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Full text of "La sorcière"

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Harvard College 
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FROM THE BEQUEST OF 

GEORGE HAYWARD, M.D. 

OF BOSTON. MASSACHUSETTS 
CLASS OF 1809 



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LA S0RCI£RE 




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^}. MICHELET 



LA 



SORCIERE 



NOUVELLE EDITION 



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PARIS 

LIBRAIRIE INTERNATIONALE 

15, BOULEVARD MONTMARTRE , 46 

Am coin de la rue Vivienne 
A. LACROIX , YERBOECKHOVEN ET C»% tolTEURS 

A BRUXELLES, A LEIPZIG ET A LiyOTJB,NB 

4867 

Tods droits de traduction et de reproduction reserves 




XHti*M.^O MAY161881 






AVIS 



DE LA SEGONDE EDITION 



Des livres que j'ai publics, celui-ci me parait le 
plus inattaquable. II ne doit rien k la chronique 
I6g6re ou passionn^e. II est sorti g^n^ralement des 
aetes judiciaires, 

Je dis ceci non seulement pour nos grands pro- 
ces (de Gauffridi, de la Cadiere, etc.), mais pour 
une foule de faits que nos savants predecesseurs 
oiitprisdanslesarcliivesallemandes,anglaises,etc., 
et que nous avons reproduits. 

Les manuels d'inquisiteurs ont aussi contribue. 
II faut bien les croire dans tant de choses ou ils 
is'accusent eux-memes. 

Quant aux commencements, aux temps quon 
peut appeler Tdge legendaire de la sorcellerie, les 
textes innombrables qu'ont rdunis Grimm, Soldan, 



INTRODUCTION 



^»^ (fivant 1500} : « II faut dire Vherisie 

' ^t noD des sorciers; ceux-ci sont peu 

"T; Et un autre sous Louis XIII : " Pour 

^5v-^ mille sorcieres. » *- 

^ej4 fait sorcieres. » — C'est le g^nie 

^ einiiie et son temp^rjinient. EUe nalt 

^■elour r^ulier de Vexaltation, elle est 

I'arfiour, eUe est Magicienne. Par sa 

'. malice {souvent fantasque et bienfai- 

\ est Soi-ciere et fait le sort, du moins 

^pe los maux. 

3 primitif a mfime d^but; nous le 
I Voyages. L'homme chasse et com- 
*im6 s'ingenie, imagine; elle enfante des 
«es dieux. Elle est voyante a certain jour; 
s infinic! du d^sir et du rfive. Pour mieux 
• temps, elle observe le del. Mais la 
_ IS moins son coeur. Les yeux baiss6s 
Kurs amoureuses, jeune et fleur elle- 



VI LA SORCI^RE. 

Wright, Maury, etc., mont fourni une base oxcel- 
lente. 

Pour ce qui suit, de 1400 a 1600 et au delA, 
mon livre a ses assises bien plus solides encore 
dans les nombreux proems jug^s et publics. 

J. MiCHELET. 

1" d^cembre 1862. 



\ 



INTRODUCTION 



Sprenger dit (avant 1500) : « II faut dire Vheresie 
des sorcieres, et non des sorciers ; ceux-ci sont peu 
de chose. » — Et un autre sous Louis XIII : « Pour 
\in sorcier, dix mille sorcieres. » 

« Nature les fait sorcieres. » — Cest le g^nie 
propre a la Femme et son temperament. Elle nait 
Fee. Parle retour r^gulier de I'exaltation, elle est 
Sibylle. Par Tamour, elle est Magicienne. Par sa 
finesse, sa malice (souvent fantasque et bienfai- 
sante), elle est Sorciere et fait le sort, du moins 
endort, trompe les maux. 

Tout peuple primitif a mfime d6but; nous le 
voyons par les Voyages. Khomme chasse et com- 
bat. La femme s'ingenie, imagine ; elle enfantedes 
songes et des dieux. Elle est voyante a certain jour; 
elle a Taile infinie du d^sir et du rfive. Pour mieux 
compter les temps, elle observe le ciel. Mais la 
terre n'a pas moins son coeur. Les yeux baiss^s 
sur les fleurs amoureuses, jeune et fleur elle- 



LA SORCIERE 




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J. MICHELET 



LA 



SORCIERE 



NOUVELLE EDITION 



/ 

PARIS 

LIBRAIRIE INTERNATIONALE 

15, BOUI^EVA-RJD MONTM-A.RTRE , 16 

Am. coin de la rue Vivienne 
A. LACROIX , VERBOECKHOVEN ET Ci% ifcDITEURS 

A BRTJXELLES, A LEIPZIG ET A LIYOUKNE 

1867 

Tons droits de traduction et de reproddction r^serv^g 



Xn LA SORGI6RE. 

qui ftirent arr^t^^ Tautre jour, tfattendirent pas, 
S'^trangldrent tout d'abord. » 



Sur la longu© voie de mon Histoire, dans les 
trente ans que j'y ai consacrds, cette horrible litt4- 
rature de sorceUerie m'a pass6, repass^ fr^quem- 
ment par les mains. J'ai 6puis6 dabord et les 
manuels de Tinquisition , les dneries des domini- 
cains {Fouets, Marteaux, Fourmiliires, Fustigations, 
Lantemes, etc., ce sont les titres de leurs livres). 
Puis, j'ai lu les parlementaires, les juges lais qui 
succMent a ces moines, les m^prisent et ne sont 
guere moins idiots. Jen dis un mot ailleurs. Ici, 
une seule observation, c'est que, de 1300 a 1600, 
et au deU, la justice est la mSme. Sauf un 
entr'acte dans le Parlement de Paris, c est toujours 
et partout mSme f^rocitd de sottise. Les talents 
n'y font rien. Le spirituel De Lancre, magistrat 
bordelais du r^gne d'Henri IV, fort avanc6 en poli- 
tique, dds qu'il s'agit de sorceUerie, retombe au 
niveau d'un Nider, dun Sprenger, des moines 
imbeciles du quinzi^me si^cle. 

On est saisi d'^tonnement en voyant ces temps 
si divers, ces hommes de culture differente, ne 
pouvoir avancer dun pas. Puis on comprend tres 
bien que les uns et les autres, furent arr4t6s, 
disons plus, aveugles, irrem^diablement enivr^s 
et ensauvag^s, par le poison de leur principe. Ce 
principe est le dogme de fondamentale injustice : 
« Tous perdus pour un seul, non seulement punis, 
mais dign^ de rdtre,^^^^ d'avance et pervertis. 



INTRODUCTION. XIH 

hkhIs a t)ku m^xa^ avaftt d^ uaitre. L'^of^nt qui 
tette est im damnd. » 

Qui dit cela? Tous, Bossuet inline. Un docteur 
important de Rome, Spina, maitre du Sacr6 Palais, 
formule nettement la chose : « Pourquoi Dieu per- 
met-il la mort des innocents? II le fait justement. 
Car s'ils ne meurent a cause des p^ch^s qu'ils ont 
faits, ils meurent toujours coupables pour le p^ch6 
originel. » {De Strigibus, c. 9.) 

Do cette 6normite, deux choses derivent, et en 
justice et efi logique. Le juge est toujours stir de 
son affaire; celui qu'on lui amene est coupable 
certainement , et, s'il se defend, encore plus. La 
justice n'a pas a suer fort, a se casser la tSte, pour 
distinguer le vrai du faux. En tout, on part d un 
parti pris. Le logicien, le scolastique n'a que faire 
danalyser lame, et de se rendre compte des 
nuances par ou elle passe, de sa complexity, de 
ses oppositions interieures et de ses combats. II 
na pas besoin, comme nous, de s expliquer com- 
ment cette &me, de degr^ en degr^, pent devenir 
vicieuse. Ces finesses, ces tdtonnements, sil pou- 
vaitles compreudre, oh! comme il en rirait, hoche- 
rait la tete ! et qu'avec grdce alors oscilleraient les 
superbes oreilles dont son crdne vide est orne ! 

Quand il s'agit surtout du Facte diabolique, du 
traite effroyable ou pour un petit gain d'unjour, 
Time se vend aux tortures ^ternelles, nous cher- 
cherions nous autres a retrouver la voie maudite, 
lepouvantable dchelle de malheurs et de crimes 
qui lauront fait descendre la. Notre homme a bien 
affaire de tout cela! Pour lui Y&me et le diable 



IIV LA SORClfiRE. 

dtaient n^s Tun pour Tautre, si bien qu'^ la pre- 
miere tentation, pour un caprice, une envie^ une 
idde qui passe, du premier coup V&me se jette & 
cette horrible extr^mit^. 



Je ne vois pas non plus que nos modernes se 
soient enquis beaucoup de la chronologie morale 
de la sorcellerie. lis sattachent trop aux rapports 
du moyen Sge avec lantiquit^. Rapports reels, 
mais faibles, de petite importance. Ni la vieille 
Magicienne, ni la Voyante celtique et germanique 
ne sont encore la vraie Sorciere. Les innocentes 
Sabasies (de Bacchus Sabasius), petit sabbat rural, 
qui dura dans le moyen age, ne sont nullement 
la Messe noire du quatorzieme siecle, le grand ddfi 
solennel a Jesus. Ces conceptions terribles n'arri- 
verent pas par la longue filiere de la tradition. 
EUes jaillirent de Thorreur du temps. 

D ou date la Sorciere? Je dis sans hesiter : « Des 
temps du d^sespoir. » 

Dud^sespoir profond que fit le mondedeTEglise. 
Je dis sans hesiter : « La Sorciere est son crime. » 

Je ne m*arr6te nullement a ses doucereuses 
explications qui font semblant d'att^nuer : « Fai- 
ble, legere, dtait la creature, moUe aux tentations. 
Elle a 6t6 induite k mal par la concupiscence. » 
Helas! dans la misere, la famine de ces temps, ce 
n'est pas la ce qui pouvait troubler jusqu ^ la fu- 
reur diabolique. Si la femme amoureuse, jalouse 
et d^laiss^e , si Tenfant chass^e par la belle-mere, 
si la mdre battue de son fils (vieux sujets de 



V 



INTRODUCTION. Xy 

I^gendes), si elles ont pu 6tre tent^es, mvoquer le 
mauvais Esprit, tout cela n est pas la Sorciere. De 
ce que ces pauvres creatures appellent Satan, il 
ne suit pas qu il les accepte. Elles sont loin encore, 
et bien loin d'etre mtlres pour lui. Elles nont pas 
la haine de Dieu. 



Pour comprendre un peu mieux cela, lisez les re- 
gistres exdcrables qui nous restent de Tlnquisition, 
non pas dans les extraits de Llorente, de Lamothe- 
Langon, etc., mais dans ce qu'on a des registres 
originaux de Toulouse. Lisez-les dans leur plati- 
tude, leur morne s^cheresse, si effroyablement 
sauvage. Au bout de quelques pages, on se sent 
morfondu. Un froid cruel vous prend. La mort, 
la mort, la mort, c'est ce qu'on sent dans chaque 
ligne. Vous Stes dej4 dans la biere, ou dans une 
petite loge de pierre aux murs moisis. Les plus 
heureux sont ceux qu'on tue. L'horreur, c'est Yin 
pace. C'est ce mot qui revient sans cesse, comme 
une cloche d'abomination qu'on sonne et qu'on 
resonne, mot toujours le m6me : Emmures. 

Epouvantable mecanique d'ecrasement, d'apla- 
tissement, cruel pressoir £t briser I'dme. De tour 
de vis en tour de vis, ne respirant plus et cra- 
quant, elle jaillit de la machine, et tomba au 
monde inconnu. 

A son apparition, la Sorciere n*a ni pere, ni 
mere, ni fils, ni 6poux, ni famille. C'est un mons- 
tre, un aerolithe, venu on ne sait d'oii. Qui ose- 
rait, grand Dieu! en^approcher? 



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XYI LA SORCIJ^RE. 

Oil est-elle? Aux lieux impossibles, dans laforfit 
des ronces, sur la lande, ou Tdpine, le chardon 
emm^l^s, ne permettent pas le passage. La nuit, 
sous quelque vieux dolmen. Si on ly trouve, elle 
est isol^e par Thorreur commune; elle a autour 
comme un cercle de feu. 

Qui le croira pourtant? c'est une femme encore. 
M6me cette vie terrible presse et tend son ressort 
de femme, T^lectricite feminine. La voil4 dou^e de 
deux dons : - 

LHlluminisme de la folie lucide^ qui, selon ses 
degr^s, est po6sie , seconde vue, penetration per- 
cante, la parole naive et rus^e, la faculte surtout 
de se croire en tons ses mensonges. Don ignore 
du sorcier m&le. Avec lui, rien n'etit commence. 

De ce don un autre derive, la sublime puissance 
de la conception solitaire, la parthenogenese que 
nos physiologistes reconnaissent maintenant dans 
les femelles de nombreuses esp6ces pour la fecon- 
dite du corps, et qui n est pas moins stlre pour les 
conceptions de Tesprit. 



Seule, elle concut et enfanta. Qui? Un autre elle- 
mSme qui lui ressemble a sy tromper. 

Fils de haine, concu de lamour. Car sans 
I'amour, on ne cree rien. Celle-ci, tout effrayee 
qu elle est de cet enfant, s'y retrouve si bien, se 
complait tellement en cette idole, qu elle la place k 
Tinstant sur Tautel, Thonore, s'y immole, et se 
donne comme victime et vivante hostie. Elle-meme 



INTRODUCTION* XYll 

bien souvent le dira k son juge : « Je ne crains 
qu'une chose : souffrir trop peu pour lui. » (Lancre.) 
Savez-vous bien le debut de Tenfant? C'est un 
terrible 6clat de rire. N'a-t-il pas sujet d'etre gai, 
sur sa libre prairie, loin des cachets d'Espagne et 
des emmures de Toulouse. Son in pace n'est pas 
moins que le monde. II va, vient, se promene. A 
lui la forSt sans limite! a lui la lande des loin- 
tains horizons ! k lui toute la terre, dans la ron- 
deur de sa riche ceinture ! La sorci^re lui dit ten- 
drement : « Mon Robin » du nom de ce vaillant 
proscrit, le joyeux Robin Hood, qui vit sous la 
verte feuill^e. Elle aime aussi a le nommer du 
petit nom de Verdelet, Joli-bois, Vert-bois. Ce sont 
les lieux favoris de Tespiegle. A peine eut-il vu 
un buisson, qu*il fit Vecole buissonniire. 



Ce qui dtonne, c'est que du premier coup la Sor- 
ci6re vraiment fit un 6tre. II a tous les semblants 
de la rdalitd. On Ta vu, entendu. Chacun pent le 
d6crire. 

Les saints, ces bien-aim^s, les fils de la maison, 
se remuent peu, contemplent, r^vent ; ils attendent 
en attendant, stirs qu'ils auront leur part d'Elus. 
Le peu qu'ils ont d'actif se concentre dans le cercle 
resserr^ de YImitation (ce mot est tout le moyen 
flge). — Lui, le batard nlaudit, dont la part n'est 
rien que le fouet, il n'a garde d'attendre. II va 
cherchant et jamais ne repose. II s'agite, de la 
terre au ciel. II est fort curieux, fouille, entre, 
9onde, et met le nez partout. Du Consummatum 



y 



Xyill ^ SORGl£»E. 

est il so rit, il s.6 moqu,e. II dit i^^jai^s : « Flxffi 
loin! 79 — et « Eln avant! » 

Pu reste, il n'est pas difficile. U prep4 to^9 les 
rebuts;^ ce que le ciel jette, il ramasse. Par exe^I- 
ple, TEglise a jei6 la Nature, coDQnae impure et 
su3pecte. Satan s'en saisit, e'en Mc(^Te. Bien 
plus, il Texploite et s'en sert, en fait jaillir des 
arts, acceptant le graiid nom dont on yeut le fl4- 
trir, celui de Prince du mmde. 

On avait dit imprudemment : « Malheur a ceux 
qui rient ! » C'^tait donner d'avance a Satan une 
trop belle part, le monopole du rire et le procla- 
mer amusant. Disons plus : necessaire. Car le rire 
est uije foDction essentielle de notre nature. Com- 
ment porter la vie, si nous ne pouvons rire, tout 
au mpins parmi nos douleurs? 

L'Eglise, qui ne voit dans la vie qu'une ^preuve, 
se garde de la prolonger. Sa m^decine est la resi- 
gnation, Tattente et Tespoir de la mort. — Vaste 
champ pour Satan. Le voil4 medecin, gu^risseur 
des vivants. — Bien plus, consolateur ; il a la com- 
plaisance de nous montrer nos morts, d'dvoquer 
les ombres aimdes. 

Autre petite chose rejetde de I'Eglise, la Lo- 
gique, la Hbre Raison. Cest la la grande friandise 
dont Vautre avidement se saisit. 

L'Egnse avait bdti 4 chaux et k ciment un petit 
in pace^ 6troit, k votlte basse, dclaird d'un jour 
borgpe, dunecertainefente. Cela s'appelait r£c(>/e. 
0^ 7 l&chait quelques tondus, et on leur disait : 
« Soyez libres. » Tons y d^enaient culs-de-jatte, 
Trois cents; quatre cents ans confirment la para- 



INTII«9t)€TI0N. XIX 

lysie. Ef le point d'Abailard est justemeut celui 
d*Occam ! * 

II est plaisant qu on aille chercher 1^ rorigine 
de la Renaissance. Elle eut lieu, mais comment? 
par la satanique entreprise des gens qui ont perc^ 
la votite, par Teffort des danm^s qui voulaient voir 
le ciel. Et elle eut lieu bien plus encore, loin de 
I'Ecole et des lettr^s, dans V£cole buissonn'Jre, 
ou Satan fit la classe a la sorci^re et au berger. 

Enseignement hasardeux, s'il en fut , mais dont 
les hasards m6me exaltaient I'amour curieux , le 
d^sir eSr6iL6 de voir et de savoir. — La commen- 
cSrent les mauvaises sciences, la pharmacie ddfen- 
due des poisons, et I'ex^rable anatomie. — Le ber- 
ger, espion des ^toiles, avec I'observation du ciel, 
apportait Ik ses coupables recettes , ses essais sur 
les animaux. — La sorci^re apportait du cimetiere 
voisin un corps void ; et pour la premiere fois (au 
risque du bflcher) on pouvait contempler ce miracle 
de Dieu « qu on cache sottement, au lieu de le com- 
prendre » (comme a dit si bien M. Serres). 

Le seul docteur admis la par Satan, Paracelse y 
a vu un tiers, qui parfois se glissait dans Tassem- 
bl6e sinistre, y apportait la chirurgie. — C'dtait le 
chirurgien de ces temps de bont6, le bourreau, 
rhomme k la main bardie, qui jouait a propos du 
fer, cassait les os et savait les remettre , qui tuait 
et parfois sauvait, pendait jusquaun certain point. 

L'univer^itd criminelle de la sorcidre, du berger, 
du bourreau, dans ses essais qui furent des sacri- 
leges, enhardit I'autre, forga sa concurrente d'6tur 
dier. Car chacun voiflait vivre. Tout eAt 6t6 d, la 



XI U SORClfiRE. 

sorcidre ; on aurait pour jamais tourn^ le dos au 
m^decin. — II fallut bien que TEglise subit, permit 
ces crimes. Elle avoua quil est de bons poisons 
(Grillandus). Elle laissa, contrainte et forcde, dis- 
s^quer publiquement. En 1306, 1'ltalien Mondino 
ouvre et disseque une femme ; une en 1315. — R6- 
v^lation sacr^e, D^couverte d'un monde (c'est bien 
plus que Christophe Colomb). Les sots fr^mirent, 
hurldrent. Et les sages tombdrent d genoux. 



Avec de telles victoires, Satan ^tait bien sAr de 
vivre. Jamais TEglise seule n'aurait pu le d6truire. 
Les btlchers n'y firent rien, mais bien certaine po- 
litique. 

On divisa habilement le royaume de Satan. Cen- 
tre sa fiUe , son Spouse , la Sorciere , on arma son 
fils, le Medecin. 

Ufiglise, qui, profond^ment, de tout son coeur, 
haissait celui-ci , ne lui fonda pas moins son mo- 
nopole, pour lextinction de la Sorciere. Elle d^ 
clare, au quatorzieme siecle , que si la femme ose 
guerir sans avoir etudie^ elle est sorciere et meurt. 

Mais comment etudierait-elle publiquement? 
Imaginez la scene risible, horrible, qui etlt eu lieu, 
si la pauvre sauvage etlt risqud dentrer aux 
Ecoles ! Quelle ftte et quelle gaietd ! Aux feux de 
la Saint-Jean, on brtilait des chats enchaln^s. Mais 
la sorciere liee a cet enfer miaulant, la sorciere 
hurlante et r6tie, quelle joie pour Taimable jeu- 
nesse des moinillons et des cappets ! 

On verra tout au long la decadence de Satan. 



INTRODUCnOM. XXI 

Lamentablo r^cit. On le verra pacific, devenu un 
bon vieux. On le vole, on le pille, au point que des 
deux masques qu il avait au Sabbat, le plus sale 
est pris par Tartuffe. 

Son esprit est partout. Mais lui-mfime, de sa 
personne, en perdant la Sorciere, il perdait tout. 
— Les sorciers furent des ennuyeux. 

Maintenant qu on I'a prdcipitd tellement vers son 
decUn, sait-on bien ce qu on a fait la ! — N'6tait-il 
pas un acteur ndcessaire, une pi^ce indispensable 
de la grande machine religieuse, un peu ddtraqude 
aujourd'hui? — Tout organisme qui fonctionne 
bien est double, a deux c6t^s. La vie ne va gu6re 
autrement. C'est un certain balancement de deux 
forces, oppos^es, sym^triques, mais in^gales ; Tin- 
fdrieure fait contre-poids , r^pond k Tautre. La 
8up6rieure s'impatiente , et vejit la supprimer. — 
A tort. 

Lorsque Colbert (1672) destitua Satan avec peu 
de fagon en defendant ~aux juges de recevoir les 
proems de sorcellerie, le tenace parlement Nor- 
mand, dans sa bonne logique normande, montra la 
port^e dangereuse d'une telle decision. Le diable 
n'est pas moins qu'un dogme , qui tient k tons les 
autres. Toucher a T^ternel vaincu, n'est-ce pas 
toucher au vainqueur? Douter des actes du pre- 
mier, cela mene k douter des actes du second, des 
miracles qu'il fit pr^cis^ment pour combattre le 
Diable. Les colonnes du ciel ont leur pied dans 
Vabime. L'6tourdi qui remue cette base infernale, 
peut l^zarder le paradis. 



Colbert n'^couta f^s. II avait tant d^'a^trea af- 
faires; — Mais le diable peut-6tre entendit. Et cela 
le coMole fort. Dans les petits metiers ou ilgagne 
sa vie (spiritisme ou tables tournantes), il se rdsi- 
gne, et croit que du moin&il ne meurt pas seul. 



LIVRE PREMIER 



\ 



LA MORT DES DIEUX 



Certains aiiteurs nous assurent que, peu de 
temps avant la victoire du christianisme, une voix 
mysterieuse courait sur les rives de la mer Eg^e, 
disant : « Le grand Pan est mort. » 

L antique dieu universel de la Nature ^tait fini. 
Grande joie. On se figurait que, la Nature ^tant 
morte, morte dtait la tentation. Troublrie si long- 
temps de Torage, 1 ame humaine va done reposer. 

Sagissait-il simplem'ent de la fin de laneien 
culte, de sa defaite, de Teclipse des vieilles formes 
religieuses? Point du tout. En consultant les pre- 
miers monuments Chretiens, on trouve a chaque 
ligne lespoir que la Nature va disparaitre, la vie 
seteindre, quenfin on touche k la fin du monde. 
C*en est fait des dieux de la vie, qui en ont si long- 
temps prolong^ rillusion. Tout tombe , s'^croule , 



t6 LA SORGlfiRE. 

s'abime. Le Tout devient le ndant : « Le grand Pan 
est mort ! » 

Ce n'^tait pas une nouvelle que les dieux dussent 
mourir. Nojnbre de cultesanciens sont fond6s pr6- 
cis^ment sur Vid6e de la mort des dieux. Osiris 
meurt, Adonis meurt, il est vrai, pour ressusciter, 
Eschyle , sur le thddtre mSme , dans ces drames 
qu'on ne jouait que pour les f^tes des dieux, leur 
d^nonce express6ment, par la voix de Promdth^e, 
qu'un jour ils doivent mourir. Mais comment? vain- 
cus, et soumis aux Titans, aux puissances antiques 
de la Nature. 

Ici, c'est bien autre chose. Les premiers chrd- 
tiens, dans Tensemble et dans le detail, dans le 
pass6, dans Tavenir, maudissent la Nature elle- 
meme. lis la condamnent tout entiere, jusquivoir 
le mal incarne, le d^mon dans une fleur *. Vien- 
nent done , plus t6t que plus tard, les anges qui 
jadis abimerent les villes de la mer Morte. Qu'ils 
emportent, plient comme un voile la vaine figure 
du monde, qu'ils d^livrent eafin les saints de cette 
longue tentation. 

UEvangile dit : « Le jourapprocbe. » Les Perea 
disent : « Tout k Theure. » L'ecroulement de TEm- 
pire et Tinvasion des Barbares donnent espoir k 
saint Augustin qu'il ne subsistera de cit6 bient6t 
que la cit6 de Dieu. 

Qu'il est pourtant dur k mourir, ce monde, et 



1 Conf. de S. Gyprten, ap. Maratori^ Script, U., I, 993, 5'!!. 
A. Maury, Magie, 435. 



LA nmr dbs dieux. s7 

obstin^^ vivre! U dem^nde^ cozume J^z^chias, uq 
r^pit, un tour de cadrw. Eh bien, soit, jusqu^ 
Tan MiUe. Mais aprds» pas un jour de plus. 



Est-il bien sAr, comme on Ta tant r6p^t^, que 
les aneiens dieux fussent finis, eux-mdmes en- 
nuy^s, las de vivre ! qu'iU aient , de d^courage- 
ment, donnS presque leur demission? que le chris- 
tianisme n'ait; eu qu*a souffler sur ces vaines 
ombres? 

On montre ces dieux dans Rome, on les montre 
dans le Capitole, ou ils n'ont 6t6 admis que par une 
mort {»*4alable, je veux dire e;i abdiquant ce qu'ils 
avaient de sdve locale, en r^niant leur patrie, 
en cessant d'dtre les g^nies repr^sentants des na- 
tions. Pour les recevoir, il est vrai, Rome avait 
pratique sur eux une s^v^re operation , les avait 
dnervi^s, p41is. Ces grands dieux centralists ^talent 
devenus, dans leur vie officielle, de tristes fonc- 
tionnaires de Tempire remain. Mais cette aristo- 
cratie de TOlympe, en sa decadence, n'avait nulle- 
ment entrain^ la foule des dieux indigenes, la 
populace des dieux encore en possession de Tim- 
mensit^ des campagnes , des bois , des monts , des 
fontaines, confondus intimement avec la vie de la 
contr^e. Ces dieux logds au coeur des chSnes, dans 
les eaux fujantes et profondes , ne pouvaient en 
dtre expuls^s. 

Et qui dit cela ? c'est TEglise. EUe se contredit 
rudement. Quand elle a proclam^ leur mort, elle 
s'indign^ de Jeur vie, Pe si^cle en si^cle. par la 



S8 LA SORCIlgRB. 

voix menacante de ses conciles *, elle leur intime 
de mourir... Eh quoi! ils sont done vivants? 

« Ils sont des demons... » — Done, ils vivent. 
Ne pouvant en venir a bout, on laisse le peuple 
innocent les habiller, les d^guiser. Par la l^gende, 
il les baptise, les impose a TEglise m^me. Mais, 
du moins, sont-ils convertis? Pas encore. On les 
surprend qui sourndisement subsistent en leur pro- 
pre nature paienne. 

Oil sont-ils? Dans le desert, sur la lande, dans la 
forfit? Oui, mais surtout dans la maison. Ils s€^ 
maintiennent au plus intime des habitudes domes- 
tiques. La femme les garde et les cache au manage 
et au lit mfime. lis ont \k le meilleur du monde 
(mieux que le temple), le foyer. 



II n y eut jamais revolution si violente que celle 
de Thdodose. NuUe trace dans Tantiquit^ d'une 
telle proscription d'aucun culte. Le Perse, adora- 
teur du feu, dans sa puret^ h^roique, put outrager 
les dieux visibles, mais il les laissa subsister. II 
fut tr^s favorable aux juifs, les prot^gea, les 
employa. La Gr^ce, fille de la lumiere, se moqua 
des dieux teri^breux, des Cabires ventrus, et elle 
les toldra pourtant, les' adopta comme ouvriers, si 
bien quelle en fit son Vulcain. Rome, dans sa 
majesty, accueillit, non seuleilient I'Etrurie, mais 
les dieux rustiques du vieux laboureur italien. 

1 V. Mansl, Baluze; Clone. d^Arles, 44i^; de tours, Hi; de tep* 
tines, 743 ; les Capitulaires^ etc. Gerson mSme, vers 1400. 



U MORT DBS DIEUX. 29 

EUe ne poursuivit les druides que comme une 
dangereuse resistance nationale. 

Le christianisme vainqueur voulut, crut tuer 
rennemi. II rasa TEcole, par la proscription de la 
logique, et par Textermination des philosophes, 
qui furent massacres sous Valens. II rasa ou vida 
le Temple, brisa les symboles. La l^gende nou- 
velle aurait pu 6tre favorable k la famille, si le 
pere n*y etlt 6t6 annuls dans saint Joseph , si la 
nadre avait 6t6 relev^e comme ^ducatrice , comme 
ayant moralement enfant^ J^sus. Voie fdconde 
qui fut tout d abord d^laiss^e par Tambition d'une 
haute purete sterile. 

Done le christianisme entra au chemin solitaire 
oil le monde allait de lui-mdme, le c^libat, com- 
battu en vain par les lois des. Empereurs. II se 
prdcipita sur cette pente par le monachisme. 

Mais rhomme au desert fut-il seul? Le d^mon 
lui tint compagnie, avec toutes les tentations. II 
eut beau faire, il lui fallut recr^er des socidt^s, 
des cit^s de solitaires. On sait ces noires villes de 
moines qui se formdrent en Thdbaide. On sait quel 
esprit turbulent, sauvage, les anima, leurs des- 
centes meurtri^res dans Alexandrie. lis se disaient 
troubles, pouss^s du ddmon, et ne mentaient pas. 

Un vide 6norme s'dtait fait dans le monde. Qui 
le remplissait? Les chrdtiens le disent, le d^mon, 
partout le demon : Ubique dcemon *. 

* V. les Vies des P^res da ddsert, et les auteurs citds par 
A. Maury, Magie, 317. Au quatri^me si^cle, les Messaliens, se 
croyant pleins de demons, se mouchaient et crachaient sans cesse, 
faisaient dMncroyables efforts pour les expectorer. 



so LA SORGiiRB. 

La Gr^ce, comme tous les peuples, avait eu 
ses energumSnes, troubles, poss^d^s des esprits. 
C est un rapport tout ext^rieur, une ressemblance 
apparente qui ne ressemble nuUement. Ici, ce ne 
sont pas des esprits quelconques. Ce sontles noirs 
fils de rablme, ideal de perversity. On volt partout 
des lors errer ces pauvres melancoliques qui se 
haissent, out horreur deux-mdmes. Jugez, eu 
effet, ce que c'est, de se sentir double, davoir foi 
en cet autre, cet h6te cruel qui va, vient, se pro- 
mene en vous, vous fait errer ou il veut, aux 
deserts, aux precipices. Maigreur, faiblesse crois- 
santes. Et plus ce corps miserable est faible, plus 
le d^mon Tagite. La femme surtout est habitue, 
gonflde, souffl^e de ces tyrans. lis Templissent 
d!aura infernale, y . font Forage et la tempete, s'en 
jouent, au gr6 de leur caprice, la font p6cher, la 
desesperent. 

Ce n est pas nous s6ulement, h^las ! c'est touts 
la nature qui devient demoniaque. Si le diable est 
dans une fleur, combien plus dans la for^t sombre ! 
La lumiere qu'on croyait si pure est pleine des 
enfants de la nuit. Le ciel plein denfer ! quel blas- 
pheme! L'etoile divine du matin, dont la scintilla- 
tion sublime a plus dune fois 6claire Socrate, 
Archimede ou Platon, quest-elle devenue? Un 
diable, le grand diable Lucifer. Le soir, c'est le 
diable Venus, qui m'induit en tentation dans ses 
molles et douces clartes. 

Je ne m'^tonne pas si cette soci^t^ devient ter- 
rible et furieuse. Indign^e de se sentir si faible 
contre les demons, elle les poursuit partout, dans 



LX MOUT DES iilEUX. SI 

les temples, les autels de Tancien culte d'abord, 
puis dans les martyrs paiens. Plus de festins ; ils 
peuvent 6tre des reunions idolatriques. Suspecte 
est la famille mfime; car Thabitude pourrait la 
reunir autour des lares antiques. Et pourquoi une 
famille? L'Empire est un empire de moines. 

Mais rindividu lui-m6me, Thomme isole et muet, 
regarde le ciel encore, et dans les astres retrouve 
et honore ses anciens dieux. « C est ce qui fait les 
famines , dit Tempereur Theodose , et tous les 
fl^ux de I'Empire. » Parole terrible qui lache sur 
le paien inoffensif Taveugle rage populaire. La 
lot ddchaine a laveugle toutes les fureurs contre 
la loi. 

Dieux anciens, entrez au s^pulcre. Dieux de 
Tamour, de la vie, de la lumiere, eteignez-vous ! 
Prenez le capuche du moine. Vierges, soyez reli- 
gieuses. Epouses, delaissez vos dpoux; ou, si vous 
gardez la maison, restez pour eux de froides soeurs. 

Mais tout cela, est-ce possible? qui aura le souffle 
assez fort pour 6teindre d'un seul coup la lampe 
ardente de Dieu? Cette tentative t^mdraire de pi^t6 
impie pourra faire des miracles ^tranges, mons- 
trueux... Coupables, tremblez! 

Plusieurs fois, dans le moyen Age, reviendra la 
sombre histoire de la Fiancee de Corinthe. Racon- 
t^e de si bonne heure par Phlegon, Taffranchi 
d'Adrien, on la retrouve au douzieme siecle, on la 
retrouve au seizieme, comme le reproche profond, 
rindomptable reclamation de la Nature. 



32 LA SORGl^RE. 

« Un jeune homme d'Ath^nes va k Corinthe, 
chez celui qui lui promit sa fiUe. II est rest6 
paien, et ne salt pas que la famille ou il croyait 
entrer vient de se faire clirdtienne. II arrive fort 
t?ird. Tout est couch^, hors la mere, qui lui sert le 
repas de Thospitalite, et le laisse dormir. II tombe 
de fatigue. A peine il sommeillait , une figure 
entre dans la chambre : c'est une fiUe, vetue, 
voil^e de blanc ; elle a au front un bandeau noir et 
or. Elle le voit. Surprise, levant sa blanche main : 
« Suis-je done ddja si etrangere dans la maison?... 
« H6las! pauvre recluse... Mais, j'ai honte, et je 
« sors. Repose. — Demeure, belle jeune fille, voici 
« C^r^s, Bacchus, et, avec toi, TAmour! Naie pas 
« peur, ne sois pas si pdle! — Ah! loin de moi, 
« jeune homme! Je n'appartiens plus a la joie. Par 
ti un voeu de ma mere malade, la jeunesse et la vie 
« sent lides pour toujours. Les dieux ont fui. Et 
«< les seuls sacrifices sent des victimes humaines. 
« — Eh quoi! ce serait toi? toi, ma chere fiancee, 
« qui me fus donnde d6s Tenfance? Le serment de 
« nos peres nous lia pour toujours sous la bdn^dic- 
« tion du ciel. O vierge! sois a moi! — Non, ami, 
« non, pas moi. Tu auras ma jeune soeur. Si je 
« g^mis dans ma froide prison, toi, dans ses bras, 
« pense a moi, k moi qui me consume et ne pense 
« qu'a toi, et que la terre va recouvrir. — Non, 
^ j'en atteste cette flamme; cest le flambeau d'hy- 
« men. Tu viendras avec moi chez mon pere. Reste, 
« ma bien-aimde. f> — Pour don de noces, il ofFre 
une coupe d'or. Elle lui donne sa chaine, mais 
prdfdre a la coupe une boucle de ses cheveux. 



LA MORT DBS DIEUX. S5 

« C'est rheure des esprits ; elle boit, de sa l^vre 
pAle, le sombre vin couleur de sang. II boit avi- 
dement apr^s elle. II invoque T Amour. Elle, son 
pauvre coeur s'en mourait, et elle r^sistait pour- 
tant. Mais il se d^sesp^re, et tombe en pleurant 
sur le lit. — Alors, se jetant pres de lui : « Ah! 
« que ta douleur me fait mal ! Mais, si tu me tou- 
tf chais , quel effroi ! Blanche comme la neige, 
« froide comme la glace, h^las ! telle est ta fiancee, 
tf — Je te rechaufferai; viens a moi! quand tu sor- 
« tirais du tombeau... f» Soupirs, baisers, s'^chan- 
gent. a Ne sens-tu pas comme je brtile? » — 
L'Amour les 6treint et les lie. Les larmes se 
mfilent au plaisir. Elle boit, alt^r^e, le feu de sa 
bouche; le sang fige s'embrase de la rage amou- 
reuse, mais le coeur ne bat pas au sein. 

« Cependant la mere ^tait la, 6coutait. Doux 
serments, cris de plainte et de volupt^. — « Chut! 
« c'est le chant du coq ! A domain, dans la nuit! » 
Puis, adieu, baisers sur baisers! 

« La mere entre indignde. Que voit-elle? Safille. 
II la cachait, lenveloppait. Mais elle se d^gage, 
et grandit du lit a la votlte : « mere! m^re ! vous 
« m'enviez done ma belle nuit, vous me chassez 
« de ce lieu tiede. N'6tait-ce pas assez de m'avoir 
« roul^e. dans le linceul, et sit6t port^e au tom- 
« beau? Mais une force a levd la pierre. Vos 
« prfitres eurent beau bourdonner sur la fosse. 
« Que font le sel et Teau, ou brflle la jeunesse ? 
« La terre ne glace pas Tamour ! . . . Vous promltes ; 
« je viens redemander mon bien... 

« Las ! ami, 11 faut que tu meures. Tu langui- 

2. 



34 U SORCi£:A£. 

« rais, tu s^cherais ici. J'ai tes cheveux; Us seront 
« Wanes demain *... M6re, une derniere priere! 
« Ouvrez mon noir cachot, 6levez un biiclier, et 
« que ramante ait le repos des flammes. Jaillisse 
« r^tinoelle et rougisse la cendre ! Nous irons a 
« nos anciens dieux. y> 



^ ki , j'ai supprim6 on mot choquant. GfBthe , si noble daus la 
forme, ne Test pas autant d'esprit. 11 gate la merveilleuse histoire, 
souille le grec d'une horrible id6e slave. Ao momeitt oti on pleure, 
il fait de la fllle un vampire. Elle vient parce qu*elle a solf de sang, 
pour sucer le sangde son coBur. Et il lui fait dire froidement cetle 
chose impie et immonde : « Lui flni, je passerai a d'autres ; la jeune 
race succombera k ma fureur. » 

Le moyen age habille grotesquement cette tradition poor nous 
faire peur du Didble Vinus. Sa statue recoit d'un jeune homme une 
baguequ'il^lui met imprudemment au doigt. Elle la serre, la garde 
comme fiancee, et, la nuit, vient dans son lit en r^clamer les 
droits. Pour le d^barrasser de IMnfernale dpouse, il faut un exor- 
cisme. — H0me histoire dans les fabliaux, mais appliqu^e sotte- 
ment h la Yierge. — Luther reprend rhistoirc anlique, si ma 
m^moire ne me trompe, dans ses Propos de table, mais fort gros- 
si^rement, en faisant sentir le cadavre. — L'espagnol del Rio la 
transporte de Grece en Brabant. La flancde meurt peu avant ses 
noces. On sonne les cloches des morts. Le fiance d6sesp6r6 errait 
dans la campagne. II entend une plainte. Cest ellc-m^me qui 
erre sur la bruy^re... « Ne vois-tu pas, dit-elle, celui qui me con- 
duit? — Non. » — Mais il la saisit, Tenl^ve, la porte cbez lui. Lk, 
rhisloire risquait fort de devenir trop tendre et trop touchante. 
Ge dur inquisiteur, del Rio, en coupe le fil. « Le voile lev6, dit-il, 
on trouva une buche vetue de la peau d'un cadavre. » — Le juge 
ie Loyer, quoique si peu sensible, nous restitue pourtant rhisloire 
primitive. 

Apr^s lui, c*est fait de tous ces tristes narrateurs. L*histoire est 
inutile. Car notre temps commence, et la Fiancee a vaincu. La 
Nature enterrde revient, non plus furtivement, mais maltresse de 
la maison. 



II 



POURQUOI LE MOYEN AGE DESESPERA 



« Soyez des enfants nouveau-n^s {quasi modo 
geniti infantes); soyez tout petit s, tout jeunes par 
rinnocence du coeur, par la paix, I'oubli des dis- 
putes, sereins, sous la main de Jesus. » 

C'est Taimable conseil que donne TEglise a ce 
monde si orageux, le lendemain de la grande 
chute. Autrement dit : « Volcans, debris, cendres, 
lave, verdissez. Champs br61^s, couvrez-vous de 
fleurs. » 

Une chose promettait, il est vrai, la paix qui 
renouvelle : toutes les ^coles ^taient finies, la 
voie logique abandonn^e. Une m^thode infiniment 
simple dispensait du raisonnement, donnait a tous 
la pente aisde quil ne fallait plus que descendre. 
Si le credo 6tait obscur, la vie 6tait toute tracee 
dans le sentier de la Idgende. Le premier mot, lo 
dernier, fut le mdme : Imitation. 



36 U SORClteE. 

« Imite%, tout ira bien. Rdp^tez et copiez. » Mais 
est-ce bien la le chemin de la veritable enfance^ qui 
vivifie le cceur de rhomme , qui lui fait retrouver 
les sources fraiches et f^condes? Je ne vois d'abord 
dans ce monde , qui fait le jeune et Tenfant , que 
des attributs de vieillesse, subtilit^, servility, 
impuissance. Qu'est-ce que cette litt^rature devant 
les monuments sublimes des Grecs et des Juifs? 
mdme devant le g^nie remain ? C'est pr^cis^ment 
la cbute litt^raire qui eut lieu dans Tlnde, du 
brabmanisme au bouddhisme ; un verbiage bavard 
apr^s la haute inspiration. Les livres copient les 
livres, les ^glises copient les %lises, et ne peuvent 
plus mSme copier. EUes se volent les unes les 
autres. Des marbres arracb^s de Ravenne, on 
orne Aix-la-Chapelle. Telle est toute cette socidt^. 
L'dvSque roi d une cit^, le barbare roi d'une tribu, 
copient les magistrats remains. Nos moines, qu'on 
croit originaux, ne font dans leur monastdre que 
renouveler la villa {dit tr^s bien Chateaubriand), 
lis n'ont nuUe idee de faire une soci^t6 nouvelle , 
ni de fdconder Tancienne. Copistes des moines 
d'Orient, ils voudraient d'abord que leurs servi- 
teurs fussent eux-mfimes de petits moines labou- 
reurs , un peuple sterile. C'est malgr6 eux que la 
famille se refait, refait le monde. 

Quand on voit que ces vieillards vont si vite 
vieillissant, quand, en un siecle, Ton tombe du 
sage moine saint Benoit au p^dantesque Benolt 
d'Aniane, on sent bien que ces gens-1^ furent par- 
faitement innocents de la grande creation popu- 
laire qui fleurit sur les mines : je parle des Vies 



POURQUOI LE MOTEN AGE 0£SESP£Rk. 37 

des saints. Le« »ioines les ^crivirent, mais le 
peuple les faisait. Cette jeune vegetation pent jeter 
des feuilles et des fleurs par les lezardes de la 
vieille masure romaine convertie en monastere, 
mais elle n'en vient pas k coup stir. Elle a sa 
racine profonde dans le sol; le peuple ly seme, et 
la famille 1 y cultive , et tons y mettent la main , 
les hommes, les femmes et les enfants. La vie pr^- 
caire, inquiete, de ces temps de violence, rendait 
ces pauvres tribus imaginatives , cr^dules pour 
leurs propres rSves, qui les rassuraient. R6ves 
6tranges, riches de miracles, de folies absurdes et 
charmantes. 

Ces families, Isoldes dans la forSt, dans la mon- 
tagne (comme on vit encore au Tyrol, aux Hautes- 
Alpes), descendant un jour par semaine, ne man- 
quaient pas au desert d'hallucinations. Un enfant 
avait vu ceci, une femme avait rev6 cela. Un saint 
tout nouveau surgissait. L'histoire courait dans la 
campagne, comme en complainte, rimee grossi^- 
rement. On la chantait et la dansait le soir au 
ch6ne de la fontaine. Le prfitre qui le dimanche 
venait offlcier dans la chapelle des bois trouvait 
ce chant Idgendaire d^ji dans toutes les bouches. 
II S0 disait : « Apr^s tout, Thistoire est belle, 6di- 
fiante... Elle fait honneur a TEglise. Vox populi, 
vox Dei!... Mais comment Tont-ils trouvde? » On 
lui montrait des tdmoins vdridiques, irrdcusables, 
I'arbre, la pierre, qui ont vu Tapparition, le mirar 
cle. Que dire a cela? 

Rapportde d Tabbaye, la Idgende trouvera un 
moinoi propre a rien^ qui ne salt qu'dcrire, qui est 



38 LA SORClfiRE. 

curieux, qui croit tout, toutes les choses merveil- 
leuses. II 6cnt celle-ci, la brode de sa plate rh6- 
torique, g&ie un peu. Mais la voici consignee et 
consacree, qui se lit au refectoire, bient6t a I'eglise. 
Copi^e, charg^e, surchargee d ornements souvent 
grotesques, elle ira de siecle en si^cle, jusqua ce 
que honorablement elle prenne rang a la fin dans 
la L^gende dor^e. 



Lorsqu'on lit encore aujourd'hui ces belles his- 
toires, quand on enteaid les simples, naives et 
graves melodies ou ces populations rurales ont 
mis tout leur jeune coeur, on ne pent y m^con- 
naitre un grand souffle , et Ton s attendrit en son- 
geant quel fut leur sort. 

lis avaient pris 4 la lettre le conseil touchant de 
TEglise : « Soyez des enfants nouveau-n6s. » Mais 
ils en firent Tapplication a laquelle on songeait le 
moins dans la pens^e primitive. Autant le chris- 
tianisme avait craint, hai la Nature, autant ceux-ci 
I'aim^rent, la crurent innocente, la sanctifi^rent 
mdme en la mSlant k la legende. 

Les animaux que la Bible si durement nomme 
les veltis^ dont le moine se defie, craignant d'y 
trouver des demons, ils entrent dans ces belles 
histoires de la maniere la plus touchante (exemple, 
la biche qui r^chaufie, console Genevieve de Bra- 
bant). 

M6me hors de la vie Idgendaire, dans Texistence 
commune, les humbles amis du foyer, les aides 
courageux du travail, remontent dans Testiine de 



POUROUOI LE MOTEN AGE DfiSESPfiRA. 39 

rhomme. lis ont leur droit *. lis ont leurs fStes. 
Si, dans rimmense bonte de Dieu, il y a place 
pour les plus petits, s'il semble avoir pour "eux une 
preference de pitie, « pourquoi, dit le peuple des 
champs , pourquoi mon &ne n'aurait-il pas entree 
4 r^glise? II a des defauts, sans doute, et ne me 
ressemble que plus. II est rude travailleur, mais il 
a la t^te dure; il est indocile, obstind, ent6t6, 
enfin, c'est tout comme moi. » 

De Ik les f^tes admirables, les plus belles du 
moyen dge, des Innocents, des Fous, del'iln^. C'est 
le peuple mfime d'alors, qui, dans I'Ane, tralne son 
image, se prdsente devant Tautel, laid, risible, 
humilie! Touchant spectacle! Amen6 par Balaam, 
il entre solennellement entre la Sibylle et Virgile •, 
il entre pour t^moigner. S'il regimba jadis centre 
Balaam , c'est qu il voyait devant lui le glaive de 
I'ancienne loi. Mais ici la Loi est finie, et le monde 
de la GrAce semble s'ouvrir k deux battants pour 
les moindres, pour les simples- Le peuple inno- 
cemment le croit. De Ik la chanson sublime oil il 
disait k I'ane , comme il se fAt dit k lui-m6me : 

A genoux, et dis u4men / 
Assez mange d'herbe et de foin I 
Laisse les vieilles choses , et va ! 



* Y. J. Grimm, Rechts altertkHmer, et mes Origines du droit. 

* C*e8t le rituel de Rouen. V. Ducange, verbo Festum; Garpen- 
tier, verbo Kalenda, et Mart^ne, III, 110. La sibylle 6tait couronn^e, 
suivie des Juifs et des gentils, de MoTse, des proph^tes, de Nabucho- 
donosor, etc. De tr^s bonne heare, et de sitole en sitole, du 



40 LA SORGIl^RB. 

Le neuf emportc le vieux 1 
La verity fait fuir Tombrel 
La lumiere chasse la nuit ' I 



Rude audace! Est-ce bien W ce qu'on vous 
demandait, enfants emport^s, indociles, quand on 
vous disait d'etre enfants? On offrait le lait. Vous 
buvezle vin. On vous conduisait doucement bride 
en main sur letroit sentier. Doux, timides, vous 
h^sitiez d'avancer. Et lout a coup la bride eist cas- 
s^e... La carriere, vous la franchissez dun seul 
bond. 

Oh! quelle imprudence ce fut de vous laisser 
faire vos saints, dresser I'autel, le parer, le char- 
ger, Tenterrer de fleurs ! Voila qu'on le distingue 
a peine. Et ce quon voit, c'est Thdrdsie antique 
condamnee de TEglise, Y innocence de la nature; 
que dis-je! une heresie nouvelle qui ne finira pas 
demain : Vindependance de I'homme. 



Ecoutez et obdissez : 

Defense d'inventer, de cr^er. Plus de l^gendes, 
plus de nouveaux saints. On en a assez. Defense 
dlnnover dans le culte par de nouveaux chants ; 



septi^me au seizi^me, TEglise essaye de proscrire les grandes 
fetes populaires de I'Ane, des Innocents, des Enfants, des Fous. 
Elle n'y r^ussit pas avant I'av^nement de Tesprit moderne. 
< Vetustatem novitas, 

Umbram fugat claritas, 
Noctem lux eliminat! (Ibidem.) 



POURQUOI LB HOTEN AGE DlSSESPfiRA. 4i 

rinspiration est interdite. Les martyrs qu'on d^ 
couvrirait doivent se tenir dans le tombeau, mo- 
destement, et attendre qu*ils soient reconnus de 
TEglise. Defense au clergd, aux moines, de don- 
ner aux colons, aux serfs, la tonsure qui les 
affranchit. — Voila Tesprit 6troit, tremblant de 
TEglise carlovingienne ^ EUe se dedit, se dement, 
eUe dit aux enfants : « Soyez vieux! » 



Quelle chute ! Mais est-ce s^rieux? On nous avait 
dit d'etre jeunes. — Oh ! le pr6tre n'est plus le 
peuple. Un divorce infini commence, un ablme de 
separation. Le prfitre, seigneur et prince, chantera 
sous une chape d or, dans la langue souveraine du 
grand empire qui n'est plus. Nous, triste trou- 
peau, ayant perdu la langue de Thomme, la seule 
que veuille entendre Dieu, que nous reste-t-il, 
sinon de mugir et' de b^ler, avec Tinnocent com- 
pagnon qui ne nous dedaigne pas, qui Thiver 
nous rechauffe a ratable et nous couvre de sa toi- 
son? Nous vivrons avec les muets et serons muets 
nous-mfimes. 

En v^rite, Ton a moins le besoin d'aller a T^glise. 
Mais elle ne nous tient pas quittes. Elle exige- que 
Ton revienne ^couter ce qu'on n'entend plus. 

Des lors un immense brouillard, un pesant 
brouillard gris-de-plomb, a enveloppe ce monde. 
Pour combien de temps, s'il vous plait? Dans une 
efeoyable durde de mille ans ! Pendant dix si^cles 

* yoir passim les Capitulaires. 



54 LA SO&CJb£:R£. 

« rais, tu s^clierais ici. J'ai tes cheveux; Us seront 
« Wanes demain ^.. Mere, une derniere priere! 
« Ouvrez mon noir cachot, 6levez un bdcher, et 
« que Tamante ait le repos des flammes. Jaillisse 
« r^tinoelle et rougisse la cendre ! Nous irons a 
« nos anciens dieux. 99 



^ Ui , }'ai supprlm6 on mot choquant. G(Bthe , si noble dans la 
forme, ne rest pas autant d'esprit. U gate la merveilleuse histoire, 
souille le grec d'une horrible id^e slave. An moment oti on pleure, 
11 fait de la fllle un vampire. Elle vient parce qu'ellea soif de sang, 
pour sucer le sang de son coBur. Et il lui fait dire froidement celte 
chose Impie et immonde : « Lui fini, je passerai a d'autres ; la jeune 
race succombera a ma fureur. » 

Le moyen age habille grotesquement cette tradition poor nons 
faire peur du Diabk Y4nus, Sa statue recoit d'un jeune homme one 
bague qu'il,lui met imprudemment au doigt. Elle la serre, la garde 
comme fiancee, et, la nuit, vient dans son lit en r^clamer !es 
droits. Pour le d^barrasser de rinfernale Spouse, il faut un exor- 
cisme. — M8me histoire dans les fabliaux, mais appliqu^e sotte- 
ment h la Yierge. — Luther reprend Thistoire antique, si ma 
m^moire ne me trompe, dans ses Propos de table, mais fort gros- 
sierement, en faisant sentir le cadavre. -> L'espagnol del Rio la 
transporte de Grece en Brabant. La fiancee meurt peu avant ses 
noces. On sonne les cloches des morts. Le fianc^ d^sesp^rd errait 
dans la campagne. II entend une plainte. C'est elic-m§me qui 
erre sur la bruy^re... « Ne vois-tu pas, dil-elle, celui qui me con- 
duit? — Non. » — Hais il la saisit, renl^ve, la porte cbez lui. Li, 
rhisloire risquait fort de devenir trop tendre et trop touchante. 
Ge dur inquisiteur, del Rio, en coupe le fil. « Le voile lev6, dit-il, 
on trouva une biiche v6tue de ia peau d'un cadavre. » — Le jage 
le Loyer, quoique si peu sensible, nous restitue pourtant rhistoire 
primitive. 

Apr^s lui, c'est fait de tous ces tristes narrateurs. L'bistoire est 
inutile. Gar notre temps commence, et la Fiancde a vaincu. La 
Nature enterr^e revient, non plus furtivement, mais maitresse de 
la maison. 



II 



POURQUOI LE MOYEN AGE DESESPERA ' 



« Soyez des enfants nouveau-n^s {quasi modo 
geniti infantes); soyez tout petits, tout jeunes par 
rinnocence du coeur, par la paix, Toubli des dis- 
putes, sereins, sous la main de Jesus. » 

C est Taimable conseil que donne TEglise k ce 
monde si orageux, le lendemain de la grande 
chute. Autrement dit : « Volcans, debris, cendres, 
lave, verdissez. Champs brtiles, couvrez-vous de 
fleurs. 99 

Une chose promettait, il est vrai, la paix qui 
renouvelle : toutes les 6coles dtaient finies, la 
voie logique abandonnee. Une m^thode infiniment 
simple dispensait du raisonnement, donnait a tous 
la pente aisde quil ne fallait plus que descendre. 
Si le credo 6tait obscur , la vie 6tait toute tracde 
dans le sentier de la l^gende. Le premier mot, le 
dernier, fut le mfime : Imitation. 



4B rU)SOROlte£. 

entiers, une langiueur ineonnue 4 tous les dges 
ant^rieurs a tenu le moyen &ge» mdme en paoiile 
les derniers temps, dans un 6tat mitojen entre la 
veille et le sommeil, sous Tempire dun ph^no^ 
mdne desolant, intolerable, la convulsion d'ennui 
qu*on appelle : le bdillement. 

Que rinfatigable cloche sonne aux heures accom- 
tum^es, Ton bdille ; qu un chant nasillard continue 
dans le vieux latin. Ton bdille. Tout est pr^vu; on 
n espere rien de ce monde. Les choses reviendront 
les memes. L'ennui certain de domain tait bailler 
d6s aujourd'hui, et la perspective des jours, des 
ann^es d'ennui qui suivront, peso d'avance, 46- 
gotlte de vivre. Du cerveau k lestomac, de I'esto- 
mac k la bouche, Tautomatique et fatale convulsion 
va distendant les m&choires sans fin ni rem^e. 
Veritable maladie que la devote Bretagne avoue, 
rimputant, il est vrai, k la malice du diable. II se 
tient tapi dans les bois, disent les paysans bre- 
tons ; a celui qui passe et garde les betes il chante 
vdpres et tons les offices, et le fait bailler k mort ^ 



6tre vieux, c'est Stre faible. Quand les Sarrasins, 
les Northmans, nous menacent, que deviendrons- 
nous si le peuple reste vieux? Charlemagne pleure, 
TEglise pleure. Elle avoue que lesreliques, contre 

t Un tr^s illustre Breton, dernier homme du moyen ftge» qui 
poortanl fat mon ami, dans le voyage si vain qu'il fit pour 
converlir Rome, y re^ut des ofiftes brillantes. « Que voulez-vous? 
disait le Pape. — Une chose : 6tre dispense du Brtfviaire... Je 
meurs d'ennui. ■ 



POURQOOI LE W«n» AGS D£SESP£RA. 48 

ces ddmons barbares ne prot^eHt plus Tautel ^ 
Ne faudrait-il pas appeler le bras de Tenfant indo- 
cile qu'on allait lier, le bras du jeune gdant qu*on 
voulait paralyser? Mouvement contradictoire qui 
remplit le neuvi^me siecle. On retient le peuple , 
on le lance. On le craint et on Tappelle. Avec lui, 
par lui, a la h4te, on fait des barridres, des abris 
qui arrfiteront les barbares, couvrirorit les prAtres 
ot les saints, ^happds de leurs ^lises. 

Malgrd le Chauve empereur, qui defend que Ton 
bMisse, sur la montagne s eleve une tour. Le fugi- 
tif y arrive. « Recevez-moi au nom de Dieu, au 
moins ma femme et mes enfants. Je camperai avec 
mes betes dans votre enceinte extdrieure. » La 
tour lui rend confiance et il sent qu il est un 
homme. EUe Tombrage. II la d^end, protege son 
protecteur. 

Les petits jadis, par famine, se donnaient aux 
grands comme serfs. Mais ici, grande difference. 
n se donne comme vassal, qui veut dire brave et 
vaillant *. 

II se donne et il se garde, se reserve de renon- 
cer. « J'irai plus loin. La terre est grande. Moi 
aussi, tout comme un autre, je puis la-bas dresser 
ma tour... Si j'ai defendu le dehors, je saurai me 
garder dedans. » 

Cest la grande,- la noble origine du monde feo- 
dal. L'homme de la tour recevait des vassaux, mais 



1 C^est le c^^bre aveu d'Hincniar. 

• Difli^rence trop peu sentie, trop pen marqtt^ par cenx qui ont 
paritf de la recommandation personneUe, etc. 



» » 



M LA SORCI^RE. 

en leur disant : « Tu t'en iras quand tu voudras, et 
je t y aiderai, s'il le faut ; a ce point que, si tu tem- 
bourbes, moi je descendrai de cheval. » C'est exao 
tement la formule antique ^ 



Mais, un matin, quai-je yu? Est-ce que j'ai la 
vue trouble? Le seigneur de la. vallee fait saclie- 
vauch^e autour , pose les bornes infrancliissables, 
et meme d'invisibles limites. « Qu'est cela?... Je ne 
comprends point. » — Cela dit que la seigneurie 
est fermee . « Le seigneur, sous porte et gonds, la 
tient close, du ciel a la terre. » 

Horreur ! En vertu de quel droit ce vas&tis (c'est 
a dire vaillant) est-il desormais retenu? — On sou- 
tiendra que vassus peut aussi vouloir dire esolave. 

De memo le mot servus, qui se dit pour serviteur 
(souvent tres haut serviteur, un comte ou prince 
d'Empire), signifiera pour le faible un serf, un mi- 
serable dont la vie vaut un denier. 

Par cet execrable filet, ils sont pris. L^-bas ce- 
pendant, il y a dans sa terre un homme qui sou- 
tient que sa terre est libre, un aleu, un fief du 
soleiL II s*asseoit sur une borne, il enfonce son cha- 
peau, regarde passer le seigneur, regarde passer 
TEmpereur *. « Va ton chemin, passe, Empereur.., 
Tu es ferme sur ton cheval, et moi sur ma borne 
encore plus. Tu passes, et je ne passe pas... Car 
je suis la Liberte. » 



1 Grimm, Rsehts dlterth^imer, et mes Oriffines du droit. 
* Grimm, au mot Aim, 



POURQUOI LE HOTEN AGB D^SESPfiRA. 45 

Mais je n*ai pas le courage de dire ce que de- 
Tient cethomme. Lair s'^paissit autour de lui, et 
11 respire de moins en moins. II semble qu'il soit 
enchante. II ne peut plus se mouvoir. II est comme 
paralyse. Ses bfites aussi maigrissent, comme si un 
sort ^taitjetd. Ses serviteurs meurerit defaim. Sa 
terre ne produit plus rien. Des esprits la rasent la 
nuit. 

II persiste cependant j « Povre homme en sa 
maison roy est. » 

Mais on ne le laisse pas la. II est citd, et il doit 
rdpondre en cour impdriale. II va, spectre du vieux 
monde, que personne ne connalt plus. « Qu'est-ce 
que c'est? disent les jeunes. Quoi! iln'est seigneur, 
ni serf ! Mais alors il n'est done rien? » 

« Qui suis-je?.. . Je suis celui qui b&tit la premiere 
tour, celui qui vous ddfendit, celui qui, laissant la 
tour, alia bravement au pent attendre les paiens 
Northmans... Bien plus, je barrai la riviere, je 
cultivai Talluvion, j'ai ct66 la terre eUe-m^me, 
comme Dieu qui la tira des eaux... Cette terre, qui 
m'en chassera? 

« Non, mon ami, dit le voisin, on ne te chassera 
pas. Tu la cultiveras, cette terre... mais autrement 
que tu ne crois... Rappelle-toi, mon bonhomme, 
qu etourdiment, jeune encore (il y a cinquante ans 
de cela), tu dpousas Jacqueline, petite serve de 
mon pdre... Rappelle-toi la maxime : « Qui monte 
« ma poule est mon coq. » — Tu es de mon pou- 
lailler. Ddceins-toi, jette T^pde... D6s ce jour, tu 
es mon serf, n 

Ici , rien n'est d'invention. Cette dpouvantable 

4. 



40! LA4S0R€ifiAB. 

bistoire reyient sans cesse bm moyen&ge. Oh! de 
quel iglaive il f ut perc6 ! J'ai .abr6g6, j'ai suppriin6, 
car chaque fois quion s'y reporte,,le m6me acier, 
la meme poirbte aigue trav^se le coeur. 

II en fut un, qui, sous, un outrage si grand, en- 
Ira dans une teUe fureur,.quil ne trouvapas un 
seul mot* Ge fut conune Roland trabi. Tout son 
sang lui remonta, lui arriva a la gorge... Ses yeux 
flamboyaient , sa bouche muette, e^royablement 
^loquente, fit pAlir toute Tassembl^e... lis reculd- 
rent,.. 11 6tait mort. Ses veines avaient 6clat^... 
Ses arteres langaient le sang jouge jusqu*au front 
de ses assassins ^ 



L'incertitude de la condition , la pente horrible- 
ment glissante par laquelle rbomme libre devient 
vassal^ -— 'le vassal serviteur, — et le serviteur 
serfy c!est la.terreur du moyen 4ge et le fond de 
son ddsaspoir. Nul moyen d'ecbapper. Car qui fait 
un pas est perdu. II estauiaiUy epave, giMer sou- 
vagCj serf ou tu6. La terre visqueuse retient le pied, 
enracine le passant. L'air contagieux le tue, cest 
4 dire le fait de main morte^ un mort, un n^ant, 
une bSte , une dme de cinq , sous , dont cinq sous 
expieront le meurtre. 



* Cest ce qui arrWa ao comte d'Avesnes, quand 3a terre libre 
fut d^ciar^e un simple fief, et lui le simple vassal, I'homme du 
comte de Hainaut. — Lire la terrible bistoire du grand chancelier 
de Flandre, premier magistrat de Bruges,- qui n'en fut pas moins 
r^lam6 comme serf. Gualterius, Scriptores renm Franctcamni, 



POURQUOI LE MOYEN AGE DfiSESP^RA. 47 

VoilA las deux grands traits gdn^raux, ext^ 
rieurs , de la misere du moyen dge, qui firent qu'il 
se donna auDiable. Voyons maintenant I'mt^rieuF, 
le fond des moeurs, et sondons le dedans. 



Ill 



LE PETIT DfiMON DU FOYER 



Les premiers si^cles du moyen Age ou se cr^^rent 
les l^gendes ont le caractdre d'un rSve. Chez les 
populations rurales, toutes soumises k TEglise, 
d un doux esprit (ces l^gendes en t^moignent), on 
supposerait volontiers unegrande innocence. C est, 
ce semble , le temps du bon Dieu. Cependant les 
Penitentiaires, ou Ton indique les p^ches les plus 
ordinaires, mentionnent des souillures ^tranges, 
rares sous le r^gne de Satan. 

C'^tait leffet de deux choses, de la parfaite igno- 
rance , et de rhabitation commune qui mdlait les 
proches parents. II semble qu'ils avaient & peine 
connaissance de notre morale. La leur, malgr6 les 
defenses, semblait celle des patriarches, de la 
haute antiquity , qui regarde comme libertinage le 
mariage avec T^trangere , et ne permet que la pa- 



LE PETIT DfiMON DU POTER. 49 

rente. Les families alli^es n'en faisaient qu'une, 
N'osant encore disperser leurs demeures dans les 
deserts qui les entouraient, ne cultivant que la 
banlieue d'un palais m^rovingien ou d'un mohas- 
tere, ils se r^fugiaient chaque soir avec leiu^s bes- 
tiaux sous le toit d une vaste villa. De la des incon- 
vdnients analogues a ceux de Yergastulum antique, 
oil Ton entassait les esclaves. Plusieurs de ces 
communaut^s subsist^rent au moyen dge et au 
dela. Le seigneur s'occupait p^ de ce qui en r^- 
sultait. II regardait comme une seule famille cette 
tribu , cette masse de gens « levants et couchants 
ensemble, » — « mangeant a un pain et a un pot. » 
Dans une telle indistinction, lafemme ^tait bien 
peu gardee. Sa place n'dtait guere haute. Si la 
Vierge, la femme ideale, s'eleva de siecle en si6- 
cle, la femme reelle comptait bien peu dans ces 
masses rustiques, ce melange d'hommes et de trou- 
peaux. Miserable fatalite d un ^tat qui ne changea 
que par la separation des habitations , lorsqu'on 
prit assez de courage pour vivre a part, en ha- 
meau, ou pour cultiver au loin des terres fertiles et 
cr^er des huttes dans les clairieres des for^ts. Le 
foyer isol6 fit la vraie famille. Le nid fit loiseau. 
D^s lors, ce n'^taient plus des choses, mais des 
&mes... La femme ^tait n6e. 



Moment fort attendrissant. La voil4 chez elk. 
Elle pent done 6tre pure et sainte, enfin, la pauvre 
creature. Elle pent couver une pens^e , et , seule , 
en filant, rdver, pendant qu'il est a la forfit. Cette 



m Ik SQAQidBEi 

miserable cabaae, humide, mal close, ou siffle le 
vent d'hiver, en revanche, est silencieuse. EUe a cer- 
tains coins obscurs ou la femme va loger ses r^ves. 
Maintenant, elle possede. Elle a quelque chose 
a elle. -7- La quenouille, le lU^ le coffre^ c'est tout, 
dit le vieille chanson*. — La table sy ajoutera, le 
banc, ou deux escabeaux... Pauvre maison bien 
d6nu6e! mais elle est meublee dune dme. Le feu 
r^gaye ; le buis benit protege le lit, et Ton y Sfloute 
parfois un joli bouquet de verveine. La dame de 
ce palais file, assise sur sa porte, en surveillant 
quelques brebis. On n'est pas. encore assez riche 
pour avoir une vache, mais cela viendra a la 
longue, si Dieu b^nit la maison. La fordt, un peu 
de p^ture, des abeilles sur la lande, voil& la vie. 
On cultive peu de ble encore, nayant nulle s^cu- 
rite pour une rdcolte 6loignee. Cette vie, tres indi- 
gente, est moins dure pourtant pour la femme; elle 
n est pas bris^e , enlaidie , comme eUe le sera aux 
temps de la grande agriculture. Elle a plus de loi- 
sir aussi. Ne la jugez pas du tout par la litterature 
grossiere des Noels et des fabliaux, le sot rire et 
la licence des contes . graveleux. qu on fera plus 
tard. — Elle est seule. Point de voisine. La man* 
vaise et malsaine vie des noires petites villes fer- 
m^es, I'espionnage mutuel, le commerage mise- 
rable, dangereux, n'a pas commence. Point de 

> Trols pas du c5t^ da banc, 

Et trois pas du c0t6 du lit. 
Trois pas du c0t6 du coffre, 
Et Iroi&pas. Revenez ici. 

(Vieitte chOMon dm MiUre «k ianu.) 



LE PETIT ^^mm no foter. si 

^eille qui vienne le soir , quand T^troite rue de-^ 
vient sombre, tenter la jeune^ lui dire qu'on se 
meurt d'amour pour elle. Celle-ci n'a d'ami que ses 
songes , ne cause qu avec ses betes ou Farbre de la 
forfit. 

lis lui parlent; nous savons de quoi. lis r^veil- 
lent en elle les choses que lui disait sa mere , sa 
grand mere, choses antiques, qui, pendant des si6- 
cles, out pass6 de femme en femme. C est Imno- 
cent souvenir des vieux esprits de la contr^e, tou- 
ehante religion de famille, qui, dans Thabitation 
commune et son bruyant p61e-m6le, eut pen de force 
sans doute, mais qui revient et qui hante la cabane 
solitaire. 

Monde singulier , ddlicat , des f(^es , des lutins , 
fait pour une dme de femme. Des que la grande 
creation de la L^gende des saints s'arr6te et tarit, 
cette l^gende plus ancienne et bien autrement po6- 
tique vient partager avec eux, r6gne secrdtement, 
doucement. Elle est le trdsor de la femme, qui la 
choie et la caresse. La fee est une femme aussi-, le, 
fantastique miroir ou elle se regarde embellie. 

Que furent les fees ? Ce qu'on en dit , c'est que , 
jadis, reines des Gaules, fieres et fantasques k 
I'arriv^e du Christ et do ses ap6tres, elles se mon- 
trerent impertinentes, tournerent le dos. En Bre- 
tagne , elles dansaient k ce moment , et ne cessd- 
rent pas de danser. De 1^ leur cruelle sentence. 
Elles sont condamn^es k vivre jusqu'au jour du 
Jugement '. — Plusieurs sont r^duites k la taille 

> Les textes de toute ^poque out 616 recaeillis dans les deui 



$f U SORClfiRI. 

du lapin, die la souris. Exemple, les Kowrig-gwans 
(les fees naines), qui, la nuit, autour des vieiUes 
pierres druidiques, vous enlacent de leurs danses. 
Exemple, la jolie reine Mab, qui s'est fait un char 
royal dans une coquille de noix. — Elles sont un 
peu capricieuses, et parfois de mauvaise humeur. 
Mais comment s'en etonner, dans cette triste des- 
tin^e? — Toutes petites et bizarres qu elles puissent 
6tre, elles ont un coeur, elles ont besoin d'etre 
aim^es. Elles sont bonnes, elles sont mauvaises et 
pleines de fantaisies. A la naissance d'un enfant, 
elles descendent par la chemin^e, le douent et font 
son destin. Elles aimentles bonnes fileuses, filent 
elles-mfimes divinement. On dit : Filer comme une 
fee. 

« 

Les Contes de fees , d^gag^s des ornements ridi- 
cules dont les derniers redacteurs les ont affublds, 
sont le coeur du peuple menje. Us marquent une 
6poque po^tique entre le communisme grossier de 
la villa primitive, et la licence du temps ou une 
bourgeoisie naissante fit nos cyniques fabliaux. 

Ces contes ont une partie historique, rappellent 
les grandes famines (dans les ogres, etc.). Mais 
g^n^ralement ils planent bien plus haut que toute 
histoire, sur Taile de YOiseau bleUj dans une dter- 
nelle po^sie, disent nos voeux, toujours les mdmes, 
Timmuable histoire du coeur. 

Le d^sir du pauvre serf de respirer, de reposer, 



savants ouvrages deH. Alfred Maury (les F6es, 1843 ; la Magie, 1860). 
Voir aussi, pour ie Nord, la Myihologie de Grimm. 



LE PETIT rffeliBS^ dl/ POYER. 53' 

ie trbuTer un tr^sor qui firiira^ ses misses, jr 
rSvient souvent. Plus souvent, par une noble aspi- 
ration, ce tr^sor est aussi une true, un trdsor 
d'amour qui sommeille (dans la Belle au hois dor- 
mant)-, mais souvent la charniante personne se 
trouve cachde sous un masque par un fatal enchan- 
tement. De la la trilogie touchante, le Crescendo 
admirable de Biquet a la houppe, de Peau-d'Ane, et 
de la Belle et la Bite. L'amour ne se rebute pas. 
Sous ces laideurs, il poursuit, il atteintla beaute 
caclige. Dans le dernier de ces contes, cela va jus- 
qu'au sublime, et je crois que jamais personne n'a 
pu le lire sans pleurer. 

Une passion trSs rdelle, trds sincere, estla-des- 
sons, I'amour naalheureux, sans espoir, que sou- 
vent la nature cruelle mit entris les pauvres 4mes 
de condition trop diffdrente, la douleur de la pay- 
sanne de ne pouvoir se faire belle pour 6tre aim6e 
du chevalier, les soupirs ^touflfi^s du serf quand, 
le long de son sillon, il voit, sur un cheval blanc, 
passer un trop charmant Eclair, la belle, Tadorde 
chatelaine. C'est, comme dans TOrient, Tidylle 
m^lancolique des impossibles amours de la Rose 
et du Rossignol. Toutefois, grande diflfdrence : 
Toiseau et la fleur sont beaux, m^me dgaux dans 
la beauts. Mais ici T^tre inferieur, si bas plac^, se 
fait I'aveu : « Je suis laid, je suis un monstre! » 
Que de pleurs ! . . . En mdme temps , plus puissam- 
ment qu'en Orient, d'une volenti h^roique, et par 
la grandeur du d^sir, il perce les vaines enve- 
loppes. II aime tant, qu'il est aim^, ce monstre, et 
il en devient beau. 



M U SORGlftRB. 

Une tendresse infinie est dans tout cela. — Cette 
&me enchant^e ne pense pas h elle seule. EUe 
s'occupe aussi a sauver toute la nature et toute la 
soci^td. Toutes les victimes d'alors, lenfant battu 
par sa mardtre, la cadette mdpris^e, maltraitde de 
ses aln^es, sont ses favorites. Elle 6tend sa com- 
passion sur la dame m^me du chdteau , la plaint 
d*6tre dans les mains de ce feroce baron (Barbe- 
Bleue). Elle sattendrit sur les b6tes, les console 
d'etre encore sous des figures d'animaux. Cela pas- 
sera, quelles patientent. Leurs dmes captives un 
jour reprendront des ailes, seront libres, aimables, 
aimdes. — C'est Tautre face de Peau-d'Ane et autres 
contes semblables. La surtout on est bien stir qu'il 
y a un coeur de femme. Le rude travailleur des 
champs est assez dur pour ses betes. Mais la femme 
n'y voit point de bfites. Elle en juge comme Ten- 
fant. Tout est humain , tout est esprit. Le monde 
entier est ennobli. Oh! Taimable enchantement ! 
Si humble, et se croyant laide, elle a donn6 sa 
beaut^y son charme k toute la nature. 



Est-ce qu'elle est done si laide, cette petite 
femme de serf, dont Timagination rfiveuse se nour- 
rit de tout cela? Je Tai dit, elle fait le manage, elle 
file en gardant ses bfites, elle va a la forSt, et ra- 
masse un peu de bois. Elle n a pas encore les rudes 
travaux, elle n est point la laide paysanne que fera 
plus tard la grande culture du bid. Elle nest pas 
la grasse bourgeoise, lourde et oisive, des villes, 
sur laquelle nos aieux ont fait tant de center gras. 



LE PETIT D£M0N DU FOYER. S5 

Celle-ci n a nulle s^curit^, die est timide, elle est 
douce, elle se sent sous la main de Dieu. Elle voit 
sur la montagne le noir et menagant chateau d oil 
mille maux peuvent descendre. Elle craint, honore 
son mari. Serf ailleurs,.pres d'elle il est roi. Elle 
lui reserve le meilleur, vit de rien. Elle est svelte 
et mince, comme les saintes des dglises. La tr6s 
pauvre nourriture de ces temps doit faire des crea- 
tures fines, mais chez qui la vie est faible. — Im- 
menses mortalit^s d'enfants. — Ces pales roses 
n'ont que des nerfs. De la ^clatera plus tard la 
danse ^pileptique du quatorzieme siecle. Mainte- 
nant, vers le douzieme, deux faiblesses sont atta- 
ch^es k cet ^tat de demi jeAne : la nuit, le som- 
nambulisme, et, le jour, Tillusion, la reverie et le 
don des larmes. 



Cette femme, tout innocente, elle a pourtant, 
nous I'avons dit, un secret qu'elle ne dit jamais k 
I'Eglise. Elle enferme dans son coeur le souvenir, 
la compassion des pauvres anciens dieux *, tomb^s 

1 Rien de plus touchant que cette fld^lit€. Malgr^ la persecution, 
au cinqni^me siecle, les paysans promenaient, en pauvres pelites 
poupdes de linge ou de farine, les Dieux de ces grandes religions, 
Jupiter, Minerve, V^nus. Diane fut indestructible Jusqu'au fondde 
la Germanie (V. Grimm). Au huiti^me siecle, on prom^me les dieux 
encore. Dans certaines petites cabanes , on sacrifie , on prend les 
augures, etc. (Indiculuspaganiarum, Concile deLeptines en Hal- 
naul). Les Capttutotres menacent en vain de la mort. Au douzieme 
siecle, Burcbard de Worms, en rappelant les defenses, t^moigne 
qu^elles sont inutiles. En 1389, la Sorbonne condamne encore les 
traces du paganisme, el, vers 1400, Gerson (Contra Astrol.) rappelle 

comme cbose actuelle cette superstition obstln^e. ; 

I 



86 LA SORCI^RE. 

•I ■. 

aletat d'Esprits. Po,ur 6ti:e Esprits, ne croyez pas 
quils soient exempts de souflfrances. Logds aux 
pierres, au coeur des chenes, ils sont bien malheu- 
reux rhiver. Ils aiment fort la chaleiir. Ils r6dent 
autour des maisons. On en a vu dans les stables 
se rdchauffer pr^s des bestiaux. N'ayant plus d*en- 
cens, de victimes, ils prennent parfois du lait. La 
menagere, dconome, ne prive pas son mari, mais 
elle diminue sa part, et, le soir, laisse un peu do 
creme. 

Ces esprits qui ne paraissent plus que de nuit , 
exiles du jour, le regrettent et sont avides de 
lumieres. La nult, elle se hasarde, et timidement 
va porter un humble petit fanal au grand cli6ne 
ou ils habitent -, a la myst^rieuse fontaine dont le 
miroir, doublant la flamme, ^gayera les tristes 
proscrits. 

Grand Dieu! si on le savait! Son mari est 
homme prudejit, et il a bien peur de*rEglise. Cer- 
tainement il la battrait. Le prStre leur fait rude 
guerre, et les chasse de partout. On pourrait bien 
cependantleur laisserhabiterles chenes. Quel mal 
font-ils dans la for^t? Mais non, de concile en 
concile, on les poursuit. A certains jours, le pr^tre 
va au ch^ne meme, et, par la pri^re, I'eau b^nite, 
donne la chasse aux esprits. 

