HANDBOUND
AT THE
UNIVERSITY OF
TORONTO PRESS
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BIBLIOTHÈQUE SOCIOLOGIQUE
JEAN GRAVE
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LA
i SOCIETE FUTURE
SIXIÈME EDITION
SERVICES :
.-<L-.
PARIS
P. V. STOCK, ÉDITEUR
(Librairie TRESSE & STOCK)
8, 9, 10, II, GALERIE DU THEATRE-FRANÇAIS
PALAIS-ROYAL
1895
J
Il a été tiré à part, de cet ouvrage, sur papier de Hol- ;
lande, dix exemplaires numérotés à la Presse,
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AUX
DESHERITES DELA SOCIETE ACTUELLE \
pour qu'ils comparent et méditent
I. G.
i
DU MEME AUTEUR
(En prevaration)
sous l'uniforme, roman.
LA
SOCIÉTÉ FUTURE
L'éditeur déclare réserver ses droits de traduction et de reproduction
pour tous pays, y compris la Suède et la Norwège.
Ce volume a été déposé au Ministère de l'intérieur (section de la li-
brairie) en Juin i8q5.
A LA MEME LIBRAIRIE
Ouvrages déjà publiés
dans cette Bibliothèque Sociologique .
La Société mourante et l'Anarchie, par Jean Grave.
Un •.olume in-i8, avec préface par Octave Mirbeau.
(Épuisé).
Psychologie de l'Anarchiste-Socialiste, par A. Ha-
mon. Un volume in-i8, 2^ édition. Prix . . 3 5o
Œuvres de Michel Bakounine. Fédéralisme, Socia-
lisme et Antithéologisme. Lettres sur le Patriotisme.
Dieu et l'État. Un volume in-i8, 2« édition.
Prix 3 5o
De la Commune a l'Anarchie, par Charles Malato.
Un volume in- 18, 2^ édition. Prix 3 5o
La Conquête du Pain, par Pierre Kropotkine. Un vo-
lume in- 18, avec préface par Elisée Reclus, 4.^ édi-
tion. Prix 3 5o
Anarchistes, mœurs du jour, roman, par John- Henry
Mackay, traduction de Louis de Hessem. Un vo-
lume in-i8. Prix , . 3 5o
Sous Presse :
L'Unique et sa Propriété, par Alax Stirner. Un vo-
lume in-i8. Prix 3 5o
LA
SOCIÉTÉ FUTURE
LE LENDEMAIN DE LA REVOLUTION
Sous le vocable : Société au lendemain de la Révo-
lution, nous avions àé']k fait paraître cette étude; mais
ce titre pris, sous l'influence de diverses causes de
discussions présentes, ne répondait pas absolument à
notre manière de voir, c'est pourquoi, en développant
notre étude, nous lui substituons un titre plus en har-
monie avec notre conception.
En effet, étant donnée l'idée que nous nous faisons
de la Révolution, cette dernière ne peut pas avoir de
lendemain. Les révolutions qui s'opèrent en trois
jours, une semaine, un mois ou une année, peuvent
avoir un lendemain, la révolution sociale, telle que
nous la comprenons, ne prendra fin que du jour où
/ Fautorité aura complètement disparu de la terre, elle
n'aura plus à intervenir pour assurer l'évolution lors-
que cette dernière s'accomplira librement, sans en-
LA SOCIETE FUTURE
irave. Mais, Jusqu'à ce résultat obtenu, cette révolu- . \
tioii est de toute heure, de tous les instants, en tou;
les lieux. C'est le combat journalier de l'avenir contrt j
le pasbé, du futur contre l'immobilisme, de la justict {
contre Tiniquité. Elle est commencée avec le premier |
acte d'indépendance de l'initiative individuelle, on nt ^
sait quand elle finira. — Elle ne comporte, momen- \
tanément, pas de lendemain. |
D'autre part : Société au lendemain de la Révolu- \
tion, semblerait impliquer une transformation com- :
plète, immédiate, une société venant, en un tour de |
main, se substituer de toutes pièces, à la société ac-
tuelle. Et c'est là le grand reproche que nous font ;
les évolutionistes, en nous accusant de ne pas tenir \
compte des lois naturelles qui font que les choses ne -■
progressent que graduellement et lentement. " \
Nous devons donc éviter ce qui pourrait prêter ma- 1
tière à confusion, car nous savons que la société que '■{
^ ■ ' . î
nous rêvons ne surgira pas spontanément, comme a •^
un coup de baguette; qu'elle ne pourra, au contraire, 1
s'établir que progressivement, sous les efforts des gé- ^
nérations qui sauront arracher à leurs maîtres soit '
. . . . . , 3
une concession, soit une victoire qui leur permettra i ^
de se passer de leur assentiment. | \
t
Les révolutions politiques ^ui se contentent de ]
renverser les hommes au pouvoir et de leur en subs- •
tituer de nouveaux, se bornant à changer les noms i
des rouages abhorrés, tout en en conservant le fonc- i
tionnement, ces révolutions peuvent accomplir, plus |
ou moins rapidement, leur œuvre, mais une fois leurs
résultats acquis, elles s'immobilisent. Lorsque ceux
qui l'ont faite — ou fait faire, le plus souvent — ont
LA SOCIETE FUTURE O
chassé les créatures de l'ancien pouvoir, pour s'y ins-
taller, eux et les leurs, la révolution est accomplie : le
lendemain de leur révolution, c'est lorsqu'ils peuvent
tripoter à leur aise, leur domination étant assurée.
La Révolution sociale que nous comprenons, ne
peut s'opérer d'une façon aussi expéditive ; les révo-
lutions politiques n'en sont que des épisodes. Qu'elles
réussissent ou qu'elles échouent, cela n'influe en au-
cune façon sur le résultat final. Quelquefois, comme
l'insurrection communaliste de 71, leur défaite peut
être le point de départ d'un mouvement d'idées, bien
plus fécond, bien plus grandiose, qu'elle aurait été
incapable de réaliser si elle avait vaincu. La répres-
sion qui suivit sa défaite, sembla, à ce moment-là,
être un retour en arrière. La réaction semblait triom-
phante, et elle exultait : le prolétariat maté allait
donc, une bonne fois pour toutes, courber pour de
bon, la tête sous le joug de ses maîtres politiques et
économiques. — C'est depuis cette époque, que les
réclamations ouvrières ont pris un caractère écono-
mique très prononcé, que. les travailleurs ont enfin
compris que les changements politiques n'avaient au-
cune influence sur leur situation économique, que
l'autorité n'était que l'instrument, le véritable maître
étant le Capital!
La Révolution sociale procède de l'évolution. C'est
cette dernière qui, lorsqu'elle vient se heurter aux ins-
titutions sociales lui barrant la route se transforme en
Révolution.
Pareille à la rivière dont la nappe s'étale au milieu
de la plaine, sans courant perceptible, suivant insen-
siblement son chemin, semblant s'assoupir sous les
4 L.V SOCIETE FUTURE
chauds rayons du soleil qui l'éclairent et la réchauf-
fent, faisant miroiter, sous leurs caresses^ comme un
grandiose miroir, la nappe unie de ses eaux, toujours
semblables, l'évolution transforme les idées, change
les mœurs insensiblement, d'une génération à l'autre,
sans que les individus s'en aperçoivent pendant la
courte durée de leur vie. Mais si leurs mœurs, leurs
tendances, leurs aspirations changent, les institutions
fondamentales restent immobiles, et le conflit éclate.
De même la rivière s'étale librement, et voilà qu'au
bout de la plaine, là-bas, ses rives s'élèvent, se rétré-
cissent tout à coup, et forcent, sans transition, la ri-
vière à resserrer ses flots, à canaliser son cours. Ce
lac, auparavant uni, calme, d'apparence immobile,
accélère son cours, ses flots grondent contre les obs-
tacles qui obstruent son lit, se brisent contre les rocs
qui arrêtent leur marche, entament les rives qui les
emprisonnent, arrachent les matériaux qui leur servi-
ront à assaillir d'autres obstacles plus solides. Et la
rivière tranquille et inoffensive devient le torrent tu-
multueux qui aplanit tout sur son passage.
C'est ce que les gouvernants n'ont pas su compren-
dre et c'est pourquoi — fidèle;; à leur rôle du reste,
— ils ont toujours essayé d'endiguer le flot de l'idée
régénératrice, pour la forcer à se canaliser entre les
digues élevées par leur ignorance. Et, lorsque le
fleuve irrité, devenu plus puissant que ses entraves,
les balaie en brisant les remparts qu'ils croyaient
si solides, l'aveuglement de ces ignorants est si pro-
fond, que c'est au fleuve qu'ils s'en prennent, ne s'a-
percevant pas que la catastrophe n'e.st q-ue le résultat
atal et nécessaire deleurs travaux d'endiguement; que
c'est à leur maladresse qu'ils doivent imputer le
LA SOClliTE FUTURE 5
désastre et non au flot qui ne demande qu'à être fer-
tilisant.
Quand nous parlons de révolution, nous n'anten-
dons pas seulement la lutte armée. Toute lutte con-
tre l'autorité existante, contre l'organisation sociale
actuelle, que cette lutte soit agressive ou passive;
qu'elle soit le fait de la force ou de l'idée, que le but
s'atteigne en dépit des lois existantes, sans pour cela
tomber sous leur coercition, ou bien en les violant ou-
vertement, quelles qu'elles soient ; du moment qu'elle
tend à la disparition d'une iniquité, à la disparition
d'un préjugé, toute lutte aide à la Révolution sociale,
tout pas en avant est un coup d'épaule donné à sa
marche.
Lorsque, après avoir étudié, de bonne foi, l'orga-
nisationactuelle, le critique sincère arrive à conclure
que les déshérités ne pourront s'émanciper que par la
force, que ce n'est que la force qui les affranchira de
l'exploitation économique qu'ils subissent, ce n'est pas
une conclusion arbitraire qu'il tire de ses observa-
tions, cela ne veut pas dire qu'il soit plus partisan des
moyens violents que pacifiques. Il sait fort bien queles
révolutions ne se décrètent ni ne s'improvisent; c'est
une vérité qu'il dégage de ses observations^ quelles
que soient ses préférences personnelles, sans s'oc-
cuper si elles sont du goût des exploiteurs ou des ex-
ploités. Il enregistre ce qui lui paraît une vérité. Les
événements prouveront s'il se trompe.
Ce n'est pas de nos jours que l'on pourrait avoir la
prétention d'organiser une révolution. Les temps ne
sont plus où les tribuns voyaient les foules s'enflam-
mer à leur voix et pouvaient les lancer à l'assaut du
O LA SOCIETE FUTURE
pouvoir à leur volonté. Si jamais cette puissance a
pu exister, plus modeste elle est aujourd'hui.
Les orateurs, les écrivains ont certainement une
action sur les cerveaux; cett-e-action peut être plus ou
moins grande, immédiate, durable ou à échéance, se-
lon leurs qualités d'élocution, leurpropre conviction,
leur facilité de développement, leur intensité de logi-
que; mais en nos temps de critique, cette action est
toujours très limitée et ne rentre que pour une part,
forte relativement à d'autres, mais assez minime dans
l'ensemble d'efforts, de temps et de milieu.
Aujourd'hui, — comme de tous temps, fort proba-
blement — on ne devient le leader de. la foule qu'à
condition 4e lie _pas se montrer plus avancé qu'elle.
La foule ne se presse que derrière ceux qui ont su
se mettre à son pas. Et si, parfois, l'histoire nous
montre des meneurs entraînant la foule au combat,
soyons sûrs que la foule était la première à reconnaî-
tre la nécessité de la lutte, c'était elle, probablement,
qui les poussait dans la rue.
Quand on poursuit la recherche de la vérité, on ne
s'occupe donc pas si on est suivi de la foule. Quand,
à côté de cette recherche on fait œuvre de propagande,
et on fait toujours ainsi, si on est fortement épris de
son idée, on cherche à mettre cette idée à la portée
de la foule, on essaie de la lui faire comprendre, et,
pour cela, on cherche à l'élucider, à la rendre claire,
compréhensible, bien heureux quand on parvient à
faire accepter cette vérité par une petite minorité déta-
chée de la foule, mais là s'arrête l'action immédiate
du propagateur. Au temps et aux événements à faire
le reste.
Le philosophe qui conclut à la nécessité de la Ré-
LA SOCIETE FUTURE 7
voluiion pour transformer la société, peut bien tra-
vailler à faire comprendre cette idée par ceux à qui
il s'adresse, mais ce ne seront pas ses prédications
qui avanceront, d'un iota, la Révolution. Et chose
tout à fait absurde à supposer, arriverait-il à convain-
cre toute la foule de la nécessité delà Révolution, cette
Révolution ne se ferait que lorsque les circonstances
l'auraient rendue inévitable.
Une Révoluttoft. ne se décide pas ainsi qu'une par-
tie de piquet. Il ne sufdt pas d'y être décidé, en faut-
il encore l'occasion. Et combien d'individus.iiujour-
d'hui, qui pensent ne devoir jamàisXy_niêler qui,
au jour venu, en seront peut-êtrejespluj_chauds dé-
fenseurs. ~~ " —
Aussi, lorsque les gouvernants font des lois répres-
sives contre les sociologues qui concluent de leurs
études, à la fatalité de la Révolution, ces gouvernants
imitent la manœuvre que l'on attribue, à tort sans au-
cun doute, à l'autruche qui se cacherait la tête sous
l'aile pour conjurer le danger. Celte constatation, on
peut interdire de la formuler librement, mais tous
ceux qui réfléchissent, sont à même de la faire. Il
n'y a pas besoin de la crier sur les toits pour que cha-
cun soit en état de s'en apercevoir. Ce n'est pas, non
plus, une loi prohibitive qui sera capable d'arrêter
les événements.
La lutte est donc fatale entre ceux qui aspirent à s'é-
manciper et ceux qui veulent perpétuer leur domina-
tion. Cette lutte peut être retardée ou avancée, selon
les mesures prises par ceux qui détiennent le pou-
voir, selon le degré d'énergie et de conscience déve-
loppé par ceux qui veulent s'afiranchir ; mais, facilitée
8 LA SOCIÉTÉ FUTIfRE
OU entravée, avancée ou retardée, elle n'en est pas
moins inévitable.
Or, nous l'avons dit en débutant — nous tâcherons
de le démontrer plus loin — la Révolution sociale ne
peut être l'œuvre de quelques jours. Elle peut durer
quelques années seulement, plusieurs générations
peut-être ? Qui pourrait le savoir ?
Pour abattre l'état social pourri qui nous écrase,
ce serait se créer de cruels mécomptes de s'imaginer
que l'on pourrait le transformer du jour au lende-
main. Etant donnés toutes les institutions, tous les
préjugés que la Révolution aura à abattre, qui pour-
rait dire quand s'arrêtera la lutte ?
Nous ne voyons la Révolution que sous l'aspect
d'une longue suite d'escarmouches et de combats con-
tre l'autorité et le capital ; luttes semées d'alternatives
de succès et de revers, de marches en avant, et de
régressions qui sembleront vouloir nous reporter aux
époques de pire barbarie.
Entravé en un lieu, le Progrès n'en entraînera pas
moins la lutte plus loin. Battus aujourd'hui ses parti-
sans sauront tirer les leçons de leur défaite, pour
mieux combiner leurs efforts dans une autre série de
luttes. Leurs voisins sauront s'inspirer des efforts ac-
complis pour mieux coordonner les leurs.
Aujourd'hui, c'est un préjugé qui tombe, demain
c'est une réaction qui emporte une partie des pionniers
du Progrès. Là, c'est une institution qui s'écroule,
ici ce sont des lois répressives qui renforcent les
pénalités, tout cela c'est la lutte, c'est la Révolution
qui poursuit son oeuvre, et le résultat est l'élimination
graduelle des préjugés, le discrédit s'attachant aux
institutions qui nous écrasent, jusqu'au jour où, rui-
LA SOCIETE FUTURE C)
nées de toutes parts, elles s'écrouleront sous le poids
de leur propre faute, autant que sous les coups des as-
saillants. En tous cas, la lutte est commencée, et ne
prendra fin que, lorsque ayant abattu tous les obsta-
cles, l'humanité pourra enfin évoluer sans aucune
entrave.
Toute une longue période semée de luttes : coups
de forces et progrès pacifiques sera à parcourir pour
passer de l'idée au fait, nous aurons, nous et nos des-
cendants, à la voir se dérouler dans toutes ses phases,
et la Révolution elle-même tiendra lieu, pour l'hu-
manité, de cette phase évolutive que réclament les
partisans de l'atermoiement.
Cette façon d'envisager les choses diffère beaucoup
du raisonnement de ceux qui s'imaginent que l'on
organise les révolutions, et qu'il suffit d'avoir la
force pour changer la société. Ceux qui pensent ainsi,
ne sont, au fond, que des politiciens et en plus des
raisons que nous avons données plus haut, il y a ceci
à ajouter : Etant les partisans les plus absolus de la
liberté la plus complète, noire force ne peut nous ser-
vir qu'à détruire ce qui nous entrave, la constitution
du nouvel ordre social ne peut sortir que de la libre
initiative individuelle.
Mais, devant cette façon d'envisager la Révolution
tombe l'objection de ceux qui disent :
« La violeace ne peut et n'a jamais rien pu établir.
C'est de l'évolution et de la lutte pacifique que nous
devons tout attendre. »
Beaucoup de ceux qui disent cela, savent pertinem-
ment que la lutte pour obtenir des réformes pacifi-
quement est une belle blague qui fait le jeu des dé-
I .
lO LA SOCIETE FUTURE
tenteurs du capital et du pouvoir qui ne lâcheront leur
exploitation que du jour où on leur brisera entre les
mains la possibilité d'en user, mais beaucoup sont
sincères et, ne voyant qu'un côté des choses, ne peu-
vent ipas comprendre qu'il est parfois utile, néces-
saire, fatal même, que l'Evolution se change en Ré-
volution, quitte à reprendre ensuite son cours régu-
lier.
La force seule ne peut rien établir! cela est de toute
évidence. Ce qui s'établit par la force, la force peut
le détruire, et la force même n'est efficace, ne peut
avoir de durée, que, si, à côté d'elle, pour en facili-
ter le fonctionnement il y a une tendance, une dispo-
sition d'esprit des individus, les poussant à regarder
l'ordre de choses qu'on leur impose comme une né-
cessité inéluctable.
Ici, bien entendu, nous parlons des phénomènes
politiques et économiques où la force a servi à des
minorités pour asservir la masse, et non des conquêtes
et asservissement de peuplades où le nombre des as-
saillants, la force seule, par conséquent, rendait la
conquête assurée et était le seul agent de domination.
Quoique cette dernière ait été secondée encore, dans
bien des cas, parle moindre degré de développement
des asservis.
Même aux époques du règne le plus absolu de la
force brutale, celle-ci aurait été impuissante si les pré-'
jugés, la superstition, la croyance à une protection,
n'étaient venus lui prêter un appui moral, encore plus
efficace que le glaive et la lance des seigneurs féodaux.
Mais, autant l'autorité a raison de se réclamer de la
force pour s'installer et se maintenir au pouvoir, au-
LA SOCIETE FUTURE I I
tant les partisans de la liberté feraient preuve d'in-
conséquence, s'ils espéraient instaurer leur idéal en
l'imposant par la force.
Mais si la force est incapable d'assurer la création
d'un ordre de choses dont la liberté doit être le seul
moteur, la patience, la résignation sont de bien peu
de poids auprès des exploiteurs pour les amener à faire
abandon de leurs privilèges.
Tendre la joue droite après avoir reçu un soufflet
sur la gauche n'est pas à la portée de tous les carac-
tères et tempéraments. Puis, pour un agresseur que
cette humilité pourra amender, combien d'autres en
abuseraient pour redoubler. Et ce qui serait efficace
entre deux individus n'a plus aucune valeur quand
celui qui donne le soufflet, est à deux cents lieues de
celui qui le reçoit, et où tout ne s'accomplit que par
une suite de ricochets etd'intermédiaires, comme sont
organisées nos sociétés.
Les peuplades les plus douces qui ont reçu les Eu-
ropéens à bras ouverts n'ont pas tardé à être asservies
et massacrées tout aussi bien que si elles leur eussent
montré les dents. Celles qui ont résisté, ont pu être
réduites, elles ont eu l'avantage de retarder leur as-
servissement et leur sort n'en a pas été pire. La force
mène le monde, et si le raisonnement nous apprend
que nous ne devons pas en abuser pour opprimer les
autres, il nous apprend aussi qu'elle peut nous être
utile pour repousser les tentatives d'oppression, briser
l'esclavage que l'on a pu notis imposer dans des pé-
riodes de faiblesse physique ou intellectuelle.
Ce n'est que par des révoltes multipliées que les
esclaves, depuis l'antiquité jusqu'à la guerre de Sé-
cession, sont parvenus à transformer leur situation.
1 2 LA SOCIETE FUTURE
C'est à travers la persécution et en opposant la force
à la force que le Christianisme a pu s'établir jusqu'à ce
qu'il devînt, à son tour, oppresseur.
Que de luttes et de combats ont dû soutenir les
Jacques avant d'arriver à obtenir leur situation ac-
tuelle. Est-ce autrement que les armes à la main, que
la Réforme protestante a pu obtenir de se faire recon-
naître } C'est en rasant les châteaux-foris et en
« raccourcissant » nombre de barons féodaux que
ridée de l'unité monarchique a pu accomplir son
œuvre. C'est en rasant à son tour. Bastilles et castels,
en décapitant prêtres, nobles et roi, en confisquant
terres et domaines, que la bourgeoisie à son tour est
parvenue à sortir de tutelle. Et c'est en abusant de la
force conquise pour exploiter, à son profit, ceux qui
viennent derrière elle, qu'elle provoque de la part
de ceux-ci, l'emploi de cette même force pour résister
à ses prétentions. La violence engendre la violence.
C'est une loi que nous subissons, à qui la faute ?
L'organisation sociale avec sa division antagonique
des intérêts nous mène à la Révolution ; la force
des événements fera plus pour y amener les travail-
leurs que la conviction de l'impossibilité d'un affran-
chissement pacifique : cela est un fait acquis aujour-
d'hui et qui n'est plus nié que par ceux qui voudraient
nous faire croire que Ja Révolution de 89 en portant
la bourgeoisie au pouvoir a, pour toujours, fermé la
porte aux revendications. Donc, cette force qui au-
jourd'hui^ sert à maintenir les travailleurs sous la
férule de l'autorité et les atrocités de l'exploitation,
les exploités seront un jour fatalement amenés à
s'en servir pour s'émanciper. Mais il n'y a que
LA SOCIÉTÉ FUTURE l3
ceux qui veulent faire Je bonheur des individus
malgré eux, il n'y a que les prétentieux qui ont
l'outrecuidance de croire qu'ils résument, en leur
cerveau, le summum des connaissances humaines,
il n'y a, en deux mots, que les ambitieux et les im-
béciles pour prétendre employer la force à l'établis-
sement de la société future.
Les partisans de la liberté ne réclament pas tant
de la force. Qu'elle balaie le capital, l'autorité et leurs
institutions, qu'elle fasse place nette de toutes les
entraves, c'est tout ce que nous attendons d'elle. Et
vj'est pour cela que nous ne voulons plus de centrali-
sation, plus de délégation de pouvoir, ni de mandat
à des individualités pour agir ou délibérer en notre
lieu et place. Qu'à toute tentative de courber toutes
les individualités sous le même niveau réponde l'in-
surrection du « moi, » se dresse l'initiative indivi-
duelle qui n'accepte pas d'entrave.
Que les individus soient libres de se grouper entre
eux. Si ces groupements ont besoin de se lédé.er
entre eux, qu'ils soient laissés libres de le faire dans
la mesure qu'il leur semblera utile de l'accomplir.
Que ceux qui voudront rester en dehors soient libres
d'agir à leur guise. Que chacun apprenne à respecter
la liberté de son voisin, s'il veut être en mesure de
faire respecter la sienne, voilà qui ne comporte
aucune force coercitive, et qui sera en mesure de
résister à toute force oppressive.
L'initiative individuelle, seule, peut assurer le
succès de la Révolution. Toute centralisation est un
frein à l'expansion des idées nouvelles; loin de cher-
14 LA SOCIÉTÉ FUTURE
cher à les entraver, il faut, au contraire, travailler à
leur libre éclosion.
Aussi, faut-il apprendre aux individus qu'ils doi-
vent penser et agir sous leur propre responsabilité,
sans attendre l'impulsion de personne. S'ils savent
ne compter que sur eux seuls pour faire leurs propres
affaires, s'ils savent faire respecter leur autonomie et
respecter celle des autres, c'est un élément de succès
pour la réalisation de leur bonheur futur.
Ce n'est pas des décrets d'un gouvernement centra-
lisateur qu'ils doivent attendre la destruction de
tous les rouages de l'ordre social actuel, mais de
leur propre énergie.
Leur premiei travail, lorsque la lutte sera com-
mencée, sera de chercher à propager, autour d'eux,
le mouvement qu'ils auront commencé, non pas,
comme dans les révolutions politiques passées, en
leur envoyant force proclamations, mais en envoyant
aux habitants des campagnes environnantes, tous les
objets utiles à l'existence, tout l'outillage agricole
dont on pourra disposer dans les villes avec le per-
sonnel volontaire nécessaire pour en assurer le fonc-
tionnement.
Les faits précis parlant plus haut que les promesses,
c'est la seule façon de faire comprendre à l'ouvrier
agricole que son sort est intimement lié à celui du
travailleur industriel, que leurs intérêts sont identi-
ques, que leurs efforts doivent être communs.
Fort probablement, ces mouvements se produiront
sous toutes les formes, il y en aura de purement
locaux qui se borneront au village où ils auront
éclaté, et seront immédiatement étouffés, d'autres
pourront couvrir une certaine région, se maintenir
LA SOCIÉTÉ FUTURE ' l5
un certain temps, commencer un essai de réalisation
de diverses formes de conceptions sociales.
Les causes qui les suscitent peuvent être diverses,
économiques ou politiques, mais quelle qu'en soit la
cause de départ, lecaractèreéconomiques'yimprimera
forcément si la lutte se poursuit. Qui pourrait pré-
voir où, quand et pourquoi commencera la lutte? Les
plus grandes iniquités sociales peuvent se dérouler,
sans paraître avoir impressionné la foule, la cause la
plus futile peut entraîner une conflagration générale.
11 pourra, il arrivera certainement, que plusieurs
de ces mouvements seront étouffés avant que les tra-
vailleurs d'autres localités répondent aux efforts des
insurgents; mais, en idée, aussi bien qu'en physique,
aucune force ne se perd, elle peut se transformer,
mais non s'anéantir. Leur commotion se répercutera
chez tous ceux qui souffriront des mêmes causes de
révolte, qui aspireront au même but dont la tentative
de réalisation aura échoué.
L'exemple est contagieux et, une fois en l'air, les
idées vont vite. Il arrive des moments où la tension
de la situation, la force des événements, entraînent,
malgré eux, les individus dans leur tourbillon. Les
mêmes causes engendrent les mêmes effets, et, par-
tout, les travailleurs sont las de l'exploitation qu'ils
subissent, ils aspirent à être traités en égaux et non
en inférieurs; partout ils commencent à comprendre
leur force, à prendre conscience de leur dignité, par-
tout les souffrances sont identiques, partout les aspi-
rations sont semblables.
A l'heure actuelle, le monde ressemble à un lieu
rempli de pièces d'artifices, où, selon la direction que
prendra la première pièce, chaque pièce peut ne par-
l6 LA SOCIÉTÉ FUTURE
tir qu'à son tour, ou bien tout pourra s'enflammer à
la fois. Il peut suffire que les idées soient mises une
fois en branle pour que l'équilibre, maintenu par la
force, se rompe sous la secousse reçue. ^
II
LA REVOLUTION ET LE DARWINISME
Lorsque Darwin formula ses théories sur « l'évo-
lution », tous les savants officiels, ne voyant que la
mise bas du dogme religieux de la création divine,
s'empressèrent de le conspuer. Ils avaient déjà étouffé
Lamarck, mais cette fois, l'idée avait progressé, les
esprits étaient préparés, l'idée de l'évolution résista à
leurs attaques et fît son entrée dans le monde scien-
tifique.
Par contre, dans certains milieux, on crut y trou-
ver la justification du régime politique actuel, la con-
damnation des révolutions du prolétariat, la justifica-
tion de l'exploitation qu'il subit, et on s'empressa
d'accommoder la « lutte pour l'existence », la « sé-
lection » et « l'évolution » à de telles sauces que le
savant anglais ne dut, certainement, plus reconnaître
son idée, dans la poupée que l'on avait ainsi habillée.
S'emparant des théories émises par le continuateur
des Lamarck, des Goethe et des Diderot, la tourbe
l8 LA SOCIÉTÉ FUTURE
des commentateurs a voulu appliquer aux sociétés
humaines ses théories sur la « lutte pour l'existence »
et leur donner une extension à laquelle il n'avait
fort probablement jamais pensé lui-même.
(( Vu les difficultés de l'existence » disent-ils, « il
est tout naturel, que la société soit divisée en deux
classes ^ : les jouisseurs et les producteurs. Etant
donné que la terre ne fournit pas assez pour assurer
la satisfaction des besoins de tous, il y a lutte entre
les individus et, par conséquent, des vainqueurs et
des vaincus. Que les vaincus soient asservis aux vain-
queurs, cela va de soi, c'est la conséquence de la lutte,
mais cette lutte aide au progrès de l'humanité en for-
çant les individus à développer leur intelligence, s'ils
ne veulent pas disparaître. » »
« Dans les temps préhistoriques » ajoutent-ils, a le
vainqueur mangeait le vaincu; aujourd'hui il l'em-
ploie à produire pour l'utilité de la société et augmen-
ter les jouissances qu'elle peut fournir, il y a donc
progrès réel. On peut le déplorer », — ce sont tou-
jours les économistes qui parlent — « mais les con-
ditions de l'existence sont ainsi, les vivres tellement
restreints, qu'il est impossible de satisfaire largement
aux besoins de tous. Il faut qu'il y en ait qui consen-
tent à se priver. C'est une loi naturelle qu'à un petit
nombre d'élus soit réservée la satisfaction intégrale
de leurs besoins. Par le fait seul qu'ils sont les vain-
queurs, ces élus se trouvent être les plus aptes, les '
mieux doués. »
« Certes, il est regrettable » — c'est étonnant ce
I. A côté de cela, d'autres prétendent que les classes n'existent
plus; que c'est une invention des socialistes et des révolution-
naires 1
LA SOCIETE FUTURE I g-
que ces gens-là regrettent de choses, tout en s'em-
ployantde leur mieux à les justifier et aies éterniser —
« il est regrettable que tant de victimes disparaissent
dans la lutte : sans doute, la société aurait besoin de
réformes, mais cela ne peut être, que le produit du
temps, le résultat de l'évolution humaine. A ceux
qui se sentent assez forts ou assez intelligents, de
faire leur trou dans la mêlée et à s'imposer à la so-
ciété ! Cet antagonisme fut toujours et continue d'ê-
tre une des causes des progrès humains ! »
Et les bourgeois, de s'extasier à la lecture de ces
lignes tant de fois citées, de dodeliner de la tête et
cligner de l'œil, en savourant cet aveu qui résume
si bien leur égoïsme féroce :
«... Un homme qui naît dans un monde déjà oc-
cupé, si sa famille n'a pas le moyen de le nourrir ou
si la société n'a pas besoin de son travail, cet homme,
dis-je, n'a pas le moindre droit à réclamer une por-
tion quelconque de nourriture, il est réellement de
trop sur la terre. Au grand banquet delà nature, il n'y
a point découvert mis pour lui. La nature lui com-
mande de s'en aller, et elle ne tarde pas à mettre elle-
même cet ordre à exécution.... Lorsque la nature se
charge de gouverner et de punir, ce serait une ambi-
tion bien méprisable de prétendre lui arracherle scep-
tre des mains. Que cet homme soit donc livré au
châtiment que la nature lui inflige pour le punir de
son indigence !!! Il faut lui apprendre que les lois
de la nature le condamnent,* lui et sa famille, aux
souffrances, et que si lui et sa famille sont préservés
de mourir de faim, ils ne le doivent qu'à quel bien-
faiteur compatissant qui, en les secourant, désobéit
20 LA SOCIETE FUTURE
aux lois de la nature !!!! » (Malthus, Essai sur la po-
pulation.)
On le voit l'aveu est net, et la menace ces pius ca-
tégoriques: «■ Tout indigent n'a pas le droit de vivre I
S'il parvient à se maintenir à l'aide des rogatons que
lui abandonne la munificence de quelque charité pu-
blique ou privée, ce n'est qu'une simple bonté de la
part des maîtres ! Travailleurs que le chômage force
souvent à avoir recours à l'emprunt et au crédit, rap-
pelez-vous que vous n'avez pas le droit de vivre si
vous n'avez pas de capitaux en réserve. Ne venez
donc pas nous casser la tête avec votre droit à l'exis-
tence. Ne le proclamez pas trop haut. Prenez garde !
on pourrait vous rappeler que c'est un crime d'être
né indigent, que votre existence n'est^qu'un simple
acte de tolérance, de la part de ceux qui possèdent.
Travailleurs, qui crevez de faim sur vos vieux jours
alors que vos forces se sont usées à produire les ri-
chesses qui augmentent la somme des jouissances de
vos exploiteurs, c'est un crime d'être venus au monde
de parents pauvres et de ne pas avoir su se faire des
rentes. Tenez-vous pour satisfaits que des «protecteurs
compatissants » aient encore bien voulu employer
vos services, alors que vous étiez capables de mettre
en œuvre les capitaux dont, sans vous, ils n'auraient
su tirer aucun parti. On a bien voulu vous laisser vi-
vre alors que vous étiez utiles, que l'on pouvait ex-
ploiter vos facultés productrices, c''était déjà une bonté
d'âme, mais maintenant que vous êtes fourbus, plus
bons à rien, dépêchez-vous de disparaître, vous gê-
nez la circulation, on ne vous doit plus rien. »
LA SOCIETE FUTURE 21
Cet aveu n'est pas isolé, il y en a d'autres, écoutons:
«... Le Darwinisme est tout, plutôt que socialiste...
Si l'on veut lui attribuer une tendance politique, celte
tendance ne saurait être qu'aristocratique. La théo-
rie de la sélection n'enseigne-t-elle pas que, dans la
vie de l'humanité comme dans celle des plantes et
des animaux — partout et toujours une faible mino-
rité privilégiée parvient seule à vivre et à se déve-
lopper, l'immense majorité, au contraire, pâtit et
succombe plus ou moins prématurément. La cruelle
lutte pour l'existence sévit partout. Seul le petit nom-
bre élu des plus forts ou des plus aptes, est en état
de soutenir victorieusement cette concurrence.
« La grande majorité des concurrents malheureux
doit nécessairement périr. La sélection des élus est
liée à la défaite où à la perle du grand nombre des
êtres qui ont survécu.... » Haeckel (cité par E. Gau-
tier dans le Darwinisme social.)
Cette fois-ci, crève la faim et miséreux, on ne vous
l'envoie pas dire: le développement de la bourgeoi-
sie entraîne fatalement la perte des prolétaires, sinon
du prolétariat; chaque jouissance nouvelle apportée
par la science à la bourgeoisie correspond à une souf-
france nouvelle pour les travailleurs. Pour que l'exis-
tence de la bourgeoisie soit assurée, il faut qu'elle
ait rivé définitivement le prolétariat sous le joug où
elle le tient courbé. Ce n'est pas nous qui le lui fai-
sons dire, c'est M. Haeckel, un bourgeois, un savant
qui doit savoir ce qu'il dit, puisqu'il a étudié pour
cela. ;.
N'est-il pas révoltant de voir les bourgeois étaler
22 LA SOCIETE FURURE
cette prétention d'être les meilleurs, eux dont la seule
supériorité consiste à être venus au monde après leurs
pères, au milieu du luxe, des rentes, de tous les
moyens de développement, n'ayant d'autres efforts
à faire que de se laisser vivre et jouir.
Autrefois, la noblesse aussi, se croyait supérieure.
Parce qu'il pouvait citer de ses ancêtres, plus ou
moins éloignés, quelques faits, dont beaucoup n'au-
raient pas déparé le dossier d'un capitaine de grandes
routes, ou de proxénète de marque, un gentilhomme
se croyait, de beaucoup, supérieur au manant qui
ne tenait pas les annales de son ascendance. Aujour-
d'hui la noblesse a dû céder le pas à la finance. Un
homme ne vaut plus par ses ancêtres, mais par ses
écus. Le noble datait sa valeur par les existences que
ses aïeux pouvaient avoir violemment tranchées, le
capitaliste, par les extorsions qu'il peut avoir opérées.
Coupe-jarrets et coupeurs de bourses, voilà ce que
l'on voudrait nous démontrer être l'élite de l'huma-
nité.
Eux l'élite de l'humanité! et il y a à p^^ine un siè-
cle que leur classe est au pouvoir, qu'elle est déjà en
pleine décadence. Si elle n'était constamment révi-
vifiée par l'apport des travailleurs transfuges que la
soif de jouir et de dominer pousse dans ses rangs,
peut-on savoir où elle en serait?
Est-ce dans les sciences } Mais leur science offi-
cielle a toujours été une barrière contre la véritable
science. Toutes les découvertes scientifiques ont d'a-
bord été combattues par elle et n'ont été acceptées
que lorsque leur évidence crevait les yeux. La prin-
cipale préoccupation de ses savants autorisés, est
de triturer et torturer chaque fait scientifique afin
r.A SOCIÉTÉ FUTURE 23
d'en extraire une justification de son exploitation.
Est-ce dans les arts, dans la littérature ? mais il n'y
a eu d'œuvres sérieuses, -vraiment fortes que celles
qui démolissaient ses préjugés, ses institutions et re-
niaient toute solidarité avec elle. Elle a toujours cons-
pué ceux qui apportaient une note nouvelle dans leur
art, réservant ses faveurs et ses jouissances aux plus
plates médiocrités, aux plus écœurantes non-valeurs.
Et dans la politique, — la force de son système, —
s'y est-elle distinguée, au moins ? Parlons-en. Un ra-
massis d'aigrefins et de ruffians, n'ayant à leur actit
aucune idée forte, aucune conception justifiant leur
prétention, pouvant faire excuser leur pleutrerie. Des
hommes tarés ne voyant dans le pouvoir qu'un moyen
de trafiquer de leur influence et de s'enrichir plus
vite. Ils ont tellement conscience de leur abjection
que, même dans la défense de leur classe, ils n'o-
sent plus apporter la farouche énergie des convention-
nels de 93, qui^ sectaires fanatiques pour leur caste,
furent cruels aux classes qu'ils dépossédaient, injustes
et féroces pour la classe des travailleurs qui contri-
bua à leur victoire, mais qui, du moins eurent le cou-
rage de leurs actes, payèrent de leur peau, et eurent
le mérite de ne pas être vulgaires. Leurs descendants
sont peut-être plus féroces, mais trop lâches pour
payer de leur peau. Ils cherchent à escobarder même
avec les lois qu'ils font eux-mêmes.
Que sont devenus les descendants de cette race forte,
issue, elle-même, des tenaces communiers du moyen-
âge? — Disparus de la scène de l'histoire; tombés
dans l'oubli, remplacés par les escrocs delà politique
qui ne se maintiennent sur la scène parlementaire
que par une absence complète de toute vergogne, ce
24 LA SOCIETE FUTURE
qui leur permet d'avaler les camoufleis les plus re-
tentissants, avec la même tranquillité qu'ils empochent
les pots de vin, ne dominant les autres que par une
roublardise qui, chez eux, remplace l'intelligence,
mais ne l'est pas.
La classe bourgeoise est devenue parasite, elle vit
aux dépens de ceux qui agissent, de ceux qui travail-
lent, perdant ainsi la faculté de produire elle-même.
Et lorsque des hommes, d'un savoir supérieur, comme
ceux que nous venons de citer, et dont nous pour-
rions allonger la liste; des hommes qui ont eu à leur
disposition tous les moyens de développement dont
sont privés les travailleurs, en arrivent à tirer, des
données scientifiques que leur éducation leur per-
met d'analyser, des conclusions pareilles à celles
que nous venons de lire, nous sommes en droit de
nous demander quel serait le degré de développe-
ment qu'eux-mêmes auraient atteint, s'ils avaient été
privés des moyens d'étudier.
Eux, les meilleurs ! mais pour quelques-uns qui
profitent réellement de ces moyens de développement
que procurent la richesse et la position sociale, ri-
chesse produite par les seuls efforts des travailleurs,
combien dont l'intelligence reste véritablement infé-
rieure, et qui seraient bien empêchés de vivre s'ils
devaient, eux-mêmes produire pour assurer leur exis-
tence? Combien d'intelligences dont s'enorgueillit la
bourgeoisie, ont-elles été drainées, à son profit, au
détriment du prolétariat, les comptant à son actif,
alors que c'est eux, au contraire, qui l'ont conquise
de haute lutte!
Combien, en revanche, parmi les travailleurs, qui
LA SOCIÉTÉ FUTURE 25
succombent à la peine, exténués par un travail sans
relâche et qui, pourtant auraient le droit, en se frap-
pant le front, de répéter les mots que l'on attribue —
vérité ou légende — à André Chénier, marchant à
l'échafaud : « Et pourtant, /'avais quelque chose là! »
Ah! elle serait curieuse à faire la statistique des
célébrités dont s'enorgueillit la civilisation actuelle,
et de savoir celles qui sont arrivées avec son aide, et
de celles qui ont surgi, malgré elle et contre elle, et
surtout, d'en comparer les valeurs respectives.
Appartenant à une classe dont l'émancipation n'a
été rendue possible qu'à l'aide de la force, nous allons,
pour appuyer nos revendications, nous emparer des
arguments fournis parles savants officiels eux-mêmes;
retournant contre eux leur propre dialectique, nous
allons démontrer qu'il nous suffirait de leurs asser-
tions pour Justifier du droit qu'ont les travailleurs de
recourir à la force pour s'émanciper. Quand, avec
les propres armes dont ils prétendent défendre l'ordre
bourgeois, nous aurons démontré que, pareille à la
lance d'Achille, leur argumentation guérit ce qu'elle
a blessé, nous démontrerons ensuite toute la fausseté
de leurs arguments, nous ferons voir que la lutte pour
l'existence n'explique qu'une bien minime partie des
faits de l'évolution, qu'applicable aux choses en géné-
ral, elle est absurde au sein des sociétés puisque ces
dernières sont la mise en pratique de la loi de solida-
rité et d'appui mutuel qui en est le contraire. Nous
démontrerons, enfin, que la société actuelle, loin de
favoriser les plus aptes, les mieux doués, ne réserve,
au contraire, ses jouissances que pour une classe ava-
chie et épuisée; que cette pénurie de vivres, sur la-
2
20 LA SOCIÉTÉ FUTURE
quelle ils s'appuient^ est un fantôme de leur imagina-
tion dont ils se servent pour Justifier leur exploitation,
que c'est leur propre organisation qui la crée, afin de
mieux courber le travailleur sous leur domination,
sachant que celui-ci n'y resterait pas longtemps du
jour où il ne serait plus tenu au ventre, où il n'aurait
plus à trembler pour l'existence des siens.
Quand même la « lutte pour l'existence » serait-elle
entrée, pour une part quelconque dans les facteurs
du progrès de l'évolution humaine, il est faux qu'elle
seule suffise à l'expliquer; ce n'est qu'en torturant les
faits, qu'on arrive à justifier les prétentions de l'am-
bition et de la cupidité ; la science et l'histoire s'ac-
cordent pour nier cette suprématie que prétendent
s'arroger certaines races, certaines classes et certains
individus, fussent-ils appuyés sur la Force et sur le
Nombre.
La religion commençant à baisser dans la croyance
des masses, les bourgeois ont cherché sur quoi ils
pourraient bien étayer leur domination. S'ils pou-
vaient arriver à faire consacrer leur régime par la
science, prouver aux travailleurs que leur situation
est la conséquence fatale d'un ordre de choses natu-
rel, aussi logique que la loi de gravitation, ou qu'une
équation mathématique, cela serait parfait. Aussi, se
sont-ils jetés sur la « lutte pour l'existence » qui ve-
nait, il leur semblait du moins, apporter celte justifi-
catioH, à leur propre conscience.
« La lutte, )) disent-ils, « en forçant les individus à
s'ingénier pour trouver leurs moyens de subsistance,
leur a fait développer leurs facultés ; la concurrence
individuelle les force à tenir ces facultés en éveil, ce
LA SOCIÉTÉ FUTURE 2/
qui leur permet de conserver celles nouvellement ac-
quises, mais encore de les élargir, d'en acquérir d'au-
tres encore. La lutte pour l'existence est donc la mère
de tous progrès, car elle force les individus et les
races à progresser indéfiniment, sous peine d'être éli-
minés. En faisant disparaître les plus faibles, lesmoins
aptes, les moins doués, elle déblaie, au surplus, le
chemin pour les plus intelligents! »
Kt, toujours d'après eux, il doit continuer d'en être
ainsi ; « car si les individus se trouvaient placés dans
un état social où la satisfaction de tous leurs besoins
serait librement assurée, où ils seraient tous égaux,
où personne n'aurait à obéir, personne à commander,
où chacun ne produirait qu'à sa volonté, il n'y aurait
plus d'émulation, plus d'initiative ; une société pa-
reille ne pourrait que déchoir, retomber en barbarie^
au désordre, à la suprématie de la force brutale ! »
Pour combattre ces assertions nous n'avons qu'à
citer les bourgeois eux-mêmes :
« Un grand inconvénient de la guerre sociale
comparée à la guerre simplement naturelle, c'est que
les influences de la loi naturelle étant plus ou moins
entravées par la volonté et les institutions humaines,
ce n'est pas toujours le meilleur, le plus robuste, le
mieux adapté qui a chance de triompher de son con-
current. Au contraire ce serait plutôt la grandeur in-
dividuelle de l'esprit qui serait habituellement sacri-
fiée à des préférences personnelles inspirées par la
position sociale, la race, la richesse ». (Biichner,
V Homme selon la Science, pp. 207-208.)
De même la lutte, loin d'être le produit des inéga-
lités naturelles, en serait la cause, et les défenseurs
28 LA SOCIÉTÉ FUTURE
bourgeois sont mal venus de s'en targuer pour Justifier
leur société :
«...Toutes ces inégalités, ces monstruosités, il falit,
comme nous l'avons dit, les attribuer à la lutte sociale
pour vivre, lutte non encore réglée par la raison et
la justice, et particulièrement maintenue par les
nombreux actes d'oppression politique,, de violence,
de spoliation, de conquêtes, qui remplissent l'histoire
du passé et semblent aux yeux de l'esprit mal éclairé
des contemporains une inévitable conséquence du
mouvement social... » (Bùchner, F Homme selon la
Science, p. 222.)
Dans ces temps reculés, où l'homme confondu avec
le restant de l'animalité, ne possédant, pour toute
arme, que ses instincts : le besoin de vivre et de se
reproduire, qu'un cerveau rudimentaire où s'impri-
maient bien lentement chaque progrès acquis, chaque
adaptation nouvelle, il a pu se faire que la « lutte pour
l'existence » ait éié pour lui une condition de vie et
de mort, et qu'il ait dû s'y plier. Tuer pour ne pas
être tué ; manger pour ne pas être mangé, si ce furent
là, les débuts de l'humanité, ce dut être l'âge d'or de
l'économie politique, car la concurrence aurait été,
d'après certains naturalistes, la seule règle des êtres
vivants d'alors.
Jusqu'à quel point cette concurrence et cette rivalité
ont-elles été poussées, il y a large champ pour l'hy-
pothèse, mais au fond, on l'ignore absolument. Si
on trouve des ossements humains portant des traces
de blessures provenant d'armes primitives, on trouve
aussi des ossements portant des traces de blessures
ayant subi une évolution qui prouvent que le blessé
LA SOCIÉTÉ FUTURE ZÇ
avait dû recevoir des soins de mains solidaires, soins
assez prolonges, puisque l'état de cicatrisation des
ossements démontre que l'individu a survécu à la
blessure, que cette cicatrisation a dû être assez lente,
et que la nature de la blessure ne permettait pas au
blessé de s'aider lui-même pendant l'état maladif.
Donc, en remontant aux. origines de l'humanité,
si nous trouvons des traces de violence entre les in-
dividus, nous trouvons aussi la trace de solidarité et
d'aide mutuelle, autre « loi naturelle » dont les com-
mentateurs politiciens de Darwin se gardent bien de
faire mention.
Par conséquent, ce premier moteur : — la lutte, —
des actions humaines, trouvé, cela nous explique
pourquoi les premières sociétés humaines furent, dès
leur naissance, entachées du péché originel et servi-
rent aux plus forts et aux plus avisés de levier pour
exploiter les plus faibles et les plus simples, mais ne
prouve nullement qu'elle fut une cause de progrès.
Le progrès s'est-il accompli par ou malgré l'état de
lutte où l'humanité a été plongée, voilà ce qu'il serait
intéressant à élucider, mais qui, fort probablement,
ne le sera jamais.
Mais, quoi qu'il en soit, la lutte fùt-elle une des
causes du progrès, il est déjà de toute évidence,
qu'elle est loin de tout expliquer, et que nombre
d'atitres lois naturelles interviennent dans les causes
d'évolution et que l'aide mutuelle n'en est pas une
des moindres ; à elle seule, déjà, elle nous explique
pourquoi, malgré les désavantages qui en sont ré-
sultés pour certains d'entre eux, les hommes se sont
maintenus en sociétés.
3o LA SOCIÉTÉ FUTURE
Lorsque les premiers êtres organisés, après une
suite ininterrompue de transformations et d'adapta-
tions successives, parurent sur la terre , il est bien
évident qu'entre tous ces organismes sans raisonne-
ment, sans intelligence, poussés par les seuls besoins
de vivre et de se reproduire, ce dut être une guerre
incessante et sans pitié pour les vaincus.
Mais là, encore, ce ne fut pas la « lutte pour l'exis-
tence » des économistes. Les espèces se font bien la
guerre entre elles, mais non entre individus de la
même espèce : le végétal use le minéral, l'animal
herbivore mange le végétal, l'animal Carnivore mange
l'herbivore ou d'autres carnivores d'espèces plus
faibles, différentes de la sienne, par conséquent.
Il faut une catastrophe imprévue, des circonstances
exceptionnelles, mettant l'animal dans l'impossibilité
de rechercher sa nourriture ordinaire, soit par l'émi-
gration, soit en changeant ses procédés de chasse,
pour qu'il s'attaque non seulement aux individus de
son espèce, mais même aux espèces alliées de la sienne.
R. Wallace, dans son Darwinisme , démontre, pp. 146-
148, que les espèces les plus rapprochées, habitent
des territoires distincts, fort éloignés, ce qui prouve-
rait qu'au lieu de lutte entre elles, les espèces déta-
chées les unes des autres ont préféré se séparer, et
émigrer pour chercher leur nourriture que de lutter
entre elles.
Il suffit de parcourir un traité d'histoire naturelle
pour s'assurer que la lutte entre individus delà même
espèce n'est que l'infime exception, tandis que l'as-
sociation pour la lutte — attaque ou défense — l'aide
mutuelle, la solidarité, en un mot, sont la règle géné-
rale. Elle est pratiquée non seulement entre indivi-
LA SOCIÉTÉ FUTURE 3 I
dus de la même espèce, mais aussi entre espèces dif-
férentes s'associant pour se procurer leur nourriture
ou résister à leurs ennemis. Jusque chez les végétaux
dont certaines espèces résistent ainsi, inconsciem-
ment, en se groupant, aux causes de destruction qui
emportent les individus isolés.'
Les économistes et autres prétendus évolutionistes
sentent si bien le côté faible de leur raisonnement,
qu'ils cherchent à expliquer la lutte d'une façon dif-
férente.
« La lutte», disent-ils, « ne s'accomplit pas toujours
d'une façon brutale, il peut y avoir lutte entre indi-
vidus de la même espèce, sans que, pour cela, il y ait
forcément corps à corps entre les concurrents. » Et
ils citent, entre autres, les chevaux sauvages du Thi-
bet, qui, surpris par les neiges del'hivef, subissent la
famine lorsque la neige recouvre l'herbe des pâturages-
et où les moins robustes après quelque temps de ce
régime, n'ayant plus la force de briser la croûte de
glace qui les empêche de rechercher leur nourriture,
périssent d'inanition, pendant que les plus vigoureux
résistent, survivent et font souche.
Nous nous contentons de signaler cet exemple, les
autres cités sont de la même espèce. — Eh bien, mes-
sieurs les économistes nous permettront de le leur
dire, leur exemple indique bien que des individus ont
péri là où d'autres ont résisté, mais cela ne prouve
nullement que ceux qui ont survécu ont gagné quel-
que chose à la mort de ceux qui ont disparu; ensuite
cette disparition provient de perturbations atmosphé-
riques naturelles et non de concurrence entre eux. Au
contraire, si l'aide mutuelle était pratiquée par eux
32 LA SOCIÉTÉ FUTURE
sur une plus grande échelle, il esi fort probable qu'il
pourrait en survivre davantage.
Ils font aussi le calcul — les économistes, pas les
chevaux -- qu'étant donnée la prolificité de certaines
espèces, elles ne tarderaient pas à envahir en fort peu
de temps toute la surface terrestre, au détriment des
autres espèces, et que les individus delà même espèce
seraient forcés de se dévorer entre eux, si tous les
germes qui se forment pouvaient éclore et venir à
maturité. « Ceux qui arrivent à se développer, » di-
sent-ils, « ne survivent qu'au détriment de ceux qui
disparaissent. Là encore ce sont les plus forts, les
plus aptes qui triomphent. »
Que les espèces vivent aux dépens les unes des au-
tres, que, pour des causes physiologiques ou autres,
quantité d'individus disparaissent ^en germes^ cela
tient à des causes naturelles que nous ne pouvons
éviter, jamais personne n'a songé à récriminer contre,
mais il s'agirait de savoir si, i° un individu de notre
espèce, une fois qu'il a vu le jour, a virtuellement le
droit de vivre, de se développer, dans les mêmes con-
ditions que tout autre individu de son espèce? —
2° s'il est plus profitable aux individus et à l'espèce de
lutter les uns contre les autres pour s'exploiter et s'as-
servir ; — 3° si un individu peut être complètement
heureux, tant qu'il aura à côté de lui, des individus
qui souffrent et qui peinent.
Nous croyons qu'il suffit de poser ces questions
pour que déjà la réponse soit prête sur les lèvres de
tout individu qui n'est pas aveuglé par l'esprit d'au-
torité et d'exploitation, nous ne nous y arrêterons pas
ici, nous aurons assez l'occasion d'y revenir dans le
cours de ces différents chapitres.
LA SOCIÉTÉ FUTURE 33
Si les sociétés humaines ont évolué dans le sens de
la concurrence individuelle poussée au dernier degré,
si, au milieu de leurs associations les individus ont
continué à se traiter en ennemis, cela est un fait, ce
serait perdre son temps de s'attarder à le déplorer,
mais en étudiant les causes de cette évolution on s'a-
perçoit vite, contrairement aux affirmations intéres-
sées, que ce n'était pas une loi inéluctable, qu'il au-
rait pu en être autrement, et qu'en tous cas, il est
plus profitable aux individus, et à l'espèce, qu'il en
soit autrement dans le présent.
Cette étroite solidarité que nous voyons se prati-
quer chez certains végétaux, chez certains animaux,
chez des insectes tels que fourmis, abeilles, guê-
pes, etc., que l'on retrouve si développée dans cer-
taines tribus primitives, pouvait prendre le dessus
dans la lutte des instincts chez l'homme, donner une
autre direction à son évolution^ et tout autres au-
raient été les sociétés humaines. Il est donc absurde
de venir dire que la « lutte pour l'existence » — entre
individus — est une loi inéluctable.
L'homme en sortant de l'animalité nu et désarmé
en face d'ennemis puissamment armés, a eu fort à
faire pour protéger et assurer son existence. Il a dû
avoir recours à la ruse, aux expédients que lui sug-
gérait son cerveau, jusqu'à ce que cette intelligence
fût devenue assez puissante pour suppléer à sa fai-
blesse native en lui permettant de fabriquer les armes
défensives et offensives que la nature lui avait re-
fusées.
Cette vie précaire, celte lutte incessante contre la
nature et les autres espèces mieux armées, contre
lesquelles il était forcé de disputer sa pâture et le
3-^ LA SOCIÉTÉ FUTURE
droit de vivre, contribuèrent à amasser en lui une
forte dose héréditaire d'instincts de combativité et
de domination. Cela nous explique donc pourquoi,
dans ces premiers essais de solidarisation d'efforts et
d'intérêts, alors même que les hommes comprenaient
les bienfaits de l'association, puisqu'ils la prati-
quaient, les plus forts, les plus rusés, s'en servirent
pour dominer les autres et s'établir en parasites sur
cet organisme nouveau : La Société.
Mais aujourd'hui, l'homme est un être conscient,
aujourd'hui l'homme compare et raisonne ; pour
transmettre à ses descendants, ses connaissances et ses
découvertes, il possède un langage parlé et écrit des
plus développés, un outillage merveilleux pour le
multiplier, un cerveau capable des raisonnements les
plus abstraits — que trop abstraits ! parfois, hélas !
— doit-il continuer à en être ainsi ? — Evidemment
non. Il doit reconnaître que ses ancêtres ont fait
fausse route en se massacrant, en se pillant, en s'ex-
ploitant, il doit revenir à ces pratiques de solidarité
dont des milliers de siècles de lutte n'cnt pu étouffer
les germes en lui.
La nature ne nous offre-t-elle pas assez d'obstacles
à vaincre, pour que l'humanité entière n'ait pas trop
de toutes ses forces réunies, en dirigeant ses instincts
de combativité contre les difficultés naturelles et y
trouver les éléments d'une lutte plus avantageuse,
sans avoir besoin de se déchirer elle-même ?
Ainsi, forts des arguments fournis par les savants
officiels, nous n'aurions, lorsque les bourgeois vien-
nent nous parler de progrès, des droits delà Société,
etc., qu'à leur rire au nez en leur répliquant par les
droits de l'individu qui, lui, se soucierait fort peu
L.V SOCIÉTÉ FUTURE 35
du progrès s'il devait continuer à en être Ja victime.
Mais nous verrons plus loin qu'une société, où
l'homme serait assuré de la satisfaction intégrale de
tous ses besoins, loin d "être une entrave au progrès,
lui viendrait, au contraire, en aide, car la nature de
l'homme est de se créer des besoins nouveaux, au fur
et à mesure qu'il trouve la facilité de satisfaire ses
fantaisies. Pour le moment, contentons-nous de
prouver que la société actuelle, loin de réserver ses
jouissances aux plus intelligents, aux plus aptes, aux
plus forts^ à ceux qui doivent contribuer à l'amélio-
ration de la race humaine, ne les réserve, au con.
traire, qu'à une classe d'individus dont le succès
assuré est un facteur de décadence pour la classe dont
ils font partie, mais aussi pour l'humanité tout en-
tière.
Tant que la bourgeoisie eut à lutter contre la
noblesse, tant qu'elle eut à combattre pour conquérir
sa place au soleil, elle a forcément développé des
qualités qui lui ont permis d'arriver à ce qu'elle
voulait, et d'acquérir ce pouvoir, but suprême de ses
convoitises ; mais une fois parvenue à ses fins, il lui
est arrivé ce qui arrive dans le règne animal à tout
parasite, notamment à certains crustacés, cités par
Haeckel,dans son Histoire de la Création, qui vivent
sur le dos de mollusques et dont les larves sont plus
développées que l'animal parfait ; l'animal parfait,
une fois installé sur le dos de son hôte, perd tous ses
moyens de locomotion pour développer des tentacules
qui lui servent à s'attacher à celui qu'il doit exploiter,
et à en tirer sa nourriture. Après avoir été un animal
agissant, nageant, luttant, il perd toutes ces facultés
36 LA SOCIÉTÉ FUTURE
pour se transformer en un simple sac digestif. Tel
est déjà l'état de la bourgeoisie, tout au moins comme
classe, sinon encore, comme individus.
Ce qui, dans la société actuelle, fait la force, ce ne
sont ni les facultés physiques, ni les facultés morales
et intellectuelles , c'est tout simplement l'argent. On
peut être scrofuK^ux, rachitique, idiot, difforme au
physique et au moral, si on a de l'argent, des relations
avec ceux déjà arrivés, on peut prétendre à tout, on
est sûr de trouver femme pour faire souche d'une
lignée qui vous ressemble.
Mais le prolétaire, lui, fùt-il né avec un cerveau
d'une capacité hors ligne, cela ne lui servira de rien
si ses parents n'ont pas eu les ressources suffisantes
pour lui donner l'instruction qui devait développer
son intelligence. Parvînt-il à acquérir cette instruc-
tion, s'il n'a pas les moyens de la faire' valoir, il ira
grossir le nombre des déclassés ou devra se contenter
d'une situation inférieure chez un exploiteur qui ne
le vaudra pas, mais qui possédera ce qui lui manque :
le capital. Il devra renoncer à donner la mesure de
ce dont il eût été capable de produire.
Fût-il doué de tous les avantages physiques, un tra-
vail prématuré, les privations et la misère, le ploieront
avant l'âge et si, par hasard, il trouve quelque mal-
heureuse qui consente à lier son sort au sien, ce ne
sera que pour donner naissance à des êtres chétifs et
malingres ; car le travail forcé de la femme et son dé-
périssement viendront s'ajouter à celui de l'homme
pour contribuer à l'abâtardissement de la race. Elle
aussi, les trois quarts du temps, les nécessités du mé-
nage l'y forçant, elle devra travailler, tant qu'elle peut
tenir sur ses jambes, rester à l'atelic; tant que les
LA SOCIÉTÉ FUTURE Sj
douleurs de l'enfantement ne l'auront pas saisie et
courbée sur son lit de douleurs. Que l'on ajoute à
cela les conditions malsaines dans lesquelles s'effec-
tue, la plupart du temps le travail actuel, voilà plus
qu'il n'en faut pour atrophier une race pour long-
temps.
Certes, c'est là une situation extrême, le son de
certains travailleurs n'atteint pas cette intensité de
misère, il y a des gradations depuis l'individu qui
crève littéralement de faim jusqu'au milliardaire qui
dépense, pour s'amuser, des milliers de francs à faire
enterrer un chien, la gamme se continue d'une façon
insensible.
Et le service militaire, lui aussi, n'est-il pas une
sélection à rebours, puisque l'on prend les hommes
les plus forts, les plus sains, pour les condamner au
célibat, à la pourriture de la prostitution des villes de
garnison, à l'atrophie morale et intellectuelle des ca-
sernes et de la discipline?
« C'est tout à fait à rebours de la sélection artifi-
cielle des Indiens et des anciens Spartiates que se
fait dans nos modernes Etats militaires le choix des
individus pour le recrutement des armées permanen-
tes. iNous considérerons ce triage comme une forme
spéciale de la sélection et nous lui donnerons le nom
très juste de « sélection militaire ». Malheureuse-
ment, à notre époque plus que jamais, le militarisme
joue le premier rôle dans ce qu'on appelle la civilisa-
tion; le plus clair de la force et de la richesse des
Etats civilisés les plus prospères est gaspillé pour por-
ter ce militarisme à son plus haut degré de perfection.
Au contraire, l'éducation de la Jeunesse, l'instruction
3
38 LA SOCIÉTÉ FUTURE
publique, c'est-à-dire les bases les plus solides de la
vraie prospérité des Etats et de l'enaoblissement de
l'homme, sont négligées et sacrifiées de la manière
la plus lamentable. Et cela se passe ainsi chez des
peuples qui se prétendent les représentants les plus
distingués de la plus haute culture intellectuelle, qui
se croient à la tête de la civilisation ! On sait que,,
poitr grossir le plus possible les armées permanentes,
on choisit par une rigoureuse conscription tous les
jeunes hommes sains et robustes. Plus un jeune
homme est vigoureux, bien portant, normalement
constitué, plus il a de chances d'être tué par les fusils
à aiguille, les canons rayés et autres engins civilisa-
teurs de la même espèce. Au contraire, tous les
jeunes gens malades, débiles, affectés de vices corpo-
rels, sont dédaignés par la sélection militaire ; ils res-
tent chez eux en temps de guerre, se marient et se
reproduisent. Plus un jeune homme est infirme, fai-
ble, étiolé, plus il a de chances d'échapper au recrute-
ment et de fonder une famille. Tandis que la fleur de
la jeunesse perd son sang et sa vie sur les champs de
bataille, le rebut dédaigné, bénéficiant de son incapa-
cité, peut se reproduire et transmettre à ses descen-
dants toutes ses faiblesses et toutes ses infirmités.
Mais, en vertu des lois qui régissent l'hérédité, il
résulte nécessairement de cette manière de procéder
que les débilités corporelles et les débilités intellec-
tuelles qui en sont inséparables doivent non seule-
ment se multiplier, mais encore s'aggraver. Par ce
genre de sélection artificielle et par d'autres encore
s'explique suffisamment le fait navrant, mais réel,
que, dans nos Etats civilisés, la faiblesse de corps et
de caractère sont en voie d'accroissement et que l'ai-
LA SOCIÉTÉ FUTURE 3 9
liance d'un esprit libre, indépendant, à un corps sain
et robuste devienne de plus en plus rare
a Si quelqu'un osait proposer de mettre à mort
dès leur naissance, à l'exemple des Spartiates et des
Peaux-Rouges, les pauvres et chétifs enfants, aux-
quels on peut à coup sur prophétiser une vie miséra-
ble, plutôt qtie de les laisser vivre à leur grand dom-
mage et à celui de la collectivité, notre civilisation
soi-disant humanitaire pousserait avec raison un cri
d'indignation. Mais cette « civilisation humanitaire»
trouve tout simple et admet sans murmurer, à chaque
explosion guerrière, que des centaines et des milliers
de jeunes hommes vigoureux, les meilleurs de la gé-
nération, soient sacrifiés au jeu de hasard des ba-
tailles, et*pourquoi, je le demande, cette fleur delà
population est-elle sacrifiée? Pour des intérêts qui
n'ont rien de commun avec ceux de la civilisation,
des intérêts dynastiques tout à fait étrangers à ceux
des peuples qu'on pousse a s'enire-égorger sans pitié.
Or, avec le progrès constant de la civilisation dans le
perfectionnement des armées permanentes, les guerres
deviendront naturellement de plus en plus fréquentes.
Nous entendons aujourd'hui cette « civilisation hu-
manitaire » vanter l'abolition de la peine de mort
comme une « mesure libérale »! (Haeci^-el, Histoire
de la création naturelle).
«... Dans tous les pays où existent des armées per-
manentes, la conscription enlève les plus beaux jeunes
gens, qui sont exposés à mourir prématurément en
cas de guerre, qui se laissent souvent entraîner au
vice, et qui, en tous cas, ne peuvent se marier de
bonne heure. Les hommes petits, faibles, à la consti-
40 LA SOCIÉTÉ FUTURE
lution débile, restent, au contraire, chez eux, et ont,
par conséquent, beaucoup plus de chance de se marier
et de laisser des enfants... (Darwin, Descendance de
r homme, p. 145-146.)
Pour que la classe prolétarienne ait résisté, depuis
des centaines de siècles, à toutes ces causes de débi-
litement, et qu'elle continue à fournir des hommes
robustes et intelligents, il fallait qu'elle possédât une
force de vitalité absolument incomparable; et la bour-
geoisie qui, elle, après si peu de temps de pouvoir et
de domination, en est arrivée, en pleine jouissance,
à un tel degré d'avachissement, n'a pas le droit de
proclamer qu'elle donne le jour aux plus aptes et aux
meilleurs. Les faits nous prouvent qu'elle n'en a pas
le monopole, qu'elle est au-dessous de ce que la situa-
tion devrait lui permettre d'accomplir.
Par le peu qui précède, on voit que la liberté de la
« lutte pour l'existence » dont se réclament les bour-
geois n'est qu'une liberté illusoire et que ce combat
pour l'existence qu'ils voudraient voir se perpétuer
parmi nous, est le proche parent de ces combats dont
l'aristocratie romaine se délectait dans ses orgies san-
glantes, et où, lorsqu'elle condescendait à y prendre
part, on donnait aux chevaliers armés de toutes
pièces, de pauvres esclaves, à combattre, absolument
nus, armés d'un sabre de fer blanc.
Et aux bourgeois qui viennent nous dire que la
vie est un éternel combat où les faibles sont destinés
à disparaître pour faire place aux plus forts, nous
pouvons leur répondre : Nous acceptons vos conclu-
sions. La victoire est aux plus forts, et aux mieux
TA SOCIETK FUTURE 4I
organisés, dites-vous? Eh bien, soit, nous, travail-
leurs, nous prétendons à la victoire de par vos théo-
ries mêmes.
Votre force consiste dans le respect que vous avez
su élever autour de vos privilèges, votre puissance
est tirée des institutions que vous avez élevées
comme un rempart entre vous et la masse que, ré-
duits à vous-mêmes vous ne sauriez défendre ; voire
perfection réside dans l'ignorance où, jusqu'à pré-
sent, vous nous avez tenus, de nos véritables intérêts ;
votre aptitude est dans l'habileté que vous savez dé-
ployer à nous forcer d'être les défenseurs de vos pro-
pres privilèges que vous nous faites défendre sous les
noms de : Patrie! Morale! Propriété! Société, etc.
Or, aujourd'hui, nous voyons clair dans votre jeu,
nous commençons à comprendre que notre intérêt
est tout l'opposé du vôtre ; nous savons que vos ins-
titutions loin de nous protéger ne servent qu'à nous
enserrer de plus en plus dans notre misère, et alors
nous vous crions :
« A bas les préjugés bêtes, à bas le respect idiot
d'institutions surannées, à bas la fausse morale,
nous sommes les plus forts, les mieux doués, puis-
que depuis une suite innombrable de siècles, nous
luttons contre la faim et la misère, sous un travail
éreintant, dans des 'conditions mortelles de mauvaise
hygiène, d'insalubrité manifeste, et que nous som-
mes encore debout et vivaces, nous sommes les plus
aptes, puisque c'est notre production et notre activité
qui permettent à votre société de se maintenir.
Nous prétendons à la victoire comme les mieux,
adaptés, car votre classe pourrait, du jour au lende-
main, disparaître du globe sans que cela nous em-
42 LA SOCIETE FUTURE
péchât de produire, et nous n'en consommerions que
mieux, tandis que du jour où nous refuserons de
produire pOur vous, il serait impossible à nombre
des vôtres de se livrer à aucun travail productif.
Nous prétendons enfin à la victoire puisque les
plus nombreux, ce qui, toujours selon vous, suffit à
légitimer toutes les audaces, à absoudre toutes les
prétentions, toutes les injustices. Au jour de la ba-
taille nous serions en droit de vous appliquer votre
sentence en vous faisant disparaître de la société dont
vous n'êtes que les parasites et les microbes dissol-
vants.
Vous l'avez dit vous-mêmes : La victoire est aux
plus forts.
m
LA LUTTE CONTRE LA NATURE ET l'aPPUI MUTUEL
Comme on le voit, sans avoir à rechercher d'autres
arguments en faveur du droit à la révolte, dont nous
nous réclamons, nous n'aurions qu'à nous saisir de
ceux que noits fournit la science bourgeoise officielle
pour défendre ses privilèges, Justifier l'exploitation
qu'elle nous fait subir. Avec les théories bourgeoises
rien de plus facile pour saper les bases de l'ordre so-
cial qu'elles prétendent consolider.
Mais nous avons des vues plus larges, une concep-
tion plus nette des relations sociales. Nous savons
que, même au milieu de l'abondance, l'homme ne
peut être heureux, s'il est forcé de défendre sa situa-
tion contre les réclamations d'affamés, nous savons
que, quelle que soit son. inconscience, le privilégié
peut, parfois, être tenaillé par le remords lorsqu'il
réfléchit que son luxe est le produit de la misère de
centaines de malheureux. Nous savons que la vio-
lence n'est pas une solution, et prétendons justifier
44 l-A SOCIETE FUTURE
nos théories avec des arguments rationnels, positifs ei
non à l'aide de fausses conceptions des lois naturelles.
Aussi, loin d'envisager les sociétés humaines
comme un vaste champ de bataille où la victoire ap-
partient aux appétits les plus larges, nous pensons,
au contraire, que tous les efïorts de l'homme doivent
s'unir pour se tourner contre la seule nature qui lui
présente assez de difficultés à vaincre, assez d'obsta-
cles à renverser, assez de résistance à lui produire ce
qui est nécessaire à son existence, assez de mystères
à éclaircir, pour y user ses instincts de combativité,
y trouver les éléments d'un combat assez long, assez
acharné, pour que ce ne soit pas de trop de tous les
efïorts humains réunis, de tout le labeur accumulé
des générations pour le mener à bien, combat bien
plus profitable que de s'entre-déchirer mutuellement.
Que de forces perdues, que d'existences sacrifiées,
soit dans le dur combat pour la vie au sein des socié-
tés, soit dans ces guerres stupides que se livrent les
sociétés sous le nom de luttes nationales ! que d'in-
telligences dévoyées qui, dans un autre milieu, tour-
neraient au profit de l'évolution humaine, tandis
qu'elles périssent misérablement sans avoir rien pu
produire !
Les économistes disent que chaque homme repré-
sente un capital, et ils cherchent à justifier un ordre
de choses qui — ils sont bien forcés de l'avouer —
entraîne par sa mauvaise organisation, la disparition
de milliers de malheureux qui meurent avant d'avoir
fourni la moitié, le quart, et même bien moins de
leur carrière ! Quelle illogisme!
Et tous ces hommes qui s'énervent et s'abrutissent
LA SOCIÉTÉ FUTURE 45
dans la vie des camps et des casernes, s'ils s'em-
ployaient à des travaux d'assainissement, de défriche-
ment, ou autres travaux utiles, tels que, construction
de routes, canaux, endiguement de cours d'eaux,
travaux de drainage et d'irrigation, reboisage et per-
cement de montagnes, dessèchement de marais, cela
ne serait-il pas plus avantageux à l'humanité, que de
les voir faire « Portez, armes! Présentez, armes! »
toute une journée, ou faire la faction au pied d'un
mur où il ne passe personne, ou bien encore, à la
porte d'une cour pour empêcher les chiens d'y entrer ?
Quand comprendra-t-on qu'au lieu d'employer leurs
forces à des nuisances destructives, il serait plus utile
à l'humanité, qu'ils emploient leurs forces à un tra-
vail producteur? Quand s'apercevra-t-on que tout or-
ganisme qui se laisse envahir par le parasitisme, non
seulement périt lui-même, mais entraîne aussi la perte
des parasites eux-mêmes, incapables qu'ils sont de
s'accommoder à de nouvelles conditions?
Si toutes les forces qui sont dépensées pour pro-
duire ces armes de guerre, ces engins explosibles,
tout ce matériel de guerre, utile seulement à la des-
truction, étaient occupées à produire les machines et
les outils perfectionnés nécessaires à la production,
combien serait réduite la part d'efforts réclamée de
chacun pour la coopération à la production générale,
combien peu de temps il faudrait à chacun pour pro-
duire à la satisfaction de ses premiers besoins. On sent
tout de suite qu'il n'y aurait plus besoin de la coer-
cition sociale que les économistes jugent utile pour
assurer la subsistance de tous.
Si tous les efforts des inventeurs s'acharnant à dé-
couvrir des cuirasses et blindages pour des navires
3.
46 LA SOCIÉTÉ FUTURE
que leur poids empêche de marcher et que demain la
création d'un nouveau canon, ou d'un nouveau sys-
tème de torpilles rendra inutiles, si tous leurs calculs,
toutes leurs équations, toutes leurs facultés inventri-
ces étaient tournées à trouver des formules pour aug-
menter la puissance productive de l'homme, des ins-
truments nouveaux de production, ne serait-ce pas
mieux que d'employer celles déjà existantes à ces
travaux de Pénélope où le travail de demain détruira
celui delà veille. Que de projets on pourrait réaliser
ainsi qui, aujourd'hui, ne nous semblent encore que
des rêves!
L'action de chercher, calculer, étant, chez l'inven-
teur un besoin incoercible, dans la société que nous
voulons, où ne se ferait plus sentir le besoin d'armées
si puissantes, toutes ces dépenses de forces seraient,
forcément, tournées vers la découverte de forces uti-
les, et ces découvertes seraient à l'avantage de tons
puisque, la spéculation étant détruite, elle ne pourrait
plus s'en emparer et les transformer en moyens d'ex-
ploitation au profit d'une minorité, au détriment du
plus grand nombre, ainsi que cela se passe actuelle-
ment, où l'on voit les découvertes les plus utiles n'ap-
porter qu'un surcroît de charges et de misères aux
producteurs pendant qu'elles décuplent les capitaux
des oisifs.
Est-il bien utile enfin, de continuer à s'entre-déchi-
rer d'individu à individu, de nation à nation, de race,
à race, la terre n'est-elle pas assez vaste pour nourrir
tout le monde, fournir à tous nos besoins? — Certains
bourgeois le nient. Qae vaut leur assertion ?
« Il n'y a pas assez de vivres pour que chaque in-
L.\ SOCIÉTÉ FUTUIiE 47
dividu puisse y puiser à sa suffisance », affirment les
économistes bourgeois, et pour justifier cette pénurie
de vivres — qu'ils prétendent exister — nos savants
à courte vue ont établi, dans leurs livres, nous ne
savons sur quelles bases, des calculs d'où il s'ensui-
vrait que les objets de consommation augmenteraient
dans une proportion arithmétique de 2, 4, 6, 8, etc.,
tandis que la jiopulation augmenterait dans une pro-
portion géométrique de 2, 4, 8, 16, etc.!
Aucun chiffre ne prouve cela. Les statistiques les
mieux faites sont forcées de laisser tant de points
dans l'obscurité qu'il est impossible, surtout en ce
qui concerne la production, de rien apptiyer de posi-
tif sur elles, et il arrive que là, comme ailleurs, cha-
cun voit dans les chiffres ce qu'il veut bien y trouver.
Or, malgré cela, non seulement rien ne prouve le
bien fondé de l'assertion des économistes, mais aucun
document ne fournit trace de ce calcul !
Mais, en faisant ronfler les mots : « proportion
arithmétique! » « proportion géométrique! » en en-
tremêlant cela de quelques formules algébriques que
tout le monde n'est pas à même de connaître, ces affir-
mations vous prennent un petit air pédant et savan-
tasse tellement convaincu, cela clôt si bien le bec au
vulgaire profane qu'il s'imagine la démonstration
résider dans la formule qu'il n'a pas comprise.
Et les économistes, radieux de démontrer que, si
on laissait les choses continuer ainsi, les vivres ne
tarderaient pas à manquer complètement, les hommes
se verraient forcés de retourner à l'anthropophagie
d'où ils sont sortis! « Heureusement», disent-ils, « que
l'organisation sociale intervient avec tout son cortège
de fraudes, de guerres et de maladies occasionnées
^8 LA SOCIETE FUTURE
par les excès ou privations de toute sorte, pour ra-
tionner les hommes, les décimer et les empêcher de
se manger entre eux... en les faisant crever de misère
et de faim ! »
Rien de plus faux que leurs calculs et leurs affir-
mations, car, à part toutes les terres incultes que l'on
pourrait rendre productives, il est démontré que, mal-
gré le morcellement de la propriété» qui empêche
l'emploi rationnel des modes de culture intensifs, et
où, par conséquent, la terre ne rend pas tout ce qu'elle
pourrait rendre, la spéculation et l'agiotage font beau-
coup plus pour la raréfaction des denrées, que le
manque absolu lui-même.
Est-il besoin d'aller chercher au milieu des popu-
lations primitives pour trouver des terres incultes
faute de soins, quand ces terrains abondent au milieu
des populations civilisées? Faut-il citer l'Ecosse se
transformant peu à peu en territoire de chasse? l'Ir-
lande livrée au mouton, quand, en Australie, il pul-
lule et n'est exploité que pour la laine. Et les innom-
brables troupeaux de l'Amérique du Sud, sacrifiés
pour le cuir seulement, la viande perdue, non pas à
cause du manque de débouchés, puisque l'on se plaint
qu elle manque en Europe, mais tout simplement
parce que l'abaissement de prix, que causerait son im-
portation, sur les troupeaux indigènes, serait préjudi-
ciable à quelques éleveurs et agioteurs assez puissants
pour faire passer leurs intérêts avant ceux du public,
en faisant voter, par leurs valets du pouvoir législatif,
des droits « protecteurs. »
Est-ce la rareté du blé qui maintient des prix éle-
vés? Non, la Russie méridionale, l'Amérique aux
vastes plaines fouillées, retournées en tous sens par
LA SOCIKTE FUTURE 49
les charrues à vapeur, où toute la culture, depuis le
commencement jusqu'à la fin, s'opère à l'aide d'outils
perfectionnés, quoique sans méthode, pourtant, au-
raient déjà ruiné l'agriculture française en nous four-
nissant des grains à très bas prix. Aussi, là, encore,
des droits « protecteurs » sont intervenus et nous font
payer le pain plus cher qu'il ne vaut.
Ne pouvant produire aussi bon marché que l'Amé-
rique ou la Russie, les agriculteurs français auraient
eu à perfectionner leur outillage et leur façon de pro-
céder, ou bien auraient produit autre chose. Cela
aurait été trop simple... Et puis, là, encore, il y avait
de gros intérêts à « protéger »! c'est le misérable
qui paie.
Puis^ Tétude de l'histoire naturelle ne nous dé-
montre-t-elJe pas que la puissance prolifique des es-
pèces est en raison inverse de leur degré de dévelop-
pement, c'est-à-dire que, plus les espèces sont bas
dans l'échelle sociale, plus elles se multiplient pour
combler les vides occasionnés par la guerre que leur
font les espèces supérieures. Plus nombreuses sont
les causes de destruction, plus intense est la puissance
prolifique de l'espèce qui les subit.
C'est ainsi que chez certains végétaux, chaque pied
produit annuellement des grains par milliers et par
centaines de mille. Certaines espèces de poissons, ha-
reng, esturgeon, etc., sont tout autant prolifiques. La
fécondité des lapins, des pigeons est proverbiale.
Chez les mammifères, espèce plus élevée puisqu'elle
a donné naissance à l'homme, la fécondité est déjà
plus restreinte, mais l'homme, qui est parvenu à do-
mestiquer les espèces les plus utiles à son alimenta-
50 LA SOCIÉTÉ FUTURE
tion et autres besoins, a trouvé le moyen d'en diriger
là production au mieux de ses intérêts, ainsi que celle
des végétaux qui servent à leur alimentation et à la
sienne.
Même pour les espèces sauvages, qu'on n'a pu do-
mestiquer, si tous les hommes savaient solidariser
leurs étions, au lieu de se faire- la guerre, ils pour-
raient leur créer des conditions d'existence qui en
favoriseraient le développement d'une façon ration-
nelle et tout à fait conforme aux intérêts de l'huma-
nité entière.
Si la terre ne produit pas assez pour assurer l'exis-
tence de la population qui la couvre — assertion fort
contestable, mais que nous acceptons, car elle n'in-
firme en rien l'argumentation qui suit — • elle est toute
prête à fournir au delà de ce que nous pourrons con-
sommer. Que faudrait-il pour cela? organiser une
société où la richesse des uns n'engendrerait pas la
pauvreté des autres, une société où les individus au-
raient intérêt à s'aider mutuellement au lieu de se
combattre.
Nous avons vu que l'aide mutuelle était une des lois
naturelles qui guident l'évolution de toutes les espè-
ces, notre travail n'étant pas un ouvrage d'histoire
naturelle ni d'anthropologie, on -comprendra que
nous ne citions pas tous les faits qui appuient cette
thèse; nous renvoyons le lecteur aux divers articles
que notre ami Kropotkine a publiés dans la Société
Nouvelle, reproduits dans \q Supplément de la Révolte,
sous le titre générique à' Appui mutuel ^ et à la bro-
I. Devant paraî'tre prochainement en volume.
LA SOCIÉTÉ FUTURE Si
churede Lanessan, V Association dans la lutteK La loi
de solidarité est donc pour nous un fait acquis, nous
nous bornerons à démontrer ce qu'elle pourrait accom-
plir, si elle était appliquée et pratiquée dans les relations
sociales et individuelles, dans toute son extension.
