua  ceux 
qui  trouvaient  qu'ils  n'avaient  besoin  de  l'autorisa- 
tion de  personne  pour  se  prouver  leur  amour.  Mais 
toujours  de  par  l'idée  de  propriété,  ce  fut  sur  la  femme 
que  tomba  le  réprobation;  l'homme  n'était  blâmé 
que  s'il  prenait  cette  union-là  au  sérieux,  et  traitait 
son  amante  en  véritable  compagne. 

Mais  cette  fausse  pudeur,  ainsi  que  toutes  les  peines 
•et  châtiments  que  l'on  a  pu  inventer  contre  ceux  qui 


LA    SOCUÎTÉ    FUTURE  33  I 

pratiquaient  l'amour  librement  n'eurent  qu'un  effet, 
rendre  les  individus  fourbes,  menteurs  et  hypocrites, 
sans  les' rendre  plus  chastes  ni  plus  continents.  On 
dévie  la  nature  quand  on  la  contrarie,  mais  on  ne  la 
dompte  pas.  Ce  qui  se  passe  dans  notre  société  soi- 
disant  civilisée  est  là  pour  le  prouver.  On  y  a  poussé 
la  pruderie  à  l'extrême,  l'adultère,  la  prostitution,  la 
corruption,  la  transformation  du  mariage  légal  en 
véritable  maquerellage,  sont  les  conséquences  de  cette 
intelligente  organisation  et  législation.  Les  infanti- 
cides nous  prouvent  que  la  honte  Jetée  sur  la  fille  qui 
se  livre  à  l'amour  n'empêche  personne  d'y  goûter  à 
l'occasion,  mais  que  les  conséquences  qui  en  décou- 
lent peuvent  entraîner  au  crime  pour  cacher  une  soi- 
disant  faute. 

Aujourd'hui,  pourtant,  la  société  perd  de  son  rigo- 
risme, la  religion,  on  n'en  parle  même  plus.  Sauf  quel- 
que grue  qui  veut  étaler  sa  toilette  blanche  ou  l'héri- 
tier qui  veut  se  concilier  les  bonnes  grâces  de  parents  à 
héritage,  un  peu  retardataires,  peu  de  personnes  éprou- 
vent le  besoin  d'aller  s'agenouiller  devant  un  mon- 
sieur qui  se  déguise  en  dehors  des  jours  de  carnaval. 
Quant  à  la  sanction  légale,  si  on  voulait  faire  le  recen- 
sement parmi  la  population  de  nos  grandes  villes,  on 
trouverait  bien  que  tous  les  ménages  ont  passé  par  la 
mairie,  mais  en  examinant  d'un  peu  près,  on  pourrait 
s'apercevoir  que  les  trois  quarts  ont  rompu,  sans  tam- 
bour ni  trompette,  les  nœuds  légaux  pour  en  former 
d'autres  sans  aucune  consécration  officielle  ce  coup-ci, 
et  que  les  ménages  ne  sont  plus  formés  comme  ils  ont 
été  inscrits  à  la  mairie  :  Il  y  a  bien  toujours  un  mon- 
sieur et  une  madame  A.,  un  monsieur  et  une  ma- 
dame B.,  mais  la  madame  A.  connue  des  voisins,  se 


3?2  LA.   SOCIÉTÉ   FUTURE 

trouve  être  une  madame  X.  à  la  mairie,  et  la  ma- 
dame B.  une  madame  Z.  légale. 

Cela  est  devenu  si  général  que  les  bourgeois,  quoi 
qu'ils  en  aient,  ont  dû  inscrire  le  divorce  dans  leur 
code.  Aujourd'hui  celui  qui  veut  se  passer  de  la  con- 
sécration officielle  pour  son  union  libre,  arrive  à  l'im- 
poser à  son  entourage  et  à  se  faire  respecter.  L'opi- 
nion publique  commence  à  trouver  l'union  librement 
consentie,  aussi  valable  que  l'autre,  et  si  la  consécra- 
tion officielle  ne  peut  disparaître  qu'avec  les  autres 
institutions  sociales,  car  la  propriété  repose  sur  elle, 
les  lois  de  l'héritage  exigeant  que  la  famille  soit  légale 
bien  délimitée,  et  tenue  en  bride  afin  que  la  fortune 
ne  se  disperse  pas,  elle  n'en  a  pas  moins  reçu  le  coup 
fatal  du  jour  où  le  législateur  a  dû  enregistrer  les  cas 
où  elle  pouvait  être  dissoute. 

N'était-il  pas  insensé,  en  effet,  de  vouloir  forcer 
deux  individus  à  passer  leur  vie  ensemble,  alors  qu'ils 
se  rendaient  mutuellement  la  vie  insupportable. 

Parce  que,  dans  le  premier  feu  de  la  jeunesse,  ils 
s'étaient  plu,  deux  individus,  mâle  et  femelle,  étaient, 
de  par  la  loi,  forcés  de  terminer  leur  carrière  ensem- 
ble, sans  jamais  pouvoir  rompre  cette  chaîne.  Si  la 
vie  leur  était  trop  insupportable,  et  que  chacun  voulût 
reprendre  sa  liberté  d'allure,  ce  n'était  qu'en  se  met- 
tant en  marge  du  Code  et  sans  pouvoir  faire  recon- 
naître sa  nouvelle  famille  comme  valable,  quelles  que 
fussent  ses  préférences.  Il  était  forcé  de  cacher  comme 
une  tare  l'irrégularité  légale  de  sa  situation,  l'opinion 
publique  étant  aussi  bête  que  la  loi. 

Malheur  à  qui  s'était  trompé  dans  son  choix,  ou 
qui  s'était  laissé  engluer  sous  l'amabilité  de  sourires 


LA   SOCIÉTÉ    FUTURE  333 

trompeurs,  des  promesses  fallacieuses,  des  serments 
perfides  ou  donnés,  en  toute  sincérité,  dans  un  moment 
d'expansion,  mais  que  les  circonstances  font,  plus 
tard,  envisager  auirement;  une  fois  le  pas  franchi,  il 
n'était  plus  permis  de  retourner  en  arrière;  c'en  était 
fait  pour  toute  la  vie.  Heur  ou  malheur,  il  fallait  s'en 
accommoder.  C'était  tout  simplement  insensé. 

L'indissolubilité  du  mariage  était  un  idiotisme. 
Deux  individus  peuvent  se  plaire  pendant  un  jour^ 
un  mois,  deux  ans,  et  arriver  à  se  haïr  à  mort  ensuite. 
Pourquoi  les  forcer  à  envenimer  leur  haine  en  les 
forçant  à  se  supporter,  quand  il  est  si  simple  de  tirer 
chacun  de  son  côté. 

C'est  que,  en  dehors  du  préjugé  religieux,  le  capital 
exigeait  ce  sacrifice.  Les  mariages,  dans  la  société 
actuelle,  sont  le  plus  souvent  l'association  de  deux  for- 
tunes—  avec  leurs  espérances  —  plutôt  que  l'union  de 
deux  sexes.  Permettre  à  l'association  de  se  dissoudre, 
c'était  le  désastre  pour  bien  des  calculs,  il  y  avait  aussi 
la  question  des  enfants  qui  compliquait  la  situation, 
non  pas  par  l'amour  que  l'un  ou  l'autre  des  dissidents 
pût  leur  porter,  mais  par  la  question  plus  vulgaire  de 
qui  doit  les  nourrir. 

C'est  comme  l'autorité  des  ascendants  pouvant  op- 
poser leur  veto  aux  inclinations  des  jeunes,  n'y  avait- 
il  pas  là  une  autre  absurdité  sans  excuse?  De  queî 
droit  des  individus  qui  ne  peuvent  plus  penser  ni  sen- 
tir comme  des  jeunes,  avaient-ils  le  droit  de  s'inter- 
poser dans  leurs  sentiments  d'affection  pour  les 
entraver?  Quand  on  pense  qu'il  y  a  des  jeunes  gens 
qui,  contrariés  dans  leur  passion,  ont  encore  recours 
au  suicide,  quand  il  serait  si  logique  d'envoyer  pro- 
mener leurs  Gérontes. 

19. 


334  ^'^    SOCIÉTÉ    FUTURE 

La  société  étant  débarrassée  de  toutes  ses  entrave»' 
économiques,  les  relations  sexuelles  redevien ''"/ont 
plus  naturelles  et  plus  franches,  en  reprenant  leur 
caractère  :  «  l'entente  libre  de  deux  êtres  libres.  » 
L'homme  ne  cherchera  plus  une  dot  ou  des  moyens 
d'avancement,  la  femme  un  entreteneur.  Lorsqu'elle 
fera  choix  d'un  compagnon,  elle  consultera  davantage 
si  le  mâle  préféré  répond  à  sonidéal  esthétique  et  éthi- 
que, que  s'il  est  capable  de  lui  assurer  une  vie  de  luxe 
et  d'oisiveté.  Quand  l'homme  choisira  une  compagne, 
il  recherchera  chez  elle  des  qualités  morales  et  physi- 
ques plutôt  que  des  «  espérances  »;  quelques  milliers 
de  francs  de  plus  dans  la  corbeille  ne  lui  feront  pas 
fermer  les  yeux  sur  les  «  taches  »  des  quatrièmes 
pages  des  journaux. 


Op  objecte  que,  s'il  n'y  a  plus  de  frein  pour  modé- 
rer le  libertinage  dans  les  relations  sexuelles,  ii  raTi- 
vera  que  les  unions  n'auront  plus  aucune  stabilité. 
Nous  sommes  à  même,  tous,  de  voir  dans  là  société 
actuelle  que  les  lois  répressives  n'ont  aucune  valeur 
pour  l'empêcher.  Nous  sommes  même  certains  qu'el- 
les contribuent  pour  une  bonne  part  aux  zizanies  con- 
jugales, pourquoi  donc  vouloir  s'entêter  à  réglementer 
ce  qui  est  incompressible?  Ae  vaut-il  pas  mieux  lais- 
ser '  ^"^  individus  libres,  pouvant  ainsi  conserver  des" 
égards  l'un  pour  l'autre;  lorsqu'ils  ne  seront  plus 
forcés  de  se  supporter,  au  lieu  que  la  contrainte  en 
-fait,  parfois,  des  adversaires  féroces  .>  Trouve-t-on 
qu'il  soit  plus  digne,  comme  cela  se  voit  actuelle- 
ment, que  monsieur  ait  des  maîtresses  en  ville,  ma- 
dame des  amants,  que  chacun  se  «  trompe  »  au  su  de 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  335 

tous,  mensonges  sur  lesquels  tout  le  monde  ferme  les 
yeux,  pourvu  que  l'on  évite  le  scandale  ? 

Le  mariage  actuel  est  une  école  de  mensonge  et 
d'hypocrisie.  L'adultère  est  son  corollaire  indispen- 
sable, comme  le  lupanar  est  l'accompagnement  obligé 
de  cette  fausse  pudeur  qui  veut  que  l'on  rougisse  en 
parlant  de  l'acte  sexuel.  On  se  cache  d'éprouver  le 
besoin  de  l'accomplir,  mais  on  tourne  à  l'ignoble 
lorsqu'on  se  croit  caché. 

Parce  qu'une  femme  a  eu  des  relations  avec  un 
homme,  la  r^.orale  courante  voudrait  qu'elle  fût  con- 
damnée à  n'avoir  des  relations  qu'avec  lui.  Pourquoi? 
S'ils  se  sont  trompés  l'un  ou  l'autre,- ne  peuvent-ils 
pas  chercher  mieux?  C'est  la  porte  ouverte  au  liber- 
tinage, réponi-on.  —  Regardez  donc  votre  société, 
tas  de  malheureux  ! 

Nous  avons  cité  le  cas  des  filles  séduites  qui  ne 
trouvent  rien  de  mieux,  ensuite,  pour  cacher  leur 
prétendue  faute,  que  l'avortemeat  et  l'infanticide.  Et, 
pour  un  cas  où  l'adultère  fait  scandale,  combien  en 
Toyons-nous  autour  de  nous,  qui  vont  leur  petit  bon- 
homme de  chemin,  sous  Toeil  curieux  des  voisins. 
Lorsque  la  femme  aime,  nous  la  prenons  comme 
exemple,  puisque  c'est  elle  qui  a  davantage  à  en  crain- 
dre les  suites,  elle  se  moque  des  lois,  de  l'opinion, 
■et  de  tout  le  reste.  Si  donc,  on  ne  peut  entraver  un 
sentiment  que  des  siècles  et  des  siècles  de  compression 
ont  bien  pu  forcer  à  se  dissimuler,  mais  non  empê- 
cher, laissons-le  donc  s'épancher  librement,  nous  y 
gagnerons  toujours  la  franchise  et  la  bonne  foi  dans 
nos  relations,  ce  qui  serait  une  véritable  améliora- 
tion. 


336  LA.    SOCIÉTÉ    FUTURE 

Mais  cela  ne  serait  pas  la  seule  amélioration,  car 
nous,  nous  prétendons,  que  du  jour  où  la  contrainte 
et  l'intervention  officielle  seront  abolies,  ainsi  que  les 
considérations  économiques,  les  associations  sexuelles 
étant  plus  normales,  loin  de  se  relâcher,  deviendront 
plus  stables  et  plus  resserrées.  La  femme  qui  possède 
la  véritable  pudeur,  ne  se  donne  pas  au  premier  venu. 
—  Darwin  prouve  qu'il  en  est  de  même,  du  reste,  chez 
les  animaux,  —  il  faut,  lorsque  la  cupidité  n'est  plus 
en  jeu,  qu'elle  se  sente  attirée  vers  un  individu  pour 
se  donner  à  lui.  Même  en  ce  cas  encore,  que  de  luttes 
et  de  débats,  avant  l'abandon  final!  Quelles  meilleures 
garanties  peut-on  demander? 

Nous  avons  vu  que,  dans  la  société  actuelle,  les 
unions  sexuelles  étaient  plutôt  basées  sur  des  consi- 
dérations économiques  que  d'affection,  c'est  une  des 
causes  qui  font  qu'au  bout  de  très  peu  de  temps  de 
cohabitation,  les  individus  se  prennent  en  grippe,  et 
deviennent  insupportables  l'un  pour  l'autre;  surtout 
sMl  s'est  trouvé  des  déceptions  à  la  suite  de  leurs 
«  espérances  ». 

Dans  les  mariages  même  où  l'amour  a  pu  entrer 
pour  quelque  chose,  l'éducation  et  les  préjugés  inter- 
viennent pour  amener  des  sentiments  de  discorde. 
Les  individus  —  homme  et  femme  —  sachant  qu'ils 
sont  liés  pour  la  vie,  d'une  façon  indissoluble,  per- 
dent graduellement  ces  petites  attentions,  ces  préve-. 
nances  qui  sont  ce  que  Ton  pourrait  appeler  le  piment 
de  l'amour;  peu  à  peu,  l'habitude,  la  satiété  des  sens, 
détachent  insensiblement  les  amants  l'un  de  l'autre; 
l'homme  et  la  femme  oublient  ces  soins  personnels 
que  l'autre  aimait  au  moment  de  leur  «  cour  »  ;  cha- 
cun regrette  l'idéal  qu'il  avait  rêvé,  et  qu'il  est  loin 


LA    SOCIÉTÉ   FUTURE  33/ 

de  reconnaître  dans  son  compagnon  de  chaîne;  cet 
idéal  il  croit  le  retrouver  dans  de  nouvelles  relations; 
arrive  le  moment  psychologique  où  il  peut  posséder 
ce  nouvel  idéal,  qui  le  satisfait,  le  fixe,  ou  bien  le 
désillusionne,  mais  ayant  toujours  pour  efiet,  de  le 
détacher  d'autant  plus  de  son  premier  choix. 

Du  Jour  011  l'homme  et  la  femme  ne  se  sentiront 
plus  enchaînés  de  par  la  loi  et  les  convenances,  celui 
qui  aimera,  voudra  s'assurer  la  durée  de  la  possession 
de  l'objet  aimé;  il  comprendra  qu'il  doit  continuer, 
envers  lui  les  soins,  les  prévenances  qu'il  a  employés 
pour  en  faire  la  conquête;  qu'il  doit  continuer  à 
l'emporter  sur  ses  rivaux,  s'il  veut  toujours  être  aimé 
lui-même.  Au  plus  aimant  de  savoir  prolonger  l'a- 
mour qu'il  a  su  inspirer.  Cela  ne  peut  être  qu'utile  à 
l'évolution  morale  et  physique  de  l'espèce. 

es» 

D'un  autre  côté,  lorsque  la  femme  ne  sera  plus 
forcée  de  se  vendre  pour  manger  ou  pour  se  procurer 
le  luxe  qu'elle  convoite,  elle  choisira  chez  celui  qu'elle 
aura  élu,  les  qualités  qu'elle  préfère,  et  la  constance 
est  une  de  celles-là.  Ordinairement  aussi,  elle  est 
plus  stable  dans  ses  affections,  elle  fera  donc  aussi 
son  possible  pour  s'attacher  son  amant. 

D'autre  part,  lorsqu'ils  ont  vécu  un  certain  laps  de 
temps  ensemble,  l'homme  et  la  femme  éprouvent  un 
sentiment  d'estime  et  d'affection  qui  survit  aux  élans 
passionnés  de  la  première  possession,  et  leur  fait  né- 
gliger les  passionnettes  d'aventure.  Si  la  monogamie 
est  le  but  de  l'évolution  humaine,  il  n'y  a  que  la  li- 
berté la  plus  complète  qui  puisse  l'y  conduire.  L'é- 
preuve est  faite  de  la  compression. 

Il  se  peut  que,  alors  qu'il  est  jeune,  ardent,  plein 


338  LA    SOCIÉTÉ    FUTURE 

<i'activité  et  d'expansion,  que  l'homme  soit  porté  aa 
changement  et  à  l'inconstance;  mais  nous  le^rojons 
■s'assagir  lorsque  réellement  il  aime,  par  la  crainte  de 
froisser  l'objet  de  son  amour.  Laissons  donc  ici,  la 
nature  se  corriger  elle-même. 

Certains  admettent  tout  cela,  mais  prétendent  que, 
■dans  la  société  actuelle,  le  mariage  est  une  garantie 
pour  la  femme.  Erreur.  C'est  l'homme  qui  fait  les 
lois,  il  n'a  eu  garde  d'oublier  de  les  faire  à  son  avan- 
tage. Nous  l'avons  dit,  la  femme  riche,  elle,  est  affran- 
chie, elle  trouvera  dans  la  loi  une  protection  et  peut 
•se  rendre  libre;  l'homme  riche  lui-même,  n'est-il  pas 
absolument  libre,  et  qu'a-t-il  à  tant  s'inquiéter  des 
lois?  L'argent  dans  la  société  actuelle  est  le  grand  li- 
bérateur. Mais  pour  la  femme  prolétaire,  le  mariage 
légal  n'offre  que  des  garanties  illusoires  contre  l'homme 
qui  voudrait  la  lâcher  avec  ses  gosses.  * 

Il  faut  de  l'argent  pour  intenter  des  poursuites,  et 
pour  obtenir  l'assistance  judiciaire,  il  faut  bien  du 
temps  et  des  démarches.  Et  ensuite,  quel  recours  peut- 
elle  avoir  contre  l'homme  qui  n'a  pas  le  sou,  et  peut 
rendre  vaines  les  saisies  d'appointements  en  chan- 
geant d'atelier,  de  résidence  à  chaque  opposition.  S'il 
a  de  l'argent,  il  y  a  bien  des  détours  dans  les  lois, 
sans  compter  les  moyens  d'intimidation. 

Quant  à  celle  qui  aurait  un  mari  ivrogne,  brutal, 
•qui  l'exploitera  et  la  battra,  elle  ne  pourrait  s'en  sé- 
parer ni  s'en  défaire,  la  loi  l'a  faite  sa  propriété,  le 
maîtrt  a  droit  d'user  et  d'abuser.  Que  de  tortures, 
que  d'avanies  faudra-t-il  qu'elle  subisse  avam  d'obte- 
nir la  rupture  de  la  chaîne  qui  l'attache  à  lui!  Et  en- 
core! la  loi  intervient  bien  en  cas  de  sévices  graves, 


LA   SOCIÉTÉ   FUTURE  339 

maïs  elle  est  désarmée  devant  les  sévices  moraux. 
Que  de  cas  où  la  femme  aurait  le  temps  de  mourir  à 
la  peine,  si  elle  ne  trouvait  pas  de  protection  plus  et- 
ficace  que  la  loi  ! 

La  femme-prolétaire  ne  peut,  comme  le  travailleur, 
s'affranchir  que  par  la  révolution  sociale.  Ceux  qui 
lui  font  espérer  son  émancipation  dans  la  société  ac- 
tuelle, la  trompent  effrontément.  Considérée  comme 
une  ilote  par  l'homme  et  par  la  loi,  il  faut  qu'elle 
aussi,  conquière  sa  place  au  soleil  par  sa  volonté, 
mais  elle  n'y  arrivera  qu'en  s'associant  et  faisant  cause 
commune  avec  ceux  qui  poursuivent  l'émancipation 
de  tous  les  êtres  humains  sans  distinction  de  sexe  ni 
de  race. 


XXIII 


l'enfant  dans  la  société  nouvelle 


Une  des  questions  les  plus  complexes  et  des  plus 
délicates  à  traiter  est,  certainement,  la  question  de 
l'enfant.  Quand  on  pense  à  la  faiblesse  de  ces  petits 
êtres,  quand  on  songe  que  les  premières  sensations 
qui  viendront  impressionner  leur  cerveau,  influeront 
plus  ou  moins  sur  leur  développement  ultérieur,  on 
se  sent  pris  d'un  profond  sentiment  de  sympathie 
pour  eux,  d'une  très  grande  tendresse  qui  voudrait 
pouvoir  s'épancher  sur  tous  les  petits  déshérités  que 
leur  faiblesse  rend  les  premières  victimes  de  notre 
mauvaise  organisation  sociale. 

C'est  parce  que  l'enfant  est  faible  et  qu'il  mourrait 
si  on  ne  lui  venait  pas  en  aide  que,  dans  une  société 
anarchiste,  où  personne  n'aura  à  craindre  la  misère, 
tous  ne  demanderont  qu'à  épancher  leurs  senti- 
ments affectifs,  tous  se  rendront  utiles  et  voudront 
contribuer  à  leur  développement  physique,  assister 
à  leur  éclosion   morale,  apporter  leur   quote-part 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  341 

de  connaissances  à  leur  développement  intellectuel. 

Mais,  pour  bien  comprendre  cet  empressement  des 
individus  autour  de  l'enfance,  il  est  évident  qu'il  faut 
s'abstraire  de  la  société  actuelle,  où  la  famille  est  une 
charge,  d'abord,  un  moyen  d'exploitation  ensuite  ; 
qu'il  faut  se  faire  une  idée  nette  des  rapports  sociaux, 
tels  que  nous  les  comprenons  et  que  nous  venons  de 
les  décrire  ;  se  rendre  compte  de  la  nouvelle  situation 
qui  se  sera  créée  dans  les  rapports  de  l'homme  et  de 
la  femme,  où  l'enfant  viendra  apporter  une  note  nou- 
velle ;  un  lien  de  plus  chez  les  individus  normalement 
doués.  Faire  dans  son  esprit  table  rase  des  préjugés 
actuels  est  un  des  premiers  travaux  à  accomplir  pour 
apprécier  sainement  les  choses  de  l'avenir. 

Etant  donné  que  les  anarchistes  ne  veulent  d'au- 
cune autorité  ;  que  leur  organisation  doit  découler  des 
rapports  Journaliers  entre  les  individus;  rapports  di- 
rects, sans  intermédiaires,  naissant  sous  l'action  spon- 
tanée des  intéressés,  d'individu  à  individu,  d'individu 
à  groupe  et  de  groupe  à  groupe,  mais  se  rompant 
aussitôt;  une  fois  le  besoin  disparu,  la  société,  cela 
est  évident,  n'aurait,  pour  la  synthétiser,  aucun  co- 
mité, aucun  système  représentatif  pouvant  intervenir, 
en  tant  que  corps,  dans  les  relations  individuelles. 