Que serait-ce s ils ne trouvaient nulle Ame com- 
patissante? Mais celle-ci les protege. Toute bonne 
chretienne qu*elle est, elle a pour eux un coin du 
coeur. A eux seuls elle pent confier telles petites 
choses de nature, innocentes chez la chaste Spouse, 
mais dont TEglise po,urtant lui ferait reproche. 



LE PETIT DfiMON DU FOTER. 87 

lis sont confidents, confesseurs de ces touchants 
secrets de femmes. Elle pense k eux quand elle met 
au feu la btlche sacrde. (Test Noel, mais en mfimo 
temps I'ancienne fSte des esprits du Nord , la fSte 
de la plus longue nuit. De meme, la vigile de la nuit 
de maty \e pervigilium de Maia, ou Tarbre se plante. 
De mSme, au feu de la Saint-Jean, la vraie f(§te de 
la vie, des fleurs et des r^veils d'amour. Celle qui 
n'a pas d'enfants, surtout, se fait devoir d'aimer 
ces fttes, et d'y avoir devotion. Un voeu k la Vierge 
peut-6tre ne serait pas efficace. Ce n'est pas Taf- 
faire de Marie. Tout bas, elle s'adresse plut6t k un 
vieux g^nie, ador^ jadis comme dieu rustique, et 
dont telle dglise locale a la bont^ de faire un saint*. 
— Ainsi le lit, le berceau, les plus doux myst^res 
que couve une dme chaste et amoureuse, tout cela 
est aux anciens dieux. 



Les esprits ne sont pas ingrats. Un matin, elle 
s'dveille, et, sans mettre la main k rien, elle trouve 
le manage fait. Elle est inter dite et se signe, ne dit 
rien. Quand Thomme part, elle s*interroge, mais 
en vain. II faut que ce soit un esprit. « Quel est-il? 
et comment est-il?. . . Oh ! que je voudrais le voir ! . . . 
Mais j'ai peur... Ne dit-on pas qu'on meurt k voir 
un esprit? » — Cependant le berceau remue, et il 
ondule tout seul... Elle est saisie, et entend une 
petite voix tres douce, si basse, qu'elle la croirait en 
elle : « Ma chere et tr6s chere maltresse, si j*aime 

> A. Maury, Uag;U, 159. 



88 LA sorgi£:re. 

k bercer voire enfant, c'est que je suis moi-m^me 
enfant. » Son coeur bat , et cependant elle se ras- 
sure un . pen. L'innocence du berceau innocente 
aussi cet esprit, fait croire qu'ildoit 6tre bon, doux, 
au moins tol6r^ de Dieu. 



D6s ce jour, elle n'est plus seule. Elle sent tres 
bien sa presence, et il n*est pas bien loin delle. U 
vient de taser sa robe ; elle Tentend au frdlement. 
A tout instant, il r6de autour et visiblement ne 
pent la quitter. Va-t-elle a letable, il y est. Et 
elle croit que, Tautre jour, il etait dans le pot a 
beurre *. 

Quel dommage qu'elle ne puisse le saisir et le 
regarder ! Une fois, a Timproviste, ayant touche 
les tisons, elle Ta cru voir qui se roulait, Tespid- 
gle, dans les ^tincelles. Une autre fois, elle a failli 
le prendre dans une rose. Tout petit qu'il est, il 
travaille, balaye, approprie, il lui ^pargne miUe 
soins. 

II a ses d^fauts cependant. II est leger, auda- 
cieux, et, si on ne le tenait, il s'dmanciperait peut- 
^tre. II observe, ^coute trop. II redit parfois au 
matin tel petit mot qu'elle a dit tout bas, tout bas, 



> G'est une des retraites favorites du petit friand. Les Suisses , 
qui conuaissent son gotit, lui font encore aujourd'hui des presents 
de lait. Son nom, chez eux, est troU (drOle) ; chez les AUemands, 
hobold, nix; chez les Fran^ais, foUet, goblin, lutin; chez les Anglais, 
puck, robin hood, robin good fellow, Shakspeare explique qu*il rend 
aux servantes dormeuses le service de les pincer jusqu'au bleu 
pour les ^veiller. 



— ^j 



LE PETIT d£MON DU FOTER. 59 

au coucher, quand la lumi^re ^tait ^teinte. — EUe 
le sait fort indiscret, trop curieux. EUe est gfin^e 
de se sentir suivie partout, s'en plaint et y a plai- 
sir. Parfois elle le renvoie, le menace, enfin se 
croit seule et se rassure tout a fait. Mais au mo- 
ment elle se sent caress^e d un souffle I6ger ou 
comme dune aile doiseau. U ^tait sous une 
feuille... II rit... Sa gentille voix, sans moquerie, 
dit le plaisir qu il a eu 4 surprendre sa pudique 
maitresse. La voili bien en colore. — Mais le 
drdle ; « Non, ch^rie, mignonne, vous n'en 6tes 
pas fdcli^e. » 

Elle a honte, n'ose plusrien dire. Mais eUeentre- 
voit alors qu'elle Taime trop. Elle en a scrupule, et 
Taime encore davantage. La nuit, elle a cru le 
sentir au lit qui s'^tait gliss^. Elle a eu peur, a 
pri^ Dieu, s'est serr6e k son mari. Que fera-t-elle? 
elle n'a pas la force de le dire a TEglise. Elle le dit 
au mari, qui d'abord en rit et doute. Elle avoue 
alors un pen plus, — que ce foUet est espi^gle, 
parfois trop audacieux... — « Qu*importe, il est si 
petit ! » — Ainsi, lui-m6me la rassure. 

Bevons-nous 6tre rassur^s, nous autres qui 
voyons mieux? Elle est bien innocente encore. 
Elle aurait horreur d'imiter la grande dame de 
1^-haut, quia, par devant le mari, sa cour d'amants, 
et son page. AvouonsJe pourtant, le lutin a d6j4 
fait bien du chemin. Impossible d'avoir un page 
moins compromettant que celui qui se cache dans 
une rose. Et, avec cela, il tient de Tamant. Plus 
envahissant que nul autre, si petit, il glisse par- 
tout. 



60 U SOROfiRB. 

II glisse au coeur du mari mdme, lui fait sa cour, 
gagne ses bonnes graces. II lui soigne ses outils, 
lui travaille le jardin, et le soir, pour recompense, 
derri^re I'enfant et le chat, se tapit dans la chemi- 
n^e. On entend sa petite voix tout comme ceUe du 
grillon, mais on ne le voit pas beaucoup, h moins 
qu'une faible lueur n'^claire une certaine fente ou 
il aime k se tenir. Alors on voit, on croit voir, un 
minois subtil. On lui dit : « Oh! petit, nous t'avons 
vu! » 

On leur dit bien k Tdglise qu'il faut se d^fier des 
esprits, que tel qu'on croit innocent, qui glisse 
comme un air l^ger, pourrait au fond dtre un 
ddmon. lis se gardent bien de le croire. Sa taille 
le fait croire innocent. Depuis qu'il y est, on pros- 
p^re. Le mari autant que la femme y tient, et 
encore plus peut-dtre. II voit que Tespi^gle follet 
fait le bonheur de la maison. 



IV 



TENTAHONS 



J'ai dearth de ce tableau les ombres terribles du 
temps qui I'eussent cruellement assombri. J'en- 
tends surtout Tincertitude oil la famille rurale 
6tait de son sort, Tattente, la crainte habituelle de 
I'avanie fortuite qui pouvait, d'un moment k Tau- 
tre, tomber du chateau. 

Le regime fSodal avait justemejitle? deux choses 
qui font un enfer : d'une part, la fixite extrSme, 
rhomme 6tait clou^ k la terre et I'dmigration im- 
possible ; — d'autre part , une incertitude tr^s 
grande dans la condition. 

Les historiens optimistes qui parlent tant de re- 
devances fixes, de chartes, de franchises achet^es, 
oublient le peu de garanties qu'on trouvait dans 
tout cela. On doit payer tant au seigneur, mais il 
peut prendre tout le reste. Cela s'appelle bonne- 



62 LA S0RGI£RE. 

ment, le droit de prehension. Travaille, travaille , 
bonhomme. Pendant que tu es aux champs, la 
bande redout^e de la-haut peut s'abattre sur ta 
maison, enlever ce qui lui plait « pour le service 
du seigneur. » 

Aussi, voyez-le, cet homme ; qu'il est sombre sur 
son sillon, et quil a la tete basse!... Et il est tou- 
jours ainsi, le front charge, le coeur serre, conune 
celui qui attendrait quelque mauvaise nouvelle. 

R6ve4-il un mauvais coup? Non, mais deux 
pens^es lobsedent, deux pointes le percent tour k 
tour. L'une : « En quel etat ce soir trouveras-tu ta 
maison? » — L'autre : « Oh! si la motte levee me 
faisait voir un tr^sor? si le bon ddmon me donnait 
pour nous racheter ! » 

On assure qnk cet appel (comme le g^nie ^trus- 
que qui jaillit un jour sous le soc en figure d en- 
fant), un nain, un gnome, sortait souvent tout petit 
de la terre, se dressait sur le sillon, lui disait : 
« Que me veux-tu? » — Mais le pauvre homme 
interdit ne voulait plus rien. II palissait, il se 
signait, et alors tout disparaissait. 

Le regrettait-il ensuite? Ne disait-il pas en lui- 
mSme : « Sot que tu es, tu seras done a jamais mal- 
heureux! » Je le crois volontiers. Mais je crois 
aussi qu'une barriere d'horreur insurmontable ar- 
rStait rhomme. Je ne pense nuUement, comme 
voudraient le faire croire les moines qui nous ont 
cont^ les affaires de sorcellerie, que le Facte avec 
Satan ftlt un leger coup de tete, dun amoureux, 
d'un avare. A consulter le bon sens, la nature, on 



TENTATIONS. O 



sent , au contraire, qu'on n'en venait Ik qu'i I'ex- 
tr^mit^, en d^sespoir de toute chose, sous la pres- 
sion terrible des outrages et des mis^res. 



« Mais, dit-on, ces grandes miseres durent 6tre 
fort adoucies vers ies temps de saint Louis, qui 
defend Ies guerres privies entre Ies seigneurs. » Je 
crois justement le contraire. Dans Ies quatre- 
vingts ou cent ans qui s'dcoulent entre cette de- 
fense et Ies guerres des Anglais (1240-1340), Ies 
seigneurs, n'ayant plus ramusement habituel d'in- 
cendier, piller la terre du seigneur voisin , furent 
terribles a leurs vassaux. Cette paix leur fut une 
guerre. 

Les seigneurs eccl^siastiques , seigneurs moi- 
nes, ^ etc. , font fr^mir dans le Journal d'Eudes 
Rigaiilt (public rdcemment). C'estle rebutant ta- 
bleau dun ddbordement effr^n^, barbare. Les sei- 
gneurs moines s'abattaient surtout sur les con- 
vents de femmes. L'austere Rigault, confesseur 
du saint roi, archev^que de Rouen, fait une en- 
quete lui-mfime sur Tetat de la Normandie. Chaque 
soir il arrive dans un monastere. Partout, il 
trouve ces moines vivant la grande vie feodale, 
arm^s, ivres, duellistes, chasseurs furieux k tra- 
vers toute culture ; les religieuses avec eux dans 
iin melange indistinct, partout enceintes de leurs 
oeuvres. 

Voil^ TEglise. Que devaient 6tre les seigneurs 
lai'ques? Quel ^tait I'int^rieur de ces noirs don- 



eT tki^ 



jons que d'en bas dn'regardait avec tant (f^fl&^oi? 
Deux contes, qui sont sans nul doute des histoires, 
la Barbe-Bleue et Grisettdis^ nous en disent quelque 
chose. Qu'etait-il pour ses vassaux, ses serfs, 
Tamateur de tortures qui traitait ainsi sa famille? 
Nous le savons par le seul a qui Ton ait fait un 
proces, et si tard! au quinzi^me si^cle : Gilies de 
Retz, Tenleveur d*enfants. 

Le Front-de-Boeuf de Walter Scott, les sei- 
gneurs de m^lodrames et de romaris, sont de pau- 
vres gens devant ces terribles r^alitds. Le Tfemplier 
dUvanhoe est aussi une creation faible et tr^s arti- 
ficielle. L'auteur n'a os5 aborder la reality im- 
monde du c^libat du Temple, et de celui qui 
ri^ghait dans Knt^rieur du cMteau. Ony recevait 
peu de femmes ; c'^taient des bouches inutiles. 
Les romans de chevalerie donnent tr^s exactement 
le contraire de la v^rit^. On a remarqu^ que la 
litt^rature exprime souvent tout a fait I'envers des 
moeurs (exemple, le fade theatre d'eglogues k la' 
Florian dans les ann^es de la Terreur). 

Les logements de ces chdteaux, dans ceux qu'on 
pent voir encore, en disent plus que tons les livres. 
Hommes d'armes, pages, valets, entass^s la nuit 
sous de basses votltes, le jour retenus aux crd- 
neaux, aux terrasses 6troites, dans le plus d^so- 
lant ennui, ne respiraient, ne vivaient que dans 
leurs dchappdes d'en bas; ^cbapp^es non plus de 
guerres sur les terres voisines, mais de chasse, et 
de chasse k Thomme, je veux dire d'avanies sans 
nombre, d'outrages aux families serves. Le sei- 
gneur savait bien lai-mdme qu*une telle masse 



TBNTATIOMS^ 6S 

d'hommes sans femmes ne pouvait Stre paisible 
qu'en les lAchant par moments. 

La choquante id^e d un enfer ou Dieu emploie 
des ames scdldrates, les plus coupables de toutes, 
a torturer les moins coupables qu il leur livre pour 
jouet, ce beau dogme du moyen dge se r^alisait 
k la lettre. L'homme sentait I'absence de Dieu. 
Chaque razzia prouvait le r^gne de Satan, fai- 
sait croire que c'dtait a lui quil fallait des lors 
s'adresser. 

La-dessus, on rit, on plaisante. « Les serves 
^taient trop laides. » II ne s'agit point de beauts. 
Le plaisir ^tait dans Toutrage, a battre et k faire 
pleurer. Au dix-septieme si6cle encore, les grandes 
dames riaient t mourir d entendre le due de Lor- 
raine center comment ses gens, dans des villages 
paisibles, exdcutaient, tourmentaient toutes fem- 
mes et les vieilles memo. 

Les outrages tombaient surtout, comme on pent 
le croire, sur les families aisles, distingu^es rela- 
tivement, qui se trouvaient parmi les serfs, ces 
families de serfs maires qu'on voit d6jk au dou- 
zieme siecle a la tete du village. La noblesse les 
haissait, les raillait, les desolait. On ne leur par- 
donnait pas leur naissante dignite morale. On ne 
passait pas a leurs femmes, a leurs flUes, d'etre 
honnStes et sages. Elles navaient pas droit d'etre 
respectees. Leur honneur netait pas a elles. 
Serves de corps, ce mot cruel leur 6tait sans cesse 
jet^. 



> « ,^..j». 



6 



ee LA soRGii^B. 

On ne oroira paa ais^ment dans ravenir que, 
chez les peuples chr^tiens, la loi ait fait ce qu'ello 
ne fit jamais dans Tesclavage antique, qu'eUe ait 
^rit express^ment comme droit le plus sanglant 
outrage qui puisse navrer le coeur de Thomme. " 

Le seigneur eccl^siastique, comme le seigneur 
laique, a ce droit immonde. Dans une paroisse 
des environs de Bourges, le cur^, 6tant seigneur, 
r^clamait express^ment les prdmices de la ma« 
ri^e, mais voulait bien en pratique vendre au mail 
pour argent la virginity de sa femme *. 

On a cm trop ais6ment que cat outrage ^tait de 
forme, jamais r^el. Mais le prix indiqu^ en cer* 
tains pays, pour en obtenir dispense, d^passait 
fort les mojens de presque tons les pajsans. En 
Ecosse, par exemple, on exigeait « plusieurs 
vaclies. » Chose ^norme et impossible! Done la 
pauvrejeune femme ^taitd. discretion. Du reste, 
les Fors du B6arn disent trds express^ment qu'on 
levait ce droit en nature. « L'aine du paysan est 
cens6 le fils du seigneur, car 11 pent etre de ses 
oeuvres*. » 

Toutes coutumes f^odales, mSme sans faire 
mention de cela, imposent k la marine de monter 
au chdteau, d'y porter le « mets de mariage. » 
Chose odieuse de Tobliger a s'aventurer ainsi au 
hasard de ce que pent faire cette meute de c6liba- 
taires impudents et effr^nds. ^ 



1 Lauri^re, II, 100 ; r Marquette, Michelet, Origines du droit, S64. 
' Quand ]e publiai mes Origines en 1837, Je ne pouvais oonnattre 
ceUe publication (de 1842). 



On Yoit dlci la scdne lionteuse. Le jeune ^poux 
amenant au cMteau son ^pous^e. On imagine les 
rires des chevaliers, des valets, les espiegleries 
des pages autour de ces infortun^s. — « La pre- 
sence de la ch&telaine les retiendra? » Point du 
tout. La dame que les romans veulent faire croire 
si delicate \ mais qui commandait aux hommes 
dans Tabsence du mari, qui jugeait, qui cMtiait, 
qui ordonnait des supplices, qui tenait le mari 
mSme par les fie& qu'elle apportait, cette dame 
n'^tait gu^re tendre, pour une serve surtout qui 
peut-etre etait jolie. Ayant fort publiquement , 
salon Tusage d'alors, son chevalier et son page, 
elle n'etait pas fAch^e d'autoriser ses libert^s par 
les libertes du mari. 

EUe ne fera pas obstacle k la farce, k Tamuse* 
ment qu'on prend de cet homme tremblant qui 
veut racheter sa femme. On marchande d*abord 
avec lui, on rit des tortures << du pajsan avare; » 
on lui suce la moelle et le sang. Pourquoi cet 
achaniement? C*est qu'il est proprement habilie, 
qu'il est honn^te, range, qu'il marque dans le vil- 
lage. Pourquoi? c'est qu'elle est pieuse, chaste, 
pure, c'est qu'elle I'aime, qu'elle a peur et qu'elle 
pleure. Ses beaux yeux demandent grdce. 

Le malheureux oflfre en vain tout ce qu'il a, la 
dot encore... C'est trop peu. L^, il s'irrite de cette 
injuste rigueur. « Son voisin n'a rien paye... » 



< Cette d^licatesse apparatt dans le traitement que ces dames 
voulaient infliger de leurs mains ^l Jean de Meang, leur po^te, 
rauteur du R(man d^ la Rose (vers 1300). 



68 USORGlfiRB. 

L'insolent! le raisonneur! Alors toute la meute 
rentoure, on crie ; batons et balais travaillent sur 
lui, comme grfile. On le pousse, on le pr^cipite. 
On lui dit : « Vilain jaloux, vilaine face de car^me, 
on ne la prend pas ta femme, on te la rendra ce 
soir, et, pour comble d'honneur, grosse ! . . . Remer- 
cie, vous.voiia nobles. Ton ain^ sera baron! » — 
Chacun se met aux fenfitres pour voir la figure 
grotesque de ce mort en habit de noces... Les 
6clats de rire le suivent, et la bruyante canaille, 
jusqu'au dernier marmiton, donne la bbasse au 
« cocu * ! » 



Get homme-14 aurait crev6, s'il n'esp^rait dans 
le d^mon. II rentre seul. Est-elle vide, cette inai- 
son d^sol^e? Non, il y trouve compagnie. Au 
foyer, si^ge Satan. 

Mais bient6t elle lui revient, la pauvre, pdle et 
d^faite, h^las! h^las! en quel 6 tat!... Elle se jette 
k genoux, et lui demande pardon. Alors, le coeur 
de rhomme delate... II lui met les bras au cou. II 
pleure, sanglote, rugit a faire trembler la mai- 
son... 

Avec elle pourtant rentre Dieu. Quoi qu'elle ait 



1 Rien de plus gai que nos vieux contes ; seulement ils sont peu 
varies, lis n'ont que trois plaisanteries : le ddsespoir du cocu, les 
cris du battu, la grimace du pendu. On s'amuse du premier, on rlt 
(h pleurer) du second. Au troisifeme, la gaiel6 est au comble; on se 
tient les cOles. Notez que les trois n'en font qu^un. G'est toujours 
rinf^rieur, le faible qu*0Q outrage en toute s^curlt^, celui qui ne 
peut se d^fendre. 



TBNTATIONS. 99 

pa souffi^ir, elle est pure, innocente et sainte. 
Satan n'aura rien pour ce jour. Le Facte n'est pas 
mAr encore. 

Nos fabliaux ridicules, nos contes absurdes, 
supposent qu'en cette mortelle injure et toutes 
ceUes qui suivront, la femme est pour ceux qui 
Foutragent, centre son man; ils nous feraient 
croire que, trait^e brutalement, et accabl^e de 
grossesses, elle en est heureuse et ravie. — Que 
cela est peu vraisemblable ! Sans doute la quality, 
la politesse, 1 elegance, pouvaientla s^duire. Mais 
on n'en prenait pas la peine. On se serait bien 
moque de celui qui, pour une serve, etlt fil6 le 
parfait amour. Toute la bande, le chapelain, le 
sommelier, jusqu'aux valets, croyaient Thonorer 
par Toutrage. Le moindre page se croyait grand 
seigneur s'il assaisonnait Tamour d'insolences et 
de coups. 



Un jour que la pauvre femme, en I'absence du 
mari, venait d'etre maltrait^e, en relevant ses 
longs cheveux, elle pleurait et disait tout haut : 
«t les malheureux saints de bois, que sert-il de 
leur faire des voeux? Sont-ils sourds? Sont-ils trop 
vieux?... Que n'ai-je un Esprit protecteur, fort, 
puissant (m^chant n'importe) ! J en vois bien qui 
sent en pierre k la porte de T^glise. Que font-ils 
14? Que ne vont-ils pas k leur vraie maison, le 
cMteau, enlever, r6tir ces p^cbeurs?... Oh! la 
force, oh! la puissance, qui pourra me ladonner? 
Je me donnerais bien en ^change. . . H^las ! qu'est-ce 



t>. 



70 LA SOROftRB. 

que je donnerais? Qu'estKje que j'ai pour toe don- 
ner? Eien ne me reste. — Fi de ce corj^ ! Fi de 
I'dme, qui n'est plus que cendre! — Que n'ai-je 
done, a la place du foUet qui ne sert k rien, un 
grand, fort et puissant Esprit ! 

« — ma mignonne maitresse! je suis petit par 
voire faute, et je ne peux pas grandir... Et, d'ail- 
leurs, si j'^tais grand, vous ne m'auriez pas voulu, 
vous ne m'auriez pas souffert, ni votre mari non 
plus. Vous m'auriez fait donner la chasse par vos 
prStres et leur eau b^nite... Je serai fort si vous 
voulez... 

« Maitresse, les Esprits ne sent ni grands ni 
petits, forts ni faibles. Si Ton veut, le plus petit 
va devenir un g^ant. 

« — Comment? — Mais rien n'est plus simple. 
Pour faire un Esprit g^ant, il ne faut que lui faire 
un don. 

« — Quel? — Une jolie &me de femme, 

« — Oh! m^chant, qui es-tu done? Et que de- 
mandes-tu 14? — Ce qui se donne tons les jours... 
— Voudriez-vous valoir mieux que la dame de 
Id-haut? Elle a engage son &me k son mari, a son 
amant, et pourtant la donne encore entiSre k son 
page, un enfant, un petit sot. — Je suis bien plus 
que votre page ; je suis plus qu'un serviteur. En 
que de cboses ai-je 6t6 votre petite servante!... 
Ne rougissez pas, ne vous fdchez pas... Laissez- 
moi dire seulement que je suis tout autour de 
vous, et d6jk peut-6tre en vous. Autrement, com- 
ment saurais-je vos pens^es, et jusqu'd. ceUe que 
vous vous cachez k vous-m&me... Que suis-je, moi? 



TENTATIONS. 71 



Votre petite 4me, qui sans facon parle k la 
grande... Nous sommes inseparables. Savez-vous 
bien depuis quel temps je suis avec vous?... C'est 
depuis mille ans. Car j'^tais k votre m^re, k sa 
mere, k vos aieules... Je suis le g^nie du foyer. 

« — Tentateur ! . . . Mais que feras-tu? — Alors, 
ton mari sera riche, toi puissante, et Ton te crain- 
dra. — Oil suis-je? tu es done le d^mon des tr^sors 
cachfe?... — Pourquoi m'appeler d^mon, si je fais 
una oeuvre juste, de bont^, de pi^t^?... 

« Dieu ne pent pas 6tre partout, il ne pent tra- 
vaiUer toujour s. Parfois il aime a reposer, et nous 
laisse, nous autres gdnies, faire ici le menu ma- 
nage, rem^dier aux distractions de sa providence, 
aux oublis de sa justice. 

« Votre mari en est Texemple... Pauvre travail- 
leur m^ritant, qui se tue, et ne gagne gu6re. . . Dieu 
n*a pas eu encore le temps d'y songer... Moi, un 
peu jaloux, je Taime pourtant, mon bon h6te. Je le 
plains. II n'en pent plus, il succombe. II mourra, 
comme vos enfants, qui sent d6^k morts de mis^re. 
Ubiver, il a 616 malade... Qu*adviendra-t-il I'hiver 
prochain? » 

Alors, elle mit son visage dans ses mains, elle 
pleura, deux, trois heures, ou davantage. Et, quand 
elle n'eut plus de larmes (mais son sein battait en- 
core), il dit : « Je ne demande rien... Seulement, 
je vous prie, sauvons-le. » 

Elle n'avait rien promis, mais lui appartint d^s 
cette heure. 



POSSESSION 



L'&ge terrible, c'est I'^ge d'or. J'appelle ainsi la 
dure dpoque oil Tor eut son av^nement. C'est 
Fan 1300, sous le rSgne du beau roi qu'on put 
croire d'or ou de fer, qui ne dit jamais un mot, 
grand roi qui parut avoir un d^mon muet, mais de 
bras puissant, assez fort pour brtller le Temple, 
assez long pour atteindre Rome et d*un gant de fer 
porter le premier soufflet au pape. 

L'or devient alors le grand pape, le grand dieu. 
Non sans raison. Le mouvement a commence sur 
TEurope par la croisade ; on n estime de richesse 
que celle qui a des ailes et se prSte au mouvement, 
celle des echanges rapides. Le roi, pour frapper 
ses coups t distance, ne veut que de Tor. L'armdo 
de Tor, Tarm^e du fisc, se r^pand sur tout le pays. 
Le seigneur, qui a rapports son rdve de TOrient, 



FOSSE$SIONj T% 

en desire toujours les merveiUes, armes damasqui- 
B^eSy tapis, Apices, chevaux pr^cieux. Pour tout 
cela, il faut de Tor. Quand le serf apporte son bl^, 
il le repousse du pied. « Ce n'est pas tout; je veux 
de Tor ! » 

Le monde est change ce jour-1^. Jusqu'alors, au 
milieu des maux, il y avait, pour le tribut, une 
s^curit^ innocente. Bon an, mal an, la redevance 
suivait le cours de la nature et la mesure de la 
moisson. Si le Seigneur disait : « C'est pen, » on 
r^pondait : « Monseigneur, Dieu n*a pas donn^ 
davantage. » 

Mais lor, hilas! oil le trouver?... Nousn'avons 
pas une arm^e pour en prendre aux villes de 
Flandre. Ou creuserons-nous la terre pour lui 
ravir son tresor? Oh! si nous etions guides par 
I'Esprit des tr^sors caches * ! 



> Les demons troiiblent le monde pendant tout le moyen dge. 
Hais Satan ne prend pas son caracl^re d^Onilif avant le treizi^me 
sl5cle. • Les pacles, dit M. A. Maury, sont Tort rares avant cette 
^poque. » Jc le crois. Comment contracter avec ceiui qui vraiment 
n'est pas encore? Ni I'un ni Tautre des contractants n'6tait mtir 
pour le conlrat. Pour que la volenti en vicnne h celte extr^mit^ 
terrible de se vcndre pour Tdiernit^, il faut qu'elle ait d^sespire. Ce 
n*csl gufere le malheureux qui arrive au d^sespoir; c*est le mise- 
rable, celui qui a connaissance parraite de sa mis^re, qui en souffre 
d'aulani plus el n*attend aucun remade. Le miserable en ce sens, 
c^esl Hiomroe du quatorzi^nie siecle, Tbomrae dont on exige I'lm- 
pos^ible (des redevances en argent). — Dans ce cbapitre el le sui- 
vanl, J^ai marqud les situations, les sentiments, les progr^s dans le 
ddsespoir, qui peuvent amener le trail6 dnorme du pacte, et, ce 
qui est bicn^lus que le simple pacte, Tborrible ^tat de sorciere. 
Norn prodiguK °^^is chose rare alors, laquelle n'6tait pas moins 
qn'an mariage 0l|(i^une sorte de pontificate Four la facility de Texpo- 



P€indant que tous d^sespdrent, la femme au lutin 
est d^j^ assise sur ses sacs de bl^ dans la petite 
villa voisine. EUe est seule. Les autres, au village, 
sont encore k d^liberer. 

Elle vend au prix qu'elle veut. Mais, mfime 
quand les autres arrivent, tout va a elle; je ne 
sais quel magique attrait y mdne, Personne ne 
marchande avec eUe. Son rnari, avant le terme, 
apporte sa redevance en bonne monnaie sonnante 
k Torme fiSodal. Tons disent : « Chose surpre- 
nante ! . .. Mais elle a le diable au corps ! » 

Us rient, et elle ne rit pas. Elle est triste, a 
peur. Elle a beau prior le soir. Des fourmillements 
6tranges agitent, troublent son sommeil. Elle voit 
de bizarres figures. L'Esprit si petit, si doux, 
semble devenu imp6rieux. II ose. Elle est inquidte, 
indign^e, veut se lever. Elle reste, mais elle g6mit, 
se sent d^pendre, se dit : « Je ne m'appartiens 
done plus ! » 



« Voil^ enfin, dit le seigneur, un paysan rai- 
sonnable; il paye d'avance. Tu me plais. Sais-tu 
compter? — Quelque peu. — Eh bien, c'est toi qui 



8ftion, J*ai rattacb6 les details de cette delicate analyse & an l^r 
fll ficlif. Le cadre importe peu du reste. L'essenliel, c*est de bien 
comprendre que de telles choses ne vinrent point (comme on 
t^chait de le faire croire) de la UgereU hafMiM, de Vinconstanee de la 
nature dichw, des tentatians fortuites de la concupiscence. II y fallal 
la pression fatale d*un age de fer, celle des n^cessit^s atroces ; U 
fallut que Tenfer m6nie parat an abri, on asile^ contre Tenfer 
d*iei-bas. y 



1>MSESSI0!«. 75 

compteras ayec terns ces gens. Chaque samedi, 
assis sous rorme, tu recevras leur argent. Le 
dimanche, avant la messe, tu le monteras au cM- 
teau. 79 

Grand changement de situation! Le coeur bat 
fort a la femme quand, le samedi, elle voit son 
pauvre laboureur, ce serf, sidger comme un petit 
seigneur sous Tombrage seigneurial. Khomme est 
tm peu ^tourdi. Mais enfin il s'habitue; il prend 
quelque gravity. II n'y a pas 4 plaisanter. Le sei- 
gneur veut qu'on le respeete. Quand il est mont^ 
au chateau, et queles jaloux ont fait mine de rire, 
de lui faire quelque tour : « Vous voyez bien ce 
cr^neau, dit le seigneur; vous ne voyez pas la 
corde, qui cependant est pr§te. Le premier qui le 
touchera, je le mets la, haut et court. » 



Ce mot circule, on le redit. Et il ^tend autour 
d'eux comme une atmosphere de terreur. Chacun 
leur 6te le chapeau bien bas, tres bas. Mais on . 
s*6loigne, on s'dcarte, quand ils passent. Pour les 
^viter, on s'en va par le chemin de traverse, sans 
voir et le dos courbe. Ce changement les rend flers 
d'abord, bient6t les attriste. lis vont seuls dans la 
commune. Elle, si fine, elle voit bien le dddain 
haineux du cbAteau, la haine peureuse den bas. 
Elle se sent entre deux perils , dans un terrible 
isolement. Nul protecteur que le seigneur, ou 
plut6t Targent qu'on lui donne; mais, pour le 
trouver cet argent, pour stimuler la lenteur du 
paysan, vainer^ Knertie qu'il oppose, poui^arra- 



76 U SORGlfiRl. 

cher quelque chose mdme k qui n'a rien, qu'il faut 
d'insistances , de menaces, de rigueur! Le bon- 
homme n ^tait pas fait a ce metier. Elle 1 y dresse, 
elle le pousse, elle lui dit : « Soyez rude ; au besoin 
cruel. Frappez. Sinon, vous manquerez les termes. 
Et alors, nous sommes perdus. » 

Ceci, c'est le tourment du jour, peu de chose en 
comparaison des supplices de la nuit, Elleacomme 
perdu le sommeil. Elle se I6ve, va, vient. Elle r6de 
autour de la maison. Tout est calme; et cependant 
quelle est chang^e, cette maison! Comme elle a 
perdu sa douceur de s^curitd, d'innocence! Que 
rumine ce chat au foyer, qui fait semblant de dor- 
mir et m'entrouvre ses yeux verts? La chevre, k 
la longue barbe, discrete et sinistre personne, en 
sait bien plus qu elle n'en dit. Et cette vache, que 
la lune fait entrevoir dans 1 etable, pourquoi m'a- 
t-elle adress^ de c6t6 un tel regard?... Tout cela 
n'est pas naturel. 

Elle frissonne et va se remettre k c6td de son 
mari. « Homme heureux! quel sommeil profond!... 
Moi, c'est fini, je ne dors plus ; je ne dormirai plus 
jamais!... » Elle salffaisse pourtant a la longue. 
Mais, alors, combien elle soufFre ! L'h6te importun 
est pr6s d'elle, exigeant, imperieux. II la traite 
sans menagement; si elle Teloigne un moment par 
le signe de la croix ou quelque pri^re, il revient 
sous une autre forme. « Arriere, demon, qu oses-tu? 
Je suis une ame chr^tienne... Non, cela ne t'est 
pas permis. » 

II prend alors, pour se venger, cent formes hi- 
deusgg^ : il file gluant en couleuvre sur son sein. 



\ 



I 



POSSESSION. n 

danse en crapaud sur son ventre , ou , chauve- 
souris, d'un bee aigu, cueille k sa bouche effray^e 
d'hombles baisers... Que veut-il? La pousser k 
bout, faire que, vaincue, ^puisde, elle c^de et l&che 
un Oui. Mais elle rfeiste encore. Elle s'obstine k 
dire : Non. Elle s'obstine k souffrir les luttes 
cruelles de chaque nuit, Tinterminable martyre de 
ce d^solant combat. 



« Jusqu'4 quel point un Esprit pettt-il en mdme 
temps so faire corps? Ses assauts, ses tentatives 
ont-elles une r^alit^? P6cherait-elle charnelle- 
ment, en subissant Knvasion de celui qui r6de 
autour d*elle? Serait-ce un adult^re r6el?... » De- 
tour subtil par lequel il allanguit quelquefois, 
6nerve sa resistance. « SI je ne suis rien qu'un 
souffle, une fum^e, un air l^ger (comme beaucoup 
de docteurs le disent), que craignez-vous, Ame 
timide, et qu'importe k votre mari ? » 

Cest le supplice des Ames, pendant tout le 
moyen Age, que nombre de questions que nous 
trouverions vaines, de pure scolastique, agitent 
effrayent, tourmentent, se traduisent en visionSv 
parfois en d^bats diaboliques, en dialogues cruels 
qui se font a Tint^rieur. Le d^mon, quelque furieux 
qu'il soit dans les ddmoniaques , reste un esprit 
toutefois tant que dure TEmpire remain, et encore 
au temps de saint Martin, au cinquieme si^cle. A 
Imvasion des Barbares, il se barbarise et prend 
corps. II Pest si bien, qa*k coups de pierres il 
s'amuse k casser la cloche du convent de saint 



78 U SfiftClil^E. 

Benatt. Da plus ^n plus^ pour effrayer lea Volants 
envahisseurs de biens eccl^siastiques, on incarne 
fortement le diable ; on iaculque cette pens^e qu'il 
tourmentera les p^Gheurs, nojx d'&pae a &me seule- 
ixient,' mais corporellement dans leur chair, qu'ils 
soufTriront des $uppUce$ mat^riels, non des flammes 
id^ales, maxs bleu eix r^alit^ oe qu^e les charboiDS 
ardents, le gril ou la brocbe rouge, peuveiat dosiBer 
d'exquises douleurs. 

L'id^e des diables tortureurs, infligeant aux 
Smes des iQorts des tortures laat^rielles, fut, pour 
rfiglise, une mine d'or. Les vivants, litavr^s de 
douleur, de piti^, se demandaient : « Si Ton pou- 
vait, d un monde a I'autre, leg racheter, ces pauvres 
Sjnes? leur appliquer Vexpiatioa par amende et 
composition que Ton pratique sur la terre? » — Ce 
pont entre les deux mondes fut Cluny, qui, dAs sa 
naissance (vers 900), devint tout A coup Tun des 
ordres les plus riches, 

Tant que Dieu punissait lui-^mdme, appesamiis- 
salt sa main ou frappait par I'epee de I'ange (selon 
la noble forme antique), il y avait moins d'horreur; 
cette main 6tait s6v6re, celle dun juge, d'un p6re 
pourtant. L'ange en frappant restait pur et net 
comme son 6p6e. II n'en est nullement ainsi, quand 
Tex^cution se fait par des demons immondes. lis 
n'imitent point du tout l'ange qui brida Sodome, 
mais qui d'abord en sortit. lis y restent, et leur 
enfer est une horrible Sodome oil ces esprits, plus 
souill^s que les p^cheurs qu'on leur livre, tirent 
des tortures qu'ils indigent d'odieuses jouissances. 
G'est I'enseignement qu'on trouyait dans les naives 



POSSESSION. 79 



sculptures ^tal^es aux portes deft ^glises. On y 
apprenait Thorrible legon des volupt6s de la dou^ 
leur. Sous pr^texte de supplice, les diables assou- 
vissent sur leurs victlmes les caprices les plus 
revoltants. Conception immorale (et profonddment 
coupable !) d'une prdtendue justice qui favorise le 
pire, empire sa perversity en lui donnant un jouet, 
et corrompt le ddmon m^me I 



Temps cruels!... Sentez-vous combien le ciel fut 
noir et bas, lourd sur la t^te de Thomme? Les pau- 
vres petits enfants , des leur premier Age , imbus 
deces id^es horribles, et tremblants dans le ber- 
ceau! La vierge pure, innocente, qui se sent dam- 
n6e du plaisir que lui inflige TEsprit. La femme, au 
lit conjugal, martyrisee de ses attaques, resistant, 
et cependant, par moments, le sentant en elle... 
Chose affreuse que connaissent ceux qui ont le 
ttoia. Se sentir une vie double, distinguer les mou- 
vements du monstre, parfois agitd, parfois dune 
xnolle douceur, onduleuse, qui trouble encore plus, 
qui ferait croire qu'on est en mer ! Alors, on court 
^perdu, ay ant horreur de soi-mfime , voulant 
s'^chapper, mourir... 

Mdme aux moments ou le d^mon ne s^vissait 
pas centre elle , la femme qui commengait 4 6tre 
envahie de lui errait accabl^e de m^lancolie. Car, 
d^sormais, nul remade. II entrait invinciblement, 
comme une fum^e immonde. II est le prince des 
airs , des tempStes , et , tout autant, des tempStes 
intdiidures. G'est ce qu'on voit exprimi^ grossi^re- 



80 U 80RCI£RB, 

ment, ^nergiquement , sous le portail de Stras- 
bourg. En tete du choeur des Yierges folks, leur 
chef, la femme sc^lerate qui les entraine a Tabime, 
est pleine, gonfl^e du demon, qui regorge ignoble- 
ment et lui sort de dessous ses jupes en noir flot 
d'^paisse fumde. 

Ce gonflement est un trait cruel de la possession; 
c'est un supplice et un orgueil. Elle porte son 
ventre en avant, I'orgueilleuse de Strasbourg, ren- 
verse sa tfite en arriere. Elle triomphe de sa ple- 
nitude, se r^jouit d etre un monstre. 

Elle ne Test pas encore, la femme que nous sui- 
vons. Mais elle est gonflee deja de lui et de sa su- 
perbe, de sa fortune nouvelle. La terre ne la porte 
pas. Grasse et belle, avec tout cela, elle va par la 
rue, tfite haute, impitoyable de dedain. On a peur, 
on hait, on admire. 

Notre dame de* village dit, d'attitude et de re- 
gard : tf Je devrais ^tre la Dame!... Et que fait-elle 
la-haut, rimpudique, la paresseuse, au milieu de 
tons ces hommes, pendant Tabsence du mari?» La 
rivalite s'^tablit. Le village , qui la d^teste, en est 
fier. « Si la chatelaine est baronne, celle-ci est 
reine... plus que reine, on nose dire quoi.., » 
Beauts terrible et fantastique , cruelle d'orgueil et 
de douleur. Le d^mon mSme est dans ses yeux. 



II Ta et ne Fa pas encore. Elle est elle, et se main- 
tient elk. Elle n est du d^mon ni de Dieu. Le d^ 
mon pent bien Tenvahir, y circuler en air subtil. 
Et il n*a encore rien du tout. Car il n'a pas la vo- 



POSSESSION. g| 

lont^. EUe est possedee , endiahUe , et elle n'appar- 
tient pas au Diable. Parfois il exerce sur elle d'hor- 
ribles sevices, et n'en tire rien. II lui met au sein, 
au ventre, aux entrailles, un charbon de feu. Elle 
se cabre, elle se tord, et dit cependant encore : 
« Non, bourreau, je resterai moi. » 

« — Gare a toi ! je te cinglerai d'un si cruel fouet 
de vipere, je fe couperai d'un tel coup, qu'apres tu 
iras pleurant et pergant Fair de tes cris. » 

La nuit suivante, il ne vient pas. Au matin (c est 
le dimanche), Thomme est monte au chdteaii. II en 
descend tout ddfait. Le seigneur a dit : « Un ruis- 
seau qui va goutte k goutte ne fait pas tourner le 
moulin... Tu mapportes sou k sou, ce qui ne me 
sert k rien... Je vais partir dans quinze jours. Le 
rot marche vers la Flandre, et je n'ai pas settle- 
ment un destrier debataille. Le mien boite depuis 
le tournoi. Arrange-toi. II me faut cent livres... — 
Mais, monseigneur, oules trouver? — Metstoutle 
village a sac, si tu veux. Je vais te donner assez 
d'hommes... Dis k tes rustres qu'ils sont perdus si 
I'argent n'arrive pas, et toi le premier, tu es 
mort... J'ai assez de toi. Tu as le coeur d'une 
femme; tu es un Idche, un paresseux. Tu p^riras, 
tu la payeras, ta mollesse, ta Idchete. Tiens, il ne 
tient presque a rien que tu ne descendes pas, que 
je ne te garde ici... Cest. dimanche; on rirait 
Men si on te voyait ^SDnTas gambiller a mes crd- 
neaux. » / 

Le malheuneux r^dit cela k sa femme, n'espdre 
rien , se prepare k laj mort , recommande son dme 
a Dieu. Elle, non mpins effirayde, ne pent se cou- 

1. 



83 LA SORClfiRE. 

cher ni donnir- Que faire? EUe a biep regret 
d avoir renvoy^ TEsprit. S^il revenait!.., Le matin, 
lorsque son mari se leve, elle tombe dpuis^e sur le 
lit. A peine elle y est qu elle sent un poids lourd 
sur sa poitrine; elle halete, croit ^touflFer. Ce poids 
descend, p6se au ventre, et en m^me temps & ses 
bras elle sent comme deux mains dacier, « Tu 
m'as d^sir^... Me voici. Eh bien, indocile, enfln, 
enfin, je I'ai done, ton dme? — Mais, messire, est- 
elle a moi? Mon pauvre mari ! Vous I'aimiez. . . Vous 
Tavez dit.., Vous promettiez... — Ton mari ! as-tu 
oubli6?... es-tu stlre de lui avoir toujours gard^ta 
volontd?... Ton 4me! je te la demande par bontfi, 
mais je Taid^j^... 

« — Non, messire, dit-elle encore par un retour 
de fiert^, quoiqu'en n^cessitd si grande. Non, mes- 
sire, cette &me est k moi, 4 mon mari, au sacre- 
ment... 

« — Ah! petite, petite sotto! incorrigible! Ce jour 
m4me , sous Taiguillon , tu luttes encore ! . . . Je Tai 
vue, je la sais, ton dme, k chaque heure, et bien 
mieux que toi. Jour par jour, j'ai vu tes- premieres 
resistances, tes douleurs et tes d^sespoirs. J'ai vu 
tes d^couragements quand tu as dit k demi-voix : 
« Nul n'est tenu a Timpossible. » Puis j'ai vu tes 
resignations. Tu as 6t6 battue un pen, et tu as cri6 
pas bien fort... Moi, si j'ai demands ton dme, c'est 
que dejatu I'as perdue... 

« Maintenant ton mariperit... Que faut-il faire? 
J'ai pitie de vous... Je t'ai... mais je veux davan- 
tage, et il me faut que tu cMes, et d*aveu, et de 
vplont^- Autrement il o^rira. » 



POSSESSION. 83 

Elle r^pondit biea bas , en donnant : « H^las ! 
mon corps et ma miserable chair, pour sauver mon 
pauvre mari, prenez-les... Mais mon cqeur, non. 
Personne ne Ta eu jamais, et je ne peux pas le 
doBner. » 

La, elle altendit, r^sign^e... Et il luijetadeux 
mots : « Retiens-les. C'est ton salut. » — An mo- 
ment, elle frissonna, se sentit avec horreur empa- 
l^e d'un trait de feu, inond^e d'un flot de glace . . . 
Elle poussa lin grand cri, EUq se trpiiva dans les 
bras de son mari ^tonne, et quelle inonda de 
larmes. 



Elle s'arracha violeniment, se leva, craignant 
d*oul)lier Ifes deux mots si n^cessaires. Son mari 
^tait effray6. Car elle rie le voyait pas mSme, mais 
elle lancait aux murailles le regard aigu de Med^e. 
Jamais elle ne fut plus belle. Dans roeil noir et le 
blanc jaune flamboyait une lueur qu on n'osait en- 
visager, unjet sulfur eux de volcan. 

EUe marcha droit a la ville. Le premier mot ^tait 
vert. Elle vit pendre a la porte d^ln marchand une 
robe verte (couleur du Prince du monde). Robe 
vieille, qui, mise sur elle se trouva jeune, ^blouit. 
Elle marcha, sans s'informer, droit k la porte d un 
juif, et elle y frappa un grand coup. On ouvre avec 
precaution. Ce pauvre juif, assis par terre, s'^tait 
englouti de cendre. « Mon cher, il me faut cent 
livres! — Ah! madame, comment le pourrais-je? 
Le prince-^vdque de la ville, pour me faire dire ou 



1 fk 



84 LA SORCl£n£, 

est mon or, m'a fait arracher les dents*... Voyez 
ma bouche sanglante... — Je sais, je sais. Mais je 
viens chercher justement chez toi de quoi d^truire 
ton ^vfique. Quand on souffl6te le pape , T^veque 
ne tiendra guere. Qui dit cela? C est Tolede *. » 

II avait la tSte basse. Elle dit, et elle souffla... 
Elle avait une dme entiere, et le diable par dessus. 
Une chaleur extraordinaire remplit la chambre. 
Lui-meme sentit une fontaine de feu. « Madame, 
dit-il, madame, en la regardant en dessous, pau- 
vre, ruin6 comme je suis, j'avais quelques sous en 
reserve pour nourrir mes pauvres enfants. — Tu 
ne t'en repentiras pas, juif... Je vais te faire le 
grand serment dont on meurt... Ce que tu vas me 
donner, tu le recevras dans huit jours, et de bonne 
heure, et le matin... Je ten jure et ton grand ser- 
menty et le mien plus grand : « ToUde. » 



Un an s'^tait ^coul^. Elle s*^tait arrondie. Elle 
se faisait toute d'or. On 6tait ^tonn6 de voir sa 
fascination. Tons admiraient, obdissaieiit. Par un 
miracle du diable, le juif, devenu g^n^reux, au 



1 G*^talt une m^tbode fort usit^e pour forcer les Juifs de contrf- 
buer. Le roi Jean sans Terre y eut souvent recours. 

' Tolede paralt avoir €X€ la ville sainte des sorciers, innombra-* 
bles en Espagne. Leurs relations avec les Maares» tenement clvi* 
lls^s, avec les Juifs, fort savants et mattres alors de TEspagae 
(comme agents du flsc royal), avaient donn^ aux sorciers une plus 
haute culture, et ils formalent Si Toledo une sorte d'universit^. An 
seizieme si^cle, on Tavait cbristianis^e, transform^e, r^duite ^ la 
magie blanche. Voir la Dipo^iiion du zorder Achard, $ieurdeBeau 
mant, nUdecin en Poitou. Lancre, Incr6duliU, p. 781. 



POSSESSION. 85 

moindre signe pr^tait. EUe seule soutenait le cha- 
teau et de son credit a la ville, et de la terreur du 
village, de ses rudes extorsions. La victorieuse 
robe verte allait, venait, de plus en plus neuve 
et belle. Elle-m6me prenait une colossale beaute 
de triomphe et d'insolence. Une chose naturelle 
effrayait. Chacun disait : « A son dge , elle gran- 
dit! » 

Cependant, voici la nouvelle : le seigneur re- 
vient. La dame, qui d6s longtemps n'osait descen^ 
dre pour ne pas rencontrer la face de celle d en 
bas, a mont6 son cheval blanc. Elle va a la renr. 
centre, entouree de tout son monde, arr6te et salue 
son ^poux. 

Avant toute chose, elle dit : « Que je vous ai 
done attendu! Comment laissez-vous la fidele 
Spouse si longtemps veuve et languissante?... Eh 
bien, pourtant, je ne peux pas vous donner place 
ce soir, si vous ne m octroy ez un don. — Deman- 
dez, demandez, 6 belle ! dit le chevalier en riant. 
Mais faites vite... Car j'ai hdte de vous embrasser, 
ma Dame... Que je vous trouve embellie ! » 

Elle lui parla a I'oreille, et Ton ne salt ce qu'elle 
dit. Avant de monter au chateau, le bon seigneur 
mit pied a terre devant T^glise du village, entra. 
Sous le porche, en t^te des notables, il voit une 
dame quil ne reconnalt pas, mais salue profon- 
dement. D une fierte incomparable, elle portait 
bien plus haut que toutes les tStes des hommes le 
sublime hennin de I'^poque, le triomphant bonnet 
du diable. On Tappelait spuvent ainsi, k cause de 
la double corne dont 11 6tait d^cor^. La vraie. 



86 U SORCI^RB. 

dame rougit ^clips^e, et passa toute petite, Piiis, 
indign^e, a demi voix : « La voil4 pourtant, votre 
serve ! C est fini. Tout est renvers6, Les kaes insul- 
tent les chevaux. » 

A la sortie, le hardi page, le favori, de sa cein- 
ture tire un poignard affile, et lestement, d'un seul 
tour, coupe la belle robe verte aux reins ^ EUe 
faillit s'dvanouir... La foule 6tait interdite. Mais 
on comprit quand on vit toute la maison du sei- 
gneur qui se mit k lui faire la chasse... Rapides 
et impitoyables sifflaient, tombaient les coups de 
fouet... Elle fuit, mais pas bien fort; elle est d6jk 
un peu pesante. A peine elle a fait vingt pas, 
qu'elle heurte. Sa meilleure amie lui a mis sur le 
chemin une pierre pour la faire chopper... On rit. 
EUehurle, a quatre pattes... Mais les pages impi- 
toyables la releyent k coups de fouet. Les nobles 
et jolis l^vriers aident et mordent au plus sensible. 

* C'est le grand et cruel outrage, qu'on troave usit€ dans ces 
temps. II est, dans les lots galioiseset anglo-saxonnes, la peine de 
rimpuret^. Grimm, 679, 711. Sternhook, 19, 336. Ducange, III, 59. 
Michelet, Oriyines, 3S6, 389. — Pius lard, le mgme affront est indi- 
gnement inflig^ aux femmes bonndtes, aux bourgeoises d6ih 
fldres, que la noblesse veut bumilier. On salt le guet-apens ou le 
lyran Hagenbach flt loraber les dames bonorables de la baute 
bourgeoisie d' Alsace, probablement en derision de leur ricbe et 
royal costame, tout de soie ct d'or. J'ai rapports aussi dans mes 
Origines (page 950) le droit strange que le sire de Pac6, en An]ou, 
reclame sur les femmes jolies (honneles) du voisinage. Elies doi- 
vent lui apporter au ehdteau I deniers, un chapeau de roses et 
danser avec ses oflieiers. D-marche fort dangereuse, ou eties 
avalent h craindre de trouver un affront, comme celui d*Hagen- 
bacb. Pour les y contraindre, on ajoute cette menace que les 
rebelles d^pouili^es seront piqu^es d*an aiguillon marqud aux 
armes d« seigneur. 



possBSSiosr. 



Elle arriye en&n, ^perdue, dans ce terrible cor- 
tege, k la porte de sa maison. — Ferm^e! — LA, 
des pieds et des mains, elle frappe, elle crie : « Mon 
ami, oh ! vite ! vite ! ouvrez-moi ! t* Elle 6tait ^ta- 
1^6 Ik^ comme la miserable chouette qu'on clone 
aux portes dune ferme... Et les coups, en plein, 
lui pleuvaient... — An dedans, tout dtaitsourd. 
Le znari y 6tait-il? ou bien, riche et effray6, 
avait-il peur de la foule, du pillage de la maison? 

Elle eut Ik tant de mis^res, de coups, de souf- 
flets sonores, qu'elle saffaissa, ddfaiUit. Sur la 
froide pierre du seuil, elle se trouva assise, k nu, 
demi morte, ne couvrant gu^re sa chair sanglante 
que des flots de ses longs cheyeux. Quelqu un du 
ch&teau dit : « Assez... On n'exige pas quelle 
meure. » 

On la laisse. Elle se cache. Mais elle voit en 
esprit le grand gala du chdteau. Le seigneur, un 
peu 6tourdi, disait pourtant : « J y ai regret. » Le 
chapelain dit doucement : « Si cette femme est 
endiableCy comme on le dit, monseigneur, vous 
devez k vos bons vassaux, vous devez k tout le 
pays, de la livrer k Sainte Eglise. II est effrayant 
de voir, depuis ces affaires du Temple et du Pape, 
quels progr^sfait led^mon. Centre lui, rien que le 
feu... » — Sur cela un Dominicain : « Votre R6y6- 
rence a parl6 excellemment bien. La diablerie, 
c'est rh^r^sie au premier chef. Comme I'h^r^- 
tique, rendiabl6doit6trebrt!ll6. Pourtant plusieurs 
de nos bons P^res ne se fient plus au feu mSme. 
lis veulent sagement qu'avant tout Tdme soit 
longuement purg^e, ^prouv^e, dompt^e par les 



/ 




LA S0RCI£RE. 



jetines; qu'elle ne brMe'pas dans son orgueil, 
qu'elle ne triomphe pas au bticher. Si, madame, 
voire pi^te est si grande, si charitable, que vous- 
mfime vous preniez la peine de travaiUer sur 
celle-ci, la mettant pour quelques ann^es in pace 
dans une bonne fosse dont vous seule auriez la 
clef; vous pourriez, par la Constance du cMti- 
ment, faire du bien k son dme, honte au diable, et 
la livrer, humble et douce, aux mains de TEglise. » 



•l«M«« 



VI 



LE FACTE 



U Be manquait que la victime. On savait que le 
present le plus doux quon pt^t lui faire, c'^tait de 
la lui amener. EUe ett tendrement reconnu Tem- 
pressement de celui quilui etlt fait ce don d'amour, 
\ivT6 ce triste corps sanglant. 

Mais la proie sentit le chasseur. Quelques mi- 
nutes plus tardy elle aurait 6i6 enlevde, k jamais 
scell^e sous la pierre. Elle se couvrit d'un naillon 
qui se trouvait dans Potable, prit des ailes, en 
quelque sorte, et, avant minuit, se trouva k quel- 
ques lieues, loin des routes, sur une lande aban- 
donn^e qui n 6tait que chardons et ronces. C'6tait 
k la lisi^re d'un bois, ou, par une lune douteuse, 
elle put ramasser quelques glands, qu'elle englou- 
tit, eomme une bdte. Des siecles avaient passd 
depuis la yeille; elle ^tait m^tamorplios^e. La 



xjJ 



90 LA SORGlfiRE. 

belle, la reine de village, n'^tait plus ; son &me, 
chang^e, changeait ses attitudes m^me. Ella 6tait 
comme un sanglier sur ces glands, ou comme un 
singe, accroupie. EUe roulait des pens6es nulle- 
menthumaines, quand elle entendou croit entendre 
un miaulement de chouette, puis un aigre 6clat de 
rire. Elle a peur, mais c'est peut-6tre le gai mo- 
quetir qui contrefait toutes les voix; ce sont ses 
tours ordinaires. 

L'eclat de rire recommence. D'oii vient-il? Elle 
ne voit rien. On dirait qu'il sort d'un vieux chSne. 

Mais elle entend distinctement : « Ah ! te voil4 
done enfin... Tu n'es pas venue de bonne gr&ce. Et 
tu ne serais pas venue si tu n'avais trouv6 le fond 
de ta n6cessit6 dernidre... II t'a fiallu, Torgueil- 
leuse, faire la course sous le fouet, crier et deman- 
der gr&CQ, moqu^e, perdue, sans asile, rejet^e de 
ton mari« Ou seraisrtu si, le soir, je n'avais eu la 
QhBxii6 de te faire voir Vin' pace qu'on te pr^parait 
dans la tour?... C'est tard, bien tard, que tu me 
viens, et quand on t'a nomim^e la vidUe... Jeune, 
tu ne m^as pas bi^a traits, moi, ton petit lutin 
d'alors, si empress^ 4 te servir... A ton tour (si je 
veux de toi) de me servir et de baiser mes pieds. 

« Tu fus mienne des ta naissance par ta malide 
eontenue, par ton charme diabolique. J'^taiston 
amant, ton mari. Le tien t'a fermd sa porte. Moi, 
je ne ferme pas la mienne. Je te regois dans mes 
domaines, mes libres prairies, mes forits... Qu'y 
gagn4«je? Est-ce que dds longtemps je ne t'ai pas 
Imo|i heure? Ne t'ai*je pas envahie, poss^d^e, 
emplie de ma flamme? J'ai change, remplac^ ton 



LE PACTS. 91 

sang. II n'est reine de ton corps oi^ je ne circule 
pas« Tu ne peux pas savoir toi-mdme a qael point 
tu es mon Spouse. Mais nos noces n'ont pas eu 
encore toutes les formalit^s. J ai des. moeurs, je 
me fais scrupule... Soyons un pour I'^ternit^. 

« — Mefisire, dans I'etat oil je suis, que dirais-je? 
Oh I je I'ai senti, trop bien senti» que des longtemps 
Tous dtes toute ma destin^e. Vous m'avez mail- 
cieusiBment caress^, combine, enrichie, afin de 
me pr^cipiter-.. Hier, quand le I6vrier noir mordit 
ma pauvre nudity, sa dent brillait... J'ai dit : 
« C'est lui. » Le sodr^ quand cette H^rodiade salit, 
efifraya la table, quelqu'un ^tait entremetteur 
pour quon promtt mon sang... C'est vous. 

u — Oui, mais c'est moi qui t'ai sauv^e et qui 
fai fait venir ici. J'ai fait tout, tu I'as devin^. Je 
t'ai perdue. Et pourquoi? Cest que je te veux sans 
partage. Franchement, ton mari m'ennuyait. Tu 
cMcanais, tu marchandais. Tout autres sont mes 
proc^d^s. Tout on rien^ Voila pourquoi je t'ai un 
peu travaill^e, disciplin^e, mise k pointy mtlrie 
pour moi.*. Cor telle est ma d^licatesse. Je ne 
prends pas, comme on croit, tant d'dmes sottes 
qui se donneraient. Je veux des Smes ^lues, k un 
certain ^tat friand de fureur et de ddsespoir... 
Tiens, je ne peux te le cacher, telle que tu es 
aujourd'hui, tu me plais; tu t'embellis fort; tu es 
une fime desirable... Ob! qu'il y a longtemps que 
je t'aimel... Mais aujourd'hui j'ai faim de toi... ' 

« Je feral grandement les choses. Je ne suis pas 
de ees^ maris qui comptent avec leur fiancee. Si tu 
ne VQidais qu'dtre xiche, cela serait a I'instant 



f 



92 LA SORClgnE, 

mdme. Si tu ne voulais qu'Stre reine, remplacer 
Jeanne de Navarre, quoiqu'on y tienne, on le 
ferait, et le roi n'y perdrait gudre en orgueil, en 
m^chancet^. II est plus grand d'etre ma femme. 
Mais enfin, dis ce que tu veux. 

« — Messire, rien que de faire du mal. 

« — Charmante, charmante r^ponse ! . . • Oh ! que 
j'ai raison de t'aimer!... En efFet, cela contient 
tout, toute la loi et tons les propMtes.,. Puisque 
tu as si bien choisi, il te sera, par dessus, donn^ 
de surplus tout le reste. Tu auras tons mes secrets. 
Tu verras au fond de la terre. Le monde viendra 
k toi, et mettra Tor k tes pieds... Plus, void le 
vrai diamant, mon ^pousee, que je te donne , la 
vengeance... Je te sais, friponne, je sais ton plus 
cach^ d^sir. . . Oh ! que nos coeurs s'entendent 1^. . . 
C'est bien Ik que j'aurai de toi la possession defi- 
nitive. Tu verras ton ennemie agenouillee devant 
toi, demandant gr^ce et priant, heureuse si tu la 
tenais quitte en faisant r^e quelle te fit. EUe 
pleurera... Toi, gracieuse, tu diras : A'ow, et la 
verras crier : Mort et damnation!.,. Alors, j'en 
fais mon affaire. 

« — Messire, je suis votre servante... J'dtais 
ingrate, c'est vrai. Car vous m'avez combine tou- 
jours. Je vous appartiens, 6 mon maitre! 6 mon 
dieu! Je n'en veux plus d'autre... Suaves sont vos 
delices. Votre service est trds doux. » 

hk, elle tombe a quatre pattes, ladore!... EUe 
hii fait d'abord Thommage, dans les formes du 
Temple, qui symbolise I'abandon absolu de la vo- 
lenti. Son mattre, le Prince du monde, le Prilico 



LE PACTS. *> 93 

des vents, lui souffle k son tour comme un imp^- 
tueux esprit. EUe recoit k la fois les trois sacre- 
ments k rebours, bapt^me, prStrise et mariage. 
Dans cette nouvelle Eglise, exactement Tenvers de 
Tautre, toute chose doit se faire k I'envers. Sou- 
mise, patiente, elle endura la cruelle initiation *, 
soutenue de ce mot : << Vengeance ! » 



Bien loin que la foudre infernale T^puisit, la fit 
languissante, elle se releva redoutable et les yeux 
^tincelants. La lune, qui, chastement, s'^tait un 
moment voil6e, eut peur en la revoyant. Epouvan- 
tablement gonfl^e de la vapeur infernale, de feu, 
de fureur et (chose nouvelle) de je ne sais qiiel 
ddsir, elle fut un moment ^norme par cet excAs de 
plenitude et d'une beauts horrible. Elle regarda 
tout autour... Et la nature 6tait chang^e. Les 
arbres avaient une langue, contaient les choses 
pass^es. Les herbes ^talent des simples. Telles 
plantes qu'hier elle foulait comme du foin, c'^taient 
maintenant des personnes qui causaient de m^de- 
cine. 

Elle s'^veilla le lendemain en grande sdcurit^, 
loin, bien loin de ses ennemis. Onlavait cherch^e. 
On n'avait trouv6 que quelques lambeaux 6pars 
de la fatale robe verte. S'etait-elle, de d^sespoir, 



1 Cecl s*expHquera plus tard. II faat se garder des additions 
p^anlesques des modernes du dix-septi^me si^cle. Les ornemenis 
que les sois donneut h une chose si terrible font Satan k leur 
image. 

8. 



shf 



9^ U SORCIfiRE. 

pr^ipit^ daaa le torrent? Avait-elle 6t6 viyante 
emport^e par le ddmon? On ne sa^ait. Des deux 
fagoBSj elle^tait damnde a coup stir. Grande con- 
solation pour la dame de ne pas I'avoir trouvde. 

L'etlt-on vue, on Tetit a peine reconnue. Telle- 
ment eUe 6tait chang^e. Les yeux seuls restaienf, 
non brillants, mais armds d'une tres strange et 
peu rassurante lueur. Elle-mfime avait peur de 
faire peur. Elle ne les baissait pas. EUe regardait 
de o6td ; dans Fobli^uit^ du rayon, elle en ^ludait 
Teffet. Brunio' tout a coup» on etlt dit qu'elle avait 
pass^ par la flamme. Mais ceux qui observaient 
mieux seirtaaent que cette flamme plut6t ^tait en 
elle, qu*^elle portait un impur et brtllant foyer. 
Le trait flamboyant dont Satan Tavait travers^e lui 
restait, et, comme ^travers une lampe sinistre, 
lan^ait tel reflet sauvage, pourtant d'un dangereux 
s^trait. On reculait, mais on restait, et les sens 
6taient troubles. 

Elto' se vit a I'entr^e d'un de ces trous de troglo- 
djrte, comme on en trouve d'innombrables dans 
certaines collines du Centre et de I'Ouest. C^taient 
les marches, alors sauvages, entre le pays de 
Merlin et le pays de M^lusine. Des landes k perte 
de vue t^moignent encore des vieilles guerres et 
des 6ternels ravages, des terreurs, qui empfichaient 
le pays de se repeupler. L^ le Diable 6tait cbez lui. 
Des rares habitants, la plupart lui ^taient fervents, 
ddvots. Quelque attrait qu'eussent pour lui les 
dpres fourr6s de Lorraine, les noires sapinidres du 
Jura, les deserts sal^s de Burgos, ses preferences 
etaient peut-Stre pour nos marches de TOuest. Ce 



LE PAGTE. 95 

n'^tait pas Ik seulement le berger visionnaire, la 
coBJonction satanique de la chevre et du chevrier, 
c'6tait une conjuration plus profonde avec la na- 
ture, une penetration plus grande des rem^des et 
des poisons, des rapports myst^rieuz dont on n'a 
pas su le lien avec Tol^de la savante, runiversit6 
diabolique. 

L'Mver commengait. Son souflBle, qui ddshabil- 
lait les arbres, avait entass6 les feuilles, les bran- 
chettes de bois mort. EUe trouva cela tout prSt k 
Tentr^e du triste abri. Par un bois et une lande 
dun quart de lieue, on descendait a port^e de 
quelques villages qu'avait cr66s un cours d'eau. 
« Voil4 ton royaume, lui dit la voix intdrieure, 
Mendiante aujourd'hui, demain tu rdgneras dans 
la contrde. » 



VII 



LE BOX DES MORTS 



EUe ne fut pas d'abord bien touch^e de ces pro- 
messes. Un ermitage sans Dieu, d^sol^, et las 
grands vents si monotones de TOuest, les souve- 
nirs impitoyables dans la grande solitude, tant de 
pertes et tant d'aflfronts, ce subit et Apre veuvage, 
son mari qui Ta laiss^e a la honte, tout Taccablait. 
Jouet du sort, elle se vit, comme la triste plante 
des landes, sans racine, que la bise promdne, 
ram^ne, ch&tie, bat inhumainement; on dirait un 
corail grisdtre, anguleux, qui n'a d'adhdrence que 
pour 6tre mieux bris6. L'enfant met le pied des- 
sus. Le peuple dit par risde : « C'est la fiancee du 
vent. » 

Elle rit outrageusement sur elle-mSme en se 
comparant. Mais du fond du trou obscur : « Igno- 
rante et insens^e^ tu ne sais ce que tu dis... Cette 






LE ROI DBS MORTS. Vt 

plante qui roule ainsi a bien droit de m^priser tant 
d'herbes grasses et vulgaires. Elle roule, mais 
complete en elle, portant tout, fleurs et semences. 
Ressemble-lui. Sois.ta racine, et, dans le tourbil^ 
Ion in^me, tu porteras fle?ir encore, nos fleurs k 
nous, comme 11 en vient de la poudre des s^pulcres 
et des cendres des volcans. 

« La premiere fleur de Satan, je .te la donne 
aujourd'bui pour que tu saches mon premier nom, 
mon antique pouvoir. Je fus, je suis le roi des 
morts... Oh! quon m'a calomni6!... Moi seul (ce 
bienfait immense me m^ritait des autels), moi seul, 
je les fais revenir . . . » 



P^n^trer I'avenir, ^voquer le pass5, devancer, 
rappeler le temps qui va si vite, 6tendre le present 
de ce qui fut et de ce qui sera, voil4 deux choses 
proscrites au moyen Age. En vain. Nature ici est 
invincible; on ny gagnera rien. Qui peche ainsi 
est homme. II ne le serait pas, celui qui resterait 
fix6 sur son sillon, Toeil baissd, le regard born^ au 
pas qu'il fait derriere ses boeufs. Non, nous irons 
toujours visant plus haut, plus loin et plus au 
fond. Cette terre, nous la mesurons p^niblement, 
mais la frappons du pied, et lui disons toujours : 
« Qu*as-tu dans tes entrailles? Quels secrets? quels 
myst^res? Tu nous rends bien le grain que nous 
te confions. Mais tu ne nous rends pas cette se- 
mence humaine, ces morts aimds que nous t'avons 
prdt6s. Ne germeront-ils pas, nos amis, nos 



98 u sonni^E, 



amdurs, que noUs ayions mis lA? Si du moins poiir 
une heure, un moment, ils venaient k nous ! >> 

Nous serans bientdt de la terra incognita ou d6}4 
ils ont descendu. Mais les reverrons-nous? Serons- 
nous avec eux? Ou sont-ils? Que font-ils? — II faut 
quils soient, mes morts, bien captifs pour ne nie 
donner aucun signe! Et moi, comment ferai-je 
pour 6tre entendu d*eux? Comment mon pere, 
pour qui je fus unique et qui m'aima si violem*- 
ment, coihment ne vient-il pas^ moi?..- Oh! des 
deux c6tes, servitude! caption td! mutuelle igno- 
rtoce! Nuit sombre ofi Ton cherche un raybn *. 

Ces pensdes ^ternelles de nature, qui^ dans Tan- 
tiquite, n'ont 6i6 que melancoliques , au moyen 
dge, elles sont devenues cruelles, am^res, d6bili- 
tantes, et les coeurs en sont amoindris. II semble 
que Ton ait calculd d'aplatir I'dme et la faire etrbite 
et serr^e a la mesure d'une bidre. La sepulture ser- 
vile entre les quatre ais de sapin est tr6s propre 4 
cela. Elle trouble d'une id^ d'^toitflfement. Gelui 
qu'dn a mis la dedans, s il revient dans les songes, 
ce n est plus comme une ombre lumineuse et 16- 
gere, dans Taur^ole Elysdenne; cest un esdave 
torturd , miserable gibier d'un chat griffu d'enfer 
{bestiis, dit le texte m^me^ Ne tradas bestiis, etc.). 
Idee execrable et impie, que mon p6re si bon, si 
aimable, que ma mere v6h6r6e de tons, soient 
jouet de ce chat!.*. Vous riez aujourd'hui. Pendant 
mille ans, on n*a pas ri. On a amerement pleurd. 

^ Le rayon luU dans YImmortdliti, la Foi nouveUe, de Dumesnil ; 
€id it TefVAp de Reyntud, Henri Martin^ etc. 



LE ROI DES BLORTS. 99 

Et, aujourdliui encore, on ne pent ^crire oes 
blasphemes sans que le coeur ne soit gonfl6, que 
le papier ne grince, et la plume, d'indignation ! 



C'est aussi v^ritablement une cruelle invention 
d'avoir tir6 la fSte des Morts du printemps, ou 
Tantiquitd la placait, pour la mettre en novembre. 
En mai, ou elle fut d'abord, on les enterrait dans 
les fleurs. En mars, ou on la mit ensuite, elle dtait, 
avec le labour, T^veil de I'alouette; le mort et le 
grain, dans la terre, entraient ensemble avec le 
mfime espoir. Mais, h^las! en novembre, quand 
tous les travaux sont finis, la saison close et sombre 
pour longtemps, quand on revient k la maison, 
quand Thomme se rasseoit au foyer et voit en face 
la place & jamais vide... oh! quel accroissement de 
deuil!... fividemment, en prenant ce moment, d^jA 
fun^bre en lui, des obsdques de la nature, on crai- 
gnait qu en lui-mdme rhomme n'etlt pas assez de 
douleur... 

Les plus calmes, les plus occup^s, quelque dis- 
traits qu'ils soient par les tiraillements de la vie, 
ont des moments 6tranges. Au noir matin bru- 
meux, au soir qui vient si vite nous engloutir dans 
I'ombre, dix ans, vingt ans apr^s, je ne sais quelles 
faibles voix vous montent au coeur : « Bonjour, 
ami ; c'est nous. . . Tu vis done, tu travailles, comme 
toujours. . . Tant mieux ! Tu ne souffres pas trop de 
nous avoir perdus, et tu sais te passer de nous... 
Mais Qous, non pas de toi, jamais... Les rangs se 
sont serr^s et le vide ne parait gudre. La maison 



i 



iOO LA SORGlfiRB. 

qui flit ndtre est pleine, et nous la bdnissons. Tout 
est bien, tout est mieux qu'au temps ou ton pere te 
portait, au temps ou ta petite fille te disait k son 
tour : <fr^Mon papa, porte-moi... » Mais voil^ que 
tu pleures... Assez, et au revoir. » 

H6las! ils sont partis! Douce et navrante plainte. 
Juste? Non. Que je m'oublie mille fois plutot que 
de les oublier! Et, cependant, quoi qu'il en cotlte, 
on est obligd de le dire, certaines traces ^chappent, 
spnt d6j4 moins sensibles; certains traits du visage 
sont, ^onpas effaces, mais obscurcis, p&lis. Chose 
dure, amdre, humiliante, de se sentir si fuyant et 
si faible, onduleux comme Teau sans m^moire ; de 
sentir qu'i la longue on perd du tr^sor de douleur 
qu'on esp^rait garder toujours!... Rendez-la-moi, 
je vous prie ; j'y tiens trop d, cette ricbe source de 
larmes... Retracez-moi, je vous supplie, ces effi- 
gies si chores... Si vous pouviez du moins m'en 
feire rSver la nuit ! 



Plus d*un dit cela en novembre. Et, pendant 
que les cloches sonnent, pendant que pleuvent les 
feuilles, ils s'6cartent de I'^glise, disant tout bas : 
« Savez-vous bien, voisin?. .. II y a la haut certaine 
femme dont on dit du mal et du bien. Moi, je n'ose 
en rien dire. Mais elle a puissance au monde d en 
bas. Elle appelle les morts, et ils viennent. Oh! si 
elle pouvait (sans pdch^, sen tend, sans fdcher 
Dieu) me faire venir les miens!... Vous savez, je 
suis seul, et j'ai tout perdu en ce monde. — Mais, 
^ cette femme, qui salt ce qu*elle est? Du ciel ou de 



LE ROI DES MDRTS. 101 

lenfer? Je n'irai pas (et il en meurt d'envie)... Je 
nirai pas... Je ne veux pas risquer mon dme. Ce 
bois, d'ailleurs, est mal hant^. Maintes fois on a vu 
BUT la lande des choses qui n'dtaient pas 4 voir... 
Savez-vous bien ? la Jacqueline qui y a 6i6 un soir 
pour chercher un de ses moutons? eh bien, elle 
est revenue folle... Je n'irai pas. » 

En se cacbant les uns des autres, beaucoup y 
vent, des bommes. A peine encore les femmes 
osent se hasarder. Elles regardent le dangereux 
cliemin, s'enquierent pres de ceux qui en revien- 
nent. La pytbonisse n'est pas celle d'Endor, qui, 
pour Saiil, dvoqua Samuel ; elle ne montre pas les 
ombres, mais elle donne les mots cabalistiques et 
les puissants breuvages qui les feront revoir en 
songe. Abl que de douleurs vont ^ elles! La 
grand'm^re elle-m6me, vacillante, h quatre-vingts 
ans, voudrait revoir son petit-fils. Par un supreme 
effort, non sans remords de pdcher au bord de la 
tombe, elle s'y traine. L'aspect du lieu sauvage, 
apre, d'ifs et de ronces, la rude et noire beautd de 
rimplacable Proserpine, la trouble. Prostern^e et 
tremblante, appliqude a la terre, la pauvre vieille 
pleure et prie. NuUe r^ponse. Mais quand elle ose 
se relever un peu, elle voit que Tenfer a pleur6. 



Retour tout simple de nature. Proserpine en 
rougit. Elle s'en veut. « Ame d^g^n^ree, se dit- 
elle , &me faible ! Toi qui venais ici dans le ferme 
d^sir de ne faire que du mal... Est-ce la leyon du 
maltre? Ob ! qu*il rira ! 



9 



i02 LA SORCI6RG. 

« — 'Mais, non! Ne suis-je pas le grand pasteur 
des ombres, pour les faire aller et vetiir, leur 
ouvrir la porte des songes? Toil Dante, en faisant 
mon portrait, oublie mes attributs. En m*ajoutant 
cette queue inutile, il omet que je tiens la verge 
pastorale d'Osiris, et que, de Mercure, j'ai hSrit^ 
le caduc^e. En vain on crut bitir un mur inft^n- 
chissable qui ett ferm6 la voi© dun monde k 
Tautre; j'ai des ailes aux talons, j'ai vol6 par 
dessus. L'Esprit calomni^, te monstre itnpitoya- 
ble, par une charitable r^volte, a secouru ceux qui 
pleuraient, consold les amants, les m6res. II a eu 
pitid d*elles contre le nouveau dieu. ^ 

Le moyen Age, avec Ses scribes, totid eccl&ias- 
tiques, n'a garde d*avouer les chan^ements mud;s, 
profonds, de I'esprit populaire. II est Evident qu© la 
compassion apparatt d^sormais du c6t^ de Satan. 
La Vierge m^me, id^al de la GrAce, ne r^pond rien 
a ce besoin du coeur, TEglise rien. L'dvooation des 
morts reste express^ment d^fendue. Pendant que 
tons les livres continuent k plaisir ou le d^mon 
pourceau des premiers temps, ou le d^mon griffii, 
bourreau du second Age, Satan a change de figure 
pour ceux qui n'^crivent. pas. II tient du vieux 
Pluton, mais sa majestd pAle, nuUement inexo- 
rable, accordant aux morts des retours, aux 
vivants de revoir les morts, de plus en plus revient 
k son pSre ou grand-p^re ^ Osiris , le pasteur des 
Ames. 

Par ce point seuU bien d'autres sent cban^iSs. 
On confesse de bouche Tenifer officiel et les chau* 
didres bouillantes. Au fond,, y croitnon bien? con-* 



dlierait-on soB^mont ces complaisancee de Teufer 
pour les ccBurs affliges avec les traditions horri- 
bles d'un enfer tortureur? Une idde neutralise 
Tautre, sans Teffacer entierement, et il s'en forme 
une mixte, vague, qui de plus en plus se rappro- 
chera de lenfer Virgilien. Grand adoucisseraent 
pour le coeur! Heureux allegement aux pauvres 
femmes surtout, que ce dogme terrible du supplice 
de leurs morts aimes tenait noy^es de larmes , et 
sans consolation, Toute leur vie n'etait quun 
soupiy. 