Il y a un autre ouvrage à consulter pour se rendre
compte des gaspillages qu'entraîne la mauvaise orga-
nisation sociale, c'est le livre de M. Novicow : Les
Gaspillages dans les sociétés modernes -. L'auteur
s'y place au point de vue économiste et capitaliste;
ses chiffres tiennent plus ou moins de la fantaisie, et
il ne considère les pertes qu'au point de vue capita-
liste, ce qui est un mauvais point de vue pour juger
toute leur étendue. Mais tel quel, le livre est bon à
consulter, les aveux excellents à retenir.
L'antagonisme individuel, règle des sociétés actuel-
les;le chacun pour soi, des organisations capitalistes,
ont amené une méconnaissance complète des vraies
conditions de la richesse. La vraie richesse, certains
économistes l'ont dit — j'ignore si ce sont eux qui
l'ont trouvé — c'est l'adaptation de plus en plus par-
faite delà planète à nos besoins. Or, au lieu de cher-
cher à adapter la planète à nos besoins, chacun a
cherché à s'accaparer le travail produit parles autres,
à user d'un bénéfice momentané, mais qui détériorait
la richesse sociale dans ses conséquences.
Ainsi, l'appropriation individuelle a fait que quel-
ques-uns ont trouvé avantage d'abattre les forêts qui
1. Chez Douin, rue de l'Odéon.
2. Un vol., chez Alcan, io8, boulevard Saint-Germain.
53 LA SOCIÉTÉ FUTURE
couronnaient les hauteurs de certaines montagnes.
Ils trouvaient ainsi le moyen de réaliser immédiate-
ment un bénéfice certain, mais personne n'étant di-
rectement intéressé à leur conservation, les hauteurs
se sont découronnées de leurs forêts sans qu'on es-
sayât de les replanter; les terres n'étant plus retenues
par les racines, se sont éboulées, entraînées par les
pluies et différentes autres causes, jusqu'au pied de la
montagne qui s'émiette sans profit pour la plaine.
D'un autre côté, les pluies n'étant plus retenues
par la terre végétale, ni pompées par les racines de la
forêt, au lieu de couler goutte à goutte dans la plaine,
et de régulariser le débit des rivières à un cours
moyen, se sont transformées en torrents dont la vio-
lence active la dégradation, cause, par moments, des
débordements et des ruines dans la plaine, pendant
que la rivière reste à sec en temps de sécheresse.
Une dégradation de climat s'en est suivie. Les vents
n'étant plus arrêtés par le rideau de la forêt, ne lais-
sent plus égoutter les nuages qu'ils entraînent. Tel
climat qui était tempéré, est devenu froid ou chaud,
selon la latitude, par suite de la sécheresse ou de la
perte de l'abri que lui offrait la forêt de la montagne.
Certaines parties de l'Espagne sont aujourd'hui
transformées en désert, alors que du temps des Mau-
res, elles étaient admirablement cultivées, l'expulsion
de ces derniers ayant entraîné la perte de l'admirable
réseau de canaux d'irrigation qu'ils avaient su établir .
et entretenir. De même en Egypte où le désert de sa-
ble empiète sur la portion cultivée, depuis que la ci-
vilisation du temps des Pyramides est disparue. Ainsi
de certaines parties de l'ancienne Chaldée, de l'Assy-
rie et de la Mésopotamie, autrefois florissantes et fé-
LA SOCIKTÉ FUTURE 53
condes, transformées aujourd'hui en déserts de sable.
VoiJà ce qu'ont produit les luttes entre individus
et sociétés. Voilà un beau champ ouvert à la solida-
rité mutuelle^ pour la reconquête de ces terrains
perdus pour la production, et s'il est vrai que la lutte
est utile à l'homme, voilà de quoi exercer ses forces.
Et ce n'est pas tout.
Nous avons encore des pays entiers couverts de
marécages, des dunes où les sables mouvants mar-
chent à l'assaut des villages et des champs du litto-
ral, des côtes à défendre contre les attaques de la
mer. Beaucoup de ces travaux sont entrepris, là où il
y a chance de profits immédiats, mais combien da-
vantage ne seront jamais exécutés par les sociétés
capitalistes, parce qu'elles n'y trouveraient pas une
rémunération suffisante immédiate.
On parle, par exemple, de l'assèchement du Zuyder-
zée pour reconquérir les terres envahies, il y a des
siècles, par la mer en fureur ; mais qui peut savoir
quand on se mettra sérieusement à l'œuvre, et com-
bien d'autres semblables, qui offriraient à un nombre
incalculable de'générations, l'occasion d'userleurs for-
ces de combativité à des oeuvres utiles et profitables à
l'humanité entière^ pendant qu'elles y trouveraient
pour elles, la satisfaction de travailler au bonheur
général. — Nous montrerons plus loin que, dans la
société que nous voulons, la dépense de forces ne se-
rait pas une peine, mais une gymnastique néces-
saire à la vitalité individuelle. Le temps et les efforts
ne seront comptés potir rien, les mobiles des actes
humains ayant été transformés par le milieu.
Il y a, en Europe, des terrains immenses, impro-
04 f-A SOCIETE FUTURE
ductifs par suite de la sécheresse du sol; par contre,
les fleuves entraînent à la mer, non seulement des
milliards de mètres cubes d'eau, mais aussi les allu-
vions fertilisantes qu'ils arrachent au sol tout le long
de leur parcours, entravant la navigation à leur em-
bouchure ; il suffirait d'un réseau de canaux bien com-
biné pour capter ces éléments fertiles qui vont se per-
dre sans profit pourpersonne, et rendre fécondes des
landes improductives. Faut-il citer les mesures sani-
taires contre les épidémies qui, aujourd'hui, restent
inefficaces parce qu'elles sont prises isolément, mais
qui, prises en commun, arrêteraient le fléau à ses
débuts?
On voit qu'il suffit d'énoncerles travaux qui restent
à faire aux générations futures, et rendraient la terre
habitable sur toute sa surface et productive là où elle
est stérile, pour comprendre que cette pénurie de vi-
vres, dont les économistes nous rebattent les oreilles,
loin d'être, pour la société capitaliste, une raison de
s'éterniser, en est la condamnation la plus formelle_,
puisque c'est sa mauvaise organisation qui condamne
des millions d'hommes à des travaux négatifs, pen-
dant que tant de travaux productifs sollicitent notre
activité. Et qu'il suffirait que les hommes s'enten-
dissent et se concertassent pour trouver, dans ces tra-
vaux mêmes, la récompense de leurs efforts : « l'en-
tente » au lieu de la « lutte », et l'humanité échappe-
rait à cette misère que l'on nous dit être inévitable,
qui n'est que le fruit de la rapacité des uns, de l'im-
bécillité à l'endurer des autres.
Pour concluresur ce que nous venons de dire, nous
ne saurions mieux terminer qu'en citant ce passage
LA SOCIÉTÉ FUTURE 55
d'un auteur qui ne saurait être suspect de révolu-
tionnarismè, ni de subversion; mais qui, empoigné
par la vérité se plaît à la proclamer en termes émus,
trop guidé, peut-être par le seul sentimentalisme.
Mais, après tout, le sentimentalisme est une bonne
chose en lui-même lorsqu'il ne s'écarte pas de la
vérité et de la logique :
«... Aujourd'hui le plus fort, le plus riche, le plus
haut placé, le plus savant exerce un empire presque
absolu sur le faible, sur l'ignorant, sur l'homme
des classes inférieures, et il leur semble tout naturel
d'épuiser à leur profit personnelles forces de ces der-
niers. La société entière doit nécessairement souffrir
d'un tel état de choses; elle doit comprendre qu'il
vaudrait mieux voir tous les individus concertant
leurs efforts, se soutenant l'un l'autre, tendre au même
but, c'est-à-dire, secouer le joug des forces naturel-
les, au lieu d'user le plus clair de leur vigueur à s'en-
tre-dévorer, à s'exploiter mutuellement. La rivalité,
si utile en soi , doit subsister , mais en dépouil-
lant l'antique et rude forme guerrière et extermina-
trice de la lutte pour vivre, en revêtant la forme
ennoblie, mais vraiment humaine d'une concurrence
ayant pour but l'intérêt général. En d'autres termes,
au lieu de la lutte pour vivre, la lutte pour la vie en
général; au lieu de l'universelle haine^ l'amour uni-
versel ! A mesure que l'homme progresse dans cette
voie, il s'éloigne davantage de son passé bestial, de
sa subordination aux forces naturelles et |à leurs
inexorables lois, pour se rapprocher du développe-
ment idéal de l'humanité! Dans celte voie aussi
l'homme retrouvera ce paradis dont la vision flottait
dans l'imagination des plus anciens peuples, ce pa-
56 LA SOCIÉTÉ FUTURE
radis que, suivant la légende, le péché a ravi à l'homme ;
avec cette différence toutefois, que le paradis futur
n'est pas imaginaire, mais réel; qu'il ne se trouve
pas à l'origine mais à la fin de l'évolution humaine,
qu'il n'est pas le don d'un dieu, mais le résultat du
travail, le gain de l'homme et de l'humanité. » (Bùch-
ner, VHomme selon la science^, pp. 210 et 21 1).
Et nous ajouterons :
Paradis où il ne sera permis aux travailleurs d')'
entrer, que lorsqu'ils auront compris que leurs maî-
tres ne leur en ouvriront jamais les portes, paradis
qu'il ne leur sera permis d'habiter que lorsqu'ils au-
ront l'énergie de vouloir le conquérir et de culbuter
ceux qui leur en barrent l'entrée.
I. Un vol., chez Reinwald.
IV
LA REVOLUTION ET L INTERNATIONALISME
Au cours de ce travail nous développerons les di-
vers arguments que nous avons énoncés, mais, pour
ne pas nous laisser détourner de notre plan, nous de-
vons en revenir à notre étude sur la Révolution et
ici se dresse la grande objection des partisans de l'au-
torité — socialistes ou bourgeois — ce serait, pour
une société non centralisée, ne disposant pas d'ar-
mées permanentes, n'ayant pas à sa tête, des hommes
providentiels chargés de penser et d'agir pour le
commun des mortels, l'impossibilité de se maintanir
au milieu des nationalités environnantes qui seraient
restées sous la domination capitaliste. Et les théori-
ciens bourgeois en concluent qu'il faut continuer à
se laisser exploiter, en attendant que les capitalistes
veuillent bien être un peu moins gourmands. — Les
socialistes nous engagent à nous débarrasser de nos
maîtresactuels, pour leur remettre le pouvoir, se char-
geant, eux, à leurs risques et périls, de nous fabriquer
58 LA. SOCIÉTÉ FUTURE
un bonheur, au plus Juste prix, qui sera -respecté par
nos voisins grincheux!
Si la révolution se localisait dans une seule nation,
il n'y a aucun doute à avoir, les ploutocraties envi-
ronnantes ne tarderaient pas à lui faire la guerre,
peut-être même, sans accomplir la formalité de la lui
déclarer au préalable^ comme cela se fait actuelle-
ment entre ennemis de bon ton^ où les adversaires
sont d'autant plus courtois, qu'ils se contentent de
faire battre les autres, pendant qu'eux se font des po-
litesses, et, entre temps se vendent mutuellement les
engins destructeurs qu'ils font fabriquer par ceux
qu'ils enverront plus tard en éprouver les effets.
La Révolution de 89, qui était l'émancipation éco-
nomique d'une classe, est là pour nous prouver que
la noblesse, le clergé et la royauté qui régnaient sur
le reste de l'Europe se sentirent solidaires de la no-
blesse, du clergé et de la royauté françaises, on sait
quelle coalition formidable elles organisèrent contre
la jeune République naissante, et que ce ne fut pas
leur faute si cette dernière ne fut pas étouffée avant
d'avoir vécu.
La ploutocratie qui est tout autant rapace, sinon
plus, avec beaucoup d'autres qualités en moins, ne
ferait pas moins si elle se sentait menacée. Nul doute
que les bourgeoisies environnantes ne voudraient
pas laisser s'établir à côté d'elles, un foyer d'idées
nouvelles qui pourraient infecter leurs esclaves. Nous
savons de quoi les bourgeois sont capables quand
leurs intérêts matériels sont menacés. Un rideau de
flammes et de mitraille ne tarderait pas à se dérouler
autour de la nation assez malavisée pour ne plus
vouloir engraisser aucun exploiteur.
LA SOCIÉTÉ FUTURE 5 9
Mais la Révolution de 89 nous montre aussi de
quoi est capable un peuple qui défend ce qu'il croit
être sa liberté. Les hommes qui se battent pour une
idée sont invincibles lorsqu'ils n'ont à lutter que con-
tre des automates, et la conviction de défendre son
fover, son indépendance vaut bien des bataillons.
Les partisans de l'autorité nous répliqueront que
la République de 89 était une nation fortement cen-
tralisée, qu'elle sut défendre son unité, même contre
les ennemis intérieurs, et que c'est pour pouvoir se
défendre, comme elle, contre les entreprises exté-
rieures et intérieures, qu'ils réclament une organisa-
tion semblable.
Pour que l'argument des autoritaires fût vrai, il
faudrait bien étudier la philosophie de l'histoire de
cette époque et se rendre compte si ceux qui se mon-
trent à nous, "sous les traits des pins farouches parti-
sans de l'autorité centrale, ne subirent pas, plus d'une
fois^ à leur insu, la pression de la foule anonyme ?
Si ce ne fut pas à partir du moment où l'initiative in-
dividuelle fût complètement étouffée, la foule réduite
à l'impuissance que date la décadence de la Révolu-
tion pour se terminer par sa chute sous le talon d'un
soudard ?
Mais cela importe peu à notre argumentation.
Quelle que fût l'énergie de ceux qui avaient la direc-
tion des affaires, leur science aurait-elle été encore
cent fois plus grande, elles auraient pesé de peu,
s'ils n'avaient été secondés par l'énergie de ceux qui
restèrent anonymes, qui surent les forcer, plus d'une
fois, à prendre les mesures nécessaires au salut de
tous et surent aussi les exécuter de leur propre ini-
tiative sans attendre Tassentiment des chefs.
60 LA SOCIÉTÉ FUTURE
On avait renversé les bastilles, on avait démoli —
croyait-on — les lois du bon plaisir, les entraves qui
retenaient les individus dans chacune de leurs mani-
festations étaient à bas, on avait confisqué les biens
de la noblesse et da clergé, ces biens devaient être
restitués à la nation, cette espérance avec la croyance
que la liberté la plus complète allait enfin luire pour
tous, c'en était plus qu'il ne fallait pour meure le
feu au ventre d'individus qui, la veille, n'avaient pas
même l'entière propriété de leur corps, et les rendre
invincibles !
Et pourtant, cela aurait été encore insuffisant, s'ils
n'avaient eu aflaire à des armées mercenaires qui
■étaient loin de se battre avec leur enthousiasme, et
•dont tout le respect de la discipline devait peser bien
peu sous l'impétuosité d'un pareil entrain.
Cela, sans doute, aurait été insuffisant encore si,
dans les nations, au nom desquelles on les combat-
tait, ils n'avaient trouvé des sympathies qui luttaient
pour eux et paralysaient les efforts de ceux qui les
combattaient. Le nouvel ordre d'idées avait pour en-
nemis tous les privilégiés, mais il avait pour lui tous
les déshérités qui réclamaient leur affranchissement
et l'attendaient des hommes nouveaux qui surgissaient
comme des sauveurs.
Voilà le secret de la force de la Révolution, voilà
où nous devons tourner nos espérances et nos efforts!
La Révolution ne peut être le fait d'un seul peuple,
elle ne pourra se cantonner en un seul lieu. Si elle
veut vaincre, il faut qu'elle soit internationale.
Les travailleurs d'un pays n'arriveront à se débar-
rasser de leurs exploiteurs qu'à condition que leurs
LA SOCIÉTÉ FUTURE 6r
frères des nations environnantes pratiquent la même
opération hygiénique ; il faut qu'ils sachent enfin
abjurer les haines idiotes dans lesquelles on les a
bercés et se décident à rayer ces lignes fictives, dont
on les a entourés pour les isoler les uns des autres
et qui n'existent réellement que sur le papier.
La Révolution doit être internationale, c'est ce
dont doivent bien se convaincre ceux qui rêvent la
transformation de la propriété. Pacifique ou violente ;
réorganisation autoritaire ou libertaire, la nouvelle
société sera, de suite, en butte aux attaques des plou-
tocraties environnantes, si réellement, les intérêts
bourgeois se trouvent lésés par le nouvel état de
choses.
Aujourd'hui, il est de mode de se dire internatio-
naliste. Tous les socialistes le sont, les économistes
le sont, nombre de bourgeois le sont.... en paroles!
Comment donc, « Vive l'Internationale, monsieur! »
Les peuples sont pour nous
Des frères (ter).
Une chanson de P. Dupont le chante depuis 48.
Les peuples sont pour nous des frères, mais tous
ces internationaux enthousiastes, y compris nombre
de socialistes, il ne faut pas beaucoup les gratter
pour y retrouver le chauvin, et leur internationalisme
n'aurait pas grand mal à s'accommoder d'une con-
quête. — Oh ! tout simplement pour faire le bonheur
des conquis !.., Ils sont nos frères !... tout en les re-
gardant avec ce petit air de condescendance, que l'on
a lorsqu'on regarde des individus que l'on considère
comme inférieurs à soi.
Cet internationalisme-là n'est qu'une parade, les
4
62 LA SOCIÉTÉ FUTURE
autres peuples nous valent comme nous valons les
autres peuples, seulement nous sommes aussi inca-
pables de faire leur bonheur qu'eux le nôtre. Aussi
bien, du reste qu'aucun, individu n'est capable de
faire le bonheur de qui que ce soit malgré lui. Nous
pouvons nous prêter la main pour nous débarrasser
de ceux qui nous font du mal ; nous devons nous
considérer comme des égaux qui peuvent et doivent
se rendre service à l'occasion, voilà le véritable in-
ternationalisme, mais métions-nous de cet interna-
tionalisme, à fleur de peau qui de l'œil droit regarde
amoureusement nos frères de l'autre côté de la fron-
tière et fait risette du gauche à « notre brave armée
nationale ».
Français, Allemands, Italiens, Anglais ou Russes,
nous sommes exploités de la même façon. C'est une
minorité de parasites qui nous gruge et qui nous
mène. Comme l'âne de La Fontaine, mettons-nous
bien dans la tête que « notre ennemi, c'est notre
maître » et alors il n'y aura plus de haines nationales.
En France, comme en Allemagne, en Angleterre ou
en Italie, ceux qui nous exploitent ne s'occupent
guère de la nationalité de ceux qu'ils tondent. Leurs
préférences, s'ils en ont, seront pour celui qui se
laissera tondre le plus bénévolement. — L'humanité
ne se divise donc qu'en deux classes : les exploi-
teurs et les exploités. Que les déshérités de tous pays
en fassent leur profit.
Du reste, ici, encore, la marche des événements
est encore la meilleure éducatrice des individus, en
les forçant à s'accommoder aux circonstances qu'elle
leur présente. Et notre époque saura bien forcer les
LA SOCIÉTÉ FUTURE 63
individus à considérer l'humanité comme leur seule
et unique patrie.
L'internationalisme, s'il n'est pas entré dans les
esprits est entré dans les faits, ce qui vaut mieux. A
l'heure actuelle, tout est international. Il n'y a pas
une nation qui pourrait s'isoler et s'enfermer chez
elle, et nos protectionnistes les plus enragés, ne peu-
vent nous « protéger » aussi « fortement » qu'ils le
voudraient, forcés qu'ils sont, de tenir compte de
certaines réciprocités.
Le télégraphe, les postes, les chemins de fer sont
internationaux. Les relations commerciales sont tel-
lement enchevêtrées que certaines maisons semblent
n'avoir plus de nationalité. Des maisons de banque,
certaines usines sont dans ce cas.
La fabrication des armes de guerre, industrie qui,
dans la logique patriote, devrait être éminemment
et exclusivement nationale, est une de celles qui,
peut-être, est des plus cosmopolites. Les maisons
françaises fournissent de canons et d'obus des nations
qui, à un moment donné, peuvent être appelées à
s'en servir contre la France; des maisons italiennes,
allemandes et anglaises agissent absolument de même.
Certains députés sont à la tête de quelques-unes de
ces maisons ^ Cela semble tellement naturel que
personne plus ne s'en étonne.
Toutes les branches de l'activité humaine sont
occupées journellement, à organiser des congrès in-
ternationaux, ne pouvant plus opérer isolément cha-
cune chez elles; les relations individuelles, elles-
mêmes, par ce vaste mouvement, éprouvent aussi le
besoin de sortir de leurs frontières.
I. Voir Hamon : Ministère et Mélinite, pp. 45 à 63.
64 LA SOCIÉTÉ FUTURE
Le progrès lui-même est internatio'naliste, et peut
s'opérer, en même temps, des deux côtés de la fron-
tière. Une idée émise su- un point peut éclore à la
même heure, à mille lieues de là et, en peu d'heures,
avoir rayonné sur le reste du globe. Une idée n'est
pas aussitôt énoncée aujourd'hui, que l'on voit plu-
sieurs individus s'en disputer la paternité, apportant
les preuves qu'ils ont des droits égaux à la revendi-
quer. Ce'qtii prouve, soit dit en passant, qu'une dé-
couverte est bien plutôt le fait d'une génération
que d'un individu. La révolution sérieusement so-
ciale qui s'accomplira quelque part aura, forcément,
son retentissement au cœur de chaque nation, c'est
ce qui la sauvera.
Si nous ne connaissions l'outrecuidance des autori-
taires, nous pourrions nous étonner de leur prétention
d'assurer le succès de la Révolution par le seul éta-
blissement d'un pouvoir fort !
Si le « pouvoir fort » s'amusait à toucher aux pri-
vilèges bourgeois, quels que fussent son pouvoir et
sa force, il aurait à compter avec la coalition formi-
dable qui l'encerclerait d'un mur de baïonnettes;
coalition cent fois plus féroce que la coalition mo-
narchique de 89.
Il faut être absolument visionnaire pour croire
qu'il suffit de s'organiser comme ses adversaires pour
être à même de les vaincre. Ce fut l'erreur de la
Commune de croire qu'elle pouvait jouer au soldat
comme le gouvernement de Versailles, et lui livrer
des batailles rangées, et cette erreur causa sa perte.
Si les travailleurs voulaient s'amuser encore à jouer
ce jeu-là, ils ne tarderaient pas à s'en repentir. A des
LA SOCIÉTÉ FUTURE 63
idées nouvelles, il faut des moyens nouveaux, à des
éléments différents, il faut une tactique appropriée
à leur manière de penser. Laissons les panaches et
la stratégie à ceux qui veulent jouer les Bonaparte et
les Wellington, mais ne soyons pas si bêtes que de
les suivre. Quelles que seraient l'énergie et l'activité
déployées par les révolutionnaires placés dans ces
conditions, l'organisation et la discipline de leurs
forces, fussent-elles des plus admirables, ils succom-
beraient sous le nombre des adversaires que leur sus-
citerait la haine des appétits menacés.
L'espoir des autoritaires se fonde sur la pensée,
qu'ils ont, d'arriver à se faire reconnaître comme
pouvoir légitime par les autres gouvernements. Poli-
ticiens au fond, et rien que politiciens, ils espèrent
traiter sur le pied d'égalité avec les autres gouver-
nants et jouer aux diplomates.
Pour se faire tolérer, le gouvernement qui surgira
d'un mouvement révolutionnaire devra renoncer à
toute tentative de réforme sociale. Pour bien se faire
venir de ses « chers cousins » en autorité, il devra
employer, à refréner l'impatience de ceux qui l'au-
ront porté au pinacle, les forces que ceux-ci lui au-
ront mises entre les mains, et les empêcher de donner
assistance aux tentatives de révolte qui pourraient se
faire jour chez leurs nouveaux alliés. Ce n'est qu'en
mentant ainsi à son origine, qu'un gouvernement po-
pulaire obtiendrait de l'autorité auprès des pouvoirs
environnants. Etsi tout gouvernement n'était, de par
sa constitution même, infailliblementrétrograde, puis-
qu'il s'établit pour imposer et défendre un ordre de
choses quelconque, ce serait encore une raison pour
le repousser, puisque la force des choses le pousserait
66 LA SOCIÉTÉ FUTURE
à nuire à ceux qui l'auraient élu, tout en croyant
leur être utile.
Les relations internationales en se développant et
en devenant de plus en plus fréquentes, de plus en
pl'us étroites, contribuent à uniformiser les mêmes
besoins, à réveiller partout les mêmes aspirations.
Partout le travailleur souffre des mêmes maux, partout
il aspire à la même solution. C'en est assez pour que
la Révolution éclaiant en un lieu provoque des ex-
plosions semblables en cent endroits différents.
Si les travailleurs savent préalablement, en dépit
de leurs maîtres, solidariser leurs intérêts, grouper
leurs efforts, ils sauront se prêter un mutuel appui,
bien plus efficacement que ne le saurait faire un gou-
vernement quel qu'il soit.
Ces révoltes ou tentatives de révoltes, en occupant
chaque bourgeoisie chez elle, leur ôtera l'idée d'aller
voir ce qui se passe chez leurs voisines. Ayant assez
à faire pour se défendre contre leurs propres victi-
mes, elles ne seront pas tentées de porter secours aux
gouvernements qui s'écrouleront à côté d'elles. La
diversion est une tactique très habile que les meil-
leurs stratèges n'ont pas dédaignée, et elle peut s'o-
pérer sans mettre aucune armée sur pied.
Les travailleurs d'une localité ne pourront triom-
pher et s'émanciper chez eux, qu'à la condition que
les travailleurs des localités environnantes se révol-
tent aussi. Cela est vrai pour les travailleurs d'une
même nation, afin de forcer leurs maîtres de diviser
leurs forces, cela est vrai pour les travailleurs de na-
tionalités diverses afin d'empêcher leurs maîtres de
s'aider mutuellement. Tout se tient. La solidarité in-
ternationale des travailleurs ne doit pasêireune vaine
LA SOCIÉTÉ FUTURE 67
formule, ni- la réalisation renvoyée à un avenir loin-
tain comme d'aucuns voudraient nous le faire croire.
C'est une des conditions sine qua non du triomphe
de la Révolution.
Telle est la rigoureuse logique des choses et des
idées. Cette union fraternelle des travailleurs de
tous pays, posée en rêve d'avenir, ne doit pas être
seulement une aspiration, c'est un moyen de lutte
contre nos maîtres et un gage de triomphe si nous
savons la réaliser.
Cette idée de l'union internationale des travailleurs
n'est pas sans préoccuper la bourgeoisie. Elle sait bien
que du jour où les peuples cesseront de se regarder
en ennemis, elle n'aura plus de raison pour main-
tenir des millions d'hommes pour sa défense, d'o-
pérer ces armements formidables derrière lesquels
elle se croit inexpugnable, c'est pourquoi aussi, elle
a essayé d'ériger en culte, ce dogme delà patrie, c'est
pourquoi ses thuriféraires poussent des cris d'oison
lorsque des voix indépendantes se font entendre pour
stigmatiser les atrocités que l'on couvre du nom de
patriotisme, pour affirmer que la véritable Patrie
pour rhomme, c'est l'humanité!
« Agents de l'étranger, misérables, gredins », sont
les épithètes les plus douces dont ces revanchards
féroces les aient gratifiés. Rien d'étonnant, du reste,
à ce débordement d'injures, ces messieurs jugeant les
autres d'après eiix-mêmes, s'imaginent que l'on n'écrit
que les choses pour lesquelles on est payé. Salariés
de la plume ou de la parole, ils ne peuvent pas croire
qu'il y en ait qtii ne carient ou n'écrivent que ce
qu'ils pensent.
68 LA. SOCIÉTÉ FUTURE
« Vous ne voulez pas amoindrir les patries des au-
tres au profit de la vôtre, vous n'êtes qu'un gredin!
Vous ne voulez pas crier, avec nous, que votre patrie
est la reine des nations, que les habitants des autres
nations ne sont que des gueux, donc vous êtes un
agent de l'étranger. » Tel est le raisonnement de ces
messieurs, partant de là pour démontrer aux imbé-
ciles que, du moment que l'on n'acceptait pas les
yeux fermés, toutes les coquineries qui se commet-
tent au nom de la Patrie, c'est que l'on en est l'en-
nemi.
Et voilà pourquoi l'épithète d'anti-patriote prise en
dernier par les internationalistes pour combattre cette
campagne inepte de militarisme, de chauvinisme qui
veut pousser les hommes à s'entr' égorger, est deve-
nue, sous leurs calomnies, l'équivalent d'ennemis de
la France appliquée aux anti-pairioies français; d'en-
nemis de l'Allemagne, de l'Italie ou de l'Angleterre
appliquée aux anti-patriotes, allemands, italiens ou
anglais, quand elle signifie purement et simplement:
amour de l'humanité et haine à la guerre.
Les anti-patriotes ne peuvent pas être les ennemis
de leur propre pays^ puisqu'ils veulent élargir l'amour
de l'individu à toute l'humanité. Faisant la guerre à
1 autorité et au capital parce qu'ils sont l'autorité et
le capital, ils en sont les adversaires aussi bien chez
les autres que chez eux. Ce n'est pas un déplacement
d'autorité au profit d'un groupement à l'exclusion
d'un autre qu'ils réclament, mais bien sa disparition
complète.
Adversaires de l'autorité, on nous accuse de vou-
loir la confusion; adversaires des formes légales de
la famille, des contraintes et des empêchements que
h\ SOCIÉTÉ FUTURE 69
la loi apporte à son évolution naturelle, on nous ac-
cuse de vouloir en détruire les sentiments affectifs;
adversaires du patriotisme étroit qui fait considé-
rer les peuples comme des ennemis, partisans de la
fraternité universelle, on nous accuse de prêcher
l'abaissement de notre pays sous ses voisins et à la
haine de nos compatriotes!
Il faudrait s'entendre. Nous savons que l'homme
éprouvera toujours certaines préférences. Il aimera
à se rappeler les lieux où il aura vécu, où il aura été
heureux, où se seront développées ses affections. Ln
sentiment de bienveillance particulière le portera tou-
jours vers les lieux où il sera sûr de posséder des amis.
Et cette sympathie, cet amour peuvent se porter sur
la contrée la plus ingrate, aussi bien que sur une con-
trée fertile et enchanteresse. Quand on dit que l'on
aime tel pays, ce sont les souvenirs qu'il vous rap-
pelle, les émotions qu'il vous a fait éprouver, les amis
que vous y avez laissés^, c'est à tout cet ensemble de
choses que se rapporte cet attachement et non au sol
pour lui-même.
Si les hommes croient devoir être plus attachés à
l'endroit qui les a vus naître, pour le seul fait qu'il
leur rappelle leur naissance, quel mal y a-t-il, et qui
aurait jamais eu la pensée de combattre ce sentiment?
Connaissons-nous toujours bien distinctement tous
les mobiles qui dictent nos sentiments?
Mais parce que nous aimons davantage telle ou
telle localité, est-ce bien une raison de considérer les
habitants des autres pays comme des ennemis? Si le
patriotisme était le sentiment exclusif du sol, du pays
où l'on est né, il n'y a pas de raison pour qu'il s'é-
te.îde à toute une contrée, comme la France, l'Aile-
70 L\ SOCIETE FUTURE
magne, la Russie, etc., qui ne sont que des assem-
blages de patries plus petites. L'amour de la province
serait plus compréhensible, celui de la localité que
l'on habite ou de celle où l'on est né, encore plus.
Pourquoi pas les haines entre habitants de la même
rue? tt si l'amour de l'homme s'est agrandi Jusqu'à
aimer ceux qui ne lui sont rattachés que par des
liens fictifs, pourquoi se restreindraient-ils plutôt à
une partie qu'à une autre? Pourquoi ne pas l'élargir
à l'humanité entière?
LA. RÉVOLUTION FILLE DE l'ÉVOLUIION
Nous avons vu, dans ce qui précède, que la Révo-
lution suit l'Evolution. En effet, il n'y a pas de hiatus
entre hier et aujourd'hui, demain est le fils de la
veille; la société que nous désfrons ne pourra donc
s'établir d'une seule pièce. Elle ne pourra être que
ce que les événements antérieurs auront préparé.
C'est pourquoi nous ne devons pas attendre la Révo-
lution pour vivre notre idéal, et que nous cherchons,
selon nos moyens, à adapter nos actes à notre ma-
nière de penser.
Il est acquis, pour nous, que les réformes octroyées
par la bourgeoisie ne peuvent amener l'affranchisse-
ment des travailleurs. Nous avons développé cette
façon de penser dans un autre travail ^ inutile d'y
revenir ici. Tant que l'on n'aura pas fait table rase
des institutions qui entravent le libre développement
i. La Société Mourante et l'Anarchie.
72 LA SOCIETE FUTURE
humain, les réformes ne seront qu'un appât grossier
pour égarer les travailleurs, ou un perfectionnement
en faveur du Capital pour continuer son exploitation
L'abolition de l'autorité, la transformation de la pro-
priété, l'abolition de la monnaie, peuvent seules as-
surer l'affranchissement des travailleurs. Il serait
absurde de compter l'obtenir, non seulement tant que
la bourgeoisie sera au pouvoir, mais même d'un pou-
voir ouvrier.
Mais, si trompeuses et si illusoires que soient les ré-
formes, il y a des individus qui, de bonne foi, croient
opérer avec elles une amélioration dans le sort des
travailleurs. Ils s'imaginent sincèrement obtenir des
parlements, des transformations dans l'ordre social,
qui auraient le pouvoir d'apporter, sinon la richesse
au sein des familles de travailleurs, tout au moins le
bien-être. Tenant pour nulles et non avenues les expé-
riences du passé et du présent, ils travaillent à con-
vaincre les électeurs de l'excellence de leurs panacées,
les engageant à ne voter que pour des candidats leur
promettant de travailler à la réalisation desdites ré-
formes.
Bien entendu, nous parlons ici des gens convain-
cus, ne faisant pas de la politique un métier, n'affir-
mant que ce qu'ils croient vrai.
En travaillant à préconiser leurs réformes, ces évo-
lutîonistes convaincus font inconsciemment le jeu
des politiciens, et dévoient les travailleurs en leur
faisant espérer des progrès qui se tourneront contre
eux; ils aident à les tenir dans ce cercle vicieux du
parlementarisme qui les fait se consoler de chaque
déception en espérant mieux pour l'avenir.
Mais chaque médaille a son revers; s'ils travaillent
LA SOCIÉTÉ lUlU.lE jS
inconsciemment à dévoyer les travailleurs, les pro-
moteurs de réformes n'en travaillent pas moins in-
consciemment, et sous la forme négative, à ruiner le
crédit du parlementarisme. Si la grande masse ne se
rebute pas des déceptions et, après chaque trahison,
continue à porter son bulletin dans l'urne, ceux qui
réfléchissent s'aperçoivent de l'impuissance du parle-
mentarisme et cherchent leur émancipation dans une
autre voie.
Il arrive encore à ceux qui cherchent, de bonne
foi, à l'exploitation et à la misère, des remèdes légaux,
que, parfois, ils mettent la main sur des réformes qui
sapent les fondements de la société bourgeoise, et se
font traiter, par la bourgeoisie, comme de vulgaires
révolutionnaires. Tout le mouvement d'idées qu'ils
engendrent travaille à préparer le cerveau des tra-
vailleurs aux conséquences de la Révolution sociale.
Les mouvements politiques engendrés par eux peu-
vent, de par le fait des choses, se générer en mouve-
ments économiques plus prononcés
Ceux qui ont compris que la force seule pouvait
les émanciper, n'ont, certes, pas à se préocctiper de
ce mouvement de réformes; qu'ils soient sincères ou
que ce soit pour des motifs d'ambition personnelle,
ceux qui préconisent la voie parlementaire n'en tra-
vaillent pas moins à égarer le travailleur, ce mouve-
ment doit être combattu.
Chaque fois que l'on discute avec un contradic-
teur, il doit être admis qu'il est de bonne foi ; ce n'est
pas sa conviction que l'on discute, mais les déduc-
tions qu'il tire des idées qu'il exprime, les résultats
qu'il en attend. On peut, avec de très mauvaises in-
74 '■-A SOCIÉTÉ FUTURE
tentions, émettre de très bonnesidées, et, de très bonne
foi, les idées les plus absurdes, nous devons donc discu-
ter les idées de nos contradicteurs et non leur sincérité.
Parce que nous avons vu que l'agitation légale ne
pouvait aboutir à aucune solution, et que nous avons
cherché à démontrer aux travailleurs qu'ils ne de-
vaient pas perdre leur temps à ces amusettes, on en
a conclu que nous étions les adversaires de toute
amélioration temporaire dans le sort des travailleurs,
et que nous avions pour but de les faire échouer.
C'est encore là une erreur.
En cherchant à démontrer aux travailleurs qu'ils
n'ont rien à attendre de la classe qui les exploite,
que toute réforme incomplète n'est qu'un leurre,
nous ne lui disons pas de la refuser si on la lui ac-
corde, nous combattons seulement le raisonnement
qui tend à lui faire considérer cette réforme comme
le but à atteindre, comme capable, par elle-même
d'opérer son affranchissement. Nous cherchons à lui
éviter une déception et à rompre le cercle vicieux
qui consisterait à le faire courir, toujours après quel-
que réforme nouvelle.
S'il était possible de mener les deux campagnes de
front : travailler à l'obtention des réformes, et dé-
monstration de leur impuissance, nous le ferions de
grand cœur, car l'application des réformes serait la
meilleure démonstration de leur impuissance, mais
le raisonnement simpliste de la foule ne s'accommo-
derait pas de cette manière de procéder, et il n'a peut-
être pas tort, voilà pourquoi nous sommes bien
forcés de prophétiser sur l'impuissance des réformes,
de combattre ceux qui voudraient nous endoctriner
dans cette campagne, et d'attendre que les événe-
LA SOCIETE FUTURE 7^
ments nous apportent la démonstration de notre rai-
sonnement. Ce qu'ils font tous les jours, du reste.
Si les distinctions étaient bien tranchées, si la so-
ciété était divisée en deux classes : les exploiteurs et
les exploités, peut-être cela en vaudrait-il mieux pour
la diffusion de la vérité. Si les travailleurs n'avaient
pas entre eux et leurs exploiteurs tous ces intermé-
diaires qui leur empêchent de voir clair et les Jettent
dans l'hésitation avec leurs multiples argumentations,
ça serait bien de la besogne d'épargnée à l'humanité,
mais nous sommes bien forcés d'accepter — pour le
combattre — ce qui existe.
Dans la société, dans la nature, il n'y a pas de type
d'une seule pièce. Le poison le plus violent peut,
pris à dose moindre, servir d'antidote, et si les parti-
sans des réformes sèment l'erreur, ils contribuent,
eux aussi, à discréditer l'organisation actuelle.
Pour éprouver le besoin de réformes nouvelles, il
faut bien qu'ils aient constaté des irrégularités dans
l'organisation sociale qu'ils veulent améliorer. Pour
préconiser ces réformes, il faut bien qu'ils critiquent
les irrégularités qu'elles sont chargées d'empêcher, et
voilà comment la littérature, la science apportent
leur quote-part de faits et d'arguments contre l'état
social existant.
De ce conflit d'idées, se dégage, évolutivement un
autre courant qui n'est peut-être pas encore tout ac-
quis à l'idée de la Révolution, mais qui n'est déjà
plus du parti d'expectative. La grande masse des in-
dividus est toujours portée à prendre la moyenne des
idées, c'est une nouvelle raison pour les partisans du
Progrès de ne pas avoir peur d'aller trop loin, et de
76 LA SOCIÉTÉ FUTURE
demande-r toujours beaucoup, la majorité étant assez
disposée d'elle-même à se contemer de moins.
Cette tendance de la foule à réduire les idées à son
niveau serait même à faire désespérer du progrès dé-
finitif, si le passé ne nous démontrait que, autant elle
est rétrograde en temps calme, autant elle est em-
portée en temps de révolution, et combien il est facile
alors, à une petite minorité d'individus conscients et
bien déterminés, de lui faire accepter les idées les
plus larges, si, déjà, elle a été préparée par une pro-
pagande claire et précise.
De ce prêche incessant des idées, il en ressort en-
core ceci, c'est que les individus qui s'imprègnent
bien de ces idées, en arrivent à vouloir les réaliser
dans la mesure de la possibilité que leur en laissent
les lois existantes. Certaines idées arrivent ainsi à
passer dans la pratique, à transformer les mœurs et à
préparer la voie à d'autres idées.
Ainsi, malgré son horreur de « l's.mour libre », la
société en est arrivée à accepter et à respecter certaines
unions libres, n'ayant nullement été sanctionnées
par l'autorité ni la religicn. La volonté des contrac-
tants est arrivée à les imposer à leur entourage et à
les rendre aussi valables que si l'autorité les avait
enregistrées. C'est sous l'influence des idées de liberté
dans les relations sexuelles qu'elle a dû modifier les
lois restrictives du mariage et voter le divorce.
Tous les jours l'idée d'autorité perd de son pou-
voir, à chaque instant les individus perdent le respect
des institutions existantes et cherchent à échapper à
leur action. Tous les jours on voit les individus s'or-
ganiser pour suppléer à l'action de l'Etat dont, il n'y
a pas longtemps encore, on croyait l'aide si efficace
LA SOCIÉTÉ FUTURE 77
que l'on n'osait rien entreprendre sans son concours.
Peu à peu les idées se transforment, à leur tour,
elles transforment les mœurs, et l'intensité de la con-
viction amène les individus à adapter le milieu à
leurs conceptions. Ces tentatives réussissent ou avor-
tent mais ne passent pas sans laisser leur trace.
Telles sont les émigrations qui se sont faites pour
essayer de réaliser, dans des pays vierges, différentes
conceptions socialistes. L'échec attend la plupart,
car les conditions de réussite qu'exigeraient ces
essais, ne sont pas toujours respectées par les associés,
faute de temps, de moyens ou de connaissance.
Et puis, quelque éloigné que l'on soit, l'influence
perverse de l'ancienne civilisation est là qui n'at-
tend que la moindre faiblesse des individus pour
exercer son action néfaste. On est forcé de conserver
certaines relations avec l'ancien monde, on reste son
tributaire pour une foule de choses dont on ne peut
se passer et que le manque de moyens vous empêche
de créer : de là impossibilité absolue de vivre son
idéal, de sorte que l'élimination des mauvais germes
inculqués par l'état actuel ne pouvant s'accomplir
complètement dans ce dernier, ils se trouvent par-
fois réveillés et remis en activité par de nouveaux
contacts.
Mais ces insuccès n'infirment nullement la logique
des idées nouvelles, ils ne prouvent que leur incom-
patibilité avec le régime actuel et la nécessité de sa
disparition pour que les idées nouvelles puissent évo-
luer librement.
Chaque fois que des novateurs ont mis en péril,
par leurs idées, les privilèges bourgeois, il s'est trouvé
ng LA SOCIÉTÉ FUTURE
des imbéciles pour proposer de prendre les mécoii-
tenis, de les embarquer pour une île quelconque,
avec une pacotille d'outils et de les mettre à même
d'expérimenter ainsi leur projet de société.
Ceux qui ont trouvé cette solution sont bien ai-
mables, mais leur proposition est une belle plaisan-
terie, qu'ils nous permettent de le leur dire s'ils ne
s'en doutent pas.
Que l'on s'imagine plusieurs individus en présence
d'un héritage composé de vastes terrains de culture
des plus productifs, d'une maison d'habitation pour-
vue de toutes les commodités de l'existence les plus
nouvelles, d'un assortiment de tout ce que le génie
humain a pu inventer, d'une bibliothèque contenant
tous les chefs-d'œuvre de la littérature, toutes les dé-
couvertes de la science, et que, lorsqu'il s'agirait de
jouir en commun de cet héritage, quelques-uns des
héritiers viendraient tenir à leurs collègues le lan-
gage suivant :
« Nous avons hérité ensemble, cela est vrai, mais
nous avons été élevés en cette maison et avons tou-
jours joui du luxe qui y est réuni, sans jamais rien
faire; vous autres étiez occupés seulement à faire
marcher les machines, à cultiver les terres, à cons-
truire la maison dont nous héritons, vous ne pouvez
avoir la prétention de vivre sur le même pied que
nous. Il faut du monde pour cultiver ces terres, pour
réparer ces machines, entretenir cette maison; si vous
pouviez en jouir comme nous, vous ne voudriez plus
travailler, chose que nous sommes bien décidés à ne
pas faire non plus. Vous êtes les plus nombreux, si
nous en venions aux mains, nous pourrions bien ne
pas être les plus forts, mais, tenez, nous sommes bons
LA SOCIÉTÉ FUTURE 79
fieux, voici ce que l'on pourrait faire : nous allons
vous payer votre voyage ; à la Terre de Feu il y a des
terres qui n'appartiennent à personne, nous vous
fournirons des outils, nous vous ferons une petite
pacotille qui vous permettra de commercer avec les
Pécherais, vous serez au moins libres de faire ce que
vous entendrez sans gêner personne; nous, de notre
côté, nous pourrons continuer à faire valoir notre
petit héritage et tout le monde sera content! »
Voilà, dépouillé de sa rhétorique, le raisonnement
tenu par les bourgeois lorsqu'ils engagent les tra-
vailleurs mécontents de leur sort à émigrer.
Ils ont entre les mains toute la richesse, tous les
moyens de production, le répertoire de toutes les
connaissances humaines, en un mot, tous les fruits de
la civilisation, tous les moyens de développement que
notis devons au travail des générations passées. Et
lorsque nous leur réclamons nôtre part de cet héri-
tage, ils veulent nous envoyer j romener chez les
Groënlandais ou chez les Eotocudos qui ne nous doi-
vent rien. Nous ne voulons pas aller si loin, chercher
ce qui n'y existe pas, quand nous l'avons sous la main.
Nous avons droit, de par notre travail, à ce qui existe,
et ces droits nous saurons bien les faire valoir.
A côté des individus allant au loin réaliser leur
idéal de société, et dont, malgré tout, les essais sont
intéressants à étudier, dont les avortements même
sont des leçons pour des tentatives mieux combinées,
il y a ceux qui essaient de le réaliser, dans la mesure
du possible, au milieu de la société actuelle.
Les uns dans les actes de leur vie privée, dans leur
relation avec leur entourage, d'autres en S3 groupant
80 LA SOCIÉTÉ FUTURE
ensemble pour donner à la tentative une extension
plus grande, une portée plus significative.
C'est ainsi que, avant la réaction de 93, s'était
formé un groupe d'individus dans le but d'organiser
un atelier où chacun, aux heures dont il aurait pu
disposer, serait venu travailler afin de produire des
objets qui auraient été mis non seulement à la dispo-
sition des adhérents, mais aussi des voisins, des amis,
ne leur demandant en retour que d'étudier avec sin-
cérité les idées qui faisaient mouvoir le groupement.
Loin de faire comme les sociétés coopératives de
production ou de consommation où chacun est payé
au prorata de ce qu'il verse ou de ce qu'il produit, on
n'aurait fait appel qu'à l'activité des individus.
Les objets étant fabriqués, on aurait demandé qui
en avait le plus besoin ou bien, sans attendre la fabri-
cation des objets, on aurait passé la revue de ce que
le groupe pouvait fabriquer, et on se serait enquis
des besoins des individus, et on aurait produit les
objets demandés.
Le groupe se serait abstenu de toute opération com-
merciale ou qui aurait pu y ressembler. Tout en éten-
dant leurs relations au plus grand cercle possible, aux
régions les plus éloignées échappant à tout contrôle,
afin de conserver au groupement son caractère d'aide
mutuelle qui se serait faite par des échanges de ser-
vices et non de produits, à ceux qui seraient venus à
eux, ils n'auraient demandé que de la bonne foi..
Chacun aurait puisé ce qui lui aurait semblé bon dans
le stock des productions, n'étant retenu d'abuser que
par sa seule discrétion, n'y versant que ce que sa pro-
pre spontanéité l'y déciderait. Une cotisation en es-
pèce, facultative, aurait alimenté la caisse nécessaire
LA SOCIÉTÉ FUTURE 8l
aux achats des matières premières dont le groupe
aurait eu besoin.
Ce groupe ' avait déjà loué un atelier où il avait
commencé la fabrication et la réparation des meubles
de ceux qui s'adressaient à lui. Il avait loué un champ
où les adhérents se proposaient de cultiver assez de
légumes pour les besoins de leur ménage, mais on
comptait même en avoir de supplémentaires que l'on
aurait distribués à ceux que l'on aurait supposé sus-
ceptibles de comprendre l'idée.
Plus tard, si les développements du groupe s'y
étaient prêtés, on devait établir une bibliothèque où
l'on aurait réuni les meilleurs livres de science, de
littérature et d'histoire pour l'instruction de ceux qui
auraient voulu venir les consulter. Les progrès au-
raient-ils continué, on y aurait annexé une école pour
les enfants.
Chacun pouvant puiser au tas, sans être forcé d'y
apporter, l'association n'aurait pas duré longtemps,
nous dirons les bourgeois, car tout le monde aurait
voulu puiser et ne jamais mettre. Le groupe n'a pas
assez vécu pour que l'on puisse savoir ce qu'il aurait
pu produire. En tous cas, la bourgeoisie n'a pas at-
tendu cela ; elle s' est dépêchée de faire impliquer quel-
ques membres du groupe dans sa fameuse association
de malfaiteurs et de tuer ainsi la tentative par la per-
sécution.
Partout il y a des parasites, et il aurait pu très bien
se faire qu'il s'en glissât parmi eux, cela n'aurait rien
prouvé contre, mais si son expérience avait pu se
I. La Commune anarchiste de Montreuil, telle était la de'no
mination qu'il avait prise, du nom de la localité où se trouvait
son siège.
82 LA SOCIÉTÉ FUTURE
poursuivre, elle aurait habitué les individus à prati-
quer la solidarité^ à se passer, entre eux, de l'usage
de la monnaie, en se prêtant mutuellement des ser-
vices sans les évaluer. L'un y aurait apporté sa force
de travail, l'autre son ingéniosité ou son savoir, un
autre des matières premières, quel meilleur essai
pourrait-on faire dans la société actuelle?
Quelle meilleure tactique pour prouver aux indivi-
dus que l'on peut organiser une société sans valeur
d'échange^ sans autorité, sans évaluation des forces
dépensées, qu"en les mettant à même de le voir pra-
tiquer sous les yeux.
La méthode de mettre les individus qu'ils auraient
jugés aptes de comprendre leur idéal, à même de
profiter des travaux du groupe en aurait amené, cer-
tainement, à y prendre part. Quelques-uns auraient
pu en abuser, tout en se moquant des promoteurs
naïfs, mais ceux qui ne sont pas complètement pour-
ris par la société bourgeoise, n'auraient pas voulu
puiser au tas sans rien y apporter, tout en n'acceptant
pas l'idée, faute de la comprendre, ils auraient cher-
ché à utiliser leur bonae volonté dans la production.
La pratique leur aurait, ainsi, fait comprendre la
théorie.
Les associations coopératives de production et de
consommation peuvent bien apporter une amélio-
ration relative au sort de ceux qui en font partie,
mais comme solution de la question, elles en sont
plutôt éloignées, car elles font de leurs adhérents,
des capitalistes et des exploiteurs aussi, sinon plus,
réactionnaires que le bourgeois.
En mettant une action de participation atix béné-
LA SOCHÎTK FUTURE 83
fices entre les mains des travaiJleurs, elles leur font
espérer une accumulation de capitaux qui en fera
autant de rentiers ; en leur donnant la possibilité
d'exploiter les autres, elles leur font espérer un affran-
chissement personnel qu'ils poursuivent à tout prix,
au détriment de Leurs frères de misère. Les sociétés
de secours mutuels, d'assurance sur la vie, loin d'être
une pratique de solidarité, ne font que mettre en jeu
l'égoïsme le plus étroit, car celui qui s'amuse à être
malade trop souvent, est écarté de l'association qui
ne peut être prospère que si elle a peu de malades.
Quant aux sociétés qui se proposent de donner, au
bout d'un certain temps, des rentes à leurs adhérents,
cela est bien mieux, chacun sduhaite voir périr ses
coassociés avant qit'ils arrivent à l'âge de toucher les
rentes, celles-ci ne pouvant se payer que si la dispa-
rition d'un certain nombre d'ayants-droit a eu lieu.
Dans une association évoluant- sur les bases que
nous venons de dire, c'était la mise en pratique de
la solidarité, de l'aide mutuelle, telle que nous l'en-
tendons ; les individus auraient pu y trouver un
adoucissement à leur sort, sans y prendre cet amour
du lucre que donnent les organisations capitalistes;
ils y auraient appris à se traiter en frères, à attendre
leur satisfaction du bonheur de tous, au lieu de ne
voir en chaque associé qu'un ennemi, dont la part
qu'il prend dans les productions rogne d'autant la
part des autres.
Si cette tentative eût réussi et se fût développée
sur une certaine étendue, on ne peut prévoir les per-
turbations que cette façon d'opérer eût apportées dans
le monde bourgeois, sans être pour cela en antago-
nisme avec aucune des lois existantes.
84 LA SOCIÉTÉ FUTURE
Si des groupes avaient réussi à se former en différents
lieux et à entrer en relations les uns avec les autres, ils
auraient pu embrasser, en grande partie les diffé-
rents modes d'activité des individus, ce qui leur au-
rait permis d'élargir leur champ d'action. Dans la
quantité des adhérents, il s'en serait trouvé qui au-
raient pu apporter des matières premières que l'on
n'aurait plus eu besoin d'acheter, d'autres des denrées
et objets de consommation. Un premier noyau d'in-
dividus aurait pu y trouver de l'occupation et des
moyens d'existence sans plus avoir besoin de louer
leur force d'activité à des exploiteurs. Le groupement
aurait pu ainsi commencer à se soustraire, pour une
foule de choses, aux fourches caudines du capital.
Il n'aurait pu, cela est évident, s'en affranchir com-
plètement; tant que la société actuelle existera, il sera
impossible aux individus d'échapper complètement à
son action. 11 y a le sol, les mines, les moyens de
transports qui sont accaparés par le capital, dont on
ne peut se passer, et que l'on ne peut reconstituer à
côté, mais que de choses on aurait pu faire dans le
petit rayon d'action que l'on aurait pu établir, quels
bouleversements cela aurait pu apporter, si par la
suite des temps, les travailleurs avaient pu échapper
en partie à l'exploitation du commerce et de l'indus-
trialisme capitaliste.
Une organisation semblable qui arriverait à se dé-
velopper dans la société actuelle, en préparerait la
ruine. Tôt ou tard, la bourgeoisie prendrait des me
sures contre elle pour en arrêter l'extension. Dans le
cas présent, elle n'a pas attendu si tard, mais à une
tentative étouffée, dix peuvent renaître et l'évolution
se poursuit toujours, malgré les mesures de réaction.
LA SOCIÉTÉ FUTURE 85
Les mesures de réaction peuvent bien entraver le
développement d'une idée, mais non l'arrêter. Bien
souvent, elles ne font que l'accélérer, nous ne déses-
pérons donc pas de voir se renouveler des tentatives
semblables, sous des formes différentes, peut-être,
selon l'influence des circonstances où elles prendront
naissance, mais tendant au même but. Une force
interne pousse les individus à adapter leurs actes à
leur façon de penser. De gré ou de force, quand la
conviction a atteint un degré d'intensité suffisant, il
faut que cette adaptation se fasse, soit en éludant les
défenses, soit en les violant.
Il arrive un moment où ces essais se multiplient à
tel point, qu'il n'est plus possible au pouvoir existant
de les empêcher; quand les idées nouvelles en seront
arrivées à ce point commencera la décadence du
règne bourgeois. Ce sera le commencement de la
société future, il faudra bien qu'abus et privilèges
disparaissent devant l'esprif d'autonomie et de soli-
darité qui se sera fait jour, et réclamera son libre dé-
veloppement.
La révolution sera inévitable, car les privilégiés
n'abdiquent jamais de bonne volonté ; ayant le pou-
voir en mains, ils s'en servent pour prolonger leur
domination, l'esprit nouveau s'est développé, mais
l'ancien ordre de choses existe toujours et a la force
sociale en main pour éliminer son ennemi, la lutte
est inévitable. L'évolution s'est faite, mais enveloppée
d'un réseau de lois et de restrictions qui tendent à
l'étouffer et qu'elle doit briser à tout prix, si elle ne
veut pas périr : c'est ici que l'Evolution se transforme
en Révolution.
Cette dernière est nécessaire pour balayer le ter-
86 LA. SOCIÉTÉ FUTURE
rain des privilèges et des obus qui entrayent le déve-
loppement de rhumanité, mais' la société future peut
commencer avant la révolution, nous pouvons l'es-
sayer en partie, du jour où nous serons un noyau,
bien convaincus de notre idéall.
VI
l'outillage mécanique
La Révolution est fatale, avons-nous dît, et pour
celui qui étudie les phénomènes sociaux, ce n'est pas
une affirmation en l'air, ce n'est que la constatation
d'une vérité qui nous crèverait les yeux, si la comple-
xité de ces mêmes phénomènes ne nous en cachait ia
marche réelle, en enchevêtrant leurs effets de telle
sorte que, bien souvent, nous prenons les effets pour
des causes, et les causes pour des effets.
C'est ainsi que beaucoup de travailleurs frappés
de ce fait brutal: leur remplacement par le mécanisme,
ont pris celui-ci en haine, en sont arrivés à en dési-
rer la suppression, ne s'apercevant pas qu'ils n'en res-
taient pas moins, eux, à l'état de machines à produire;
que la suppression des machines ne leur apportait
qu'une amélioration relative et toute momentanée,
qui ne tarderait pas à disparaître par la rapacité ies
exploiteurs.
Dans la société actuelle, cela est de toute évidence.
88 LA SOCIÉTÉ FUTURE
la machine porte un grand préjudice aux travailleurs,
quoi qu'en disent les économistes qui font ressortir
que l'outillage mécanique économise les forces de
l'ouvrier, qu'en réduisant les frais de production, elles
amènent le bon marché des produits dont profitent
les travailleurs en tant que consommateurs. Cela
n'est que le beau côté de la chose, qui serait vrai, si
la société était mieux organisée mais qui, actuelle-
ment, de par l'exploitation du capital est loin d'être
exact.
La machine en produisant plus vite, a augmenté
en même temps la consommation, faisant diminuer
les prix des produits, cela est vrai, mais cette dimi-
nution si elle a apporté quelques bénéfices aux tra-
vailleurs, ce ne peut être que dans une proportion
très limitée, étant donné que son salaire ne lui per-
met de satisfaire qu'une très mimine partie des be-
soins qu'il éprouve. La faculté de consommation est
donc limitée de suite, tandis que la puissance produc-
trice de la machine n'est limitée par rien.
Ou du moins, si, elle est limitée: par les besoins
de la consommation, mais cette limitation est contre
le travailleur; car la machine produisant indéfini-
ment, mais la consommation ne s'opérant pas, cela
occasionne les chômages, la misère pour celui qui n'a
que le produit de son travail pour vivre.
En plus de cela, par ses mouvements combinés et
réglés d'avance, s'opérant automatiquement, la ma-
chine a fait baisser l'instruction professionnelle. On
apprend plus vite à suivre une machine qu'à fabri-
quer un objet de toutes pièces. Dans un grand nom-
bre de professions, au bout de huit jours de pratique,
un individu est capable de diriger sa machine, quand
LA SOCIÉTÉ FUTURE 89
auparavant, il lui aurait fallu plusieurs années d'ap-
prentissage avant d'être capable de produire un spé-
cimen des objets qui vont sortir par centaines sous
les engrenages de l'ouvrier de fer.
Cette facilité de s'adapter à un métier pourrait
être profitable, sans doute, à l'ouvrier, en lui permet-
tant de trouver du travail dans un autre métier, lors-
qu'il n'y en a pas dans le sien. Mais là encore, l'or-
ganisation capitaliste a su faire tourner l'avantage à
son profit.
Quelle que fût la rapacité des capitalistes, avant
que l'outillage mécanique eût envahi l'industrie, il
y avait des considérations dont ils étaient bien forcés
de tenir compte dans une certaine mesure, le moins
qu'ils pouvaient certainement, mais il y avait des li-
mites qu'il ne pouvaient dépasser, et quand ils avaient
un personnel habile, exercé, intelligent, ils étaient
forcés de faire certains sacrifices pour le conserver.
Aujourd'hui, plus besoin de tout cela, pourvu
qu'ils aient un ou deux hommes, connaissant la fa-
çon de procéder de la maison et capables de dégau-
chir un nouveau personnel, cela leur est suffisant.
Le reste n'est qu'un vulgaire troupeau que l'on em-
bauche quand on en a besoin, que l'on jette sur le
pavé lorsqu'on n'a plus de quoi les occuper.
De plus, cette facilité à remplacer son personnel, a
rendu les capitalistes bien plus exigeants et plus ar-
rogants. Autrefois un ouvrier, qui avait conscience
de sa valeur, pouvait se permettre d'envoyer prome-
ner monsieur son patron lorsque celui-ci se permet-
tait de venir rem...bêter hors de propos. Aujourd'hui,
il ne suffit plus d'être un abatteur de besogne, de
go LA. SOCIÉTÉ FUTURE
bien connaître son affaire, il faut être humble et sou-
mis envers son excellence le capitaliste. Le person-
nel ne manque pas sur le marché, la force, l'activité,
l'intelligence sont denrées communes, on exige de
plus, l'humilité et la platitude.
Mais ne s'arrêtent pas là les effets néfastes de l'ou-
tillage mécanique. Etre occupé toute une journée à
suivre les évolutions d'une machine pour en voir sor-
tir un morceau de ferraille tout estampé, cela n'a
rien de bien récréatif ni qui puisse élargir le cerveau
et lorsque ce travail se répète tous les jours, sans
trêve ni repos, pendant des années et des années, on
comprend que celui qui n'a fait que cela toute sa vie,
soit incapable d'autre chose si cette occupation vient
à lui manquer, et que cette incapacité Je mette à la
merci de celui qui l'exploite.
A toutes ces causes de ruine pour le travailleur que
l'on ajoute son remplacement, auprès du nouvel ou-
tillage, par des femmes et des enfants et l'on ne s'éton-
nera plus que, ne voyant que les effets qui «semblent»
dériver de leur introduction dans le monde industriel^
il s'en prenne à cet outillage des maux qu'il subit.
•Il suffit de regarder autour de soi, pour voir que
nous décrivons exactement ce qui se passe. Dans cha-
que corporation, l'ouvrier disparaît pour faire place
au spécialiste. Pour ce dernier, assujetti au mouve-
ment régulier et automatique de la machine dont la
vitesse s'accélère chaque jour, son attention subitune
telle tension d'efforts exigée par son labeur quotidien
que son travail en devient plus fatigant que lors-
qu'il le faisait sans le secours de la machine.
I.A SOCIETE FUTURE gt
Le remplacement de l'ouvrier homme, par l'élé-
meiit femme et enfant, la facilité de l'apprentissage^
ne sont pas les seules raisons du chômage, elles n'en
sont que les moindres causes.
La machine, avec dix, vingt, trente ouvriers, fait
le travail qui en aurait nécessité autrefois trente, cin-
quante, cent. Certaines modifications permettent,
parfois, de faire avec un ou deux hommes le travail
de plusieurs centaines. Où il fallait autrefois à l'in-
dustriel six mois pour répondre à une commande, il
sera prêt, maintenant, à la livrer en quinze jours,.
avec moitié moins de monde.
Autrefois, l'industriel était forcé de fabriquer d'a-
vance pour être en mesure de répondre aux com-
mandes qu'il prévoyait, c'était une raison pour lui de
ménager son personnel afin de l'avoir, toujours là,
sous la main, cela amortissait les causes de chô-
mages; son outillage mécanique étant des plus rudi-
mentaires, il Itti fallait pouvoir compter sur un per-
sonnel exercé, les commandes, même, faiblissaient-
elles un peu, il était forcé de s'ingénier pour garder
son personnel.
Il n'en est plus de même. Avec les machines qui
remplacent des centaines d'ouvriers, avec l'innom-
brable armée des sans-travail qui attend, tous les
matins, à la porte de l'usine^ le capitaliste n'a plus
besoin de s'inquiéter de ceux qu'il met sur le pavé
aux temps de disette. Une commande se produit-elle?
Vite on embauche dix, vingt, cent travailleurs, se-
lon les besoins. La commande exécutée, aucune autre
n'est-elle venue ? c'est bien, on met tout le monde
à la porte. Et le dur pèlerinage à travers les rues. La
longue station, à la porte des usines, aux heures de
gZ LA SOCIETE FUTURE
l'ouverture, recommencera, avec ses espoirs, ses dé-
ceptions et ses angoisses.
Autrefois on partait le matin, on sonnait à la porte
des usines, et on faisait ses offres de service, on pou-
vait ainsi dans la même journée visiter un grand
nombre d'ateliers. Actuellement, il faut être, dès le
matin à l'ouverture de l'atelier pour passer la revue
du contre-maître qui, ayant le choix embauche ceux
dont la tête lui revient le mieux. Avec ce système-là,
si vous n'êtes pas embauché votre Journée est perdue,
car l'ouverture des ateliers se faisant à peu près aux
mêmes heures, il est trop tard pour courir ensuite à
d'autres.
Et c'est ainsi que^ de jour en jour, d'amélioration
en amélioration, l'exploitation capitaliste se perfec-
tionne, devient plus savante, permet au capitaliste
d'économiser du temps en combinant mieux ses mou-
vements, mais cette amélioration, c'est sur le dos
des travailleurs qu'elle s'opère, ce sont eux qui, en
définitive en font les frais; car tous les jours, ils se
sentent un peu plus enchaînés, un peu plus miséra-
bles.
Mais les économistes, gens très sensés et très scien-
ces — ce sont eux qui le disent — ne sont pas embar-
rassés de répondre à cela : « Il y a de la misère, cela
est vrai. La faute en est à ce que la planète n'est pas
encore adaptée à nos besoins. Certes » ajoutent-ils
hypocritement, « notre société a bien des torts, elle
gaspille bien des forces, mais enfin, l'évolution suit
son cours naturel, et nous n'avons qu'à nous incliner
devant les faits ».
« Les socialistes voudraient partager la fortune des
LA SOCIETE FUTURE g 3
capitalistes » — ce sont toujours les économistes qui
parlent — que cela produirait-il à chacun ? Une mi-
sère? Ne vaut-il pas mieux que les uns continuent à
avoir tout et que les autres continuent à crever de
faim ? Ces derniers ont au moins la satisfaction de
savoir que la part dont ils sont frustrés contribue à
augmenter le bien-être d'une classe d'individus bien
intéressante, allez ! — nous en sommes — et qui est
l'élite de l'humanité. »
Ils ont même fait le calcul de ce que ce partage
pourrait rendre. M. Novicowi estime toute la fortune
de la France à 200 milliards. Partagée entre tous ses
habitants, il trouve que cela ferait environ 21,000 fr.
pour une famille, de quatre personnes. Et 21,000 fr.
pour une famille ça serait encore la misère. M. No-
vicow en conclut que ça ne vaut pas la peine de par-
tager. Que la misère est une chose indépendante du
capital, que tout est, sinon pour le mieux, tout au
moins aussi bien que ça peut être.
N'en déplaise à M. Novicow qui est, paraît-il, un
très riche banquier, tout le monde n'éprouve pas le
même dédain aristocratique que lui pour de si petiies
sommes. 21,000 fr. placés à 3 0/0 rapporteraient en-
core 63o fr. par an. 63o fr. ne pourraient faire vivre
une famille sans travailler, cela est évident, mais que
le salaire des familles ouvrières se trouvât ainsi aug-
menié de six cents francs, ça serait beaucoup plus que
certains n'osent demander.
Les fortunes ainsi nivelées, il n'y aurait plus de
luxe, c'est vrai, mais il n'y aurait plus d'individus
crevant de faim, cela mérite considération.
I. Les luttes entre sociétés humaines, i vol. chezAlcan.
94 LA SOCIETE FUTURE
Mais à l'heure actuelle, personne ne vise à partager
les fortunes, on veut, au contraire, les mettre en com-
mun, pour les faire produire à la satisfaction de tous
afin qu'elles ne servent plus exclusivement à la Joviis-
sance de quelques-uns.
Ce qui fait la misère, nous en donnerons d'autres
raisons plus loin, ce n'est pas parce que quelques-uns
-ont accumulé des capitaux, mais parce qu'ils se ser-
vent de ces capitaux pour entraver la production.
Quand un industriel n'a plus de commandes, il ra-
lentit sa production, les ouvriers ne travaillant pas,
diminuent leur consommation, autre cause de paraly-
sation de production. Si le commerçant ne fait plus
de commandes lorsque ses magasins sont pleins^ c'est
parce qu'on ne lui achète pas, mais ce n'est pas parce
que les produits manquent. Que les commandes se
fassent et tout de suite l'activité reprend son cours.
Les travailleurs sont forcés d'attendre que les maga-
sins se vident pour pouvoir travailler.
Messieurs les économistes voudraient-ils nous expli-
quer pourquoi la production se ralentit toujours ainsi,
pourquoi dd. n'a Jamais vu se fermer une usine parce
qu'elle ne trouvait pas de produits à manufacturer.^
— Comment il se fait que c'est un encombrement de
richesses qui suscite la misère ?
Un économiste est passé à côté de l'explication,
mais sans tirer toutes les conclusions qu'elle com-
porte. Dans un de ses ouvrages i il explique que la
grande erreur des hommes c'est d'incorporer la ri-
chesse dans l'or, la monnaie, qui n'en est qu'une re-
présentation^ tandis que la vraie richesse consiste dans
les objets de consommation.
I . Les gaspillages dans les sociétés modernes.
LA SOCIETE FUTUIE gS
La monnaie, en eflet, n'est qu'un moyen d'échange,
elle n'existe qu'en nombre limité. Des lois en régis-
sent la fabrication. Cette représentation delà richesse
circule, il est vrai, entre différentes mains, mais cer-
tains se la sont accaparée et, avec elle ils régissent l'hu-
manité.
La terre, les mines, la mer ne demandent qu'à nous
inonder de leurs produits ; les machines sont toutes
prêtes à les transformer au gré de nos besoins, ceux
qui n'ont que leurs bras pour vivre ne demandent
qu'à les occuper.
Mais cela, hélas! n'est pas suffisant. Avant de pro-
duire d'autres objets dont l'encombrement déprécie-
rait la valeur de ceux qu'ils ont en magasin, ceux
qui se sont emparés des moyens de production, veu-
lent écouler ceux qu'ils possèdent, et ils arrêtent la
production, et voilà ce qui fait qu'une trop grande
richesse entre certaines mains, engendre une grande
misère pour les producteurs. Ceux qui veulent une
société où tous les besoins puissent être satisfaits, ne
demandent donc pas le partage des richesses existan-
tes, mais une organisation sociale où l'égoïsme des
uns ne puisse être préjudiciable aux autres.
Mais nous aurons encore l'occasion de traiter ce
sujet plus loin, revenons-en à l'outillage mécanique.
Les économistes s'extasient sur le travail immense
qu'a nécessité la fabrication de l'outillage existant, et
du bien-être que cela a apporté aux travailleurs. Il est
de fait que, durant toute la période où l'industrialisme
a commencé à se développer, la construction de l'ou-
tillage, créant des occupations nouvelles à ceux qu'ils
îupplantaient dans l'atelier au fur et à mesure de leur
96 LA SOCIÉTÉ FUTURE
construction, l'équilibre s'est maintenu pendant quel-
que temps, penchant même en faveur des travailleurs,
mais cela n'a été que temporaire et de courte durée,
une génération à peine. Aujourd'hui l'équilibre est
rompu, en faveur du capitalisme.
L'outillage s'est graduellement perfectionné, il
existe un matériel capable defournir à tous les besoins,
qui ne demande qu'à être entretenu, opération de-
mandant un personnel bien moins considérable que
lorsqu'il fallait le construire de toutes pièces.
Malgré l'amélioration momentanée dont ont joui
les travailleurs, leurs moyens de consommation ont
toujours été des plus restreints ; nombre de leurs
besoins ont dû rester « insatisfaits » ; l'encombrement
de produits s'accumulant dans les magasins est arrivé,
de hardis spéculateurs en ont profité pour produire la
hausse ou la baisse selon leurs intérêts, ruiner leurs
concurrents, agioter tout à leur aise, mais cela ne vi-
dait pas les magasins. Le commerce crève de pléthore
et les travailleurs de faim, à côté des produits qu'ils
ont fabriqués.
Pendant longtemps, on a cru que les conquêtes co-
loniales serviraient de débouché à ce trop-plein de
produits qui nous « embarrasse « ! mais, elles devien-
nent de plus en plus difficiles : les « grandes » puis-
sances, s'étant presque complètement approprié ce qui
était appropriable. De plus, on ne s'est pas contenté
d'exploiter commercialement les populations que
l'on allait « protéger » ; on a voulu aussi les exploiter
industriellement. On les a pliées à un régime qui ne
pouvait leur convenir. Le résultat ne s'est pas fait
attendre, les races les plus vivaces ont tellement été
LA SOCIÉTÉ FUTURE 97
saturées des bienfaits de la civilisation, qu'elles en
crevaient au bout de deux ou trois générations. Les
rares individus qui ont survécu aux massacres systé-
matiques, dépérissent lentement par la phthisie, l'al-
coolisme et la syphilis.
Là où le nombre de la population était de nature a
fatiguer les efforts des civilisateurs, et capable, par sa
prolificité, de combler les trous que faisait la civili-
sation, les populations ont pu se maintenir, mais on
commence à les courber sous le niveau industriel.
Elles commencent, comme les Indes, par exemple, à
inonder les marchés de leurs produits et à faire con-
currence aux producteurs de la « Mère-Patrie », cette
goule qui mange ses enfants.
Aussi, à la suite de ce beau régime, les krachs
financiers se précipitent, contribuant à rendre le ma-
laise.général encore plus lourd. Lestripoteurs en pro-
fitent pour organiser des rafles gigantesques de capi-
taux, pardespromesses de dividendesinsensées, chacun
voulant s'enrichir le plus vite possible, en tournant le
dos au travail qui, non seulement n'enrichit pas celui
qui le pratique, mais qui n'existe même plus pour
tous.
Chacun vend ce qu'il peut, même ce qu'il n'a pas
— n'a-t-on pas parlé d'hommes politiques ayantvendu
leur conscience ? — En fin de compte, les capitaux
affluent de plus en plus entre les mains d'une minorité
qui devient de plus en plus restreinte, précipitant
chaque jour, dans le prolétariat quelques nouveaux
petits rentiers, petits propriétaires, industriels et com-
merçants qui se sont laissés prendre dans les engre-
nages de la spéculation.
Pour s'attirer ces derniers, certains socialistes s'a-
6
q8 LA SOCIÉTÉ FUTURE <
pitoieiit sur leur sort, nous n'aurons pas cette hypo- j
•crisie, car leur sort ne nous émeut guère et nous ]
trouvons que celui qui n'a jamais connu que la mi- ]
sère est bien plus intéressant que celui qui ne cher- \
chah son bien-être qu'en exploitant les autres. >
C'est dans la classe de ces capitalistes au petit pied ■
que l'on trouve les plus féroces réactionnaires, les j
exploiteurs les plus impitoyables ; leur avidité et leur ■
amour de lucre, étant en raison directe de tout ce i
luxe qu'ils voient au-dessus d'eux, et qu'ils espèrent ]
atteindre en devenant de plus en plus rapaces.
Lorsque les gros financiers, à l'aide de leurs men- i
songères promesses, leur raflent leur modeste pécule, :
les plongeant au fond de la géhenne d'où ils voulaient :
sortir en grimpant sur les épaules des autres, ils n'ont ;
que ce qu'ils méritent, ils récoltent les fruits de leur j
aveuglement. Leur intérêt bien entendu, leur con- ■
ssiilait de se mettre avec les travailleurs, de solida- 1
riser leurs intérêts avec les leurs, de tenter leur éman- i
cipation ensemble, leur égoïsme, leur âpreté au gain; ■
leur vanité les a poussés vers les gros exploiteurs, ■
tant pis pour eux, si ceux-ci les écrasent. « Qui cujde ^
engeigner autrui, s'engeigne soi-même », dit le vieux ^
proverbe. Pour cette fois la sagesse des nations a ;
raison, ce qui ne lui arrive pas si souvent. i
Les travailleurs ne savent pas s'entendre entre eux,
c'est ce qui fait leur faiblesse. Mais, les bourgeois,
heureusement, s'ils sont unis pour exploiter le tra-
vailleur, ne le sont guère pour mener la défense de
leur système.
La concurrence eff"rénée, la concurrence à mort
qui régit leur société, règne parmi eux avec la même
LA SOCIETE FUTURE 99
intensité que parmi leurs victimes. Leur société est
une chasse où tous se précipitent, ardents, sur le gibier,
se heurtant, se bousculant, se foulant aux pieds, pour
arriver bon premier, chacun se défendant à son tour
pour disputer la proie dont tous veulent leur part.
L'hallali a sonné dès le début de la chasse, et la curée
a commencé aussitôt, se continuant, depuis, sans inter-
ruption, la victime renaissant sous les coups des chas-
seurs qui la dépècent pour s'en approprier des lam-
beaux. Mais la victime n'est pas morte, elle peut se
remettre sur pied, elle s'y remetti'a grâce à la division
des bourgeois qui, solidaires dans l'idée d'exploita-
tion, ne le sont plus dans la façon de l'opérer.
Si les bourgeois pouvaient faire abstraction de leurs
intérêts personnels, pour favoriser leurs intérêts de
classe, la situation serait insurmontable pour les tra-
vailleurs. De l'entente des bourgeois, il ressortirait
un ensemble de mesures qui aurait pour efïet dériver
les travailleurs sous leur joug d'une façon indéfinie.
Heureusement que cette entente est impossible, que
l'amour du lucre individuel les régit au point de ne
plus comprendre l'intérêt de classe, que les ambitions
politiques les mènent à se faire la guerre les uns les
autres.
Et, à se faire la guerre, ils sont forcés de se porter
des coups, ces coups c'est leur système d'exploitation
qui, en définitive, en subit les effets destructeurs, peu
à peu, ils enlèvent un coin du masque, dévoilent une
turpitude qui, en s'étalant au soleil, fait réfléchir les
travailleurs, leur enlève le respect d'un ordre de choses
qu'on les avait h-abitués à regarder comme immuable.
Les fautes de la bourgeoisie contribuent pour une
aussi grande part que la propagande socialiste, dans
100 LA SOCIETE FUTURE
la démolition de l'ordre bourgeois. Le système pro-
duit lui-même le ver rongeur qui le mine. 11 est de |
toute logique que ce qui est constitué anormalement, i
produise les causes qui le désagrégeront. Ne nous en ]
plaignons pas, c'est une partie de notre besogne qu'ils i
font.
Les temps ne sont pas loin, où ceux qui craignent '
encore la Révolution, en viendront à l'envisager avec ;
moins d'effroi. La société elle-même les amènera à \
désirer cette commotion qui doit les débarrasser des j
turpitudes où elle nous enlise tous les jours. ■
L'idée de révolte gagne continuellement du terrain, -i
elle s'incruste graduellement dans les cerveaux, elle ,
se répand dans l'air, formant une seconde atmosphère ;
que les individus respirent, dont s'imprègne tout \
leur être. Laissons-la gagner encore un peu de terrain, \
le Jour n'est pas loin où il suffira d'un bien petit choc \
pour qu'elle éclate, entraînant dans son tourbillon, à
l'assaut du pouvoir, à la destruction des privilèges, ■
ceux qui, actuellement, n'envisagent la lutte qu'avec l
crainte et défiance. ^
J
i
Allons, travailleurs, il est certain que dans la
société actuelle, les machines vous font tort. Ce sont
elles qui vous enlèvent le travail, qui occasionnent j
vos chômages, font baisser vos salaires ; ce sont elles ]
qui, à un moment donné, en mettant un trop grand \
nombre des vôtres sur le pavé, vous forcent à lutter ;
les uns contre les autres, pour vous disputer la pi- 1
lance que vous rationnent vos maîtres, jusqu'il ce ;
que l'excès de misère vous force aux résolutions ex- j
trêmes. I
Mais, est-ce bien à elles que vous devez vous en i
LA SOCIETE FUTURE lOI
prendre de tout ce mal ? Est-ce bien à elles que vous
devez reprocher de prendre votre place au travail?
— Ne seriez-vous pas satisfaits de n'avoir plus qu'à
vous croiser les bras et à les regarder produire en
votre lieu et place? Ne serait-ce pas là, le plus bel
idéal à donner à l'humanité : dompter les forces na-
turelles pour leur faire actionner cet outillage méca-
nique, leur faire produire la richesse pour tous, tout
en demandant moins d'efforts aux individus?
Eh bien ! camarades ! cela se peut, cela sera si vous
le voulez ; si vous savez vous débarrasser des para-
sites qui, non seulement absorbent le produit de
votre travail, mais, de plus, vous empêchent de pro-
duire selon vos besoins.
La machine est un mal dans la société actuelle,
parce que vous avez des m.aîtres qui ont su faire
tourner à leur profit exclusif toutes les améliorations
que le génie et l'industrie de l'homme ont apportées
dans les moyens de production.
Si ces machines appartenaient à tous, au lieu d'ap-
partenir aune minorité, vous les feriez produire sans
trêve ni repos, et plus elles produiraient, plus vous
seriez heureux, car vous pourriez satisfaire tous vos
besoins. Votre production n'aurait de bornes que par
votre faculté de consommer. Quand vos magasins se-
raient pleins, vous ne vous amuseriez pas à produire
des choses dont vous n'auriez plus besoin, cela est
évident, mais alors vous jouiriez de votre repos en
paix, vous n'auriez pas la peur de la misère comme
aujourd'hui, lorsque vous chômez. Dans la société
actuelle quand vous ne travaillez pas, vous n'êtes pas
payés, avec une organisation tout autre, le salariat
étant disparu, vous auriez la disposition de ce que
6.
103 LA SOCIETE FUTURE
VOUS produisez et leur encombrement serait pour
vous, la richesse et non la misère.
Dans ces conditions les machines seraient un bien-
fait pour vous. Donc, ce ne sont pas elles qui sont la
cause de votre misère, mais ceux à qui elles servent
de moyen d'exploitation.
Camarades de misère, quand, énervés par un long
chômage, quand désespérés par des privations de
toutes sortes, vous en arriverez à maudire votre s-i
tuation et à réfléchir aux moyens de vous en assurer
une meilleure, attaquez-vous aux vraies causes de
votre misère, à l'organisation capitaliste qui fait de
vous les machines des machines, mais ne maudissez
pas cet outillage qui vous affranchira des forces na-
turelles, si vous savez vous affranchir de ceux qui
vous exploitent. C'est lui qui vous donnera le bien-
être... si vous savez vous en rendre les maîtres.
VII
FATALITE DE LA REVOLUTlOX
Ce qui effraie surtout un grand nombre de travail-
leurs dans la réalisation des idées nouvelles sur l'or-
ganisation sociale, et les fait se raccrocher au parle-
mentarisme et à la campagne pour l'obtention de
réformes, c'est ce mot de Révolution, qui leur fait
entrevoir tout un horizon de luttes, de combats, de
sang répandu. Quelle que soit la tristesse de la si-
tuatioû présente, la peur de l'incomiu fait hésiter ks
plus misérables, quelque triste et morne que soit
la vie, on tremble à l'idée d'être forcé de descendre
un jour dans la rue et de la sacrifier pour un idéal que
l'on ne verra peut-être pas se réaliser.
Et puis, ce pouvoir qu'il s'agit d'abattre est terri-
blement fort; il a été rarement permis aux travail-
leurs de le contempler de près, et, vu de loin, il a le
prestige des choses vaguement entrevues, il leur sem-
ble un colosse qui se rit de leurs efforts, contre lequel
il est inutile de lutter, il n'a qu'un geste à faire pour
104 L^ SOCIÉTÉ FUTURE
mettre en branle tout un formidable appareil de ré-
pression qui doit broyer les imprudents assez outre-
cuidants pour l'attaquer.
Les révolutions passées qui, toutes, ont tourné con-
tre leur but, et ont laissé le travailleur toujours aussi
misérable que devant, n'ont pas peu contribué à le
rendre sceptique à l'égard d'une révolution nouvelle.
— « A quoi bon aller se battre et aller se faire casser
la figure » se dit-il, « pour qu'une bande de nouveaux
intrigants m'exploite au lieu et place de ceux qui sont
actuellement au pouvoir?... Je serais bien bêtet »
Et, tout en geignant sur sa misère, tout en murmu-
rant contre les hâbleurs qui l'ont trompé par des pro-
messes dont la réalisation est toujours ajournée, il
se bouche les oreilles contre les faits qui lui crient la
nécessité d'une action virile; il ferme les yeux pour
ne pas avoir à envisager l'éventualité de la lutte qui
se prépare, qu'au fond, il sait inévitable, qu'il ré-
clame hautement en ses jours de deuil et de colère.