La  question  de  l'enfance  se  simplifie  beaucoup  et 
ne  se  pose  plus  comme  l'ont  comprise  jusqu'ici  les 
socialistes  autoritaires  :  «  A  qui  doit  appartenir  l'en- 
fant? »  —  L'enfant  n'est  pas  une  propriété,  un  produit 
qui  puisse  «  appartenir  »  plus  à  ceux  qui  l'ont  pro- 
créé, —  comme  le  veulent  les  uns  —  qu'à  la  société 
—  comme  le  prétendent  les  autres.  La  question  se 
transforme  donc  en  celle-ci  :  «  Qui  donnera  les  soins 
à  l'enfant.'  » 


34.2  LA    SOCIÉTÉ   FUTURE 

Nous  l'avons  vu,  en  anarchie,  il  y  a  bien  une  asso- 
ciation d'individus  combinant  leurs  efforts  en  vue 
d'arriver  à  la  plus  grande  somme  de  jouissances  pos- 
sible, mais  il  n'y  a  pas  de  société  telle  qu'on  l'entend 
actuellement,  venant  se  résumer  en  une  série  d'insti- 
tutions qui  agissent  au  nom  de  tous.  Impossible  donc 
d'attribuer  l'enfant  à  une  entité  qui  n'existe  pas  d'une 
façon  tangible.  La  question  de  l'enfant  appartenant  à 
la  société  se  trouve  donc  tout  naturellement  écartée. 

D'un  autre  côté,  il  peut  arriver  que  des  individus 
ne  veuillent  pas  se  charger  de  leur  progéniture,  cela 
se  produit  dans  la  société  actuelle,  sous  l'influence  de 
conditions  économiques,  mais  cela  se  comprendrait 
moins  lorsque  les  individus  n'auront  plus  à  compter 
avec  cette  question,  d'autant  plus  que  l'amour  des 
jeunes  est  un  sentiment  naturellement  répandu  chez 
tous  les  êtres  animés,  chez  les  êtres  sexués  les  plus 
inférieurs,  jusque  chez  les  poissons.  Mais  enfin  cela 
se  peut  produire  encore,  il  faut  en  tenir  compte. 

D'autre  part,  l'amour  a  différentes  façons  de  se  ma- 
nifester, les  parents  peuvent  aimer  leur  progéniture 
à  leur  manière  et  d'une  façon  nuisible  à  l'enfant. 
Pourquoi  celui-ci  serait-il  pour  eux  une  propriété, 
et  devrait-il  subir  une  autorité  qui  serait  nuisible  à 
son  développement  intégral  ? 

En  naissant,  il  apporte  son  droit  à  l'existence,  sa 
faiblesse  n'infirme  en  rien  ce  droit  primordial,  puis- 
que ce  stade  d'impuissance  est  une  des  phases  com- 
mune? à  tous  les  êtres  de  l'espèce  humaine,  et  se  re- 
trouve chez  toutes,  ce  stade  se  prolongeant  d'autant 
plus  que  l'espèce  est  plus  développée.  Ce  n'est  donc 
pas  une  raison  suffisante  pour  qu'il  devienne  la  chose 


LA    SOCIÉTK    FUTURE  343 

<ie  ceux  qui  l'ont  précédé.  Ses  besoins  doivent  être 
consultés  avant  les  préférences  de  ses  éducateurs. 

Force  de  l'avenir  qui  se  développera  alors  que  ses 
progéniteurs  déclineront,  ceux-ci  ont  intérêt  à  faci- 
liter son  développement,  à  mériter  son  affection,  s'ils 
veulent,  dans  letir  décrépitude,  retrouver  l'aide  qu'ils 
lui  auront  prêtée  comme  on  la  leur  a  prêtée  lorsqu'ils 
ont  vu  le  jour.  Alors  ici  nous  commençons  à  entre- 
voir une  réponse  à  notre  question  :  «  A  ceux  qui  ai- 
meront le  plus  l'enfant  reviendra  le  soin  de  l'élever.  >» 

La  famille  juridique  étant  abolie,  les  rapports  de 
l'homme  et  de  la  femme  n'étant  plus  entravés  par  des 
difficultés  ou  considérations  économiques  ou  sociales, 
ces  rapports  s'établissant  par  la  libre  action  des  affi- 
nités, le  caractère  des  individus  se  modifiera  certai- 
nement, une  plus  grande  sincérité  régnera  dans  leurs 
relations,  le  rôle  du  père  et  de  la  mère  se  transformera 
par  la  façon  nouvelle  de  l'envisager.  On  n'aura  plus 
aucune  raison  de  craindre  un  accroissement  de  fa- 
mille. 

L'être  humain  trouvant  dans  la  société  la  possibilité 
de  satisfaire  à  tous  ses  besoins,  l'entretien  et  l'éduca- 
tion des  enfants  ne  seraient  plus  une  charge  pour  eux. 
N'ayant  plus  de  capital  à  débourser  ni  de  privations 
à  s'imposer  pour  élever  leur  progéniture,  non  seule- 
ment cela  ne  sera  plus  une  charge  pour  eux,  mais  ils 
ne  seront  plus  portés  à  ne  voir  dans  leur  descendance 
qu'un  capital  de  réserve  devant  produire  selon  ce 
qu'iJ  a  coûté. 

La  loi,  aujourd'hui,  leur  assure  la  propriété  de  l'en- 
fant, dont  ils  ont  droit  d'user  et  d'abuser  au  mieux 
de  leurs  intérêts.  La  situation  actuelle  leur  permet, 


344  ^^   SOCIÉTÉ   FUTURE 

parce  qu'ils  l'ont  procréé  et  nourri,  de  lui  donner 
l'impulsion  qui  leur  plaira.  Selon  le  bénéfice  qu'ils 
croiront  pouvoir  en  tirer,  l'enfant  sera  dieu,  table  ou 
cuvette;  instruit  ou  ignorant,  mendiant  ou  travailleur. 
Toute  autre  sera  la  situation  dans  la  société  que 
nous  envisageons.  La  famille  n'étant  plus  régie  par 
la  loi  ou  par  les  considérations  économiques,  c'est 
l'amour  et  l'affection  qui  l'établiront  Au  lieu  d'être 
une  charge  de  plus  pour  ceux  qui  l'adopteront,  un  être 
à  façonner  au  mieux  de  leurs  intérêts,  l'enfant  sera 
une  petite  créature  à  développer,  à  instruire,  à  ai- 
mer, à  cajoler.  N'étant  plus  talonnés  par  les  soucis 
de  l'existence,  nul  doute  que  les  individus  ne  s'ac- 
quittent à  merveille  de  leur  tâche. 

La  famille  n'étant  plus  régie  par  aucune  loi,  ici 
comms  dans  tous  les  rapports  sociaux,  c'est  la  diver- 
sité de  caractères  et  de  tempéraments,  le  libre  jeu  des 
aptitudes  diverses  qui  aplanira  les  difficultés  de  la 
situation,  permettra  à  chacun  de  trouver  sa  vraie  place 
dans  l'harmonie  sociale  sans  heurts  ni  difficultés. 

Il  y  a  aujourd'hui  des  individus  qui  n'aiment  pas 
les  enfants,  pour  qui  c'est  un  supplice  d'avoir  de  ces 
petits  êtres  autour  d'eux.  La  loi  actuelle,  en  forçant 
ces  individus  à  garder  à  leur  charge  leur  progéniture, 
ou  en  mettant  des  entraves  à  leur  abandon,  est  la 
cause  de  ces  actes  d'atrocité,  de  tortures  journalières 
qui  viennent  parfois  se  dénouer  devant  les  tribunaux, 
sans  compter  celles  qui  ne  font  aucun  bruit. 

Et,  cette  opinion  du  droit  de  propriété  des  parents 
sur  l'enfant,  est  si  enracinée  que,  nos  vertueux  défen- 
seurs de  la  propriété,  sous  la  pression  de  l'opinion  pu- 
blique, frappent  bien  les  tortionnaires  d'une  pénalité 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  345 

quelconque,  mais  avec  une  indulgence  des  plus  gran- 
des, qui  leur  est  inspirée,  cela  ne  fait  aucun  doute, 
par  l'esprit  du  code. 

Mais,  s'il  y  a  des  individus  qui,  de  maie  rage,  font 
payer  à  ces  petites  créatures,  qui  ne  peuvent  se  dé- 
fendre, les  désagréments  d'une  mauvaise  organisation 
sociale,  il  y  en  a  d'autres,  au  contraire,  pour  qui  c'est 
un  bonheur  d'avoir  des  bambins  à  choyer,  à  dorlo- 
ter ;  pour  qui  c'est  une  suprême  jouissance  de  s'ébat- 
tre avec  eux,  vivre  de  leur  vie,  prendre  part  à  leurs 
jeux,  assister  à  l'éclosion  de  leur  personnalité. 

C'est  avec  une  émotion  ravie  qu'ils  les  guident 
dans  leurs  premiers  pas,  leur  font  balbutier  leurs 
premiers  mots.  Combien  en  voit-on  qui  se  sont  faits 
pédagogues,  —  principalement  c'nez  la  femme,  mal- 
gré tous  les  dégoûts  que  ce  métier  occasionne  actuel- 
lement, portés  qu'ils  sont,  en  cela,  par  le  seul  amour 
de  l'enfance. 

Ce  sont  ceux-là  qui  savent  comprendre  l'enfant,  et 
s'en  faire  écouter  ;  leur  amour  de  l'enfant  les  fait  les 
véritables  instituteurs,  tandis  que  ceux  qui  n'y  ont 
vu  qu'un  métier,  un  moyen  de  s'élever,  ce  sont 
ceux-ci  qui  fournissent  les  gardes-chiourmes  et  tor- 
tionnaires qui  mènent  leur  classe  disciplinairement, 
font  entrer,  à  coups  de  férule  et  de  pensums,  les  rudi- 
ments deleur  enseignement  dans  latétedes  élèves,  en 
même  temps  que  lahaine  de  l'étude.  Il  n'y  a  que  ceux 
qui  aiment  l'enfant  qui  sachent  l'instruire  en  l'amu- 
sant, et  puissent  l'amener  à  aiiiier  l'étude. 

Combien,  par  suite  de  difficultés  économiques, 
qui  ne  peuvent,  dans  la  société  actuelle,  donner  cours 
à  tous  leurs  penchants  pour  l'enfance.  Mais  dans  la 


346  LA    SOCIÉTÉ    FUTURE 

société  future,  ces  individus  pourront  se  grouper, 
s'emendre,  en  vue  de  donner  leurs  soins  aux  enfants 
de  ceux  pour  qui  ce  serait  une  contrainte  de  s'en 
occuper,  ou  qui,  n'étant  pas  universels,  —  personne 
ne  l'est  —  seraient  bien  forcés  de  faire  appel  à  ceux 
qui  sauraient  pour  apprendre  à  l'enfant,  ce  qu'ils  ne 
pourraient  lui  enseigner  eux-mêmes. 

Seulement,  au  lieu  de  salariés,  de  gens  faisant  cala 
par  contrainte,  parce  que  la  bouchée  de  pain  en  dé- 
pend, sans  goût  ni  conviction,  on  aurait  des  indivi- 
dus prenant  leur  tâche  au  sérieux,  s'ingéniant  à  la 
mener  à  bien,  ayant  à  cœur  de  faire  comprendre  ce 
qu'ils  enseignent  ;  devenant,  pour  ainsi  dire,  les  pa- 
rents intellectuels  de  leurs  disciples.  Et  nous  voilà, 
farouches  destructeurs  de  la  famille,  qui  en  brisons 
les  barrières,  c'est  vrai,  mais  pour  pouvoir  l'étendre 
à  tous  les  objets  de  notre  affection,  à  tous  les  êtres 
autour  de  nous,  à  tous  ceux  vers  qui  nous  entraîne 
notre  sympathie. 

En  envisageant  ainsi  la  question,  elle  se  résout 
d'elle-même,  sans  difficulté,  sans  besoin  d'avoir  re- 
cours à  aucune  intervention  sociale  pour  l'élucider. 
Chacun  se  partage  la  besogne  à  son  gré,  et  y  trouve 
sa  satisfaction  personnelle,  puisqu'il  la  choisit  au 
mieux  de  ses  tendances  et  de  ses  aptitudes. 

Les  autoritaires  élèvent  celte  objection  :  «  Si  la  so- 
ciété n'exerce  aucun  contrôle  sur  l'éducation  des  en- 
fants, si  ceux  qui  les  élèveront  sont  libres  de  les  éle- 
ver à  leur  guise,  ne  court-on  pas  le  risque  de  laisser 
à  des  individus  vicieux,  au  cerveau  étroit,  la  possibi- 
lité de  fausser  les  conceptions  de  ceux  dont  ils  seront 
les  maîtres,  de  les  convertir  à  loisir,  et  d'en  faire, 
ainsi,  un  danger  pour  la  société?  » 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  347 

«  Il  pourrait  se  faire  encore,  qu'une  mère^  aveuglée 
par  l'amour  maternel,  veuille,  par  exemple,  à  toute 
force,  élever  son  enfant,  quand  il  serait  démontré 
que  son  état  de  santé  ne  lelui permet  pas  »  ?  Et  mille 
autres  détails  ayant  leur  importance,  qu'il  est  impos- 
sible de  prévoir,  mais  auraient,  soi-disant^,  chacun  leur 
inconvénient,  avec  la  liberté  complète  des  individus. 

Nous  allons  prendre,  une  à  une,  ces  diverses  ob- 
jections, et  tâcher  de  démontrer  que  le  simple  exer- 
cicedela  liberté  etdes  afrinités  naturelles,  vaut  mieux, 
pour  aplanir  toutes  les  difficultés,  que  l'exercice  de 
l'autorité  qui,  elle,  n"a  jamais  su  qu'aggraver  les  si- 
tuations embarrassées. 

Si,  se  basant  sur  les  lois  naturelles,  il  est  un  être 
qui  puisse,  avec  quelque  raison,  arguer  de  ses  droits 
sur  l'enfant,  c'est,  assurément,  la  mère.  Plus  que  la 
société,  plus  que  le  père  qui,  somme  toute,  ne  peut 
s'afiirmer  pour  tel,  que  par  un  acte  de  confiance,  — 
plus  que  qui  que  ce  soit,  la  mère,  seule,  peut  faire 
valoir  des  droits.  C'est  elle  qui,  après  l'avoir  porté 
de  longs  mois  dans  son  sein,  après  avoir  subi  toutes 
les  incommodités  de  la  grossesse  et  lui  avoir  donné 
le  jour,  est  la  plus  apte  à  lui  donner  les  soins  néces- 
saires à  maintenir  cette  frêle  existence  qu'un  souffle 
semble  devoir  emporter.  C'est  elle  qui  le  nourrit  pen- 
dant longtemps  encore  de  son  lait;  pendant  de  longs 
mois  encore  l'enfant  a  besoin  du  sein  de  la  mère, 
c'est  par  lui  qu'il  fait  corps  avec  elle  pendant  les  pre- 
miers temps  de  son  existence.  *• 

La  mère  a  donc  tous  droits  à  conserver  son  enfant 
avec  elle.  En  anarchie,  du  reste,  il  n'y  aura  pas  de 
gendarmes  pour  appliquer  l'arbitraire.  Celles  qui  ai- 


3-^8  LA    SOCIÉTÉ   FUTURE 

meront  leurs  enfants  auront  toute  latitude.  «  Mais 
celles  qui  ne  seraient  pas  capables  de  les  élever  ?  » 
nous  dit-on. 

Dans  la  société  actuelle,  malgré  toutes  les  difficul- 
tés et  les  mauvaises  conditions  d'existence  qui  entra- 
vent les  individus,  les  mères  ne  font  aucune  difficulté 
pour  remettre,  à  une  nourrice,  l'enfant  qu'elles  ne 
peuvent  —  ou  ne  veulent  —  élever  :  ouvrières  pour 
pouvoir  continuer  de  travailler  ;  bourgeoises,  pour 
ne  pas  avoir  l'embêtement  des  soins  à  donner  à  un 
enfant,  pour  ne  pas  flétrir  une  gorge  qui,  croient- 
elles,  ne  serait  plus  si  appétissante  à  étaler,  en  un 
décolletage  savant  ;  pour  rester  plus  libres  de  ne  pas 
manquer  un  bal  ni  une  soirée. 

Quelle  est  donc  la  mère,  qui,  dans  la  société  fu- 
ture, lorsqu'elle  pourrait  elle-même  se  déplacer  avec 
lui,  se  refuserait  à  confier  son  enfant  aux  soins  d'une 
nourrice  volontaire,  lorsqu'il  lui  serait  démontré 
que  la  santé  de  l'enfance  en  dépend  ?  D'autant  plus 
que  l'allaitement  de  l'enfant  par  la  femme,  n'est  pas, 
croyons-nous,  une  condition  sine  qua  non  de  santé 
pour  l'enfant,  et  qu'il  suffirait,  à  la  mère,  d'opérer 
un  simple  déplacement  et  de  s'établir  en  les  condi- 
tions climatériques  exigées,  pour  pouvoir  continuer 
de  donner,  elle-même,  les  soins  dont  son  enfant  au- 
rait besoin. 

C'est  le  rôle  physiologique  de  la  mère  d'allaiter 
son  enfant.  Lorsqu'elle  peut  le  faire  sans  inconvé- 
nient pour  elle  et  son  enfant,  cela  n'en  vaut  que  mieux. 
Mais  certains  docteurs  ont  voulu  partir  de  là  pour 
affirmer  que  l'allaitement  par  la  mère  était  un  élément 
indispensable  au  développement  normal  de  l'enfant. 
Mais,  tous  les  jours,  nous  voyons  sous  nos  yeux  des 


LA    SOCIKTK    FUTURE  349 

enfants  se  développant  dans  toute  la  plénitude  de  leur 
force,  tout  en  étant  allaités  non  seulement  par  une 
nourrice  étrangère,  mais  aussi  par  des  moyens  artifi- 
ciels, et  cela  dans  des  conditions  malsaines  où  les 
parents  pauvres  sont  forcés  de  se  débattre,  et  de  re- 
fuser, par  suite,  une  foule  d'améliorations  et  de  per- 
fectionnements que  leurs  moyens  financiers,  leur  dé- 
veloppement intellectuel,  ne  permet  pas  d'appliquer. 
L'allaitement  par  la  mère  n'est  donc  pas  indispen- 
sable, et  les  affirmations  en  ce  sens  peuvent  être  ran- 
gées avec  nombre  d'autres  affirmations  soi-disant 
scientifiques  dictées  par  des  mobiles  d'intérêtdeclasse. 
La  bourgeoisie  voit  la  haine  décoller  sa  famille,  et  elle 
voudrait  créer,  en  dehors  des  sentiments,  une  morale 
qui  forçât  les  mères  à  garder  leurs  enfants  près  d'elles. 

Quelles  facilités  ne  trouvera-t-on  pas  dans  la  société 
future,  où,  en  premier  lieu  les  produits  ne  seront  plus 
sophistiqués  par  des  trafiquants  rapaces,  où  la  nour- 
riture des  animaux  choisis  pour  l'allaitement  de  l'en- 
fance serait  appropriée  à  sa  destination,  où  les  ani- 
maux eux-mêmes  seraient  placés  dans  des  conditions 
de  bien-être  qui  en  feraient  des  animaux  robustes  et 
sains,  au  lieu  d'être  anémiés  et  phtisiques,  comme  la 
plupart  des  vaches  laitières  de  nos  grandes  villes. 

Ceux  pour  lesquels  un  changement  de  climat  serait 
reconnu  nécessaire,  n'auraient  pas  pour  cela,  à  être 
privés  des  soins  de  leur  mère.  Ce  qui  fait  la  difficulté 
des  déplacements  aujourd'hui,  c'est  l'élévation  des 
frais  de  locomotion,  et,  qu'ensuite  on  n'est  pas  tou- 
jours assuré  de  trouver  des  moyens  d'existence  où 
l'on  se  transportera.  Dans  la  société  future,  les  indi- 
vidus pourront  se  déplacer  le   plus  facilement  du 

20 


35 O                                    LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  "j 

monde.  Les  habitants  d'une  localité,  loin  de  considé-  ? 

rerles  arrivants  comme  des  concurrents  qui  viennent  i 
leur  enlever  la  place  à  l'atelier,  ne  verront  ca  eux, 

que  des  compagnons  qui  leur  apportent  le  concours  J 

de  leur  force  et  de  leurs  aptitudes.  j 

Et  dans  ceux  qui  s'occuperont  des  soins  à  donner  1 

à  l'enfance,  plus  de  mercenaires  rechignant  sur  le  i 

travail.  Ceux  et  celles  qui  se  livreront  à  l'éducation  1 

des  enfants,  le  feront  par  goût,  par  affinité.  Le  senti-  "j 

ment  qui  les  aura  portés  à  s'occuper  de  l'enfant,  sera  v! 

la  meilleure  garantie  que  l'on  puisse  désirer  pour  le  "■ 

bien-être  du  bambino.  Ils  s'ingénieront  à  inventer  î 

toutes  sortes  de  prévenances  et  de  raffinements  pour  i 

distraire  les  enfants  livrés  à  leurs  soin?  st  aider  à  leur  • 

développement.  i 

.  1 

Quant  à  ceux  qui  objectent  que  des  parents  bornés  ) 

pourraient  rétrécir  le  cerveau  de  leur  progéniture,  \ 

vicier  ses  premières  impressions  en  lui  inculquant  les  ; 

préjugés  dont  ils  sont  remplis,  la  crainte  n'est  pas  : 

sérieuse.  .• 

Qui  n'a  pas  de  préjugés  aujourd'hui  ?  Qui  n'a  pas  ; 
dans  le  cerveau  quelque  idée  faussée  par  l'éducation  >  ; 
Et,  pourtant,  y  en  a-t-il  un  seul  qui  ne  se  croit  pas.  1 
plus  éclairé  que  ses  voisins?  Où  est  la  méthode  pour  ' 
reconnaître  positivement  que  telle  conception  spécu- 
lative vaut  mieux  que  telle  autre  ?  que  tel  cerVeau  est  ] 
moins  sujet  à  erreur?  Chacun  juge  selon  son  appré-  i 
ciation  et  croit  être  dans  le  vrai  ;  et  la  science  elle-  • 
même  nous  démontre  que.  à  part  certaines  vérités,  : 
en  bien  petit  nombre,  hélas  I  qui  sont  nettement  défi-  ; 
nies,  positivement  reconnues  immuables,  tout  autour 
de  nous  est  sujet  à  varier,   à  se  transformer.  Que  ce  1 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  35 1 

qui  est  reconnu  vrai  aujourd'hui,  ne  l'est  que  par 
suite  de  l'insuffisance  de  nos  connaissances,  une  nou- 
velle découverte  peut  le  controuver  demain. 

Ce  serait  vouloir  cristalliser  les  connaissances  hu- 
maines que  de  les  centraliser  en  un  enseignement 
unique,  où  tous  seraient  forcés  de  puiser.  Nous  savons 
tout  le  mal  que  nous  a  fait  l'enseignement  officiel,  le 
retard  qu'il  a  apporté  au  développement  des  généra- 
tions passées  et  actuelles,  et  que  la  critique  bien  res- 
treinte que  l'on  n'a  pu  étouflfer  entièrement,  a  seule 
pu  contrecarrer  un  peu.  Ne  renchérissons  donc  pas 
sous  prétexte  de  progrès,  en  créant  des  institutions 
qui  feraient  passer  l'humanité  dans  un  moule  unique. 