La sibylle r6vaxt aux mots du maitre,. quand un 
tout petit pas se fait entendre. Le jour parait a 
peine (apres Noel, vers le P"" Janvier). Sur Therbe 
craquante et givrde, une blonde petite femme, 
trenablante, approcbe, et, arriv^e, elle ddfaille, ne 
peut respirer. Sa robe noire dit assez qu'elle est 
veuve. Au pergant regard de M^dee, immobile, et 
sans voix, elle dit tout pourta^t; nul myst^re en 
sa craintive personne. L'autre d'une voix forte • 
« Tu n'as que faire de dire , petite muette. Car tg 
n*en viendrais pas k bout. Je le dirai pour toi... 
Eh bien, tu meurs d'amour! » Remise un pen, 
joignant les mains et presque k ses genoux , elle 
avoue, se confesse. Elle souffrait, pleurait, priait, 
et elle etit soufiert ea silence. Mais ces f^tes d'M- 
ver, ces reunions de families, le bonheur peu 
cachd des femmes qui, sans piti^, ^talent un legi- 
time amour, lui ont remis au coeur le trait bru- 
lant.. . Hdlas! que fera-t-elle?. .. S'il pouvaitrevenir 



104 LASORGlfiRI. 

et la consoler un moment : « An prix de la vie 
mSme.., que je meure! et le voie encore! 

« — Retourne k ta maison ; fermes-en bien la 
porte. Ferme encore le volet au voisin curieux. Tu 
quitteras le deuil et mettras tes habits de noces , 
son convert k la table, mais il ne viendra pas. -^ 
Tu diras la chanson qu*il fit pour toi, et qu'U a tant 
chant^e, mais il ne viendra pas. — Tu tireras du 
coflfre le dernier habit qu'il porta, le baiseras. — Et 
tu diras alors : « Tant pis pour toi, si tu ne viens ! » 
Et sans retard , buvant ce vin amer, mais de pro- 
fond sommeil, tu coucheras la marine. Alors, saas 
nul doute, il viendra. » 

La petite ne serait pas femme si, le matin, heu- 
reuse et attendrie, bien bas, k sa meilleure amie, 
elle n'avouait le miracle. « Nen dis rien, je fen 
prie... Mais il m'a dit lui-m6me que, si j'ai cette 
robe, et si je dors sans m'dveiller, tous les diman- 
ches, il reviendra. » 

Bonheur qui n'est pas sans p^ril. Que seraitrce 
de rimprudente si TEglise savait qu*eUe n*est plus 
veuve? que, ressuscit^ par Tamour, I'esprit revient 
la consoler? 

Chose rare, le secret est gardd ! Toutes s*enten- 
dent, cachent un mystere si doux. Quin'y a int^rfit? 
Qui n'a perdu? qui n'a pleura? Qui ne voit avec 
bonheur se order ce pent entre les deux mondes? 

« O bienfaisante sorci^re!... Esprit d'en bas, 
soyez h6m ! » 



VIII 



LE PBINGE D£ LA ^ATDBE 



Dur est Thiver, long et triste dans le sombre 
nord-ouest. Fini m6me , il a des reprises , comme 
une douleur assoupie , qui revient , s^vit par mo- 
ments. Un matin, tout se reveille par^ d'aiguilles 
brillantes. Dans cette splendour ironique, cruelle, 
ou la vie frissonne , tout le monde v^g^tal parait 
min^ralis^, perd sa douce vari^t^, se roidit en 
&pres cristaux. 

La pauvre sibylle, engourdie k son morne foyer 
de feuilles, battue de la bise cuisante, sent au 
coeur la verge s6v6re. EUe sent son isolement. 
Mais cela m4me la releve. L'orgueil revient, et 
avec lui une force qui lui cbauffe le coeur, lui illu- 
mine I'esprit. Tendue, vive et ac^r^e, sa vue de- 
vient aussi per^ante que ces aiguilles, et le monde, 
06 monde cruel dont elle souffire , lui .est transpa- 

0. 



106 U SORCdRB. 

rent comme verre. Et alors, elle en jouit, comme 
d'une conqu^te k elle. 

N'en est-elle pas la reine? n'a-t-elle pas des cour- 
tisans? Les corbeaux manifestement sont en rap- 
port avec elle. En troupe honorable, grave, ils 
viennent, comme anciens augures, lui parler des 
cboses du temps. Les loups passent timidement, 
saluent dun regard oblique. L'ours (moins rare 
alors) parfois s'asseoit gauchement, avec sa lourde 
bonhomie, au seuil de Tantre, comme un ermite 
qui fait visite k un ermite, ainsi qu'on le volt si 
souvent dans les Vies des p6res du desert. 

Tons , oiseaux et animaux que Fhomme ne con- 
natt gu^re que par la chasse et la mort, ils sont des 
proscrits, comme elle. Ils s'entendent avec elle. 
Satan est le grand proscrit, et 11 donne aux siens 
la joie des libertds de la nature, la joie sauvage 
d'dtre un monde qui se suffit d, lui-mdme. 



Apre liberty solitaire, salut!... Toute la terre 
encore semble v6tue d'un blanc linceul, captive 
d'une glace pesante, d^mpitoyables cristaux, uni- 
formes, aigus, cruels. Surtout depuis 1200, le 
monde a 6U ferm^ comme un s^pulcre transparent 
oil Ton voit avec eflfroi toute chose immobile et 
durcie. 

On a dit que « I'dglise gothique est une cristal- 
lisation, » Et c'est vrai. Vers 1300, Tarchitecture, 
sacrifiant ce qu'elle avait de caprice vivant, de 
vari^t^y se rdp^tant 4 Tinfini, rivalise avec les 
prismes monotones du Spitzberg. Vraie et redou- 



LB PRINCE DE *hk NATURE. iOT 

table image d^ la dure cit^ de cristal dans le^uel 
un dogme terrible a cru enterrer la vie. 

Mais, quels que soient les soutiens, contre-forts, 
arcs-boutants, dont le monument s*appuie, une 
cbose le fait branler. Non les coups bruyants du 
dehors; mais je ne sais quoi de doux qui est dans 
les fondements, qui travaille ce crista! d*un insen- 
sible degel. Quelle? Thumble flot des tildes larmes 
qu'uu monde a vers^es, une mer de pleurs. Quelle? 
une haleine d'avenir, la puissante, Tinvincible re- 
surrection de la vie naturelle. Le fantastique edi- 
fice dont plus d*uu pan dej4 croule, se dit, mais 
non sans terreur : « Cest le souffle de Satan. » 

Tel un glacier de TH^cla sur un volcan qui n*a 
pas besoin de faire Eruption, foyer ti^de, lent, cle- 
ment qui le caresse en dessous, Tappelle 4 lui et 
lui dit tout bas : « Descends. » 



La sorcidre a de quoi rire, si, dans I'ombre, elle 
volt U-bas, dans la brillante lumi^re, combien 
Dante, saint Thomas, ignorent la situation. lis se 
figurent que Satan fait son chemin par Thorreur 
ou par la subtilit6.- lis le font grotesque et gros- 
sier; comme ^ son %e d'enfance, lorsque J^sus 
pouvait encore le faire entrer dans les pourceaux. 
Ou bien ils le font subtil, un logicien scolastique, 
un juriste dpilogueur. S'il n*etlt 6i6 que cela, ou la 
bfite, ou le disputeur, s'il n'avait eu que la fange, 
ou leg distinguo du vide, il fftt mort bient6t de faim. 

On triomphe trop & Taise quand on le montre 
dans Bartole. plaidant centre la Femme QaVierge), 



lbs lasorci£re. 

qui le fait d^bouter, condamner avec d^pens. II se 
trouve qu'alors sur la terre, c'est justement le con- 
traire qui arrive. Par un coup supreme, il gagne 
la plaideuse mfime, la Femme, sa belle adversaire, 
la s^duit par un argument, non de mot, mais tout 
reel, charmant et irresistible. II lui met en main le 
fruit de la science et de la nature. 

II ne faut pas tant de disputes ; il n'a pas besoin 
de plaider; il se montre. C'est TOrient, c'est le pa- 
radis retrouv^. De TAsie qu'on a cru d^truire, una 
incomparable aurore surgit, dont le rayonnement 
porte au loin jusqu a percer la profonde brume de 
Touest. C'est un monde de nature et d*art que 
rignorance avait maudit, mais qui, maintenant, 
avance pour conqu^rir ses conqudrants, dans une 
douce guerre d'amour et de seduction maternelle. 
Tons sent vaincus , tons en raflfolent ; on ne veut 
rien que de TAsie. EUe vient a nous les mains 
pleines. Les tissus, chdles, tapis de molle douceur, 
d'harmonie myst^rieuse, Tacier galant, ^tincelaiit, 
des armes damasquin^es, nous d^montrent notre 
barbarie. Mais, c'est pen, ces contr^es maudites 
des mdcr^ants ou Satan r^gne, ont pour benedic- 
tion visible les hauts produits de la nature, elixir 
des forces de Dieu, le premier des vegetaux, le pre- 
mier des animaux, le cafe, le cheval arabe. Que 
dis-je? un monde de tresors, la soie, le sucre, la 
foule desherbestoutes-puissantes qui nous reinvent 
le coeur, consolent, adoucissent nos maux. 

Vers 1300, tout cela edate. L'Espagne mSme 
reconquise par les barbares fils des Goths, mais 
qui a tout son cerveau dans les Maures et dans 



LB PRINCB DB U lUTUBB. f 00 

les juifs, t^moigne pour ces m^crdants. Partout ot 
les musulmans, ces fils de Satan, travaillent, tout 
prospere, les sources jaillissent et la terre secouvre 
de f eurs. Sous un travail mdritant, innocent, elle 
se pare de ces yignes merveilleuses ou Thomme 
outlie, se refait et croit boire la bont^ m4me et la 
compassion celeste. 



A qui Satan porte-t-il la coupe dcumante de vie? 
Et, dans ce monde de jetlne, qui a tant jeAn^ de 
raison, existe-t-il, I'^tre fort, qui va recevoir tout 
cela sans vertige, sans ivresse, sans risquer de 
perdre Tesprit? 

Existe-t-il un cerveau qui n'^tant pas p^trifi^, 
cristallis^ de saint Thomas, reste encore ouvert i 
la vie, aux forces v^g^tatives? Trois magiciens * 
font effort ; par des tours de force, ils arrivent k la 
nature, mais ces vigoureux gdnies n'ont pas la 
fluidity, la puissance populaire. Satan retourne a 
son Eve. La femme est encore au monde ce qui est 
le plus nature. Elle a et garde toujours certains 
cdt^s dlnnocence malicieuse qu*a le jeune chat et 
Tenfant de trop d'esprit. Par U, elle va bien mieux 
h la com^die du monde, au grand jeu ou se jouera 
le Prot^e universel. 

Mais qu'elle est Idgdre, mobile, tant qu'elle n'est 
pas mordue et fix6e par la douleur! Celle-ci, pro- 
scrite du monde, enracin^e a sa lande sauvage, 

* Albert le Grand, Roger Bacon, Amaud de Yilleneuve (qui 
tronve reatt«de*vie). 



dQBJiQ prise. Reste h savoir si » froisste, aigrie» 
^yec CQ coeur pleiu de haine, elle rentrera dajis Isi 
nature et les douces voies de la vie? Si elle y va, 
sans nul doute, ce sera sans harmonie, sourent 
par les circuits du mal. Elle est eflfar^e, violente, 
d'autant plus qu elle est trds faible, dans le va-^t- 
vient de Forage. 

Lorsqu'aux tiddeurs printani^res, de Tair, du 
fonds de la terre, des fleurs et de leurs langages, 
la rdv^lation nouvelle lui monte de tous c6tes, elle 
a dabord le vertige. Son sein dilate deborde. La 
^bylle de la science a sa torture, comme eut 
Tautre, la Cumsea, la Delphica. Les scolastiques 
ont beau jeu de dire : « Cest Vaura, c'est Vair qui 
la gonfle, et rien de plus. Son amant, le Prince de 
Tair, Templit de songes et de mensonges, de vent, 
de fum^e, de n^apt. » Inepte ironie. Au contraire, 
la cause de son ivresse, c*est que ce n'est pas le 
vide» c'est le r^el, la substance, qui trop vita a 
combl^ son sein. 



Avez-vous vu TAgave, ce dur et sauvage Afri- 
cain, pointu, amer, d^chirant, qui, pour feuilles, 
a d'^normes dards? U aime et meurt tous les diz 
ans. Un matin, le iet amoureux, si longtemps ac^ 
cumuli dans la rude creature, avec le bruit d*un 
coup de feu, part, s'^lance vers le ciel. Et ce jet est 
tout un arbre qui n'a pas moins de trente pieds» 
h^riss^ de tristes fleurs. 

C'est quelque chose d'analogue que ressent la 
sombre sibvUe quand, au matin aim pruitexopa 



LE PRINd! big LA NATURk. til 

^td3, d*£tn(^t plus Violent, tout antour d'dlte s^ 
fait la vaste explosion de la vie. 

Et tout cela la regarde, et tout cela est pour 
elle. Car chaque dtre dit tout bas : « Je 6uis i qui 
m'a coHapris. >> 

Quel contraste ! . « . Elle, i'^pouse du d^ert et du 
di6sespoir, nourrie de haine, de vengeance, voilA 
tous ces innocents qui la convient ^ sourire. Les 
arbres, sous le vent du sud, font doucement la 
rSv^r^ce. Toutes les herbes des champs, atea 
leurs vertHS diverges, parfums, remddes ou poisons 
(le plus souvent c'est mdme chose) , s'offrent , lui 
disent : * Cu^ille-moi. » 

Tout cela visibiement aime. « N*est-ce pas une 
derision ?. . . J'eusse '6tj6 pr6te pour Tenfer^ non pour 
cette f4t^ strange... Esprit, es-tu bien TEsprit de 
terreur que j'ai connu , dont j'ai la trace cruelle 
(que dis-jel et qu'est-ce que je sens?), la blessure 
qui brAle encore... 

« Oh! non, ce n'est pas TEsprit que j'esp^rais 
dans ma fureur : « Cdui qui dit toujours Nan. » 
Le voild qui dit un Out d'amour, d'ivresse et de 
vertigo... Qu'a-t-il done? Est-il TAme foUe, V&me 
effar^e de la vie? 

« On avait dit le grand Pan mort. Mais le voici 
en Bacchus, en Priape, impatient, par le long d6lai 
du d^sir, mena^ant, brtllant, f^cond... Non, non, 
loin de moi cette coupe. Car je ny boirais que le 
trouble, qui sait? un d6£iespoir amet par dessus 
mes d^sespoirs? » 

Cependant, oik paratt la femme, c*est Tuniqua 



lift' U SORGIfiRB. 

objet de Tamour. Tous la suivent, et tous pour elle 
m^prisent leur propre espece. Que parle-t-on du 
bouc noir, son pr^tendu favori? Mais cela est 
commun k tous. Le cheval hennit pour elle, rompt 
tout, la met en danger. Le chef redouts des prai- 
ries, le taureau noir, si elle passe et s'^loigne, 
mugit de regret. Mais voici Toiseau qui s'abat, qui 
ne veut plus de sa femelle, et, les ailes fr^nais- 
santes, sur eUe accomplit son amour. 

Nouvelle tyrannie de ce Maitre, qui, par le plus 
fantasque coup, de roi des morts qu'on le croyait, 
delate comme roi de la yie. 

« Non, dit-elle, laissez-moi ma haine. Je n'ai 
demande rien de plus. Que je sois redout^e, ter- 
rible... C'est ma beauts, celle qui va aux noirs 
serpents de mes cbeveux, a ce visage sillonn6 de 
douleurs, des traits de la foudre... » Mais la sou- 
veraine Malice, tout bas, insidieusement : « Oh! 
que tu es bien plus belle ! Oh ! que tu es plus sen- 
sible, dans ta col^rique fureur!... Crie, maudis! 
C'est un aiguillon... Une tempSte appeUe I'autre. 
Glissant, rapide, est le passage de la rage a la 
voluptd. » 

Ni la colore ni I'orgueil ne la sauveraient de ces 
seductions. Ce qui la sauve, c'est I'immensit^ du 
desir. Nul n'y suffirait. Chaque vie est limit^e, im- 
puissante. Arriere le coursier, le taureau! arriere 
la flamme de I'oiseau! Arriere, faibles creatures, 
pour qui a besoin d'infini I 

Elle a une envie diTfemme. Envie de quoi? Mais 
du Tout, du grand Tout universe!. 



LB PBINCS DB U NATURB. 118 

Satan n*a pas pr^vu cela, qu*on ne pouvait 
Tapaiser avec aucune creature. 

Ce qu'il n'a pu, je ne sais quoi dont on ne salt 
pas le nom, le fait. A ce d^sir immense, profond, 
vaste comme une mer, elle succombe^ elle som- 
meiUe. En ce moment, sans souvenir, sans haine 
ni pens^e de yengeance, innocente malgr^ elle, 
elle dort sur la prairie, tout comme une autre 
aurait fait, la brebis on la colombe, d^tendue, 
^panouie, — je n'ose dire, amoureuse. 

Elle a dormi, elle a r6v^... Le beau r6ve! Et 
comment le dire? C est que le monstre merveilleux 
de la vie universelle, dxez elle s'^tait englouti ; 
que d^sormais vie et mort, tout tenait dans ses 
entrailles, et qu'au prix de tant de douleurs elle 
avait congu la Nature. 



10 



IX 



SATAN h£DECIN 



La scdne muette et sombre do la fiancee de Co- 
rinthe se renouvelle, k la lettre, du treizi^me au 
quinzidme si6cle. Dans la nuit qui dure encore, 
avant Taube, les deux amants, Thomme et la na- 
ture, se retrouvent, s'embrassent avec transport, 
et, dans ce moment mSme (horreur !) ils se voient 
frappds d'^pouvantables fldaux ! On croit entendre 
encore Tamante dire k Tamant : « C'en est fait... 
Tes cheveux blanchiront demain... Je suis morte, 
tu mourras. » 

Trois coups terribles en trois si^cles. Au pre- 
mier, la metamorphose choquante de Text^rieur, 
les maladies de peau, la l^pre. Au second, le mal 
int^rieur, bizarre stimulation nerveuse, les danses 
^pileptiques. Tout se calme, mais le sang s'altdFe, 



SATAN VfiDEGIlf. 115 

Tulc^re prepare la syphilis, le fldau du quinzidme 
si^cle. 



Les maladies du moyen ^e, autant qu*on peut 
lentrevoir, moins precises , avaient 6t6 surtout la 
faim, la langueur et la pauvret^ du sang, cette 
^tisie qu on admire dans la sculpture de ce temps- 
U. Le sang ^tait de I'eau claire ; les maladies scro- 
fuleuses devaient 6tre universelles. Sauf le m^decin 
arabe ou juif, ch^rement payd par les rois, la m^- 
decine ne se faisait qu*^ la porte des ^glises, au 
b^nitier. Le dimanche, apres I'office, il y avait 
force malades ; lis demandaient des secours, et on 
leur donnait des mots : « Vous avez p6ch^, et 
DieuTous afflige. Remerciez; c'est autant de moins 
sur les peines de I'autre vie. Resignez-vous, souf- 
frez, mourez. L'Eglise a ses prieres des morts. » 
Faibles, languissants, sans espoir, ni envie de 
vivre, ils suivaient tr6s bien ce conseil et laissaient 
allerlavie. 

Fatal ddcouragement , miserable ^tat qui dut 
ind^finiment prolonger ces &ges de plomb, et leur 
fermer le progr^s. Le. pis, c est de se rdsigner si 
aisdment, d*accepter la mort si dpcilement, de ne 
pouvoir rien, ne d^sirer rien. Mieux valait la nou- 
velle 6poque, cette fin du moyen dge, qui, au prix 
tfatroces douleurs, nous donne le premier moyen 
de rentrer dans Tactivitd : la resurrection du desir. 



Quelques Arabes prStendent que rimmense ^rup- 



tltf LA SORC!l£lie. 

tion des maladies delapeau qui signale le treizidme 
si^cle, fut reflfet des stimulants, par lesquels on 
cherchait alors a r^veiUer, raviver, les d^faiUances 
de Tamour. Nul doute que les Apices brtllantes, 
apport^s d'Orient, n'y aient 6t6 pour quelque 
chose. La distillation aaissante et certaines bois- 
sons ferment^es purent aussi avoir action. 

Mais une grande fermentation, bien plus g^n^- 
rale, se faisait. Dans Taigre combat int^rieur de 
deux mondes et de deux esprits, un tiers surrit 
qui les fit taire. La foi pdlissante,^ la raison nais- 
sante disputaient : entre les deux, quelqu*un se 
saisit de Thomme. Qui? TEsprit impur, furieux, 
des ftcres d^sirs, leur bouillonnement cruel. 

N'ayant nul ^panchement, ni les jouissances du 
corps, ni le libre jet de I'esprit, la s^ve de vie re- 
foul^e se corrompit elle-mdme. Sans lumidre, sans 
Toix, sauB parole, elle parla en douleurs, en 
sinistres efflorescences. Une chose terrible et nou- 
velle advient alors : le d^sir ajoum^, sans remise, 
se voit arrfite par un cruel enchantement, une 
atroce metamorphose ^ . L'amour avanf ait, aveugle, 
les braB ou verts... II recule, frdmit ; mais il a beau 
fiiir; la furie du sang persiste, la chair se d^vere 
elle-m6me en titillations cuisantes, et plu6 cuisant 



> On ixnputa la l^pre aux croisades, k TAsie. L'Europe Tavait an 
elle-mSrae. La guerre que le moyen dge ddclara et h la'chair, et h 
la propret<$ , devalt porter son fruit. Plus d'une safnte est vant^e 
pour ne s'dtre Jamais lav^ m^me les mains. Et combien molns le 
reste ! La nudity d'un moment eut 6i6 grand p^ch^. Les mondains 
suivent Addlement ces lemons du monachisme. Celte 8oci4t6 s«ib« 
ttlret va&itoj ^ immola le marlage etue semUe anfnideiiue de 



SATJK idXCIM. 117 

an dedans B6mt le eharbon de fra, irrit^ par le 
d^sespoir. 

Quel remSde TEurope chr^tienne trouve-trelle k 
ce doable mal? La mort, la captiyit6 : rien de plus. 
Quand le c^libat amer, Tamour sans espoir, la 
passion aigue, irrit^, famine a T^tat mprbide; 
quajcid ton sang se d§compose» descends dans un 
in pace, ou fais ta hutte au desert. Tu vivras la 
clochette en main pour que Ton fuie decant toi. 
« Nol Stre humain ne doit te voir : tu n'auras 
nulle. consolation. Si tu approches, la mort ! » 



La l^pre est le dernier degr^ et Tapogde du 
fi^au; xiaais mille auires maux oruels moins hideux, 
sSvirent partout. Les plus pures et lea plus belles 
furent frapp^es de tristes fleurs qu'on regardaii 
coooanie le p^ch.^ Tisible, ou le ehUtiment de Dieu. 
On fit alors oe que Tamour de la vie n etllt pas fait 
fstire ; on triansgressa les defenses ; on d^serta la 
vieille m^decine sacr^e, et linutile b^nitier. On 
alia a la sorciere. D'habitude, et de crainte aussi, 
oa frequentait toiyours PEglige; mais la vraie 
Eiglise d^s lors fut chez eUe, sur la lande, dans 



la po^sie de Tadult^re, eile garde snr ce point si innocent un sin- 
gulier scrupule. Elle craint toute purification comme une souil* 
lure. Nnl bain pendant mllle ans ! Soyez sur que pas on de ces 
cbevaliers, de ces belles si ^th^r^s, les Parceval, les Tristan, les 
Iseult, ne selavaient jamais. De 1^ un cruel accident, si peu po6- 
iiqae, en plein romao, les furieuses dtoangeaisons du treiaidme 
si^le. 



10. 



118- LA 80RGI£RE.' 

la fordt, au desert. G*est lA qu'on portait ses 
voeux. 

Voeu de gu^rir, voeu de jouir. Aux premiers 
bouillonnements qui ensauvageaient le sang, en 
grand secret, aux heures douteuses, on allait k la 
sibylle : « Que ferai-je? et que sens-je en moi?... 
Je brAle, donnez-moi des calmants... Je brAle, 
donnez-moi ce qui fait mon intolerable d6sir. » 

D-marche bardie et coupable qu'on se reproche 
le soir. II faut bien qu'elle soit pressante, cette 
fatality nouvelle, qu il soit bien cuisant ce feu, que 
tons les saints soient impuissants. Mais, quoi! le 
proems du Temple, le proems de Boniface, ont 
d^voild la Sodome qui se cachait sous Tautel. Un 
pape sorcier, ami du diable et emport^ par le 
diable, cela change toutes les pens^es. Est-ce sans 
I'aide du demon que le pape qui n'est plus & Rome, 
dans son Avignon, Jean XXII, fils d'un cordon- 
nier de Cahors, a pu amasser plus d'or que Vem- 
pereur et tons les rois? Tel le pape, et tel Tevfique. 
Guichard, I'eveque de Troyes, n*a-t-il pas obtenu 
du diable la mort des filles du roi?... Nous ne 
demandons nuUe mort, nous, mais de douces 
choses : vie, santfi, beautd, plaisir,.. Choses de 
Dieu, que Dieu nous refuse... Que faire? Si nous 
les avions de la grdce du Prince du monde? 



Le grand et puissant docteur de la Renaissance, 
Paracelse , en brtllant les livres savants de toute 
Tancienne m^decine, les latins, les juifs, les 
arabes, declare n'avoir rien appris que de la m^e- 



SATAN llADEGIIf* 119 

cine populaire, des bonnes femmes % dea hergera et 
des bourreaux; ceux-ci dtaient souvent d'habiles 
ohirurgiens (rebouteurs d'os cassis, d^mis), et de 
bons vet^rinaires. 

Je De doute pas que son livre admirable et plein 
de g^nie sur les Maladies des femmes^ le premier 
qu on ait dcrit sur ce grand sujet, si profond, si 
attendrissanty ne soit sorti sp^cialement de I'exp^- 
rience des femmes mdme, de celles a qui les autres 
demandaient secours : j'entends par Ik les sor-- 
ciSres qui, partout, ^taient sages-femmes. Jamais, 
dans ces temps, la femme n'eSt^dmis un m^decin 
male, ne se iHt confine k lui, ne lui etlt dit ses 
secrets. Les sorcieres observaient seules, et furent, 
pour la femme surtout, le seul et unique m^decin. 



Ce que nous savons le mieux de leur m^decine, 
c'est qu'elles employaient beaucoup, pour les 
usages les plus divers, pour calmer, pour stimu- 
ler, une grande famiUe de plantes, dquivoques, 
fort dangereuses, qui rendirent les plus grands 
services. On les nomme avec raison : les Qmso- 
lantes (Solandes) '. 



1 C'est le nom poll, crainUf, qa*on donnait aux sorcidres. 

* y ingratitude des homraes est cruelle h observer. Mille autres 
plantes sont venues. La mode a fait pr^valoir cent v^g^taux exo- 
tiques. Et ces pauvres Consolnntes qui nous ont sauv^s aiors, on a 
oubIi4 leurs bienfaits? — Au reste, qui se souvient? qui reconnatt 
les obligations antiques de rhumanit^ pour la nature innocente? 
VAseUjpias acida, Sarcostbmma (la plante-ctiair), qui fut pendant 
cinq mlUe ans Vhostie d$ VAsie, ^t son dieu palpable, qui donna h 
cinq cent nuUlons d^bommes le bonbeur de manger leur dieu, cette 



£2t U SOAdftRE. 

• 

La sorci^re risquait beaucoup. Personne alors 
ne pensait qu appliques exterieurement, ou pris k 
tres faible dose, les poisons sont des remedes. Les 
plantes que Ton confondait sous le nom d'herbes 
aux sorcieres semblaient des ininistres de mort. 
Telles qu on eflt trouv^es dans ses mains, Tau- 
raient fait croire empoisonneuse ou fabricatrice 
de charmes maudits. Une foule aveugle, cruelle 
en proportion de sa peur, pouvait, -un matin, 
I'assommer k coups de pierres , lui faire subir 
Tepreuve de I'eau (la noyade). Ou enfin, chose plus 
terrible, on pouvait, la corde au cou, la trainer k 
la cour d'^glise, qui en etlt fait une pieuse fSte, 
etlt ddifid le peuple en la jetant au bticher. 

EUe se hasarde pourtant, va chercher la terrible 
plante; elle y va au soir, au matin, quand elle a 
moins peur d'etre rencontr^e. Pourtant, un petit 
berger etalt la, le dit au -village : « Si vous Taviez 
vue comme moi, se glisser dans les d^combres de 
la masure ruinde, regarder de tous c6t^s, mar- 
motter je ne sais quoi!... Oh! elle m'a fait bien 
peur... Si elle m'avait trouv^, j'^tais perdu... Elle 
etlt pu me transformer en lizard, en crapaud, en 
chauve-souris... Elle a pris une vilaine herbe, la 
plus vilaine que j'aie vue ; d'un jaune pAle de ma- 
lade, avec des traits rouge et noir, comme on dit les 
flammes d'enfer. L'horrible , c'est que toute la tige 
^tait velue comme un homme, de longs poils noirs 
et collants. Elle I'a rudement arrach^e, en gro- 
gnant, et tout 4 coup je ne Tai plus vue. Elle n a pu 
courir si vite; elle se sera envol^e. .. Quelle terreur 
que cette femme! quel danger pour tout le pays I » 



SATAM KftDBGDI. 1M ^ 



n est certain que la plante effraye. Cest la 
josquiame, cruel et dangereux poison, mais puis- 
sant Emollient, doux cataplasme s^datif qui r^sout, 
d^tend, endort la douleur, gudrit souvent. 

Un autre de ces poisons, la belladone, ainsi 
nomm^e sans doute par la reconnaissance, ^tait 
puissante pour calmer les cgnvulsions qui parfois 
surviennent dans Tenfantement, qui ajoutent le 
danger au. danger, la terreur & la terreur de ce 
sttprSme moment. Mais quoi! une main mater- 
nelle insinuait ce doux poison*, endormait la 
mdre et charmait la porte sacr^e; lenfant, tout 
comme auj6urd*hui, ou Ton emploie le chloro- 
forme, seul op^rait sa liberty, se pr^cipitait dans 
la vie. 



La belladone gu^rit de la danse en faisant dan- 
ger. Audacieuse homoeopathie, qui d'abord dut 
eflfrayer; c'dtait la medecine d rebours, contraire 
g^n^ralement k celle que les chrdtiens connais- 
saient, estimaient seule, d'aprds les Arabes et les 
juifs. 

Comment y arriva-t-on? Sans doute par I'effet 
si simple du grand principe satanique qtie tout doit 
se (aire a rebours, exactement k Ten vers de ce que 
fait le monde sacrd. Celui-ci avait Thorreur des 
poisons. . Satan les emploie , et il en fait des 



> Madame La Chapelle et H. Ghaussier ont fort utilement renoa- 
ve\6 ces pratiques de la vieilie medecine populalre. (Pouchet, 
SokuUgi, p. 94.) 




^^^r^i^dttts, inriiir^^ &^ m6me sur leB corps,, 

pour agir i^n^&Me isur r&D^e; il fait hoire I'ouldi) 
Taiftour^ la reverie, tdute passion. Aox bdnddic- 
tiofis dtt prStre il oppose des passes ix^]i<6tique8» 
par de douceis maind d^ femmefs, i^td esajdonoieiBl 
iies dottteiu*s. 



t^itif mi ckangef&ent de r%hne , let surtout de 
vdtement ^san& doute en smMittiant ik toile A la 
M^), 1^ Mai^ids de la pesm perdircmt lie leur 
MenBitS. La ii^pife din^tia, wm elte iS6u;ihlaxe&- 
trer et produire des maux plus profonds. Le qm- 
torzidme sidcle oscilla entre trois fl^aux, I'agita- 
tion ^pileptique, la peste, les ulcerations qui (& 
en croire Paracdse) pr^paraient la syphilis, 

L6 ptemief dan^r n'6tait pas le moins grand, 
n 6clata, vers 1350, d'une effrayante mani^re par 
la danse de Saint-Guy, avec cette singulmt^ 
qu'elle n*6tait pas individueUe ; les malades, ^omme 
emport^s d'un m^me courant galvanique , se sai- 
sissaient par la main, formaient des chalnes im- 
menses, tournaient, toumaient, 4 mourir. Les 
i*egardants riaient d'abord , puis , par une conta- 
gion, se laissaient aller, tombaient dans le grand 
cemrant, augmentaient le terrible chosur. 

Que serait-il arrive si le malet!lt persists, comme 
fit longtemps la l^pre dans sa decadence mdme? 

Cdtait comme un premier pas , un achemine- 
ment Vers r^pilepsie. Si cette gdn^ration de xoa- 



SATAN MfiDEGIN. iS5 

lades n'eAt ^t^ gu^rie , elle en etit produit une 
autre d^cid^ment ^pileptiqtie. Effroyable perspec- 
tive! L'Europe couverte de fous, de furieux, 
d idiots ! On ne dit point comment ce mal fut 
traitd, et sarreta. Le remade qu'on recomman- 
dait, Texpedient de tomber sur ces danseurs k 
coups de pied et de poing, ^tait infiniment propre 
a aggraver Tagitation et la faire aboutir a T^pilep- 
sie veritable. II y eut, sans nul doute, un autre re- 
mede, dont on ne voulut pas parler. Dans le temps 
ou la sorcellerie prend son grand essor, I'immense 
emploi des Solan6es, surtout de la belladone, g6- 
n^ralisa le medicament qui combat ces affections. 
Aux grandes reunions populaires du sabbat dont 
nous parlerons, Vherbe aiuc sorcUres, mdl^e k Thy- 
dromele, a la bi^re, aussi au cidre *, au poir^ (les 
puissantes boissons de TOuest), mettait la foule en 
danse, une danse luxurieuse , mais point du tout 
6pileptique. 



Mais la grande revolution que font les sorcidres, 
le plus grand pas a rebours centre I'esprit du 
moyen Age , c'est ce qu'on pourrait appeler la rd- 
liabilitation du ventre et des fonctions digestives. 
Elles profess^rent hardiment : « Rien d'impur et 
rien d'immonde. » L'dtude de la matiere fut d6s 
lors illimitee , affranchie. La m^decine fut pos- 
sible. 

Qu'elles aient fort abuse da princlpe , on ne le 

> Alors tout nouveau. 1\ commence au douzi^me sidcle. 

11 



•>.' 



126 LA SOnCI^B. 

Bie pas. II n'est pas moins ^dent. Rien d'impur 
que le mal moral. Toute chose physique est pure ; 
nulle ne peut 6tre ^loign^e du- regard et de T^tude, 
interdite par un vain spiritualisme , encore moins 
par un sot d^gotit. 

Lk surtout le moyen Age s'^tait montr6 dans son 
vrai caract^re, Y Anti-Nature, faisant dans Tunit^ 
de rstre des distinctions, des castes, des classes 
hi^rarchiques. Non seulement Tesprit est noble, se- 
lon lui, le corps non noble, — mais il y a des par- 
ties du corps qui sont nobles, et d'autres non, rotu- 
rieres apparemment. — De m^me, le ciel est noble, 
et Tablme ne Test pas. Pourquoi? « C'est que le 
ciel est haut. » Mais le ciel n'est ni haut ni has. 
II est dessus et dessous. L'abime, qu'est-ce? Rien 
du tout. — M^me sottise sur le mbnde, et le petit 
monde de Thomme. 

Celui-ci est d'une pidcfe; toift y est solidaire de 
tout. Si le ventre est le serviteur du cerveau et le 
nourrit, le cerveau, aidant sans cesse 4 lui prepa- 
rer le Sucre de digestion *, ne travaille pas moin& 
pour lui. 



Les injures ne manquSrent pas. On appela les 
sorcidres sales, ind^centes, impudiques, immo- 
rales. Cependant leurs premiers pas dans cette 
voie f urent , on peut le dire, une heureuse revolu- 
tion dans ce qui est le plus moral, la bontd, la 
charite. Par une perversion didoes monstrueuse, 

1 Cest la d^couverte qoi immortalise Claude fiernftrd. 

•'J 



SATAN m£DECIN. ' 127. 

le moyen Age envisageait la chair , en son repr^- 
sentant (maudit depuis Eve), la Femme^ comma 
impure. La Vierge, exaltee comme vierge, plus que 
ecmme Notre-Dame, loin de relever la femme r^elle, 
Tavait abaiss^e en mettant Thomme sur la voie 
d*une scolastique de puret^ ou Ton allait ench^ris- 
sant dans le subtil et le faux. 

La femme m6me avait fini par partager Todieux 
pr6jug6 et se croire immonde. EUe se cachait pour 
accoucher. Elle rougissait d'aimer et de donner 
le bonheur. Elle, g^n^ralement si sobre, en com- 
paraison de rhomme , elle qui n'est presque par- 
tout qu'herbivore et frugivore, qui donne si peu a 
la nature, qui, par un rdgime lact^, v^g^tal, a la 
puretd de ces innocentes tribus, elle demandait 
presque pardon d'etre, de vivre, d'accomplir les 
conditions de la vie. Humble martyr de la pudeur, 
elle s'imposait des siipplices, jusqu'a vouloir dissi- 
muler, annuler, supprimer presque ce ventre 
ador^ , trois fois saint , d'ou le dieu homme nalt , 
renait 6ternellement. 



La m^decine du moyen dge s'occupe unique- 
ment de I'^tre sup^rieur et pur (c'est Thomme), 
qui seul pent devenir prdtre , et seul k I'autel fait 
Dieu. 

Elle s'occupe des bestiaux; c'est par eux que 
Ton commence. Pense-t-on aux enfants?Rarement. 
Mais k la femme ? Jamais . 

Les romans d'alors, avec leurs subtiUt^s, repr^ 
sentent le contraire du monde. Hors des cours, du 



128 LA S0RCI£RE. 

noble adultdre, ie grand snjet de ces remans, la 
femme est partout la pauvre Gris^lidis , nde pour 
^puiser la douleur, souvent battue, soignee jamais. 
II ne faut pas moins que le Diable , ancien alli6 
de la femme, son confident du Paradis, il ne faut 
pas moins que cette sorcidre , ce monstre qui fait 
tout a rebours, a Tenvers du-monde sacr6, pour 
s'occuper de la femme , pour fouler aux pieds les 
usages, et la soigner malgr^ elle. La pauvre crea- 
ture s'estimait sipeu!... Ellereculait, rougissait, 
ne voulait rien dire. La sorci^re, adroite et ma- 
ligne, devina et p^n^tra. Elle sut enfin la faire 
parler, tira d'elle son petit secret , vainquit ses re- 
fus , ses hesitations de pudeur et d'humilite. Plu- 
tdt que de subir telle chose, elle aimait mieux 
presque mourir. La barbare sorcUre la fit vivre. 



a ■ « 



CHARMES. PHILTRES 



Qu'on ne se h&te pas de conclure du chapitre 
pr^c^dent que j'entreprends de blanchir, d'inno- 
center sans reserve, la sombre fiancee du diable. 
Si elle fit souvent du* bien, elle put faire beaucoup 
de mal. Nulle grande puissance qui n'abuse. Et 
celle-ci eut trois si^cles ou elle r^gna vraiment 
dans Tentr'acte des deux mondes, Tancien mourant 
etle nouveau ayant peine a commencer. L'Eglise, 
qui retrouvera quelque force (au moins de combat) 
dans les luttes du seizi^me sidcle , au quatorzieme 
est dans la boue. Lisez le portrait v^ridique qu'en 
fait Clemangis. La noblesse, si fi^rement par^e 
des armures nouvelles , d'autant plus lourdement 
tombe a Cr^cy, Poitiers, Azincourt. Tons les 
iiobles k la fin prisonniers en Angleterre! Quel 
sujet de ddrision ! Bourgeois et paysans mdme s en 



130 u sorci£:rb. 

moquent, haussent les ^paules. Uabsence g^n^rale 
des seigneurs n*encouragea pas peu, je pense, les 
reunions du sabbat, qui touiours avaient eu lieu, 
mais parent alors devenir d'immenses fStes {topul 
laires. 

Quelle puissance que celle de> la bien-aim^e de 
Satan, qui gu^rit, pr6dit, devine, 6voque les Smes 
des morts, qui peut vous jeter un sort, vous 
changer en lidvre, en loup, vous faire trpuver iin 
tr^sor, et, bien plus, vous faire aimer ! . . . Epouvan- 
table pouvoir qui r^unit tons les autres ! Comment 
une dme violente, le plus souvent ulc^r^e, parfois 
devenue tres perverse , n'en etit-elle pas us^ pour 
la haine et pour la vengeance , et parfois pour un 
plaisir de malice ou d'impuret^? 

Tout ce qu on disait jadis au confesseur, on le 
lui dit. Non seulement les p^ch^s qu'on a faits, 
mais ceux qu on veut faire. EUe tient chacun par 
son secret honteux, Taveu des plus fangeux d^sirs. 
On lui confie a la fois les maux physiques et ceux 
de I'dme, les concupiscences ardentes d'un sang 
Acre et enflamm^, envies pressantes, furieuses, 
fines aiguilles dont on est piqu6, repiqu^. 

Tons y viennent. On n'a pas honte avec elle. On 
dit crAment, On lui demande la vie, on lui demande 
la mort, des rem^des, des poisons. Elle y vient, la 
fille en pleurs , demander un avortement. Elle y 
vient, la belle-m^re (texte ordinaire au moyen 
4ge) dire que Tenfant du premier lit mange beau- 
coup et vit longtemps. Elle y vient, la triste Spouse 
accabl^e chaque ann^e d'enfants qui ne naissent 
que pour mourir. Elle implore sa compassion. 



CHARMBS, PHILTRES. iZ\ 

apprend h glacer le plaisir au moment, le rendre 
inf^cond. Voici, au contraire, un jeune homme qui 
ach^terait a tout prix le breuvage ardent qui peut 
troubler le coeur d'une haute dame, lui faire oublier 
les distances, regarder son petit page. 



Le mariage de ces temps n'a que deux types et 
deux formes, toutes deux extremes, excessives. 

Korgueilleuse heritUre des fiefs ^ qui apporte 
un tr6ne ou un grand domaine, une El^onore de 
Guyenne, aura, sous les yeux du mari, sa cour 
d'amants, se contraindra fort peu. Laissons les 
remans, les poemes. Regardons la r^alit^ dans son 
terrible progres jusqu'aux eflfr^n^es fureurs des 
fiUes de Philippe le Bel, de la cruelle Isabelle, qui, 
par la main de ses amants, empala Edouard II. 
L'insolence de la femme feodale delate diabolique- 
ment dans le triomphal bonnet aux deux cornes et 
autres modes effront^es. 

Mais, dans oe siecle ou les classes commencent 
k se m6ler un peu , la femme de race inf ^rieure , 
6pous^e par un baron, doit craindre les plus dures 
6preuves. C'est ce que dit Thistoire, vraie et r^elle, 
de Griselidis, Thumble, la douce, la patiente. Le 
cdnte, je crois, tres s^rieux, historique, de Barbe' 
Bleue^ en est la forme populaire. L'dpouse, qu'il 
tue et remplace si souvent, ne peut 6tre que sa 
vassale. II compterait bien autrement avec la fille 
ou la soeur d'un baron qui pAt la venger. Si cette 
conjecture sp^cieuse ne me trompe pas, on doit 
croire que ce conte est du quatorzidme sidcle , et 



132 lA SORCliRE. 

non des si^cles pr^cddents, ou la seigneur n*eAt 
pas daign^ prendre femme au dessous de lui. 

Une chose fort remarquable dans le conte tou- 
chant de GriselidiSy c'est qu'A travers tant d'^preu- 
ves elle ne semble pas avoir Tappui de la devotion 
ni celui dun autre ^mour. EUe est dvidemment 
fiddle, chaste, pure. II ne lui vient pas k Tesprit de 
se consoler en aimant ailleurs. 

Des deux femmes f^odales , VHeritidre , la Qinse- 
lidis , c'est uniquement la premiere qui a ses che- 
valiers servants, qui preside aux cours d'amour, 
qui favorise les amants les^ plus humbles, les 
encourage, qui rend (comme El^onore) la fameuse 
decision , devenue classique en ces temps : « Nul 
amour possible entre 6poux. » 

De \k un espoir secret , mais ardent , mais vio- 
lent, commence en plus d'un jeune coeur. Dtlt-il se 
donner au diable, il se lancera t4te baiss^e vers cet 
aventureux amour. Dans ce ch&teau si bien fermfi, 
une belle porte s'ouvre a Satan. A un jeu si pdril- 
leux, entre voit-on quelque chance? Non, r^pon- 
drait la sagesse. Mais si Satan disait : « Oui? » 

II faut bien se rappeler combien, entre nobles 
mfime, Torgueil f^odal mettait de distance. Les 
mots trompent. II y a loin du chevalier au chevalier. 

Le chevalier banneret, le seigneur qui menait au 
roi toute une arm^e de vassaux, voyait a sa longue 
table, avec le plus parfait m^pris, les pauvres che- 
valiers sans terre- (mortelle injure du moyen dge , 
comme on le sait par Jean sans terre). Combien 
plus les simples varlets, dcuyers, pages, etc., qu'il 
nourrissait de ses restes ! Assis au bas bout de la 



CHARMES, PHILTRES. 133 

table, tout pr^s de la porte, ils grattaient les plats 
que les personnages den haut, assis au foyer, 
leur envoyaient souvent vides. 11 ne tombait pas 
dans lesprit du haut seigneur que ceux d en bas 
fussent assez os^s pour clever leurs regards jusqu a 
leur belle maltresse, jusqu'a la fi^re heritiere du 
fief, si^geant pres de sa mere « sous un chapel de 
roses blanches. » Tandis qu'il souffrait h merveille 
I'amour de quelque stranger, chevalier declare de 
la dame, portant ses couleurs, il etlt puni cruelle- 
ment I'audace d*un de ses serviteurs qui aurait 
vise si haut. C'est le sens de la jalousie furieuse 
du sire du Fayel , mortellement irritd , non de ce 
que sa femme avait un amant, mais de ce que cet 
amant ^tait un de ses domestiques , le chdtelain 
(simple gardien) de son chdteau de Coucy ^ 

Plus I'abime ^tait profond , infranchissable , ce 
semble, entre la dame du fief, la grande heritiere, 
et cet ^cuyer, ce page , qui n'avait que sa chemise 
at pas mSme son habit qu il recevait du seigneur, 
— plus la tentation d'amour 6tait forte de sauter 
I'abime. 

Le jeune-homme s'exaltait par Timpossible. En- 
fin, un jour qu'il pouvait sortir du donjon, il cou- 
rait a la sorciere et lui demandait un conseil. Un 
philtre suffirait-il , un charme qui fascindt ? Et si 
cela ne suffisait, fallait-il un pacte expres ? II n'etlt 
point du tout recule devant la terrible id6e de se 



) Je cite de m^moire. Dans cette bistoire, tant de fois r^p^t^e, 
ce n*esl pas Coucy, c'est Cabestaing, mdnestrel provencal, qui est 
page, chitelain, ou domestique, comme on disait, du mari. 



154 U SORClfeRE. 

donner k Satan. — « On y songera, jeune honime. 
Mais remonte. D^ja tu verras que quelque chose 
est change. » 

Ce qui est change, c'est lui. Je ne sais quel 
espoir le trouble; son ceil, bajss^, plus profond, 
creus6 d'une flamme inquiete , la laisse ^chapper 
malgr^ lui. Quelqu un (on devine bien qui) le voit 
avant tout le monde, est touch^e, lui jette au pas- 
sage quelque mot compatissant. . . d^lire ! 6 bon 
Satan ! charmante, adorable sorci^re ! . . . 

II ne pent manger ni dormir qu'il n'aille la 
revoir encore. II baise sa main avec respect et se 
met presque k ses pieds. Que- la sorci^re lui 
demande, lui commando ce qu'elle veut, il ob6ira. 
Voultit-elle sa chalne d'or, vouWt-elle Tanneau 
qu il a au doigt (de sa mere mourante), il les don- 
nerait a Tinstant. Mais d'elle-m^me mallciiBuse, 
haineuse pour le baron, elle trouve une grande 
douceur a lui porter un coup secret. 

Un trouble vague d6jd est au chS.teau. Un orage 
muet, sans Eclair ni foudre, y couve, comme une 
vapeur 61ectrique sur un marais. Silem;e, profond 
silence. Mais la dame est agit^e. Elle soupconne 
qu'une puissance surnaturelle a agi. Car enfin 
pourquoi celui-ci, plus qu'un autre qui est plus 
beau, plus noble, illustre d6ja par des exploits 
renomm^s? II y a quelque chose la-dessous. Lui 
a-t-il jete un sort? A-t-il employ 6 un charme?.... 
Plus elle se demande cela, et plus soncoeur est 
trouble. 



La malice de la sorciere a Ae quoi se satisfaire. 
Elle r^gnait dans le village. Mais le chAteau vient 
a elle, se livre, et par le c6t^ ou son orgueil risque 
le plus. L'inl^rfit d'un tel amour, pour nous, c'est 
r^lan d'un cceur vers son id^al, centre la barridre 
sociale, contre Tinjustice du sort. Pour la sorcidre, 
c'est le plaisir, Apre, profond, derabaisser la haute 
dame et de s'en venger peut-6tre, le plaisir de 
rendre au seigneur ce qu'il fait k ses vassales, de 
pr^ever chez lui-mSme, par Taudace d'un enfant, 
le droit outrageant d'^pousaiUes. Nul doute que, 
dans ces intrigues ou la sorciere avait son r61e, 
elle n'ait souvent port^ un fond de haine niveleuse, 
naturelle au paysan. 

C'6tait d6j4 quelque chose de faire descendre la 
dame a I'amour d'un domestique. Jean de SaintrS, 
Ch^rubin, ne doivent pas faire illusion. Le jeune 
serviteur remplissait les plus basses fonctions de 
la domesticity. Le valet proprement dit n'existe 
pas alors, et d'autre part peu ou point de femmes 
de service dans les places de guerre. Tout se fait 
par ces jeunes mains qui n'en sent pas ddgrad^es. 
Le service, surtout corporel, du seigneur et de la 
dame, honore et releve. N^anmoins il mettait 
souvent le noble enfant en certaines situations 
assez tristes, prosaiques, je n'oserais dire risibles. 
Le seigneur ne s'en gfinait pas. La dame avait 
bien besoin d'etre fascin^e par le diable pour ne 
pas voir ce qu'elle voyait chaque jour, le bien- 
eim6 en oeuvre malpropre et servile. 



136 LA SORCllfeRE. 

C'est le fait du moyen kge de mettre toujours en 
face le tres haut et le tr6s bas. Ce que nous cachent 
les poemes, on peut Tentrevoir ailleurs. Dans ses 
passions dth^rees, beaucoup de choses grossieres 
sont m^ldes visiblement. 

Tout ce qu'on sait des charmes et philtres que 
les sorci^res employaient est tr6s fantasque, et, ce 
semble, souvent malicieux, m6l6 hardiment des 
choses par lesquelles on croirait le moins que 
Tamour pAt 6tre dveill^. Elles allerent ainsi tres 
loin, sans qu'il apergtit, Taveugle, qu elles faisaient 
de lui leurjouet. 

Ces philtres dtaient fort differents. Plusieurs 
6taient d'excitation, et devaient troubler les sens, 
comme ces stimulants dont abusent tant les Orien- 
taux. Dautres 6taient de dangereux (et souvent 
perfides) breuvages d'illusion qui pouvaient livrer 
la personne sans la volonte. Certains eniSn furent 
des dpreuves oil Ton d^fiait la passion , ou Ton 
voulait voir jusquou le desir avide pourrait trans- 
poser les sens , leur faire accepter, comme faveur 
supreme et comme communion, les choses les 
moins agr^ables qui viendraient de lobjet aime. 

La construction si grossi^re des chateaux, tout 
en grandes salles, livrait la vie int^rieure. A 
peine, assez tard, fit-on, pour se recueillir et dire 
les prieres, un cabinet, le retrait, dans quelque 
tourelle. La dame etait aisdment observ^e. A cer- 
tains jours, guett^s, choisis, I'audacieux, conseille 
par sa sorciere, pouvait faire son coup, modifier 
la boisson, y mfiler le philtre. 

Chose pourtant rare et p^rilleuse. Ce qui ^tait 



CHARMISS, PHILTRES. 157 

plus facile, c'^iait de voler a la dame teHes cboses 
qui lui dchappaient, qu'elle ndgligeait elle-m6me. 
On ramassait prdcieusement un fragment d'ongle 
imperceptible. On recueillait avec respect ce que 
laissait tomber son peigne , un ^u deux de ses 
beaux cheveux. On le portait k la sorciere. Celle-ci 
exigeait souvent (comme font nos soiiinambules) 
tel objet fort personnel et imbu de la pexsonne, 
mais qu elle-meme n'aurait pas donn^ , par exem- 
pie, quelques fils arrackes d'un vfitem^it long- 
temps porte et sali, dans kquel elle eilt su^. Tout 
cela, bien entendu, bais^ ador^, regrett^. Mais 11 
faillait h mettre aux flammes pour en recueillir la 
cendre. Un jour ou I'autre, en revoyant son vete- 
ment, la fine personne en distinguait la d^chirure, 
devinait, mais n'avait garde de parler et soupi- 
rait... Le cbarme avait eu son effet. 



II est certain que, si la dame h^sitait, gardait le 
respect du sacrement , cette vie dans un etroit es- 
pace, ou Ton se voyait sans cesse, ou Ton 6tait si 
pr6s, si loin, devenait un veritable supplice. Lors 
m6me qu'elle avait 6ie faible , cependant , devant 
son mari et d'autres non moins jaloux, le bonheur 
sans dbute 6tait rare. De la mainte violente folie du 
desir inassouvi. Moins on avait Tunion, et plus on 
Tetlt voulue profonde. Kimagination d6v6gUe la 
chercbait en choses bizarres, hors nature et insen- 
s6es. Ainsi , pour cr^r un moyen de communica- 
tioa ^QcretQ, la ^orpiere a chacun des deux piquait 
si^r ^e W{^lA.#g^re des lattresde Talphabet. L'un 



12 



138 LA SORGlfiRE. 

voulait-il transmettre k Tautre une pens^e, il ravi- 
vait, il rouvrait, en les sucant, les lettres san- 
glantes du mot voulu. A Tinstant , les lettres cor- 
respondantes (dit-on) saignaient au bras de Tautre. 

Quelquefois , dans ces folies , on buvait du sang 
Tun de Tautre, pour se faire une communion qui, 
disait-on, mfilait les dmes. Le coeur d^vord de 
Coucy que la dame « trouva si bon, qu'elle ne 
mangea plus de sa vie, » est le plus tragique exem- 
pie de ces monstrueux sacrements de Tamour an- 
thropophage. Mais quand Tabsent ne mourait pas, 
quand c'^tait I'amour qui mourait en lui , la dame 
consultait la sorci^re, lui demandait les moyens 
de le lier, le ramener. 

Les chants de la magicienne de Thdocrite et de 
Virgile, employes meme au moyen dge, ^taient ra- 
rement efficaces. On tdchait de le ressaisir par un 
charme qui parait aussi imit^ de lantiquit^. On 
avait recours au gdteau, a la confarreato, qui, de 
TAsie a TEurope, fut toujours Thostie de Tamour. 
Mais ici on voulait lier plus que Tdme , — lier la 
chair, cr^er Kdentification , au point que, mort 
pour toute femme, il n'eAt de vie que pour une. 
Dure 6tait la c^r^monie. « Mais, madame, disait la 
sorciere, il ne faut pas marchander. » EUe trouvait 
Torgueilleuse tout a coup obeissante, qui se lais- 
sait docilement 6ter sa robe et le reste. Car il le 
fallait ainsi. 

Quel triomphe pour la sorcidre ! Et si la dame 
dtait celle qui la fit courir jadis, quelle vengeance 
et quelles repr^sailles ! La voila nue sous sa main. 
Ce n'est pas tout. Sur ses reins, elle 6tablit une 



GHARMES, PHILTRES. 139 

plancliette , un petit fourneau , et Ik fait cuire le 
gdteau... « Oh! ma mie, je n'en peux plus. Dd- 
pSchez, je ne puis rester ainsi. — C'est ce qu'il 
nous fallait, madame, il faut que vous ayez chaud. 
Le gdteau cuit, 11 sera chauffd de vous, de votre 
flamme. f> 

C'est fini, et nous avons le gdteau de Tantiquit^, 
du mariage indien et romain, — assaisonnd, re- 
chauffe du lubrique esprit de Satan. EUe ne dit pas 
comme celle de Virgile : « Revienne, revienne 
Daphnis ! ramenez-le-moi , mes chants ! » EUe lui 
envoie le gMeau, impr^gnd de sa souffrance et 
reste chaud de son amour... A peine il y a mordu, 
un trouble etrange, un vertigo le saisit... Puis un 
flot de sang lui remonte au coeur ; il rougit. II 
brtlle. La furie lui revient, et rinextinguible dd- 
sir*. 



< J*ai tort de dire inexUngulble. On ^oit que de nouveaux phil- 
tres deviennent souvent D^cessaires. Et ici je plains la dame. Car 
cette furiease sorci^re, dans sa malignity moqueuse, exige que le 
philtre vienne corporellement de la dame elle-m6me. Elle rol>Iige, 
immili^e, k fournir & son amant une strange communion. Le noble 
faisait auxjuifs, aux serfs, aux bourgeois roSme ( V. S. Simon, sur 
son fr^re), un outrage de certaines choses r^pugnantes que la 
dame est forc^e par la sorci^re de livrer ici comme philtre. Vrai 
supplice pour elle-mgme.*Mals d'eUe, de la grande dame, tout est 
re^u h genoux Voir plus bas la note tir^e de Sprenger, 



XI 



LA COMMDNION DE MVOLTE-LES SABBATS— lA MESSE NOIRE 



II faut dire les Sabbats. Ce mot ^videmment a 
d^sign^ des choses fort diverses, selon les temps. 
Nous n en avons malheureusementde descriptions 
d^taiil^es que fort tard (au temps d'Henri IV) '. 
Ce n'^tait guere alors qu une grande farce libidi- 
neuse, sous pr^texte de sorcellerie. Mais dans ces 
descriptions m^me d'une chose tellement ab&tar- 
die, certains traits fort antiques t^moignent des 

1 La moins mauvaise est celle de Lancre. II est bomiae d^esprit. 
II est visiblement li^ avec certaines jeunes sorci^res, et ii dut tout 
savoir. Son sabbat malheureusement est m^\6 et surcharge des 
ornements grotesques de r^poque. Les descriptions du j^uite 
Del Rio et du dominicain Micha^lis sont des pieces ridicules de 
deux pedants cr^dules et sots. Dans celui de Del Rio» on trouve ]e 
ne sais combien de platitudes, de vaines inventions. 11 y a cepen- 
dant, au total, quelques belles traces d'antiquit^ dont J'al pa pro« 
filer. 



LA COMMUNION DE BfiVOLTE, ETC. 141 

Ages successifs, des formes diflKrentes par les- 
quelles elle avait pass6. 



On peut partir da cette id^ trds stre que, pen-* 
dant bien des siAcles, le serf mena la Tie du loup 
et du renard, qu'il fut un animal nocturne, je veux 
dire agissMit le jour le moins possible, ne vivant 
vraiment que de nuit. 

Encore jusqu'a Tan 1000, tant que le peuple fait 
ses saints et ses l^gendes, la vie du jour n'est pas 
sans int^r^t pour lui. Ses nocturnes sabbats ne 
sent qu'un reste l%er de paganisnae. II honore, 
craintla Lune qui influe sur les biens de la terre. 
Les vieilles lui sont devotes et brAlent de petites 
chandellespourBiflnom (Diane-Lune-H^cate). Tou- 
jours le lupercale poursuit les femmes et les en- 
fants, sous un masque, il est vrai, le noir visage du 
revenant Hallequin (Arlequin). On f(§te exactement 
la perviligium Veneris (au 1** mai). On tue k la 
Saint-Jean le bouc de Priape-Bacchus Sabasius, 
pour c6l6brer les Sabasies. Nulle derision dans 
tout cela. C'est un innocent carnaval du serf. 

Mais, vers Tan 1000, T^glise lui est presque 
fermde par la diflP^rence des langues. En 1100, les 
offices lui deviennent inintelligibles. Des Mystdres 
que Ton joue aux portes des ^glises, ce qu'il retient 
le mieux, c'est lec6t^comique, le boeuf et T&ne, etc. 
U en fait des noels, mais de plus en plus d^risoires 
(vraie litt^rature sabbatique). 



iS. 



I4S U SORGlfiRE. 

Croira-t-on que les grandes et terribles r^voltes 
du douzi^me sidcle furent sans influence sur ces 
mystdres et cette vie nocturne du loup^ de Yadvole, 
de ce gibier sauvage, comme I'appellent les cruels 
barons. Ces r^voltes purent fort bien commencer 
souvent dans les fdtes de nuit. Les grandes com- 
munions de r^volte entre serfs (buvant le sang les 
uns des autres, ou mangeant la terre pour hos- 
tie ^) purent se c^l^brer au sabbat. La Marseillaise 
de ce temps, chantde la nuit plus que le jour, est 
peut-6tre un chant sabbatique : 

Nous sommes hommes comme ila sent I 
Tout aussi grand ccBur nous avons I 
Tout autant souffrlr nous pouyons 1 

Mais la pierre du tombeau retombe en 1200. Le 
pape assis dessus, le roi assis dessus, d'une pesan- 
teur 4norme, ont scell^ Thomme. A-t-il alors sa 
vie nocturne? D'autant plus. Les vieilles danses 
paiennes durent 6tre alors plus furieuses. Nos 
n^gres des Antilles, apres un jour horrible de cha- 
leur, de fatigue, allaient bien danser k six lieues 
de la. Ainsi le serf. Mais, aux danses, durent se 
m^ler des gaiet^s de vengeance, des farces satyri- 
ques, des moqueries et des caricatures du seigneur 
et du prfitre. Toute une litt6rature de nuit, qui ne 
sut pas un mot de celle du jour, peu mSme des 
fabliaux bourgeois. 



1 A la baiaille deCourtrai. Y. aussi Grfmm et mes Origine$. 



LA COMMUNION DE RgVOLTE, ETC. 143 

VoiM le sens des sabbats avant 1300. Pour 
qu'ils prissent la forme ^tonnante d'une guerre 
d^clar^e au Dieu de ce temps-U, il faut bien plus 
encore, il faut deux cboses ; non seulement qu'on 
descende au fond du d^sespoir, mais que tout res- 
pect soit perdu: 

Cela n'arrive qu'au quatorziSme sidcle, sous la 
papaut6 d'Avignon et pendant le Grand Schisme, 
qu4nd TEglise k deux tdtes ne parait plus TEglise, 
quand toute la noblesse et le roi, honteusement 
prisonniers des Anglais, exterminent le peuple 
pour lui extorquer leur ran^on. Les sabbats ont 
alors la forme grandiose et terrible de la Messe 
noire, de Toffice k Tenvers, ou Jesus est d^fi^, prid 
de foudroyer, s'il pent. Ce drame diabolique etlt 
6t6 impossible encore au treizi^me sidcle, oil il 
etlt fait horreur. Et, plus tard, au quinzidme 
ou tout 6tait \is6 et jusqu'a la douleur, un tel jet 
n*aurait pas jailli. On n'aurait pas os6 cette crea- 
tion monstrueuse. EUe appartient au sidcle de 
Dante. 



CJela, je crois, se fit d'un jet; ce fut I'explosion 
d une furie de g^nie, qui monta Timpi^tfi k la hau- 
teur des coleres populaires. Pour comprendre ce 
qu'elles ^taient, ces coleres, il faut se rappeler que 
ce peuple, ^lev^ par .le clerg^ lui-mSme dans la 
croyance et la foi du miracle, bien loin d'imaginer 
la fixite des lois de Dieu, avait attendu, esp^r^ un 
miracle pendant des siecles, et jamais il n'^tait 
venu. II Tappelait en vain, au jour d^sesp^r^ de 



444 LA SORGlfiRE. 

6a B^ce^ssit^ supi^^itoe. Le del dte lorslui parut 
comme Tallin de ses bouri'eaux f^roces, et lui- 
m^me feroce bourreau. 
De 14 la Messe miH et la Jaequerie. 



Dans ce cadrA ^astique de la Messe noird pxiretii 
se placer ensuite mille variantes de detail; mais il 
est foTtement ccnstrbit, et, je orois, fait d'dne 
pidce. 

J'ai r^mssi k 'retronver ce draiM?e ^n 1857 (Rist. 
de France). Je Vai recomposfi e!ri ses quaire actes, 
citose pen difficile. Seulement, a cette i^oque, je 
lui ai trop laiss6 les ornements grotesques que le 
sabbat recut aux tetnps modernes, et n'ai pas pr6- 
cis6 iassez ce qui est du vieux cadre, si sombre et 
si terribile. 



Ce cadre est dat^ fortement par certains traits 
atroces d'un dge maudit, — mais aussi par la place 
dominante qu'y tient la Femme, — grand caractere 
du quatorzieme si^cle. 

C'est la singularity de ce sidcle que la Femme, 
fort peu affranchie, y rdgne cependant, et de cent 
facons violentes. EUe h^rite des fiefs alors ; elle 
apporte des royaumes au roi. Elle trdne ici-bas, et 
encore plus au ciel. Marie a supplants J^sus. Saint 
Francois et saint Dominique ont vu dans san sein 
les trois mondes. Dans Timmensite de la Grftce, 



LA COMMUNION DE R£vOLTE^ ETC. U$ 

die noie le p^chd; que dis-je? aide h p^cher. (Lire 
la legende de la religieuse dont la Vierge tient la 
place au choetir, pendant qu'elle va voir son amant.) 

An plus haut, au plus bas, la Femme. — Beatrix 
estau ciel, au milieu des ^toiles, pendant que Jean 
de Meung, au Roman de la Rose, pr^che la commu- 
naut^des femmes. — Pure, souill^e, la Femme est 
partout. On en peut dire ce que dit de Dieu Rai- 
raond Lulle : « Quelle part est-ce du monde? — Le 
Tout. 5. . 

Mais au ciel, mais en po^sie, la Femme c^l^- 
br^e, ce n'est pas la f^conde m^re, par^e de ses en- 
fants. C'est la Vierge, c'est Beatrix sterile, et qui 
meurt jeune. 

Une belle demoiselle anglaise passa, dit-on, en 
France vers 1300, pour pricher la redemption des 
femmes. Elle-m6me s'en croyait le Messie. 



La Messe twire, daiis son premier acpect, sem- 
blerait 4tre cette redemption d'Eve , maudite par 
le christianisme. La Femme au sabbat remplit 
tout. EUe est le sacerdoce, elle est Tautel, elle est 
rhostie , dont tout le peuple communie. Au fond , 
n'est-dle pas le Dieu m^me ? 



ii^ 



n J a 14 bien des clioses populaires, et pourtant 
tout n est pas du peuple. Le paysan n'estime que la 
force ; il fait peu de cas de la Femme. On ne le 
voit que trop dans toutes nos vieiUes Coutumes 
(V. mes Origines). H n*aurait pas donn6 a la Femnj6 



i46 LA SORClfiRE. 

la place dominante qu'elle a ici, Cest eUe qui la 
prend d'elle-mSme. 

Je croirais volontiers que le Sabbat, dans la 
forme d'alors, fut Toeuvre de la Femme, d'une 
femme d^sesp^r^e, telle que la sorci^re Test alors. 
Elle voit, au quatorzi^me si^cle, s'ouvrir devant 
elle son horrible carriere de supplices, trois cents, 
quatre cents ans illumines par les bt!icliers! Des 
1300, sa m6decine est jug^e mal^fice, ses remMes 
sent punis comme des poisons. L'innocent sorti- 
lege par lequel les l^preux croyaient alors am^lio- 
rer leur sort, amene le massacre de ces infortunds. 
Le pape Jean XXII fait Scorcher vif un dveque, 
suspect de sorcellerie. Sous une repression si 
aveugle, oser peu, ou oser beaucoup, c'est risquer 
tout autant. L'audace croit par le danger mfime. 
La sorciere pent hasarder tout. 



Fraternity humaine , d^fi au ciel chrStien, culte 
denature du dieu nature, — c'est le sens de la Messe 
noire. 

L'autel etait dresse au grand serf Revolte, Celui 
& qui on a fait tort, le vieux Proscrit,' injustemeut 
cbasse du ciel, « TEsprit qui a cree la terre, le Maitre 
qui fait germer les plantes. » Cest sous ces titres 
que riionoraient les Luciferiens, ses adorateurs, et 
(selon une opinion vraisemblable), les chevaliers 
du Temple. 

Le grand miracle, en ces temps miserables, c*est 
qu'on trouvait pour la c6ne nocturne de la frater- 
nite ce qu'on n'eAt pas trouve le jour. La sorcidre, 



LA COMMUNION DE RfiVOLTE, ETC. i47 

non sans danger, faisait contribuer les plus ais^s, 
recueiilait leurs oflfrandes. La charity , sous forme 
satanique, ^tant crime et conspiration, 6tant une 
forme de rdvolte, avait grande puissance; On se 
volait le jour son repas pour le repas commun du 
soir. 



Repr^sentez-vous, sur une grande lande, et sou- 
vent pr^s d'un vieux dolmen celtique , & la lisiere 
d un bois, une sc^ne double : d'une part, la lande 
bien 6clair6e, le grand repas du peuple ; — d'autre 
part, vers le bois, le choeur da cette dglise dont le 
d6me est le ciel. J'appelle choeur un tertre qui do- 
mine quelque peu. Entre les deux, des feux r^si- 
neux h flamme jaune et de rouges brasiers, une 
vapeur fantastique. 

Aufond, la sorci^re dressait son Satan, un grand 
Satan de bois, noir et velu. Par le^ cornes et le 
bouc qui 6tB.it pr^s de lui, il ett 6t6 Bacchus ; mais 
paries attributs virils, e^tait Pan et Priape. T^- 
ndbreuse figure que chacun voyait autrement ; les 
uns n'y trouvaient que terreur; les autres ^taient 
^mus de la fiertd m^lancolique ou semblait absorbd 
r^ternel Exild K 



Premier acte. — Ulntrdit magnifique que le 



* Ceci est de Del Rio, mais n*est pas, ]e crois, exclnsivement 
fispagnol. C*e8l an trait anUque et marqud de TinspiratiOD primi- 
tive. Lee fac^ties viennent plus tard. 



as LA SORGI6RE. 

christianisme prit k Tantiquit^ {k ces c^f monies 
ou le peuple, en longue file, circuiait sous les co- 
lonnades, entrait au sanctuaire) — le vieux dieu, 
revenu, le reprenait pour lui. Le lavabo, de m6me, 
empruntd aux purifications pajennes. U revendi- 
quait tout cela par droit d'antiquitd. 

Sa prfitresse est toujoura la vieille (titre d'hon- 
neur) ; mais elle pent fort bien etre jeune. Lancre 
parle dune sorci^re d,e dix-sept ans, jolie, horri- 
blement cruelle. 

La fiancee du Diabfe ne pent ^tre un enfant ; il 
lui faut bien trente ans, la figure de M^dto, la 
beauts des douleurs, Toeil profond, tragique et fl^- 
vreux, avec de grands flots de serpents descendant 
au hasard; je parle dun torrent de noirs, d'in- 
domptables cheveux. Peut-6tre, par dessus, la cou- 
ronne de verveine, le lierre des tombes, les vio- 
lettes de la mort. 

Elle fait renvoyer les enfants (jusqu'au repas). 
Le service commence. 

« J'y entrerai, k cet autel... Mais, Seigneur, 
sauve-moi du perfide et du violent (du prdtre, du 
seigneur). » 

Puis vient le reniement k Jdsus, I'hommage au 
nouveau maltre, le baiser f^odal, comme aux 
receptions du Temple, ou Ton donne tout sans 
reserve, pudeur, dignity, volenti, — avcc cette 
aggravation outrageante au reniement de I'ancien 
Dieu « qu'on aime mieux le dos de Satan '. ^ 



> On lui suspendait au bas da dos un mosque ou sacoAd visage. 
Lancre, Incomtance, p. 68. 



LA COMMUNION DE r£VOLTE, ETC. 149 

A lui de sacrer sa pr^tresse. Le dieu de bois 
Taccueille comme autrefois Pan et Priape. Confor- 
m^ment 4 la forme paienne , elle se donne k lui , 
si6ge un moment sur lui, comme la Delphica au 
tr6pied d'ApoUon. Elle en regoit le souffle, T^me, 
la vie, la f^condation simul^e. Puis, non moins 
solennellement , elle se purifie. Des lors, elle est 
I'autel vivant. 



Vintrott est fini, et le service interrompu pour 
le banquet. Au rebours du festin des nobles qui 
si^gent tons I'dp^e au c6t^ , ici , dans le festin des 
freres, pas d'armes, pas mfime de couteau. 

Pour gardien de la paix, chacun a une femme. 
Sans femme on ne pent 6tre admis. Parente ou 
non, Spouse ou non, vieille, jeune, il faut une 



femme. 



Quelles boissons circulaient? hydromele? bidre? 
vin? Le cidre capiteux ou le poir6? (Tons deux ont 
commence au douzi^me si^cle.) 

Les breuvages d'illusion , avec leur dangereux 
melange de belladone, paraissaient-ils d^ja A cette 
table? Non pas certainement. Les enfants y ^taient. 
D'ailleurs, Texcds du trouble etlt emp6ch6 la danse. 

Celle-ci, danse tournoyante, la fameuse ronde du 
Sabbat, suffisait bien pour completer ce premier 
degr6 de Tivresse. lis tournaient dos k dos, les 
bras en arri^re , sans se voir ; mais souvent les 
dos se touchaient. Personne peu k peu ne se con- 
naissait bien, ni celle qu'il avait k c6t6. La vieille 
alors n'^tait plus vieille. Miracle de Satan. Elle 



450 LA S0RC1£RE. 

6tait femme encore, et desirable, confus^ment 
aimde. 



Acta deuxieme. — Au moment ou la foule , unie 
dans ce vertige , se sentait un seul corps , et par 
Tattrait des femmes , et par je ne sais quelle vague 
Amotion de fraternity, on reprenait Tofflce au Glo- 
ria. L'autel, rhostie apparaissait. Quels? La Femme 
elle-m^me. De son corps prostern^, de sa per- 
sonne humili^e, de la vaste sole noire deses che- 
veux, perdus dans la poussi^re, elle (rorgueilleuse 
^ Proserpine) elle s'offrait. Sur ses reins, un demon 
oflSciait, disait le Credo, faisait Toffrande *. 

Cela fut plus tard immodeste. Mais alors , dans 
les calamit^s du quatorzi^me si6cle, aux temps 
terribles de la Peste noire et de tant de famines, 
aux temps de la Jacquerie et des brigandages exe- 
crables des Grandes Compagnies, — pour ce peuple 
en danger, Teffet ^tait plus que s^rieux. L'assem- 
blee tout entiere avait beaucoup a craindre si elle 
etait surprise. La sorciere risquait extrdmement, 
et vraiment, dans cet acte audacieux, elle donnait 
sa vie. Bien plus, elle aflfrontait un enfer de dou- 



* Ce point si grave que !a Femme ^tait autel elle-mSme, et qn*on 
officiait sur elle, nous est connu par le proems de la Voisin, que 
M. Ravaisson a!a6 ya publier avec les autres Papiers de la BasiiUe. 
Dans ces imitalions, r^centes, il est vrai, du sabbal, qu*on fit pour 
amuser les grands seigneurs de la cour de Louis XIV, on repro- 
duisit sans nul doute les formes antiques et classlques du sabbat 
primltlf, meme en tel point qui avait pu dtre abandonn^ dans les 
temps interm^diair^s. 



LA COMMUNION DE R^VOLTE, ETC. 151 

• 

leurs, de telles tortures, qu'on ose 4 peine les dire. 
Tenaill^e et rompue, les mamelles arrachdes, la 
peau lentement 6corcli^e (comme on le fit a I'dv^- 
que sorcier de Cahors), brtll^e k petit feu de braise, 
et membre a membre, elle pouvait avoir une 6ter- 
nite d agonie. 

Tous , a coup stir , ^taient ^mus quand , sur la 
creature d^vou^e, humili^e, qui se donnait, on 
faisait la priere, et loffrande pour la r^colte. On 
prdsentait du bl^ k VEsprit de la terre qui fait pous- 
ser le bl^. Des oiseaux envol^s (du sein de la 
Femme sans doute) portaient au Dieu de liberie 
le soupir et le voeu des serfs. Que demandaient- 
ils? Que nous autres,- leurs descendants lointains, 
nous fussions affranchis ^ 

Quelle kostie distribuait-elle? Non Thostie de 
ris^e, qu'on verra aux temps d'Henri IV, mais, 
vraisemblablement , cette confarreatio que nous 
avons vue dans les philtres, Thostie d'amour, un 
gateau cuit sur elle, sur la victime qui demain 
pouvait elle-m6me passer par le feu. C'^tait sa vie, 
sa mort , que Ton mangeait. On y sentait d6jk sa 
chair brAl^e. 



En dernier lieu , on d^posait sur elle deux of- 
frandes qui semblaient de chair, deux simulacres : 
celui du dernier mort de la commune, celui du der- 

^ Cette offrande cbarmante da bl^ et des oiseaux est partlcu- 
llftre k la France. (Jaquier, Flagellans, Bl. Soldan, M5.) En Lor- 
raine et sans doute en Aliemagne, on offrait des bites nolres : le 
chat noir^ le bouc noir, le taureau nolr. 



152 LA sorci£;re. 

• 

nier ne, lis participaient au mdrite de la femme 
autel et hostie, et Tassembl^e (fictivement) com- 
muniait de Tun et de I'autre. — Triple hostie, toute 
humaine. Sous lombre vague de Satan, le peuple 
n'adorait que le peuple. 

C'^tait la le vrai sacrifice. II ^tait accompli. La 
Femme, s'^tant donnee a manger a la foule, avait 
fini son oeuvre. Elle se relevait, mais ne quittait la 
place qu'apres avoir fierement pos6 et comme con- 
stats la iSgitimitS de tout cela par Tappel a la fou- 
dre, un dSfi provoquant au Dieu destituS. 

En derision des mots : Agnus Dei, etc., et de la 
rupture de Thostie chrStienne, elle se faisait appor- 
ter un crapaud habillS et le mettait en pieces. Elle 
roulait ses yeux effroyablement, les tournait vers 
le ciel, et, decapitant le crapaud, elle disait ces 
mots singuliers : « Ah! Philippe^, si je te tenais, 
je fen ferais autant ! » 



JSsus ne disant rien a ce d6fi, ne lancanfr^as la 
foudre, on le croyait vaincu. La troupe agile des 
demons choisissait ce moment pour Stonner le 
peuple par de petits miracles qui saisissaient , 

> Lancre) 136. Pourquoi ce nom Philippe, je ii*en sais rien. II 
reste d'autant plus obscar qa'allleurs, lorsque Satan nomme 
J€sus, il I'appelle le petit Jean, ou Janicot. Le nommeraitelle ici 
Philippe, du nom odieux du roi qui nous donna les cent ann^es des 
guerres anglaises, qui, ^ Gr^cy, commenQa nos d^faites et nous 
valut la premiere invasion? Apr^s une longue paix, fort peu inter* 
rompue, la guerre fut d*autant plus horrible au peuple. Philippe 
de Yalois, auteur de cette guerre sans fin, fut maudit et laissa 
peui-Stre dans ce rituel populaire une durable malediction. 



LA COMMUNION OE R&VOLTE, ETC. ' 153 

effirayaient les cr^dules. Les crapauds, bdte inof- 
fensive, mais qu'on croyait trds venimeuse, 6taient 
mordus par eux, et d^ehir^s k belles dents. De 
grands feux, des brasiers, ^taient sautds impun^- 
ment pour amuser la foule et la faire rire des feux 
d'enfer. 

Le peuple riait-il apr^s un acte si tragique , si 
hardi? je ne sais. EUe ne riait pas, k coup sAr, 
celle qid, la premiere, osa cela. Ces feux durent 
ltd paraitre ceux du prochain bAcher. A elle de 
pourvoir k Tavenir de la monarchie diabolique, de 
cr^r la future sorci^re. 



15. 



XII 



SUITE - L'AMOUR, LA MORT - SATAN SlVANOUIT 



Voild la foule affranchie, ra^ssur^e. Le serf, un 
moment libre, est roi pour quelques heures. II a 
bien peu de temps. D^j4 change le ciel, et les 
^toiles inclinent. Dans un moment, Taube severe 
va le remettre en servitude, le ramener sous roeil 
ennemi, sous Tombre du cMteau, sous Tombre de 
Teglise, au travail monotone, a I'^ternel ennui rd- 
gl6 par les deux cloches, dont Tune dit : Toujours, 
et Tautre dit : Jamais, Chacun d'eux, humble et 
morne, d'un maintien compost, paraitra sortir de 
chez lui. 