Il se terre dans son effroi de l'inconnu, se refusant
à reconnaître que la misère qui frappe autour de
lui l'atteindra demain et l'enverra, lui et les siens,
grossir le tas des affamés qui vivent delà charité pu-
blique.
Un changement lui paraît inévitable, malgré tout;
il ne peut croire qu'il vivra toujours dans la misère,
ce n'est pas possible que l'injustice soit éternelle. Il
viendra un temps, il ose l'espérer, où chacun mangera
à sa faim, où l'on marchera hardiment, la tête levée,
n'ayant rien à craindre de personne. Mais il espère
en des à-coups providentiels qui lui éviteront de des-
cendre dans la rue; dans ses rêves, il voit la situation
se dénouant d'elle-même, des sauveurs inconnus lui
LA SOCIÉTÉ FUTURE I05
jetant de la félicité à pleins bras; et alors, il se rac-
croche de toutes ses forces à ceux qui lui font espé-
rer ce dénouement heureux, ce changement obxenu
sans lutte et sans efforts; il acclame ceux qui daubent
sur les détenteurs du pouvoir, lui semblant que c'est
sur le pouvoir lui-même que l'on frappe, il porte
au pinacle ceux qui lui promettent les plus belles ré-
formes, lui font entrevoir toute une législation en
sa faveur, s'apitoient sur sa misère, promettant de
la lui alléger !
Croit-il plus en eux qu'en ceux qui montrent la Ré-
volution comme seule solution? — Fort probable-
ment, non. Mais ils lui font espérer un changement
sans qu'il ait à prendre part directement à la lutte, cela
lui suffit pour l'heure présente. Il s'endort dans sa
quiétude, attendant de les voir à l'œuvre pour re-
commencer ses doléances lorsqu'ils les verra éluder
leurs promesses, s'éloignerl'heure de la réalisation...
jusqu'au jour où, acculé à la faim, le dégoût ei l'in-
dignation étant à leur comble, il se relèvera enfin d'un
si long avachissement, et fera payer, en un jour, de
longs siècles de misère et de rancœur.
Si les bourgeois avaient l'intelligence de la situa-
tion, ils pourraient éloigner cette échéance pour long-
temps encore, ils pourraient faire durer de longs siè-
cles encore, cette attente d'un millenum venant,
pacifiquement , apporter à tous le bonheur sur la
terre. Nous avons vu que leur rapacité et la concur-
rence qui sévissait parmi eux, les faisaient contribuer
à l'évolution fatale , en travaillant eux-mêmes à la
destruction de leurs institutions.
Us ont soin pourtant de ne proposer que des ré-
I06 LA SOCIÉTÉ FUTURE
formes insignifiantes, qui ne puissent en rien tou-
cher à leurs privilèges, aucunement restreindre leur
possibilité d'acquérir. Mai sces réformes qu'ils ont pré-
conisées lorsqu'ils dirigeaient l'assaut contre les fonc-
tions lucratives, leur font peur une fois qu'ils y sont
installés. Ces choses qui leur ont servi de machine de
guerre pour saisir l'autorité, les effraient lorsqu'ils
sont enfin devenus des dirigeants.
Une fois en place, ils deviennent les propres du-
pes des illusions qu'ils ont contribué à développer
chez ceux dont ils se sont fait des instruments. Ils
combattent les réformes autrefois préconisées par eux,
avec la [même chaleur qu'ils apportaient autrefois à
les réclamer , avec la même opiniâtreté que leurs
devanciers.
La vision change avec la situation : telle chosa
qui semblait logique et normale, alors que l'on était
parmi la foule des quémandeurs, devient énorme et
subversive alors que l'on a pour mission de veiller à
la bonne marche de l'ordre de choses établi. On
s'effraie de l'insatiabilité du troupeau des gouvernés,
on craint de susciter de nouvelles exigences en cédant
sur les points controversés, et voilà ce qui fait que
l'on voit toujours les hommes politiques <* arrivés »
faire canarder, de temps à autre, les foules qui ont la
naïveté de venir exiger la réalisation des promesses
d'antan.
Et pourtant, s'ils étaient intelligents, s'ils avaient
la vision nette des intérêts de leur caste, ce que ça
leur serait facile d"amuser ces pauvres gogos d'élec-
teurs! Que de réformes on pourrait graduellement
leur lâcher, sans préjudice de nouvelles, tout aussi
négatives que l'on pourrait susciter, sans rogner au-
LA SOCIÉTÉ FUTURE I OJ
cun bénéfice, diminuer aucun privilège, sans com-
promettre en rien rédifice.
Heureusement que la peur ne raisonne pas, et la
bourgeoisie a peur et s'affole devant les réclamations
des travailleurs. Heureusement que la nécessité de
consolider et de défendre l'état présent lui empêche
de voir ce qui serait nécessaire pour le consolider
contre les attaques futures. On démantèle un coin
pour en fortifier im autre, on se sert des matériaux
que l'on a sous la main, sans s'inquiéter s'ils ne se-
raient pas plus utiles ailleurs, et l'édifice se trouve
ainsi replâtré pour quelque temps, mais les lézardes
grandissent toujours et le moment ne tardera pas à
venir où tout replâtrage sera impossible, où la démo-
lition complète sera nécessaire, afin de faciliter la
reconstruction d'un nouvel édifice.
Ne nous plaignons donc pas du positivisme de la
foule. Nous pouvons être tristes parfois de la voir
impassible devant les plus criantes injustices, froide
devant les débordements de boue, semblant s'y enliser
elle-même, ce positivisme la garde de s'engouer trop
des hâbleurs; lors même qu'elle semble s'emballer
pour eux, ce n'est que leur utilité qu'elle envisage,
c'est elle-même qu'elle acclame en eux.
Si les paroles de vérité la trouvent incrédule lors-
qu'elles ne flattent pas ses passions, elle ne croit qu'à
moitié ceux q'ui parlent comme elle pour la flatter,
et son emballement pour ses fétiches la quitte encore
plus vite que ça ne la prend. Au fond, le travailleur
ne cherche qu'une chose : son affranchissement; tout
en paraissant accepter, les yeux fermés, les idées qui
lui sont soumises, il les scrute, les pèse et les discute.
I08 LA SOCIÉTÉ FUTURE
Il se trompe souvent, s'égare maintes fois à la remor-
que des saltimbanques politiques; ne nous en plai-
gnons pas trop, son instruction se fait tous les jours
et chaque école le rend de plus en plus sceptique à
l'égard des politiciens, de leurs promesses et de leurs
jongleries. Encore un peu de patience, et bientôt il
ne prendra inspiration que de lui-même.
C'est dans le but de bien le convaincre de cette vé-
rité : « qu'il ne doit compter que sur lui-même »,
que nous nous efforçons de lui faire comprendre les
inepties dont on le couvre, que nous lui jetons con-
tinuellement aux oreilles notre Delenda Carthago :
« Il n'y a que la révolution qui puisse t'éman-
ciperl »
Nous l'avons dit, nous le savons et nous le répé-
tons, la révolution ne se crée ni ne s'improvise, nous
n'avons nullement l'espérance de voir, à notre voix,
se lever les bataillons populaires et courir à l'assaut
du pouvoir. Seulement nous voudrions que les tra-
vailleurs se convainquissent bien de cette vérité: la
situation engendrera forcément la révolte, qu'en pré-
vision de cette lutte, ils s'instruisent des causes de
leur misère, qu'ils apprennent à connaître les insti-
tutions qui leur sont nuisibles, qu'ils se persuadent
bien que les replâtrages n'ont jamais rien valu et que,
le jour de la lutte venu, loin d'en être surpris, ils
soient prêts à y prendre part, qu'ils sachent une bonne
fois se sentir les coudes entre eux, pour faire leurs
affaires eux-mêmes et ne plus se laisser arracher les
fruits de la victoire par les intrigants qui viendront
les flatter, leur promettre plus de beurre que de pain
et, sous prétexte de leur faciliter la besogne, se substi-
tuer au pouvoir renversé, recommencer les erreurs
LA SOCIÉTÉ FUTURE IO9
passées sous des noms différents, mais appelées à pro-
duire les mêmes effets.
Du reste, il est temps que vienne ce cataclysme
salutaire; dans l'intérêt même de l'Evolution, il est
urgent qu'intervienne la Révolution. L'Etat étend
tous les jours ses ramifications dans les relations so-
ciales et se développe au détriment de l'initiative
individuelle. Tous les jours il augmente son armée,
sa police, ses emplois; pendant que les ateliers se
vident de travailleurs, les avenues de l'Etat se gar-
nissent d'individus qui, parce qu'ils ont échangé leur
marteau ou leur lime contre une plume, un plumeau
ou un balai, se figurent faire partie de la classe gou-
vernante et se croient tenus d'en prendre la défense.
La classe productrice diminue pendant qu'aug-
mente la classe parasitaire; de son côté, l'industriel
agit dans le même sens; s'il enlève de sesaieliers dix
ouvriers producteurs, il créera un ou deux emplois
parasitaires ni ouvriers, ni bourgeois, mais d'autant
plus attachés à l'ordre de choses actuel, qu'ils se sen-
tent absolument inutiles et craignent d'avoir à re-
prendre leur place à l'atelier.
Pour peu que cet état de choses continue, la classe
ouvrière, immanquablement, diminuera de nombre
pendant que se fortifiera la classe adverse, s'augmen-
tant de tous les transfuges qu'elle établira dans les
emplois parasitaires inférieurs, réservant les emplois
productifs pour ses propres non-valeurs, il pourrait
arriver un moment où les travailleurs ne seraient plus
assez nombreux pour briser le joug qui les entrave.
Certes, avant d'en arriver là, il faudra que de nom-
breux siècles s'écoulent; avant de se laisser éliminer
7
IIO LA SOCIETE FUTURE
ainsi les travailleurs auront livré de nombreux com-
bats à l'ordre capitaliste, et leur aflfaiblissem eut numé-
rique n'empêcherait pas leur développement cérébral
qui viendrait fortement compenser une dégradation
de forces. Nous n'en sommes pas encore là, fort heu-
reusement, mais enfin, puisqu'on nous accuse de
vouloir retarder le développement des progrès de
l'humanité, il nous est bien permis, en étudiant la
marche de nos sociétés, de chercher à nous rendre
compte en quel sens s'accomplit ce progrès.
* Or, ce progrès nous mène à l'atrophie de la classe
productrice, à l'hypertrophie des individus compo-
sant la classe parasite. A force de se reposer sur le
travail des autres, la bourgeoisie perdra la faculté du
travail et ne sera apte qu'à la jouissance.
Chez les abeilles, chez les fourmis nous voyons ce
qu'a amené la division du travail, en quel sens elle a
poussé l'évolution de l'espèce ; chez les abeilles : des
femelles, — dont une seule est tolérée dans la ruche,.
— des bourdons: les mâles, ensuite les neutres repré-
sentant le prolétariat dont la fonction est de produire
pour la population de la ruche, la nettoyer, la défen-
dre, construire les alvéoles et élever la progéniture.
Chez les fourmis, ou du moins chez certaines es-
pèces, une quatrième division s'est produite : celle
des soldats chargés de la défense de la fourmilière.
Certaines autres sont allées encore plus loin, la fourmi
amazone entre autres, — la Polyergus Riifescens des
entomologistes, — qui fait la guerre aux autres espè-
ces pour s'en faire des esclaves, n'est plus apte qu'à
gu/^vroyer et est devenue instinctivement si aristocra-
tique qu'elle est incapable de tout travail dans la four-
milière, au point de ne plus pouvoir manger seule et
LA SOCIKTli FUTURE I I F
meurt lorsqu'elle n'a plus d'esclaves pour lui donner
la becquée.
Si la société bourgeoise était appelée à suivre pai-
siblemenPson évolution, tel serait probablement le
résultat qu'elle attsindrait : des travailleurs n'ayant
plus de sexe, et une bourgeoisie se transformant len-
tement en un sac digestif associé à un autre appareil
qu'il est facile de deviner et que les dames romaines
portaient, autrefois, en guise d'amulette.
Si nous ne voulons pas être des sacs à jouissance
plus que des neutres, il est temps d'enrayer, et que la
Révolution intervienne pour nous aiguiller sur une
voie plus rationnelle, nous amener une société qui
puisse donner libre cliamp à toutes les facultés et où
l'on ne soit plus contraint à développer les unes —
au risque de les hypertrophier — au détriment des
autres.
Que l'on ne crie pas à l'invraisemblance. Que l'on
Jette un coup d'œil sur certaines villes manufactu-
rières du Nord, de la Seine-Inférieure. La popula-
tion est en voie de dégénérescence, la plus grande
partie est anémique; là, la femme et l'enfant sont
complètement arrachés à la famille, à ce régime l'en-
fant s'étiole et s'atrophie, il est rachitique et usé à
vingt ans.
Pour la femme, non content de la pressurer et de-
l'exploiter dans son travail, on la transforme, par
dessus le marché, en chair à plaisir. Si elle est gen-
tille, il faut qu'elle soit aimable pour monsieur le
contre-maître et monsieur le patron, et aussi mes-
sieurs les employés; les plus haut gradés, choisissant
les premiers, cela va de soi. On peut avoir pour elle.
113 LA SOCIETE FUTURE
tant que dure le caprice, quelques égards et lui rendre
l'exploitation moins dure, mais une fois le caprice
fini, comme les camarades, il faudra qu'elle turbine
sans broncher, et l'exploitation est dure daits ces en-
fers, les générations sont fauchées avant de venir bien
vieilles. Les mâles qui arrivent à l'âge d'homme, s'ils
sont peu nombreux, n'en sont pas plus robustes.
Egarés par l'espoir, toujours déçu pourtant, d'ob-
tenir des concessions de la classe possédante, inquiets,
quoiqu'ils n'aient rien à craindre des résultats d'une
révolution dont ils n'aperçoivent pas les avantages et
qui ne peut les rendre plus misérables, les travailleurs
reculent effrayés à l'idée d'engager la lutte.
A l'instar des bourgeois, quand on leur fait envi-
sager une société où ils seraient libres d'évoluer, où
ils auraient la facilité de satisfaire tous leurs besoins,
ils hochent tristement la tête et trouvent que ces idées
sont trop belles pour être réalisables.
Ils ne veulent pas voir que la force des événements
les entraîne à la lutte quand même, que la misère,
l'abrutissement et l'excès de travail les tuent aussi
sûrement qu'une balle de fusil, que plus ils se rési-
gneront, plus l'exploitation pèsera lourd sur eux, et
que, s'ils n'ont pas l'énergie de vouloir s'aftranchir,
ce ne sont pas leurs exploiteurs qui viendront béné-
volement briser leurs fers.
« Vos idées ne sont pas réalisables », disent-ils.
En effei, elles ne le seront Jamais, tant que ceux qu'el-
les intéressent seront assez stupides pour endurer un
ordre de choses qui les tue, trop lâches pour user de
leurs forces pour réaliser cet idéal qu'ils trouvent
« trop beau. »
Hélas! cet idéal d'amour et "/^larmonie que nous
LA SOCIÉTÉ FUTURE Il3
entrevoyons est, fort probablement, destiné à ne res-
ter, pour nombre d'entre nous, qu'à l'état de beau
rêve. Combien de nous sont destinés à ne pas entrer
dans la Terre promise! combien sont destinés à suc-
comber dans la lutte, les yeux fixés sur ce paradis de
leur rêve et dont l'entrée leur aura, pour toujours,
été interdite!
Qu'importe! les pionniers n'ont-ils pas pour mis-
sion de préparer la route à ceux qui viendront après
eux, à être les premières victimes que l'ancien ordre
de choses sacrifie pour sa défense, la marche des idées
ne se fait pas autrement. Mais, dût-il rester à jamais
irréalisable, notre idéal est utile à la marche de la
Société. C'e?t une étoile qui vient guider la marche
du Progrès, lui montrant le but à atteindre, lui fai-
sant entrevoir les pièges où l'on veut le dévoyer, et
montrant à l'individu ce qu'il aurait à faire pour s'af-
franchir, s'il sait avoir l'énergie de vouloir être libre
et heureux.
La Révolution, étant donné l'ordre de choses éta-
bli, est engendrée par l'Evolution; c'est une phase
fatale à traverser, nous pouvons, après tout ceci,
ajouter qu'elle est, de plus, nécessaire pour sauver
l'humanité de la régression où l'entraîne l'f^volution
bourgeoise.
VIII
DE LA PERIODE TRANSITOir<F
Ici se présente un argument que nous font certains
■socialistes mais n'étant, en réalité, que le même
fait par certains bourgeois qui, ne pouvant nier les
vices de rorganisation actuelle et les besoins d'une
transformation sociale, se retranchent derrière le soi-
disant besoin d'une soi-disant amélioration progres-
sive et nous disent : « Certainement, vous avez raison,
ce que vous demandez est très bien. Il faut, en effet,
que les travailleurs arrivent à obtenir le produit in-
tégral de leur travail. Mais!... vous savez ! Il y a des
situations acquises que l'on ne peut briser du jour au
lendemain sans injustice ! Il faut tenir compte aussi
de l'ignorance de la masse, qui ne pourra en un clin
d'œil passer de la soumission la plus complète, à la
liberté absolue.... Vous comprenez!... il faut des mé-
nagements!... Une société ne se transforme pas ainsi.
« Si l'on accomplissait brusquement les réformes
cjuo vous prétendez opérer, on courrait le risque
LA SOCIÉTÉ FUTURE Il5
d'avoir contre soi la majorité de la population. Ce
n'est pas comme cela qu'il faut agir.
» Quand les produits seront en assez grande quan-
tité pour que chacun puisse puiser au tas sans avoir
à craindre que les vivres manquent, quand l'homme
sera devenu assez intelligent pour savoir qu'il doit
respecter la liberté des autres, alors, là, peut-être? on
pourra proclamer la liberté complète de l'individu,
supprimer tout gouvernement, supprimer toute valeur
d'échange. Mais cela ne peut arriver que progressi-
vement. Répandons d'abord l'instruction dans les
masses, quand le peuple sera instruit, lorsqu'il se
sera peu à peu familiarisé avec le nouvel ordre de
choses, alors il n'y aura plus d'inconvénient à lui
lâcher la bride.
» Mais, avant tout^ n'oublions pas que, tout dans
la nature, ne se transforme que graduellement, l'état
social comme le reste, et qu'une période — très lon-
gue période — de transition est nécessaire ! »
Et ayant doctoralement prononcé, Joseph Pru-
dhomme, croit avoir réduit les idées révolutionnaires
par la science. Mais, ce qui est mieux, c'est que cer-
tains soi-disant socialistes, non moins soi-disant révo-
lutionnaires, reprennent l'argument pour leur compte,
pour le tourner contre l'idéal anarchiste. Piètres lo-
giciens!
C'est le langage avec lequel on accueille toute idée
nouvelle, et lui ne l'est pas, neuf. C'est avec des rai-
sonnements pareils que, sans nier la légitimité de
nos réclamations et de notre idéal, on voudrait en
renvoyer la réalisation aux calendes grecques.
Hé! tas de Jean-Foutre, nous le savons fort bien
Il6 LA SOCIÉTÉ FUTURE
que nos idées ne sont pas comprises de la masse. Si
elles l'étaient, nous n'aurions pas à nous évertuer à
les lui faire entrer dans la tête. Si le peuple en com-
prenait la portée, il n'aurait pas besoin de nous pour
la lui faire entrevoir.
Et si chacun de nous selon ses facultés, selon ses
moyens cherche à développer cet idéal de félicité,
c'est pour que les individus se l'assimilent, s'en im-
prègnent assez pour avoir la tentation de le réaliser.
Et c'est quand cette imprégnation d'idées nouvelles
est assez puissante dans les foules qu'éclatent les ré-
volutions.
Mais revenons aux arguments de nos bonshom-
mes :
Pour certains socialistes, la révolution est inévi-
table, mais pour leurs idées seulement. Comme les
bourgeois qui croient avoir fermé l'ère des révolu-
tions en 93, ces nouveaux Robespierre pensent avoir
fermé, eux, le cerveau des individus sur leurs seules
conceptions.
a Vos idées ne sont pas réalisables », nous disent-
ils, « avec le tempérament français », — en France
ou bien anglais en Angleterre — « Certainement,
votre idéal de société est magnifique en théorie,
mais absurde en pratique. Mais, pauvres amis! vous
ne connaissez pas l'homme pour parler comme cela !
Ah! si vous le connaissiez comme nous, (c'est un
drôle d'animal allez, il est bien trop bête pour savoir
ce qu'il veut. Heureusement que nous le savons pour
lui I) — Quand une période transitoire aura perfec-
tionné l'humanité, émoussé les instincts mauvais de
l'homme, peut-être, alors — pas sûr encore ? — vos
idées pourront-elles être appliquées sans inconvé-
LA SOCIÉTÉ FUTURE II7
nient pour l'humanité ; mais il faut que les individus
passent par cette période d'éducation qui les amènera
progressivement à la liberté (et cette éducation, nous
seuls, sommes capables de la mener à bien). »
« Aux débuts de la révolution, surtout, c'est là,
qu'il faudra un pouvoir fort. Ne faudra-t-il pas régler
la consommation selon la production de chacun afin
d'éviter le déficit ? Nq faudra-t-il pas établir une limite
à la liberté de chaque individu, afin que les plus forts
n'empiètent pas sur les plus faibles? (Vous ne vous
faites pas du tout l'idée de ce que c'est que diriger
un peuple Ij »
Et voilà prouvée l'utilité d'une période transitoire
et d'un gouvernement. Ce n'est pas plus malin que
cela.
Pour ce qui est des réformes préconisées par les
bourgeois, même par ceux qui sont sincères, nous
savons qu'elles sont impuissantes et que, par consé-
quent, attendre leur réalisation, ça équivaudrait au
fameux : attendez-moi sous l'orme ! Il n'y a donc
qu'à passer outre leur argumentation.
Mais pour ce qui est des arguments de ces soi-
disant révolutionnaires qui se font déjà conservateurs
avant d'être au pouvoir et prétendent limiter l'évo-
lution pour assurer « leur révolution », cela nous
force à remarquer qu'il faut qu'ils s'en fassent une
drôle d'idée, de cette révolution économique qu'ils
prêchent... en théorie. Leur raisonnement nous
prouve que leurs conceptions ne dépassent pas la
moyenne d'une révolution politique. Ce sont des po-
liticiens mais non des socialistes. Et cela nous expli-
Il8 LA SOCIÉTÉ FUTURE
que en même temps leur façon d'agir dans la propa-
gation de leur idéal.
Ils se groupent en commissions, en ligues locales,
régionales^, fédérales, nationales, pour prendre part à
toutes les luttes politiques où il peut y avoir un siège
à gagner, faisant du socialisme si la conception du
public le comporte, ou se contentant de discuter les
intérêts de clochers si la conception de leurs audi-
teurs ne va pas au delà. Ils espèrent ainsi prendre
pied dans le monde politique, substituer, pendant la
lutte — si on en vient là — leur organisation à l'an-
cienne et être à même de dicter ainsi la loi à tous.
Voilà ce qu'ils appellent une révolution sociale!
La prise de possession du sol, de l'outillage et de
toute la richesse sociale, nous le savons, ne se fera ja-
mais à coups de décrets, nous en avons donné les rai-
sons, inutile d'y revenir, et nous trouvons que se
contenter de changer de maîtres est une trop maigre
satisfaction, et ne nécessite pas une révolution pour
cela.
Ceux qui feront la révolution n'auront donc rien à
attendre de quelque pouvoir que ce soit, c'est d'eux-
mêmes que sortira leur émancipation; ils devront
<ionc savoir comment agir et quand ils se la seront
donnée, ils n'auront aucun besoin de la faire sanc-
tionner par un pouvoir : c'est pourquoi, nous n'atten-
dons pas, nous, de période transitoire, nous cherchons
à la réaliser par notre propagande, afin qu'elle soit
déjà derrière nous quand se fera la Révolution.
La révolution qui se prépare doit être envisagée à
un point de vue plus large. Nous avons déjà expliqué
que, selon nous, elle pourrait être longue, très Ion-
LA SOClKTb: KUTUUE I ! Q
gue : c'est Tînteasitc de la propagande qui sera faite au-
tour des idées, c'est selon le temps qu'elle mettra avant
d'éclater en lutte brutale, c'est la facilité de perception
qu'elle trouvera dans les foules qui en réglera la durée.
Mais supposer que la bourgeoisie pourrait se laisser
déposséder, parce qu'il suffirait de s'emparer du pou-
voir par surprise, c'est commettre une grave erreur.
L'autorité sociale de la bourgeoisie, n'est pas dans la
représentation seule du pouvoir, elle est dans le com-
merce, dans la banque, dans cous les rouages admi-
nistratifs, dans les bureaux, dans toute l'armée delà
bureaucratie que cetie organisation entraîne, et cela
ne se change pas d'un coup. Tout pouvoir, quelque
révolutionnaire qu'il fût, après avoir fait une maigre
épuration, serait forcé d'en consen^er la plus grande
quantité. Il ne tarderait pas à être broyé par eux.
On a vitlaférocitéquela bourgeoisie adéployéepour
réprimer tous les mouvements ayant une tendance
sociale, cela nous présage la vigueur qu'elle mettra
lorsqu'elle se sentira sérieusement attaquée, et le ca-
ractère que prendra la lutte. Attaquée dans ses privi-
lèges, menacée de perdre tout ce qtii l'élève ati-dessus
de la foule, condamnée à disparaître comme classe,
elle se défendra de toutes ses forces, mettra en Jeu tous
les ressorts qui lui donneront les forces dont elle
pourra disposer, et se rira des décrets s'ils ne sont pas
suivis d'actes plus sérieux.
Or, quoi que nousfi.ssions, quelle que soit l'accélé-
ration de leur marche, nos idées ne pourront pénétrer
partout à un égal degré, tous les cerveaux n'en seront
pas imprégnés avec la même intensité. En certains
lieux, les individus pourront être entraînés à en tenter
la réalisation, mais en d'autres, ils n'en accepteront
I20 LA SOCIÉTÉ FUTURE
qu'une partie, en d'autres, encore, il pourra se faire
qu'ils ne veuillent rien accepter des idées nouvelles.
Ce sera bien l'affaire des privilégiés qui se réfugie-
ront dans ces localités réfractaires, y concentreront
leurs ressources, quittes même, à y faire quelques
concessions, pour, de là, faire la guerre aux groupe-
ments autonomes qui se seront formés sous l'influence
des idées nouvelles, et en essaieront la réalisation.
Tous les embarras qu'ils pourront soulever, toutes les
entraves qu'ils pourront susciter, nous pourrons nous
en rapporter à eux. Pour le mal ils sont ingénieux.
Entre l'idée nouvelle et la vieille société, la lutte
sera implacable, sans trêve ni relâche, nous en avons
vu une partie des péripéties, ce qui précède est une
autre explication de la durée que nous prévoyons.
Etant donnée cette situation, il est évident qu'à tra-
verscette période de lutte, il sera indispensable que s'or-
ganise la production et les relations pour les échanges,
d'unftfaçon assez sérieusepourque les révoltés n'aient
pas àregretter l'ancien ordre de choses. Cela s'impose,
et en cela les collectivistes ont raison, car si les vivres
venaient à manquer, et que le nouvel ordre de choses
donnât aux individus moins de satisfaction que la
société bourgeoise, ce ne serait, d'abord, pas la peine
de changer, et, ensuite, la désaffection qui s'en sui-
vrait, serait, pour longtemps, le triomphe du régime
bourgeois. Mais, où les collectivistes ont tort, c'est
lorsqu'ils prétendent avoir seuls la formule, ei^ être les
seuls capables d'organiser la société future. Et, où leur
outrecuidance dépasse les bornes, c'est lorsqu'ils affir-
ment qu'il leur suffira de se hisser au pouvoir, pour
décréter celte organisation, comme le Fiat lux! du
LA SOCIÉTÉ FUTURE 121
Père Eternel, créa la lumière. La science a fait justice
des absurdités de la Bible, un peu de raisonnement
enverra celle des collectivistes, rejoindre leurs aînées
dans le magasin d'accessoires des contes de fées.
Ou les individus seront conscients de leurs besoins,
connaîtront le but vers lequel ils marchent, et sau-
ront approprier leurs efforts aux circonstances, et alors
l'initiative individuelle, s'épanouissant dans toute son
intégrité, saura leur enseigner les mesures nécessaires
à la salvation de la révolution entreprise, ou bien, ils
n'auront agi qu'en automates, àl'instigation de Pierre
ou de Paul, et ne connaîtront rien de ce que compor-
tera leur nouvelle situation. Ces éléments-là auront
fait une révolution politique, mais non une révolution
sociale. Bons à être toujours menés, ils auront ce qui
leur faut avec les collectivistes, mais cela n'a rien à
voir avec une révolution d'affranchissement écono-
mique.
Dès les débuts de la lutte, il pourra donc arriver
ceci : les individus, poussés par le besoin, consom-
meront les produits existants, sans s'occuper de leur
provenance, de même qu'ils porteront leur force d'ac-
tivité là où le besoin s'en fera sentir, s'habituant ainsi
à la pratique de la solidarité, s'habituant à recevoir
de leurs voisins, comme à leur donner, sans se préoc-
cuper s'il y a équivalence.
Quand les choses se régulariseront, les besoins
s'affineront et deviendront plus nombreux. Les indi-
vidus auront besoin de s'occuper eux-mêmes de la
production de certaines choses leur faisant défaut. Ils
se rechercheront, se consulteront, et se grouperont
selonleurs affinités pour produire ce qu'ils désireront.
T22 LA SOCIÉTÉ FUTURE
Cela pourra prêter matière à au échange de services
divers, à une grande combinaison de groupements,
d'autant plus variés que les besoins seront plus grands,
mais en agissant ainsi, les individus se seront accou-
tumés à la pratique du communisme et de la solida-
rité, bien longtemps avant que toutes les commissions
de statistique réunies soient parvenues, seulement, à
s'entendre sur la valeur d'échange et son étalon. Et
cela spontanément, de leur propre impulsion, sous la
seule pression des circonstances.
Nous affirmons que l'être n'est que le produit du
milieu, et que l'on doit changer ce milieu si l'on veut
-changer l'être. C'est l'organisation antagonique de
la société bourgeoise qui rend les individus âpres à
la curée, et les fait se déchirer pour vivre. Mais, nous
savons fort bien aussi que l'individu réagit à son tour
sur le milieu et peut le transformer. Ce sont les causes
plus puissantes qui déterminent l'influence de tel phé-
nomène sur tel autre et décident de l'évolution.
Actuellement, c'est l'organisation sociale bour-
geoise qui détermine l'évolution. Il s'agit de trouver
des mobiles agissant plus fortement sur les indivi-
dus, et voilà pourquoi les anarchistes travaillent à
répandre leurs idées, espérant avec letir aide, impri-
mer une notivelle direction aux individus, les ame-
ner à réagir contre le milieu pour le transformer, et
opérer ainsi la transformation de l'être et du milieu,
tout à la fois, et de l'un par l'autre.
Si les anarchistes que la propagande et l'étude au-
lont iaits sont bien conscients de leur tâche, bien
convaincus de leur idéal, en révolution leur rôle
peut être décisif, leur seul exemple peut entraîner la
masse entière avec eux.
LA SOCIÉTÉ FUTURE 123
La mise en pratique immédiate de leur idéal sera
la meilleure démonstration de son excellence. En
faisant profiter leurs voisins les plus proches des
bienfaits de l'aide mutuelle et de la solidarité, ce
sera le meilleur moyen de les convaincre.
La foule comprend les choses simples et, en temps
de révolution, sa facilité de compréhension est for-
tement développée, elle est davantage accessible aux
idées nouvelles. Si le chemin a été préparé par une
assez longue période de propagande, la besogne n'en
sera que plus facile.
Du reste, les révolutions, même politiques, ne
sont, nous l'avons vu, provoquées que par une évo-
lution dans les mœurs, dans les aspirations de la
masse, nous espérons donc que la révolution qui
vient se fera sous la poussée des idées que nous dé-
fendons, et c'est pourquoi nous préconisons notre
idéal. Il est donc à présumer que les anarchistes, par
leur activité, auront déjà fait entrer dans les mœurs,
nombre défaits concernant leur manière d'envisager
les choses.
Qu'ils auront su, par exemple, démontrer par de
nombreux exemples, et d'une façon sensible, la pos-
sibilité d'une entente et d'une organisation entre
individus, sans autorité ni coercition, qu'ils auront
su déjà, dans leurs rapports entre eux, et leurs rela-
tions, faire entrevoir l'embryon de leur façon de
procéder. Cela, non pas de la façon nette et précise
qu'ils peuvent l'entrevoir, c'est impossible dans la
société actuelle, mais de la façon que les lieux et les
circonstances le permettront, de façon, tout au moins
à en faire comprendre la portée.
Il y a une foule de rapports sociaux qui échappent
124 LA. SOCIÉTÉ FUTURE
à la coercition des lois, si féroces soient-elles, si in-
quisitoriales qu'on puisse les inventer, et qui, main-
tenant soulèveraient la foule, si on voulait la régle-
menter dans ces rapports-là. C'est dans l'adaptation
de leur propagande à ces diverses relations que les
anarchistes devront s'efiorcer et habituer ainsi les in-
dividus à comprendre progressivement leur façon de
concevoir les relations sociales, les amenant, ensuite
à pratiquer leur autonomie dans des relations plus
étendues jusqu'à l'antagonisme avec l'ordre actuel.
Nous savons tous qu'il n'y a mauvaise volonté que
là où il y a autorité. Tout individu non contaminé
par l'avachissement quedonnel'éducation bourgeoise
a pour caractère de ne pas vouloir être dominé, ni
commandé, d'aimer à faire les choses librement.
Si ceux qui sont sincères en réclamant une auto-
rité pour maintenir l'équilibre dans la société future,
voulaient fouiller dans le coin le plus reculé de leur
cerveau, scruter leurs pensées les plus cachées, ils re-
connaîtraient qu'ils veulent bien un pouvoir, mais
avec la restriction qu'ils seront libres de l'envoyer
promener lorsqu'il voudrait les contraindre à une
chose dont ils n'auront pas, eux-mêmes, reconnu
l'utilité! Le pouvoir de leurs rêves, serait un pou-
voir ne pouvant, en rien, gêner leur libre évolution.
Mais, chaque individu pense de même! et comme
chaque individu a sa conception particulière d'envi-
sager les choses, il s'ensuit donc qu'un pouvoir sera
forcément oppresseur pour quelqu'un ?
S'ils voulaient bien analyser leurs sentiments, les
partisans convaincus de l'autorité verraient donc que,
dans ces conditions, ils ne veulent une autorité que
LA SOCIÉTÉ FUTURE 125
contre ceux qui ne seraient pas de leur avis, se con-
sidérant, eux, assez intelligents pour ne pas en avoir
besoin^ mais qu'ils dénient cette faculté à d'autres.
N'est-ce pas là une singulière façon d'envisager la li-
berté ?
Il est vrai que certains adorateurs de l'autorité ont
prétendu que, plus l'homme se développe, plus il
devient esclave de l'association; et, au nom de la
science, ils essaient de prouver que l'autonomie ne
peut plus exister dans une société développée. C'est
une insanité que nous aurons à réfuter plus loin.
D'autres, hantés par cette idée de la dépendance
de l'individu dans la société, mais n'osant, pourtant,
conclure à cette monstruosité, sont moins affirmatifs
et absolus, mais réclament une autorité mitigée, ob-
jectant qu'étant très difficile de contenter tout le
monde et son père, il faudra pourtant bien prendre
une moyenne, et établir des règles pour que personne
ne puisse empiéter sur son voisin.
Contenter tout le monde est absolument impossi-
ble, en effet; mais nous ferons observer que cela est
vrai, surtout lorsqu'on veut plier tout le monde à la
même façon de vivre, courber tous les individus sous
la même domination. Ce qui est toujours selon nous,
— le plus court chemin pour mécontenter tout le
monde, sauf ceux qui s'emparent du pouvoir.
Aussi, ayant peur de la liberté complète, ne sa-
chant sur quoi baser leur autorité \ ces autocrates en
retombent à prôner la majorité ; cette bonne vieille
I. Ici nous parlons des socialistes; car certains théoriciens
bourgeois, entre autres un M. Le Bon, auteur de diftërents ou»
7 20 l-A SOCIETE FUTURE
majorîtéj justificatrice de toutes les turpitudes, de
tous les excès, de tous les massacres, de toutes les
spoliations, pourvu qu'elles fussent justifiées par le
succès.
Mais comme il n'y a pas un seul individu qui, a
un moment quelconque de son existence, ne se soit
révolté plus ou moins contre quelque majorité,
nous demanderons à ceux qui l'acceptent pour loi,
à quel signe ils reconnaissent la validité d'une ma-
jorité? à quel critérium ils s'arrêteront pour recon-
naître qu'ils doivent lui accorder confiance?
Tous les pouvoirs qui se sont succédé, ont com-
mencé à combattre, étant minorité, contre le pou-
voir-majorité, et n'ont même pas reculé devant la
violence pour retourner la majorité à leur gré. Que
l'on nous dise donc où commencent les majorités res-
pectables, où finissent celles qui ne le sont pas?
A ce compte-là, les socialistes qui, avant d'être en
place, nous prêchent déjà le respect de la sacro-sainte
majorité, n'auraient qu'à se prosterner bien humble-
ment devant la majorité bourgeoise, au lieu de se
gendarmer contre elle. La majorité bourgeoise qui
prétend se faire respecter des minorités qui l'assail-
lent, aurait dû, elle aussi, nous prêcher d'exemple,
en s'agenoui liant devant la royauté et la noblesse.
Ces deux puissances étaient au pouvoir, elle les a si
peu respectées, elle les en a fait descendre si vio-
lemment que beaucoup des culbutés y ont perdu la
tête.
Il se peut que les bourgeois se croient plus respec-
viages de sociologie affirment carrément le principe de l'auto-
rité par les supériorités intellectuelles, — dont ils font partie
naturellement.
LA SOCIETE FUTURE I 27
tables que ceux qu'ils ont remplacés, que les socia-
listes se croient encore plus respectables que ceux
qu'ils aspirent à culbuter, ils peuvent avoir raison,
chacun dans leur manière de penser, mais cela ne
protive nullement que le prolétariat ait à les respec-
ter plus qu'ils n'ont respecté ou ne respectent leurs
prédécesseurs.
C'est étonnant, ce que, une fois casé, on exige de
respect de ceux qui vous suivent, après en avoir mon-
tré si peu de ceux qui vous ont précédé.
Alors on nous répond que ce que nous disons, est
vrai pour les régimes oppresseurs qui se sont succédé,
jusqu'à présent, mais que, dans une société amé-
liorée, où le travailleur aura le produit intégral de
son travail, où toutes les libertés — possibles ! — se-
ront en vigueur, l'instruction mise à la portée de tous;
dans une société enfin, qui..., que..., quoi..., etc. etc.,
il sera facile aux travailleurs de choisir avec tact et
en toute connaissance de cause, les mandataires les
plus dévoués au bonheur commun, chargés de les...
gouverner? Oh ! fi donc! de les diriger, de les gui-
der ! vers l'absolue perfection qui devra les mettre à
même, plus tard, — beaucoup plus tard, — de se pas-
ser de guides!
Soit, mais si nous étudions l'humanité et les com-
mencements de son histoire, nous verrons que, cha-
que fois qu'une idée a pu conquérir ce que l'on ap-
pelle la majorité, et prendre, par force ou persuasion,
sa place au soleil, ce n'était qu'en détrônant l'idée
précédente, et que, derrière elle, une vérité, pltis nou-
velle, la poussait et cherchait déjà à se faire jour. Ar-
rivée au pouvoir cette idée s'y incrustait, devenait
128 LA SOCIÉTÉ FUTURE
oppressive à son tour, et cherchait à barrer la route
aux idées nouvelles, Jusqu'à ce que l'évolution des
connaissances humaines suivant son cours, une révo-
lution nouvelle vînt la chasser à son tour et faire la
place à une vérité meilleure.
Il serait temps, croyons-nous, de briser ce cercle
vicieux. La terre est assez grande pour nous abriter
tous et donner, à chacun^ l'espace nécessaire à son
évolution. Il y a place pour tous au soleil ; si nous
voulons que l'évolution se fasse, pacifiquement, dans
la voie du progrès, il faut briser ce qui l'entrave dans
sa marche, ce qui occasionne les à-coups. Il n'y a pas
de majorité respectable lorsqu'elle est oppressive.
Chaque vérité n'a-t-elle pas, d'abord et toujours, été
énoncée par une minorité ? Débarrassons donc la
voie aux vérités futures pour qu'elles puissent se faire
jour, sans avoir besoin de recourir à la force pour
évoluer librement.
Comme on le voit, la période de transition récla-
mée par les partisans de l'évolution doit être remplie
par la période de propagande, et continuée par la ré-
volution elle-même qui, en effet, ne pourra, en un
tour de main, changer l'état social, comme on re-
tourne une omelette.
On n'apprend à marcher qu'en faisant aller les
jambes; à être libre qu'en usant de la liberté. Ce
n'est pas en entravant de liens les membres de l'enfant
qu'on lui apprend à se servir de ses jambes, c'est en
le laissant gigotter à son aise; les culbutes lui appren-
dront la prudence. Drôle de théorie qui voudrait nous
maintenir en tutelle, sous prétexte que n'ayant jamais
étélibres, nous ne saurions user de la liberté.
LA SOCIÉTÉ FUTURE 129
Quant aux préconiseurs de réformesqui nous parlent
de progression lente, de réformes partielles, de tem-
porisation et d'habileté, ils peuvent être de bonne
foi, — il y en a, nous le savons, — qu'ils fassent leur
besogne en paix; quanta nous, nous ne pouvons nous
associer à ces finasseries.
Nous avons une idée que nous croyons bonne,
nous cherchons à la propager à l'élucider, à la faire
comprendre de ceux qui souffrent de l'exploitation
actuelle et veulent s'en affranchir; à ceux que les pré-
jugés ou l'énormité de la tâche effraie, nous laissons
le soin de temporiser, de demander à nos exploiteurs
de mettre une sourdine à leur avarice, de mettre des
ménagements dans leurs vols. Mais ayant un idéal
complet dont nous cherchons la réalisation, nous ne
voulons pas l'amoindrir sous prétexte qu'il pourrait
effrayer ceux dont nous voulons abolir l'autorité.
Si, au lendemain de la révolution, il nous faut su-
bir une période transitoire, ne sera-ce pas assez de
n'avoir pu l'éviter^, sans avoir encore à nous en faire
les propagateurs.
La vérité avant tout.
Lorsque la révolution se fera, peut-être nos idées
ne seront-elles pas assez comprises pour rallier au-
tour d'elles la masse de ceux qui auront pris part à la
lutte, peut-être la majorité n'acceptera-t-elle qu'une
partie de notre idéal, laissant aux générations futures
le soin de réaliser le reste; peut-être, même, les anar-
chistes devront-ils être les premières victimes du pou-
voir qui s'établira ? N'est-ce pas le sort des novateurs
de souffrir pour l'affirmation de leurs idées }
Qu'importe à l'homme convaincu. Ce n'est pas en
prophétisant sur ce qui est possible ou non possible
l30 LA SOCIÉTÉ FUTURE
que l'on s'aflranchit, mais en luttant contre la tyran-
nie. — L'homme plein de son idéal lutte et soufTre
pour répandre ses idées. Sa récompense n'est pas
dans la satisfaction de mesquines ambitions, ou de
succès d'amour-propre. C'est en voyant germer au-
tour de lui les idées qu'il propage qu'il trouve sa plus
belle récompense.
Nous n'avons donc, pour le moment, pas à nous
préoccuper de ce qui est réalisable ou irréalisable,
mais de ce qui est vrai, de ce qui est Juste, de ce qui
est beau. Ce sera ensuite aux individus à faire leur
choix.
Mais ce qui nous rassure, c'est que, en temps de
révolution, les idées marchent vite. L'exaltation qui,
dans les périodes d'agitation s'empare des individus,
suractive le jeu des cellules cérébrales, élargit leur
entendement, en leur facilitant la compréhension
de raisonnements qui, en temps ordinaire, n'auraient
éveillé, chez eux, aucune sensation.
En temps de lutte, les hommes peuvent être pous-
sés aux pires folies, mais aussi à l'abnégation la plus
pure. C'est en faisant ronfler les grands mots de
vertu, fraternité, devoirs sociaux, etc., que, dans les
révolutions passées, les ambitieux sont toujours par-
venus à étouffer chezlesindividus, la vraie perception
de la liberté que représentait pour eux, le mot de ré-
publique, et les ont amenés à subir leur despotisme.
Nous voulons, nous, que la masse puisse donner
cours à tous ses bons sentiments, à ses besoins de so-
lidarité, et qu'elle soit assez consciente de son auto-
nomie, pour ne plus se laisser mettre d'entraves sous
prétexte de sauvegarder la liberté.
IX
DE T. INFLUENCE MORALE DE LA REVOLUTION
La révolution sera donc la phase transitoire qui
doit nous conduire à la réalisation complète de notre
idéal. Elle le sera d'autant mieux que son influence
contribuera à développer cérébralement les individus
et à les préparer à savoir user de leur liberté!
Mais, ici une petite digression est utile.
« Pourquoi se préoccuper de ce qui se passera de-
main ? » nous disent certains révolutionnaires, préfé-
rant s'instituer les « conducteurs » de la masse, que de
tenter de l'instruire. «Nous avons assez à faire de sou-
tenir la lutte présente, sans perdre notre temps à cher-
cher ce que nous pourrons faire après. Ne nous attar-
dons pas à rêvasser sur des utopies quand le présent
est là, qui nous sollicite et nous étouffe. Luttons
d'abord contre la société actuelle, quand elle sera
renversée, nous verrons ce que nous aurons à faire ».
Et certains anarchistes tiennent le même raisonne-
l32 LA SOaÉTÉ FUTURE
ment et trouvent que c'est perdre son temps de dis-
cuter « avenir ».
Ce qui nous fait considérer à nous, ces discussions
sur l'avenir comme très utiles, c'est que les révolu-
tions passées ont toutes piteusement échoué parce que
les révoltés se battaient, se reposant sur leurs meneurs
pour organiser les relations sociales et reconstituer
le nouvel ordre de choses. C'est parce qu'ils se sont
toujours contentés d'aspirations vagues, mal définies,
que les travailleurs se sont toujours vu frustrer des
fruits de leurs luttes.
La majorité des travailleurs s'est toujours unique-
ment préoccupée des besoins de la lutte présente, se
contentant de prendre part à la bataille, de fournir
la chair à fusillade, laissant à d'autres le soin de
penser. L'idéal, le désir, le but pour lequel combat-
tait la masse, était certes bien clair dans son enten-
dement, c'était tout comme nous l'entendons nous-
mêmes : la liberté, le bien-être pour tous.
Mais, sous quelle forme cela devait-il lui venir .^ —
elle ne s'en était pas préoccupée. On lui avait parlé
de la République qui devait l'affranchir^ d'un socia-
lisme mal défini, mais lui laissant entrevoir tout un
monde de félicités, cela avait suffi, elle avait com-
battu pour cette République qui devait apporter le
bonheur sur la terre, laissant aux « initiés », à ceux
« qui savaient » et en qui elle avait confiance, le soin
d'organiser après la lutte, son bien-être et sa liberté,
mettant à leur service des mois et des années de mi-
sère pour leur donner le temps de lui arranger quel-
que chose de tout à fait convenable 1
Lorsque impatiente, ne voyant rien venir, à bout
de souffrances, de misère et de privations, elle exi-
LA SOCIÉTÉ FUTURE l33
geait la réalisation des promesses, c'était du fer et
du plomb qui étouffait ses murmures.
Pour qu'il n'en soit plus ainsi, pour qu'on ne leur
remette pas, le lendemain de la lutte, le Joug qu'ils
auront brisé la veille, lorsque les travailleurs seront
amenés encore une fois à user de la force pour re-
conquérir leurs droits, il faut qu'ils sachent ce qu'ils
veulent, quelles sont les institutions qui leur sont
néfastes, afin qu'ils ne se laissent plus tromper, qu'ils
n'aient plus à se reposer sur personne du soin de les
conduire, et sachent d'eux-mêmes faire table rase de
ce qui doit définitivement disparaître.
Certes, il est facile de dire : « Ne nous occupons
pas de ce qui se passera demain ; à chaque jour suffit
sa tâche ; occupons-nous de détruire ce qui nous
gêne, nous verrons ensuite ». Nous comprenons fort
bien l'impatience que l'on peut éprouver de sortir du
bourbier où l'humanité s'enlise, mais si nous vou-
lons que les vérités que nous cherchons à faire com-
prendre soient nettement saisies par ceux que nous
cherchons à convaincre, qu'ils en aient la perception
nette, sachant clairement ce qu'ils veulent, et capables
de ne pas se laisser dévoyer de leur chemin par les
phraseurs, il nous faut bien élucider la question de
l'avenir ainsi que celle du présent.
Les révolutions ne se faisant qu'à coups d'idées,
nous voulons déblayer complètement le terrain sur
lequel nous devons combattre, nous voulons débar-
rasser notre route de tous les obstacles et les préjugés
qui entravent notre marche. Et ce n'est que lorsque
les individus auront une conviction solidement rai-
sonnée, qu'ils sauront se passer de meneurs.
11 ne faut plus que l'on dirige la masse avec des
8
l34 L-*^ SOCIÉTÉ FUTURF
mots. Il ne faut pas que sous les épithètes : Liberté,
socialisme, on lui fasse avaler tous les systèmes de
régression possible. Que chaque individu soit éclairé
sur tous les points et dans tous les détails, cela est
impossible, les événements nous surprendront avant
que ce travail soit achevé et ce n'est du reste pas
nécessaire.
Que chacun ait une compréhension bien nette
de son individualité, qu'il sache qu'il ne la fera res-
pecter qu'en respectant celle des autres, pour le sur-
plus les circonstances et la situation le guideront.
Que les individus sachent encore ce qui doit rester
invariable dans leur action, tout ce qu'ils devront
empêcher de renaître pour que la victoire leur soit
assurée. Quand on sait bien ce que l'on veut, on fait
de la bonne besogne.
« Nous avons le présent contre lequel il faut lutter
de toute notre énergie », cela est fort vrai, mais la
lutte doit être envisagée à un point de vue plus large,
ausculté sous toutes ses faces, et il y a assez de beso-
gne pour toutes les volontés et toutes les énergies.
Pour opérer une transformation, telle que nous
l'entendons, il n'est pas trop de toutes les aptitudes,
de tous les dévouements; qu'importe la forme sous
laquelle ils se produisent, du moment qu'ils ont pour
but l'élucidation d'une vérité, la destruction d'un
préjugé. De chacun selon ses forces I C'est cette divi-
sion du travail qui, permettant à toutes les initiatives
de se produire, nous facilitera la destruction des
institutions qui nous oppriment, nous mettant à même
de les attaquer de tous les côtés à la fois.
D'autres, — les socialistes — nous disent : « Mais»
LA SOCIÉTÉ FUTURE l35
si VOUS n'avez pas un pouvoir, comment ferez-vous
pour empêcher les patrons, propriétaires, gouvernants
et autres capitalistes de se liguer pour tenter une
contre-révolution et rétablir leur autorité? »
Si les socialistes qui font celte objection, voulaient
bien réfléchir à la somme d'énergie qu'il aura fallu
dépenser pour faire triompher la révolution sociale,
s'ils voulaient bien se convaincre que ce qui fait la
force de la bourgeoisie, ce sont les institutions ac-
tuelles, l'ignorance et la division du prolétariat,
toutes choses qui n'existeront plus puisque la révo-
lution aura réussi, ils ne feraient pas si piètre objec-
tion. — Lorsque les bourgeois, en possédant l'inté-
grité de leurs forces n'auront pas su empêcher la vic-
toire du peuple, comment veut-on qu'ils en retrou-
vent de plus fortes pour bouleverser le nouvel ordre
de choses et rétablir leur exploitation?
Pour que les travailleurs consentissent à se laisser
endoctriner par les capitalistes, il faudrait donc que
la Révolutionne leur eût pas. apporté les améliora-
tions qu'ils en attendent? Pour qu'ils acceptassent de
se courber à nouveau, sous le joug de l'exploitation,
il faudrait que la désillusion fût bien grande ?
Les capitalistes, livrés à leurs seules forces, se-
raient impuissants à défendre leur système d'exploi-
tation. Il leur faut l'armée, la police, la bureaucratie,
levées parmi les travailleurs, pour leur faire un rem-
part de paperasses et de baïonnettes : ne sera-ce pas
l'œuvre de la révolution de disperser tout cela? Est-
ce que, même à l'heure présente, la majorité de ces
défenseurs de l'ordre bourgeois ne l'est pas malgré
elle?
Dans une société où les individus seraient libres
l36 LA SOCIÉTÉ FUTURE
d'évoluer comme ils l'entendraient, n'ayant aucune
contrainte à subir, ayant la satisfaction de leurs be-
soins assurés, nous ne les voyons pas bien, s'enrôler
au service des bourgeois, puisque les promesses que
ceux-ci pourraient leur faire seraient bien au-des-
sous de ce que les autres pourraient se procurer eux-
mêmes.
Ou les institutions bourgeoises disparaîtront dans
la lutte, et alors les travailleurs auront goûté aux
bienfaits du nouveau régime et sauront le défendre,
ou bien les bourgeois seront encore une force, mais
alors c'est que la révolution ne sera pas terminée,
ce sera la lutte encore, il y aura de la besogne à faire,
mais cette besogne sera l'affaire des révoltés eux-mê-
mes, et non celle d'un gouvernement.
Avec un pouvoir constitué, le danger serait bien
autrement grand. La possibilité que pourraient avoir
les rétrogrades de s'en emparer par ruse ou par force,
et de disposer des forces vives de la collectivité pour
les retourner contre elle, serait bien autrement re-
doutable.
Les travailleurs n'iront jamais, d'eux-mêmes, re-
mettre le cou sous le joug, mais la révolution, par
contre, ne sera toujours que l'œuvre d'une minorité
consciente, qui entraînera la masse derrière elle, par
son exemple et sa conviction. Cette masse s'instruira,
s'éclairera, mais, provisoirement' encore, elle ne sera
que trop portée à obéir à ceux qu'elle croira ses chefs.
Le seul moyen de parer au danger est de ne pas la lais-
ser s'en créer. Livrée à elle-même, elle saura s'ins-
pirer des circonstances et trouver l'organisation qu'il
lui faut.
LA SOCIÉTÉ FUTURE I 3/
D'autres contradicteurs nous objectent les mauvais
sentiments de l'homme : comment fera-t-on pour em-
pêcher les attentats contre les personnes ? ceux qui
voudraient s'accaparer les meilleures places, ou s'ins-
taller là où ils gêneraient la collectivité, et autres
objections semblables que leur inspirent les effets de
la société actuelle ?
Certes, nous ne voulons pas prétendre que les in-
dividus, de par le seul fait de la révolution, seront
devenus, du jour au lendemain, de petits anges qui
n'auront plus qu'un désir : se faire des amabilités et
se sacrifier les uns pour les autres. Il serait temps de
sortir de cette légende et ne pas nous faire dire ce
que nous n'avons jamais pensé.
Nous disons que, sauf de très rares exceptions,
même les natures les plus perverses, personne ne fait
le mal pour le plaisir de faire du mal. Nous affir-
mons et démontrons que la société actuelle, par son
organisation antagonique des intérêts, engendre elle-
même les divisions qui la ruinent et que c'est elle
qui pousse les individus à se nuire.
Malgré toutes les raisons et les causes de mal faire
que leur fournit la société, malgré le profit qu'ils
pourraient y trouver à les accomplir, beaucoup d'in-
dividus y sont réfractaires,ceux qui se livrent à leurs
mauvais penchants, ne sont que la minorité, et la
plupart du temps ils y sont encore poussés par le mi-
lieu, les circonstances, l'éducation, toutes causes dé-
coulant de la mauvaise organisation sociale.
Or , si la mauvaise organisation sociale est la
cause génératrice des crimes, ceux-ci doivent dispa-
raître avec elle. La société actuelle ne s'attaquant
qu'aux effets, puisqu'elle-même est la cause, les voit
8.
î?8 LA. SOCIÉTÉ FUTURE
se multiplier sous son action, absolument comme les
bûcherons qui, coupant l'arbre au collet de la racine,
ne tardent pas à voir, de la souche, repousser des jets
vigoureux et présenter deux, trois, cinq et six plants
nouveaux là où il n'y en avait qu'un; nous, nous vou-
lons déterrer la racine et la brûler, afin qu'elle ne
produise plus.
Et si, dans la société future, il se reproduisait de
ces actes, ce ne pourraient être que des cas isolés et
ataviques que les individus d'alors auront à empê-
cher, mais qui ne nécessitent pas un outillage social
spécial pour les réprimer.
La propriété, la misère, voilà les grandes causes
génératrices de crimes. Encore une fois, on n'est pas
criminel pour le simple plaisir de tuer. Que l'on re-
passe .-''^s causes les plus célèbres, là où les crimes
font le plus horreur, on y trouvera toujours le même
mobile : l'intérêt. Même les crimes de vengeance que
l'on pourrait classer dans la catégorie des crimes pas-
sionnels, la plupart prennent leur origine dans des
divisions d'intérêt. S'il était possible de les analyser
tous, peut-être en échapperait-il très peu à cette règle.
Le vol qui fournit le plus de cas de répression et qui
est paifois plus puni que le meurtre, n'est-il pas le
produit direct de l'appropriation individuelle, de l'in-
térêt et de la misère? La misère et la propriété indi-
viduelle étant supprimées, le vol n'aura plus raison
d'être. Quand tout ce dont vous pourrez avoir besoin
sera à votre disposition, vous amuserez-vous à voler?
Nous avons les exemples de ces peuplades où la
propriété individuelle est réduite à sa plus simple
expression : la cabane où loge la famille, les efiets et
LA SOCIÉTÉ FUTURE iSg
ustensiles qui lui servent directement, tout le reste est
à la libre disposition de tous, eh bien, sauf de lu part
de ceux qui ont déjà réussi à s'attribuer certaines fonc-
tions d'autorité — on ne nous cite pas de cas où l'on
aurait vu les plus forts chercher à déloger les habi-
tants d'une cabane pour s'y installer, ou leur enlever
leurs instruments de chasse et de pêche.
Dans certaines tribus, un individu s'est éloigné de
chez lui, il a faim, il entre dans la première case ve-
nue, s'asseoit à la table au milieu de la famille, et puise
au plat sans en demander la permission à personne.
Une fois repu, il s'en va sans môme remercier ses
hôtes de rencontre, sans que ceux-ci pensent le moins
du monde avoir été volés. Eux-mêmes en auraient fait
autant dans sa situation : question d'habitude et de
réciprocité, voilà tout.
Est-ce que ces mœurs ne valent pas mieux que les
nôtres, où celui qui aura faim sera forcé de s'humilier
ou de se révolter ? Elles manquent peut-être des for-
malités de notre civilité puérile, faites-les plus gra-
cieuses, mais laissez-leur leur primitive simplicité.
Oui, nous dira-t-on, mais il y a les crimes passion-
nels. « Ha! ceux-là, ne sont pas le produit de l'orga-
nisation sociale actuelle? Ceux-là, dérivent bien de
la mauvaise nature des individus? Pour ceux-là, vous
aurez beau changer le milieu, vous ne les ferez pas
disparaître. Vous serez bien forcés de prendre des me-
sures contre leurs auteurs ».
Eh bien là, encore, n'en déplaise à nos contradic-
teurs, nous soutenons qu'ils ne sont que le produit
d'une mauvaise organisation sociale. Nous avons déjà
vu que, pour la vengeance, par exemple si on pou-
140 LA SOCIETE FUTURE
vait les disséquer et les analyser, comme on autopsie
un cadavre^ comme l'on fait une analyse chimique,
on retrouverait, pour la plupart, l'intérêt comme pre-
mière cause de division. Si on les prenait tous, chaque
drame passionnel, l'un après l'autre, on y trouverait
l'effet d'une mauvaise organisation sociale, l'action
d'une loi funeste ; en tous cas, le produit d'une édu-
cation fausse, d'un préjugé inculqué par l'éducation
sociale.
Si les individus avaient appris à respecter, non une
loi qu'ils ne connaissent que vaguement, mais l'auto-
nomie de leurs semblables qui est tout aussi respec-
table que leur vie, ils sauraient qu'en empiétant sur
cette autonomie, ils risquent de s'attirer des repré-
sailles. Si on n'avait pas l'espérance de se mettre à
couvert de la vindicte des individus lésés, en sachant
se couvrir d'un texte de loi, peut-être verrait-on se
produire moins de sévices, d'injures, d'actes d'op-
pression sur l'individualité humaine ?
Dans les crimes foncièrement passionnels, là où,
parfois, certaines gens s'apitoient sur l'agresseur, et
qu'acquittent les magistrats de la société actuelle, on
pourrait encore trouver l'influence néfaste de la so-
ciété.
Si les hommes n'étaient, de par le code f;t les pré-
jugés, habitués à considérer la femme comme un
être inférieur, comme une propriété qui devient leur
chose, parce qu'elle aura consenti une fois à se livrer
à leurs caresses, peut-être verrait-on moins d'amou-
reux larder l'objet de leur flamme devenu réfractaire
à leur « amour », peut-être y aurait-il moins de maris
trompés, enclins à se venger en lacérant la peau de
l'infidèle qui a fait des déchirures au contrat. S'ils se
LA SOCIKTE FUTURE I4I
sentaient moins couverts par la loi, peut-être seraient-
ils moins féroces?
L'adultère lui-même n'est-il pas un produit de la
loi imbécile qui se mêle de réglementer les rapports
sexuels ? de la société qui fait intervenir des con-
sidérations économiques, là où il ne devrait y avoir
que des sentiments, qui entrave l'association de deux
amants et veut ensuite empêcher leur séparation?
N'est-ce pas la faute de toutes ces entraves morales
et matérielles, de la fausse éducation reçue si, de tout
cela, il en ressort l'hypocrisie et le mensonge? La
société réprouve deux époux qui, ne sympathisant
plus, se séparent, mais couvre de son indulgence
ceux qui, gardant les apparences, se trompent assez
discrètement pour ne pas trop faire parler d'eux. De
quoi se plaint-on ?
Basée sur le mensonge, l'hypocrisie et la duplicité,
la société ne peut engendrer que la violence et l'igno-
minie. Même dans les rapports qui paraissent le
mieux avoir leur source dans les seules convenances
individuelles. Comprimée dans ses aspirations les
plus intimes, forcée de mentir et de dissimuler, soit
pour ménager des susceptibilités, soit pour ne pas se
rendre la vie impossible dans un milieu social ab-
surde, l'individualité humaine se ratatine, s'atrophie
et se pervertit, à moins que, parfois, elle ne se venge
en éclatant.
Les crimes supprimés ou écartés, les attaques à la
propriété rendues impossibles, que reste-t-il à crain-
dre? — Les petites tracasseries de voisin à voisin, la
menue monnaie de nos tribunaux civils et correction-
nels, cela vaut-il vraiment la création de ce formida-
142 LA. SOCIETE FUTURE
ble appareil judiciaire et répressif qui sert de sauve-^ ■
garde à.la société actuelle ; là encore la transformation '
sociale n'aura-t-elle pas apporté son action bienfai- :
sanie en adoucissant les relations entre individus, en •
éliminant les causes de division?
Restent les criminels dont les actes ne paraissent ^
avoir aucun mobile explicable autrement que par j
une frénésie brutale, une perversion de sentirnents, I
Mais ceux-là ne sont que l'exception, ils sont excès- i
sivement rares, et le pouvoir des lois n'a absolument !
aucune prise sur leurs auteurs, leur répression aucune ]
influence sur ceux qui peuvent être entraînés à en '
commettre de semblables. Ceux-là relèvent de la pa- j
thologie, la justice distributive n'a rien à voir avec >
eux. '
Pour le médecin et l'anatomiste qui étudient réel- \
lement pour savoir et non pour obtenir des distinc- ]
tions honorifiques, lorsqu'un cas semblable se pré- ;
sente à eux, le cerveau de l'auteur d'un acte semblable «
ne leur présenterait-il à l'analyse aucune altération ]
sensible aux moyens d'investigations actuels, pour le ;
savant qui cherche la vérité, et non une situation en |
flagornant la -société, en se faisant le pourvoyeur du i
bourre.iu ; il n'en reste pas moins acquis que cet indi- '■
vidu n'a pu obéir qu'à des impulsions indépendantes .
de sa volonté. '
La société peut avoir le droit de se défendre, mais -
elle, ni qui que ce soit, n'a le droit de punir ou de '■
récompenser. Et, avant de rendre l'individu respon- ■
sable de son acte, cette société vengeresse devrait se ;
demander si elle n'est pas la première fautrice du i
forfait dont elle se plaint, en forçant une partie de :
ses enfants à croupir dans la misère, l'ignorance et la i
LA SOCIÉTÉ FUTURE 1^3
dépravation; eu leur refusant les moyens de dévelop-
pement dont elle dispose pour des préférés, en créant
des conditions d'existence qui ramènent l'homme au
niveau de ses ancêtres de l'âge de la pierre, en ad-
mettant que nos ancêtres de cette époque fussent aussi
féroces que l'on veut bien le dire.
Il pourra se produire des cas de violence dans la
société future, quels qu'en soient les mobiles, il fau-
dra bien s'en défendre, cela est certain. Mais ceux
qui en seront victimes seront en état de légitime dé-
fense contre ceux qui voudraient attenter à leur vie
où à leur autonomie; à moins d'être tout à fait inso-
ciable, un individu a toujours des ariiis qui ne le lais-
seront pas injustement molester. Même quand vous
ne connaissez pas la victime, tout acte arbitraire que
vous voyez se commettre sous vos yeux ne vous ré-
Tolte-t-il pas, et n'êtes-vous pas entraînés à prendre
la défense de l'opprimé? Mais alors que l'on ait le
courage de se défendre quand l'agression se produit,
que l'agresseur soit châtié séance tenante, cela c'est
de la saine morale, on a, tout au moins, le courage
de ses actes.
Mais s'abriter derrière un appareil formidable de
répression, derrière des entités qui mettent toutes les
forces sociales contre lin seul individu et prétendre
lui appliquer peine et châtiment en jugeant des actes
que l'on n'a pas vu commettre, dont on ne connaît
pas l'origine, c'est de la couardise. De quel droit la
société vient-elle se substituer aux individualités pour
punir, lorsqu'elle n'a pas su prévenir l'agression? de
quel droit vient-elle parler défense, quand elle n'a
pas su l'assurer matériellement? Autant nous com-
144 ^^ SOCIETE FUTURE
prenons la mise à mort d'un ennemi lorsqu'il vous
met dans la nécessité de vous défendre, autant nous
répugne un meurtre commis au milieu d'une mise
en scène théâtrale, ordonné froidement, à l'abri de
toute représaille, commis méthodiquement sur un
homme réduit à l'impuissance, sous prétexte de lui
apprendre à respecter la vie de ses semblables. Que
l'on force le juge, alors, à exécuter sa sentence !
Est-ce que le châtiment du criminel a jamais em-
pêché d'autres crimes de se produire ? Est-ce que toute
l'organisation policière et son innombrable personnel
ont jamais prévenu aucun acte de violence? Ne les
voit-on pas se multiplier sous la pression des circon-
stances et de la misère? Faites donc que votre société
assure l'existence de chacun, qu'elle engendre l'amour
au lieu de la haine, et vous n'aurez plus d'actes de
violeace à réprimer.
Quant aux actes agressifs qui pourront se produire
isolément, ce ne seront que des exceptions, et il est
plaisant de vouloir entraver par des lois la liberté
générale pour réprimer des exceptions.
La nature de l'homme n'est pas d'être malade, d'a-
voir un cerveau détraqué, de chercher à son dam la
lutte contre ses semblables; dans une société saine-
ment constituée on verra les faits de violence se raré-
fier, les maladies, les affections cérébrales elles-mêmes
s'atténuer et disparaître, la plupart n'étant que la con-
séquence, directe ou indirecte, des mauvaises condi-
tions d'existence que crée la société. Tout cet héritage
morbide devra s'atténuer à la disparition des causes
qui l'ont produit et l'entretiennent, la race humaine
LA SOCIÉTÉ FUTURE I45
se régénérer ei se retremper dans la pratique de la
liberté, de la solidarité et le bien-être.
Certes, ce serait folie de croire que ces anomalies
disparaîtront instantanément avec les causes qui leur
ont donné naissance. Nous les subissons depuis trop
de siècles, l'hérédité les a trop ancrées dans notre
constitution pour qu'elle ne continue pas de les trans-
mettre encore à de nombreuses générations ultérieu-
res, mais elles iront s'atténuant, s'afïaiblissant gra-
duellement, puisqu'elles n'auront plus de foyers
générateurs où se retremper. Et, quelque paradoxal
que cela puisse paraître, la révolution viendra, en cet
ordre d'idées, exercer son influence salutaire.
On a remarqué que, dans les périodes troublées où
la masse est en ébullition, les maladies, les épidémies
avaient beaucoup moins de prise sur les populations
en effervescence. Cela s'explique : la lutte, le mouve-
ment, l'enthousiasme, la tension d'esprit, la volonté
s'amplifiant, tout cela porte les forces vitales de l'in-
dividu à une haute intensité, annihile les causes
morbides qu'il peut avoir, le rend réfractaire à
celles qui viennent du dehors.
La longue période révolutionnaire que l'humanité
aura à traverser, exaltant chez les individus toutes
les passions qui font leur vitalité, les portera à un tel
état de superaiguïté que cette période contribuera,
déjà, pour une bonne part, à la régénération de
l'homme, en l'aidant à éliminer les causes de dégé-
nérescence qui l'entraînent actuellement à la déca-
dence.
La société future, en ramenant l'homme à des
conditions" normales d'existence, l'affranchira, sinon
de toutes les maladies, car il faut compter avec l'im-
9
146 LÀ SOCIÉTÉ FUTURE
perfection des êtres, le libérera du moins de tontes
celles qu'il ne doit qu'à son ignorance et à la ra-
pacité de ses exploiteurs et le remettra dans la voie
du progréSi
DE L INDIVIDU DANS LA SOCIETE
De ce que les anarchistes sont les adversaires de
toute autorité, de ce qu'ils veulent la transformation
complète de la société actuelle, on en a conclu qu'ils
étaient les ennemis de toute société. On les accuse
de vouloir le retour à l'état de barbarie.
Les anarchistes savent que l'homme ne peut vivre
isolé, ils savent qu'il doit associer ses forces afin d'en
tirer le meilleur parti possible; c'est pour cela qu'ils
veulent une société basée sur la solidarité et non sur
l'antagonisme. C'est pourquoi aussi, changeant la fa-
çon de voir des sociologues passés, de l'économie
politique actuelle, ils étudient la constitution d'une
société devant se modeler sur les besoins des indivi-
dus, et non l'adaptation des individus à une société
arbitrairement constituée.
Selon la doctrine de l'économie politique bour-
geoise, rimlividu n'est considéré que comme june in-
fime parcelle de la société qui, elle, serait un être
l^B LA SOCIÉTÉ FUTURE
complexe, vivant, et englobant l'humanité tout en-
tière dans son organisme. La société serait un être
dont l'individu ne serait que la cellule; et la cellule
selon la théorie des prêtres de l'économie, étant une
dépendance de l'être complet, il s'ensuit que l'indi-
vidu humain doit étrel'esclave de la société humaine.
Et c'est en panant de cette théorie que les thurifé-
raires bourgeois prétendent justifier le maintien du
salariat, l'asservissement des prolétaires. Pour eux
la société est un organisme naturel qui évolue et qui,
pour se développer, a le droit de transformer, tritu-
rer, selon ses besoins, les individus qui font son
existence. Le critérium qu'ils ont pour prouver que
la société évolue et progresse, c'est lorsqu'elle dé-
ploie ce luxe énorme au milieu duquel se vautrent
les privilégiés, c'est lorsque les capitaux s'accumulent
entre les mains d'une minorité, se livrant à une sa-
rabande insensée de milliards pour éblouir les foules.
Mais, que ce luxe d'une ininorité, ait sa contre-
partie dans la misère hideuse du plus grand nombre,
que cette accumulation de capitaux, entre quelques
mains seulement, ne se fasse qu'au détriment de ceux
qui les font produire par leur travail, de cela ils n'en
ont cure. Que des millions d'individus crèvent de
faim, pourvu que le chômage ne soit occasionné que
par l'encombrement des magasins, pourvu que l'on
puisse citer des fortunes comme celles des Rothschild,
des Vanderbilt, des Jay Gould ou des Mackay, la so-
ciété est riche ! tellement riche, qti'encombrée de
produits, elle est contrainte de faire la guerre aux
« sauvages » pour les forcer à mettre des culottes, alors
que l'idéal de ces pauvres diables serait d'aller le cul
nu, et les manches pareilles 1 Si excessivement riche.
LA SOCIÉTÉ FUTURE I49
que certains individus jonglent avec des raillions el
ne savent comment dépenser leurs revenus !
Et c'est en vertu de ce raisonnement que l'on prê-
che aux individus le respect des institutions sociales
actuelles, l'abnégation de la masse au profit d'inté-
rêts particuliers, qu'on les amène, croyant protéger
leur part de bien-être et leur sécurité, à défendre les
privilèges de leurs exploiteurs contre les réclamations
de ceux de leurs compagnons de chaîne qui, plus
clairvoyants, veulent changer l'ordre de choses ac-
tuel.
L'état social, en effet, est, pour l'homme, un ins-
trument pour s'affranchir des obstacles naturels, un
moyen d'agrandir le champ de son activité, de déve-
lopper son autonomie, de fortement augmenter ses
forces pour surmonter les obstacles, tout en réduisant
à sa plus minime quantité, la somme de temps néces-
saire à la production des objets de première utilité,
et transformer le travail en un plaisir au lieu d'être
une fatigue comme il l'est actuellement.
Au plus haut que l'on remonte dans l'histoire hu-
maine, on trouve les individus associés. Là où il n'y
a pas d'histoire, parmi les peuplades les moins déve-
loppées, il existe déjà des groupements de quelques
individus, de quelques familles. Les études préhisto-
riques qui font remonter notre origine à plusieurs
milliers de siècles, nous montrent également des
traces de ces associations.
A quelle période de son développement, l'homme
a-t-il recherché la société de son semblable ? A quelle
époque a-t-il senti le besoin d'unir ses forces à d'au-
tres pour triompher de ses ennemis, ou des obstacles
r5o I.A SOCIÉTÉ FUTURE
que lui opposait la naiure? Est-ce lors de l'âge de la
pierre ? tst-ce plus haut, encore, lorsque son hu-
manité commençait à se dégager de Tanimàlité ances-
trale ? Est-ce encore plus loin, alors que rien ne fai-
sait pressentir, dans sa gangue purement animale, le
futur dominateur du monde terrestre dont l'orgueil
l'amènerait un jour à renier son origine ? A quelque
époque que l'esprit d'association se soit fait jour chez
l'embryon humain, cela importe peu à notre thèse.
Pour nous, l'individu est antérieur à la société, ce
n'est pas lui qui doit se plier à des convenances ar-
bitrairement établies, mais ces convenances se plier
à son développement.
Nul doute que les premières associations, humai-
nes ou d'anthropopithèques aient été des associations
temporaires sur le pied de la plus parfaite égalité.
Poussés peut-être par itn besoin mal défini de socia-
bilité, mais à coup sûr aussi parce qu'ils trouvaient
dans cette association, une plus grande sécurité ou une
plus grande récompense de leurs efforts, les indivi-
dus apportaient leur part d'efforts, se partageant le
produit obtenu, selon leurs besoins, ou au mieux de
leurs besoins selon le résultat obtenu. Et cet essai
de passer de l'état naturel, isolé, à l'état d'association,
indique que le futur homme avait compris ou senti
que ce n'était qu'en unissant ses forces aux forces de
ses semblables, qu'il parviendrait à résister à ses en- ,
nemis mieux armés que lui pour la « lutte pour l'exis-
tence ».
Mais, de ce que, peu à peu, il se soit laissé mettre
sous le joug, que, graduellement, il ait subi l'autorité
et l'exploitation de ceux qui s' irii posaient à lui, ou
LA SOCléTÉ FUTURE I 5 l
qa'il reconnaissait comme chefs, cela n'implique nul-
lement progrès, mais, au contraire, sinon régression
complète, tout au moins entraves et retards apportés
an progrès ; puisque, à dater du jour où il y eut des
chefs, une partie des forces dut être employée à main-
tenir leur autorité, pendant qu'une autre partie la
combattait ou était annihilée de parle fait de leur exis-
tence. Autant d'efiforts perdus qu'il aurait mieux valu
tourner contre les influences néfastes du milieu.
Parce que de plus forts et de plus habiles surent
faire tourner, à leur profit exclusif, ces premiers ru-
diments d'association au détriment du bien-être de
la plus grande partie des associés, cela ne veut pas
dire que cette exploitation en soit plus légitime.
Si ces essais ont^ dès le début, pris une fausse route,
s'ensuit-il qu'il doitxontinuer à en être ainsi } Si nos
ancêtres ont été assez naïfs pour accepter le joug que
des exploiteurs de l'époque ont su leur imposer, ou
trop faibles pour y résister, faut-il que leurs descen-
dants qui, aujourd'hui comprennent leurs droits,
ont conscience de leur force, continuent à se laisser
écraser?
La théorie serait trop commode. Même dans les
sociétés animales que l'on a voulu nous donner en
exemple pour justifier l'emploi de l'autorité, a-t-on
jamais vu les individus accepter de travailler pour un
chef, lui obéir quels que fussent ses caprices, con-
sentir à se priver et ne pas manger à leur faim alors
que lui consommerait et gaspillerait le produit du
travail de toute la bande ?
Assurément non. Chez les abeilles et les fourmis
dont les sociétés sont les plus comparables aux asso-
ciations humaines, nous l'avons déjà vu, dans un
l52 LA SOCIÉTÉ FUTURE
précédent chapitre, on peut constater des spécialisa-
lions de travail, la personnalité des individus a évolué
vers un type particulier; leur intelligence ne les
ayant pas amenés à se créer des outils de matières
inertes indépendants de leur organisme, ce sont leurs
membres qui leur en tiennent lieu, et ces outils se
sont développés dans le sens de leur spécialisation,
entraînant une conformation particulière de tout
l'organisme. Ces variations graduelles s'accumulant
de génération en génération, elles sont arrivées à for-
mer, au milieu de chaque espèce, des espèces différen-
tes d'individus qui semblent former autant de classes.
Mais cette différenciation d'aptitudes, cette spécia-
lisation de" travail ne comporte aucune sujétion,
aucune autorité. Chaque individu travaille selon sa
nature au bien commun, parce que le bien commun
engendre le sien propre; chacun se partage la besogne
selon ses aptitudes, mais ausisi les vivres selon ses be-
soins. Lorsqu'une fourmi est affamée, de ses antennes
elle frappe les antennes d'une sœur mieux partagée,
et celle-ci lui régurgite une part de la nourriture que
contient son estomac, et si un insecte quelconque
voulait gaspiller les vivres de la communauté, ses
collègues ne tarderaient pas à le ramener à la raison.
Nous ne demandons pas aux bourgeois de pousser
la complaisance au même degré que les fourmis ;
quand nous parlons de leur faire rendre gorge ce
n'est pas en ce sens-là. Mais eux qui vont chercher,
jusque chez ces insectes des arguments pour étayer
leur ordre social, ils ne devraient pas oublier que ces
petites bestioles ne souffrent pas le parasitisme de
leurs congénères et savent s'en défendre.
Chez les abeilles, il existe une classe que l'on pour-
LA SOCIÉTÉ FUTURE l53
rait comparer à notre jeunesse dorée, une bande de
Joyeux viveurs dont la seule" occupation est de faire
l'amour et de perpétuer l'espèce. Comme nos jeunes
bourgeois, ces aristocrates vivent du fruit du travail
des autres, sans avoir jamais rien produit, mais ils
ont cette excuse que, étant donnée la spécialisation
des fonctions, ils sont indispensables au repeuplement
de la ruche, puisque la classe travailleuse ne compte
que des femelles au sexe avorté, que la génération
normale ne pourrait s'accomplir sans eux, (besogne
que les travailleurs humains n'entendent pas, je crois,
résilier au profit de personne). Malgré cette excuse,
une fois leur rôle rempli, — fécondation des femelles
— les ouvrières s'empressent de les mettre à mort,
n'aimant pas à nourrir des bouches devenues inu-
tiles !
Et la reine? cette fameuse reine! dont on avait
voulu faire l'emblème du pouvoir monarchique, elle
aussi, a dû descendre de son trône, et se contenter
d'un rôle plus modeste, mais plus utile.
Quand des savants, plus soucieux d'observer la
réalité des faits que de chercher en eux la justifi-
cation des prétentions des maîtres dont il y avait à
espérer des pensions et des gratifications, étudièrent
sérieusement les mœurs des ruches, ils reconnurent
que la pseudo-reine était une mère de famille d'une
fécondité « très rarechezies humains <> puisque réelle-
ment, et non au figuré, elle était la mère de son peu-
ple. Si elle était mieux soignée, mieux nourrie que
les autres, semblant ne prendre part à aucun des tra-
vaux de la communauté, c'est qu'elle avait une occu-
pation bien plus importante : pondre toujours et sans
cesse, afin d'assurer la survivance de la colonie.
9.
l54 LA SOCIÉTÉ FUTURE
Prenons une association moins compliquée, plus
rudimentaire, certaines hordes de mammifères, de
ruminants par exemple. Un troupeau de femelles et
de jeunes sous la conduite d'un vieux mâle, voilà
toute la société. Mais là, encore, personne ne travaille
à alimenter le soi-disant chef. A part les caresses des
femelles dont il se réserve le monopole et que les
jeunes ne sont pas en état de lui disputer, voilà le
seul privilège de ce soi-disant chef.
En revanche, sur lui repose le soin de veiller à la
sûreté de la horde lorsqu'elle broute ou que les jeunes
prennent leurs ébats. Etre le premier à donner le
signal lorsq^ue apparaît l'ennemi, le dernier à fuir,
couvrir la retraite de sa troupe, se montrer au plus
fort du danger, voilà son devoir.
Lorsque les jeunes auront grandi, ils lui dispute-
ront la possession des femelles. S'il est encore assez
fort, il les expulsera du troupeau, heureux si, de son
harem il lui en reste une partie de fidèle. Mais encore,
ici nous ne voyons pas autorité ni exploitation.
Il n'y a que chez les fourmis où nous trouvions
trace de l'exploitation par l'esclavage, mais cet escla-
vage n'est que relatif puisqu'il est exclusivement sup-
porté par les ouvrières d'une espèce étrangère, prise
à l'état de nymphe et qui, ayant ^u le jour chez leurs
maîtres, peuvent croire faire partie de la même es-
pèce, n'ayant, au fond, à s'acquitter que des seules
fonctions dont elles auraient à s'acquitter dans leur
propre fourmilière. Et encore dans ce semi-esclavage,
le maître n'est-il pas des plus absolus, quoique cet
asservissement ne repose en entier que sur la force
et le pillage?
Partout nous trouvons solidarité, obéissance peut-
LA SOCIÉTÉ FUTURE l55
être, mais obéissance rcfle'ciiie, discutée parfois, tem-
pérée toujours par la délibération de l'individu et
non soumission absolue. Toutes les révoltes qui ont
marqué les étapes du prolétariat, toutes les révolu-
tions qui se sont faites contre les pouvoirs constitués,
nous prouvent que si l'on a pu étouffer les tentatives
d'affranchissement, on n'a jamais pu détruire ce sen-
timent d'indépendance qui gît au fond du cerveau de
chaque individu, sentiment qui peut s'assoupir par-
fois mais se réveille sous les coups de fouet de la né-
cessité.
Après chaque révolution, on retombait dans l'or-
nière de l'oppression et de l'autorité, cela tenait aux
préjugés d'éducation. Depuis qu'elle se connaît, l'hu-
manité a toujours été tenue en bride, rien d'étonnant
à ce qu'elle ne puisse croire à une liberté non régle-
mentée. Mais aujourd'hui ces préjugés croulent sous
les coups de la critique; ces sentiments d'indépen-
dance trouvent leur formule, l'humanité apprend à
ne plus vouloir de maîtres, elle réclame sa libre au-
tonomie.