Ce  qui  retient  aujourd'hui  les  parents  défaire  don- 
ner à  leurs  enfante  une  éducation  intégrale,  ce  qui 
pousse  certains  à  les'  envoyer  à  l'atelier  plutôt  qu'à 
l'école,  c'est  toujours  sous  diverses  formes,  la  question 
d'argent.  Malgré  toutes  les  difficultés  existantes  de  ce 
genre,  malgré  toutes  les  causes  d'ignorance  retenant 
les  miséreux  dans  l'abjection  la  plus  crasse,  le  nom- 
bre des  illettrés  s'amoindrit  tous  les  jours.  Comment 
veut-on  que  dans  la  société  future,  les  parents  quand 
ils  ne  seront  plus  tenus  par  cette  question  halluci- 
nante, qui  se  pose  éternellement  à  leur  pensée  : 
«  Comment  faire  pour  trouver  à  gagner  de  quoi  man- 
ger à  sa  faim?  »  veuillent  malgré  tout,  faire  des  igno- 
rants de  leurs  enfants,  lorsque  à  l'heure  présente  les 
mêmes  rvhscurantistes  qui  émettent  des  craintes,  se 
plaignent  de  l'orgueil  des  «  classes  inférieures  »,  de 
l'envie  qui  leur  fait  mépriser  leur  condition,  et  aspirer 
à  monter  plus  haut,  et  en  font  remonter  le  tort  à  l'é- 
ducation obligatoire,  regrettant  les  temps  heureux  où 
les  individus  croyaient  au  diable,  aux  sorciers,  ne 


352  LA.   SOCIÉTÉ    FUTURE 

savaient  pas  lire,  et  étaient  heureux  de  souffrir  dans  | 

cette  vie  pour  mériter  le  paradis  dans  l'autre.  i 

Lorsque  les  individus  auront  toutes  les  conditions 

requises  pour  leur  assurer  un   intégral  développe-  ! 

ment  physique  et  moral,  ils  ne  voudront  pas  se  faire  \ 

obscurantistes  en  faisant  de  leur  progéniture  des  igno-  i 

rants  ;  surtout  lorsque  l'acquisition  du  savoir  leur  sera  l 
un  gage  de  supériorité  dans  l'acquisition  des  condi- 
tions de  bonheur  à  se  créer. 

i 

Centraliser  l'enseignement,  serait  arrêter  net  le  dé-  \ 

veloppement  intégral  de  l'enfant.  Ce  serait  l'étouffer  ^ 

inconsciemment  que  de  lui  appliquer  un  régime  ar-  i 

bitraire.  Il  est  nécessaire  pour  le  libre  développement  ■ 

de  l'humanité,  que  l'éducation  enfantine  soit  laissée  ] 

à  l'initiative  individuelle.  i 

Chacun  de  nous  vient  au  monde  avec  des  aptitudes  ï 

diverses;  ces  aptitudes  ne  se  développent  qu'autant  J 

que  nous  trouvons  de  facilités  à  les  exercer.  Ces  faci-  j 

lités  on  ne  peut  les  trouver  que  sous  le  régime  liber-  j 

taire  le  plus  complet.  Nous  ne  voulons  pas  d'un  régime  ] 

qui  «  indiquerait  »  aux  individus  leur  voie,  nous  vou-  ] 

Ions  qu'eux-mêmes  soient  libres  de  la  choisir.   Et  ^ 

quelle  que  serait  la  latitude  qu'un  régime  autoritaire  J 

prétendrait  théoriquement  laisser  à  l'enfant,  il  n'a-  j 

boutirait  en  pratique,  qu'à  la  compression  et  à  dévier  ! 

leurs  aptitudes.  j 

Ceux  qui  s'adonneront  à  l'éducation  de  l'enfance,  ] 

ne  devront  pas  venir  avec  un  programme  établi  d'à-  ^ 

vance.  Ils  devront  étudier  le  caractère  de  leurs  pupil-  * 

les,  noier  les  aptitudes  qui  se  feront  jour  pour  en  ! 

favoriser  les  tendances,  en  les  mettant  à  même  de  les  " 

essayer  dans  cette  voie.  Leur  rôle  consistera  à  provo-  j 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  353 

quer  les  questions  de  l'élève,  lui  expliquer  ce  qui  lui 
paraîtra  obscur,  et  non  à  lui  bourrer  la  tête  de  faits 
qu'on  lui  fait  réciter  sans  compréhension  aucune. 

Ce  qui  a  contribué  à  fausser  le  jugement  de 
l'homme,  à  maintenir  dans  son  cerveau  tous  les  pré- 
jugés, toutes  les  bêtises  dont  il  a  tant  de  mal  à  se 
débarrasser,  c'est  cette  éducation  centralisée  que  lui 
imposaientl'EtatetrEglise,  etque  ne  pouvait  combat- 
tre efficacement  l'éducation  reçue  dans  la  famille, 
puisque  les  parents  avaient  reçu  les  mêmes  préjugés, 
avaient  été  bercés  des  mêmes  sornettes,  dont  ils  ne 
sont  pas  arrivés  à  se  débarrasser  encore. 

S\,  après  la  suppression  des  Eglises  et  des  Etats,  il 
venait  au  cerveau  de  certains  parents,  l'idée  saugre- 
nue de  faire  des  crétins  de  leurs  enfants,  cela  leur 
serait  rendu  impossible  par  la  force  même  des  choses. 

Le  besoin  de  savoir  est  inné  chez  l'homme  ;  dans 
la  société  future,  des  groupes  se  formeront  en  vue  de 
faciliter  aux  contractants  l'étude  de  certaines  con- 
naissances spéciales.  De  plus,  par  l'idée  de  prosé- 
lytisme qui  anime  chaque  individu  bien  convaincu 
de  l'excellence  de  son  idée,  ces  groupes  ne  se  conten- 
teront pas  d'étudier  eux-mêmes,  ils  chercheront  à 
propager  le  fruit  de  leurs  études.  Il  se  formera  donc 
des  groupes  à  l'infini,  pour  chacune  des  connaissances 
humaines  ;  on  voit  d'ici  le  mouvement  intellectuel 
qui  se  fera  jour,  et  l'échange  continu  d'idées  qui  s'o- 
pérera. 

De  plus,  encore,  les  rapports  seront  autrement  lar- 
ges, autrement  empreints  de  fraternité  que  dans  la 
société  actuelle.  L'enfant,  par  ce  qu'il  verra  se  passer 
sous  ses  yeux,  par  ce  qu'il  entendra  journellement 

20. 


354  ^^    SOCIÉTÉ    FUTURE 

autour  de  lui,  échappera  certainement  à  l'influence 
absolue  de  ses  parents  ou  de  ses  instituteurs,  pour  ne 
se  livrer  qu'à  ceux  qui  lui  témoigneront  une  bonté 
réelle,  qui  feront  envers  lui,  preuve  de  véritable 
amour.  Et  ceux  qui  aiment  réellement  l'enfant,  se 
sacrifient  pour  lui  fournir  les  mo}  ens  de  se  déve- 
lopper. 

Toutes  les  facilités  requises  pour  que  l'enfant  puisse 
acquérir  les  connaissances  que  lui  refuseraient  ses 
parents,  il  les  aura  donc  à  sa  portée  par  l'entremise 
de  l'entourage  de  ses  parents.  Bien  plus,  s'il  se  trou- 
vait trop  malheureux  sous  la  domination  qu'ils  vou- 
draient lui  imposer,  il  lui  serait  facile  de  les  abandon- 
ner pour  se  mettre  sous  la  protection  des  personnes 
qui  lui  seraient  plus  sympathiques.  Les  parents  ne 
pourraient  mettre  des  gendarmes  à  ses  trousses,  pour 
ramener  sous  leur  domination,  l'esclave  que  leur  ac- 
corde la  loi  actuelle,  mais  qui  dans  une  socicté  autre, 
pourrait  s'émanciper. 

On  nous  objectera,  peut-être  que,  malgré  tout,  il 
pourrait  se  trouver  des  exceptions  qui,  profitant  de 
l'absence  de  toute  règle,  pourraient  déformer  le  cer- 
veau des  enfanie  qu'ils  auraient,  ou  les  pervertir  à 
leur  aise. 

Nous  répondrons  que  la  suppression  de  l'autorité 
n'empêchera  pas  l'exercice  de  la  solidarité,  mais  le 
développera  certainement.  Actuellement,  malgré  l'au- 
torité, nombreux  sont  les  actes  d'injustice  qui  se  com- 
mettent, et  où  souvent  l'on  est  empêché  d'intervenir 
à  cause  des  complications  que  comporte  la  procédure 
judiciaire;  mais,  que  de  fois  le  poing  vous  démange, 
à  la  vue  d'nn  de  ces  actes.  Dans  la  société  future,  on 
aura  l'avantage  de  ne  plus  voir  les  oppresseurs  pro- 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  355 

tégés  par  l'effet  d'une  loi  rétrograde,  et  on  leur  fera 
sentir  que  la  loi  du  plus  fort  est  facilement  dépla- 
çable. 

Nous  aurons  les  coudées  franches  pour  développer 
notre  solidarité  de  toutes  les  façons,  à  nous  de  com- 
battre par  notre  propagande  d'instruction,  les  absur- 
dités de  quelques  parents  idiots.  Ce  n'est  pas,  parce 
qu'il  plairait  à  une  demi-douzaine  d'abrutis  d'aller  à 
rebours  du  sens  commun,  qu'il  faudrait  enserrer 
l'humanité  dans  le  réseau  d'une  législation  qui  serait 
anti-libertaire,  anti-progressiste,  par  le  fait  seul  qu'elle 
serait  la  Loi. 

D'autres,  des  malthusiens  qui,  à  l'heure  actuelle, 
démontrent  —  croient  démontrer,  serait  plus  juste  — 
que  les  vivres  ne  sont  pas  en  rapport  avec  la  popula- 
tion, et  font  envisager  avec  efllroi,  que  s'il  n'y  a  plus 
aucune  convention  pour  réglementer  les  rapports 
sexuels;  si  les  parents  n'ont  plus  à  prendre  souci  de 
leur  progéniture,  les  enfants  vont  pulluler  comme  des 
petits  lapins,  et  les  hommes  trop  nombreux  sur  la 
terre  pour  les  ressources  existantes,  seront  forcés  de 
se  refaire  la  guerre  sous  la  pression  des  besoins.  Ce 
sera  le  retour  à  la  barbarie  et  à  l'anthropophagie,  nous 
crient  ces  nouveaux  Jérémie. 

Nous  avons  vu  qu'à  l'heure  actuelle,  il  existait  au- 
tant de  terrain  inutilisé  qu'il  pouvait  y  en  avoir  en 
culture;  que,  tous  les  jours  on  découvrait  des  métho- 
des nouvelles  pour  obtenir  sur  un  moindre  espace, 
une  récolte  plus  grande;  on  obtient  déjà  des  résultats, 
et  n'avons-nous  pas  pour  exemple  la  Chine  qui,  non 
seulement  nourrit  une  population  plus  dense  que 
celle  de  l'Europe,  avec  une  culture  des  plus  primitives. 


356                                   LA   SOCIÉTÉ    FUTURE  * 

j 

mais  supplée   à  l'outillage    qui  lui  manque,  par  un  : 
soin  de  tous  les  instants,  une  fumure  constante  de  la 
terre.  Que  ne  ferait-on  pas  avec  un  outillage  perfec- 
tionné, et  une  connaissance  plus  exacte  de  la  nature 

des  terrains,  de  la  chimie  des  plantes  et  des  engrais?  ? 

On  voit  que  l'humanité  a  de  la  marge  devant  elle,  ,•: 

avant  de  s'encombrer  de  ses  enfants.    Du  reste,   la  ■ 

souffrance  de  l'enfantement,  les  incommodités  de  la  ] 

grossesse  ne  seront-elles  pas  toujours  là  pour  jeter  un  \ 

frein  modérateur  sur  la  prolification.  Il  reste  encore  ^ 

à  savoir  si  le  développement  d'une  race,  d'une  espèce,  ; 

ne  restreint  pas  son  pouvoir  prolifique.  Que  de  pro-  : 

blêmes  encore  à  résoudre.  En  tous  cas,  nous  le  répé-  l 

tons,  l'humanité  a  le  temps  de  parer  à  ces  inconvé-  j 

nients,  s'il  était  un  Jour  acquis  qu'ils  fussent  réels  ,  -•■ 

c'est  aux  générations  futures  que  nous  devons  laisser  s 

le  soin  de  parer  aux  difficultés  qu'elles  pourront  ren-  ] 

contrer,  l'avenir  leur  apportera  sans  doute  la  solution  i 

avec  la  difficulté.  Nos  vues  sont  trop  courtes  pour  ^ 

que  nous  puissions  faire  les  prophètes.  i 


XXIV 


L  ART   ET   LES   ARTISTES 


«  Une  société  communiste  serait  la  mort  de  l'art», 
s'écrient  certains  artistes  qui,  ne  voyant  dans  l'art:  lit- 
térature, peinture,  sculpture,  musique,  théâtre,  etc., 
qu'un  moyen  de  gagner  de  l'argent,  ne  savent  éva- 
luer la  «  valeur  »  de  l'œuvre  que  par  l'argent  qu'elle 
rapporte,  s'imaginent  qu'il  est  nécessaire  qu'il  existe 
une  aristocratie  pour  les  apprécier  et  sont  navrés  à 
la  seule  idée,  que  tout  cela  pourrait  disparaître,  que 
leur  «  art  »  ne  pourrait  plus  leur  rapporter:  hôtel, 
luxe,  décorations  et  honneurs  académiques. 

D'autres  artistes,  qui  se  croient  tout  ce  qu'il  y  a  de 
plus  indépendant,  parce  qu'ils  «  abominent  le  bour- 
geois »,  sont,  au  fond,  tout  aussi  réactionnaires,  sans 
s'en  douter.  Partisans  de  la  théorie  de  «  l'art  pour 
l'art  »,  un  livre,  un  tableau,  une  statue,  pour  eux  doi- 
vent bien  se  garder  de  vouloir  dire  quelque  chose. 
L'artiste  ne  doit  pas  avoir  d'autre  conviction  qua 
«  l'art».  La  ligne,  la  couleur,  l'arrangement  des  phra* 


358  LA    SOCIÉTÉ    FUTURE 

ses,  le  frisson  des  mots  suffisent  à  rendre  une  œuvre 
parfaite;  à  plonger  l'artiste  dans  une  béatitude  com- 
plète. Qu'il  se  garde,  surtout,  d'essayer  d'y  introduire 
ses  pensées,  s'il  en  a,  sur  notre  monde,  sur  l'avenir  de 
nos  sociétés.  Le  véritable  artiste  se  suffit  à  lui-même. 

Oser  concevoir  qu'en  dehors  de  la  jouissance  des 
yeux  et  des  oreilles,  l'œuvre  puisse  éveiller  le  raison- 
nement de  celui  qui  lit,  voit  ou  entend,  est  un  blas- 
phème épouvantable,  un  crime  de  lèse-art.  C'estvou- 
loir  le  déshonorer  que  d'oser  concevoir  que  l'œuvre, 
par  exemple,  puisse  être  une  arme  de  combat,  mise 
au  service  d'une  idée. 

Pour  ces  intransigeants  l'art  est  une  chose  trop 
élevée,  tiop  au-dessus  du  raisonnement  de  la  foule. 
Ce  serait  ledéshonorer de  chercher  aie  rendre  compré- 
hensible à  tous. 

Nous  n'avons  pr.ô  dit  de  le  mettre  à  la  «  portée  de 
la  foule  »,  ce  qui  impliquerait,  en  effet,  une  idée  de 
castration  de  l'iJ.ée  et  de  la  forme,  ignominie  dont 
l'artiste  consciencieux  doit,  en  eflfet,  se  défendre  avec 
énergie.  Se  rabaisser  pour  capter  les  suffrages  de  la 
foule,  est  aussi  plat  que  de  se  masturber  l'idée  pour 
attirer  les  regards  du  public  acheteur.  Mais  on  peut 
chercher  à  rendre  une  idée  compréhensible,  éloigner 
les  obscurités  voulues,  chercher  une  façon  claire  de 
dire  les  choses,  de  façon  à  empoigner  le  cerveau  des 
plus  obtus,  et  provoquer  chez  eux  une  série  de  rai- 
sonnements qui  les  amènent  à  saisir  un  coin  de  l'œu- 
vre. ..Nous  croyons  même  que  c'est  là,  la  tendancede 
tout  an,  et  qu'il  est  bien  plus  facile  de  planer  dans 
les  hauteurs  en  restant  incompréhensible,  que  d'être 
clair  et  précis,  tout  en  restant  impeccable  dans  la 
forme. 


LA    v'^OClÉTlî    FUTURE  SSq 

On  nous  objectera,  sansioute,  que,  jusqu'à  présent 
les  œuvres  que  l'on  a  voulu  faire  servir  à  la  propa- 
gation d'une  idée,  ont  toujours  péché  par  la  forme. 
C'est  du  reste  l'objection  qui  nous  a  été  le  plus  sou- 
vent faite.  Elle  peut  être  fondée.  Mais  il  y  a  peut- 
être,  aussi,  des  œuvres  de  propagande  qui  ont  une 
valeur  artistique.  Ce  serait  une  statistique  à  faire, 
mais  fort  probablement,  la  plus  grande  partie  des 
œuvres  de  combat,  surtout  en  littérature,  ont 
dû  être  inférieures  comme  art.  Qu'est-ce  que  cela 
prouve? 

Qu'une  chose,  c'est  que  les  auteurs  pouvaient  avoir 
une  forte  conviction  de  leur  idée,  mais  qu'ils  man- 
quaient du  talent  nécessaire  pour  faire  une  œuvre 
d'art.  Ou,  s'ils  possédaient  ce  talent,  emportés  par 
l'obsession  de  l'idée,  comme  il  arrive  parfois  pour 
l'homme  fortement  convaincu,  ils  se  sont  laissés  en- 
traîner, au  delà  de  l'expression;  voulant  trop  prouver, 
négligeant  ce  qui  contrecarrait  leur  idée,  ils  n'ont 
voulu  voir  que  ce  qui  la  flattait  et  y  ont  tout  rapporté, 
ils  n'ont  pas  été  vrais.  Et,  quoi  qu'on  en  dise,  le  Vrai 
est  encore  ce  qu'il  y  a  de  mieux  en  art. 

Nous  n'avons  jamais  vu  le  tableau  de  Picchio,  Le 
Triomphe  de  l'ordre,  et  l'aurions-nous  vu,  nous  ne 
nous  connaissons  pas  asez  en  peinture  pour  pouvoir 
décider  de  sa  valeur,  mais  qui  oserait  affirmer  que, 
avec  du  talent,  on  ne  pouvait  pas  faire,  avec  un  pa: 
reil  sujet,  une  œuvre  d'art,  et  que  l'idée  elle-même, 
ne  devait  pas  y  contribuer.^ 

Est-ce  que  Germinal  de  Zola  ne  restera  pas  un  de 
ses  meilleurs  volumes  ?  On  nous  dira  que  Zola  n'a 
jamais  voulu  faire  un  livre  de  propagande  socialiste. 
D'accord,  mais  qu'a-t-il  voulu  représenter:  la   lutte 


360  tA   SOCIETE   FUTURE 

du  capital  et  du  travail,  était-il  possible  de  mieux  en 
dessiner  l'antagonisme  qu'il  ne  l'a  fait  au  moyen  du 
contraste  des  familles  Grégoire  et  Maheu  ?.  Qui  ose- 
rait affirmer,  qu'une  profonde  conviction  socialiste 
'jointe  au  talent  de  Zola,  lui  aurait  fait  abîmer  son 
oeuvre? 

Descaves,  lorsqu'il  a  fait  Sous-off's,  Henry  Fèvre 
lorsqu'il  a  écrit  Au  Port  d'armes,  Darien  lorsqu'il 
a  lancé  Bas  les  Cœurs  et  Biribt,  Hauptmann,  Les 
Tisserands,  Ajalbert,  La  fille  Elisa,  tirée  du  ro- 
man des  Concourt,  n'ont  sans  doute  pas  voulu  faire 
œuvre  de  propagande,  mais  ils  ont  sûrement  voulu 
exprimer  leur  dégoût  de  certaines  de  nos  institu- 
tions :  leurs  livres  sont  un  cri  de  révolte  et  ils  reste- 
ront. 

Messieurs  les  partisans  de  l'art  pour  l'art,  se  re- 
gimbent à  cet  énoncé.  Etre  compris  de  la  fouie,  di- 
sent-ils, ne  serait  plus  de  l'art.  Pour  mériter  ce  nom, 
l'art  doit  rester  inaccessible  aux  masses;  il  doit  conti- 
nuer d'avoir  un  langage  à  lui,  dont  les  initiés  seuls 
ont  la  clef.  Une  idole  restant  toujours  vaguement  em- 
brumée, dont  un  petit  cénacle  demeurerait  le  groupe 
officiant.  Le  vulgaire  populo  devant  se  contenter  de 
travailler  et  peiner  pour  permettre  aux  artistes  de  con- 
tinuer leur  sacerdoce. 

Certes,  tous  ne  vont  pas  Jusque-là,  tous  les  parti- 
sans de  «  l'art  pour  l'art  »  ne  méprisent  pas  le  peu- 
ple, mais  c'est  à  cette  conclusion  que  conduit  cette 
théorie,  et  beaucoup,  quoi  qu'ils  en  aient,  se  croient 
certainement  une  élite  bien  au-dessus  du  vulgaire.  Si 
tous  n'aspirent  pas  aux  privilèges,  quelques-uns  ne 
crient  contre  les  infamies  actuelles  que  lorsqu'elles 
les  atteignent  par  ricochet. 


LA   SOCIÉTÉ   FUTURE  36l 

Ce  raisonnement  peut  suivre  une  échelle  très  gra- 
Quée,  mais  le  fond  en  est  le  même. 

Pour  nous,  les  œuvres  dites  d'art,  ne  sont  qu'une 
des  manifestations  de  l'activité  humaine;  cette  ques- 
tion ne  forme  pas  une  question  à  part  dans  la  société 
future,  et  sa  solution  doit  se  trouver,  comme  toutes  les 
activités  de  l'individu,  dans  la  possibilité  de  se  pro- 
duire au  milieu  de  la  liberté  la  plus  complète.  C'est 
par  l'entente  et  la  solidarité,  que  les  artistes  trouve- 
ront les  moyens  de  produire  leurs  œuvres.  Œuvres 
d'art  véritables,  puisque,  dans  leur  élaboration,  l'ar- 
tiste pourra  s'affranchir  de  toutes  les  préoccupations 
matérielles  qu'entraîne  la  société  actuelle. 

Quoi  qu'en  disent  certains  dilettanti,  on  ne  fait 
pas  un  tableau,  un  livre,  une  statue  ou  une  pièce  de 
théâtre  pour  soi  seul  et  le  plaisir  de  les  garder  par 
devers  soi,  les  soustraire  aux  yeux  des  profanes.  Les 
jouissances  artistiques  sont,  par  elles-mêmes  des 
jouissances  altruistes  qui,  pour  être  véritablement 
goûtées,  demandent  à  être  partagées.  Certes,  lorsqu'on 
est  fortement  convaincu  de  la  beauté  de  son  œuvre, 
on  se  moque  de  la  bêtise  du  philistin,  mais  les 
louanges  sincères  n'en  sont  pas  moins  bien  goûtées. 
Une  œuvre  n'a,  pour  son  auteur,  sa  valeur  consacrée 
que  lorsqu'il  peut  la  faire  admirer.  Lorsqu'on  publie 
un  livre,  qu'on  expose  untableau  ou  une  statue,  qu'on 
invite  le  public  à  une  audition  de  musique,  à  une  re- 
présentation théâtrale,  c'est  une  consécration  qu'on 
lui  demande,  ou  une  œuvre  de  propagande  que  l'on 
tente. 