Quils I'aient du moins, ce court moment! Que 
chacun des ddshdrit^s soit combl^ une fois, et 
trouve ici son r^ve ! . . . Quel coeur si malheureux, 



l'aMOUR^ la MORT. — SATAN S'eVANOUIT. 155 

si fl^tri, qui parfois ne songe, n'ait quelque folle 
envie, ne dise : « Si cela m'arrivait? » 



Les seules descriptions d^taill^es que Ton ait 
sont, je Tai dit, modernes, d un temps de paix et 
de bonheur, des derni^res ann^es d'Henri IV, ou 
la France refleurissait. Annies prosp^res, luxu- 
rieuses, tout k fait diflBSrentes de Tdge noir, ou 
s'organisa le sabbat. 

II ne tient pas k M. de Lancre et autres que 
nous ne nous figurions le troisieme acte comme la 
kermesse de Rubens, une orgie trds confuse, un 
grand bal travesti qui permettrait toute union, 
surtout entre proches parents. Selon ces auteurs 
qui ne veulent qu'inspirer Thorreur, faire fr^mir, 
le but principal du sabbat, la le^on, la doctrine 
eipresse de Satan, c'est Tinceste, et, dans ces 
grandes assemblies (parfois de douze miUe dmes), 
les actes les plus monstrueux eussent 4t6 commis 
devant tout le monde. 

Cela est difficile k croire. Les mdmes auteurs 
disent d'autres choses qui semblent fort contraires 
k un tel cynisme. Us disent qu'on n'y venait que 
par couples, qu'on ne si^geait au banquet que 
deux k deux, que mdme, s'il arrivait une personne 
isol^e, on lui d^ldguait un jeune d^mon pour la 
conduire, lui faire les honneurs de la fdte. lis disent 
quedesamants jaloux ne craignaient pas d*y venir, 
d'y amener les belles curieuses. 

On Yoit aussi que la masse venait par families, 
avec les enfants. On ne les renvoyait que pour le 



156 hk S0RG1£RE. 

premier acte, non pour le banquet ni ToflBlce, at 
non mdme pour ce troisidme acte. Cela prouve 
qu'il y avait une certaine d^cence. Au reste, la 
scene ^tait double. Les groupes de families res- 
taient sur la lande bien €clair^s. Ce n'^tait qu*aa 
del4 du rideau fantastique des fum^s r^sineuses 
que commen^aient des espaces plus sombres ou 
Ton pouvait s'dcarter. 

Les juges, les inquisiteurs , si hostiles, sent 
obliges d'avouer qu'il y avait un grand esprit de 
douceur et de paix. Nulle des trois choses si cho- 
quantes aux fdtes des nobles. Point d'dp^e» de 
duels » point de tables ensanglantdes. Point de 
galantes perfidies pour avilir Vintime ami. L'im* 
monde fraternity des Templiers, quoi quon ait 
dit, dtait inconnue, inutile; au sabbat, la femme 
6tBit tout. 

Quant k I'inceste, il faut s'entendre. Tout rap- 
port avec les parentes, mdme les plus permis 
aujourd'hui, Stait compt^ commo crime. La loi 
moderne, qui est la charitd mSme, comprend le 
cceur de Thomme et le bien des families. Elle per- 
met au veuf d'^pouser la soeur de sa femme, c est 
4 dire de donner a ses enfants la meilleure mere. 
Elle permet a Tonde de prot^er sa nidce en 
r^pousant. Elle permet surtout d'^pouser la cou- 
sine, une Spouse stbre et bien connue, souyent 
aim^ d'enfance, compagne des premiers jeux, 
agr^ble k la mSre, qui d'avance I'adopta de cosur. 
Au moyen &ge, tout cela, c'est I'inceste. 

Le paysan, qui n*aime que sa famille, ^tait d^s- 
esp^r^. Mdme au sizieme degrd, c*etlt 6t6 chose 



l'AMOUB, U MORT. — SATAN s'feVANOUlT. 157 

^norme d'^pouser sa cousine. Nul moyen de se 
marier dans son village, oil la parents mettait tant 
d'empechements. II fallait chercher ailleurs, au 
loin. Mais, alors, on communiquait peu, on ne se 
connaissait pas, et on d^testait ses voisins. Les 
villages, aux fetes, se battaient sans savoir pour- 
quoi (cela se voit encore dans les pays tant soit 
peu ecart^s). On n'osait guere aller chercher 
femme au lieu meme oil Ton s'^tait battu, oil Ton 
eAt 616 en danger. 

Autre difflculte. Le seigneur du jeune serf ne lui 
permettait pas de se marier dans la seigneurie d'a 
c6t^. II ftlt devenu serf du seigneur de sa femme, 
etit et^ perdu pour le sien. 

Ainsi le prStre defendait la cousine, le seigneur 
Vetrangere, Beaucoup ne se mariaient pas. 

Cela produisait justement ce quon pr^tendait 
6viter. Au sabbat ^clataient les attractions natu- 
relles. Le jeune homme retrouvait \k celle qu'il 
connaissait, aimait d'avance, celle dont, a dix ans, 
on lappelait le petit mari. II la prefer ait k coup 
sAr, et se souvenait peu des empfichements cano- 
niques. 

Quand on connait bien la famille du moyen 
4ge, on ne croit point du tout k ces imputations 
declamatoires d'une vaste promiscuity qui etit mel6 
una foule. Tout au contraire, on sent que chaque 
petit groupe, serre et concentre, est infiniment 
loin d admettre I'^tranger. 

Le serf, peu jaloux (pour ses proches), mais si 
pauvre, si miserable, craint excessivement d*em- 
pirer son sort en multipliant des enfants qu'il ne 



158 LA SORGI&RE. 

pourra nourrir. Le prfitre, le seigneur, voudraient 
quon augmentdt leurs serfs, que la femme fdt 
toujours enceinte, et les predications les plus 
Stranges se faisaient k ce sujet '; parfois des re- 
proches sanglants et des menaces. D'autant plus 
obstin^e ^tait la prudence de Thomme. La femme, 
pauvre creature qui ne pouvait avoir denfants 
viables dans de telles conditions, qui n enfantait 
que pour pleurer, avait la terreur des grossesses. 
Elle ne se hasardait a la fete nocturne que sur 
cette expresse assurance qu'on disait, r^pdtait : 
« Jamais femme n en revint enceinte *. » 

Elles venaient, attirdes k la ffite par le banquet, 
la danse, les lumi^res, I'amusement, nuUement 
par le plaisir chamel. Les unes n'y trouvaient que 
souffrance. Les autres d^testaient la purification 
glac6e qui suivait brusquement I'amour pour le 
rendre sterile. N'importe. Elles acceptaient tout, 
plut6t que d'aggraver leur indigence, de faire un 
malheureux, de donner un serf au seigneur. 

Forte conjuration, entente tr^s fiddle, qui res- 
serrait I'amour dans la famille, excluait I'^tranger. 
On ne se fiait qu'aux parents unis dans un mfime 
servage, qui, partageant les mdmes charges, 
n'avaient garde de les augmenter, 

Ainsi, nul entrainement g^n^ral, point de chaos 



« Fort rdcemment encore, mon spirituel ami, H. G^nin, avail 
recueilli les plus curieux renseignements \h dessus. 

* Boguet, Lancre, tous les auteurs sont d^accord sur ce point. 
Rude contradiction de Satan, mais tout h fait selon le tgbu da 
serf, du paysan , du pauvre . Satan fait germer la moisson, mais 
il rend la femme Inf^nde. Beaucoup de bl^ et point d'enfant 



l'AMOUR, la MORT. — SATAN S'fiVANODIT. 159 

confus du peuple. Tout au contraire, dea groupes 
serr^s et exclusifs. "Cest ce qui devait rendre le 
sabbat impuissant comma r6 volte. II ne mSlait 
nallement la foule. La fiamille, attentive a la st^ 
rilit^, Tassurait en se concentrant en elle-mfime 
dans Tamour des tr6s proches, c'est ^ dire des 
int^ressds. Arrangement triste, froid, impur. Les 
moments les plus doux en dtaient assombris, souil- 
les. H^las! jusqu'a Tamour, tout 6tait misere et 
rfivolte. 



Cette soci^t^ ^tait cruelle. L'autoritd disait : 
« Mariez-vous. » Mais elle rendait cela trds diflS- 
cile, et par Texc^s de la misere, et par cette rigueur 
insensSe des empSchements canoniques. 

L'effet 6tait exactement contraire k la puretd 
que Ton pr^chait. Sous apparence chrdtienne, le 
patriarchat de TAsie existait seul. 

Kaln6 seul se mariait. Les frSres cadets, les 
soeurs, travaillaient sous lui et pour lui *. Dans les 
fermes isol^es des montagnes du Midi, loin de tout 
voisinage et de toute femme, les fr^res vivaient 
avec leurs soeurs, qui ^taient leurs servantes et 
leur appartenaient en toute chose. Moeurs ana- 
logues 4 celles de la Gen^se, aux mariages des 
Parsis, aux usages toujours subsistants de cer- 
taines tribus pastorales de I'Himalaya. 

Ce qui 6tait plus cboquant encore, c'dtait le sort 



s Chose tr^s g^n^rale dans Fanciexme France, me disait le savant 
et exact K. Monteil. 



160 LA S0RG1£RE. 

de la mSre. Elle ne mariait pas son fils, ne pou- 
vait Tunir k une parente, s'assurer d'une bru qui 
etlt eu des ^gards pour elle. Son fils se mariait 
(s'il le pouvait) k une fille d'un village ^loign^ , 
souvent hostile, dont I'invasion 6tait terrible, soit 
aux enfants du premier lit, soit k la pauvre mere, 
que r^trangere faisait souvent chasser. On ne le 
croira pas, mais la chose est certaine. Tout au 
moins, on la maltraitait : on Moignait du foyer, 
de la table. 

Une loi Suisse defend d'6ter k la m^re sa place 
au coin du feu. 

Elle craignait extrSmement que le fils ne se 
maridt. Mais son sort ne valait gu^re mieux s'il ne 
le faisait point. Elle n'en 6tait pas moins servante 
du jeune maitre de maison, qui succddait k tons 
les droits du p^re, et meme a celui de la battre, 
J'ai vu encore dans le Midi cette impidt^ : le fils 
de vingt-cinq ans chdtiait sa mere quand elle 
s'enivrait. 



Combien plus dans ces temps sauvages ! . . . C'^tait 
lui bien plut6t qui revenait des fetes dans I'^tat de 
demi-ivresse, sachant tr6s pen ce qu'il faisait. 
M6me chambre, m6me lit (car il n'y en avait jamais 
deux). Elle n'dtait pas sans avoir peur. II avait vu 
ses amis mari^s, et cela Taigrissait. De 1^, des 
pleurs, une extreme faiblesse, le plus ddplorable 
abandon. L'infortunde, menacde de son seul dieu, 
son fils, bris^e de coeur, dans une situation tene- 
ment centre nature, d^sesp^rait. Elle tfichait de 



L^AMOUR, U taORT. — SAUN s'tVANOUIT. 161 

dormir, d'igniMrer. U ai*riyait, sans qiio m l^itn m 
Tautre a'en reiidit coiDapte, ce qui arrive aujonr- 
d*Jtiui entjore si fr^queiauneiit aux quartiers indi- 
gents des graodeis vilies, ou une paiivre personne, 
forcj^e Qu eifeajee, battue peutr^tre,, subit tout. 
Dompt^e d^s lors, et/malgre ses scrupules, beau^ 
coup trop resigE^, elle endwrait une miserable 
servitude, Houteuse et douloiureus© vie, pleine 
d'angoisse, car, d'ann^e en annfie, la distance 
d'age aug!M3enJteiit,= les s^pa^ait. La femme de 
trente-six ans gardait un fits di3 viugt. Mais a cin- 
quante ajo^, h4las! pltis.taj'd eiaeorQ, quadvenait- 
il? Du grand sabbat, ou les lointains villages se, 
rencontraient, il pouvait ramener T^trangere, la 
jeune maitresse, inconnue, dure, sans coeur, sans 
pitie, qui lui prendrait son fils, son feu, son lit, 
cette maison qu'elle avait faite elle-^meme* 

A en croire Lancre et autres , Satan faisait au* 
fils un grand merite de. rester fidele a la mere, 
tenait ce crime pour.vertu. Si cela est vrai, on peut 
supposer que la femme defendait la femme, que la 
sorci6re 6tait dans les interfits de la m^re pour la 
maintenir au foyer contra la belle-fille, qui VeOit 
envoys mendier, le baton a la main. 

Lancre pretend encore « qu'il n'y avait bonne 
sorciere qui ne naqult de I'amour dje la mere et du 
fils. » II en fut ainsi dans la Perse pour la nais- 
sance du mage, qui, disait-on, devait provenir de 
cet odieux mystere. Ainsi les secrets de magie 
restaient fort copicentrcJ^ dans une famille qui se 
renouvelait elle-meme. 

Par une erreur impie , il3 croyaieiit imiter Tin- 

u 



169 LA. SORClfeRE. 1' 

nocent; mystdre agricole, Mernel cercle y^g^tal, 
oil le grain, ressem^ au sillon, fait le grain. 

Les unions moins monstrueuses (du frdre et do 
la soeur), communes chez les^ Orientaux et les 
Grecs , ^taient froides et tr^s peu f^condes. EUes 
furent tr^s sagement abandonn6es , et Ton n'y f At 
gudre revenu sans Tesprit de r^volte, qui, suscit6 
par d'absurdes rigueurs, se jetait follement dans 
i'extr^me oppos6. 

Des lois contre nature firent ainsi, par la haine, 
des moeurs contre nature. 

temps dur! temps maudit! et gros de d^ses- 
poir! , 



Nous avons disserts. Mais voici.presque I'aube. 
Dans un moment, Theure sonne qui met en fuite 
les esprits. La sorci^re, k son front, sent s^clier 
les lugubres fleurs. Adieu sa royaut^! sa vie peut- 
Stre !... Que serait-ce si le jour la trouvait encore? 

Que fera-t-elle de Satan? une flamiiie? une 
cendre? II ne demande pas mieux. II sait bien, le 
rus6, que, pour vivre, renaitre, le seul moyen, 
c'est de mourir. 

Mourra-tr-il, le puissant ^vocateur des morts qui 
^ donna k celles qui pleurent la seule joie d'ici-bas, 
I'amour ^vanoui et le rfive ador^? Oh! non, il est 
bien str de vivre. 

Mourra-t-il , le puissant esprit qui , trouvant la 
Creation maudite, la Nature gisante par terre, que 
ri^glise avait jet€e de sa robe, comme un nourris- 



l'ahour, la Moicr. — SATAN S'^VANOUIT. i63 

son sale,.ramassa la Nature et la mit dans son 
sein? Cela ne se peut pas. . 

Mourra-t-il, lunique mddecin du moyen 4ge, de 
TAge. malade, qui le sauva par les poisons, et lui 
dit : « Vis done, imbdcik ! » 

Comma il est sAr de vivre, le gaillard, il meurt 
toutd son aise. II s'escamote, brdle avec dext6rit6 
sa belle peau de bouc , s'^vanouit dans la flamme 
et dans I'aube. 

Mais, elle, ellp qui fit S^tan, qui fit tout, le bien 
et le mal, qui favorisa tant de cboses, d'amour, de 
devouements, de crimes!... que devient-elle? La 
voila seule sur la lande d^serte ! 

Elle n'est pas, comme on dit, Thorreur de tons. 
Beaucoup la b^niront ^ Plus d'un I'a trouv^e belle, 
plus d'un vendrait sa part du paradis pour oser 
approcher... Mais, autour, il est un abime, on Tad- 
mire trop, et on en a tant peur ! de cette toute- 
puissante M6d6e, de ses beaux yeux profonds, des 
voluptueuses couleuvres de cheveux noirs dont 
elle est inond^e. 

Seule d jamais. A jamais, sans amour! Qui lui 
reste? Rien que TEsprit qui se d^roba tout d. 
ITieure. 

« Eh bien, mon bon Satan, partons... Car j'ai 
bien h4te d'etre Ik bas. L'enfer vaut mieux. Adieu 
le monde ! » 

Celle qui la premiere fit, joua le terrible drame, 
dut survivre tr^s peu. Satan obdissant, avait, tout 

« Lancre parte de sorci^res aim^es et ador^es. 



164 ' . USORGlitE. 

pres, s6ll^ un . gigante^que cheral noir, qui, des 
yeux, des naseaux, lancait le feu. — Elley montii 
dun bond... 

On les suivit des yeux... Les bonnes gens ^pou- 
vantds disaient : « Oh! qu'est-ce qu*elle va done 
devenir? ;> — En partant, elle lit, du plus terrible 
^clat de rire, — et disparut conime une fldcke. -^ 
On Youdrait bien aavoir, mais on ne saura pas ce 
que la pauvre est devenue '. 

1 Voir \4 fln de la sorciire de Berkeley dans Guiilaume de Mai- 
nvesbury. 



•♦j 



LIVRE DEUXIEME 



14. 



I 



SORtafiRE DE U DECADENCE. SATAN MULTIPLIE, VtJLGAEISfi ' 



Le d^licat bijou du Diable, la petite sorci^re 
congue de la Messe noire oix la grande a disparu, 
elle est venue, elle a fleurij en malice, en grAce de 
chat. Celle-ci, toute contraire a I'autre; fine et 
oblique d'allure, sournoise, filant doucettement, fai- 
sant volontiers le gros dos . Rien de titanique,*a coup 
sftr. Loin de 1&, basse de nature. D^s le berceau, 
lubrique et toute pleine de mauvaises friandises. 
Elle exprimera toute sa vie certain moinent noc- 
turne, impur et trouble, ou cei^taine pens^e dont 
on etkt eu Horreur te jour, usa des libertfe du 
rfive. 

Celle qui nait avec ce secret dans ler sang, cette 
science instinctive du mal, qui a vu si loin et si 
bas, elle ne respectera rien, ni chose ni personne 
en 06 monde, ii'aura gui^re de religion. Gu^re pour 
Satan lukEudme, car il 6tet encore un- esprit, et 



168 hk SORGI&RE. 

celle-ci a un goAt unique pour toute chose de ma- 
tidre. 

Enfant, elle salissait tout. Grandelette, jolie, 
elle ^tonne de malpropret^. Par elle, la sorcellerie 
sera je ne sais quelle cuisine de je ne sais quelle 
chimie. De bonne heure, elle manipule surtout les 
choses rdpugnantes, les drogues aujourd'hui, de- 
main les intrigues. C'est la son ^Idment, les amours 
et les maladies. Elle sera fine entremetteuse, ha- 
bile, audacieuse empirique. On lui fera la guerre 
pour de pr^tendus meurtres, pour Temploi des 
poisons. Elle a peu Knstinct de telles choses, 
peu le gotit de la mort. Sans bontd, elle aime la 
vie, k gu^rir, prolonger la vie. Elle est dange- 
reuse en deux sens : elle vendra des recettes de 
st4rilit6, d'^avortement peut-Stte* D'autre part, ef- 
fr6n0e /libertine d'imagination , elle aidera voIob- 
tiers 4 la chute. des femmesr par ses damn^s breu- 
vages , jouira des crimes d'amour. 

Oh! que celle-ci diffi^re de I'autreJ C*est un in- 
dustriel. L'autre fut Tlmpie, le D^mon; elle fut la 
grande R^volte, la femme de Satan, et, on pent 
dire, sa m^re. Gar il a grandi d'elle et de sa puis- 
sance int^rieure. Mais^ celle-ci est tout au plus la 
fiUe du Diable. Elle a de lui deux ohosies , elle est 
iinpure, et elle aime d manipuler la. vie. Gest son 
lot; elle y est artiste, — ddj^ artiste k vendre, et 
nous entrons dans le metier . 



On dit qu'elle se perp4tuera par Hnceate dout 
elle est n6e. Mais ^lle n'ea a pas be^oin. Sans m&le» 



LA SORClfiRB DE LA DECADENCE, ETC. iG9 

elle fera d'innombrables petits. En moins de cin- 
quanta ans, au d6but du quinzieme si^cle, sons 
Charles VI, une contagion immense s etend. Qui- 
conque croit avoir quelques secrets, quelques re- 
cettes, quiconque croit deviner, quiconque r^ve et 
voyage en revant, se dit favori de Satan. Taute 
femme lunatique prend pour elle ce grand nom : 
Sorcier^. 

Nom p^rillauXi nom lucratif, lanc^ par la haine 
du peuple, qui, tour a tour, injurie et implore la 
puissance inconnue. II n en est pas moins accepts, 
revendiqu6 souvent. Aux enfants qui la suivent, 
aux femmes qui menacent du poing, lui jettent ce 
mot camme une pierre, elle se retourjje, et.dit avec 
orgueil ; « C'est vrai ! vous Tavez dit ! » 

Le metier devient bon, et les hommes s'en 
mfelent. Nouvelle chute pour Tart. La moindre des 
sorci^res a cependant encore un peu de la Sibylle. 
Ceux-d, sardides charlatans, jongleurs grossiers> 
taupiers, tueurs de rats, jetant des sorts aux bfites, 
vendant les secrets qu'ils n'ont pas, empuantissent 
ce temps de sombre fum^e noire, de peur et de 
betise. Satan devient immense, immens^ment mul- 
tipUe, Pauvre triomphe. II est ennuyeux, plat. Le 
peuple afflue pourtant 4 lui, ne veut guere d'autre 
Dieu. C'est lui qui se manque a lui-m&ne. 



Le quinziSme siecle, malgr6 deux ou trois 
grandes inventions, n'en est pas moins, je crois, 
un siecle fatigue, de peu d'idees. 

n commence tr6s dignement par le sabbat royal 



170 . LA S0RC1£RB. 

de Saint -Denis, le bal e&r4n6 et lugubre que 
Charles VI fit dans cette abbaye pour renterrement 
de Duguesclin, enterre depuis tant d'anndes. Trois 
jours, trois nuits, Sodome se roula sur les tombes. 
Le fou qui n'etait pas encore idiot, forca tous ces 
rois, ses aieux, ces os sees sautant dans leur bi6re, 
de partager son bal. Lamort, bon gr^ mal gr6, de- 
vint entremetteuse, donna aux volupt^s lin cruel 
aiguillon. Lh ^clat^rent les modes immondes de 
1 epoque ou les dames, grandies (iu henhin diabo- 
lique, faisaient valoir le ventre et semblaient toutes 
enceintes (admirable moyen de cacher les gros- 
senses) *. Elles y tinrent; cette mode dura quarante 
ann^es. L'adblescence, d'autre part, effront^e, les 
eclipsait en nudit^s saillantes. La femme avait 
Satan au front dans le bonnet <5ornu ; le bachislier, 
le page, Tavaient au pied dans la chaussure h fine 
pointe de scorpion. Sous masque danimaux, lis 
s'offraient hardiment par les bas c6t^s de It bSte. 
Le c^lebre enleveur d'enfants, Retz, lui-mSme alors 
page, prit la son monstrueux essor. Toutes ces 
grandes dames de fiefs, efirdn^es Jdzabels, moins 
pudibondes encore que Thomme, ne daignaient se 
d^guiser. Elles s'^talaient k face nue. Leur furie 
sensuelle, leur folle ostentation de ddbauche, leurs 
outrageux defis, furent pour le roi, pour tons, — 
pour le sens, la vie, le corps, Tdme, — Tabime et 
le gouffre sans fond. 



I Mme au sujet le plus mystique, dans une oeuvre d^ g^nie, 
VAgneau de Van Eyck (Jean dit de Bruges), toutes 163 Yierges 
paraissent enceintes. Cest la grotesque mode du quinzi^me sidcle. 



I 

I LA SORClfiRE OE LA DECADENCE, ETC. 171 

Ce qui en sort, ce sont les vaincus d'Azincourt, 
pauvre g^n^ration de seigneurs 6puis6s qui, dans 
les miniatures, font grelotter encore k voir sous 
un habit perfidement serrd leurs tristes membres 
amaigris *. 



Je plains fort la sorcidre, qui, au retour de la 
grande dame apr^s la fSte du roi, sera sa confi- 
dente et son ministre, dont elle exigera Timpos- 
sible. 

Au chdteau, il est vrai, elle est seule, I'unique 
femme, ou k peu prds, dans un monde d'hommes 
non mari^s. A en croire les romans, la dame au-' 
rait eu plaisir k s'entourer de jolies filles. L'his- 
tpire et le bon sens disent justement le contraire. 
El^onore n'est pas si sotte que de s'opposer Rosa- 
monde. Ces reines et grandes dames, si licen- 
cieuses, n'en sont pas moins horriblement jalouses 
(exemple, celle que conte Henri Martin, qui fit 
mourir sous les outrages des soldats une fillo 
qu*admirait son mari). La puissance d'amour de la 
dame, repetons-le, tient it ce quelle est seule. 
Quelle que soit la figure et TSge, elle est le r6ve 
detous. La sorciere a beau jeu delui faire abuser 
de sa divinitd, de lui faire faire risee de ce trou- 
peau de mdles assotis et dompt^s. Elle lui fait 



*■ Get ainaigri8sement de gefis us^s et ^nerv^s me g^te toutes 
les splendtdes miniatures de la cour de Bourgogne, du due de. 
Berry, etc. Les si^els sont si ddplorables, que nuile execution n'en 
peut ^ire d'heureuses CBuvres d'art. 



172 LA SORGlfiRE. 

oser tout, les traiter comme bStes. Les voili traus- 
form^s. lis tombeui a quatre patter, singes flat- 
teurs, ours ridicules, ou chiens luhriques, pour- 
ceaux avides A suivre Toutrageuse Circe. 

Tout cela fait piti^ ! Efle en a la naus^e. Elle 
repousse du pied ces b^tes rampantes. C'est im- 
monde, pas assez coupable. Elle trouve k son mal 
un absurde remede. C'est (lorsque ceux-ci sont si 
nuls) d'avoir plus nul encore, de prendre un tout 
petit amant. Coxiseil digne de la sorciere. Susciter, 
avant Theure, T^tincelle dans I'innocent qui dort 
du pur sommeil d'enfance. Voila la laide histoire 
du petit Jelian de Saintr^, type des Cberubin, et 
autres poup^es misdrables des dges de decadence. 

Sous tant d'ornements pddantesques etde mora- 
lity sentimentale, la basse cruaut^ du fonds se sent 
tres bien. On y tue le fruit dans la fleur. C'est, en 
un sens, la ciose qu'on reprochait a la sorciere, 
« de manger des enfants. » Tout au moins, on en 
boit la vie. Sous forme tendre et maternelle, la 
belle dame caressante n'est-elle pas un vampire 
pour dpuiser le sang du faible? Le rdsultat de ces 
dnormitds, le roman m^me nous le donne. Saintr^, 
dit-il, devient un chevalier parfait, mais parfaite- 
ment frele et faible, si bien qu il est bravd, ddfid , 
par le butor de paysan abbe, en qui la dame, enfia 
mieux avis^e, voit ce qui lui convient le mieux. 



Ces vains caprices augmentent le bl£).sement, la 
fureur du vide. Circ^, au milieu de ses b^tes, 
ennuyde, excddde, voudrait 6tre bfite elle-mdme. 



LA SORGIi&RE Dfi lA DECADENCE, ETC. 173 

EUe Be sent sauv^e, elle s'enferme. De la tourelle, 
elle jette un regard sinistre sur la sombre foret. 
Elle se sent captive, et elle a la fureur (Tune louve 
qu*on tient a la chalne. — « Vienne k Tinstant la 
vieille!... Je la veux. Courez-y. » — Et deux mi- 
nutes apr^s : « Quoi! n'est-elle pas dej4 venue? » 

La voici. « Ecoute bien... J'ai une envie... (tu le 
sais, c'est insurmontable). Ten vie de t'^trangler, de 
te Boyer ou de te donner a I'^vfique qui d^j^ te 
demande... Tu n'as qu'un moyen d'dchapper, c'est 
de me satisfaire une autre envie, — de me changer 
en louve. Je m'ennuie trop. Assez rester. Je veux, 
au moins la nuit, courir librement la foret. Plus 
de sots serviteurs, de chiens qui m'dtourdissent, 
de chevaux m:aladroits qui heurtent, 6vitent les 
fourr^s . 

— « Mais, madame, si Ton vous prenait... — 
Insolente... Oh.! tu pdriras... — Du moins, vous 
savez bien Thistoire de la dame louve dont on 
coupa la patte * . . . Que de regrets j'aurais ! • . . — C'est 



' Cetle terrible fantaisie n'dtait pas rare chez ces grandes dames, 
nobles captives des chateaux. Elles avaient faim et soif de liberty, 
de libertds cruelles. Boguet raconte que , dans les montagnes de 
TAuvergne, un chasseur tira , certaine nuit , sur une louve , la 
manqua, mais lui coupa la patte. Elle s'enfuit en boitant. Le 
chasseur se rendit dans un chateau voisin pour demander Thospi- 
talit6 au gentilhomme qui Thabitait. Gelui-ci , en I'apercevant, 
8'enqult s'il avait fait bonne chasse. Pour r^pondre h cette ques- 
tion, il voulut tirer de sa gibecl^re la patte qu'il venait de couper 
& la louve ; mats quelle ne fut point sa surprise , en trouvant, au 
lieu d*une patte , une main , et k Fun des doigts un anneau que le 
gentilhomme reconnut pour €tre celui de sa femme ! II se rendit 
imm^diatement aupres d*elle, et la trouva bless^e et cachant son 
avant-bras. Ge bras n'avait plus de main; on y rajusta ce quo 

15 



174 LA S0RCI£RE. 

mon affaire... Je ne t'dcoute |)lus. J'ai Mte, et 
j'ai japp^ d4}k... Quel bonheur! chasser seule, au 
clair de lune, et seule mordre la biche, rhomme 
aussi, s'il en vient ; mordre Tenfant si tendre, et 
la femme surtout, oh! la femme, y mettre la 
dent!... Je les hais toutes... Pas une autant que 
toi... Mais ne recules pas, je ne te mordrai pas; 
tu me r^pugnes trop, et, d'ailleurs, tu n'as pas de 
sang... Du sang, du sang! c'est ce qu'il faut. » 

II n'y a pas a dire non : « Rien de plus ais6, ma- 
dame. Ce soir, k neuf heures, vous boirez. Enfer- 
mez-vous. Transform^e, pendant qu'on vous croit 
\k, vous courrez la forSt. » 

Cela se fait, et la dame, au matin, se trouve 
exc^d^e, abattue; elle n'en pent plus. EUe doit, 
cette nuit, avoir fait trente lieues. Elle a chass^, 
elle a tu^ ; elle est pleine de sang. Mais ce sang 
vient peut-6tre des ronces oil elle s'est d^chir^e. 

Grand orgueil, et p^ril aussi pour celle qui a fait 
ce miracle. La dame qui Texigea, cependant, la 
recoit fort sombre : « sorci^re, que tu as \k un 
epouvantable pouvoir ! Je ne Taurais pas devin^ ! 
Mais maintenant j'ai peur et jai horreur... Oh! 
qu^ bon droit tu es haie! Quel beau jour ce sera, 
quand tu seras brtll^e! Je te perdrai quand je vou- 
drai. Mes paysans, ce soir, repasseraient sur toi 



le chasseur avait rapports, et force fut k la dame d*avoiier que 
c*^tait bien elle qui, sous la forme de louve, avail altaqa6 le chas« 
seur, et s'^talt sauv^e ensuite en laissant une patle sur le champ 
de bataille. Le mari eut la cruaut6 de la livrer k la justice, ct ellc 
fut bruise. 



LA S0RCI£:RE DE la DfiCADENGE, ETC. 175 

leurs faux, sije disais un mot de cette nuit... Va- 
t-en, noire, execrable vieille! » 



Elle est pr^cipit^e par les grands, ses patrons, 
dans d'^tranges aventures. N'ayant que le chateau 
qui la garde du pr^tre, la d^fende un peu du btl- 
cher, que refusera-t-elle a ses terribles protec- 
teurs? Sile baron, revenu des croisades, de Nico- 
polls, par exemple, imitateur de la vie turque, la 
fait venir, la charge de voler pour lui des enfants ? 
.que fera-t-elle? Ces razzias, immenses en pays 
grec, ou parfois deux mille pages entraient a la 
fois au s^rail , n'^taient nuUement inconnues aux 
Chretiens (aux barons d'Angleterre des le douzieme 
si^cle, plus-tard aux chevaliers de Rhodes ou 
Malte). Le fameux Gilles de Retz, le seul dont on 
fit le proces, fut puni non d'avoir enlev6 ses petits 
serfs (chose peu rare), mais de les avoir immolds 
a Satan. Celle qui les volait, et qui, sans doute, 
ignorait leur destin, se trouvait entre deux dan- 
gers. D'une part, la fourche et la faux du paysan, 
de I'autre, les tortures de la tour qu'un refus lui 
aurait values. L'homme de Retz, son terrible Ita- 
lien % etlt fort bien pu la piler au mortier. 



» Voir mon Hisioire de France, et surtout la savante et exacte 
notice de notre si regrettable Armand Gueraud : Notice sur GiUes 
de Rais, Nantes, 18S5 (reproduite dans la Biographie bretonne de 
U. Levot). — On y voit que les pourvoyeurs de Thorrible charnier 
d^enfants ^talent g^n^ralement des hommes. La Meffraye, qui s'en 
melait aussi, 6tait-elle sorciifere? On ne le dit pas. M. Gueraud 
devait publier le Proces, II est k d^sirer qu*on fasse cette publica- 
iiOD, mais sinc^re^ int^grale, non mutil^e. Les manuscrits sont h 



176 LA SOnClfiRS. 

Detous c6tds, perils et gains. Nidle situation 
plus horriblement corpuptrice. Les sorcieres elles- 
mdmes ne niaient pas les al)sur(les puissances que 
le peuple leur attribuait. EUes avouaient qu'avee 
une poupee perc^ d'aiguilles , elles pouvaient 
envouter, faire maigrir, faire p6rir qui elles vou- 
laient. Elles avouaient qu'avee la mandragore , 
arrach^e du pied du gibet (par la dent d'un chien, 
disaient-elles, qui ne manquait pas d'en mourir), 
elles pouvaient pervertir la raison, changer les 
hommes en b^tes, livrer les femmes ali^n^es et 
foUes. Bien plus terrible encore le d^lire furieux 
de la Pomme 6pineuse (ou- Datura) qui fait danser 
a mortS subir mille hontes, dont on n'ani con- 
science, ni souvenir. 



De 1^ d'immenses haihes, mais aussi d'extr^mes 
terreurs. L'auteur du Marteau des Sorcidres, Spren- 
ger raconte avec effroi qu'il vit, par un temps de 
neige, toutes les routes 6tant d^foncees, une mise- 
rable population, ^perdue de peur, et mal^fici^e 
de maux trop r^els, qui couvrait tons les abords 



Nantes, h Paris. Mon savant ami, H. Dugast-Hatifeux, m*apprend 
quMl en existe une copie plus complete que ces originaux aux 
archives de Thouars (provenant des la Tr6mouilIe et des Serrant). 
> Pouchel , Solan6es el Botanique ^^n^rale. -— Nyslen , Diction- 
naire de m^decine (Edition Lillr^ et Robin), article Datura. Les 
voleurs n'emploient que trop ces breuvages. lis en firent prendre 
un jour au bourreau d'Aix et k sa femme, qu'ils voulaient d(^pouU- 
Icr de leur argent ; ces deux personnes entrerent dans un si strange 
d^lire, que pandani toute une nuit lis dans^rent tout nus dans un 
cimeU^re. 



LA S0RGI£RE DE U DECADENCE, ETC. 177 

d'une petite ville d'Allemagne. Jamais, dit-il, vous 
ne vltes de si nombreux pelerinages k Notre-Dame 
de GrSce ou Notre-Dame des Ermites. Tous ces 
gens, par les fondrieres, clochant, se tralnant, 
tombant, s'en allaient a la sorci^re, implorer leur 
grice du Diable. Quels devaient §tre I'orgueil et 
lemportement de la vieille de voir tout ce peuple 
a ses pieds ^ ! 



* Cet orgueil la menait parfois h un f arieux libertinage. De 1^ ce 
mot aUeinand : t La sorci^re en son grenier a montrd k sa cama- 
rade qainze beaux flls en habit vert, et lui a dit : « Choisis; ils 
sont h toi. > — Son triomphe 6tait de changer les rOles, d'infliger 
comme ^preuves d'amour les plus choquants outrages aux nobles, 
aux grands, qu'elle abrutissait. On sait que les reines, aussi bien 
que les rois, les hautes dames (en Italic encore au dernier si^cie, 
CoUection Maurepas, XXX, 111), recevaient, tenaient cour au mo- 
ment le plus rebutant, et se faisaient servir aux choses les 
mains desirables par les personnes favorisdes. De la fantasque 
idole, on adorait, on se disputait tout. Pour peu qu*elle fut jeund 
et jolie, moqueuse, il n'dtait pas d'^preuve si basse, si choquante 
que ses animaux domestiques (le sigisb^ , Tabb^, un page fou) ne 
fussent prSts k subir, sur Tid^e sotte qu*un philtre repugnant 
avait plus de vertu. Gela di}h est triste pour la nature humaine. 
Hais que direde cette chose prodigieuse que la sorciere, ni grande 
dame, ni lolie, ni jeune, pauvre , et peut-6tr^ une serve, en sales 
haillons, par sa malice seute, je ne sals quelle furie4iberline, une 
perflde fascination , h^b^t^t , d^grad^t h ce point les plus graves 
personnages? Des moines d'un convent du Rhin, de ces fiers con- 
vents germaniques ou I'on n'entrait qu'avec quatre cents ans de 
noblesse , flrent h Sprenger ce triste aveu : • Nous Tavons vue 
ensorceler trois de nos abbds tour h tour, tuer le quatri^me, disant 
avec eCTronterie : • Je I'ai fait et le ferai, et ils ne pourront se tirer 
c de 1^, parce qu'ils ont mangd^ etc. • (Comederunt meam..., etc. 
Sprenger, MaUeui maleftearum, quoBStio, YII, p. 81.) Le pis pour 
Sprenger, ct ce qui fait son desespoir , c'est qu'elle est tenement 
prot^g^e, sans doute par ces fous, qu'il n'a pu la bruler. • Fateor 
quia nobis non aderat ulciscendi aut inquirendi super eaop facul- 
tas ; ideo aihuc superetA. • 



11 



LE MARTEAU DES SORCIliRES 



Les sorcieres prenaient peu de peine pour cacher 
leur jeu. EUes s'en vantaient plut6t, et c est de leur 
bouche mSme que Sprenger a recueilli une grande 
partie des histoires qui ornent son manuel. C est 
un livre pedantesque, calqu6 ridiculement sur les 
divisions et subdivisions usit^es par les Thomistes, 
mais naif, tres convaincu, d'un homme vraiment 
eflEray^, qui, dans ce duel terrible entre Dieu et le 
Diable ou Dieu permet gen^ralement que le Diable 
ait Tavantage, ne voit de remede qu'a poursuivre 
celui-ci la flamme en main, brtllant au plus vite 
les corps ou il 6\it domicile. 

Sprenger n a eu que le m^rite de faire un livre 
plus complet, qui couronne'un vaste systdme, 
toute une litt^rature. Aux anciens penitentiaires, 
aux manuels des confesseurs pour Tinquisitioii des 



LE MARTEAU DES S0RGI£RES. 179 

pdcMs, succdddrent les directma pour Tinquisi- 
tion de ITi^r^sie, qui est le plus grand p^ch^. Mais 
pour la plus grande h^r^sie, qui est la sorcellerie, 
on fit des directoria ou manuels sp^ciaux, des Mar- 
teaux pour les sorcieres. Ces manuels, constam- 
ment enrichis par le z61e des dominicains, ont 
atteint leur perfection dans le Malleus de Sprenger, 
livre qui le guida lui-mfime dans sa grande mis- 
Kiou d'Allemagne et resta pour un si^cle le guide 
eila lumi^re des tribunaux d'inquisition. 



Comment Sprenger fut-il conduit k ^tudier ces 
matieres? II raconte qu'^tant a Rome, au r^fectoire 
ou les moines hdbergeaient des pelerins, il en vit 
deux de Boh^me; Tun jeune prdtre, Tautre son 
pftre. Le p^re soupirait et priait pour le succ^s de 
son voyage. Sprenger, ^mu de charity, lui de- 
mande d'ou vient son chagrin. C'est que son fils 
est possddd; avec grande peine et d^pense, il 
Tamene a Rome, au tombeau des saints. « Ce fils, 
ou est-il! dit le moine. — A c6t^ de vous. A cette 
r^ponse, j'eus peur, et^e reculai. J'envisageai le 
jeune prStre et fus dtonn^ de le voir manger d'un 
air tres modeste et r^pondre avec douceur. II 
m*apprit qu'ayant parl6 un peu durement k une 
vieille, elle lui avait jete un sort; ce sort 6tait sous 
un arbre. Sous lequel? la sorci^re s'obstinait k ne 
pas le dire. » Sprenger, toujours par charity, se 
mit a mener le poss^d^ d'^glise en 6glise et de 
relique en relique. A chaque station, exorcisme^ 



180 u sorci£:re. 

fureur, cris, contorsions, baragouinage en totate 
langue et force gambades. Tout cela dfevant le 
peuple, qui les suivait, admirait, frissonnait. Les 
diables, si communs en AUemagne, etaient plus 
rares en Italie. En quelques jours, Rome ne par- 
lait d'autre chose. Gette affaire, qui fit grand bruit, 
recommanda sans nul doute le dominicain h Tat- 
tention. II 6tudia, compila tons les Ma/Zei et autres 
manuels manuscrits, et devint de premiere force 
en procedure d^moniaque. Son Malleus dut &tve 
fait dans les vingt ans qui s^parent cette aventure 
de la grande mission donn^e k Sprenger par le 
pape Innocent VIII, en 1484. 



II 6tait bien n^cessaire de choisir un homme 
adroit pour cette mission d'Allemagne, un homme 
d'esprit, d'habilet^, qui vainqult la repugnance des 
loyaut^s germaniques au ten^breux systeme qu'il 
s'agissaitd'introduire. Romeavait eu aux Pays-Bas 
un rude ^chec qui y mit llnquisition en honneur 
et, par suite, lui ferma la France (Toulouse seule, 
comme ancien pays albigeois, y subit flnquisi- 
tion). Vers lannde 1460, un p^nitencier de Rome, 
devenu doyen d'Arras, imagina de frapper un coup 
de terreur sur les chambres de rhetorique (ou reu- 
nions litteraires) , qui commencaient k discutei 
des matieres reUgieuses. II brtlla comme sorcier 
un de ces rhetorieiens et, avec lui, des bourgeois 
riches, des chevaliers m6me. La noblesse, ainsi 
touch^e, sirrita; la voix publique s'eieva avec 
violence. Llnquisition fut cpnspude, inaudit^. 



LE HARTEAO DBS S0RCI£RES. 181 

surtout en France. Le parlement de Paris lui 
ferma rudement la porte, et Rome, par sa mala" 
dresse, perdit cette occasion d'introduire dans tout 
le Nora cette domination de terreur. 

Le moment semblait mieux choisi vers 1484. 
L'Inquisition, qui ayait pris en Espagne des pro- 
portions si terribles et dominait la royaut^, sem- 
blait alors devenue une institution conqu^rante, 
qui dftt marcher d'elle-mfime, p^n^trer partout et 
envahir tout. Elle trouvait, il est vrai, un obstacle 
en Allemagne, la jalouse opposition des princes 
eccldsiastiques, qui, ayant leurs tribunaux, leur 
inquisition personnelle, ne s'6taient jamais prates 
4 recevoir celle de Rome. Mais la situation de ces 
princes, les tr^s grandes inquietudes que leur don- 
naient les mouvements populaires, les rendaient 
plus maniables. Tout le Rhin et la Souabe, TOrient 
m^me vers Saltzbaurg, semblaient min^s en des- 
sous. De moment en moment 6clataient des r^- 
voltes de paysans. On aurait dit un immense 
Yolcan souterrain, un invisible lac de feu, qui, de 
place en place, se fdt t6v616 par des jets de flamme. 
L'Inquisition 6trangere, plus redoutde que Talle- 
mande, arrivait ici h merveille pour terroriser le 
pays, briser les esprits rebeUes, brtllant comme 
Borciers aujourd'bui ceux qui, peut-Stre domain, / 
auraient 6t6 insurg6s. Excellente arme populaire 
pour dompter le peuple, admirable d^rivatif. On 
allait d^tourner Torage cette fois sur les sorciers, 
comme en 1349 et dans tant d'autres occasions, 
on Tavait lanc6 sur les juifs. 

Seolement 11 faJHait un homme. Uinquisiteur 



182 U SORCI&RE. 

qiii, le premier, deyant les cours jalouses de 
Majence et de Cologne, devant le peuple moqueur 
de Francfort ou de Strasbourg, allait dresser son 
tribunal, devait etre un bomme d'esprit. II fallait 
que sa dext^rit^ personnelle balancdt, fit quelque- 
fois oublier Todieux de son ministere- Rome, du 
reste, s'est piqu^e toujours de cboisir tres bien les 
hommes. Peu soucieuse des questions, beaucoup 
des personnes, elle a cru, non sans raison, que le 
succds des affaires d^pendait du caractere tout spe- 
cial des agents envoyis dans cbaque pays. Sprenger 
^tait-il bien Thomme? D'abord, il ^tait Allemand, 
dominicain, soutenu d'avance par cet ordre re- 
douts, par tons ses convents, ses 6coles. Un digne 
fils des dcoles 6tait necessaire, un bon scolastique, 
un homme ferr6 sur la Somme, ferme sur son 
saint Thomas, pouvant toujours donner des textes. 
Sprenger 6tait tout cela. Mais, de plus, c'^tait un 
sot. 



« On dit, on ^crit souvent que dia-bolus vient de 
dia, deux, et boltis, bol ou pilule, parce qu'aralant 
k la fois et TAme et le corps, des deux choses il ne 
fait qu'une pilule, un mSme morceau. Mais (dit-il, 
continuant avec la gravity de Sganarelle), selon 
Tdtymologie grecque, diaholm signifie clausus 
ergastulo; ou bien, defluens (Teufel?) c'est k dire 
tombant, parce qu'il est tomb6 du ciel. » 

D'ou vient mal^fice? « De maleficiendo ^ qui si- 
gnifie maU de fide sentiendo, » Etrange ^tymologie, 
mais d'une port^e trds grande. Si le maUfice est 



LE HARTEAU DES SORGI&RES. 183 

assimil^ aux mauvaises opinions, tout sorcier est 
un hdr^tique , et tout douteur est un sorcier. On 
peut bruler comme sorciers tous ceux qui pense- 
raient mal. C'est ce qu'on avait fait a Arras, et ce 
qu'on voulait peu a peu ^tablir partout. 



Voili rincontestable et solide mdrite de Spren- 
ger. II est sot, mais intr^pide; il pose hardiment 
les theses les moins accep tables. Un autre essay e- 
rait d'^luder, d'att^nuer, d'amoindrir les objec- 
tions. Lui, non. D6s la premiere page, 11 montre 
de face , expose une k une les raisons naturelles , 
6videntes, qu'on a de ne pas croire aux miracles 
diaboliques. Puis il ajoute froidement : Autant der- 
reurs heretiques. Et sans r^futer les raisons, il 
copie les textes contraires , saint Thomas , Bible , 
legendes canonistes et glossateurs. II vous montre 
d abord le bon sens , puis le pulverise par I'auto- 

Satisfait, 11 se rasseoit, serein, vainqueur; 11 
semble dire : Eh bien ! maintenant, qu'en dites- 
vous? Seriez-vous bien assez os^ pour user de votre 
raison?... AUez done douter, par exemple, que le 
Diable ne s'amuse a se mettre entre les 6poux, 
lorsque tous les jours TEglise et les canonistes 
admettent ce motif de separation ! 

Cela, certes, est sans rdplique. Personne ne souf- 
flera. Sprenger, en tfite de ce manuel des juges, 
declarant le moindre doute hevetique^ le juge est 
11^; il sent qu'il ne doit pas broncher; que, si mal- 
beureusement 11 avait quelque tentation de doute 



t84 LA SORGI^RE. 

ou d'humanit^ , il lui faudrait commencer par se 
condamner et se brtiler lui-m6me. 



C'est partout la mfime m^thode, Le bon seas 
d'abord; puis de front, de face et sans precau- 
tion, la negation du bon sens. Quelqu'un, par 
exemple, serait tente de dire que, puisque Ta 
mour est dans 1 ame, il n'est pas bien n^cessaire 
de supposer qu'il y faut Taction myst^rieuse du 
Diable. Cela n'est-il pas sp6cieux? « Non pas, 
dit Sprenger, distinguo. Celui qui fend le bois 
n est pas cause de la combustion ; il est seulement 
cause indirecte. Le fendeur de bois, c'est Tamour 
(voir Denis TAr^opagite, Origene, Jean Dama- 
scene). Done I'amour n'est que la cause indirecte 
de Tamour. » 

Voila oe que c'est que d'^tudier. Ce n'est pas une 
faible ^cole qui pouvait produire un tel homme. 
Cologne seule, Louvain, Paris, avaient les ma- 
chines propres k mouler le cerveau bumain. L'dcole 
de Paris 6tait forte ; pour le latin de cuisine, qu op- 
poser au Janotus de Gargantua? Mais plus forte 
etait Cologne, glorieuse reine des ten^bres qui a 
donne a Hutten le type des Obscuri viri, des obscu- 
rantins et ignorantins, race si prosp6re et si {6- 
conde. 

Ce solide scolastique, plein de mots, vide de' 
sens, ennemi jurd de la nature, autant que de la 
raison , si^ge avec une foi superbe dans ses livres 
et dans sa robe, dans sa crasse et sa poussi^re. Sur 
la table de son tribunal, il a la Somme d'un cdt^, 



LE MAHTEA^ dM ^MCI^RES. m 

de Tautre le Direct oriunt. II n'en sort pas. A tout 
le reste il sourit, Ce h'^st pas k un homme comme 
lui qu'on eh fait accroire, ce n est pas lui qui don- 
uera dans Tastrologie ou dans Talchiinie, sottises 
pas encore assez sottes , qui meneraient 4 I'obser- 
yation. Que dis-je? Sprenger est esprit fort, il 
doute d^s vieilles recettes. Quoique Albert le Grand 
assure que la sauge dans une fontaine sufflt pour 
faire un grand orage, il secoue la t^te. La sauge? 
a d'autres! je vous prie. Pour peu qu'on ait d ex- 
perience, on reconnait ici la ruse de Celui qui vou- 
drait faire perdre sa piste et donner le change, 
lastucieux Prince de Fair; matis il y aura du 
mal, il a afl^ire k un docteur plus malin que le 
Malin. 

J'aurais voulu voir en face ce type admirable du 
juge et les gens qu'on lui amenait. Des creatures 
que Dieu prendrait dans deux globes differents ne 
seraient pas plus opposees, plus ^trang^res Tune k 
lautre, plus depourvues de langue commune. La 
vieille , squelette ddguenille k Toeil flamboyant de 
malice, trois fois reciiite au feu d'enfer ; le sinistre 
solitaire, berger de la for^t' Noire, ou des hauts 
deserts des Alpes : voila les sauvages qu'on pr6- 
sente a I'oeil terne du savantasse, au jugement du 
scolastique. 

lis ne le feront pas, du reste, suer longtemps en 
son lit de justice. Sans torture, ils diront tout. La 
torture viendra , mais aprds , pour complement et 
ornement du proc^s-verbal. Ils expliquent et con- 
tent par ordre tout ce qu'ils ont fait. Le Diable est 
I'intime ami du berger, et il couche avec la sor- 

16 



186 . LASORGTlfeRE. . 

ciere. Eileen sourit, elle en triomphe. Ellejouit 
visiblement de la terreur de Tassembl^e. 

Voila une vieille bien foUe ; le berger ne Test pas 
moins. Sots? Ni Tun ni I'autre. Loin de la, ils sont 
affln^s, subtils, entendent pougser Therbe et voient 
k travers les murs. Ce qulls voient le mieux encore, 
ce sont les monumentales oreilles d'dne qui ombra- 
gent le bonnet du docteur. Cest surtout la peur 
qu il a d'eux. Caril a beau faire le brave, il tremble. 
Lui-mfime avoue que le prfitre, s'il n'y prend garde, 
en conjurant le d^mon, le decide parfois k changer 
de gite , a passer dans le prfitre mfime , trouvant 
plus flatteur de loger dans un corps consacr^ k 
Dieu. Qui sait si ces simples diables de bergers et 
de sorcieres n'auraient pas I'ambition d'habiter un 
inquisiteur? II n'est nullement rassurd, lorsque, de 
sa plus grosse voix, il dit k la vieille : « Sll est si 
puissant, ton maitre, comment ne sens-je point ses 
atteintes? » — « Et je ne les sentais que trop, dit 
le pauvre homme dans son livre. Quand j'6tais k 
Ratisbonne, que de fois il venait frapper aux car- 
reaux de ma fenetre ! Que de fois il enfoncait des 
^pingles k mon bonnet ! Puis c'^taient cent visions, 
des chiens, des singes, etc. » 



La plus grande joieduDiable, ce grand logicien, 
c'est de pousser au docteur, par la voix de la fausse 
vieille, des arguments embarrassants, d'insidieuses 
questions, auxquels il n'^chappe guere qu'en fei- 
sant comme ce poisson qui s'enfuit en troublant 



LB MARTEAU DBS SORClfiRES. 187 

I'eau et la noircissant comme Tencre. Par exemple : 
« Le Diable n'agit qu'autant que Dieu le permet. 
Pourquoi punir ses instruments? » — Ou bien : 
«4 Nous ne sommes pas libres. Dieu permet, comme. 
pour Job, que le Diable nous tente et nous pousse, 
nous violente. avec des coups... Doit-on punir qui 
n'est pas libre? » — Sprenger s'en tire en disant : 
« Vous etes des etres libres (ici force textes). Vous 
n'6tes serfs que de votre pacte avec le Malin. » — 
A quoi la reponse serait trop facile : « Si Dieu 
permet au Malin de nous tenter de faire un pacte, 
il rend ce pacte possible, etc. » 

« Je suis bien bpn, dit-il, decouterces gens-14! 
Sot qui dispute avec le Diable. » — Tout le peuple 
dit comme lui. Tons applaudissent au proces; tons 
sont 6mus, fr^missants, impatients de Tex^cution. 
De pendus, on en voit assez. Mais le sorcier et la 
sorciere, ce sera une curieuse f^te de voir comment 
ces deux fagots petilleront dans la flamme. 

Le juge a le peuple pour lui. II n'est pas embar- 
rasse. Avec le Directorium , il suffirait de trois td- 
moins. Comment n'a-t-on pas trois tdmoins, surtout 
pour t^moigner le faux? Dans toute ville m^di- 
sante, dans tout village envieux, plein de haines 
de voisins, les temoins abondent. Au reste, le 
Directorium est un livre surannd, vieux d'un sidcle. 
Au quinzi^me , sidcle de lumi^re , tout est perfec- 
tionn^. Si Ton n'a pas de temoins, il suffit de la 
voix publique, du cri g^n^ral *. 



Faastin H^lie, dans son savant et hxmineixL Traits de ViMtruc^ 



IW LA SQROll^RE. 

Cri sincere , ori de la peur , cri lamentable des 
victimes, des pauvres ensorcel^s. Sprenger en est 
fort touche. Ne croyez pas que ce soit de ces bco- 
lastiques insensibles, hommes de seche abstrac- 
tion. II a un coeur. C est justement pour cela quil 
tue si facilement. II est pitoyable, plein de cha- 
rite. II a pitid de cette femme eploree, naguere 
enceinte , dont la sorciere 6touffa lenfant d un re- 
gard. II a piti6 du pauvre homme dont elle a fait 
gr^ler le cbamp. II a piti6 du mari qui, n'etant 
nullement sorcier, voit bien que sa femme est sor- 
ciere, etlatraine, lacorde au cdu, a Sprenger, 
qui la fait bruler. 

Avec un homme cruel, on s'en tirerait peut-etre ; 
mais, avec ce bon Sprenger , il n'y a rien k esp^ 
rer. Trop forte est son hum^nit^ ; on est brtile sans 
remede, ou bien il faut bien de Tadresse, une 
grande presence d'esprit. Un jour, on lui porte 
plainte de la part de trois bonnes dames de Stras- 
bourg qui, au m^m.e jour, a la meme heure, ont 
dte frappees <le coups invisibles. Comment? Elles 
ne peuvent accuser quun homme de mauvaise 
mine qui leur aura jet6 un sort. Mande devant Tin- 
quisiteur, Thomme proteste, jure par tous les 
saints qu'il ne connalt point cea dames, qu'il ne 
les a jamais vues. Le juge ne veut point le croire. 



tion orimineUe (t. I, 398), a parfaitement expliqu€ commeat Inno- 
cent III, vers 1200, supprime les garanties de V Accusation, Jusque 
Ih n^cessaires (surtout la peine de la calomnie que pouvait encourir 
Taccusateur). On y subslilue les procedures l^n^breuses, la Dinon- 
ciationy Vlruiuisition. Voir dans Soldan la l^g^ret^ terrible des der- 
ai^Q^ j^uo^d^i^. Ojx v^jpsa le sang comme Teai^. 



I 



LB MARTEAU DBS S0BGI£RES. 189 

Pieors, serments, rien ne servait. Sa grande piti^ 
pour les dames le rendait inexorable, indign^des 
denegations. Et dej^ il se levait. L'homme allait 
6tre torturd, et la il eflt avou^, comme faisaient les 
plus innocents. II obtient de parler et dit : <» J'ai 
memoire, en effet, qu'hier, a cette heure, j'ai 
battu... qui? non des creatures baptis^es, mais 
trois chattes qui furieusement sent venues pour 
me mordre aux jambes. . . » -r- Le juge, en homme 
penetrant, vitalorstouteraffaire; le pauvre homme 
^tait innocent ; les dames etaient certainement a 
tels jours transform^es en chattes., et le Malin 
s'amusait a les jeter aux jambes des Chretiens 
pour perdre oeux-ci et les faire passer pour sot- 
ciers. 

Avee un juge moins habile, on n'eAt pas devin6 
ceci. Mais on ne pouvait toujours avoir un tel 
homme. II ^tait bien n^cessaire que, toujours sur 
la table de I'Inquisition , il y eut un bon guide-ane 
qui r6velat au jiige, simple et pen experiments, les 
ruses du vieil Ennemi, Ids moyens de les dejouer, 
la tactique habile et profonde dont le grand Spren- 
ger avait si heureusement fait usage dans ses cam- 
pagnes du Rhin. Dans cette vue, le MaUeas, qu'on 
devait porter dans la poche , fut imprimS gSnSra- 
lement dans un format rare alors, le petit-18. II 
n etit pas 6t6 seant qu a Taudience, embarrasse, le 
juge ouvrit sur la table un in-folio. II pouvait, sans 
aifectation, regarder du coin de Toeil, et sous la 
table, fouiller son manuel de sottise. 



16. 



190 LA SORClfiRE. 



Le MaUeuSy comme tous les livres de ce genre, 
contient un singulier ayeu, c'est que le Diable 
gagne du terrain , c'est a dire que Dieu en perd ; 
que le genre humain , sauT^ par Jdsus, devient la 
conqu^te du Diable. Celui-ci, trop visiblement, 
ayance de l^gende en l^gende. Que de chemin il a 
fait depuis les temps de TEvangile, ou il 6tait trop 
heureux de se loger dans des pourceaux, jusqua 
r^poque de Dante, ou, th^ologien et juriste, il ar- 
gumente avec les saints, plaide, et, pour conclu- 
sion dun syllogisme vainqueur, emportant I'&me 
disput^e, dit avec un rire triomphant : « Tu ne 
savais pas que j'^tais logicien ! » 

Aux premiers temps du moyen &ge, il attend 
encore Tagonie pour prendre Y&me et Temporter. 
Sainte Hildegarde (vers 1100) croit « qu'ilnepeut 
pas entrer dans le corps d^un hamme vivant^ autre- 
ment les membres se disperseraient; c'est Tombre 
et la fum^e du Diable qui j entrent seulement. » 
Cette derniere lueur de bon sens disparait au dou- 
sidine siecle. Au treizidme, nous voyons un prieur 
qui craint tellement d'etre pris vivant, qu il se fait 
garder jour et nuit par deux cents hommes arm^s. 

lA commence une ^poque de terreurs crois- 
santes, ou Thomme se fie de moins en moins 4 la 
protection divine. Le D^mon n est plus un esprit 
furtif , un voleur de nuit qui se glisse dans les t^ 
nebres; cest Imtr^pide adversaire. raudadeui 
smge de Dieu, qui, sous son soleil, en plein jour, 
contrefait sa creation. Qui dit cela? La l^def 
XSon, mais les plus grands docteurs. Le Diable 
transforme tous les etres, dit Albert le Grand. 



LE MARTEAU DCS SORCltlRES. m 

Samt Thomas va bien plus loin. « Tous les chan- 
gements , dit-il, qui peuvent se f aire de nature et 
par les germes , le Diable peut les imiter. » Eton- 
nante concession, qui, dans una bouche si grave, 
ne va pas a moins qu A constituer un Crdateur en 
face du Cr6ateur ! « Mais pour ce qui peut se faire 
sans germer, ajoute-t-il, une metamorphose 
dliomme en b^te, la resurrection d'un mort, le 
Diable ne peut les faire. » Voila la part de Dieu 
petite. En propre, il n'a que le miracle. Taction 
rare et singuli^re. Mais le miracle quotidien , la 
vie, elle n'est plus a lui seul : le Demon, son imi- 
tateur, partage avec lui la nature. 

Pour rhomme, dont les faibles yeux ne font pas 
difference de la nature cr66e de Dieu A la nature 
creee du Diable, voil^ le monde partage. Une ter- 
rible incertitude planera sur toute chose. L'inno- 
cence de la nature est perdue. La source pure , la 
blanche fleur, le petit oiseau, sont-ils bien de Dieu, 
oil de perfides imitations, des pieges tendus k 
rhomme?... Arridre! tout devient suspect. Des 
deux creations, la bonne, comme I'autre en suspi- 
cion, est obscurcie et envahie. L'ombre du Diable 
voile le jour, elle s'etend sur toute vie. A juger par 
Tapparence et par les terreurs humaines, il ne 
partage pas le monde, il Ta usurpe tout entier. 

Les choses en sont 1^ au temps de Sprenger. 
Son livre est plein des aveux les plus tristes sur 
rimpuissance de Dieu. Ilpermet, dit-il, quil en soit 
ainsi. Permettre une illusion si complete, laisser 
croire que le Diable est tout, Dieu rien, c'est plus 



198 U SORGlfiRE. 

que permettre, cest d^ider la damnation d*un 
monde d'dmes infortun^es que rien ne defend con- 
tra cetta erreur. NuUe pri^ra, nulla penitence, nul 
pelerinage ne auffit; non pas m6me (il en fait 
Taveu) la sacrament de Tautel. Etrange mortifica- 
tion ! Des nonnes , bien confesses , Yhostie dans la 
bouche, avouent qu'4 ce moment m^me elles res- 
sentent rinfernal amant, qui, sans vergogne ni 
peur , las trouble et ne Idche pas prise. Et , pres- 
s6es de questions, elles ajoUt^nt, en pleurant, 
qu 11 a le corps, parce qu'il a r&rw. 



Les anciens Manich^ens, les modernes Albi- 
geois , furent accuses d'avoir cru 6 la puis^sance du 
Mai qui luttait 4 c6t6 du Bien , at fait la Diablo 
6gal da Diau. Mais ici il est plus qu dgal. Si Dieu, 
dans rhostie , ne fait rien , le Diable paralt sup6- 
riaur. 

Je ne m'^tonne pas du spectacle strange qu'offre 
alors le monde. L'Espagne, avec une sombre fu- 
reur, rAUamagne, avec la colore eflfray^eet p^dan- 
tesque dont temoigne le Malleus, poursuivent Im- 
solant yainquaur dans las mis6rablas ou il 6lit 
domicile ; on brtile, on detruit las logis vivants ou 
il s'^tait 6tabli. Le trouvant trop fort dans Tdme , 
on veut le chasser das corps. Aquoi bon? Brtllez 
cette viaille, il s'^tablit chezlavoisine; quedis-ja? 
ii se saisit parfois (si nous en croyons Sprenger) 
du prdtre qui Texorcise, triomphant dans son juge 
mdme, 

Le9 dominicains, ai^x expedients, cQnseillaient 



LE MARTEAU DES SORGlfiRES. 193 

pourtant d'essayer rintercession de la Vierge , la 
repetition continuelle de VAve Maria. Toutefois 
Sprenger avoue que ce remede est dphdm^re. On 
peut 6tre pris entre deux Ave. De la Tinvention du 
Rosaire, le chapelet des Ave par lequel on peut 
sans attention marmotter indefiniment pendant 
que lesprit est ailleurs. Des populations enti^res 
adoptent ce premier essai de Tart par lequel Loyola 
essayera de mener le monde, et dont ses Exercitia 
sont ringenieux rudiment. 



Tout ceci semble contredire ce que nous avons 
dit au chapitre precedent sur la decadence de la 
sorcellerie. • Le Diable est maintenant populaire 
et present partout. II semble avoir vaincu. Mais 
proflte-t-il de la victoire? Gagne-t-il en substance? 

Qui, sous Taspect nouveau de la Rdvolte scienti- 
fique qui va nous faire Ja lumineuse Renaissance. 
Nod, sous I'aspect ancien de I'Esprit ten^breux do 
la sorcellerie. Ses legendes, au seizi^me siecle, 
plus nombreuses, plus repandues que jamais, tour- 
nent volontiers au grotesque On tremble, et ce- 
pendapt on rit * . 

^ Y. mes. Mdmoires de Luther, pour Ics Kilcrops, etQ. 



Ill 



CENT ANS DE TOLfiRANGE EN FRANCE - RfiACllON 



L'Eglise donnait au juge et a I'accusateur la 
confiscation des sorciers. Partout ou le droit 
canonique reste fort, les proems de sorcellerie se 
multiplient, enrichissent le clerge. Partout ot les 
tribunaux laiques revendiquent ces affaires, ellcs 
deviennent rares et disparaissent, du moins pour 
cent ann^es chez nous, 1450-1550. 

Un premier coup de lumiere se fait dej^ au mi- 
lieu du quinzi^me siecle, et il part de la France. 
L'examen du proems de Jeanne d'Arc par le Par- 
lement, sa rehabilitation, font rdfldchir sur le 
commerce des esprits, bons ou mauvais, sur les 
erreurs des tribunaux eccl^siastiques. Sorciere 
pour les Anglais, pour les plus grands docteurs 
du Concile de Bdle, elle est pour les Frangais une 
sainte, une sibylle. Sa rehabilitation inaugure 



GENT ANS DE TOLfiRANCE EN FRANCE. 495 

chez nous une dre de tolerance. Le Parlement de 
Paris r^habilite aussi les pr^tendus Vaudois d'Ar- 
ras. En 1498, il renvoie comme fou un sorcier 
quon lui pr^sente. NuUe condamnation sous 
Charles VIII, Louis XII, Frangois P'. 



Tout au contraire, TEspagne, sous la pieuse 
Isabelle (1506), sous le cardinal Xim6n6s, com- 
mence k briiler les sorci^res. Geneve, alors sous 
son 6v6que (1515), en brAla cinq cents en trois 
mois. L'empereur Charles-Quint, dans ses consti- 
tutions allemandes , veut en vain 6tablir que « la 
sorcellerie, causant dommage aux biens et aux 
personnes, est une affaire civile (non. eccl^sias- 
tique). » En vain il supprime la confiscation (sauf le 
cas de 16se-majest6). Les petits princes-6v6ques, 
dont la sorcellerie fait un des meilleurs revenus, 
continuent de brtiler etf furieux. L'imperceptible 
6v6chd de Bamberg, en un moment, brtile six cents 
personnes, et celui de Wurtzbourg neuf cents ! Le 
proc^d^ est simple. Employer tout d'abord la tor- 
ture contre les t^moins, cr6er des t^moins A charge 
par la douleur, leffroi. Tirer de I'accus^, par Tex- 
c6s des souffrances, un aveu, et croire cet aveu 
contre T^vidence des faits. Exemple. Une sorcier e 
avoue avoir tir6 du cimeti^re le corps d'un enfant 
mort r^cemment, pour user de ce corps dans ses 
compositions magiques. Son mari dit : « Allez au 
cimeti^re. L'enfant y est. » On le ddterre, on le 
retrouve justement dans sa bi^re. Mais le juge 
decide, contre le tdmoignage de ses yeux, que 



196 IASORQli»Bi 

c'edt une apparence, une illusion du diable. II pr(S- 
fere I'aveu de la femme au fait lui-m6me. Elle est 
bruise ^ 

Les ohoses alldrent si loin chez ces bons princes- 
dvSques, que plus tard Tempereur le plus bigot qui 
fut jamais, Tempereur de la guerre de Trente Ans, 
Ferdinand II, est oblige d'intervenir, d'^tablir k 
Bamberg un commissaire imperial pour qu*on 
suive le droit de TEmpire, et que le juge Episcopal 
ne commence pas ces proems par la torture qui les 
trancbait d'ayance, menait droit au billcher. 



On prenait les sofcieres fort ais^ment par leurs 
aveux, et parfois sans tortures. Beaucoup dtaient 
de demi-foUes. Elles avouaient se transformer en 
bdtes. Souvent les Italiennes se faisaient chattes, 
et, glissant sous les ported, su^aient, disaient-elles, 
le sang des enfants. Au pays des grandes forMs, 
en Lorraine et au Jura, les femmes volontiers 
devenaient louves, devoraient les passants, k les 
en croire (mfime quand il ne passait personne). 
On les brtllait. Des filles assuraient s'dtre livr^es 
au diable, et on les trouvait yierges encore. On les 
brtllait. Plusieurs semblaient avoir hdte, besoin 
d'toe brGl^es. Parfois folic, fureur. Et parfois 
d^sespoir. Une Anglaise, men^e au btlcher, dit au 
peuple : « N'accusez mes juges. J'ai voulu me 



> Toir Soidao pour ce fait et pour tout ce qui regarde TAIId' 
magne. 



CENT ANS DE TOLERANCE EN FRANCE. 191 

< 

perdre moi-meme. Mes parents s*^talent ^loign^s 
avec horreur. Mon mari m'avait reni^e. Je ne se- 
rais rentr^e dans la vie que d^shonor^e... J*ai 
voulu mourir... J'ai menti. » 



Le premier mot expr^s de tolerance, centre le 
sot Sprenger, son aflfreux Manuel et ses domini- 
cains, fut dit par un l%iste de Constance, Molitor. 
II dit cette chose de bon sens, qu'on nfe pouvait 
prendre au s^rieux les aveux des sorcidres, puis- 
qu'en elles, celui qui parlait, c'^tait justement le 
p6re du mensonge. II se moqua des miracles du 
diable, soutint qu'ils ^taient illusoires. Indirecte- 
ment les rieurs, Hutten, Erasme, dans les satires 
qu'ils firent des idiots dominicains, port^rent un 
coup violent k Tlnquisition. Cardan dit sans de- 
tour : « Pour avoir la confiscation, les mfimes accu- 
saient, coiidamnaient, et a Tappui inventaient mille 
histoires. » 

L*ap6tre de la tolerance, CMtillon, qui soutint, 
contre les catholiques et les protestants A la fois, 
qtfon ne devait point brAler les h^r^tiques, sans 
parler des sorciers, mit les esprits dans une meil- 
leure direction. Agrippa, Lavatier, Wyer surtout, 
nUustre m^decin de Cleves, dirent justement que, 
si ces mis^rables sorci^res sont le jouet du Diable, 
il faut s'en prendre au Diable plus qu'd elles, les 
guerir et non les brfiler. Quelques m^decins de 
Paris poussent bientdt Tincredulite jusqu'4 pr6- 
tendre que les poss^dees, les sorcidres, ne sont 

17 



19S U SORGIl&RE. 

que des foutbes^^ C'^tait aller trop loin. La plu- 
part ^taient des malades sous Tempire d'une illu- 
sion. 



Le sombre rdgne d'Henri II et de Diane de Poi- 
tiers finit les temps de tolerance. On brAle, sous 
Diane, les hdr^tiques et les sorciers. Catherine de 
M^dicis, au contraire, entour^e d'astrologues et 
de magiciens, etlt voulu protdger ceux-ci. lis mul- 
tipliaient fort. Le sorcier Trois-Echelles, jug^ sous 
Charles IX, les compte par cent mille et dit que la 
France est sorci^re. 

Agrippaet d'autres soutiennentque toute science 
est dans la Magie. Magie blanche, il est vrai. Mais 
la terreur des sots, la fureur fanatique, en font 
fort peu de difference. Centre Wyer, centre les 
vrais savants, la lumi^re et la tolerance, une vio- 
lente reaction de t^nebres se fait d'ou on Yett at- 
tendu le moins. Nos magistrats, qui, depuis pr^s 
d'un si^cle, s'^taient montr^s 6clair&, 6quitables, 
maintenant lances en grand nombre dans le Catho- 
licon d'Espagne et la furie ligueuse, se montrent 
plus prdtres que les pretres. En repoussant Tin- 
quisition de France, ils I'^galent, voudraient Veffa- 
cer. A ce point qu'en une fois le seul Parlement 
de Toulouse met au btlcher quatre cents corps 
hutnains^^^Q^^on juge de i'horreur, de la noire 
fum^e de tant ct © chair, de graisse, qui, sous les 
cris perjants, les>tjj'^^^^®^*®» ^^^^ horriblement, 
bouiUonnef Ex^cr^^^® ^^ naus^abond spectacle 



CENT ANS DB TOL^RANtlE EN FRANCE. 199 

qu'on n'avait pas vu depuis les grillades et les r6- 
tis^ades albigeoises ! 

Mais cela, c'est trop peu encore pour Bodin, lo 
l^giste d'Angers, Tadversaire violent de Wyer. II 
commence par dire que les sorciers sont si nom- 
breux, qu'ils pourraient en Europe refaire une 
arinee de Xerc6s, de dix-huit cent mille hommes. 
Puis il exprime (^ la Caligula) le voeu que ces 
deux millions d'hommes soient r^unis pour quil 
puisse, lui Bodin, les juger, les brtHer d'un seul 
coup. 



La concurrence s'en m61e. Les gens de loi com- 
mencent a dire que le prfitre, souvent trop 1x6 avec 
la sorci^re, n'est plus un juge sAr. Les juristes, 
en eflfet, paraissent un moment plus stirs encore. 
Uavocat j^suite del Rio en Espagne, Remy (1596) 
en Lorraine, Boguet (160^) au Jura, Leloyer (1605) 
dans TAnjou, sont gens incomparables , a faire 
mourir d envie Torquemada. 

En Lorraine, ce fut comme une contagion ter- 
rible de sorciers, de visionnaires. La foule, d^ses- 
p^rde par le passage continuel des troupes et des 
bandits, ne priait plus que le Diable. Les sorciers 
entralnaient le peuple. Maints villages, effrayes, 
entre deux terreurs, celle des sorciers et celle des 
juges, avaient envie de laisser la leurs terres et de 
s'enfuir, si Ton en croit Remy, le juge de Nancy. 
Dans son livre dddieau cardinal de Lorraine (1596), 
il assure avoir brtUe en seize ann^es huit cents 



fOO lA S0RCI6RB. 

sorci^res. « Ma justice est si bonne^ dit-il, que, 
Tan dernier, il y en a eu seize qui se sent tu^es 
pour ne pas passer par mes mains. » 



Les prStres 6taient humili^s. Auraient-ils pu 
faire mieux que ce laique? Aussi les moines sei- 
gneurs de Saint-Claude, centre leurs sujets, adoti- 
n^s a la sorcellerie, prirent pour juge un laique, 
I'honn^te Boguet. Dans ce triste Jura, pays pauvre 
de maigres pdturages et de sapins, le serf sans 
espoir se donnait au Diable. Tons adoraient le 
chat noir. 

Le livre de Boguet (1602) eut une autoritd 
immense. Messieurs des Parlements ^tudierent, 
comme un manuel, ce livre d'or du petit juge de 
Saint-Claude. Boguet, en r^alit^, est un vrai 16- 
giste, scrupuleux mSme, a sa mani^re. II bl&me la 
perfidie dont on usait dans ces proces ; il ne veut 
pas que Tavocat trahisse son client iii que le juge 
promette gr&ce k I'accus^ pour le faire mourir. II 
blame les ^preuves si peu sftres auxquelles on sou- 
mettait erlcore les sorci^res. « La torture, dit-il, 
est superfliie; elles n'y cedent jamais. » Enfin il a 
rhumanit^ de les faire ^trangler avant qu'on les 
jette au feu, sauf toutefois les loups-garous, « qu'il 
faut avoir bien soin de brAler vifs. » II ne croit 
pas que Satan veuille faire pacte avec les enfants : 
tf Satan est fin ; il sait trop bien qu'au dessous de 
quatorze ans ce rnarch^ avec un mineur pourrait 
ctre cass6 pour d6faut d'Age et de discrdtion. » 
VoiU done les enfants sauvds? Point du tout ; il se 



GENT ANS DB TOLERANCE EN PRANCE. 901 

contredit ; ailleurs, il croit qu'on ne purgera cette 
lepre qu'en brAlant tout, jusqu'aux berceaux. II en 
flit venu Ik s'il eAt v^cu. II fit du pays un desert. 
Un'y eut jamais un juge plus consciencieusement 
exterminateur. 

Mais c'est au Parlement de Bordeaux qu'est 
pouss^ le cri de victoire de la juridiction laique 
dans le livre de Lancre : Inconstance des demons 
(1612), L'auteur, homme d'esprit, conseiller de ce 
Parlement, raconte en triomphateur sa bataille 
centre le Diable au pays basque, ou, en moins de 
trois mois, 11 a exp^did je ne sais combien de sor- 
ci^res, et, ce qui est plus fort, trois prfitres. II 
regarde en piti6 1'lnquisition d'Espagne, qui, pr6s 
de li, a Logrono (fronti^re de Navarre et do 
Castille), a trains deux ans un proems et finl mal- 
grement par un petit auto-da-f6, en reUchant tout 
un peuple de femmes. 



V 



17. 



IV 



L£S SORGlfiRES BASQUES. 1609 



Cette vigoureusa execution de pr6tres indique 
assez que M. de Lancre est un esprit ind^pendant. 
II Test en politique. Dans son livre du Prince (1617), 
11 declare sans ambages que << la Loi est au dessas 
du Roi. » 

Jamais les Basques ne furent mieux caract^- 
ris^s que dans le livre de VInconstance. Chez nous, 
comme en Espagne, leurs privil%es les mettaient 
quasi en r^publique. Les ndtres ne devaient auroi 
que de le servir en armes; au premier coup de 
tambour, ils devaient armer deux mille hommes, 
sous leurs capitaines basques. Le clerg6 ne pesait 
gudre ; il poursuivait peu les sorciers, Tdtant lui- 
mfime. Le prfitre dansait, portait I'dp^e, menaitsa 
maitresse ausabbat. Cette maitresse ^tait sa sacris- 
tine ou benedicte^ qui arrangeait I'^glise. Le curd 



LBS SORGlfiRES BASQUES. 1609. fiOS 

Be se brouiUait avec personne, disait & Dieu sa 
messe blanche le jour, la nuit au Diable la messe 
noire, et parfois dans la mSme ^glise. (Lancre.) 

Les Basques de Bayonne et de Saint-Jean-de- 
Luz, t^tes hasardeuses et excentriques dune fabu- 
leuse audace, qui s'en allaient en barque aux mers 
les plus sauvages harponner la baleine, faisaient 
nombre de veuves. lis se jet^rent en masse dans 
les colonies d'Henri IV, I'empire du Canada, lais- 
sant leurs femmes k Dieu ou au Diable. Quant aux 
enfants, ces marins, fort honnfites et probes, y 
auraient song^ davantage, s*ils en eussent 4i6 
sfirs. Mais, au retour de leurs absences, ils calcu- 
laient , comptaient . les mois , et ne trouvaient 
jamais leur compte. 

Les femmes, trds jolies, tr^s hardies, imagina- 
tives, passaient le jour, assises aux cimeti^res sur 
les tombes, A jaser du sabbat, en attendant qu elles 
y allassent le soir. C'dtait leur rage et leur furie. 