L'association est donc une nécessité pour l'homme,
c'est une des conditions sine qiia non de son dévelop-
pement intellectuel. Mais, si l'individu est forcé de
vivre en société, il ne faut pas, comme nous l'avons
vu, se hâter de conclure qu'il doit se sacrifier à l'as-
sociation. Cette soi'iété n'a de raison d'être que par
l'avantage que l'individu peut en tirer ; si elle lui était
nuisible il aurait le droit de s'y soustraire, et nous
arrivons alors à cette vérité que la société, cette entité
abstraite créée par les sociologues et les politiciens
r56 LA SOCIÉTÉ FUTURE
n'a, virtuellement, aucun droit, aucun pouvoir sur
l'individu; qu'en aucun cas le bien-être ni l'autono-
mie de celui-ci ne peuvent être sacrifiés — contre sa
volonté — aux besoins de celle-là, et que toutes les
sous-eniiiés : autorité, propriété, patrie, famille, ne
sont que des rouages créés par ceux qui en bénéfi-
cient, pour absorber l'individualité humaine et l'ex-
ploiter à leur seul profit.
Il est de toute évidence que la société ne peut avoir
aucun besoin propre à elle seule, qui lui soit particu-
lier; qu'elle ne forme pas un organisme indépendant,
et que toutes les analogies dont on a voulu exciper
sont trop tirées par les cheveux pour avoir quelque
valeur. On peut, dans beaucoup de cas, comparer la
société à un organisme, l'analogie peut être plus ou
moins frappante, mais ce serait une erreur de conclure
à une identification absolue.
L'association des individus est faite en vue de tirer
un meilleur parti de leurs forces; cette association
peut être permanente ou temporaire, ils peuvent va-
rier leurs modes de rapports, mais tout cela ne ci ce
pas un être vivant. Et lorsque, au nom de ce soi-di-
sant organisme, on vient faire valoir des droits nou-
veaux, contradictoires à ceux des individus qui en
lorment la matière, cela signifie seulement que ceux
qui se sont arrogé le droit de diriger le char social,
éprouvent le besoin de faire passer leurs propres in-
térêts avant ceux de leurs coassociés.
Si la société était établie sur des bases naturelles,
l'intérêt social et l'intérêt individuel ne devraient ja-
mais se heurter. Dans un agrégat de cellules, l'animal
qui en résulte n'éprouve aucun besoin nuisible à ses
particules, sauf dans les cas pathologiques qui, alors,
LA SOCIÉTÉ FUTURE l5y
eatrjînent la perte d'une partie des cellules et, par la
suite, celle de l'animal entier.
Ce dernier cas est celui de la société actuelle qui
est si mal équilibrée, que l'intérêt individuel est, non
seulement en désaccord avec l'iniérét général, mais
où chaque intérêt particulier est également en conflit
avec chacun des intérêts voisins. Cas pathologique
qui entraîne la perte d'une foule d'individus, mais
jette aussi le désordre dans la société, l'entraînant à
sa ruine, à la décomposition.
Cette tendance à considérer, jusqu'à présent, l'in-
dividu comme simple accessoire de la société, n'a pas
peu contribué à égarer tous les fabricants de systèmes
sociaux', en letir faisant sacrifier son autonomie à la
bonne marche des systèmes arbitrairement inventés
par eux.
Les anarchistes, eux, prétendant se baser sur la
vraie nature de l'homme, sur les véritables données
de l'association, ne voient, dans l'humanité, qu'un
vaste champ d'évolution, offrant à tous les tempéra-
ments, à toutes les idées, à toutes les conceptions, la
place pour évoluer librement, selon leurs affinités.
Pour les anarchistes, la société n'a de raison d'exister
et de se développer que si elle apporte une amélio-
ration à l'homme, pris individuellement aussi bien
qu'en général ; si elle contribue à sa progression, lui
permettant une plus grande extension de ses facultés,
sans exiger aucunes limitations nuisibles à sa person-
nalité, autres que celles existant déjà, de par les con-
ditions naturelles d'existence au milieu desquelles il
se meut.
Certains socialistes, s'appuyant sur une opinion
l58 LA. SOCIÉTÉ FUTURE
déjà émise par Haeckel, ont prétendu éta) er ainsi
leitrs idées centralisatrices :
«... Qu'on envisage n'importe quel ordre de faits,
par exemple dans des genres bien différents, soit la
théorie cosmogonique tirant, au moyen d'une con-
densation progressive de la matière éparse et sillon-
née par des courants à mouvements tourbillonnaires,
les mondes sidéraux, dont les masses subissent dans
une liaison mutuelle l'action des unes sur les autres,
— soit le perfectionnement du système nerveux, et
par conséquent de l'intelligence croissant avec la con-
centration des cellules qui se subdivisent en circons-
criptions diverses d'un organe central, — soit le dé-
veloppement linguistique allant de la succession de
mots invariables et indépendants à l'union des mots
avec les éléments constitutifs de leurs relations actives
ou passives, et de la modification des mots eux-mêmes
suivant les rapports qu'ils affectent entre eux, — à
tous les points de vue, l'évolution s'opère toujours
par le passage d'une forme de plus en plus consolidée,
d'un état diffus à un état concentré, et à mesure que
devient plus grande la concentration des parties, leur
dépendance réciproque augmente, c'est-à-dire que,
de plus en plus, elles ne peuvent étendre leur activité
propre sans le secours des autres. » (G. Deville, VA-
narchisme.)
Que de bêtises peut faire dire à un homme l'esprit
d'autoritarisme! En se groupant les celltiles devien-
nent dépendantes les unes des autres, et M. Deville
en conclut qu'aucune d'elles ne peut remuer sans la
permission des autres. Erreur profonde, messieurs
les autoritaires, erreur très profonde. En associant
LA. SOCIETE FUTURE ID9
leurs efforts, les individus, — comme les cellules —
deviennent bien dépendants les uns des autres, en ce
sens que le bien — ou le mal — ressenti par le tout,
sera ressenti parla particule et que l'effet ressenti par
la particule commotionnera plus ou moins le tout.
Mais, si dans l'agrégation de cellules qui donnè-
rent naissance à des organismes plus compliqués, il
s'était produit pour un certain groupe de cellules, —
comme cela se produit dans nos sociétés pour les tra-
vailleurs, — plus de mal que de bien, l'association
ne se serait pas faite. Et vous voudriez que l'homme
continuât, malgré son intelligence à souffrir un étct
de choses que n'auraient pas supporté des infiniment
petits, à sensorium des plus rudimentaires !
De ces comparaisons, il ressort que la solidarité la
plus profonde doit relier les individus associés, mais
nullement qu'ils doivent enchaîner leur autonomie ;
car si vos raisonnements étaient reconnus vrais, il
en ressortirait que l'état d'association est nuisible à
l'homme, en amoindrissant son individualité, l'esprit
de liberté n'est-il pas la tendance générale de l'être
humain ? Pour conserver son intégrité ce dernier
devrait donc rester isolé? conclusion aussi absurde
que le raisonnement qui la provoque.
En se créant un outillage mécanique, qu'avec très
peu d'apprentissage, il apprend à manier, l'homme
échappe à la nécessité de transformer son organisme
— comme font les cellules et les insectes, — sa main,
merveilleux outil, déjà, pouvant manier et exercer
tous ceux que son cerveau inventif le met à même de
combiner, lui permet de s'adapter à toutes* les cir
constances de la lutte pour l'existence, sans arriver à
une spécialisation aussi profonde des individus. I^es
l6o LA SOCIÉTÉ FUTURE
différences d'aptitudes, de conception, sont à l'infini,
mais n'entraînent pas chez l'homme une modifica-
tion de Porganisme, rendant impossible à un indi-
vidu l'adaptation à des aptitudes dont, primitive-
ment, il n'avait pas la tendance ; sa situation dans la
société n'a donc rien à voir avec la spécialisation de
travail des cellules dans l'organisme, des neutres chez
les insectes.
Du reste, à ces affirmations prétendues, indûment,
scientifiques, c'est la science bourgeoise elle-même
qui va répondre par l'organe d'un individu qui, tout
en niant l'autorité en science, ne se faisait pas faute
de la pratiquer en politique et, parmi les fonction-
naires, n'en fut pas un des moins chamarrés.
«.... La centralisation dont parle M. Haeckelexiste-
t-elle réellement chez eux ? (les êtres pluricellulaires.)
Leurs cellules sont-elles divisées en cellules domina-
trices et cellules obéissantes, en maîtres et en sujets ?
Tous les faits que nous connaissons répondent néga-
tivement avec la plus grande netteté.
» Je n'insisterai pas sur l'autonomie réelle dont
jouit manifestement chacune des cellules de tout
organisme pluricellulaire ; ni M. Kaeckel ni personne
n'a en effet, nié cette autonomie, mais il est important
de bien mettre en relief la nature des limites dans
lesquelles elle s'exerce. Nous verron*s ainsi qu'elle
est beaucoup plus considérable qu'on ne l'admet gé-
néralement et que s'il est vrai que toutes les cellules
dépendent les unes des autres, il est vrai aussi qu au-
cune ne commande aux autres, et que les organismes
pluricellulaires, même les plus élevés, ne sont, en
LA SOCIÉTÉ FUTURE l6r
aucune façon, comparables à une monarchie nia tout
autre gouvernement autoritaire et centralisé. » (S.-].
Lanessan, le Transformisme, p. i83.)
Et plus loin :
«... Autonomie et solidarité, ces deux mots résu-
ment les conditions d'existence des cellules de tout
organisme pluricellulaire ; autonomie et solidarité,
telle serait la base d'une société qui aurait été cons-
truite sur le modèle des êtres vivants ». (Le même,
p. 196.)
A tous les points de vue_, nous dit-on, l'évolution
s'opère toujours par le passage d'une forme incohé-
rente à une forme mieux coordonnée. Mais, nous
anarchistes, n'avons jamais dit autre chose ; nous
avons toujours reconnu que, en laissant à l'autono-
mie individuelle la faculté de se manifester, il pour-
rait se produire dès le début de ses premières ma-
nifestations, des incorrections manquant absolument
de logique apparente, mais, étant donnés les maux
dont nous souffrons de l'autoritarisme actuel, il est
préférable de passer par cet état diffus, de subir quel-
ques inconvénients dont ceux qui en seront les au-
teurs souffriront tous les premiers et plus que les
autres, que d'avoir recours encore une fois à l'au-
torité qui n'en est plus à faire ses preuves en fait de
gâchis.
Laissons les individus libres de se rechercher,
laissons les idées se faire jour, et nous verrons en
très peu de temps, tous les tâtonnements, toutes les
hésitations, toutes les erreurs se corriger pai leurs
propres inconvénients, et faire place à l'entente et
au fonctionnement harmonique de toutes nos ia-
cultés.
l62 LA SOCIÉTÉ FUTURE
Non, la Société n'est pas un organisme existant
par lui-même, non^ son existence n'est pas indépen-
dante de celle des individus qui la composent ; elle
n'est rien par elle-même. Détruisez les individus, il
n'y aura plus de société. Que l'association se dis-
solve, que les individus s'isolent, ils vivront mal, ils
retourneront à l'état sauvage, leurs facultés régresse-
ront au lieu de progresser, mais, au bout du compte,
ils continueront d'exister.
Nous s'enons de voir que dans les êtres organises,
même de l'ordre le plus élevé, les cellules tout en
étant fortement solidaires, restaient autonomes : la
comparaison des autoritaires est donc mauvaise. Nous
allons voir qu'elle est plus que mauvaise, elle est
absurde.
Pour former l'énorme cohésion de cellules qui
constituent un mammifère, par exemple, pour arriver
à cette division de travail où chaque cellule prend sa
place dans la colonie, fournit sa part de besogne tou-
jours la même, il a fallu que chaque cellule au début
de l'agrégation fût inconsciente de son individualité
et n'eiit pas de préférence marquée vers telle besogne
plutôt que telle autre. Pour que, parmi les cellules,
les unes se cantonnassent à fournir les muscles, d'au-
tres la peau, le poil, l'ossature, pour que certaines
s'employassent à sécréter — les unes le sang, la lym-
phe, la bile, — d'autres la pensée, sans Jamais sortir
de cette spécialisation, jusqu'à devenir incapables de
toute autre adaptation, aupoint de s'atrophier et mou-
rir quand les conditions où elles se meuvent habituel-
lement sont détruites, cela dénote une plasticité pri-
mitive que n'a plus l'homme qui, déjà par lui-même
T.\ SOCIÉTÉ FUTUUR l63
est un être complexe ei complet. Et auquel, du reste,
l'état de conscience où il est arrivé lui empêcherait
de se plier.
On peut suivre la progression de l'adaptation des
cellules en étudiant les premières formes animales.
Si on prend une amibe, une monère qui sont, parmi
les protistes, les êtres les plus rudimentaires, on voit
cette espèce de gelée vivante se déplacer, manger,
proliférer sans avoir aucun organe spécial. L'individu
accomplit toutes ces besognes avec n'importe quelle
partie de son être : s'il veut marcher, il projette, de
la périphérie de son corps, des prolongements qui
lui servent de pieds ; s'il veut manger, il happe la
nourriture par n'importe quelle partie de sa matière,
il l'enveloppe et la dissout, dans sa masse. Veut-il
se multiplier? un étranglement se fait au milieu de
son corps, cet étranglement s'amincit de plus en plus,
formant deux individus distincts ; quand la segmen-
tation est à maturité, les deux individus se scindent
et forment deux êtres séparés, en tous points sem-
blables à celui qui leur a donné naissance.
C'estla phase de l'amibe, chez la monère, — monère
orangée de Haeckel — la prolifération est plus com-
pliquée et passe par plusieurs phases. Remontons l'é-
chelle, quelques degrés seulement, et nous rencontrons
l'Ascidie. Ici l'individu n'est plus composé d'une seule
cellule, c'en est une colonie où, déjà, les fonctions
commencent à se spécialiser. 11 y a un épidémie, un
commencement de muqueuse, une ouverture pour
happer la nourriture, et... une opposée pour la sor-
tie. Mais la spécialisation est si peu ancrée, elle est
d'une acquisition si récente que l'on peut prendre
l'animal, le retourner comme un gant, et il conti-
1 64 LA. SOClÉTl': FUTURE
nuera de vivre, — l'épidermeprenant la place des pa-
rois digestives, — comme si rien d'anormal ne s'é-
tait produit dans son existence!
Que l'on prenne certaines hydres d'eau douce, que
l'on en retourne une et qu'on Tintroduise dans l'inté-
rieur d'une un peu plus grande, les deux muqueuses
se souderont, les deux animaux n'en feront plus qu'un,
qui continuera de vivre sans se trouver gêné de cette
augmentation de son individu, sans paraître se dou-
ter, qu'avec plus de droit que les anciens autocrates,
il pourrait parler au pluriel.
Veut-on faire l'expérience contraire : prendre un
individu de cette espèce et le découper en plusieurs
morceaux? — autant de morceaux que l'on aura faits,
autant d'individus que l'on aura créés, qui vivront et
ne tarderont pas à se compléter, en sécrétant les par-
ties de leur individu qui leur manquent.
Ce n'est donc qu'à la suite de l'évolution et de la
progression de l'organisme, qu'elles constituaient, que
les cellules primordiales en sont venues, peu à peu,
à se spécialiser dans leur tâche, et à perdre leur faci-
lité de transformation. Mais, en devenant solidaire
de la colonie, nous l'avons vu, la cellule n'est pas de-
venue sujette. Sa solidarité est devenue si étroite
avec ses coassociées que si elle refusait d'accomplir
son travail, la colonie périrait, ou tout au moins en
souffrirait *, mais elle serait la première atteinte parle
malaise, elle subit la contrainte des seules lois natu-
relles de son mode d'existence, et non une punition
arbitrairement infligée par une certaine classe de ses
coassociées.
I . A moins, pourtant que la colonie ne l'élimine et ne procède
à son remplacement.
LA SOCTÉTlS FUTURE l65
Or, dans nos sociétés, nous voyons bien des lois
punir les contraventions à l'ordre établi, m;iis cette
sanction est si peu naturelle et si instable que ceux
chargés de l'appliquer ne s'entendent pas entre eux.
Quand vous nous aurez établi une société où chaque
infraction à ses lois entraînera elle-même son châti-
ment, sans l'intervention arbitraire de ceux qui se
sont faits les dispensateurs de la récompense et du
châtiment;, vous aurez le droit de la proclamer natu-
relle et de la comparer à un organisme. Actuelle-
ment elle n'est que désordre et confusion.
Nous l'avons déjà vu, l'idéal de l'économie politi-
que serait de spécialiser les individus et de les par-
quer dans une case de leur échiquier social, sans
qu'ils puissent en sortir. Tous les Jours, on voit l'ou-
vrier devenir de moins en moins capable d'un travail
entier, se confiner en une spécialité dont il ne sortira
plus. Tel fera, toute sa vie, des têtes d'épingles, sans
savoir comment s'aiguise la pointe. Tel autre estam-
pera, durant son existence à l'aide d'une machine, la
même pièce de métal, ignorant quelle place elle doit
occuper dans le mécanisme entier. Voilà où nous mène
la bourgeoisie, dans l'espérance de nous rendre en-
core plus dépendants de la besogne qu'elle nous aura
assignée.
Les économistes bourgeois crient que les miséreux
font trop d'enfants. Ils voudraient arriver à leur en-
lever cette dernière joie. Avec leur système de pous-
ser la femme et l'enfant à l'atelier, ils voudraient
arriver à éliminer, peu à peu, l'homme-ouvrier. On en
conserverait quelques spécimens pour les emplois où
il ne pourrait être remplacé par la femme ou l'enfant;
lC6 r.A SOCIÉTÉ FUTURE
on le spécialiserait dans ces emplois, absolument
comme les neutres des abeilles et les fourmis , les
guerriers des termites.
Les bourgeois, eux, en dehors de leur famille « lé-
gitime, » qui devrait hériter de leur fortune et conti-
nuer leur « civilisation, » auraient un harem de fe-
melles-ouvrières qui leur procréeraient un tas de
bâtards qui seraient le bétail d'atelier, de bureaux et
d'armée, tout comme les mères seraient le bétail à
plaisir et à production.
Cet idéal n'a rien qui nous séduise. Nous compre-
nons que les botirgeoîs nous prêchent le sacrifice de
l'individualité à l'évolution de leur système social,
mais l'individualité ne veut plus se sacrifier, elle ne
veut pas atrophier ses facultés dans l'exercice d'une
seule; elle veut donner libre essor à toutes, en acqué-
rir, au besoin, de nouvelles. Loin de se laisser amoin-
drir, elle veut se développer, s'amplifier, acquérir la
plus grande somme de connaissances dont l'être hu-
main puisse s'imprégner. Oui, la société doit évoluer,
non en organisme indépendant qui se développe en
dirigeant l'évolution des cellules qui le composent,
mais en simple conséquence de l'évolution de l'être
humain.
Donc, la société n'a de raison d'être qu'à condition
que ceux qui en font partie y trouveront un plus grand
développement de bien-être et d'autonomie. Elle n'a
qu'un objectif : produire une plus grande somme de
jouissances avec une dépense moindre d'efiorts. De
plus, comme les bssoins sont variés, les tempéraments
difïérenciés de mille manières, il s'ensuit que cet étai
d'association peut revêtir des formes multiples : in
LA SOCIÉTÉ FUTURE 1 67
nombrables pourront être les groupes qui se forme-
ront certainement du jour où la libre spontanéité des
individus pourra se donner carrière. D'où il résulte
que c'est une erreur de vouloir faire converger les
efïorts de tous vers une amélioration sociale prise en
dehors du bonheur individuel, c'est vouloir aller à
contre-sens.
Que l'on élargisse le champ d'évolution de l'indivi-
dualité, et l'on obtiendra une bonne évolution sociale.
Si l'on veut que le fonctionnement de cette associa-
tion de forces, que nous reconnaissons indispensa-
ble, ne soit pas entravé, il faut que l'individu, dans
cette union d'efions, ne soit lésé dans aucune de ses
aspirations, entravé dans aucun de ses mouvements.
L'état social n'ayant, pour lui, déraison d'être qu'au-
tant qu'il y trouvera avantage, l'harmonie sociale ne
pourra exister que lorsque chacun pourra librement
évoluer.
Si un seul individu s'y trouvait lésé, pour lui l'as-
sociation serait un mal, n'aurait pas de raison d'être
et il aurait, par conséquent, le droit de s'en retirer,
de se mettre en révolte contre les lois qu'elle voudrait
lui imposer.
XI
l'ÉGatJTÉ SOCrALE — LES INÉGALITÉS NATURELLES
La société actuelle étant basée sur l'antagonisme
des intérêts, sa règle morale étant le Code qui n'est
sévère que pour ceux qui le violent ouvertement ou
sont assez naïfs pour se faire prendre, il s'ensuit que
les mieux adaptés de la société actuelle sont ceux qui
savent passer au travers de ses mailles : des intrigants,
des roublards, des escrocs, des cafards, des hypocrites,
des sans pitié et des égoïstes, voilà les produits que
la sélection sociale nous ménage.
La fortune n'est pas pour celui qui sera le plus ro-
buste, qui saura le mieux s'adapter aux conditions
naturelles d'existence, maisà celui qui ayantsu trouver
la brèche d'un article de loi, saura le mieux voler ses
concurrents, à l'abri de ce texte, sera le plus sans pitié
dans ses rapports avec ses semblables. Pour être mieux
adapté, il ne s'agit pas tant de savoir produire soi-
même, mais de savoir faire produire les autres, et
s'accaparer le produit de leur travail.
LA SOCIliTÉ FUTURE I 69
La bonté, l'esprit de solidarité, sont des qualités
que chacun exalte, dont on aime assez à laisser croire
qu'on les possède, mais que l'on néglige assez dans
la pratique. — Nous parlons ici de ceux qui suivent
la morale bourgeoise — et que l'on qualifie de bêtises
lorsque l'individu qui les met en pratique s'en trouve
la victime.
La morale publique les estime, mais la victoire
n'est qu'à celui qui saura restreindre sa bonté, rogner
sa solidarité.
« Il est si bon qu'il en est bête! » — « Chacun pour
soi, le bon dieu pour tous! » — « Charité bien or-
donnée commence par soi-même. » Voilà les préceptes
qu'enseigne la sagesse des nations et que renferment
les cours de morale qui passent pour le mieux résumer
l'esprit pratique des connaissances bourgeoises. Rè-
gles servant, aux esprits « positifs et pratiques, » à
masquer un caractère sec, étroit et platement égoïste.
Egoïste, non pas dans le sens de la conservation
individuelle, avec l'intelligence de sa situation au mi-
lieu de la vie et de ses rapports avec les autres êtres,
mais cet égoïsme rapace, féroce qui pousse l'individu
à ne penser qu'à lui dans le monde, à ne voir que des
concurrents dans ses égaux. Voilà ce que nous donne
la sélection de la société actuelle. C'est cet égoïsme
qui a amené l'homme à se faire le centre de l'univers,
et qui pousse certains individus, sinon à se croire,
eux, les centres de l'humanité tout au moins, à la pi-
danterie de se croire meilleurs et plus intelligents que
les autres.
Que de bêtises n'a-t-elle pas fait dire aux savants
officiels cette égalité réclamée par les socialistes ! Que
10
170 LA SOCIÉTÉ FUTURE
de Stupidités les savants bourgeois n'ont-îls pas en-
tassées pour démontrer l'impossibilité d'une société
égalitairel Et, illogisme extrême, c'est en démontrant
que tous les individus n'atteignent pas un égal degré
d'évolution, qu'ils demandent une règle commune
potir tous! arrange cela qui voudra, nos savants n'en
ont cure. Que leurs arguments se tiennent et soient
irréductibles, peu leur chaut. Aussi, ne leur deman-
dent-ils qu'un appui momentané, et pour des points
spéciaux.
« C'est la nature, elle-même », disent-ils, «qui pro-
duit les inégalités, vous aurez beau mettre des moyens
de développement à la disposition de chacun, le résul-
tat ne sera pas le même pour tous, et vous aurez des
individus qui sauront s'approprier certaines connais-
sances, mieux que d'autres. »
Nous avons vu, dans un chapitre précédent, d'après
un extrait de Buchner, que l'organisation sociale loin
d'atténuer ces inégalités, contribuait à les élargir,
mais nous ferons observer ensuite que, pour leur part,
les anarchistes en demandant l'égalité de condition
pour tous, n'ont jamais eu l'intention d'empêcher les
plus intelligents de se développer selon le degré que
pouvait leur fournir leur propre nature, ni espéré in-
troduire, de force, dans la cervelle des moins bien
doués, les parcelles desavoir mises à leur disposition.
En demandant, pour tous, la facilité d'apprendre,
l'égalité dans les rapports, nous demandons que per-
sonne ne soit favorisé dans ses moyens d'évolution au
détriment des autres, mais personne que je sache n'a
eu la naïveté d'espérer que l'on décréterait une mesure
d'intelligence que personne ne pourrait dépasser, mais
au-dessous de laquelle personne nepourrait rester ; un
LA SOCIÉTÉ FUTURE I7I
étalon de taille au-dessous duquel l'on rognerait ceux
qui le dépasseraient, et qui ferait tirer à quatre che-
vaux, pour les allonger, ceux qui ne l'atteindraient pas,
une couleur uniforme de cheveux que tous devraient
adopter s'ils ne voulaient être passibles des peinesles
plus sévères.
Il faut être absolument crétin pour s'imaginer que
les anarchistes aient voulu faire décréter cela. Et ceux
qui nous prêtent des billevesées semblables argumen-
tant là-dessus, prétendent faire partie de l'élite intel-
lectuelle!
Chacun naît avec son tempérament, ses aptitudes,
ses qualités morales et physiques, transformables
peut-être, mais en tout cas différentes, chacun porte
en soi sa future évolution impulsée par les contin-
gences qui l'ont élaboré et poussé à la vie, cette évo-
lution pourra être facilitée, enfravée et même déviée
parles circonstances et les milieux futurs, mais n'em-
pêche que chacun naît avec des aptitudes particulières
qui domineront toujours dans son évolution, et c'est
l'égalisation de ces aptitudes que l'on nous accuse de
vouloir décréter I
Nous voulons que chacun ait la possibilité d'évoluer
et de-développer ses facultés en toute liberté ! Nous ne
voulons pas que tous mangent à la même gamelle, du
même brouet, mais nous voulons que tous aient à
manger, à leur faim, ce que leurs goûts leur permet-
tront d'acquérir en aiguisant leurs facultés dans le
sens de leurs désirs; nous voulons que tous puissent
être heureux, non pas en décrétant une mesure com-
mune de bonheur, un étiage de félicité auquel chacun
serait astreint de prendre sa part sous peine d'empri-
sonnement, mais en laissant à chaque individu le soin
172 LA SOCIETE FUTURE
et la liberté de se créer sa part de bonheur, selon sa
propre compréhension, selon son degré de dévelop-
pement.
Que ceux qui trouveront leur bonheur à s'empiftrer de
viciuailles, ou à déguster de fins morceaux, à se saouler
d'alcool, ou à déguster des vins fins, soient laissés li-
bres de cultiver leurs aptitudes. Nous ne demandons
pas que la société soit tenue de leur founir, tout pré-
paré, le but de leurs jouissances, mais que leurs fa-
cultés aient libre champ pour conquérir ce qui doit
faire leur bonheur.
Mais aussi, que celui qui aura le goût des choses
artistiques ou intellectuelles, que celui qui sera avide
de savoir, curieux de se retremper dans les jouissances
dy beau, quecelui-là, aussi, aitlapossibilitéd'atteindre
son idéal, et ne soit plus entravé dans son épanouis-
sement par une question de vil intérêt, par les diffi-
cultés économiques que produit la société actuelle;
qu'il n'ait pas les ailes brisées parce que cette jouis-
sance est le monopole de quelques individus et que,
pour l'atteindre, la société demande, non des efforts,
mais de l'argent.
Egalité de moyens, ou plutôt même facilités accor-
dées à tous, et non égalité de but, voilà ce que nous
entendons par « égalité sociale », voilà ce que savent
très bien ceux qui font semblant de s'esclaffer à l'é-
noncé de nos revendications, mais qu'ils préfèrent
tourner en ridicule, étant incapables de les réfuter.
Aux travailleurs qui réclament leur part de savoir,
il faut les entendre ces pseudo-savants^ répondre, se
drapant dans leur prétendue science : « Mais, pauvres
LA SOCIÉTÉ l'UTURE IjS
que vous êtes, vous ne savez pas ce que vous dites.
Ha! ha! elle est bonne celle-là, des ignorants qui
veulent apprendre, se croyant égaux aux génies su-
blimes qui font la gloire de l'humanité! Vous ne
savez donc pas que la science ne peut être connue
que d'une petite, toute petite minorité, qui en fait son
occupation spéciale, et que, vous autres, vous devez
vous résoudre à rester dans votre sphère, vous con-
tentant de produire des jouissances pour cette petite
élite, qui, seule; seule, vous entendez bien? repré-
sente l'humanité !
» Allez, allez ! pauvres ignorants, allez lire les li-
vres que nous faisons à votre usage, là, vous y ap-
prendrez qu'il n'y a, qu'il ne peut y avoir d'égalité !
Les individus naissent avec des « qualités » différen-
tes : les uns sont imbéciles, d'autres médiocres,
d'autres intelligents, d'autres plus intelligents encore,
et, rarement, de siècle en siècle, un homme de génie.
Or, vous ne ferez jamais que ces individus soient
égaux ! Votre système aboutit à l'oppression de l'in-
telligence par la médiocrité, son application serait le
recul de l'humanité. Le triomphe de vos théories da-
terait l'ère de la décadence de l'esprit humain.
» Si vous aviez appris la science, comme nous,
vous sauriez que les savants — comme nous, — sont
laits pour gouverner les imbéciles — comme vous. —
Ne nous voyez-vous pas être forcés de faire notre lit
nous-mêmes, ou décrotter nos souliers ! Voilà de bien
nobles occupations pour ceux qui contemplent les
astres, ou cherchent le secret de la vie dans l'étuda
du corps humain ! Nous ne pouvons faire de la science
qu'à la condition d'avoir des esclaves qui produisent
pour nous, sachez-le, une bonne fois pour toutes, ej
10.
174
LA SOCIÉTÉ FUTURE
ne venez pas nous rompre la têie avec vos billevesées
d'égalité ! » '
Et les imbéciles — qui ne sont pas les derniers à
se croire des êtres supérieurs — d'opiner du bonnet,
de proclamer bien haut que l'inégalité est une loi na-
turelle parmi les hommes, que c'est une folie de
croire qu'un savetier puisse valoir, intellectuellement,
un monsieur qui pond des bouquins que personne
ne lit. C'est ce que nous allons étudier.
D'abord qu'est-ce que l'intelligence ? c'est ce que
n'ont Jamais cherché à expliquer ceux qui se procla-
ment « l'élite intellectuelle ». Pour eux, l'intelligence,
c'est d'être en place, d'avoir des situations officielles
qui vous mettent au-dessus des voisins, une situation
de fortune qui vous permet de trouver tout ce dont
vous avez besoin, sans avoir à coopérer à la produc-
tion, d'avoir le toupet de parler de choses que l'on ne
comprend toujours pas. Etre toujours du côté du
manche, voilà leur intelligence.
L'intelligence, pourtant, est autre chose, et voici
ce qu'en dit M, Manouvrier, un savant qui, lui, ne se
laisse pas leurrer par des mots, n'est pas hanté par le
pédantisme de ces soi-disant intelligences, et est un de
ceux qui savent le mieux analyser les opérations in-
tellectuelles :
« L'intelligence considérée en elle-même in abs-
tracto, est une correspondance entre des relations in-
ternes et des relations externes. Cette correspondance
ou cet ajustement, cette adaptation, dans son évolu-
tion zoologique, croît en espace, temps, variété, gé-
néralité, complexité. Telle est la définition donnée et
admirablement développée par H. Spencer. Une évo-
LA SOCllÎTli FUIURE lyS
Intion semblable se produit dans chaque individu
suivant le degré d'évolution psychique atieintpar son
espèce et par sa race, suivant les conditions particu-
lières de sa propre conformation et de ses rapports
avec son milieu. » (Cours de 9'3.)
L'intelligence : une adaptation de relations inter-
nes à des externes, voilà qui est explicite. Plus on est
adapté au milieu dans lequel on vit, plus on est in-
telligent. Mais si l'on veut que les individus puissent
s'adapter à leur milieu, faut-il encore leur laisser la
liberté de se développer, et ne pas leur apporter d'en-
traves comme le fait la société actuelle, à l'égard de
la majorité. Et nous venons de voir que l'adaptation
que favorise la société actuelle est loin d'être celle
réclamée par la véritable justice.
Une véritable adaptation aux conditions naturelles
d'existence, serait d'être à même de savoir se suffire
par sa propre industrie. Si, du jour au lendemain, le
pouvoir arbitraire de la monnaie était aboli et que
chacun eût à se rendre utile dans l'association pour
en obtenir sa subsistance, nombre de bourgeois cour-
raient le risque de disparaître « punis, en cela, par
la nature qui viendrait leur apprendre qu'il n'y a pas,
pour eux, de place au banquet de la nature », et
parmi eux, tous les premiers, nombre de ces soi-di-
sant intelligences d'élite.
Et avec eux, nombre de savants que nous ne con-
fondrons certes pas avec les premiers, car ils ont, par
eux-mêmes, quelque valeur, mais victin^es en cela,
d'une fausse sélection qui, en mettant à leur disposi-
tion toutes les facilités de vivre, en a fait des mons-
tres de l'ordre intellectuel qui savent ce qui se passe
dans la lune ou quels sont les métaux que l'on re-
lyÔ LA SOCIÉTÉ FUTURE
trouve dans le spectre de Sirius, mais ignorent que,
sur la terre, il y a des hommes qui peinent, souffrent
et crèvent de faim par suite du parasitisme des
autres.
Mais la définition de l'intelligence faite par M. Ma-
nouvrier, ne s'arrête pas à l'extrait que nous venons
d'en donner, écoutons-le encore :
« Les relations externes sont en nombre infini ;
c'est l'univers tout entier. Une correspondance com-
plète et parfaite avec toutes ces relations constituerait
une suprême puissance. Mais cette correspondance
parfaite n'existe et n'est possible chez aucun être. La
réunion de toutes les correspondances réalisées chez
tous les hommes, chez tous les êtres vivants, forme-
rait pourtant une somme immense qui, si elle pouvait
être réunie chez un seul individu, donnerait à celui-
ci un pouvoir énorme. Mais chaque homme n'est mis
en rapport qu'avec une certaine quantité plus ou
moins considérable de relations externes, et sa con-
formation ne comporte que l'établissement en lui
d'un certain nombre de relations internes correspon-
dantes. Celles de ces relations internes qui sont éta-
blies constituent son intelligence effective. Sortez-le
de là, en effet, il ne comprendra rien, ne dira rien
de sensé, ne fera rien adroitement : il vous apparaî-
tra comme un imbécile. C'est ainsi que l'on applique
souvent l'épithète inintelligent à un acte, à un juge-
ment, à une façon de comprendre qui ne sont pas
conformes aux relations externes réellement exis-
tantes.
)) Mais si vous fréquentez un peu ce même individu
qui vous a paru inintelligent, il pourra vous arriver
de voir qu'il existe chez lui une quantité de relations
LA SOCIETE FUTURE IJ/
correspondantes à des relations externes différentes
de celles auxquelles vous l'avez d'abord soumis. Vous
vous apercevrez alors que c'est un homme intelligent,
mais dans une autre sphère que la vôtre. Il vous sera
permis de supposer que votre sphère intellectuelle
est plus élevée, plus importante que la sienne, que
vos relations internes correspondent à des relations
externes plus nombreuses, plus générales, plus com-
plexes, plus étendues. Et il pourra arriver que cette
supposition, que l'on manque rarement de faire en
pareil cas, soit conforme à la réalité. »
(Cours à l'Ecole d'Anthropologie de gS.)
Ce qui fait beugler les défenseurs de l'ordre social
actuel, lorsque nous réclamons l'égalité pour tous,
c'est de comprendre qu'ils ne pourront user de leurs
capitaux pour se débarrasser sur les autres du soin
des travaux qu'ils jugent inférieurs.
« L'homme intelligent », disent-ils, « étant, natu-
rellement, au-dessus de celui qui ne l'est pas, il faut
que les v intelligences supérieures » soient à même
de trouver une plus grande somme de jouissances,
puisque, par leurs travaux, elles sont plus utiles à
là société. La brute, de par son infériorité même,
est condamnée à servir de tous temps. Vouloir la
comparer aux hommes de génie c'estvouloiropprimer
l'intelligence! C'est le règne des médiocrités que
vous voulez ! »
Comme médiocrités, nous croyons qu'il serait bien
difficile, en cela, d'égaler le suffrage universel, pour
les porter au pinacle, inutile donc d'y insister.
Rien qu'en nous plaçant au point de vue stricte-
178 LA SOCIÉTÉ FUTURE
ment nhiloso^^hique, nous pourrions hardiment ré-
pondre à ceux qui disent que la société doit beaucoup
aux hommes supérieurs, que leur proposition est
une erreur : l'homme instruit, intelligent, en s'acca-
parant inie plus grande portion de matière cérébrale,
en profitant des moyens d'études que la société a mis
à sa disposition, et cela au détriment de ceux qui
étaient condamnés à produire pendant que lui, s'as-
similait les connaissances et découvertes, fruit du
travail des générations passées et présentes, c'est
l'homme intelligent qui est redevable à la société,
loin d'avoir un surcroît de Jouissances à réclamer,
c'est elle qui a le droit de lui dire : « rends-moi donc
en proportion de ce que je t'ai donné ! »
Et par société, nous entendons tous ceux qui ont
produit pendant qu'il étudiait, tous ceux qui ont
coopéré à produire les livres qu'il a lus, les instru-
ments dont il a eu besoin pour ses expériences, les
produits qu'il a utilisés dans ses recherches. Qu'au-
rait-il fait, avec toute l'intelligence dont il aurait pu
être virtuellement doué, s'il n'avait pas trouvé tout
cela sous sa main?
Mais de quel droit un homme, parce qu'il serait
plus intelligent qu'un autre, viendrait-il lui dicter
des lois? ~ Du droit de son intelligence? — Mais si
la brute est plus forte et use de sa force pour con-
traindre l'homme intelligent à le servir, direz-vous
que cela est juste? Pourquoi non? — La force est
aussi un produit de la sélection naturelle, au même
titre que l'intelligence. S'il y en qui se vantent de
l'activité de leur cerveau, il y en a qui exaltent la
force de leurs biceps, et nous avons eu, dans nos
sociétés assez d'exemples de force brutale dominant
LA SOCIETE FUTURE I79
l'intelligence et réclamant la priorité, pour prouver
que notre supposition est possible.
Mais ily a mieux, nous venonsdevoir avec M. Ma-
nouvrier que l'intelligence est toute relative, que tout
homme peut être supérieur dans une branche de
connaissances et être désorienté dans un autre ordre
d'idées. Il n'y a pas d'êtres parfaits, ni omniscients,
chacun a sa part des défauts inhérents à la nature hu-
maine, et tel qui raisonnera supérieurement dans les
sciences les plus abstraites pourra faire bien petite
figure dans les circonstances les plus ordinaires de la
vie, quand ce n'est pis! Certains savants, eux-mêmes,
ne font aucune difficulté pour en convenir :
'■< Chez certains savants, le développement intel-
lectuel a éteint toute vie affective. Pour eux, il n'y a
plus ni ami, ni famille, ni patrie, ni humanité, ni
dignité morale, ni sentiment du juste. Indifférents à
tout ce qui se passe en dehors du domaine intellec-
tuel où ils se débattent, où ils jouissent, les plus
grandes iniquités sociales ne troublent pas leur quié-
tude. Que leur importe la tyrannie, pourvu qu'elle
respecte les bocaux, les cornues de leur laboratoire!
Aussi les voit-on choyés, caressés par les plus avisés
des despotes. Ce sont des êtres de luxe dont l'exis-
tence et la présence honorent le maître, servent de
passe-port à ses mauvaises actions et ne sauraient
d'ailleurs le gêner en rien. » (Letourneau, Physio-
logie des Passions, ^p. 108.)
Laissons donc les savants à leurs bocaux et cor-
nues, inclinons-nous — tout en réservant notre droit
de critique — devant leurs décisions quand ils nous
parlent de choses qu'ils connaissent, qu'ils ont étU'
l80 LA SOCIÉTÉ FUTURE
diées, mais ne leur demandons pas davantage, ne
leur demandons pas de nous faire notre bonheur,
quand eux-mêmes, parfois, sont incapables de faire
le leur ou celui de ceux qui les entourent.
En demandant la liberté et la possibilité pour tous,
indistinctement, d'évol-uer selon leurs tendances, loin
de vouloir asservir l'intelligence comme on feint de
le craindre^ loin de vouloir l'étouffer sous la haine
des médiocrités, nous voulons, au contraire, la dé-
barrasser de ses entraves économiques, la dégager des
considérations mesquines de lucre ou d'ambition, lui
faciliter son développement, lui faire prendre son li-
bre essor.
De même que les individus auront à se grouper
pour produire les choses nécessaires à leur existence
matérielle, de même, ils auront à se grouper pour se
faciliter les études de ce qui les intéressera, pour pro-
duire ou se procurer les objets dont ils auront besoin
pour leurs études.
Aujourd'hui c'est le capital qui facilite aux uns la
possibilité d'étudier. Dans la société future, il ne suf-
fira que de vouloir... et de travailler. Pour apprendre
aux individus, on ne leur dira pas, avez-vous de quoi
vivre pendant le temps nécessaire aux études ? Avez-
vous telle somme à verser avant de commencer?
Ceux qui voudront apprendre se rechercheront, se
grouperont selon leurs affinités, ils organiseront leurs
cours, leurs laboratoires comme ils l'entendront, ceux
qui sauront le mieux grouper leur enseignement, au-
ront le plus de chance de s'étendre. Ils n'auront pas,
comme aujourd'hui, un monde de travailleurs et de
manœuvres, attendant leurs ordres, prêts à satisfaire
le moindre de leurs caprices, non pour les choses
LA SOCIÉTÉ FUTURE l8l
qu'ils ne sauraient produire eux-mêmes, ils auront à
s'entendre avec ceux capables de le leur fournir, ils
tâcheront d'organiser un échange de services où cha-
cun puisse trouver son compte, et cela se peut tou-
jours lorsqu'on veut, tandis que, dans la société ac-
tuelle, on peut être doué des meilleures dispositions,
avoir la plus forte volonté d'utiliser ses facultés, la
société ne veut pas toujours de vos services, et ceux
qui ont le capital, n'ont pas, eux, toujours la volonté
d'apprendre.
Certes, dans la société future, tout ce que l'on dé-
sirera ne viendra pas tout seul, comme avec le capi-
tal, à la première réquisition. Il ne suffira pas de
dire : je veux ceci, pour que vous l'ayez à vos pieds;
les individus auront à s'ingénier, à travailler, pour
réaliser leurs conceptions : mais ils seront sûrs, au
moins, que la société ne leur apportera aucune en-
trave : vouloir et agir, seront les deux nouveaux le-
viers qui devront remplacer le capital dans la réali-
sation des desiderata individuels.
« L'homme intelligent apportant davantage à la
société, a droit à de plus grandes jouissances », nous
dit-on. Quelle absurdité, à tous les points de vue.
Nous venons de voir qu'il doit, tout au moins, autant
à la société qu'il peut lui apporter, mais a-t-il un plus
grand ventre que l'homme « pas intelligent »? a-t-il
davantage de bouches, une plus grande puissance di-
gestive, tient-il plus de place lorsqu'il se couche, sa
puissance de consommation est-elle décuplée, selon
ses connaissances acquises?
Ordinairement, cest tout le contraire, c'est celui
auquel sont fermées les jouissances intellectuelles qui
1 1
l82 LA SOCIÉTÉ FUTURE
se rattrape sur les jouissances matérielles. Si donc, la
société fournit à tous, la facilité d'acquérir, chacun
dans leur genre, et selon leur activité, la jouissance
de ce qu'ils pourront préférer, que faut-il de plus?
N'est-ce pas là, la véritable rétribution équitable de
« à chacun selon ses œuvres ». Justice distributive
qu'aucun sociologue n'a pu trouver pour justifier un
système de répartition quelconque.
« L'homme intelligent a besoin de jouissances es-
thétiques plus raffinées que la brute », ajoute-t-on.
— Mais la nature même de ces jouissances fera qu'il
aura d'autant plus de facilités à se les procurer, qu'el-
les ne lui seront pas disputées par ceux auxquels elles
ne diront rien. C'est dans l'exercice même de son
intelligence que l'homme vraiment intelligent trou-
vera sa récompense; c'est dans la poursuite de ses tra-
vaux que le savant trouvera la jouissance que l'on
veut lui réserver; c'est dans l'étude et les recherches
que les studieux trouveront l'émulation que ne sau-
rait leur donner un capital dont ils ne sauront que
faire.
Sont-ce vraiment des savants, ceux qui ont besoin
d'habits brodés dans le dos et de morceaux de fer-
blanterie sur le ventre pour prix de « leurs travaux » ?
Nous venons de le voir, si la société doit à l'homme
intelligent, l'homme intelligent doit à la société. S'il
a un cerveau qui peut s'adapter beaucoup de choses,
il le doit aux générations qui ont accumulé et déve-
loppé les aptitudes qui l'animent. S'il peut mettre ces
aptitudes en jeu, c'est grâce à la société qui, en con-
servant et en accumulant l'outillage qui permet de
réduire le temps nécessaire à la lutte pour l'existence.
lA SOClÉTii FUTURE 1 83
facilite à l'individu la possibilité d'appliquer le temps
gagné à l'acquisition de connaissances nouvelles.
Produit de l'effort social et des générations passées,
s'il peut être utile à la communauté, il a besoin d'elle
pour évoluer.
Supposons un nouveau P^'gmalion qui trouverait
le moyen d'animer le bloc de marbre auquel il aurait
donné forme humaine : en lui donnant la vie, l'ar-
tiste n'arriverait qu'à produire une belle brute, inca-
pable de s'adapter aux conditions de notre existence,
il ne pourrait, arrivât-il à lui faire un cerveau, lui
mettre cet héritage de connaissances et d'instincts que
nous tenons de la longue série de nos ancêtres.
Si nous pouvons nous assimiler une partie des con-
naissances de notre temps, c'est que nous avons, der-
rière nous, un nombre incalculable de générations
qui ont lutté et appris, et nous ont légué leurs acqui-
sitions. Le cerveau le plus puissant, s'il n'était lui-
même le produit d'une évolution, serait incapable de
s'assimiler la moindre partie de ces connaissances,
n'arriverait même pas à comprendre pourquoi deux
et deux font quatre, cela n'aurait aucun sens pour lui.
Tout cela prouve que, dans les rapports de l'individu
et de la société, il se dégage une loi de réciprocité et
de solidarité, mais où n'ont rien à voir les questions
de « doit » et « avoir. »
Et puis il serait bon d'en finir avec cette intelli-
gence et ce génie tant prônés par certains docteurs
qui ne leur attribuent tant de privilèges que parce
qu'ils se classent eux-mêmes dans cette élite qu'ils
flagornent.
Parce que ces messieurs ont pu faire quelques voya-
184 LA SOCIÉTÉ FUTURE
ges, dits scientifiques, aux frais des contribuables,
parce qu'ils ont pondu d'énormes bouquins traitant
de questions si arides et cela dans un pathos qui n'aide
pas à la compréhension, ou bien encore parce que,
du haut d'une chaire officielle, et aux frais des con-
tribuables, toujours, ils sont chargés de légitimer
l'exploitation des faibles par les puissants, ces mes-
sieurs se proclament « hommes supérieurs », se
croient l'élite de l'humanité!
Or, un homme peut traiter de questions abstraites,
les comprendre et se faire comprendre, et n'apporter,
dans la solution de ces questions, que les mêmes ap-
titudes qu'un autre individu aura apportées dans un
autre ordre d'idées qui passent pour moins relevées.
Le chimiste qui, dans son laboratoire, analyse les
corps, les sépare les uns des autres, peut n'avoir dé-
ployé que le même degré d'observation du paysan
qui aménage sa terre selon la récolte qu'il veut en
tirer. L'agriculteur qui, dans sa pratique, s'aperçoit
que telle plante vient mieux sur tel terrain, peut avoir
déployé autant de facultés d'observation, d'esprit d'a-
nalyse et de déduction que le chimiste qui découvre
que tels corps mélangés en telles proportions donnent
naissance à des propriétés nouvelles. Affaire de mi-
lieu, affaire d'éducation.
Le paysan pourra être incapable de comprendre un
problème de physiologie résolu par le savant, mais ce
dernier pourra être tout aussi incapable d'élever du
bétail ou de savoir tirer parti d'un champ. Ergotez là-
dessus tant que vous voudrez, évaluez la science du
savant bien au-dessus de celle du paysan, nous vous
accordons tout cela, mais n'empêche que si le savant
aide au progrès intellectuel de Thumanité, le paysan
LA SOCIÉTÉ FUTURE l85
fournit, lui, aux besoins matériels qui, s'ils n'étaient
pas satisfaits, ne laisseraient aucune chance auK pro-
grès intellectuels de se faire. Nous n'en tirons pas la
conclusion que le travail du paysan est plus nécessaire
à l'homme que celui du savant, mais nous disons que,
dans une société bien organisée, ils se complètent
l'un l'autre, qu'ils doivent être libres de rechercher
leur bonheur chacun selon leur conception, sans que
l'un ait le droit d'opprimer l'autre.
Les partisans de la suprématie intellectuelle vont
en conclure de là que nous prétendons rabaisser l'in-
telligence, que nous prétendons mettre tous les hom-
mes au même niveau, qu'ils ont raison de nous ac-
cuser de haïr l'élite, de travailler à la réalisation d'une
moyenne qui serait la décadence de l'humanité.
Nous avons démontré que, dans notre société, les
intellectuels, pour se développer, n'auraient que de
l'énergie à dépenser pour se créer un milieu qui leur
donnerait des résultats bien autrement efficaces que
le régime capitaliste qui tue chaque jour nombre d'in-
telligences dans leur germe. Nous le savons, hélas,
tous les individus n'atteignent pas le même degré de
développement, et la moyenne de la masse offre tou-
jours un degré moindre qui représente l'esprit de
conservatisme, rétrograde même parfois.
Seulement le régime capitaliste travaille à agrandir
le fossé qui sépare les plus intelligents de ceux qui
le sont moins, à abaisser, par conséquent, le niveau
moyen de l'intelligence. Nous, nous voulons que ceux
qui sont beaucoup intelligents aient toutes les facilités
de le devenir encore plus, mais nous voulons aussi
que ceux qui le sont moins aient la possibilité d'en
l86 LA SOCIÉTÉ FUTURE
acquérir quelques bribes de plus. De cette façon nous
aurons rapproché les intellectuels de la masse, non
pas en les rabaissant, comme on feint de le craindre,
mais en élevant le niveau de la moyenne. Nous le
savons, toutes les facilités voulues ne feront jamajs
un Lamarck ou un Darwin d'un microcéphale, mais
les microcéphales ne sont que des accidents, et ceux
que l'on taxe de stupidité peuvent monter quelques
échelons de plus dans l'échelle des connaissances hu-
maines, sans en retirer à ceux qui sont déjà plus haut.
Lintelligence est une chose si ténue, si difficile, sinon
à apprécier, du moins à doser, qu'il convient d'être
modeste en s'attribuant cette qualité.
A bout d'arguments, les souteneurs de la société
se retranchent derrière cette supposition : le besoin,
pour l'élite, d'avoir un personnel sous leurs ordres
pour faire les basses besognes, eux devant con-
sacrer tous leurs instants à leurs études, à leurs
recherches; la nécessité, par conséquent, d'une divi-
sion de la société en classes spécialement attachées à
produire pendant que les autres dirigent et étudient!
Il nous suffira de lire l'histoire des découvertes fai-
sant époque dans le développement des progrès hit-
mains pour constater l'inanité de cette argumentation.
Le plus grand obstacle aux idées nouvelles, les plus
grands ennemis de ceux qui apportaieat des vérités
nouvelles ont toujours été la science officielle et les
savants en place, ceux qui, justement, étaient mis à
même de ne pas s'inquiéter des besoins de la vie ma-
térielle, qui pouvaient exclusivement s'adonner à
leurs études, à leurs recherches!
Depuis la Sorbonne qui persécutait, comme héré-
LA SOCIÉTÉ FUTURE 187
tiques, ceux qui contestaient les dogmes reconnus et
apportaient des données nouvelles, non seulement
dans le domaine de la pensée, mais aussi dans les
connaissances physiques ou physiologiques, brûlait,
comme sorciers, les alchimistes qui perdaient leur
temps à la recherche du grand œuvre, mais n'en fu-
rent pas moins les pères delà chimie moderne. Depuis
l'Inquisition brûlant Galilée qui affirme que la terre
tourne, jusqu'à Cuvier écrasant — pour un moment
— par son influence officielle autant que personnelle
la théorie de l'évolution^si féconde en résultats, la
science officielle a toujours barré la route au progrès,
elle n'est que la cristallisation des idées acquises,
prédominantes ; il faut que les connaissances nouvel-
les, en plus de l'ignorance de la foule, combattent,
pour s'établir, sa puissance néfaste.
Les savants sont les premiers à le proclamer :
« Il n'en est pas ainsi maintenant, puisqu'il est
question, au contraire, de transforhier les observa-
toires, et de les établir d'après des plans plus modestes
et mieuK appropriés à leur destination.
» L'Observatoire de Paris ne sert que de bureau
de calcul et de laboratoire de physique; les observa-
tions principales sont faites dans le Jardin ou sous des
constructions d'une extrême simplicité.
» Haeckel a rendu plaisamment cette pensée, quand
il a dit que la somme des recherches originales pro-
duites par un établissement scientifique était presque
toujours inversement proportionnelle à sa grandeur. »
« On me demandait, il y a quelque temps, queis
services un astronome amateur pouvait rendre. Quels-
services, grand Dieu ! Il suffit de jeter un coup d'œil
l88 LA SOCIÉTÉ FUTURE
sur l'histoire des sciences, et on s'apercevra vite de
l'influencé de ces observations isolées provenant des
études diverses tentées par des savants amateurs,
c'est-à-dire en dehors des observatoires publics.
» Copernic, auquel nous devons le véritable sys-
tème du monde, était un amateur; Newton, l'immor-
tel inventeur de la gravitation universelle, l'était éga-
lement. Un autre amateur, le musicien Herschel,
s'est érigé en réformateur de la science et lui a fait
accomplir un pas gigantesque, tant par ses nombreu-
ses observations que par ses procédés de construction.
» Le Verrier dirigeait la manufacture de tabacs
quand, sur les conseils d'Arago, il commença à se
livrer à l'étude de la planète Neptune. C'était donc
encore un illustre amateur.
• » Lord Ross, qui découvrit tant de nébuleuses dans
son immense télescope; Dombowoki et Burnham,
deux infatigables chercheurs dont les travaux sur les
étoiles doubles sont connus de tous les savants, n'é-
taient pas non plus des astronomes officiels.
)) Lalande, qui a fait, à l'Ecole militaire, l'étude de
5o,ooo étoiles, formant l'un des plus beaux catalogues
que l'on ait conservé, était encore un amateur.
» M. Janssen, quand il a fait connaître le [moyen
d'observer les protubérances solaires sans être obligé
d'attendre les éclipses, Carrington et Warren de la
Rue, quand ils ont publié leurs admirables observa-
tions du soleil, étaient toujours des amateurs.
•)) Nous devons signaler encore : Goldschmitt, un
peintre qui avait son atelier à Paris, et découvrit avec
une faible lunette 14 petites planètes; le docteur Les-
carbault, le savant médecin d'Orgères, qui, à l'aide
d'un outillage rudimentaire, observa pendant vingt
LA SOCIÉTÉ FUTURE 189
années avant de découvrir Vulcain et trouva la juste
récompense (?!) de ses travaux dans la décoration de
la Légion d'honneur, si bien méritée par sa persé-
vérance.
» Tous les observateurs d'étoiles filantes, Coulvier-
Gravier en tête, ceux qui ont étudié les comètes comme
Pingre, qui les ont découvertes comme Biéla, Pons,
ont vu leur nom attaché à la découverte qu'ils avaient
faite, et la science a conservé à tout jamais leur mé-
moire.
» Mais le plus beau trait nous est fourni par un
obscur conseiller d'Etat de Dessau, Schvvabe, qui,
pendant trente années, continua d'envoyer ses obser-
vations des taches du soleil au journal de Schumacher.
Pendant tout ce temps, il ne reçut jamais un encoura-
gement, car le monde scientifique jugeait ses travaux
inutiles. Ce n'est que vers la fin de sa vie qu'un revi-
rement complet s'opéra dans l'esprit des astronomes
et que l'immense quantité d'observations qu'il avait
accumulées fut estimée à sa ^'aleur.
» Et combien d'amateurs ne figurent pas sur cette
liste déjà longue dont les travaux sont connus. »
(G. Dallet. Les Merveilles du Ciel, pp. 343-345.)
Tous ceux qui ont véritablement poussé au pro-
grès, tous ceux qui ont apporté des idées nouvelles,
ont dû, la plupart du temps, non seulement lutter con-
tre ceux qui étaient arrivés, mais aussi lutter pour
vivre. Frauenhofer, l'inventeur de l'analyse spectrale,
était opticien. Actuellement, encore, la science offi-
cielle — en France — use ses dernières forces contre
la théorie de révolution. Ceux qui ne peuvent plus
la nier, la torturent pour lui faire dire les choses
II.
ipO LA SOCIETE FUTURE
les plus absurdes, autre façon d'arrêter le progrès.
Et puis, cette argumentation d'une élite écrasant la
masse, n'est-elle pas le raisonnement le plus anti-hu-
main que l'on puisse invoquer? la masse n'aurait-elle
pas le droit de se révolter et de culbuter cette soi-di-
sant élite en proclamant qu'elle se moque de la science
si elle doit continuer à lui rester inaccessible, si elle
doit toujours en être la victime?
Vous avez abruti ce que vous appelez les classes
inférieures, votre organisation vise à les abrutir en-
core davantage, et vous vous étonnez que ces classes
vous détestent! Virtuellement ces classes soi-disant
inférieures vous valent, elles ont les mêmes ancêtres,
la même origine, c'est dans leur sein que vous êtes
forcés de régénérer votre descendance, et leur pseudo-
infériorité n'est que le produit artificiel d'une sélec-
tion artificielle engendrée par une société qui retire
tout aux uns pour le donner aux autres.
Les travailleurs n'ont pas la haine de l'intelligence,
mais celle des pédants. Lorsqu'ils réclament l'égalité
pour tous, ce n'est pas l'abaissement des intelligences
qu'ils désirent, mais le moyen pour chacun de culti-
ver celle qu'il possède. S'ils n'avaient pas le respect
des choses professées par de plus savants qu'eux, il y
a fort longtemps qu'ils ne vous fourniraient plus la
force matérielle qui les maintient dans l'esclavage.
Le respect du travailleur pour les choses qu'il ne
comprend pas, l'acceptation crédule des explications
que lui donnent ceux qu'il croit plus instruits que lui,
ont fait plus, pour le maintien de votre société, que
toute votre force armée et votre police. Il n'y a que
les médiocrités envieuses pour affirmer que le tra-
LA SOCIliTE FUTURE IQI
vailleur a la haine de l'intelligence. Il réclame sa
part de développement, voilà ce qu'il veut.
S'il était vrai, comme vous l'affirmez, que la science
doit être réservée pour une minorité d'élite, c'est vous
qui inculqueriez, au sein des masses, cette haine, et
elles auraient le droit de vous haïr. Que nous impor-
terait, en efïet, la science, si elle ne devait que Jus-
tifier notre abaissement et notre exploitation? Voilà
ce que pourraient vous répondre ceux que vous qua-
lifiez d'inférieurs, et ce raisonnement de simple lo-
gique suffit à démontrer votre pédantisme, car il n'y
a pas de science là où il y a illogisme.
XII
EGOISME — ALTRUISME
Après la nécessité d'une élite, c'est derrière l'é-
goisme individuel que se retranchent le plus les dé-
fenseurs de l'ordre bourgeois pour Justifier le main-
tien de la propriété individuelle, et la nécessité d'ttn
pouvoir chargé de mettre l'ordre enire tous les
égoïsmes.
Selon eux, l'homme est égoïste, il n'agit que d'a-
près des sentiments de pur intérêt individuel. Si la
société ne lui laisse pas la faculté de garder pour lui
ce qu'il pourra se procurer par son travail, de l'accu-
muler et le transmettre à qui il voudra, on brise le
ressort moteur de toute initiative, de tout travail. Du
jour où les individus n'auront plus la possibilité de
thésauriser, ils ne travailleront plus, il n'y aura plus
de société, plus de progrès^ plus rien.
Mais nos bourgeois sont bien trop conscients de
leur intérêt pour pousser cette théorie jusque dans
ses conséquences dernières. Diable I cela pourrait
LA SOCIÉTIÎ FUTURE igS
tourner mal contre leur système social, aussi, vien-
nent-ils nous dire: *
« L'homme est égoïste, cela est dans sa nature, et
il n'y a pas moyen d'y remédier. D'un autre côté, la
société, dont nous sommes le plus bel ornement, de-
mande de la part des individus, beaucoup d'abnéga-
tion, beaucoup de sacrifices pour fonctionner divine-
ment, nous allons, si vous le voulez bien, partager
la poire en deux : ceux qui gouverneront et exploi-
teront les autres, pourront développer leur égoïsme
en toute sécurité, ils en auront les moyens; ceu;; qui
seront gouvernés et exploités devront faire preuve
de la plus parfaite abnégation pour se plier à ce que
l'on exigera d'eux. Ce n'est qu'à ce prix que la so-
ciété est possible ». *"
Aussi, le premier travail des religions a-t-il été de
prêcher le respect des maîtres, l'humilité de l'indi-
vidu, l'abnégation et le renoncement de soi-même.
Le sacrifice pour ses semblables, pour la Patrie et la
Société à l'avènement de la bourgeoisie.
Les moralistes — quelle engeance! — sont venus,
ensuite, démontrer que la société n'était possible et
durable qu'à condition que l'individu se sacrifiât au
bonheur de tous, qu'il renonçât à son autonomie,
consentît à laisser rogner dans chacun de ses mouve-
ments.
Comme de juste, les ignorants, les misérables, ont
pris cela à la lettre, et voilà des milliers d'années
qu'ils se laissent tondre, croyant travailler au profit
de l'espèce humaine. Ceux qui possèdent, moins
naïfs, se sont contentés de jouir et d'exploiter ces bons
sentiments.
Mais chaque action produit sa réaction, d'autres
194 ^'•'^ SOCIKTK FUTURK
sonl venus démontrer que l'égoïsme étant le fond
même de la nature humaine, l'homme ne trouverait
son bonheur que lorsque la société lui permettrait
de ne penser qu'à lui, et de rapporter tous ses actes,
tous ses raisonnements à la culture de son Moi! de-
venu la divinité à laquelle il devait tout sacxilier.
Cette théorie est pratiquée par une jeunesse litté-
raire, qui méprise de toute l'intelligence dont elle se
croit douée, la vile masfe qu'elle considère comme
inférieure, et en est arrivée à préconiser une espèce
d'anarchie aristocratique qui avec quelques centaines
de mille francs de rente, s'accommoderait parfaite-
ment de la société actuelle. En haine de l'abnégation
et de la soumission prêchées par le christianisme et
la morale bourgeoise, nombre d'anarchistes ont cru
trouver, dans celte nouvelle formule, l'expression de
la vérité, il s'en est suivi une polémique entre les par-
tisans de ce que l'on a appelé « l'égoïsme » et les par-
tisans de ce que l'on a appelé « l'altruisme ».
Des flots d'encre ont été répandus pour expliquer
ces deux termes, on a entassé sophismes sur sophis-
meSj débité beaucoup de non-sens, de chaque côté
pour prouver que chacun de ces termes devait être
exclusivement le moteur de l'individu.
Et selon le dada particulier que chacun avait en-
fourché on a reproché successivement au commu-
nisme, anarchiste — du côté des partisans del'égoïsme :
— quel'idée anarchiste, pourpouvoir subsister exigeait
trop d'altruisme de la part des individus, que la pos-
sibilité d'une société semblable supposait des hom-
mes parfaits, tels qu'il n'en existe pas, que l'homme
n'est pas, de sa nature, porté à se sacrifier pour les
LA SOCIlÎTli FUTUUli IQ^
autres, qu'il ne doii faire que ce qu'il juge utile à
son développement.
Du cô:é de l'altruisme, on a dit aux anarchistes:
En réclamantrautonomie complète de l'individu, en
exaltant l'esprit d'individualismCj c'esc à l'égoïsme
complet des individus que vous poussez, votre so-
ciété ne serait pas tenable, car vous oubliez que, pour
se maintenir, la société exige des sacrifices mutuels,
que Tinitiative individuelle doit, souvent, laisser le
pas et s'effacer devant l'intérêt commun. Votre société
serait le règne de la force brutale, la domination des
plus forts sur les plus faibles. Ce serait un conflit per-
manent
Et voilà comment on est exposé à dire beaucoup
de bêtises, quand on ne regarde les choses que d'un
côté. L'homme est un être complexe qui ne se meut
pas sous l'influence d'un seul sentiment^ mais peut
être impulsé par toutes sortes de sensations, de cir-
constances, d'influences psychologiques, physiques et
chimiques tout à la fois, sans qu'il lui soit possible
de discerner sous quelle impulsion il a agi.
Si l'homme agissait sous la seule pression de
l'égoïsme, la société actuelle ne subsisterait pas une
seule minute, car, exigeant les plus grands sacrifices
de la part de ceux qui sont dépossédés de tout, quand
sous leurs yeux s'étale le luxe des riches, il a fallu à
ces derniers faire vibrer d'autres sentiments pour en
obtenir la force qui soutient leur système, ei qu'ils
auraient été impuissants à défendre s'ils en avaient
été réduits à leurs seules forces.
D'autre part, ils se trompent ceux qui viennent
nous prêcher le sacrifice et l'abnégation, car s'il peut
arriver à l'homme de s'oublier lui-même pour venir
ig6 LA SOCIÉTÉ FUTURE
en aide à ses semblables, cela ne peut être que par
intermittences, et non une pratique continue.
C'est cette théorie funeste, exaltée par le christia-
nisme qui a assuré le règne de l'autorité en façonnant
les caractères à se ployer sous l'exploitation de maîtres
qu'ils croyaient envoyés par Dieu, en habituant les
individus à souffrir sur cette terre, pour gagner la
béatitude dans le ciel.
L'homme n'est pas la brute décrite par les théori-
ciens de l'égoïsme, il n'est pas non plus l'ange prêché
par l'altruisme, qualité, du reste, qui ne pourrait lui
être que funeste, car ce serait le sacrifice des meil-
leurs au profit des plus mauvais. Si les individus de-
vaient se sacrifier les uns pour les autres, en fin de
compte ce seraient ceux qui ne penseraient qu'à
leur propre individualité qui bénéficieraient de cet
état de choses et survivraient seuls. L'individu ne
doit pas plus se sacrifier à qui que ce soit, qu'il n'a
le ^rozY d'exiger le sacrifice d'un autre. Voilà ce qu'on
oublie et qui éclaire tout autrement la question.
L'individu, de par le fait de son existence, a le
droit de vivre, de se développer et d'évoluer. Les
privilégiés peuvent bien lui contester ce droit, le lui
limiter, mais plus l'individu devient conscient de
lui-même, plus il entend user de son droit, plus il
regimbe sous le frein qu'on lui a mis.
S'il était seul dans l'univers, l'individu aurait le
droit d'user et d'abuser de tous ses droits, de jouir
de tous les produits de la nature sans aucune restric-
tion, sans aucune limite, n'ayant à s'occuper que des
conséquences possibles qu'entraînerait pour lui l'u-
sage de cet abus.
LA SOCIÉTÉ FUTURE I97
Mais l'individu n'est pas une entité, il n'existe pas
seul, il est tiré à plus d'un milliard d'exemplaires qui
se dressent sur la terre en face les uns des autres,
avec des aptitudes équivalentes sinon semblables, et
ayant la ferme volonté d'user de leur droit de vivre.
Les individualistes qui prêchent le culte du « Moi »,
érigent l'Individu en entité font de la métaphysi-
que transcendantale, aussi absurde que les prêtres
qui ont imaginé Dieu.
L'individu a droit à la satisfaction de tous ses be-
soins, à l'expansion de toute son individualité, mais
puisqu'il n'est pas seul sur la terre et que le droit du
dernier venu est aussi imprescriptible que celui du
premier arrivé, il est évident qu'il n'y avait que
deux solutions pour que ces droits divers s'exer-
çassent : la Gaerre, ou l'association!
Mais, rarement, l'esprit humain se range aux déci-
sions catégoriques. Les circonstances, du reste en-
traînent les individus avant qu'ils aient le temps de
s'expliquer leurs actes, ce n'est qu'après coup qu'on
essaie d'en tirer la philosophie.
Le conflit a donc éclaté entre ces droits divers, con-
flits mélangés de tentatives de solidarisation. L'hu-
manité a entrevu que la solidarité lui serait profitable,
mais l'égoïsme féroce de certains qui n'ont vu que le
bénéfice présent, sans calculer le mal qu'il entraîne,
a empêché l'humanité d'évoluer franchement vers
une solidarité complète. L'état de lutte s'est main-
tenu dans les sociétés qui étaient un commencement
de pratique solidariste. Et voilà des centaines de
siècles — pour ne parler que de la période historique
— que dure cet état mixte de lutte et de solidarité,
voilà des milliers d'années que, par la volonté d'une
igS LA SOCIÉTÉ FUTURE
minorité qui est seule à profiler de cet état de choses,
et voudrait le perpétuer, que nous luttons les uns-
contre les autres en faisant les plus beaux rêves de
fraternité ; que les classes possédantes exploitent les
dépossédés en prêchant la solidarité, le dévouement
et la charité.
Mais ceux qui souffrent se sont demandé pourquoi
ils continueraient à entretenir des parasites? Pour-
quoi ils demanderaient comme une aumône ce qui
sort de leur travail ? Leur cerveau s'est développé,
ils ont réfléchi sur les causes de leur misère, et ils
ont compris que pour en sortir, ils devaient solida-
riser leurs efforts et que le bonheur de chacun n'était
réalisable que par le bonheur de tous dans une pra-
tique complète de la solidarité.
Ils ont compris encore, que cette autorité qu'on
leur avait représentée comme une sauvegarde tutélaire
entre les intérêts antagoniques pour empêcher une
lutte plas féroce, n'était au contraire, qu'un moyen
pour les parasites, d'éterniser l'état de conflit, afin de
perpétuer leur parasitisme, c'est pour cela qu'en
même temps qu'ils proclament le droit à l'existence
pour chaque individu, ils proclament aussi son auto-
nomie la plus complète, l'un n'allant pas sans l'autre,
l'existence ne pouvant être complète sans son corol-
laire : la liberté.
Certains défenseurs de l'ordre bourgeois sont
forcés de l'avouer, leur jouissance dans la société
actuelle n'est pas pleine et entière, elle est troublée
dans sa propre origine, par la pensée qu'il y a, à côté
d'eux, des êtres qui peinent et qui souffrent pour
leur produire le bien-être. Tout bourgeois intelligent
LA SOCIETE FUTURE IQ^
est forcé de convenir que la société est mal fciite, et
les arguments qu'ils apportent en sa faveur ne sont
plus une justification hautaine, précise, c'est un com-
mencement de justification, sous le vague prétexte
que l'on n'a pas encore trouvé mieux, la peur de l'in-
connu qu'entraînerait un changement brusque. Le
Sj.stème qui en est réduit là, est jugé, il a conscience
de sa propre ignominie.
Non, l'individu ne doit pas accepter de restrictions
à son développement, il ne doit pas subir le joug
d'une autorité quel que soit le prétexte dont elle s'ap-
puie. Lui seul est à même de juger de ce dont il a
besoin, de ce dont il est capable, de ce qui peut lui
être nuisible. Lorsqu'il aura bien compris ce qu'il
vaut^ il comprendra que chaque individu a sa valeur
personnelle, qu'il a droit à une égale liberté, à une
égale expansion. Sachant faire respecter son indivi-
dualité, il apprendra à respecter celle des autres.
Les hommes ont à apprendre que, s'ils ne doivent
subir l'autorité de personne, ils n'ont pas le droit
d'imposer la leur, que le mal fait à autrui, peut
se tourner contre l'agresseur. Le raisonnement doit
faire comprendre aux individus que la force dépensée
à enlever à un autre individu une part de jouissance,
est autant de perdu pour les deux concurrents.
On a accusé les anarchistes de s'être fait un idéal
faux de l'espèce humaine, d'avoir imaginé un être
essentiellement bon, sans aucun défaut, capable de
tous les dévouements et d'avoir tablé là-dessus, une
société impossible qui ne pourrait exister que par le
renoncement de chacun pour le bonheur de tous.
C'est une profonde erreur, ce sont les bourgeois et
les autoritaires qui méconnaissent la nature humaine.
2 00 LA SOCIÉTÉ FUTURE
puisqu'ils déclarent qu'elle ne peut être maintenue en
société que par une forte discipline, sous la pression
d'une force armée toujours debout. Pour exercer
cette autorité, pour recruter cette force armée, il leur
faudrait des êtres absolument impeccables: les anges
qu'ils reprochent aux anarchistes de rêver. Selon
eux, la nature humaine est abjecte, il faut des verges
de fer pour la discipliner, et c'est à des êtres humains
qu'ils veulent remettre l'emploi de ces verges! O
illogisme!
L'homme n'est pas l'ange que l'on accuse à tort
les anarchistes d'avoir imaginé ; il n'est pas non plus
la bête féroce que veulent bien décrire les partisans
de l'autorité. L'homme est un animal perfectible
qui a des défauts, mais aussi des qualités ; organisez
un état social qui lui permette l'usage de ces qualités,
enraie ces défauts ou fasse que leur mise en action
entraîne son propre châtiment. Faites surtout que cet
état social ne comporte pas d'institutions où ces dé-
fauts pourront trouver des armes pour opprimer les
autres^ et vous verrez les hommes savoir s'entr'aider
sans force coercitive.
XIII
AUTORITE ET ORGANISATION
Un certain nombre d'anarchistes se laissent entraî-
ner à confondre ces deux termes bien différents. En
haine de l'autorité, ils repoussent toute organisation ;
ils ne voient cette dernière que sous la forme de fé-
rule. D'autres, pour éviter de tomber dans ce défaut,
en arrivent à préconiser toute une organisation auto-
ritaire anarchiste.
Il y a, pourtant, une différence capitale à établir.
Ce que les autoritaires ont baptisé du nom d'or-
ganisation, est, tout simplement, une hiérarchie com-
plète, légiférant, agissant au lieu et place de tous, ou
faisant agir les individus au nom d'une représenta-
tion quelconque. Ce que nous entendons, nous, par
organisation, c'est l'accord qui se forme, en vertu de
leurs intérêts, entre les individus groupés pour une
œuvre commune ; ce sont les relations mutuelles qui
découlent des rapports Journaliers que tous les mem-
bres d'une société sont forcés d'avoir les un? avec les
autres.
202 LA SOCIIiTE FUTURE
Mais cette. organisation ne doit avoir ni lois, ni
statuts, ni règlements auxquels chaque individu serait
forcé de se soumettre sous peine d'un châtiment quel-
conque, préalablement déterminé ; cette organisation
ne doit avoir ni comité qui la représente, ni assemblée
délibérante, chargée de formuler et de décréter l'opi-
nion de la majorité. Les individus ne doivent pas
lui être attachés malgré eux, ils doivent rester libres
de leur autonomie avec la latitude d'abandonner ladite
organisation si elle voulait se substituer, dans leurs
actes, à leur initiative personnelle.
En traçant un tableau de ce que pourra être la
société future, il serait prétentieux de croire que ce
pourra être le cadre dans lequel elle devra évoluer ;
nous n'avons pas l'outrecuidance de vouloir donner
un plan d'organisation et de le poser en principe. En
essayant de donner une forme à nos conceptions sur
la société future, nous ne voulons simplement qu'es-
quisser, à grands traits, les lignes générales qui doi-
vent éclairer ces conceptions mêmes, répondre aux
objections que l'on oppose à l'idée anarchiste et dé-
montrer qu'une société peut fort bien s'organiser sans
chefs, sans délégations et sans lois, si elle est vraiment
basée sur la justice et l'égalité sociales.
Nous voulons démontrer, surtout, que les indivi-
dus sont les seuls aptes à connaître leurs propres be-
soins, à savoir se guider dans leur évolution et ne
doivent confier ce soin à personne ; qu'il n'y a qu'une
manière d'être libres et égaux, c'est de ne pas accep-
ter de maîtres et de savoir respecter l'autonomie de
chacun quand elle respecte la vôtre.
Oui, les individus doivent être laissés libres de se
LA SOCll^TÉ FUTURE 20'3
rechercher et de se grouper, selon leurs tendances,
selon leurs affinités. Etablir un mode unique d'orga-
nisation, sous lequel tout le monde devrait se plier,
et que l'on imposerait sitôt après la révolution, est
une utopie; ce serait faire œuvre de réactionnaire, en-
traver l'évolution de la société future, vouloir mettre
des bornes au progrès, Je retenir dans les limites que
notre courte vue peut embrasser. Etant donnée la di-
versité de caractères, de tempéraments et de concep-
tions qui existe parmi les individus, il n'y a que le
doctrinarisme le plus étroit, qui puisse concevoir un
cadre dans lequel la société serait appelée, de gré ou
de force, à se mouvoir.
Rien ne nous dit que tel idéal qui nous éblouit au-
jourd'hui, répondra à nos besoins de demain, et sur-
tout aux besoins des individus appelés à composer
cette société. Ce qui a frappé d'impuissance et de
stérilité, jusqu'à aujourd'hui, toutes les écoles socia-
listes, sans distinction [de nuance, c'est que toutes,
dans leurs projets d'avenir, avaient la prétention de
vouloir régler et prévoir d'avance l'évolution des in-
dividus. Dans les sociétés qu'elles rêvaient d'établir,
rien n'était laissé à l'initiative individuelle. Dans leur
profonde sagesse, les sociologues avaient d'avance
décrété ce qui était bon oti nuisible aux individus,
ces derniers devaient s'incliner et ne demander rien
autre que ce que leurs « bienfaiteurs » jugeraient bon
de leur offrir. En sorte que ce qui répondait aux as-
pirations des uns, venait en travers des desiderata
des autres : de là, dissension, lutte et impossibilité
de créer rien de durable.
Ce que nous présentons ici ne peut avoir que la
valeur d'une conception individuelle qui, danslapra-
20^ LA SOCIETE FUTURE
tique devra s'adapter à d'autres conceptions indivi-
duelles. Que chacun se fasse un idéal de société, en
cherchant à le propager autour de lui, ces projets se
corrigeront l'un par l'autre, au jour de la mise en pra-
tique ils arriveront déjà discutés et améliorés, quittes
à se fondre et à s'amalgamer^ en prenant à chacun ce
qu'il y a de bon, en éliminant ce qui serait trop per-
sonnel.
Selon certains adversaires, l'anarchie serait le re-
tour à l'état sauvage, la mort de toute société. Rien
de plus faux. L'association seule peut permettre à
l'homme d'employer l'outillage mécanique que la
science et l'industrie mettent à son service ; ce n'est
qu'en associant leurs efforts que les individus aug-
menteront leur bien-être et leur autonomie, nous n'a-
vons donc pas besoin des cris d'oies effarouchées, des
thuriféraires bourgeois pour reconnaître l'utilité de
l'état d'association.
Mais cet état doit servir au bien-être de chaque in-
dividu, et non d'une classe, cet état doit être dû à la
participation volontaire de chacun et non être imposé
sous une forme abstraite qui en fait une sorte de divi-
nité dans laquelle doivent s'anéantir ceux qui la com-
posent.
Pour ne pas tomber dans les mêmes fautes et venir
se heurter aux mêmes obstacles, où sont venus som-
brer tous les systèmes sociaux conçus jusqu'à ce Jour,
il faut nous garder de croire que tous les hommes sont
fondus dans le même moule, que ce qui peut s'accor-
der avec le tempérament de l'un, satisfera, indiffé-
remment les sentiments de tous. Et cela aussi bien
LA SOCIÉTÉ FUTURE 205
pour la propagande de l'idée que pour l'organisation
de la Société future. Si l'on veut préparer une révo-
lution qui réponde à l'idéal conçu, il faut pour pro-
pager ses idées, agir selon les principes préconisés,
selon les idées émises, s'habituer à agir selon sa con-
ception sans attendre de mot d'ordre de*qui que ce
soit, éliminer de sa façon d'agir ce que l'on attaque
dans la société actuelle. Agir autrement seraitse pré-
parer le retour, à bref délai, des mêmes errements
que l'on veut détruire.
Plus pratiques que ceux qu'ils combattent, les
anarchistes doivent s'inspirer des fautes commises
afin de les éviter. Faisant appel à l'initiative indivi-
duelle, ils n'ont pas à perdre leur temps à discuter
sur l'efficacité ou l'utilité de tel ou tel moyen. Ceux
qui sont d'accord sur une idée se groupent entre eux,
pour la mise en pratique de cette idée, sans se préoc-
cuper de ceux qui n'en sont pas partisans ; de même
que les partisans de telle autre idée se grouperont
pour la mise en pratique de cette idée, de cette façon,
chacun travaille au but commun sans s'entraver.
Ce que veulent avant tout les anarchistes, c'est l'é-
limination des institutions oppressives, leur dispari-
tion complète ; l'expérience doit les guider sur la
façon de mieux les combattre. C'est le seul moyen
de faire de la besogne pratique, au lieu de perdre son
temps en discussions inutiles, le plus souvent stériles,
où chacun veut faire prévaloir ?a façon de penser sans
réussir à convaincre ses contradicteurs, quand il n'en
sort pas lui-même ébranlé dans sa confiance et, par
conséquent, moins décidé à mettre son idée en prati-
que. Discussions qui se terminent ordinairement, par
la création en autant de fractions dissidentes qu'il y
12
206 LA SOCIÉTÉ FUTURE
a d'idées en présence. — Fractions qui, la contradic-
tion les ayant rendues ennemies, perdent de vue,
l'ennemi commun, pour se faire la guerre entre elles.
Les individus se groupant selon leurs idées com-
munes, s'habitueront à agir et à penser d'eux-mêmes
sans autorité parmi eux, sans cette discipline qui con-
siste à annihiler les efforts d'un groupe ou d'individus
isolés, parce que les autres sont d'un avis différent.
Il en ressortirait encore cet autre avantage, c'est
qu'une révolution faite sur cette base ne pourrait être
qu'anarchiste, car les individus ayant appris à se
mouvoir, sans contrainte aucune, n'auraient pas la
sottise d'aller se donner des chefs au lendemain delà
victoire, quand ils auraient su l'organiser sans eux.
Pour certains socialistes^ l'idéal serait de grouper
les travailleurs en un parti qui n'aurait d'autre initia-
tive que celle qui lui viendrait d'un centre directeur,
composé des futurs dirigeants. Au jour de la révolu-
tion, les hommes de ce centre directeur seraient portés
au pouvoir, formant ainsi le nouveau gouvernement
qui décréterait les nouvelles mesures et institutions
qui devraient régir le nouvel état de choses.
Les collectivistes prétendent ainsi que le nouveau
pouvoir décréterait la prise de possession de l'ou-
tillage et de la propriété ; organiserait la production,
réglementerait la consommation et supprimerait,'
cela va sans dire, ceux qui ne seraient pas de son
avis.
Nous avons vu que c'était un rêve. Des décrets
de prise de possession arrivant après la lutte, seraient
illusoires ; ce n'est pas par des décrets que peut s'ac-
complir la prise de possession de la richesse sociale.
LA SOCIÉTÉ FUTURE 20/
Ou bien l'idée d'expropriation sera l'idée domi-
nante de la révolution qui doit s'effectuer, alors c'est
à son accomplissement que se porteront les efforts
des révoltés; ou bien elle répugnera au grand nom-
bre, et le gouvernement alors, en admettant qu'il
voulût l'opérer, trouverait à ses projets, après la lutte,
une opposition assez sérieuse pour que ce fût une
révolution nouvelle à recommencer.