Dans  la  société  actuelle,  les  trois  quarts  de  ceux 
qui  voudraient  cultiver  la  Muse,  en  sont  empêchés 

21 


362  LA    SOCIÉTÉ    FUTURE 

parles  difficultés  des  conditions  d'existence.  Forcés 
de  fournir  neuf,  dix  ou  douze  heures  de  travail  pour 
gagner  la  pitance  quotidienne,  il  n'est  guère  possible 
dans  ces  conditions  de  cultiver  des  goûts  esthétiques. 
Il  n'y  a  qu'un  petitnombre  de  privilégiés  qui  puissent 
le  pratiquer  et  en  jouir.  Les  autres  devront  se  borner 
à  admirer  les  oeuvres  de  ceux-là,  si  les  quelques  facul- 
tés qu'ils  auraient  pu  avoir  ne  sont  pas  complètement 
atrophiées  dans  la  lutte  pour  l'existence. 


Dans  la  société  future,  le  temps  nécessaire  à  satis- 
faire les  premiers  besoins  de  la  vie  animale  sera  ré- 
duit au  minimum,  et,  même  ne  sera  plus  qu'une 
gymnastique  hygiénique  nécessaire  à  développer  les 
muscles  parallèlement  au  cerveau.  Chacun  pourra 
donc  développer  ses  talents  et  aptitudes  à  son  gré, 
poursuivre  l'idéal  de  son  imagination.  Ceux  qui  au- 
ront de  réelles  dispositions  pourront  les  faire  valoir; 
ceux  qui  n'auraient  que  des  prétentions,  pourront 
satisfaire  leur  vanité  sans  danger  pour  personne,  s'ils 
perdent  leur  temps  à  des  cancreries,  ils  n'en  devront 
compte  qu'à  eux-mêmes,  tandis  que  dans  la  société 
actuelle,  la  fortune,  s'ils  l'ont  entre  les  mains,  peut 
leur  donner  une  influence  néfaste  sur  la  destinée  des 
autres. 

Qu'un  compositeur  par  exemple,  veuille  organiser 
une  audition  de  ses œuvreSjil  cherchera  autour  delui les 
exécutants  qui  pourront  l'aider,  se  fera,  s'il  le  faut, 
leur  professeur  ;  son  besoin  de  produire  son  œuvre 
le  mettra  dans  la  nécessité  de  se  rendre  utile  aux  au- 
tres pour  mériter  leur  concours.  Au  lieu  de  faire  Jouer 
sa  musique,  s'agira-t-il  de  la  publier.^  —  ou  lui  seul 


L.v  soci.Itl:  futuric  363 

en  éprouvera  le  besoin  ou  bien  elle  lui  sera  demandée 
par  des  admirateurs.  En  ce  cas,  il  aura  le  concours 
assuré  de  ces  derniers^  il  n'aura  aucune  difficulté  de 
mener  cette  publication  à  bonne  fin. 

S'il  est  seul  à  éprouver  le  besoin  de  se  voir  éditer,' 
les  dif^cultés  seront  nombreuses  il  est  vrai,  mais  non 
insurmontables.  Le  pis  qu'il  pourra  éprouver  sera 
de  se  voir  forcé  de  se  faire  graveur,  imprimeur,  au 
cas  où  il  n'arriverait  à  intéresser  personne  à  son 
œuvre. 

Forcé  de  s'entendre  avec  les  groupes  producteurs 
des  matières  premières  dont  il  aura  besoin,  ce  sera  à 
lui  de  les  intéresser  à  son  idée  ou  de  trouver  la  façon 
de  leur  être  utile  pour  en  obtenir  leur  concours.  Mais, 
en  tous  cas,  ce  serait  un  large  champ  ouvert  à  l'acti- 
vité de  l'iniividu  ;ce  serait  l'élargissement  de  sa  per- 
sonnalité, tandis  que  la  société  actuelle  n'en  est  que 
le  rétrécissement. 

L'homme  ne  peut  être  universel,  mais  il  ne  peut 
non  plus  raisonner  sainement  sur  une  chose,  qu'à 
condition  d'avoir  au  moins  une  notion  des  autres. 
Les  connaissances  humaines  comme  les  événements, 
s'enchaînent  et  se  suivent.  Causes  et  effets,  chacune 
à  leur  tour,  elles  ne  peuvent  être  comprises  qu'à 
condition  de  les  grouper  et  de  ne  pas  les  considérer 
isolément. 

L'œuvre  d'art  n'approche  de  la  perfection  que 
lorsqu'elle  laisse  le  moins  de  prise  possible  à  la  cri- 
tique. Elle  ne  devient  chef-d'œuvre  que  lorsqu'elle 
est  impeccable.  Et  comme  toute  œuvre  de  valeur  est 
forcée  d'embrasser  un  champ  plus  ou  moins  vaste  de 
conceptions,  elle  force  l'artiste  s'il  veut  être  sincère  à 
étudier  tout  cet  ensemble  de  choses  d'une  façon  cons- 


304  LA    SOCIÉTÉ   FUTURE 

ciencieuse,  s'il  ne  veut  pas  laisser  glisser  dans  son 
œuvre  une  anomalie  qui  la  déparerait. 

Quelle  que  soit  l'imagination  de  l'artiste,  quelles 
que  soient  sa  patience  et  sa  minutie  à  reproduire  ce 
qu'il  voit,  on  ne  conçoit  bien  que  les  choses  dont  on 
a  compris  le  mécanisme.  Quel  que  soit  son  enthou- 
siasme pour  son  œuvre,  si  ses  connaissances  sont 
bornées  comme  elles  le  sont,  de  fait,  par  l'éducation 
actuelle,  l'œuvre  en  souffrira  certainement  ;  par  des 
points  de  détail  peut-être,  mais  qui  n'en  choqueront 
pas  moins  celui  qui  aura  des  connaissances  spéciales 
sur  le  point  négligé!  Et  lorsque  s'élèvera  le  niveau 
intellectuel  du  public,  ces  défectuosités  pourraient 
être  plus  nombreuses  si  l'artiste  ne  s'élevait  pas  lui- 
même. 


Dans  la  société  actuelle,  nous  voyons  déjà  ce  mou- 
vement de  recherche  des  affinités  s'opérer.  Nous 
avons  cité  les  Orphéons,  fanfares,  sociétés  chorales, 
elles  sont  ce  que  le  niveau  moyen  les  fait,  pourquoi 
ce  qui  est  possible  par  l'entente  en  art  moins  relevé 
ne  le  serait-il  pas  en  art  plus  transcendant  ?  Les  essais 
d'association  pour  organiser  les  représentations  théâ- 
trales d'une  esthétique  donnée,  ne  sont  plus  à  comp- 
ter. Il  y  en  a  deux  que  pour  leur  valeur  on  peut 
citer:  le  Théâtre  Libre  et  l'Œuvre. 

Dans  la  société  actuelle,  elles  sont  entravées  par 
la  question  financière,  elles  laissent  encore  place  à  la 
hiérarchie.  Forcés  de  faire  appel  au  capital,  autant, 
sinon  plus  qu'aux  bonnes  volontés,  les  initiateurs 
sont  forcés  de  se  grouper  selon  les  circonstances, 
plus  que  selon  les  affinités.  Malgré  toutes  ces  causes 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  365 

d'entraves,  on  connaît  les  bons  résultats  que  ces  ini- 
tiatives ont  produits. 

Dans  la  société  future,  on  pourra  écarter  la  question 
financière  et  faire  simplement  appel  aux  bonnes  vo- 
lontés ;  les  individus  ayant  les  coudées  franches  la 
sélection  sera  plus  facile.  Il  y  aura  toujours  des  indi- 
vidus qui  auront  la  démangeaison  de  faire  des  pièces, 
d'autres  de  les  interpréter,  ces  individus  se  recher- 
cheront et  associeront  leurs  aptitudes.  Où  serait  le 
mal,  si  ceux  qui,  ayant  le  goût  du  spectacle,  venaient 
chacun  dans  la  possibilité  de  leurs  aptitudes  apporter 
le  concours  de  leur  aide,  pour  la  décoration,  la  mise 
en  scène,  la  confection  des  costumes  ou  autre  aide 
accessoire? 

Si  chacun  des  spectateurs  pouvait  se  rendre  utile  à 
sa  façon,  à  l'exécution  de  l'œuvre  à  laquelle  il  serait 
appelé  à  assister,  sa  Jouissance  intellectuelle  en  serait 
augmentée.  Il  pourrait  y  avoir  les  importuns^  mais  il 
est  plus  facile  de  s'en  garer  que  de  suppléer  au  man- 
que de  fonds  d'aujourd'hui.  Ce  qui  se  ferait  pour  les 
représentations  théâtrales  pourra  s'appliquer  à  tout 
autre  délassement  intellectuel.  Loin  de  les  prohiber 
dans  la  société  future,  on  voit  qu'il  serait  facile  de  les 
mettre  à  la  portée  de  tous. 

Aujourd'hui,  ce  n'est  qu'à  de  très  rares  exceptions 
que  l'artiste  arrive  apercer  s'il  n'a  pas  de  fortune.  Ce 
n'est  qu'au  prix  de  son  repos,  de  sa  santé,  qu'il  arrive 
à  se  donner  à  son  œuvre.  Et  lorsqu'il  arrive  à  lui 
donner  vie,  que  de  petites  concessions  ne  faut-il  pas 
faire  encore  au  goût  dominant  afin  d'obtenir  de  lui 
faire  voir  le  jour  ! 

«   Tant    mieux  !    »  s'écrie-t-on,    cela    trempe   un 


366  LA    SOCIÉTÉ    FUTURE 

homme,  et  ceux  qui  ont  réellement  quelque  chose 
dans  le  ventre  ressortent  toujours  ».  Il  est  à  noter 
que  ceux  qui  émettent  cet  aphorisme,  ont  «  tout  ce 
qui  leur  faut  »,  il  est  vrai  que  par  contre  ils  ne  font 
jamais  rien  ressortir.  Mais,  pour  un,  véritablement 
doué,  qui  triomphe  des  difficultés,  combien  périssent 
étouflfés  par  la  misère  et  encore,  celui  qui  y  échappe 
n'y  resterait-il  pas,  si  le  plus  souvent  quelque  cir- 
constance fortuite,  indépendante  de  son  talent  et  de 
sa  volonté,  ne  venait  lui  apporter  une  planche  de 
salut  ?  Certes,  la  misère  trempe  les  hommes,  mais 
parfois  lorsqu'elle  est  excessive  combien  elle  en  tue,, 
et  des  mieux  doués,  qui,  dans  des  conditions  meil- 
leures auraient  pu  s'épanouir  en  talents  merveilleux. 
Qui  remplacera  jamais  les  belles  années  perdues  de 
la  jeunesse  passées  à  engraisser  l'exploiteur,  qui  lui, 
se  contente  de  faire  du  lard? 

Ce  n'est  pas  encore  tout  d'être  sorti  de  l'ombre,  il 
faut  pouvoir  répandre  son  œuvre,  il  faut  pouvoir 
vivre  de  son  talent.  On  a  en  tête  l'œuvre  que  l'on 
rêve,  on  la  sent  palpiter  sous  la  pensée,  les  doigts 
frémissent  de  l'étreindre...  mais  la  huche  est  vide, 
le  ventre  creux,  parfois  il  y  a  des  enfants  qui  deman- 
dent du  pain,  il  faut  travailler  pour  vivre,  avant  de 
penser  à  l'art.  Et  l'œuvre  est  abandonnée  pour  des 
jours  meilleurs,  on  accepte  de  faire,  pour  l'entrepre- 
neur qui  paie,  l'œuvre  qui  se  vend,  jusqu'au  jour  où 
l'on  s'aperçoit  que  l'idée  est  envolée  et  que  l'on  n'est 
plus  qu'un  simple  manœuvre. 

Les  récréations  vraiment  artistiques  ne  sont  de  nos 
jours  réservées  qu'à  une  infime  minorité  de  privilé- 
giés qui  doivent  leur  situation  à  des  circonstances 


LA    SOChlTÉ    FUTURE  3 67 

autres  que  leur  talent.  Ce  ne  sont  que  les  riches  qui 
peuvent  donner  cours  à  ce  qu'ils  appellent  «  leurs 
sentiments  artistiques  »!  Et  pour  quelques-uns,  dont 
le  goût  est  vraiment  pur,  combien  de  Philistins  dont 
l'ignorance  et  la  créiinerie,  dangereuses  de  par  leurs 
richesses,  contribuent  à  pervertir  le  goût  public, 
étant  les  seuls  dont  l'approbation  est  efficace,  puis- 
qu'ils sont  les  seuls  à  pouvoir  acheter.  A  l'heure  ac- 
tuelle, l'artiste  ne  cherche  pas  une  idée  originale 
selon  sa  conception,  mais  selon  la  conception  du  pu- 
blic payant.  C'est  pourquoi  l'art  actuel  n'est,  pris  en 
général,  pas  un  art,  mais  une  mode,  un  métier,  un 
tremplin. 

L'art  libre,  tel  que  nous  l'entendons,  rendra  l'ar- 
tiste son  propre  et  seul  maître.  Il  pourra  donner 
cours  à  toute  son  imagination,  aux  caprices-  de  sa 
fantaisie,  exécuter  l'œuvre  telle  qu'il  l'aura" conçue, 
l'animer  de  son  souffle,  la  faire  vivre  de  son  enthou- 
siasme. Alors  là,  nous  aurons  la  pensée  réelle  de 
l'artiste  et  non  celle  qui  lui  aura  été  imposée  par  des 
circonstances  où  l'art  n'avait  rien  à  voir. 

Si,  à  côté  de  cela,  il  se  produit  un  stock  innom- 
brable d'oeuvres  sans  valeur,  de  productions  folles, 
que  peut  nous  faire  cela?  Le  riche  désœuvré  d'au- 
jourd'hui encombre  bien  ses  salons  de  croûtes  abo- 
minables et  de  plâtres  insanes,  au  détriment  des 
belles  choses  qu'il  contribue  à  étouffer.  Dans  la  so- 
ciété future,  les  ratés  ne  perdront  que  leur  propre 
temps,  et  s'ils  trouvent  des  admirateurs,  pourquoi 
n'auraient- ils  pas  le  droit  de  se  congratuler,  quand 
cela  ne  fait  de  mal  à  personne? 

Mais,  quoi  qu'il  en  soit,  au  fur  et  à  mesure  que  le 
développement  du  machinisme  et  de  la  science  ren- 


36S  LA   SOCIÉTÉ   FUTURE 

dra  la  vie  plus  facile,  les  côtés  intellectuel  et  artisti- 
que de  l'individu  prendront  plus  de  prépondérance 
et  ainsi  que  l'a  dit  un  détraqué  qui,  en  cela,  pensait 
juste  ••  Lart,  cette  suprême  manifestation  de  Vindivi- 
dualisme,  contribuera  à  la  jouissance  et  à  l'extension 
de  l'individu. 


XXV 


La  tradition  et  la  coutume 


Ainsi,  nous  venons  de  passer  en  revue  une  partie 
des  modes  d'activité  de  la  puissance  humaine,  et, 
dans  leur  ensemble,  nous  avons  vu  que,  à  tous  les 
points  de  vue,  la  liberté,  la  plus  complète,  était  le 
gage  le  plus  sûr  d'une  entente  parfaite,  d'une  com- 
plète harmonie. 

Ceux'qui,  ayant  toujours  été  bridés,  ne  peuvent 
s'abstraire  des  conditions  actuelles,  et  s'imaginent 
que  l'humaniténe  pourrait  vivre  sans  lisières,  s'écrie- 
ront, certainement:  «  Plus  de  lois  !  qu'allons-nous 
devenir?  la  société  est  perdue!»  Gomme  si  la  loi  était 
indispensable  à  la  vie  des  sociétés,  comme  si  des  ag- 
glomérations humaines  n'existaient  pas  encore  sans 
loi,  aussi  bien  que  le  comporte  leur  degré  de  déve- 
loppement.    • 

Les  lois  sont,  par  elles-mêmes,  impuissantes  à  for- 
cer les  individus  à  exécuter  la  chose  qu'elles  ordon- 
nent, ou  à  sanctionner  la  défense  qu'elles  promul- 

ai. 


370  LA    SOCIÉTÉ    FUTURE 

guent.  Pour  être  efficaces,  elles  doivent  être  appuyées 
d'une  force  coercitive.  Et  cette  force,  elle-même 
—  nousl'avonsvu  —  est  d'un  bien  maigre  appui,  lors- 
que les  mœurs  sont  en  antagonisme  avec  le  régime 
qu'on  veut  leur  imposer. 

Lorsqu'elles  commencent  à  être  discutées,  les  lois 
ne  sont  pas  loin  d'avoir  perdu  leur  autorité.  Elles 
n'ont  de  véritable  force  effective  que  lorsqu'elles  sont 
parfaitement  d'accord  avec  l'opinion,  ce  qui  se  ren- 
contre fort  rarement. 

Mais,  la  loi  elle-même  n'a  jamais  rien  empêché. 
Au  moyen-âge  on  punissait  le  vol  de  la  corde,  de  la 
roue  ;  des  tortures  effroyables,  accompagnaient  l'ap- 
pareil judiciaire.  On  brûlait  la  langue  ouïes  lèvres  des 
blasphémateurs.  On  brûlait  les  sorciers,  ou  préten- 
dus tels.  Cela  n'a  pas  empêché  de  blasphémer  et  l'es- 
prit d'irréligion  de  faire  son  chemin.  C'était  l'époque 
où  pullulaient  les  sorciers,  où  les  voleurs  tenaient  le 
haut  du  pavé. 

Aujourd'hui  on  a  renoncé  à  poursuivre  les  blas- 
phémateurs, à  brûler  les  sorciers.  Ces  derniers,  on 
se  contente  de  les  condamner  pour  escroquerie  ou 
exercice  illégal  de  la  médecine,  selon  les  plates-ban- 
des du  Code  qu'ils  ont  piétinées.  Mais  leur  nombre 
a  diminué  du  jour  où  on  les  a  laissés  tranquilles,  au- 
jourd'hui, ils  ne  prétendent  même  plus  chevaucher 
des  manches  à  balais,  ou  avoir  des  rapports  avec  mes- 
sire  Satanas,  choses  pour  lesquelles,  pourtant,  on  ne 
penserait  plus  à  les  poursuivre. 

Quant  aux  voleurs,  si  les  pénalités  sont  moins  ru- 
des, on  a  toujours  continué  à  les  pourchasser,  lors- 
qu'ils n'opèrent  pas  à  l'abri  de  certaines  situations  eu 


LA    SOCJÉTÉ    FUTURE  3jl 

fonctions,  mais  nous  ne  pensons  pas  que  leur  nom- 
bre ait  diminué.  C'est  qu'ici,  malgré  le  code,  malgré 
l'opinion,  il  intervient  un  autre  facteur.  C'est  l'orga- 
nisation sociale  et  le  régime  de  l'appropriation  in- 
dividuelle, sur  lequel  elle  repose  qui  engendre  le  vol. 
Ce  dernier  est  le  produit  du  régime  capitaliste,  Une 
disparaîtra  qu'avec  son  progénitcur. 

Par  contre,  pour  celui  qui  aurait  la  patience  de 
fouiller  le  recueil  de  lois  et  ordonnances,  il  y  aurait 
de  véritables  trouvailles  à  faire  parmi  les  lois  tombées 
en  désuétude,  parce  que  les  mœurs  se  sont  transfor- 
mées, en  dépit  de  la  loi,  et  en  lui  imposant  silence. 

Les  premièreslois  écrites  qu'étaient-elles,  elles-mê- 
mes, sinon  la  reconnaissance  et  la  codification  des 
moeurs  et  coutumes  ?  Encore  avant  la  révolution  il  y 
avait,  en  France,  le  droit  féodal  et  le  droitcoutumier. 
Ce  dernier  dérivant  des  usages  et  coutumes,  et  cha- 
que province,  pour  beaucoup  de  cas,  était  régie  d'a- 
près ses  propres  coutumes. 

Ce  fut  la  première  affirmation  delà  bourgeoisie  de 
s'emparer  des  prérogatives  du  Parlement,  de  s'arro- 
ger le  pouvoir  législatif,  et  d'éiicter  des  lois  et  dé- 
crets^ selon  son  bon  plaisir,  ne  s'inspirant  que  de 
ses  intérêts  de  classe,  sans  plus  s'occuper  des  mœurs 
et  coutumes  des  populations  -<  Justiciées  ».  Puis  vint 
le  boucher  Bonaparte  qui  reprit  l'œuvre  de  la  Con- 
vention, en  faisant  amalgamer,  avec  quelques  apho- 
rismes  de  laloi  romaine,  ce  qui,  dansles  lois  édictées 
antérieurement  à  lui,  pouvait  flatter  son  autocratie, 
et  voilà  pourquoi,  nous  sommes  gouvernés  par  des 
morts,  qtioique  chaque  génération  de  vivants  ne  se 
soit  pas  fait  faute  d'apporter   ses  restrictions  au  lieu 


372  LA   SOCIÉTÉ    FUTURE 

de  supprimer  purement  et  simplement.  Ce  qui  n'a 
fait  que  compliquer  la  chose  et  à  nous  enserrer  de 
plus  en  plus,  dans  un  réseau  inextricable  de  décrets, 
lois  et  règlements  qui  étranglent  celui  qui  s'y  laisse 
tomber. 

Lorsque  la  tradition  et  la  coutume  régissaient  les 
relations  sociales,  ce  pouvait  bien  être,  en  quelque 
sorte,  la  régentation  des  vivants  par  les  morts,  mais 
les  coutumes,  les  mœurs  se  transforment  insensible- 
ment, et,  chaque  époque,  vient,  à  la  coutume  an- 
cienne, ajouter  sa  marque  particulière.  Ce  qui  n'est 
pas  écrit,  ce  qui  n'est  qu'accepté,  et  non  imposé,  se 
transforme  avec  les  mœurs. 

La  loi  écrite  estimmuable  ;  on  peut  la  torturer  pour 
lui  faire  dire,  et  on  y  arrive,  ce  que  n'ont  jamais  pensé 
ceux  qui  l'ont  formulée,  mais  plus  elle  est  élastique, 
plus  elleestterrible,  carceuxqui  sontchargésde  l'ap- 
pliquer n'en  ont  que  plus  de  facilités  pour  l'accommo- 
der au  mieux  de  leurs  intérêts.  C'est  ce  qui  fait,  qu'au 
milieu  de  nos  révolutions,  ceux  qui,  la  veille,  étaient 
frappés  par  la  loi  existante,  pouvaient,  le  lendemain, 
avec  la  même  loi,  le  même  corps  judiciaire,  frapper 
leurs  persécuteurs  de  la  veille.  C'est  ce  qui  fait  aussi 
que  tant  de  lois  blessent  le  sentiment  public,  conti- 
nuant à  régir  nos  relations,  car  ceux  qui  sont  au  pou- 
voir ont  intérêt  à  éterniser  les  préjugés  qu'elles  re- 
présentent. 

On  a  voulu  objecter,  que,  dans  les  pays  où  règne 
la  coutume,  tels  que  la  Corse,  la  Kabylie,  les  actes  de 
vengeance  individuelle,  rendaient  la  vie  cent  fois  plus 
difficile  que  là  où  règne  le  châtiment  juridique;  ne  vous 
mettant  nullement  à  l'abri  du  ressentiment  de  la  par- 
tie lésée  et  que  le  meurtre  se  poursuivait  ainsi,  englo- 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  3j3 

bant  des  villages  entiers,  et  toute  une  série  de  géné- 
rations. 

Mais,  par  contre,  on  était  forcé  de  convenir  que, 
dans  ces  pays,  il  se  développait  un  sentiment  cheva- 
leresque de  respect  de  la  parole  donnée  dont  la  plu- 
part de  nos  soi-disant  civilisés  sont  dépourvus,  et, 
d'autre  part,  que  la  meilleure  des  lois  ne  vaut  rien  en- 
tre les  mains  d'un  mauvais  juge  !  Et  comme  la  plupart 
des  partisans  de  l'autorité  avouent  que,  pour  être  saine- 
ment exercée,  il  faudrait  ne  la  remettre  qu'entre  les 
mains  de  purs  anges,  la  conclusion  est  facile  à  tirer. 