Nature les fait sorci6res : ce sont lesflUes de la 
mer et de Tillusion. Elles nagent comme des pois- 
sons, jouent dans les flots. Leur maltre naturel est 
le Prince de I'air, roi des vents et des reves, celui 
qui gonflait la sibylle et lui soufflait I'avenir. 

Leur juge qui les brAle est pourtant charmS 
d'elles : « Quand on les voit, dit-il, passer, les che- 
veux au vent et sur les dpaules, elles vont, dans 
cette belle chevelure, si parees et si bien armies, 
que, le soleil y passant comme 4 travers une nu^e, 
r^clat eh est violent et forme d'ardents. dclairs... 
De U, la fascination de leurs yeux, dangereux en 
amour, autant c[u'en sortilege. » 



20i LA SORCl^REp 

Ce Bordeldis, aimable magistrate le premier type 
de ces juge3 mondains qui out 6gSij6 la robe an dix* 
septieme si^cle, joue du luth dans les entr'actes* 
et fait mSme danser les sorcieres d.vant de les faire 
brtller. II ^crit bien ; il est beaueoUp plus clair que 
tous les autres. Et cependant 6n d6m4tle ches lui 
une cause noUyelle d'obscurit^, inh^rente k T^po- 
que. C est que^ dans un si grand nombre de sor* 
cieres, que le juge ne pent brtiler toutes, la plupart 
sentent finement qu'il sera indulgent pour celles 
qui entreront le mieux dans sa pens^e et dans sa 
passion. Quelle passion? D'abord^ une passion 
populaire, lamour du merveilleux horrible, le 
plaisir d'avoir peur, et aussi, s'il faut le dire, 
Tamusement des choses ind^centes. Ajoutez une 
affaire de vanity : plus ces femmes habiles mon- 
trent le Diable terrible et furieux, plus le juge est 
flatte de dompter un tel adversaire. II se drape 
dans sa victoire^ tr6ne dans sa sottise, triomphe 
de ce fou bavardage. 

La plds belle piece, en ce genre, est le procds- 
verbal espagnol de I'auto-da-fd de Logrono |(9 no- 
vembre 1610), qu'on lit dans Llorente. Lancre, qui 
le cite avec jalousie et voudrait le d^pr^cieir, avoue 
le charme infini dd la f^te, la splendeur du spec- 
tacle, 1 effet profond de la musique. Sur un ^ha* 
faud ^taient leid brfil^es, en petit nombre, et sur un 
autre, la foule des relaoh6es. L'h^roind repen- 
tante, dont on lut la confession, a tout os^. Rien 
de plus fou. Au sabbat, on mange des enfants en 
bachis,. et, pour second plat, das corps de sorciers 
d^terr^s. Les crapauds dansent, parlent, se plai** 



LES SORCd^itS BASaVES. 1609. 905 

gnent amourtosemeiit de leurs maitres^^s^ les font 
gronder par le Diable. Gelui-ci reconduit poliment 
les soreidres, en les dclairant avec le bras d'un 
enfant mort sans baptSme, etc. 

La sorcellerie, chez nos Basques, avait I'aspect 
moins fantastique. II semble que le sabbat n'y ftlt 
alors qu'une grande f^te ou tous, les nobles miSme, 
allaient pour Tamusement. Au premier rangy figu- 
raient des personnes voiles, masqu^es, que quel- 
ques-nns croyaient des princes. « On n'y voyait 
autrefois, dit Lancre, que des idiots des Landes. 
Aujourd'hui, on y voit des gens de quality. » Sar 
tan, pour filter ces notabilit^s locales, crdait par- 
fois en ce cas un evSque du sabbat. Cest le titre 
que regut de lui le jeune seigneur Lancinena, avec 
qui le Diable en personne voulut bien ouvrir la 
danse. 

Si bien appuy^es, les sorcidres r^gnaient. EUes 
exercaient sur le pays une terreur d'imagination 
inerrable. Nomb?e^de personnes se c?oyaient 
leurs victimes, etr^ellement devenaient gravement 
malades, Beaucoup dtaient f rappees d'^pilepsie et 
aboyaient comine des chiens. La seule petite ville 
d*Acqs comptait jusqu*^ quarante de ces malheu- 
reux aboyeurs. Une d^pendance eflTrayante les liait 
k la sorcidre, si bien qu une dame appel^e comine 
t^moin, aui approches de la sorci^re qu'elle ne 
voyait mSme pas, se-mit k aboyer furieusement, et 
sans pouvoir s'arr^ter. 

Ceux h qui Ton attribuait une si terrible puis- 
sance dtaient maitres. Personne n'etlt os6 ieur for- 
mer sa porto. Un magistrat mdme, Tassesseur cri- 



im USORGlfiRE. 

minel de Bayonne, laissa faire le sabbat chez lui. 
Le seigneur de Saint-P^, Urtubi, fut oblig6 de faire 
la fSte dans son di&teau. Mais sa tdte en fut 6bran- 
l^e au point qu'il s'imagina qu'une sorcidre lui su- 
$ait le sang. La peur lui donnant du courage, avec 
un autre seigneur, il se rendit a Bordeaux, 
s'adressa au Parlement, qui obtint du roi que deux 
de ses membres, MM. d*Espagnet et de Lancre, 
seraient commis pour juger les sorciers du pays 
basque. Commission absolue, sans appel, qui pro- 
c^da avec une vigueur inouJe, jugea en quatre mois 
soixante ou quatre-vingts sorcieres, et en examina 
cinq cents , dgalement marquees du signe du Bia- 
ble, mais qui ne figurdrent au proces que comme 
t^moins (mai-aoAt 1609). 



Ce n'^tait pas une chose sans p^ril pour deux 
hommes et quelques soldats d'aller proceder ainsi 
au milieu d'une population yiolente, de teto fort 
exaltee, d'une foule de femmes de marins, hardies 
et sauvages. L'aiitre danger, c'^taient les prdtres, 
dont plusieurs ^taient sorciers, et que les commis- 
saires laiques devaient juger, malgr^ la vivo oppo- 
sition du clergy. 

Quand les juges arriv^rent, beaucoup de gens se 
sauverent aux montagnes. D'autres hardiment res- 
t^rent, disant que c*etaient les juges qui seraient 
brtil^s. Les sorcieres s'eflrayaient sipeu, qu'&l'au- 
dience elles s'endormaient du sommeil sabbatique, 
et assuraient au r^veil avoir joui, au tribunal 



U des b^titades de Satan. Plusiears dir^at : 
«c Nous no souffirons que de ne pouToir lui t6moi* 
gner que nous brAlons de souffirir pour lui. » 

Celles que Ton interrogeait disaient ne pouYoir 
parler. Satan obstniait leur gosier, et leur montait 
k la gorge. 

Le plus jeune des commissaires, Lancre, qui 
^rit cette histoire, 6tait un homme du monde. Les 
sorcidres entrevirent qu'avec un pareil homme il 
y ayait des moyens de salut. La ligue fut rompuo; 
Une mendiante de dix-sept ans, la Murgui (Mar- 
garita), qui ayait trouv6 lucratif de se faire sor- 
ci^re, et qui, presque enfant, menait et offi*ait des 
enfants au Diable, se mit avec sa cojnpagne (une 
Lisalda de mSme &ge) k ddnoncer toutes les autres. 
Elle dit tout, 6crivit tout, avec la vivacitd, la vio- 
lence, Temphase espagnole, avec cent details im- 
pudiques, vrais ou faux. Elle effraya, amusa, 
empauma les juges, les mena comme des idiots, 
lis confidrent a cette fiUe corrompue, l^gere, enra- 
g6e, la charge terrible de chercher sur le corps 
des fiUes et gargons I'endroit ou Satan aurait mis 
sa marque. Get endroit se reconQaissait k ce qu'il 
6tait insensible, et qu'on pouvait impun^ment y 
enfoncer des aiguilles. Un chirurgien martyrisait 
les vieilles, elle les jeunes, qu'on appelait comme 
t^moins, mais qui, si elle les disait marquees, 
pouvaient 6tre accus^es. Chose odieuse que cette 
fille ejBront6e, devenue maltresse absolue du sort 
de ces infortun^s, all&t leur enfongant Taiguille, 
et pAt k volontd d^^igner ces corps sanglants k la 
mort! 



90^ . XASOtOltAi. 

• EUd avait pris un tel empire sur Lan^e, qu*elle 
lui fait croire que, pendant qu'il dort a Saint-Pe, 
dans son hdtel, entour^ de ses serviteurs et de son 
escorte, le Diable est entr^ la nuit dans sa cham- 
hve, qu'il y a dit la Messe noire, que les sorei&res 
ont 6t6 j usque sous ses rideaux pour rempoison'- 
ner, mais qu elles I'ont trouv6 bien gard^ de Dieu. 
La Messe noire a 6i6 servie par la dame de Lanci- 
nena, & qui Satan a fait I'amour dans la chambre 
mdme du juge. On entrevoit le but probable de ce 
miserable conte : la mendiante en yeut k la dame, 
qui ^tait jolio, et qui etlt pu, sans cette calomnie, 
prendre aussi quelque cscendant sur legalant 
commissaire. 



Lancre et son confrere, effray^, ^rancdrent, 
n'osant reculer. lis firent planter leurs potences 
royales sur les places mSme oti Satan ayait tenu 
le sabbat. Cela efiraya, on les sentit forts et arm^ 
du bras du roi. Les d^nonciations plurent conmie 
grfile. Toutes les femmes, k la queue, vinrent s'ac- 
cuser Tune Tautre. Puis on fit venir les enfants, 
pour leur faire d^noncer les mdres. Lancre juge, 
dans sa gravity, qu'un tdmoin de huit ans est bon, 
Buffisant et respectable, 

M. d'Espagnet ne pouvait donner qu'un moment 
k cette affaire, devant se rendre bientdt aux Etats 
de B^am. Lancre, pouss^ k son insu par la vio- 
lence des jeunes r^y6latrices qui seraient rest^ 
en p^ril si elles n'eussent fait brAler les vieilles^ 
mena le proems au galop, bride abattue. Un nombre 



LBS SORGlfiRfiS EASQUES. i609. 209 

suffisant de sorciSres furent adjug^es au bAcher. 
Se voyant perdues, elles avaient fini par parler 
aussi, d^noncer. Quand on amena les premieres 
au feu, il y eut une sc^ne horrible. Le bourreau, 
Thuissier, les sergents, se crurent k leur dernier 
jour. La foule s'acharna aux charrettes, pour 
forcer ces malheureuses de retractor leurs accu- 
sations. Des hommes leur mirent le poignard k la 
gorge; elles faillirent pdrir sous les ongles de 
leurs compagnes furieuses. 

La justice s'en tira pourtant k son honneur. Et 
alors les commissaires pass^rent au plus difficile, 
au jugement de huit pr6tres qu'ils avaient en main. 
Les revelations des fiUes avaient mis ceux-ci k 
jour. Lancre parle de leurs moeurs comme un 
homme qui sait tout d'original. II leur reproche 
non seulement leurs galants exercices aux nuits du 
sabbat, mais surtout leurs sacristines, b^n^dictes 
ou marguillieres. II r^p^te m^me des contes : que 
les pr^tres ont envoy6 les maris a Terre-Neuve, et 
rapporte du Japon les diables qui leur livrent les 
femmes. 

Le clergd etait fort emu. L'evSque de Bayonne 
aurait voulu resistor: Ne I'osant, il s'absenta, et 
designa son vicaire general pour assister au juge- 
ment. Heureusement le Diablo secourut les accu- 
ses mieux que revSque. Comme il ouvre toutes les 
portes, il se trouva, un matin, que cinq des huit 
echapperent. Les commissaires, sans perdre de 
temps, brtlierent les trois qui restaient. * 



18 



SIO LA SORGIl^RE. 

Cela vers aoAt 1609. Les inquisiteurs espagnols 
qui faisaient k Logrono leur proces n'arrivdrent k 
Tauto-da-fg qu au 8 novembre 1610. lis avaient eu 
bien plus d'embarras que les n6tres, vu le nombre 
immense^ ^pouvantable, des accuses. Comment 
brtiler tout un peuple? lis consult^rent le pape et 
les plus grands docteurs d*£spagne. La reculade 
fut ddcidde. II fut entendu qu'on ne brtllerait que 
les obstin^s, ceux qui persisteraient d nier, et que 
ceux qui avoueraient seraient rel4ch6s. C'est la 
m^thode qui ddjd sauyait tous les prStres dans les 
proems de libertinage. On se contentait de leur 
aveu, et d'une petite penitence. (V. Llorente.) 

L'inquisition , exterminatrice pour les hj6r6ii- 
ques, crueUe pour les Maures et les Juifs, I'^tait 
bien moins pour les sorciers.' Ceux-ci, bergers en 
grand nombre, n*^taient nuUement en lutte ayec 
I'Eglise. Les jouissances fort basses, parfois bes- 
tiales, des gardeurs de chdvres, inqui^taient peu 
les ennemis de la liberty de penser. 



Le livre de Lancre a 6t6 6cTit surtout en vue de 
montrer combien la justice de France, laique et 
parlementaire , est meilleure que la justice de 
prStres. II est ^crit l^^rement et au courant de 
la plume, fort gai. On y sent la joie d'un homme 
qui s'est tir6 k son honneur d un grand danger. 
Joie gasconne et vaniteuse. II raconte orgueilleu- 
sement qu'au sabbat qui suivit la premiere execu- 
tion des sorcidres, leurs enfants vinrent en faire 
des plaintes k Satan. II r^pondit que leurs mdres 



LES S0RCI£;RES basques. 1609. 211 

n'^taient pas brtll^es, mais vivantes, heureuses. 
Du fond de la nude, les enfants crurent en eflfet 
entendre les voix des m^res, qui se disaient en 
pleine beatitude. Cependant Satan avait peur. II 
s'absenta quatre sabbats, se substituant un dia- 
blotin de nulle importance. II ne reparut qu'au 
22 juillet. Lorsque les sorciers lui demand^rent la 
cause de son absence, il dit : « J'ai 6t6 plaider 
votre cause contre Janicot (Petit-Jean, il nomme 
ainsi Jesus). J'ai gagnd I'affaire. Et celles qui sont 
encore en prison ne seront pas brtilees. » 

Le grand menteur fut ddmenti. Et le magistrat 
vainqueur assure qu'a la dernidre quon brfila on 
vit une nude de crapauds sortir de sa tdte. Le 
peuple se rua sur eux a coups de pierres, si bien 
qu'elle fut plus lapidde que brAlde. Mais, avec 
tout cet assaut, ils ne vinrent pas a bout d'un cra- 
paud noir, qui dchappa aux flammes, aux bdtons, 
aux pierres, et se sauva, comme un demon qu'il 
dtait, en lieu ou on ne sut jamais le trouver. 



\ 



V 



SATAN SE FAIT ECCLfiSIASTIQUE. 1610 



Quelle que soit I'apparence de fanatisme sata- 
nique que gardent encore les sorcieres, il ressort 
du r^cit de Lancre et autres du dix-septi^me siecle 
que le sabbat alors est surtout une affaire d'ar- 
gent. Elles Invent des contributions presque for- 
c^es, font payer un droit de presence, tirent une 
amende des absents. A Bruxelles et en Picardie, 
elles payent, sur un tarif fixe, celui qui amdne un 
membre nouveau a la confr^rie. 

Aux pays basques, nul mystdre. II y a des 
assemblies de douze mille Smes, et de personnes 
de toutes classes, riches et pauvres, pr^tres, gen- 
tilshommes. Satan, lui-m^me gentilhomme, par- 
dessus ses trois cornes, porte un chapeau, comme 
un Monsieur. II a trouv6 trop dur son vieux si%e, 
la pierre druidique ; il s'est donnS un bon fauteuil 



N 



SATAN SE FAIT EGGl£SIASTIQUE. 1610. 213 

dor^. Es-ce a dire qu'il vieiUit? Plus ingambe que 
dans sa jeunesse, il fait Tespidgle, cabriole, saute 
du fond d'une grande cruche ; il officio les pieds en 
I'air, la tete en bas. 

II veut que tout se passe tr^s honorablement, et 
fait des frais de mise en scdne. Outre les flammes 
ordinaires, jaunes, rouges, bleues, qui amusent la 
vue, montrent, cachent de fuyantes ombres, il 
delecte Toreille d'une 6trange musique, « surtout 
de certaines clochettes qui chatouillent » les nerfs, 
a la maniere des vibrations p6n6trantes de I'har- 
monica. Pour comble de magnificence, Satan fait 
appcrter de la vaisselle d'argent. 11 n'est pas 
jusqu'a ses crapauds qui n'affectent des preten- 
tions ; ils deviennent elegants, et, comme de petits 
seigneurs, vont habill^s de velours vert. 

L'aspect, en g^n^ral, est d'un grand champ de 
foire, d un yaste bal masqu^, a* deguisements fort 
transparents. Satan, qui sait son monde, ouvre le 
bal avec Tdveque du sabbat, ou le roi et la reine. 
Dignit^s constitutes pour flatter les gros person- 
nages, riches ou nobles, qui honorent Tassembl^e 
de leur presence. . 

Ce n'est plus 1^ la sombre f§te de rdvolte, sinistre 
orgie des serfs, des Jacques, communiant la nuit 
dans Tamour, et le jour dans la mort. La violente 
ronde du sabbat n'est plus I'unique danse. On y 
joint les danses Moresques, vivos ou languis- 
santes, amoureuses, obsc^nes, ou des fiUes, dres- 
sees a cela, comme la Murgui, la Lisalda, simu- 
laient, paradaient les choses les plus provocantes. 
Ces danses dtaient, dit-on, I'irresistible attrait 

18. 



214 .U.S(>RC1£BE. 

qui, chez les Basques, pr^cipitait au sabbat tout 
le monde f^minin, femmes, filles, veuves (celles-ci 
en grand nombre). 

Sans ces amusements et le repas, on s'expKciue- 
rait peu cette fureur du sabbat. C'est Tamoursans 
I'amour. La fete ^tait express^ment celle de la st^ 
rilit^. Boguet I'^tablit t merveille. 

Lancre varie dans un passage pour Eloigner les 
femmes .et leur faire craindre d'etre enceintes. 
Mais g^ndralement plus sincere, il est d*accord 
avec Boguet. Le cruel et sale examen qu'H fait 
m6me du corps des sorci^es dit tr^s bien qu'il les 
croit fitdriles, et que Tamour sterile, passif, est le 
fond du sabbat. 

€ela etlt dtl bien assombrir la f(§te, si les hommes 
avaient eu du coeur. 

Les folles qui y venaient danser, manger, elles 
^taient victimes au tot^l. Elles se r^signaient, ne 
d^sirant que de ne pas revenir enceintes. Elles 
portaient, il est vrai, bien plus que Thomme le 
poids de la mis^re. Sprenger nous dit le triste cri 
qui dejd, de son temps, dchappait dans I'amour : 
« Le fruit en soit au Diable ! » Or, en ce*temps-li 
(1500), on vivait pour deux sous par jour, et en ce 
tempsnci (1600), sous Henri IV, on vit k peine 
avec vingt sous. Dans tout ce siecle, va croissant 
le d^sir, le besoin de la st^rilit^. 

Cette triste reserve, cette crainte de I'amour 
partag6, etlt rendu le sabbat froid, ennuyeux, si 
les habiles directrices n'en eussent augments le 
burlesque, ne I'eussent ^gay^ d'intermddes risi- 
bles. Ainsi le d6but du sabbat, cette sc^ne antique, 



SATAN SE FAIT JBGCLfSIASTIQUE. 1610. 215 

gDOSsiSrement uaJve, la f^condation simul^e de la 
SQTciere par Satan (jadis par Priape), ^tait suivi 
d'un autre jeu, un lavabo, une froide purification 
^our glacer et steriliser), qu'elle recevait non 
sans grimaces de frisson, dliorripilation. Com^die 
a la Pourceaugnac * oil la sorci^re se substituait 
ordinairement une agr^able figure, la reine du 
sabbat, jeune et jolie marine. 

Une facetie non moins choquante ^tait celle de 
la noire liostie, la rave noire, dont on faisait miUe 
sales plaisanteries d^s Tantiquit^ , d^s la Gr^ce , 
ou on rinfiigeait k rhomme-femme, au jeune eff!S- 
min6 qui courait les femmes d'autrui. Satan la 
d^coupait en rondelettes qu'il avalait gravement. 

La finale ^tait, selon Lancre (sans doute selon 
les deux effront^es qui lui font croire tout) , une 
chose bien ^tonnante dans des assemblies si nom- 
breuses. On y etlt gdngraUse pubUquement, afficb^ 
Imcestei, la vieille condition satanique pour pro- 
duire la sorciere , a savoir, que la mere conc^t de 
son fils. Chose fort inutile alors ou la sorcelle- 
rie est h^reditaire dans des families r^guli^res et 
completes. Peut-6tre on en faisait la com^die, 
celle d'une grotesque Sdmiramis, d'un Ninus im- 
becile. 

Ce qui peut-^tre ^tait plus sdrieux, une com6die 

1 L'instniment d^crit autorise ce mot. Dans Boguet, p. 69, il est 
froid, dur, tFds mince, long d'un peu plus d'un doigt (visiblement 
une canule). Dans Lancre, 224, 225, 226, il est mleux entendu, 
risque moins de blesser; il est long d'une aulne et sinueux 
une parlie est m^tallique, une autre souple, etc. G'est d6lh le 
c^y&olr. 



M6 LA SORCI£rB. -*r 

probablement r^elle , et qui ihdique fortement la 
presence d'une haute soci^te libertine , c'6tait una 
mystification odieuse, barbare. 

On tdchait d'attirer quelque imprudent mari que 
Ton grisait du funeste breuvage (datura, bella- 
done), de sorte qu'enchante il perdit le mouvement, 
la voix, mais non la faculty de voir. Sa femme, 
autrement enchantee de breuvages ^rotiques , tris- 
tement absente d elle-mSme, apparaissait dans un 
deplorable ^tat de nature, se laissant patiemment 
caresser sous les yeux indign^s de celui qui n'en 
pouvaitmais. 

Son ddsespoir visible, ses efforts inutiles pour 
ddlier sa langue, d^nouer ses membres immobiles, 
ses muettes fureurs , ses roulements d'yeux , don- 
naient aux regardants un cruel plaisir, analogue, 
du reste, a celui de telles comedies de Molifire. 
Celle-ci dtait poignante de r^alit^, et elle pouvait 
6tre pouss^e aux dernieres hontes. Hontes st^riles, 
il est vrai, comme le sabbat I'^tait toujours, et le 
lendemain bien obscurcies dans le souvenir des 
deux victimes ddgris^es. Mais ceux qui avaient vu, 
agi, oubliaient-ils"? 

Ces actes punissables sentent d^j^ I'aristocratie. 
lis ne rappellent en rien I'antique fraternity des 
serfs, le primitif sabbat, impie, souill^ sans doute, 
mais libre et sans surprise, ou tout 6tait voulu et 
consenti. 
J Visiblement Satan, de tout temps corrompu, va 
se g^tant encore. II devient un Satan poli, rus^, 
douce&tre, d'autant plus perfide etimmonde. Quelle 
chose nouvelle, strange, au sabbat, que son accord 



SATAN SB FAIT EGCLfiSUSTIQUE. 1610. 817 

avec les pr^tres? Qu*est-ce que ce curtf qui amftne 
sa Benedicte , sa sacristine , qui tripote des clioses 
d'dglise, dit le matin la messe blanche, la nuit la 
messe noire? Satan, dit Lancre, lui recommande 
de faire Tamour k ses filles spirituelles, de borrom- 
pre ses penitentes. Innocent magistrat ! II a Tair 
d'ignorer que depuis un si^cle d6ja Satan a com- 
pris, exploits les b^n^fices de TEglise. U s'est fait 
directeur. Ou, si vous I'aimez mieux, le directeur 
s'est fait Satan. 

Rappelez-vous done, mon cher Lancre, les 
proems qui commencent d^s I49I, et qui peut-dtre 
contribuent i^ rendre tolerant le Parlement de 
Paris. II ne brtile plus gu^re Satan, n'y voyant 
plus qu'un "toasque. 

Nombre de nonnes cedent k sa ruse nouvelle 
d'emprunter le visage d'un confesseur aim6. Exem- 
ple cette Jeanne Pothierre, religieuse du Quesnoy, 
mAre, de quarante-cinq ans, mais, h^las ! trop sen- 
sible. Elle declare ses feux k son pater, qui n'a 
garde de I'^couter, et fuit a Falempin , a quelques 
Ueues de Ik. Le diable, qui ne dort jamais, com- 
prend son avantage, et la voyant (dit Tannaliste) 
« piqu6e d'^pines de V^nus , il prit subtilement la 
forme dudit P^re, et, chaque nuit revenu au con- 
vent, il r^ussit prds d'elle, la trompant tellement, 
quelle declare y avoir 6t6 prise, de compte fait, 
quatre cent trente-quatre fois *... » On eut grande 
piti6 de son repentir, et elle fut subitement dis- 

> Massde, Chronique du monde (1540), et les chroniqueurs da 
Hainaut, Yinchant, etc. 



218 LA sorci£:re. 

pens^ de rougir, car on b&tit une bonne fosse 
murde prds de Id, an cMtean de Selles, ou elle 
mourut en quelques jours, mais d'une tres bonne 
mort catholique... Quoi de plus touchant?... Mais 
tout ceci n'est rien en presence de la belle affaire 
de Gauffridi, qui a lieu d Marseille pendant que 
Lancre instrumente a Bayonne. 

Le Parlement de Provence n'eut rien k envier 
aux succes du Parlement de Bordeaux. La juridic* 
tion lai'que saisit de nouveau I'occasion d'un pro- 
ems de sorcellerie pour se faire la rdformatrice des 
moeurs eccldsiastiques. Elle j eta un regard sdvdre 
dans le monde fermd des convents. Rare occasion. 
II y fallut un concours singulier de circonstances, 
des jalousies furieuses. des vengeances depr^trel 
pretre. Sans ces passions indiscretes, que nous 
verrons plus tard encore delator de moments en 
moments, nous n*aurions nulle connaissance de la 
destinde reelle de ce grand peuple de femmes qui 
meurt dans ces tristes maisons, pas un mot de ce 
qui se passe derridre ces grilles et ces grands murs 
que le confesseur franchit seul. 

Le prdtre basque que Lancre montre si Idger, si 
mondain, allant, Tdpde au c6td, danser la nuit au 
sabbat, ou il conduit sa sacristine, n'etait pas un 
exemple a craindre. Ce n'dtait pas celui-ld. que rin- 
quisition d'Espagne prenait tant de peine a cou- 
vrir , et pour qui ce corps si sdvdre se montrait si 
indulgent. On entrevoit fort bien chez Lancre, au 
milieu de ses /dticences , qu'il y a encore autre 
chose. Et les Etats-gdndraux de 1614, quand ils 
disent qu'il ne faut pas que le prdtre juge le prd- 



SATAN SB FAIT BCCLA^A&TIQUE. 1610 SdO^ 

tre, peitsent aussi it autre chose. C*est pr^is^meut 
ce myst^re qui se trouve d6eihir^ par le Parlement 
de Proven?ce. Le directeur de religieuses , maitre 
d'elles, et disposant de leur corps et de leur dme, 
les ensorcelant : voila ce qui apparut au proces de 
Qauffiidi, plus tard aux affaires terribles de Lou- 
dun et de Louviers, dans celles que Llorente, que 
Ricci et autres nous oM fait connattre. 

La tactique fut la meme pour att^nuer le scan- 
dale , d^sorienter le public , Toecuper de la forme 
en cachant le fond. An proems d'un pretre sorcier, 
on mit en saillie le sorcier, et Ton escamota le 
prdtre, de maniere a tout rejeter sur les arts magi- 
ques: et faire oublier la fascination naturelle d'un 
homme maitre d'un troupeau de femmes qui lui 
sent abandonn^es. 

II n'y avait aucun moyen d'^touffer la premiere 
aflFaire. Elle avait delate en pleine Provence, dans 
ce pays de lumi^re ou le soleil perce tout a jour. 
Le thedtre principal fut non seulement Aix et Mar- 
seille, mais le lieu c^lebre de la Sainte-Baume, 
pelerinage frdquentd oil une foule de curieux vin- 
rent de toute la France assister au duel k mort de 
deux religieuses possdd^es et de leurs demons. Les 
Dominicains , qui entam^rent la chose comme in- 
quisiteurs , s'y compramirent fort par T^clat qu ils 
lui donn^rent par leur partiality pour telle de ces 
religieuses. Quelque soin que le Parlement mit 
ensuite k brusquer la conclusion , ces moines 
eurent grand besoin de s'expliquer et de I'excuser. 
De la le livre important du moine Michaelis, mSle 
de v^rit^s, de fables, ou il 6rige Gauffridi, le prStre 



2a0 LA SORQfiRE. 

qu'il fit brtller, en Prince des magidens, non seule* 
ment de France, mais d'Espagne, d'Allemague, 
d'Angleterre et de Turquie , de toute la terre ha- 
bitue. 

Gauflfridi semble avoir 614 un homme agrdable 
et de mdrite. N6 aux montagnes de Provence, il 
avait beaucoup voyagd dans les Pays-Bas et dans 
rOrient. II avait la meiUeure reputation k Mar- 
seille, ou il etait prStre a T^glise des Acoules. Son 
6veque en faisait cas, et les dames les plus devotes 
le pr^f^raient pour confesseur. II avait, dit-on, un 
don singulier pour se faire aimer de toutes. N6an- 
moins il aurait gard^ une bonne reputation si une 
dame noble de Provence, aveugle et passionn6e, 
qu'il avait deja corrompue, n'etit pouss6 Tinfatua- 
tion jusqu'4 lui confier (peut-6tre pour son educa- 
tion religieuse) une charmante enfant de douze 
ans, Madeleine de la Palud, blonde et d*un carac- 
tere doux. Gauffridi y perdit Tesprit, et ne respecta 
pas Tdge ni la sainte ignorance , Tabandon de son 
eleve. 

EUe grandit cependant, et la jeune demoiselle 
noble s'apergut de son malheur, de cet amour in- 
ferieur et sans espoir de manage. Gauflfridi, pour 
la retenir, dit quil pouvait I'^pouser devant le 
Diable, s'il ne le pouvait devant Dieu. II caressa 
son orgueil en lui disant qu'il etait le Prince des 
magiciens, et qu'elle en deviendrait la reine. II lui 
mit au doigt un anneau d'argent, marque de carac- 
teres magiques. La mena-t-il au sabbat ou lui 
fit-il croire qu'elle y avait 6t6, en la troublant par 
des breuvages, des fascinations magnetiquea? Ce 



SATAN SE FAIT ECCLfiSIASTIQUE. 1610. 221 

qui est stir, c'est que Tenfant, tiraill^e entre deux 
croyances, pleine d'agitation et de peur, fut d^s 
lors par moments foUe, et certains acc^s la jetaient 
dansl'dpilepsie. Sa peur ^tait d'etre enlev^e vivante 
par le Diable. EUe n osa plus rester dans la maison 
de son p6re, et se r^fugia au couyent des Ursu- 
lines de Marseille. 



19 



VI 



GAUFFRIDI. 1610 



L'ordre des Ursulines semblait le plus calme des 
ordres, le moins d^raisonnable. EUes n'^taient pas 
oisives, s'occupant un peu k clever des petites fiUes. 
La reaction catholique , qui avait commence avec 
une haute ambition espagnole d'extase, impossible 
alors, qui avait follement bdti force couvents de 
Carmelites, Feuillantines et Capucines, s'^tait vue 
bient6t au bout de ses forces. Les filles qu'on mu- 
rait la si durement pour s'en d^livrer mouraient 
tout de suite, et, par ces morts si promptes, accu- 
saient horriblement rinhumanitd des families* Ce 
qui les tuait, ce n'dtaient pas les mortifications, 
mais lennui et le d^sespoir. Apr^s le premier mo- 
ment de ferveur la terrible maladie des cloitres 
(d^crite d6s le cinqui^me si^cle par Cassien), Ten- 
nui pesant^ Tennui mSlancolique des apris-midi. 



GAUFFRIDI. 1610. 235 

rennui tendre qui ^gare en d'ind^finissables lan- 
gueurs, les minait rapidement. D'autres 6taient 
comme furieuses ; le sang trop fort les ^touffait. 

Une.religieuse, pour mourir d^cemment sans 
laisser trop' de remords k ses proches , doit y met- 
tre environ dix ans (c'est la vie moyenne de clot- 
tre). II fallut done en rabattre, et des hommes de 
bon sens et d exp^riefice sentirent que, pour les 
prolonger , il fallait les occuper quelque peu , ne 
pas les tenir trop seules. Saint Frangois de Sales 
fbnda les Visitandines, qui devaient, deux a deux, 
visiter les malades. C6sar de Bus et Romillion, 
qui avaient ct66 les PrStres de la doctrine (en rap- 
port avec rOratoire), fond^rent ce qu'on etlt pu 
appeler les fllles dela Doctrine, les Ursulines, re- 
ligieuses enseignantes, que ces prStres dirigeaient. 
Le tout sous la haute inspection des ^v6ques, et 
peu, tr^s peu monastique ; elles n'^taient pas cloi- 
tr^es encore. Les Visitandines sortaient; les Ur- 
sulines recevaient (au moins les parents des 61^- 
ves). Les unes etles autres ^taient en rapport avec 
le monde, sous des directeurs estimds. L'^cueil de 
tout cela, c etait la m^diocrit^. Quoique les Orato- 
riens et Doctrinaires aient eu des gens de grand 
m^rite, I'esprit general de Tordre 6tait syst^mati- 
quement moyen, moddr^, attentif k ne pas prendre 
un vol trop haut. Le fondateur des Ursulines, Ro- 
milKon, 6tait un homme d'&ge, un protestant con- 
verti, qui avait tout traversd , et 6tait revenu de 
tout. II croyait ses jeunes Provengales A6jk aussi 
sages , et comptait tenir ses petites ouailles dans 
les maigres p&turages d'une religion oratorienne , 



tu LA sorci£:re. 

monotone et raisonnable. C'est par 1^ que I'ennui 
rentrait. Un matin, tout^chappa. 

Le montagnard provengal, le voyageur, le mys- 
tique, rhomme de trouble et de passion, Gauflfridi, 
qui venait la comme directeur de Madeleine, eut 
une bien autre action. EUes sentirent une puis- 
sance, et, sans doute par les dchapp^es de la jeune 
foUe amoureuse, elles surent que ce n^tait rien 
moins quune puissance diabolique. Toutes sont 
saisies de peur, et plus d'une aussi d'amour. Les 
imaginations s'exaltent ; les tStes tournent. En 
voila cinq ou six qui pleurent, qui orient et qui 
hurlent, qui se sentent saisies du d^mon. 

Si les Ursulines eussent 6i6 cloitr6es, mur^es, 
Gauffridi , leur seul directeur , etlt pu les mettre 
d'accord de maniere ou d'autre. II aurait pu arri- 
ver , comme au cloitre du Quesnoy en 1491 , que 
le Diable, qui prend volontiers la figure de celui 
quon aime, se ftlt constitu^, sous la figure de 
Gauffridi , amant commun des religieuses. Ou 
bien, comme dans ces cloitres espagnols dont 
parle Llorente , il leur etlt persuade que le prfitre 
sacre de pretrise ceUes k qui il fait Tamour, et que 
le p^ch^ avec lui est une sanctification. Opinion 
rdpandue en France, et a Paris mfime, ou ces mat- 
tresses de prStres 6taient dites « les consacr^es » 
(Lestoile, 6dit. Michaud, p. 561). 

Gauffridi, maitre de toutes, s'en tint-il k Made- 
leine? Ne passa-t-il pas de Tamour au libertinagel 
On ne sait. L'arr^t indique une religieuse qu'on nd 
montra pas au proems, mais qui reparait k la fin, 
comme s*^tant donnde au Diable et k lui. 



GAUFFRIDI. 1610. tf5 

Les Ursulines dtaient une maison toute & jour, 
oi!i chacun venait, vojait. Elles dtaient sous la 
garde do leurs Doctrinaires, honnStes, et d'ailleurs 
jaloux. Le fondateur mdme £tait 1^, indign^ et 
d^sesp^r^. Quel malheur pour Tordre naissant, 
qui, a oe moment mdme, prosp^rait, s'^tendait par- 
tout en France ! Sa pretention ^tait la sagesse , le 
bon sens, le calme. Et tout & coup il d^Ure! Ro- 
million ett voulu ^touffer la chose. II fit secrete- 
ment exerciser ces filles par un de ses prdtres. 
Mais les diables ne tenaient compte d'exorcistes 
doctrinaires. Celui de la petite blonde, diable no- 
ble, qui etait Belz^bub, ddmon de Torgueil, ne dai- 
gna desserrer les dente. 

II y avait, parmi ces poss^ddes, une fiUe, parti- 
culierement adoptee de Romillion, fille de vingt k 
vingt-cinq ans, fort cultiv^e et nourrie dans la con- 
troverse, n^e protestante, mais qui, n'ayant ni 
pdre ni mSre , ^tait tomb^e aux mains du Pdre , 
comme elle, protestant converti. Son nom de 
Louise Capeau semble roturier. C'^tait, comme il 
parut trop, une fille d'un prodigieux esprit, d'une 
passion enrag6e. Ajoutez-y une 6pouvantable force. 
Elle soutint trois mois, outre son orage infernal, 
une lutte d^sesp^r^e qui etlt tu6 Thomme le plus 
fort en huit jours. 

Elle dit qu'elle avait trois diables : Verrine, bon 
diable catholique , I6ger , un des demons de I'air ; 
Ldviathan , mauvais diable , raisonneur et protes- 
tant; enfin un autre qu'elle avoue 6tre celui de Tim- 
purete. Mais elle en oublie un, le dSmon de la ja- 
lousie. 



Id. 



226 LA SORGlfiRE. 

Elle taissait cruellement la petite, la blonde, la 
pr^fer^e, Torgueilleuse demoiselle noble. Celle-ci, 
dans ses acc6s , avait dit qu elle avait ^t^ au sab- 
bat, et qu'iBlle y avait 6t6 reine , et qu'on Ty avait 
adoree, et qu'eUe s'y ^tait livree, mais au Prince... 
— Quel prince? — Louis GauflPridi , le prince des 
magiciens. 

Cette Louise, a qui une telle r^v^lation avait en- 
fonc6 un poignard, 6tait trop furieuse pour en dou- 
ter. Folle, elle crut lafolle, afin de la perdre. Son 
d^mon fut soutenu de tons les demons des ja- 
louses. Toutes crierent que Gauffridi ^tait bien le 
roi des sorciers. Le bruit se r^pandait partout 
qu on avait fait une grande capture, un pr6tre-roi 
des magiciens , le Prince de la magie, pour tons 
les pays. Tel fut Taffreux diaddme de fer et de feu 
que ces demons femelles lui enfonc^rent au front. 

Tout le monde perdit la t&te et le vieux Romil- 
lion m^me. Soit haine de Gauffridi, soit peur de 
rinquisition, il sortit Tatfaire des mains de Tdv^ 
que, et mena ses deux poss^d^es, Louise et Made- 
leine , au convent de la Sainte-Baume , dont le 
prieur dominicain 6tait le P^re Michaelis, inquisi- 
teur du pape en terre piapale d' Avignon et qui pr^- 
tendait Tfitre pour toute la Provence. II s'agissait 
uniquement d'exorcismes. Mais, comme les deux 
filles devaient accuser Gauffridi, celui-ci allait par 
la le faire tomber aux mains de Tlnquisition. 

Michaelis devait pr^cher I'Advent k Aix, devant 
le Parlement. II sentit combien cette affaire dra- 
matique le reldverait. II la saisit avec Tempresse- 
ment de nos avocats de Cours d'assises quand il 



GAUFFRIDI. 1610. i27 

leur Tient un meurtre dramatique ou quelque cas 
curieux de Conversation criminelle. 

Le beau, dans ce genre d'affaires, c'^tait de me- 
ner le drame pendant I'Advent, Noel et le carSme, 
et de ne brtiler qu'a la Semaine sainte, la veille du 
grand moment de Pdques. Michaelis se r^serva 
pour le dernier acte, et confia le gros de la be- 
sogne k un Dominicain flamand qu'il avait, le doc- 
teur Dompt, qui venait de Louvain, qui avait ddjd 
exorcist, 6tait ferrd en ces sottises 

Ce que le. Flamand d'ailleurs avait k faire de 
mieux, c'^tait de ne rien faire. On lui donnait en 
Louise un auxiliaire terrible , trois fois plus z6l6 
que rinquisition, d'une inextinguible fureur, d'une 
brillante Eloquence , bizarre , baroque parfois , 
mais k faire fr^mir, une vraie torche infernale. 

La chose fut r^duite k un duel entre les deux 
diables , entre Louise et Madeleine , par devant le 
peuple. 

Des simples qui venaient Ik au p^erinage de la 
Sainte-Baume, un bon orf^vre par exemple et un 
drapier, gens de Troyes en Champagne, 6taient ra- 
vis de voir le demon de Louise battre si cruelle- 
ment les demons et fustiger les magiciens. lis en 
pleuraient de joie, et s'en allaient en remerciant 
Dieu. 

Spectacle Men terrible cependant (mfime dans la 
lourde redaction des procds-verbaux du Flamand) 
de voir ce combat in^gal ; cette fille, plus kg6e et 
si forte , robuste Provengale , vraie race des cail- 
loux de la Crau, chaque jour lapider, assommer , 
toaser cette victime, jeune et presque enfanj;, 



928 u sorgiI:re. 

d^j^ suppliei^e par son mal, perdue d'amour et do 
honte, dans les crises de I'^pilepsie... 

Le volume du Flamand » avec Taddition de Mi- 
chaelis, en tout quatre cents pages, est un court 
extrait des invectives, injures et menaces que cette 
fille vomit cinq mois, et de ses sermons aussi, car 
elle prSchait sur toutes choses, sur les sacrements, 
sur la vue prochaine de TAntichrist, sur la fragi- 
lity des femmes, etc., etc. De la, au nom de ses 
Diables, elle revenait k la fureur, et deux fois par 
jour reprenait Tex^cution de la petite, sans respi- 
rer, sans suspendre une minute Taffireux torrent, k 
moins que Tautre, ^perdue, « un pied en enfer, » 
dit-elle elle-mdme , ne tomb4t en convulsion, et ne 
frappdt les dalles de ses gejaoux, de son corps, de 
sa Ute 6vanouie. 

Louise est bien au quart folle, il faut Tavouer; 
nulle fourberie n'etlt suffi k tenir cette longue ga- 
geure. Mais sa jalousie lui donne, sur chaque en- 
droit ou elle peut crever le coBur k la patiente et y 
faire entrer I'aiguille, une horrible lucidity, 

C'est le renversement de toute chose. Cette 
Louise, poss^d^e du Diable, communie tant qu'elle 
veut. Elle gourmande les personnes de la plus 
haute autorit^. La v^n^rable Catherine de France, 
la premiere des Ursulines, vient voir cette mer- 
veille , I'interroge , et tout d'abord la surprend en 
flagrant d6lit d'erreur, de sottise. L'autre, impu- 
dente, en est quitte pour dire, au nom de son Dia- 
ble : « Le Diable est le p^re du mendonge. n 

Un minime» homme de sens, qui est 14, relevo 
ce mot, et lui dit : » Alors tu mens. » Et aux exor- 



GAUFFRIDI. 1610. SS9 

cistes : « Que ne faites-vous taire cette femme? » 
U leur cite ThiBtoire dune Marthe, une fausse 
poss^d^e de Paris. — Pour r^ponse, on la fait 
communier devant lui. Le Diable communiant, le 
Diable recevant le corps de Dieu!... Le pauvre 
homme est stup^fait... II s'humilie devant Tlnqui- 
sition. II a trop forte partie, ne dit plus un mot. 

Un des moyens de Louise, c'est de terrifier Tas- 
sistance, disant : « Je vois des magiciens... » Cha- 
cun tremble pour soi-m6me. 

Victorieuse, de la Sainte-Baume, elle frappe 
jusqu'^ Marseille. Son exorciste flamand, r^duit a 
r^trange r61e de secretaire et confident du Diable, 
6crit sous sa dictee cinq lettres : 

Aux Capucins de Marseille pour qu'ils somment 
Gauffridi de se convertir ; — aux memes Capucins 
pour quils arrStent Gauffridi, le garrottent avec 
une dtole et le tiennent prisonnier dans telle mai- 
son qu'elle indique ; — plusieurs lettres aux mode- 
rns, a Catherine de France, aux Pr^tres de la 
Doctrine, qui eux- memes se declaraient centre 
elle. — Enfin, cette femme effr^n^e, debord^e, 
insulte sa propre supi^rieure : « Vous m'avez dit au 
depart d'etre humble et ob^issante. . . Je vou« rends 
votre conseil. » 

Verrine, le Diable de Louise, d^mon de Tair et 
du vent, lui souflBiait des paroles foUes, l^geres et 
d orgueil insens^, blessant amis et ennemis, I'ln- 
quisition mSme. Un jour elle se mit h rire de 
Michaelis, qui se morfondait h Aix h pr6cher dans 
le ddsert tandis que. tout le monde venait T^couter 
k la Sainte-Baume. « Tu prfiches, 6 Michaelis, tu 



230 LA SORClfeRE. 

dis vrai, mais avances peu... Et Louise, sans 
^tudier, a atteint, compris le sommaire de la per- 
fection. » 

Cette joie sauvage lui venait surtout d'avoir 
bris6 Madeleine. Un mot y avait fait plus que cent 
sermons. Mot barbare : « Tu seras brtilde ! » (17 dd- 
ceinbre.) La petite fille, ^perdue, dit d6s lors tout 
ce quelle voulait et la soutint bassement. 

EUe s'humilia devant tous, demanda pardon a sa 
mere, a son sup^rieur Romillion, k Tassistance, a 
Louise. Si nous en croyons celle-ci, la peureuse la 
prit k part, la pria d'avoir pitid d'elle, de ne pas 
trop la cMtier. 

L'autre, tendre comme un roc, cl^mente comme 
un ^cueil, sentit qu elle ^tait k elle, pour en faire 
ce qu'elle voudrait. Elle la prit, Tenveloppa, I'dtour- 
dit et lui 6ta le peu qui lui restait d'ame. Second 
ensorcellement, mais k I'envers de Gauflfridi, une 
possession par la terreur. La creature an^antie 
marchant sous la verge et le fouet, on la poussa 
jour par jour dans cette voie d exquise douleur 
d'accuser, d'assassiner celui qu'elle aimait encore. 

Si Madeleine avait r^sist^, Gauffridi eAt ^chapp^. 
Tout le monde ^tait centre Louise. 

Michaelis m^me, k Aix, ^clipsd par elle dans 
ses predications, traits d'elle si l^g^rement, eflt 
tout arrSte plut6t que d'en laisser Thonneur k cette 
fiUe. 

Marseille d^fendait GauflEridi, ^tant eflfray^e de 
voir I'inquisition d' Avignon pousser jusqu'a elle, 
et che'z elle prendre un Marseillais, 

L'^v^que surtout et le cbapitre d^fendaient leur 



GAUFFRIDI. 1610. 251 

prfitre. lis soutenai^nt qu'il n'y avait rien en tout 
Cela quune jalousie de confesseurs, la haine ordi- 
naire des moines centre les prfitres s6culiers. 

Les Doctrinaires auraient voulu tout finir. lis 
dtaient ddsol^s du bruit. Plusieurs en eurent tant 
de chagrin, qu'ils dtaient pres de tout laisser et de 
quitter leur maison. 

Les dames ^taient indigndes, surtout madame 
libertat, la dame du chef des royalistes, qui avait 
rendu Marseille au roi. Toutes pleuraient pour 
Gau£&idi et disaient que le ddmon seul pouvait 
attaquer cet agneau de Dieu. 

Les Capucins, k qui Louise si impdrieuseopient 
ordonnait de le prendre au corps, 6taient (comme 
tons les ordres de Saint -Francois) ennemis des 
Dominicains. lis furent jaloux du relief que ceux-ci 
tiraient de leur poss^d^e. La vie errante d'ailleurs 
qui mettait les Capucins en rapport continuel avec 
les femmes leur faisait souvent des affaires de 
moeurs. lis n'aimaient pas qu'on se mlt k regarder 
de si pres la vie des ecclesiastiques. Us prirent 
parti pour Gauffridi. Les possdd^s n'etaient pas 
chose si rare qu'on ne ptlt s'en procurer; ils en 
eurent un k point nommd. Son diable, sous Tin- 
fluence du cordon de saint Francois, dit tout le 
contraire du diable de Saint-Dominique, il dit, et 
ils ^crivirent en son nom : <^ Que Gauffridi n'etait 
nullement magicien, qu on ne pouvait TarrSter. » 

On ne s'attendait pas k cela, k la Sainte-Baume. 
Louise parut interdite. Elle trouva k dire seule- 
ment qu apparemment les Capucins n'avaient pas 
fait jurer a leur diable de dire vrai. Pauvre r6- 



232 LA S0RGI£RB. 

ponse, qui fiit pourtant appuy^e par la tremblante 
Madeleine. 

Celle-oi, comme un chien battu et qui craint de 
r^tre encore, 6tait capable de tout, mSme de mordre 
et de d^cbirer. C'est par elle qu'en cette crise 
Louise borriblement mordit. 

Elle-mfime dit seulement que T^v^que, sans la 
savoir, oflfensait Dieu. Elle cria « centre les sor- 
ciers de Marseille, » sans nommer personne. Mais 
le mot cruel et fatal, elle le fit dire par Madeleine. 
Une femme qui depuis deux ans avait perdu son 
enfant fut designee par celle-ci comme I'ayant 
6tTBjigl6. La femme, craignant les tortures, s'en- 
fuit ou se tint cacb^e. Son mari, son p^re, en 
larmes, vinrent k la Sainte-Baume, sans doute 
pour fl^cbir les inquisiteurs. Mais Madeleine n'eAt 
jamais os6 se dddire; elle r^p^ta Taccusation. 

Qui 6tait en stlret6? Personne. Du moment que 
le Diable 6tait pris pour vengeur de Dieu, du mo- 
ment qu'on ^crivait sous sa dict^e les noms de 
ceux qui pouvaient passer par les flammes, cbacun 
eut de nuit et de jour le caucbemar aflBreux du 
btlcber. 

Marseille , centre une telle audace de Tlnquisi- 
tion papale, etlt dA s'appuyer du Parlement d'Aix. 
Malbeureusement elle savait qu'elle n'^tait pas 
aim^e k Aix. Celle-ci , la petite ville officielle de 
magistrature et de noblesse, atoujours 6t6 jalouse 
de Topulente splendour de Marseille, cette reino 
du Midi. Ce fut tout au contraire Tadversaire de 
Marseille, Tinquisiteur papal, qui, pour pr^venir 
I'appel de Gauffiridi au Parlement, y eut recours le 



GAUFFRIDI. 1610. S3S 

premier. C'^tait un corps trSs fanatique dont les 
grosses tdtes ^taient des nobles enrichis dans 
Tautre si^cle au massacre des Vaudois. Comme 
juges laiques, d'ailleurs, ils furent ravis de voir un 
inquisiteur du pape cr^er un tel pr^c^dent, avouer 
que, dans Taffaire d'un prStre, dans une affaire de 
sortilege, Tlnquisition ne pouvait proc^der que 
pour Tinstruction pr^paratoire. C'^tait comme une 
demission que donnaient les inquisiteurs de toutes 
leurs vieilles pretentions. Un c6t6 flatteur aussi 
oil mordirent ceux d'Aix, comme avaient fait ceux 
de Bordeaux, c'^tait qu'eux laiques, ils fussent 
^rig^s par I'Eglise elle-mSme en censeurs et r6for- 
mateurs des moeurs eccl^siastiques. 

Dans cette affaire, oil tout devait Stre strange et 
miraculeux, ce ne fut pas la moindre merveiUe de 
voir un d^mon si furieux devenir tout a coup flat- 
teur pour le Parlement, politique et diplomate. 
Louise charma les gens du roi par un ^loge du feu 
roi. Henri IV (qui Taurait cru?) fut canonist par le 
Diable. Un matin, sans ^-propos, il 6clata en 6loges 
« de ce pieux et saint roi qui venait de monter au 
ciel. 9» 

Un tel accord des deux anciens ennemis, le 
Parlement et I'lnquisition, celle-ci d^sormais stlre 
du bras s^culier, des soldats et du bourreau, une 
commission parlementaire envoyde k la Sainte- 
Baume pour examiner les poss^d^es, ^couter leurs 
depositions , leurs accusations , et dresser des 
listes, c'etait chose vraiment effrayante. Louise, 
sans management, d^signa les Capucins, defen- 
seurs de Gauffridi, et annon^a « qu'ils seraient 

20 



t54 u sorgi£re. 

punis temporellement » dans leur corps et dans leur 
chair. 

Les pauvres P6res furent brisks. Leur diable 
ne souffla plus mot. lis allerent trouver T^v^que, 
et lui dirent qu'en eflfet on ne pouvait guere refu- 
ser de repr^senter Gauflfridi k la Sainte-Baume, et 
de faire acte d'ob^issance ; mais qu'aprSs cela 
r^v^que et le chapitre le reclameraient, le replace- 
raient sous la protection de la justice ^piscopale. 

On avait calculi aussi sans doute que la vue de 
cet homme aim^ allait fort troubler les deux filles, 
que la terrible Louise elle-mSme serait dbranl^e 
^es reclamations de son coeur. 
' Ce coeur, en eflfet, s'^veilla k Tapproche du cou- 
pable ; la furieuse semble avoir eu un moment 
d attendrissement. Je ne connais rien de plus brtl- 
lant que sa pri^re pour que Dieu sauve celui qu'elle 
a pouss6 k la mort : « Grand Dieu, je vous offre 
tons les sacrifices qui ont 6t6 oflferts depuis I'ori- 
gine du monde et le seront jusqu^ la fin... le tout 
pour Louis!... Je vous oflPre tons les pleurs des 
saints, toutesles extases des anges... le tout pour 
Louis ! Je voudrais qu il y etlt plus d ames encore 
pour que Toblation ftlt plus grande... le tout pour 
Louis! Pater de coelis Deus, miserere Ludovici! 
Fili redemptor mundi Deus, miserere Ludo- 
vici!... » etc. 

Vaine piti^! funeste dailleursL.. Ce qu'elle eAt 
voulu, c'etait que I'accus^ ne s'endurcit pas, quil 
. s'avoudt coupable. Auquel cas il ^tait stir d'fitre 
brtlie, dans notre jurisprudence. 

EUe-mdme, du reste, ^tait finie, elle ne pouvait 



GAUFFRIDI. 1610. 2S5 

m 

plus rien. L'inquisiteur Michaelis, humilid de 
n'avoir vainou que par elle, irrit^ contre son exor- 
ciste flamand, qui s'^tait tellement subordonn^ k 
elle et avait laiss^ voir a tous les secrets ressorts 
de la tragedie, Michaelis venait justement pour 
briser Louise, sauver Madeleine et la lui substi- 
tuer, s'il se pouvait, dans ce drame populaire. Ceci 
n*6tait pas maladroit et t^moigne d'une certaine 
entente de la scene. L'hiver et TAdvent avaient 
^te remplis par la terrible sibylle, la bacchante 
furieuse. Dans une saison plus douce, dans un 
printemps de Provence, au CarSme, aurait figure 
un personnage plus touchant, un ddmon tout f^mi- 
nin dans une enfant malade et dans une blonde 
timide. La petite demoiselle appartenant k une 
famille distingu^e, la noblesse s'y int^ressait, et 
le Parlement de Provence. 

Michaelis, loin d'^couter son Flamand, Thomme 
de Louise, lorsqu il voulut entrer au petit conseil 
des parlementaires, lui ferma la porte. Un Capu- 
dn, venu aussi , au premier mot de Louise, cria : 
« Silence, Diable maudit ! » 

Gaufiridi cependant 6tait arriv6 k la Sainte- 
Baume, ou il faisait triste figure. Homme d'esprit, 
mais faible et coupable, il ne pressentait que trop 
la fin d'une pareille tragedie populaire, et, dans sa 
cruelle catastrophe, il se voyait abandonn^ , trahi 
de I'enfant qu'il aimait. II s abandonna lui-m^me, 
et, quand on le mit en face de Louise, elle appa- 
rut comme un juge, an de ces vieuxjuges d'Eglise, 
cruels et subtils scolastiques. Elle lui posa les 
questions de doctrine, et a tout il r^pondait oui. 



256 LA SORCI6RE. 

« 

lui accordant mSniB les choses les plus contesta- 
bles, par exemple, « que le Diable peut fitre cm 
en justice sur sa parole et son serment. » 

Cela ne dura que huit jours (du 1^^ au 8 Janvier). 
Le clergd de Marseille le rdclama. Ses amis, les 
Capucins, dirent avoir visits sa chambre et n'avoir 
rien trouvd de magique. Quatre chanoines de Mar- 
seille vinrent d'autorit^ le prendre et le rame- 
ndrent chez lui. 

Gauffridi ^tait bien bas. Mais ses adversaires 
n'^taient pas bien haut. Mdme les deux inquisi- 
teurs, Michaelis et le Flamand , ^taient honteuse- 
ment en discorde. La partiality du second pour 
Louise, du premier pour Madeleine, d^passa les 
paroles mdme, et Ton en vint aux voies de fait. Ce 
chaos d'accusations de sermons, de revelations, 
quele Diable avait dict^es par la bouche de Louise, 
le Flamand, qui I'avait 6crit, soutenait que tout 
cela 6tait parole de Dieu, et craignait qu'on n'y 
toucb&t. II avouait une grande defiance de son 
chef Michaelis, craignant que, dans Tint^rfit de 
Madeleine, il n'alUrkt ces papiers de manidre k 
perdre Louise. II les d^fendit tant qu'il put, s'en- 
ferma dans sa; chambre, et soutint un si6ge. Mi- 
chaelis, qui avait les parlementaires pour lui, ne 
put prendre le manuscrit qu'au nom du roi et en 
enfongant la porte. 

Louise, qui n'avait peur de rien, voulait au roi 
opposer le pape. Le Flamand porta appel centre 
son chef Michaelis h Avignon, au l^gat. Mais la 
prudente cour papale fut eflfray^e du scandale de 
voir un inquisiteur accuser un inquisiteur. Cllle 



GAUFFRIDI. 1610. 9ST 

n'appuya pas le Flamand, qui n'eut plus qu!k se 
soumettre. Michaelis , pour le faire taire, lui res- 
titua les papiers. 

Ceux de Michaelis, qui forment un second pro- 
ces-verbal assez plat et nullement comparable k 
Tautre, ne sent remplis que de Madeleine. On lui 
fait de la musique pour essayer de la' calmer. On 
note trds soigneusement si elle mange 6u ne mange 
pas. On s'occupe trop d'elle en verity, et souvent 
de fagon peu ^difiante. On lui adresse des ques- 
tions ^tranges sur le magicien, sur les places de 
son corps qui pouvaient avoir la marque du Dia- 
ble. Elle-meme fut examinee. Quoiqu'elle dAt T^tre 
a Aix par les m^decins et chirurgiens du Parle- 
ment (p. 70), Michaelis, par excds de z^le, la 
visita k la Sainte-Baume, et il spdcifie ses obser- 
vations (p. 69). Point de matrone appelee. Les 
juges, laiques et moines, ici r^concili^s et n'ayanc 
pas k craindre leur surveillance mutuelle, se pas- 
s6rent apparemment ce mepris des formalit6s. 

lis avaient un juge en Louise. Cette fiUe bardie 
stigmatisa ces ind^cences au fer chaud : « Ceux 
qu'engloutit le Deluge n'avaient pas tant fait que 
ceux-ci!... Sodome, rien de pareil n'a jamais 6t6 
dit de toil... » 

Elle dit aussi : « Madeleine est livree k Timpu- 
ret^l » C'^tait, en effet, le plus triste. La pauvre 
foUe, par une joie aveugle de vivre, de n'^tre pas 
brtllee, ou par un sentiment confus que c 6tait elle 
maintenant qui avait action sur les juges, chanta, 
dansa par moments avec une liberty honteuse, im- 
pudique et provocante. Le pr4tre de la Doctrine, 

so. 



23a JU'6Qiu:i£i^. 

le vieux Romillion, en rougit pour son Ursuline, 
Clioqu^ de voir ces hommes admirer ses longs che- 
veux, il dit qu'il fallait les couper, lui 6ter cette 
vanity. 

Elle ^tait obdissante et douce dans ses bons mo- 
ments. Et on aurait bien voulu en faire une. Louise. 
Mais ses Diables dtaient vaniteux, amoureux, non 
6loquents et furieux, comme ceux de Tautre. Quand 
on voulut les faire pr6cher, ils ne dirent que des 
pauvretds. Michaelis fut oblige de jouer la pi^ce 
tout seul. Comme inquisiteur en cbef, tenant a dd- 
passer de loin son subordonnd Flamand, il assura 
avoir d^jatird de ce petit corps une arm6e de six 
mille six cent soixante diables; il n'en restait 
qu'une centaine. Pour mieux convaincre le public, 
il lui fit rejeter le charme ou sortilege qu'elle avait 
avald, disait-il, et le lui tira de la boucbe dans 
ane mati^re gluante. Qui etlt refuse de se rendre 
jt cela? Uassurance demeura stup^faite et con- 
vaincue. 

Madelaine 6tait en bonne voie de salut. L'obsta- 
cle ^tait elle-mSme. Elle disait 4 chaque instant des 
choses imprudentes qui pouvaient irriter la jalou- 
sie de ses juges et leur fait perdre patience. Elle 
avouait que tout objet lui repr6sentait Gauffridi, 
qu'elle le voyait toujours. Elle ne cachait pas ses 
songes ^rotiques. « Cette nuit, disait-elle, j'^tais au 
sabbat. Les magiciens adoraient ma statue toute 
dorde. Chacun d'eux, pour Thonorer, lui oflfrait du 
sang, qu'ils tiraient de leurs mains avec des lan- 
cettes. Lui, il ^taitl4, a genoux, la corde au cou, 
me priant de revenir d lui et de ne pas le trahir... 



GAUFFRIOI. 1610. 259 

Je r&istais... Alors il dit : « Y a-t-il quelqu'un ici 
« qui veuiUe mourir pour elle? — Moi, dit un jeune 
« homme, » et le magicien rimmola. » 

Dans un autre moment, elle le voyait qui lui de- 
mandait seulement un seul de ses beaux cheveux 
blonds. «Et, comma je refusals, il dit : «Lamoitie 
« au moins d'un cheveu. » 

Elle assurait cependant qu'elle r^sistaittoujours. 
Mais un jour, la porte se trouvant ouverte, voila 
notre convertie qui courait a toutes jambes pour 
rejoindre Gauffridi. 

On la reprit, au moins le corps. Mais Tdme? 
Michaelis ne savait comment la reprendre. II avisa 
heureusement son anneau magique. II le tira, le 
coupa, le detruisit, le brtlla. Supposant aussi que 
Tobstination de cette personne si douce venait des 
sorciers invisibles qui s'introduisaient dans la 
chambre, il y mit un homme d armes, bien solide, 
avec une ep6e, qui frappait de tous les c6t^s, et 
taillait les invisibles en pieces. 

Mais la meiUeure medecine pour convertir Ma- 
deleine, ce fut la mort de Gauflfridi. Lie 5 fevrier, 
llnquisiteur alia precber le Car^me a Aix, vit les 
juges et les anima. Le Parlement, docile a son 
impulsion, envoya prendre a Marseille Timpru- 
dent, qui, se voyant si bien appuye de Tevfique, du 
chapitre, des Capucins, de tout le monde, avait cru 
qu'on n'oserait. 

Madeleine d'un c6t^, Gauflfridi de Tautre, arri- 
v6rent a Aix. Elle dtait si agit^e, qu'on fut con- 
traint de la lier. Son trouble ^tait epouvantable, 
et Ton n'dtait plus stir de rien. On avisa un moyen 



240 LA SORGlfiRE. 

bien hardi avec cette enfant si malade, une de ces 
peurs qui jettent une femme dans les convulsions 
et parfois donnent la mort. Un vicaire general de 
rarchevSch^ dit qu'il y avait en ce palaas un noir 
et ^troit charnier, ce qu'on appelle en Espagne un 
pourrissoir (comme on en voit a TEscurial). Ancien- 
nement on y avait mis se consommer d'anciens 
ossements de morts inconnus. Dans cet autre s^ 
pulcral, on intro^uisit la fille tremblante. On 
Texorcisa en lui appliquant au visage ces froids 
ossements. Elle ne mourut pas d'horreur, mais 
elle fut d^s lors a discretion, et Ton eut ce qu'on 
voulait, la mort de la conscience, rextermination 
de ce qui restait de sens moral et de volenti. 

Elle devint un instrument souple, a faire tout ce 
qu'on voulait, flatteuse, cherchant k deviner ce qui 
plairait a ses maltres. On lui montrades huguenots, 
et elle les injuria. On la mit devant Gauffridi, et 
elle lui dit par coeur les griefs d'accusation, mieux 
que n'eussent fait les gens du roi. Cela ne I'emp^- 
chait pas de japper en furieuse quand on la menait 
k r^glise, d'ameuter le peuple centre Gauflfridi en 
faisant blasphemer son Diablo au nom du magi- 
cien. Belzdbub disait par sa bouche : « Je renonce 
a Dieu , au nom de Gauflfridi , je renonce a 
Dieu, » etc. Et au moment de M6vation : « Re- 
tombe sur moi le sang du Juste, de la part de 
Gauffridi! » 

Horrible communaute. Ce Diablo k deux dam- 
nait Tun par les paroles de Tautre; tout ce qu'il 
disait par Madeleine, on I'imputait k Gauffridi. Et 
la foule epouvantiSe avait h4te de voir brtUer le 



GAUFFRIDI. 1610. 241 

blaspMinateur muet dont Tinipi^t^ rugissait par la 
voix de cette fille. 

Les exorcistes lui firerit cette cruelle question, 
k laquelle ils eussent eux-mSmes pu rdpondre bien 
mieux qu'elle : « Pourquoi, Belzebub, parles-tu si 
mal de ton grand ami? » — EUe r^pondit ces mots 
afireux : « S'il y a des traitres entre les hommes, 
pourquoi pas entre les demons? Quand je me sens 
ayec Gauffridi, je suis k lui poup faire tout ce qu'il 
voudra. Et quand vous me contraignez, je le trahis 
at m'en moque. » 

EUe ne soutint pas pourtant cette execrable ri- 
s^e. Quoique le d^mon de la peur et de la servility 
sembl&t ravojr toute envahie, il y eut place encore 
pour le desespoir. EUe ne pouvait plus prendre le 
moindre aliment. Et ces gens qui depuis cinq mois 
Texterminaient d'exorcismes et pr^tendaientravoir 
aUegee de six mille ou sept mille diables, sont 
obliges de convenir qu'eUe ne voulait plus que 
mourir et chercbait avidement tons les moyens de 
suicide. Le courage seul lui manquait. Une fois, 
eUe se piqua avec une lancette, mais n'eut pas la 
force d'appuyer. Une fois, eUe saisit un couteau, 
et, quand on le lui 6ta, elle t&cba de s'^trangler. 
EUe s'enfoncait des aiguiUes, enfin essaya foUe- 
ment de se faire entrer dans la tSte une longue 
^pingle par Toreille. 

Que devenait Gauffridi? L'inquisiteur, si long 
Bur les deux fiUes, n'en dit presque rien. II passe 
comme sur le feu. Le peu qu'il dit est bien strange. 
II conte qu'on lui banda les yeux, pendant qu'avec 
des aiguUles on cherchait sur tout son corps la 



242 LA SORGI&RE. 

place insensible qui devait Stre la marque du 
Diable. Quand on lui 6ta le bandeau, il apprit avec 
^tonnement et horreur que, par trois fois, on avait 
enfonce Taiguille sans qu'il la sentit ; done il etait 
trois fois marqu6 du signe d'Enfer. Et Tinquisiteur 
ajouta : « Si nous ^tions en Avignon, cet homme 
serait brtile demain. » 

II se sentit perdu, et ne se d^fendit plus. II re- 
garda seulement si quelques ennemis des Domini- 
cains ne pourraient lui sauver la vie. II dit vouloir 
se confesser aux Oratoriens. Mais ce nouvel ordre, 
qu'on aurait pu appeler le juste-milieu du catholi- 
cisme, 6tait trop froid et trop sage pour prendre 
en main une telle affaire, si avanc^Q d*ailleurs et 
d^sesp^ree. 

Alors il se retourna vers les moines Mendiants, 
se confessa aux Capucins, avoua tout et plus que 
la vdrit^, pour acheter la vie par la honte. En Es- 
pagne, il aurait 6te relaxe certainement, sauf une 
p6nitence dans quelque convent. Mais nos parle- 
ments ^taient plus s6veres ; ils tenaient a constater 
la puret^ supdrieure de la juridiction laique. Les 
Capucins, eux-m6mes pen rassur^s sur Tarticle des 
mosurs, n'^taient pas gens a attirer la foudre sur 
eux. Ils enveloppaient Gauflfridi, le gardaient, le 
consolaient jour et nuit, mais seulement pour qu'il 
s'avou&t magicien, et que, la magie restant le 
grand chef d'accusation, on ptlt laisser au second 
plan la seduction d'un directeur, qui compromet- 
taitle clergd. 

Done ses amis, les Capucins, par obsession, ca- 
resses et tendresses, tirent de lui Taveu mortel, 



GAtmrnm. 1610. f4S 

qui, disaient-ils, sauvait son &me, mais qui bien 
certainement livrait son corps au btlcher. 

L'homme ^tant perdu, fini, on en finit avec les 
filles, qu on ne devait pas brftler. Ce fut une fac4- 
tie. Dans une grande assembl^e du clerg6 et dn 
Parlement, on fit venir Madeleine, et, parlant k 
elle, on somma son diable, Belzdbub, de vider les 
lieux, sinon de donner ses oppositions. II n'eut 
garde de le faire, et partit honteusement. 

Puis on fit venir Louise, avec son diable Ver- 
rine. Mais avant de chasser un esprit si ami de 
TEglise, les moines r^gal^rent les parkmentaires, 
novices en ces choses, du savoir-faire de ce diable, 
en lui faisant ex^cuter une curieuse pantomime. 
« Coinment font les Seraphins, les Ch^rubins, les 
Tr6nes, devant Dieu? — Chose difficile, dit Louise, 
ils n'ont pas de corps. » Mais, comme on r^p^ta 
lordre, elle fit effort pour ob^ir, imitant le vol des 
uns, le brtllant d^sir des autres, et enfin Tadora- 
tion, en se courbant devant les juges, prostern6e 
et la t^te en bas. On vit cette fameuse Louise, si 
fi^re et si indompt^e, s'humilier, baiser le pav^, 
et, les bras ^tendus, s'y appliquer de tout son long. 

Singuli^re exhibition, frivole, ind^cente, par 
laquelle on lui fit expier son terrible succ^s popu- 
laire. Elle gagna encore Tassembl^e par un cruel 
coup de poignard qu'elle frappa sur Gauffridi, qui 
6tait 1^ garrottd : « Maintenant, lui dit-on, ou est 
Belz^bub, le diable sorti de Madeleine ? — Je le 
vois distinctement k Toreille de Gauffridi. » 

Est-ce assez de bonte et d'horreurs? Resterait k 
savoir ce que cet infortun^ dit k la question. On 



fU lA SORGlfiRB. 

lui donna Tordinaire et Textraordinaire. Tout ce 
qull y dut r^v^ler ^clairerait sans nul doute la 
curieuse histoire des convents de femmes. Lea 
parlementaires recueillaient avidement ces choses- 
Ik, comme armes qui pouvaient servir, mais lis les 
tenaient « sous le secret de la cour. » 

L*inquisiteur Michaelis, fort attaqu^ dans le pu- 
blic pour tant d'animosite qui ressemblait fort k la 
jalousie, fut appel^ par son ordre, qui s'assemblait 
^ k Paris, et ne vit pas le supplice de Gauffiridi, 
hrtl6 vif k Aix quatre jours apr^s (30 avril 1611). 

La reputation des Dominicains, entam^e par ce 
proems, ne fut pas fort relev^e par une autre affaire 
de possession qu'ils arrangdrent k Beauvais (no- 
vembre) de manidre k se donner tons les honneors 
de la guerre, et qu'ils imprimdrent k Paris. Comme 
on avait reprocb^ surtout an diable de Louise de 
ne pas parler latin, la nouvelle poss^d^e, Denise 
Lacaille, en jargonnait quelques mots. lis en firent 
grand bruit, la montr^rent souvent en procession, 
la promendrent mfime de Beauvais k Notre-Dame 
de Liesse. Mais Taffaire resta assez froide. Ce pd- 
lerinage picard n'eut pas Teffet dramatique, les 
terreurs de la Sainte-Baume. Cette Lacaille, avec 
son latin, n'eut pas la brtUante Eloquence de la 
Provengale , ni sa fougue , ni sa fureur. Le tout 
n'aboutit k rien qu'4 amuser les huguenots. 
' Qu'advint-il des deux rivales, de Madeleine et 
de Louise? La premiere, du moins son ombre, fut 
tenue en terre papale, de peur qu'on ne la fit par- 
lor sur cette fun6bre affaire. On ne la montrait en 
public que comme exemple de penitence. On la 



GAUFFRIDl. 1610. 245 

menait couper avec de pauvres femmes du bois 
qu'on vendait pour aum6nes. Ses parents, humili^s 
d'elle, Tavaient r^pudide et abandonnde. 

Pour Louise, elle avait dit pendant le proems : 
« Je ne men glorifierai pas... Le proces fini, j'en 
mourrai ! » Mais cela n'arriva point. Elle ne mou- 
rut pas ; elle tua encore. Le Diable meurtrier qui 
6tait en elle 6tait plus furieux que jamais. Elle se 
mit 4 declarer aux inquisiteurs par noms, pr^noms 
et surnoms, tous ceux qu*elle imaginait affili^s k 
la magie, entre autres une pauvre fille, nomn^^e 
Honorde, « aveugle des deux yeux, » qui fut brtl- 
Ue vive. 

« Prions Dieu, dit en finissant le P. Michae- 
lis, que le tout soit k sa gloire et k celle de son 
Bglise. n 



«y- 






SI 



VII 



LES P0SS]6d£ES DE LOUDDN. URBAIN GRANDIER. 1632-1634 



Dans lesMemoires d'etat qu'avait Merits lefameux 
p6re Joseph, qu on ne connait que par extrdts, et 
que Ton a sans doute prudemment supprim^s 
comme trop instructifs, ce bon p^re expliquait 
qu'en 1633 il avait eu le bonheur de d^couvrir une 
h^r^sie, une h^r^sie immense, ou trempaient un 
nombre infini de confesseurs et de directeurs. 

^Les capucins, legion admirable des gardiens de 
TEglise, bons chiens du saint troupeau, avaient 
flair^, surpris non pas dans les deserts, mais en 
pleine France, au centre, k Chartres, en Picardie, 
partout, un terrible gibier, les alumbrados de TEs- 
pagne (illumines ou qui^tistes), qui, trop persecu- 
tes 14-bas, s'^taient r^fugi^s chez nous, et qui, dans 
le monde des femmes, surtout dans les couvents, 
glissaient le doux poison qu'on appela plus tard du 
nom de Molinos. 



URBAIN GRANDIER. 1632-1634. 247 

La xnerveille, c'dtait qu'on n'etit pas su plus t6t 
la chose. EUe ne pouvait gudre 6tre cach^e, 6tant 
si ^tendue. Les capucins juraient qu'en la Picar* 
die seule (pays ou les fiUes sont faibles et le sang 
plus chaud qu au Midi) cette folie de ramour mys- 
tique avait soixante mille professeurs. Tout le 
clerg^ en 6tait-il? tons les confesseurs, directeurs? 
II faut sans doute entendre qu'aux directeurs offi- 
ciels nombre de laiques sadjoignirent, brAlant du 
mSme zSle pour le salut des dmes f^minines. Un 
de ceux-ci qui ^clata plus tard avec talent, audace, 
est Tauteur des Delices spirituelles, Desmarets de 
Saint-Sorlin. 



On ne pent comprendre la toute-puissance du 
directeur sur les religieuses, cent fois plus maitre 
alors qu'il ne le fut dans les temps ant^rieurs, si 
Ton ne se rappelle les circonstances nouvelles. 

La r^forme du concile de Trente pour la cl6ture '\ 
des monast^res, fort peu suivie sous Henri IV, ou 
les religieuses recevaient le beau monde, don- 
naient des bals, dansaient, etc., cette r^forme 
commenga s^rieusement sous Louis XIII. Le car- 
dinal de la Rochefoucauld, ou plutdt les j^suites 
qui le menaienty exigdrent une grande d^cence 
ext^rieure. Est-ce d. dire que Ton n'entrfit plus 
aux convents? Un seul homme y entrait chaque 
jour, et non seulement dans la maison, mais t 
volont6 dans chaque cellule (on le voit dans plu- 
sieurs aflfaires, surtout par David k Louviers). 
Cette r^forme, cette cldture, ferma la porte au 



S4a ^ u sorci£rb. 

mottde,. aiut rivaux incommodes, donna le tdte^ 
iA&te au directeur, et Tinfluence unique. 

Qu'en rdsulterailril? Les speculatifs en feront un 
probl^me, non les hommes pratiques, non les ni6- 
decins. D6s le seizidme siecle, le m^decin Wyer 
nous Texplique par des histoires fort claires. II 
cite dans son livre IV nombre de religieuses qui 
devinrent furieuses d'amour. Et, dans son livre III, 
il parle d'un pr^tre espagnol estim^ qui, a Rome, 
entr^ par hasard dans un convent de nonnes, en 
sortit fou, disant qu dpouses de Jdsus, elles dtaient 
les siennes, celles du prfitre, vicaire de Jdsus. II 
faisait dire des messes pour que Dieu lui donnAt la 
grdce d'dpouser bient6t ce convent * , 

Si cette visite passag^re eut cet eflfet, on peut 
comprendre quel dut 6tre V6tat du directeur des 
monast^res de femmes quand il fat seul che2 
elles, et proflta de la cl6ture, put passer le jour 
avec elles, recevoir k chaque heure la dange-* 
reuse confidence de leurs langueurs, de leurs fai- 
blesses. 

Les sens ne sent pas tout dans Tdtat de ced 
filles. II faut compter surtout Tennui, le besoin 
absolu de varier I'existence, de sortir d*une vie 
monotone par quelque dcart on quelque rdve. Que 
de choses nouvelles d cette dpoque ! Les voyages, 
les Indes, la ddcouverte de la terre! Timprime- 
rie! les remans surtout!... Quand tout cela roule* 
au dehors, agite les esprits, comment croire qu'on 
suppoirtera la pesante uniformity de la vie monasti- 

« Wyer, liv. m, cb. vii, d'aprds arlUandi^ 



' URBAIN GRANDIER. 163M634. U9 

que, rennui des longs offices, sans assaisonnement 
que de quel^ue sermon nasillard? 



« Les laiques m^me, au milieu de tant de distrao 
tions, veulent, exigent de leurs confesseurs Tabso- 
lution de Tinconstance. 

Le prStre est entrain^, forc6 de proche en pro- 
che. Une litt^rature immense, vari^e, Erudite, se 
fait de la casuistique, de Tart de tout permettre. 
Litterature tr^s progressive, ou Tindulgence de la 
veille paraitrait s^v^rit^ le lendemain. 

La casuistique fut pour le monde, la mystique 
pour les convents. 

L'an^antissement de la personne et la mort de la 
volenti, c'est le grand principe mystique. Desma- 
rets nous en donne tr^s bien la vraie port^e mo- 
rale. Les d^vou^s, dit-il, immol^s en eux et an^an- 
tis, n'existent plus qu'en Dieu. Deslors ils nepeuvent 
malfaire. La partie sup^rieure est tellement divine, 
qtfelle ne sait plus ce que fait Tautre *. 



* Doctrine tr^s ancienne qui reparatt souvent dans le moyen 
ftge. Au dix-septi^me si^cle, elle est commune dans les convents 
de France et d'Espagne, nulle part plus claire et plus naYve que 
dans les lemons d'un ange normand ^ une religieuse (affaire de 
Lonviers). — L'ange enseigne h la nonne premi^rement « le 
m^prls du corps et IMndiff^rence h la chair. J^sus Ta tellement 
m^pris^e, qu'ii Ta exposde nue k la flagellation, et laiss^ voir k 
tons... » — 11 Itti enseigne « I'abandon de r^me et de la volontd , 
lasainke, la docile, la toute passive ob^issance. Exemple : la sainte 
Yierge, qui ne se d^fla pas de Gabriel, mais ob^it, con$ut. • — 

SI. 