Ce sont les actes accomplis qui doivent donner
l'impulsion à la révolution. Ce sont les travailleurs
révoltés qui doivent eux-mêmes s'emparer des mai-
sons, ateliers et magasins. Les révoltés devront faire
cause commune avec tous les déshérités en leur ex-
pliquant que tout ce qui a un caractère commun
n'appartient à personne individuellement, ne peut
être une propriété transmissible à volonté : maisons,
usines, champs, mines, étant l'oenvre des forces na-
turelles ou des générations passées^ l'héritage des gé-
nérations présentes et futures, elles doivent, par con-
séquent, être c\ la disposition de qui en a besoin,
dès qu'ils sont inoccupés ou que celui qui les détient
ne peut lui-même les mettre en œuvre.
Tout ce qui n'est pas d'tin usage immédiat pour
l'individu, tout ce qui ne peut être mis en oeuvre in-
dividuellement, est la propriété collective de ceux
qui seront forcés de s'associer pour le mettre en
œuvre, mais seulement pour le temps qu'ils l'utilise-
ront, les bâtiments, le sol, l'outillage, retombant à
la libre disposition de ceux qui voudraient les utiliser,
lorsque les premiers manœuvriers renoncent à les
utiliser plus longtemps.
Il ne peut en être autrement, nous le verrons plus
loin, pour les produits. Personne, sous prétexte de
208 LA SOCIÉTÉ FUTURE
prévision, n'ayant le droit de frustrer ceux qui en
auraient un besoin immédiat, l'épargne n'est bonne
qu'à condition que personne n'en souffre. Voilà ce
qu'oublie de faire valoir l'économie bourgeoise.
Mais cette appropriation personnelle sera rendue
d'autant plus difficile, pour l'outillage et la propriété,
du moins, que les individus ne sauraient que faire
d'un sol, d'un outillage que, réduits à leurs seules
forces, ils ne sauraient faire valoir et leur serait par
conséquent inutile. Pour les logements, quelle que
soit l'avidité de l'individu, elle sera bornée par la
possibilité d'occupation. Pour ce qui est des produits
de consommation, cette accumulation sera bornée
par la durée de leur conservation et la possibilité de
les loger sans attirer l'attention de ceux qui pour-
raient en avoir besoin. Aujourd'hui, le droit de pro-
priété peut donner à un individu le droit d'accumuler
des provisions capables de nourrir des milliers d'in-
dividus et de les faire pourrir sur place s'il lui plaît.
Dans une société normalement constituée, cela serait
impossible étant donné que ceux qui auraient faim,
auraient droit de s'emparer de ce qui dépasse les fa-
cultés d'absorption d'un individu.
Chacun pouvant s'emparer de l'outillage que, par
ses seules forces ou en s'associant, il pourra mettre
en oeuvre ; chacun étant maître du produit de son
travail, impossibilité absolue de trouver des salariés.
La vente étant abolie, ceux qui auraient un outillage
à mettre en œuvre dépassant leurs propres forces,
seraient bien obligés ou de s'associer sur le pied d'é-
galité à ceux qui pourraient les aider, ou bien de
laisser cet outillage à ceux qui pourraient le faire
pioduire.
LA SOCIETE FUTURE 2O9
Or, la plus grande partie de routillage actuel ne
peut fonctionner qu'à l'aide de l'association des
forces individuelles, voilà tout trouvé, le terrain qui
permettra aux individus de s'entendre et de tenter un
rudiment d'organisation. Une fois ce premier grou-
pement établi, viendront ensuite les rapports entre
les différents groupes que les individus auront à éta-
blir. De chaque besoin de l'individu, de chaque mode
d'action de la personne humaine, découlera une
série de rapports entre individus et modes de grou-
pements ; ce seront ces variétés d'aptitudes, ces diffé-
rences d'agir, qui régiront les rapports sociaux.
Une fois la prise de possession accomplie, une fois
l'entente établie, il n'y a pas nécessité — il ne peut y
avoir que danger, nous le démontrerons — de les
faire sanctionner par une autorité quelconque.
On ne saurait prévoir toutes les conséquences de la
lutte qui s'engage, ni les circonstances qui pourront
s'en dégager.
Nous avons démontré, au commencement de ce
travail, que l'évolution précédait la révolution, mais
cette évolution ne peut être que superficielle, tant
qu'elle rerste dans les cerveaux et ne se fait pas dans
les rapports sociaux. D'autre part, nous avons dé-
montré dans la Société mourante, que l'organisa-
tion sociale, nous menait elle-même à la révolution;
il arrive souvent que les événements politiques, les
crises économiques vont plus vite que l'évolution des
idées, et la précèdent parfois dans le domaine des
faits. Tout cela laisse une part d'aléa, que la clair-
voyance humaine ne peut prévoir et que seront seuls
12.
210 LA SOCIETE FUTURE
aptes à surmonter ceux qui seront appelés à se me-
surer avec eux.
On ne peut donc à l'avance se représenter le fonc-
tionnement de la société future d'une façon aussi
précise que l'on règle les rouages d'une de ces boîtes
à musique qui jouent aussitôt que le mécanisme est
remonté et dont il suffit de poser le cliquet au cran
désigné pour en obtenir l'air désiré.
Tout ce que nous pourrions imaginer au point de
vue théorique de l'organisation, ne sera jamais qu'un
rêve plus ou moins approchant de la réalité, mais qui
manquera toujours de base lorsqu'il s'agira de la
mise en pratique ; car l'homme compte avec ses dé-
sirs, ses tendances, ses aptitudes et même avec ses
défauts, mais il n'est pas omniscient, un seul individu
ne peut ressentir tous les mobiles qui font mouvoir
l'humanité.
Nous ne pouvons donc avoir la prétention ridicule
de croire que l'on puisse tracer un cadre de la société
future ; mais nous devons nous garder aussi de cet
autre défaut commun à beaucoup de révolutionnaires,
qui disent : « Occupons-nous d'abord de détruire la
société actuelle, et nous verrons ensuite ce que nous
aurons à faire ». Entre ces deux façons d'envisager
les choses, il y a place, selon nous, pour une meil-
leure. Si nous ne pouvons pas dire sûrement « ce qui
sera », nous devons connaître « ce qui ne doit pas
être » ; ce que nous devrons empêcher, si nous ne
voulons pas retomber sous le joug du capital et de
l'autorité.
Nous ne savons quel sera le mode d'organisation
des groupes producteurs et consommateurs, eux seuls
devant être les juges de ce qui leur conviendra, et
LA SOCIETE FUTURE 21 F
une façon unique de procéder ne pouvant convenir à
tous ; mais nous pouvons très bien dire comment
nous, personnellement ferions, si nous étions dans
une société où tous les individus auraient la faculté
de se mouvoir librement.
Nous pourrons aussi chercher comment une société
pourrait évoluer sans pouvoir « protecteur », sans ces
fameuses « commissions de statistique » appelées à
remplacer les gouvernements déchus dont voudrait
nous gratifier le collectivisme ; comment et pourquoi
on pourrait supprimer l'emploi de la monnaie que
les économistes prétendent indispensable à la vie de
toute société, et pourquoi il serait nuisible de la rem-
placer par les « bons de travail », autre invention
collectiviste qui, sous des noms différents, ressuscitent
tous les rouages de la société actuelle, qu'ils veulent,
disent-ils, détruire.
Il est nécessaire de se faire une idée sur tout cela,
car il n'est pas dans la nature des individus de s'en-
gager sans savoir où ils vont. Puis, comme nous
l'avons déjà dit, c'est le but à atteindre qui doit nous
dicter notre conduite dans la vie et dans notre façon
d'agir dans la propagation de nos idées.
Ensuite, c'est en apportant chacun sa conception,
chacun sa part d'idéal que doit se former l'idéal col-
lectif. C'est de l'ensemble confus des opinions indi-
viduelles que se dégagera la synthèse générale qui,
en plus des aspirations personnelles, se fera jour lors-
que sera venue l'heure de les appliquer.
XIV
LA VALEUR
On sait que messieurs les économistes ont la pré-
tention de s'appuyer sur la science pour étayer leurs
théories bourgeoises, justifier l'exploitation du travail
des masses par la minorité. Ils s'évertuent d'une façon,
on ne peut plus touchante, à démontrer aux travail-
leurs que, s'ils sont exploités, misérables, crevant de
faim, ils le sont, du moins, d'une façon tout à fait
« scientifique! n et n'ont, par conséquent, rien à ré-
clamer.
« Vous êtes volés ! n s'exclament-ils, « exploités,
dépouillés de toutes les jouissances de la vie, mais,
sachez-le, au nom de la science qui vous refuse ces
jouissances, vous devez courber la tête, et vous incli-
ner devant ses décrets. Vous subissez des « lois iné-
luctables », contre lesquelles, il n'y a pas à s'insurger.
— Tout ce que nous pouvons faire pour vous être
agréables, c'est de vous en expliquer le mécanisme,
afin de vous prouver qu'il est impossible de vous y
soustraire » !
LA. SOCIÉTÉ FUTURE 2l3
Ce n'est, certes, pas la tournure littérale des dis-
cours de ces messieurs qui, ayant un dédain très aris-
tocratique de la « vile multitude, » n'aiment pas
s'adresser directement à elle. Ils se contentent, d'or-
dinaire, d'affirmer aux capitalistes que les travailleurs
sont faits et mis au monde, tout exprès, pour faire
fructifier les capitaux des premiers; que ceux-ci n'ont
pas à tenir compte des réclamations importunes et
inopportunes de ces envieux qui ne sont jamais satis-
faits. Mais si ce n'en est pas la forme exacte, c'en est
du moins l'esprit, c'en est l'aveu positif, dépouillé de
ses fleurs de rhétorique.
Pourvu qu'ils aient « prouvé », par des arguments
plus ou moins spécieux, appuyés de citations grec-
ques, latines, algébriques, que le travailleur doit se
contenter de vivre de pommes de terre et coucher
dans des taudis, ils se redressent, fiers comme des
poux sur une gale, et nous disent : « C'est la science
qui l'affirme! c'est la nature qui le décrète! nous ne
faisons qu'enregistrer leurs lois. »
Seulement, à des mécréants comme nous, leur
façon de faire de la science, nous paraît fort discuta-
ble et nous réclamons. A ce compte-là, l'astrologie,
la chiromancie et la cartomancie pourraient réclamer,
à égal titre, le droit de figurer comme science dans
les connaissances humaines. Et le sâr Péladan, pour-
rail lui aussi, revendiquer l'introduction, à l'Univer-
sité, au milieu des sciences exactes, de l'enseigne-
ment de la fumisterie.
Voici leur façon de procéder : ils prennent trois ou
quatre laits qui sont la conséquence de l'organisation
214 ''^^ SOCIETE FUTURE
sociale actuelle, ils déclareiir ces faits des « lois natu-
relles, » c'est-à-dire des faits découlant de lois 'physi-
ques naturelles, ou résultant de la nature même de
l'homme.
Ces faits qu'ils prennent ne sont que des effets de
l'organisation sociale vicieuse que nous subissons;
eux, en font des causes, ils n^ont pas de peine à
démontrer que, supprimés, ils ne tarderaient pas à se
reproduire — puisque, les véritables causes, ils les
mettent hors discussion. — Et, une fois cette inéluc-
tabililé admise, sinon prouvée par eux, les voilà partis
à faire pivoter tout leur système autour de ces « lois
naturelles /> si désinvoltement décrétées, de par leur
propre autorité.
Si l'on ne discute pas les faits sur lesquels ils basent
leurs raisonnements, si l'on accepte leurs prémisses,
leurs conclusions semblent absolument logiques;
mais, si l'on dissèque leurs pseudo- « lois naturelles »,
on a vite fait de s'apercevoir que le point de départ
de leur raisonnement est faux, que ce qu'ils veulent
nous faire prendre pour des lois inéluctables ne sont
que les conséquences d'un état social vicieux, mal
équilibré, basé sur la violation des véritables « lois
naturelles ». Alors, tout leur échafaudage de men-
songes s'écroule, ne laissant debout que leur igno-
rance, leur vanité et leur mauvaise foi.
Nous allons voir qu'il n'en est pas autrement pour
la « valeur » dont ils ont fait le pivot de leurs rela-
tions, de leur commerce, de leurs échanges.
« Créer de la valeur », disent-ils, « est le premier
phénomène naturel que nous rencontrons au seuil de
LA SOCIÉTÉ FUTURE 2l5
l'économie politique *. » Mais, demandez-leur ce que
c'est que la valeur! Est-ce une bête qui va par terre
ou par eau? — « Créer de la valeur, » disent-ils, « c'est
fabriquer des objets échangeables contre d'autres
objets. »
Vous leur faites observer que cela vous explique
bien,, comment on « fabrique » de la valeur, mais ne
vous donne aucune notion de la valeur, elle-même.
Ils reprennent, alors, « que, ces objets « échangea-
bles », étant, en même temps, consommables, ils
« prennent » de la valeur, selon leur abondance ou
rareté. Plus ils sont rares, plus ils ont de la valeur;
plus ils sont abondants, moins ils valent. »
— Oui! mais, qu'est-ce... ?
— Attendez, attendez! Ces objets, leur manuten-
tion, leur fabrication exigent un certain temps, n'est-
ce pas, pour les rendre prêts à être consommables par
l'acheteur? Eh bien, ce temps nécessité à leur pro-
duction, c'est encore de la valeur qu'ils s'incorporent !
Ajoutez-y l'intérêt de la valeur d'achat, les risques
encourus par le capitaliste qui en a fait l'avance, ses
voyages, ses transbordements, et vous aurez la valeur
définitive, formée de toutes ces valeurs dépensées
pour amener l'objet, en état d'être échangé ou con-
sommé.
Cela ne vous a pas expliqué du tout, pourquoi un
objet se transforme en valeur, pourquoi du travail
est de la valeur, mais devant une accumulation de
tant de « valeurs, » vous êtes forcés d'accepter la dé-
finition telle quelle, et vous poursuivez votre en-
quête.
i.eLs Lois naturelles de l'Economie politique., par* G de
Molinari, page i.
21 6 LA SOCIÉTÉ FUTURE
Dans les stades primitifs de l'humanité, on dut se
préoccuper fort peu de la théorie de la valeur. Les
débuts du commerce durent être plus modestes. Un
individu avait besoin d'un objet, il devait remprun-
ter au camarade qui pouvait en disposer, quitte à lui
rendre un autre service plus tard, sans s'occuper s'il
recevait ou donnait plus ou moins. Ce ne dut être
que plus tard, l'esprit d'appropriation s'étant fait
jour, peut-être aussi parce que le possesseur éprou-
vant lui-même une forte passion pour l'objet dé-
siré, ne consentait à le céder que contre un autre
objet, éveillant chez lui une tentation plus forte à pos-
séder cet objet diflférent. On en vint à échanger objet
contre objet, et à désirer quelque chose en retour de
ce que l'on donnait.
En fin de compte, on en vint à éprouver le besoin
de fixer aux objets une valeur déterminée, afin de
régulariser les transactions, de faciliter les échanges.
Certains objets furent désignés comme étalon de la
tarification des choses échangeables. C'est ainsi que la
compagnie de la baie d'Hudson, demande tant de
peaux de castors pour un fusil, une hache, etc., et
qu'il faut tant d'autres peaux de qualité inférieure,
pour une peau de castor.
Dans certaines régions de l'Afrique, un esclave vaut
tant de mètres de cotonnade, tant de colliers de perles
ou de'cauris, ailleurs, c'est la vache, la dent d'éléphant, '
en d'autres, même, c'est la femme qui servent de va-
leur d'échange. Les économistes affirment que ce fut
un grand progrès quand on eut trouvé une mesure
de la valeur. — Puisqu'on ne trouva pas mieux, évi-
demment, cela fut un progrès sur ce qui existait au-
paravant, mais quand l'outil devait être perfectionné.
LA SOCIETE FUTURE 2I7
ce fut un joli moyen d'exploitation que l'on avait
trouvé là.
Aussi ne tarda-t-il pas à devenir insuffisant. Dé-
pecée, une vache conserve bien encore une certaine
valeur marchande, mais elle ne reste pas, sous cette
forme, indéfiniment échangeable; et une femme, un
esclave, quelle que soit leur valeur sur pied, bien vi-
vants, ils n'en ont plus si on s'amuse à les fragmenter;
il fallait trouver une valeur représentative plus prati-
que, qui put se diviser, rester incorruptible, tout en
changeant indéfiniment de mains, et on en arriva,
ainsi, aux coquillages, aux instruments de guerre ou
aratoires, aux [métaux plus ou moins précieux, puis,
après bien des essais, des tâtonnements, à la monnaie
d'or, d'argent ou de cuivre, frappée à une effigie quel-
conque, avec une valeur plus ou moins fixe. qui de-
vait, dorénavant, servir de base aux transactions.
Les progrès s' étant continués, les opérations com-
merciales s' étant faites sur des quantités considérables
d'objets, il a fallu trouver des valeurs représentatives
de ces monnaies — valeurs représentatives, elles-
mêmes, déjà — plus facilement transportables, et
moins encombrantes : les billets de banque, chèques,
traites, actions et autres valeurs, ont fait leur appari-
tion. Nous verrons plus loin que cela a compliqué les
échanges sous prétexte de les simplifier et a servi, à
ceux qui avaient déjà réussi à imposer leur exploita-
tion, à tromper ceux auxquels ils servaient d'inter-
médiaire, et a prélever, à leur profit, sous le titre de
« bénéfice, » la part de valeur dont ils frustraient
productcuis et acheteurs.
Mais, tout ce qui sert à l'usage de l'homme, n'est
i3
21 8 LA SOCIÉTÉ FUTURE \
pas le produit exclusif de son seul travail. Métal, \
bois, fruit, viande, etc., pour avoir subi le travail i
de riiomme, et s'en être incorporé la valeur, n'en ■
possédaient pas moins, auparavant, une valeur in- !
trinsèque qu'ils tenaient des seules forces naturelles i
toujours actives sur notre globe terraqué; libre com- ,
binaison chimique des éléments constitutifs qui se I
trouvent épars dans la terre, l'air et l'eau. Il s'ensuit 1
que celui qui s'empare des produits naturels pour en ':
trafiquer, s'empare d'une valeur qui ne lui appartient !
pas, car il ne peut le faire qu'en vertu du droit de ;
propriété, droit fictif, artificiel, qui lui permet de dé- '
tenir une portion de notre globe, en vertu de contrats !
non consentis, droit qui prend sa source dans la force
brutale, la conquête, la spoliation, le vol et la fraude.
Celui qui s'empare de ce qui ne lui est pas d'une
nécessité immédiate commet un vol au détriment de \
celui qui en a besoin. L'on peut nommer bénéfice le \
profit que tire l'intermédiaire de ses services, si l'ac- ;
cumulation desdits bénéfices lui permet de thésau- ']
riser, ce bénéfice n'en est pas moins un vol qu'il '
commet au détriment de ceux qui ont recours à ses 1
services.
La propriété et la valeur ne sont pas des « lois ,
naturelles », mais des conséquences arbitraires d'une j
organisation sociale vicieuse, et les conclusions des '
économistes qui leur paraissaient si logiques man- ■
quent de bases. Ce que le capital tire — sous le i
nom de rente ou d'intérêt — des moyens de produc- '
tion qu'il s'est accaparé, ne se justifie que par la légi- ;
timation d'un premier vol. Quand ils auront prouvé ;
le droit d'appropriation, ils auront encore à prouver \
ie droit d'exploitation, mais, jusqu'à présent, comme j
LA SOCIETE FUTURE 219
ils ont beaucoup ergoté,- mais rien prouvé, ils nous
permettront de leur dire que leur système est à terre.
Ils essaient de s'en tirer, en affirmant la nécessité
d'une valeur d'échange pour faciliter les relations
et les échanges. L'impossibilité, pour une sociéié,
d'exister sans pouvoir pondérateur, la perte de toute
activité humaine, sans possibilité d'appropriation.
Nous avons vu et nous verrons encore, dans ce tra-
vail ce que valent toutes ces affirmations.
Les économistes étant les défenseurs avoués, — si-
non brevetés et patentés — de l'ordre bourgeois, nous
aurions le droit de ne pas trop nous attarder à leurs
affirmations ou dénégations, mais certains socialistes
voulant paraître, eux aussi, très scien...cés, se sont
appliqués à vouloir nous resservir le même mets à
une autre sauce. Pour eux aussi^ il est hors de doute
que l'humanité ne puisse exister, si elie ne possède
pas une valeur d'échange, et un pouvoir chargé de
régler les difierends. Voyons donc un peu comment,
jusqu'à présent, on a réglé la valeur.
Nous venons de voir que dans la production d'un
objet, il entrait une part de forces naturelles qui n'ap-
partiennent à personne, — à tout le monde, par con-
séquent — c'est donc un premier vol qu'accomplis-
sent ceux qui s'en accaparent le monopole pour les
revendre aux autres. Nous verrons dans le chapitre
suivant, que la force de travail dépensée pour ouvrer
un objet est également impossible à évaluer, et qu'elle
varie selon la volonté du capitaliste et les circonstan-
ces dans lesquelles se meut le travailleur.
Selon que le produit abonde ou se raréfie sur le
marché, cette valeur baisse ou monte. Or, on sait que
220 LA SOCIETE FUTURE
ces hausses ou ces baisses artificielles sont provoquées I
à volonté par des agioteurs qui inondent le marché i
ou font la rafle des produits sur lesquels ils veulent ■
spéculer, ou tout simplement pour écraser le concur- '
rent qui les gêne. La valeur des objets est donc pure- i
ment arbitraire et ne repose sur rien de logique. \
Jusqu'à présent, nous voyons que créer de la valeur |
c'est prélever une certaine somme sur le travail d'au- :
trui, en servant d'intermédiaire entre le producteur j
et le consommateur, somme que l'on baptise « béné- i
fice » pour se Justifier de la mettre dans sa poche, et ■
parce que l'organisation sociale est ainsi constituée, i
que cet intermédiaire dont on pourrait se passer dans j
une société normalement constituée, est rendu inévi- j
table, par le fait que quelques-uns se sont approprié !
le capital qui manque aux autres. i
Pour légitimer ce bénéfice que le capitaliste retire !
de son commerce, de son industrie ou autres opéra- '
tions, les économistes nous font entrer en ligne de \
compte « les risques courus parle capital dans l'entre- i
prise. » Nous n'avons pas besoin d'insister sur ce fait \
que le capital ne produit rien par lui-même; qu'après i
avoir été acheté, un objet ne vaut intrinsèquement :
que ce qu'il valait auparavant; il n'y a que le travail ;
qui puisse ajouter à sa valeur, puisque valeur il y a. ^
S'il y avait des risques à courir et qu'il dût y avoir i
une prime à payer pour ces risques, en toute logique, ;
c'est au travail qu'elle devrait être payée, puisque ;
c'est lui qui a fourni le capital nécessité par l'achat. ;
Mais ce sont les capitalistes qui font la loi. Ils en ont ■
décidé autrement. Passons. ;
« Le capital que l'on aventure dans une entreprise, ■
LA SOCIETE FUTURE 22 i
court des risques », disent les économistes. « L'en-
treprise peut ne pas produire ce que l'on en attend,
ou même échouer tout à fait, le capitaliste est, par
suite, exposé à perdre ses avances. Il est donc de toute
justice qu'il prélève un certain intérêt de son argent
pour se couvrir de ses risques! »
Voilà bien de la logique capitaliste! Parce qu'il est
exposé à perdre son capital, celui qui lance son ar-
gent dans une entreprise doit réclamer un intérêt qui
le couvre de ses risques. Mais, de deux choses l'une,
où le capitaliste récupérera les fonds qu'il aura avancés,
ou il les perdra. Dans le premier cas il n'aura pas
couru de risques, alors il prélève indûment une as-
surance qui ne lui revient pas; dans le second cas, le
risque était bien réel, puisque l'accident est arrivé,
mais il nous semble que s'il y perd le capital, il ne
doit pas tirer grand'chose de la prime d'assurance. Il
aura beau élever cette prime d'assurance, ce n'est pas
cela, bien au contraire, qui le fera rentrer dans son
capital perdu.
La prime d'assurance n'est donc payée que par les
entreprises qui réussissent ? Le capitaliste n'empoche
sa prime que lorsqu'il n'a pas couru de risques ? Il
s'ensuit donc que ce sont les opérations qui ne cou-
rent pas de risques qui paient les aléas des opérations
véreuses. Le capital se récupère toujours sur le pro-
duit du travail; c'est ce dernier qui paie les pots
cassés.
Mais, à ce compte-là, le gargotier qui marque « à
la fourchette », ferait donc sans le savoir « de l'éco-
nomie politique? » En faisant figurer deux fois le
même article sur la même note, on fait payer au client
solvable pour celui qui « oublie » de le faire, c'est la
•2 22 LA SOCIETE FUTURE
mise en pratique du rysième cher aux Leroy-Beauîieu
et auj Molinari. Voilà une application naturelle de
leurs lois économiques que ces derniers n'avaient pas
encore invoquée, et que nous nous faisons un plaisir
de leur sienaler.
• Du reste, est-ce que dans la société actuelle, tout
n'est pas organisé de cette façon. Les maisons de
vente par abonnement, ces « oeuvres si éminemment
philanthropiques », ne sont-elles pas basées sur ce
système. Tout le monde connaît les sommes énormes
qu'elles sont « censé » perdre, par la mauvaise paye
de nombre de clients qui^ une fois en possession de
l'objet désiré, ne veulent plus du tout entendre parler
de liquider leur compte. Nous avons ditcensé perdre,
et le mot est exact, car ordinairement, l'objet n'est
livré que lorsqu'il est déjà à moitié soldé, mais comme
la maison a le soin de le tarifer quatre fois sa valeur,
il s'ensuit qu'elle gagne encore dessus cent pour cent,
sans compter des avances de fonds dont elle a joui
sans rien débourser. Et voilà comment on fait crédit
aux travailleurs !
Dans les sociétés de secours mutuels, associations
pour l'achat ou la création de rentes, est-ce que le
système n'est pas le même? Ne sont-ce pas les cotisa-
tions de ceux qui ne seront pas malades qui paient les
médicaments de ceux qui le seront? Les versements
de ceux qui mourront avant l'âge fixé qui formeront
les rentes des survivants? Et toute la socrcîvi est ainsi
basée au rebours du sens commun, où la solidarité
est bien mise en œuvre, mais pour profiter tout aux
uns en exploitant les autres. Organisée, surtout, de
LA SOCIÉTÉ FUTURE 323
façon à faire désirer à chacun Li pert>î de son con-
current puisqu'il doit profiter de ses dépouilles.
Nous avons dit plus haut que c'était le travail seul
qui était le producteur de toute richesse. En effet, on
pourrait entasser toutes les pièces d'or, d'argent, toutes
les valeurs financières, combiner tous les transfère-
ments et tous les virements possibles, brasser le tout,
tant que l'on voudra, le temps ne les augmentera pas
d'un gramme, les espèces ne feront pas de petits. Les
spéculations les plus abstraites et les plus fictives
supposent toujours un produit naturel, une certaine
dose de travail sur lesquels puissent se baser leurs
calculs.
Que Ton supprime ces valeurs, les relations, cer-
tainement seront modifiées, les conditions d'existence
et du travail prendront une autre tournure, à coup
sûr, mais, somme toute, il n'y aura pas un gramme
de moins de viande, un grain de blé de moins. L'hu-
manité pourrait continuer de vivre, tandis que du
jour où les producteurs refuseraient le travail, la bour-
geoisie avec son capital ferait triste mine. C'est donc
le travail qui est le vrai producteur de richesses. Le
capital représenta toute la valeur et le produit dont le
travail a été frustré.
Si les premiers trafiquants s'étaient contentés d'é-
changer des objets de consommation contre d'autres
objets de consommation, ils n'auraient pu se créer de
capital. Si deux individus échangent deux objets
d'égale valeur, ils ne sont pas plus riches après qu'a-
vant. Ils peuvent être davantage satisfaits l'un et
l'autre, en possédant un objet qui éveille davantage
leur affection, mais c'est le seul avantage qu'ils ea
2 24 LA SOCIETE FUTURE
tirent. S'il y a bénéfice matériel pour l'un, c'est qu'il
y a perte pour l'autre, c'est qu'alors il y a tromperie,
le « marquage à la fourchette » a fait son apparition.
A l'aurore de l'humanité, lorsque toutes les facultés
de l'homme étaient concentrées sur la possibilité de
vivre, l'homme pouvait bien échanger un objet contre
un autre, mais ce n'était qu'un échange de services,
qui s'opérait, il n'y avait encore aucune place pour le
commerce, ni le capital. Ceux-ci ne firent leur appa-
rition, que lorsque certains individus eurent appris à
spéculer sur les désirs de leurs semblables et à se
faire payer leurs services plus qu'ils ne valaient réel-
lement. Ce dut être la survivance d'un souvenir sem-
blable qui, chez les anciens grecs et romains, leur
avait fait donner aux voleurs et aux marchands un dieu
commun : Mercure!
L'évolution ayant pris cette direction, plus l'homme
s'est développé, plus la spécialisation s'est accentuée,
c'est ce qui fait que le commerce est devenu une ins-
titution que l'on retrouve déjà complètement établie
dès l'aurore de l'époque historique. Plus les échanges
se sont multipliés, plus les capitaux se sont concen-
trés entre les mains de ceux qui avaient formé la
classe mercantile, mais l'ancienneté du vol ne peut
justifier le vol actuel, et ceux qui en sont victimes ont
le devoir de s'y soustraire.
La création de la valeur d'échange, c'est-à-dire la
monnaie, a permis à ce vol de s'établir parmi les as-
sociations humaines, en faisant croire aux individus
à une rémunération de services, tandis qu'on les spo-
liait d'une partie de leur production, en les trompant
sur la valeur réelle des objets. Le capital n'est que le
produit accumulé des vols que les générations passées
LA SOCIÉTÉ FUTURE 2 25
de spéculateurs ont fait subir aux producteurs, et c'est
ce vol que l'on prétend nous faire accepter comme la
conséquence d'une « loi naturelle », pour légitimer
les vols que l'on voudrait continuer de faire subir aux
générations présentes et futures.
Nous venons de voir que l'on n'avait pas pu établir
une véritable mesure de la valeur, nous allons voir
maintenant que, jusqu'à présent, on ne nous a pré-
senté que des conceptions arbitraires de la valeur, que
cette mesure est impossible à créer et que, par consé-
quent, la prétention des économistes et des socialistes
de vouloir établir une société où chacun serait rému-
néré selon son travail n'est qu'une fumisterie, et
qu'une règle établie en ce sens ne sera que la conti*
nuation de la spoliation légale des uns au déirimem
des autres.
i3.
XV
LA MESURE DE LA VALEUR ET LES COMMISSIONS DE
STATISTIQUE
Comme nous l'avons vu, il n'y a pas que les éco-
nomistes pour déclarer la constitution de la valeur
nécessaire à l'organisation d'une société stable. Tous
les socialistes qui ont voulu établir des plans de réor-
ganisation sociale sont venus se buter à cetécueil. Les
socialistes qui demandent l'abolition de la propriété
individuelle ; les collectivistes qui se prétendent révo-
lutionnaires, n'ont rien trouvé de mieux, pour rem-
placer l'organisation capitaliste, que d'établir, dans
leur société, des commissions de statistique, chargées
de veiller à la production et de répartir les produits
au prorata du travail de chacun, ayant reconnu que
la monnaie-étalon, encours, était nuisible, ils en ont
décrété la suppression... pour la remplacer par une
autre de leur invention !
LA SOCIÉTÉ FUTURE 227
Ce que c'est que la force des préjugés!
On a compris touie la fausseté du mercantilisme
actuel ; on a compris qu'il fallait abolir la concurrence
individuelle, en détruisant la monnaie, valeur d'é-
change, instrument de dol et de fraude^ et ceux qui
ont compris cela, ne trouvent rien de mieux que de
remplacer un pouvoir par un autre, de substituer à
l'argent, valeur d'échange, une autre valeur d'échange!
Leurrévolutionnarisme consiste à changer le nom des
choses! Est-ce pour obtenir ce piètre résultat que les
travailleurs doivent risquer leur existence ?
Qu'importe que ceux qui nous gouvernent, tien-
nent, de par la force de leur capital, le droit de nous
imposer leur volonté, dans la production et les échan-
ges ou qu'ils fassent consacrer cette volonté par une
comédie électorale?
Qu'importe aux travailleurs que la valeur d'échange
soit d'un métal plus ou moins précieux : or, argent,
tôle, fef-blanc, papier, cuir-bouilli, carton ou toute
autre substance? Qu'imporre qu'on l'appelle franc,
dollar, livre, florin, heure de travail ou toute autre
épithète dont il plaira de l'affubler, selon l'étalon dont
on se servira pour l'évaluer ? Qu'y aura-t-il de changé ?
Les mêmes causes ne produiront-elles pas les mêmes
résultats? Le danger réside-t-ii dans l'appellation ou
l'emploi de la chose ?
Si, dans la société future, il se fait encore échange
Reproduits, chacun alors, aura intérêt à faire estime
les siens plus que les autres, et aura le droit de se
croire lésé lorsque cette estimation ne sera pas celle
qu'il avait rêvée. Nous verrons alors se reproduire les
inconvénients de la société actuelle.
Pour éviter les tiraillements et les récriminations.
228 LA SOCIÉTÉ FUTURE
il faudrait trouver une base qui permît d'attribuer, à
chacun, la part réelle qui lui revient de son travail.
Il faudrait trouver un moyen qui permît de mesurer,
d'une façon mathématique la part d'efforts de chacun,
a-t-on trouvé cette base? — Voici ce que dit un des
leurs :
«... Le grand moyen d'action, le pivot du mutuel-
lisme, c'est la constitution de la valeur. En eff"et, pour
établir l'égal échange, l'échange à prix de revient, il
faut que la valeur soit constituée.
» Mais, où trouver le critérium de la valeur.^
» Selon Proudhon, c'est l'heure du travail. Il est
bon de faire observer que les socialistes de ÏLiterna-
tionale ont tous été plus ou moins proudhoniens ; et
d'ailleurs, ils en ont tous gardé quelque chose. Si
maintenant nous ne le sommes plus, c'est que nous
avons reconnu qu'il n'y a pas et qu'il ne peut y avoir
de mesure de la valeur.
M Si on voulait absolument constituer la valeur, on
arriverait à tarifer les produits, sans tenir compte ni
du plus ou du moins des talents, ni des études, ni de
tout ce qu'on aurait dépensé de force morale et ma-
térielle pour fabriquer ces produits. »
(Extrait d'un rapport au Congrès de Bâle, cité par
B. Malon dans V Internationale, son histoij'e et ses
principes.)
Et cet aveu est fait par tous, ces pauvres économis-
tes, même, qui ont la prétention de ne marcher que
par « lois naturelles », n'ont pu, jusqu'ici expliquer
celle-là, et sont forcés de convenir que le pivot de
leur système n'est qu'une loi du plus pur arbitraire!
e
En désespoir de cause, les socialistes autoritaires
LA SOCIETE FUTURE 22^
se sont donc raccrochés, faute de mieux à cette mesure
de la valeur : l'heure de travail ! Seulement, il y a des
travaux qui demandent une dépense plus considéra-
ble de forces; il y a des travaux plus répugnants, plus
dangereux, comment se tirer de cet écueil?
Les uns veulent classer ces travaux en corvées so-
ciales, que chacun serait appelé à faire à tour de rôle,
on créerait un tour de service qui, probablement com-
porterait des exceptions, cela va sans dire du moment
qu'ils seront organisés par une autorité. Les autres
trouvent plus pratique de majorer le prix des heures
fournies par le personnel de ces travaux. En tous cas,
voilà déjà de belles causes de division et de chicanes
parmi les sociétés.
Mais, il y a plus. Dans tout travail, il y a plusieurs
facteurs: force musculaire et adresse, travail cérébral
à divers degrés de complexité, raisonnement, mé-
moire, comparaison, simplification ou perfection du
travail, que sais-je encore, n'en voilà-t-il pas assez
pour compliquer la question et rendre le travail des
répartiteurs diablement ardu sinon impossible?
Sur quelle base établir une valeur d'échange qui
donne à chacun le « produit intégral » de son travail,
et empêche toute réclamation? Quel est le dynamo-
mètre qui pourra, constamment, être adapté aux nerfs
de l'individu pour enregistrer les forces dépensées et
leur application, qui pourra enregistrer ses opérations
cérébrales?
Cette valeur d'échange ne pouvant se constituer que
d'une façon tout approximative, selon un travail et
un temps donné, on sera donc forcé d'adopter, à l'a-
miable, une moyenne, entre tous les genres de tra-
vaux? Qui établira cette moyenne? — Les commis-
23o LA SOCIÉTÉ FUTURE
sîons de Statistique. Mais ceux qui se croiront lésés?.,,
comment les satisfera-t-on ? Cette moyenne h leur
imposera-t-on de force? Certains collectivistes se gen-
darment quand on leur dit que leurs commissions se-
raient des gouvernements, « Administration », oui,
« gouvernement, non », répondent-ils.
De deux choses l'une, pourtant, cette adoption de
la valeur sera imposée, ou les travailleurs auront ac-
quis assez de sens pratique, d'abnégation sur les pe-
tites questions d'intérêt, pour accepter une chose qui
leur paraîtrait préférable à l'état de choses actuel?...
Pourquoi, alors, leur refusez-voos cet esprit de so-
lidarité, lorsqu'il s'agit de la société anarchiste ?
D'autre pan, en créant les bons de travail — c'est
le nom de la nouvelle monnaie, — comment empê-
chera-t-on l'accumulation? autre difficulté très im-
portante à résoudre, sinon on ouvre la porte à la pos-
sibilité de capitaliser.
A cela on a répondu que, l'accumulation ne pouvant
porter que sur des objets de consommation, la pro-
priété immobilière, le sol, l'outillage, etc., étant ina-
liénables, les dangers de cette accumulation ne pour-
raient être bien grands.
Au point de vue de la reconstitution de la propriété
individuelle, il est bien évident que cette accumula-
tion ne pourrait être bien dangereuse. Mais il y a un
danger moral : en permettant aux individus d'amasser
et de thésauriser, on leur fournirait le moyen de re-
constituer le commerce et la concurrence individuelle
que l'on a la prétention de détruire dans la reconsti-
tution de la nouvelle société. Au lieu d'amortir 'les-
prit de lucre et de mercantilisme si funestes aujour-.
LA SOCIÉTÉ FUTURE 23 1
d'hui, on les entretiendrait dans l'esprit des individus,
ce serait les inciter à chercher les moyens d'étendre
encore cette facilité d'échange. C'est comme cela qu'a
débuté la société capitaliste. Est-ce bien la peine de
faire une révolution pour en revenir à notre point de
départ?
Mais en dehors de ce danger à échéance, il y en
aurait un plus immédiat, et dont le résultat serait la
dislocation du système collectiviste. Nous allons expli-
quer comment :
Supposons ces individus « mal intentionnés » —
que les collectivistes affirment devoir abonder dans
une société anarchiste. — Supposons ces individus
pouvant produire beaucoup plus qu'ils n'aurom be-
soin — cela se voit tous les jours — et, par là, arri-
vant à accumuler. Pour ne pas noircir le tableau plus
qu'il ne convient, nous laisserons de côté la possibi-
lité dt spéculation ou de, solder des individus qu'ils
emploieraient à satisfaire leurs caprices personnels.,
supposons ces dangers-là écartés. Rien que le fait
d'accumuler est un danger. Car, pendant que, d'un
côté, ils encombreraient les magasins sociaux du pro-
duit de leur activité, cette surabondance n'étant pas
équilibrée par une consommation égale, les calculs
des commissions de statistique se trouveraient ainsi
bouleversés de fond en comble, car, chaque heure de
travail équivalant à un produit représenté en maga-
sin, ce produit ne pourrait être délivré que contre le
« bon » correspondant. S'il se trouvait des individus
laissant périmer leurs bons, faute de besoin, il pour-
rait arriver que d'autres individus, ayant besoiu de ce
même produit en magasin, ne pourraient se le pro-
curer faute du bon y afférent.
233 LA SOCIÉTÉ FUTURE
Les collectivistes ont bien prévu Tobjection, car ils
se sont évertués à trouver toutes sortes de palliatifs.
Mais, comme tous les palliatifs, cela complique fort
inutilement le système et laisse toujours subsister le
danger. Ils ont trouvé, entre autres, l'annulation pé-
riodique des bons de travail inemployés!
Mais les individus peuvent fort bien ne pas conser-
ver leurs bons et les échanger contre des produits qui
se conservent indéfiniment. Puis, où serait la raison
de m'empêcher d'échanger mes anciens bons contre
des nouveaux, à l'époque de leur renouvellement ? —
Il pourrait se faire que je veuille travailler et accu-
muler dix, vingt ans de mon existence pour faire la
noce ensuite, à rien produire, de quel droit m'en em-
pecheriez-vous? Instituerez-vous la consommation
immédiate et obligatoire?
Mais, autre difficulté encore. Il y a des gens qui^
sans intentions perverses, peuvent avoir la faculté de
produire indéfiniment et y trouver leur plaisir, sans
éprouver le besoin de consommer ce qu'ils produi-
sent. Or, chaque bon de travail devra être représenté,
en magasin, par son équivalent en produits; il pourra
surgir alors, dans une société soi-disant égalitaire,
cette anomalie que, faute de besoins, des individus
auront laissé périmer leurs bons, et qu'il y aura ainsi,
en magasin, des produits inutilisés, pendant que d'au-
tres individus ne pourront satisfaire leurs besoins,
faute de produire en conséquence.
Puis, comme les commissions de statistique doivent
régler la production selon les besoins de la consom-
mation, se trouvant en présence de produits inutilisés,
elles se verront, forcément, amenées à restreindre la
production desdits produits. Et, de même que, dans
LA SOCIÉTÉ FUTURE 233
Ja société actuelle, l'encombrement des magasins pro-
duit la pauvreté et le chômage pour les producteurs,
nous nous demandons quelles complications pour-
raient surgir de toutes ces causes de perturbation.
Et nous arrivons alors à cette alternative citée plus
haut : ou bien forcer les individus à dépenser leurs
« bons de travail » ou bien détruire les produits non
réclamés, ou bien en faire une distribution gratuite
aux « nécessiteux » ! — Rétablissement de l'assis-
tance publique, alors?
Mais les collectivistes affirment que leurs commis-
sions de statistique n'auraient aucun pouvoir pour
imposer leurs décisions? — Il faudrait donc qu'elles
acceptent de barboter dans le gâchis qui découlerait
de leur tentative d'organisation, qu'elles laissent se
produire le chômage qui résulterait de l'encombre-
ment des produits, ou bien alors qu'elles passent par
dessus les règles qu'elles auraient elles-mêmes éta-
blies, ou bien encore qu'elles fassent appel à la bonne
volonté des individus?
Pourquoi leur nier, alors, le droit et la faculté de
s'orienter eux-mêmes, au gré des circonstances?
C'est ici que, malgré toutes les dénégations, nous
voyons poindre le rôle de ces fameuses commissions
de statistique. Elles réglementeraient les heures de
travail en fixant à chacun le temps qu'il devrait four-
nir à la collectivité; elles réglementeraient la produc-
tion en indiquant à chacun ce qu'il devrait produire;
il n'y a que la consommation : nous voyons bien
comment on la limiterait, mais non comment on la
balancerait avec la production. Dans une société sem-
blable, l'individu se trouverait limité dans tous ses
actes, à chaque mouvement il se casserait le nez contre
234 LA SOCIÉTÉ FUTURE
une loi prohibitoire. Gela peut être du «• collecti-
AÙsme », mais, à coup sûr, ce n'est pas là de l'égalité;
de la liberté encore bien moins.
En dehors de tous ces inconvénients, il y en a en-
core un plus dangereux. C'est qu'en instituant ces
commissions — qui ne seraient autre chose qu'un
gouvernement, sous une dénomination différente —
nous n'aurions tout bonnement fait une révolution
que pour activer la concentration des richesses, qui
s'opère aujourd'hui dans les hautes sphères capita-
listes, et arriver, en fin de compte, à mettre entre les
mains de quelques-uns la propriété de Toutillage et
de toutes les richesses sociales, à augmenter cette bu-
reaucratie qui nous épuise et nous tue actuellement.
Les capitalistes voudraient, aujourd'hui, détruire
l'Etat en le fragmentant, et en faisant de chacune de
ses fonctions une entreprise industrielle. Gela pour
y mettre la main plus sûrement encore qu'ils ne l'ont
déjà. Les collectivistes veulent s'emparer de la ri-
chesse pour la concentrer entre les mains de l'Etat,
même besogne au fond, prise en sens inverse pour
arriver au même résultat.
Aujourd'hui que l'Etat ne possède qu'une minime
partie de la fortune publique, il a su créer, autour de
lui, une foule d'intérêts particuliers qui sont inté-
ressés à sa conservation et font, d'autant, obstacle à
notre émancipation. Que serait-ce donc d'un Etat pa-
tron, capitaliste et propriétaire, tout à la fois ? D'un
Etat omnipotent, disposant, à son gré, de toute ia
fortune sociale et la répartrssant au mieux de ses in-
térêts. Un Etat, enfin, qui serait maître, non seule-
ment de la génération présente, mais aussi des gêné-
LA SOCrÉTÉ FUTURE 235
rations futures, en prenant à sa charge l'éducation
de Fenfnnce, et pouvant ainsi, à volonté, lancer l'hu-
manité dans la voie du progrès par une éducation
large et sans bornes, ou bien en arrêter le dévelop-
pement par une éducation étroite et rétrograde. On
recule effrayé devant une telle autorité, disposant de
si puissants moyens d'action.
C'est comme le capitalisine. Il est parvenu à créer
un ordre de choses qui lui aiJe à soutenir ses inté-
rêts de classe, mais chaque membre de cette classe a
des intérêts particuliers qui le mettent en antagonisme
avec les membres de sa caste et font que le travailleur
en profite pour en arracher un avantage. Une révo-
lution collectiviste aurait pour effet d'accélérer la fu-
sion de nos deux ennemis : le Capital et l'Autorité !
Nous nous plaignons que la société actuelle nous
arrête dans notre marche en avant, nous nous révol-
tons de ce qu'elle comprime nos aspirations sous le
joug de son autorité ! Que serait-ce donc dans une
société où rien ne pourrait se produire, s'il ne portait
l'estampille de l'Etat représenté par les commissions
de statistique ?
Dans une société semblable toutes les bonnes vo-
lontés seraient annihilées, toutes les initiatives se-
raient brisées. Aucune idée nouvelle ne pourrait voir le
jour, si elle ne parv^enait à se faire reconnaître d'utilité
publique; or, comme toute idée nouvelle est forcée de
lutter contre les idées ayant cours, ce serait l'étouffe-
ment systématique, Técrasement complet pour toute
idée neuvfc. Elle serait morte avant d'avoir vu le jour.
Ainsi, pour ne prendre qu'un exemple, l'imprime-
rie qui, jusqu'à ce jour, a été un des plus puissants
236 LA SOCIÉTÉ FUTURE
moyens de progrès, en permettant de vulgariser les
connaissances humaines, et que les lois les plus res-
trictives ne peuvent parvenir à faire taire, l'imprime-
rie serait fermée aux idées nouvelles ; car, quel que
soit le désintéressement de ceux qui seraient appelés
à former le gouvernement collectiviste, on nous per-
mettra — et la largeur de conceptions que déploient
ses apôtres actuels, ne peut guère nous enlever ce
doute, — on nous permettra de douter qu'ils puissent
pousser l'abnégation jusqu'à laisser imprimer quoi
que ce soit, attaquant leurs actes, leur autorité, leurs
décisions; surtout lorsqu'ils pourraient se croire in-
vestis du soin de mener les individus à un bonheur
qu'ils se déclarent incapables d'atteindre sans eux, et
que, pour légitimer ce refus, il leur suffirait d'alléguer
des considérations d'ordre public : que, par exem-
ple, les forces productrices étant toutes absorbées par
les besoins immédiats, il ne leur serait pas loisible
de les détourner de leur fonction pour la création de
choses dont le besoin n'est pas suffisamment établi.
Et plus ces hommes seraient sincères, plus ils au-
raient foi en l'ordre de choses dirigé par eux, plus
ils seraient impitoyables pour les idées qui vien-
draient combattre leurs conceptions. Etant ferm.e-
ment convaincus que le bonheur humain est au bout
de leurs spéculations, ils n'en étoufferaient que plus
impitoyablement les idées contraires. Nous avons
trop souffert de l'autorité pour ne pas prendre nos
précautions contre l'avenir, nous ne voulons plus re-
mettre nos destinées à la disposition des errements
individuels ou collectifs.
Les commissions de statistique, nous dit-on, ne se-
LA SOCIÉTÉ FUTURE 23/
raient pas une autorité : elles détermineront la pro-
duction, répartiront les ipToduhs, elles établiront ceci ,
organiseront cela, mais ça ne serait pas un gouver-
nement. Ho ! pas le moins du monde. Comment donc !
bien au contraire, elles seraient les servantes du peu-
ple !
Nous demanderons alors : Si les groupes ou indi-
vidus, restent libres de les envoyer promener quand
elles les embêteront, où est leur utilité ? N'est-il pas
plus simple de laisser les individus s'organiser libre-
ment, régler leur production et leur consommation
comme ils l'entendront ? sans venir compliquer la
chose d'un rouage inutile ?
Quelles que soient les dénégations de ces partisans
honteux de l'autorité, ils auront de la peine à sortir
de ce dilemme : Ou bien les groupes et les individus
seront libres d'accepter ou de rejeter les décisions de
ces commissions, ou bien ces décisions auront force
de loi ?
Dans le premier cas, inutile d'établir les commis-
sions, dans le second, il faudra donc créer une force
pour appuyer ces décisions ? En ce cas, alors, que
devient la liberté des opposants ?
XVI
LA DICTATURE DE CLASSE
Mais c'est si bien un. gouverne m eut, avec tous ses
pouvoirs, tous ses attributs, qu'ils veulent établir
que, pour le justifier à l'avance, les socialistes auto-
ritaires proclament bien haut : qu'il faudra établir la
« dictature de classe ».
Qu'entend-on par « dictature de classe »? Voilà,
par exemple, ce que l'on oublie d'expliquer. Ne se-
rait-ce pas là encore un de ces mots pompeux, bien
ronflants, bien sonores et tout à fait vides de sens,
ne signifiant absolument rien ; mots creux que l'on
jette, de temps à autre, en pâture à la foule, pour évi-
ter de lui donner des explications que l'on serait bien
en peine de fournir. Mots semblant contenir tout un
monde de promesses, dont s'emparent les naïfs pour
s'en faire un drapeau, et à l'aide desquels on les berne
et on les bafoue. « Dictature de classe » ! Voyons
donc ce que cela veut dire.
« Ce serait l'arme des travailleurs contre la bour-
LA SOCIÉTÉ FUTURE 239
geoisie », nous répond-on. — Très bien ; mais com-
ment CKercera-t-on cette « dictature de classe » au
lendemiiin d'une révolution * qui, pour avoir réussi,
aura dû avoir, pour effet, justement, de faire dispa-
raître toutes les inégalités sociales ?...
Isous avons beau creuser ce problème, nous ne
pouvons en tirer qu'une conclusion. — En agitant
devant l'imagination des travailleurs, le spectre bour-
geoiSj on veut les habituer à n'être qu'une masse
aveugle, inconsciente, recevant le mot d'ordre de
certaines têtes de colonnes; on voudrait les habituer
à n'agir que d'après une impulsion donnée par un
centre directeur, sans permettre la moindre initiative
personnelle; on préparerait ainsi l'avènement de tout
un système dictatorial que personne n'aurait à discu-
ter, que l'on imposerait, à tous, au lendemain de la
révolution.
Cela est bien calculé ; avec ce système, le gouver-
nement officiel pourrait, à la rigueur, se faire hum-
ble, soumis, faire semblant de ne marcher q.ue d'après
les ce désirs du peuple «. Pas besoin en apparence, de
police et d'armée officielles, ces moyens coercitifs lui
seraient spontanément fournis par ce bon populo,
toujours généreux. N'aurait-on pas en main toutes
les forces vives de la Révolution, habituées à exécu-
ter, sans discuter, les ordres suggérés par les comités
directeurs anonymes ! La dictature de l'Hôtel-de-
Ville pourrait se faire paterne et doucereuse, nous en
aurions une, insaisissable et toujours renaissante
dans nos rangs.
I. Les autoritaires, eux, admettent la transformation sociale
brusquement opérée par une révolution. Ils en font la raison
de l'autorité qu'ils veulent établir.
240 LA SOCIÉTÉ FUTURE
Nous devons combattre, de toutes nos forces, une
pareille dictature, cent fois plus terrible, dans ses ef-
fets, que toutes celles qui ont pu exister jusqu'à pré-
sent. Le peuple ne ferait qu'imposer ce qui lui serait
dicté par ses maîtres, alors qu'il croirait imposer ses
propres volontés. Pas une mesure dont il demande-
rait l'application qui ne lui fût suggérée par ceux
qui en auraient besoin pour le mater.
De plus, les individus que l'on aurait arrachés à
l'atelier^ ne pourront plus produire, forcés, qu'ils se-
ront, de donner tout leur temps à l'exercice de cette
dictature. Ils deviendront donc, par ce fait, des bour-
geois? La première chose qu'ils auraient à faire, se-
lon nous, pour inaugurer leurs fonctions, serait de se
supprimer eux-mêmes.
A cela, on nous répondra que, exerçant cette dic-
tature de par la volonté de leurs camarades, et au
profit du bien-être général, leur production, pour
n'être pas matérielle, n'en serait pas moins effective,
puisqu'ils contribueraient à la bonne marche de l'or-
dre social. Que les facultés productrices, du reste, ne
se bornent pas à ouvrer des objets, et que le savant
qui résout un problème d'algèbre, de physique ou de
psychologie, est producteur au même titre que celui
qui a cultivé un champ, tourné une pièce mécanique
ou fabriqué une paire de bottes. Qu'ils ont droit à
une rétribution, quel que soit .e mode de leur acti-
vité.
Certes, nous savons que le travail cérébral peut
I. Nous supposons que ce soient des ouvriers que l'on aura
pris pour « dictaturer ».
LA. SOCIÉTÉ FUTURE 24 1
?tre aussi producteur que le travail manuel, nous ne
voulons pas exalter l'un aux dépens de l'autre. Cha-
que manifestation de l'individualité humaine est
utile à la bonne marche de l'humanité, toutes doi-
vent avoir leur place dans la société que nous vou-
lons. Mais défions-nous des arguties des partisans du
distinguo.
A quoi nous servirait de Jeter une aristocratie par
dessus bord, si nous nous empressions d'en élever
une autre à sa place? En serions-nous plus avancés?
« Nous serions conduits par nos égaux », nous
dit-on. Ils ne le seraient plus du jour où nous leur
aurions donné le droit de nous commander. Et
qu'importe qui dicte l'ordre, quand celui qui le re-
çoit n'a plus qu'à obéir?
Ah ! ce qui pèse aujourd'hui si lourdement sur nos
épaules, ce n'est pas le petit nombre de patrons et de
propriétaires qui vit de notre travail. Si la misère
étreint, à l'heure actuelle, tant de travailleurs ce n'est
pas tant que la propriété appartient à quelques indi-
vidus, mais c'est surtout parce que ces individus ont
besoin de tout un système d'organisation hiérarchi-
que qui entraîne, avec lui, la création d'une foule
d'emplois inutiles qui, tous, pèsent sur le producteur
et pour lesquels ce dernier est forcé de travailler.
Qu'importe que Ton nous change les noms, qu'im-
porte la façon de recruter le personnel, si la charge
nous reste sur les épaules ?
»
Si le peuple réussit à faire sa révolution, en s'em-
parant de la propriété, avons-nous dit, les classes de-
vront, par le fait, être abolies? Et alors, nous ne
voyons plus la nécessité d'exercer, à leur rencontre,
14
242 LA SOCIÉTÉ FUTURE
une dictature quelle qu'elle soit. '.; Il restera, » dit-
on, « des bourgeois qui pourraient être un danger
pour le nouvel état de choses, c'est leur existence qui
nécessitera l'établissement de cette dictature ».
Très bien; on établira un pouvoir pour réduire à
l'impuissance ceux qui voudraient ramener la société
en arrière. Rien de mieux. Mais ce pouvoir, une
fois établi, qui l'empêchera de faire la guerre à ceux
qui voudront marcher en avant ? — Portés au pouvoir
pour faire la guerre aux individus mécojitents de
la situation par vous créée, qui saura faire la diffé-
rence entre ces mécontents: de ceux qui voudront
pire et de ceux qui voudront mieux?
Allons donc! cette dicta. ure est par trop élastique,
nous n'en voulons pas. Pour nous, partisans de la li-
berté vraie, nous considérons que le mauvais vou-
loir de quelques individus isolés dans la société ne
justifie pas la réglementation de tous. Privés de ce
qui fait leur force aujourd'hui : capital, autorité, la
mauvaise volonté des bourgeois ne saurait être un
danger pour personne. Un pouvoir à la tête de la so-
ciété serait un danger pour tous.
Et puis, sérieusement, croit-on qu'une transforma-
tion sociale, devant arracher la propriété des mains
de la minorité, puisse s'établirsans avoir à passer par
par les tâtonnements que l'on prévoit pour la société
anarchiste ? — Assurément non. Puis, avantage pour
ce dernier, pendant qu'il irait^ en tâtonnant c'est
vrai, mais librement du moins, laissant à chaque ca-
ractère, à chaque tempérament, la faculté d'évoluer,
selon sa conception, en développant son initiative,
l'organisation centralisée, avec sa prétention d'établir
un système unique, irait, heurtant de front, la sus-
LA SOCIÉTÉ FUTURE 243
ceptibilité des uns, les espérances des autres, créant
des mécontents, mais aussi des satisfaits et des inté-
rêts nouveaux autour d'elle qui, se resserrant autour
de cette nouvelle autorité, s'en servirait pour réduire
les premiers, ne leur laissant d'autre porte de sortie
qu'une révolution nouvelle.
Au contraire, en laissant les groupes libres de leur
organisation, tel groupe qui ne se trouverait plus en
rapport avec les développements de la société, pour-
rait se réorganiser sur de nouvelles bases; les indivi-
dus faisant partie de ce groupe, pourraient, si ce
groupe ne répondait plus à leurs aspirations, le quit-
ter pour entrer dans un autre qui répondrait mieux L
leurs nouvelles conceptions ou en former un nou-
veau, selon leur manière de voir; cela sans amener
de perturbation dans la société; car ces changements
auraient lieu partiellement et par degrés, tandis que
la centralisation imposée exige toujours une révolu-
tion pour changer le moindre de ses rouages.
La marche de l'humanité ne nous présenterait
plus ainsi qu'une évolution continuelle qui nous
conduirait sans arrêts, sans à-coups, au but que nous
envisageons tous: le bonheur de chacun... — Mais
dans le bonheur commun, ajouterons-nous.
On voit par ce qui précède que, loin de vouloir
faire sauter à tous moments et hors propos, ceux qui
ne seraient pas de notre avis, nous ne demandons,
au contraire, que le droit' ou plutôt la latitude d'exer-
cer ce droit naturel inhérent à notre existence. Que
I. Le droit nous n'avons pas besoin qu'on nous l'accorde,
nous savons le prendre au besoin, c'est la possibilité de l'exer-
cer que nous voulons.
2^4 ^* SOCIÉTÉ FUTURE
l'on nous laisse libres de nous organiser comme nous
l'entendrons, libre à ceux qui ne penseront pas.çomme
nous de s'organiser selon leurs propres conceptions.
Est-ce notre faute si ceux qui nous oppriment ne
nous laissent, pour faire Jour à nos réclamations,
d'autre issue que la violence, qu'ils ne se gênent pas
d'employer à notre égard.
Nous voulons reprendre notre place au soleil. La
bourgeoisie refusant de nous la laisser prendre paci-
fiquement, espère-t-elle sérieusement que nous allons
platement nous coucher à ses pieds, attendant patiem-
ment qu'elle nous Jette un os à ronger?
Elle se sert du pouvoir dont elle s'est emparé, et
de la situation économique qui nous est faite, pour
nous asservir et nous exploiter, ne nous laissant d'au-
tre alternative que de subir lâchement notre exploita-
tion ou de lui passer sur le ventre ; qu'elle ne s'en
prenne donc qu'à sa rapacité si la révolution est un
des moyens qui se présentent à nous pour nous éman-
ciper. La violence appelle la violence; ce n'est pas
nous qui avons créé la situation. L'infatuation bour-
geoise en est la première fautrice.
Mais si nous voulons déposséder la bourgeoisie
de cette propriété qu'elle détient, si nous voulons la
déloger de ce pouvoir où elle s'est réfugiée comme
dans une citadelle, ce n'est pas pour exercer l'auto-
rité à notre tour, ce n'est pas pour permettre à une
classe et à des individus de se substituer à elle dans
l'exploitation de l'activité humaine.
La bourgeoisie, en 89, en s'emparant des biens de
la noblesse et du clergé, s'est arrangée à en faire bé-
néficier quelques-uns des siens, au détriment de ceux
qui y avaient droit, avant eux, puisqu'ils les culti-
LA SOCIÉTÉ FUTURE 2^5
vaient eux-mêmes. Elle a fait ainsi une révolution de
classe. Nous, nous voulons l'affranchissement de l'in-
dividu, sans distinction déclasse, c'est pourquoi nous
voulons arracher la propriété à la classe qui la dé-
tient pour la mettre à la disposition de tous, sans ex-
ception, pour que chacun puisse y trouver la facilité
de développer ses propres facultés.
Et si, pour accomplir cette transformation, nous
avons recours à la force, loin défaire acte d'autorité,
comme cela a bêtement été dit, nous faisons, au con-
traire, acte de liberté, en brisant les chaînes qui nous
entravent.
Un autre argument en faveur de l'autonomie des
groupes et des individus, dans une société vraiment
basée sur la solidarisation des efforts et des intérêts
de tous, c'est que l'idée humaine progresse sans cesse,
tandis que l'individu, au contraire, arrivé à une pé-
riode où s'arrête le développement de son cerveau,
s'ankylose intellectuellement, et considère comme
folies les idées neuves professées par de plus jeunes
que lui.
Est-ce que, par exemple, les idées de 48, ne nous
paraissent pas, aujourd'hui, des plus anodines, pour
pour ne pas dire des plus rétrogrades? Et les quel-
ques survivants de cette époque qui, jadis, passaient
pour des exaltés, dans quel camp les trouve-t-on au-
jourd'hui ?
Sans remonter aussi haut, se battrait-on, aujour-
d'hui, pour les seules idées ayant cours en 71 : indé-
pendance communale, socialisme non défini } —
Qu'avons-nous vu au retour des amnistiés qui, par
le fait de la déportation, se sont trouvés séparés du
14.
246 LA SOCIÉTÉ FUTURE
courant intellectuel ? — Ils sont revenus, pour îa
plupart \ à peine à la hauteur des radicaux qu'ils lais-
saient fort loin, derrière eux, avant les événements.
Nous ne voulons pas chercher où ils se trouvent au-
jourd'hui.
Non, tant que l'on voudra établir un mode unique
d'organisation, on créera par là une barrière contre
l'avenir; barrière qui ne pourra disparaître que parla
fait d'une révolution de la génération suivante.
Que ceux qui se croient supérieurs à la masse en-
tière, se proclament ses directeurs, et réclament des
institutions pour pouvoir exercer leur « protectorat >:,
ils sont dans leur rôle. Quant à nous, qui voulons
l'égalité et la liberté vraies, sans restrictions, qui pen-
sons qu'un homme en vaut un autre, quelles que
soient leurs différences d'aptitudes, convaincus, même
que ces différences ne sont qu'un gage de plus du
bon fonctionnement d'une société harmonique, ce
n'est pas une dictature de classe que nous voulons,
mais la disparition complète, absolue, de toutes les
inégalités et privilèges qui les constituent.
I. Nous parlons ici, bien entendu, des sincères et non des dc-
crocheurs de timbales, dont l'ambition les tait se ranger tou-
jours du côté où il y a à glaner, et ensuite cracher sur leurs an-
ciens coreligionnaires.
XVII
LES Services pubi-Ics
Pour justifier la nécessité d'un système de répar-
tition dans la société future, on s'est basé sur cet
argumen'- : Timpossibilité de produire suffisamment
pour permettre à chacun au lendemain de la révolu-
tion de puiser dans les produits à sa convenance.
Il n'y a pas besoin de se perdre en longs travaux
de recherches de statistique pour répondre à cette
crainte. Dans le troisième chapitre de ce travail, nous
avons, il nous semble, énuméré assez de causes de
dilapidations dans la société actuelle, assez démontré
que la misère dont souffrent les travailleurs n'est pro-
duite que par l'excès d'abondance, pour qu'il nous
suffise ici de le rappeler pour mémoire.
Dans la société actuelle, le travail productif est
considéré, sinon comme déshonorant, du moins
comme quelque chose de pas trop bien « porté »
puisqu'on qualifie de « classes inférieures », ceux
qui sont astreints à cette besogne. L'idéal offert au-
248 T.A SOCIÉTÉ FUTURE
jourd'hui à l'individu n'est pas de se rendre utile à
l'humanité, mais d'arriver par n'importe quel moyen
à se tailler une situation économique qui lui permette
de vivre à rien faire. — Aux dépens de qui, cela
importe peu au capitaliste, pour^'u que les rentes
soient payées, il ne s'inquiète guère de savoir sur
qui elles sont prélevées.
Or, dans la société que nous voulons, le mobile de
l'activité humaine doit être déplacé. L'idéal ne doit
plus être le parasitisme, mais l'ambition de se créer
soi-même ses Jouissances. L'orgueil de l'homme ne
doit plus être d'énumérer le nombre d'esclaves qu'il
exploite, mais de prouver qu'il n'y a pas une jouis-
sance qu'il ne soit capable d'acquérir par ses propres
forces. De ce fait, tout le travail inutile qu'impose
l'organisation sociale actuelle sera transformé en
travail productif et contribuera d'autant à la produc-
tion générale au lieu de vivre sur elle.
Tout ce qui constitue l'armée, la bureaucratie, la
foule innombrable de domestiques des deux sexes,
la police, la magistrature, la législature, tous ces em-
plois parasitaires n'ayant d'autre fonction et d'autre
utilité que la bonne marche de l'organisation actuelle,
ou de satisfaire aux caprices et au service personnel
des exploiteurs ou d'en assurer la défense, seraient
tous relevés de leur inutilité sociale et rendus à leur
propre initiative, à leur activité personnelle qui les
porteraient à travailler à leur propre jouissance.
Tous ces fonctionnaires, tous ces employés et
comptables qui passent leur vie à paperasser dans les
bureaux, perdant leur temps et faisant perdre celui
du public, parce que le capitaliste ou l'Etat ont besoin
de savoir où ils en sont de leurs opérations sans que
LA SOCIÉTÉ FUTURE 2^9
cela soit d'aucune utilité pour la société, seraient ren-
dus à la vie active et productrice.
Les terrains laisses en friche par des propriétaires
négligents repus ou reculant devant les premiers
frais d'une exploitation plus sérieuse ; ces parcs d'a-
grément, ces terrains de chasse, dépeuplant des pays
entiers pour servir aux seuls « esbattements » d'un
particulier, seraient rendus à la production, en étant
mis à la disposition de ceux qui voudraient les cul-
tiver.
Et nous avons vu qu'ils étaient nombreux ces
espaces arides et improductifs qui restent stériles par
le caprice du propriétaire, ou parce que la dépense
qu'ils nécessiteraient pour leur mise en culture, ne
pourrait 'être récupérée immédiatement par le pro-
priétaire avide, à la recherche de revenus d'usurier,
mais qui; dans la société future n'exigeraient qu'une
association d'efforts et de bonne volonté, pour être
mis en état de production.
D'autre part, la petite propriété avec son système
de clôtures, d'entourages, de morcellement et d'é-
goïsme individuel, force les individus à se calfeutrer
chacun sur son coin de terrain et à user d'un outillage
rudimentaire, faute d'assez d'espace et de bras pour
en utiliser un plus compliqué mais plus producteur.
La révolution en rasant les clôtures, en supprimant
les limites, en confondant les intérêts, permettra aux
individus de mieux comprendre leurs intérêts.
Lorsqu'ils auront compris qu'en s'associant avec
leurs voisins, ils pourront utiliser une machine qui
leur fera le travail de tous en huit jours, quand, in-
dividuellement, ils en auraient quinze ou trente à
dépenser s'ils persistaient à se terrer dans leurs coinç
25 O LA SOCIÉTÉ FUTURE
avec leur outillage primitif, ce sera le meilleur moyen,
de les amener à arracher d'eux-mêmes les bornes de
leurs domaines.
Les machines à vapeur lancées dans les plaines
défonceront le sol, le fouilleront sans relâche pour
lui arracher ses sucs nourriciers : un progrès entraî-
nant l'autre, la chimie sera appelée à l'aide pour lui
restituer sous forme d'engrais parfaitement assimi-
lables et aménagés selon la production que l'on veut
activer les éléments que l'on en aura tiré, sous forme
de grain, de fruit, de racine ou de feuilles.
Ce n'est donc pas une hérésie scientifique d'affirmer
que dans la société de l'avenir, la production pourra
être portée à un degré tel, que nul n'aura besoin de
limiter son appétit, ni utilité d'un pouvoir réparti-
teur.
On a insisté surtout sur ce fait, qu'il y a des pro-
duits tels que la soie par exemple, les vins fins, et
autres du même genre qui ne pourront être créés de
façon à satisfaire à toutes les demandes.
Si la révolution s'est faite, c'est que les travailleurs
auront compris d'où venaient les causes de leur
misère. Ils auront été assez intelligents et assez éner-
giques pour avoir su trouver et y porter le remède.
C'est s'en faire une étrange idée, il nous semble, de
supposer qu'ils pourront tout d'un coup redevenir,
assez stupides pour s'entre-déchirer les uns les autres,
s'ils n'onl pas au-dessus d'eux, une autorité tutélaire
pour leur partager un morceau de soie, un panier de
truffes, une bouteille de vin de Champagne, ou tout
autre objet dont la valeur ou la recherche n'est le plus
souvent motivée que par sa rareté, n'a d'autre utilité
I.A SOCIETE FUTURE 2D I
que la satisfaction d'un sentiment de vanité^ et peut,
sans inconvénient les trois quarts du temps être rem-
placé par itn produit similaire aussi agréable, mais
moins recherché, parce que plus commun.
Cette objection est si stupide qu'il n'y aurait même
pas à y répondre. Mais ce sont des arguties sembla-
bles que les défenseurs de l'autorité aiment à mettre
en avant. Comme la société future ne pourra nulle-
ment forcer les limites de la nature et ceux qui la
prévoient encore bien moins, il s'ensuit qu'il n'est
possible d'élucider les questions que nous pose ce
problème, que par des calculs et des raisonnements
de probabilités, nos adversaires en triomphent, pour
se poser en hommes pratiques, en esprits positifs et
scientifiques.
Ecoutez-les ; Eux, au moins, ne se perdent pas en
vagues rêveries, en sentimentalité bête, ni en spécu-
lations sur la bonté de l'homme. Ils ont étudié le
fonctionnement de la société dans tous ses recoins,
dans Je dernier de ses rouages, dans le plus minu-
tieux de ses détails, aussi, ce qu'ils sont ferrés ! —
L'individu? bon ou mauvais, peuh ! qu'ont-ils besoin
de ce détail. Ils ont décidé d'avance que la société ne
marcherait que d'après leur propre volonté, ils ont
donc une solution toute prête à toute difficulté qui
pourra embarrasser un partisan de l'autonomie. L'au-
torité n'est-elle pas la baguette magique qui dompte
toutes les résistances?... jusqu'au jour où on la casse
sur le dos de ceux qui s'en servent.
Ainsi, voilà des travailleurs qui se seront battus
pour obtenir la satisfaction de leurs premiers besoins
matériels et intellectuels ; ils auront été assez intelli-
253 LA SOCIÉTÉ FUTURE
genis pour assurer leur triomphe et ils se trouveraient
arrêtés, dans la voie de leur émancipation parce qu'il
n'y aura pas assez de truffes pour tout le monde ! —
Le Champagne manque, l'avenir de l'humanité est
perdu! Voilà l'idéal des socialistes et des bourgeois.
Nous, nous préférons penser, pour l'honneur de
l'humanité, que les hommes assez intelligents pour
renverser une société qui les exploitait, sauront s'ca-
tendre à l'amiable pour la répartition de produits en
trop petite quantité pour pouvoir être distribués à
profusion et qu'au besoin, les plus intelligents sauront
faire abandon de leur tour à ceux qui ne le seraient
pas assez pour attendre patiemment que vînt le leur.
Nous objectera-t-on que notre réponse est enfan-
tine — elle n'est pourtant qu'appropriée à l'objection!
— que nous nous basons sur de la sentimentalité, sur
la bonté d'un être idéal et non tel qu'il existe, etc. —
Cherchons mieux, cela nous est égal.
« Il y a des produits dont la rareté ne permet pas
que chaque individu en ait à sa suffisance, donc il
faut un gouvernement qui évitera les contestations
en les consommant lui-même ou en les distribuant à
ses créatures », voilà le raisonnement des partisans
de l'autorité. N'y aurait-il pas moyen de trouver une
solution plus avantageuse?
Dans la société actuelle, on voit des individus or-
ganiser entre eux, sans le secours de l'Etat, des so-
ciétés de secours mutuels, des tontines où tous ver-
sent à la masse que chacun empoche quand vient son
tour. Malgré les multiples causes de dissensions que
fournit l'organisation sociale actuelle, cela marche et
fonctionne aussi bien que ça peut marcher, dans une
société qui est basée sur l'antagonisme des individus.
LA SOCIÉTÉ FUTURE 253
Qu'est-ce qui empêcherait dans la société future les
individus d'organiser une tontine semblable pour la
distribution des objets en litige ?
Pourquoi cette supposition répugnerait-elle ? Au-
jourd'hui, malgré toutes les causes de dissension,
malgré les divisions d'intérêt dans notre société où
les individus sont forcés d'étouffer une partie de leurs
besoins, nous les voyons, lorsqu'ils sont rassemblés,
se faire des politesses dans un repas pour laisser à
leurs voisins, ou s'offrir l'un à l'autre les meilleurs
morceaux qui sont sur la table.
Et dans les familles. S'il y a un bon morceau, ne
voit-on pas la femme après que les enfants sont servis,
réserver pour l'homme « qui travaille et a besoin
de réparer ses forces », la part de viande la plus
grosse, le verre de vin s'il y en a? S'il y a des vieux,
chacun s'ingénie à leur chercher dans le plat le mor-
ceau qti'ils aiment. Et quand le pain manque à la
maison, le père et la mère ne savent-ils pas rogner
sur leur part, insuffisante déjà, pour grossir celle des
enfants moins aptes à supporter les privations ? Au
lieu d'avoir une société où les individus sont forcés
de se traiter en ennemis, faites que cette société ne
soit plus qu'une grande famille, et ce qui se produit
dans la famille diminuée d'aujourd'hui, se produira
dans la grande de demain.
Aujourd'hui, où tout est spécialisé, ceux qui pro-
duisent le Champagne, la soie, ne produisent que cela.
L'appropriation individuelle fait possesseur d'un clos
renommé un seul individu qui en emploie plusieurs
à la production dudit terrain. Dans la société future,
les individus étendront leurs facultés productives à
une foule d'objets. Ils seront donc forcés d'augmen-
i5
254 ^^ SOCIETE FUTURE
ter leurs groupemenis, et un plus grand nombre d'in-
dividus prendront part à la production de chaque
spécialité. Voilà donc, déjà, un procédé de diffusion
des objets qui se présente à nous tout naturellement.
D'autre part, ceux qui produiront un objet quel-
conque, ne se borneront pas à en fabriquer spéciale-
ment pour eux. On en fabriquera pour des amis
auxquels on voudra faire plaisir, on en fabriquera
pour les groupes ou individus avec lesquels on est
en relation et dont on attend des services sembla-
bles.
Il en sera de même de ceux qui produiront la soie,
le Champagne, etc., en admettant que la possibilité
de fabrication de ces produits ne puisse se faire sur
une plus grande échelle qu'elle ne se fait actuelle-
ment. Ceux qui éprouveront, le plus vivement, le
besoin de boii ) du Champagne ou de s'habiller en
soie, pourront essayer leurs facultés productives sur
ces objets, mais comme l'homme ne vit pas que de
Champagne et de soie, ils seront bien forcés de nouer
des relations avec d'autres groupements pour en tirer
autre chose, et, par conséquent, de faire circuler leurs
produits.
L'espoir d'obtenir, par échange, des objets « s-i
prisés », poussera les individus à s'ingénier à créer
des choses nouvelles, capables d'éveiller les désirs de
chacun. Et voilà que nous trouvons, sans le chercher,
encore un de ces stimulants de l'activité humaine,
dont les partisans de l'autorité accusent la société
anarchiste de manquer.
Puis, on se dégoûte vite des choses que Ton a à
profusion. Les facultés d'absorption des individus
ont des limites. Quand les premiers seront saturés
LA. SOCIÉTÉ FUTURE 255
des objets de leur convoitise, ils offriront d'eui-
mêmes leur place à de nouveaux consommateurs.
Les colleciivistes aj'ant nié, dans un but de tac-
tique, que leur gouvernement fût un gouvernement,
il leur fallait bien trouver une épithète capable d'en-
dormir les susceptibilités de ceux qui ne se conten-
tent pas d'affirmations, et fît passer la chose que l'on
voulait cacher dessous : « Services publics » voilà
qui sonnait bien. Service public, bonheur public, ré-
publique, cela vous a un cachet si bon apôtre! Qui
pourrait s'en méfier?
« Les services des postes, des télégraphes, des trans-
ports, et autres travaux du même genre », disent les
collectivistes, « tout en étant d'une utilité indispen-
sable au fonctionnement de la société, ne produisent
aucun travail concret, palpable, venant se cristalliser
en un produit quelconque pouvant se déposer au ma-
gasin social. Ils n'en sont pas moins d'une utilité
publique.
Ceux qui seront attachés à ces services n'en auront
pas moins droit à une rétribution qui devra être pré-
levée sur le produit brut du travail social. Donc, né-
cessité de calculs pour arriver à homologuer leur
travail avec celui des autres producteurs et établir
une répartition proportionnelle. Leur salaire devant
être imputé sur le produit total des autres corpora-
tions, il est évident que ces travaux doivent être dé-
clarés « services publics », (Et voilà une porte toute
trouvée pour le rétablissement de l'impôt!)
En faisant cette distinction, on espère évidemment
justifier l'existence des « cominissions de statistique »
et tous les emplois parasitaires que l'on espère créer
256 LA SOCIÉTÉ FUTURE
pour la marche et la défense du nouveau pouvoir.
« Services publics » ! cela répond à tout, n'est-ce
pas ? et les services utiles, serviraient ainsi de passe-
port au parasitisme des sangsues administratives.
Mais la ficelle est bien grosse. Elle ne peut trom-
per que des naïfs. Est-ce que tout ce qui a trait au
bien-être ou à la marche de la société, n'est pas, par
Je fait de son utilité, service public } Que l'on soit
employé à produire du grain ou occupé à le transpor-
ter où le besoin se fait sentir; que l'on fasse des sou-
liers ou des chaudrons, ou bien que l'on transporte
d'une localité à l'autre la marchandise fabriquée ou
la matière nécessaire à la fabrication, n'est-ce pas
rendre un service égal à la société?
Où est la nécessité de créer des catégories, dont
les unes auraient une étiquette qui semblerait les
mettre au-dessus des autres et fourniraient ainsi les
éléments d'une nouvelle hiérarchie, si ce n'est, pour
couvrir de cette égide, toutes commissions, emplois,
sinécures, que l'on veut créer, et qui pourraient
bien, en effet, constituer un « service » dans la so-
ciété, mais un de ces mauvais services, dont il serait
urgent de se débarrasser sans tarder.
On a objecté encore que, pour les travaux d'utilité
générale, pouvant embrasser une ou plusieurs ré-
gions, il faudrait bien nommer des délégués chargés
de s'entendre sur les travaux à accomplir; leurs fonc-
tions ne fussent-elles que temporaires et limitées à la
réalisation du projet en vue duquel ils auraient été
choisis. C'est encore une erreur, les délégations sont
inutiles quand on peut faire son travail soi-même.
Comme nous avons essayé de le démontrer dans
LA SOCIÉTÉ KUTURE 25/
tout ce qui précède : les intérêts particuliers ne de-
vront pas différer de l'iniérêt général, chacun ne
peut désirer que ce qui peut lui être utile, et ce qui
lui est utile ne pourrait être nuisible à son sembla-
ble si la société n'était mal équilibrée. Les relations
des groupes et des individus n'auront donc à porter
que sur des points généraux, que chacun pourra bien
envisager à un point de vue spécial, selon sa façon de
comprendre les choses, mais où ne viendront pas se
mêler des intérêts pécuniers ou des désirs d'agrandis-
sement, d'appropriation individuelle.
De plus, toutes ces distinctioiis de hameau, village,
commune, canton, arrondissement, patrie, qui for-
ment, aujourd'hui, autant d'intérêts particuliers, dis-
tincts et antagoniques, seront appelées à disparaître,
ou, du moins, à ne plus être que des appellations
géographiques servant à faciliter les nomenclatures,
les topographies et les rapports des individus. En
définitive, tous n'auront qu'un but : accomplir le tra-
vail projeté de façon à ce que chacun y trouve son
compte.
Aujourd'hui, pour la création d'une route, d'un
canal, d'un chemin de fer, d'un établissement, il y a
rivalité d'intérêts : tel propriétaire influent intrigue
pour faire passer la route près de ses propriétés, afin
de leur donner plus de valeur; il met toutes ses rela-
tions en mouvement afin que tel tracé de chemin de
fer coupe se domaines, dans l'espérance d'obtenir
une expropriation avantageuse. Ce qui se produit
parmi les individus, se produit également parmi les
collectivités : telle commune voudra être avantagée
plutôt que telle autre, tel canton voudra l'emporter
sur le canton voisin.
2 58 l'A. SOCIÉTÉ FUTURE
Dans la société future, ce que l'on cherchera avant
tout, ce sera de supprimer les mouvements inutiles.
Les centres d'habitations se créeront autour des em-
placements fournissant des facilités naturelles d'exis-
tence. S'il est avantageux de se grouper autour des
mines pour en utiliser immédiatement les matériaux,
on n'ira pas comme cela se fait actuellement, trans-
porter le minerai dans un autre endroit, pour, delà,
transporter le métal dans un autre centre de fabrica-
tion qui n'a de raison d'être, que parce que les divi-
sions politiques donnent la prédominance à telle ré-
gion.
Les voies de communications se créeront ou se
transformeront pour relier ensemble tous les centres
d'habitations, quels qu'ils soient. Les questions de pa-
trimoine, de propriété, d'intérêt local n'attacheront
plus des générations à des endroits où il n'y a nulle
raison de résider, et ne viendront plus compliquer les
questions de relations. Les populations pourront
donc se déplacer où il leur sera plus facile d'adapter
leurs efforts.
Tous ces intérêts particuliers et semi- collectifs étant
écartés, il ne resterait donc plus, en présence, que les
conceptions différentes d'envisager les choses, il nous
semble que l'entente est déjà rendue de moitié plus
facile.
S'il s'agissait, par exemple, de la création d'une
route, d'un canal, d'un chemin de fer, à quoi bon
l'envoi de délégués ? Les individus n'ayant plus à
produire des douze et quatorze heures par jour, ils
auraient le temps de s'occuper des choses générales;
les moyens de transport, les postes, le télégraphe et
LA SOCIKTK FUTURE 259
le téléphone étant à la libre disposition de chacun,
les individus pourraient correspondre, se déplacer
pour se réunir et discuter ensemble leurs aflfaires eux-
mêmes, sans délégation.
Puis, il faut bien reconnaître que l'idée d'un tra-
vail semblable ne sortirait pas, ainsi, soudaine-
ment armée, du cerveau d'un seul. Fort probable-
ment, le besoin de la route ou du chemin de fer, peu
importe, ne se ferait d'abord sentir que d'une façon
des plus vagues, on commencerait à parler de cette
nécessité avant d'en éprouver un sérieux besoin,
puis ce besoin s'intensifiant, il se ferait sentir à un
plus grand nombre d'individus, jusqu'à ce qu'un fort
mouvement d'opinion mît chacun en branle pour
passer de l'état latent à la période active où l'on cher-
cherait à réaliser ce désir.
Les premiers convaincus de la nécessité de ce tra-
vail, chercheraient, comme de juste, à propager leurs
idées parmi leurs voisins, ils s'efforceraient à grouper
autour d'eux ceux qui seraient le plus capables de les
aider, et lorsqu'ils seraient un noyau assez fort pour
étudier la chose sérieusement^ chacun se partagerait
la besogne, selon ses connaissances ou aptitudes.