Puis,  que  l'on  n'oublie  pas  que  nous  ne  demandons 
pas  un  retour  pur  et  simple  en  arrière,  tout  cela  doit 
être  modifié  par  notre  évolution.  Revenir  aux  insti- 
tutions du  passé,  telles  qu'elles  ont  existé,  ce  serait 
une  régression.  Ce  que  nous  voulons^  c'est  une  adap- 
tation de  ce  qui  est  bien  et  peut  faciliter  notre  évo- 
lution. * 

Parmi  les  institutions  que  l'autorité  a  intérêt  à  éter- 
niser, nous  avons  cité  le  mariage,  mais  combien  d'au- 
tres, en  s'en  donnant  la  peine,  on  pourrait  trouver  ! 
L'ordre  bourgeois,  pour  être  stable,  avait  besoin  de 
s'appuyer  sur  la  famille,  c'est  par  elle  que  peut  se 
perpétuer  la  domination  capitaliste,  c'est  pourquoi, 
il  l'a  enlacée  de  mille  liens  légaux.  L'amour,  l'affec- 
tion, la  famille  d'élection  et  d'affinité,  le  code  n'en 
a  cure,  ce  sont  des  fariboles  qu'il  laisse  aux  rêveurs. 
Pour  la  bourgeoisie,  il  n'y  a  qu'une  famille,  c'est 
la  famille  juridique,  enserrée  dans  les  ascendances 
et  descendances,  hiérarchisée,  comprimée,  dans  les 
formev,  légales,  limitée  par  la  marge  du  code,  il  n'y  a, 
en  un  mot,  de  parents  que  ceux  qui  sont  reconnus 


3/4  '^-^    SOCIÉTÉ    FUTaRE 

par  lalci,  quels  que  soient  leurs  sentiments  à  l'égard 
les  uns  des  autres. 

C'est  ainsi,  qu'au  point  de  vue  de  la  loi,  deux  époux 
qui  se  seront  mutuellement  détestés  toute  leur  vie,  se 
seront  séparés  pour  ne  plus  vivre  ensemble,  s'ils  se 
sont  unis  par  devant  monsieur  le  maire,  et  ont  ou- 
blié de  faire  faire  la  cérémonie  contraire  par  un  au- 
tre monsieur,  portant  un  autre  costume,  ils  seront 
toujours  consîdéréscomme  une  famille  légale,  la  seule 
valable,  tandis  que  ceux  qui  auront  toujours  vécu  en- 
semble, se  seront  aimés  à  l'adoration,  ne  seront  que 
des  «  concubins  »  —  c'est  le  mot  légal  —  leur  famille 
n'aura  aucune  valeur  s'ils  ont  négligé  certaines  for- 
malités légales. 

Les  enfants  de  la  femme  du  premier  ménage,  si 
l'homme,  à  l'aide  de  nombreuses  démarches  n'en  a 
pas  obtenu  le  désaveu,  seront,  d'après  la  loi  ses  seuls 
enfants  légaux,  tandis  que  ceux  qu'il  aura  engendrés 
lui-même  ne  lui  seront  rien.  Quant  aux  enfants,  nés 
hors  du  mariage,  leur  situation  serait-elle  régularisée 
après  coup,  leur  situation  sera  toujours  inférieure 
d'après  la  loi.  —  C'est,  paraît-il,  ce  qui  fait  le  charme 
de  notre  législation  ! 

Pourtant  les  mœurs  ont  marché  !  Le  bâtard  n'est 
plus  —  sauf  pour  quelques  retardataires,  —  l'être 
hors  castedes  temps  jadis  ;  les  unions  «  irrégulières  », 
noue  l'avons  dit,  sont  la  majorité  dans  nos  grandes 
villes  ;  et  si  par,  bégueulerie  ou  par  médisance,  quel- 
que bon  voisin  trouve  à  «  chiner  »,  elles  sont  parfai- 
tement acceptées.  Et,  en  certains  cas,  quelques-uns 
arrivent  même  à  se  faire  respecter  de  l'administration. 
Il  n'y  a  que  la  loi  qui  reste  immuable. 

La  loi  qui,  en  dehors  de  celles  dictées  par  l'esprit 


LA    SOCIÉTÉ    KUTURK  375 

de  parti,  a  pu,  autrefois,  avoir  sa  momentanée  raison 
d'être,  n'est  donc  qu'une  cristallisation  de  la  cou- 
tume ;  régressive  en  même  temps,  car,  en  devenant 
loi,  elle  demeurait  immuable,  restait  en  arrière  des 
mœurs  qui,  elles,  se  transformaient. 

De  plus,  l'opinion  publique  n'était  implacable  que 
pour  ce  qui  portait  un  préjudice  réel  à  la  collectivité, 
en  lésant  un  de  ses  membres;  elle  savait  tenir  compte 
aussi,  de  l'intention  et  des  circonstances.  La  loi  se 
meut  entre  le  maximum  et  le  minimum,  et  cette  va- 
riation dépend  encore  plus  de  la  complexion  physio- 
logique de  ceux  qui  sont  appelés  à  l'appliquer  qu'à  la 
nature  du  délit  lui-même. 

Du  reste,  est-ce  que  le  meilleur  moyen  de  moraliser 
les  individus,  n'est  pas  de  leur  apprendre  que  la  trans- 
gression d'une  règle  utile  porte  en  elle-même  sa  pu- 
nition, en  lui  étant  plus  tard  nuisible  par  ses 'effets 
ultérieurs?  Cela  ne  serait-il  pas  aussi  moral  et  surtout 
aussi  efficace  que  de  lui  dire  que,  s'il  est  pris  à  trans- 
gresser la  loi,  il  sera  puni,  mais  qu'il  n'en  sera  rien 
s'il  peut  cacher  sa  transgression  aux  yeux  de  l'auto- 
rité. 

Nous  dira-t-on  que  la  crainte  du  châtiment,  seule, 
peut  forcer  les  individus  à  accomplir  leur  devoir? 
c'est  le  refrain  des  partisans  de  la  répression,  eh  bien, 
l'argument  est  faux.  Nos  institutions  prouvent  d'a- 
bord, que  la  peur  de  la  répression  n'empêche  rien, 
et  nous  avons  la  preuve  que  la  tradition  et  la  cou- 
tume, sont  toutes-puissantes  chez  les  peuplades  que 
nous  nommons  inférieures.  Voudra  t-on  avouer  que 
notre  moralité  est  inférieure  à  la  lettr? 

Voici  ce  que  dit  Bellot,  des  Indiens  des  régions 
polaires,  au  sujet  des  cachés  de  vivre  qu'ils  font  dans 


376  LA    SOCIÉTÉ    FUTURE 

les  Jours  d'abondance,  ei  dont  pourtant  ils  devraient 
se  montrer  avares,  car,  souvent  ils  ont  à  endurer  des 
disettes  épouvantables. 

«  19  juin....  M.'Hehburn  dit  que  des  Indiens  lui 
ont  apporté  de  la  viande  à  laquelle  ils  n'avaient  pas 
touché,  bien  qu'ils  n'eussent  pas  mangé  depuis  trois 
jours.  Ils  font  des  cachés  où  ils  renferment  leurs 
provisions,  de  façon  que  les  loups  ne  les  mangent 
pas.  Si  vous  êtes  pressés  par  le  besoin,  ils  ne  trouvent 
pas  mauvais  que  vous  preniez  ce  qu'il  vous  faut,  mais 
sans  choisir  les  morceaux;  car,  disent-ils  avec  raison, 
l'homme  qui  a  faim  prend  ce  qu'il  trouve  sans  choi- 
sir. Ne  pas  recouvrir  le  caché  est  également  considéré 
comme  une  preuve  de  mauvais  vouloir  '.  » 

Voici  un  autre  exemple  cité  par  Vambéry,  et,  certes 
on  ne  nous  accusera  pas  de  prendre  nos  exemples 
parmi  des  populations  idylliques,[il  s'agit  de  ces  féro- 
ces Turcomans  dont  la  seule  occupation  est  le  pil- 
lage : 

«  Les  Turcomans,  suivant  mes  renseignements 
assez  peu  semblables  à  ceux  qu'a  publiés  Mouraviefî, 
sont  divisés  en  neuf  peuples  ou  khalks  qui  se  parta- 
gent en  branches  ou  taifes,  comme  celles-ci  le  sont 
en  rameaux  ou  tires. 

»  La  double  adhérence,  la  solidarité  qui  unit  les 
individus  appartenant  à  chaque  rameau,  puis  les  ra- 
meaux dont  est  composée  la  branche,  forment  le  lien 
principal  qui  maintient  ensemble  les  éléments  de  cette 
société  singulière.  Il  n'est  pas  un  Turcoman  qui  ne 

I.  J.  R.  Bellot,  Journal  d'un  Voyage  aux  mers  polaires, 
p.  19. 


LA   SOCIÉTÉ    FUTURE  377 

connaisse  dès  son  plus  jeune  âge  le  rameau  et  la  bran- 
che dont  il  fait  partie,  et  qui  ne  vante  avec  orgueil  la 
force  ou  le  nombre  de  cette  section  de  son  peuple. 
D'ailleurs  c'est  dans  cette  section  qu'il  trouve  toujours 
une  protection  contre  la  violence  arbitraire  des  mem- 
bres des  autres  clans;  car  la  tribu  entière,  s'il  a  été 
fait  tort  à  l'un  de  ses  enfants,  doit  en  poursuivre  la 
réparation  ^  » 

Et  plus  loin  : 

«  Les  nomades  qui  habitent  cet  endroit  sont  venus 
en  foule  visiter  la  caravane.  Une  sorte  de  négoce  s'est 
établi;  j'ai  vu  se  conclure  à  crédit,  des  ventes  et  des 
achats  d'une  certaine  importance.  La  rédaction  des 
lettres  de  change,  et  surtout  leur  transcription,  m'a 
été  naturellement  dévolue.  Il  m'a  paru  assez  surpre- 
nant que  le  débiteur,  au  lieu  de  remettre  sa  signature 
au  créancier,  garde  lui-même  le  titre  de  sa  dette  au 
fond  de  sa  poche  ;  c'est  pourtant  ainsi  que  se  font  les 
affaires  dans  tout  le  pays.  Un  créancier,  que  je  ques- 
tionnais sur  cette  manière  de  procéder  si  contraire  à 
nos  habitudes,  me  répondit  avec  une  simplicité  par- 
faite :  «  Pourquoi  conserverais-je  cet  écrit,  et  à  quoi 
me  servirait-il  ?  Le  débiteur  au  contraire  en  a  besoin, 
pour  se  rappeler  l'échéance  de  la  dette  et  le  chiffre  de 
la  somme  qu'il  s'est  obligé  à  me  restituer  ^.  » 

Ainsi  voilà  des  pillards  qui  nous  donneraient 
l'exemple  de  la  bonne  foi  et  du  respect  de  la  parole 
jurée!  Mais  les  négociations  de  notre  société  actuelle, 


1.  A.  Vambéry,  Voyages  cVunfaux  Derviche,  édition  abrégée, 
pp.  38-39. 

2.  A.  Vambéry.  Id.  p.  gi. 


3/8  LA    SOCIÉTÉ    FUTURE 

si  pourrie  soit-elle,  ne  se  font-elles  pas  en  partie,  sur 
la  confiance  et  la  bonne  foi  des  uns  des  autres?  Le 
commerce  pourrait-il  marcher  une  seule  minute,  s'il 
ne  pouvait  compter,  pour  se  défendre,  que  sur  la  peur 
de  la  loi  ? 

La  loi  ne  punit  et  ne  peut  punir  que  la  transgres- 
sion dont  on  connaîtl'auteur;  mais  commel'individu, 
chaque  fois  qu'il  commet  un  acte  réprouvé,  —  soit 
qu'il  le  juge  tel  lui-même,  soit  qu'il  soit  ainsi  qualifié 
par  la  loi  —  ne  le  commet  qu'avec  la  certitude  de  ne 
pas  être  découvert  ',  ou  que  la  satisfaction  qu'il  en 
tire,  compensera  largement  les  privations  que  lui  oc- 
casionnera la  peine  qu"il  pourra  encourir.  La  loi  est 
donc  impuissante  à  prévenir  la  transgression,  lors- 
que les  mobiles  y  incitant  l'individu  sont  plus  forts 
que  les  motifs  de  crainte.  Certains  prétendent  qu'il 
faut  renforcer  la  sévérité  des  lois.  i.\ous  venons  de 
voir,  qu'au  moyen  âge^  elles  étaient  des  plus  féroces 
et  sans  effet.  11  arrive  un  moment  du  reste  où  la  pé- 
nalité est  hors  de  proportion  avec  le  délit,  et  où  les 
plus  féroces  «  punisseurs  «  sont  forcés  de  consentir  à 
des  adoucissements.  Tout  cela  prouve  donc  que  la  ré- 
pression n'est  pas  le  remède. 

D'autre  part,  avec  la  loi,  les  individus  ne  se  peu- 
vent faire  justice  eux-mêmes,  l'individu  est  donc  à 
l'abri,  s'il  a  l'intelligence  de  combiner  son  acte  de 
façon  à  pouvoir  l'accomplir  sans  témoins. 
-De  plus,  la  loi  est  arbitraire,  car,  pour  juger  elle 

I.  Bien  entendu,  nous  parlons  des  actes  prémédités,  et  non 
des  actes  accomplis  sous  la  pression  de  la  colère,  que  la  loi  est 
encore  bien  moins  capable  de  prévenir. 


LA    SOCIETE    FUTURE        •  3 79 

est  forcée  de  se  baser  sur  un  niveau  moyen,  et  de 
négliger  les  circonstances  de  détails,  malgré  que  par- 
fois, ce  soient  elles  qui  caractérisent  le  fait.  De  plus, 
elles  ne  sont  faites  qu'en  vue  de  la  préservation  des 
privilèges  d'une  caste,  de  convenances  de  gouverne- 
ment, aussi  sont-elles  constamment  violées,  car  leur 
transgression  ne  comporte  pas  toujours  le  mépris  de 
l'opinion.  Violant  l'initiative  de  l'individu,  par  cela 
seul,  elles  incitent  à  leur  transgression. 

La  Société  étant  basée  sur  l'antagonisme  des  in- 
térêts, comme  nous  l'avons  vu,  elle  entraîne  donc 
fatalement  des  conflits  entre  individus.  Mais  que  l'on 
organise  une  société  où  les  individus  aient  intérêt  à 
se  respecter  mutuellement,  où  l'observation  de  la  pa- 
role donnée  soit  tenue  pour  un  bien,  parce  qus  cela 
est. profitable  à  tout  le  monde,  et  non  parce  que  cela 
pourrait  entraîner  une  peine  physique.  N'admirez 
plus  la  roublardise  en  affaires,  mais  faites  que  celui 
qui  se  parjure  se  sente  tenu  à  l'écart  des  relations,  et 
la  morale  s'élargira;  on  comprendra  que  si  l'on  fait 
quelque  chose  de  nuisible  aux  autres,  on  pourra  en 
ressentir  les  effets,  à  chaque  instant  dans  ses  relations; 
on  se  trouvera  par  le  fait,  intéressé  à  empêcher  un 
mal  de  s'accomplir,  lorsqu'on  le  verra  se  commettre. 

Et,  quoi  qu'en  disent  les  moralistes,  c'est,  à  l'heure 
actuelle,  cet  esprit  de  solidarité  de  la  foule,  la  crainte 
de  l'opinion  publique,  qui  empêche  les  individus  de 
transgresser  ce  qu'il  est  convenu  d'appeler  la  morale, 
bien  plus  que  tout  l'appareil  de  la  loi  et  de  sa  répres- 
sion. 

Quand  les  individus  se  sentiront  solidaires  les  uns 
des  autres,  il  s'établira  entre  eux  une  morale  nouvelle 
qui  portera   sa   sanction  en  elle-même  et  sera  bien 


380  LA    SOCIÉTÉ    FUTURE 

plus  puissante,  bien  plus  efficace  que  toutes  vos  lois 
répressives.  La  solidarité  resserrant  tous  les  liens  so- 
ciaux, ceux-ci  ne  se  formant  que  d'après  les  affinités, 
tout  individu  qui  chercherait  à  nuire  à  un  membre 
de  la  société,  se  verrait  immédiatement  réprouvé  par 
son  milieu,  car  chaque  individu  comprendrait  que 
s'il  laissait  s'accomplir  un  acte  d'injustice  sans  1^  dé- 
voiler, ce  serait  laisser  la  porte  ouverte  à  d'autres 
dont  il  pourrait  avoir  à  souffrir  plus  tard.  L'agresseur 
conspué  et  mis  au  ban  des  relations,  sentant  que  la 
vie  lui  serait  impossible,  serait  plus  amendé  que  par 
un  emprisonnement  dans  un  milieu  qui  le  corrompt 
au  contraire  davantage,  et  cette  crainte  l'empêcherait 
d'accomplir  l'injustice  qu'il  méditerait. 

La  disparition  des  délits  n'est  donc  pas  dans  l'orga- 
nisation d'un  appareil  formidable  de  répression,  mais 
dans  une  meilleure  organisation  sociale,  par  l'éduca- 
tion dés  individus,  et  l'évolution  de  la  morale. 


XXVI 


L  AUTONOMIE    SELON    LA    SCIENC.B 


Nous  voici  arrivé  à  la  fin  de  notre  étude.  Nous 
avons  passé  en  revue  toutes  les  objections  qu'il  nous 
a  été  possible  de  prévoir,  nous  avons  vu  que  ce  que 
nous  connaissions  de  l'homme,  loin  de  détruire  notre 
idéal  venait  plutôt  corroborer  nos  hypothèses  d'har- 
monie et  de  solidarité.  Et  la  science,  la  science  elle- 
même,  quoi  qu'on  en  ait  dit,  vient  à  l'appui  des  théo- 
ries anarchistes,  nous  démontrant  que  tout,  dans  la 
nature,  se  meut  en  vertu  de  la  loi  des  affinités  et,  par 
conséquent,  est  autonome.  La  nature  est  un  vaste 
creuset  où  les  différents  corps  viennent  se  transfor- 
mer en  acquérant  des  propriétés  nouvelles,  opérant 
leurs  transformations  sans  volonté  préconçue,  de  par 
la  seule  force  de  leurs  propriétés. 

Il  est  certain  que,  dans  la  nature,  dans  les  règnes 
animal,  végétal  et  minéral,  tout  s'enchaîne;  il  est  vrai 
que  les  mouvements  et  le  développement  des  uns  sont 
réglés  par  les  mouvements  et  le  développement  des 


382  LA    SOCIÉTÉ    FUTURE 

autres  ;  que,  par  conséquent,  l'individu,  dans  une 
certaine  mesure,  dépend  de  la  société  dans  laquelle 
il  se  meut  et  se  développe  ;  mais,  pour  le  bourgeois 
et  les  autoritaires  de  toute  sorte,  cette  société  se  ré- 
sume en  une  certaine  organisation  qui  la  représente 
sous  fo"'.ne  de  pouvoir  constitué,  et  c'est  atix  volon- 
tés de  ce  pouvoir  que  les  individus  d'après  la  théorie 
autoritaire,  doivent  subordonner  leur  activité.  C'est 
cette  théorie  que  nous  repoussons  et  dont  nous  pen- 
sons avoir  démontré  la  fausseté. 

Nous  l'avons  vu,  ce  n'est  pas  l'individu  qui  doit  se 
plier  aux  convenances  arbitraires  d'une  société  mal 
organisée,  mais  celle-ci  qui  doit  se  modeler  et  fonc- 
tionner de  façon  à  ce  que  l'individu  y  trouve  un  élar- 
gissement de  sa  personnalité  et  non  un  rétrécissement 
de  son  activité.  Elle  doit  modeler  son  organisation 
d'après  les  relations  que  les  individus  ont  entre*eux. 
Loin  de  rester  immuable,  elle  doit  suivre  les  fluctua- 
tions de  l'évolution  humaine  afin  de  rester  toujours 
en  harmonie  avec  les  changements  qu'apportent  le 
temps  et  les  circonstances. 

Il  est  vrai  encore  que  la  science  nous  démontre 
que  tout,  dans  la  nature,  est  régi  par  des  lois  immua- 
bles dénommées  «  lois  naturelles  »;  lois  qtii  veulent 
que  toutes  les  molécules  ayant  les  mêmes  affinités,  se 
recherchent  et  s'unissent  pour  arriver,  selon  la  ma- 
nière dont  elles  se  sont  juxtaposées,  selon  l'état  du 
milieu  dans  lequel  leur  combinaison  s'est  opérée,  se- 
lon le  nombre  et  l'intensité  des  molécules  de  chaque 
sorte  qui  ont  pris  part  à  la  combinaison,  à  former 
soit  un  minéral,  soit  un  organisme  végétal  ou  animal. 

Oui  a  fait  ces  lois  't  —  Pour  le  prêtre  c'est  un  être 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  383 

surnaturel  qu'il  a  baptisé  du  nom  de  «  Dieu  ».  Pour 
le  savant,  —  s'il  est  parvenu  à  se  dépouiller  de  toutes 
les  superstitions  dont  ont  été  entourées  son  enfance 
et  son  éducation  —  ces  lois  sont  la  résultante  des  pro- 
priétés que  possèdent  les  diflférents  matériaux  dont 
l'Univers  est  composé,  et  résident  dans  ces  propriétés 
mêmes. 

La  loi,  ici,  n'apparaît  plus  pour  régir  les  diverses 
parties  d'un  tout,  mais  pour  expliquer  que  si  les  phé- 
nomènes se  sont  produits  dans  tel  ou  tel  sens,  dételle 
ou  telle  manière,  c'est  que,  par  la  force  même  des 
qualités  des  corps,  il  ne  pouvait  en  être  autrement. 

Les  lois  sociales  ne  peuvent  avoir  d'autre  autorité 
que  les  lois  naturelles  ;  elles  ne  peuvent  qu'expliquer 
les  rapports  entre  les  individus  et  non  les  régir.  Com- 
prises ainsi,  elles  n'ont  plus  besoin  d'un  pouvoir  op- 
presseur pour  en  assurer  l'exécution.  N'étant  que  la 
constatation  d'un  fait  accompli,  elles  ne  peuvent  avoir 
d'autre  sanction  que  le  châtiment  que  comporte  la 
désobéissance  à  une  loi  naturelle.  Leur  connaissance 
exacte  doit  nous  faire  connaître  d'avance  le  résultat 
de  telle  action  envers  nos  semblables,  nous  enseigner 
si  nous  y  trouverons  profit  et  jouissance  ou  regret  et 
déplaisir,  nous  indiquer  si  le  plaisir  que  nous  tirons 
de  tel  acte,  ne  sera  pas  suivi  d'un  déplaisir  plus 
grand. 

Ce  n'est  donc  pas  à  établir  des  lois  applicables,  in- 
distinctement, à  tous  par  la  force,  que  doivent  tendre 
les  efforts  du  sociologue,  mais  à  étudier  les  efifeis  de 
nos  actes  et  de  leurs  rapports  avec  les  lois  naturelles; 
ses  conclusions  enseigneront  à  l'individu  ce  qui  lui 
est  profitable  à  lui  et  à  la  race.  Les  lois  sociologiques 
ne  doivent  pas  être  une  règle  imposée,  elles  doivent, 


384  ^^    SOCIÉTÉ   FUTURE 

par  leur  enseignement  et  non  la  coercition,  se  borner 
à  nous  indiquer  le  milieu  le  plus  favorable  où  l'indi- 
vidu pourra  évoluer  dans  la  plénitude  de  son  être. 