250 LA SOtlGlflRE. 

On devait croire que le z6\6 Joseph, qui avait 
pouss6 si haut le cri d'alarme centre ces corrup- 
teurs, ne s'en tiendrait pas 1^, qu'il y aurait nne 
grande et lumineuse enquSte; que ce peuple in- 
nombrable, qui, dans une seule province, comptait 
soixante mille docteurs, serait connu, examine de 
pres. Mais non, ils disparaissent, et Ton n'en a 
pas de nouvelles. Quelques-uns, dit-on, furent em- 
^risonn^s. Mais nul proces, un silence profond. 
lelon toute apparence, Richelieu se soucia peu 
d'approfondir la chose. Sa tendresse pour les ca- 
pucins ne Taveugla pas au point de les suivre dans 
une affaire qui etlt mis dans leurs mains linquisi- 
tion sur tons les confesseurs. 

En g^n^ral, le moinejalousait, haissaitle clerg^ 
s^culier. Maitre absolu des femmes espagnoles, il 
6tait peu gotd6 de nos Frangaises pour sa malpro- 
prete ; elles allaient plut6t au pretre, ou au jdsuite, 
confesseur amphibie, demi moine et demi mon- 
dain. Si Richelieu avait Idch^ la meute des capu- 
cins, r^coUets, carmes, dominicains, etc., qui etlt 
6t6 en sdretd dans le clerg^? Personne. Quel direc- 
teur, quel pretre, mfime honnSte, n'avait us6 et 
abus6 du doux langage des qui^tistes pres de ses 
penitentes? 



Gourait-elle un risque? Non. Gar un esprit ne peut causer aucune 
impuret^. Tout au contraire, il purifle. » •— A Louviers, cette belle 
doctrine fleurit d^s 1623, profess^e par un directeur te6, autoris^, 
David. Le fond de son enseignement ^tait < de ftiire mourir le 
pdchd par le ^6ch6, pour mieux rentrer en Innocence. Ainsi firent 
nos premiers parents. Esprit de Bosroger (capucin). La PUU 
affUgie, 164S; p. 167, 171, 173, 174, 181, 189, 190, 196. 



URBAIN GBANDIEH. i632-i634, ^| 

RicheKeu se garda de troubler le clerg^ lorsque 
ddjA il pr^parait TassembMe g^n^rale oil il de- 
manda un don pour la guerre. Un proems fut per- 
mis aux moines , un seul , centre un curd , mais 
centre un curd magicien, ce qui permettait d'em- 
brouiller les choses (comme en Taffaire de Gauf- 
fridi), de sorte qu'aucun confesseur, aucun direc- 
teur, ne 3'y reconnAt, et que chacun, en sdcuritd 
pleine, ptit toujours dire : « Ce n'est pas moi. » 



Grdce k ces soins tout prdvoyants, une certaine 
obscuritd reste en eflfet sur I'affaire de Grandier *. 
Son historien, le capucin Tranquille, prouve k mer- 
veille qu'il fut sorcier, bien plus un diable, et il est 
nommd dans le proems (comme on aurait dit d'As- 
taroth) Grandier des Dominations. Tout au con- 
traire. Menage est pr^s de le ranger parmi les 
grands hommes accuses de magie, dans les mar- 
tyrs de la libre pensde. 

Pour voir un peu plus clair, il ne faut pas pren- 
dre Grandier k part, mais lui garder sa place dans 
la trilogie diabolique du temps, dont il ne fut qu'un 
second acte , I'dclairer par le premier acte qu'on a 

> VHistoire des diabks de Loudun, du protestant Aubin, est an 
livre s^rieux, solide, et confirm^ par les Procis-verhaux m§me de 
laubardemont. Gelui du capucin Tranquille est une pi^ce gro- 
tesqne. La Procedure est II notre grande Biblioth^que de Paris. 
M. Figuier a donnd de toute Faffaire un long et excellent r6cit 
(BisUnre du rmrveiUeux). — Je suis, comme on va voir, contre les 
brCileurs, mais nuUement pour le brul^. II est ridicule d'en faire 
un martyr, en haine de Richelieu. G*6tait un fat, vaniteux, libertin, 
qui m^ritait, non le bucher, mais la prison perp€tuelle. 



252 U SORGlfiRE. 

vu en Provence dans Taifaire tef rible de la Sainte- 
Baume ou p^rit Gauffridi, T^clairer par le troi* 
sidme acte, par TaflFaire de. Louviers, qui copia 
Lioudun (comme Loudun avait copi^), et qui eut 4 
son tour un Gauffridi et un Urbain Grandier. 

Les trois afl^res sont unes et idehtiques. Tou- 
jours le prdtre libertin, toujours le moine jaloux et 
la nonne furieuse par qui on fait parler le Diable, 
et le prfitre brtild a la fin. 

Voild ce qui fait la lumidre dans ces affaires, et 
qui permet d'y mieux voir que dans la fange ob- 
scure des monast^res d'Espagne et dltalie. Les 
religieuses de ces pays de paresse m^ridionale 
^taient ^tonnamment passives , subissaient la vie 
de sdrail, et pis encore *. 

Nos Frangaises, au contraire, d'une person- 
nalit^ forte, vive, exigeante, furent terribles de 
jalousie et terribles de haine, vrais diables (et sans 
figure), partant indiscrdtes, bruyantes, accusa- 
trices. Leurs revelations furent tr^s claires, et si 
claires vers la fin, que tout le monde en eut honte, 
et qu'en trente ans, en trois affaires, la chose, com- 
menc^e par Thorreur, s'eteignit dans la platitude, 
sous les sifflets et le d^gollt. 

Ce n'etait pas k Loudun, en plein Poitou, parmi 
les huguenots, sous leurs yeux et leurs railleries , 
dans la ville mSme ou ils tenaient leurs grands 
synodes nationaux, qu*on etit attendu line affaire 
scandaleuse pour les catholiques. Mais justement 
ceux-ci, dans les vieilles viUes protesttotes, vi- 

1 v. Del Hio, Llorente, ftiecl, etc. 



URBAIN GRANDIER. 1S32-1634. S59 

vaient conime 6n pays conquis , avec une liberW 
tr^s grande, pensant non sans raison que des gens 
souyent massacres, tout r^cemment vaincus, ne 
diraient mot. La Loudun catholique (magistrats, 
prStres , moines , un peu de noblesse et quelques 
artisans) vivait k part de Tautre, en vraie colonie 
conquerante. La colonie se divisa, comme on pou- 
vait le deviner, par Topposition du pr6tre et du 
moine. 



Le moine, nombreux et altiei^, comme mission- 
naire convertisseur, tenait le haut du pav6 centre 
les protestants, et confessait les dames catholi- 
qaeSy lorsque, de Bordeaux, arrivaun jeune cur6, 
el6ve des Jesuites, lettr^ et agr^able, ^crivant bien 
et parlant mieux. II ^clata en chaire, et bientdt 
dans le monde. U ^tait Manceau de naissance et 
disputeor, mais meridional d'^ducation, de faci- 
lity bordelaise, hdbleur, l^ger comme un Gascon. 
En peu de temps, il sut brouiller k fond toute la 
petite ville, ayant les femmes pour lui, les hommes 
centre (du moins presque tons). II devint magni- 
fique, insolent et insupportable, ne respectant plus 
rien. II eriblait de sarcasmes les carmes, d^blat^- 
rait en chaire centre les moines en g^n^ral. On 
s'6touffait a ses sermons. Majestueux et fastueux, 
ce personnage apparaissait dans les rues de Lou- 
dun comme un p^re de TEglise, tandis que la 
nuit, moins bruyant; il glissait aux allies ou par 
les portes de derri^re. 

Toutes lui furent k discretion. La femme de 



f 54 U S0RCI£RE. 

Tavocat du roi fut sensible pour lui, mais plus en- 
core la fiUe du procureur royal, qui en eut un 
enfant. Ce n'^tait pas assez. Ce conqu^rant, mattre 
des dames, poussant toujours son avantage, en 
venait aux religieuses. 

II y avait partout alors des Ursulines, soeurs 
vou^es a Teducation, missionnaires femelles en 
pays protestant, qui caressaient, charmaient les 
m^res, attiraient lespetites filles. Celles de Lou- 
dun dtaient un petit convent de demoiselles nobles 
et pauvres. Pauvre convent lui-m^me; en les fon- 
dant, on ne leur donna gudre que la maison, an- 
cien college huguenot. La supdrieure, dame de 
bonne noblesse et bien apparent^e , brtilait d*6le- 
ver son convent, de Tamplifier, de Tenrichir et de 
le faire connaitre. EUe aurait pris Grandier peut- 
6tre, rhomme k la mode, si d^j^ elle n'eAt eu pour 
directeur un pr^tre qui avait de bien autres ra- 
cines dans le pays , ^tant proche parent des deux 
principaux magistrats. Le chanoine Mignon, 
comme on Tappelait, tenait la sup^rieure. Elle et 
lui en confession (les dames sup^rieures confes- 
saient les religieruses), tons deux apprirent avec 
fureur que les jeunes nonnes ne rSvaient que de 
ce Grandier dont on parlait tant. 

Done, le directeur menace, le man tromp^, le 
p6re outrage (trois afironts en m6me famille), uni- 
rent leurs jalousies et jur^rent la perte de Gran- 
dier. Pour r^ussir, il sufflsait de le laisser aller. II 
se perdait assez lui-mfime. Une affaire dclata qui 
fit un bruit k faire presque ^crouler la ville. 



URBAIN GRANDIER. 1632-1634. 255 

Les religieuses, en cette vieiUe maison hugue- 
note ou on les avait mises, n'^taient pas rassur^es. 
Leurs pensionnaires, enfants de la ville, et peut- 
6tre aussi de jeunes nonnes, avaient trouv^ plaisant 
d'6pouvanter les autres en jouant aux revenants, 
aux fantdmes, aux apparitions. U n'y avait pas trop 
d'ordre en ce melange de petites filles riches que 
Ton gdtait, Elles couraient la nuit les corridors. 
Si bien qu'elles s'^pouvant^rent elles-m6mes. Quel- 
ques-unes en ^taient malades, ou malades d'esprit. 
Mais ces peurs, ces illusions, se mSlant aux scan- 
dales de ville dont on leur parlait trop le jour, le 
revenant des nuits, ce fut Grandier. Plusieurs 
dirent Tavoir vu, senti la nuit pr^s d'elles, auda- 
cieux, vainqueur, et s'Stre r^veill^es trop tard. 
Etait-ce illusion? Etaient-ce plaisanteries de no- 
vices ? Etait-ce Grandier qui avait achetd la por- 
tiere ou risqu^ Tescalade! On n*a jamais pu 
r^claircir. 

Les trois d6s lors crurent le tenir. lis suscitd- 
rent d'abord dans les petites gens qu'ils prot^ 
geaient deux bonnes dmes qui d^clardrent ne pou- 
voir plus garder pour leur cur6 un ddbauch^, un 
sorcier, un d^mon, un esprit fort, qui, k Tdglise, 
« pliait un genou et non deux ; » enfin qui se mo- 
quait des regies, et donnait des dispenses centre 
les droits de T^vfique. — Accusation habile qui 
mettait centre lui T^v^que de Poitiers, d^fenseur 
naturel du pr6tre, et livrait celui-ci k la rage des 
moines. 

Tout cela mont^ avec g^nie, il faut Tavouer. En 
le faisant accuser par deux pauvres, on trouva trds 



S96 LA SOftClftRB. 

utile de le Mtonner par un noble. En ce temps de 
duel, Thomme, impun^ment b&tonn^, perdait dans 
le public, il baissait chez les femmes. Grandier sen- 
tit la profondeur du coup. Comme en tout il aimait 
r^clat, il alia au roi mSme, se jeta k ses genoux, 
demanda vengeance pour sa robe de prdtre. II 
Taurait eue d*un roi d^yot; mais ilse trouvali des 
gens qui dirent au roi que c'6tait affaire d'amour 
et fureur de maris tromp^s. 

Au tribunal eccl^iastique de Poitiers, Grandier 
fut condamn^ k penitence et a dtre banni de Lou- 
dun, done d^shonor^ comme pr^re. Mais le tri- 
bunal civil reprit la chose et le trouva innocent. II 
eut encore pour lui Tautorit^ eccl6siastique dont 
relevait Poitiers, rarcliev6que de Bordeaux, Sour- 
dis. Ce pr^lat belliqueux, amiral et brave marin, 
autant et plus que prStre, ne fit que hausser les 
^paules au r^cit de ces peccadillos. II innocentale 
cur6, mais en mdme temps lui conseiUa sagement 
d'aller vivre partout, excepts A Loudun. 

C est ce que I'orgueilleux n'eut garde de faire. II 
voulut jouir du triomphe sur le terrain de la ba- 
taille et parader devant les dames. II rentra dans 
Loudun au grand jour, k grand bruit; toutes le 
regardaient des fendtres ; il marchait tenant un 
laurier. 



MaiMMM^MaMft 



Non content de cette folic, il menagait, voolait 
reparation. Ses adversaires, ainsi poussds, k leur 
tour en p^ril, se rappel^rent I'affaire de Gauffiridi, 
oil le Diable, le pdre du mensonge, honorablement 



URBAIN GRANDIER. 1632-1634. 257 

rfliabilitd, avait 6i6 accepts en justice comme un 
bon Wmoin v^ridique, croyable pour TEglise et 
croyable pour les gensdu roi. Ddsesp^r^s, ils invo- 
qu6rent un Diable et ils Teurent k commande- 
ment. U parut chez les Ursulines. 

Chose hasardeuse. Mais que de gens intdress^s 
au succds ! La sup^rieure voyait son couvent, pau- 
Tre, obscur, attirer bient6t les yeux de la cour; 
des provinces, de toute la terre. Les moines y 
Toyaient leur victoire sur leurs rivaux, les pr6- 
tres- Ils retrouvaient ces combats populaires livr^s 
au DiablQ en Tautre sidcle, souvent (comme k Sois- 
sons) devant la porte des 6glises, la terreur et la 
joie du peuple a voir triompher le bon Dieu, I'aveu 
tird du Diable « que Dieu est dans le Sacrement, » 
rhumiliation des huguenots convaincus par le d^- 
mon mSme. 

Dans cette com^die tragique, Texorciste repr6- 
sentait Dieu, ou tout au moins c'dtait larchange 
terrassant le dragon. II descendait des ^chafauds, 
6puis6, ruisselant de sueur, mais triomphant, portd 
dans les bras de la foule, btoi des bonnes femmes 
qui en pleuraient de joie. 

Voila pourquoi il fallait toujours un peu de sor- 
cellerie dans les procds. On ne s*int^ressait qu'au 
Diable. On ne pouvait pas toujours le voir sortir 
du corps en crapaud noir (comme k Bordeaux 
en 1610). Mais on dtait du moins dedommag^ par 
une grande, une superbe mise en sc^ne. L'dpre 
desert de Madeleine, Thorreur de la Sainte-Baume, 
dans Taffaire de Provence, firent une bonne partie 
du sucods. Loudun eut pour lui le tapage et la 



258 LA SORGI&RE. 

bacchanale furieuse d'une grande arm^ d'exor- 
cistes divis^s en plusieurs 6glises. Enfin Louviers, 
que nous verrons , pour raviver un peu ce genre 
usd, imagina des scenes de nuit ofi les diables en 
religieuses, k la lueur des torches, creusaient, 
tiraient des fosses les charmes qu'on y avait ca- 
ches. 



Uaflfaire de Loudun commenga par la sup^ 
rieure et par une sceur converse k elle. EUes 
eurent des convulsions, jargonn^rent diabolique- 
ment. D'autres nonnes les imit^rent, une surtout, 
bardie, reprit le r61e de la Louise de Marseille, 
le m6me diable Leviathan, le d^mon supdrieur de 
chicane et d'accusation. 

Toute la petite ville entre en branle. Les moines 
de toutes couleurs s emparent des nonnes, les di- 
visent, les exorcisent par trois, par quatre. lis se 
partagent les 6glises. Les capucins k eux seuls en 
occupentdeux. La foule y court, toutes les femmes, 
et, dans cet auditoire effray^, palpitant, plus d'une 
crie qu'elle sent aussi des diables. Six filles de la 
ville sont poss^d^es. Etle simple r^citde ces choses 
effroyables fait deux possdd^es k Chinon. 

On en parla partout, a Paris, k la cour. Notre 
reine espagnole, imaginative et devote, envoie son 
aumdnier; bien plus, lord Montaigu, Tancien pa- 
piste, son fidele serviteur, qui vit tout et crut tout, 
rapporta tout au pape. Miracle constats. U avait 
vu les plaies d'une nonne, les stigmates marqu^ 
par le Diable sur les mains de la sup^rieure. 



CRCAIN GRANDIER. i6o2-i6S4. 959 

Qu'en dit le roi de France? Toute sa devotion 
etait tourn^e au diable, a I'enfer, a la crainte. On 
dit que Richelieu fut charmd de ly entretenir. 
Jen doute; les diables ^taieut essentiellement 
espagnols et du parti d'Espagne; s'ils parlaient 
politique, ceAt 6i6 centre Richelieu. Peut-^tre en 
eut-il peur. II leur rendit hommage, et envoya sa 
nidce pour t^moigner int^r^t a la chose. 



La cour croyait. Mais Loudun mSme ne croyait 
pas. Ses diables, pauvres imitateurs des demons 
de Marseille, r^p^taient le matin ce qu on leur 
apprenait le soir d'apr^s le manuel connu du pdre 
Michaelis. lis n'auraient su que dire si des exor- 
cismes secrets, rdp6tition soignee de la farce du 
jour, ne les eussent chaque nuit pr^par^s et sty- 
les a figurer devant le peuple. 

Un ferme magistrat, le bailli de la ville, ^clata, 
vint lui-mdme trouver les fourbes , les menaca, 
les d^nonga. Ce fut aussi le jugement tacite de 
larchevSque de Bordeaux auquel Grandier en ap- 
pelait. II envoya un r^glement pour diriger du 
moins les exorcistes, finir leur arbitraire ; de plus 
son chirurgien, qui visita les filles, ne les trouva 
point possdd^es, ni foUes, ni malades. Qu'dtaient- 
elles? Fourbes a coup stir. 

Ainsi continue dans le siecle ce beau duel du 
m^ecin centre le Diable, de la science et de la lu- 
midre centre le t^n^breux mensonge. Nous I'avons 
vu commencer par Agrippa, Wyer. Certain doc- 



260 LA SORGlgRE. 

teur Duncan continua bravement a Loudun, et 
sans crainte imprima que cette affaire n'^tait que 
ridicule. 

Le Ddmon, qu'on dit si rebelle, eut peur, se tut, 
perdit la voix. Mais les passions 6taient trop ani- 
m^es pour que la chose en restdt M. Le flot re- 
monta pour Grandier avec une telle force, que les 
assaillis devinrent assaillants. Un parent des ac- 
cusateurs, un apothicaire , fut pris a partie par 
une riche demoiselle de la ville qu'il disait fitre 
maitresse du cure. Comme calomniateur, il fut 
condamn^ k Tamende honorable. 

La sup6rieure dtait perdue. On etit ais^ment 
constats ce que vit plus tard un tdmoin, que ses 
stigmates ^taient une peinture, rafraichie tous les 
jours. Mais eUe 6tait parente d'un conseiller du 
roi, Laubardemont, qui la sauva. II ^tait justement 
charge de raser les forts de Loudun. II se fit don- 
ner une commission pour fairejuger Grandier. On 
fit entendre au cardinal que Taccus^ 6tait cur^ et 
ami de la Cordonniere de Loudun, un des nombreux 
agents de Marie de M^dicis, qu'il s'^tait fait le 
secretaire de sa paroissienne, et, sous son nom, 
avait ^crit un ignoble pamphlet. 

Du reste, Richelieu et\t voulu 6tre magnanime 
et m^priser la chose , qu'il I'etlt pu difficilement. 
Les capucins, le P^re Joseph, sp^culaient la des- 
sus. Richelieu lui aurait donn6 une belle prise 
centre lui pres du roi s'il n'etlt montrd du zele. Cer- 
tain M. Quillet, qui avait observe s^rieusement, 
alia voir Richelieu et I'avertit. Mais celui-ci crai- 
gnit de I'^couter, et le regarda de si mauvais ceil, 



URBAIN GRANDIER. 163t-1634. S6i 

que le donneur d*avis jugea prudent de se sauver 
en Italie, 



Laubardemont arrive le 6 d^cembre 1633. Avec 
lui la terreur. Pouvoir illimit^. C'est le roi en per- 
sonne. Toute la force du royaume, une horrible 
massue, pour ^eraser une mouche. 

Les magistrats furent indign^s, le lieutenant 
civil avertit Grandier qu'il Tarrfiterait le lende- 
main . II n'en tint compte et se fit arr^ter . Enlev6 
d, rinstant, sans forme de proems, mis aux cachots 
d*Angers. Puis ramen^, jet6 ou? dans la maison et 
la chambre d'un de ses ennemis qui en fait murer 
les fen^tres pour qu'il ^toufie. L'ex^crable examen 
qu'on fait sur le corps du sorcier en lui enfonjant 
des aiguilles pour trouver la marque du Diable est 
fait par les mains m^mes de ses accusateurs, qui 
prennent sur lui d'avance leur vengeance pr^alable, 
Tavant-gotlt du supplice ! 

On le tralne aux ^glises en face de ces filles, 
k qui Laubardemont a rendu la parole. 11 trouve 
des bacchantes que I'apothicaire condamn^ sotllait 
de ses breuvages, les jetant en de telles furies, 
qu'un jour Grandier fut pr^s de p6rir sous leurs 
ongles. 

Ne pouvant imiter Moquence de la poss^d^e de 
Marseille, elles suppl^aient par le cynisme. Spec- 
tacle hideux! des filles, abusant des pr^tendus 
diables, pour 14cher devant le public la bonde d 
la furie des sens! C'est justement ce qui grossis- 



S62 U S0RGI6RE, 

salt Tauditoire. On venait ouir 1^, de la bouche des 
femmes, ce qu'aucune n'osa dire jamais. 

Le ridicule, ainsi que Todieux, allaient crois- 
sant. Le peu qu'on leur soufflait de latin, elles le 
disaient tout de travers. Le public trouvait que les 
diables n'avaient pas fait leur quatrieme. Les capu- 
cins, sans se deconcerter, dirent que, si ces de- 
mons ^taient faibles en latin, ils parlaient k mer- 
veille riroquois, le topinambour. 



La farce ignoble, vue de soixante lieues, de 
Saint-Germain, du Louvre, apparaissait miracu- 
leuse, eflfrayante et terrible. La cour admirait et 
tremblait. Richelieu (sans doute pour plaire) fit 
une chose Idche. II fit payer les exorcistes, payer 
les religieuses. 

Une si haute favour exalte la cabale et la rendit 
tout k fait foUe. Apres les paroles insens^es vin- 
rent les actes honteux. Les exorcistes, sous pr^ 
texte de la fatigue des nonnes, les firent promener 
hors de la ville, les promen^rent eux-m6mes. Et 
Tune d'elles en revint enceinte. L'apparence du 
moins ^tait telle. Au cinqui^me ou sixi6me mois, 
tout disparut, et le demon qui ^tait en elle avoua 
la malice qu'il avait eue de calomnier la pauvre 
religieuse par cette illusion de grossesse. C'est 
rhistorien de Louviers qui nous apprend cette his- 
toire de Loudun '. 

On assure que le pere Joseph vint secrStement, 

1 Esprit de Bosroger, p. 135. 



URBAIN GRANDIER. 1652-1654. 265 

mais vit I'affaire perdue, et s'en tira sans bruit. 
Les Jesuites vinrent aussi, exorciserent , firent 
peu de chose, flairerent ropiDion , se d^roberent 
aussi. 

Mais les moines, les capucins, ^taient si enga- 
ges, qu'il ne leur restait plus qu a se sauver par la 
terreur. lis tendirent des pidges perfides au coura- 
geux bailli, a la baillive, voulant les faire perir, 
eteindre la future reaction de la justice. Enfin ils 
pressdrent la commission d*exp6dier Grandier. Les 
choses ne pouvaient plus aller. Les nonnes m^me 
leur ^cbappaient. Apres cette terrible orgie de 
fureurs sensuelles et de cris impudiques pour faire 
couler le sang humain, deux ou trois d^faiUirent, 
se prirent en d^gotlt, en horreur : elles se vomis- 
saient elles-mSmes. Malgr6 le sort afFreux qu'elles 
avaient a attendre, si elles parlaient, malgr^ la 
certitude de finir dans une basse-fosse*, elles dirent 
dans r^glise qu'elles ^taient damn^es, qu'elles 
avaient jou6 le Diable , que Grandier ^tait inno- 
cent. 



Elles se perdirent, mais n'arr^t^rent rien. Une 
reclamation gdn^rale de la ville au roi n'arrSta 
rien. On condamna Grandier a 6tre brtll^ (18 aoAt 
1634). Telle ^tait la rage de ses ennemis, qu'avant 
le btlcher ils exigerent, pour la seconde fois, qu on 
lui plantdt partout Taiguille pour chercher la mar- 
que du Diable. Un des juges etlt voulu qu'on lui 

« C'diait Tusagc encore ; voir Mabillou. 



954 lASORClfiBE. 

arracMt mSme les ongles, mais le clurQrgieii 
refasa. 

On craignait T^hafaud, les demieres paroles 
du patient. Ciomine on ayait trouye dans ses pa- 
piers un ^rit centre le celibat des prStres , ceox 
qui le disaient sorcier le crojaient eox-mSmes 
esprit fort. On se souvenait des paroles hardies 
que les martyrs de la libre pens^ ayaient lanc^es 
centre leurs juges, on se rappelait le mot supreme 
de Jordano Bruno, la brayade de Vanini. On com- 
posa ayec Grandier. On lui dit que, s*il etait sage, 
on lui sauyerait la flamme, quon letranglerait 
prealablement. Le faible pretre, bomme de chair, 
donna encore ceci a la chair, et promit de ne point 
parler. n ne dit rien sur le chemin et rien sur 
Techafaud. Quand on le yit bien lie au poteau , 
toute chose prete, et le feu dispose pour Tenyelop- 
per brusquement de flamme et de fiimee, un moine, 
son propre confesseur, sans attendre lebourreau, 
mit le feu au btlcher. Le patient, engage, n'eut que 
le temps de dire : « Ah! yous m'ayez trompe! » 
Mais les tourbillons s eley^rent et la fournaise de 
douleurs... On n'entendit plus que des cris, 

Richelieu, dans ses MenwireSy parle peu de cette 
aflFaire et avec une honte yisible. II fait entendre 
qu il suiyit les rapports qui lui yinrent , la yoix de 
Topinion. II n'en ayait pas moins, en soudoyant les 
exorcistes, en Idchant la bride aux capucins, en les 
laissant triompher par la France, encouragd, tent6 
la fourberie. GauflFridi, renouyeld par Grandier, ya 
reparaitre encore plus sale, dans Taffaire de Lou- 
yiers. 



URBAIN GRANDIER. 1652-1634. 265 

C'est j ustement en 1684 que les diables, chassis 
de Poitou, passent en Normandie, copiant, reco- 
piant leurs sottises de la Sainte-Baume , sans in- 
vention et sans talent, sans imagination. Lefurieux 
Leviathan de Provence, contrefkit a Loudun, perd 
son aiguillon du Midi, et ne se tire d'affaire qu'en 
faisant parler couramment aux vierges les langues 
de Sodome. H^las ! tout k Theure, a Louviers, il 
perd son audace m^me ; il prend la pesanteur du 
Nord, et devient un pauvre d'esprit. 



vni 



POSSMES DE LOUVIERS- MADELEINE BAVENT. 1633-1647 



Si Richelieu n'eAt refuse TenquSte que deman- 
dait le P. Joseph centre les directeurs illumines, 
on aurait d'^tranges lumieres sur Tint^rieur des 
cloitres, la vie des religieuses. Au d^faut, Thistoire 
de Louviers, beaucoup plus instructive que celles 
d'Aix et de Loudun, nous montre que le directeur, 
quoiqu il eAt dans Villuminisme un nouveau mbyen 
de corruption, n'en employait pas moins les vieiUes 
fraudes de sorcellerie, d apparitions diaboliques, 
ang^liques, etc. ^ ^ 

1 II 6taii trop facile de tromper celles qui d^siraient i'fiire. Le 
c6Iibat 6tait alors plus difficile qu'au moyen Sige, les jeunes, les 
saign^es monastiques ayant diminud. Beaucoup mouraieni de 
cette vie cruellement inactive ei de pl^thore nerveuse. Biles ne 
cachaieni gu^re leur mariyre, le disaieni k leurs seeurs, ft leur 
confesseur, ft la Ylerge. Chose touchante, bien plus que ridicule, 



MADELEINE BAVSm'. 1633-1647. 967 

Des trois directeurs successifs du couvent de 
Louviers, en trente ans, le premier, David, est 
illumine et molinosiste (avant Molinos) ; le second, 
Picart, agit par le diable et comme sorcier; le troi- 
sidme, Boul^, sous la figure d*ange. 
Voici le livre capital sur cette affaire : 
Eistoire de Magdelaitie Baventy religieuse de Lou- 
Tiers, avec son interrogatoire , etc., 1652, in-4^, 
Rouen ^ — La date de ce livre explique la par- 
faite liberty avec laquelle il fut ^crit. Pendant la 
Fronde , un prfitre courageux, un oratorien, ayant 
trouv6 aux prisons de Rouen cette religieuse, osa 
^crire sous sa dict^e Thistoire de sa vie. 

et digne de piti^. On lit dans un registre d'une inquisition d'ltalie 
cet aveu d'une religieuse ; elle disait innocemmeAt k la Hadone : 
* De gr^ce, sainte Vierge, donnez-moi quelqu'un avec qui je puisse 
p^her » (dans Laateyrie, Confession, p. %05). Embarras rdel pour 
le directeur, qui, quel que fut son Sigo, ^lait en p^ril. On sait 
Thistoire d'un certain couvent russe : un homme qui y entra n'en 
sortit pas vivant. Gliez les ndtres, le directeur entrait et devait 
entrer tous les jours. Elies croyaieot commun^mcnl qu'un saint 
ne pent que sanctifier, et qu'un §tre pur pu rifle. Le peuple les 
appelait en riant les sancti^es (Lestoile). Cette croyance 6tait fort 
s^rieuse dans les ciottres. (V. le capucin Esprit de Bosroger, ch. xi, 
p. 156.) 

> Je ne connais aucun livre plus important, plus terrible, plus 
digne d'etre r^imprim^ (Bibl. imp., Z, ancien 1016). C'est Thistoire 
la plus forte en ce genre. — La Pi^U agligie, du capucin Esprit de 
Bosroger, est un livre immortel dans les annales de la bStise 
humaine. Ten ai tir^, au cliapitre pr6c^dent, des choses surpre- 
nantes qui pouvaient le faire briiler ; mais je me suis gard^ de 
copier les liberies amoureuses que range Gabriel y prend avec la 
Vierge, ses baisers de colombe, etc. — Les deux admirables pam- 
phlets du vaillant chirurgien Yvelin sent k la Bibiioth^que de 
Sainte-Genevi^ve. VExamen et VApohgie se trouvent dans un 
volume reli^ et mal intituU Eloges de Richdim (Lettre X, 550). 
VApologie s'y irouve en double au volume Z, 899. 



968 LA SORGlfiltE. 

Madeleine, n^e k Rouen en 1607, fat orphelinb 
k neuf ans. A douze, on la mit en apprentissage 
chez une ling^re. Le confesseur de la maison, un 
franciscain, y ^tait le maitre absolu ; cette lingdre, 
faisant des ydtement3 de religieuses, ddpendait de 
TEglise. Le moine faisait croire aux apprenties 
(enivr^es sans doute par la belladone et autres 
breuvages de sorciers) qu'il les menait au sabbat 
et les mariait au diable Dagon. II en poss^ait 
trois , et Madeleine, k quatorze ans , fut la qua- 
tridme, 

EUe ^tait fort devote, surtout k saint Frangois. 
Un monast^re de Saint-Frangois venait d'etre fond^ 
k Louviers par une dame de Rouen, veuve du pro- 
cureur Hennequin, pendu pour escroqueric. La 
dame voulait que cette oeuvre aid&t au salut de son 
mari. EUe consulta Ik dessus un saint homme, le 
vieux prfitre David, qui dirigea la nouvelle fonda- 
tion. Aux portes de la ville, dans les bois qui Ten- 
tourent, ce convent, pauvre et sombre, n6 d'une 
si tragique origine, semblait un lieu d'aust^ritd. 
David ^tait connu par un livre bizarre et violent 
centre les abus qui salissaient les doitres, le 
Fomt des paillards ^ Toutefois, cet homme si sd- 
v6re avait des id^es fort ^tranges de la puret^. 
II ^tait adamite, prScbait la nudity qu'Adam eut 
dans son innocence. Deciles k ses legons, les reli- 
gieuses du cloltre de Louviers, pour dompter et 
humiUer les novices, les rompre k Tob^issance, 
exigeaient (en 6t6 sans doute) que ces jeunes Eves 

« Y. Floqaet, Pari de HormaHiie, t. V, p. ^t 



MADELEINE BAYENt. 1655-1647. 169 

revinseent k V4tai Ae la m^re commune. On les 
ezergait ainsi dans certains jardins r^servds et & 
la chapelle mdme. Madeleine, qui, k seize ans, 
avait obtenu d'etre regue comme novice, ^tait trop 
fi^re (trop pure alors peut-6tre) pour subir cette vie 
strange. Elle ddplut et fut grond^e pour avoir, & 
la communion, essayd de cacher son sein avec la 
nappe de Tautel. 

Elle ne d^voilait pas plus volontiers son &me, 
ne se confessait pas k la sup^rieure (p. 42), 
chose ordinaire dans les convents et que les ab- 
besses aimaient fort. Elle se confiait plutdt au 
vieux David, qui la s^para des autres. Lui^mdme 
se confiait a elle dans ses maladies. II ne lui cacha 
point sa doctrine int^rieure, celle du convent, I'il- 
luminisme : « Le corps ne pent souiller VAme. II 
faut, par le p^ch^ qui rend humble et gu^rit de 
I'orgueil, tuer le pdch6, » etc. Les religieuses^ im- 
bues de ces doctrines, les pratiquant sans bruit 
entre elles, eflBray^rent Madeleine de leur depra- 
vation (p. 41 et passim). Elle s'en dloigna, resta A 
part, dehors, obtint de devenir touriere. 



Elle avait dix-huit ans lorsque David mourut. 
Son grand Age ne lui avait gu6re permis d'aller 
loin avec Madeleine. Mais le cur6 Picart, son suc- 
cesseur, la poursuivit avec furie. A la confession, 
11 ne lui parlait quo d'amour. II la fit sacristine, 
pour la voir seule k la chapelle. II ne lui plaisait 
pas. Mais les religieuses lui d^fendaient tout autre 
confesseur, craignant qu'elle ne divulgu&t leurs 

£3 



900: lA SOaCliRB. 

petSitfi mystdres* Cela la Uvrait & Picart. n Tattar 
qua malade, comine elle ^tait presque mourante ; 
et il Tattaqua par la peur, lui faisant croire que 
David lui avait transmis des formules diaboliques. 
II Tattaqua enfia par la piti^, en faisant le malade 
Lui^mSme, la priant de yenir chi^z lui. Des lors il> 
en £ut maitre, et il parait qu!il lui troubla Tesprit 
des breuvages du sabbat. EUe en eut les iUusionSi. 
crut y 6tre enlev^e avec lui, dtre autel et victime. 
Ce qui n'^tait que trop vrai, 

Mais Picart ne s'en tint pas aux plaisirs st^riles 
du sabbat. II brava le seandalei et la rendit an* 
eeinte* 

Les religieuses , dont il savait les mcBurs, la 
redoutaient. Elles d^pendaient. aussi de lui par 
fint^r^t. Son cr^it, soni actiyit6, les aumdneset 
les dons qu'il attirait de toutes partss ayaient en- 
richi leur couventi. II leur b&tissait une grande 
%lise. On a vu par Taffaire de Loudun quelles 
dtaient Tambition, les rivalit^ de ces maisons^ la 
jalousie avec laquelle elles voulaient se surpasser 
Tune I'autre. Picart, par la confiance des person- 
nes riches, se trouvait 6leY6 au r61e de bienfaiteur 
et second fondateur du convent. « Mon coeur, 
disait-il k Madeleine, c'est moi qui b4tis cette 
superbe dglise. Apr^s ma mort, tu verras des mer- 
veilles... Ny consens-tu pas? » 

Ce seigneur ne se gdnait guSre. II paya pour 
elle une dot, et de sceur laie qu'elle ^tait, il Lbi fit 
religieuse, pour que, n'etant plus touriere, et 
vivant k Tint^rieur, eUe ptlt commod^ment accour 
cher ou avorter. Ayec certaines drogues, certaines 



UADELEINE BAVENT. 1635-1647. 271 

connaiBsa&ces, les couvents ^talent disp^s^s d'ap« 
|>eler las m^decins. Madeleine {Interrog,^ p. 13) 
dit quelle accoucha plusieurs fois. EUe ne dit 
point ce que devinrent les nouveau-n^s* 



Picart, ddj4 Sig6, craignait la leg^retd de Made- 
leine, qu elle ne convola;t un matin k quelque autre 
confesseur k qui eUe dirait ses remords. II prit un 
mojen execrable pour se lattacher sans retour. II 
exigea d*elle un testament ou elle promettait de 
mourir quand U mourrait, et d'Stre oti il serait. 
Orande terreur pour oe pauvre esprit. Devait-il, 
'Evec lui, Tentrainer dans sa fosse? Devait-il la 
inettre en enfer? Elle se crut it jamais perdue. De- 
value sa propri6td, son &me damnde, il en usait et 
abusait pour ioutes choses. II la prostituait dans 
un sabbat k quatre, avec son vicaire BouU^ et une 
autre femme. II se servait d'elle pour gagner les 
autres religieuses par un charme magique. Une 
hostie, tremp^e du sang de Madeleine, enterr^e 
au jardin, devait leur troubler les sens et lesprit. 

C'6tait justement I'annde ou Urbain Grandier fut 
httle. On ne parlait par toute la France que des 
diables de Loudun. Le p^nitencier d'Evreux, qui 
avait 616 un des acteurs de cette scSne, en rappor- 
tait en Normandie les terribles recits. Madeleine 
se sentit poss^dee, battue des diables ; un chat aux 
yeux de feu la poursuivait d amour. Peu k peu, 
d'autres religieuses, par un mouvement conta- 
gieux, ^ouvdrent des agitations bizarres, surna- 
tari^eB. Madeleine avait demands scours k un 



273 LA SORGlftRE. 

t^apucin, puis k T^r^que d'EIvreux. La sup^rieure, 
qui ne put Tignorer, ne le regrettait pas, voyant la 
gloire et la richesse qu*une semblable affaire avait 
donn^es au couvent de Loudun. Mais, pendant six 
ann^es, Tevfique fit la sourde oreille, craignant 
sans doute Richelieu, qui essayait alors une rd- 
forme des cloitres. 

II voulait finir ces scandales, Ce ne fut gu^re 
qu'au moment de sa mort et de la mort de Louis XIII, 
dans la d6b&cle qui suivit, sous la reine et sous 
Mazarin, que les pr^tres se remirent aux oeuvres 
surnaturelles, reprirent la guerre avec le diable. 
Picart 6tait mort, et Ton craignait moins une af- 
faire oil cet homme dangereux etlt pu en accuser 
bien d'autres. Pour combattre les visions de Made- 
leine, on cbercha, on trouya une visionnaire. On 
fit entrer au couvent une certaine soeur Anne de la 
Nativity, sanguine et hyst6rique, au besoin fii- 
rieuse et demi foUe, jusqu'A croire ses propres 
mensonges. Le duel fut organise comme entre 
dogues. EUes se lardaient de calomnies. Anne 
voyait le diable tout nu k c6i6 de Madeleine. Ma^- 
deleine jurait qu'elle avait vu Anne au sabbat, 
avec la sup6rieure, la mdre vicaire et la mere des 
novices. Rien de nouveau, du reste. C'^tait un t& 
chaufi!^ des deux grands proems d'Aixetde Loudun. 
EUes avaient et suivaient les relations imprimis. 
Nul esprit, nulle invention. 

L'accusaitrice Anne et son diable Leviathan 
avaient I'appui du p^nitencier d'Evreux , un des 
acteurs principaux de Loudun. Sur son avis» 
Tdvdque d'^vreux ordonne de d^terrer Picart, 



MADELEINE BAVENT. 1655-1647. 273 

pour que son corps, ^loign^ dii couvent, en ^loigne 
les diables. Madeleine , condamn^e sans 6tre en- 
tendue, doit.^tre d^grad^e, visit^e, pour trouver 
sur elle la marque diabolique. On lui arrache le 
voile et la robe; la voilA nue, miserable jouet d'une 
indigne curiosity, qui eUt voulu fouiller jusqu'A 
son sang pour pouvoir la brtller. Les religieuses 
ne se remirent A personne de cette cruelle visite 
qui ^tait d6jd un supplice. Ces vierges, converties 
en matrones, v^rifidrent si elle ^tait grosse, la ra- 
sdrent partout, et de leurs aiguilles piqu^es, plan- 
tdes dans la chair palpitante, recherchdrent s'il y 
avait une place insensible, comme doit Stre le 
signe du diable. Partout elles trOuvfirent la dou- 
leur; si elles neurent le bonheur de la prouver 
sorci^re, du moins elles jouirent des larmes et des 
cris. 



Mais la soeur Anne ne se tint pas contente ; sur 
la declaration de son diable, r^vSque condamna 
Madeleine , que la visite justifiait , k un ^ternel 
in pace. Son depart, disait-on, calmerait le cou- 
vent. II n*en fut pas ainsi. Le diable s6vit encore 
plus; une vingtaine de religieuses criaient, pro- 
ph^tisaient, se d^battaient. 

Ce spectacle attirait la foule curieuse de Rouen, 
et de Paris mSme. Un jeune chirurgien de Paris, 
Yvelin, qui deji avait vu la farce de Loudun, vint 
voir celle de Louviers. II avait amend avec lui un 
magistrat fort clairvoyant, conseiller des aides k 
Rouen. lis y mirent une attention persdvdrante , 

15* 



274 U SOil€i£iRK. 

s'^taJblirent 4 Louviers, ^tudierant pendant dix~ 
sept jours. 

Du premier jour, ils virent le comp^age. Uae 
conversation qu*ils avaient eue avec le peniten- 
cier d'Evreux, en entrant a la ville, leur fut redite 
(oomme chose revdlee) par le diable de la soeur 
Anne. Chaque fois, lis vinrent avec la foule au 
jardin du couvent. La mise en scene ^tait fort ssti- 
sissante. Les ombres de la nuit, les torches, les 
lumidres vacillantes et fumeuses, produisaient des 
effets qu'on n'avait pas eus a Loudun. La m^thode 
etait simple , du reste ; une des possedees disait : 
« On Irouvera un charme A tel point du jardin. » 
On creusait, et on le trouvait. Par malheur, Tami 
d'Yvelin, le magistrat sceptique, ne bougeait des 
c6tds de ractrice^principale, la soeur Anne. Au 
bord m^me d'un trou que Ton venait d'ouvrir, il 
serre sa main, et, la rouvrant, y trouve le charme 
(un petit fil noir) qu elle allait jeter dans la terre. 

Les exorcistes, penitencier, pr6tres et capucins, 
qui ^taient la, furent converts de confusion. Lm- 
trepide Yvelin, de son autorit^, commenga uno 
enquete et vitle fond du fond. Sur cinquante-deui 
religieuses, il y en avait, dit-il, six possedees qui 
eussent m6rit^ correction. Dix-sept autres, les 
charmees, 6taient des victimes, un troupeau de 
fiUes agit^es du mal des cloitres. II le formule 
avec precision; elles sont r^glees, mais hyst^ri- 
ques, gonflees d'orages a la matrice, lunatiques 
surtout, et ddvoy^es d'esprit. La contagion ner- 
veuse les a perdues. La premiere chose k faire est 
de les s^parer. 



MADELEINE BAVENT. 1655-1647. 275 

II examine ensuite avec une verve voltairieDme 
les signes auxquels les prdtres reconnaissaient le 
caractere surnaturel des poss6d6es. Elks predisent, 
d*accord^ mais ce qui n'arrive pas. EUes traduisent, 
d*accord, mais ne comprennent pas (exemple : ex 
parte Virginis, veut dire le depart de la Vierge)- 
Elles $avent le grec devant le peuple de Louviers, 
xoais ne le parlent plus devant les docteurs de 
Paris. EUes font des sants, des tours, les plus faciles, 
montent a un gros tronc d*arbre ou monterait un 
enfant de trois ans. Bref, ce qu'elles font de ter- 
rible et vraiment colore la nature, c'est de dire des 
choses sales, qu'un homme ne dirait jamais* 



Le chirurgien rendait grand, service a Thuma- 
nit6 en kur otant le masque. Car on poussait la 
chose; on allait faire d*autres victimes. Outre les 
charmes, on trouvait des papiers qu*on attribuait 
4 David ou a Picart, sur lesquels telle ou telle per- 
sonne ^tait nomm^e sorciere, d^sign^e k la mort. 
Chacun tremblait d'etre nommd. De proche en 
proche gagnait la terreur eccldsiastique. 

C6iait d^j4 le temps pourri de Mazarin, le d^but 
de la faible Anne d'Autricho. Plus d'ordre, plus de 
gouvernement. « U n'y avait plus qu'un mot dans 
la langue : La reine est si bonne. j> Cette bont^ don- 
nait au clerg^ une chance pour dominer. L'auto- 
rite laique 6tant enterr^e avec Richelieu, dvfiques, 
pretres et moines allaient r^gner. L'audace impie 
du magistrat et ATvelin compromettait ce doux 
espoir. Des voix gdmissantes vinrent a la bonn^ 



S76 LA SORGlilRB. 

reine, non celles des victimes, tnais celles des fii- 
pons pris en flagrant delit. On s'en alia pleurer d, 
la cour pour la religion putrag^e. 

Yvelin n'attendait pas ce coup; 11 se croyait 
solide en cour, ayant depuis dix ans un titre de 
chirurgien de la reine. Avant qu'il ne revlnt de 
Louviers k Parisi on obtint de la faiblesse d*Anne 
d'Autriche d'autres experts, ceux qu'on voulait, un 
vieux sot en enfance, un Diafoirus de Rouen et 
son neveu, deux clients du clergd. lis ne manqud- 
rent pas de trouver que I'aifaire de Louviers 6tait 
surnaturelle, au dessus de tout art humain. 

Tout autre qu'Yvelin se fAt d6coUrag6. Ceux 
de Rouen, qui ^taient m^decins, traitaient de 
haut en bas ce chirurgien, ce barbier, ce frater. 
La cour ne le soutenait pas. II s'obstina dans 
une brochure qui restera. II accepte ce grand duel 
de la science centre le clergy, declare (comme 
Wyer au seizi^me si^cle) « que le vrai juge en ces 
choses n'est pas le pr^tre, mais Thommede science. » 
A grand'peine, il trouva quelqu'un qui osdt impri- 
mer, mais persoiine qui voul6t vendre. Alors, ce 
jeune homme h^roique se fit en plein soleil distri- 
buteur du petit livre. 11- se posta au lieule plus pas- 
sager de Paris, au pont Neuf, aux pieds d'Henri IV, 
donna son factum aux passants. On trouvait k la 
fin le proces-verbal de la honteiise fraude, le ma- 
gistrat prenant dans la main des diables femelles 
la pi^ce sans r^plique qui constatait leur inlamie. 



Revenons k la miserable Madeleine. Le pi^ni- 



MADELEINE BAVENT. 1635-1647. 977 

tencier d'jSvreux, son ennemi , qui I'avait fait pi- 
quer (en marquant la place aux aiguilles! p. 67), 
I'emportait, comme sa proie, au fond de Yin pace 
Episcopal de cette ville* Sotfs une galerie souter- 
raine plongeait une cave, sous la cave une basse- 
fosse ou la creature humaine fut mise dans les 
tdnebres humides. Ses terribles compagnes, comp- 
tant qu elle allait crever Ih, n'avaient pas m6me eu 
la charite de lui donner un peu de linge pour pan- 
ser son ulcere (p, 45). Elle en souffrait et de dou- 
leur et de malpropret^, couch^e dans son ordure. 
La- nuit perp^tuelle ^tait troubl^e d'un va-et-vient 
inqui^tant de rats voraces , redout^s aux prisons, 
stgets a manger des nez, des oreilles. 

Mais rhorreur de tout cela n'^galait pas encore 
celleque lui donnait son tyran, le p6nitencier. II 
venait chaque jour dans la cave au dessus, parler 
au trou de Vin pace^ menacer, commander, et la 
confesser malgrd elle, lui faire dire ceci et cela 
centre d'autres personnes. Elle ne mangeait plus, 
II craignit qu'elle n'expir^t, la tira un moment de 
Yin pace, la mit dans la cave sup6rieure. Puis , 
furieux du factum d'Yvelin, il la remit dans son 
6gout d'en bas. 

La lumi^re entrevue, un peu d'espoir saisi, et 
perdu tout a coup, cela combla son d^sespoir. L'ul- 
c6re s'^tait ferm^, et elle avait plus de force. Elle 
fut prise au coBur d'un furieux ddsir de la mort. 
Elle avalait des araign^es, vomissait seulement, 
tfen mourait pas. Elle pila du verre, I'avala. En 
vain. Ayant trouv6 un m^chant fer coupant, elle 
travailla k se couper la gorge, ne put. Puis, prit 



176 lA SORGlteB. 

KB adroit '^Qaou,.le ventre, et s'enfcniQa le fer dans 
les eatrailles. Quatre heures durant, elle poussa, 
tourna, saigna. Rien ne lui reussit. Cette plaie 
mSme se ferma bient6t. Pour comble, la vie si 
odieuse lui revenait plus forte. La mort du cceur 
n'y f^isait rien. 

Elle redevint une femme, h^las ! el desirable en- 
core, une tentation pour ses gefiliers, valets hru- 
taux de Y6Y&ch6, qui, malgrd Thorreur de ce lieu, 
rinfection et 1 etat de la malheureuse, venai^it se 
jouer d elle, se croyaient tout permis sur la sor- 
ci^re. Un ange la secourut, dit^lle. Eile se defen* 
dit et des hommes et des rats. Mais elle ne se 
"^ d^fendit pas d'elle-mdme. La prison d6prave Tes- 
prit. Elle rSvait le diahle, I'appelait a la visiter, 
implorait le retour des joies honteuses, atroces, 
dont il la navrait a Louviers. II ne daignait plus 
revenir. La puissance des songes ^tait finie en 
elle, les sens d^prav^s, mais ^teints. D'autant plus 
revint«elle au d^sir du suicide. Un gedlier lai 
avait donn^ une drogue pi3ur d^truire les rats du 
cachet. Elle allait lavaler, un ange TarrSta (im 
ange ou un d6mon ?) qui la r^servait pour le crime. 

Tombee des lors a I'etat le plus vil, a un indi- 
cible n^ant de l&chete, de servility, elle signa des 
listes interminables de crimes qu elle n*avait pas 
faits. Valait-elle la peine qu'on la hruldt? Plusieurs 
y renoncaient. L'implacable pdnitencier seul y pen- 
sait encore. II ofirrt de I'argent k un sorcier 
d'Evreux qu on tenait en prison s'il voulait t^moi- 
gner pour faire mourir Madeleine (p. 68)« 

Mais <m pouvait d^sormais se #ervir d*elie poor 



MADELEim nrafff. 1835-1647. fT» 

nn bien autfe usag^^ en Mre iini fans^ t^am),. uin 
mstrumient de calomnie. Toutes les fois qutonvouh 
lait perdre un homme, on la trainait k Louviers^ k 
Evreux. Ombre maudite d'une morte qui ne virait 
plus que pour fairs des morte. On Tamena ainsi 
pour tuer de salangue un pauvm homme, nomm6 
Du-val. Le pdnitendep lui dicta^ elle rdp6ta docile- 
meiit ; il lui dit k quel signe elle reconnaitrait 
Du^ qu'elle n'avait jamaist vu* Ella le reconnut 
at ditTawif vu'au^ sabbat. Par elle, il fat brtil6! 

Elle avouecet horrible crime, et fr^mit de pen- 
ser qu*e]le en r^pondra derant Dieu. Elle' tomba 
dans un- tel mdpris , qu'on ne daigna plus la^ gar^ 
d^. Lesportes restaientgrandesiouveirtes; paifois 
elle en avait les clefs. Oil auraitrelle 6t6, devenue 
un objet d- horreur? Le monde, dds lors, la repous* 
ssat, la vomissait; son seul monde ^tait son 
caohot. 

Sous r^uiarchie de Mazarin et de sa bonne dame^ 
les-Parlements restaient Tunique autoritd. Celui de 
Rouen, jusque*lii le plus favorable au clergiS, s'in* 
digna' cependant de I'arrogance avec laquelle il 
proc^dait, r^nait, brAlait. Une simple decision 
d'^vfique avait fait deterrer Picart,.jeter a la voir 
rie. Maintenant on passait au vicaire . BouUd, et 
on lui faisait son proces. Le parlement ^couta la 
plainte des parents de Picart , et condamna 1 evd* 
que d'Evreux a le replacer a ses frais au tombeau 
de Louviers. II fit venir Boull^, se chargea du 
proems, et k cette occasion tira enfin d'Evreux la 
miserable ACadeleine, et la prit aussi k Rouen. 

On craignait fort' qu'il ne fit comparaitre et le 



chirurgien Yvelin et le iiiagistrat qui arait pris en 
flagrant delit la fraude des religieuses. On eourut 
k Paris. Le fripon Mazarin protdgea les fripons; 
toute Taffaire fut appelee au Conseil du roi, tri- 
bunal indulgent qui n'avait point d-yeux, point 
d'oreiUes, et dont la charge 6tait d'enterrer, 
d'^toufer, de faire la nuit en toute chose de justice. 

En mSme temps, des prfitres doucereux, aux 
cachets de Rouen, con^olerent Madeleine, la con- 
fess^rent, lui enjoignirent pour penitence de de- 
mander pardon a ses pers^cutrides, les religieuses 
de Louviers. Des lors, quoi qu'il advint, on ne 
put plus faire t^moigner centre elles Madeleine 
ainsi lide. Triomphe du clerg^. Le capucin Esprit 
de Bosroger, un di3S fourbes exorcistes, a chantd 
ce triomphe dans sa Piete affligee^ burlesque mo- 
nument de sottise ou il accuse , sans s'en aperce- 
voir, les gens qu'il croit d^fendre. On a vu.un peu 
plus haut (dans une note) le beau texte du oapu- 
cin oil il donne pour lemons des anges les maximes 
hdnteuses qui eussent effraye Molinos. 

La Fronde fut, jel'ai dit, une revolution d'hon- 
n6tet6. Les sots n ont vu que la forme, le ridicule; 
le fond, tr^s grave, fut une reaction morale. En 
aotlt 1647, au premier souffle libre, le parlement 
passa outre, trancha le noeud. II ordonna 1*^ qu'on 
ddtruisit la Sodome de Louviers, que les fiUes dis- 
pers^es fussent remises a leurs parents; 2** que 
ddsormais les ^vdques de la province envoyassent 
quatre fois par an des confesseurs extraordinaires 
aux maisons de religieuses pour rechercher si ces 
abus immondes ne se renouvelaient point. 



MADSLEINB BAYENT. 1835-1647. t81 

Cependant il fallait une consolation au clerg^. 
On lui donna les os de Picart k brfller, et le corps 
vivant de Boull6, qui, ayant fait amende hono- 
rable k la cath^drale, fut trains sur la claie au 
March6 aux poissons, ou il fut d^vor^ des flammes 
(21 aoAt 1647). Madeleine, ou plutfit son cadavre, 
resta aux prisons de Rouen. 



£i 



IX 



SATAN TRIOMPHE AD XVIP SifiCLE 



La Fronde est un Voltaire. L'esprit voltairien, 
aussi vieux que la France, mais longtemps con- 
tenu, delate en politique et bient6t en religion. Le 
grand roi veut en vain imposer un sdrieux solen- 
nel. Le rire continue en dessous, 

Mais n'est-ce done que rire et ris^e? Point du 
tout, c'est Tav^nement de la Raison. Par Keppler, 
Galilee, par Descartes et Newton, s'^tablit triom- 
phalement le dogme raisonnable, la foi k Vimmu- 
tabilite des lots de la Nature. Le miracle n'ose plus 
paraltre, ou, quand il Tose, il est siffl6. 

Pour parler mieux encore, les fantasques mira- 
cles du caprice ayant disparu, apparait le grand 
miracle universel et d'autant plus divin qu'il est 
plus r^gulier. 

C'est la grande R^volte qui d^cid^ment a vaincu. 



SATAN TRIOMPHE AU XVII* SINGLE. 283 

Vous la reconnaissez dans les formes hardies de 
ces premieres explosions , dans Fironie de Galilee, 
dans le doute absolti dont part Descartes pour 
commencer sa construction. Le Moyen Age etlt 
dit : « C est lesprit du Malin. » 

Victoire non negative pourtant, mais fort aiOBir- 
mative et de ferme fondation. VEsprit de la nature 
et les sciences de la nature , ces proscrits du vieux 
temps, rentrent irresistibles. C'est la R6alit6, la 
Substance elle-m6me qui vient chasser les vaines 
ombres. 

On avait foUement dit : « Le grand Pan est 
mort. » Puis, voyant qu'il vivait, on Tavait fait un 
Dieu du mal ; k travers le chaos , on pouvait s'y 
tromper. Mais le voici qui vit, et qui vit harmo* 
nique dans la sublime fixity des lois qui dirigent 
r^toile et qui non moins dirigent le mystere pro- 
fond de la vie. 



On pent dire de ce temps deux choses qui ne 
Bont point contradictoires : Tesprit de Satan a 
vaincu, mais c'est fait de la sorcellerie, 

Toute thaumaturgie, diabolique ou sacr^e, est 
bienmalade alors.Sorciers, th^ologiens, sont 6ga- 
lement impuissants. lis sont a I'^tat d'empiriques , 
implorant en vain d'un hasard surnaturel et du ca- 
price de la Grdce, les merveilles que la science ne 
demande qu'A la Nature, a la Raison. 

Les jans^nistes, si z6l6s, n'obtiennent en tout ce 
si^de qu'un tout petit miracle ridicule. Moins heu- 
reux encore les j^suites, si puissants et si riches, 



9S4t lA S0RGI£RB. 

ne peuvent 4 aucun prix s'eB procurer, et se con- 
tentent des visions d'une fille hyst^rique, soBur 
Marie Alacoque, 6iiorin6jtnent sanguine, ^iri ne 
yoyait que sang. Devant une telle impuissaace, la 
magie, la sorcellerie pourroiri; se consoler. 

Notez qu'en cette decadence de \sl foi au suma- 
turel, Tun suit lautre. lis 6taient li^s dans Kma- 
gination , dans la terreur du Moyein fige, lis sont 
U^s encore dans le rire et dans le d^dain. Quand 
Moli^re se moqua du Diable et « des chaudi^es 
bouillantes, » le clergd s'^mut fort ; il sentit que la 
foi au Paradis baissait d*autant. 

Iln gouvemement tout laique , oelui dw grand 
Colbert (qui fut longtemps le vrai roi), ne cache 
pas son m^pris.de ces yieilles questions. II Tide 
les prisons des sorciers qu'y entassait encore le 
Parlen;ient de RonexXy defend atuc tribunaux .d'ad- 
mettre V accusation de sorcellerie (1672). Ce parle- 
ment reclame et fait tr^s bien entendre, qu'en 
niant la sorcellerie, on compromet bien d'autres 
choses. En doutant des my$td]ies d'en bas, on 
^rwle da^s ;beau€oup d'^^es jLa csoyance aux 
myst^res d*en baut. 



w 



Le sabbat disparait. Et pourquoi? Ce&t qu'il est 
partout. II entre dans les naceurs. Ses pratiques 
sont la vie commune. 

On disait du sabbat : « Jamais femme n'en re- 
vint enceinvte. r 0;n reprochait au diable, & la ser- 
cidr.e, d'etre rennemi de la g^n^ratio^, de d^tester 
la viep d'aimer la jf^oft et 1^ n^t, ^. JSt U J0 



SATAN TRIOMPHB AU XVU* SINGLE. S89 

trouy^ j^ustement q^'au pieux dissc-septi^me si^le, 
oil la sorci^re ei:pire S I'amour de la st^rilit^ et la 
peur d'engendrer, sont la maladie g^nSrale. 

Si Satan lit « 11 a sujet de rire en lisant les car 
suistes ses continuateurs, Y a-t-il pourtaat quel- 
qne .dUOG^ence? oui. Satan, dans des temps ^ 
froyables fat pr^voyant pour raflEam^ ; il eut pitifi 
du pauyre. Mais ceu^-ci ont piti6 du ricbe, Le 
riche, ^vec ses vices, son lux^, sa vie de cour, est 
un n^eessiteux, un miserable, un mepdiant. II 
vient eji confession, humblement menagant, extor- 
guer du dooteur une aiitorisation de p^cher en 
conscience. Un jour quelqu'un fera (si on en a le 
courage) la surprenantehistoire des 14cliet6s duca- 
suiste qui veut garder son p^itent, des expedients 
lu>nteux oil il descend. De Navarro a Escobar, un 
marchandage strange se fait aux d^pens de I'epouse, 
et on dispute encore un peu. Mais ce n*est pas 
assez. Le casuiste est vaincu, Idche tout. De Zoc- 
coli A Liguori (1670-1T70), il ne defend plus la 
nature. 

Le Diable, an sabbat, comme on salt, eut deux 
visages, Tun d'en haut, menagant, et Tautre au dos. 



« Je ne prends pas la Volsin pour sorcifere, nl pour sabbat la 
contrefacon qu*e(le en faisait pour arauser des grands seigneurs 
blasts , Luxembourg et VendOme, son disciple, et les effrontdes 
Mazarines. Des pr§tres sc^ldrats, associ^ & la Voisin, leur disaient 
secrMement la messe noire, et plus obscene cerlainement qu'elle 
n^avait pu £tre }adis devant tout un peuple. Dans une miserable 
victime, autel vivant, on piloriait la nature. Une femme livr^e h 
la rfs^! horreur!... ]ouet bien moins des bommes encore que de 
)t crudBid des femraes, d'uno Bouillon, insolente, effr^nte, ou de 
la noire Olympe, profonde en crimes et doeteur en poisons (1681). 

24. 



286 LA SORGlfiRB. 

burlesque. Aujourd'hui qu'il n'en a que faire, il 
donnera ce dernier g^n^reusement au casuiste. 

Ce qui doit amuser Satan, c'est que ses fideles se 
trouvent alors chez les honnfites gens, les manages 
s^rieux qui se gouvernent par TEglise*. La mon- 
daine, qui relive sa maison par la grande ressource 
du temps, I'adult^re lucrattf, se rit de la prudence 
et suit la nature hardiment. La famille devote, ne 
suit que son jesuite. Pour conserver, concentrer la 
fortune, pour laisser un fils riche, elle entre aux 
voies obliques de la spirituality nouvelle. Dans 
I'ombre et le secret, la plus fiere, au prie-Dieu, 
s'ignore, s'oublie, s'absente, suit la lecon de Moli- 
nos : « Nous sommes ici-bas pour souflfrir ! Mais la 
pieuse indifference , a la longue, adoucit, endort. 
On obtient un n6ant. — La mort? Pas tout a fait. 
Sans se m^ler, ni r^pondre des choses, on en a 
Y6cho , vague et doux. C'est comme un hasard de 
la Grdce, suave et p^ndtrante, nulle part plus 
qu'aux abaissements ou s'^clipse la volontd. » 

Exquises profondeurs... Pauvre Satan! que tu 
es d^passe ! Humilie-toi , admire , et reconnais tes 
fils. 



« La st€rilit€ va toujours croissant dans le dix-sepli^me sitele, 
sp^cialement dans les families rang^es, rdgldes h la stride mesure 
du confessionnal. Prenez mSme les jans^nisles. Suivez les Arnauld; 
voici leur ddcroissance : d'abord vingt enranls, quinze enfants; 
puis cinq ! et enfln plus d'enfant. Cette race 6nergique (et mi\€e 
aux vaillants Colbert) finit-elle par Enervation? Non. Elle s'est 
resserr^e pen h pen pour faire un alnd riche, un grand seigneur 
et un ministre. Elle y arrive et meurt de son ambitieuse prudence, 
certainement antoris6e. 



SATAN TRIOMPHB AU XVII* Sl£CLE. 287 

Les m^decins, qui bien plus encore sont ses fils 
l^itimes , qui naquirent de Tempirisme populaire 
qu on appelait sorcellerie, eux ses h^ritiers pr6f6- 
r^s k qui il a laiss^ son plus haut patrimoine , ne 
sen souviennent pas assez. lis sont ingrats pour la 
sorci^re qui les a pr^par^s. 

lis font plus. A ce roi d^chu, k leur p^re et 
auteur, ils infligent certains coups de fouet. . . Tu 
quoquet fill mi!... Ils donnent contre lui des armes 
cruelles aux rieurs. 

Deja ceux du seiziSme si^cle se moquaient de 
TEsprit, qui de tout temps, des sibylles aux sor- 
cieres, agita et gonfla la femme. lis soutenaient 
qu il n'est ni Diable, ni Dieu, mais, comme disait 
le Moyen Age : « le Prince de I'air. » Satan ne 
serait qu une maladie ! 

La possession ne serait qu'un effet de la vie 
captive, assise, s^che et tendue, des cloltres. Les 
6,500 diables de la petite Madeleine de Gauffridi, 
les legions qui se battaient dans le corps des nonnes 
exasp^rees de Loudun, de Louviers, ces docteurs 
les appellent des orages physiques. « Si Eole fait 
trembler la terre, dit Yvelin, pourquoi pas le 
corps d une fille? » Le chirurgien de la Cadidre 
(qu'on va voir tout 4 Theure) , dit froidement : 
^ Rien autre chose qu*une suffocation de ma- 
trice. » 

Etrange d^ch^ance! L'effroi du Moyen Age 
vaincu, mis en d^route devant les plus simples 
rem^des, les exorcismes a la Moli^re, fuirait et 
s'^vanouirait? 

C'est trop r^uire la question. Satan est autre 



288 LA SORClteK. 

.chose. Le8 m^deeins n'len Toieott ni le haxut, m le 
bas, — ni $a haute R^volte dans la science, --- jd 
les ^tranges compromis d'intrigue devote et -d 'im- 
pi^ret^ quil jfait vers 1700, unissant Priape etTar- 
tuffe. 



On croit connaitre le dix-huiti^me si^cle, et Ton 
n'a janiai3 yu une chose essentielle qui le car ao- 
terise. 

Plus sa surface, ses couches sup^rieures, furent 
civilis^es, ^clair^es, inond6esdelttmi6re,.plus her- 
metiquement se ferma au dessous la vaste r^on 
du monde ecclesiastique, du couvent, des femmes 
cr^dules, maladives et prates k tout croire. En 
attendant Cagliostro, Mesmer et les magn^tiseurs 
qui vieadront vers la fin du siSde, nomhre de 
prStres ezploitent la d^funte sorceUerie. Us ne 
parlent que d*ensorceU.em^nts , ea r^pandent la 
peur, et se chargent de chasser les diables par des 
exorcismes ind^cents. Plusieurs font les sorciers, 
sachant bien qu ils y risquent peu, qu'on ne brti- 
lera plus desornaais. Ils se sentent gardds par la 
4ouceur du temps, par la tolerance que prSchent 
leurs ennemis les philosophes, par la Idglretd des 
grands rieurs, qui croient tout fini, si Ton rit* 
Or, c'est justement parce qu'on rit que ces tdii6- 
breux machinistes vont leur chenain et craignent 
peu. L'esprit nouveau, c'est celui du Regent, seep- 
tique et debonnaire. II delate aux Lettres persanes^ 
il delate partout dans le tout«puissant joumaliste 
qui remplit le sidcle^ Voltaire. Si le sang humain 



SATAN TRIOHraE AD XYIl* Sl£CLE. f89 

m 

coule, tout son coeur se soul^ve. Pour tout le 
reste, il rit. Peu k peu la maxime du public 
mondain parait 6tre : « Ne rien punir, et rire de 
tout. » 

La tolerance permet au cardinal Tencin d'etre 
publiquement le mari de sa soeur. La tolerance 
assure les maitres des convents dans une possesr 
sion paisible des religieuses, jusqu'a declarer les 
grossesses, constater legalement les naissances ^ 
La tolerance excuse le P. Apollinaire, pris dans 
un honteux exorcisme *. Cauvrigny, le galant j6t 
suite, idole des convents de province, ji'expie ses 
aventures que par un rappel k Paris, c'est k dire 
un avancement. 

Autre ne fut la punition du fameux j^suite Gi- 
rard; il m^rita la corde et fut combld d'honneur, 
mourut en odeur de saintet^. C'est laffaire la plus 
curieuse du si^cle. Elle fait toucher au doigt la 
mdthode du temps, le melange grossier des ma- 



< Exemple. Le noble chapUre des cbanoines de Pignan, qui avait 
llionneur d'etre repr^senl6 aux Etats de Provence, ne tenait pas 
moins fi^rement h la possession publique des religieuses du pays. 
ns 6laient seize cbanoines. La pr^vOt^, en une seule ann^e, recut 
des nonnes seize declarations de grossesse. (Histoire manuscritede 
Besse, par H. Renoux, communlqu^e par M. Tb.) Cette publicity 
avait cela de bon que le crime monastique, rinfanliclde, dut Ctre 
moins commun. Les religieuses, soumises h ce qu'elies considd- 
raient comme une cbarge de leur dlat, ati prix d'une petite bonte, 
^talent bumaines et bonnes m^res. Elies sauvaient du moins 
leurs enfants. Celles de Pignan les mettaient en nourrice cbez les 
paysans, qui les adoptaient, s'en servaient, les ^levaient avec les 
lears. Ainsi nombre d*agricuiteurs sont connus aujourd'hui mtoe 
poar enfants de la noblesse eccUsiastique. de Provence. 

• Garlnet, Hi. 



S90 LA SORGlfiAE. 

chines les plus opposdes. Les suavit^s dange- 
reuses du Cantique des cantiques ^taient, comme 
toujours, la preface. On continuait par Marie Ala- 
coque, par le mariage des Coeurs sanglants, assai- 
sonne des morbides douceurs de Molinos. Girard 
y ajouta le souffle diabolique et les terreurs de 
rensorcellement. II fut le diable et il fut Texor- 
ciste. Enfin, chose terrible, Tinfortun^e qu'il im- 
mola barbarement , loin d'obtenir justice , fut 
poursuivie t mort. EUe disparut, probablement 
enferm^e par lettre de cachet, et plong^e vivante 
au s^pulcre. 



LE P. GIRABD £T LA GADI£RE. 1730 



Les j^suites avaient du malheur. f^tant si bien a 
Versailles, maitres k la cour, ils n'avaient pas le 
moindre credit du c6t6 de Dieu. Pas le plus petit 
miracle. Les jans^nistes abondaient du moins en 
touchantes l^gendes. Nombre infini de creatures 
malades, d'infirmes, de boiteux, de paralytiques, 
trouvaient au tombeau du diacre Pdris un moment 
de gudrison. Ce malheureux peuple dcras^ par une 
suite effroyable de fl^aux (le grand Roi, premier 
fldau, puis la R^gence, le Syst^me qui firent tant 
de mendiants), ce peuple venait demander son 
salut k un pauvre homme de bien, un vertueux 
imbdcile, un saint, malgr^ ses ridicules. Et pour- 
quoi rire apr6s tout? Sa vie est bien plus touchante 
encore que risible. II ne faut pas s'^tonner si ces 
bonnes gens, ^mus, au tombeau de leur bienfai* 



SM lA SORCI&RB. 

teur, oubliaient tout k coup leurs maux. La gu^ri- 
son ne durait gudre ; n importe, le miracle avait 
eu lieu, celui de la devotion, du bon coeur, de la 
reconnaissance. Plus tard, la friponnerie se mfila 
a tout cela ; mais alors (1728) ces etranges scenes 
populaires dtaient tres pures. 
^ Les j^suites auraient tout donn^ pour avoir le 
moindre de ces miracles qu ils niaient. lis travail- 
laient depuis pres de cinquante ans 4 orner de 
fables et de petits contes leur l^gende du Sacr^ 
Coeur, rhistoire de Marie Alacoque. Depuis vingt- 
cinq ou trente ans, ils avaient t&cb/6 de faire croire 
que leur confrere, Jacques II, non content de 
gudrir les ^crouelles (en quality de roi de France), 
apr^s sa mort s'amusait k faire parler les muets, 
faire marcher droit les boiteux, redresser les lou- 
ches. Les gu^ris louchadent encore plus. Quant 
aux muets, 11 se trouva, par malbeur, que celle 
qui jouait ce r61e 6tait une coquine av6r^, prise 
en flagrant delit de vol. Elle courait les provinces, 
et, a toutes les chapelles de saints renommes, elle 
dtait gu^rie par miracle et recevait les aumdnes; 
puis recommencait ailleurs. 

Pour se procurer des miracles, le Midi vaut 
mieux. II y a la des femmes nerveuses , de facile 
exaltation, propres a faire des somnambules, des 
miraculees, des stigmatis^es, etc. 

Les jesuites avaient a Marseille un ^vfique k eux, 
Belzunce, homme die coeur et de courage,. iUustre 
depuis la fameuse peste, mais cr^dule et fort bornd, 
sous Tabri duquel on pouvait hasarder beaucoup. 
lis avaient mi8> prto de lui un j^suite franc-com- 



Lfi P. GIRARD ET LA GADI£rE. 1730. S93 

fois, qui ne manquait pas d'esprit; qui, avec une 
apparence austere, n'en prechait pas moins agr^a- 
blement dans le genre fleuri, un peu mondaih, 
qu'aiment les dames. Vrai j^suite qui pouvait 
r^ussir de deux maniferes, ou par I'intrigue femi- 
nine, ou par le santissimo. Girard n'avait pour lui 
ni Tdge , ni la figure ; c'^tait un homme de qua- 
rante-sept ans, grand, sec, qui semblait extdnud ; 
il avait Toreille un peu dure, I'air sale et crachait 
partout (p. 50, 69, 254) *. II avait enseign^ long- 
temps, jusqu'a lage de trente-sept ans, et gardait 
certains goAts de colMge. Depuis dix ans, c'est a 
dire depuis la grande peste, il ^tait confesseur de 
religieuses. II y avait r^ussi et avait obtenu sur 
elles un assez grand ascendant en leur imposant 
ce qui semblait le plus contraire au temperament, 
de ces Provencales, les doctrines et les disciplines 
de la mort mystique, la passivete absolue, Toubli 
parfait de soi-m6me. Le terrible ^v^nement avait 
aplati les courages, ^nerv^ les coeurs, amollis 
d'une certaine langueur morbide. Les Carmelites 
de Marseille, sous la conduite de Girard, allaient 
loin dans ce mysticisme, a leur t^te, une certaine 
soeur Remusat, qui passait pour sainte. 

Les jdsuites, malgrd ce succ^s, ou peut-6tre pour 
ce succ^s m6me, eloigndrent Girard de Marseille ; 
ils .voulurent Temployer k relever leur maison de 
Toulon. EUe en avait grand besoin. Le magniflque 

* Dans une affaire si discutee, ]e cite constammcnt, et surtout 
un volume in-folio : ProMure duP. Girard et de la Cadiere. Aix, 1733. 
Pour ne pas multiplier les notes, jMndique seulement dans mon 
texte la page de ce volume. 



23 



2914 lA SORCIJERB. 

^tablissement de Colbert, le seminaire des aumS^ 
fliers de la marine, avait 6i6 confle aux j ^suites 
pour decrasser ces jeunes aum6niers de la direc- 
tion des Lazaristes, sous laquelle ils 6taient presque 
partout. Mais les deux j ^suites qu on y avait mis 
etaient peu capables. Lun 6tait un sot, I'autre 
{le P. Sabatier), un homme singulierement em- 
port^, malgrd son Sge. II avait Tinsolence de notre 
ancienne marine, ne daignait garder aucune me- 
sure. On lui reprochait k Toulon, non d'avoir une 
maitresse, ni mSme une femme marine, mais de 
Tavoir insolemment, outrageusement, de mani^re 
a d^sesp^rer le mari. II voulait que celui-ci, sur- 
tout^ conntit bien sa honte, sentit toutes les piq&res. 
Les choses furent poussdes si loin que le pauvre 
homme en mourut *. 

Du reste, les rivaux des j ^suites offraient encore 
plus de scandale. Les Observantins, qui dirigeaient 
les Clarisses (ou Clairistes) d'Ollioules, avaient pu- 
bliquement des religieuses pour maitresses, et cela 
ne suffisant pas, ils ne respectaient pas mdme les 
petites pensionnaires. Le pere gardien, un Aubany, 
en avait viold une de treize ans ; poursuivi par les 
parents, il s etait sauv^ k Marseille. 

Girard, nomm^ directeur du seminaire des avmd^ 
niers, allait, par son austdritd apparente, par sa 
dext^rit^ reelle, rendre Tascendant aux jdsuites 
sur des moines tellement compromis, sur des prfr- 
tres de paroisse peu instruijts et fort vulgaires. 



1 Biblioth. de la ville de Toulon, Fiices el chamoM mamnonlei, 
1 vol. in-foUo, Xvhs curleux. 



LE P. GIRARD ET LA GAD1£RB. 1730. 2d5 

En ce pays ofi rhomme est brusqiie, souvent 
Apre d'accent, d'ext^rieur, les femmes apprecient 
fort la douce gravity des hommes du Nord; elles 
leur savent gre de parler la langue aristocratique, 
officielle, le francais. 

Girard, arrivant k Toulon, devait connaitre par- 
faitement le terrain davance. II avait 1^ deja alui 
une certaine Guiol qui venait parfois k Marseille, 
oii elle avait line fille carm^lite. Cette Guiol, 
femme d*un petit menuisier, se mit enti^rement a 
sa disposition, autant et plus qu il ne voulait ; elle 
6tait fort mtire, de son 4ge (quarante-sept ans), 
extrfimement v^h^mente, corrompue et bonne k 
tout, prdte k lui rendre des services de toute sorte, 
quoi qu'il fit, quoi qu'il ftlt, un sc^l^rat ou un 
saint. 

Cette Guiol, outre sa fille carm^lite de Marseille, 
en avait une qui 6tait soeur converse aux Ursu- 
linesde Toulon. Les Ursulines, religieuses ensei- 
gnantes, 6taient partout comme un centre; leur 
parloir, frdquenti des m6res, ^tait un interm6- 
diaire entre le cloltre et le monde. Chez elles, et 
par elles, sans doute, Girard vit les dames de la 
ville, entre autres une de quarante ans , non ma- 
rine, M"* Gravier, fille d'un ancien entrepreneur 
des travaux du roi a TArsenal. Cette dame avait 
comme une ombre qui ne la quittait pas, la Reboul, 
sa cousine, fille d'un patron de barque, qui dtait sa 
seule h^ritiere, et qui,- quoiqu'4 peu pres du mfime 
Age (trente-cinq ans), pretendait bien h^riter. 
Pr^s d'elles, se formait peu k peu un petit c^nacle 
d*admiratrices de Girard qui devinrent ses p^ni- 



296 LA SORCI6RE. 

tentes. Des jeunes filles y ^taient parfois intro- 
duites, comme M^® Cadi^re, fille d'un marchand, 
une couturi^re, la Laugier, la Batarelle, fille d'un 
batelier. On y faisait de pieuses lectures et parfois 
de petits goAters. Mais rien n'intdressait plus que 
certaines lettres ou Ton contait les miracles et les 
extases de soeur R^musat, encore vivante (ello 
mourut en f^vrier 1730). Quelle gloire pour le 
P. Girard qui Tavait men^e si haut! On lisait cela, 
on pleurait, on criait d'admiration. Si Ton n'avait 
encore d'extases, on n'^tait pas loin d'en avoir. Et 
la Reboul, pour plaire a sa parente, se mettait 
deja parfois dans un ^tat singulier par le proc^d6 
connu de s'^touffer tout doucement et de se pincer 
le nez ^. 