L'ingénieur lèverait des plans, étudierait les terrains
et localités où devrait passer la route, le canal ouïe
chemin de fer ; les carriers, méiallurgistes, charpen-
tiers, étudieraient, chacun dans leur partie, les res-
sources qu'ils pourraient se procurer le plus facile-
ment; les orateurs feraient des tournées de conférences
pour recruter des adhérents, pendant que l'écrivain
ferait des livres ou brochures pour le même sujet. Et
la question s'étudierait ainsi, sous toutes ses faces,
cherchant les projets les meilleurs, où le travail pour-
200 LA SOCIÉTÉ FUTURE
rait se faire dans des conditions de solidité, de beauté,
et d'économies d'efforts.
Lorsque le moment serait venu de passer à l'exé-
cution, les adhérents auraient déjà discuté les projets
qui se seraient fait jour; pesé, examiné, sous toutes ses
faces, chaque proposition qu'il aurait plu au premier
venu d'émettre. Au sortir de ces discussions, il au-
rait pu se faire que ce ne fût aucun des plans primitifs
qui ait été adopté, mais une synthèse de tous les plans
présentés qui, en prenant à chacun ce qu'il aurait de
meilleur, arriverait ainsi, sinon à une perfection
idéale, tout au moins à un mieux relatif, représentant
l'état des aspirations du moment.
S'il se trouvait' des individus froissés de ne pou-
voir faire prédominer leurs idées personnelles, ils
pourraient se retirer de l'association et la priver de
leur concours ; mais, outre que ces cas seraient fort
peu probables, étant donné que la question d'intérêt
personnel sera écartée, et que la vanité ira s'atténuant
lorsque les individus seront plus instruits, dans ces
conditions, s'effaceraient les considérations person-
nelles, dans les questions d'intérêt général, pèsent fort
peu les froissements individuels et ces défections ne
seraient pas de nature à entraver l'œuvre commune.
Mais, pour ne pas avoir l'air de chercher à éviter
les difficultés, faisons mieux, admettons que les idées
en présence puissent se partager en deux groupes
égaux; — s'ils se fractionnaient davantage, le travail
serait rendu impossible, par conséquent, le travail de
propagande serait à reprendre. Supposons ces deux
groupes dissidenis, ne voulant faire aucune concession
et déterminés, l'un et l'autre, à mettre leur projet à
exécution.
LA SOCÎl^.TK FUTURE 26 î
Si leur division empêchait le projet d'aboutir, le
besoin du travail projeté ne tarderait pas à ramener
la majorité ' à des idées plus conciliatrices et à cher-
cher des moyens d'entente pour agir. Si chaque frac-
tion était assez forte pour mettre son projet à exécu-
tion — chose fort peu probable, car des travaux de
ce genre ne s'entreprennent pas pour le simple désir
de satisfaire des préférences personnelles, — l'inté-
rêt commun serait encore ici le meilleur conciliateur;
les divisions, du reste, ne porteraient que sur des
points de détail, qui pourraient prêter matière à des
concessions mutuelles.
Mais allons jusqu'à l'absurde, supposons que cha-
que groupe soit assez entiché de son projet, et assez
puissant pour l'exécuter quand même. Encore une
fois, l'intérêt individuel étant écarté, si leurs travaux
avaient des points de contact, des tronçons emprun-
tant le même terrain, ils auraient à s'entendre, entre
eux, pour le travail sur ces parties communes, établi-
raient chacun à Iç^r guise, pour ce qui leur serait
particulier, et il y ■-. ^ deux routes au lieu d'une.
Qui pourrait s'en plaindre ?
Nous avons, ici, en vue, une division qui se serait
établie sur le tracé, la seule qui puisse exister, car s'il
ne s'agissait que de divergences de conceptions dans la
méthode, dans les façons de travailler, ou d'arrange-
ment intérieur des groupes, cela n'aurait rien à voir
avec le travail lui-même, chaque groupe resterait libre
I . Ici on nous dira, que se rétablit la loi des majorités que
nous repoussons ailleurs. Hélas! nous savons bien que la majo-
rité n'est pas toujours le critérium du vrai, mais nous ne pou,
vons avoir la prétention d'aller plus vite que l'évolution. Pourvu
que la mnjo -iié laisse, à son tour, la minorité agir à sa guise.
nous ne pouvons demander davantage.
202 LA SOCIÉTÉ FUTURE
de s'organiser comme il l'entendrait, dans la division
de travail qui se serait opérée au préalable, chacun
établirait ses préférences de façon que l'entente pût
se faire pour que chacun puisse se mettre à l'œuvre sur
son tronçon sans être gêné et sans gêner les autres.
Mais les partisans de l'autorité, non convaincus,
nous diront : « Gela est bien, mais supposez deux
groupes, voulant faire le même travail, sur le même
terrain, aucun ne voulant céder à l'autre. Ce sera donc
la guerre entre eux ? »
Si ce cas pouvait se présenter, répondrons-nous,
aux partisans de l'autorité, c'est que, au lieu de progres-
ser, l'homme retournerait en arrière. Nous cherchons
à édifier une société pour des êtres dont les facultés
morales et intellectuelles vont se développant, et non
pour des dégénérés qui retournent aux sources de
leur origine. En ce cas nous n'avons rien à y voir,
c'est bien le milieu qui convient à l'autorité. Ils seront
dignes l'un de l'autre.
On voit aujourd'hui se monter des sociétés de
toute sorte : chemins de fer, canaux, ponts, com-
merce, industrie, assurances, secours mutuels \ etc.
tout est la proie de fortes associations qui se montent
en vue d'exploiter telle ou telle branche de l'activité
humaine. Si nous descendons dans le détail des
plus petites choses, innombrables sont les petites as-
sociations que nous trouverons qui se sont formées,
en vue de procurer un avantage matériel à leurs co-
4 . Pour les associations volontaires, voir l'article de Kropotkine:
L'Inévitable Anarchie dans la Société Nouvelle^ n" de jan-
vier gb.
LA. SOCIKTIÔ FUTURE 203
participants; ou bien la satisfaction d'un plaisir in-
tellectuel, d'une fantaisie.
Tels sont les cercles où les membres trouvent dans
d'excellentes conditions : journaux, publications lit-
téraires, repos, voiture, distractions, et la société de
leurs semblables. Sociétés de secours en cas de ma-
ladie ; coopératives de consommation pour avoir de
bonnes marchandises à meilleur prix, associations
pour la création de rentes à servir aux membres ar-
rivés à un certain âge.
Dans un autre ordre d'idées, nous trouvons les
sociétés chorales et instrumentales; associations de
pérégrinations scientifiques ou de simples promena-
des d'agrément, formation de bibliothèques de quar-
tier, de gymnastique, même de simples buveurs et
gueuletonneurs.
NY^-t-ilpas encore les associations scientifiques en
vue du développement des connaissances humaines ?
Lafameuse société delà CrozAT-i^oz^^e pour les secours
aux blessés, les sociétés de sauveteurs ? La société
protectrice des animaux qui ne procurent que des
fatigues à leurs membres, aucun avantage matériel,
une simple satisfaction intellectuelle ou morale }
Certes, chez quelques-uns de leurs membres, il y a
plutôt parade et vanité, occasion d'étaler à peu de frais,
une philanthrophie bien anodine, ou même le moyen
de s'y tailler un fromage, mais il faut bien admettre
que la plupart des adhérents croient sincèrement
faire quelque chose de bien, et, malgré la mauvaise
organisation sociale y arrivent parfois. Tout informes
et incomplètes qu'elles soient, ces associations répon-
dent, en partie, aux desiderata de leurs membres.
Dans la société future, où l'initiative individuelle
264 LA. SOCIÉTÉ FUTURE
aurait ses fronchcs coudées et ne serait pas entravée
par la question «■ monnaie », où les affinités pour-
raient toutes se faire jour et librement se rechercher,
où les caractères pourraient franchement s'harmoni-
ser, on voit ce qui pourrait se faire dans ce sens, et
comment pourront s'établir les rapports sociaux, se
régler les relations de groupes et d'individus.
Les individus se grouperont par goûts, par aptitu-
des, par tempéraments, en vue de produire ou de con-
sommer telle ou telle chose. Les postes, les chemins
de fer, l'éducation des enfants, etc., tout cela rentre-
rait dans l'organisation sociale au même titre que la
fabrication des chaudrons ou des chaussons, tout cela
fait partie de l'activité individuelle, c'est de sa libre
initiative que cela doit ressortir; c'est une division
du travail qui aura à s'opérer, et voilà tout.
Personne n'étant plus entravé par les difficultés
pécuniaires, par des questions d'économie, chacun
s'habituerait à aller au groupe qui répondrait le mieux
à ses vues et à ses besoins. De cette façon, c'est le
groupe qui rendra le plus de services qui aura le plus
de chances de se développer.
L'homme est un être complexe, agité de mille sen-
timents divers, se mouvant scus l'impulsion de be-
soins variés; nombreux seront les groupes qui se for-
meront. C'est leur diversité qui contribuera à assurer
le fonctionnement de tous les services nécessaires au
fonctionnement d'une société; c'est des besoins mul-
tiples des individus que sortira la faculté de les satis-
faire; c'est la libre mise en jeu de toutes les facultés
qui doit nous conduire à ce but que nous cherchons :
L'Harmonie I
LA SOCIETE FUTURE
265
Et que l'on ne crie pas à l'uiopie, à l'invraisem-
blance, en prenant pour exemple les associations ac-
tuelles; la situation ne serait pas la même; l'individu
de demain ne sera nullement comparable à celui d'au-
jourd hui; il aura d'abord évolué, déjà pour arriver
à comprendre notre idéal et avoir su se créer un
milieu qui lui permette de l'essayer ; l'organisation
sociale ensuite étant changée, cela doit amener un
changement de mœurs. L'influence des milieux est
une loi naturelle qui fait partout ressentir ses effets.
Toutes les associations sont autoritaires et indivi-
dualistes aujourd'hui. Si l'association est nombreuse,
— souvent cela n'est même pas nécessaire — il y a,
parmi les associés, des distinctions d'emplois, de
grades et de salaires, l'un comportant l'autre, du reste
actuellement, il y a aussi des questions de préséance.
L'intérêt du groupe qui devrait être le mobile de tous
passe au second rang, car en dehors de ce groupe-
ment, il y a la grande société qui divise les intérêts
et pousse chaque individu à satisfaire son intérêt par
un bien présent, au détriment de ses voisins, aurisque
d'un mal futur, et ii arrive que dans l'intérêt com-
mun, il se taille une foule d'intérêts particuliers.
Malgré ces causes de désunion, malgré le choc de
ses appétits contraires, l'accord se maintient générale-
ment assez longtemps ; la zizanie ne s'y met que lors-
qu'un ou plusieurs des associés plus roublards que
les autres, se mettent à tromper leurs coassociés pour
s'en faire confier la direction de l'association et la font
alors marcher selon leurs intérêts privés, jusqu'à ce
qu'ils réussissent à exproprier leurs camarades et à en
rester les seuls maîtres.
266 LA SOCIÉTÉ FUTURE
Que l'on songe que, dans la société que nous en-
tendons, il n'y aurait pas de bénéfices paniculiers à
retirer d'aucune entreprise, pas d'opérations commer-
ciales à mener, pas d'opérations lucratives à écha-
fauder. Les individus se seraient groupés pour mener
à bonne fin telle oeuvre déterminée, produire tel objet
convenu, soit pour l'usage de chacun des copartici-
pants, soit pour être mis à la disposition de tels grou-
pes ou individus, avec lesquels le groupe en question
serait en relation d'amitié ou d'échange.
Dans chaque groupement les individus y seraient
sur le pied de la plus parfaite égalité, libres d'en sor-
tir quand il leur conviendrait, n'y ayant pas de capi-
taux d'engagés. Chacun y apporterait h part de travail
convenue d'avance et n'aurait pas de moti.*" pour la
refuser puisque lui-même l'aurait choisie. Pas de di-
visions sur la question de salaires, le salariat étant
supprimé.
En définitive l'individu n^ sera attaché au groupe
que par le plaisir qu'il y trouvera, par les facilités que
celui-ci lui fournira dans la satisfaction de ses be-
soins. Il pourra être attiré dans ce groupe, peut-être
par le besoin d'avantages que ce groupe sera seul à
lui fournir, ou capable de lui fournir dans des condi-
tions plus agréables que d'autres; peut-être aussi,
pourra-t-il y être attiré par le seul besoin d'y exercer
des aptitudes spéciales qui seront hautement appré-
ciées par les individus formant ce groupe. Quantités
de mobiles différents peuvent conduire plusieurs in-
dividus au même but.
De même que l'individu pourra se soustraire aux
actes arbitraires que l'oiivoudraitlui imposer au nom
du groupe, de même le groupe pourra refuser son
LA SOCIKTÉ FUTURE 267
concours à l'individu qui, par mauvaise volonté ou
autre motif, ne voudrait plus se plier à la discipline
préalablement convenue dans l'entente qui aurait pré-
sidé à la division du travail. Nous étudierons cela
plus loin.
Les partisans de l'autorité objectent que, les hom-
mes étant trop corrompus par l'éducation actuelle,
trop pervertis par les préjugés de plusieurs milliers
de siècles, ils ne seront pas assez sages, ni assez amé-
liorés pour qu'on puisse les laisser libres de s'organi-
ser à leur volonté, qu'ils auront besoin d'un pouvoir
régulateur pour les maintenir chacun dans les limites
de leur droit.
« Les hommes ne seront pas assez sages pour sa-
voir se conduire! » Le raisonnement est admirable
d'illogisme. Et, pour parer à ce danger, on ne trouve
rien de mieux que de mettre à leur tête, qui ? — d'au-
tres hommes! plus intelligents sans doute? — cela se
peut^ mais n'est pas certain — mais qui n'en auront
pas moins leur part de ces préjugés et de ces vices
que l'on reproche à l'ensemble; c'est-à-dire que, au
lieu de noyer ces préjugés et ces vices dans la masse,
au lieu de chercher à tirer du concours de tous, en
laissant chacun libre, cette étincelle de vérité qui pour-
rait éclairer la route de l'avenir, on veut incarner la
société entière en quelques individus qui guideraient
cette société, selon le plus ou moins d'envergure de
leurs conceptions propres.
Et puis, qui choisirait ces chefs?
Nous ne supposons pas que les admirateurs de
l'autorité viendront nous dire qu'ils se choisiront
eux-mêmes. Certains, fortement imbus de leur propre
2 68 LA SOCIÉTÉ FUTURE
valeur, ont bien fait la critique du suffrage universel,
proclamé le droit de l'intelligence à asservir le trou-
peau vulgaire de la masse. Mais ceux-là ne comptent
pas en politique. Toute la pseudo-intelligence dont
ils se croient doués, ne les mène qu'à êire des mo-
mies du passé : nous n'avons pas à nous en occuper.
« C'est le peuple qui choisira ses mandataires »,
nous répondent les partisans du suffrage universel.
Mais ils viennent de nous objecter qu'il ne serait pas
assez mûr pour savoir se conduire lui-même? Par
quel miracle le sera-t-il devenu assez pour savoir dis-
cerner entre tous les intrigants qui viendront qué-
mander ses suffrages?
Nommés par le suffrage universel, les nouveaux
gouvernants, — comme les actuels du reste — ne re-
présenteraient que la moyenne d'opinions. Nous n'au-
rions que des médiocrités pour nous conduire, et en
admettant que nous eussions la chance de rencontrer
par hasard des hommes hors ligne comme savoir et
intelligence, il n'en reste pas moins certain que,
quelle que soit la largeur de conception de l'individu,
le cerveau humain est toujours limité dans son évo-
lution par l'évolution ambiante de son époque. Il
peut être en avance sur elle, mais cette avance est des
plus médiocres. 11 ne peut même s'assimiler toutes
les connaissances de son époque et au même degré;
il pourra être en avance pour certaines idées, rétros
grade pour certaines autres. Il y a toujours des cel-
lules retardataires, conservant dans un coin du cer-
veau, quelques-uns des préjugés en cours. Il y a telle-
idées que l'on acceptera en théorie, et devant la mise
en pratique de'squelles on reculera. Tels par exemple
ceux qui, à l'heure présente trouvent le mariage légal
LA SOCIÉTÉ FUTURE 269
ridicule, mais se croient tenus de faire légitimer leur
union par un partisan de l'autorité, affirmant que cela
est nécessaire dans la société actuelle.
Il existe, on le voit, assez de raisons suffisantes
pour maintenir les individus dans les sentiers rabo-
teux de la routine, sans avoir à en ajouter de plus, en
mettant entre les mains de quelques-uns une force
qui leur permettrait d'entraver ceux qui voudraient
en sortir. Et aux partisans de l'autorité, nous sommes
en droit de dire:
Ah, prenez garde! lorsque vous venez nous parler
de progrès, que nous ne nous apercevions que la
seule manière dont vous envisagiez d'en suivre la
marche, ce serait de lui entraver les jambes sous pré-
texte que vous n'êtes pas assez dégagés pour le suivre;
prenez garde de faire comprendre que la seule liberté
que vous voulez conquérir, serait celle de vous débar-
rasser de ceux qui ne pensent pas comme vous, qui
croient qu'il n'y a pas d'hommes supérieurs, résti-
manten eux les connaissances humaines, convaincus
qu'ils sont, que ces connaissances, au contraire, se
répartissent par toute l'humanité, sont disséminées
chez chaque individu.
Ce que vous craignez ce ne sont pas les retours en
arrière, c'est la peur de ne pouvoir faire prédominer
vos vanités qui vous tient. C'est pourquoi vous êtes
les adversaires de ceux qui croient que toutes les in-
telligences doivent être laissées libres de se rechercher
et de se grouper à leur guise, que c'est de cette libre
initiative que doit jaillir la lumière.
Ce n'est qu'en voyant à côté de lui un groupe mieux
organisé, que le groupe mal organisé prendra idée
de se transformer de lui-même, et tâchera de faire
270 LA SOCIÉTÉ FUTURE
mieux. Au lieu que la force ne ferait qu'indisposer
ceux qu'elle voudra courber sous sa férule. C'est de
ce mouvement libre et continu, de cette transforma-
tion incessante, que sortira enfin cette communion
d'idées dont personne n'a le secret et que l'on tente-
rait vainement d'établir par la force.
XVIII
DES FAINEANTS
Cette suppression de l'autorité entraîne, tout aussi-
tôt, cette objection, faite également par nombre de
nos camarades d'ateliers : « Et les fainéants? » —
« Alors, disent-ils, si, dans votre société, chacun peut
consommer sans être forcé de produire, personne ne
voudra travailler. Si chacun peut n'en prendre qu'à
son aise, la misère sera plus grande qu'actuellement,
et le travail encore rendu plus pénible pour ceux qui
travailleront. »
Nous n'ignorons pas que l'homme ne peut se trans-
former du jour au lendemain, devenir, comme par le
pouvoir d'une baguette magique, un ange, de la bête
féroce qu'il était la veille. Cette objection nous est
faite si souvent qu'il nous serait impossible de l'ou-
blier. Mais nous avons assez démontré, dans les pre-
miers chapitres de ce volume, que, pour réaliser cet
idéal que nous cherchons, nous pensions que l'homme
aura subi un certain degré de développement dont il
272 LA. SOCIÉTÉ KUTURE
faut tenir compte, sar.s que nous ayons besoin d'in-
sister davantage ici. Et pour envisager les relations
dans la société future, il faudrait tenir compte des
transformations opérées, et ne pas continuer à se pla-
cer toujours au point de vue de la société actuelle.
Aujourd'hui le travail est considéré comme désho-
norant. Le but à acquérir, montré aux efforts de l'in-
dividu, est d'arriver à une situation lui permettant
de vivre sans rien faire — de productif, tout au moins,
— Le travailleur est courbé, lui, sous un travail érein-
tant, des douze, treize et quatorze heures de suite, le
plus souvent dans les conditions les plus malsaines,
sur un travail répugnant, et cela pour obtenir un sa-
laire dérisoire qui lui permet à peine de ne pas crever
de faim *. Rien de plus logique à ce que les individus
soient dégoûtés de travailler. Nous ne sommes, nous,
étonnés que d'une chose : c'est que, devant l'oisiveté
et le luxe des riches, les individus ne soient pas en-
core plus dégoûtés d'user leurs forces dans un travail
sans issue, et n'aient pas plus souvent retourné la
nappe.
Mais, lorsque, comme nous l'avons vu, on aura,
dans la société future, rendu au travail productif cette
foule de salariés qui, aujourd'hui, peinent à faire
fonctionner l'organisation gouvernementale et capi-
taliste qui nous écrase dans ses multiples engrenages,
ceux qui ne travaillent qu'à épargner un effort mus-
{. Trait caractéristique du travail dans la société actuelle :
plus le travail est rude et répugnant, moins il est payé. Les hauts
salaires sont réservés aux travaux de luxe, à ceux qui ont pour
motif le service personnel de la bourgeoisie.
L\ SOCIÉTÉ FUTURE 273
culaire, ou pour procurer une plus grande jouiss i..ce
à nos exploiteurs actuels, on aura ains' réduit la part
d'efforts exigée de chacun.
Lorsque, d'autre part, une meilleure d'siribution
du travail aura encore diminué cette part; lorsque
l'extension de l'outillage mécanique aura augmenté
la production, en réduisant aussi les heures de tra-
vail; lorsqu'on aura assaini les ateliers, en les instal-
lant dans les locaux qui existent déjà et que l'on pourra
facilement adapter à leur nouvelle destination, et oi^i
l'on trouvera place et aération; lorsque, encore, dans
les travaux pénibles et répugnants, on aura substitué
au travail de l'homme le travail des machines et que,
par suite de toutes ces améliorations immédiates, on
aura transformé le travail en un exercice salutaire,
il nous semble que les causes productrices de fai-
néantise seront déjà considérablement diminuées ou
amoindries.
Lorsque, surtout, on aura transformé l'idéal hu-
main, et qu'il sera devenu aussi honteux de vivre en
parasite que cela est honorable aujourd'hui.
On ne pourra pas nous objecter que tout cela ce
sont des rêves : ce sont d»s faits positifs; tous les éco-
nomistes conviennent que, dès à présent, avec une
meilleure distribution de travail, les huit heures ré-
clamées par les socialistes seraient largement suffi-
santes; d'aucuns parlent même de six, cinq et quatre
heures. Or, dans ce meilleur aménagement de forces
dont ils parlent, il n'est nullement question de la sup-
pression de leur domesticité, des emplois nécessaires
à assurer la bonne marche de leur exploitation et de
leur autorité, nullement question de supprimer tous
ces emplois nécessites par un luxe idiot dont on corn-
274 ^^ SOCIÉTÉ FUTURE
mence à rire, on voit la réduction que l'on pourrait
obtenir.
Mais quand nous parlons de réduire les heures de
travail, nous ne parlons, bien entendu, que de celles
passées à un travail que l'homme fera par nécessité
et non par affinité, pour produire les objets de pre-
mière nécessité, strictement nécessaires à ce qui doit
parer au.c besoins pressants de l'existence. Deux, trois,
quatre heures pourront suffire. Mais dans les travaux
que l'homme fera par goût, par esprit de recherche,
est-ce que, dans cet ordre de choses, l'homme comp-
tera les heures qu'il y passera?
Souvent, dans la société actuelle, des individus,
après avoir passé huit ou dix heures dans un atelier
ou dans un bureau, sur une besogne qui leur répugne,
prennent sur leur repos pour "s'adonner à des occupa-
tions qui leur plaisent : lecture, musique, dessin,
peinture ou sculpture, mais aussi à des métiers ma-
nuels. Et cela tend si bien à se développer, que l'ou-
tillage d'amateur prend, de nos Jours, une extension
de plus en plus grande. L'homme sera fatigué de six
heures de labeur sur un travail qui lui répugne, mais
en fera dix-sept sans fatigue et sans s'en apercevoir,
s'il peut s'adonner à des occupations qui lui plaisent,
et surtout les varier et les changer avant qu'elles de-
viennent fatigue pour lui.
L'homme, quel qu'il soit, a une force d'activité
qu'il faut qu'il dépense d'une façon ou d'tme autre.
Du moment qu'il ne sera plus forcé d'user ses forces
dans un labeur épuisant qui ne lui assure même pas
la satisfaction de ses premiers besoins, ce sera un
bonheur pour lui d'essayer toutes ses facultés, dans la
L\ SOCIÉTÉ FUTURE 276
production de fantaisies qui lui passeront par la tête.
Est-ce que ceux qui» s'adonnent aux travaux intel-
lectuels n'ont pas besoin de se dépenser en mouve-
ments ? Est-ce que, à l'heure actuelle, ce n'est pas
l'hygiène recommandée d'entremêler de travail ma-
nuel les travaux intellectuels? L'escrime, la boxe, le
foot-ball, si prônés aujourd'hui, ne le sont-ils pas pour
refaire un peu de muscle à cette bourgeoisie qui étouffe
dans son lard?
Quel intérêt, dans ces conditions-là, auraient les
individus à se refuser au travail lorsqu'ils sauront,
surtout, qu'ils n'auront plus qu'à compter sur leurs
propres efforts pour se procurer ce dont ils auront
besoin, et qu'ils n'auront plus, entre les mains, aucun
moyen de courber qui que ce soit sous leur autorité
pour les forcer à produire pour eux.
Mais nous admettons volontiers — et cela, certai-
nement, se produira -- qu'il y ait, au début, des indi-
vidus assez dénués de sens moral pour abuser de l'es-
prit de solidarité, assez avachis pour fuir le travail.
Ce ne pourra être, dans tous les cas, que la minorité ;
car, si ceux qui auraient fait la révolution s'étaient
battus pour ne plus travailler, ils ne s'arrêteraient pas
en si bon chemin; de là à faire travailler les autres,
il n'y a qu'un pas. L'établissement d'une autorité
serait donc leur première besogne. Ils seraient plus
rapprochés de vous que de nous.
Mais, alors, ce ne serait plus une révolution sociale
qui se serait accomplie; ce serait une guerre d'asser-
vissement où les plus forts opprimeraient les plus
faibles, où les vainqueurs exploiteraient les vaincus,
276 LA SOCIÉTÉ FUTURE
nous n'avons pas à nous en occuper, nous reprenons
notre argumentation.
Si la révolution sociale, telle que nous la compre-
nons, s'était faite, c'est donc que la majorité des indi-
vidus aurait compris les bienfaits de la solidarité, de
l'aide mutuelle, les dangers du parasitisme ; ces in-
dividus agiraient de façon à empêcher le retour des
abus qu'ils auraient détruits, les fainéants ne seraient
qu'une minorité parmi eux. Nous verrons plus loin
que l'on ne règle pas les rapports sociaux d'après des
exceptions.
Aujourd'hui, le ventre creux, sevré de toutes les
jouissances qu'il crée, le travailleur accepte de cour-
ber l'échiné pour engraisser un tas de parasites de
tous poils et de toutes robes ; presque tous le trouvent
même très naturel, et dans une société où les condi-
tions de travail seraient améliorées, au point de le
rendre attrayant, où la durée en serait limitée par la
volonté de l'individu lui-même, où tous seraient
assurés de la satisfaction intégrale de leurs besoins,
sous la seule condition de travailler eux-mêmes à la
production de ce qui leur serait nécessaire, on sem-
blerait craindre que les individus pris tout à coup
d'une paresse dont on n'a jamais vu, à aucune épo-
que, d'exemple, se refuseraient à produire pour eux-
mêmes et préféreraient, ou crever de besoins, ou
recommencer la guerre pour s'asservir les uns les
autres ! C'est insensé 1
Sous le prétexte que quelques individus, assez cor-
rompus par l'état de choses actuel pourraient se re-
fuser au travail, on voudrait que nous allions de
gaîté de cœur nous donner des maîtres pour les forcer
au travail. Allons donc, ne serait-il pas plus profitable
LA SOCIETE FUTURE 277
de les laisser à leur paresse que de créer une organi-
sation qui, — la société actuelle nous le prouve —
ne pourrait les contraindre au travail mais pourrait
bien, elle, se tourner contre nous?
Rappelons-nous la fable du jardinier qui s'en va
chercher son seigneur pour le délivrer du lièvre qui
lui a mangé quelques feuilles de choux et de ce qui
lui en cuisit. Nous croyons êire plus pratiques et dé-
montrerons que l'on n'a pas besoin de gendarmes ni
de juges pour éduquer ceux que l'on appelle les fai-
néants, — si réellement il en existe, — de la force de
ceux que l'on nous objecte.
Du reste, selon nous, au sens strict du mot, il
n'existe pas de véritable fainéant. Il n'y a que des
individus dont les facultés n'ont pu se développer
librement, dont l'organisation sociale a empêché l'ac-
tivité de trouver leur direction normale, et que ce
commencement de déclassement a précipités dans une
situation fausse, a achevé de démoraliser et de gan-
grener.
Si on calcule la somme énorme d'efiforts qu'il faut
que dépense pour vivre le fainéant qui n'a pas de ca-
pital à exploiter, on verra que l'activité musculaire
et cérébrale qu'il dépense en n.arches et contre-mar-
ches est parfois supérieure à celle qu'il utiliserait
dans une occupation régulière.
Pour décrocher un déjeuner d'un camarade, il lui
fera une foule de travaux qui vaudront parfois plus
que la pitance qu'il en tirera. Pour en taper un autre
de quarante sous, que de services ne s'ingéniera-t-il
pas à rendre; pour une absinthe on lui fera faire
la traversée de Paris. Ces hommes dépensent leurs
forces inutilement, d'accord, mais enfin ilsles dépen-
16
278 LA. SOCIÉTÉ FUTURE
sent. Faites une société où les individus pourront
choisir leurs occupations et vous verrez les plus fai-
néants se rendre utiles.
Ces hommes livrés à eux-mêmes dans une société
où la règle serait le travail, auraient bientôt honte
de leur situation équivoque au milieu de ceux qui
s'occuperaient. Si nous ne voulons pas de force pour
contraindre les fainéants au travail^ nous ne deman-
dons pas non plus qu'ils soient traités avec respect,
et que, chaque matin à leur réveil, on vînt étaler à
leur choix ce qui pourrait le plus flatter leurs désirs.
Si, dans la société actuelle, on tolère à côté de soi
nombre de parasites, c'est que les mœurs et l'orga-
nisation sociale leur font une place spéciale dans
notre monde, mais de beaucoup, déjà, on commence
à s'écarter. Le maquereau ne se vante de ses fonctions
que dans son milieu, la plus grande partie de la popu-
lation évite toute accointance avec eux. Le bourreau
qui est un fonctionnaire public, a été de tous temps
rais à l'index. Si beaucoup d'autres fonctions ne sont
pas encore tombées si bas, elles perdent de plus en
plus de leur prestige. Il n'y a plus que certaines mo-
mies du passé pour les glorifier encore, la plupart de
leurs partisans en sont déjà à plaider les circonstances
atténuantes des nécessités sociales.
Nous nous imaginons que dans la société future,
il en serait de même à l'égard de ceux qui voudraient
vivre en parasites. Ceux qui produiraient pourraient
par compassion se laisser gruger dans une certaine
mesure par les pique-assiettes, tout en laissant en-
trevoir le dégoût que leur inspirerait cette position
inférieure. Plutôt que d'accepter une situation sem-
blable, le pique-assiette chercherait à se rendre utile
L\ SOCIKTE FUTURE 279
dans un tas de choses accessoires que, parfois il répu-
gnerait à un autre de faire. Nous voyons tous les
jours cela se produire sous nos yeux, et ainsi engrenés
dans les groupes producteurs, les plus réfractaires au
travail trouveraient encore moyen de se rendre utiles.
On a objecté encore les Orientaux, les habitant? de
certaines îles ou certains pays équatoriaux dont la
mollesse est proverbiale et pour qui la paresse est un
véritable culte. Mais, dans ces pays, la mollesse des
habitants est en raison du climat, et d'autre part, la
facilité de vivre y est si grande que rien ne force les
indigènes à faire violence à leur nature. Il suffit d'é-
tendre la main pour y gagner son repas ; une poignée
de dattes, de riz ou de millet, suffisent à faire vivre
un homme tout un jour ; les vêtements se trouvent
tout faits, dans les feuilles des arbres ; les rafîinés se
donnent un peu plus de mal en battant certaines
écorces, mais tout cela n'exige pas grand effort en
somme.
Potir avoir voulu les plier à notre genre de vie, les
Européens ont décimé des populations qui étaient
auparavant, des modèles de force et d'élégance, et
vivaient avant leur arrivée, dans les meilleures con-
dition de bonheur et de félicité. Une libre assimila-
tion de nos connaissances, une lente adaptation au-
raient pu les faire progresser, la violence et l'autorité
les ont décimées ou fait rétrograder.
Vouloir contraindre par la force brutale, les récal-
citrants au travail serait les mettre en révolte contre
la société. Ils chercheraient alors à se procurer par
la ruse ou l.i force. — le vol et l'assassinat de la
société actuelle — ce qu'on leur refusera de bonne
280 LA SOCIÉTÉ FUTURE
volonté. Il faudra donc créer une police pour les em-
pêcher de prendre ce qu'on leur refusera? des juges
pour les condamner? des geôliers pour les garder?
et nous arriverons ainsi, petit à petit à la reconstitu-
tion de la société actuelle, par les rouages les plus
actifs de l'arbitraire et de la spoliation. Est-ce que
les services qu'ils rendent dans la société actuelle ne
sont pas suffisants pour nous dégoûter de leur en de-
mander dans la société future ?
Pour ne pas nourrir un certain nombre de fai-
néants, les autoritaires ne trouvent d'autre remède
que de créer une autre catégorie de fainéants avec
cette aggravation sérieuse, que la condition de ces
derniers serait légale et inamovible, en éternisant
une situation fâcheuse ; nous aurions ainsi deux ca-
tégories de fainéants à nourrir : ceux qui, placés en
marge de la société, vivraient à ses dépens et malgré
elle, et ceux qu'elle aurait créés elle-même, sous le
fallacieux prétexte de ne pas en nourrir aucun. Avec
cette épée de Damoclès en plus, suspendue éternelle-
ment sur nos têtes : une force créée et armée pour
forcer des individus à accomplir ce qui ne leur plaît
pas et pouvant toujours se tourner contre ceux qui
l'auraient établie.
XIX
LE LIBRE CHOIX DES TRAVAUX
Cependant, nous dit-on, il faudra bien que les
groupes qui se formeront aient, parmi eux, sinon des
chefs, du moins des individus spécialement chargés
de répartir le travail clans les groupes de production,
d'indiquer à chacun sa besogne, afin que tous ne se
disputent pas à vouloir faire la même chose, et que la
besogne se fasse méthodiquement et d'une façon uni-
forme. Comme dans les groupes de consommation,
il faudra quelqu'un pour répartir les produits que se
disputeraient les individus s'ils n'avaient un contrôle,
un pouvoir régulateur, veillant à ce qu'aucun intérêt
ne soit lésé.
En effleurant ce sujet, dans les chapitres précédents,
nous avons démoatréque le besoin serait le principal
moteur des groupements; que les individus devraient
ne compter que sur eux-mêmes pour se procurer cequi
jeur serait néress^aire. Eprouveront-ils le besoin d'un
objet quelconque, d'un produit déieriçiné, ils auront
282 LA SOCIÉTÉ FUTURE
leurs facultés à développer pour se procurer robjetde
leurs désirs, lis auront à rechercher quel genre d'as-
sociation sera à même de les aider le plus efficacement
à se procurer ce qui sera le but de leurs recherches.
Les individus opéreront-ils par voie d'échange ?
n'auront-ils qu'à puiser dans des magasins spéciaux?
ou devront-ils collaborer directement à la production
dudit objet? cela, croyons-nous, dépendra des cir-
constances, et les divers moyens pourront être mis en
jeu, selon l'occurrence.
Cela dépendra de l'abondance ou de la rareté de
l'objet recherché, du caractère et des afiinités de l'in-
dividu : Tel aura des répugnances pour tel travail et
devra, par conséquent, s'ingénier à se rendre utile
autrement, afin d'obtenir du milieu, dont il fait partie,
les choses qu'il lui répugnerait de fabriquer. Tel
autre s'attachera à produire différents objets, sans
éprouver le besoin d'en user personnellement; rien
que le plaisir de les façonner, de les fignoler, d'arriver
à des effets artistiques selon son esthétique, sera un
motif suffisant pour mettre son activité en jeu. Son
bonheur, alors, sera de voir apprécier ses travaux, et
ses amis se disputer les produits de son travail.
Par contre, il répugnera à un individu d'avoir des
relations avec tel autre individu, le don d'une futilité,
même, il se le reprocherait comme un crime, sans
qu'il ait aucun grief à formuler contre celui qui sera
l'objet de son aversion, sans qu'aucun raisonnement
ne légitime cette prévention. De même, on se sentira
attiré par telle autre personne, pour laquelle on ne
saura jamais trop déployer de prévenances pour lui
être agréable, sans que cette préférence soit davan-
tage justifiée.
LA SOCIÉTÉ FUTURE 283
Toutes ces considérations modifieront Ja manière
de faire des individus, et influeront sur le choix de
leurs relations, détermineront certaines façons de faire
dans leurs groupements. Multiples en seront les for
mes qui en découleront.
Or, dans des groupes établis dans ces conditions,
qu'est-il besoin de chefs? — Avant de se constituer
en groupe, les individus se seront préalablement con-
sultés sur leurs désirs, leurs aptitudes; ils sauront
d'avance sur quelles parties du travail se porteront
leurs préférences; dans dès conditions semblables, la
distribution du travail se fera toute seule, par le
libre choix des individus. Et cela d'autant plus faci-
lement, que l'individu qui, dans la répartition de la
besogne ne trouverait pas la satisfaction qu'il y cher-
chait, n'aurait pas besoin d'y entrer, et n'aurait qu'à
chercher ailleurs, si on lui refusait les quelques con-
cessions que l'on se fait toujours lorsqu'on procède à
l'amiable.
Ce qui fait aujourd'hui — et c'est ce qui se produi-
rait dans toute société qui maintiendrait le salariat —
qu'un ouvrier préfère tel travail à tel autre, c'est que
ce travail donne plus de profit, davantage de consi-
dération. Mais le salariat aboli, toutes les fonctions
inutiles étant'également supprimées, ce seront les seuls
besoins ou aptitudes qui impulseront les individus ;
l'entente, entre individus qui se groupent pour une
œuvre commune, est des plus faciles lorsque riniérêt
individuel ne peut plus se glisser entre eux.
Une autre des causes encore qui contribue à con-
finer les individus dans une spécialité de travail —
cause d'abrutissement et de rétrécissement des facultés
28^ LA SOClÉTl'; FUTURE
individuelles, en en exagérant une jusqu'à l'hypertro-
phie — c'est que, plus l'individu s'adonne à un cer-
tain genre de travail, plus il répète les mêmes mou-
vements, plus il devient habile dans cette spécialisa-
tion, plus s'accentue la précision et l'accéléraiion de
ces mouvements. Cette spécialisation de l'ouvrier est
utile au capitaliste qui ne cherche qu'une chose : tirer
le plus possible, avec le moins de temps, de son ou-
tillage,— fer ou chair, c'est tout un pour lui. — L'ou-
vrier, une fois lancé dans cette direction est forcé de
s'y tenir, il n'a pas les moyens de recommencer un
apprentissage nouveau, et les employeurs ne recher-
chent que ceux dont l'apprentissage fait, leur assure
un rendement productif immédiat.
Il est hors nature que l'individu atrophie ses facultés
diverses au bénéfice d'une seule. Une société norma-
lement constituée doit lui permettre de se rendre
indépendant des milieux et des circonstances, en lui
permettant de développer toutes ses facultés. Si ceiie
variété de travaux le mène à produire un peu moins
vite dans chacune des branches de ses facultés, la
diversité de ses occupations compensera largement
cette légère perte, sans compter l'apport du dévelop-
pement de l'outillage mécanique.
On a parlé des travaux pénibles et dégoûtants,
affirmant que, « si les individus ne sont pas intéres-
sés, par un avantage quelconque, à les choisir, il ne
se trouvera personne pour les accomplir. »
Les individus qui, actuellement sont, de par les
circonstances, condamnés à faire les travaux répu-
gnants ou malsains de la société, la révolution faite,
voudront, fort probablement en bénéficier, et en cela
LA. SOCIÉTÉ FUTURE 285
ilvS auront fort raison. Mais est-ce à dire qu'ils se refu-
seront encore à pratiquer leur métier, si cela était de
toute nécessité, et qu'il n'y eût qu'eux capables de le
faire.
Eux aussi ne voudront plus peiner quatorze heures
par jour, sur le même travail; eux aussi voudront des
conditions saines et agréables pour l'accomplissement
de leur besogne ; eux aussi, voudront varier leurs
occupations, et tout cela devra s'accomplir. Mais tous
ces progrès accomplis, pourquoi se refuseraient-ils
d'aider ceux qui auraient besoin de leurs aptitudes et
de leur connaissance de leur ancien métier ?
Pourquoi, en effet, une certaine classe d'individus
serait-elle seule sacrifiée aux œuvres répugnantes
et malsaines ? Si cette œuvre est d'intérêt général,
pourquoi chacun n'en prendrait-il pas sa part? Si
elle n'est profitable qu'à une certaine catégorie, de
quel droit cette catégorie voudrait-elleen contraindre
une autre à lui produire ce dont elle a besoin?
Si le métier en question est de nécessité sociale, la
besogne devra se répartir entre tous les membres de
l'association, les anciens ouvriers de ce métier y ap-
porteront leurs connaissances et serviront de profes-
seurs aux autres. Si ces produits ne sont réclamés que
par une certaine catégorie d'individus, eh bien, ces
individus auront à s'organiser eux-mêmes pour pro-
duire ce dont ils auront besoin, et à s'entendre avec
ceux qui pourront les aider de leurs conseils et de
leur expérience.
Et pour appuyer notre argumentation, nous pren-
drons un exemple dans chacun des ordres de faits que
nous venons de citer. Dans le premier, — métiers mal-
propres — on cite la corporation des vidangeurs,
286 I.A SOCIÉTÉ FUTURE
comme une des corporations où le travail seiait des
plus répugnants, et dont personne ne voudrait plus
tenir l'emploi au lendemain de la révolution.
L'exemple n'est peut-être pas des mieux choisis,
car, déjà, dans la société actuelle, le travail se fait
mécaniquement, et on commence à construire des
bâtiments où les fosses, continuellement lavées par
un système d'irrigation qui les net-toie de fond en
comble, sont débarrassées de leur contenu aussitôt
qu'il est déposé, et suppriment ainsi l'intervention
du vidangeur. L'aménagement des locaux, s'opérant
graduellement, nous pouvons être à même de voir
disparaître cette corporation.
Mais, comme l'exemple nous est donné plutôt
pour désigner, en général, une occupation malpropre
ou répugnante, que pour désigner un métier plus
spécialement qu'un autre, et que du reste, il en serait
également de même pour chaque emploi, l'argument
vaut tel qu'il est, et voyons ce qu'il en deviendrait
d'une société qui n'aurait pas trouvé le moyen de se
passer du service des vidangeurs, et serait menacée
de ne trouver parmi ses membres, personne pour
remplir cet emploi.
Quel bien grand malheur! Voilà toute une société
embrenée pour ne pas avoir à sa tête une autorité
pour décréter son désembrènement. Et on ose encore
douter de l'utilité du gouvernement! Voilà une occu-
pation toute trouvée pour nos politiciens sans travail
au lendemain de la révolution, et dont le crétinisme
pourrait les rendre inaptes à s'adapter à toute autre
besogne!
Raisonnons pourtant.
Dans une maison où ce petit travail serait à opérer,
LA SOCIÉTÉ FUTURE 287
chacua, nous le supposons, aurait mis du sien à rem-
plir la fosse? — c'est hors de toute contestation. Eh
bien alors! Le jour où le besoin de vider cette fosse
se ferait « sentir », ce seraient les habitants de cette
maison à éprouver^ les premiers, ce besoin d'une fa-
çon particulièrement odorante. Ayant un intérêt im-
médiat à se débarrasser de cette abondance de biens,
celui d'abord de ne pas être empoisonnés, ils n'au-
raient qti'une chose à faire, s'entendre entre eux pour
faire la besogne, et comme l'outillage qui existe pour
cela à l'heure actuelle, se trouvera à la disposition de
tous, sans préjudice des améliorations probables,
chacun des cohabitants du local mettant la main à
la pâte, un peu de bonne volonté, un peu d'efforts et
très peu de travail, ils se trouveraient débarrassés de
ce qui les gênerait.
Mais les progrès que nous avons constatés dans la
construction des fosses d'aisances, se répercutent dans
toutesles branches del'activité humaine. Aujourd'hui
on arrive à se passer du métier de vidangeur, demain
ce sera de celui d'égoutier, et de progrès en progrès
chacune des sphères de l'activité humaine se simplifie
chaque jour.
Quant au deuxième cas — métiers malsains, — les
exemples ne nous manqueraient pas, mais nous ne
connaissons pas assez les détails pour en parler, nous
nous arrêterons à la fabrication du blanc de céruse
qui est toujours citée comme une des plus meurtrières.
Là, encore fort probablement des améliorations
doivent avoir été apportées pour en diminuer les effets
meurtriers, mais ne les connaissant pas, nous pren-
2^8 LA SOCIÉTÉ FUTURE
drons le métier tel qu'il nous est donné, cela est in-
différent à notre argumentation.
Ceux qui ont besoin de la céruse sont ceux qui s'en
servent et non ceux qui la fabriquent ? Voilà une vérité
que La Palisse ne désavouerait certes pas. Mais alors,
pourquoi des individus sacrifiej'aient-ils ieur vie et
leur santé à fabriquer un produit dont ils ne ressen-
tent nullement le besoin ?
Ce qui fait surtout la nocuité des diverses profes-
sions cataloguées dangereuses, ce sont d'abord la ra-
pacité des exploiteurs, la durée du travail ensuite. Si
au lieu de passer dix ou douze heures par jour dans
des vapeurs méphitiques et cela de continu, pendant
des mois et des années, supposez que les individus
n'y soient employés qu'une heure ou deux et par in-
termittence, et qu'au lieu d'être enfermés dans des
locaux mal aérés, les ateliers soient installés en plein
air sous des abris, pourvus de toutes les conditions
hygiéniques connues, cette occupation peut rester
plus ou moins désagréable, mais cesse d'être meur-
trière.
Une fois ce point déblayé, reste à savoir qui fabri-v
quera ces produits? Mais, nous l'avons dit : ceux qui
en auront besoin. La diversité des occupations est
nécessaire à l'homme, la variété dans les travaux lui
en facilitera le service, pourquoi le peintre, tout en
étant associé avec des peintres, ne ferait- il pas aussi
partie d'un groupe pour la production des couleurs
dont il aurait besoin? Et l'astronome, tout en s'asso-
ciant avec d'autres individus pour observer ce qui se
passe dans les profondeurs de l'espace, pourquoi ne
pourrait-il pas s'associer avec un groupe d'opticiens
pour la construction de ses objectifs? Sachant manier
La. société future 289
l'objet, ils n'en auraient que plus de compétence pour
l'établir dans les meilleures conditions voulues.
Mais, ce que nous ne devons pas oublier surtout,
c'est que l'outillage mécanique est tout indiqué pour
remplacer l'homme dans la plupart de ses travaux,
principalement ceux qui sont répugnants et pénibles,
A l'heure actuelle, des questions d'économie font
reculer l'exploiteur devant l'achat d'un outillage mé-
canique, ou le renouvellement de celui qu'il possède.
Il peut user un ouvrier en vingt ans, dix ans, cinq
ans, même en moins de temps, personne ne lui en
demande de comptes. Dans la société future, les in-
dividus ayant tout intérêt à veiller à l'hygiène de leurs
ateliers, puisqu'ils en seront les ouvriers, les questions
d'économie n'entreront aucunement en ligne de
compte. Le génie de l'homme pourra se donner libre
carrière vers le développement et le perfectionnement
de l'outillage mécanique.
Par ce que nous avons vu jusqu'à présent, nous
venons de voir qu'au lieu d'être comme dans la so-
ciété actuelle, un esclavage et une torture, le travail
sera rendu attrayant; par le fait que ce seront les at-
tractions personnellesqui guideront les individusdans
le choix de leurs occupations, il deviendra un passe-
temps, un exercice de gymnastique. Il nous reste à
étudier d'un peu plus près, comment pourraient évo-
luer et se combiner les conflits d'idées différentes qui
pourront se produire dans la société future.
L'exemple étant l'illustration de l'idée, et rendant
toujours mieux la pensée à condition qu'il soit bien
à sa place, c'est encore par un exemple que nous
allons procéder: le cas d'une maison à construire,
^7
290 LA SOCIETE FUTURE
entre autres, et examiner les différents cas qui pour-
raient se produire.
Quoiqu'on ait accusé les anarchistes de n'être que
des brouillons, de ne pas savoir ce qu'ils veulent,
nous supposons que, lorsqu'il s'agira de bâtir, —
comme pour quelque travail que ce soit du reste, —
les membres de la société future, pris d'un vertigo de
construction, n'iront pas s'amuser à entasser moellons
sur moellons, briques sur briques, rien que pour le
plaisir de gâcher du mortier.
Fort probablement que les grandes casernes d'au-
jourd'hui seront appelées à disparaître dans la société
future. Nul doute que les individus ne voudront plus
être encaqués dans les bâtisses malsaines d'aujour-
d'hui, où, pour des conditions d'économie, — les
terrains coûtant fort cher, — on essaie de rattraper
en hauteur, ce que l'on perd en surface. Comme cela
se pratique du reste à Londres actuellement, les indi-
vidus voudront avoir leur « home «séparé : une petite
maisonnette pouvant loger la famille, et entourée d'un
petit jardin pour l'agrément des habitants.
La construction de maisons semblables ne deman-
dera le concours que d'un nombre très restreint d'in-
dividus. Il y aura fort peu de complications architec-
turales, et il sera facile aux individus de constituer
les groupements nécessaires à la construction de ces
petits édifices. Mais, il pourrait se faire que l'on con-
tinuât la construction des énormes bâtisses d'aujour-
d'hui, cela est fort possible, nous ne pouvons pas
préjuger de l'évolution future. Les individus qui au-
raient des vues particulières sur l'aménagement d'une
semblable maison d'habitation, auraient à s'entendre,
entre eux, sur leurs conceptions particulières; ceux
LA SOCIETE FUTURE ZQÎ
dont les différentes conceptions pourraient s'amalgti-
mer et s'adapter dans le même édifice, se grouperaient
pour la construction du modèle convenu, en faisant
distribuer les appartements que chacun aurait choisis
d'avance, selon les adaptations particulières de cha-
cun. Cela compliquerait peut-être un peu plus la
chose, mais ne la rendrait pas insoluble, croyons-
nous.
Dans la société future, pas plus que dans la société
actuelle, on ne tiendra à user ses forces mal à propos.
L'entente entre les individus sera forcément le régu-
lateur de leur conduite. L'individu qui voudrait s'i-
soler, vivre de ses seules forces, en n'usant que des
produits qu'il fabriquerait lui-même, celui-là se ferait
une vie impossible, forcé qu'il serait de travailler
sans cesse et sans relâche pour arriver à ne se donner
qu'une médiocre aisance.
Les individus auront donc certainement à mettre
la main à la production de quantité d'objets dont ils
auront besoin, mais cette production devra se faire
en commun afin de profiter des progrès mécaniques,
et de plus, la fédération des groupes entre eux, per-
mettra aux individus de pouvoir profiter de quan-
tité de produits sans avoir à les façonner ; et les
échanges entre groupes, seront un puissant moyen de
dispersion des produits accumulés, car il est bien évi-
dent que si un outillage mécanique, une fois en train,
peutproduire en une heure ou deux de travail, dix fois
plus que l'individu n'en a besoin, celui-ci ne s'arrê-
tera pas au bout de cinq minutes, sous prétexte qu'il
a ce qu'il lui faut. Il perdrait ainsi en mise en train,
en démarches tout son temps avant d'arriver à pro-
duire la moitié des différentes sortes d'objets qu'il lui
292 LA SOCIETE FUTURE
faudrait. Il y aura là une moyenne d'occupations que
chaque individu pourra embrasser et dont il est im-
possible de tracer la limite. Le besoin et les circons-
tances guideront l'individu mieux que toute commis-
sion de statistique.
Ceux donc, qui ne se contentant pas des locaux
existant déjà, voudront s'approprier une demeure à
leur convenance, s'entendront d'abord entre eux,
ensuite avec d'autres groupes qui pourront leur
fournir les matériaux dont ils auront besoin, et for-
meront ainsi une deuxième, troisième fédération, et
ainsi jusqu'à l'infini.
Mais, nous dira-t-on, il n'y aura pas que les mai-
sons d'habitation. Il y aura les édifices publics :
ateliers, magasins, salles de spectacle, de réunions,
etc. Si personne n'est spécialement désigné pour les
construire, qui les établira ?
Jusqu'à présent nous avons raisonné absolument
comme si les individus s'étaient unanimement au
lendemain de la révolution refusés à continuer leur
travail habituel, le cas peut se présenter, nous n'y
voyons pas d'inconvénient, et nous continuerons à
l'envisager ainsi; c'est le cas le plus embarrassant.
Les individus qui auront besoin de l'édifice en
question, auraient à s'ingénier pour faire les maçons
eux-mêmes. Ils auraient à faire appel aux ingénieurs,
architectes, pour dresser les plans de l'édifice pro-
jeté. Les dessins seraient exposés à la critique de
tous. Après avoir discuté les détails et l'ensemble,
on arrêterait le projet définitif. Il faudrait que le
projet fût bien biscornu pour que, de tous les ma-
çons, serruriers, charpentiers existants, il ne parvînt
LA SOCTÉTÉ FUTURE 293
pas à en aécîder quelques-uns qui consentissent à
mettre les novices au courant de leurs procédés ; à
moins d'être absolument loufoque, un projet, quel
qu'il soit, trouve toujours des partisans. On ne ferait
plus appel à l'argent des individus, c'est leur part de
travail et d'efforts qu'on leur demanderait. Aujour-
d'hui, il suffit d'avoir de l'argent pour mettre en
mouvement les forces sociales sur le projet le plus
absurde. Dans la société de demain, ne s'emploieront
à une besogne que ceux qui l'auront adoptée en projet.
Comme nous l'avons vu pour les routes, chemins
de fer, etc., l'intérêt individuel n'étant plus en jeu,
toutes les considérations accessoires étant écartées,
l'entente serait facile. Mais, là encore, nous voulons
bien admettre qtteles individus fussent assez absurdes
pour ne pas s'entendre, nous nous trouverions en
face des mêmes difficultés qui devraient se résoudre
de même. -
La logique nous dit que l'intérêt personnel — ce
moteur de toutes divisions et de toutes chicanes par
son antagonisme avec les autres intérêts personnels,
— ayant disparu des relations sociales, les différence's
ne pourront résulter que de la manière de concevoir
et d'envisager les choses ; les petites différences d'ap-
préciation pourront s'amender, disparaître dans les
discussions qui pourront s'engager à ce sujet : il ne
resterait donc en présence que les divergences trop
accentuées pour se fondre en un accord mutuel. Alors,
le besoin, ce moteur universel, plus fort que toutes
les petites questions d'amour-propre et de vanité, ne
tarderait pas à amener les individus à des dispositions
plus raisonnables. Sinon, nous l'avons dit, c'est que
les individus seraient en régression, et alors l'homme
2Q4 LA SOCIETE FUTURE
sensé, au lieu de chercher à se définir un idéal d'affran-
chissement et de bonheur pour la race humaine,
n'aurait plus qu'à chercher dans le néant le seul re-
mède aux regrets cuisants qu'il éprouverait de voir
les hommes retourner en arrière.
Si, du désaccord, il en résultait la construction de
deux bâtiments au lieu d'un, personne ne songerait
à s'en plaindre. Et il y aurait cet avantage : chacun
des groupes ayant à cœur de prouver la supériorité
du plan auquel il se serait rallié, rivaliserait de zèle
pour en parfaire l'exécution. L'amour-propre, ici,
pousserait les individus à déployer tout leur savoir-
faire, toute leur bonne volonté pour mener à bien
l'œuvre à laquelle ils se seraient attachés. Nous trou-
vons donc encore ici, un stimulant de la bonne vo-
lonté des individus, que les défenseurs de l'autorité
affirment ne devoir résider que dans la crainte du
châtiment ou l'appât du gain.
Pour la division du travail dans les groupes, nous
avons vu que chacun des individus rechercherait les
groupes où il pourrait donner l'essor à ses facultés,
et, en s'associant, ils s'instruiront mutuellement de la
part de besogne à laquelle ils entendront s'adonner
plu? spécialement ; chaque individu ne recherchera
donc que ceux dont les goûts à telle besogne ne pour-
ront que faciliter sa tâche et non la lui disputer. S'il
s'agit de la construction d'une machine, par exemple,
celui qui aura spécialement des goûts pour l'ajustage,
s'il peut faire tout l'ajustage lui-même, ne demandera
à s'associer qu'avec des forgerons, des fondeurs, etc.
Si l'importance du travail exige le travail de plusieurs
ajusteurs, forgerons, fondeurs ou autres, c'est tou-
LA SOCIÉTÉ FUTURE 3q5
Jours dans les mêmes conditions que se fera le grou-
pement.
Le groupement opéré dans ces conditions, la divi-
sion du travail est tout opérée puisque c'est elle qui
a servi de base à l'association. Une fois constitué, le
groupe n'a qu'à se mettre à l'œuvre. Si, dans le cou-
rant du travail il plaisait à un individu de changer le
genre d'occupation primitivement choisie par lui-
même, dans la société actuelle on sait assez se faire
des concessions pour que la chose pût s'opérer sans
entrave, et même pour que les coassociés fissent tous
leurs efforts pour aider leur collègue dans son nou-
veau travail s'il n'était pas bien au courant.
Si, pour une raison ou pour une autre, ce change-
ment ne pouvait s'opérer, l'individu chercherait un
autre groupe pendant que le groupe abandonné sup-
pléerait à l'individu défaillant. L'individu qui aurait
la réputation de bien remplir sa tâche dans l'associa-
tion serait recherché par les groupements ; celui qui
aurait la réputation d'être mauvais coucheur, de ne
jamais être satisfait, serait évité par les autres, ou
trouverait plus difficilement à s'associer, s'il ne ra-
chetait ses défauts par d'autres qualités.
On a objecté que certains individus pourraient
vouloir faire des besognes dont ils ne seraient pas ca-
pables. Mais les groupements ne s'opéreront pas à
l'aveuglette, la solidarité et la vie étant dans la'société
future très développées, les relations des individus
seront très grandes, leurs associations se formeront
principalement parmi ceux qui se connaîtront. Tout
individu qui rentrera dans un groupe, sera au moins
connu de quelques-uns.
Les causes d'erreur seront donc par le fait, bien
2q6 LA SOCIÉTÉ FUTURE
diminuées ; ensuite chacun sait que l'on ne fait bien
que ce que l'on fait volontairement. Le seul fait que
l'individu recherche telle besogne, est l'indice qu'il
éprouve déjà des aptitudes à la pratiquer. Et au
cas où il s'égarerait dans ses dispositions, les conseils
de ses coassociés ne lui feraient pas défaut ; si son in-
habileté était par trop évidente, l'inanité des résultats
de ses efforts ferait plus que toute autre chose pour
l'engager à ne pas continuer.
Comme on le voit, le travail peut s'accomplir sans
discussions, sans tiraillements, sans acrimonie, à la
satisfaction de tous. Il suffit de placer les individus
dans des conditions parfaites de liberté et d'égalité,
pour obtenir l'harmonie, ce but idéal de l'humanité.
Quand, pour une cause ou une autre, un ou plu-
sieurs individus ne peuvent s'accorder davantage
dans le groupement par eux choisi, nous l'avons vu,
rien ne les y attache; ils sont libres d'en sortir pour
aller au groupe qui répondrait mieux à leur nouvelle
façon de concevoir les choses. « Faute d'un moine,
l'abbaye ne chôme pas », dit le proverbe, et il est
vrai pour quelque groupement que ce soit.
Si, par hasard, il n'existait pas de groupement ré-
pondant aux aspirations de l'individu, ce serait à
lui de chercher d'autres individus, capables de le
comprendre, d'éprouver, eux aussi, ses aspirations,
et de l'aider à la réalisation de son idéal.
Toute façon de penser, tout caractère, à moins
qu'il ne soit tout à fait biscornu, trouve toujours avec
qui' sympathiser. Les caractères biscornus ne sont
que des exceptions et la société n'est, ou du moins
ne doit être faite, qu'en vue des caractères sociables.
11 s'ensuit que l'on n'a pas à faire des lois d'excep-
LA SOCIÉTÉ FUTURE 297
tîons pour des anomalies que l'on voudrait nous
présenter comme un obstacle à l'organisation fu-
ture.
D'ailleurs la nécessité est là, pour celui qui veut
vivre. Aucun mviître ne lui commande,'- mais son
existence n'est possible que par l'association. S'il
veut périr, il est libre ; mais s'il veut vivre, il ne peut
le faire qu'en trouvant des compagnons. La solidarité
est une des conditions naturelles de l'existence, et
nous nous en tenons aux indications de la nature.
Or, ce que nous venons de dire pour la construc-
tion d'un bâtiment peut s'appliquer atomes les bran-
ches de l'activité humaine; depuis le travail le plus
colossal, jusqu'à la plus infime des productions. La
liberté la plus complète, voilà le seul moteur de l'ac-
tivité humaine, avec ses deux corollaires bien en-
tendu : égalité et solidarité.
« Il faudrait des anges, » nous dit-on, « pour qu'une
semblable organisation fût possible. L'homme est
trop mauvais, il faut le conduire avec des verges ».
L'homme n'est pas un ange, son passé nous le
prouve, et, certainement, du jour au lendemain, il
ne sera pas transformé ; le changement d'institu-
tions, s'il se faisait brusquement, n'aurait pas le pou-
voir de changer instantanément, chaque individu en
un penseur ne commettant aucune faute, aucune
erreur. La science a détruit la croyance aux talis-
mans.
Mais, dans les premiers chapitres de cet ouvrage,
nous avons montré ce que nous entendions par évo-
lution et révolution, et nous pensons avoir fait com-
prendre que l'une n'était pas possible sans l'autre.
17-
298 LA SOCIÉTK FUTURE
Et^ si l'homme évolue assez pour changer son milieu,
pourquoi ne continuerait-il pas de progresser dans
ua milieu favorable à cette progression?
En place de cette société férocement égoïste d'au-
jourd'hui, où, tous les jours, se dresse devant le tra-
vailleur exténué cette question terrible, bien souvent
insoluble pour lui : « comment mangerai-je demain ? »
en place de cette société où la « lutte pour l'exis-
tence )) se poursuit sans trêve ni relâche, dans sa
plus mauvaise signification, entre tous les individus,
l'homme se trouvera dans une société large- sans
oppression aucune, basée sur la solidarité des inté-
rêts; une société, enfin, où il aura la satisfaction as-
surée de tous ses besoins, n'ayant, en retour, que sa
part d'activité à apporter.
Pourquoi les hommes ne s'entendraient-ils pas? —
Oui, l'homme est égoïste, oui, l'homme est ambi-
tieux! mais apprenez-lui que cet égoïsme a intérêt à
se solidariser avec les autres égoïsmes, à se fondre
avec eux au lieu de se poser contre eux en adver-
saire, et vous rendrez ainsi les individus solidaires.
Brisez-leur entre les mains ce qui pourrait flatter
leur ambition, satisfaire et entretenir leurs goûts de
domination; faites qu'ils ne puissent s'élever au-
dessus de la foule pour lui imposer leurs volon-
tés.
Et, de cette masse d'êtres qui, pris à part, ont tous ■
les défauts d'une mauvaise éducation, héritage d'une
société corrompue jusqu'à la moelle, il se dégagera
des idées larges et généreuses, une abnégation et un
enthousiasme qui font que l'on a vu dans les révolu-
tions passées, des hommes en guenilles, monter la
garde, l'arme au bras, devant les millions que l'im-
LA sociETK FUTURE aqq
pôt leur avait soustraits, et ]es garder religieusement
pour ceux qui devaient s'en servir pour les river à
l'esclavage. Ils auraient pu faire mieux, mais c'est un
exemple que, dans les périodes de lutte, on peut faire
fond sur les idées généreuses de la masse.
On nous parle toujours d'évolution! mais, par-
bleu ! nous le savons fort bien qu'il faut que l'évolu-
tion se fasse dans les esprits avant de passer dans les
faits ; et c'est parce que nous savons qu'une idée,
quelle que soit sa justesse, ne s'impose pas si les
masses ne sont pas préparées à>a recevoir, que chaque
individu doit essayer de faire cette évolution en pro-
pageant ses idées, telles qu'il les conçoit avant que
la révolution, qui se prépare, ne nous surprenne.
Quant au jour de la révolution, lorsqu'elle sera
venue, nous y mettrons nos idées en pratique, appel-
lerons, par notre exemple, nos compagnons de mi-
sère à nous imiter. S'ils nous suivent dans notre ac-
tion, c'est que l'évolution sera faite, si au lieu de
nous imiter, obéissant à ceux qui les trompent pour
les exploiter, ils nous tirent dessus, c'est que l'évolu-
tion ne sera pas faite, et alors nous succomberons,
certainement, sous les coups de l'autorité qui sortira
de la révolution en cours. Mais, par le peu que nous
aurons pu faire, nous aurons lancé nos idées dans le
domaine des faits.
Lorsque les travailleurs, retombés sous le joug de
nouveaux maîtres qui continueront à les exploiter
de plus belle, s'apercevront qu'ils n'auront, encore
une fois, tiré les marrons du feu que pour quelques
seuls intrigants, ils réfléchiront et se diront que nous
avions raison de leur apprendre qu'il ne faut pas se
donner de maîtres. Si les faits accomplis par les anar-
300 LA SOCIÉTÉ FUTURE
chistes, pendant la lutte, portent, en eux-mêmes,
leur enseignement, ils peuvent entraîner la foule.
Mais, fussent-ils vaincus, c'est sur leur donnée que
se continuerait l'évolution; c'est pour leur réalisa-
tion que se préparerait la révolution nouvelle.
XX
COMMUNISME ET ANARCHIE
Une objection que nous ne devons pas passer sous
silence, avant d'aller plus loin, c'est celle qui veut
que « communisme et anarchie hurlent d'être accou-
plés ensemble, que l'un est la négation de l'autre. »
Communisme impliquant, nous dit-on, l'obligation
pour tous de se plier à une même règle, tandis que
anarchie signifierait l'individualisme le plus effréné.
Encore une erreur d'appréciation. Le mot « anar-
chie » n'est qu'une négation politique; il n'indique
nullement nos tendances économiques et, comme la
liberté que réclament les anarchistes, ne peut résulter
que de la situation économique que les individus au-
ront su se créer, il est toujours nécessaire, croyons-
nous, d'indiquer clairement le but auquel on tend.
Certes, à l'heure actuelle, il n'y a guère confusion
sur l'épithète d'anarchiste. Si on la débarrasse de
toutes les imbécillités dont la peur et la lâcheté des
rapaces menacés l'ont enjolivée, on verra qu'elle signi-
302 LA SOCIÉTÉ FUTURE
■ fie non seulement haine de l'autorité, mais aussi des-
truction de l'exploitation capitaliste.
Mais notre but, nos idées, nos tendances, notre
organisation physique,, nos besoins nous poussent
vers l'association avec nos semblables, association où
tous les hommes unis entre eux pourront librement
évoluer, selon leurs différentes manières de voir ou
de sentir. Pourquoi aurions-nous peur d'un mot, si
ce mot peut, d'une façon précise, caractériser notre
conception? D'autres avant nous l'ont fait servir d'éti-
quette à des systèmes que nous repoussons, que nous
importe! n'ayons pas peur des mots, méfions-nous
plutôt de ce que l'on pourrait tenter d'y cacher dessous.
Nous prenons les mots pour ce qu'ils valent, sans
nous arrêter au sens que d'autres veulent leur donner.
Convaincus que les hommes ne peuvent être heureux
qu'en vivant fraternellement ensemble, le mot com-
munisme s'adapte à la chose, nous nous en servons.
Adversaires de l'autorité, pénétrés de cette vérité que
l'homme peut et doit vivre sans inaîtres, que l'anar-
chie a cette signification et doit conduire l'humanité
à un état harmonique, où les individus vivront sans
querelle, sans lutte, dans la plus parfaite intelligence,
nous inscrivons ce mot à côté de l'autre pour bien
caractériser nos conceptions économique et politique
de notre idéal social, et nous ne pourrions en trouver
de meilleurs.
Dans les systèmes sociaux inventés par les fabri-
cants de société toute faite, commun'sme servait à
désigner un état social où tout le monde devait se
plier à une règle commune, où l'égalité li'était co.ti-
prise que par la compression des individus sous le
même niveau, cela ne prouve qu'une chose, c'est que
LA. SOCIÉTÉ KUTUllK 3o3
l'on avait détourné ce mot de sa signification origi;
nelle et rien de plus.
Dans notre conception de l'orLlre social, le mot
anarchie, loin de « hurler » de se trouver à côté du
mot communisme vient, au contraire, corriger le sens
autoritaire que l'on pourrait être tenté de lui attribuer,
d'après les emplois ultérieurs que l'on en a fait.
Si le communisme démontre que si les individus
doivent vivre en société sur le pied de la plus parfaite
égalité, le mot anarchie, lui, vient ajouter que cette
égalité se complète par la liberté la plus absolue de
l'individu, que cette égalité n'est pas un vain mot
puisqu'elle n'est pas imposée, puisqu'elle ne reconnaît
aucune autorité. Pas plus celle du Sabre que du Droit
divin, pas plus celle du Nombre que celle de l'Intel-
ligence. Ni Dieu ni maître; chacun n'obéit qu'à sa
propre volonté.
D'autre part, certains anarchistes, craignant de voir
retomber l'idée anarchiste dans la fausse voie de la
charité chrétienne, de l'abnégation et autres fariboles
qui ont contribué à plier les individus sous le joug,
en leur préchant la résignation et le dévouement, nous
disent qu'il faut repousser le communisme sous peine
de retomber dans le sentimentalisme vague et mal
défini des anciennes écoles socialistes.
Nul plus que nous n'est ennemi des absurdités qui,
sous prétexte de sentiment, enseignent aux individus
de respecter les préjugés qui l'entravent dans sa mar-
che, les plient sous l'autorité et l'exploitation. Nul
plus que nous n'est l'adversaire de ce sentimentalisme
idiot dont les poètes et les historiens bourgeois ont
farci levirséiuGubrations pour fausser le jugement du
304 LA SOCIÉTÉ FUTURE
travailleur, excitant chez lui une générosité bête qui
le rendait toujours dupe des intrigants qui savent
faire vibrer chez les autres les sentiments d'abnégation
qu'ils s'empresseront d'exploiter. Il est temps, en effet,
que les travailleurs sortent de cette chevalerie senti-
mentale qui les a toujours rendus les dindons de la
farce.
Mais, sous prétexte de ne pas tomber dans le sen-
timentalisme, il ne faut pas non plus tomber en l'excès
contraire, comme cela est arrivé en littérature où, sous
prétexte de réagir contre les bonshommes en bau-
druche de l'école spiritualiste, on n'a voulu voir, dans
l'homme, que la brute inconsciente et malfaisante.
En dehors de ce sentimentalisme des cerveaux mal
équilibrés, il y a chez l'homme un besoin d'idéal, un
sentiment d'affection pour ceux qu'il estime, un ap-
pétit de progrès, une soif de mieux qui se font sentir
même chez; les plus arriérés et dont on doit tenir
compte.
« C'est l'envie qui pousse les classes inférieures à
la haine des riches », disent les économistes que l'on
trouve toujours en tête lorsqu'il s'agit de calomnier
ceux qui n'ont pas cent mille francs de rente.
Non, messieurs, ce ne sont ni la haine ni l'envie,
c'est tout simplement le sentiment de la justice. Et ce
sont toutes ces aspirations qui, associées à toutes les
facultés de l'homme, font éclore chez lui l'être intel-
ligent et qui, devenues le mobile de ses actions, le
distinguent de la brute qui accepte passivement sa
destinée, sans chercher à réagir.
C'est en prenant l'homme tel qu'il est, en tenant
compte de tous les mobiles qui le font mouvoir, des
conditions d'existence que lui crée la nature ou qu'il
LA SOCIÉTÉ FUTURE 3o5
sait s'adapter, que nous arriverons à nous faire une
idée de ce dont il est capable pour l'avenir.
Ne méprisons donc pas la poésie et le sentiment, ce
sont eux qui nous donnent la force de lutter contre
les obstacles, embellissent les quelques heures de
douceur que nous pouvons trouver dans l'existence.
Le Beau, le Vrai, l'Amour, l'Amitié, ce ne sont que
des sentiments, mais sans lesquels nous ne serions
que des bêtes féroces. Ils sont devenus parties inté-
grantes de notre être, sans eux nous ne comprendrions
plus la vie. Faisons que ces sentiments soient toujours
gouvernés par la raison, ne les laissons pas emberli-
ficoter de la sentimentalité pleurarde et filandreuse
de ceux qui veulent les forcer à justifier les horreurs
de l'heure présente, mais réclamons-nous d'eux har-
diment, ils doivent être les régulateurs de notre idéal.
Nous avons vu précédemment que poser la ques-
tion : l'homme peut-il vivre seul? c'était la résoudre;
nous n'avons donc pas à nous y arrêter bien longtemps.
Mais, en dehors des conditions économiques qui for-
cent l'individu à vivre en société, il y a des considé-
rations d'ordre purement cérébral. En dehors de l'at-
traction sexuelle, chacun se sent attiré par tel ou tel
caractère; on éprouve le besoin d'échanger ses idées,
on a besoin de l'estime et de l'approbation des autres.
L'isolement est la plus grande torture dont les phi-
lanthropes modernes aient doté l'humanité; la socia-
bilité est le vrai caractère de l'homme; les misan-
thropes et les solitaires ne sont que des cerveaux
détraqués ou des hallucinés. Et ce qui prouve bien
ce caractère, c'est que ce sentiment de sociabilité a
pu survivre et résister à toutes les injustices, à toutes
3o6 LA SOCIÉTÉ FUTURE
les atrocités que l'on commet journellement « au nom
de la Société. » L'on fait accepter à l'individu comme
une nécessité de l'état social, ce qui n'est que le ré-
sultat de l'asservissement d'une classe sous l'arbitraire
d'une autre caste.
Mais si l'homme ne peut vivre isolé, s'il ne peut
s'affranchir des obstacles quekii créent les conditions
précaires d'existence dans lesquelles il se meut, qu'en
associant ses forces à celles de ses semblables; si son
tempérament, ses goûts, son intérêt, son développe-
ment intellectuel le poussent à l'association, il est
évident que, pour être durable, cette as'sociation doit
se faire dans des conditions d'égalité parfaite entre
tous les contractants. Elle ne devra laisser subsister
dans son sein aucun privilège. Si elle veut conserver
et rendre facile l'entente parmi ses membres, elle ne
devra pas en armer certains, de prérogatives qui
mettraient artificiellement ceux qui en bénéficieraient
au-dessus des autres. Les hommes devront s'entendre
pour « harmoniser » leurs efforts, ils devront agir en
« commun. »
Pour désigner l'ordre social que nousentendons, le
mot «communisme» n'est donc pas déplacé, pas plus
que celui d' « anarchie » désignant la somm.e com-
plète de liberté que nous réclamons, et les deux mots
accouplés indiquent que nous en appelons à la raison
des individus, pour Juger d'eux-mêmes, dans quelles li-
mites doivent semouvoirleur liberté et leur solidarité !
Nous pensons, par tout ce qui a été dit jusqu'à pré-
sent, avoir répondu d'avance à l'objection de ceux
qui semblent craindre que, s'il n'y a d'autorité dans
la société future, les individus ne seront jamais assu-
LA SOCIKTK FLITTRE Soj
rés de pouvoir Jouir de leur labeur, et risqueront, à
tous moments, de se voir arracher les produits de leur
activité par les plus forts ou les plus rusés.
Nous avons vu qu'il était impossible à l'homme de
vivre isolé. Pourtant ceux qui, en ignorants égoïstes,
préféreraient vivre à l'écart, personne ne les en em-
pêcherait, ils seraient libres d'accumuler, n'y trouvant
de seul empêchement que l'impossibilité pratique de
le faire d'une façon démesurée. Mais, en refusant leur
aide aux autres, ils se retrancheraient d'eux-mêmes
de l'aide d'autrui, n'en seraient-ils pas les premiers
punis en y perdant plus qu'ils n'économiseraient?
Que pourraient-ils inventer ou c-éer qui ne le fût
avec plus d'avantages par les membres de l'association
dont ils se seraient retranchés? Un individu, quelle
que soit son intelligence, ne tire Jamais, armée de
toutes pièces, une idée de son seul fonds. Il la puise
d'abord dans ses études, dans ses lectures, dans les
discussions qu'il a avec son entourage, sans compter
qu'une idée quelconque n'est Jamais que la transfor-
mation d'une idée antérieure. L'homme n'a donc au-
cun avantage à s'isoler des autres.
Dans l'explication que nous venons de faire du
mécanisme des groupements, le lecteur aura pu com-
prendre tout l'avantage qu'il y avait pour l'individu
d'en faire partie. En dehors de l'avantage immédiat
de trouver un concours de force pour l'œuvre qu'il
ne pourrait accomplir seul, l'individu trouve dans
ses coassociés des amis qui sauraient au besoin le
défendre si on voulait le molester.
Les hommes n'étant plus groupés par le hasard des
circonstances, mais par leurs propres affinités, un lien
3o8 LA SOCIÉTÉ FUTURE
d'étroite solidarité s'établirait entre les membres d'un
même groupe. Toucher à l'un serait se mettre tout le
groupe à dos. Or, un individu ferait nécessairement
partie d'une infinité de groupes. Plus il aurait fait
preuve de sociabilité avec ses coassociés, plus il aurait
développé de solidarité, plus il serait estimé, et plus
grande serait la somme de solidarité qu'il pourrait
en attendre. Loin d'être faible, désarmé devant l'op-
pression comme on veut bien le croire, il dispose-
rait d'énormes moyens de défense, qu'il ne pourrait
qu'amoindrir s'il voulait, au contraire, se montrer
agressif.
Nous ne devons pas oublier que notre esclavage
politique provient de notre asservissement économi-
que, n'a de raison d'être que la défense des privilèges
des possédants; que ce sont ceux qui n'ont rien à dé-
fendre qui sont forcés de fournir la force qui doit
protéger les spoliateurs contre les réclamations des
spoliés.
Quand les hommes auront acquis la liberté écono-
mique, quand ils n'auront plus, parmi eux, des dis-
pensateurs des produits naturels et industriels, quand
ces produits seront à la libre disposition de ceux qui
peuvent les utiliser, alors là, mais là seulement, ils
seront libres et égaux. Pouvant satisfaire à tous leurs
besoins, ils n'auront plus à subir l'autorité de per-
sonne et ne la subiront pas, se sentant à armes égales
contre celui qui voudrait les dominer.
Mais, ayant compris les leçons du passé, ils sauront
que l'injustice appelle l'injustice, la violence provoque
la violence. Ne voulant pas subir de joug, ils com-
prendront qu'ils ne doivent pas, eux-mêmes, chercher
à opprimer autrui sous peine de représailles. Voulant
rester libres, ils respecteront la liberté des autres.
XXI
HARMONIE — SOLIDARITE
Nous avons vu, dans les chapitres précédents, com-
ment et pourquoi les individus pourraient se grou-
per, s'entendre entre eux, dans cette organisation qui
découlerait de leurs rapports journaliers sans autorité
ni chefs à leur tête, il nous reste à voir maintenant
si les groupes qui se formeront, pourront exister les
uns à côté des autres sans se gêner, sans s'entraver,
sans se combattre. Nous croyons fermement qu'il
peut en être ainsi et allons exposer les raisons qui
font pour nous de cette croyance une certitude.
En étudiant les causes de division qui, dans la so-
ciété actuelle, font de chaque individu un adversaire
de son semblable, nous avons vu, quoique nous
n'ayons fait que l'effleurer en passant, que la crainte
seule du lendemain rendait l'individu égoïste dans le
sens étroit du mot, c'est-à-dire ne pensant qu'à lui,
rapportant tout à son Moi, ne s'occupant pas des in-
dividus qui peuvent souffrir du fait de sa jouissance,
3 10 LA SOCIÉTÉ FUTURE
pourvu que le spectacle de ces souffrances ne s'étale
pas immédiatement sous ses yeux.
Pourtant, malgré cela, l'homme pris en général
souffre de voir souffrir son semblable ; une misère
qui frappera ses regards le troublera dans sa jouis-
sance. Il se plaît à secourir son semblable, lorsqu'il
peut le faire sans compromettre son bénéfice ou ses
chances de réussite. Certains peuvent bien ne le faire
que par ostentation, mais cette ostentation même,
prouve que cela est bien vu de la généralité des in-
dividus.
C'est au nom de la société, — c'est-à-dire pour le
bien de tous — que l'individu accepte les entraves et
l'exploitation actuelles que la force seule serait im-
puissante à maintenir. En admettant qu'il entrât
dans ce respect une part de la peur des gendarmes,
quel est le bénéfice qu'en tirent les sans le sou, eux
qui fournissent la force et n'ont rien à défendre ? Ne
sont-ce pas eux qui fournissent les gendarmes?
Ne voit-on pas dans des cas exceptionnels, des in-
dividus sacrifier, bien-être, existence, pour des causes
d'intérêt général : science, patrie, amour de l'huma-
nité, pour le triomphe de leurs seules idées particu-
lières? L'exemple d'amis risquant leur vie, leur
situation ou leur liberté, pour être utiles à un ami,
est-il si rare? Certes, la bourgeoisie actuelle avec ses"
tripotages, son amour du lucre, les chantages et les
trahisons, qu'elle semble avoir mis à l'ordre du jour,
semblerait nous prouver l'avachissement de l'huma-
nité, mais elle n'est heureusement que la minorité,
et tous dans la bourgeoisie ne sont pas non plus des
politiciens.
LA SOCIÉTÉ FUTURE 3ll
Les adversaires de l'anarchie accusent les anar-
chistes de créer en leur imagination, un homme par-
faitement bon, sobre, dévoué, être idéal que ne four-
nira jamais la réalité. Nous, nous leur reprocherons
d'en faire, pour les besoins de leur cause, un autre,
non pas à leur image puisqu'ils se prétendent eux,
doués de toutes les qualités qu'ils nient aux autres,
mais à l'image d'une entité qui n'existe pas. Ils font
de l'homme un être froidement féroce, égoïstement
sot, tandis que tout son passé démontre au contraire,
qu'il ne l'est que de par les circonstances et que son
évolution tend à le sortir de cet état. Travaillons
donc à ce que les circonstances ne le forcent plus à
désirer la perte de son semblable.
Le désir d'arriver, l'amour du lucre ne sont que
les produits de l'organisation antagonique de la
société qui fait, aux individus, une loi d'user de tous
les moyens dans cette lutte de tous les instants, pour
atteindre le but avant leurs concurrents. Il faut qu'ils
les écrasent s'ils ne veulent pas être écrasés eux-
mêmes, et servir de marchepied à leurs vainqueurs.
Telle est l'organisation de la société actuelle qu'il
faut se boucher les oreilles pour ne pas entendre les
cris de ceux qui se noient, afin de ne pas être tenié
de leur porter secours; loin de s'arrêter à leur tendre
la perche, il faut, au contraire, les aider à s'enfoncer
davantage, la foule des rivaux n'est-elle pas là, derrière
vous, avançant toujours et qui vous écraserait sans
pitié si vous faisiez mine de vous arrêter.
Quoi d'étonnant après cela, à ce que l'accord et
l'entente entre les individus soient rendus si difficiles
dans la société actuelle. Vous basez votre organisa-
tion sur la concurrence individuelle, sur l'extermina-
3l2 LA SOCIÉTÉ FUTURE
tion des uns les autres, scandalisez-vous donc ensuite
de récolter haine et tempête! L'homme qui s'asseoi-
rait sur un fourneau de mine, et y mettrait le feu
après l'avoir chargé serait tout autant que vous, en
droit de s'étonner, de sauter en l'air... s'il en avait le
temps.