En  chimie,  par  exemple,  quand  on  veut  associer 
deux  corps,  est-ce  la  volonté  de  l'opérateur  qui  agit 
et  fait  que  les  différents  corps  mis  en  présence  s'asso- 
cient I  —  Non,  il  a  fallu,  auparavant,  étudier  les  dif- 
férentes propriétés  de  ces  corps,  de  sorte  que  l'on  sût 
qu'en  opérant  sur  telles  quantités,  dans  de  telles  con- 
ditions, on  obtiendrait  tel  résultat,  —  inévitable  cha-  '■ 
que  fois  que  l'on  opérerait  dans  des  conditions  abso-  ! 
lument  semblables.  -i 

Si,  au  contraire,  l'opér  teur  voulait  associer  des 
corps  doués  de  propriétés  différentes,  en  dehors  des  li 
conditions  requises  pour  obtenir  le  résultat  cherché,  | 
ces  corps  s'annihileraient  ou  se  détruiraient  ;  en  tous  i 
cas  le  résultat  serait  tout  autre  que  celui  espéré  par  •. 
l'opérateur.  La  volonté  de  ce  dernier  n'entre  donc,  i 
dans  le  choix  du  résultat,  que  par  sa  connaissance  des  ^ 
matériaux  qu'il  emploie  ;  sa  puissance  est  limitée  par  : 
la  propriété  des  corps,  tout  son  pouvoir  se  borne  à  \ 
«  préparer  »  les  conditions  requises  pour  l'opération,  ^ 
et  rien  au  delà.  Il  en  sera  toujours  ainsi  pour  les  so-  \ 
ciétés  humaines;  tant  que  l'on  voudra  les  organiser  i 
arbitrairement,  sans  tenir  compte  des  tempéraments,  l 
des  idées  ou  des  affinités  des  individus,  on  n'obtien-  ^ 
dra  jamais  qu'une  société  boiteuse,  devant  produire,  '3 
au  bout  de  très  peu  de  temps,  le  chaos,  le  désordre  et 
la  révolte.  \ 

Le  rôle  des  anarchistes,  en  sociologie,  ne  peut  pas  ] 
être  d'une  autre  portée  que  celui  du  chimiste  :  leur  j 
œuvre  est  de  préparer  le  milieu  où  les  individus  pour      I 


LA   SOCIÉTÉ    FUTURE  385 

ront  évoluer  librement  ;  d'élargir  les  cerveaux  de  fa- 
çon à  les  amener  à  ce  qu'ils  puissent  concevoir  la 
possibilité  d'une  telle  indépendance,  leur  inculquer 
la  volonté  de  la  conquérir. 

Quand  les  molécules,  les  cellules  composant  l'Uni- 
vers, ont  pu  librement  s'associer,  quand  rien  n'a  en- 
travé leur  évolution,  la  combinaison  se  fait  et  il  en 
résulte  un  être  complet,  parfaitement  constitué  qui 
est,  virtuellement,  viable  dans  le  milieu  où  il  a  pris 
naissance.  Quand  cette  association  n'a  pu  se  faire  li- 
brement, quand  l'évolution  a  été  entravée  dans  sa 
marche,  quand  «  l'autonomie  »  des  différentes  molé- 
cules a  été  violée,  il  en  résulte  ce  que  Ton  appelle  un 
monstre,  c'est-à-dire  un  être  qui,  n'étant  pas  con- 
formé pour  le  milieu  où  il  doit  évoluer,  n'est  pas 
viable,  ou  bien,  lorsqu'il  peut,  malgré  sa  monstruo- 
sité, prolonger  son  existence,  ne  traîne  qu'une  vie 
misérable,  languissante,  restant  toujours  souffreteux 
et  difforme.  Telles  nos  sociétés  dont  les  éléments 
morbides  dont  elles  sont  imprégnées  occasionnent  les 
crises  qui  les  bouleversent  continuellement. 

Et  c'est  parce  que  les  anarchistes  désirent  une  so- 
ciété saine,  parfaitement  constituée,  qu'ils  veulent 
que  l'autonomie  des  individus  —  ces  molécules  de  la 
société  —  soit  respectée.  C'est  parce  que  nous  vou- 
lons que  tout  ce  qui  aies  mêmes  affinités  puisse  s'as- 
socier librement,  selon  les  tendances  de  chacun  que 
nous  repoussons  tout  pouvoir  qui  réduirait  tous  les 
individus  à  la  même  estampille,  —  ce  pouvoir  fùt-il 
«  scientifique  ». 

Pour  exercer  l'autorité,  il  faudrait,  ce  qui  n'existe 
pas,  des  anges.  Il  n'y  a  pas  de  cerveaux  assez  vastes 

22 


386  LA.    SOCIÉTÉ    FUTURE 

pour  embrasser  toutes  les  connaissances  humaines. 
Quelle  que  soit  l'estime  que  nous  professions  pour 
les  savants,  nous  sommes  forces  de  reconnaître  que 
les  plus  grandes  iniquités  sociales  les  laissent,  pour 
la  plupart^  indifférents,  quand,  pour  mériter  les  fa- 
veurs des  maîtres,  ils  ne  se  servent  pas  de  leurs  con- 
naissances, pour  essayer  d'en  justifier  les  turpitudes. 

Il  suf!it,  également,  de  suivre  leurs  discussions, 
pour  comprendre  que  nombre  d'entre  eux,  qui  se 
sont  adonnes  à  telle  ou  telle  étude,  telle  ou  telle  bran- 
che du  savoir  humain,  ne  tardent  pas  à  s'en  faire  un 
«  dada  »  qu'ils  enfourchent  à  tous  propos  et  hors 
propos,  en  font  le  moteur  de  toutes  choses,  ne  voyant 
dans  les  autres  sciences  que  des  accessoires  à  leur 
étude  spéciale,  sinon  inutiles,  tout  au  moins  de  fort 
peu  d'importance. 

Non,  non,  la  science  est  une  belle  chose,  mais  à 
condition  qu'elle  se  renfermera  dans  son  rôle  :  cons- 
tater les  phénomènes  qui  s'accomplissent,  en  étudier 
les  effets,  en  rechercher  les  causes,  en  formuler  les 
données,  mais  que  chacun  reste  libre  de  s'en  assimi- 
ler les  découvertes,  selon  ses  aptitudes  et  son  degré 
de  développement. 

D'ailleurs,  ne  serait-il  pas  présomptueux  de  vou- 
loir tout  régir  «  scientifiquement  »,  alors  que  tant  de 
points  d'interrogation  se  dressent  devant  le  savant- 
avide  de  connaître  ?  N'est-ce  pas,  précisément,  parce 
que  l'on  a  toujours  voulu  réglementer  cette  associa- 
tion des  intérêts  faisant  agir  les  individus,  que  l'on 
est  arrivé  à  produire  ce  monstre  informe  qui  s'appelle 
la  (i  société  »  d'aujourd'hui.' 

Certains  —  nous  l'avons  vu  —  ont  voulu  prétendre 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  387 

que,  plus  l'homme  se  développait,  plus  la  science  s'é- 
largissait, plus  l'individu  perdait  de  son  autonomie. 
L'emploi  des  machines  et  forces  motrices  mises  à  sa 
disposition  par  la  science  le  poussant  à  l'association,, 
lui  enlèverait  ainsi,  d'après  ces  «  savants  »,  graduel- 
lement de  son  autonomie  en  subordonnant  son  action 
personnelle  à  celle  de  l'outillage  et  de  ses  coassociés. 
On  a  afîirmé  que,  pour  trouver  une  société  où  règne 
l'autonomie  complète  de  l'individu,  il  faut  remonter 
aux  sources  de  l'humanité,  ou  bien  aller  chez  les  ra- 
ces actuelles  les  plus  inféri/  ures.  En  sorte  que  l'on 
serait  en  droit  de  conclure  que  la  société  idéale  de  ces 
assoiffés  d'autoritarisme  serait  une  société  où  l'indi- 
vidu n'aurait  plus  la  liberté  d'aller  pisser  sans  en  de" 
mander  l'autorisation! 

Plus  la  science  se  développe,  plus  elle  ajoute  à  l'au- 
tonomie de  l'individu.  Si,  dans  la  société  actuelle, 
chaque  découverte  scientifique  jette,  en  effet,  les  tra- 
vailleurs sous  la  dépendance  du  capitaliste,  c'est  que 
les  institutions  actuelles  font  tourner  les  efforts  de 
tous  au  profit  de  quelques-uns  seulement.  Mais,  dans 
une  société  basée  sur  la  justice  et  l'égalité,  les  décou- 
vertes nouvelles  ne  pourront  qu'ajouter  à  l'autonomie 
(le  l'individu. 

11  faut  vraiment  être  aveuglé  par  la  monomanie  de 
l'autorité  pour  oser  prétendre  que  l'on  doit  remonter 
à  l'origine  des  sociétés  ou  bien  aller  chez  les  races 
inférieures  *  pour  y  retrouver  l'autonomie.  Est-ce  que 
l'homme  était  autonome  alors  que,  nu  et  sans  défense, 
n'ayant  encore  qu'une  intelligence  ruJimentaire,  il 
était  livré  à  tous  les  hasards  de  la  vie,  forcé  de  lutter 

I.  Inférieure  en  degré  de  développement,  mais  non  en  puis- 
sance virtuelle. 


388  LA   SOCIÉTÉ   FUTURE 

contre  la  nature  qu'il  n'avait  pas  encore  appris  à  con- 
naître, il  était  porté  à  la  déifier  dans  ses  phénomènes 
dont  il  ne  comprenait  pas  les  causes?  L'homme  éiait- 
il  libre  alors  qu'il  était  contraint  de  courir  à  la  recher- 
che de  sa  nourriture  et  de  la  disputer  aux  grands  car- 
nassiers qui  le  surpassaient  en  force  ?  Quelle  somme 
d'autonomie  pouvait-il  déployer,  forcé  qu'il  était  de 
soutenir^  à  tous  moments,  le  rude  combat  de  l'exis- 
tence? Et  le  spectacle  des  races,  dites  inférieures,  de 
nos  jours  nous  montre  bien,  en  effet,  qu'il  n'y  a  pas 
d'autonomie  quand  l'homme  est  contraint  de  tenir 
constamment  en  éveil  le  peu  de  facultés  qu'il  possède 
afin  de  pouvoir  satisfaire  ses  besoins  matériels. 

Nous  reconnaissons,  certainement,  que  les  grandes 
découvertes  telles  que  celles  de  la  vapeur,  de  l'élec- 
tricité, ont  comblé  les  fossés  qui  séparaient,  Jadis, 
communes  et  nations,  pour  donner  essor  à  la  solida- 
rité universelle;  mais  de  ce  que  les  travailleurs  sont 
forcés  d'associer  leurs  efforts  pour  vaincre  les  obsta- 
cles que  leur  oppose  la  nature,  il  ne  s'ensuit  pas  que 
leur  autonomie  fût  amoindrie  dans  le  sens  d'une  su- 
bordination quelconque.  —  Les  communes  et  les 
nations  étant,  désormais,  en  rapports  continuels,  toute 
autorité  servant  à  établir  ces  rapports  et  imposant  sa 
volonté  pour  socialiser  les  efforts  des  individus  et  des 
groupes  devient  de  plus  en  plus  nuisible. 

Si,  aux  premiers  temps  de  l'humanité,  la  fédération 
des  groupes  isolés  et  la  socialisation  des  efforts  s'est 
faite  par  l'intermédiaire  d'une  autorité  extérieure, 
cette  solidarisation  se  fait,  aujourd'hui,  spontanément 
sans  porter  atteinte  à  l'autonomie  des  groupes,  et  c'est 
précisément  grâce  à  la  vapeur  et  aux  progrès  de  la 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  SSQ 

mécanique,  qui  ont  établi  des  rapports  suivis  et  fré- 
quents entre  ceux  qui  n'apprirent  à  se  connaître  qu'en 
tombant  sous  la  férule  du  même  maître.  '-—  L'indé- 
pendance des  individus  et  des  groupes  s'en  trouvera- 
t-elle  amoindrie?  Nous  ne  le  pensons  pas  non  plus, 
puisque  là  vapeur,  l'électricité  et  la  mécanique,  en 
mettant  au  service  de  l'homme  des  forces  considéra- 
bles qui  permettent  de  vaincre  la  distance  et  le  temps, 
sont  venues  augmenter  cette  indépendance  en  rédui- 
sant la  somme  de  temps  nécessaire  à  la  lutte  pour 
l'existence  —  lutte  contre  la  nature,  ne  confondons 
pas  —  et  permettre  ainsi  aux  individus  de  dépenser 
la  plus  grande  partie  de  leur  temps  en  un  travail  ré- 
créatif au  sein  d'une  société  basée  sur  la  solidarité  et 
la  liberté. 

Oui,  nous  le  reconnaissons  et  le  proclamons  :  les 
découvertes  scientifiques] de  l'homme  le  conduisent 
de  plus  en  plus  vers  l'association  des  efforts  et  la  soli- 
darisation  des  intérêts.  C'est  pourquoi  nous  voulons 
la  destruction  de  la  société  actuelle,  basée  sur  leur 
antagonisme.  Mais  de  là  à  conclure  à  la  nécessité  d'un 
pouvoir,  il  y  a  loin.  Où  donc  les  autoritaires  ont-ils 
pris  qu'il  puisse  jamais  y  avoir  solidarité  d'intérêts 
entre  celui  qui  commande  et  celui  qui  obéit? 

Les  progrès  lentement  accomplis  par  l'humanité  ne 
sont-ils  pas  dus,  justement,  à  cet  esprit  d'insubordi- 
nation et  d'indiscipline  qui  a  poussé  l'homme  à  s'af- 
franchir des  obstacles  qui  nuisaient  à  son  développe- 
ment, à  cet  esprit  sublime  de  révolte  qui  l'entraînait 
à  lutter  contre  la  tradition  et  le  quiétisme,  à  fouiller 
dans  les  recoins  les  plus  obscurs  de  la  science  pour 
arracher  ses  secrets  à  la  nature  et  apprendre  à  triom- 
pher d'elle? 

22. 


3qo  la  société  future 

En  effet,  qui  peut  prévoir  le  degré  de  développe- 
ment où  nous  serions  arrivés  si  l'humanité  avait  pu 
évoluer  librement;  qui  ne  sait,  aujourd'hui,  que  beau- 
coup de  découvertes  dont  s'enorgueillit  le  xix"  siècle, 
avaient  été  faites  ou  pressenties  jadis,  mais  que  les 
savants  avaient  dû  tenir  secrètes,  ou  en  abandonner 
la  recherche  afin  de  ne  pas  être  brûlés  comme  sorciers. 

Si  le  cerveau  humain  n'a  pas  été  broyé  dans  ce 
double  étau  :  l'autorité  temporelle  et  l'autorité  spiri- 
tuelle; si  le  progrès  a  pu  se  faire  malgré  cette  com- 
pression, sous  laquelle  l'humanité  gémit  depuis  que 
l'homme  est  un  être  pensant,  c'est  que  l'esprit  d'in- 
subordination était  plus  fort  que  la  compression. 

Les  autoritaires  disent  qu'ils  ne  veulent  un  pouvoir 
que  pour  guider  cette  évolution  des  idées  et  des  hom- 
mes. Mais  ne  voient-ils  donc  pas  que  vouloir  con- 
traindre tous  les  hommes  à  subir  le  même  mode 
d'évolution  —  ce  qui  arriverait  inévitablemerxt  si  une 
autorité  quelconque  se  chargeait  de  la  guider,  —  ce 
serait  cristalliser  la  civilisation  dans  l'état  où  elle  est 
aujourd'hui.  Où  en  serions-nous  actuellement  si, 
parmi  les  êtres  inconscients  des  premiers  âges  de  la 
vie,  il  s'était  trouvé  des  esprits  «  scientifiques  »  assez 
puissants  pour  diriger  l'évolution  des  êtres  dans  le 
sens  des  connaissances  qu'ils  possédaient  à  cette 
époque? 

Nous  avons  vu  qu'il  ne  fallait  pas  en  conclure  que 
notre  idéal,  à  nous,  soit  ce  que  les  partisans  de  Darwin 
en  sociologie,  ont  appelé  la  «  lutte  pour  1  existence.  » 
La  destruction  des  espèces  plus  faibles  par  les  espèces 
plus  fortes  a  pu  être  une  des  formes  de  l'évolution 
dans  le  passé,  mais  aujourd'hui  que  l'homme  est  ua 


LA    SOCIlixii    FUTURE  3gt 

être  conscient,  aujourd'hui  que  nous  commençons  à 
entrevoir  et  à  comprendre  les  lois  qui  régissent  l'hu- 
manité, nous  pensons  que  l'évolution  doit  revêtir  une 
forme  différente. 

Nous  l'avons  dit,  cette  forme  est  la  solidarisation 
des  intérêts  et  des  efforts  individuels  pour  arriver  à 
un  meilleur  avenir.  Mais  nous  sommes  convaincus 
aussi  que  cette  solidarisation  de  but  et  d'efforts  ne 
peut  naître  que  de  la  libre  autonomie  des  individus 
qui,  libres  de  se  rechercher  entre  eux  et  d'unir  leurs 
efforts  dans  le  sens  qui  répondra  le  mieux  à  leurs  ap- 
titudes et  à  leurs  aspirations,  n'auront  plus  besoin  de 
peser  sur  personne,  puisque  personne  ne  viendra  pe- 
ser sur  eux.  L'homme  est  assez  développé  aujourd'hui 
pour  reconnaître,  par  l'expérience,  le  bon  ou  le  mau- 
vais côté  d'une  action;  il  ressort  que,  dans  une  société 
sans  pouvoir,  les  groupes  ou  les  individus  qui  se  se- 
ront fourvoyés  dans  une  mauvaise  voie,  voyant  à 
côté  d'eux  des  groupes  mieux  organisés,  sauront  aban- 
donner la  mauvaise  voie  pour  se  rallier  à  la  manière 
de  faire  qui  leur  paraîtra  la  meilleure. 

Le  développement  progressif  de  l'humanité  étant 
débarrassé  des  obstacles  qui  l'ont  entravé  jusqu'à  ce 
jour,  l'évolution  des  idées  et  des  individus  ne  nous 
présenterait  plus  qu'une  lutte  pacifique,  où  chacun 
rivaliserait  de  zèle  afin  de  produire  mieux  que  les  au- 
tres, et  nous  conduirait  ainsi  au  but  final  :  le  bonheur 
de  l'individu  au  milieu  du  bien-être  général. 


CONCLUSION 


S'il  est  une  doctrine  qui  ait  eu  le  don  de  soulever 
les  fureurs  et  les  calomnies  de  tous  les  partis  de  la 
politique,  c'est  bien  la  doctrine  anarchiste.  Effrayés 
des  progrès  que  faisait  dans  l'esprit  des  exploités^  } 
l'idée  d'indépendance  sous  sa  nouvelle  formule,  tous  j 
■ceux  qui  vivent  d'exploitation  —  exploitation  indus-  | 
trielle,  capitaliste,  politique,  morale  et  intellectuelle  | 
—  s'unirent  fraternellement  dans  une  commune  dé-  ; 
fensepour  tomber  sur  ces  nouveaux  venus  qui  osaient 
Arenir  les  troubler  dans  leur  quiétude,  en  émettant  des  i 
théories  «  subversives  de  tout  ce  que  l'on  était  con- 
venu de  respecter  !  » 

Les  théories  anarchistes  comportaient  le  droit  pri- 
mordial qu'a  tout  individu,  de  se  révolter  contre  ce  | 
qui  l'écrase,  mais  les  bourgeois  n'attendirent  pas  les 
premiers  coups  :  le  bagne  et  la  prison  fondirent  sur 
les  propagandistes  de  l'idée  philosophique.  Le  maxi- 
mum de  la  loi  était  assuré  à  tous  ceux  qui  défilaient 
devant  un  tribunal,  pour  avoir  osé  exprimer  que  tout 


i 


,ï 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  3g3 

n'était  pas  pour  le  mieux  dans  la  meilleure  des  répu- 
bliques bourgeoises  et  qu'il  fallait  travailler  à  une 
transformation  sociale. 

La  force  appelle  la  force,  la  terreur  engendre  la 
terreur.  Sachant  que  l'on  paie  autant  pour  un  écrit, 
une  parole  que  pour  un  acte  de  révolte  effective,  cer- 
tains anarchistes,  plus  impatients  que  d'autres,  refu- 
sèrent de  discuter  plus  longtemps  et  voulurent  rendre 
coup  pour  coup;  des  lois  exceptionnelles  de  répression 
furent  votées,  les  gouvernants  espèrent  avoir  ainsi 
tué  l'idée  [anarchiste;  les  événements  nous  diront  un 
jour  ce  qu'il  faut  en  penser. 

Mais,  avant  d'oser  faire  des  lois  si  rétrogrades,  ne 
pouvant  réfuter  des  théories  que,  pour  la  plupart,  leur 
faiblesse  intellectuelle  les  empêche  de  comprendre; 
sentant  que  si  les  idées  nouvelles  prenaient  pied,  c'en 
était  fait  de  l'exploitation  et  de  leurs  privilèges,  me- 
nacés au  ventre,  ne  voyant  aucune  chance  pour  leur 
parasitisme  de  se  perpétuer  dans  le  nouvel  ordre  de 
choses,  les  bourgeois,  pour  combattre  la  pensée  phi- 
losophique, en  sus  de  la  prison,  eurent  recours  à  leur 
arme  favorite  :  la  calomnie. 

«  Les  anarchistes»,  s'écrièrent-ils,  sur  tous  les  tons, 
—  suivis  dans  cette  campagne  par  les  autoritaires  de 
tous  poils  qui  prétendent  travailler  à  une  réforme  so- 
ciale, —  «  les  anarchistes  I  ne  sont  pas  un  parti.  Ils 
n'ont  pas  d'idées  sur  l'organisation  sociale  future,  ils 
n'ont  que  des  appétits!  »  —  les  socialistes  autori- 
taires ajoutèrent,  «  ce  sont  des  mouchards  I  » —  et 
tous  :  «  ils  voudraient  nous  ramener  au  règne  de  la 
force  et  de  la  brute!  >> 

Et  les  injures,  les  calomnies,  les  dispensant  d'argu- 
ments, ils  firent  dans  les  journaux  un  tel  renom  d'in- 


394  ^^   SOCIÉTÉ   FUTURE 

sanité  et  de  violence  irraisonnée  aux  anarchistes  que 
tous  les  imbéciles,  dont  la  conviction  ne  se  fait  que 
d'après  la  lecture  de  leur  journal,  acceptèrent  comme 
vérités  ce  fatras  de  mensonges  et  ne  virent  dans  les 
anarchistes,  qu'une  bande  de  forcenés  qui  ne  savaient 
pas  ce  qu'ils  voulaient. 

Nous  n'avons  pas  à  juger  ceux  qui  agirent  et  dont 
plusieurs  payèrent  de  leur  vie  et  de  leur  liberté,  leur 
erreur  s'ils  se  trompèrent.  —  Ils  sont  à  saluer  profon- 
dément, ceux  qui  sacrifient  leur  vie  à  leur  façon  de 
concevoir  les  choses.  —  Mais  nous  devons  avouer  que 
certains  actes  maladroits,  certaines  violences  hors 
propos,  contribuèrent  à  ancrer  cette  opinion.  Mais  la 
crânerie,  le  désintéressement  de  ceux  qui  furent  pris 
dans  la  Ititte  et  dont  plusieurs  sont  morts  au  bagne  et 
à  l'échafaud,  forcèrent  ceux  qui  pensent  à  étudier 
des  idées  capables  d'engendrer  des  dévouements  sem- 
blables, pendant  que  les  satisfaits  de  l'ordre  actuel 
les  couvraient  d'ordure. 

Pour  ce's  ventrus,  tout  anarchiste  n'est  qu'un  être 
haineux,  envieux,  voulant  bien  vivre  et  ne  pas  tra- 
vailler. Est-ce  bien  à  ces  repus,  de  venir  nous  parler 
d'appétits  et  de  convoitise?  Eux  qui  se  sont  gardé 
toutes  les  jouissances  de  la  vie;  eux  que  la  satiété  a 
dégoûtés  de  toutes  les  jouissances  naturelles  qu'ils  n'en 
ont  plus  en  effet,  aucun  appétit... 