De ces femmes et filles, la moins l^Sre certai- 
nement 6tait M"* Catherine Cadi^re, delicate et 
maladive personn^ de dix-sept ans, tout occupy 
de devotion et de charity, d'un visage mortifi^, qui 
semblait indiquer que, quoique bien jeune, elle 
avait plus qu'aucune autre ressenti les grands 
malheurs du temps, ceux de la Provence et de 
Toulon. Cela s'explique assez. Elle ^tait n6e dans 
Tafireuse famine de 1709, et, au moment ou une 
fille devient vraie fille, elle eut le terrible spectacle 
de la grande Peste. Elle semblait marquee de ces 
deux 6vdnements, un peu hors de la vie, et dej^ de 
I'autre c6te. 

> V. le ProciSj et Swift, Micanique deVenthowiasm 



LE P. GIRARD ET LA CADI£RE. 1730. 297 

La triste fleur ^tait tout k fait de Toulon, de ce 
Toulon d'alors. Pour la comprendre, il faut bien se 
rappeler ce qu'est, ce qu'^tait cette ville. 

Toulon est un passage, un lieu d'embarquement, 
I'entr^e d'un port immense et d un gigantesque ar- 
senal. Voila ce qui saisit le voyageur et Tempfiche 
de voir Toulon mfime. II y a pourtant 1^ une ville, 
une vieille cit^. EUe contient deux peuples diflGS- 
rents, le fonctionnaire stranger, et le vrai Toulon- 
nais, celui-ci peu ami de I'autre, enviant Temployd 
et souvent r^volt^ par les grands airs de la Marine. 
Tout cela concentre dans les rues t^n6breuses 
d'une ville 6trangl6e alors de I'^troite ceinture des 
fortifications. L'originalit^ de la petite ville noire, 
cest de se trouver justement entre deux oc^^ans 
de lumi^re , le merveilleux miroir de la rade et le 
majestueux amphith6S,tre de ses montagnes chauves 
d'un gris 6blouissant et qui vous aveuglent k midi. 
D'autant plus sombres paraissent les rues. Celles 
qui ne vont pas droit au port et n'en tirent pas 
quelque lumiere, sent k toute heure profond^ment 
obscures. Des allies sales et de petits marchands, 
des boutiques mal garnies, invisibles a qui vient 
du jour, c'est Taspect g6n6ral. L'int^rieur forme 
un labyrinthe*de ruelles, oti Ton trouve beaucoup 
d'^glises, de vieux convents, devenus casernes. De 
forts ruisseaux, charges et salis des eaux m^na- 
gdres, courent en torrents. L'air y circule peu, et 
Von est ^tonnd, sous un climat si sec, d*y trouver 
tant d'humidit^. 

En face du nouveau th^dtre, une ruelle appel^e 
la rue de FH^tal va de la rue Royale assez dtroite, 



898 LA SORGI&RJ&. 

a r^troite^ rue des Canoaniers (S. SdbastteH). On 
dirait une impasse. Le soleil cependant y jette un 
regard k midi, mais il trouve le lieu si triste qu'a 
rinstant mSme il passe et rend a la ruelle son 
ombre obscure. 

Entre ces noires maisons, la plus petite ^tait 
celle du sieur Cadi^Te, regrattier, ou revendeur. 
On n'entrait que par la boutique, et il y avait une 
chambre a chaque dtage. Les Cadiere etaient gens 
honnfites, divots, et madame Cadiere un miroir de 
perfection. Ces bonnes gens n'^taient pas absolu* 
ment pauvres. Non seulement la petite maison 
6tait a eux, mais, comme la plupart des bour- 
geois de Toulon, ils avaient une bastide. Cest une 
masure le plus souvent, un petit clos pierreux 
qui donne un peu de vin* Au temps de lagrande 
marine, sous Colbert et son fils, le prodigieux 
mouvement du port profitait a la ville, L'argent 
de la France arrivait la. Tant de grands seigneurs 
qui passaient, trainaient apres eux leurs maisons, 
leurs nombreux domestiques, un peuple gaspil- 
lard, qui derriere lui laissait beaucoup. Tout cela 
finit brusquement. Ce mouvement artificiel cessa; 
on ne pouvait plus meme payer les ouvriers de 
TArsenal; les vaisseaux delabres restaient non 
r^pares, et Ton finit par en vendre le bois *. 

Toulon sentit fort bien le contre-coup de tout 
cela. Au siege de 1707 » il semblait quasi mort. 
Mais que f ut-ce dans la terrible ann^e de 1709 , 
le 93 de Louis XIV! quand tons les fl^aux a la 

* y. une irlB bonne dissertation manaacrite de M. Bran. 



LE P. GIRARD ET LA CADI^RE. 1730. 299 

fois, cruel hiver, fajnine, tfpid^mie, semblaient 
vouloir raser la France ! — Les arbres de Pro- 
vence, eux-memes, ne furent pas ^pargnes. Les 
communications cesserent. Les routes se cou- 
vraient de mendiants, daflfamds! Toulon trem- 
blait, entour^ de brigands qui coupaient toutes les 
routes. 

Madame CadiSre, pour comble, en cette ann^ 
cruelle, 6tait enceinte. Elle avait trois gargons. 
Uaine restait a la boutique, aidait son pere. Le 
second 6tait aux Precheurs et devait se faire moine 
dominicain jacobin, comme on disait). Le troi- 
sieme ^tudiait pour 6tre pr^tre au s^minaire des 
Jesuites. Les ^poux voulaient une fiUe; madame 
demandait k Dieu une sainte. Elle passa ses neuf 
mois en priere, jeAnant ou ne mangeant que du 
pain de seigle. Elle eut une fille, Catherine. L'en- 
fant etait tres delicate, et, comme ses freres, un 
peu malsaine. L'humidit^ de la maison sans air, 
la faible nourriture d'une mere si 6conome et plus 
que sobre y contribuaient. Les freres avaient des 
glandes qui s'ouvraient quelquefois; et la petite 
en eut dans les premieres ann^es. Sans Stre tout a 
fait malade , elle avait les graces soufirantes des 
enfants maladifs. Elle grandit sans s'aflFermir. A 
rSge ou les autres ont la force, la joie de la vie 
ascendante, elle disait ddja : « J'ai peu ^vivre. » 

Elle eut la petite verole, et en resta un peu mar- 
quee. On ne sait si elle fut belle. Ce qui est sftr, 
c'est quelle etait gentille, ay ant. tons les char- 
mants contrastes des jeunes provencales et leur 
double nature. Vive et rfiveuse, gaie et m^lanco- 



300 LA SORCI^RE. 

lique, une bonne petite devote, avec d'innocentes 
gchapp^es. Entre les longs offices, si on la me- 
nait a la bastide avec les filles de son dge, elle ne 
faisait difficult^ de faire comme elles, de chanter 
ou danser, en se passant au cou le tambourin. 
Mais ces jours ^taient rares. Leplus souvent, son 
grand plaisir ^tait de monter au plus haut de la 
maison (p. 24), de se trouver plus pr^s du ciel, do 
voir un peu de jour, d'apercevoir peut-Stre un petit 
coin de mer, ou quelque pointe aigue de la vaste 
th6baide des montagnes. Elles gtaient s^rieuses 
d^s lors, mais un peu moins sinistres, moins d6- 
bois^es, moins chauves, avec une robe clair-sem6e 
d'arbousiers, de m^l^zes. 

Cette morte ville de Toulon, au moment de la 
peste, comptait 26,000 habitants. Enorme masse 
resserrfie sur un point. Et encore, de ce point, 
6tez une ceinture de grands convents adoss^s aux 
remparts, minimes, oratoriens, j6suites, capucins, 
r6collets, ursulines, visitandines , bernardines, 
Refuge, Bon-Pasteur, et tout au centre, le convent 
Enorme des dominicains. Ajoutez les ^glises pa- 
roissiales, presbyt^res, 6vSch^, etc. Le clergd 
occupait tout, le peuple rien pour ainsi dire^ 

On devine combien, sur un foyer si concentre, 
le fi^au Sprement mordit. Le bon coeur de Tou- 
lon lui fut fatal aussi. Elle regut magnanimement 
des dchapp^s de Marseille. lis purent bien amener 
la peste, autant que des ballots de laine auxquels 



1 V. le livre de M. d^Antrechaus et Texcellente brochure de 
tf. 6u stave Lambert. 



LE P. GIRARD ET U CADI&RE. 1750. 301 

on attribue rintroduction du fl^au. Les notables 
eflfray^s allaient fuir, se disperser dans les campa- 
gnes. Le premier des consuls, M. d'Antrechaus , 
cceur li^roique, les retint, leur dit s^v^rement : 
« Et le peuple, qtie va-t-il devenir, messieurs, 
dans cette ville ddnu^e, si les riches emportent 
leurs bourses? » II les retint et forga tout le monde 
de r ester. On attribuait les horreurs de Marseille 
aux communications entre habitants. D'Antre- 
chaus essaya d'un systeme tout contraire. Ce fut 
d'isoler, d'enfermer les Toulonnais chez eux. Deux 
hdpitaux immenses furent cr^^s et dans la rade et 
aux montagnes. Tout ce qui n'y allait pas, dut res- 
ter chez soi sous peine de mort. D'Antrechaus, 
pendant sept grands mois, soutint cette gageure 
qu on etlt cru impossible, de garder, de nourrir a 
domicile, une population de 26,000 dmes. Pour 
ce temps, Toulon fut un s^pulcre. Nul mouvement 
que celui du matin, de la distribution du pain de 
porte en porte, puis de I'enlevement des morts. 
Les m^decins p6rirent la plupart, les magistrats 
p6rirent, sauf d'Antrechaus. Les enterreurs p^ri- 
rent. Les d^serteurs condamnes les remplacaient, 
mais avec une brutality pr^cipitde et furieuse. Les 
corps, du quatri^me ^tage, 6taient, la t^te en bas, 
jetes au tombereau. Une m^re venait de perdre ^a 
fille, jeune enfant. Elle eut horreur de voir ce 
pauvre petit corps precipitd ainsi, et, k force d'ar- 
gent, elle obtint qu on la descendit. Dans le trajet, 
I'enfant revient, se ranime. On la remonte; elle 
survit. Si bien qu elle fut Taieule de notre savant 
M. Brun, auteur de Texcellente histoire du port. 



ZdH U SORGlftRB. 

• 

L^ pauvre petite CadiSre avait justement Y&ge de 
cette morte qui surv^cut, douze ans, V&ge si vulne- 
rable pour ce sexe. La fermeture g^n^rale des 
eglises, la suppression des fetes (de Noel! si gai k 
Toulon), tout cela pour Tenfant 6tait la fin du 
monde. U semble quelle nen soit jamais bien 
revenue. Toulon non plus ne se Veleva point. EUe 
garda Taspect d'un desert. Tout ^tait ruin6, en 
deuil, veuf, orphelin, beaucoup d&esp^rds. Au 
milieu, une grande ombre, d'Antrechaus, qui avait 
vu tout mourir, ses fils, frSres et collogues, et qui 
s'dtait glorieusement ruin^, 4 ce point qu il lui fal- 
lut manger chez ses voisins ; les pauvres se dispu- 
taient Thonneur de le nourrir. 

La petite dit k sa mdre qu'elle ne porterait jamais 
plus ce qu elle avait de beaux habits, et il faUut les 
vendre. EUe ne voulait plus que servir les malades ; 
elle entrainait toujours sa mere k rh6pital qui ^tait 
au bout de leur rue. Une petite voisine de quatorze 
ans, la Laugier, avait perdu son p^re, vivait avec 
sa mdre fort mis^rablement. Catherine j allait 
sans cesse et y portait sa nourriture, des vfite- 
ments, tout ce qu*elle pouvait. Elle demanda k ses 
parents qu'on payAt pour la Laugier les frais d'ap- 
prentissage chez une couturi^re , et tel 6tait son 
ascendant, qu*ils ne refusSrent pas cette grosse 
d^pense. Sa pi^t^, son charmant petit coeur la 
rendaient toute-puissante. Sa charity 6iait pas- 
sionnde; elle ne donnait pas seulement; elle 
aimait. Elle eAt voulu que cette Laugier fdt par- 
faite. Elle Tavait volontiers prds d*elle, la couchait 
souvent avec elle. Toutes deux avaient 6i6 revues 



LE P. GIRAAD ET lA CADlfiRE. 1730. 803 

dans les fiUes de Sainte-Therise, un tiers ordre que 
les Cannes, avaient organist. M^* Cadi^re en 6tait 
I'exemple, et, k treize ans, elle semblait une car- 
m^lite accomplie, Elle avait emprunt^ d*une visi- 
tandine des Uvres de mysticitd qu'elle d^vorait. 
La Laugier, k quinze ans , faisait un grand con- 
traiste ; elle ne voulait rien faire, rien que manger 
et 6tre belle. Elle T^tait, et pour cela on Tavait 
fait sacristine de la chapelle de Sainte-Th^r^e. 
Occasion de grandes privaut^s avec les prStres; 
aussi, quand sa conduite lui m^rita d'etre chass^e 
de la congregation, une autre autorit^, un vicaire 
gdn^ral, s'emporta jusqu'a dire que, si elle Tdtait, 
on inter dirait la chapelle (p. 36, 37). 

Toutes deux elles avaient le temp&^ament du 
pays, TextrSme agitation nerveuse, et d^s Ten- 
fance, ce qu'on appelait des vapeurs de mire (de 
matrice). Mais le r^sultat ^tait oppose ; fort char- 
nel chez la Laugier, gourmande, fain^ante, vio- 
lente ; tout c6r6bral chez la pure et douce Cathe- 
rine, qui, par suite de ses maladies ou de sa vive 
imagination qui absorbait tout en elle, n'avait au- 
cune id^e da sexe. « A vingt ans , elle en avait 
sept. » Elle ne songeait k rien qu'4 prier et don- 
ner, ne voulait point se marier. Au mot de ma- 
nage elle pleurait, comme si on lui etlt propose de 
quitter Dieu. 

On lui avait prSt^ la vie de sa patronne, sainte 
Catherine de GSnes, et elle avait achetd le Chdr 
teau de Fdme de sainte Th^rdse. Peu de confes- 
seurs la suivaient dans cet essor mystique! Ceux 
qui parlaient gauchement de ces choses lui fai- 



304 LA SORCliRB. 

saient mal. EUe ne put garder ni le confesseur de 
sa m^re, prStre de la cath^drale, ni un carme, ni 
le vieux j^suite Sabatier. A seize ans, elle avait 
un pr6tre de Saint-Louis, de haute spiritualite. 
Elle passait des jours k legUse, tellement que sa 
mere, alors veuve, qui avait besoin d'elle, toute 
devote qu'elle 6tait, la punissait k son retour. Ce 
n'^tait pas sa faute. Elle s'oubliait dans ses ex- 
tases. Les filles de son dge la tenaient tellement 
pour sainte, que parfois, a lamesse, elles crurent 
voir rhostie, attir^e par la force d'amour qu'elle 
exergait, voler k elle et d'elle-mfime se placer dans 
sa bouche. 

Ses deux jeunes fr^res 6taient disposes fort di- 
versement pour Girard. L'ain^, chez les PrScheurs, 
avait pour le j^suite Tantipathie naturelle de Tor- 
dre de Saint-Dominique. L'autre, qui, pour 6tre 
prfitre, 6tudiait chez les j^suites, regardait Girard 
comme un saint, un grand homme ; il en avait fait 
son hdros. Elle aimait ce jeune frere, comme elle, 
maladif. Ce qu'il disait sans cesse de Girard dut 
agir. Un jour, elle le rencontra dans la rue; elle 
le vit, si grave, mais si bon et si doux qu'une voix 
intdrieure lui dit Ecce homo (le voici , Thomme qui 
doit te conduire). Le samedi, elle alia seconfesser 
a lui, et il lui dit : « Mademoiselle, je vous atten- 
dais. » Elle fut surprise et ^mue, ne songea nulle- 
ment que son fr^re etit pu Tavertir, mais pensa 
que la voix myst^rieuse lui avait parl^ aussi, et 
que tons deux partageaient cette communion c^ 
leste des avertissements den haut (p. 81, 383). 

Six mois d!6U se passdrent sans que Girard, qui 



LI P. CIRARD ET LA CABIJ&RE. 1720. SOS 

la confessait le samedi, fit aucun pas vers elle. Le 
Bcandale du vieux Sabatier Tavertissait assez. II 
eAt 6i6 de sa prudence de s'en tenir au plus obscur 
attachement , 41a Guiol, il est vrai, bien mAre, 
mais ardente et diable incarnd. 

C'est la Cadiere qui s'avanga :^rers lui innocem- 
ment. Son fr^re, T^tourdi Jacobin, s'dtait avisd de 
prfiter k une dame et de faire courir dans la ville 
una satire intitul^e La Morale des Jesuites. lis en 
fdrent bientdt avertis. Sabatier jure qu'il va ^criro 
en cour , obtenir une lettre de cachet pour enfer- 
mer le jacobin. Sa soeur se trouble, s'eifraye; elle 
va, les larmes aux yeux, implorer le P. Girard, le 
prier d'intervenir, Peu apr^s, quand elle y re- 
tourne, il lui dit : « Rassurez-vous ; votre fr^re n'a 
rien a craindre, j'ai arrange son affaire. » Elle fut 
tout attendrie. Girard sentit son avantage. Un 
homme si puissant, ami du roi, ami de Dieu, et 
qui venait de se montrer si bon ! quoi de plus fort 
sur un jeune coeur? II s'aventura, et lui dit (toute- 
fois dans sa langue Equivoque) : « Remettez-vous 
k moi ; abandon nez-vous tout enti^re. » Elle no 
rougit point , et , avec sa puret^ d'ange , elle dit : 
« Oui , ff n'entendant rien , sinon I'avoir pour di- 
recteur unique. 

Quelles ^taient ses id^es sur elle? En ferait-il 
una maitresse ou un instrument de cbarlatanisme? 
Girard flotta sans doute, mais je crois qu'il pen- 
chait vers la derni^re id^e. II avait a choisir, pou- 
vait trouver des plaisirs sans perils. Mais M"® Ca- 
diere ^tait sous une mSre pieuse. Elle vivait avec 
sa famille , un frSre mari6 et les deux qui 6taient 

26 



306 U SORaiRB. 

d'^glise, dans unemaison tres etroite, dont la bou- 
tique de Taine 6tait la seule entree. Elle n'allait 
gu6re qu4 I'^glise. Quelle que fiit sa simplicity, 
eUe sentait dlnstinct les choses impures, les mai- 
sons dangereuses. Les p^nitentes des jdsuites 86 
r^unissaient volontiers au haut d une maison, fai- 
saient des mangeries, des folies, criaient en pro- 
vengal : « Vivent les jesuitons ! yy Une voisine que 
ce bruit ddrangeait, vint, les vit couch^es sur le 
ventre (5b), chantant et mangeant desbeignets (le 
tout, dit-on,.pay^ par Targent des aumdnes). La 
Cadi^re y fut invitde, mais elle .en eut d^gotlt et 
n'y retourna point. 

On ne pouvait Tattaquer que par r&me. Oirard 
semblait nen vouloir qu'4 VAme seule. Qu*elle 
ob^it, qu'eUe acceptdt les doctrines de passlvetd 
qu'il avait enseign^es k Marseille, c'^tait, ce sem- 
ble, son seul but. II crut que les exemples y 
feraient plus que les pr^ceptes. La Guiol, son &me 
damn^e, fut charg^e de conduire la jeune sainte 
dans cette ville, oil la Cadi^re avait une amie d en- 
fance, une carm^lite, fille de la Guiol. La rus^, 
pour lui inspirer confiance, pr^tendait, elle aussi, 
avoir des extases. Elle la repaissait de contes 
ridicules. Elle lui disait, par exemple, qu'ayant 
trouv6 k sa cave qu'un tonneau de vin s'6tait gS.t6, 
elle se mit en priere et qu'd I'instant le vin rede- 
vint bon. Une autre fois, elle s'etait senti entrer 
une couronne d*^pines, mais les anges pour la con- 
soler avaient servi un bon diner, qu*elle mangeait 
avec le p^re Girard. 

La Cadi^re obtint de sa mdre qu'elle ptlt aller & 



LE P. GIRAKD ET LA GADi&RE. 1730. 307 

Marseille avec cette bonne Guiol , et madame Ca- 
didre pay a la ddpense. C'^tait au mois le plus brA- 
lant de la brtilante contree, en aotlt (1729), quand 
toute la campagne tarie n offre a Toeil qu un Apre 
miroir de rocs et de caillou. Le faible cerveau des- 
seche de la jeune malade, sous la fatigue du 
voyage, recut dautant mieux la funeste impres- 
sion de ces mortes de cDuvent. Le vrai tjrpe du 
genre 6tait cette soeur Remusat, deja k letat de 
cadavre (et qui r^ellement mourut). La Cadidre 
admira une si haute perfection. Sa compagne per- 
fide la tenta de Tid^e orgueilleuse d en faire au- 
tant, et de lui succeder. 

Pendant ce court voyage, Girard, restd dans le 
brtilant 6touflfement de Toulon , avait fort triste- 
ment baisse. II allait frdquemment chez cette 
petite Laugier qui croyait aussi avoir des extases, 
la consolait (si bien que tout k Theure elle est 
enceinte ! ). Lorsque mademoiselle Cadiere lui 
revint ailee, exaltee, lui, au contraire, charnel, 
tout livre au plaisir, lui « jeta un souffle d'amour » 
(p. 6, 383). Elle en fut embras^e, mais (on le voit) 
a sa manidre, pure, sainte et g^ndreuse, voulant 
I'emp^cher de tomber, s y ddvouant jusqu i mourir 
pour lui (septembre 1729). 

Un des dons de sa saintet^, c'est qu'elle voyait 
au fond des coeurs. U lui 6tait arriv6 parfois de 
connaitre la vie secrete , les moeurs de ses confes- 
seurs , de les avertir de leurs fautes , ce que plu- 
sieurs, 6tonnds, atterr^s, avaient pris humblement. 
Un jour de cet 6t^, voyant entrer chez elle la Guiol, 
eile lui dit tout k coup : « Ah ! m^chante, qu'avez- 



308 LA S0RGI£RE. 

vous fait? » — « Et elle avait raison, dit plus tard 
la Guiol elle-mdme. Je venais de faire une mau- 
vaise action. » — Laquelle? Probablement delivrer 
la Laugier. On est tente de le croire, quand on la 
voit Tann^e suivante vouloir livrer la Batarelle. 

La Laugier, qui souvent couchait chez la Ca- 
diere, pouvait fort bien lui avoir confid son bon- 
heur et Tamour du saint, ses paternelles caresses. 
Dure 6preuve pour la Cadiere et grande agitation 
d'esprit. D une part, elle savait a fond la maxime 
de Girard : Quen un saint, tout acte est saint. 
Mais d'autre part, son honnfitet^ naturelle, toute 
son Education ant^rieure, Tobligeaient a croire 
qu'une tendresse excessive pour la creature 6tait 
toujours un p^che mortel. Cette perplexity dou- 
loureuse entre deux doctrines acheva la pauvre 
fille, lui donna d'horribles tempStes, et elle se crut 
obsedee du d^mon. 

Li parut encore son bon coeur. Sans humilier 
Girard, elle lui dit qu elle avait la vision d'une 
&me tourment^e d'impuret^ et de p^chd mortel, 
qu'elle se sentait le besoin de sauver cette &me, 
d'oflfrir au diable victime pour victime, d'accepter 
Y obsession et de se livrer a sa place. II ne le lui 
defendit pas, lui permit d'etre obsedee, mais pour 
un an seulement (novembre 1729). 

Elle savait, comme toute la ville, les scanda- 
leuses amours du vieux P. Sabatier, insolent, 
furieux, nullement prudent comme Girard. Elle 
voyait le m^pris oil les j^suites (qu'elle croyait le 
soutien de TEglise) ne pouvaient manquer de 
tomber. Elle dit un jour d Girard : « J*ai eu une 



LE P. GIRARD ET LA CADltRB. 1730. S09 

vision : une mer sombre, un vaisseau plein d'&mes, 
battu de I'orage des pens^es impures, et sur le 
vaisseau deux j^suites. J'ai dit au R^dempteur 
que je voyais au ciel : « Seigneur! sauvez-les, 
« noyez-moi... Je prends sur moi tout le nau- 
« frage. » Et le bon Dieu me I'accorda. » 

Jamais, dans le cours du proces et lorsque 
Girard, devenu son cruel ennemi, poursuivit sa 
mort, elle ne revint 1^ dessus. Jamais elle n'expli- 
qua ces deux paraboles de sens si transparent. 
Elle eut cette noblesse de n'en pas dire un mot. 
Elle s'^tait devou^e. A quoi? sans doute a la dam- 
nation. Voudra-t-on dire que, par orgueil, se 
croyant impassible et morte, elle d^fiait Timpu- 
ret6 que le demon infligeait k Thomme de Dieu. 
Mais il est tres certain qu elle ne savait rien pr^- 
cisement des choses sensuelles ; qu'en ce myst^re 
elle ne prevoyait rien que douleurs, tortures du 
demon. Girard 6tait bien froid, et bien indigne de 
tout cela. Au lieu d'etre attendri, il se joua de sa 
cr^dulit^ par une ignoble fraude. II lui glissa dans 
sa cassette un papier, ou Dieu lui disait que, pour 
elle, effectivement il sauverait le vaisseau. Mais il 
se garda d'y laisser cette pi6ce ridicule; en la 
lisant et relisant, elle aurait pu s'apercevoir qu'elle 
6tait fabriqu^e. L'ange qui apporta le papier, un 
jouraprds le remporta. 

Avec la mSme ind^licatesse, Girard, la voyant 
agit^e et incapable de prior, lui permit I6g6rement 
de communier tant qu'elle voudrait, tons les jours, 
dans diflKrentes ^glises. Elle n'en fut que plus mal. 
D^ji pleine du d^mon, elle logeait ensemble les 

S6. 



3tt^ U SORCI&RB. 

deux etmenus. A force ^gale, ils se battaient en 
elle. EUe croyait ^clater at crever. Elle tombait, 
s'^vanouissait, at restait ainsi plusieurs heures. 
En decembre, elle ne sortit plus guere, mfime de 
son lit. 

Girard aut un trop bon pr^texte pour la voir. 
II fut prudent, s'y faisant toujours conduire par le 
petit fr^re, du moins jusquala porte. La chambre 
de la malade ^tait au haut de la maison. La mere 
restait a la boutique discretement. II etait seul, 
tant qu'il voulait, et, s'il voulait, tournait la clef. 
Elle etait alors tres malade. II la traitait commo 
un enfant; il lavancait un pen sur le devant du 
lit, lui tenait la tete, la baisait paternellement. 
Tout cela recu avec respect, tendresse, reconnais- 
sance. 

Tr^s pure, elle dtait tres sensible. A tel contact 
l^ger qu une autre n'etlt pas remarqu^, elle per- 
dait connaissance ; un fr61ement pres du sein suffi- 
sait. Girard en fit I'exp^rience, et cela lui donna 
de mauvaises pens^es. II la jetait k volont6 dans 
ee sommeil, et elle ne songeait nullement k sen 
defendre, ayant toute confiance en lui, inquiete 
seulement, un pen honteuse de prendre avec un 
tel homme tant de liberty et de lui faire perdre un 
temps si pr^cieux. II y restait longtemps. On pou- 
vait prdvoir ce qui arriva. La pauvre jeune fille, 
toute malade qu elle fdt, n'en porta pas moins a la 
tfite de Girard un invincible enivrement. Une fois, 
en s eveillant, elle se trouva dans une posture tr^s 
ridiculement ind^cente ; une autre, elle le surprit 
qui la caressait. EUe rougit, gemit, se plaignit. 



LE P. GIRARD ET LA CADI£rE. 1730. 311 

Mais il lui dit impudemment : « Je suis voire 
maltre, votre Dieu... Vous devez tout souffrir au 
nom de Tob^issance. » Vers Noel, k la grande 
fete, il perdit la derniere reserve. Au rdveil, elle 
6 ecria : « Mon Dieu ! que j ai souflfert ! » — « Je 
le crois, pauvre enfant! » dit-il dun ton compa- 
tissant. Depuis, elle se plaignit moins, mais ne 
s'expliquait pas ce qu elle 6prouvait dans le som- 
meil (p. 5, 12, etc.). 

Girard comprenait mieux, mais non sans ter- 
reur, ce qu'il avait fait. En Janvier, fdvrier, un 
signe trop certain I'avertit de la grossesse. Pour 
comble dembarras, la Laugier aussi se trouva 
enceinte. Ces parties de devotes, ces mangeries, 
arrosdes indiscretement du petit vin du pays, 
avaient eu pour premier effet Texaltation natu- 
relle chez une race si inflammable, Textase conta- 
gieuse. Chez les rusees, tout etait contrefait. Mais 
chez cette jeune Laugier, sanguine et vdhdmente, 
Textase fut rdelle; Elle eut, dans sa chambrette, 
de vrais ddlires, des ddfaillances, surtout quand 
Girard y venait. Elle fut grosse un peu plus tard 
que la Cadiere, sans doute aux fStes des Rois 
(p. 37, 114). 

Peril tres grand. EUes n'dtaient pas dans un 
ddsert, ni au fond d un convent, intdressd k dtouflfer 
la chose, mais, pour ainsi dire, en pleine rue. La 
Laugier au milieu des voisines curieuses, la Ca- 
diere dans sa famille. Son frere, le jacobin, com- 
mengait k trouver mauvais que Girard lui fit de si 
longues visites. Un jour, il osa rester prds d'elle, 
quand Girard. y vint, comme pour la garder. 



312 LX S0RGI£RE. 

Girard, hardiment, le mit hors de la chambre, et 
la mere, indignde, chassa son fils de la maison. 

Celatournait vers un ^clat. Nul doute.que ce 
jeune homme, si diirement traitd, chass^ de chez 
lui, gonfl6 de colere, n'allat crier aux Prficheurs, 
et que ceux-ci, saisissant une si belle occasion, ne 
courussent rep6ter la chose, et en dessous, n*ameu- 
tassent toute la ville centre le jdsuite. II prit un 
strange parti, de faire face par un coup hardi et 
de se sauver par le crime. Le libertin devint un 
sc6lerat. 

ll connaissait bien sa-victime. II avait vu la 
trace des scrofules qu'elle avait cues enfant. Cela 
ne ferme pas nettement comme une blessure. La 
peau y reste rosee, mince et faible. EUe en avait 
eu aux pieds. Et ^lle en avait aussi dans un endroit 
d^licat, dangereux, sous le sein. II eut Tid^e dia- 
bolique de lui renouveler ces plaies, de les donner 
pour des stigmates, tels qu'en ont obtenus du ciel 
saint Francois et d'autres saints, qui, cherchant 
Yimitation et la conformite complete avec le Cru- 
cifie, portaient et la marque des clous et le coup 
de lance au c6td. Les jdsuites ^faient ddsolds de 
n'avoirrienaopposer aux miracles des jans^nistes. 
Girard 6tait stir de les charmer par un miracle 
inattendu. II ne pouvait manquer d'etre soutenu 
par les siens, par leur maison de Toulon. L'un, le 
vieux Sabatier, 6tait pr^t k croire tout; il avait 
^t^ jadis le confesseur de la Cadiere, ^t la chose 
lui etlt fait honneur. Un autre, le P. Grignet, fitait 
un beat imbecile, qui verrait tout ce qu'on vou- 
drait. Si les carmes ou d'autres s'avisaient d*avoir 



LB P. GIRARD ET LA CADlfiRE^ 1750. S15 

des doutes, on les ferait avertir de si haut, qu'ils 
croiraient prudent de se taire. MSme le jacobin 
Cadi^re, jusque-14 ennemi et jaloux, trouverait 
son compte -A revenir, a croire une chose qui 
ferait la famille si glorieuse et lui le frere d'une 
saint e. 

« Mais, dira-t-on, la chose n'etait-elle pas natu- 
relle? On a des exemples innombrables, bien con- 
states, de vraies stigmatisees * . » 

Le contraire est probable. Quand elle s'apercut 
de la chose, elle fut honteuse et d^sol^e, craignant 
de d^plaire a Girard par ce retour des petits maux 
d'enfance. Elle alia vite chez une voisine, une 
madame True, une femme qui se mSlait de m^de- 
cine, et lui acheta (comme pour un.jeune frdre) un 
onguent qui lui brdlait les plaies. 

Pour faire ces plaies^ comment le cruel s'y 
prit-il? Enfonga-t-il les ongles? usa-t-il d'un petit 
couteau, que toujours il portait sur lui? Ou bien 
attira-t-il le sang la premiere fois, comme il le 
fit plus tard, par une forte succion? Elle n'avait 
pas sa connaissance, mais bien sa sensibilite ; nul 
doute qnk travers le sommeil, elle n'ait senti la 
douleur. 

Elle eAt cru faire un grand pdch^, si elle n'etlt 
tout dit a Girard. Quelque crainte quelle etlt de 
deplaire et de d^gotlter, elle dit la chose. II vit, et 
il joua sa com^die, lui reprocha de vouloir gu^rir 
et de s'opposer a Dieu. Ce sent les celestes stig- 
mates. II se met k genoux, baise les plaies des 

* V. surtout AMaary. Magie. 



S14 LA S0RGI£RE. 

pieds. EUe se signe, s'humilie, elle fait difficult^ 
de croire. Girard insiste, la gronde, lui fait d^cou- 
vrir le c6t^, admire la plaie, « Et moi aussi, je Tai, 
dit-il, mais interieure. » 

La voila obligee de croire qu'elle est un miracle 
vivant. Ce qui aidait a lui faire accepter une chose 
si dtonnante, c'est qu a ce moment la soeur Remu- 
sat venaitde mourir.EUe Tavait vue dans lagloire, 
et son coeur porte par les anges. Qui lui succ^de- 
rait sur la terre? qui heriterait des dons sublimes 
qu elle avait eus, des faveurs celestes dont elle 
^tait comblee? Girard lui offrit la succession et la 
corrompit par TorgueiL 

Des lors, elle changea. Elle sanctifia vaniteu- 
sement tout ce qu elle sentait des mouvements de 
nature. Les degotlts, les tressaillements de la 
femme enceinte auxquels elle ne comprenait rien, 
elle les mit sur le compte des violences interieures 
de TEsprit. Au premier jour de cardme, 6tant & 
table avec ses parents, elle voit tout a coup le 
Seigneur. « Je veux te conduire au Desert, dit-il, 
t'associer aux exc6s d amour de la sainte Quaran- 
taine, tassocier a mes douleurs... » Elle fr^mit, 
elle a horreur de ce quil faudra souffrir. Mais 
seule elle pent se donner pour tout un monde de 
p^cheurs. Elle a des visions sanglantes. Elle ne 
voit que du sang. Elle apercbit Jesus comme un 
crible de sang. Elle-m6me crachait le sang, et elle 
en perdait encore d autre facon. Mais en mfime 
temps sa nature semblait chang^e. A mesure 
quelle souffrait, elle devenait amoureuse. Le 
vingti^me jour du cardme, elle voit son nom uni k 



LE P. GIRAaO ET lA CADI£RE. 1730. 315 

celui de Girard. Korgueil alors exalte, stimule 
du sens nouveau qui lui venait, Torgueil lui fait 
comprendre le domaine special que Marie (la 
femme) a sur Dieu. — Elle sent combien I'ange est 
inferieur au moindre saint, a la moindre sainte. 
— Elle voit le palais de la gloire, et se confond 
avec TAgneau!... Pour comble d'illusion, elle se 
sent soulev^e de terre, aaonter en Taif a plu- 
sieurs pieds. Elle peut k peine le croire, mais 
une personne respectde, M"® Gravier, le lui assure. 
Chacun vient, admire, adore. Girard amSne son 
collegue Grignet, qui s'agenouille et pleure de 
joie. 

N'osant y aller tous les jours, Girard la faisait 
venir souvent k Fdglisedes jesuites. EUes'y trainait 
k une heure, apres les offices, pendant le diner. 
Personne alors dans leglise. II sy livrait devant 
I'autel, devant la croix, a des transports que le 
sacrilege rendait plus ar dents. Ny avait-elle 
aucun scrupule? pouvait-elle bien s y tromper? II 
semble que sa conscience, au milieu d une exalta- 
tion sincere encore et non jou^e, setourdissait 
pourtant dej4, s'obscurcissait. Sous les stigmates 
sanglants, ces faveurs cruelles de TEpoux celeste, 
elle commencait k sentir d'etranges dedommage- 
ments. Heureuse de ses defaillances, elle y trou- 
vait, disait-elle, des peines d'infinie douceur et je 
ne sais quel flot de la Grdce « jusqu'au consente- 
ment parfait. » (p. 425, in-12.) 

Elle fut d'abord etonnde et inqui^te de ces choses 
nouvelles. Elle en parla k la Guiol, qui sour it, lui 
dit qu'elle ^tait bien sotte, que ce n*^tait hen, et 



316 lA SORGlfiRB. 

cyniquement elle ajouta qu'elle en ^prouvait tout 
autant. 

Ainsi ces perfides comm^res aidaient de leur 
mieux k corrompre une fiUe nde tres honnete, et 
chez qui les sens retardes ne s'eveiUaient qu'a 
grand'peine sous Tobsession odieuse d*une autoritd 
sacr^e. 

Deux choses attendrissent dans ses reveries : 
Tune, c*est le pur id^al qu'elle se faisait de Tunion 
fiddle, croyant voir le nom de Glrard et le sien 
unis 4 jamais au Livre de vie. L'autre chose tou- 
chante, c*est sa bont^ qui delate parmi les folies, 
son charmantcoeurd'enfant. Au jour desRameaux, 
en voyant la joyeuse table de famille, elle pleura 
trois heures de suite de songer « qu'au mdme jour 
personne n'invita J6sus a diner. » 

Pendant presque tout le carfime, elle ne put 
presque pas manger; elle rejetait le peu qu'elle 
prenait. Aux quinze derniers jours, elle jeilna 
enti^rement, et arriva au dernier degrd de fai- 
blesse. Qui pourrait croire que Girard, sur cette 
mourante qui n'avait plus que le souffle, exerja de 
nouveaux s^vices ? II avait emp6ch6 ses plaies de 
se former. II lui en vint une nouvelle au flanc 
droit. Et enfin au Vendredi saint, pour Tacheve- 
ment de sa cruelle com^die, il lui fit porter une 
couronne de fil de fer, qui, lui entrant dans le 
front, lui faisait couler sur le visage des goutles 
de sang. Tout cela sans trop de myst^re. II lui 
coupa d'abord ses longs cheveux, les emporta. 
II commanda la couronne chez un certain Bitard, 
marchand du port, qui faisait des cages. Elle 



LE P. GIRARD ET LA CADlfeRE. 1730. S17 

n'apparaissait pas aux visiteurs avec cette cou- 
ronne; on n'en voyait que les effets, les gouttes 
de sang, la face sanglante. On y impriifiait des 
serviettes, on en tirait des Veroniques, que Girard 
emportait pour les donner sans doute a des per- 
sonnes de pidte. 

La mere se trouva malgr^ elle complice de la 
jonglerie. Mais elle redoutait Girard. Elle com- 
mencait a voir qu il ^tait capable de tout, et quel- 
qu'un de bien confident (tres probablement la Guiol) 
lui avait dit que , si elle disait un mot , sa fiUe ne 
vivrait pas vingt-quatre heures. 

Pour la Cadiere, elle ne mentit jamais la dessus. 
Dans le r^cit qu'elle a dict^ de ce careme, elle dit 
expressement que c est une couronne k pointes qui, 
enfoncde dans sa tete, la faisait sHigner. 

Elle ne cacha pas non plus Torigine des petites 
croix qu'elle donnait a ses visiteurs. Sur un modele 
fourni par Girard, elle les commanda a un de ses 
parents, charpentier de TArsenal. 

Elle fut, le vendredi saint, vingt-quatre heures 
dans une d^faillance qu on appelait une extase, 
Kvr^e aux soins de Girard, soins enervants, meur- 
triers. Elle avait trois mois de grossesse. II voyait 
deja la sainte, la martyre, la miraculee, la transfi- 
guree, qui commengait a s arrondir. II desirait et 
redoutait la solution violente d un avortement. II 
le provoquait en lui donnant tons les jours de dan- 
gereux breuvages, des poudres rouge&tres. 

II Taurait mieux aimee morte ; cela Taurait tird 
d'affaire. Du moins, il aurait voulu Moigner de 
chez sa mdre, la cacher dans un convent. II con- 



318 LA S0RCI£:R6. 

naissait ces maisons, et savait, comme Picart 
{voir plus hatit Vaffaire de Louviers)^ avec quelle 
adresse, quelle discretion, on y couvre ces sortes 
de choses. II voulait Tenvoyer ou aux chartreuses 
de Premole, ou k Sainte-Claire d'Ollioules. II en 
parla m^me le vendredi saint. Mais elle paraissait 
si faible, qu on n osait la tirer de son lit. Enfin, 
quatre jours apres Pdques, Girard dtant dans sa 
chambre, elle eut un besoin douloureux et perdit 
d'un coup une forte masse qui semblait du sang 
coagul^. II prit le vase, regarda attentivement a 
la fenStre. Mais elle, qui ne soupfonnait nul mal 
d. cela, elle appela la servante, lui donna le 
vase k vider. « Quelle imprudence! » Ce cri 
^chappa a Girard, et sottement il le r^p^ta (p. 54, 
388, etc.). 

On n'a pas autant de details sur Tavortement de 
la Laugier. Elle s'6tait apergue de sa grossesse 
dans le mSme carfime. Elle y avait eu d'^tranges 
convulsions, des commencements de stigmates 
assez ridicules; Tun ^tait un coup de ciseau 
qu'elle s'etait donn^ dans son travail de couturiere, 
Tautre une dartre vive au c6t^ (p. 38). Ses extases 
tout k coup tourn^rent en ddsespoir impie. Elle cra- 
chait sur le crucifix. Elle criait centre Girard : 
« Oil est-il, ce diable de Fere, qui m'a mise dans 
cet 6tat?... II n'dtait pas difficile d'abuser une 
fiUe de vingt-deux ans!... Ou est-il? II me laisse 
Ik. Quil vienne! » Les femmes qui lentouraient 
6taient elles-m^mes des maltresses de Girard. 
EUes allaient le chercher, et il n'osait pas venir 
afironter les emportements de la fiUe enceinte. 



LE P. GIRAUD ET LA CADlfiRE. 1730. 319 

Ces commeres, interessees a diminuer le bruit, 
ptirent, sans lui, trouver un moyen de tout finir 
sans eclat. 

Girard 6tait-il sorcier, comme on le soutint plus 
tard? On aurait bien pu le croire en voyant com- 
bien aisement, sans 6tre ni jeune ni beau, il avait 
fascind tant de femmes. Mais le plus strange, ce 
fut, apres s etre tellement compromis, de maitri- 
ser Topinion. II parut un moment avoir ensorceld 
la ville elle-meme. 

En r^alite, on savait les jesuites puissants ; per- 
sonne ne voulait entrer en lutte avec eux. M^me 
on ne croyait pas stir d en parler mal k voix basse. 
La masse ecclesiastique etait surtout de petits 
moines d'ordres Mendiants sans relations puis- 
santes ni hautes protections. Les Carmes m^me, 
fort jaloux et blesses d avoir perdu la Cadiere, les 
Carmes se turent. Son frere, le jeune Jacobin, 
pr^che p^r une mere tremblante, revint aux mena- 
gements politiques, se rapprocha de Girard, enfln 
se donna a lui autant que le dernier frere, au point 
de lui prater son aide dans une etrange manoeuvre 
qui pouvait faire croire que Girard avait le don de 
proph^tie. 



S'il avait a craindre quelque faible opposition, 
c'^tait de la personne mSme qu*il semblait avoir 
le plus subjuguee. La Cadiere, encore soumise, 
donnait pourtant de lagers signes d une ind^pen- 
dance prochaine qui devait se reveler. Le 30 avril, 
dans une partie de campagne que Girard organisa 



320 LA SORClfiRE. 

galamment, et oil il ecvoya, avec la Guiol, son 
troupeau de jeunes devotes, la Cadiere tomba en 
grande reverie. Ce beau moment du printemps, 
si charmant dans ce pays, 6leva son coeur a Dieu. 
EUe dit, avec un sentiment de veritable pi^te : 
<« Vous seul. Seigneur!... Je ne veux que vous 
seul!... Vos anges ne me suffisent pas. » Puis una 
d'elles, fille fort gaie, ayant, a la provencale, 
pendu a son cou un petit tambourin, la Cadiere 
fit comme les autres, sauta, dansa, se mit un tapis 
en ^charpe, fit la boh^mienne, s etourdit par cent 
folies. 

EUe ^tait fort agitde. En mai, elle obtint de sa 
m^re de faire un voyage a la Sainte-Baume, a 
Tdglise de la Madeleine, la grande sainte des filles 
p^nitentes. Girard De la laissa aller que sous Tes- 
corte de deux surveillantes fideles, la Guiol et la 
Reboul. Mais en route, quoique par moments elle 
etlt encore des extases, elle se montra lasse d'etre 
Tinstrument passif du violent Esprit (infernal ou 
divin) qui la troublait. Le terme annuel de Vobses- 
sion n'etait pas 6loign6. N avait-elle pas gagn6 sa 
liberty? Une fois sortie de la sombre et fascinante 
Toulon, replac^e dans le grand air, dans la nature, 
sous le soleil, la captive reprit son dme, resista a 
Tdme ^trangere, osa ^tre elle-meme, vouloir. Les 
deux espionnes de Girard en furent fort mal 6di- 
fi^es. Au retour de ce court voyage (du 17 au 
22 mai), elles Tavertirent du changement. II s en 
cpnvainquit par lui-meme. Elle resista a lextase, 
ne voulant plus, ce semblait, obeir qu a la raison. 

II avait cru la tenir, et par la fascination^ et par 



LE P. GIRARD ET LA GADI£:RE. 1730. S21 

lautorit^ sacrde, enfin par la possession et ITiabi- 
tude charnelle. II jie tenait rien. La'jeune kme qui, 
aprSs tout, avait 6t6 moins conquise que surprise 
(traitreusement), revenait a sa nature. II fut bless6. 
De son m6tier de pedant, de la tyrannie des en- 
fants, chdtids a volontd, de celle des religieuses, 
non moins d^pendantes, il lui restait un fonds dur 
de domination jalouse. II r^solut de ressaisir la 
Cadiere en punissant cette premiere petite r^volte, 
si Ton pent nommer ainsi le timide essor de V&me 
comprim^e qui se releve. 

Le 22 mai, lorsque, selon son usage, elle se con- 
fessa a lui, il refusa de Tabsoudre, disant qu'elle 
etait si coupable, qu'il devait lui infliger le lende- 
main une grande, tr^s grande penitence. 

Quelle serait-elle? Le jetlne? Mais elle 6tait d6j4 
aflEaiblie et ext^nu^e. Les longues pri^res, autre 
penitence, n'etaient pas dans les habitudes du di- 
recteur qui^tiste ; il les defendait. Restait le chdti- 
ment corporel, la discipline. C'^tait la punition 
d'usage universel, prodigu^e dans les convents 
autant que dans les colleges. Moyen simple et 
abr^g^ de rapide execution qui, aux temps simples 
et rudes, s'appliquait dans leglise m6me. On voit, 
dans les fabliaux, naives peintures des moeurs, 
que le prfitre, ayant confess^ le mari et la femme, 
sans facon, sur la place mfime, derriere le confes- 
sionnal, leur donnait la discipline. Les ^coliers, 
les moines, les religieuses, n^taient pas punis 
autrement \ 

1 Le grand dauphin 6talt fouett^ crucUement. Le Jeune BoufQers 



5-2 j LA SORCIERE. 



Girard savait que celle-ci, nullement habitu^ k 
la honte, tres pudique (n'ayant rien subi qua son 
insu dans le sommeil) souffrirait extremement 
d'un chatiment indecent, en serait brisde, perdrait 
tout ce qu elle avait de ressort. Elle devait etre 
mortifiee plus encore peut-etre qu une autre, patir 
(s'il faut Tavouer) en sa vanite de femme. Elle 
avait tant souffert, tant jeun6! Puis ^tait venu 
Tavortement. Son corps, delicat de lui-meme, 
semblait n etre plus qu'une ombre. D'autant plus 
certainement elle craignait de rien laisser voir de 
sa pauvre personne, maigrie, detruite, endolorie. 
Elle avait les jambes enflees, et telle petite infir- 
mite qui ne pouvait que Thumilier extremement. 

Nous n'avons pas le courage de raconter ce qui 
suivit. On pent le lire dans ses trois depositions 
si naives, si manifestement sinceres, oil, deposant 
sans serment, elle se fait un devoir de declarer 
m^me les choses que son interet lui commandait 
de cacber, meme celles dont on put abuser contre 
elle le plus cruellement. 

La premiere deposition faite a Vimproviste devarU 
le juge ecclesiastique quon-envoya pour la sur- 

(de quinze ans) mouFut de douleur de Tavoir 6i6 (Sainl-Simon). La 
prieure de PAbbaye-aux-Bois , menac^e par son sap^rieur « de 
chdiiment a/llictif, » r^clama aupres du roi ; eUe ful, pour Thon- 
neur du couvent, dispens^e de la honte publique, mais remise au 
8up€rieur, et sans doule la punilion fut recue h petit bruit. — De 
plus en plus on sentait ce qu'elle avail de dangereux, d'immorai. 
L'effroi, la honte, amenaient de tristes supplications et d'indignes 
trail^s. On no I'avait que trop vu dans le grand procfes qui, sous 
1 empereur Joseph, ddvoila rint^rieur des colMges des]6suile«. qui 
plus tard fut r^imprim^ sous Joseph U et de nos joure 



LE P. GIRARD ET U GADIERE. 1750. o25 

prendre. Ce sont, on le sent partout, les mots 
sortis d'un jeune coeur qui parle comme devant 
Dieu. 

La seconde devant le roe, je veux dire devant le 
magistrat qui le representait, le lieutenant civil et 
criminel de Toulon. 

La derniere enfin devant la grande chambre du 
Parlement d*Aix. (Pages 5, 12, 384 du Proces, 
in-folio.) 

Notez que toutes les trois, admirablement con- 
cordantes, sont imprim^es a Aix sous les yeux de 
ses cnnemis, dans un volume oil Ton veut (je 1 eta- 
blirai plus tard) attenuer les torts de Girard, fixer 
Tattention du lecteur sur tout ce qui pent 6tre d^fa- 
vorable a la Cadiere. Et cependant T^diteur n'a 
pas pu se dispenser de donner ces depositions ac- 
cablantes pour celui qu'il favorise. 

Inconsequence monstrueuse. II effraya la pauvre 
fille, puis brusquement abusa indignement, barba- 
rement de sa terreur ^ . 

L'amour n est point du tout ici la circonstance 
attenuante. Loin de la. II ne laimait plus. C est ce 
qui fait le plus d'horreur. On a vu ses cruels breu- 
vages, et Ton va voir son abandon. II lui en vou- 
lait de valoir mieux que ces femmes avilies. II lui 
en voulait de Tavoir tentd (si innocemment), com- 
promis. Mais surtout il ne lui pardonnait pas de 
garder une dme. II ne voulait que la dompter, mais 

> On a mis ceci en grec, en le falslflant deux fois, & la p. 6, et 
h la p. 389, afln de diminuer le crime de Girard. La version la 
plus eracte ici est celle de sa deposition devant le lieutenant cri« 
minel de Toulon, p. 12, etc. 



524 LA SORCIERE. 

accueillait avec espoir le mot qu elle disait sou- 
vent : « Je le sens , je ne vivrai pas. » Libertinage 
sc6l^rat ! II donnait de honteux baisers a ce pauvre 
corps brise qu il etlt voulu voir mourir ! 

Comment lui expliqua-t-il ces contradictions 
choquantes de caresses et de cruaute? Les donna- 
t-ilpour des ^preuves de patience et dobeissance? 
ou bien passa-t-il hardiment au vrai fonds de Mo- 
linos : « Que c'est a force de pdchds qu'on fait 
mourir le p^chd? » Prit-elle cela au sdrieux? et ne 
comprit-elle pas que ces semblants de justice, d'ex- 
piation, de penitence, n etaient que libertinage ? 

Elle ne voulait pas le savoir, dans T^trange 
ddbdcle morale qu'elle eut apres ce 23 mai, en 
juin, sous rinfluence de la molle et chaude saison. 
Elle subissait son maitre, ayant peur un pen de 
lui , et d'un strange amour d'esclave , continuant 
cette com^die de recevoir chaque jour de petites 
penitences. Girard la mdnageait si peu quil ne 
lui cachait pas meme ses rapports avec d'autres 
femmes. II voulait la mettre au coavent. Elle 
6tait, en attendant, son jouet; elle le voyait, lais- 
sait faire. Faible et aflfaiblie encore par ses hontes 
^nervantes, de plus en plus melancolique, elle 
tenait peu k la vie , et rdpetait ces paroles (nulle- 
ment tristes pour Girard) : « Je le sens, je mour- 
rai bient6t. » 



XI 



U CADlfiRE AU GOUVENT. 1730 



L'abbesse du couvent d'OUioules ^taitjeunepour 
une abbesse; elle n'avait que trente-huit ans. Elle 
ne manquait pas d'esprit. Elle 6tait vive, soudaine 
a aimer ou hair, emportee du coeur ou des sens, 
ayant fort peu le tact et la mesure que demande 
le gouvernement dune telle maison. 

Cette maison vivait de deux ressources. Dune 
part, elle avait de Toulon deux ou trois religieuses 
de families consulaires qui, apportant de bonnes 
dots, faisaient ce quelles voulaient. EUes vivaient 
avec les moines Observantins qui dirigeaient le 
couvent. D autre part, ces moines, qui avaient leur 
ordre repandu a Marseille et partout , procuraient 
de petites pensionnaires et des novices qui payaient ; 
contact facheux, dangereux pour les enfants. On 
la vu par Taffaire d'Aubany. 



S2G LA S0RGI£RE. 

Point de cl6ture s^rieuse. Peu d'ordre int6rieur. 
Dans les brtllantes nuits d etd de ce climat af ricain 
(plus pesant, plus exigeant aux gorges ^touffees 
d'Ollioules), religieuseset novices allaient, venaient 
fort librement. Ce qu on a vu a Loudun en 1630 
existait a OUioules, tout de m6me, en 1730. La 
masse des religieuses (douze a peu pres sur les 
quinze que comptait la maison), un peu d^laissee 
des moines qui pr^feraient les hautes dames, 
6taient depauvres creatures ennuy^es, desh^rit^es ; 
elles n'avaient de consolations que les causeries , 
les enfantillages, certaines intimites entre elles et 
avec les novices. 

L'abbesse craignait que la Cadi6re ne vit trop 
bien tout cela. EUe fit difficulte pour la recevoir. 
Puis, brusquement,' elle prit son parti en sens tout 
contraire. Dans une lettre charmante, plus flat- 
teuse que ne pouvait lattendre une petite ii\l6 d une 
telle dame , elle exprima Tespoir qu'elle quitterait 
la direction de Girard. Ce n'^tait pas pour la trans- 
mettre h ses Observantins, qui en ^taient peu 
capables. Elle avait Tid^e piquante, bardie, de la 
prendre elle-m6me et de diriger la Cadiere. 

Elle ^tait fort vaniteuse. EUe comptait s'appro- 
prier cette merveille, la conqu^rir aisement, se 
sentant plus agr^able qu'un vieuxdirecteur j&uite. 
Elle e(it exploits la jeune sainte au profit de sa 
maison. 

Elle lui fit Thonneur insigne de la recevoir au 
seuil, sur la porte de la rue. Elle la baisa, s*en em- 
para, la mena chez elle dans sa belle cbambre 
d*abbesse et lui dit qu'elle la partagerait avec elle. 



LA CADI£:RE AU COUVENT. 1730. Z^l 

EUe fut enchant^e de sa modestie, de sa grAce 
maladive, dune certaine ^trangete, myst^rieuse , 
attendrissante. Elle avait souffert extremement de 
ce court trajet. L'abbesse voulut la coucher, et 
la mettre dans son propre lit. Elle lui dit qu'elle 
Taimait tant qu'elle voulait le lui faire partager, 
coucher ensemble comme soeurs. 

Pour son plan, c etait peut-6tre plus qu'il ne fal- 
lait, c'dtait trop, II etlt suffi que la sainte logedt 
chez elle. Par cette faiblesse singuliere de la cou- 
cher avec elle, elle lui donnait trop lair d'une 
petite favorite. Une telle privaut^, fort k la mode 
entre les dames, ^tait chose d^fendue dans les con- 
vents, furtive, et dont une sup6rieure ne devait pas 
donner I'exemple. 

La dame fut pourtant ^tonnSe de Th^sitation de 
la jeune fille. Elle ne venait pas sans doute uni- 
quement de sa pudeur ou de son humility. Encore 
moins certainement de la personne de la dame, 
relativement plus jeune que la pauvre Cadiere, 
dans une fleur de vie , de sant6 , qu'elle eAt voulu 
communiquer a sa petite malade. Elle insista ten- 
drement. 

Pour faire oublier Girard , elle comptait beau- 
coup sur Teffet de cet enveloppement de toutes les 
heures. C'^tait la manie des abbesses, leur plus 
chere pretention, de confesser leurs religieuses (ce 
que permet sainte Therese). Cela se fut fait de soi- 
mfime dans ce doux arrangement. La jeune fille 
n'aurait dit aux confesseurs que le menu, etlt 
garde le fond de son coeur pour la personne unique. 
Le soir, la nuit, sur Toreiller, caress^e par la cu- 



I 

528 LA S0RCI£;RE. 



ri6use, elle aurait laiss6 ^chapper maints secrets, 
les siens, ceux des autres. 

Elle ne put se degager d abord d un si vif enla- 
cement. Elle coucha avec Tabbesse. Celle-ci croyait 
bien la tenir. Et doublement, par des moyens con- 
traires, et comme sainte, et comme femme, j'en- 
tends comme fille nerveuse, sensible, et, par fai- 
blesse, peut-5tre sensuelle. Elle faisait ^crire sa 
Idgende, ses paroles, tout ce qui lui ^chappait. 
D autre part elle recueillait les plus humbles de- 
tails de sa vie physique, en envoyait le bulletin a 
Toulon. Elle en aurait fait son idole, sa mignonne 
poup^e. Sur une pente si glissantc, lentralnement, 
sans doute, alia vite. La jeune fille eut scfupule et 
comme peur. Elle fit un grand effort, dont sa lan- 
gueur Veid fait creire incapable. Elle demanda 
humblement de quitter ce nid de colombes, ce 
trop doux lit, cette delicatesse, d avoir la vie com- 
mune des novices ou pensionnaires. 

Grande surprise. Mortification. L'abbesse se 
crut dedaign^e, se ddpita centre Tingrate et ne lui 
pardonna jamais. 



La Cadi^re trouva dans les autres un excellent 
accueil. La maltresse des novices, M""® de Lescot, 
une religieuse parisienne, fine et bonne, valait 
mieux que labbesse. Elle scmble avoir compris co 
qu'elle ^tait, une pauvre victime du sort, un jeuno 
coeur plein de Dieu , mais cruellement marqu6 de 
fatalit^s excentriques qui devaient la pr^cipiter & 



LA ClDIlbRfi AU COUVENT. 17S0. SS9 

# 

la honte, k quelque fin sinistre. Elle ne fut occup^e 
que de la garder, de la preserver de ses impru- 
dences, d'interpr^ter, d'excuser ce qui pouvait 6tve 
en elle de moins ex(5Usable. 

Sauf les deux ou trois nobles dames qui vivaient 
avec les moines et goAtaient peu les hautes mys- 
ticit^s, toutes Taim^rent et la prirent pour un ange 
du del. Leur sensibility, peu occup^e, se concentra 
sur elle et n'eut plus d'autre objet. Elles la trou- 
vaient non seulement pieuse et surnaturellement 
devote, mais bonne enfant, bon coeur, gentille et 
amusante. On ne s'ennuyait plus. Elle les occupait, 
les 6difiait de ses songes, de contes vrais, je veux 
dire sinceres, toujours mel^s de pure tendresse. 
Elle disait : « Je vais la nuit partout, jusqu en 
Amdrique. Je laisse partout des lettres pour dire 
qu on se convertisse. Cette nuit, j'irai vous trou- 
ver, quand m4me vous vous enfermeriez. Nous 
irons ensemble dans le Sacre-Coeur. » 

Miracle. Toutes, aminuit, recevaient, disaient- 
elles, la charmante visite. Elles croyaient sentir la 
Cadiere qui les embrassait, les faisait entrer dans 
le Coeur de J6sus (p. 81, 89, 93). Elles avaient bien 
peur et ^taient heureuses. La plus tendre et la 
plus credule etait une Marseillaise, la soeur Raim- 
baud, qui eut ce bonheur, quinze fois en trois mois, 
c'est a dire a peu pres tous les six jours. 

Pur effet d'imagination. Ce qui le prouve, c'est 
qii'au meme raoment, la Cadiere etait chez toutes 
a la fois. L'abbesse cependant fut blessee, d abord 
6tant jalouse ct se croyant seule except^e, ensuite 
sentant bien que, toute perdue quelle f dt dans ses 

S8 



330 LA SORCF^RB. 

rdves, elle n'apprendrait que trop par tant d*<amies 
intimes les scandales de la maison. 

lis n'dtaient guere caches. Mais, eomme rien ne 
pouvait venir a la Cadiere que par voie illumina- 
tive, elle crut les savoir par revelation. Sa bonte 
6clata. Elle eut graiide compassion de Dieu qu*on 
outrageait ainsi. Et, cette fois encore, jelle se 
figura qu'elle devait payer pour les autres, dpar- 
gner aux pdcheurs les cMtiments m^rites en dpui- 
sant elleTm^me ce que la fureur des demons peut 
infliger de plus cruel. 

Tout cela fondit sur elle le 25 juin, jour de la 
Saint- Jean. Elle ^tait le soir avec les sceurs au 
noviciat. Elle tomba k la renverse, se tordit, cria, 
perdit connaissance. Au reveil, les novices Tentou- 
raient, attendaient, curieuses de ce qu'elle allait 
dire. Mais la maitresse, M™* Lescot, devina ce 
qu'elle dirait, sentit qu'elle allait se perdre. Elle 
Tenleva, la mena tout droit a sa chambre, ou elle 
se trouva toute ecorchee et sa chemise sanglante. 

Comment Girard lui manquait-il au milieu de ces 
combats int^rieurs et exterieurs? Elle ne pouvait 
le comprendre. Elle avait besoin de soutien. Et il 
ne venait pas, tout au plus au parloir, rarement et 
pour un moment. 

Elle lui ecrit le 28 juin (par ses freres, car elle 
lisait, mais elle savait a peine 6crire). Elle I'ap- 
pelle de la maniere la plus vive, la plus pressante. 
Et il repond par un ajournement. 11 doit prficher 
h Hyeres, il a mal a la gorge, etc. 

Chose inattendue , ce f ut Tabbesse mfime qui le 
fit venir. Sans doute elle ^talt inquidte de ce que 



LA CAI)IKR€ AU COIIVENT. 1730. 5ol 

la. Cadiere avait ddcouvert de Tinterieur du cou- 
vent. SAre qu elle en parlerait a Girard, elle voulut 
la prevenir. Elle ecrivit au jesuite un billet le plus 
flatteur et le plus tendre (3 juillet, p. 327), le 
priant que, quand il viendrait, il la visitat d abord, 
Toulant etre, en grand secret, son eleve, son dis- 
ciple, comme le fut de Jesus Thumble Nicodeme. 
« Je pourrai a peu de bruit faire de grands progres 
a la vertu, sous votre direction, a la favour de la 
sainte liberte que me procure men poste. Le pretexte 
de notre pretendarUe me servira de convert et de 
moyen (p. 327). » 

Demarche etonnante et Idg^re, qui montre dans 
Tabbesse une tete pea saine. N ayant pas reussi k 
supplanter Girard aupres de la Cadiere, elle entre- 
prenait de supplanter la Cadiere aupres de Girard. 
Elle s'avancait, sans preface et brusquement. Elle 
tranchait, en grande dame, agreable encore, et 
bien sure d'etre prise au mot, allant jusqua parler 
de la liberte quelle avait! 

Elle etait partie, dans cette fausse demarche, de 
lidee juste que Girard ne se souciait plus guere de 
la Cadiere. Mais elle aurait pu deviner qu il avait 
a Toulon d autres embarras. II etait inquiet dune 
affaire ou il ne s'agissait plus dune petite fille, 
mais dune dame milre, aisee, bien posee, la plus 
sage de ses penitentes, M"® Gravier. Ses quarante 
ans ne la defendirent pas. II ne voulut pas au ber- 
cail une brebis independante. Un matin, elle fut 
surprise, bien mortifiee, de se trouver enceinte, et 
se plaignit fort (juillet, p. 395). 

Girard , preoccupe de cette nbuvelle aventure , 



83t LA SORCIl^RB. 

vit froidement les avances si inattendues de Tab- 
besse. II craignit qu elles ne fussent un piege des 
Observantins. II resolut d etre prudent, vit lab- 
besse, deja embarrassee de sa demarche iinpru- 
dente, vit ensuite la Cadiere, mais seulement a la 
chapelle, oil il la confessa. 

Celle-ci fut blessee sans doute de ce peu d'em- 
pressement. Eten effet cette conduite ^taitetrange, 
dextf^me inconsequence. II la troublait par des 
lettres legeres, galantes, de petites menaces ba- 
dines quon aurait pu dire amoureuses. {Depos. 
Lescot, et p. 335.) Et puis il ne daignait la voir 
autrement qu en public. 

Dans un billet du soir mSme, elle s'en vengo 
assez finement, en lui disant qu'au moment oil il 
lui a donne labsolution , elle s est sentie merveil- 
leusement detachee et d elle-meme et de toute crea- 
ture. 

Cest ce qu aurait voulu Girard. Ses trames 
^taieni fort embrouillees, et la Cadiere 6tait de 
trop. II fut ravi de sa lettre, bien loin den 6tre 
piqu^, lui pr^cha le detachement. II insinuait en 
meme temps combien il avait besoin de prudence. 
II avait ref u, disait-il, une lettre oil on Tavertiasait 
severement de ses faufes. Cependant, comrae il 
partait le jeudi 6 pour Marseille, il la verrait en 
passant (p. 329, 4 juillet 1730). 

Elle attendit. Point de Girard. Son agitation fut 
extreme. Le flux monta ; ce fut comme une mer, 
une tempSte. Elle le dit a sa chere Raimbaud, qui 
ne voulut pas la quitter, coucha avec elle (p. 73) 
contre les reglements, sauf a dire quelle y etait 



U GADI&RE AU GOUVENT. I7S0. S35 

venue le matin. C'^tait la nuit du 6 juillet, de cha- 
leur concentr^e, pesante, en ce four 6troit d'Ol- 
lioules. A quatre ou cinq heures, la voyant se 
ddbattre dans de vives soufirances, elle « crut 
qu*elle avait des coliques, chercha du feu k la cui- 
sine. » Pendant son absence, la Cadiere avait pris 
un moyen extreme qui sans doute ne pouvait man- 
quer de faire arriver Girard a Tinstant. Soit quelle 
ait rouvert de ses ongles les plaies de la t6te, soit 
qu'elle ait pu s enfoncer la couronne k pointes de 
fer, elle se mit tout en sang. II lui coulait sur le 
visage en grosses gouttes. Sous cette douleur, elle 
6tait transfiguree et ses yeux ^tincelaient. 

Cela ne dura pas moins de deux heures. Les re- 
ligieuses accoururent pour la voir dans cet dtat, 
admirerent. Elles voulaient foire entrer leurs Ob- 
servantins; la Cadiere les en empficha. 

L'abbesse se serait bien gardee d avertir Girard 
pour la voir dans cet etat palhetique, ou elle dtait 
trop touchante. La bonne M°** Lescot lui donna 
cette consolation et fit avertir le Pere. II vint, 
mais au lieu de monter, en vrai jongleur, il eut 
lui-m6rae une extase h la chapelle, y resta une 
heure prostern6 k deux genoux devant le Saint- 
Sncrement (p. 95). Enfin, il monte, trouve toutes 
IfcS religieuses autour de la Cadiere. On lui conte 
qu elle avait paru un moment comme si elle dtait k 
la messe, qu elle semblait remuer les levres pour 
recevoir Thostie. « Qui pent le savoir mieux que 
moi! dit le fourbe. Un ange m'avait averli. J'ai dit 
la messe, et je Tai communiee de Toulon. » Elles 
furent renvers^es du miracle, k ce point que Tune 

t8. 



S94- LA SORGlfiRB. 

d'elles en restacteuxjoups'iiialade; Girard s'adres- 
saiit alors ^ la Cadi^e avec une indigae l^g^retd : 
•-Ah! ah ! petite gourmande ,. vous me volez done 
moiti^ de ma part? »• 

On se retire avec respect ; on les laisse. Le void 
en face de la victime sanglante, p&le, aflfaiblie, 
d'aulantplus agitee. Tout homme aurait 6t6 emu. 
Quel aveu plus naif, plus violent de sa d^pendance, 
du besoin absolu qu elle avait de le voir? Get aveu, 
expriine par le sang, les blessures, plus qu aucune 
parole, devait aller au coeur. C etait un abaisse- 
ment. Mais qui n'en aurait eu pitie? Elle avait 
done un moment de nature , cette innocente per- 
sonne? Dans sa vie courte et malheureuse, la pau- 
vre jeune sainte, si etrangere aux sens, avait done 
une heure de faiblesse? Ce quil avait eu delle k 
son insu, qu etait-ce? Peu ou rien. Avec TAme, la 
volonte, il allait avoir tout. 

La Cadiere est fort breve, comme on peutcroire, 
sur tout cela. Dans sa deposition, elle dit pudique- 
ment qu elle perdit connaissance ct. ne sut trop 
oe qui se passa. Dans un aveu a son amie la dame 
AUemand (p. 178), sans'se plaindre de rien, elle 
fait tout comprendre. 

En retour dun si grand dlan de coeur, d'une si 
charmante impatience, quefitGirard? II la gronda. 
Gette flamme qui etit gagne tout autre^ Tetit em- 
brase, le refroidit. Son ime de tyran ne voulait 
que des mortes, purs jouets de sa volonte. Ht 
celle-ci, par cette forte initiative, lavait force de 
venir. L ecoliere entralnait le maltre. L'irritable 
pedant traita cela comme il etlt £ait d'une rdvolte 



LA CADl£RB-Jkn GOUVBNT. 1750. 539- 

de college. Ses sdv^rit^s libertines; sa froideur 
figolste dans un plaisir cruel, li^trirent Imfortu^ 
n6e, qui n'en eut rien que le remords. 

Chose non moins choquante. Le sang vers6 pour 
lui n'eut d'autre effet que de lui sembler bon k 
exploiter pour son mt6r6t propre, Dans cette entre« 
vue, la derniere peut-etre;- il voulut s'assurer la 
pauvref creature au moins pour la discretion, de 
sorte quabandonn^ de lui, elle se crflt encore a 
lui. II demanda s'il serait moins favorise que le 
convent qui avait vu le miracle. Elle se fit saigner 
devant lui. L eau*dont il lava ce sang, il en but et 
lui en fit boire *, et il crut avoir lie son dme par 
cette odieuse communion. 

Cela dura deux ou trois heures; et il 6tait prds 
demidi. Labbesse 6tait' scandalisee. Elle prit le 
parti de venir elle-meme avec le diner, et de faire 
ouvrir la porte. Girard prit du thd ; comme c'dtait 
vendredi, il faisait croire quil jednait, setant sans 
doute bienmuni a Toulon. La Gadiere demanda du 
cafe. La soeur converse, qui etait a la cuisine, s en 
6tonnait dans un tel jour (p. 86). Mais, sans ce 
lortifiant, elle aurait delailli. II la remit un pen, 
et elle retint Girard encore. II resta avec elle (il 
est vrai, non plus enferme) jusqu a quatre heures, 
voulant effacer la triste impression de sa con- 
duite du matin. A force de mensonges d amitid, de 
patefnite, il raffermit un peu la mobile creature, 
lui rendit la serdnite. Elle le conduisit au depart, 



f C*^talt rasage des reTtres, d€S soldais du Nofd, de sefalre 
ithrei par la oOmmiiniOQ du sangi (Y. mes Orifgines du droit.) 



S36 LA SORClfiBE. 

et, marchant derri^re, elle fit, en veritable enfant, 
deux ou trois petits sauts de joie. II dit sdche- 
ment : « Petite folle ! » (P. 89.) 



Elle paya cruellement sa faiblesse. Le soir 
mdme, k neuf heures, elle eut une vision terrible, 
et On I'entendit crier : « O mon dieu , ^loignez- 
vous.. . Retirez-vous de moi! » Le 8 au matin, k la 
messe, elle n*attendit pas la communion (s*en 
jugeant saiis doute indigne), et se sauva dans sa 
chambre. Grand scandale. Mais elle dtait si aimde, 
qu'une religieuse qui courut apres elle, par un 
compatissant mensonge, jura qu elle avait vu Jesus 
qui la .communiait de sa main. 

M°** Lescot, finement, habilement, ^crivit en 
l^gende, comme Ejaculations mystiques, pieux 
soupirs, devotes larmes, tout ce qui s'arr&chait de 
ce coeur dechird. II y eut, chose bien rare, une 
conspiration de tendresse entre des femmes pour 
couvrir une femme. Rien ne parle plus en faveur 
de la pauvre Cadiere et de ses dons charmants. 
En un mois, elle dtait deja comme lenfant de 
toutes. Quoi qu elle fit, on la defendait. Innocente 
quand meme, on n'y voyait qu'une victime des as- 
sauts du demon. Une bonne forte femme du peu- 
ple, fiUe du serrurier d'OIlioules et touriere du 
convent, la Matherone, ayant vu certaines liber- 
t^s ind^centes de Girard, n en disait pas moins : 
« Ca ne fait rien; cest une sainte. » Dans un 
^ moment oil il parlait de la retirer du convent, elle 
B'dcria : « Nous 6ter mademoiselle Cadiere!... 



LX CADlgRE AU COUV£NT. 17S0. S57 

^ Mais je ferai faire une porte de fer pour Tempd- 
cher de sortir! » (P. 47, 48, 50.) 

Ses freres qui venaient chaquejour, effray^s de 
la situation et du parti que Tabbesse et ses moines 
pouvaient en tirer, oserent aller au devant, et, 
dans une lettre ostensible, ecrite a Girard au nom 
de la Cadiere, rappelerent la revelation quelle 
avait eue le 25 juin sur les moeurs des Observan- 
tins, lui disant « qu il etait temps d accomplir sur 
cette affaire les desseins de Dieu » (p. ^0), — 
sans doute de demander qu on fit une enqufite , 
daccuser les accusateurs. 

Audace excessive, imprudente. La Cadiere 
presque mourante etait bien loin de ces idees. Ses 
amies imaginerent que celui qui avait fait le 
trouble, ferait le calme peut-etre. EUes prierent 
Girard de venir la confesser. Ce fiit une scene 
terrible. Elle fit au confessionnal des cris, des 
lamentations, qu on entendait a trente pas. Les 
curieuses avaient beau jeu d ecouter, et n y man- 
quaient pas. Girard etait au supplice. II disait, 
r^petait en vain : « Calmez-vous, mademoiselle! » 
(P. 95.) — II avait beau Tabsoudre. Elle ne s ab- 
solvait pas. Le 12, elle eut sous le coeur une 
douleur si aigue qu elle crut que ses c6tes 6cla- 
taient. Le 14, elle semblait a la mort, et on appela 
sa mere. Elle regut le viatique. Le lendemain, 
« elle fit uneamende honorable, la plus touchante, 
la plus expressive qui se soit jamais entendue. 
Nous fondions en larmes » (p. 330-331). Le 20, 
elle eut une sorte d agonie, qui per^ait le coeur. 
Puis, tout k coup, par un reyirement heureux et 



S^ U 80RCI&RB. 

qui la sauva, elle dut une vision it^s douce. EUe 
vit la pecheresse Madeleine pardonnee, ravie dans 
la gloire, tenant dans le ciel la place que Lucifer 
avait perdue (p. 332). 

Cependant Girard ne pouvait assurer sa discr^ 
tion qu en la corrompant davantage , ^touffant ses 
remords. Parfois, il venait (au parloir), lembras- 
sait fort imprudemment. Mais plus souvent en- 
core, il lui envovait ses devotes. La Guiol et autres 
venaient laccabler de caresses et d'embrassades,. 
et quand elle se confiait, pleurait, elles souriaient» 
disaient que tout cela cetaient les libertes divines* 
qu elles aussi enavaientleur part et qu elles etaient 
de mdrae. Elles lui vantaient les douceurs d une 
telle union entriB femmes. Girard ne desapprouvait 
pas qu elles se confiassent entre elles et missent en 
commun les plus honteux secrets. II etait si habi- 
tue a cette depravation , et la troiivait si naturelle 
quil purla a la Cadiere de la grossesse de M"" Gra- 
vier. 11 voulait qu elle Tinvitat a venir a OUioules, 
calmdt son irritation, lui persuad«lt que cette gros- 
sesse pouvait Stre une illusion du diable quon 
saurait dissiper (p. 395). 

Ces enseignement^ immondes ne gagnaient rien 
sur la Cadiere. lis devaient indigner ses freres qui 
ne les ignoraient pas. Les lettres qu'ils 6crivent 
en son nom sont bien singulieres. Enrag^ an 
fond, ulcerds, regardant Girard comma un sc6- 
lerat, mais obliges de faire parler leur soeur avec 
una teiidresse respectueuse, ils ont pourtant des 
dchapp^es ou on entrevoit leur fureur. 

Pour les lettres de Girard, ce sont des morceauz 



LA GADI&BJE AU CQU^^flNT. 1730. 1S9 

travaill^s, Merits visiblement pour le proc^ qui 
peut venir. Nous parlerouiiS de la seule qu';l n'ait 
-pas eue en main pour la falsifier, ElXe est du 
22 juillet. EUe est aigre- douce, galante, d'uxi 
homme imprudent, l^ger. En voici le sens : 

« L'dveque est arrive ce matin k Toulon et ira 
voir la Cadiere... On concertera ce qu'on peut faire 
^t dire. Si le grand vicaire ^t le P. Sabatier vont 
la voir et demandent a voir (ses plaies), elle ^ir?L 
q.u'on lui a .d^fendu d'agir, ,de parler. 

« J'ai une grande faim de vous revpir et de tout 
voir. Vous savez que je ne d^mande qu^e mon bien. 
Et ii y a longtemps que je n'ai rien vti qu'd demi 
(il veut dire, a la grille du parloir). Je voub fati- 
guerai? Eh! Ubu^ ne mo fatiguez-vou3 pas 
aussi? 9 etc. 

Lettre strange en tous les sens. II se d6^$ h la 
fois et de 1 ev^que, et i^ jdsuite mfime, 4e son col- 
logue, le vieux Sabatier. C'est au fond la le^ttre 
d'un coupable inquiet. II sait bien qu elle a en ipain 
ses lettres, ses papiers, enfin de quoi le perdre. 

Les deux jeunes gens repondent au nom de leur 
soeur par une lettre vive, la seule qui ait un accent 
vrai. lis repondent ligne par ligne, sans outrage, 
mais avec une Sprete souvent ironique ou Ton sent 
I'indignation con ten ue. Leur sceur y promet de lui 
obeir, de ne rien dire a Veveqne ni au jesuite. Elle 
le telicite d avoir « tant de courage, pour exhorter 
les autres a souffrir. » Elle releve, lui renvoie sa 
choquante galanterie, mais dune maniere cho- 
quante (on sent la une main d*bomme, la naaii^ des 
deux dtourdis). . 



340 U SORGlfiRI. 

Le surlendemain , ils all^rent lui dire qu'elle 
voulait sur-le-champ sortir du couvent. II en fut 
tr6s effray^. Ilpensa que les papiers allaient dchap- 
peravec elle. Saterreur fut si profonde qu'elle lui 
6tait Tesprit. II faiblit jusqu'a aller pleurer au par- 
loir d'Ollioules, se mit k genoux devant elle, de- 
manda si elle aurait le courage de le quitter (p. 7). 
Cela toucha la pauvre fille, qui lui dit non, s'avaiiQa 
et se laissa embrasser. Et le Judas ne voulait rien 
que la tromper, et gagner quelques jours, le temps 
de se faire appuyer d en haut. 