Tout autrement constituée serait la nôtre : La pro-
priété individuelle serait abolie, les individus n'au-
raient plus besoin de thésauriser pour s'assurer la
certitude du lendemain. Le stimulant des individus
ne serait plus le désir d'amasser, le besoin d'arracher
bon gré, mal gré, sa pitance, mais le besoin d'agir,
de se perfectionner, d'aspirer toujours à un mieux
idéal. Les relations des groupes et d'individus ne s'é-
tabliront plus en vue de ces échanges où chaque con-
tractant ne cherche qu'à enfoncer son partenaire ; les
rapports n'auront pour but que de se faciliter mutuel-
lement la besogne, l'entente sera facile, les causes de
discorde auront disparu, les relations sociales pous-
seront les hommes vers la solidarité au lieu de les
exciter à se nuire. Semez l'entente, vous récolterez
l'union.
Nous l'avons vu aussi, cette entente certainement,
ne s'établira pas parfaite du premier coup. Les mi-
racles ne s'improvisent plus. Avant d'arriver à ce que
cela marche sans heurts ni froissement, il y aura
sans doute bien des hésitations, bien des tâtonne-
ments, bien des déceptions, mais nous avons encore
vu que nous n'espérions pas cette transformation du
jour au lendemain ; que, pour qu'elle s'établisse et
soit durable, cela demanderait de longs efforts.
Le travail sera long, pénible, nous l'accordons, et
LA SOCIÉTÉ FUTURE 3l3
demandera bien des luttes, bien des recommence-
ments, parfois bien de l'abnégation de la pan des
individus ; mais, avec tous ces essais, toutes ces re-
prises, toutes ces désillusions, la réussite n'en sera
que plus assurée, plus qu'elle ne pourraitl'être par des
actes d'autorité et d'oppression.
Les fautes, les déceptions, auront pour effet de
rendre les individus plus circonspects, de les inciter
à réfléchir avant d'agir. Lorsqu'ils s'apercevront qu'ils
ont fait fausse route, il leur sera facile de changer de
direction, tandis qu'une autorité leur imprimant une
mauvaise direction, ils ne pourraient s'y soustraire
qu'en recommençant une nouvelle révolution, avant
que la précédente soit achevée. L'expérience nous
démontre qu'il est plus facile de se donner des maîtres
que de s'en débarrasser.
Les individus s'étant groupés, comme nous l'a-
vons vu, pour produire soit pour leur usage personnel,
soit pour fournir à d'autres les objets de leur fabri-
cation, il faudra nécessairement que ces groupes en-
trent en relation entre eux, avec autant de groupes
que l'exigeront les besoins qu'ils pourront éprouver,
de même que l'individu pourra faire partie de dix,
vingt, cinquante groupes, autant que le comporteront
la variété de ses goûts, la multiplicité de ses aptitudes.
C'est de l'ensemble de toutes ces ramifications que
ressortira, pour l'individu la possibilité de se pro-
curer tout ce qui ne tombera pas sous la possibilité
de son activité immédiate.
Ces groupes auront à se tenir mutuellement au
courant des variations de leurs besoins, des résultais
de leur activité. Pour s'approvisionner, il faudra
i8
3 14 LA SOCIÉTÉ FUTURE
qu'ils sachei?.t où se trouveront les groupes qui pour-
raient être à même de leur fournir la matière pre-
mière dont ils pourront avoir besoin, qu'ils fassent
savoir ce que a? leur côté ils peuvent mettre à la dis-
position des autres. Dans la société actuelle, ces ren-
seignements sont fournis à tous et tenus à jour par
les publications spéciales que l'on pourrait transfor-
mer et améliorer pour les besoins futiirs.
Le même travail d'agrégation qui se sera fait par-
mi les individus, se fera pour les groupes, par le
simple jeu des affinités et des besoins, sans l'inter-
vention d'une autorité qui l'ordonne.
Ici, se présente cette objection : « Comment fera le
groupe, auquel les autres groupes ne voudraient pas
fournir ce dont il aurait besoin ?» — Le cas peut se
produire, afiirme-t-on. C'est le même casque nous
avons vu, pour les individus isolés ; et, selon nous, le
remède ne doit pas être différent.
Pour qu'un groupe, parmi des mJlliers et des mil-
lions de groupes, ne parvînt à trouver aucun groupe
qui consentît à établir des relations avec lui, il fau-
drait que la conduite des individus composant ce
groupe fût d'une nature bien anormale et qu'ils se
fussent rendus bien impossibles parmi tous. Et alors,
le temps et l'espace étant accessibles à tous, ils au-
raient à évoluer de façon à se suffire à eux-mêmes,
puisqu'ils n'auraient pas su se rendre assez sociables
pour trouver avec qui fraterniser.
Mais cela n'est qu'une exception et n'est pas une
argumentation. La vérité est, que la sélection qtti se
sera faite parmi les individus se fera aussi entre
groupes. Les aptitudes et les modes d'activité étant à
l'infini, chaque tempérament, chaque groupe, n'aura
LA SOCIKTÉ FUTURE 3l5
que l'embarras du choix dans la recherche de ses re-
lations.
On nous répondra que ce sont des hypothèses!
Nous l'avons dit: en parlant de l'avenir, nous ne pou-
vons faire que des hypothèses. Et la science, la
science elle-même, qui prétend ne marcher que par
l'expérimentation, ne doit-elle pas toutes ses décou-
vertes à des hypothèses que venaient ensuite con-
firmer l'expérience et le calcul?
Aussi facilement doivent se résoudre les questions
d'intérêt général. Dans la société actuelle, il n'en
est pas autrement pour la plupart. De plus en plus,
on apprend à se passer du concours de l'Etat. Ceux
qui en prennent l'initiative, en font une machine
à spéculation, mais elle n'en reste pas moins au
fond, une œuvre de l'initiative individuelle.
Les financiers qui prennent en mains l'affaire, s'ils
ne veulent, ou ne peuvent y engager leurs propres ca-
pitaux, font appel aux souscriptions volontaires, que
des individus alléchés par l'appât de dividendes et
d'intérêts respectables s'empressent de couvrir lorsque
la chose leur paraît sûre, acceptant ainsi les risquss
qui découlent nécessairement de toute entreprise
financière dont on ne connaît que ce que les promo-
teurs en veulent bien dire.
Inutile d'ajouter que, dans la société actuelle, ne
voient ainsi le jour, que les entreprises qui peuvent
fournir aux capitalistes un moyen nouveau d'exploi-
tation, les considérations d'intérêt général, n'étant
pas un moyen assez puissant pour faire sortir, seules,
les capitaux dechezceu>: qui les possèdent. Pourtant,
on voit, parfois, des souscriptions s'ouvrir et se cou-
3l6 LA SOCIÉTÉ FUTURE
vrir pour concourir à la fondation d'établissemems
d'utilité générale, ne devant jamais: rien rapporter à
ceux qui ont versé. Ce sont des exceptions, —
plutôt en faveur de notre argumentation, mais, insuf-
fisantes à établir une argumentation sérieuse, et que
nous laisserons de côté.
Réellement, il s'ensuit que beaucoup d'idées se
trouvent indéfiniment ajournées, lorsqu'elles ne sont
pas définitivement enterrées, car si elles offrent une
utilité générale, ellesne produiraient, immédiatement,
aucun intérêt aux capitaux que l'on y emploierait.
Pour voir le jour, une idée, en plus de son utilité
générale, doit pouvoir servir d'instrument à édifier
ou grossir la fortune de quelques-uns.
Or, ce qui se fait dans la société actuelle, pourquoi
ne se ferait-il pas dans la société future, considérations
financières écartées? — Tel qui sentirait l'idée avant
tout autre, prendrait l'initiative du travail de propa-
gande à accomplir, ferait appel aux bonnes volontés,
développerait son idée par tous les moyens existants,
cherchant à faire passer sa conviction dans le cerveau
du plus grand nombre d'adhérents possible. Au lieu
de souscrire pour des versements de fonds, on sous-
crirait des promesses de contribuer, de son intelli-
gence, de ses forces, au travail projeté, jusqu'à ce que
l'on eût, enfin, réuni le personnel nécessaire.
Toute oeuvre qui aurait une réelle valeur d'utilité
générale serait sûre de trouver un appui parmi les
groupes, d'autant plus vivement, que l'on ne pourrait
compter que sur soi-même pour réaliser les amélio-
rations dont on éprouverait le besoin, tandis que,
dans la société actuelle, il ne suffit pas d'éprouver le
besoin d'un travail urgent, de consentir à en fournir
LA SOCIÉTÉ FUTURE 3l7
les frais, il faut encore obtenir l'approbation du pou-
voir central, ce qui ne réussit pas toujours, ou qu'après
bien des années de lutte.
Il faudrait qu'une idée fût bien peu comprise pour
ne pas rallier autour d'elle un personnel sufiisant à en
assurer l'exécution ; c'est qu'alors son utilité ne serait
pas absolument démontrée. Si réellement, elle était
utile, elle trouverait toujours un noyau de propagan-
distes qui lutteraient pour sa diflfasion. Nous n'avons
pas la prétention de marcher plus vite que l'évolution,
il y aurait toujours l'avantage de ne pas la voir écar-
ter, quoique comprise, pour la seule raison qu'elle ne
rapporterait pas de dividendes assez forts à ceux qui
y engageraient leurs capitaux.
«Toutcela'est bien,» répondentquelques-uns, «mais,
c'est une république Spartiate que vous voulez établir,
tout devra y être tourné au profit de la société, l'indi-
vidu devra, quoi que vous en disiez, s'y sacrifier au
bien commun, on y crèverait d'ennui, dans votre so-
ciété, les individus devraient renoncer à toute dis-
traction, à tout amusement, puisque la production ne
devrait concourir qu'aux objets de nécessité.»
Nous avons vu qu'une meilleure répartition du
travail procurerait à l'individu de longues heures
qu'il pourrait employer aux occupations qui lui plai-
raient, cette crainte est donc chimérique, puisque
l'homme sera toujours à même de s'associer avec qui
bon lui semblera, pour produire ce qui flattera le
mieux ses goûts. Tout ce que l'homme peut désirer,
n'est-il pas un besoin pour lui? Les besoins matériels
ne sont pas les seuls besoins qu'il ressente avec vio-
lence ; tout ce qui lui devient nécessaire, rentre dans
i8.
3l8 LA SOCIÉTÉ FUTURE
les mobiles de son activité^ et fait, par conséquent,
partie de la production sociale. Là, encore, ce seront
les affinités, les similitudes de goûts qui guideront les
individus et les grouperont pour les relations à éta-
blir^ en vue de s'en assurer la satisfaction.
Les défenseurs de l'autorité voient, dans la multi-
plicité des tempéraments et des variétés d'aptitudes
qui existent parmi les hommes, un sujet de crainte
pour l'harmonie et la bonne entente, tandis que, en
réalité, c'est cette diversité de goûts et d'aptitudes qui
permettra aux individus d'évoluer librement. S'ils
avaient tous les mêmes besoins, il pourrait se faire
qu'ils eussent à se disputer la place et la pitance ; va-
riant de goûts et de mode d'activité, l'un fera ses dé-
lices de ce qui serait une gêne pour un autre.
Dans la société de l'avenir on continuera donc de
r
produire ce qui ne sert qu'à la récréation de l'homme;
son éducation et les progrès acquis, lui feront, seule-
ment, en rechercher de plus élevés que les paris sur
les combats de coqs, ou le plus ou moins de vélocité
d'un cheval que l'on est forcé de soigner comme une
petite maîtresse, pendant des mois entiers pour le faire
courir un quart d'heure.
Nous prenons l'homme tel qu'il est, avec toutes ses
imperfections, son goût faussé par l'ignorance et les
préjugés. 'Nous attendons seulement de l'évolution
pour que ses goûts deviennent plus simples, plus affi-
nés, plus esthétiques, et perdent enfin cet amour du
clinquant et des colifichets qui distingue l'homme
sauvage, et se retrouvent, transformés mais non dis-
parus chez l'homme delà civilisation inférieure d'au-
jourd'hui,
LA SOCIÉTÉ FUTURE 3 I 9
Les défenseurs de l'autorité ne manquent pas d'ob-
jections. Battus d'un côté, ils se retournent d'un au-
tre : « Vous prétendez», disent-ils «que les individus
sauront se grouper pour produire ce dont ils auront
besoin; mais, s'il n'y a personne pour s'occuper spé-
cialement d'enregistrer les objets demandés, nombrer
ceux en magasins, avertir de ceux qui manqueront, on
produira à tort et à travers, il y aura encombrement
pour des uns, et disette pour d'autres; ce sera un gâ-
chis où personne ne pourra se reconnaître.»
Aujourd'hui, alors qu'aucun intérêt personnel ne
les pousse, les statisticiens ne manquent pas; chaque
branche de connaissance a ses calculateurs qui tien-
nent registre des faits qui se produisent, des actes qui
s'accomplissent, des produits qui se créent, de ceux
qui disparaissent. Le goût de chiffrer, de compter,
de mesurer, est un travail attrayant pour bien des
hommes, ils auront touteliberté pour donner carrière
à leur passion. A eux de nousrenseigner surl'équilibre
des produits et de la consommation.
Et la poste, le télégraphe, le téléphone, est-ce que
leur développement ne les mettra pas à la portée de
tous? Ceux qui resteront isolés, c'est qu'ils le vou-
dront bien, libre à eux, mais les moyens de se ren-
seigner ne manqueront à personne.
Du reste, le mode de groupement que nous indi-
quons, est, croyons-nous, la meilleure réponse à faire
à ces craintes. Un groupe d'individus qui se donne-
raient pour mission de nous renseigner ou de nous
avertir des nécessités de telle opération, peuvent nous
être fort utiles, sans être dangereux. Tout autrement,
il en serait d'un groupement qui détiendrait sa mis-
sion d'un mode quelconque de délégation. Nul besoin
320 LA SOCIÉTÉ FUTURE
pour la société de déléguer ses pouvoirs à une orga-
nisation spéciale pour indiquer à chaque membre
ce qu'il aurait à faire, quand chacun n'aurait qu'à le
vouloir pour se renseigner lui-même, sur l'heure, de
ce qui s'accomplit à l'instant dans le monde entier,
et que la besogne peut normalement s'accomplir, par
une sage entente dans la division du travail.
XXII
LA FEMMK, LE MARIAGE
L'idée d'autonomie de l'individu commence à faire
son chemin, et. comme toutes les idées, elle triom-
phera, cela ne fait aucun doute, mais il y en a une
autre que l'on a séparée d'elle, quoique, au fond, ce
soit la même, et nombre d'individus, même parmi
les travailleurs, hélas ! réclament contre leur propre
asservissement, et continuent à ne voir, dans la
femme, qu'un être inférieur, un instrument de plai-
sir, quand ils n'en font pas une bête de somme.
Que de fois, n" avons-nous pas entendu dire autour
de nous : « La femme ! s'occuper de politique ! qu'elle
aille donc soigner son pot au feu, et rapetasser les
chausses de son mari ». Bien souvent, ce sont des
socialistes, des révolutionnaires qui tiennent ce lan-
gage ; combien d'autres, qui, sans parler ainsi, sans y
réfléchir, agissent, dans la famille, comme de vérita-
bles maîtres I Outre qu'ils laissent ainsi perdre une des
plus grandes forces de la révolution, cette conduite
322 LA SOCIÉTÉ FUTURE
prouve aussi qu'ils ne sont pas encore arrivés à une
compréhension complète de la solidarité de tous les
êtres humains.
De cela, il en est résulté un courant d'opinion pa-
rallèle, qui, lui, ne s'occupant pas de la question éco-
nomique, poursuit, dans la société actuelle, l'affran-
chissement de la femme, son accession à tous les em-
plois, sa participation aux choses politiques. Autre
façon aveugle d'envisager les choses, autre incons-
cience delà situation. L'asservissement delà femme
est une survivance de l'état de barbarie, qui a été
maintenu dans les lois parce que l'homme la con-
sidérait, en effet, comme un être inférieur, mais, pour
la femme riche, cet asservissement n'a été bientôt que
purement nominal, ne s'est maintenu dans toute sa
force que pour la femme prolétaire. Cette dernière ne
peut s'affranchir efficacement qu'avec son compagnon
de misère, son affranchissement politique ne serait
qu'un leurre de plus, comme il l'a été pour le tra-
vailleur. Ce n'est pas à côté et en dehors de la révo-
lution sociale que la femme doit rechercher sa dé-
livrance, c'est en mêlant ses réclamations à celles de
tous les déshérités.
Sans remonter aux Pères de l'Eglise qui discutaient
sérieusement si la femme possédait une âme, que
d'âneries n'a-t-on pas débitées là-dessus! A l'heure ac-
tuelle, encore, nombre de savants affirment que la
femme est un être inférieur. Pour la plupart, il est
vrai, ce sont les mêmes qui parlent des « classes infé-
rieures », quand il est question du travailleur, et sou-
tiennent, mordicus, l'inaptitude de certaines races à
pouvoir se hausser à un certain degré d'éducation.
LA SOCIÉTÉ FUTURE 323
Ces savaiiis-là sont toujours prêts à justitier toutes
les oppressions, toutes les iniquités, pourvu qu'on
leur solde leur complaisance en décorations et en
crachats. On croirait, vraiment, qu'à force de rabais-
ser les autres, ils s'imaginent se hausser d'autaiM.
Que n'a-t-on pas invoqué pour prouver cette pré-
tendue infériorité de la femme : sa faiblesse muscu-
laire, comparée à celle de l'Jiomme, la moindre ca-
pacité de son cerveau, pour ne parler que des choses
parfaitement établies, sans parler d'une soi-disant
inaptitude aux sciences exactes, et d'une prétendue
physiologie qui voudrait prouver que les organes
sexuels de la femme ne sont qu'un arrêt de dévelop-
pement des organes de l'homme.
Mais, lorsqu'il fut bien établi que le cerveau était
l'organe de la pensée, les partisans de l'infériorité fé-
minine crurent avoir enfin trouvé une base inébran-
lable pour leur doctrine, et c'est là où ils se sont re-
tranchés. Dans toutes les races humaines, en effet, le
cerveau de la femme est, normalement, inférieur
en poids à celui de l'homme.
Il est également prouvé que, toutes proportions
gardées, le cerveau le plus lourd, a plus de chances
d'être mieux doué, cela est hors de contestation. Que
répondre à ces faits?
Une chose bien simple: lorsqu'on fait de la science^
réellement de la science, dans le but d'apprendre,
d'augmenter ses connaissances, et non en .vue de s'en
faire une arme de guerre pour justifier une idée con-
çue à priori, on compare, un à un, les éléments du
procès, on fait entrer en ligne de compte tous les rap-
ports accessoires qui complètent la chose en la com-
pliquant, on étudie les modifications que ces rapports
324 LA SOCIÉTÉ FUTURE " ';
peuvent apporter à l'élément principal, et entre eux; j
et alors là, seulement, on peut espérer avoir des con- ]
clusions à peu près certaines. i
Nos savants en question, heureux de trouver un \
fait qui appuyât leur théorie, n'ont oublié qu'une i
chose, c'est,-aue si le poids eût été tout, s'il eût été '
seul à entrer en ligne de compte, la baleine et l'élé- ]
phant seraient les êtres les plus intelligents qui exis- }
tent, leur cerveau dépassant, certainement, celui de |
voir l'homme. ]
Mais le poids n'est pas seul à coopérer à la richesse i
du cerveau, certains l'ont compris. Il faut tenir compte .;
de ses rapports avec la taille, avec le poids total du ]
corps. Le cerveau est composé de cellules pensantes, \
mais aussi de cellules nerveuses dont la seule fonc- 1
tion est d'actionner les différents muscles. Plus la '.
masse est pesante à mouvoir, plus ces dernières sont ;
nombreuses et volumineuses, et leur masse n'a rien à :;
avec l'intelligence. i
Il y a, ensuite, la richesse des circonvolutions qui ;
a autant, sinon plus de valeur que le poids ; la com- \
position chimique est une autre valeur dont il faut |
tenir compte. Une différence de structure des cellules '
peut modifier le fonctionnement du cerveau, et, en- '
tin, il y a, à prendre en considération les conditions ;
de nutrition qui, selon que l'afflux du sang s'opère, ,
plus ou moins régulièrement, d'une façon plus- ou ■
moins active, ralentit ou accélère l'activité cérébrale.
Et, dernière raison, il ne suffit pas d'avoir un cer- \
veau bien doué, faut-il encore lui donner de l'exer- ,
cice par l'éducation. Or, pour la femme, comme pour 1
le travailleur, on les a toujours maintenus dans une |
infériorité d'éducation, sous prétexte que celle que |
j
LA SOCIÉTÉ FUTURE 325
l'on réservait aux dirigeants était trop au-dessus de
leur compréhension, que du reste, elle leur était inu-
tile pour remplir les emplois qu'on leur réservait. Et
c'est cette infériorité « acquise » que l'on nous pré-
sente aujourd'hui comme une loi naturelle!
Si les hommes avaient été moins infatués de cet
esprit anthropocentrique qui leur fait rapporter tout à
eux et dérive du même esprit que l'erreur géocentri-
que, ils n'auraient pas osé émettre cette hérésie scien-
tifique. Mais, voyant démanteler peu à peu celte su-
prématie dont ils se glorifiaient, ils en tentent une
dernière transformation ' : la « virocentriej) qui, pas
plus que les autres, ne repose sur aucune donnée
réelle.
S'il s'était agi de deux races différentes, et sans
rapports aucuns, nous comprendrions, à la rigueur,
que la question eût pu se poser aussi à faux, sans
doute, mais cela eût été à discuter. Mais entre les
deux membres de la même famille, les deux souches
également nécessaires à la perpétuation de Tespèce,
il faut être idiot pour avoir soulevé la question.
Est-ce que l'homme se reproduit à part, et la femme
de son côté, pour mieux donner naissance, l'homme
à des fils, la femme à des filles, transmettant ainsi
séparément leurs qualités et leurs défauts à leur des-
cendance? — Non, ils sont forcés de coopérer en-
semble pour engendrer, indistinctement mâles eL
femelles. Chacun d'eux transmet ses qualités à sa
progéniture, sans choix de sexe. Parfois le mâle
I. Sans oublier les pédants qui veulent prouver la supériorité
de certaines races et les sous-pédants qui viennent ensuite,
pour affirmer lasupérioritéde certaines classes. Autant d'erreurs
qui dérivent du même esprit.
>9
326 LA SOCIÉTÉ FUTURE î*
domine, parfois c'est la femelle. Parfois, l'individu ;
peut prédominer dans le produit de son sexe, mais 1
aussi dans le produit du sexe opposé. Personne n'a
encore pu donner la raison de ces variations, mais il
n'en reste pas moins acquis que, selon les circons- ]
tances (inconnues) l'un ou l'autre sexe peut indiffé- :
remment, dominer dans les produits de la génération. <
Or, s'il en est ainsi, et en admettant qu'au point de i
départ, une infériorité réelle eût caractérisé le sexe j
féminin, il se serait produit ceci : ou la femelle aurait i
fini par imposer son infériorité, ou bien le mâle aurait :
imposé sa supériorité, ou bien encore, il aurait fini j
par se faire entre les deux composantes un équilibre \
de facultés qui les auraient mises au même niveau. t
Dans le premier cas, à chaque génération la femelle 1
serait venue ajouter une part de plus de son infério- i
rite, et ses propriétés négatives auraient fini par é\i- i
miner les qualités positives de l'homme. Mais, en ce î
cas, depuis le temps que l'espèce humaine se perpétue |
par la génération, elle serait retournée depuis long- *
temps à l'animalité.
Dans le second, ce sont les qualités positives ae
l'homme qui auraient triomphé. Les partisans de
l'infériorité féminine seront forcés de repousser cette
hypothèse, car depuis le temps que les sexes se sont
mélangés par la génération, les deux sexes ont été '
assez malaxés pour qu'ils aient acquis des propriétés ^
égales, et leur affirmation n'aurait plus raison d'être. -,
Ils nieront également le troisième cas qui implique ;
encore un niveau moyen, inférieur, celui-là, pour les
deux sexes. Il ne leur resterait donc qu'une qua-
trième hypothèse, celle que, malgré les mélanges,,
chaque sexe aurait conservé à travers les croisements^
LA SOCIÉTÉ FUTURE 327
ses qualités propres. Outre que cette hypothèse est
la moins admissible de toutes, que diront ceux qui
se rattachent désespérément à la théorie absolue de
la « lutte pour l'existence » et de la survivance des
plus aptes ?
Ainsi, le simple raisonnement logique nous indi-
que la solution : l'égalité des sexes avec des nuances,
des propriétés diverses, mais qui sont des qualités
afférentes à l'organisation physiologique à laquelle
elles sont attachées et qui les rendent équivalents
sinon égaux en aptitudes.
La femme de par sa faiblesse physique, a, dans les
sociétés inférieures, toujours subi l'autorité du mâle,
à divers degrés de violence; ce dernier lui a toujours
plus ou moins imposé son amour. Propriété de la
tribu d'abord, du père ensuite, pour passer sous l'au-
torité du mari, elle changeait ainsi de maîtres sans
qu'on daignât consulter ses préférences.
Objet de propriété, ses maîtres veillaient sur elle
pour l'empêcher de prêter sans leur assentiment ce
dont ils voulaient être les seuls à disposer, sauf dans
les pays où une riche postérité étant un gage de ri-
chesse, le maître voulait bien fermer les yeux sur
l'origine de biens dont il pouvait disposer. En tous-
autres cas, le maître pouvait parfois dans un accès de
générosité, la prêter à un ami, un hôte ou un client,
comme on prête une chaise, mais se croyant frustré
si ceux-ci en avaient disposé à son insu, il en tirait
une vengeance féroce sur la coupable.
Certes, cette dépendance, -^ si elle est toujours cons-
tatée par les lois, hautement prônée par certains, —
soit par ruse, soit par le pouvoir que son sexe exerce
328 LA SOCIÉTÉ FUTURE
sur l'homme, dans les relations des deux sexes, celte
soi-disant autorité de l'homme est bien tombée de fait.
A l'heure actuelle, dans nos sociétés soi-disant civi-
lisées, la femme riche est émancipée de fait, sinon de
droit, il n'y a que la femme pauvre qui subisse à
l'heure actuelle l'esclavage et la lettre de la loi.
Même dans les peuplades les plus arriérées, n'ar-
rive-t-elle pas à se créer des privilèges? Les histo-
riens antiques nous mentionnent cette tribu gauloise
où les femmes étaient appelées à juger les différends
que la tribu pouvait avoir avec ses voisins et dont un
général romain dut respecter les décisions.
Chez les Australiens, où elle est traitée en bête de
somme, où elle ne se met à table qu'en arrière de
son seigneur et maître qui lui jette à la volée, les
morceaux dont il n'éprouve pas le besoin, on signale
une coutume semblable i. En fait, si elle a toujours
subi la force brutale de l'homme, la femme par sa
finesse et sa ruse, a su toujours prendre de l'ascen-
dant sur lui. On lui fait aujourd'hui un crime de
cette ruse, « l'arme des faibles », dit-on. Elle pourrait
vous répliquer que la raison de la force n'est que
celle de la brute.
L'union sexuelle a débuté fort probablement par
la promiscuité, ensuite l'homme a affirmé son droit
de propriété en capturant celle dont il voulait faire
sa « compagne ». il l'a ensuite achetée, puis, les
mœurs s'adoucissant toujours de plus en plus, on a
fini par tenir compte du choix de la femme, et l'é-
manciper graduellement, tandis que l'esprit de pro-
priété qui reposait sur l'organisation familiale despo-
I. Elle Reclus: Les Primitifs d'Australie.
LA SOCIÉTÉ FUTURE "329
tique di7 père, cherchait à replonger la femme sous
la dépendance étroite du mâle, c'est ce qui nous
a valu cette variété de lois et de préjugés sur les rela-
tions sexujUes.
Que de lois n'a-t-on pas faites, pour réglementer
les rapports de l'homme et de la femme, que d'er-
reurs et de préjugés que la morale officielle a con-
tribué à maintenir et à enraciner, mais que la nature
s'est toujours plu à culbuter sans jamais se plier à
leurs décrets arbitraires !
L'homme, en sa qualité de maître, trouve très bien
de butiner sur la propriété du voisin; cela est très
bien porté ; même dans les sociétés les plus pudibon-
des, l'homme qui peut se vanter de nombreuses
« conquêtes ;> est considéré comme un heureux gail-
lard ! Mais la femme-propriété, elle, de par la loi,
de par l'éducation, de par les préjugés et l'opinion
courante, il lui est défendu de donner libre cours à
ses sentiments. Les relations sexuelles sont pour elle
fruit défendu, elle n'a droit qu'à la copulation sanc-
tionnée par devant le maire et le curé! Et voilà com-
ment il se fait que, dans un acte commis à deux,
toute la honte est pour l'un et la gloire pour l'autre.
C'est que, disent les masculinistes, le mal opéré
par les deux participants, n'est pas comparable. L'a-
dultère de la femme risque d'introduire dans la
famille des étrangers qui viendraient plus tard spolier
les propriétaires légitimes d'une part d'héritage. De
cet axiome capitaliste on peut en induire qu'il est
très bien de faire du tort à son voisin, il n'y a de
mal que lorsqu'on l'éprouve soi-même. Voilà la
morale capitaliste dans toute sa splendeur. La femme-
propriété, en ayant des complaisances pour le mâle
330 T.A SOClKTli FUTURE
dont la prestance l'a subjuguée, fait tort au maître,
haro! sur elle. Le mâle désinvolte qui, pareil au
coucou, va nicher dans le nid du voisin, fait preuve
d'intelligence. On n'est pas plus régence.
La religion est ensuite venue apporter sa part d'a-
nathème contre ceux qui obéissaient davantage aux
lois de la nature qu'aux restrictions des moralistes et
des légistes. La théorie du péché originel est venue
peser de tout son poids sur l'accomplissement de l'acte
génésique.
Ne pouvant décréter la continence absolue, l'Eglise
a dû sanctionner et bénir l'union de l'homme et de
la femme, mais pour en réglementer les rapports, je-
tant ses plus forts anathèmes à ceux qui se livraient à
l'amour sans son assentiment. Les cérémonies qu'ac-
complissaient librement les primitifs au sein de la
tribu; pour bien établir leur entrée en ménage,'* de-
vinrent obligatoires avec la religion et de là passèrent
dans le Code civil, l'héritier de la plupart des préro-
gatives de l'Eglise.
Après avoir défendu de s'aimer sans l'autorisation
du prêtre, il fut défendu de s'aimer sans l'autorisation
du maire. L'opinion publique, entretenue dans l'i-
gnorance par le prêtre et le législateur, conspua ceux
qui trouvaient qu'ils n'avaient besoin de l'autorisa-
tion de personne pour se prouver leur amour. Mais
toujours de par l'idée de propriété, ce fut sur la femme
que tomba le réprobation; l'homme n'était blâmé
que s'il prenait cette union-là au sérieux, et traitait
son amante en véritable compagne.
Mais cette fausse pudeur, ainsi que toutes les peines
•et châtiments que l'on a pu inventer contre ceux qui
LA SOCUÎTÉ FUTURE 33 I
pratiquaient l'amour librement n'eurent qu'un effet,
rendre les individus fourbes, menteurs et hypocrites,
sans les' rendre plus chastes ni plus continents. On
dévie la nature quand on la contrarie, mais on ne la
dompte pas. Ce qui se passe dans notre société soi-
disant civilisée est là pour le prouver. On y a poussé
la pruderie à l'extrême, l'adultère, la prostitution, la
corruption, la transformation du mariage légal en
véritable maquerellage, sont les conséquences de cette
intelligente organisation et législation. Les infanti-
cides nous prouvent que la honte Jetée sur la fille qui
se livre à l'amour n'empêche personne d'y goûter à
l'occasion, mais que les conséquences qui en décou-
lent peuvent entraîner au crime pour cacher une soi-
disant faute.
Aujourd'hui, pourtant, la société perd de son rigo-
risme, la religion, on n'en parle même plus. Sauf quel-
que grue qui veut étaler sa toilette blanche ou l'héri-
tier qui veut se concilier les bonnes grâces de parents à
héritage, un peu retardataires, peu de personnes éprou-
vent le besoin d'aller s'agenouiller devant un mon-
sieur qui se déguise en dehors des jours de carnaval.
Quant à la sanction légale, si on voulait faire le recen-
sement parmi la population de nos grandes villes, on
trouverait bien que tous les ménages ont passé par la
mairie, mais en examinant d'un peu près, on pourrait
s'apercevoir que les trois quarts ont rompu, sans tam-
bour ni trompette, les nœuds légaux pour en former
d'autres sans aucune consécration officielle ce coup-ci,
et que les ménages ne sont plus formés comme ils ont
été inscrits à la mairie : Il y a bien toujours un mon-
sieur et une madame A., un monsieur et une ma-
dame B., mais la madame A. connue des voisins, se
3?2 LA. SOCIÉTÉ FUTURE
trouve être une madame X. à la mairie, et la ma-
dame B. une madame Z. légale.
Cela est devenu si général que les bourgeois, quoi
qu'ils en aient, ont dû inscrire le divorce dans leur
code. Aujourd'hui celui qui veut se passer de la con-
sécration officielle pour son union libre, arrive à l'im-
poser à son entourage et à se faire respecter. L'opi-
nion publique commence à trouver l'union librement
consentie, aussi valable que l'autre, et si la consécra-
tion officielle ne peut disparaître qu'avec les autres
institutions sociales, car la propriété repose sur elle,
les lois de l'héritage exigeant que la famille soit légale
bien délimitée, et tenue en bride afin que la fortune
ne se disperse pas, elle n'en a pas moins reçu le coup
fatal du jour où le législateur a dû enregistrer les cas
où elle pouvait être dissoute.
N'était-il pas insensé, en effet, de vouloir forcer
deux individus à passer leur vie ensemble, alors qu'ils
se rendaient mutuellement la vie insupportable.
Parce que, dans le premier feu de la jeunesse, ils
s'étaient plu, deux individus, mâle et femelle, étaient,
de par la loi, forcés de terminer leur carrière ensem-
ble, sans jamais pouvoir rompre cette chaîne. Si la
vie leur était trop insupportable, et que chacun voulût
reprendre sa liberté d'allure, ce n'était qu'en se met-
tant en marge du Code et sans pouvoir faire recon-
naître sa nouvelle famille comme valable, quelles que
fussent ses préférences. Il était forcé de cacher comme
une tare l'irrégularité légale de sa situation, l'opinion
publique étant aussi bête que la loi.
Malheur à qui s'était trompé dans son choix, ou
qui s'était laissé engluer sous l'amabilité de sourires
LA SOCIÉTÉ FUTURE 333
trompeurs, des promesses fallacieuses, des serments
perfides ou donnés, en toute sincérité, dans un moment
d'expansion, mais que les circonstances font, plus
tard, envisager auirement; une fois le pas franchi, il
n'était plus permis de retourner en arrière; c'en était
fait pour toute la vie. Heur ou malheur, il fallait s'en
accommoder. C'était tout simplement insensé.
L'indissolubilité du mariage était un idiotisme.
Deux individus peuvent se plaire pendant un jour^
un mois, deux ans, et arriver à se haïr à mort ensuite.
Pourquoi les forcer à envenimer leur haine en les
forçant à se supporter, quand il est si simple de tirer
chacun de son côté.
C'est que, en dehors du préjugé religieux, le capital
exigeait ce sacrifice. Les mariages, dans la société
actuelle, sont le plus souvent l'association de deux for-
tunes— avec leurs espérances — plutôt que l'union de
deux sexes. Permettre à l'association de se dissoudre,
c'était le désastre pour bien des calculs, il y avait aussi
la question des enfants qui compliquait la situation,
non pas par l'amour que l'un ou l'autre des dissidents
pût leur porter, mais par la question plus vulgaire de
qui doit les nourrir.
C'est comme l'autorité des ascendants pouvant op-
poser leur veto aux inclinations des jeunes, n'y avait-
il pas là une autre absurdité sans excuse? De queî
droit des individus qui ne peuvent plus penser ni sen-
tir comme des jeunes, avaient-ils le droit de s'inter-
poser dans leurs sentiments d'affection pour les
entraver? Quand on pense qu'il y a des jeunes gens
qui, contrariés dans leur passion, ont encore recours
au suicide, quand il serait si logique d'envoyer pro-
mener leurs Gérontes.
19.
334 ^'^ SOCIÉTÉ FUTURE
La société étant débarrassée de toutes ses entrave»'
économiques, les relations sexuelles redevien ''"/ont
plus naturelles et plus franches, en reprenant leur
caractère : « l'entente libre de deux êtres libres. »
L'homme ne cherchera plus une dot ou des moyens
d'avancement, la femme un entreteneur. Lorsqu'elle
fera choix d'un compagnon, elle consultera davantage
si le mâle préféré répond à sonidéal esthétique et éthi-
que, que s'il est capable de lui assurer une vie de luxe
et d'oisiveté. Quand l'homme choisira une compagne,
il recherchera chez elle des qualités morales et physi-
ques plutôt que des « espérances »; quelques milliers
de francs de plus dans la corbeille ne lui feront pas
fermer les yeux sur les « taches » des quatrièmes
pages des journaux.
Op objecte que, s'il n'y a plus de frein pour modé-
rer le libertinage dans les relations sexuelles, ii raTi-
vera que les unions n'auront plus aucune stabilité.
Nous sommes à même, tous, de voir dans là société
actuelle que les lois répressives n'ont aucune valeur
pour l'empêcher. Nous sommes même certains qu'el-
les contribuent pour une bonne part aux zizanies con-
jugales, pourquoi donc vouloir s'entêter à réglementer
ce qui est incompressible? Ae vaut-il pas mieux lais-
ser ' ^"^ individus libres, pouvant ainsi conserver des"
égards l'un pour l'autre; lorsqu'ils ne seront plus
forcés de se supporter, au lieu que la contrainte en
-fait, parfois, des adversaires féroces .> Trouve-t-on
qu'il soit plus digne, comme cela se voit actuelle-
ment, que monsieur ait des maîtresses en ville, ma-
dame des amants, que chacun se « trompe » au su de
LA SOCIÉTÉ FUTURE 335
tous, mensonges sur lesquels tout le monde ferme les
yeux, pourvu que l'on évite le scandale ?
Le mariage actuel est une école de mensonge et
d'hypocrisie. L'adultère est son corollaire indispen-
sable, comme le lupanar est l'accompagnement obligé
de cette fausse pudeur qui veut que l'on rougisse en
parlant de l'acte sexuel. On se cache d'éprouver le
besoin de l'accomplir, mais on tourne à l'ignoble
lorsqu'on se croit caché.
Parce qu'une femme a eu des relations avec un
homme, la r^.orale courante voudrait qu'elle fût con-
damnée à n'avoir des relations qu'avec lui. Pourquoi?
S'ils se sont trompés l'un ou l'autre,- ne peuvent-ils
pas chercher mieux? C'est la porte ouverte au liber-
tinage, réponi-on. — Regardez donc votre société,
tas de malheureux !
Nous avons cité le cas des filles séduites qui ne
trouvent rien de mieux, ensuite, pour cacher leur
prétendue faute, que l'avortemeat et l'infanticide. Et,
pour un cas où l'adultère fait scandale, combien en
Toyons-nous autour de nous, qui vont leur petit bon-
homme de chemin, sous Toeil curieux des voisins.
Lorsque la femme aime, nous la prenons comme
exemple, puisque c'est elle qui a davantage à en crain-
dre les suites, elle se moque des lois, de l'opinion,
■et de tout le reste. Si donc, on ne peut entraver un
sentiment que des siècles et des siècles de compression
ont bien pu forcer à se dissimuler, mais non empê-
cher, laissons-le donc s'épancher librement, nous y
gagnerons toujours la franchise et la bonne foi dans
nos relations, ce qui serait une véritable améliora-
tion.
336 LA. SOCIÉTÉ FUTURE
Mais cela ne serait pas la seule amélioration, car
nous, nous prétendons, que du jour où la contrainte
et l'intervention officielle seront abolies, ainsi que les
considérations économiques, les associations sexuelles
étant plus normales, loin de se relâcher, deviendront
plus stables et plus resserrées. La femme qui possède
la véritable pudeur, ne se donne pas au premier venu.
— Darwin prouve qu'il en est de même, du reste, chez
les animaux, — il faut, lorsque la cupidité n'est plus
en jeu, qu'elle se sente attirée vers un individu pour
se donner à lui. Même en ce cas encore, que de luttes
et de débats, avant l'abandon final! Quelles meilleures
garanties peut-on demander?
Nous avons vu que, dans la société actuelle, les
unions sexuelles étaient plutôt basées sur des consi-
dérations économiques que d'affection, c'est une des
causes qui font qu'au bout de très peu de temps de
cohabitation, les individus se prennent en grippe, et
deviennent insupportables l'un pour l'autre; surtout
sMl s'est trouvé des déceptions à la suite de leurs
« espérances ».
Dans les mariages même où l'amour a pu entrer
pour quelque chose, l'éducation et les préjugés inter-
viennent pour amener des sentiments de discorde.
Les individus — homme et femme — sachant qu'ils
sont liés pour la vie, d'une façon indissoluble, per-
dent graduellement ces petites attentions, ces préve-.
nances qui sont ce que Ton pourrait appeler le piment
de l'amour; peu à peu, l'habitude, la satiété des sens,
détachent insensiblement les amants l'un de l'autre;
l'homme et la femme oublient ces soins personnels
que l'autre aimait au moment de leur « cour » ; cha-
cun regrette l'idéal qu'il avait rêvé, et qu'il est loin
LA SOCIÉTÉ FUTURE 33/
de reconnaître dans son compagnon de chaîne; cet
idéal il croit le retrouver dans de nouvelles relations;
arrive le moment psychologique où il peut posséder
ce nouvel idéal, qui le satisfait, le fixe, ou bien le
désillusionne, mais ayant toujours pour efiet, de le
détacher d'autant plus de son premier choix.
Du Jour 011 l'homme et la femme ne se sentiront
plus enchaînés de par la loi et les convenances, celui
qui aimera, voudra s'assurer la durée de la possession
de l'objet aimé; il comprendra qu'il doit continuer,
envers lui les soins, les prévenances qu'il a employés
pour en faire la conquête; qu'il doit continuer à
l'emporter sur ses rivaux, s'il veut toujours être aimé
lui-même. Au plus aimant de savoir prolonger l'a-
mour qu'il a su inspirer. Cela ne peut être qu'utile à
l'évolution morale et physique de l'espèce.
es»
D'un autre côté, lorsque la femme ne sera plus
forcée de se vendre pour manger ou pour se procurer
le luxe qu'elle convoite, elle choisira chez celui qu'elle
aura élu, les qualités qu'elle préfère, et la constance
est une de celles-là. Ordinairement aussi, elle est
plus stable dans ses affections, elle fera donc aussi
son possible pour s'attacher son amant.
D'autre part, lorsqu'ils ont vécu un certain laps de
temps ensemble, l'homme et la femme éprouvent un
sentiment d'estime et d'affection qui survit aux élans
passionnés de la première possession, et leur fait né-
gliger les passionnettes d'aventure. Si la monogamie
est le but de l'évolution humaine, il n'y a que la li-
berté la plus complète qui puisse l'y conduire. L'é-
preuve est faite de la compression.
Il se peut que, alors qu'il est jeune, ardent, plein
338 LA SOCIÉTÉ FUTURE
<i'activité et d'expansion, que l'homme soit porté aa
changement et à l'inconstance; mais nous le^rojons
■s'assagir lorsque réellement il aime, par la crainte de
froisser l'objet de son amour. Laissons donc ici, la
nature se corriger elle-même.
Certains admettent tout cela, mais prétendent que,
■dans la société actuelle, le mariage est une garantie
pour la femme. Erreur. C'est l'homme qui fait les
lois, il n'a eu garde d'oublier de les faire à son avan-
tage. Nous l'avons dit, la femme riche, elle, est affran-
chie, elle trouvera dans la loi une protection et peut
•se rendre libre; l'homme riche lui-même, n'est-il pas
absolument libre, et qu'a-t-il à tant s'inquiéter des
lois? L'argent dans la société actuelle est le grand li-
bérateur. Mais pour la femme prolétaire, le mariage
légal n'offre que des garanties illusoires contre l'homme
qui voudrait la lâcher avec ses gosses. *
Il faut de l'argent pour intenter des poursuites, et
pour obtenir l'assistance judiciaire, il faut bien du
temps et des démarches. Et ensuite, quel recours peut-
elle avoir contre l'homme qui n'a pas le sou, et peut
rendre vaines les saisies d'appointements en chan-
geant d'atelier, de résidence à chaque opposition. S'il
a de l'argent, il y a bien des détours dans les lois,
sans compter les moyens d'intimidation.
Quant à celle qui aurait un mari ivrogne, brutal,
•qui l'exploitera et la battra, elle ne pourrait s'en sé-
parer ni s'en défaire, la loi l'a faite sa propriété, le
maîtrt a droit d'user et d'abuser. Que de tortures,
que d'avanies faudra-t-il qu'elle subisse avam d'obte-
nir la rupture de la chaîne qui l'attache à lui! Et en-
core! la loi intervient bien en cas de sévices graves,
LA SOCIÉTÉ FUTURE 339
maïs elle est désarmée devant les sévices moraux.
Que de cas où la femme aurait le temps de mourir à
la peine, si elle ne trouvait pas de protection plus et-
ficace que la loi !
La femme-prolétaire ne peut, comme le travailleur,
s'affranchir que par la révolution sociale. Ceux qui
lui font espérer son émancipation dans la société ac-
tuelle, la trompent effrontément. Considérée comme
une ilote par l'homme et par la loi, il faut qu'elle
aussi, conquière sa place au soleil par sa volonté,
mais elle n'y arrivera qu'en s'associant et faisant cause
commune avec ceux qui poursuivent l'émancipation
de tous les êtres humains sans distinction de sexe ni
de race.
XXIII
l'enfant dans la société nouvelle
Une des questions les plus complexes et des plus
délicates à traiter est, certainement, la question de
l'enfant. Quand on pense à la faiblesse de ces petits
êtres, quand on songe que les premières sensations
qui viendront impressionner leur cerveau, influeront
plus ou moins sur leur développement ultérieur, on
se sent pris d'un profond sentiment de sympathie
pour eux, d'une très grande tendresse qui voudrait
pouvoir s'épancher sur tous les petits déshérités que
leur faiblesse rend les premières victimes de notre
mauvaise organisation sociale.
C'est parce que l'enfant est faible et qu'il mourrait
si on ne lui venait pas en aide que, dans une société
anarchiste, où personne n'aura à craindre la misère,
tous ne demanderont qu'à épancher leurs senti-
ments affectifs, tous se rendront utiles et voudront
contribuer à leur développement physique, assister
à leur éclosion morale, apporter leur quote-part
LA SOCIÉTÉ FUTURE 341
de connaissances à leur développement intellectuel.
Mais, pour bien comprendre cet empressement des
individus autour de l'enfance, il est évident qu'il faut
s'abstraire de la société actuelle, où la famille est une
charge, d'abord, un moyen d'exploitation ensuite ;
qu'il faut se faire une idée nette des rapports sociaux,
tels que nous les comprenons et que nous venons de
les décrire ; se rendre compte de la nouvelle situation
qui se sera créée dans les rapports de l'homme et de
la femme, où l'enfant viendra apporter une note nou-
velle ; un lien de plus chez les individus normalement
doués. Faire dans son esprit table rase des préjugés
actuels est un des premiers travaux à accomplir pour
apprécier sainement les choses de l'avenir.
Etant donné que les anarchistes ne veulent d'au-
cune autorité ; que leur organisation doit découler des
rapports Journaliers entre les individus; rapports di-
rects, sans intermédiaires, naissant sous l'action spon-
tanée des intéressés, d'individu à individu, d'individu
à groupe et de groupe à groupe, mais se rompant
aussitôt; une fois le besoin disparu, la société, cela
est évident, n'aurait, pour la synthétiser, aucun co-
mité, aucun système représentatif pouvant intervenir,
en tant que corps, dans les relations individuelles.
La question de l'enfance se simplifie beaucoup et
ne se pose plus comme l'ont comprise jusqu'ici les
socialistes autoritaires : « A qui doit appartenir l'en-
fant? » — L'enfant n'est pas une propriété, un produit
qui puisse « appartenir » plus à ceux qui l'ont pro-
créé, — comme le veulent les uns — qu'à la société
— comme le prétendent les autres. La question se
transforme donc en celle-ci : « Qui donnera les soins
à l'enfant.' »
34.2 LA SOCIÉTÉ FUTURE
Nous l'avons vu, en anarchie, il y a bien une asso-
ciation d'individus combinant leurs efforts en vue
d'arriver à la plus grande somme de jouissances pos-
sible, mais il n'y a pas de société telle qu'on l'entend
actuellement, venant se résumer en une série d'insti-
tutions qui agissent au nom de tous. Impossible donc
d'attribuer l'enfant à une entité qui n'existe pas d'une
façon tangible. La question de l'enfant appartenant à
la société se trouve donc tout naturellement écartée.
D'un autre côté, il peut arriver que des individus
ne veuillent pas se charger de leur progéniture, cela
se produit dans la société actuelle, sous l'influence de
conditions économiques, mais cela se comprendrait
moins lorsque les individus n'auront plus à compter
avec cette question, d'autant plus que l'amour des
jeunes est un sentiment naturellement répandu chez
tous les êtres animés, chez les êtres sexués les plus
inférieurs, jusque chez les poissons. Mais enfin cela
se peut produire encore, il faut en tenir compte.
D'autre part, l'amour a différentes façons de se ma-
nifester, les parents peuvent aimer leur progéniture
à leur manière et d'une façon nuisible à l'enfant.
Pourquoi celui-ci serait-il pour eux une propriété,
et devrait-il subir une autorité qui serait nuisible à
son développement intégral ?
En naissant, il apporte son droit à l'existence, sa
faiblesse n'infirme en rien ce droit primordial, puis-
que ce stade d'impuissance est une des phases com-
mune? à tous les êtres de l'espèce humaine, et se re-
trouve chez toutes, ce stade se prolongeant d'autant
plus que l'espèce est plus développée. Ce n'est donc
pas une raison suffisante pour qu'il devienne la chose
LA SOCIÉTK FUTURE 343
<ie ceux qui l'ont précédé. Ses besoins doivent être
consultés avant les préférences de ses éducateurs.
Force de l'avenir qui se développera alors que ses
progéniteurs déclineront, ceux-ci ont intérêt à faci-
liter son développement, à mériter son affection, s'ils
veulent, dans letir décrépitude, retrouver l'aide qu'ils
lui auront prêtée comme on la leur a prêtée lorsqu'ils
ont vu le jour. Alors ici nous commençons à entre-
voir une réponse à notre question : « A ceux qui ai-
meront le plus l'enfant reviendra le soin de l'élever. >»
La famille juridique étant abolie, les rapports de
l'homme et de la femme n'étant plus entravés par des
difficultés ou considérations économiques ou sociales,
ces rapports s'établissant par la libre action des affi-
nités, le caractère des individus se modifiera certai-
nement, une plus grande sincérité régnera dans leurs
relations, le rôle du père et de la mère se transformera
par la façon nouvelle de l'envisager. On n'aura plus
aucune raison de craindre un accroissement de fa-
mille.
L'être humain trouvant dans la société la possibilité
de satisfaire à tous ses besoins, l'entretien et l'éduca-
tion des enfants ne seraient plus une charge pour eux.
N'ayant plus de capital à débourser ni de privations
à s'imposer pour élever leur progéniture, non seule-
ment cela ne sera plus une charge pour eux, mais ils
ne seront plus portés à ne voir dans leur descendance
qu'un capital de réserve devant produire selon ce
qu'iJ a coûté.
La loi, aujourd'hui, leur assure la propriété de l'en-
fant, dont ils ont droit d'user et d'abuser au mieux
de leurs intérêts. La situation actuelle leur permet,
344 ^^ SOCIÉTÉ FUTURE
parce qu'ils l'ont procréé et nourri, de lui donner
l'impulsion qui leur plaira. Selon le bénéfice qu'ils
croiront pouvoir en tirer, l'enfant sera dieu, table ou
cuvette; instruit ou ignorant, mendiant ou travailleur.
Toute autre sera la situation dans la société que
nous envisageons. La famille n'étant plus régie par
la loi ou par les considérations économiques, c'est
l'amour et l'affection qui l'établiront Au lieu d'être
une charge de plus pour ceux qui l'adopteront, un être
à façonner au mieux de leurs intérêts, l'enfant sera
une petite créature à développer, à instruire, à ai-
mer, à cajoler. N'étant plus talonnés par les soucis
de l'existence, nul doute que les individus ne s'ac-
quittent à merveille de leur tâche.
La famille n'étant plus régie par aucune loi, ici
comms dans tous les rapports sociaux, c'est la diver-
sité de caractères et de tempéraments, le libre jeu des
aptitudes diverses qui aplanira les difficultés de la
situation, permettra à chacun de trouver sa vraie place
dans l'harmonie sociale sans heurts ni difficultés.
Il y a aujourd'hui des individus qui n'aiment pas
les enfants, pour qui c'est un supplice d'avoir de ces
petits êtres autour d'eux. La loi actuelle, en forçant
ces individus à garder à leur charge leur progéniture,
ou en mettant des entraves à leur abandon, est la
cause de ces actes d'atrocité, de tortures journalières
qui viennent parfois se dénouer devant les tribunaux,
sans compter celles qui ne font aucun bruit.
Et, cette opinion du droit de propriété des parents
sur l'enfant, est si enracinée que, nos vertueux défen-
seurs de la propriété, sous la pression de l'opinion pu-
blique, frappent bien les tortionnaires d'une pénalité
LA SOCIÉTÉ FUTURE 345
quelconque, mais avec une indulgence des plus gran-
des, qui leur est inspirée, cela ne fait aucun doute,
par l'esprit du code.
Mais, s'il y a des individus qui, de maie rage, font
payer à ces petites créatures, qui ne peuvent se dé-
fendre, les désagréments d'une mauvaise organisation
sociale, il y en a d'autres, au contraire, pour qui c'est
un bonheur d'avoir des bambins à choyer, à dorlo-
ter ; pour qui c'est une suprême jouissance de s'ébat-
tre avec eux, vivre de leur vie, prendre part à leurs
jeux, assister à l'éclosion de leur personnalité.
C'est avec une émotion ravie qu'ils les guident
dans leurs premiers pas, leur font balbutier leurs
premiers mots. Combien en voit-on qui se sont faits
pédagogues, — principalement c'nez la femme, mal-
gré tous les dégoûts que ce métier occasionne actuel-
lement, portés qu'ils sont, en cela, par le seul amour
de l'enfance.
Ce sont ceux-là qui savent comprendre l'enfant, et
s'en faire écouter ; leur amour de l'enfant les fait les
véritables instituteurs, tandis que ceux qui n'y ont
vu qu'un métier, un moyen de s'élever, ce sont
ceux-ci qui fournissent les gardes-chiourmes et tor-
tionnaires qui mènent leur classe disciplinairement,
font entrer, à coups de férule et de pensums, les rudi-
ments deleur enseignement dans latétedes élèves, en
même temps que lahaine de l'étude. Il n'y a que ceux
qui aiment l'enfant qui sachent l'instruire en l'amu-
sant, et puissent l'amener à aiiiier l'étude.
Combien, par suite de difficultés économiques,
qui ne peuvent, dans la société actuelle, donner cours
à tous leurs penchants pour l'enfance. Mais dans la
346 LA SOCIÉTÉ FUTURE
société future, ces individus pourront se grouper,
s'emendre, en vue de donner leurs soins aux enfants
de ceux pour qui ce serait une contrainte de s'en
occuper, ou qui, n'étant pas universels, — personne
ne l'est — seraient bien forcés de faire appel à ceux
qui sauraient pour apprendre à l'enfant, ce qu'ils ne
pourraient lui enseigner eux-mêmes.
Seulement, au lieu de salariés, de gens faisant cala
par contrainte, parce que la bouchée de pain en dé-
pend, sans goût ni conviction, on aurait des indivi-
dus prenant leur tâche au sérieux, s'ingéniant à la
mener à bien, ayant à cœur de faire comprendre ce
qu'ils enseignent ; devenant, pour ainsi dire, les pa-
rents intellectuels de leurs disciples. Et nous voilà,
farouches destructeurs de la famille, qui en brisons
les barrières, c'est vrai, mais pour pouvoir l'étendre
à tous les objets de notre affection, à tous les êtres
autour de nous, à tous ceux vers qui nous entraîne
notre sympathie.
En envisageant ainsi la question, elle se résout
d'elle-même, sans difficulté, sans besoin d'avoir re-
cours à aucune intervention sociale pour l'élucider.
Chacun se partage la besogne à son gré, et y trouve
sa satisfaction personnelle, puisqu'il la choisit au
mieux de ses tendances et de ses aptitudes.
Les autoritaires élèvent celte objection : « Si la so-
ciété n'exerce aucun contrôle sur l'éducation des en-
fants, si ceux qui les élèveront sont libres de les éle-
ver à leur guise, ne court-on pas le risque de laisser
à des individus vicieux, au cerveau étroit, la possibi-
lité de fausser les conceptions de ceux dont ils seront
les maîtres, de les convertir à loisir, et d'en faire,
ainsi, un danger pour la société? »
LA SOCIÉTÉ FUTURE 347
« Il pourrait se faire encore, qu'une mère^ aveuglée
par l'amour maternel, veuille, par exemple, à toute
force, élever son enfant, quand il serait démontré
que son état de santé ne lelui permet pas » ? Et mille
autres détails ayant leur importance, qu'il est impos-
sible de prévoir, mais auraient, soi-disant^, chacun leur
inconvénient, avec la liberté complète des individus.
Nous allons prendre, une à une, ces diverses ob-
jections, et tâcher de démontrer que le simple exer-
cicedela liberté etdes afrinités naturelles, vaut mieux,
pour aplanir toutes les difficultés, que l'exercice de
l'autorité qui, elle, n"a jamais su qu'aggraver les si-
tuations embarrassées.
Si, se basant sur les lois naturelles, il est un être
qui puisse, avec quelque raison, arguer de ses droits
sur l'enfant, c'est, assurément, la mère. Plus que la
société, plus que le père qui, somme toute, ne peut
s'afiirmer pour tel, que par un acte de confiance, —
plus que qui que ce soit, la mère, seule, peut faire
valoir des droits. C'est elle qui, après l'avoir porté
de longs mois dans son sein, après avoir subi toutes
les incommodités de la grossesse et lui avoir donné
le jour, est la plus apte à lui donner les soins néces-
saires à maintenir cette frêle existence qu'un souffle
semble devoir emporter. C'est elle qui le nourrit pen-
dant longtemps encore de son lait; pendant de longs
mois encore l'enfant a besoin du sein de la mère,
c'est par lui qu'il fait corps avec elle pendant les pre-
miers temps de son existence. *•
La mère a donc tous droits à conserver son enfant
avec elle. En anarchie, du reste, il n'y aura pas de
gendarmes pour appliquer l'arbitraire. Celles qui ai-
3-^8 LA SOCIÉTÉ FUTURE
meront leurs enfants auront toute latitude. « Mais
celles qui ne seraient pas capables de les élever ? »
nous dit-on.
Dans la société actuelle, malgré toutes les difficul-
tés et les mauvaises conditions d'existence qui entra-
vent les individus, les mères ne font aucune difficulté
pour remettre, à une nourrice, l'enfant qu'elles ne
peuvent — ou ne veulent — élever : ouvrières pour
pouvoir continuer de travailler ; bourgeoises, pour
ne pas avoir l'embêtement des soins à donner à un
enfant, pour ne pas flétrir une gorge qui, croient-
elles, ne serait plus si appétissante à étaler, en un
décolletage savant ; pour rester plus libres de ne pas
manquer un bal ni une soirée.
Quelle est donc la mère, qui, dans la société fu-
ture, lorsqu'elle pourrait elle-même se déplacer avec
lui, se refuserait à confier son enfant aux soins d'une
nourrice volontaire, lorsqu'il lui serait démontré
que la santé de l'enfance en dépend ? D'autant plus
que l'allaitement de l'enfant par la femme, n'est pas,
croyons-nous, une condition sine qua non de santé
pour l'enfant, et qu'il suffirait, à la mère, d'opérer
un simple déplacement et de s'établir en les condi-
tions climatériques exigées, pour pouvoir continuer
de donner, elle-même, les soins dont son enfant au-
rait besoin.
C'est le rôle physiologique de la mère d'allaiter
son enfant. Lorsqu'elle peut le faire sans inconvé-
nient pour elle et son enfant, cela n'en vaut que mieux.
Mais certains docteurs ont voulu partir de là pour
affirmer que l'allaitement par la mère était un élément
indispensable au développement normal de l'enfant.
Mais, tous les jours, nous voyons sous nos yeux des
LA SOCIKTK FUTURE 349
enfants se développant dans toute la plénitude de leur
force, tout en étant allaités non seulement par une
nourrice étrangère, mais aussi par des moyens artifi-
ciels, et cela dans des conditions malsaines où les
parents pauvres sont forcés de se débattre, et de re-
fuser, par suite, une foule d'améliorations et de per-
fectionnements que leurs moyens financiers, leur dé-
veloppement intellectuel, ne permet pas d'appliquer.
L'allaitement par la mère n'est donc pas indispen-
sable, et les affirmations en ce sens peuvent être ran-
gées avec nombre d'autres affirmations soi-disant
scientifiques dictées par des mobiles d'intérêtdeclasse.
La bourgeoisie voit la haine décoller sa famille, et elle
voudrait créer, en dehors des sentiments, une morale
qui forçât les mères à garder leurs enfants près d'elles.
Quelles facilités ne trouvera-t-on pas dans la société
future, où, en premier lieu les produits ne seront plus
sophistiqués par des trafiquants rapaces, où la nour-
riture des animaux choisis pour l'allaitement de l'en-
fance serait appropriée à sa destination, où les ani-
maux eux-mêmes seraient placés dans des conditions
de bien-être qui en feraient des animaux robustes et
sains, au lieu d'être anémiés et phtisiques, comme la
plupart des vaches laitières de nos grandes villes.
Ceux pour lesquels un changement de climat serait
reconnu nécessaire, n'auraient pas pour cela, à être
privés des soins de leur mère. Ce qui fait la difficulté
des déplacements aujourd'hui, c'est l'élévation des
frais de locomotion, et, qu'ensuite on n'est pas tou-
jours assuré de trouver des moyens d'existence où
l'on se transportera. Dans la société future, les indi-
vidus pourront se déplacer le plus facilement du
20
35 O LA SOCIÉTÉ FUTURE "j
monde. Les habitants d'une localité, loin de considé- ?
rerles arrivants comme des concurrents qui viennent i
leur enlever la place à l'atelier, ne verront ca eux,
que des compagnons qui leur apportent le concours J
de leur force et de leurs aptitudes. j
Et dans ceux qui s'occuperont des soins à donner 1
à l'enfance, plus de mercenaires rechignant sur le i
travail. Ceux et celles qui se livreront à l'éducation 1
des enfants, le feront par goût, par affinité. Le senti- "j
ment qui les aura portés à s'occuper de l'enfant, sera v!
la meilleure garantie que l'on puisse désirer pour le "■
bien-être du bambino. Ils s'ingénieront à inventer î
toutes sortes de prévenances et de raffinements pour i
distraire les enfants livrés à leurs soin? st aider à leur •
développement. i
. 1
Quant à ceux qui objectent que des parents bornés )
pourraient rétrécir le cerveau de leur progéniture, \
vicier ses premières impressions en lui inculquant les ;
préjugés dont ils sont remplis, la crainte n'est pas :
sérieuse. .•
Qui n'a pas de préjugés aujourd'hui ? Qui n'a pas ;
dans le cerveau quelque idée faussée par l'éducation > ;
Et, pourtant, y en a-t-il un seul qui ne se croit pas. 1
plus éclairé que ses voisins? Où est la méthode pour '
reconnaître positivement que telle conception spécu-
lative vaut mieux que telle autre ? que tel cerVeau est ]
moins sujet à erreur? Chacun juge selon son appré- i
ciation et croit être dans le vrai ; et la science elle- •
même nous démontre que. à part certaines vérités, :
en bien petit nombre, hélas I qui sont nettement défi- ;
nies, positivement reconnues immuables, tout autour
de nous est sujet à varier, à se transformer. Que ce 1
LA SOCIÉTÉ FUTURE 35 1
qui est reconnu vrai aujourd'hui, ne l'est que par
suite de l'insuffisance de nos connaissances, une nou-
velle découverte peut le controuver demain.
Ce serait vouloir cristalliser les connaissances hu-
maines que de les centraliser en un enseignement
unique, où tous seraient forcés de puiser. Nous savons
tout le mal que nous a fait l'enseignement officiel, le
retard qu'il a apporté au développement des généra-
tions passées et actuelles, et que la critique bien res-
treinte que l'on n'a pu étouflfer entièrement, a seule
pu contrecarrer un peu. Ne renchérissons donc pas
sous prétexte de progrès, en créant des institutions
qui feraient passer l'humanité dans un moule unique.
Ce qui retient aujourd'hui les parents défaire don-
ner à leurs enfante une éducation intégrale, ce qui
pousse certains à les' envoyer à l'atelier plutôt qu'à
l'école, c'est toujours sous diverses formes, la question
d'argent. Malgré toutes les difficultés existantes de ce
genre, malgré toutes les causes d'ignorance retenant
les miséreux dans l'abjection la plus crasse, le nom-
bre des illettrés s'amoindrit tous les jours. Comment
veut-on que dans la société future, les parents quand
ils ne seront plus tenus par cette question halluci-
nante, qui se pose éternellement à leur pensée :
« Comment faire pour trouver à gagner de quoi man-
ger à sa faim? » veuillent malgré tout, faire des igno-
rants de leurs enfants, lorsque à l'heure présente les
mêmes rvhscurantistes qui émettent des craintes, se
plaignent de l'orgueil des « classes inférieures », de
l'envie qui leur fait mépriser leur condition, et aspirer
à monter plus haut, et en font remonter le tort à l'é-
ducation obligatoire, regrettant les temps heureux où
les individus croyaient au diable, aux sorciers, ne
352 LA. SOCIÉTÉ FUTURE
savaient pas lire, et étaient heureux de souffrir dans |
cette vie pour mériter le paradis dans l'autre. i
Lorsque les individus auront toutes les conditions
requises pour leur assurer un intégral développe- !
ment physique et moral, ils ne voudront pas se faire \
obscurantistes en faisant de leur progéniture des igno- i
rants ; surtout lorsque l'acquisition du savoir leur sera l
un gage de supériorité dans l'acquisition des condi-
tions de bonheur à se créer.
i
Centraliser l'enseignement, serait arrêter net le dé- \
veloppement intégral de l'enfant. Ce serait l'étouffer ^
inconsciemment que de lui appliquer un régime ar- i
bitraire. Il est nécessaire pour le libre développement ■
de l'humanité, que l'éducation enfantine soit laissée ]
à l'initiative individuelle. i
Chacun de nous vient au monde avec des aptitudes ï
diverses; ces aptitudes ne se développent qu'autant J
que nous trouvons de facilités à les exercer. Ces faci- j
lités on ne peut les trouver que sous le régime liber- j
taire le plus complet. Nous ne voulons pas d'un régime ]
qui « indiquerait » aux individus leur voie, nous vou- ]
Ions qu'eux-mêmes soient libres de la choisir. Et ^
quelle que serait la latitude qu'un régime autoritaire J
prétendrait théoriquement laisser à l'enfant, il n'a- j
boutirait en pratique, qu'à la compression et à dévier !
leurs aptitudes. j
Ceux qui s'adonneront à l'éducation de l'enfance, ]
ne devront pas venir avec un programme établi d'à- ^
vance. Ils devront étudier le caractère de leurs pupil- *
les, noier les aptitudes qui se feront jour pour en !
favoriser les tendances, en les mettant à même de les "
essayer dans cette voie. Leur rôle consistera à provo- j
LA SOCIÉTÉ FUTURE 353
quer les questions de l'élève, lui expliquer ce qui lui
paraîtra obscur, et non à lui bourrer la tête de faits
qu'on lui fait réciter sans compréhension aucune.
Ce qui a contribué à fausser le jugement de
l'homme, à maintenir dans son cerveau tous les pré-
jugés, toutes les bêtises dont il a tant de mal à se
débarrasser, c'est cette éducation centralisée que lui
imposaientl'EtatetrEglise, etque ne pouvait combat-
tre efficacement l'éducation reçue dans la famille,
puisque les parents avaient reçu les mêmes préjugés,
avaient été bercés des mêmes sornettes, dont ils ne
sont pas arrivés à se débarrasser encore.
S\, après la suppression des Eglises et des Etats, il
venait au cerveau de certains parents, l'idée saugre-
nue de faire des crétins de leurs enfants, cela leur
serait rendu impossible par la force même des choses.
Le besoin de savoir est inné chez l'homme ; dans
la société future, des groupes se formeront en vue de
faciliter aux contractants l'étude de certaines con-
naissances spéciales. De plus, par l'idée de prosé-
lytisme qui anime chaque individu bien convaincu
de l'excellence de son idée, ces groupes ne se conten-
teront pas d'étudier eux-mêmes, ils chercheront à
propager le fruit de leurs études. Il se formera donc
des groupes à l'infini, pour chacune des connaissances
humaines ; on voit d'ici le mouvement intellectuel
qui se fera jour, et l'échange continu d'idées qui s'o-
pérera.
De plus, encore, les rapports seront autrement lar-
ges, autrement empreints de fraternité que dans la
société actuelle. L'enfant, par ce qu'il verra se passer
sous ses yeux, par ce qu'il entendra journellement
20.
354 ^^ SOCIÉTÉ FUTURE
autour de lui, échappera certainement à l'influence
absolue de ses parents ou de ses instituteurs, pour ne
se livrer qu'à ceux qui lui témoigneront une bonté
réelle, qui feront envers lui, preuve de véritable
amour. Et ceux qui aiment réellement l'enfant, se
sacrifient pour lui fournir les mo} ens de se déve-
lopper.
Toutes les facilités requises pour que l'enfant puisse
acquérir les connaissances que lui refuseraient ses
parents, il les aura donc à sa portée par l'entremise
de l'entourage de ses parents. Bien plus, s'il se trou-
vait trop malheureux sous la domination qu'ils vou-
draient lui imposer, il lui serait facile de les abandon-
ner pour se mettre sous la protection des personnes
qui lui seraient plus sympathiques. Les parents ne
pourraient mettre des gendarmes à ses trousses, pour
ramener sous leur domination, l'esclave que leur ac-
corde la loi actuelle, mais qui dans une socicté autre,
pourrait s'émanciper.
On nous objectera, peut-être que, malgré tout, il
pourrait se trouver des exceptions qui, profitant de
l'absence de toute règle, pourraient déformer le cer-
veau des enfanie qu'ils auraient, ou les pervertir à
leur aise.
Nous répondrons que la suppression de l'autorité
n'empêchera pas l'exercice de la solidarité, mais le
développera certainement. Actuellement, malgré l'au-
torité, nombreux sont les actes d'injustice qui se com-
mettent, et où souvent l'on est empêché d'intervenir
à cause des complications que comporte la procédure
judiciaire; mais, que de fois le poing vous démange,
à la vue d'nn de ces actes. Dans la société future, on
aura l'avantage de ne plus voir les oppresseurs pro-
LA SOCIÉTÉ FUTURE 355
tégés par l'effet d'une loi rétrograde, et on leur fera
sentir que la loi du plus fort est facilement dépla-
çable.
Nous aurons les coudées franches pour développer
notre solidarité de toutes les façons, à nous de com-
battre par notre propagande d'instruction, les absur-
dités de quelques parents idiots. Ce n'est pas, parce
qu'il plairait à une demi-douzaine d'abrutis d'aller à
rebours du sens commun, qu'il faudrait enserrer
l'humanité dans le réseau d'une législation qui serait
anti-libertaire, anti-progressiste, par le fait seul qu'elle
serait la Loi.
D'autres, des malthusiens qui, à l'heure actuelle,
démontrent — croient démontrer, serait plus juste —
que les vivres ne sont pas en rapport avec la popula-
tion, et font envisager avec efllroi, que s'il n'y a plus
aucune convention pour réglementer les rapports
sexuels; si les parents n'ont plus à prendre souci de
leur progéniture, les enfants vont pulluler comme des
petits lapins, et les hommes trop nombreux sur la
terre pour les ressources existantes, seront forcés de
se refaire la guerre sous la pression des besoins. Ce
sera le retour à la barbarie et à l'anthropophagie, nous
crient ces nouveaux Jérémie.
Nous avons vu qu'à l'heure actuelle, il existait au-
tant de terrain inutilisé qu'il pouvait y en avoir en
culture; que, tous les jours on découvrait des métho-
des nouvelles pour obtenir sur un moindre espace,
une récolte plus grande; on obtient déjà des résultats,
et n'avons-nous pas pour exemple la Chine qui, non
seulement nourrit une population plus dense que
celle de l'Europe, avec une culture des plus primitives.
356 LA SOCIÉTÉ FUTURE *
j
mais supplée à l'outillage qui lui manque, par un :
soin de tous les instants, une fumure constante de la
terre. Que ne ferait-on pas avec un outillage perfec-
tionné, et une connaissance plus exacte de la nature
des terrains, de la chimie des plantes et des engrais? ?
On voit que l'humanité a de la marge devant elle, ,•:
avant de s'encombrer de ses enfants. Du reste, la ■
souffrance de l'enfantement, les incommodités de la ]
grossesse ne seront-elles pas toujours là pour jeter un \
frein modérateur sur la prolification. Il reste encore ^
à savoir si le développement d'une race, d'une espèce, ;
ne restreint pas son pouvoir prolifique. Que de pro- :
blêmes encore à résoudre. En tous cas, nous le répé- l
tons, l'humanité a le temps de parer à ces inconvé- j
nients, s'il était un Jour acquis qu'ils fussent réels , -•■
c'est aux générations futures que nous devons laisser s
le soin de parer aux difficultés qu'elles pourront ren- ]
contrer, l'avenir leur apportera sans doute la solution i
avec la difficulté. Nos vues sont trop courtes pour ^
que nous puissions faire les prophètes. i
XXIV
L ART ET LES ARTISTES
« Une société communiste serait la mort de l'art»,
s'écrient certains artistes qui, ne voyant dans l'art: lit-
térature, peinture, sculpture, musique, théâtre, etc.,
qu'un moyen de gagner de l'argent, ne savent éva-
luer la « valeur » de l'œuvre que par l'argent qu'elle
rapporte, s'imaginent qu'il est nécessaire qu'il existe
une aristocratie pour les apprécier et sont navrés à
la seule idée, que tout cela pourrait disparaître, que
leur « art » ne pourrait plus leur rapporter: hôtel,
luxe, décorations et honneurs académiques.
D'autres artistes, qui se croient tout ce qu'il y a de
plus indépendant, parce qu'ils « abominent le bour-
geois », sont, au fond, tout aussi réactionnaires, sans
s'en douter. Partisans de la théorie de « l'art pour
l'art », un livre, un tableau, une statue, pour eux doi-
vent bien se garder de vouloir dire quelque chose.
L'artiste ne doit pas avoir d'autre conviction qua
« l'art». La ligne, la couleur, l'arrangement des phra*
358 LA SOCIÉTÉ FUTURE
ses, le frisson des mots suffisent à rendre une œuvre
parfaite; à plonger l'artiste dans une béatitude com-
plète. Qu'il se garde, surtout, d'essayer d'y introduire
ses pensées, s'il en a, sur notre monde, sur l'avenir de
nos sociétés. Le véritable artiste se suffit à lui-même.
Oser concevoir qu'en dehors de la jouissance des
yeux et des oreilles, l'œuvre puisse éveiller le raison-
nement de celui qui lit, voit ou entend, est un blas-
phème épouvantable, un crime de lèse-art. C'estvou-
loir le déshonorer que d'oser concevoir que l'œuvre,
par exemple, puisse être une arme de combat, mise
au service d'une idée.
Pour ces intransigeants l'art est une chose trop
élevée, tiop au-dessus du raisonnement de la foule.
Ce serait ledéshonorer de chercher aie rendre compré-
hensible à tous.
Nous n'avons pr.ô dit de le mettre à la « portée de
la foule », ce qui impliquerait, en effet, une idée de
castration de l'iJ.ée et de la forme, ignominie dont
l'artiste consciencieux doit, en eflfet, se défendre avec
énergie. Se rabaisser pour capter les suffrages de la
foule, est aussi plat que de se masturber l'idée pour
attirer les regards du public acheteur. Mais on peut
chercher à rendre une idée compréhensible, éloigner
les obscurités voulues, chercher une façon claire de
dire les choses, de façon à empoigner le cerveau des
plus obtus, et provoquer chez eux une série de rai-
sonnements qui les amènent à saisir un coin de l'œu-
vre. ..Nous croyons même que c'est là, la tendancede
tout an, et qu'il est bien plus facile de planer dans
les hauteurs en restant incompréhensible, que d'être
clair et précis, tout en restant impeccable dans la
forme.
LA v'^OClÉTlî FUTURE SSq
On nous objectera, sansioute, que, jusqu'à présent
les œuvres que l'on a voulu faire servir à la propa-
gation d'une idée, ont toujours péché par la forme.
C'est du reste l'objection qui nous a été le plus sou-
vent faite. Elle peut être fondée. Mais il y a peut-
être, aussi, des œuvres de propagande qui ont une
valeur artistique. Ce serait une statistique à faire,
mais fort probablement, la plus grande partie des
œuvres de combat, surtout en littérature, ont
dû être inférieures comme art. Qu'est-ce que cela
prouve?
Qu'une chose, c'est que les auteurs pouvaient avoir
une forte conviction de leur idée, mais qu'ils man-
quaient du talent nécessaire pour faire une œuvre
d'art. Ou, s'ils possédaient ce talent, emportés par
l'obsession de l'idée, comme il arrive parfois pour
l'homme fortement convaincu, ils se sont laissés en-
traîner, au delà de l'expression; voulant trop prouver,
négligeant ce qui contrecarrait leur idée, ils n'ont
voulu voir que ce qui la flattait et y ont tout rapporté,
ils n'ont pas été vrais. Et, quoi qu'on en dise, le Vrai
est encore ce qu'il y a de mieux en art.
Nous n'avons jamais vu le tableau de Picchio, Le
Triomphe de l'ordre, et l'aurions-nous vu, nous ne
nous connaissons pas asez en peinture pour pouvoir
décider de sa valeur, mais qui oserait affirmer que,
avec du talent, on ne pouvait pas faire, avec un pa:
reil sujet, une œuvre d'art, et que l'idée elle-même,
ne devait pas y contribuer.^
Est-ce que Germinal de Zola ne restera pas un de
ses meilleurs volumes ? On nous dira que Zola n'a
jamais voulu faire un livre de propagande socialiste.
D'accord, mais qu'a-t-il voulu représenter: la lutte
360 tA SOCIETE FUTURE
du capital et du travail, était-il possible de mieux en
dessiner l'antagonisme qu'il ne l'a fait au moyen du
contraste des familles Grégoire et Maheu ?. Qui ose-
rait affirmer, qu'une profonde conviction socialiste
'jointe au talent de Zola, lui aurait fait abîmer son
oeuvre?
Descaves, lorsqu'il a fait Sous-off's, Henry Fèvre
lorsqu'il a écrit Au Port d'armes, Darien lorsqu'il
a lancé Bas les Cœurs et Biribt, Hauptmann, Les
Tisserands, Ajalbert, La fille Elisa, tirée du ro-
man des Concourt, n'ont sans doute pas voulu faire
œuvre de propagande, mais ils ont sûrement voulu
exprimer leur dégoût de certaines de nos institu-
tions : leurs livres sont un cri de révolte et ils reste-
ront.
Messieurs les partisans de l'art pour l'art, se re-
gimbent à cet énoncé. Etre compris de la fouie, di-
sent-ils, ne serait plus de l'art. Pour mériter ce nom,
l'art doit rester inaccessible aux masses; il doit conti-
nuer d'avoir un langage à lui, dont les initiés seuls
ont la clef. Une idole restant toujours vaguement em-
brumée, dont un petit cénacle demeurerait le groupe
officiant. Le vulgaire populo devant se contenter de
travailler et peiner pour permettre aux artistes de con-
tinuer leur sacerdoce.
Certes, tous ne vont pas Jusque-là, tous les parti-
sans de « l'art pour l'art » ne méprisent pas le peu-
ple, mais c'est à cette conclusion que conduit cette
théorie, et beaucoup, quoi qu'ils en aient, se croient
certainement une élite bien au-dessus du vulgaire. Si
tous n'aspirent pas aux privilèges, quelques-uns ne
crient contre les infamies actuelles que lorsqu'elles
les atteignent par ricochet.
LA SOCIÉTÉ FUTURE 36l
Ce raisonnement peut suivre une échelle très gra-
Quée, mais le fond en est le même.
Pour nous, les œuvres dites d'art, ne sont qu'une
des manifestations de l'activité humaine; cette ques-
tion ne forme pas une question à part dans la société
future, et sa solution doit se trouver, comme toutes les
activités de l'individu, dans la possibilité de se pro-
duire au milieu de la liberté la plus complète. C'est
par l'entente et la solidarité, que les artistes trouve-
ront les moyens de produire leurs œuvres. Œuvres
d'art véritables, puisque, dans leur élaboration, l'ar-
tiste pourra s'affranchir de toutes les préoccupations
matérielles qu'entraîne la société actuelle.
Quoi qu'en disent certains dilettanti, on ne fait
pas un tableau, un livre, une statue ou une pièce de
théâtre pour soi seul et le plaisir de les garder par
devers soi, les soustraire aux yeux des profanes. Les
jouissances artistiques sont, par elles-mêmes des
jouissances altruistes qui, pour être véritablement
goûtées, demandent à être partagées. Certes, lorsqu'on
est fortement convaincu de la beauté de son œuvre,
on se moque de la bêtise du philistin, mais les
louanges sincères n'en sont pas moins bien goûtées.
Une œuvre n'a, pour son auteur, sa valeur consacrée
que lorsqu'il peut la faire admirer. Lorsqu'on publie
un livre, qu'on expose untableau ou une statue, qu'on
invite le public à une audition de musique, à une re-
présentation théâtrale, c'est une consécration qu'on
lui demande, ou une œuvre de propagande que l'on
tente.
Dans la société actuelle, les trois quarts de ceux
qui voudraient cultiver la Muse, en sont empêchés
21
362 LA SOCIÉTÉ FUTURE
parles difficultés des conditions d'existence. Forcés
de fournir neuf, dix ou douze heures de travail pour
gagner la pitance quotidienne, il n'est guère possible
dans ces conditions de cultiver des goûts esthétiques.
Il n'y a qu'un petitnombre de privilégiés qui puissent
le pratiquer et en jouir. Les autres devront se borner
à admirer les oeuvres de ceux-là, si les quelques facul-
tés qu'ils auraient pu avoir ne sont pas complètement
atrophiées dans la lutte pour l'existence.
Dans la société future, le temps nécessaire à satis-
faire les premiers besoins de la vie animale sera ré-
duit au minimum, et, même ne sera plus qu'une
gymnastique hygiénique nécessaire à développer les
muscles parallèlement au cerveau. Chacun pourra
donc développer ses talents et aptitudes à son gré,
poursuivre l'idéal de son imagination. Ceux qui au-
ront de réelles dispositions pourront les faire valoir;
ceux qui n'auraient que des prétentions, pourront
satisfaire leur vanité sans danger pour personne, s'ils
perdent leur temps à des cancreries, ils n'en devront
compte qu'à eux-mêmes, tandis que dans la société
actuelle, la fortune, s'ils l'ont entre les mains, peut
leur donner une influence néfaste sur la destinée des
autres.
Qu'un compositeur par exemple, veuille organiser
une audition de ses œuvreSjil cherchera autour delui les
exécutants qui pourront l'aider, se fera, s'il le faut,
leur professeur ; son besoin de produire son œuvre
le mettra dans la nécessité de se rendre utile aux au-
tres pour mériter leur concours. Au lieu de faire Jouer
sa musique, s'agira-t-il de la publier.^ — ou lui seul
L.v soci.Itl: futuric 363
en éprouvera le besoin ou bien elle lui sera demandée
par des admirateurs. En ce cas, il aura le concours
assuré de ces derniers^ il n'aura aucune difficulté de
mener cette publication à bonne fin.
S'il est seul à éprouver le besoin de se voir éditer,'
les dif^cultés seront nombreuses il est vrai, mais non
insurmontables. Le pis qu'il pourra éprouver sera
de se voir forcé de se faire graveur, imprimeur, au
cas où il n'arriverait à intéresser personne à son
œuvre.