Saouls  et  blasés,  ils  en  sont  réduits  à  chercher  des 
jouissances  dans  des  passions  anormales,  dans  des 
raffinements  contre  nature...  Pauvres  gens! 

Les  anarchistes  se  sont  répandus  en  écrits,  en  pa- 
roles pour  expliquer  leur  idéal,  et  les  pourquoi  c'a 
cet  idéal.  I^ous  espérons, parce  volume,  avoir  apporté 


LA    SOCIÉTlî    FUTURE  SpS 

notre  petite  pierre'à  l'édifice  de  la  pensée  future, 
qu'importe,  les  bourgeois  n'en  continueront  pas  moins 
de  clamer  que  nous  n'avons  aucun  idéal. 
*  Pour  eux,  hommes  d'appétits  et  de  convoitises,  ces 
anarchistes  qui  sacrifient  leur  existence  et  leur  liberté 
à  la  conquête  d'une  organisation  sociale  qui  donnera 
libre  jeu  à  l'évolution  de  tous!  Hommes  d'appétits 
quand,  avec  l'absence  de  préjugés  qui  les  caractérise, 
ils  pourraient  faire  une  trouée  et  se  tailler  une  large 
place  dans  les  institutions  de  la  société  actuelle  ou- 
verte à  toutes  les  ambitions,  à  tous  les  appétits,  à 
toutes  les  monstruosités  dérivant  d'une  éducation 
faussée  et  corrompue,  pourvu  que  celui  qui  veut  ar- 
river ferme  les  yeux  sur  ceux  qu'il  renverse  sur  sa 
route,  se  bouche  les  oreilles  pour  ne  pas  entendre  les 
cris  d'agonie  de  ceux  qu'il  foule  aux  pieds  dans  la 
course  folle  qui  l'emporte  à  la  curée. 

Hommes  d'appétits  et  de  convoitises,  ces  anar- 
chistes que  nous  avons  vus  défiler  dans  tous  les  pro- 
cès, sous  lesquels  on  a  cru  étouflfer  le  parti,  qui,  bour- 
geois en  rupture  déclasse  avaient  sacrifié  une  position 
faite  —  qui,  travailleurs  après  une  journée  de  labeur 
et  de  fatigue,  prenaient  sur  leur  temps  de  repos  pour 
aller  annoncer  à  leurs  frères  de  misère,  cet  avenir 
meilleur  qu'ils  entrevoyaient  dans  leurs  rêves,  à  tra- 
ders leurs  conceptions;  s'en  allaient  dévoiler  aux 
travailleurs  leurs  véritables  ennemis,  en  leur  faisant 
comprendre  les  véritables  causes  de  leur  misère. 
Hommes  d'appétits,  tous,  quand  il  leur  aurait  suffi, 
pour  la  plupart,  d'accepter  la  société  telle  qu'elle  est, 
et  un  peu  de  souplesse  d'échiné  pour 'entrer  dans  les 
rangs  de  nos  exploiteurs  actuels. 

Enfin,  hommes  d'appéiits  et  de  convoitises,  tous 


396  LA   SOCIÉTÉ   FUTURE 

ces  travailleurs  qui  aspirent  à  un  état  meilleur,  eux 
qui  produisent  tout,  luxe  et  jouissances,  et  se  serrent 
le  ventre  toute  leur  existence!  Hommes  d'appétits  et 
de  convoitises,  ceux  qui  réclament  leur  part  de  con- 
sommation dans  les  richesses  qu'ils  produisent! 

Mais  ceux  qui  nous  oppriment?  —  Oh!  peut-on 
dire!  Eux,  des  hommes  d'appétits  et  de  convoitises? 
comment  donc!  —  Ecoutez-les,  au  sortir  d'une  nuit 
bien  employée!  viennent-ils  nous  surexciter  les  mau- 
vaises passions,  en  faisant  entrevoir  au  travailleur  un 
avenir  impossible?  que  non,  entendez-les  lui  prêcher 
l'amour  de  sa  famille,  de  son  intérieur,  le  respect 
des  positions  acquises,  la  m^orale,  la  tempérance  et  le 
désintéressement,  en  des  discours  coupés  par  les 
hoquets  d'un  repas  trop  copieux,  où,  individuelle- 
ment, ils  auront  absorbé  la  substance  de  plusieurs 
familles. 

Eux,  des  hommes  de  convoitises?  Ho;  fi  donc!  les 
pauvres  gens  que  vous  les  connaissez  mal!  —  Mais 
s'ils  consentent  à  s'empiffrer  de  la  sorte,  au  risque  de 
crever  d'indigestion,  croyez-vous  que  ce  soit  pour 
leur  satisfaction  personnelle?  oh!  que  non.  C'est 
par  humanité...!  Ne  faut-il  pas  qu'ils  rendent  à  la 
circulation  l'argent  qu'ils  ont  soutiré  au  commerce  et 
à  l'industrie,  à  la  sueur  du  front...  de  leurs  serfs  du 
sol_,  de  la  mine,  de  l'usine  ou  du  comptoir  !  Les  croyez- 
vous  si  égoïstes  de  vouloir  se  l'accaparer  et  n'en  rien 
laisser  sortir? 

Allons!  pauvres  diables  qui  tremblez,  hâves,  dé- 
guenillés, sous  la  morsure  du  froid,  qui  vous  crispez, 
le  ventre  creux,  sous  les  étreintes  de  la  faim,  réjouis- 
sez-vous !  Pour  vous  faire  plaisir  et  vous  procurer  du 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  3q-J 

travail,  vos  exploiteurs  se  couvrent  de  beaux  habits, 
s'emmitouflent  de  fourrures,  jettent  leur  or  à  des 
futilités,  se  délectent  dans  de  dispendieux  repas,  à 
votre  intention;  et,  le  soir  quand  vous  irez  étendre 
sur  un  méchant  grabat  vos  membres  endoloris  par 
une  journée  de  travail,  eux,  sortant  de  chez  leur  maî- 
tresse — •  une  de  vos  filles  le  plus  souvent,  —  ou  de 
leur  cercle  où  ils  auront  laissé  la  fortune  d'une  fa- 
mille, ils  iront  mollement  étendre  leur  carcasse 
détraquée  par  les  excès,  ils  s'endormiront  heureux. 
—  N  'auront-ils  pas  bien  gagné  leur  somm.eil  ?. . .  N  'ont- 
ils  pas  travaillé  à  vous  river  de  plus  en  plus  à  la  glèbe 
ou  à  l'usine? 

Oh!  nous  savons  bien  ce  que  vous  autres,  anar- 
chistes, vous  répondrez  :  «  il  vaudrait  mieux  ne  pas 
exploiter  les  travailleurs,  leur  laisser  à  eux-mêmes  le 
soin  de  dépenser  comme  bon  leur  semblerait,  le  fruit 
de  leur  travail;  mais  vous  n'êtes  que  des  nommes  de 
rapine;  qui  n'avez  aucun  idéal  social,  qui  ne  rêvez 
que  pillage,  meurtre  et  incendie!  Vous  n'avez  que 
des  appétits!...  cela  répond  à  tout  et  dispense  de  bon- 
nes raisons. 

Ce  qui  fait  que  tous  les  partis  rapprochés  dans  une 
si  touchante  union,  ont  oublié  leurs  querelles  sur  le 
dos  des  anarchistes,  c'est  que,  faisant  partie  de  la 
classe  des  exploiteurs  actuels,  ou  espérant  y  entrer,  il 
faut  bien  qu'ils  prennent  la  défense  de  ce  dont  ils 
espèrent  tirer  parti  un  jour.  Ils  veulent  bien  se  dis- 
puter l'assiette  au  beurre,  mais  non  la  briser,  il  leur 
faut  donc  travailler  à  se  débarrasser  de  ceux  qui  leur 
barrent  la  route,  en  démontrant  aux  travailleurs  qu'ils 
ne  doivent  plus  accepter  de  maîtres.  Or,  pour  ameu- 

23 


SgS  LA   SOCIÉTÉ   FUTURE 

ter  les  naïfs  quoi  de  mieux  que  de  présenter  comme 
des  affamés,  se  précipitant  à  la  curée  des  biens,  ceux 
qui  préconisent  le  renversement  de  l'exploitation  de 
l'homme  par  l'homme! 

Il  faut  les  entendre  plaindre  «  ceux  qui,  par  leur 
travail  et  leur  économie,  se  sont  assuré  un  peu  de 
pain  pour  leurs  vieux  Jours  »,  ils  n'ont  pas  de  termes 
assez  élégiaques  pour  louanger  «  le  petit  propriétaire 
ou  industriel  qui,  par  son  travail,  son  énergie,  fait  la 
force  de  la  nation  !  »  Et  les  imbéciles  qui  sont  desti- 
nés à  crever  à  l'hôpital,  qui,  devraient  bien  savoir  que 
le  «  capital,  fruit  de  l'épargne  et  du  travail  »  n'est 
qu'une  blague,  que  le  travailleur  est  plus  assuré  d'a- 
voir devant  lui,  des  jours  sans  pain  que  d'arriver  à 
faire  des  économies,  craignent  eux  aussi,  pour  la  sé- 
curité de  leurs  économies...  hypothétiques I 

Les  anarchistes,  n'avoir  que  des  appétits?  Bon  pour 
les  imbéciles  de  croire  à  cela,  mais  les  autoritaires, 
comment  peuvent-ils  espérer  tromper  ceux  qui  réflé- 
chissent? —  Quand  à  chaque  instant,  ces  hommes 
disent  aux  travailleurs  :  «  Ce  sol  dont  on  vous  a  frus- 
trés et;que  l'on  vous  force  à  défendre  vous  appartient, 
personne  n'a  le  droit  de  s'en  emparer  et  de  vous  le 
faire  travailler  à  son  profit  ;  les  fruits  de  la  terre  ap- 
partiennent à  tous,  personne  n'a  le  droit  de  mettre 
en  réserve  quand  d'autres  ont  faim;  tout  le  monde 
doit  manger  à  sa  faim,  tant  qu'il  y  a  assez  de  vivres 
au  banquet  de  la  nature  »,  comment  peut-on  espérer 
les  faire  passer  pour  des  hommes  de  convoitise  ? 

Quand  ils  s'eff"orcent  de  faire  comprendre  aux  tra- 
vailleurs qu'ils  doivent  réaliser  l'avènement  d'une 
société  où  tout  le  monde  doit  trouver  la  satisfaction 


LA    SOCIÉTÉ    FUTURE  Spg 

de  ses  besoins  physiques  et  intellectuels;  où  ne  se 
verront  plus  ces  monstruosités  :  des  individus  dans 
la  force  de  l'âge,  mourant  de  misère,  de  besoins,  ou 
cherchant  dans  le  suicide,  un  moyen  d'échapper  aux 
angoisses  de  la  faim,  lorsque  à  côté  d'eux,  se  dépen- 
sent dans  des  fêtes  folles,  dans  des  orgies  sans  nom, 
des  sommes  qui  suffiraient  à  défrayer  plusieurs  fa- 
milles pour  le  reste  de  leur  existence  ;  qui  pourra  les 
comparer  à  des  hommes  de  rapine? 

Des  ambitieux  les  anarchistes?  quand  leur  princi- 
pale propagande  est  de  faire  comprendre  aux  indivi- 
dus, qu'il  faut  qu'ils  détruisent  toutes  les  situations 
qui  permettent  aux  intrigants  de  dominer  la  masse  ; 
quand  ils  s'efforcent  à  chaque  instant  de  faire  com- 
prendre que,  quels  que  soient  les  hommes  au  pou- 
voir, ce  pouvoir  sera  forcément  arbitraire,  puisqu'il 
ne  servira  qu'à  assurer  la  volonté  de  quelques-uns, 
que  ces  individus  le  détiennent  de  par  le  Droit  Divin, 
le  Droit  du  Sabre  ou  du  Droit  du  Nombre. 

Et  c'est  bien  là  ce  qui  ameute,  contre  l'idée  anar- 
chiste les  bourgeois  et  les  autoritaires,  voilà  ce  qui 
les  fait  hurler  à  la  mort,  c'est  qu'elle  apprend  aux 
travailleurs  à  faire  leurs  aflfaires  eux-mêmes,  à  ne  se 
reposer  sur  personne  du  travail  à  accomplir,  à  ne  pas 
déléguer  leur  souveraineté,  s'ils  veulent  rester  libres. 
Tout  ce  qui  vit  d'exploitation  politique  a  senti  que, 
l'idée  se  propageant,  il  ne  resterait  plus  de  place  aux 
appétits,  et  cette  meute  de  faméliques  en  quête  de 
places  et  d'honneurs,  et,  surtout  d'émoluments,  gronde 
en  montrant  les  crocs;  ils  sentent  leur  rôle  s'effacer 
peu  à  peu;  étant  trop  gangrené?  pour  se  mettre  fran- 
chement avec  les  travailleur?,  ils  bavent  sur  tout  ce 
qui  travaille  à  l'affranchissemeni  de  l'humanité. 


400  LA   SOCIÉTÉ    FUTURE  ) 

i 

! 

1 

Allez!  bavez  tant  qu'il  vous  plaira,  ce  ne  sont  ni  i 
vos  injures,  ni  vos  calomnies  qui  arrêteroat  la  mar-  i 
che  de  l'humanité.  Oui,  tout  homme  a  des  appétits.  ] 
Eh  bien!  après?  —  Il  ne  s'agit  que  de  s'entendre  sur  i 
la  portée  de  ce  mot.  —  Oui,  nous  voulons  une  société  ' 
où  chacun  pourra  satisfaire  à  ses  besoins  physiques  et  j 
intellectuels,  dans  toute  leur  intégralité;  oui,  nous  i 
rêvons  une  société  où  toutes  les  jouissances  du  corps  ■! 
et  de  l'esprit  ne  seraient  plus  accaparées  par  une  mi-  ■ 
norité  privilégiée,  mais  seront  à  la  libre  disposition  ! 
de  tous.  Oui,  nous  sommes  des  hommes  et  nous  avons  ] 
les  appétits  de  l'homme!  nous  n'avons  pas  à  nous  ca-  ] 
cher  de  notre  nature.  ■> 

Mais  nous  avons,   aussi,  une  telle  soif  de  justice  et  ] 
de  liberté  que  nous  voudrions  une  société  exempte  de   ■ 
juges,  de  gouvernants  et  de  tous  les  parasites  qui  i 
constituent  le  monstrueux  organisme  social  dont  est 
affligée  l'humanité  depuis  son  histoire.  I 

Quant  au  reproche  de  ne  pas  avoir  d'idéal,  les  dé-  j 
clarations  que  les  anarchistes  ont  faites  en  toutes  les  ] 
occasions  qui  leur  ont  été  offertes  dans  leurs  jour-  j 
naux,  brochures,  réunions,  devant  les  tribunaux,  par-  : 
tout  où  ils  ont  pu  parler  au  public,  suffisent  à  prouver  y 
la  fausseté  de  ces  allégations.  | 

Dans  le  cours  de  ce  travail,  nous  avons  essayé  de  \ 
dégager  notre  idéal,  de  démontrer  preuves  à  l'appui,  ■ 
que  l'initiative  et  l'autonomie,  dans  une  société  nor-  ; 
malement  constituée,  doivent  être  les  seuls  moteurs  :' 
de  l'activité  humaine.  Nous  avons  vu  que  toutes  les  ^ 
institutions  actuelles  ne  sont  faites  que  pour  la  dé-  "^ 
fense  des  intérêts  particuliers  d'une  classe,  pour  la  l 
protéger  contre  les  réclamations  de  ceux  qu'elle  a  \ 


LA   SOCIÉTÉ    FUTURE  4OI 

spoliés  :  que  loin  de  découler  de  «  lois  naturelles,  » 
elles  ne  reposent  que  sur  l'arbitraire  et  sont  absolu- 
ment contraires  aux  lois  de  la  nature. 

Puis,  nous  avons  vu  que  la  science  et  la  nature,  loin 
d'infirmer  nos  idées,  comme  on  le  prétend,  s'accor- 
dent pour  proclamer  l'autonomie  complète  de  l'indi- 
vidu au  milieu  de  ses  semblables  et  dans  l'espace. 
Aux  travailleurs  à  méditer. 


Clairvaux,  1894-95. 


TABLE    DES  MATIERES 


—  LE  LENDEMAIN  DE  LA  REVOLUTION 

Ce  que  durera  la  révolution.  —  Transformation  progres- 
sive de  la  société.  —  Inefficacité  des  révolutions  politiques 
au  point  de  vue  résultat,  mais  servant  de  point  de  départ  à 
des  idées  plus  nettes.  —  Evolution  et  Révolution.  —  Les 
entraves  à  l'évolution  sont  des  causes  de  révolution.  —  Fa- 
talité de  la  révolution.  —  La  part  minime  d'influence  qu'ont 
les  orateurs  et  les  écrivains  sur  les  mouvements  de  leur  gé- 
nération. —  Longue  durée  de  la  période  révolutionnaire  et 
ses  alternatives  de  revers  et  de  succès.  —  La  force  détruit 
mais  n'édifie  pas.  —  Elle  est  nécessaire  pour  résister  à  l'es- 
clavage. —  Les  ambitieux  seuls,  comptent  employer  la  force 
pour  édifier  un«  société  nouvelle.  —  L'initiative  indivi- 
duelle assurera  le  succès  de  la  révolution.  —  Solidarité  des 
travailleurs  des  villes  et  des  travailleurs  des  champs.  — 
Instabilité  de  la  société  actuelle 


II.    —   LA     RÉVOLUTION    ET    LE    D.^RWINISME  <^ 

Darwin,  la  théorie  de  la  lutte  pour  l'existence  et  la  science 
officielle.  —   Les  commentateurs.  —  Pénurie  de  vivres  et 


404  TABLE    DES    MATIÈRES 

sélection.  —  Malthus  et  la  pauvreté.  —  Haeckel  et  l'aristo- 
cratie. —  L'élite  de  l'humanité!  —  Parasitisme  de  la  bour- 
geoisie. —  L'intelligence  et  la  société.  —  Les  arguments  des 
défenseurs  bourgeois  se  retournant  contre  eux.  —  La  bour- 
geoisie essayant  de  justifier  son  exploitation  avec  la  compli- 
cité de  la  science.  —  La  lutte,  facteur  du  progrès.  —  Bûch- 
ner,  la  lutte  et  les  inégalités  sociales.  —  La  solidarité  est 
aussi  vieille  que  la  lutte.  —  La  lutte  et  les  proches  espèces. 
—  Autre  explication  de  la  lutte.  —  La  lutte  et  l'accroisse- 
ment du  nombre  des  individus.  —  L'appui  mutuel.  —  La 
lutte,  source  de  l'autorité.  — L'intelligence  de  l'homme  doit 
donner  une  autre  orientation  à  son  évolution.  —  La  société 
actuelle  ne  favorise  pas  la  sélection  des  meilleurs.  —  Au- 
tres preuves  du  parasitisme  de  la  bourgeoisie.  —  Situation 
du  pauvre  dans  la  société  "bourgeoise.  —  Haeckel,  Darwin  et 
la  sélection  militaire.  —  La  force,  source  du  droit.  —  Jus- 
tification des  réclamations  des  travailleurs  par  les  propres 
arguments  de  la  science  bourgeoise 17 


III.  —  LA  LUTTE  CONTRE  LA  NATURE  ET  L'APPUI  MUTUEL  O 

Les  sociétés  humaines  ne  doivent  pas  être  un  champ  de 
bataille.  —  Les  forces  perdues.  —  Le  progrès  ennemi  des 
travailleurs.  —  Pénurie  de  vivres.  —  Fausseté  de  cette  af- 
firmation. —  Terrains  incultes.  —  Les  droits  «  protec- 
teurs! »  —  L'homme  peut  diriger  la  culture  et  l'élevage 
selon  ses  besoins.  —  L'aide  mutuelle.  —  Gaspillages  de  la 
société.  —  Détérioration  de  la  planète  et  du  climat.  —  Les 
travaux  d'amélioration  de  la  planète.  —  Irrigation  et  capta- 
tion  des  alluvions.  —  L'affirmation  bourgeoise  est  la  con- 
damnation de  son  système.  —  Bûchner  et  la  lutte  contre  la 
nature 43 

IV.   —    LA   RÉVOLUTION   ET   l'iNTERNATIONALISME 

Les  autoritaires  de  la  Révolution.  —  Solidarité  des  aris- 
tocraties. —  La  révolution  de  89  et  l'initiative  individuelle. 
—  Le  peuple  se  battait  croyant  défendre  son  bien-être.  — 
La  révolution  de  89  fut  acceptée  par  les  républicains  de  tous 


TABLE    DES    MATIERES  ^05 

pays.  —  L'Internationalisme  doit  être  effectil".  —  Les  peu- 
ples ont  des  qualités  et  aptitudes  équivalentes  et  non  égales. 

—  Les  exploiteurs  n'ont  pas  de  Patrie.  —  L'Internationa- 
lisme est  dans  les  faits.  —  Un  pouvoir  ne  peut  avoir  de 
créance,  près  des  autres  gouvernements,  qu'en  donnant  des 
gages  de  réaction.  —  A  faits  nouveaux,  tactique  nouvelle.  — 
Le  besoin  d'alVranchissement  est  universel.  —  La  multipli- 
cité des  révoltes  forcera  les  bourgeoisies  à  fractionner  leurs 
forces.  —  L'amour  de  la  Patrie  n'implique  pas  la  haine  de 
l'humanité Sy 

V.   —  LA    RÉVOLUTION    FILLK    DE    l'ÉVOLUTION    Q 

Inanité  des  réformes.  —  Le  mouvement  réformiste  contri- 
bue, pour  une  part,  à  consolider  l'ordre  de  choses  actuel, 
mais,  d'autre  part,  travaille  à  le  ruiner.  —  L'opinion  pu- 
blique se  fait  de  la  moyenne  des  idées  émises.  —  Tendance 
de  l'individu  à  briser  les  entraves  pour  vivre  son  idéal.  — 
Les  idées  transforment  les  mœurs,  les  mœurs  transforment 
l'idée.  —  Tentatives  de  réalisation  de  la  société  anarchiste. 

—  Les  anarchistes  veulent  réaliser  leur  idéal  dans  l'ancien 
monde.  —  Des  effets  perturbateurs  que  produiraient  la  réus- 
site des  idées  nouvelles  au  milieu  de  l'ancienne  société.  — 
Les  associations  coopératives  ne  sont  que  des  écoles  d'ex- 
ploitation. —  Les   persécutions  ne  peuvent  détruire  l'idée. 

—  L'Evolution  engendre  la  Révolution 71 

VI.  —  l'outillage  mécanique  o 

L'outillage  mécanique  et  ses  effets  néfastes  sur  le  sort  du 
travailleur.  —  La  machine  produit  plus  vite  et  en  moins  de 
temps.  —  Elle*  fait  baisser  l'instruction  professionnelle.  — 
Les  capitalistes  en  bénéficient  par  la  facilité  de  recruter 
leur  personnel.  —  Dépendance  du  travailleur.  —  Remplace- 
ment de  l'homme  par  la  femme  et  l'enfant.  —  Difficultés  de 
l'embauchage.  —  La  question  du  partage,  des  richesses.  — 
Les  anarchistes  ne  veulent  pas  le  partage  mais  la  mise  en 
commun.  —  La  richesse  produit  la  misère,  l'encombrement 
des  magasins  le  chômage.    —  Les  conquêtes  coloniales.  — 


406  TABLE    DES    MATIERES 

La  débâcle,  tout  à  l'encan.  —  Les  petits  industriels  et  petits» 
propriétaires.  —  Divisions  entre  prolétaires,  divisions  entre 
exploiteurs.  —  Les  fautes  de  la  bourgeoisie  contribuent  à 
sa  ruine.  —  La  révolution  est  fatale.  —  L'outillage  mécani- 
que doit  contribuer  à  l'affranchissement  du  travailleur.  .   .      87 


VIL   —  FATALITÉ   DE  LA   REVOLUTION 

La  peur  du  lendemain.  —  Le  peuple  n'ayant  pas  de  con- 
tact direct  avec  le  pouvoir,  sa  crainte  en  est  augmentée.  — 
Echecs  des  révolutions  politiques.  —  Le  peuple,  dans  sa 
crainte  du  lendemain,  prête  l'oreille  à  ceux  qui  lui  promet- 
tent une  transformation  pacifique  et  sans  à-coups.  —  La  con- 
currence politique  des  individus  bourgeois,  les  fait  travailler 
à  la  ruine  de  leur  classe.  —  L'apathie  actuelle  de  la  foule 
ne  prouve  pas  son  immobilité  future.  —  Les  révolutions 
sortent  des  faits  et  ne  s'improvisent  pas.  —  Nécessité  de  la 
révolution  pour  arrêter  l'omnipotence  de  l'Etat.  —  L'évolu- 
tion bourgeoise  nous  mène  à  l'état  social  des  abeilles  et  des 
fourmis.  —  L'industrialisme  et  l'élimination  de  l'élément 
homme  des  ateliers.  —  Les  idées  les  plus  belles  ne  sont  réa- 
lisables qu'autant  que  les  individus  qu'elles  peuvent  inté- 
resser auront  l'énergie  d'en  vouloir  la  réalisation io3 

Vin.    —   DE    LA  PÉRIODE   TRANSITOIRE 

Des  améliorations  progressives!  —  Logique  socialiste.  — 
La  masse  ne  comprend  pas  nos  idées.  —  La  révolution  pos- 
sible pour  le  moins  mais  non  pour  le  plus  !  —  Il  faut  un 
pouvoir  fort  pour  guider  l'homme.  —  Les  socialistes  con- 
servateurs déjà,  avant  d'être  au  pouvoir.  —  Ils  ne  sont  que 
des  politiciens.  —  La  bourgeoisie  ne  se  laissera  .pas  dépos- 
séder par  des  décrets.  —  Les  propagateurs  sèment  l'idée, 
les  événements  décident  de  ce  qui  est  applicable.  —  Néces- 
sité dorganiser  la  production  pendant  la  lutte.  —  C'est  l'ini- 
tiative individuelle  qui  décidera  du  succès  de  la  révolution. 
—  Les  besoins  guideront  les  individus  dans  leur  façon  de 
se  grouper.  — Le  milieu  et  l'individu  se  modifient  mutuelle- 
ment. —  Les  révolutions  élargissent  les  facultés  de  concep- 


TABLE   DES   MATIÈRES  4O7 

tion  de  la  foule.  —  Plus  l'évolution  se  fait  vite,  plus  elle  ac- 
célère la  révolution.  —  Les  partisans  de  l'autorité  ne  la  veu- 
lent que  pour  ceux  qui  ne  sont  pas  de  leur  avis.  —  On  ne 
contente  pas  tout  le  monde.  —  Le  respect  des  majorités! 

—  Les  idées  se  font  oppressives  des  idées  nouvelles  lors- 
qu'on leur  met  un  pouvoir  entre  les  mains.  —  L'homme 
convaincu  propage  son  idée,  sans  s'occuper  des  possibilités. 

—  C'est  à  ceux  qui  doivent  en  bénéficier  d'en  chercher  la 
réalisation 114 

IX.    —   DE  l'influence   MORALE   DE  LA  REVOLUTION 

L'ignorance  est  la  cause  des  avortements  des  révolutions 
passées.  —  Nous  devons  savoir  ce  que  nous  voulons  pour 
faire  réussir  celles  qui  se  préparent.  —  Faudra-t-il  un  pou- 
voir pour  empêcher  la  bourgeoisie  de  faire  un  retour  offen- 
sif?,—  Impuissance  de  la  bourgeoisie  à  maintenir  son  ex- 
ploitation si  elle  était  livrée  à  ses  seules  forces.  —  Si  la  ré- 
volution apporte  les  améliorations  promises  au'sort  des  tra- 
vailleurs, elle  n'aura  pas  de  réaction  à  redouter.  —  Un  pou- 
voir constitué  ne  peut  être  qu'un  danger  pour  la  liberté.  — 
L'homme  est-il  si  mauvais  qu'on  le  prétend?  —  C'est  la  so- 
ciété qui  engendre  l'antagonisme  et  la  lutte.  —  Transfor- 
mons le  milieu  et  l'individu  se  transformera.  —  Les  crimes 
passionnels.  —  Ils  ne  sont  que  le  produit  d'une  fausse  édu- 
cation, ou  du  sentiment  de  propriété.  —  L'adultère  et  les 
crimes  de  l'amour.  —  La  société  n'est  basée  que  sur  le  men- 
songe et  l'hypocrisie.  —  La  science  et  la  société.  —  Les  atta- 
ques au  droit  des  gens  ne  peuvent  être  que  des  anomalies 
dans  une  société  sainement  constituée.  —  Hypocrisie  de  l'ap- 
pareil judiciaire.  —  La  nature  de  l'homme  est  d'être  sain 
moralement  et  physiquement,  c'est  la  société  actuelle  qui  le 
déforme.  —  Un  changement  de  milieu  ne  transformera  pas 
l'homme  instantanément,  mais  atténuera  ses  défauts.  — 
Les  périodes  d'effervescence  exaltent  les  forces  vitales.  — 
La  société  future  mieux  organisée  achèvera  de  rendre 
''homme  tout  à  fait  sociable,  sain  de  corps  et  d'esprit..  .   .    i.<i 

X.    —  DE   l'individu    dans  LA   SOCIÉTÉ   Û 

Erreurs  des  sociologues  passés.  —  La  société  n'est  pas  un 


408  TABLE    T)K,S   MATIÈRES 

organisme  au  sens  du  mot.  —  La  richesse  des  uns  engendre  la 
misère  des  autres.  —  L'esprit  d'association  '•^e  perd  dans  la 
nuit  des  temps.  —  C'est  l'association  qui  a  sauvé  l'homme. 

—  L'antiquité  de  l'oppression  ne  la  légitime  pas.  —  La  spé- 
cialisation chez  les  insectes.  —  L'association  chez  les  rumi- 
nants. —  L'esclavage  chez  les  fourmis.  —  Tout  prouve  l'es- 
prit d'indépendance.  —  La  société,  entité  des  bourgeois.  — 
La  société  doit  se  modeler  sur  les  besoins  des  individus.  — 
L'autoritarisme  des  socialistes  soi-disant  scientifiques.  — La 
main  de  l'homme  l'a  préservé  de  la  spécialisation  des  in- 
sectes. —  La  solidarité  et  l'autonomie  proclamées  par  les 
bourgeois.  —  Le  groupement  doit  s'échafauder  du  simple 
au  composé.  —  C'est  l'inconscience  des  cellules  qui  fait  leur 
dépendance.  —  La  spécialisation  ne  se  développe  qu'à  la 
suite  de  cette  indifférence  pour  tel  ou  tel  état.  —  Cette  spé- 
cialisation implique  solidarité  mais  non  sujétion.  —  L'idéal 
de  l'économie  politique.  —   L'individu  a  toujours  le   droit 

de  se  séparer  de  la  société  qui  voudrait  l'opprimer 147 

XI.    —   l'égalité   sociale.   —   LES  INÉGALITÉS  NATURELLES 

La  société  actuelle  favorise  la  sélection  des  cafards  et  des 
cruels.  —  Illogisme  de  ceux  qui  proclament  l'inégalité.  — 
Les  anarchistes  veulent  l'égalité  de  moyens.  —  Les  préten- 
tions de  «  l'élite  intellectuelle  ».  —  Définition  de  Tintelli- 
gence  par  Spencer  et  Manouvrier.  —  L'homme  intelligent 
doit  à  la  société.  —  Pas  plus  le  droit  de  l'intelligence  que 
le  droit  de  la  force.  —  Les  savants  ont  leurs  défauts  comme 
]es  autres.  —  L'étude  des  sciences  est  une  affaire  de  grou- 
pement autonome.  —  L'homme  intelligent  n'a  pas  plus  de 
besoins  à  satisfaire  qu'un  homme  moins  intelligent.  — 
L'homme  intelligent  n'est  que  le  produit  de  ses  ancêtres  et 
de  son   milieu.  —  Relativité  des  choses  dites  intelligentes. 

—  La  société  actuelle  travaille  à  élargir  le  fossé  qui  sépare 
les  intelligents  des  ignorants.  —  La  science  officielle  a  tou- 
jours été  persécutrice  des  savants  qui  apposaient  des  idées 
nouvelles.  —  Les  découvertes  en  science,  sont  plutôt  le 
fait  de  savants  non  officiels.  —  Ce  sont  les  pédants  qui  font 
prendre  la  science  en  haine 168 


TABLE    DES    MATIERES  4O9 


XÎI.    —  ÉGOÎSME.   —  ALTRUISME    C 

L'homme  n'est  pas  exclusivement  égoïste  ou  altruiste.  Il 
est  les  deux.  —  Les  bourgeois  accusent  l'homme  d'égoïsme 
et  leur  système  social  ne  repose  que  sur  l'abnégation  des 
travailleurs.  —  L'anarchie  des  dilettanti.  —  L'anarchie  n'est 
ni  égoïste  ni  altruiste.  —  L'individualisme  tient  compte  que 
l'individu  n'est  pas  une  entité.  —  La  société  actuelle  donne 
cours  à  l'égoïsme  le  plus  étroit,  tout  en  prêchant  la  frater- 
nité. —  La  conscience  du  Moi  réveille  l'esprit  d'affranchisse- 
ment. —  La  bourgeoisie  a  conscience  de  l'injustice  de  ses 
privilèges.  —  C'est  en  respectant  la  liberté  des  autres  que 
l'individu  fera  respecter  la  sienne.  —  La  fausse  conception 
qu'on  se  fait  de  l'homme •  ,    iga 

XIIL   —   AUTORITÉ    ET   ORGANISATION  O 

Autorité  n'est  pas  organisation.  —  L'organisation  découle 
des  rapports.  —  La  société  future,  synthèse  de  toutes  les 
aspirations  passées.  —  Poser  des  cadres  à  la  société  serait 
œuvre  réactionnaire.  —  C'est  ce  qui  a  fait  l'impuissance  des 
écoles  socialistes.  —  Les  groupements  libres.  —  (nelficacité 
des  décrets.  —  L'œuvre  révolutionnaire.  —  La  propriété 
légitime.  —  L'impossibilité  de  thésauriser.  — Impossibilité 
de  rétablir  le  salariat.  —  Rapidité  des  événements  boule- 
versant les  calculs  de  la  prévoyance  humaine.  —  Oa  ne  dé- 
truit pas  sans  savoir  quoi  reconstruire.  —  Les  inventions 
collectivistes 201 

XIV.  —  LA  VALEUR 

Les  travailleurs  sont  spoliés,  mais  ils  le  sont  scientifi- 
quement. —  Comment  on  établit  des  «  lois  naturelles.  »  — 
La  valeur  non  expliquée.  —  Les  débuts  du  commerce.  — 
Les  monnaies  primitives. —  Leur  insuffîsf  nce.  —  L'appro- 
priation des  produits  naturels.  — Le  bénéfice,  mot  honnête 
pour  désigner  une  chose  malhonnête.  —  Le  vol  est  l'origine 
de  la  Propriété.  —  La  théorie  de  la  valeur  reprise  par  le» 


41 0  TABLE   DES   MATIERES 

collectivistes.  —  Impossibilité  d'établir  la  valeur  du  tra- 
vail. —  Les  risques  du  Capital!  —  C'est  le  travail  qui  les 
paie  !  —  Les  gargotiers  économistes  !  —  La  société  engen- 
dre le  mal.  —  Improductivité  du  Capital.  ■^  Echanges  de 
services  et  non  mercantilisme.  — L'ancienneté  d'un  premier 
vol  ne  justifie  pas  le  vol  actuel 212 

XV.  —  LA  MESURE  DE  LA  VALEUR  ET  LES  COMMISSIONS  DE  STATISTIQUE 

L'étalon  de  la  valeur.  —  Changements  de  noms.  —  Où 
trouver  le  critérium  de  la  valeur  ?  —  L'heure  de  travail.  — 
Inégalité  des  travaux.  —  Qui  doit  établir  la  mesure  de  la 
valeur  ?  —  Les  dangers  de  l'accumulation.  —  La  richesse 
engendrant,  à  nouveau,  la  misère.  —  Les  palliatifs.  —  La 
consommation  obligatoire!  —  Rétablirâ-t-on,  en  collecti- 
visme, l'assistance  publique  ?  —  Liberté  ou  autorité.  —  Le 
rôle  des  commissions  de  statistique.  —  La  concentration  de 
la  richesse  sociale  et  l'extension  de  l'autorité.  —  Le  pire 
des  despotismes.  —  L'imprimerie  dans  une  société  collecti- 
viste. —  Le  bonheur  de  chacun  malgré  lui.  —  Force  ou 
persuasion 226 

XVI.    —  LA  DICTATURE    DE   CLASSE 

Comment  on  mène  les  foules.  —  Qu'est-ce  que  la  dictature 
de  classe?  —  L'autorité  anonyme.  —  Le  premier  travail  des 
nouveaux  gouvernants.  —  Travail  cérébral  et  travail  ma- 
nuel. —  Ce  qui  nous  tue.  —  Une  arme  à  double  tran- 
chant. —  La  centralisation  est,  forcément,  oppressive.  — 
Evolution  ou  Révolution.  —  La  violence  entraîne  la  vio- 
lence. —  Escamotage  de  80.  —  Cristallisation  des  institu- 
tions et  des  individus.  —  Brisons  les  barrières.  —  Dispari- 
tion des  classes 238 

XVII.    — LES   SERVICES  PUBLICS 

Le  travail  châtiment.  —  Le  travail  attrayant.  —  Les  em- 
plois parasitaires.  —  L'outillage  agricole.  —  Les  produits 
rares.  —  La  clairvoyance  autoritaire.  —  L'humanité  per- 


TABLE    DES    MATIERES  ^fl 

due  faute  de  Champagne.  —  Dans  la  famille.  —  Les  stimu- 
lants de  raciiviié  humaine.  —  Coque  cacherait  l'étiquette: 
Services  publics.  —  La  hiérarchie  collectiviste.  —  Faites 
vos  affaires  vous-même.  —  L'intérêt  individuel  doit  découler 
de  l'intérêt  commun.  —  Actuellement,  il  est,  le  plus  sou- 
vent, en  antagonisme.  —  Les  divisions  territoriales.  —  Les 
divergences  de  vue.  —  Comment  elles  peuvent  se  conci- 
lier. —  La  genèse  d'un  projet.  —  Abondance  de  biens  ne 
nuit  pas.  —  L'autorité  et  la  régression.  —  L'esprit  d'asso- 
ciation dans  la  société  actuelle.  —  La  liberté  d'évolution, 
source  de  progrès.  —  L'influence  des  milieux.  —  Un  bien 
pour  un  mal.  — Les  affinités,  seule  sanction  du  groupement. 

—  L'individu  reconnu  trop  ignorant  pour  savoir  se  guider, 
mais  reconnu  capable  de  se  choisir  des  chefs  !  —  Le  suf- 
frage universel  favorise  les  médiocrités.  —  L'individu  n'est 
pas  encyclopédique.  —  Le  bien  engendre  le  mieux  ....   247 

XVIIL     —   EES   FAINÉANTS 

Sans  autorité  l'homme  travaillera-t-il?  —  Lasociété  future 
ne  sera  que  le  produit  d'une  évolution.  —  La  fainéantise  est 
l'idéal  delà  société  d'aujourd'hui.  —  Causes  de  dégoût  pour 
le  travail  actuel.  —  Le  travail  amélioré.  —  Aveux  écono- 
mistes sur  la  réduction  des  heures  de  travail.  —  En  réalité 
l'homme  n'a  jamais  assez  de  temps  à  dépenser  lorsqu'un  tra- 
vail lui  plaît.  —  Equilibre  du  travail  manuel  et  du  travail 
intellectuel.  —  Sur  quelle  donnée  se  fera  la  révolution  ?  — 
L'individu  se  refusera-t-il  à  produire  pour  lui-même  ?  — 
Le  lièvre  et  le  jardinier.  —  Il  n'y  a  pas  de  véritable  fainéant 

—  La  mise  à  l'index.  —  Comment  on  décime   une  popula- 
tion. —  Les  fainéants  légaux a^l 

XIX.  —  LE    LIBRE   CHOIX  DES  TRAVAUX 

Comment  se  distribuera  le  travail  ?  —  Comment  se  ftra  la 
répartition  ':  —  Les  répugnances  et  les  affinités.  —  Le  choix 
fera  le  groupement.  —  La  diversité  des  occupations.  —  Les 
travaux  répugnants.  —  Les  travaux  malsains  et  dangereux. 

—  Les  améliorations  existantes.  —  Comment  se  construi- 
ront les  édifices?  —  Le  besoin  moteur  de  l'entente.  —  La 


412  TABLE   DES    MATIÈRES 

libre  entente.  —  La  fréquentation  des  individus  entre  eux 
leur  apprendra  à  se  connaître.  —  Les  caractères  biscornus 
ne  sont  que  l'exception.  —  Ni  ange  ni  bête  féroce.  —  La 
société  égoïste  d'aujourd'hui.  — Pourquoi  nous  répandons 
nosidées.  —  Que  sera  la  révolution  future i" 281 

XX.   —  COMMUNISME  ET   ANARCHIE 

Une  erreur  d'appréciation.   —  Ce  que  valent  les  mots.  — 
Ce  que  signifient  les  mots  communisme    et   anarchie.  — 
Le  sentimentalisme   rationnel.  —  L'homme  ne  peut  vivre         1 
seul.  —  Il  doit  être  libre  dans  l'association.  —  Le  produit         | 
du  travail  de  l'individu  lui   appartient.  —  L'avantage  de  la 
solidarité.  —  L'être  émancipé 3or  : 

XXL    —  HARMONIE.    —  SOLIDARITÉ  ^ 

La  crainte  du  lendemain.   —   L'homme  est  socii.ble.   —        ,-■ 


C'est  la  société  qui  le  fait  l'adversaire  de  son  semblable.  —  ^ 

Qui  sème  le  vent  récolte  la  tempête.  —  La  gestation.  —  Les  , 

relations  entre  groupes.  —  L'évolution   forcée.  —  L'hypo-  ' 

thèse  précède   toujours  la  découverte.  —  Les  souscriptions  ] 

financières  et  leur  adaptation  dans  la  société  future.  — L'uti-  ,i 

lité  générale.  —  L'anarchie  n'est  pas  une  république  spar-  j 

tiate.  —  La  diversité  des  aptitudes  est  le  gage  du  bon  fonc-  ^ 

tionnement  d'une  société  libre.  —  Les  goûts  esthétiques.  —  J 

Les  statisticiens  dans  la  société  future 309* 

il 

'}. 

XXIL    —  LA  FEMME.    —  LE  MARIAGE    &  i 

^ 

L'infériorité  de  la  femme.  —  Erreur  du  mouvement  fémi-  ) 

niste.  —  La  richesse  est  la  grande  émancipatrice.  —  L'infé-  i 

riorité  de  la  femme  devant  l'Eglise  et  la  Science.  —  Ce  qui  •; 

constitue  le  cerveau.    —  Les  erreurs  «  centriques.   »  —  La  ^ 

génération.  —  Supériorité  et  infériorité  ?  —  L'antiquité  de  ] 

l'esclavage  féminin.  —  Par  droit  de  conquête.  —  Les  rap-  ( 

ports  sexuels.  —    Erreur  en  deçà,  vérité    au  delà.    —    L'a-  ] 

dultère  et  l'héritage.  —  La  consécration  religieuse,  puis  celle  ] 

de  l'autorité.  —  L'infanticide.  ~  Désuétude  des  cérémoniaa  ■] 


TABLE    DES    MATIÈRES  ^l3 

religieuse  et  officielle.  —  L'indissolubilité  du  mariage.  — 
L'autorité  paternelle.  —  Le  choix  libre.  —  La  société  ac- 
tuelle génératrice  du  libertinage.  —  Impuissance  de  la  coer- 
cition. —  Résistances  féminines.  —  Les  causes  de  dissen- 
sions dans  le  mariage  actuel.  —  La  lutte  pour  la  constance. 

—  Le  mariage  légal  n'est  que  l'asservissement  de  la  femme. 

—  La  femme  et  le  prolétaire 3-21 


XXIIL  —   l'enfant  dans  la  société  nouvelle     C 

Faiblesse  de  l'enfant.  —  Vision  nette.  —  Qui  doit  soigner 
l'enfant? —  L'amour  des  petits.  —  Force  virtuelle.  —  Chan- 
gement de  situation.  —  Abolitionde  la  famille  juridique.  — 
L'enfant-propriété.  —  Les  pédagogues  officiels.  —  La  fa- 
mille anarchiste.  —  Le  rôle  de  la  mère.  —  Les  affirmations 
soi-disant  scientifiques.  —  Les  améliorations  delà  société  fu- 
ture. —  Nos  préjugés.  —  Pas  d'éducation  centralisée.  — 
L'obscurantisme.  —  Diversité  d'aptitudes.  —  L'éducation 
libre.  — Diffusion  de  l'enseignement.  — Solidarité. — L'en- 
combrement de  la  terre  !  —  Notre  ignorance 840 

XXIV.  —  l'art  et  les  artistes 

L'art  et  l'aristocratie.  —  L'art  pour  l'art.  —  L'art  et  la 
masse.  — L'art  éducateur.  —  L'art  sacerdoce.  —  L'artiste 
et  le  public.  —  La  compression  de  l'artiste  dans  la  société 
actuelle.  —  La  liberté  pour  tous.  — Elargissement  de  la  per 
sonnalité.  —  Impeccabilité  de  l'œuvre  d'art.  —  Les  tentati- 
ves artistiques  actuelles.  —   La  misère  tueuse  de  cerveaux. 

—  Les  jouissances  artistiques  pour  tous 337 

XXV.    —  LA     TRADITION  ET  LA    COUTUME 

La  loi  impuissante  lorsqu'elle  est  en  contradiction  avec  l'é- 
volution morale.  —  Les  voleurs  et  les  sorciers  au  moyen-âge. 

—  Les  lois  désuètes.  —  La  conquête  'oourgeoise.  —  La  cou- 
tume varie,  la  loi  est  immuable.  —  La  vendetta.  —  Imbécil' 
lité  des  lois  familiales.  —  La  crainte  du  gendarme  n'est  aue 
relative.  —  Les  Indiens  au  Canada.  —  LesTurcomans  et  la 


414  TARLF.    DES    MATIERES 

probité.  —  Impuissance  de  la  loi.  —  Arbitraire  de  la  loi.  — 
Evolution  de  la  morale 369 


XXVI.   —   L  AUTONOMIE   SELON    LA  SCIEiJCE 

La  société  et  l'individu.  —  Les  lois   naturelles.  —   Leur 
sanction  est  en  elles.  —  Ce  que  doivent  être  les  lois  sociales. 

—  Les  affinités  chimiques.  —  Le  rôle  des  anarchistes.  — 
La  création  des  monstres.  —  La  science  n'est  pas  infaillible. 

—  L'individu  et  les  autoritaires.  —  L'autonomie  humaine 
progresse  avec  son  évolution.  —  L'espace  et  le  temps  conquis 
par  les  découvertes  de  l'homme.  —  L'esprit  d'indiscipline. 

—  La  compression  du  cerveau  humain.  —  La  lutte  pour  le 
bien-être.  —  Solidarité 38 1 

XX VIL  —  CONCLUSION    ^  3 93 


LUlLIi    COLIN    —     IMPRIMERIE    DE    L  A  0  N  Y 


o 


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HX  Grave  Jean 

894         La  société  future 

G83  6.  éd. 

1395 


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