Forcé de s'entendre avec les groupes producteurs
des matières premières dont il aura besoin, ce sera à
lui de les intéresser à son idée ou de trouver la façon
de leur être utile pour en obtenir leur concours. Mais,
en tous cas, ce serait un large champ ouvert à l'acti-
vité de l'iniividu ;ce serait l'élargissement de sa per-
sonnalité, tandis que la société actuelle n'en est que
le rétrécissement.
L'homme ne peut être universel, mais il ne peut
non plus raisonner sainement sur une chose, qu'à
condition d'avoir au moins une notion des autres.
Les connaissances humaines comme les événements,
s'enchaînent et se suivent. Causes et effets, chacune
à leur tour, elles ne peuvent être comprises qu'à
condition de les grouper et de ne pas les considérer
isolément.
L'œuvre d'art n'approche de la perfection que
lorsqu'elle laisse le moins de prise possible à la cri-
tique. Elle ne devient chef-d'œuvre que lorsqu'elle
est impeccable. Et comme toute œuvre de valeur est
forcée d'embrasser un champ plus ou moins vaste de
conceptions, elle force l'artiste s'il veut être sincère à
étudier tout cet ensemble de choses d'une façon cons-
304 LA SOCIÉTÉ FUTURE
ciencieuse, s'il ne veut pas laisser glisser dans son
œuvre une anomalie qui la déparerait.
Quelle que soit l'imagination de l'artiste, quelles
que soient sa patience et sa minutie à reproduire ce
qu'il voit, on ne conçoit bien que les choses dont on
a compris le mécanisme. Quel que soit son enthou-
siasme pour son œuvre, si ses connaissances sont
bornées comme elles le sont, de fait, par l'éducation
actuelle, l'œuvre en souffrira certainement ; par des
points de détail peut-être, mais qui n'en choqueront
pas moins celui qui aura des connaissances spéciales
sur le point négligé! Et lorsque s'élèvera le niveau
intellectuel du public, ces défectuosités pourraient
être plus nombreuses si l'artiste ne s'élevait pas lui-
même.
Dans la société actuelle, nous voyons déjà ce mou-
vement de recherche des affinités s'opérer. Nous
avons cité les Orphéons, fanfares, sociétés chorales,
elles sont ce que le niveau moyen les fait, pourquoi
ce qui est possible par l'entente en art moins relevé
ne le serait-il pas en art plus transcendant ? Les essais
d'association pour organiser les représentations théâ-
trales d'une esthétique donnée, ne sont plus à comp-
ter. Il y en a deux que pour leur valeur on peut
citer: le Théâtre Libre et l'Œuvre.
Dans la société actuelle, elles sont entravées par
la question financière, elles laissent encore place à la
hiérarchie. Forcés de faire appel au capital, autant,
sinon plus qu'aux bonnes volontés, les initiateurs
sont forcés de se grouper selon les circonstances,
plus que selon les affinités. Malgré toutes ces causes
LA SOCIÉTÉ FUTURE 365
d'entraves, on connaît les bons résultats que ces ini-
tiatives ont produits.
Dans la société future, on pourra écarter la question
financière et faire simplement appel aux bonnes vo-
lontés ; les individus ayant les coudées franches la
sélection sera plus facile. Il y aura toujours des indi-
vidus qui auront la démangeaison de faire des pièces,
d'autres de les interpréter, ces individus se recher-
cheront et associeront leurs aptitudes. Où serait le
mal, si ceux qui, ayant le goût du spectacle, venaient
chacun dans la possibilité de leurs aptitudes apporter
le concours de leur aide, pour la décoration, la mise
en scène, la confection des costumes ou autre aide
accessoire?
Si chacun des spectateurs pouvait se rendre utile à
sa façon, à l'exécution de l'œuvre à laquelle il serait
appelé à assister, sa Jouissance intellectuelle en serait
augmentée. Il pourrait y avoir les importuns^ mais il
est plus facile de s'en garer que de suppléer au man-
que de fonds d'aujourd'hui. Ce qui se ferait pour les
représentations théâtrales pourra s'appliquer à tout
autre délassement intellectuel. Loin de les prohiber
dans la société future, on voit qu'il serait facile de les
mettre à la portée de tous.
Aujourd'hui, ce n'est qu'à de très rares exceptions
que l'artiste arrive apercer s'il n'a pas de fortune. Ce
n'est qu'au prix de son repos, de sa santé, qu'il arrive
à se donner à son œuvre. Et lorsqu'il arrive à lui
donner vie, que de petites concessions ne faut-il pas
faire encore au goût dominant afin d'obtenir de lui
faire voir le jour !
« Tant mieux ! » s'écrie-t-on, cela trempe un
366 LA SOCIÉTÉ FUTURE
homme, et ceux qui ont réellement quelque chose
dans le ventre ressortent toujours ». Il est à noter
que ceux qui émettent cet aphorisme, ont « tout ce
qui leur faut », il est vrai que par contre ils ne font
jamais rien ressortir. Mais, pour un, véritablement
doué, qui triomphe des difficultés, combien périssent
étouflfés par la misère et encore, celui qui y échappe
n'y resterait-il pas, si le plus souvent quelque cir-
constance fortuite, indépendante de son talent et de
sa volonté, ne venait lui apporter une planche de
salut ? Certes, la misère trempe les hommes, mais
parfois lorsqu'elle est excessive combien elle en tue,,
et des mieux doués, qui, dans des conditions meil-
leures auraient pu s'épanouir en talents merveilleux.
Qui remplacera jamais les belles années perdues de
la jeunesse passées à engraisser l'exploiteur, qui lui,
se contente de faire du lard?
Ce n'est pas encore tout d'être sorti de l'ombre, il
faut pouvoir répandre son œuvre, il faut pouvoir
vivre de son talent. On a en tête l'œuvre que l'on
rêve, on la sent palpiter sous la pensée, les doigts
frémissent de l'étreindre... mais la huche est vide,
le ventre creux, parfois il y a des enfants qui deman-
dent du pain, il faut travailler pour vivre, avant de
penser à l'art. Et l'œuvre est abandonnée pour des
jours meilleurs, on accepte de faire, pour l'entrepre-
neur qui paie, l'œuvre qui se vend, jusqu'au jour où
l'on s'aperçoit que l'idée est envolée et que l'on n'est
plus qu'un simple manœuvre.
Les récréations vraiment artistiques ne sont de nos
jours réservées qu'à une infime minorité de privilé-
giés qui doivent leur situation à des circonstances
LA SOChlTÉ FUTURE 3 67
autres que leur talent. Ce ne sont que les riches qui
peuvent donner cours à ce qu'ils appellent « leurs
sentiments artistiques »! Et pour quelques-uns, dont
le goût est vraiment pur, combien de Philistins dont
l'ignorance et la créiinerie, dangereuses de par leurs
richesses, contribuent à pervertir le goût public,
étant les seuls dont l'approbation est efficace, puis-
qu'ils sont les seuls à pouvoir acheter. A l'heure ac-
tuelle, l'artiste ne cherche pas une idée originale
selon sa conception, mais selon la conception du pu-
blic payant. C'est pourquoi l'art actuel n'est, pris en
général, pas un art, mais une mode, un métier, un
tremplin.
L'art libre, tel que nous l'entendons, rendra l'ar-
tiste son propre et seul maître. Il pourra donner
cours à toute son imagination, aux caprices- de sa
fantaisie, exécuter l'œuvre telle qu'il l'aura" conçue,
l'animer de son souffle, la faire vivre de son enthou-
siasme. Alors là, nous aurons la pensée réelle de
l'artiste et non celle qui lui aura été imposée par des
circonstances où l'art n'avait rien à voir.
Si, à côté de cela, il se produit un stock innom-
brable d'oeuvres sans valeur, de productions folles,
que peut nous faire cela? Le riche désœuvré d'au-
jourd'hui encombre bien ses salons de croûtes abo-
minables et de plâtres insanes, au détriment des
belles choses qu'il contribue à étouffer. Dans la so-
ciété future, les ratés ne perdront que leur propre
temps, et s'ils trouvent des admirateurs, pourquoi
n'auraient- ils pas le droit de se congratuler, quand
cela ne fait de mal à personne?
Mais, quoi qu'il en soit, au fur et à mesure que le
développement du machinisme et de la science ren-
36S LA SOCIÉTÉ FUTURE
dra la vie plus facile, les côtés intellectuel et artisti-
que de l'individu prendront plus de prépondérance
et ainsi que l'a dit un détraqué qui, en cela, pensait
juste •• Lart, cette suprême manifestation de Vindivi-
dualisme, contribuera à la jouissance et à l'extension
de l'individu.
XXV
La tradition et la coutume
Ainsi, nous venons de passer en revue une partie
des modes d'activité de la puissance humaine, et,
dans leur ensemble, nous avons vu que, à tous les
points de vue, la liberté, la plus complète, était le
gage le plus sûr d'une entente parfaite, d'une com-
plète harmonie.
Ceux'qui, ayant toujours été bridés, ne peuvent
s'abstraire des conditions actuelles, et s'imaginent
que l'humaniténe pourrait vivre sans lisières, s'écrie-
ront, certainement: « Plus de lois ! qu'allons-nous
devenir? la société est perdue!» Gomme si la loi était
indispensable à la vie des sociétés, comme si des ag-
glomérations humaines n'existaient pas encore sans
loi, aussi bien que le comporte leur degré de déve-
loppement. •
Les lois sont, par elles-mêmes, impuissantes à for-
cer les individus à exécuter la chose qu'elles ordon-
nent, ou à sanctionner la défense qu'elles promul-
ai.
370 LA SOCIÉTÉ FUTURE
guent. Pour être efficaces, elles doivent être appuyées
d'une force coercitive. Et cette force, elle-même
— nousl'avonsvu — est d'un bien maigre appui, lors-
que les mœurs sont en antagonisme avec le régime
qu'on veut leur imposer.
Lorsqu'elles commencent à être discutées, les lois
ne sont pas loin d'avoir perdu leur autorité. Elles
n'ont de véritable force effective que lorsqu'elles sont
parfaitement d'accord avec l'opinion, ce qui se ren-
contre fort rarement.
Mais, la loi elle-même n'a jamais rien empêché.
Au moyen-âge on punissait le vol de la corde, de la
roue ; des tortures effroyables, accompagnaient l'ap-
pareil judiciaire. On brûlait la langue ouïes lèvres des
blasphémateurs. On brûlait les sorciers, ou préten-
dus tels. Cela n'a pas empêché de blasphémer et l'es-
prit d'irréligion de faire son chemin. C'était l'époque
où pullulaient les sorciers, où les voleurs tenaient le
haut du pavé.
Aujourd'hui on a renoncé à poursuivre les blas-
phémateurs, à brûler les sorciers. Ces derniers, on
se contente de les condamner pour escroquerie ou
exercice illégal de la médecine, selon les plates-ban-
des du Code qu'ils ont piétinées. Mais leur nombre
a diminué du jour où on les a laissés tranquilles, au-
jourd'hui, ils ne prétendent même plus chevaucher
des manches à balais, ou avoir des rapports avec mes-
sire Satanas, choses pour lesquelles, pourtant, on ne
penserait plus à les poursuivre.
Quant aux voleurs, si les pénalités sont moins ru-
des, on a toujours continué à les pourchasser, lors-
qu'ils n'opèrent pas à l'abri de certaines situations eu
LA SOCJÉTÉ FUTURE 3jl
fonctions, mais nous ne pensons pas que leur nom-
bre ait diminué. C'est qu'ici, malgré le code, malgré
l'opinion, il intervient un autre facteur. C'est l'orga-
nisation sociale et le régime de l'appropriation in-
dividuelle, sur lequel elle repose qui engendre le vol.
Ce dernier est le produit du régime capitaliste, Une
disparaîtra qu'avec son progénitcur.
Par contre, pour celui qui aurait la patience de
fouiller le recueil de lois et ordonnances, il y aurait
de véritables trouvailles à faire parmi les lois tombées
en désuétude, parce que les mœurs se sont transfor-
mées, en dépit de la loi, et en lui imposant silence.
Les premièreslois écrites qu'étaient-elles, elles-mê-
mes, sinon la reconnaissance et la codification des
moeurs et coutumes ? Encore avant la révolution il y
avait, en France, le droit féodal et le droitcoutumier.
Ce dernier dérivant des usages et coutumes, et cha-
que province, pour beaucoup de cas, était régie d'a-
près ses propres coutumes.
Ce fut la première affirmation delà bourgeoisie de
s'emparer des prérogatives du Parlement, de s'arro-
ger le pouvoir législatif, et d'éiicter des lois et dé-
crets^ selon son bon plaisir, ne s'inspirant que de
ses intérêts de classe, sans plus s'occuper des mœurs
et coutumes des populations -< Justiciées ». Puis vint
le boucher Bonaparte qui reprit l'œuvre de la Con-
vention, en faisant amalgamer, avec quelques apho-
rismes de laloi romaine, ce qui, dansles lois édictées
antérieurement à lui, pouvait flatter son autocratie,
et voilà pourquoi, nous sommes gouvernés par des
morts, qtioique chaque génération de vivants ne se
soit pas fait faute d'apporter ses restrictions au lieu
372 LA SOCIÉTÉ FUTURE
de supprimer purement et simplement. Ce qui n'a
fait que compliquer la chose et à nous enserrer de
plus en plus, dans un réseau inextricable de décrets,
lois et règlements qui étranglent celui qui s'y laisse
tomber.
Lorsque la tradition et la coutume régissaient les
relations sociales, ce pouvait bien être, en quelque
sorte, la régentation des vivants par les morts, mais
les coutumes, les mœurs se transforment insensible-
ment, et, chaque époque, vient, à la coutume an-
cienne, ajouter sa marque particulière. Ce qui n'est
pas écrit, ce qui n'est qu'accepté, et non imposé, se
transforme avec les mœurs.
La loi écrite estimmuable ; on peut la torturer pour
lui faire dire, et on y arrive, ce que n'ont jamais pensé
ceux qui l'ont formulée, mais plus elle est élastique,
plus elleestterrible, carceuxqui sontchargésde l'ap-
pliquer n'en ont que plus de facilités pour l'accommo-
der au mieux de leurs intérêts. C'est ce qui fait, qu'au
milieu de nos révolutions, ceux qui, la veille, étaient
frappés par la loi existante, pouvaient, le lendemain,
avec la même loi, le même corps judiciaire, frapper
leurs persécuteurs de la veille. C'est ce qui fait aussi
que tant de lois blessent le sentiment public, conti-
nuant à régir nos relations, car ceux qui sont au pou-
voir ont intérêt à éterniser les préjugés qu'elles re-
présentent.
On a voulu objecter, que, dans les pays où règne
la coutume, tels que la Corse, la Kabylie, les actes de
vengeance individuelle, rendaient la vie cent fois plus
difficile que là où règne le châtiment juridique; ne vous
mettant nullement à l'abri du ressentiment de la par-
tie lésée et que le meurtre se poursuivait ainsi, englo-
LA SOCIÉTÉ FUTURE 3j3
bant des villages entiers, et toute une série de géné-
rations.
Mais, par contre, on était forcé de convenir que,
dans ces pays, il se développait un sentiment cheva-
leresque de respect de la parole donnée dont la plu-
part de nos soi-disant civilisés sont dépourvus, et,
d'autre part, que la meilleure des lois ne vaut rien en-
tre les mains d'un mauvais juge ! Et comme la plupart
des partisans de l'autorité avouent que, pour être saine-
ment exercée, il faudrait ne la remettre qu'entre les
mains de purs anges, la conclusion est facile à tirer.
Puis, que l'on n'oublie pas que nous ne demandons
pas un retour pur et simple en arrière, tout cela doit
être modifié par notre évolution. Revenir aux insti-
tutions du passé, telles qu'elles ont existé, ce serait
une régression. Ce que nous voulons^ c'est une adap-
tation de ce qui est bien et peut faciliter notre évo-
lution. *
Parmi les institutions que l'autorité a intérêt à éter-
niser, nous avons cité le mariage, mais combien d'au-
tres, en s'en donnant la peine, on pourrait trouver !
L'ordre bourgeois, pour être stable, avait besoin de
s'appuyer sur la famille, c'est par elle que peut se
perpétuer la domination capitaliste, c'est pourquoi,
il l'a enlacée de mille liens légaux. L'amour, l'affec-
tion, la famille d'élection et d'affinité, le code n'en
a cure, ce sont des fariboles qu'il laisse aux rêveurs.
Pour la bourgeoisie, il n'y a qu'une famille, c'est
la famille juridique, enserrée dans les ascendances
et descendances, hiérarchisée, comprimée, dans les
formev, légales, limitée par la marge du code, il n'y a,
en un mot, de parents que ceux qui sont reconnus
3/4 '^-^ SOCIÉTÉ FUTaRE
par lalci, quels que soient leurs sentiments à l'égard
les uns des autres.
C'est ainsi, qu'au point de vue de la loi, deux époux
qui se seront mutuellement détestés toute leur vie, se
seront séparés pour ne plus vivre ensemble, s'ils se
sont unis par devant monsieur le maire, et ont ou-
blié de faire faire la cérémonie contraire par un au-
tre monsieur, portant un autre costume, ils seront
toujours consîdéréscomme une famille légale, la seule
valable, tandis que ceux qui auront toujours vécu en-
semble, se seront aimés à l'adoration, ne seront que
des « concubins » — c'est le mot légal — leur famille
n'aura aucune valeur s'ils ont négligé certaines for-
malités légales.
Les enfants de la femme du premier ménage, si
l'homme, à l'aide de nombreuses démarches n'en a
pas obtenu le désaveu, seront, d'après la loi ses seuls
enfants légaux, tandis que ceux qu'il aura engendrés
lui-même ne lui seront rien. Quant aux enfants, nés
hors du mariage, leur situation serait-elle régularisée
après coup, leur situation sera toujours inférieure
d'après la loi. — C'est, paraît-il, ce qui fait le charme
de notre législation !
Pourtant les mœurs ont marché ! Le bâtard n'est
plus — sauf pour quelques retardataires, — l'être
hors castedes temps jadis ; les unions « irrégulières »,
noue l'avons dit, sont la majorité dans nos grandes
villes ; et si par, bégueulerie ou par médisance, quel-
que bon voisin trouve à « chiner », elles sont parfai-
tement acceptées. Et, en certains cas, quelques-uns
arrivent même à se faire respecter de l'administration.
Il n'y a que la loi qui reste immuable.
La loi qui, en dehors de celles dictées par l'esprit
LA SOCIÉTÉ KUTURK 375
de parti, a pu, autrefois, avoir sa momentanée raison
d'être, n'est donc qu'une cristallisation de la cou-
tume ; régressive en même temps, car, en devenant
loi, elle demeurait immuable, restait en arrière des
mœurs qui, elles, se transformaient.
De plus, l'opinion publique n'était implacable que
pour ce qui portait un préjudice réel à la collectivité,
en lésant un de ses membres; elle savait tenir compte
aussi, de l'intention et des circonstances. La loi se
meut entre le maximum et le minimum, et cette va-
riation dépend encore plus de la complexion physio-
logique de ceux qui sont appelés à l'appliquer qu'à la
nature du délit lui-même.
Du reste, est-ce que le meilleur moyen de moraliser
les individus, n'est pas de leur apprendre que la trans-
gression d'une règle utile porte en elle-même sa pu-
nition, en lui étant plus tard nuisible par ses 'effets
ultérieurs? Cela ne serait-il pas aussi moral et surtout
aussi efficace que de lui dire que, s'il est pris à trans-
gresser la loi, il sera puni, mais qu'il n'en sera rien
s'il peut cacher sa transgression aux yeux de l'auto-
rité.
Nous dira-t-on que la crainte du châtiment, seule,
peut forcer les individus à accomplir leur devoir?
c'est le refrain des partisans de la répression, eh bien,
l'argument est faux. Nos institutions prouvent d'a-
bord, que la peur de la répression n'empêche rien,
et nous avons la preuve que la tradition et la cou-
tume, sont toutes-puissantes chez les peuplades que
nous nommons inférieures. Voudra t-on avouer que
notre moralité est inférieure à la lettr?
Voici ce que dit Bellot, des Indiens des régions
polaires, au sujet des cachés de vivre qu'ils font dans
376 LA SOCIÉTÉ FUTURE
les Jours d'abondance, ei dont pourtant ils devraient
se montrer avares, car, souvent ils ont à endurer des
disettes épouvantables.
« 19 juin.... M.'Hehburn dit que des Indiens lui
ont apporté de la viande à laquelle ils n'avaient pas
touché, bien qu'ils n'eussent pas mangé depuis trois
jours. Ils font des cachés où ils renferment leurs
provisions, de façon que les loups ne les mangent
pas. Si vous êtes pressés par le besoin, ils ne trouvent
pas mauvais que vous preniez ce qu'il vous faut, mais
sans choisir les morceaux; car, disent-ils avec raison,
l'homme qui a faim prend ce qu'il trouve sans choi-
sir. Ne pas recouvrir le caché est également considéré
comme une preuve de mauvais vouloir '. »
Voici un autre exemple cité par Vambéry, et, certes
on ne nous accusera pas de prendre nos exemples
parmi des populations idylliques,[il s'agit de ces féro-
ces Turcomans dont la seule occupation est le pil-
lage :
« Les Turcomans, suivant mes renseignements
assez peu semblables à ceux qu'a publiés Mouraviefî,
sont divisés en neuf peuples ou khalks qui se parta-
gent en branches ou taifes, comme celles-ci le sont
en rameaux ou tires.
» La double adhérence, la solidarité qui unit les
individus appartenant à chaque rameau, puis les ra-
meaux dont est composée la branche, forment le lien
principal qui maintient ensemble les éléments de cette
société singulière. Il n'est pas un Turcoman qui ne
I. J. R. Bellot, Journal d'un Voyage aux mers polaires,
p. 19.
LA SOCIÉTÉ FUTURE 377
connaisse dès son plus jeune âge le rameau et la bran-
che dont il fait partie, et qui ne vante avec orgueil la
force ou le nombre de cette section de son peuple.
D'ailleurs c'est dans cette section qu'il trouve toujours
une protection contre la violence arbitraire des mem-
bres des autres clans; car la tribu entière, s'il a été
fait tort à l'un de ses enfants, doit en poursuivre la
réparation ^ »
Et plus loin :
« Les nomades qui habitent cet endroit sont venus
en foule visiter la caravane. Une sorte de négoce s'est
établi; j'ai vu se conclure à crédit, des ventes et des
achats d'une certaine importance. La rédaction des
lettres de change, et surtout leur transcription, m'a
été naturellement dévolue. Il m'a paru assez surpre-
nant que le débiteur, au lieu de remettre sa signature
au créancier, garde lui-même le titre de sa dette au
fond de sa poche ; c'est pourtant ainsi que se font les
affaires dans tout le pays. Un créancier, que je ques-
tionnais sur cette manière de procéder si contraire à
nos habitudes, me répondit avec une simplicité par-
faite : « Pourquoi conserverais-je cet écrit, et à quoi
me servirait-il ? Le débiteur au contraire en a besoin,
pour se rappeler l'échéance de la dette et le chiffre de
la somme qu'il s'est obligé à me restituer ^. »
Ainsi voilà des pillards qui nous donneraient
l'exemple de la bonne foi et du respect de la parole
jurée! Mais les négociations de notre société actuelle,
1. A. Vambéry, Voyages cVunfaux Derviche, édition abrégée,
pp. 38-39.
2. A. Vambéry. Id. p. gi.
3/8 LA SOCIÉTÉ FUTURE
si pourrie soit-elle, ne se font-elles pas en partie, sur
la confiance et la bonne foi des uns des autres? Le
commerce pourrait-il marcher une seule minute, s'il
ne pouvait compter, pour se défendre, que sur la peur
de la loi ?
La loi ne punit et ne peut punir que la transgres-
sion dont on connaîtl'auteur; mais commel'individu,
chaque fois qu'il commet un acte réprouvé, — soit
qu'il le juge tel lui-même, soit qu'il soit ainsi qualifié
par la loi — ne le commet qu'avec la certitude de ne
pas être découvert ', ou que la satisfaction qu'il en
tire, compensera largement les privations que lui oc-
casionnera la peine qu"il pourra encourir. La loi est
donc impuissante à prévenir la transgression, lors-
que les mobiles y incitant l'individu sont plus forts
que les motifs de crainte. Certains prétendent qu'il
faut renforcer la sévérité des lois. i.\ous venons de
voir, qu'au moyen âge^ elles étaient des plus féroces
et sans effet. 11 arrive un moment du reste où la pé-
nalité est hors de proportion avec le délit, et où les
plus féroces « punisseurs « sont forcés de consentir à
des adoucissements. Tout cela prouve donc que la ré-
pression n'est pas le remède.
D'autre part, avec la loi, les individus ne se peu-
vent faire justice eux-mêmes, l'individu est donc à
l'abri, s'il a l'intelligence de combiner son acte de
façon à pouvoir l'accomplir sans témoins.
-De plus, la loi est arbitraire, car, pour juger elle
I. Bien entendu, nous parlons des actes prémédités, et non
des actes accomplis sous la pression de la colère, que la loi est
encore bien moins capable de prévenir.
LA SOCIETE FUTURE • 3 79
est forcée de se baser sur un niveau moyen, et de
négliger les circonstances de détails, malgré que par-
fois, ce soient elles qui caractérisent le fait. De plus,
elles ne sont faites qu'en vue de la préservation des
privilèges d'une caste, de convenances de gouverne-
ment, aussi sont-elles constamment violées, car leur
transgression ne comporte pas toujours le mépris de
l'opinion. Violant l'initiative de l'individu, par cela
seul, elles incitent à leur transgression.
La Société étant basée sur l'antagonisme des in-
térêts, comme nous l'avons vu, elle entraîne donc
fatalement des conflits entre individus. Mais que l'on
organise une société où les individus aient intérêt à
se respecter mutuellement, où l'observation de la pa-
role donnée soit tenue pour un bien, parce qus cela
est. profitable à tout le monde, et non parce que cela
pourrait entraîner une peine physique. N'admirez
plus la roublardise en affaires, mais faites que celui
qui se parjure se sente tenu à l'écart des relations, et
la morale s'élargira; on comprendra que si l'on fait
quelque chose de nuisible aux autres, on pourra en
ressentir les effets, à chaque instant dans ses relations;
on se trouvera par le fait, intéressé à empêcher un
mal de s'accomplir, lorsqu'on le verra se commettre.
Et, quoi qu'en disent les moralistes, c'est, à l'heure
actuelle, cet esprit de solidarité de la foule, la crainte
de l'opinion publique, qui empêche les individus de
transgresser ce qu'il est convenu d'appeler la morale,
bien plus que tout l'appareil de la loi et de sa répres-
sion.
Quand les individus se sentiront solidaires les uns
des autres, il s'établira entre eux une morale nouvelle
qui portera sa sanction en elle-même et sera bien
380 LA SOCIÉTÉ FUTURE
plus puissante, bien plus efficace que toutes vos lois
répressives. La solidarité resserrant tous les liens so-
ciaux, ceux-ci ne se formant que d'après les affinités,
tout individu qui chercherait à nuire à un membre
de la société, se verrait immédiatement réprouvé par
son milieu, car chaque individu comprendrait que
s'il laissait s'accomplir un acte d'injustice sans 1^ dé-
voiler, ce serait laisser la porte ouverte à d'autres
dont il pourrait avoir à souffrir plus tard. L'agresseur
conspué et mis au ban des relations, sentant que la
vie lui serait impossible, serait plus amendé que par
un emprisonnement dans un milieu qui le corrompt
au contraire davantage, et cette crainte l'empêcherait
d'accomplir l'injustice qu'il méditerait.
La disparition des délits n'est donc pas dans l'orga-
nisation d'un appareil formidable de répression, mais
dans une meilleure organisation sociale, par l'éduca-
tion dés individus, et l'évolution de la morale.
XXVI
L AUTONOMIE SELON LA SCIENC.B
Nous voici arrivé à la fin de notre étude. Nous
avons passé en revue toutes les objections qu'il nous
a été possible de prévoir, nous avons vu que ce que
nous connaissions de l'homme, loin de détruire notre
idéal venait plutôt corroborer nos hypothèses d'har-
monie et de solidarité. Et la science, la science elle-
même, quoi qu'on en ait dit, vient à l'appui des théo-
ries anarchistes, nous démontrant que tout, dans la
nature, se meut en vertu de la loi des affinités et, par
conséquent, est autonome. La nature est un vaste
creuset où les différents corps viennent se transfor-
mer en acquérant des propriétés nouvelles, opérant
leurs transformations sans volonté préconçue, de par
la seule force de leurs propriétés.
Il est certain que, dans la nature, dans les règnes
animal, végétal et minéral, tout s'enchaîne; il est vrai
que les mouvements et le développement des uns sont
réglés par les mouvements et le développement des
382 LA SOCIÉTÉ FUTURE
autres ; que, par conséquent, l'individu, dans une
certaine mesure, dépend de la société dans laquelle
il se meut et se développe ; mais, pour le bourgeois
et les autoritaires de toute sorte, cette société se ré-
sume en une certaine organisation qui la représente
sous fo"'.ne de pouvoir constitué, et c'est atix volon-
tés de ce pouvoir que les individus d'après la théorie
autoritaire, doivent subordonner leur activité. C'est
cette théorie que nous repoussons et dont nous pen-
sons avoir démontré la fausseté.
Nous l'avons vu, ce n'est pas l'individu qui doit se
plier aux convenances arbitraires d'une société mal
organisée, mais celle-ci qui doit se modeler et fonc-
tionner de façon à ce que l'individu y trouve un élar-
gissement de sa personnalité et non un rétrécissement
de son activité. Elle doit modeler son organisation
d'après les relations que les individus ont entre*eux.
Loin de rester immuable, elle doit suivre les fluctua-
tions de l'évolution humaine afin de rester toujours
en harmonie avec les changements qu'apportent le
temps et les circonstances.
Il est vrai encore que la science nous démontre
que tout, dans la nature, est régi par des lois immua-
bles dénommées « lois naturelles »; lois qtii veulent
que toutes les molécules ayant les mêmes affinités, se
recherchent et s'unissent pour arriver, selon la ma-
nière dont elles se sont juxtaposées, selon l'état du
milieu dans lequel leur combinaison s'est opérée, se-
lon le nombre et l'intensité des molécules de chaque
sorte qui ont pris part à la combinaison, à former
soit un minéral, soit un organisme végétal ou animal.
Oui a fait ces lois 't — Pour le prêtre c'est un être
LA SOCIÉTÉ FUTURE 383
surnaturel qu'il a baptisé du nom de « Dieu ». Pour
le savant, — s'il est parvenu à se dépouiller de toutes
les superstitions dont ont été entourées son enfance
et son éducation — ces lois sont la résultante des pro-
priétés que possèdent les diflférents matériaux dont
l'Univers est composé, et résident dans ces propriétés
mêmes.
La loi, ici, n'apparaît plus pour régir les diverses
parties d'un tout, mais pour expliquer que si les phé-
nomènes se sont produits dans tel ou tel sens, dételle
ou telle manière, c'est que, par la force même des
qualités des corps, il ne pouvait en être autrement.
Les lois sociales ne peuvent avoir d'autre autorité
que les lois naturelles ; elles ne peuvent qu'expliquer
les rapports entre les individus et non les régir. Com-
prises ainsi, elles n'ont plus besoin d'un pouvoir op-
presseur pour en assurer l'exécution. N'étant que la
constatation d'un fait accompli, elles ne peuvent avoir
d'autre sanction que le châtiment que comporte la
désobéissance à une loi naturelle. Leur connaissance
exacte doit nous faire connaître d'avance le résultat
de telle action envers nos semblables, nous enseigner
si nous y trouverons profit et jouissance ou regret et
déplaisir, nous indiquer si le plaisir que nous tirons
de tel acte, ne sera pas suivi d'un déplaisir plus
grand.
Ce n'est donc pas à établir des lois applicables, in-
distinctement, à tous par la force, que doivent tendre
les efforts du sociologue, mais à étudier les efifeis de
nos actes et de leurs rapports avec les lois naturelles;
ses conclusions enseigneront à l'individu ce qui lui
est profitable à lui et à la race. Les lois sociologiques
ne doivent pas être une règle imposée, elles doivent,
384 ^^ SOCIÉTÉ FUTURE
par leur enseignement et non la coercition, se borner
à nous indiquer le milieu le plus favorable où l'indi-
vidu pourra évoluer dans la plénitude de son être.
En chimie, par exemple, quand on veut associer
deux corps, est-ce la volonté de l'opérateur qui agit
et fait que les différents corps mis en présence s'asso-
cient I — Non, il a fallu, auparavant, étudier les dif-
férentes propriétés de ces corps, de sorte que l'on sût
qu'en opérant sur telles quantités, dans de telles con-
ditions, on obtiendrait tel résultat, — inévitable cha- '■
que fois que l'on opérerait dans des conditions abso- !
lument semblables. -i
Si, au contraire, l'opér teur voulait associer des
corps doués de propriétés différentes, en dehors des li
conditions requises pour obtenir le résultat cherché, |
ces corps s'annihileraient ou se détruiraient ; en tous i
cas le résultat serait tout autre que celui espéré par •.
l'opérateur. La volonté de ce dernier n'entre donc, i
dans le choix du résultat, que par sa connaissance des ^
matériaux qu'il emploie ; sa puissance est limitée par :
la propriété des corps, tout son pouvoir se borne à \
« préparer » les conditions requises pour l'opération, ^
et rien au delà. Il en sera toujours ainsi pour les so- \
ciétés humaines; tant que l'on voudra les organiser i
arbitrairement, sans tenir compte des tempéraments, l
des idées ou des affinités des individus, on n'obtien- ^
dra jamais qu'une société boiteuse, devant produire, '3
au bout de très peu de temps, le chaos, le désordre et
la révolte. \
Le rôle des anarchistes, en sociologie, ne peut pas ]
être d'une autre portée que celui du chimiste : leur j
œuvre est de préparer le milieu où les individus pour I
LA SOCIÉTÉ FUTURE 385
ront évoluer librement ; d'élargir les cerveaux de fa-
çon à les amener à ce qu'ils puissent concevoir la
possibilité d'une telle indépendance, leur inculquer
la volonté de la conquérir.
Quand les molécules, les cellules composant l'Uni-
vers, ont pu librement s'associer, quand rien n'a en-
travé leur évolution, la combinaison se fait et il en
résulte un être complet, parfaitement constitué qui
est, virtuellement, viable dans le milieu où il a pris
naissance. Quand cette association n'a pu se faire li-
brement, quand l'évolution a été entravée dans sa
marche, quand « l'autonomie » des différentes molé-
cules a été violée, il en résulte ce que Ton appelle un
monstre, c'est-à-dire un être qui, n'étant pas con-
formé pour le milieu où il doit évoluer, n'est pas
viable, ou bien, lorsqu'il peut, malgré sa monstruo-
sité, prolonger son existence, ne traîne qu'une vie
misérable, languissante, restant toujours souffreteux
et difforme. Telles nos sociétés dont les éléments
morbides dont elles sont imprégnées occasionnent les
crises qui les bouleversent continuellement.
Et c'est parce que les anarchistes désirent une so-
ciété saine, parfaitement constituée, qu'ils veulent
que l'autonomie des individus — ces molécules de la
société — soit respectée. C'est parce que nous vou-
lons que tout ce qui aies mêmes affinités puisse s'as-
socier librement, selon les tendances de chacun que
nous repoussons tout pouvoir qui réduirait tous les
individus à la même estampille, — ce pouvoir fùt-il
« scientifique ».
Pour exercer l'autorité, il faudrait, ce qui n'existe
pas, des anges. Il n'y a pas de cerveaux assez vastes
22
386 LA. SOCIÉTÉ FUTURE
pour embrasser toutes les connaissances humaines.
Quelle que soit l'estime que nous professions pour
les savants, nous sommes forces de reconnaître que
les plus grandes iniquités sociales les laissent, pour
la plupart^ indifférents, quand, pour mériter les fa-
veurs des maîtres, ils ne se servent pas de leurs con-
naissances, pour essayer d'en justifier les turpitudes.
Il suf!it, également, de suivre leurs discussions,
pour comprendre que nombre d'entre eux, qui se
sont adonnes à telle ou telle étude, telle ou telle bran-
che du savoir humain, ne tardent pas à s'en faire un
« dada » qu'ils enfourchent à tous propos et hors
propos, en font le moteur de toutes choses, ne voyant
dans les autres sciences que des accessoires à leur
étude spéciale, sinon inutiles, tout au moins de fort
peu d'importance.
Non, non, la science est une belle chose, mais à
condition qu'elle se renfermera dans son rôle : cons-
tater les phénomènes qui s'accomplissent, en étudier
les effets, en rechercher les causes, en formuler les
données, mais que chacun reste libre de s'en assimi-
ler les découvertes, selon ses aptitudes et son degré
de développement.
D'ailleurs, ne serait-il pas présomptueux de vou-
loir tout régir « scientifiquement », alors que tant de
points d'interrogation se dressent devant le savant-
avide de connaître ? N'est-ce pas, précisément, parce
que l'on a toujours voulu réglementer cette associa-
tion des intérêts faisant agir les individus, que l'on
est arrivé à produire ce monstre informe qui s'appelle
la (i société » d'aujourd'hui.'
Certains — nous l'avons vu — ont voulu prétendre
LA SOCIÉTÉ FUTURE 387
que, plus l'homme se développait, plus la science s'é-
largissait, plus l'individu perdait de son autonomie.
L'emploi des machines et forces motrices mises à sa
disposition par la science le poussant à l'association,,
lui enlèverait ainsi, d'après ces « savants », graduel-
lement de son autonomie en subordonnant son action
personnelle à celle de l'outillage et de ses coassociés.
On a afîirmé que, pour trouver une société où règne
l'autonomie complète de l'individu, il faut remonter
aux sources de l'humanité, ou bien aller chez les ra-
ces actuelles les plus inféri/ ures. En sorte que l'on
serait en droit de conclure que la société idéale de ces
assoiffés d'autoritarisme serait une société où l'indi-
vidu n'aurait plus la liberté d'aller pisser sans en de"
mander l'autorisation!
Plus la science se développe, plus elle ajoute à l'au-
tonomie de l'individu. Si, dans la société actuelle,
chaque découverte scientifique jette, en effet, les tra-
vailleurs sous la dépendance du capitaliste, c'est que
les institutions actuelles font tourner les efforts de
tous au profit de quelques-uns seulement. Mais, dans
une société basée sur la justice et l'égalité, les décou-
vertes nouvelles ne pourront qu'ajouter à l'autonomie
(le l'individu.
11 faut vraiment être aveuglé par la monomanie de
l'autorité pour oser prétendre que l'on doit remonter
à l'origine des sociétés ou bien aller chez les races
inférieures * pour y retrouver l'autonomie. Est-ce que
l'homme était autonome alors que, nu et sans défense,
n'ayant encore qu'une intelligence ruJimentaire, il
était livré à tous les hasards de la vie, forcé de lutter
I. Inférieure en degré de développement, mais non en puis-
sance virtuelle.
388 LA SOCIÉTÉ FUTURE
contre la nature qu'il n'avait pas encore appris à con-
naître, il était porté à la déifier dans ses phénomènes
dont il ne comprenait pas les causes? L'homme éiait-
il libre alors qu'il était contraint de courir à la recher-
che de sa nourriture et de la disputer aux grands car-
nassiers qui le surpassaient en force ? Quelle somme
d'autonomie pouvait-il déployer, forcé qu'il était de
soutenir^ à tous moments, le rude combat de l'exis-
tence? Et le spectacle des races, dites inférieures, de
nos jours nous montre bien, en effet, qu'il n'y a pas
d'autonomie quand l'homme est contraint de tenir
constamment en éveil le peu de facultés qu'il possède
afin de pouvoir satisfaire ses besoins matériels.
Nous reconnaissons, certainement, que les grandes
découvertes telles que celles de la vapeur, de l'élec-
tricité, ont comblé les fossés qui séparaient, Jadis,
communes et nations, pour donner essor à la solida-
rité universelle; mais de ce que les travailleurs sont
forcés d'associer leurs efforts pour vaincre les obsta-
cles que leur oppose la nature, il ne s'ensuit pas que
leur autonomie fût amoindrie dans le sens d'une su-
bordination quelconque. — Les communes et les
nations étant, désormais, en rapports continuels, toute
autorité servant à établir ces rapports et imposant sa
volonté pour socialiser les efforts des individus et des
groupes devient de plus en plus nuisible.
Si, aux premiers temps de l'humanité, la fédération
des groupes isolés et la socialisation des efforts s'est
faite par l'intermédiaire d'une autorité extérieure,
cette solidarisation se fait, aujourd'hui, spontanément
sans porter atteinte à l'autonomie des groupes, et c'est
précisément grâce à la vapeur et aux progrès de la
LA SOCIÉTÉ FUTURE SSQ
mécanique, qui ont établi des rapports suivis et fré-
quents entre ceux qui n'apprirent à se connaître qu'en
tombant sous la férule du même maître. '-— L'indé-
pendance des individus et des groupes s'en trouvera-
t-elle amoindrie? Nous ne le pensons pas non plus,
puisque là vapeur, l'électricité et la mécanique, en
mettant au service de l'homme des forces considéra-
bles qui permettent de vaincre la distance et le temps,
sont venues augmenter cette indépendance en rédui-
sant la somme de temps nécessaire à la lutte pour
l'existence — lutte contre la nature, ne confondons
pas — et permettre ainsi aux individus de dépenser
la plus grande partie de leur temps en un travail ré-
créatif au sein d'une société basée sur la solidarité et
la liberté.
Oui, nous le reconnaissons et le proclamons : les
découvertes scientifiques] de l'homme le conduisent
de plus en plus vers l'association des efforts et la soli-
darisation des intérêts. C'est pourquoi nous voulons
la destruction de la société actuelle, basée sur leur
antagonisme. Mais de là à conclure à la nécessité d'un
pouvoir, il y a loin. Où donc les autoritaires ont-ils
pris qu'il puisse jamais y avoir solidarité d'intérêts
entre celui qui commande et celui qui obéit?
Les progrès lentement accomplis par l'humanité ne
sont-ils pas dus, justement, à cet esprit d'insubordi-
nation et d'indiscipline qui a poussé l'homme à s'af-
franchir des obstacles qui nuisaient à son développe-
ment, à cet esprit sublime de révolte qui l'entraînait
à lutter contre la tradition et le quiétisme, à fouiller
dans les recoins les plus obscurs de la science pour
arracher ses secrets à la nature et apprendre à triom-
pher d'elle?
22.
3qo la société future
En effet, qui peut prévoir le degré de développe-
ment où nous serions arrivés si l'humanité avait pu
évoluer librement; qui ne sait, aujourd'hui, que beau-
coup de découvertes dont s'enorgueillit le xix" siècle,
avaient été faites ou pressenties jadis, mais que les
savants avaient dû tenir secrètes, ou en abandonner
la recherche afin de ne pas être brûlés comme sorciers.
Si le cerveau humain n'a pas été broyé dans ce
double étau : l'autorité temporelle et l'autorité spiri-
tuelle; si le progrès a pu se faire malgré cette com-
pression, sous laquelle l'humanité gémit depuis que
l'homme est un être pensant, c'est que l'esprit d'in-
subordination était plus fort que la compression.
Les autoritaires disent qu'ils ne veulent un pouvoir
que pour guider cette évolution des idées et des hom-
mes. Mais ne voient-ils donc pas que vouloir con-
traindre tous les hommes à subir le même mode
d'évolution — ce qui arriverait inévitablemerxt si une
autorité quelconque se chargeait de la guider, — ce
serait cristalliser la civilisation dans l'état où elle est
aujourd'hui. Où en serions-nous actuellement si,
parmi les êtres inconscients des premiers âges de la
vie, il s'était trouvé des esprits « scientifiques » assez
puissants pour diriger l'évolution des êtres dans le
sens des connaissances qu'ils possédaient à cette
époque?
Nous avons vu qu'il ne fallait pas en conclure que
notre idéal, à nous, soit ce que les partisans de Darwin
en sociologie, ont appelé la « lutte pour 1 existence. »
La destruction des espèces plus faibles par les espèces
plus fortes a pu être une des formes de l'évolution
dans le passé, mais aujourd'hui que l'homme est ua
LA SOCIlixii FUTURE 3gt
être conscient, aujourd'hui que nous commençons à
entrevoir et à comprendre les lois qui régissent l'hu-
manité, nous pensons que l'évolution doit revêtir une
forme différente.
Nous l'avons dit, cette forme est la solidarisation
des intérêts et des efforts individuels pour arriver à
un meilleur avenir. Mais nous sommes convaincus
aussi que cette solidarisation de but et d'efforts ne
peut naître que de la libre autonomie des individus
qui, libres de se rechercher entre eux et d'unir leurs
efforts dans le sens qui répondra le mieux à leurs ap-
titudes et à leurs aspirations, n'auront plus besoin de
peser sur personne, puisque personne ne viendra pe-
ser sur eux. L'homme est assez développé aujourd'hui
pour reconnaître, par l'expérience, le bon ou le mau-
vais côté d'une action; il ressort que, dans une société
sans pouvoir, les groupes ou les individus qui se se-
ront fourvoyés dans une mauvaise voie, voyant à
côté d'eux des groupes mieux organisés, sauront aban-
donner la mauvaise voie pour se rallier à la manière
de faire qui leur paraîtra la meilleure.
Le développement progressif de l'humanité étant
débarrassé des obstacles qui l'ont entravé jusqu'à ce
jour, l'évolution des idées et des individus ne nous
présenterait plus qu'une lutte pacifique, où chacun
rivaliserait de zèle afin de produire mieux que les au-
tres, et nous conduirait ainsi au but final : le bonheur
de l'individu au milieu du bien-être général.
CONCLUSION
S'il est une doctrine qui ait eu le don de soulever
les fureurs et les calomnies de tous les partis de la
politique, c'est bien la doctrine anarchiste. Effrayés
des progrès que faisait dans l'esprit des exploités^ }
l'idée d'indépendance sous sa nouvelle formule, tous j
■ceux qui vivent d'exploitation — exploitation indus- |
trielle, capitaliste, politique, morale et intellectuelle |
— s'unirent fraternellement dans une commune dé- ;
fensepour tomber sur ces nouveaux venus qui osaient
Arenir les troubler dans leur quiétude, en émettant des i
théories « subversives de tout ce que l'on était con-
venu de respecter ! »
Les théories anarchistes comportaient le droit pri-
mordial qu'a tout individu, de se révolter contre ce |
qui l'écrase, mais les bourgeois n'attendirent pas les
premiers coups : le bagne et la prison fondirent sur
les propagandistes de l'idée philosophique. Le maxi-
mum de la loi était assuré à tous ceux qui défilaient
devant un tribunal, pour avoir osé exprimer que tout
i
,ï
LA SOCIÉTÉ FUTURE 3g3
n'était pas pour le mieux dans la meilleure des répu-
bliques bourgeoises et qu'il fallait travailler à une
transformation sociale.
La force appelle la force, la terreur engendre la
terreur. Sachant que l'on paie autant pour un écrit,
une parole que pour un acte de révolte effective, cer-
tains anarchistes, plus impatients que d'autres, refu-
sèrent de discuter plus longtemps et voulurent rendre
coup pour coup; des lois exceptionnelles de répression
furent votées, les gouvernants espèrent avoir ainsi
tué l'idée [anarchiste; les événements nous diront un
jour ce qu'il faut en penser.
Mais, avant d'oser faire des lois si rétrogrades, ne
pouvant réfuter des théories que, pour la plupart, leur
faiblesse intellectuelle les empêche de comprendre;
sentant que si les idées nouvelles prenaient pied, c'en
était fait de l'exploitation et de leurs privilèges, me-
nacés au ventre, ne voyant aucune chance pour leur
parasitisme de se perpétuer dans le nouvel ordre de
choses, les bourgeois, pour combattre la pensée phi-
losophique, en sus de la prison, eurent recours à leur
arme favorite : la calomnie.
« Les anarchistes», s'écrièrent-ils, sur tous les tons,
— suivis dans cette campagne par les autoritaires de
tous poils qui prétendent travailler à une réforme so-
ciale, — « les anarchistes I ne sont pas un parti. Ils
n'ont pas d'idées sur l'organisation sociale future, ils
n'ont que des appétits! » — les socialistes autori-
taires ajoutèrent, « ce sont des mouchards I » — et
tous : « ils voudraient nous ramener au règne de la
force et de la brute! >>
Et les injures, les calomnies, les dispensant d'argu-
ments, ils firent dans les journaux un tel renom d'in-
394 ^^ SOCIÉTÉ FUTURE
sanité et de violence irraisonnée aux anarchistes que
tous les imbéciles, dont la conviction ne se fait que
d'après la lecture de leur journal, acceptèrent comme
vérités ce fatras de mensonges et ne virent dans les
anarchistes, qu'une bande de forcenés qui ne savaient
pas ce qu'ils voulaient.
Nous n'avons pas à juger ceux qui agirent et dont
plusieurs payèrent de leur vie et de leur liberté, leur
erreur s'ils se trompèrent. — Ils sont à saluer profon-
dément, ceux qui sacrifient leur vie à leur façon de
concevoir les choses. — Mais nous devons avouer que
certains actes maladroits, certaines violences hors
propos, contribuèrent à ancrer cette opinion. Mais la
crânerie, le désintéressement de ceux qui furent pris
dans la Ititte et dont plusieurs sont morts au bagne et
à l'échafaud, forcèrent ceux qui pensent à étudier
des idées capables d'engendrer des dévouements sem-
blables, pendant que les satisfaits de l'ordre actuel
les couvraient d'ordure.
Pour ce's ventrus, tout anarchiste n'est qu'un être
haineux, envieux, voulant bien vivre et ne pas tra-
vailler. Est-ce bien à ces repus, de venir nous parler
d'appétits et de convoitise? Eux qui se sont gardé
toutes les jouissances de la vie; eux que la satiété a
dégoûtés de toutes les jouissances naturelles qu'ils n'en
ont plus en effet, aucun appétit...
Saouls et blasés, ils en sont réduits à chercher des
jouissances dans des passions anormales, dans des
raffinements contre nature... Pauvres gens!
Les anarchistes se sont répandus en écrits, en pa-
roles pour expliquer leur idéal, et les pourquoi c'a
cet idéal. I^ous espérons, parce volume, avoir apporté
LA SOCIÉTlî FUTURE SpS
notre petite pierre'à l'édifice de la pensée future,
qu'importe, les bourgeois n'en continueront pas moins
de clamer que nous n'avons aucun idéal.
* Pour eux, hommes d'appétits et de convoitises, ces
anarchistes qui sacrifient leur existence et leur liberté
à la conquête d'une organisation sociale qui donnera
libre jeu à l'évolution de tous! Hommes d'appétits
quand, avec l'absence de préjugés qui les caractérise,
ils pourraient faire une trouée et se tailler une large
place dans les institutions de la société actuelle ou-
verte à toutes les ambitions, à tous les appétits, à
toutes les monstruosités dérivant d'une éducation
faussée et corrompue, pourvu que celui qui veut ar-
river ferme les yeux sur ceux qu'il renverse sur sa
route, se bouche les oreilles pour ne pas entendre les
cris d'agonie de ceux qu'il foule aux pieds dans la
course folle qui l'emporte à la curée.
Hommes d'appétits et de convoitises, ces anar-
chistes que nous avons vus défiler dans tous les pro-
cès, sous lesquels on a cru étouflfer le parti, qui, bour-
geois en rupture déclasse avaient sacrifié une position
faite — qui, travailleurs après une journée de labeur
et de fatigue, prenaient sur leur temps de repos pour
aller annoncer à leurs frères de misère, cet avenir
meilleur qu'ils entrevoyaient dans leurs rêves, à tra-
ders leurs conceptions; s'en allaient dévoiler aux
travailleurs leurs véritables ennemis, en leur faisant
comprendre les véritables causes de leur misère.
Hommes d'appétits, tous, quand il leur aurait suffi,
pour la plupart, d'accepter la société telle qu'elle est,
et un peu de souplesse d'échiné pour 'entrer dans les
rangs de nos exploiteurs actuels.
Enfin, hommes d'appéiits et de convoitises, tous
396 LA SOCIÉTÉ FUTURE
ces travailleurs qui aspirent à un état meilleur, eux
qui produisent tout, luxe et jouissances, et se serrent
le ventre toute leur existence! Hommes d'appétits et
de convoitises, ceux qui réclament leur part de con-
sommation dans les richesses qu'ils produisent!
Mais ceux qui nous oppriment? — Oh! peut-on
dire! Eux, des hommes d'appétits et de convoitises?
comment donc! — Ecoutez-les, au sortir d'une nuit
bien employée! viennent-ils nous surexciter les mau-
vaises passions, en faisant entrevoir au travailleur un
avenir impossible? que non, entendez-les lui prêcher
l'amour de sa famille, de son intérieur, le respect
des positions acquises, la m^orale, la tempérance et le
désintéressement, en des discours coupés par les
hoquets d'un repas trop copieux, où, individuelle-
ment, ils auront absorbé la substance de plusieurs
familles.
Eux, des hommes de convoitises? Ho; fi donc! les
pauvres gens que vous les connaissez mal! — Mais
s'ils consentent à s'empiffrer de la sorte, au risque de
crever d'indigestion, croyez-vous que ce soit pour
leur satisfaction personnelle? oh! que non. C'est
par humanité...! Ne faut-il pas qu'ils rendent à la
circulation l'argent qu'ils ont soutiré au commerce et
à l'industrie, à la sueur du front... de leurs serfs du
sol_, de la mine, de l'usine ou du comptoir ! Les croyez-
vous si égoïstes de vouloir se l'accaparer et n'en rien
laisser sortir?
Allons! pauvres diables qui tremblez, hâves, dé-
guenillés, sous la morsure du froid, qui vous crispez,
le ventre creux, sous les étreintes de la faim, réjouis-
sez-vous ! Pour vous faire plaisir et vous procurer du
LA SOCIÉTÉ FUTURE 3q-J
travail, vos exploiteurs se couvrent de beaux habits,
s'emmitouflent de fourrures, jettent leur or à des
futilités, se délectent dans de dispendieux repas, à
votre intention; et, le soir quand vous irez étendre
sur un méchant grabat vos membres endoloris par
une journée de travail, eux, sortant de chez leur maî-
tresse — • une de vos filles le plus souvent, — ou de
leur cercle où ils auront laissé la fortune d'une fa-
mille, ils iront mollement étendre leur carcasse
détraquée par les excès, ils s'endormiront heureux.
— N 'auront-ils pas bien gagné leur somm.eil ?. . . N 'ont-
ils pas travaillé à vous river de plus en plus à la glèbe
ou à l'usine?
Oh! nous savons bien ce que vous autres, anar-
chistes, vous répondrez : « il vaudrait mieux ne pas
exploiter les travailleurs, leur laisser à eux-mêmes le
soin de dépenser comme bon leur semblerait, le fruit
de leur travail; mais vous n'êtes que des nommes de
rapine; qui n'avez aucun idéal social, qui ne rêvez
que pillage, meurtre et incendie! Vous n'avez que
des appétits!... cela répond à tout et dispense de bon-
nes raisons.
Ce qui fait que tous les partis rapprochés dans une
si touchante union, ont oublié leurs querelles sur le
dos des anarchistes, c'est que, faisant partie de la
classe des exploiteurs actuels, ou espérant y entrer, il
faut bien qu'ils prennent la défense de ce dont ils
espèrent tirer parti un jour. Ils veulent bien se dis-
puter l'assiette au beurre, mais non la briser, il leur
faut donc travailler à se débarrasser de ceux qui leur
barrent la route, en démontrant aux travailleurs qu'ils
ne doivent plus accepter de maîtres. Or, pour ameu-
23
SgS LA SOCIÉTÉ FUTURE
ter les naïfs quoi de mieux que de présenter comme
des affamés, se précipitant à la curée des biens, ceux
qui préconisent le renversement de l'exploitation de
l'homme par l'homme!
Il faut les entendre plaindre « ceux qui, par leur
travail et leur économie, se sont assuré un peu de
pain pour leurs vieux Jours », ils n'ont pas de termes
assez élégiaques pour louanger « le petit propriétaire
ou industriel qui, par son travail, son énergie, fait la
force de la nation ! » Et les imbéciles qui sont desti-
nés à crever à l'hôpital, qui, devraient bien savoir que
le « capital, fruit de l'épargne et du travail » n'est
qu'une blague, que le travailleur est plus assuré d'a-
voir devant lui, des jours sans pain que d'arriver à
faire des économies, craignent eux aussi, pour la sé-
curité de leurs économies... hypothétiques I
Les anarchistes, n'avoir que des appétits? Bon pour
les imbéciles de croire à cela, mais les autoritaires,
comment peuvent-ils espérer tromper ceux qui réflé-
chissent? — Quand à chaque instant, ces hommes
disent aux travailleurs : « Ce sol dont on vous a frus-
trés et;que l'on vous force à défendre vous appartient,
personne n'a le droit de s'en emparer et de vous le
faire travailler à son profit ; les fruits de la terre ap-
partiennent à tous, personne n'a le droit de mettre
en réserve quand d'autres ont faim; tout le monde
doit manger à sa faim, tant qu'il y a assez de vivres
au banquet de la nature », comment peut-on espérer
les faire passer pour des hommes de convoitise ?
Quand ils s'eff"orcent de faire comprendre aux tra-
vailleurs qu'ils doivent réaliser l'avènement d'une
société où tout le monde doit trouver la satisfaction
LA SOCIÉTÉ FUTURE Spg
de ses besoins physiques et intellectuels; où ne se
verront plus ces monstruosités : des individus dans
la force de l'âge, mourant de misère, de besoins, ou
cherchant dans le suicide, un moyen d'échapper aux
angoisses de la faim, lorsque à côté d'eux, se dépen-
sent dans des fêtes folles, dans des orgies sans nom,
des sommes qui suffiraient à défrayer plusieurs fa-
milles pour le reste de leur existence ; qui pourra les
comparer à des hommes de rapine?
Des ambitieux les anarchistes? quand leur princi-
pale propagande est de faire comprendre aux indivi-
dus, qu'il faut qu'ils détruisent toutes les situations
qui permettent aux intrigants de dominer la masse ;
quand ils s'efforcent à chaque instant de faire com-
prendre que, quels que soient les hommes au pou-
voir, ce pouvoir sera forcément arbitraire, puisqu'il
ne servira qu'à assurer la volonté de quelques-uns,
que ces individus le détiennent de par le Droit Divin,
le Droit du Sabre ou du Droit du Nombre.
Et c'est bien là ce qui ameute, contre l'idée anar-
chiste les bourgeois et les autoritaires, voilà ce qui
les fait hurler à la mort, c'est qu'elle apprend aux
travailleurs à faire leurs aflfaires eux-mêmes, à ne se
reposer sur personne du travail à accomplir, à ne pas
déléguer leur souveraineté, s'ils veulent rester libres.
Tout ce qui vit d'exploitation politique a senti que,
l'idée se propageant, il ne resterait plus de place aux
appétits, et cette meute de faméliques en quête de
places et d'honneurs, et, surtout d'émoluments, gronde
en montrant les crocs; ils sentent leur rôle s'effacer
peu à peu; étant trop gangrené? pour se mettre fran-
chement avec les travailleur?, ils bavent sur tout ce
qui travaille à l'affranchissemeni de l'humanité.
400 LA SOCIÉTÉ FUTURE )
i
!
1
Allez! bavez tant qu'il vous plaira, ce ne sont ni i
vos injures, ni vos calomnies qui arrêteroat la mar- i
che de l'humanité. Oui, tout homme a des appétits. ]
Eh bien! après? — Il ne s'agit que de s'entendre sur i
la portée de ce mot. — Oui, nous voulons une société '
où chacun pourra satisfaire à ses besoins physiques et j
intellectuels, dans toute leur intégralité; oui, nous i
rêvons une société où toutes les jouissances du corps ■!
et de l'esprit ne seraient plus accaparées par une mi- ■
norité privilégiée, mais seront à la libre disposition !
de tous. Oui, nous sommes des hommes et nous avons ]
les appétits de l'homme! nous n'avons pas à nous ca- ]
cher de notre nature. ■>
Mais nous avons, aussi, une telle soif de justice et ]
de liberté que nous voudrions une société exempte de ■
juges, de gouvernants et de tous les parasites qui i
constituent le monstrueux organisme social dont est
affligée l'humanité depuis son histoire. I
Quant au reproche de ne pas avoir d'idéal, les dé- j
clarations que les anarchistes ont faites en toutes les ]
occasions qui leur ont été offertes dans leurs jour- j
naux, brochures, réunions, devant les tribunaux, par- :
tout où ils ont pu parler au public, suffisent à prouver y
la fausseté de ces allégations. |
Dans le cours de ce travail, nous avons essayé de \
dégager notre idéal, de démontrer preuves à l'appui, ■
que l'initiative et l'autonomie, dans une société nor- ;
malement constituée, doivent être les seuls moteurs :'
de l'activité humaine. Nous avons vu que toutes les ^
institutions actuelles ne sont faites que pour la dé- "^
fense des intérêts particuliers d'une classe, pour la l
protéger contre les réclamations de ceux qu'elle a \
LA SOCIÉTÉ FUTURE 4OI
spoliés : que loin de découler de « lois naturelles, »
elles ne reposent que sur l'arbitraire et sont absolu-
ment contraires aux lois de la nature.
Puis, nous avons vu que la science et la nature, loin
d'infirmer nos idées, comme on le prétend, s'accor-
dent pour proclamer l'autonomie complète de l'indi-
vidu au milieu de ses semblables et dans l'espace.
Aux travailleurs à méditer.
Clairvaux, 1894-95.
TABLE DES MATIERES
— LE LENDEMAIN DE LA REVOLUTION
Ce que durera la révolution. — Transformation progres-
sive de la société. — Inefficacité des révolutions politiques
au point de vue résultat, mais servant de point de départ à
des idées plus nettes. — Evolution et Révolution. — Les
entraves à l'évolution sont des causes de révolution. — Fa-
talité de la révolution. — La part minime d'influence qu'ont
les orateurs et les écrivains sur les mouvements de leur gé-
nération. — Longue durée de la période révolutionnaire et
ses alternatives de revers et de succès. — La force détruit
mais n'édifie pas. — Elle est nécessaire pour résister à l'es-
clavage. — Les ambitieux seuls, comptent employer la force
pour édifier un« société nouvelle. — L'initiative indivi-
duelle assurera le succès de la révolution. — Solidarité des
travailleurs des villes et des travailleurs des champs. —
Instabilité de la société actuelle
II. — LA RÉVOLUTION ET LE D.^RWINISME <^
Darwin, la théorie de la lutte pour l'existence et la science
officielle. — Les commentateurs. — Pénurie de vivres et
404 TABLE DES MATIÈRES
sélection. — Malthus et la pauvreté. — Haeckel et l'aristo-
cratie. — L'élite de l'humanité! — Parasitisme de la bour-
geoisie. — L'intelligence et la société. — Les arguments des
défenseurs bourgeois se retournant contre eux. — La bour-
geoisie essayant de justifier son exploitation avec la compli-
cité de la science. — La lutte, facteur du progrès. — Bûch-
ner, la lutte et les inégalités sociales. — La solidarité est
aussi vieille que la lutte. — La lutte et les proches espèces.
— Autre explication de la lutte. — La lutte et l'accroisse-
ment du nombre des individus. — L'appui mutuel. — La
lutte, source de l'autorité. — L'intelligence de l'homme doit
donner une autre orientation à son évolution. — La société
actuelle ne favorise pas la sélection des meilleurs. — Au-
tres preuves du parasitisme de la bourgeoisie. — Situation
du pauvre dans la société "bourgeoise. — Haeckel, Darwin et
la sélection militaire. — La force, source du droit. — Jus-
tification des réclamations des travailleurs par les propres
arguments de la science bourgeoise 17
III. — LA LUTTE CONTRE LA NATURE ET L'APPUI MUTUEL O
Les sociétés humaines ne doivent pas être un champ de
bataille. — Les forces perdues. — Le progrès ennemi des
travailleurs. — Pénurie de vivres. — Fausseté de cette af-
firmation. — Terrains incultes. — Les droits « protec-
teurs! » — L'homme peut diriger la culture et l'élevage
selon ses besoins. — L'aide mutuelle. — Gaspillages de la
société. — Détérioration de la planète et du climat. — Les
travaux d'amélioration de la planète. — Irrigation et capta-
tion des alluvions. — L'affirmation bourgeoise est la con-
damnation de son système. — Bûchner et la lutte contre la
nature 43
IV. — LA RÉVOLUTION ET l'iNTERNATIONALISME
Les autoritaires de la Révolution. — Solidarité des aris-
tocraties. — La révolution de 89 et l'initiative individuelle.
— Le peuple se battait croyant défendre son bien-être. —
La révolution de 89 fut acceptée par les républicains de tous
TABLE DES MATIERES ^05
pays. — L'Internationalisme doit être effectil". — Les peu-
ples ont des qualités et aptitudes équivalentes et non égales.
— Les exploiteurs n'ont pas de Patrie. — L'Internationa-
lisme est dans les faits. — Un pouvoir ne peut avoir de
créance, près des autres gouvernements, qu'en donnant des
gages de réaction. — A faits nouveaux, tactique nouvelle. —
Le besoin d'alVranchissement est universel. — La multipli-
cité des révoltes forcera les bourgeoisies à fractionner leurs
forces. — L'amour de la Patrie n'implique pas la haine de
l'humanité Sy
V. — LA RÉVOLUTION FILLK DE l'ÉVOLUTION Q
Inanité des réformes. — Le mouvement réformiste contri-
bue, pour une part, à consolider l'ordre de choses actuel,
mais, d'autre part, travaille à le ruiner. — L'opinion pu-
blique se fait de la moyenne des idées émises. — Tendance
de l'individu à briser les entraves pour vivre son idéal. —
Les idées transforment les mœurs, les mœurs transforment
l'idée. — Tentatives de réalisation de la société anarchiste.
— Les anarchistes veulent réaliser leur idéal dans l'ancien
monde. — Des effets perturbateurs que produiraient la réus-
site des idées nouvelles au milieu de l'ancienne société. —
Les associations coopératives ne sont que des écoles d'ex-
ploitation. — Les persécutions ne peuvent détruire l'idée.
— L'Evolution engendre la Révolution 71
VI. — l'outillage mécanique o
L'outillage mécanique et ses effets néfastes sur le sort du
travailleur. — La machine produit plus vite et en moins de
temps. — Elle* fait baisser l'instruction professionnelle. —
Les capitalistes en bénéficient par la facilité de recruter
leur personnel. — Dépendance du travailleur. — Remplace-
ment de l'homme par la femme et l'enfant. — Difficultés de
l'embauchage. — La question du partage, des richesses. —
Les anarchistes ne veulent pas le partage mais la mise en
commun. — La richesse produit la misère, l'encombrement
des magasins le chômage. — Les conquêtes coloniales. —
406 TABLE DES MATIERES
La débâcle, tout à l'encan. — Les petits industriels et petits»
propriétaires. — Divisions entre prolétaires, divisions entre
exploiteurs. — Les fautes de la bourgeoisie contribuent à
sa ruine. — La révolution est fatale. — L'outillage mécani-
que doit contribuer à l'affranchissement du travailleur. . . 87
VIL — FATALITÉ DE LA REVOLUTION
La peur du lendemain. — Le peuple n'ayant pas de con-
tact direct avec le pouvoir, sa crainte en est augmentée. —
Echecs des révolutions politiques. — Le peuple, dans sa
crainte du lendemain, prête l'oreille à ceux qui lui promet-
tent une transformation pacifique et sans à-coups. — La con-
currence politique des individus bourgeois, les fait travailler
à la ruine de leur classe. — L'apathie actuelle de la foule
ne prouve pas son immobilité future. — Les révolutions
sortent des faits et ne s'improvisent pas. — Nécessité de la
révolution pour arrêter l'omnipotence de l'Etat. — L'évolu-
tion bourgeoise nous mène à l'état social des abeilles et des
fourmis. — L'industrialisme et l'élimination de l'élément
homme des ateliers. — Les idées les plus belles ne sont réa-
lisables qu'autant que les individus qu'elles peuvent inté-
resser auront l'énergie d'en vouloir la réalisation io3
Vin. — DE LA PÉRIODE TRANSITOIRE
Des améliorations progressives! — Logique socialiste. —
La masse ne comprend pas nos idées. — La révolution pos-
sible pour le moins mais non pour le plus ! — Il faut un
pouvoir fort pour guider l'homme. — Les socialistes con-
servateurs déjà, avant d'être au pouvoir. — Ils ne sont que
des politiciens. — La bourgeoisie ne se laissera .pas dépos-
séder par des décrets. — Les propagateurs sèment l'idée,
les événements décident de ce qui est applicable. — Néces-
sité dorganiser la production pendant la lutte. — C'est l'ini-
tiative individuelle qui décidera du succès de la révolution.
— Les besoins guideront les individus dans leur façon de
se grouper. — Le milieu et l'individu se modifient mutuelle-
ment. — Les révolutions élargissent les facultés de concep-
TABLE DES MATIÈRES 4O7
tion de la foule. — Plus l'évolution se fait vite, plus elle ac-
célère la révolution. — Les partisans de l'autorité ne la veu-
lent que pour ceux qui ne sont pas de leur avis. — On ne
contente pas tout le monde. — Le respect des majorités!
— Les idées se font oppressives des idées nouvelles lors-
qu'on leur met un pouvoir entre les mains. — L'homme
convaincu propage son idée, sans s'occuper des possibilités.
— C'est à ceux qui doivent en bénéficier d'en chercher la
réalisation 114
IX. — DE l'influence MORALE DE LA REVOLUTION
L'ignorance est la cause des avortements des révolutions
passées. — Nous devons savoir ce que nous voulons pour
faire réussir celles qui se préparent. — Faudra-t-il un pou-
voir pour empêcher la bourgeoisie de faire un retour offen-
sif?,— Impuissance de la bourgeoisie à maintenir son ex-
ploitation si elle était livrée à ses seules forces. — Si la ré-
volution apporte les améliorations promises au'sort des tra-
vailleurs, elle n'aura pas de réaction à redouter. — Un pou-
voir constitué ne peut être qu'un danger pour la liberté. —
L'homme est-il si mauvais qu'on le prétend? — C'est la so-
ciété qui engendre l'antagonisme et la lutte. — Transfor-
mons le milieu et l'individu se transformera. — Les crimes
passionnels. — Ils ne sont que le produit d'une fausse édu-
cation, ou du sentiment de propriété. — L'adultère et les
crimes de l'amour. — La société n'est basée que sur le men-
songe et l'hypocrisie. — La science et la société. — Les atta-
ques au droit des gens ne peuvent être que des anomalies
dans une société sainement constituée. — Hypocrisie de l'ap-
pareil judiciaire. — La nature de l'homme est d'être sain
moralement et physiquement, c'est la société actuelle qui le
déforme. — Un changement de milieu ne transformera pas
l'homme instantanément, mais atténuera ses défauts. —
Les périodes d'effervescence exaltent les forces vitales. —
La société future mieux organisée achèvera de rendre
''homme tout à fait sociable, sain de corps et d'esprit.. . . i.<i
X. — DE l'individu dans LA SOCIÉTÉ Û
Erreurs des sociologues passés. — La société n'est pas un
408 TABLE T)K,S MATIÈRES
organisme au sens du mot. — La richesse des uns engendre la
misère des autres. — L'esprit d'association '•^e perd dans la
nuit des temps. — C'est l'association qui a sauvé l'homme.
— L'antiquité de l'oppression ne la légitime pas. — La spé-
cialisation chez les insectes. — L'association chez les rumi-
nants. — L'esclavage chez les fourmis. — Tout prouve l'es-
prit d'indépendance. — La société, entité des bourgeois. —
La société doit se modeler sur les besoins des individus. —
L'autoritarisme des socialistes soi-disant scientifiques. — La
main de l'homme l'a préservé de la spécialisation des in-
sectes. — La solidarité et l'autonomie proclamées par les
bourgeois. — Le groupement doit s'échafauder du simple
au composé. — C'est l'inconscience des cellules qui fait leur
dépendance. — La spécialisation ne se développe qu'à la
suite de cette indifférence pour tel ou tel état. — Cette spé-
cialisation implique solidarité mais non sujétion. — L'idéal
de l'économie politique. — L'individu a toujours le droit
de se séparer de la société qui voudrait l'opprimer 147
XI. — l'égalité sociale. — LES INÉGALITÉS NATURELLES
La société actuelle favorise la sélection des cafards et des
cruels. — Illogisme de ceux qui proclament l'inégalité. —
Les anarchistes veulent l'égalité de moyens. — Les préten-
tions de « l'élite intellectuelle ». — Définition de Tintelli-
gence par Spencer et Manouvrier. — L'homme intelligent
doit à la société. — Pas plus le droit de l'intelligence que
le droit de la force. — Les savants ont leurs défauts comme
]es autres. — L'étude des sciences est une affaire de grou-
pement autonome. — L'homme intelligent n'a pas plus de
besoins à satisfaire qu'un homme moins intelligent. —
L'homme intelligent n'est que le produit de ses ancêtres et
de son milieu. — Relativité des choses dites intelligentes.
— La société actuelle travaille à élargir le fossé qui sépare
les intelligents des ignorants. — La science officielle a tou-
jours été persécutrice des savants qui apposaient des idées
nouvelles. — Les découvertes en science, sont plutôt le
fait de savants non officiels. — Ce sont les pédants qui font
prendre la science en haine 168
TABLE DES MATIERES 4O9
XÎI. — ÉGOÎSME. — ALTRUISME C
L'homme n'est pas exclusivement égoïste ou altruiste. Il
est les deux. — Les bourgeois accusent l'homme d'égoïsme
et leur système social ne repose que sur l'abnégation des
travailleurs. — L'anarchie des dilettanti. — L'anarchie n'est
ni égoïste ni altruiste. — L'individualisme tient compte que
l'individu n'est pas une entité. — La société actuelle donne
cours à l'égoïsme le plus étroit, tout en prêchant la frater-
nité. — La conscience du Moi réveille l'esprit d'affranchisse-
ment. — La bourgeoisie a conscience de l'injustice de ses
privilèges. — C'est en respectant la liberté des autres que
l'individu fera respecter la sienne. — La fausse conception
qu'on se fait de l'homme • , iga
XIIL — AUTORITÉ ET ORGANISATION O
Autorité n'est pas organisation. — L'organisation découle
des rapports. — La société future, synthèse de toutes les
aspirations passées. — Poser des cadres à la société serait
œuvre réactionnaire. — C'est ce qui a fait l'impuissance des
écoles socialistes. — Les groupements libres. — (nelficacité
des décrets. — L'œuvre révolutionnaire. — La propriété
légitime. — L'impossibilité de thésauriser. — Impossibilité
de rétablir le salariat. — Rapidité des événements boule-
versant les calculs de la prévoyance humaine. — Oa ne dé-
truit pas sans savoir quoi reconstruire. — Les inventions
collectivistes 201
XIV. — LA VALEUR
Les travailleurs sont spoliés, mais ils le sont scientifi-
quement. — Comment on établit des « lois naturelles. » —
La valeur non expliquée. — Les débuts du commerce. —
Les monnaies primitives. — Leur insuffîsf nce. — L'appro-
priation des produits naturels. — Le bénéfice, mot honnête
pour désigner une chose malhonnête. — Le vol est l'origine
de la Propriété. — La théorie de la valeur reprise par le»
41 0 TABLE DES MATIERES
collectivistes. — Impossibilité d'établir la valeur du tra-
vail. — Les risques du Capital! — C'est le travail qui les
paie ! — Les gargotiers économistes ! — La société engen-
dre le mal. — Improductivité du Capital. ■^ Echanges de
services et non mercantilisme. — L'ancienneté d'un premier
vol ne justifie pas le vol actuel 212
XV. — LA MESURE DE LA VALEUR ET LES COMMISSIONS DE STATISTIQUE
L'étalon de la valeur. — Changements de noms. — Où
trouver le critérium de la valeur ? — L'heure de travail. —
Inégalité des travaux. — Qui doit établir la mesure de la
valeur ? — Les dangers de l'accumulation. — La richesse
engendrant, à nouveau, la misère. — Les palliatifs. — La
consommation obligatoire! — Rétablirâ-t-on, en collecti-
visme, l'assistance publique ? — Liberté ou autorité. — Le
rôle des commissions de statistique. — La concentration de
la richesse sociale et l'extension de l'autorité. — Le pire
des despotismes. — L'imprimerie dans une société collecti-
viste. — Le bonheur de chacun malgré lui. — Force ou
persuasion 226
XVI. — LA DICTATURE DE CLASSE
Comment on mène les foules. — Qu'est-ce que la dictature
de classe? — L'autorité anonyme. — Le premier travail des
nouveaux gouvernants. — Travail cérébral et travail ma-
nuel. — Ce qui nous tue. — Une arme à double tran-
chant. — La centralisation est, forcément, oppressive. —
Evolution ou Révolution. — La violence entraîne la vio-
lence. — Escamotage de 80. — Cristallisation des institu-
tions et des individus. — Brisons les barrières. — Dispari-
tion des classes 238
XVII. — LES SERVICES PUBLICS
Le travail châtiment. — Le travail attrayant. — Les em-
plois parasitaires. — L'outillage agricole. — Les produits
rares. — La clairvoyance autoritaire. — L'humanité per-
TABLE DES MATIERES ^fl
due faute de Champagne. — Dans la famille. — Les stimu-
lants de raciiviié humaine. — Coque cacherait l'étiquette:
Services publics. — La hiérarchie collectiviste. — Faites
vos affaires vous-même. — L'intérêt individuel doit découler
de l'intérêt commun. — Actuellement, il est, le plus sou-
vent, en antagonisme. — Les divisions territoriales. — Les
divergences de vue. — Comment elles peuvent se conci-
lier. — La genèse d'un projet. — Abondance de biens ne
nuit pas. — L'autorité et la régression. — L'esprit d'asso-
ciation dans la société actuelle. — La liberté d'évolution,
source de progrès. — L'influence des milieux. — Un bien
pour un mal. — Les affinités, seule sanction du groupement.
— L'individu reconnu trop ignorant pour savoir se guider,
mais reconnu capable de se choisir des chefs ! — Le suf-
frage universel favorise les médiocrités. — L'individu n'est
pas encyclopédique. — Le bien engendre le mieux .... 247
XVIIL — EES FAINÉANTS
Sans autorité l'homme travaillera-t-il? — Lasociété future
ne sera que le produit d'une évolution. — La fainéantise est
l'idéal delà société d'aujourd'hui. — Causes de dégoût pour
le travail actuel. — Le travail amélioré. — Aveux écono-
mistes sur la réduction des heures de travail. — En réalité
l'homme n'a jamais assez de temps à dépenser lorsqu'un tra-
vail lui plaît. — Equilibre du travail manuel et du travail
intellectuel. — Sur quelle donnée se fera la révolution ? —
L'individu se refusera-t-il à produire pour lui-même ? —
Le lièvre et le jardinier. — Il n'y a pas de véritable fainéant
— La mise à l'index. — Comment on décime une popula-
tion. — Les fainéants légaux a^l
XIX. — LE LIBRE CHOIX DES TRAVAUX
Comment se distribuera le travail ? — Comment se ftra la
répartition ': — Les répugnances et les affinités. — Le choix
fera le groupement. — La diversité des occupations. — Les
travaux répugnants. — Les travaux malsains et dangereux.
— Les améliorations existantes. — Comment se construi-
ront les édifices? — Le besoin moteur de l'entente. — La
412 TABLE DES MATIÈRES
libre entente. — La fréquentation des individus entre eux
leur apprendra à se connaître. — Les caractères biscornus
ne sont que l'exception. — Ni ange ni bête féroce. — La
société égoïste d'aujourd'hui. — Pourquoi nous répandons
nosidées. — Que sera la révolution future i" 281
XX. — COMMUNISME ET ANARCHIE
Une erreur d'appréciation. — Ce que valent les mots. —
Ce que signifient les mots communisme et anarchie. —
Le sentimentalisme rationnel. — L'homme ne peut vivre 1
seul. — Il doit être libre dans l'association. — Le produit |
du travail de l'individu lui appartient. — L'avantage de la
solidarité. — L'être émancipé 3or :
XXL — HARMONIE. — SOLIDARITÉ ^
La crainte du lendemain. — L'homme est socii.ble. — ,-■
C'est la société qui le fait l'adversaire de son semblable. — ^
Qui sème le vent récolte la tempête. — La gestation. — Les ,
relations entre groupes. — L'évolution forcée. — L'hypo- '
thèse précède toujours la découverte. — Les souscriptions ]
financières et leur adaptation dans la société future. — L'uti- ,i
lité générale. — L'anarchie n'est pas une république spar- j
tiate. — La diversité des aptitudes est le gage du bon fonc- ^
tionnement d'une société libre. — Les goûts esthétiques. — J
Les statisticiens dans la société future 309*
il
'}.
XXIL — LA FEMME. — LE MARIAGE & i
^
L'infériorité de la femme. — Erreur du mouvement fémi- )
niste. — La richesse est la grande émancipatrice. — L'infé- i
riorité de la femme devant l'Eglise et la Science. — Ce qui •;
constitue le cerveau. — Les erreurs « centriques. » — La ^
génération. — Supériorité et infériorité ? — L'antiquité de ]
l'esclavage féminin. — Par droit de conquête. — Les rap- (
ports sexuels. — Erreur en deçà, vérité au delà. — L'a- ]
dultère et l'héritage. — La consécration religieuse, puis celle ]
de l'autorité. — L'infanticide. ~ Désuétude des cérémoniaa ■]
TABLE DES MATIÈRES ^l3
religieuse et officielle. — L'indissolubilité du mariage. —
L'autorité paternelle. — Le choix libre. — La société ac-
tuelle génératrice du libertinage. — Impuissance de la coer-
cition. — Résistances féminines. — Les causes de dissen-
sions dans le mariage actuel. — La lutte pour la constance.
— Le mariage légal n'est que l'asservissement de la femme.
— La femme et le prolétaire 3-21
XXIIL — l'enfant dans la société nouvelle C
Faiblesse de l'enfant. — Vision nette. — Qui doit soigner
l'enfant? — L'amour des petits. — Force virtuelle. — Chan-
gement de situation. — Abolitionde la famille juridique. —
L'enfant-propriété. — Les pédagogues officiels. — La fa-
mille anarchiste. — Le rôle de la mère. — Les affirmations
soi-disant scientifiques. — Les améliorations delà société fu-
ture. — Nos préjugés. — Pas d'éducation centralisée. —
L'obscurantisme. — Diversité d'aptitudes. — L'éducation
libre. — Diffusion de l'enseignement. — Solidarité. — L'en-
combrement de la terre ! — Notre ignorance 840
XXIV. — l'art et les artistes
L'art et l'aristocratie. — L'art pour l'art. — L'art et la
masse. — L'art éducateur. — L'art sacerdoce. — L'artiste
et le public. — La compression de l'artiste dans la société
actuelle. — La liberté pour tous. — Elargissement de la per
sonnalité. — Impeccabilité de l'œuvre d'art. — Les tentati-
ves artistiques actuelles. — La misère tueuse de cerveaux.
— Les jouissances artistiques pour tous 337
XXV. — LA TRADITION ET LA COUTUME
La loi impuissante lorsqu'elle est en contradiction avec l'é-
volution morale. — Les voleurs et les sorciers au moyen-âge.
— Les lois désuètes. — La conquête 'oourgeoise. — La cou-
tume varie, la loi est immuable. — La vendetta. — Imbécil'
lité des lois familiales. — La crainte du gendarme n'est aue
relative. — Les Indiens au Canada. — LesTurcomans et la
414 TARLF. DES MATIERES
probité. — Impuissance de la loi. — Arbitraire de la loi. —
Evolution de la morale 369
XXVI. — L AUTONOMIE SELON LA SCIEiJCE
La société et l'individu. — Les lois naturelles. — Leur
sanction est en elles. — Ce que doivent être les lois sociales.
— Les affinités chimiques. — Le rôle des anarchistes. —
La création des monstres. — La science n'est pas infaillible.
— L'individu et les autoritaires. — L'autonomie humaine
progresse avec son évolution. — L'espace et le temps conquis
par les découvertes de l'homme. — L'esprit d'indiscipline.
— La compression du cerveau humain. — La lutte pour le
bien-être. — Solidarité 38 1
XX VIL — CONCLUSION ^ 3 93
LUlLIi COLIN — IMPRIMERIE DE L A 0 N Y
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894 La société future
G83 6. éd.
1395
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