Le 29, tout est change. La Cadi^re reste k 01- 
lioules, lui demande excuse, lui promet soumis- 
sion (p. 339). II est trop visible que celui-ci a fait 
agir de puissantes influences, que dds le 29 on a 
regu des menaces (peut-etre d'Aix, et plus tard de 
Paris). Les gros bonnets des jesuites ont ^crit, et 
de Versailles les protecteurs de cour. 

Que leraient les freres dans cette lutte? Ils con- 
sulterent sans doute leurs chefs, qui durent les 
avertir de ne pas trop attaquer dans Girard h con- 
fesseur libertin ; c eflt ^t^ deplaire a tout le clergd 
dont la confession est le cher trdsor. II fallait, au 
contraire, Tisoler du clerg4 en constatant sa doc- 
trine singuliere, montrer en lui le quietiste. Avec 
cela seul, on pouvait le mener loin. En 16598, on 
avait brule pour quietisme un cure des environs 
de Dijon. lis imaginerent de faire (en apparence 
sous la dictee de leur soeur, etrangere a ce projet), 
un memoire ou le quietisme de Girard, exalte ct 
glorifle, serait constats, reellement denonce. Ce 
fut le r^cit des visions qu elle avait eues dans le 



LA CADI£:RE AU COUVENT. 1730. 841 

carAme. Le nom de Girard y est d^ja aii ciel. Elle 
le voit, uni k son nom, au Livre de vie. 

lis n'oserent porter ce m^moire a 1 evSque. Mais 
ils se le firent voler par leur ami, son jeune aum6- 
nier, le petit Camerle. L'^vfique lut, et dans la 
viUe, il en courut des copies. Le 21 aotit, Girard 
se trouvant k T^vfich^, le pr^lat lui dit en riant : 
« Eh! bien, mon pdre, voila done votre nom au 
Livre de vie. » 

II fut accabl^, se crut perdu, ^crivit k la Cadi^re 
des reproches amers. II demanda de nouveau avec 
larmes ses papiers. La Cadiere fut bien dtonn^e, 
ltd jura que ce m^moire n'^tait jamais sorti des 
mains de ses fr6res. Mais, des qu elle sut que c'^tait 
faux, son ddsespoir n'eut point de bornes (p. 163). 
Les plus cruelles douleurs de Tdme et du corps 
rassaillirent. Elle crut un moment se dissoudre. 
Elle devint quasi foUe. « J'eus un tel d^sir de souf- 
france ! Je saisis la discipline deux fois , et si 
violemment que j'en tirai du sang abondamment ^ 
(p. 362). Dans ce terrible dgarement qui montre 
et sa faible t6te et la sensibility infinie de sa con- 
science, la Guiol Tacheva en lui d^peignant Girard 
comme un homme k peu pr^s mort. Elle porta au 
dernier degrd sa compassion (p. 361). 

Elle allait latcher les papiers. II 6tait pourtant 
trop visible que seuls ils la defendaient, la gar- 
daient, prouvaient son innocence et les artifices 
dont elle avait et6 victime. Les rendre, c'^tait ris- 
quer que Ton changedt les r61es, qu on ne lui impu- 
tAt d'avoir s6duit un saint, qu'enfin tout Todieux 
ne fit de son c6t^. 



S«3 lA SOBCltoB. 

Mais, s'il falkdt p^rir ou perdre Qirard» elle 
aimait mieux de beaucoup le premier parti. Un 
d^mon (la Guiol sans doute), la tenta justement 
par lA, par T^trange sublimits de ce sacrifice. EUe 
lui ^crivit que Dieu voulait d'elle un sacrifice san- 
giant (p. 28). Elle put lui citer les saints qui, accu- 
ses, ne se justifiaient pas, s'accusaient eux-*m^e8, 
mouraient conune des agneaux. La CadiSre suivit 
cet exemple. Quand on accusaitGirard devant elle, 
eUe le justifiait, disant : « H dit yrai, et j'ai menli » 
(p. 32). 

Elle eAt pu rendre seulement les lettrea de 
Qirard, mais, dans cette graade ^chappde de coeur, 
eUe ne marcbanda pas ; elle lui donna encore les 
minutes des siennes. II eut k la fois et ces minutes 
Sorites par le jacobin et les copies que I'autre frdre 
faisait et lui envoyait. Dds lors il ne craignait rien. 
Nul contrdle possible. II put en 6ter, en remettre, 
d^truire, biiFer, falsifier. Son travail de faussaire 
^tait parfaitement libre, et il a bien travaill^. De 
quatre-vingts lettres il en reste seize, et encore 
elles semblent des pieces laborieuses, fabriqu^es 
apr^s coup. 

Girard, ayant tout en main, pouvait rire de ses 
ennemis. A eux desormais de craindre. L'^vfique^ 
homme du grand monde, savait trop bien son Ver- 
sailles et le cr^it des j^suites pour ne pas les ma- 
nager. II crut mdme politique de lui faire une petite 
reparation pour son malicieux reproche relatif au 
Livre de vie, et lui dit gracieusement qu*il voulait 
tenir un enfant de sa famille sur les fonts de bap- 
tdme. 



LA GADI£RB AU GdVVBNT. 1730. 343 

Les ^vSques de Toulon avaient toujours ^t^ de 
grands seigneurs; Leur liste offre tous les premiers 
noms de Provence, Baux, Gland^ves, Nicolai, For- 
bin, Forbin d'Oppede, et de fameux noms dltalie, 
Fiesque, Trivulce, la Rov^re. De 1712 a 1737, 
sous la R^gence et Fleury, T^vSque 6tait un la 
Tour du Pin. II 6tait fort riche, ayant aussi en Lan- 
guedoc les abbayes d'Aniane et de Saint-Guilhem 
du Desert. II s'^tait bien conduit, dit-on, dans la 
paste de 1721 . Du reste, il ne r^sidait gu^re, me- 
nait une vie toute mondaine, ne disait jamais la 
messe, passait pour plus que galant. 

II vint k Toulon en juillet, et, quoique Girard 
Teftt detourn6 d'aller k Ollioules et de visiter la 
Gadiere, il en eut pourtant la curiosity. II la vit 
dans un de ses bons moments. Elle lui plut, lui 
sembla une bonne petite sainte, et il lui crut si 
bien des lumi^res sup^rieures, qu'il eut la l^g^ret^ 
de lui parler de ses affaires, d'int^rSts, d'avenir, 
la consultant comme il eut fait d*une diseuse de 
bonne aventure. 

II h^sitait cependant, malgr^ les pri^res des 
freres, pour la faire sortir d'Ollioules et pour Tdter 
4 Girard. On trouva moyen de le decider. On fit 
courir a Toulon le bruit que la jeune fille avait 
manifesto le d^sir de fuir au desert, comme son 
module sainte Th^rese Tavait entrepris k douze 
ans, C'6tait Girard, disait-on, qui lui mettait cela 
en tSte pour Tenlever un matin, la mettre hors du 
diocese dont elle faisait la gloire, faire cadeau de 
06 tr^sor i quelque couvent 6loign^ oH les j^suites, 
en ayant le monopole exclusif, exploiteraient ses 



344 LASORGI&RE. 

miracles, ses visions, sa gentillesse de jeune sainte 
populaire. L'dv^que se sentit fort bless6. II signifia 
k Tabbesse de ne remettre M^® Cadidre qu'a sa 
mere elle-m^me, qui devait bient6t la faire sortir 
du couvent, la mener dans une bastide qui 6tait & 
la famille. 

Pour ne pas chequer Girard, on fit dcrire par la 
Cadi^re que, si ce changement le gSnait, il pouvait 
s'adjoindre et lui donnerun second confesseur. II 
comprit et aima mieux d^sarmer la jalousie en 
abandonnant la Cadiere. II se d^sista (15 sep- 
tembre) par un billet fort prudent, humble, piteux, 
oil il tdchait de la laisser amie et douce pour lui. 
« Si j'ai fait des fautes a votre ^gard, vous vous 
souviendrez pourtant toujours que j'avais bonne 
volontd de vous aider.., Je suis et je serai toujours 
tout k vous dans le Sacre Coeur de Jdsus. » 

L'6vdque cependant n'etaitpas rassur^. II pen- 
sait que les trois jesuites Girard, Sabatier et 
Grignet voulaient Tendormir, et un matin, avec 
quelque ordre de Paris, lui voler la petite fille. II 
prit le parti d^cisif, 17 septembre, denvoyer sa 
voiture (une voiture I6gere et mondaine, qu'on ap- 
pelait phaeton), et de la faire mener tout prds k la 
bastide de sa m^re. 

Pour la calmer, la garder, la mettre en bon 
chemin, il lui chercha un confesseur, et s'adressa 
d'abord k un carme qui Tavait confess^e avant Gi- 
rard. Mais celui-ci, homme &g6, n'accepta pas. 
D'autres aussi probablement recul^rent. Kdvfique 
dut prendre un dtranger, arrive depuis trois mois 
du Comtat, le P. Nicolas, prieur des carmes d^ 



LA CADI^RE AU COCVENT. 1730. S45 

chauss^s. C^tait un homme de quarante ans, 
homme de tfite et de courage, tr6s ferme et mdme 
obstin^. II se montra fort digne de cette confiance 
en la refusant. Ce n'^tait pas les j^suites qu'il crai- 
gnait, mais la fiUe mSme. II n'en augurait rien de 
bon, pensait que Tange pouvait 6tre un ange de 
t^nebresj et craignait que le Malin, sous une douce 
figure de fille, ne fit ses coups plus malignement. 

II ne put la voir sans se rassurer un peu. Elle 
lui parut toute simple , heureuse d'avoir enfin un 
homme stir, solide et qui ptit Tappuyer. Elle avait 
beaucoup souffert d'etre tenue par Girard dans 
une vacillation constante. Du premier jour, elle 
parla plus qu'elle n*avait fait depuis un mois, conta 
sa vie, ses souflfrances, ses devotions, ses visions. 
La nuit mfime ne I'arrSta pas, chaude nuit du 
milieu de septembre. Tout 6tait ouvert dans la 
chambre, les trois portes, outre les fen^tres^ Elle 
continua presque jusqu a I'aube, pr6s de ses fr^res 
qui dormaient. Elle reprit le lendemain sous la 
tonnelle de vigne, parlant k ravir de Dieu, des 
plus hauts mysteres. Le carme 6tait stup^fait, se 
demandait si le Diable pouvait si bien louer Dieu. 

Son innocence 6tait visible. Elle semblait bonne 
fille, ob^issante, douce comme un agneau, fol&tre 
comme un jeune chien. Elle voulut jouer aux 
boules (jeu ordinaire dans les bastides), et il ne 
refusa pas de jouer aussi. 

Si un esprit 6tait en elle, on ne pouvait dire du 
moins que ce fAt un esprit de mensonge. En Tob- 
servant de pr^s , longtemps , on n'en pouvait 
douter, ses plaies r^ellement saignaient par mo- 

S9. 



546 u soiu:i£aE. 

ments. II se garda bien d'an faire, comme Girard, 
dlmpudiques verifications. II se contenta do voir 
cello du pied. II no vit que trop ses oxtases. Une 
vivo chaleur lui prenait tout a coup au cceur, cir- 
culait partout. Elle no se connaissait plus, entrait 
dans des convulsions, disait dos choses insens^es. 

Lo carme comprit tres bien qu*en elle 11 y avait 
deux personnes, la jeune fiUo et le ddmon. La pre- 
miere etait honnSte, et m^mo trds nouve da coear, 
ignorante^ quoi qu* on lui etlt fait, comprenant peu 
les choses memo qui Tavaient si fort troublde. 
Avant sa confession, quand elle parla des baisers 
de Girard, le carme lui dit rudement : « Ce sont 
do tres grands p^cb^s. — mon Dieu ! dit-elle en 
pleurant, je suis done perdue, car il m*a fait bien 
d'autres cboses. » 

U^v^que venait la voir. La bastido 6tait pour 
lui un but de promenade. A ses interrogations, 
elle r^pondit naivement, dit au moins le common* 
cement. L ev6que fut bien en colore, mortifi^, indi- 
gn6. Sans doute il devina le reste. II no tint k rion 
quil no fit un grand 6clat centre Girard. Sans 
regarder au danger d'uno lutte avec les j^suites, 
il entra tout a fait dans les id^es du carme, admit 
qu'ello etait ensorcel^e, done que Girard Stait sar- 
cier. II voulait t linstant mdme llnterdire solen- 
nellement, lo perdro, le d&honorer. La Gadiere 
pria pour celui qui lui avait fait tant de tort, ne 
voulut pas Stre veng^. Elle se mit k genoux de- 
vant r^vSque, le conjura de T^pargner, de ne point 
parler do cos tristes choses. Avec une touchante 
humility, elle dit : « II me suffit d'dtre ^dair^ 



LA CADI^RE AD COUVENT. 1730. Si7 

DMdntenant, de savoir que j'^tais dans le p^ch^ » 
(p. 1^. Son fr^re le jacobin se joignit a elle, 
pr^voyant tons les dangers d une telle guerre et 
doutant que Tdv^que y fdt bien ferme. 

Elle avait moins d'agitation. La saison avait 
change. V6te brfilant 6tait fini. La nature enfin 
faisait grdce. C'^tait Taimable mois doctobre. 
L*6y^que eut la vive jouissance qu'elle fut d6livr6e 
par lui* La jeune fille^ n'^tant plus dans 1 etouffe- 
ment d'Ollioules, sans rapport avec Girard, bien 
gard^e par sa famille, par Thonn^te et brave 
Dioine, enfin sous la protection de I'^vSque, qui 
plaignait peu ses demarches et la couvrait de sa 
constante protection, elle devint tout a fait calme. 
Comme Therbe qui en octobre revient par de pe- 
tites pluies, elle se releva, refleurit. 

Pendant sept semaines environ, elle paraissait 
fort sage. L'ev^que en fut si ravi qu'il etlt voulu 
que le carme, aid^ de. la Cadiere, agft aupres des 
autres pdnitentes de Girard, les ramenat k la rai- 
son. Elles durent venir a la bastide; on pent juger 
combien k contre-coeur et de mauvaise grdce. En 
r^alit^, il y avait une 6trange inconvenance a 
faire comparaitre ces femmes devant la prot^g^e 
de r^v^que, si jeune et k peine remise de son d6- 
lire extatique. 

La situation se trouva aigrie, ridicule. II y eut 
deux partis en presence, les femmes de Girard, 
celles de I'^veque. Du c6t^ de celui-ci, la dame Al- 
lemand et sa fiUe, attachees k la Cadiere. De I'autre 
c6t6, les rebelles, la Guiol en tfite. L'dvSque n6go- 
cia avec celle-ci pour obtenir qu'elle entr&t en 



348 U S0RCI£RB. 

rapport atec le carme et lui men&t ses amies. B 
lui envoya son greffier, puis un procureur, ancien 
amant de la Guiol. Tout cela n'opdrantpas, Tdv^que 
prit le dernier parti, ce fut de les convoquer toutes 
a Y4Y&ch6. Lk, elles nidrent g^n^ralement ces 
extases, ces stigmates, dont elles s*dtaient vant^es. 
L'une, sans doute la Guiol, eflfront^e et malicieuse, 
r^tonna bien plus encore en lui oflFrant de montrer 
sur-le-champ qu'elles n'avaient rien sur tout le 
corps. On I'avait cru assez l^ger pour tomber 
dans ce piege. Mais il le d^mfila fort bien, refusa, 
remercia celles qui, aux d^pens de leur pudeur, 
lui eussent fait imiter Girard, et fait rire toute la 
ville. 

L'^v^que n'avait pas de bonheur. D'une part, ces 
audacieuses se moquaient de lui. Et, d'autre part, 
son succ^s pr^s de la Cadi^re s'^tait dementi. A 
peine rentr^e dans le sombre Toulon, dans son 
6troite ruelle de I'Hdpital, elle 6tait retombde. 
Elle dtait pr^cis^ment dans les milieux dangereux 
et sinistres ou commenca sa maladie, au champ 
mSme de la bataille que se livraient les deux par- 
tis. Les j^suites, a qui chacun voyait la cour pour 
arriere-garde, avaient pour eux les politiques, les 
prudents, les sages. Le carme n'avait que I'dv^que, 
n'^tait pas mSme soutenu de ses confreres, ni des 
cur^s. II se m^nagea une arme. Le 8 novembre, il 
tira de la Cadiere une autorisation 6crite de r6Y6- 
ler au besoin sa confession. 

Acte audacieux, intr^pide, qui fit frdmir Girard. 
II n'avait pas grand courage, et il etlt 6t4 perdu, 
si sa cause n'e^t ^t^ celle des j ^suites. II se blottit 



LA GA01£rE AU GOUYENT. 1730. 349 

au fond de leur maison. Mais son colldgue Saba- 
tier, vieillard sanguin, col6rique, alia droit k T^vfi- 
chd. II entra chez le pr^lat, portant comme Popi- 
lius, dans sa robe, la paix ou la guerre. II le mit 
au pied du mur, lui fit comprendre qu un proems 
avec les j&uites, c'etait pour le perdre a jamais 
lui-mSme, qu'il resterait evSque de Toulon k per- 
p^tuit^, ne serait jamais archevfique. Bien plus, 
avec la liberty d un ap6tre fort a Versailles, il lui 
dit que si cette affaire r^v^lait les moeurs d'un 
j^suite, elle n'dclairerait pas moins les moeurs d'un 
6vSque. Une lettre, visiblement combin^e par 
Girard (p. 334), ferait croire que les j^suites se 
tenaient prStsen dessous a lancer centre le pr^lat 
de terribles recriminations, declarant sa vie, « non 
seulement indigne de I'episcopat, mais abomi- 
nable. r» Le perfide et sournois Girard, le Sabatier 
apoplectique, gonfld de rage et de venin, auraient 
pousse la calomnie. lis n'auraient pas manqu6 de 
dire que tout cela se faisait pour une fille, que si 
Girard I'avait soignee malade, I'^vfique Tavait eue 
bien portante. Quel trouble qu'un tel scandale 
dans la vie si bien arrang^e de ce grand seigneur 
mondain ! C'etlt 6te une chevalerie trop comique de 
faire la guerre pour venger la virginity d une petite 
folle infirme, et de se brouiller pour elle avec tons 
les honnStes gens ! Le cardinal de Bonzi mourut 
de chagrin a Toulouse, mais au moins pour une 
belle dame, la noble marquise de Ganges. Ici 
r^vfique risquait de se perdre, d'etre ^crase sous la 
honte et le ridicule, pour cette fille d'un revendeur 
de la rue de I'Hdpital ! 



Ces menaces de Sabktier firent d'autbnt plus 
d'impression que di^ja T^Vdque de lui-inSme tenait 
moins 4 la Cadidre. II ne lui savait pas bon gr^ 
d'etre redevenue malade, d'avoir dementi son suc- 
ces, de lui donner tort par sa rechute. II lui en 
voulait de n'etre pas gu6rie. II se dit que Sabatier 
avaitraison, qu'il serait bien^bon de se compro- 
mettre. Le changement fut subit. Ce fut comme un 
coup de la Gr&ce. II vit tout a coup la lumiere, 
comme saint Paul au chemin de Damas, et se con- 
vertit aux j^suites, 

Sabatier ne le Idcha pas. II lui p'r&eUta du pa- 
pier, et lui fit ^crire, signer Tinterdictiondu carme, 
son agent pres de la Cadi^re; plus, celle de son 
frdre le jacobin (10 noyembre 1730). 



XII 



LE PROCfiS DE LA CAMBRE. i73M7M 



On paut juger ce que fiit oe coup ^ouvaatable 
pour lit famille Gadi&re. Les attaques de la malade 
deyinreut fr^quentes et terribles. Chose cruelle, ce 
fiit comma une ^pid^mie chez ses intimes amies. 
Sa voisine, la dame AUemand, qui avait aussi des 
extases, mais qui jusque-1^ les croyait de Dieu, 
tomba en effroi et sentit Tenfer. Cette bonne dame 
(de cinquante ans) se souvint qu'en effet elle avait 
eu souvent des pens^es impures ; elle se crut liyr^e 
au Diablo, ne vit que. diables chez elle, ot, quoique 
gard^e par sa fiUe, elle se sauva dulogis, demanda 
asile aux Cadidre. La maison devint d6s lors inha- 
bitable, le commerce impossible. L*aln6 Cadi6re, 
furieux, invectivait centre Girard, criait : « Ce 
sera Gauj&idi... Lui aussi, il sera brills ! » Et le 
jacobin ajoutait : << Nous y mangerions plutdt tout 
le Men de la famille. » 



/ 



389 LA SORCliRE. 

Dans la nuit du 17 au 18 novembre, la CadiSre 
liurla, ^touffa. On crut qu'elle allait mourir. L*ain^ 
Cadi^re, le marchand, qui perdait la tete, appela 
par les fen^tres, criant aux voisins : « Au secours! 
Le diable strangle ma soeur! » lis accouraient, 
presque en chemise. Les medecins et chirurgiens 
qualifiant son ^tat una suffocation de la matrice, 
voulurent lui mettre des ventouses. Pendant qu'on 
les allait chercher, ils parvinrent k lui desserrer 
les dents et lui firent avaler une goutte d'eau-de- 
vie, ce qui la rappela a elle-m6me. Cependant les 
medecins de Vkme arrivaient aussi k la fille , un 
vieux prfitre, confesseur de la mere Cadiere, puis 
des cures de Toulon. Tant de bruit, de cris, I'ar- 
riv^e de ces pr^tres en grand costume, Tappareil 
de Texorcisme, avait rempli la rue de monde ; les 
arrivants demandaient : « Qu y a-t-il? — C'est la 
Cadiere, ensorcel^e par Girard. » On pent juger de 
la pitid, de Tindignation du peuple. 

Les jdsuites, tr6s effrayds, mais voulant ren- 
voyer leffroi , firent alors une chose barbare. Ils 
retourn^rent chez T^v^que, ordonndrent et exigd* 
rent qu'on poursuivit la Cadiere, qu'on TattaquSi 
le jour mfime, — que cette pauvre fille, sur le lit 
oil elle rdlait tout h Theure, apr6s cette horrible 
crise, regtlt arimproviste une descente de justice... 

Sabatier ne lacha pas T^vfique que celui-ei n'eAt 
fait appeler son juge, son official, le vicaire gene- 
ral Larmedieu, et son promoteur (ou procureur 
Episcopal), Esprit Reybaud, et qu'il ne leur etlt dit 
de proc^der sur Theure. 

C6tait impossible, illegal, en Droit canonique. 



LB PROGiS DE I^ CitiHteB. 17S0-17S1. 3<» 

II faUait nn informS prMable sur les faits, armnt 
d'aller interroger. — Autre difficult^ : le juge 
eccl^siastique n'atait droit de fair e une telle des- 
cente que pour un refus de sacrement. Les deux 
l^istes d'Eglise durent faire cette objection. Saba- 
tier n'^couta rien. Si les choses tratnaient ainsi 
dans la froide l^galit^, il manqilait son coup de 
terreur. 

Larmedieu, ou Larme-Dieu^ sous ee nom tou- 
chant, ^tait un juge complaisant, ami du clerg^. 
Ce n'dtait pas un de ces rudes magistrats qui vont 
tout droit devant eux, comme d'aveugles sangliers, 
dans le grand cbemin de la loi, sans voir, distin* 
guer les personnes. II avait eu de grands i^gards 
dans Taffaire d*Aubany, le gardien d'OUioules. II 
avait poursuivi assez lentement pour qu Aubany 
se sauY&t. Puis, quand il le sut k Marseille, comme 
si Marseille etlt €\A loin de France, ultima Thule, 
ou la Terra incognita des anciens g^ographes, il 
ne bougea plus. Ici, ce fut tout autre chose : ce 
juge paralytique pour raflTaire d'Aubany eut des 
ailes pour la Cadiere, et les ailes de la foudre. II 
^tait neuf heures du matin lorsque les habitants 
de la ruelle virent avec curiosity arriver chez les 
Cadiere une fort belle procession, messire Larme- 
dieu en tSte, et le Promoteur de la cour dpisco- 
pale, honorablement escortds de deux vicaires de 
la paroisse, docteurs en th^ologie. On envahit la 
maison. On interpella la malade. On lui fit faire 
serment de dire vrai centre elle-mdme, serment de 
se difPamer en disant k la justice ce qui ^tait de 
conscience et de ccmfession. 

50 



354 LA SOBOfiRB. 

EUe pouvait se dispenser de r^pondre, nulle 
formality n'ayant 6i6 observ^e. Mais elle no dis- 
puta pas. EUe jura, ce qui 6tait se desarmer, se 
Uvrer. Car, 6tant li^e une fois parle serment, elle 
dit tout, mSme les choses honteuses et ridicules 
dont Taveu est si cruel pour une fille. 

Le proems-verbal de Larmedieu et son premier 
interrogatoire indiquent un plan bien arr^t^ entre 
lui et les j ^suites. C'^tait de montrer Girard comme 
la dupe et la victime des fourberies de la Cadidre. 
Un homme de cinquante ans, docteur, professeur, 
directeur de religieuses, qui cependant est rest^ 
si innocent et si credule, qu'il a suffi pour Tattraper 
d'une petite fille, d'un enfant ! La rusde, la ddver- 
gond^e, Fa trompe sur ses visions, mais non en- 
train^ dans ses dgarements. Furieuse, elle s'en est 
veng^e en lui pretant toute infamie que pouvait lui 
sugg^rer une imagination de Messaline. 

Bien loin que Tinterrogatoire confirme rien de 
tout cela, ce quil a de tres touchant, c'est la dou- 
ceur de la victime. Visiblement elle n'accuse que 
contrainte et forc^e par le serment qu'elle a prSt6. 
Elle est douce pour ses ennemis, mSme pour la 
perfide Guiol, qui (dit son fr^re) la livra, qui fit 
tout pour la corrompre, qui, en dernier lieu, la 
perdit en lui faisant rendre les papiers qui eussent 
fait sa sauvegarde. 

Les Cadiere furent ^pouvantds de la naivete de 
leur soeur. Dans son respect pour le serment, elle 
s'etait livr^e sans reserve, h6las ! avilie pour tou- 
jours, chansbnn^e dds lors et moqude des ennemis 
mdme A^m i<^.»uites, et des sots rieurs libertins. 



LE PR0G£S DE la GADI£RE. 1730-1751. 355 

Puisque la chose 6tait faite, ils voulurent du 
moins quelle Mt exacte, que le procds-verbal des 
prdtres ptlt 6tre contr6l6 par un acte plus s^rieux. 
D'accusee qu elle semblait 6tre, ils la firent accu- 
satrice, prirent la position oflfensive, obtinrent du 
magistrat royal, le lieutenant civil et criminel, 
Marteli Chantard, qu*il vlnt recevoir sa deposi- 
tion. Dans cet acte, net et court, se trouve claire- 
ment ^tabli le fait de seduction; plus, les reproches 
qu'elle faisait k Girard pour ses caresses lascives, 
dont il ne faisait que rire ; plus, le conseil qu'il 
lui donne de se laisser obseder du demon; plus, 
la succion par laquelle le fourbe entretenait ses 
plaies, etc. 

L'homme du roi, le lieutenant, devait retenir 
TaflFaire a son tribunal. Car le juge eccl^siastique, 
dans sa precipitation, n'ayant pas rempli les for- 
malites du droit ecciesiastique, avait fait un acte 
nul. Mais le magistrat laique n'eut pas ce courage. 
11 se laissa atteler k Tinformation cl^ricale, subit 
Larmedieu pour associe, et m^me alia singer, 
dcouter les t^moins au tribunal de rev^che. Le 
greffier de Y&v&ch6 ecrivait (et non le greffier du 
lieutenant du roi). Ecrivait-il exactement? On 
aurait droit d'en douter quand on voit que ce 
greffier ecclfeiastique menacait les t^moins, et 
chaque soir allait montrer leurs depositions aux 
j6suites*. 

Les deux vicaires de la paroisse de la CadiSre, 
que Ton entendit d'abord, deposdrent sdchement, 

t p. so de rin-folio, et 1. 1 de nn-12, p. S3. 



sans faveur pour elle, mais nuUenaent centre elie, 
nuUeciient pour les j^suites (24 novembre). Ceux-<i 
vir^ni que tout allait manquer. lis perdirent toute 
pudeur, et, au risque dlndigner le peuple, r^solu- 
rent de briser tout. lis tirdrent ordre de Ti^ySque 
pour emprisonner la Cadiere et les principaux 
t^moins qu'elle voulait faire entendre. C'^taient 
les dames Allemand et la Batarelle. Celle-ci fat 
mise au Refuge, couvent-prison, ces dames dans 
une maison de force, le Bon-PaMeur, ou Ton jetait 
les foUes et les sales coureuses en correction. La 
Cadiere (26 novembre), tir^ de son lit, fut donnee 
aux ursulines, p^niterites de Girard, qui la cou- 
cherent proprement sur de la paille pourrie. 

Alors, la terreur stabile, on pjit ent^dre les 
t^moins, deux d'abord (28 novembre), deuac respec- 
tables et choisis. L'un 6tait cette Gruiol, eonmie 
pour fournir des femmes a Girard ; langue adroite 
et ae^r^e, qui fut charg^e de lancer le premier 
dard et d'ouvrir la plaie de la ealomnie. L'autre 
^tait la Laugier, la petite eouturiere que la Cadidre 
nourrissait et dont elle ayait pay^ I'apprentissage. 
Etant enceinte de Girard, cette Laugier avait cri6 
centre lui ; elle lava ici cette faute en se moquant 
de la Oadiere, salissant sa bienfaitrice, mais cela 
maladroitement, en d^vergond^e qu'elle ^tait, lui 
pr^taait des mots effronti^s, tr^s contraires k ses 
habitudes. Puis vinrent W^^ Gravier et sa cousine, 
la Eeboul, enfiin toutes les girardines, commo on 
fes appelait dans Toulon. 

Mais on ne pouvait si bien faire que, par mo- 
ments, la lumidre n'^olat&t. La immf> d'u& propa- 



X 



LE PROG^S DE U CADI£RE. 1730-1751. S57 

raur, daos 1^ m^^pn (jb latjueUd $*a$$emblaient 
les girardines, dit brutakment qu'on ne pouvait y 
tenir, qu'elles troublaient toute la maison; elle 
conta leurs rire^ bruyants, leurs mangeries payees, 
des collectes que Xou faisait pour les pauvres, etc. 
(p. 55). 

On craignait e^tr^mement que les religieuses 
ne se d^clarassent pour la Cadiere. Le greffier de 
Tevdcli^ alia leur dire (comme de la part de 
r^vfique) qu'oa cl^&tierait celles qui parleraient 
mal. Pour agir plus fortement encore, on fit reve- 
nir de Marseille leur galant P. Aubany, qui avait 
ascendajit sur elles. On arrangea son affaire du 
viol da la petite fiUe. On fit entendre aux parents 
que la justice ne feraitrien. On estima Thonneur 
de Tenfant a huit cents livres, qu'on paya pour 
Aubany. Done il revint plein dezele, tout j^suite, 
dans son troupeau d'OUioules. Pauvre trpupeau 
q\ii trembla quand ce bon P. Aubany se dit charge 
de les avertir que, si elles n'etaient pas sages, 
^ elles awi'ment la question. » {Proces^ in-12, t. II,, 
p. 191.) 

Avec tout cela, on ne tira pas ce qu'on voulait 
des quinze religieuses. Deux ou trois a peine 
6taient pour Girard, et toutes articulerent des 
faits, surtout pour le 7 juillet, qui directement 
Taccablaient. 

Les jdsuites d^sesp^res prirent un parti h^roique 
pour s'assurer des t^moins. lis s'6tablirent 4 poste 
fize da^s une salle de passage qui menait au tri- 
bunal. La ils les arrStaient, les pratiquaient, les 
menagaie^tt, et» s'ils ^tai^nt centre Girard, Us l@s 

50. 



S58 U SORCII^RE. 

emp^chaient d'entrer, et par force impudemment 
les mettaient k la porte (in-12, t. I, p. 44). 

Ainsi le juge d'Eglise et le lieutenant du roi 
n'6taient plus que des mannequins entre les mains 
des j^suites. Toute la ville le voyait, fr6missait. 
En d^cembre, Janvier, fevrier, la famille des Ca- 
diere formula et r^pandit une plainte pour ddni 
de justice et subornation de t^moins. Les jdsuites 
eux-mSmes sentirent que la place n'^tait plus 
tenable. lis appelerent le secours d'en haul. Le 
meilleur paraissait etre un simple arrdt du Grand 
Conseil qui etlt tout appel6 k lui et tout dtouflRS 
(comme fit Mazarin pour Taffaire de Louviers). 
Mais le chancelier 6tait d'Aguesseau; les jdsuites 
ne d^siraient pas que Taffaire all&t k Paris. lis 
la retinrent en Provence. lis firent decider par 
le roi (16 Janvier 1731) que le Parlement de Pro- 
vence, ou iis avaient beaucoup d'amis, jugedt sur 
I'information que deux de ses conseillers feraient 
a Toulon. 

• Un laique, M. Faucon, et un conseiller d'Eglise, 
M. de Charleval, vinrent en effet, et tout droit 
descendirent chez les j^suites (p. 407). Ces com- 
missaires impetueux cacherent si peu leur violente 
et cruelle partiality qu*ils lancdrent a la Cadidre 
un ajournement personnel, comme on faisait k 
Taccus^, tandis que Girard fut poliment appel^, 
laiss6 libre ; il continuait de dire la messe et de 
confesser. Et la plaignante dtait sous les verrous, 
dans les mains de ses ennemis, chez les devotes de 
Girard, a la merci de toute cruaut^. 

La reception des bonnes ursulines avait 6ij6 celle 



LE PROGfiS DE LA GADI£RB. 1730-1731. 389 

qu'elles eussent faite si elles avaient 616 charg^es 
de la faire mourir. Elles lui avaient donn^ pour 
chambre la \og6 d une religieuse folle qui salissait 
tout. EUe coucha dans la paille de cette folle, dans 
cette odeur ^pouvantable. A grand'peine le lende- 
main ses parents purent-ils introduire une couver- 
ture et un matelas. On lui donna pour garde et 
garde-malade Tdxne damn^e de Girard, une con- 
verse, qui etait fille de cette mSme Guiol qui I'avait 
livr^e, fille tr6s digne de sa mdre, capable de 
choses sinistres, dangereuse a sa pudeur et peut- 
fitre a sa vie mSme. On la tint a la penitence la 
plus cruelle pour elle, celle de ne pouvoir se con- 
lesser ni communier. Elle retombait malade d6s 
qu'elle ne communiait pas. Son furieux ennemi, 
Sabatier le jesuite, vint dans cette lege, et, chose 
bizarre, nouvelle, il entreprit de la gagner, de la 
tenter par Vhostie! On marchanda. Donnant don- 
nant : pour communier, il fallait qu'elle s'avouAt 
calomniatrice, indigne de la communion. Elle I'au- 
rait peut-etre fait par excds d'humilit^. Mais, en 
se perdant, elle aurait aussi perdu et le carme et 
ses frdres . 

.Reduit aux arts pbarisaiques , on interpr^tait 
ses paroles. Ce qu'elle Jisait au sens mystique, on 
feignait de le comprendre dans la reality mat6- 
rielle. Elle montrait, pour se demSler de tons ces 
pi^es, ce qu'on etlt le moins attendu, une grande 
presence d esprit (voir surtout p. 391). 

Le plus perfide, combine pour lui 6ter Tint^r^t 
du public, mettre centre elle les rieurs, ce fut de 
lui faire un amant. On pr^tendit qu'elle avait 



SiO LA SORafiRE. 

propose k un jeune drdle de partir aTec elle, do 
courir le monde. 

Les grands seigneurs d'alors qui aimaient a se 
faire servir par des enfants , des petits pages, pre- 
naient volontiers les plus gentils des fils de leurs 
pay sans. Ainsi avait fait Tevdque du petit gar^on 
d'un de ses fermiers. U le ddbarbouilla. Puis, 
quand ce favori grandit, pour qu'il etlt meilleure 
apparence, il le tonsura, lui donna figure d'abb^, 
titre d'aum6nier, a vingt ans. Ce fut M. Tabbe Ca- 
merle. Eleve dans la valetaille et fait a tout faire, 
il fut, eomme sont souvent les petits campagnards, 
d^crass6s a demi, un rustre niais et finaud. II vit 
bien que le pr^lat, des son arrivde a Toulon, ^tait 
curieux de la Cadiere, peu favorable a Girard. II 
pensa plaire et amuser, en se faisant, a Ollioules, 
espion de leurs rapports suspects. Mais, dds que 
r^v^que changea, eut peur des j^suites, Camerle, 
avec le mSme zele, servit activement Girard at 
I'aida centre la Cadiere. 

II vint, comme un autre Joseph, dire que M"* Ca- 
diere (comme la femme de Putiphar) I'avait tent^, 
essay^ d'^branler sa vertu. Si cela avait 6t6 vrai, 
si elle lui eilt fait tant d'honneur que de faiblir un 
peu pour lui, il n'en etlt 6ti que plus lAche de Ten 
punir, d'abuser dun mot ^tourdi. Mais une telle 
Education de page et de s^minariste ne donne ni 
honneur ni I'amour des femmes. 

Elle se d^mSla vivement et tres bien, le couvrit 
de honte. Les deux indignes commissaires du Par- 
lement la voyaient r^pondre d*une manidre gi 
viotorieu£ie, ^u'ils a))r^gdrent les confrontatioiiB, 



LE PROGfiS DE U GADI£RE. 1730-1731. 561 

lui retranchSrent ses t^moins. De soixante-huit 
qu'elle appelait, ils n'en firent venir que trente- 
huit (in-12, t. I, p. 62). N observant ni les d^lais, 
ni les formes de justice, ils pr^cipit^rent la con- 
frontation. Avec tout cela, ils ne gagnaient rien. 
Le 25 et le 26 f^vrier encore, sans varier, elle 
r6p6ta, ses depositions accablantes. 

Ils^taient si furieux, qu ils regrettaient den avoir 
pas a Toulon le bourreau et la question « pour 
la faire un peu chanter. » C'^tait Xultima ratio. Les 
Parlements, dans tout ce siecle, en userent. J'ai 
sous les yeux un v^h^ment ^loge de la torture *, 
^crit en 1780 par un savant parlementaire , de- 
Tenu membre du Grand Conseil, d^di^ au Roi 
(Louis XVI), et couronn^ d'une flatteuse approba- 
tion de Sa Saintet^, Pie VI. 

Mais, au defaut de la torture qui I'etlt fait chan- 
ter, on la fit parler par un moyen meilleur encore. 
Le 27 fevrier, de bonne heure, la soeur converse 
qui lui servait de ge61i6re, la fiUe de la Guiol, lui 
apporte un verre de vin. Elle s'^tonne; elle n'a pas 
soif; elle ne boit jamais de vin le matin, et encore 
moins de vin pur. La converse, rude et forte do- 
mestique, comme on en a dans les convents pour 
dompter les indociles, les foUes, ou punir les 
enfants, enveloppe de son insistance menagante la 
faible malade. Elle ne veut boire, mais elle boit. Et 
on la force de tout boire, le fond mfime, qu'elle 
trouve d^sagr^able et sal^ (p. 243-247). 



I Muyart de YoBgUns, k la suite 4e 86i loix wimiwilk9, in-felio, 
17BQ. 



302 U S0RCI£RE. 

Quel ^tait ce choquant breuvage? On a vu, a 
r^poque de ravortement, combien Tancieii direc- 
teur de religieuses 6tait expert aux remedes. Ici 
le vin pur etlt suffl sur une malade d^bile. II etlt 
suffi pour lenivrer, pour en tirer le mSme jour 
quelques paroles b^gay^es, que le greffier eUt redi- 
gdes en forme de ddmenti complet. Mais une 
drogue fut surajout^e (peut-6tre I'herbe aux sor- 
ci^res. qui trouble plusieurs jours) pour prolonger 
cet etat et pouvoir disposer d'elle par des actes qui 
TempScheraient de r^tracter le dementi. 

Nous avons la deposition qu'ellefit, le 27 fdvrier. 
Changement subit et complet ! apologie de Girard ! 
Les commissaires (chose strange) ne remarquent 
pas une si brusque variation. Le spectacle singu- 
lier, honteux, dune jeune fille ivre, ne les ^tonne 
pas, ne les met pas en garde. On lui fait dire que 
Girard ne Ta jamais touch^e, qu'elle n'a jamais eu 
ni plaisir ni douleur, que tout ce qu'elle a senti 
tient k une infirmity. Cest le carme, ce sont ses 
fr^res qui lui ont fait raconter comme actes rdels 
ce qui n'a 616 que songe. Non contente de blanchir 
Girard, elle noircit les siens, les accable et leur 
met la corde au cou. 

Ce qui est merveilleux, c'est la clart^, la nettetd 
de cette deposition. On y sent la main du grefBer 
habile. Une chose dtonne pourtant, c'est qu'etant 
en si beau chemin, on n'ait pas continue. On I'in- 
terroge un seul jour, le 27. Rien le 28. Rien du 
1" au 6 mars. 

Le 27 probablement, sous I'influence du Tin, 
elle put parler encore, dire quelques mots qu'on 



^^^r 



LB PROCfiS DE U GADI&RE. 1730-1731. 565 

arrangea. Mais, le 28, le poison ayant eu tout son 
effet, elle dut 6tre en stupeur complete ou dans un 
inddcent d6lire (comme celui du Sabbat), et il fut 
impossible de la montrer. Une fois d'aiUeurs que 
sa tfite fut absolument troubl^e, on put ais^ment 
lui donner d'autres breuvages, sans qu'elle en etlt 
ni conscience ni souvenir. 

C*est ici, je n'en fais pas doute, dans les six 
jours, du 28 fevrier au 5 ou 6 mars, que se place 
un fait singulier, qui ne pent avoir eu Ueu ni avant 
ni apres. Fait tellement repugnant, si triste pour 
la pauvre Cadi^re qu'il est indiqu^ en trois lignes, 
sans que ni elle ni son frdre aient le coeur d'en dire 
davantage (p. 249 de Tin-folio, lignes 10-13). lis 
n'en auraient parld jamais si les freres poursuivis 
eux-mSmes n'avaient vu qu'on en voulait k leur 
propre vie. 

Girard alia voir la Cadi^re ! prit sur elle encore 
d'insolentes, d'impudiques libert^s ! 

Cela eut lieu , disent le frere et la soeur , depuis 
que V affaire est en justice. Mais, du 26 novembre 
au 26 fevrier, Girard fut intimid^, humili^, tou- 
jours battu dans la guerre de t^moins qu'il faisait 
a la Cadiere. Encore moins osa-t-il la voir, depuis 
le 10 mars, le jour ou elle revint a elle, et sortit 
du convent ou il la tenait. II ne la vit qu'en ces 
cinq jours oti il 6tait encore maitre d'elle, et ou 
rinfortun^e, sous Tinfluence du poison, n etait plus 
elle-m^me. 

Si la m^re Guiol avait jadis livrd la CadiSre, la 
fiUe Guiol put la livrer encore. Girard, qui avait 
alors gagn6 la partie par le dementi qu'elle se don* 



nait & eYHe-^^m^, osa venk dao^ 8d prison, Idirok 
dans r^tat oil il F^vait mise, h6h6t6e on d^^s^ 
p^r^e , abandonnde du ciel et do la terra , et s'il 
lui restait quelq^ue lucidity, livr^o 4 Thorrible dou- 
leur d'avoir, par sa deposition, assassin^ les siens. 
Ella etait perdue, et c'6tait fini. Mais Tautre pro- 
ems commen^ait centre ses frdres et le eourageux 
carnie. Le remords pouvait la tenter do fl^chir 
Girard, d'obtenir qu'il ne les poursuiTit pas^ et srar- 
tout qtfon ne la mit pas k la question. 

L'etat de la prisonni^re ^tait deplorable et de- 
mandait grdce. De petites infirmites attach^es k 
une vie toujotirs assise, la faisaient souffrir beau- 
coup. Par suite de ses convulsions, eUe avait ane 
descente, par moments fort douloureuse (p. 343). 
Cq qui prouve que Girard n'^tait pas fortuitement 
criminel, mais un pervers, un scdl^rat, c'est qu'il 
ne vit de tout cela que la facility d'assurer son 
avantage. II crut que, s'il en usait, avilie k ses 
propres yeux, elle ne se rel^verait jamais, ne 
reprendrait pas le coeur et le courage pour d^men- 
tir son dementi. 11 la haissait alors, et pourtant, 
avec un badinage libertin et odieux, il parla de 
cette descente, et il eut Tindignite, voyant la pau- 
vre personne sans defense, d'y porter la main 
(p. 249). Son fr^re Tassure et Taffirme, mais brid- 
vement, avec honte, sans pousser plus loin ce 
sujet. EUe-mdme attest^e sur ce fait, elle dit en 
trois lettres : « Qui. » 

Heias! son &me dtait absente, et lui revenait 
lentement. C'est le 6 mars qu'elle devait etre con- 
frontee, confirmer tout, perdre ses &dres sans re- 



LE PROCfiS Dt LA GADIERE. 1730-1731. 365 

totir. EHe ne pouvait parler, ^touffait. Les chari- 
tableg commissaires lui dirent que la torture dtait 
la k c6t6, lai expliquerent les coins qui lui serre- 
raient les os, les chevalets, les pointes de fer. EUe 
dtait si faible de corps que le courage lui manqua. 
Elle endura d'etre en face de son cruel maltre, 
qui put rire et triompher, Tayant avilie du corps, 
mais bien plus, de la cofiigcience ! la faisant meur- 
triftre des siens ! 

On: ne perdit pas de temps pour profiter de sh 
faiblesse. A Tinstant, on s*adressa au Parlement 
d'Aix, et on en obtint qtie le carme et les deux 
fr^res seraient d6sof mais inculp^s, qu'ils auraient 
leur proems k part, de sorte qu'apr^s que la Cadi^re 
serait condamnfie, punie, on en viendrait a eux, et 
on les pousserait k outrance. 

Le 10 mars, on la traina des ursulines de. Tou- 
lon k Sainte-Claire d'OUioules. Girard n*6tait pas 
sAr d'elle. II obtint qu'elle serait mende , comma 
on etlt fait d'un redoutable brigand de cette route 
mal famee, entre les soldats de la mar^chauss^e. 
II demanda qu'^ Sainte-Claire, elle ftit bien enfer- 
m^e k clef. Les dames furent toucb^es jusqu'aux 
larmes de voir arriver entre les 6p^es leur pauvre 
malade qui ne pouvait se trainer. Tout le monde 
en avait piti^. II se trouva deux vaillants hommes, 
M. Aubin, procureur, et M. Claret, notaire, qui 
firent pour elle les actes ou elle r^tractait sa retrac- 
tation, pieces terribles ou elle dit les menaces des 
commissaires et de la sup^rieure des ursulines, 
surtout le fait du vin empoisonn^ qu*on la for^a de 
prendre (10-16 mars 1731 , p . 243-248). 



366 LA dOROlfeRE. 

En mSme temps, ces homines intr^ides T6ddr 
gdrent et adress^rent k Paris, k la chancellerie, ce 
qu'on nommait Tappel comme d'abus, d6voilant 
Tinforme et coupable procedure, les violations 
obstin^es de la loi, qu'avaient commises eflfrontd- 
ment : P Tofficial et le lieutenant ; 2^ les commis- 
saires. Le chancelier d*Aguesseau se montra trds 
mou, trSs faible. U laissa subsister cette immonde 
procedure, laissa aller Taffaire au Parlement d*Aiz, 
tellement suspect ! aprSs le d^shonneur dont ses 
deux membres venaient de se couvrir. 

Done, ils ressaisirent la victime, et, d*OUioules, 
la firent trainer k Aix, toujours par la mar^chaus- 
s^e. On couchait alors a moiti^ chemin dans un 
cabaret. Et 1^, le brigadier expliqua qu*en vertu 
de ses ordres, il coucherait dans la chambre de la 
jeune fille. On avait fait semblant de croire que la 
malade qui ne pouvait marcher, fuirait, sauterait 
par la fendtre. Infdme combinaison. La remettre k 
la chastet^ de nos soldats des dragonnades ! Quelle 
joie eAt-ce 6t6, quelle ris^e, si elle fiilt arrivde 
enceinte? Heureusement, sa m^re s*^tait pr&ent^ 
au depart, avait suivi, bon grd, mal gr6, et on 
n*avait pas os^ T^loigner a coups de crosse. Elle 
resta dans la chambre, veilla (toutes deux debout), 
et elle prot^gea son enfant (in-12, 1. 1, p. 52). 

Elle dtait adress^e aux ursulines d'Aix, qui 
devaient la garder et en avaient ordre du roi. La 
supdrieure pr^tendit tfavoir pas encore regu Tor- 
dre. On vit Ik combien sont fdroces les femmes, 
une fois passionndes, n*ayant plus nature de 
femmes. Elle la tint quatre heures k la porte, dans 



LE PROC£:S DE LA CADlfiRE. 1730-1731. 367 

la rue, en exhibition (t. IV de rin-12, p. 404). On 
ent le temps d'aller chercher le peuple, les gens des 
j^suites, les bons ouvriers du clerg^, pour huer, sif- 
fler, les enfants au besoin pour lapider. C'^taient 
quatre heures de pilori. Cependant, tout ce qu'il y 
avait de passants ddsint^ress^s demandaient si les 
ursulines avaient ordre de laisser tuer cette fille. 
On pent juger si ces bonnes soeurs furent de ten- 
dres gedli^res pour la prisonnidre malade. 

Le terrain avait ^te admirablement pr^par^. Un 
Tigoureux concert de magistrats j ^suites et de 
dames intrigantes avait organist Tintimidation. 
Nul avocat ne voulut se perdre en defendant une 
fille si diffam^. Nul ne voulut avaler les couleu- 
vres que r^servaient ses ge61i6res k celui qui 
chaque jour affronterait leur parloir, pour s'en- 
tendre avec la Cadi^re. La defense revenait, dans 
ce cas, au syndic du barreau d'Aix, M. Chaudon. 
II ne ddclina pas ce dur devoir. Cependant, assez 
inquiet, il etA voulu un arrangement. Les j^suites 
refiisdrent. Alors il se montra ce qu'il 6tait, un 
homme d'immuable honnStete, d'admirable cou- 
rage. II exposa, en savant legiste, la monstruositfi 
des procedures. C'^tait se brouiller pour jamais 
avec le Parlement, tout autant qu'avec les j^suites. 
II posa nettement Knceste spirituel du confesseur, 
mais, par pudeur, ne sp^cifia pas jusqu'ou avait 
616 le libertinage. II s'interdit aussi de parler des 
girardineSy des devotes enceintes, chose connue 
parfaitement , mais dont personne n'etlt voulu 
t^moigner. Enfin, il fit k Girard la meiUeure 
cause possible , en Tattaquant comme sorcier. On 



368 LA S0RGI£RE. 

rit, On se moqua de Tavocat. II entreprit de prou- 
ver I'exitence du Ddmon par une suite de textes 
sacres, a partir des Evangiles. Et Ton rit encore 
plus fort. 

On avait fort adroitement defigur^ Taffaire en 
faisant de I'honnete carme un amant de la Cadi^re, 
et le fabricateur d'un grand complot de calomnies 
centre Girard et les jesuites. Des lors, lafoule des 
oisifs, les mondains etourdis, rieurs ou pliiloso- 
phes , s'amusaient des uns et des autres , parfaite- 
ment impartiaux entre les carmes et les jesuites, 
ravis de voir les moines se faire la guerre entre 
eux. Ceux que bient6t on dira voUairiens sent 
mSme plus favorables aux jesuites , polis et gens 
du monde, qu'aux anciens ordres mendiants. 

Ainsi Taffaire va s'embrouillant. Les plaisante- 
ries pleuvent, mais encore plus sur la victime. 
Affaire de galanterie, dit-on. On n'y voit quun 
amusement. Pas un ^tudiant, un clerc, qui ne 
fasse sa chanson sur Girard et son ^coliere, qui ne 
rechauffe les vieilles plaisanteries provenjales sur 
Madeleine (de Taffaire Gauflfridi), ses six mille dia- 
blotins, la peur quils ont du fouet, les miracles 
de la discipline qui fit fuir ceux de la Cadidre. 
{Ms. de la BibL de Toulon.) 

Sur ce point special, les amis de Girard le blan- 
chissaient fort aisdment. II avait agi dans son 
droit de directeur et selon I'usage ordinaire. La 
verge est Tattribut de la paternite. U avait agi 
pour sa p^nitente, « pour le remede de son dme. » 
On battait les d^moniaques, on battait les ali6n63, 
d'autres malades encore. C'^tait le grand mojen 



LE PROCfiS DE LA G/lDlfiRE. 1730-1731. 369 

de chasser rennemi quel qu'il fAt, ddmon ou mala- 
die. Point de vue fort populaire. Un brave ouvrier 
de Toulon, tdmoin du triste dtat de la Cadi^re, 
avait dit que le seul remade , pour la pauvro ma- 
lade, 6tait le nerf de boeuf, 

Girard, si bien soutenu, n avait que faire d'avoir 
raison. II n'en prend pas la peine. Sa defense est 
charmante de l^gSret^. U ne daigne pas mdme 
s'accorder avec ses depositions. II dement ses 
propres t^moins. II semble plaisanter et dit du ton 
hardi d un grand seigneur de la K^gence, que, s*il 
s'est enferm^ avec elle, comme on Ten accuse, 
« ce n'est arrivd que neuf fois. » 

« Et pourquoi IVt-il fait, le bon p^fere, ^iaaient 
ses amis, sinon pour observer, juger, approfondir 
ce qu'il en fallait croire? C'est le devoir d un direc- 
teur en pareil cas. Lisez la vie de la grande sainte 
Catherine de G^nes. Le soir, son confesseur se 
cachait, restait dans sa chambre, pour voir les 
prodiges qu'elle faisait et-la surprendre en miracle 
flagrant. 

« Mais le malheur ^tait ici, que Tenfer, qui ne 
dort jamais, avait tendu un pi^ge k cet agneau de 
Dieu, avait vomi, lancd, ce drac femelle, ce monstre 
devorant, maniaque et ddmoniaque, pour Tenglou- 
tir, le perdre au torrent de la calomnie. » 

C'est un usage antique et excellent d'^touffer au 
berceau les monstres. Mais pourquoi pas plus tard 
aussi? Le charitable avis des dames de Qirard, 
c'dtait d'y employer au plus vite le fer et le feu. 
« Qu'elle p^risse! » disaient les devotes. Beaucoup 
de grandes dames voulai^9t ^ussi qu'elle fiHt ch4- 

31 



/ 



870 LA SORGI&RE. 

ti^e, trouvant exorbitant que la creature eftt osd 
porter plainte, mettre en cause un tel homme qui 
lui avait fait trop d'honneur. 

II y avait au Parlement quelques obstinds jans^ 
nistes, mais ennemis des j ^suites plus que favo- 
rables k la fille. Et qu'ils devaient Stre abattus, 
ddcourag^s , voyant centre eux tout k la fois et la 
redoutable Soci^td, et Versailles, la cour, le car- 
dinal-ministre, enfin les salons d'Aix. Seraient-ils 
plus vaillants que le chef de la justice, le chance- 
lier d'Aguesseau qui avait tellement moUi? Le pro- 
cureur g^n^ral n'h^sitapas; lui, charge d'accuser 
Girard, il se d^clara son ami, lui donna ses con- 
seils pour r^pondre a I'accusation. 

II ne s'agissait que d*une chose, de savoir par 
quelle reparation, quelle expiation solennelle, quel 
chdtiment exemplaire la plaignante , devenue ac- 
cusee, satisferait a Girard, A la Compagnie de 
J6sus. Les j^suites, quelle que ftlt leur d6bonnai- 
rete, avouaient que, dans Tint^r^t de la religion, 
un exemple serait utile pour avertir un peu et les 
xjonvulsionnaires jans^nistes et les 6crivailleurs 
philosophes qui commengaient k puUuler. 

Par deux points, on pouvait accrocher la Cadi^re, 
lui Jeter le harpon : 

P Elle avait caUmniS. — Mais nulle loi ne punit 
la calomnie de mort. Pour aller ju^que-lA, il fallait 
chercher un peu loin , dire : « Le vieux texte re- 
main De famosis Ubellis prononce la mort centre 
ceux qui ont fait des libelles injurieux aux Empe- 
reurs ou a h religion de TEmpire. Les j^suites sent 



LB PR0C6S DE LA GADlgRE. 1730-1731. . 371 

la religion. Done un m^moire contre un j^suite 
m^rite le dernier supplice . » 

2^ On avait une prise meilleure encore. — Au 
d^but du procds, le juge Episcopal, le prudent 
Larmedieti, lui avait demands si elle n'avait pas 
devine les secrets de plusieurs personnes, et elle 
avait dit oui. Done on pouvait lui imputer la qua- 
lity mentionn^e au formulaire des proces de sor- 
cellerie, Devineresse et abuser esse. Cela seul m^ri- 
tait le feu, en tout droit eccldsiastique. On pouvait 
m^me tr^s bien la qualifier sorciire, d*apr^s Taveu 
des dames d'Ollioules; que la nuit, a la mfime 
heure, elle 6tait dans plusieurs cellules A la 
fbis, qu'elle pesait doucement sur elles, etc. Leur 
engouement, leur tendresse subite si surprenante, 
avaient bien Fair d'un ensorcellement. 

Qui empficbait de la brtiler? On brAle encore 
partout au dix-buiti^me siecle. L'Espagne, sous un 
seul r^gne, celui de Pbilippe V, brtile 1600 per- 
sonnes, et elle brtile encore une sorciere en 1782. 
L'Allemagne, une, en 1751 ; la Suisse, une aussi, 
en 1781. Rome brAle toujours, il est vrai sour- 
noisement, dans les fours et les caves de I'lnquisi- 
tion *. 

« Mais la France, du moins, sans doute, est plus 
humaine? » — Elle est inconsdquente. En 1718, 
on brtile un sorcier a Bordeaux *. En 1724 et 1726, 



1 Ge detail nous est transmls par un consulteur du Saint-Office 
eneore vivant. 

* Je ne parle pas des executions que le peuple faisait lui-m§me. 
II y a un sidcle, dans un village de Provence, une vieille, ^ qui un 
propri^taire refusait TaumOne, s'emporta et dit : « Tu mourras 



372 U S0RCI£RE. 

on alliime le btlcher en GrSve, pour les delits 
qui, a Versailles, passaient pour des jeux deco- 
liers. Les gardiens de Tenfant royal, M. le Due, 
Fleury, indulgents a la cour, sont terribles a la 
ville. Un dnier et un noble, un M. des Chauffeurs, 
sont br tiles vifs, L'av&ement du cardinal-ministre 
ne peut Stre mieux cdlebre que par une r^forme 
des moeurs, par I'exemple severe quon fait des 
corrupteurs publics. — Rien de plus k propos que 
d'en faire un terrible et solennel, sur cette fille 
infernale , qui a tellement attent^ k I'iimocence de 
Girard. 

VoiU ce qu'il fallait pour bien laver ce P6re. II 
fallait ^tablir que (m6me etit-il m^fait, imit^ des 
Chauffeurs) il avait ete le jouet d'un enchantement. 
Les actes n'dtaient que trop clairs. Aux tennes du 
droit canonique, et d'apres ces arrets recents, 
quelqu un devait 4tre brtlld. Des cinq magistrals 
du parquet, deux seulement auraient brtile Girard. 
Trois 6taient centre la Cadi^re. On composa. Les 
trois qui ayaient la majority n'exigerent pas la 
flamme , epargnerent le spectacle long et terrible 
du bticher, se contenterent de la mort simple. 

Au nom des cinq, il fut conclu et propose au 
Parlement : « Que la Cadifire, pr^alablement mi$e 
h la question ordinaire et extraordinaire, fttt en- 



demain ! » l\ fut frapp6, mourut. Tout le village (non pas les pau- 
vres sculs^ mais les plus honnites gens], la foule saisit la vieiUe, 
la mit sur un tas de sarments. Elle y fut brulde vlve. Le Parl^ 
ment fit semblant dMnformer, mais ne punit pas. Aujourd'hoi 
encore les gens de ce Tillage sont appel^s br^'femme (brolo- 
fenno). 



LE PR0C£S DE U CAPJ^RE. 1730-1731. 373 

suite ramenda a Toulon, et, 3ur Ja place des Pr$- 
cbeurs, pendue et etranglee, » 



Ce fut un coup terrible. U y eut un prodigieux 
revirement d'opinion. Les mondains, les rieurs, 
ne rirent plus; ils fr^mirent. Leur Idg^ret^ n'allait 
pas jusqu'4 glisser sur une chose si ^pouvantable. 
lis trouvaient fort bon qu'une fiUe etlt 6t6 s6duite, 
abus^e, ddshonor^, et qu*elle etlt 6t6 un jouet, 
qu elle mourtlt de douleur, de d^lire ; k la bonne 
heure, ils ne s*eu indlaient pas. Mais, quaind il 
sagit dun supplice, quand I'image leur vint de la 
triste victime, la corde au cou, ^trangl^e au po^ 
teaul les coeurs se soulev^rent. De tons c6t6s 
monta ce cri : « On ne Tavjait pas vu depujs Tori- 
gine du monde, ce renversement sc6l^rat : la loi 
du rapt appliqude k Tenvers, la fille condamn^e 
pour avoir et6 suborn^e, le s^ducteur dtranglant la 
victime ! » 

Chose impr^vue en cette ville d*Aix (toute de 
juges, de prdtres, de beau monde), tout et coup 11 se 
trouve un peuple, un violent mouvement populaire. 
En masse, en corps serr^ , une foule d'hommes de 
toute classe, d un 6lan, zKiarche aux Ursulines. On 
fait paraitre la Cadidre et sa m6re. On crie : « Ras- 
surez-vous, mademoiselle. Nous sommes Ik... Ne 
craignez rien. » 

Le grand dix-huitiSme si^cle, que justement 
Hegel a nomm6 le rigne de V esprit ^ est bien plus 
grand encore comme regne de Vhumanite. Des dames 
aistingu^es, comme la petite -fille de madame de 



374 LA SORClfiRB. 

S^vign^, la charmante madame de Simiane, s*em- 
pardrent de la jeune fille et la r^fugidrent dans leur 
sein. Chose plus belle encore (et si touchante), les 
dames jansdnistes, de puret^ sauvage, si difficiles 
entre elles, et d'excessive aust6rit6, immoldrent la 
Loi k la Grdce dans cette grande circonstance , 
jet^rent les bras au cou de la pauvre enfant mena- 
c^e, la purifi^rent de leur baiser au front, la rebap- 
tis^rent de leurs larmes. 

Si la Provence est violente, elle est d'autant plus 
admirable en ces moments, violente de g^n^rosit^ 
et d'une veritable grandeur. On en vit quelque chose 
aux premiers triomphes de Mirabeau, quand il eut 
h Marseille autour de lui un million dliommes. 
Ici, d6jA, ce fut une grande sc^ne r^volutionnaire, 
un souldvement immense centre le sot gouverne- 
ment d'alors, et les j^suites, prot%6s de Fleury. 
Soul^vement unanime pour Thumanitd, la piti6, 
pour la defense d'une femme, dime enfant, si 
barbarement immol^e. Les jdsuites imagin^rent 
bien d'organiser dans la canaille k eux, dans leurs 
clients, leurs mendiants, un je ne sais quel peuple 
qu'ils armaient de dochettes et de batons pour faire 
reculer les cadUres. On surnomma ainsi les deux 
partis. Le dernier, c'^tait tout le monde. Marseille 
se leva tout enti^re pour porter en triomphe le fils 
de Tavocat Chaudon. Toulon alia si loin pour sa 
pauvre compatriote, qu*on y voulait brtller la mai- 
sondesj^suites. 

Le plus touchant de tons les t^moignages vint 
k la Cadidre d'Ollioules. Une simple pensionnaire, 
mademoiselle Agnds, toute jeune et timide qu*elle 



^ 



LE PR0G£S DE U GiUOlfiRE. 1730-1731. 375 

fdt, suivit r^lan de son coeur, se jeta dans cette 
m&Ue de pamphlets, 6crivit, imprima Tapologie de 
la Cadi^re'. 

Ce grand et profond mouvement agit dans le 
Parlement mSme. Les ennemis des jesuites en 
fiirent tout k coup relevds, raffermis, jusqu'a bra- 
ver les menaces d'en haut, le credit des jesuites, 
la foudre de Versailles que pouvait leur lancer 
Fleuiy*. 

Les amis mdme de Girard, voyant leur nombre 
diminuer, leur phalange s*^claircir, d^siraient le 
jugement. II eut lieu le 11 octobre 1731. 

Personne n'osa reprendre, en presence du peu- 
ple, les conclusions f^roces du parquet pour faire 
itrangler la Gadi^re. Douze conseillers immolSrent 
leur honneur, dirent Girard innocent. Des douze 
autres, quelques jans^nistes le condamnaient au 
feu, comme sorcier; et trois ou quatre, plus rai- 
sonnables, le condamnaient 4 mort, comme sc6ld- 
rat. Douze 6tant centre douze, le president Lebret 
allait d^partager la cour. II jugea pour Girard. 
Acquitt6 de Taccusation de sorcellerie et de ce qui 
eiit entrain^ la mprt, on le renvoya, comme prdtre 



* Une anecdote grotesque symbolise, exprime^ merveille Fdtat 
da Parlement. Le rapporteur lisait son travail, ses appreciations 
da proces de sorcellerie, de la part que le diable pouvait avoir en 
cette affaire. II se fait un grand bruit. Un homme noir tombe par 
la chemin^e... Tous se sauvent, effray^s, moins le seul rapporteur, 
qui, embarrass^ dans sa robe, ne pent bouger... L'homme s'excuse. 
Cest tout bonnement un ramoneur qui s'est tromp6 de chemin^e 
(Pappon, IV, 430.) — On peut dire qu*en effet une terreur, celle du 
peuple, du d€mon populaire, €xa le Parlement, comme ce Joge 
engage par sa robe. 



et confesseur. pour le proves ec^l^siasti^ue, A Tof- 
ficial de Toulon, k son intime ami, Larmedieu. 

Le grand monde, les indiffdrents, furent satis* 
faits. Et Ton a fait si peu d'attention k cet arrSt. 
qu'aujourd'hui encore M. Fabre dit, M. M^ry r6- 
pete, « que tous les deux furent aequittes. » Ohose 
extrdmement inexacte. La Cadidre fat ti^t^e 
comme calomniatrice, condamn^e k voir ses m6- 
moires et defenses lacdr^s et hrtl6s par la main du 
bourreau. 

Et il y avait encore un terrible sdte^ntendu. La 
Cadi^re 6tant marquee ainsi, fl^rie pour calom- 
nie, les j ^suites devaient pousser, continuer sous 
terre et suivre leurs succds aupr^ du cardinal 
Fleury, appeler sur elle les punitions secrdtes et 
arbitraires. La ville d'Aix le comprit ainsi. Elle 
sentit que le Parlement ne la renvoyait pas, mais 
la Hvrait plutfit. De Ik une terrible fureur contre le 
president Lebret, tellement menace, qu'il demanda 
qu'on fit venir le regiment de Flandre. 

Qirard fuyait dans une chaise ferm^e. On le 
ddcouvrit, et il et\t 6t6 tu6 s'il ne se ftit sauv6 dans 
Fdglise des jdsuites, ou le coquin se mit k dire la 
messe. II ^chappa et retourna a D61e, honors, glo- 
rifi6dela Soci6t^. II y mourut en 17^, en odeur de 
suinteti. Le courtisan Lebret mourut en 1735. 

Le cardinal Fleury fit tout ce qui plut aux 
j^suites. A Aix, k Toulon, k Marseille, il exila, 
bannit, emprisonna. Toulon surtout dtait coupable 
d*avoir portd Teffigie de Girard aux portes de ses 
girardines et d'avoir promen^ le sacro-Saint tri- 
come des j^suites. 



LE PROG£s DE la CADlfiRE. 1730-1751. 377 

La Cadi^re aurait dtl, aux termes de Tarrfit, pou- 
voir y retourner, 6tre remise 4 sa mdre. Mais j'ose 
dire qu'on* ne permit jamais qu'eile revlnt sur ce 
brtllant th^dtre de sa ville natale, si hautement 
ddclar^e pour elle. Qu'en fit-on? Jusqu'ici per- 
sonne n'a pu le savoir. 

Si le seul crime de s'toe int^ressfi k elle m^ritait 
la prison, on ne pent douter qu'elle n*ait 4t6 bien- 
t6t emprisonn^e elle-mSme; que lesjesuitesn'aient 
eu ais6ment de Versailles une lettre de cachet pour 
enfermer la pauvre fille, pour 6touffer, ensevelir 
avec elle une affaire si triste pour eux. On aura 
attendu sans doute que le public fdt distrait, pen- 
s&t k autre chose. Puis la griffe Taura ressaisie, 
plong^e, perdue dans quelque convent ignore, 
6teinte dans un in pace. 

EUe n'avait que vingt et un ans au moment de 
Tarrdt, et elle avait toujours esp^rfi de vivre pen. 
Que Dieu lui en ait fait la grdce * ! 



1 La persecution a continue, et par la publication alt^r^e des 
documents, et Jusque dans les historiens d'aujourd'hui. Heme le 
Prods (in-foliOy 1733), notre principale source, est suivi d'une 
table habilement combin^e contre- la GaCi^re. A son article, on 
trouve indiqud de suite et au complet (comme faits prouvds) tout 
ce qui a 616 dit centre elle ; mais on n'indique pas sa retractation 
de ce que le poison lui a fait dire. Au mot Girardt presque rien; 
on vous renvoie, pour ses actes, h une foule d^articles qu'on n'aura 
pas la patience de chercher. — Dans la reliure de certains exem- 
plaires, on a eu soin de placer devant le Procis, pour servir de 
contre-polson, des apologies de Girard, etc. — Voltaire est bien 
leger sur cette affaire ; 11 se moque des uns et des autres, surtout 
desjansdnistes. — Les historiens denos Jours, qui certainement 
n*ont pas lu le Proces, MM. Gabasse, Fabre, Mdry, se croient mpar- 
tiaux, et ils accablent la victime. 

S2 



EPILOGUE 



Une femine de g^nie, dans un fort bel Slan de 
coeur, croit voir les deux Esprits dont la Jutte fit 
le moyen dge, qui se reconnaissent enfin, se rap- 
prochent, se r^unissent. En se regardant de plus 
prds, ils d^couvrent un peu tard qu'ils ont des 
traits de parents. Que serait-ce si c'^taient des 
freres, et si ce vieux combat n'^tait rien qu'un 
malentendu? Le coeur parle et ils s'attendrissent. 
Le fler proscrit, le doux pers^cuteur, oublient 
tout, ils s'6lancent, se jettent dans les bras Tun de 
I'autre {Consuelo). 

Aimable id^e de femme. D'autres aussi ont eu le 
mdme rdve. Hon suaye Montanelli en fit un beau 
podme. Eh! qui n'accueillerait la charmante esp6- 
rance de voir le combat d'ici-bas s'apaiser et fiiiir 
dans ce touchant embrassement? 






380 LA SORGI&RB. 

Qu'en pense le sage Merlin? Au miroir de son 
lac dont lui seul salt la profondeur, qu'a-t-il vu? 
Que dit-il dans la colossale 6pop6e qu'il a donn^e 
en 1860? Que Satan, s'il d^sarme, ne le fera qu'au 
jour du Jugement. Alors, pacifies, c6te k c6te, tous 
deux dormiront dans la mort commune. 



II n*est pas difficile sans doute, en les faussant, 
d'arriver k un compromis. L'^nervationdeslongues 
luttes, en affaiblissant tout, permet certains m^ 
langes. On a vu au dernier chapitre deux ombres 
pactiser de bon accord dans le mensonge ; Tombre 
de Satan, Tombre de Jdsus, se rendant de petits 
services, le Diable ami de Loyola, Tobsession 
devote et la possession diabolique allant de £ront, 
TEnfer attendri daa;is le Sacr^-Cceur. 

Ce temps est doux, et Ton se halt bien moins. 
On ne bait guSre que ses amis. J'ai vu des mStho* 
distes admirer les j^suites. J'ai vu ceux que Tfiglise 
dans tout le mojen Sge appelle les fils de Satan, 
l^gistes ou m^decins, pactiser prudemment avec le 
vieil esprit vaincu. 

Mais laissons ces semblants. Ceux qui sdrieuse- 
ment proposent h, Satan de s'arranger, de faire la 
paix, ont-ils bien refl^chi? 

L'obstacle n*est pas la rancune. Les morts sont 
morts. Ces millions de victimes, Albigeois, Vau- 
dois , Protestants , Maures , Jiiifs , Indiens de 
TAm^rique, dorment en paix, L'universel martyr 
du moyen &ge, la Sorciere ne dit rien. Sa cendre 
est au vent. 



^ Epilogue. 881 

Mais sarez-vous ce qui proteste, ce qui solide- 
ment s^pare les deux esprits , les empdche de se 
rapprocher? C'est une r^alitd dnorme qui s est faite 
depuis^ cinq cents ans. C'est Toeuvre gigantesque 
que I'Eglise a maudite, le prodigieux Edifice des 
sciences et des institutions modemes, qu*elle 
excommunia pierre par pierre, mais que cnaque 
anatheme grandit, augmenta d*un dtage. Nommez- 
moi une science qui n'ait 6t6 r^volte. 

II n'est qu'un seul moyen de concilier les deux 
esprits et de m^ler les deux Eglises. C'est de d6- 
molir la nouvelle, celle qui, des son principe , fut 
d^clar^ coupable, condamn^e. Detruisons, si nous 
le pouvons, toutes les sciences de la nature, I'Ob- 
servatoire, le Museum et le Jardin des Planfes, 
I'Ecole de MMecine, toute bibliotheque moderne. 
BrtQons nos lois, nos codes. Revenons au Droit 
canonique. 

Ces nouveaut^s, toutes,. ont 6t6 Satan. Nul pro- 
gf ds qui ne ftt son crime, 

C'est ce coupable logicien qui, sans respect 
pour le droit clerical, conserva et refit celui des 
pbilosophes et des juristes, fond^ sur la croyance 
impie du Libre arbitre. 

C'est ce dangereux Me^icien qui, pendant qu'on 
discute sur le sexe des anges et autres sublimes 
questions, s'acharnait aux r^alit^s, cr^ait la chi- 
mie, la physique, les math^matiques. Oui, les ma- 
tiidmatiques. II fallut les reprendre; ce fut une 
r^Yolte. Gar on 6tait brtU^ pour dire que trois font 
trois. 

La mddecine, surtout, c est le vrai satanisme, 

32. 



38» LA 80RClfilUE. 

one r^Yolte contre la maladie, le fl^u m&Aii6 de 
Dieu. Manifeste p^ch^ d'arrSter Tdme en chemin 
vers le ciel, de la replonger dans la vie! 

Comment expier tout cela? Comment supprimer, 
faire crouler cet entassement de rdvoltes, qui 
aujourd'hui fait toute la vie moderne? Pour re- 
prendre le chemin des anges, Satan d^truira-t*il 
cette oeuvre? Elle pose sur trois pierres ^temelles : 
la Raison, le Droit, la Nature. 



L'esprit nouveau est tellement vainqueur, qu'il 
oublie ses combats, daigne k peine aujourd'hui se 
souvenir de sa victoire. 

II n'dtait pas inutile de lui rappeler la misdre de 
ses premiers commencements, les formes humbles 
et grossiSres, barbares, cruellement comiques, 
qu'il eut sous la persecution, quand ime femme, 
rinfortun^e Sorciere, lui donna son essor populaire 
dans la science. Bien plus bardie que rb^r^tique, 
le raisonneur demi chr^tien, le savant qui gardait 
un pied dans le cercle sacr6, elle en 6chappa vive- 
ment, et sur le libre sol, de rudes pierres sau* 
vages tenta de se faire un autel. 

Elle a pdri, devait p^rir. Comment? Surtout par 
le progrds des sciences mSme qu'elle a commen- 
c^es, par le m^decin, par le naturaliste, pour qui 
elle avait travaill^. 

La Sorcidre a p^ri pour toujours, mais non pas 
la F^e. Elle reparattra sous cette forme qui est im- 
mortelle. 

La femme, aux derniers sidcles occupy d'affisures 



tPUJOGQE. 383 

dliommes, a perdu en revanclie son vrai r61e : ce- 
lui de la medication, de la canaolatum, celui de la 
F6e qui gu^rit. 

C'est son vrai sacerdoce. Et il lui appartient, 
quoi qu en ait dit TEglise. 

Avec ses d^licats organes, son amour du plus 
fin detail, un sens si tendre de la vie, elle est appe- 
16e k en devenir la p^n^trante confidente en toute 
science d'observation. Avec son coeur et sa pitiS, 
sa divination de bont^, elle va delle-mdme a la 
medication. Entre les malades et I'enfant il est 
fort peu de difference. A tons les deux il faut la 
femme. 

Elle rentrera dans les sciences et y rapportera 
la douceur et Thumanite, comme un sourire de la 
nature. 

L'Anti-Nature pftlit, et le jour n'est pas loin oil 
son heureuse Eclipse fera pour le monde une au- 
rore. 



Les dieux passent, et non Dieu. Au contraire, 
plus lis passent, et plus il apparatt. II est comme 
un phare k Eclipse, mais qui k chaque fois revient 
plus lumineuz. 

C'est un grand signe de le voir en pleine discus- 
sion, et dans les joumaux mSme. On commence k 
sentir que toutes les questions tiennent k la ques- 
tion fondamentale et souveraine (I'education, I'etat, 
Tenfant, la femme). Tel est Dieu, tel le monde. 

Cela dit que les temps sent mt!lrs. 



584 LA SORGI^RK. 

EUe est si pr^, cetteaube religieuse, qu'4chaqu« 
instant je croyais la voir poindre dans le d&ert o^ 
j'ai fini ce livre. 

Qu'il ^tait lumineux, dpre et beau mon desert ! 
J'avais mon nid posd sur un roc de la grande rade 
de Toulon, dans une humble villa, entre les alo&s 
et les cypres, les cactus, les roses sauvages. Le- 
vant moi ce bassin immense de mer ^tincelante; 
derridre, le chauve amphitb^&tre ou s'assoiraient 
a raise les Etats g^n^raux du monde. 

Ce lieu, tout afiricain, a des Eclairs d'acier, qui, 
le jour, ^louissent. Mais aux matins d'hiver, en 
ddcembre surtout, c'dtait plein d un mystere divin. 
Je me levais juste 4 six heures, quand le coup de 
canon de I'Arsenal donne le signal du travail. De 
six a sept, j'avais un moment admirable. La scin- 
tillation vive (oserai-je dire ac6r6e?) des dtoiles 
faisait honte d la lune, et r^sistait k I'aube. Avant 
qu'elle partlt, puis pendant le combat des deux 
lumi^res, la transparence prodigieuse de Fair per- 
mettait de voir et d'entendre k des distances in- 
croyables. Je distinguais tout k deux lieues. Les 
moindres accidents des montagnes lointaines, £ur- 
bre, rocher, maison, pli de terrain, tout se r^v6- 
lait dans la plus fine precision. J'avais des sens de 
plus, je me trouvais un autre Stre, d^gag^, ail^, 
affranchi. Moment limpide, austdre, si pur!... Je 
me disais : « Mais quoi ! Est*ce que je serais homme 
encore? » 

Un bleu&tre inddfinissable (que I'aube T0s6e res- 
pectait, n'osait teinter), un dther sacr^, un esprit, 
faisait toute nature esprit. 



Epilogue. 385 

On sentait pourtant un progrds, de lents et de 
doux changements. Une grande merveille allait 
venir, 6clater et 6clipser tout. On la laissait venir, 
on ne la pressait pas. La transfiguration prochaine, 
les ravissements esp^r^s de la lumi^re, n'6taient 
rien au charme profond d'etre encore dans la nuit 
divine, d*dtre k demi cachd, sans se bien d^mdler 
du prodigieux enchantement. . . Viens, Soleil! On 
t'adore d'avance, mais tout en profitant de ce der- 
nier moment de r6ve... 

U ya poindre... Attendons dans Tespoir, le re- 
cueillement. 



NOTES ET fiGLAIRCISSEMENTS 



Note PRBHifiRE. Classification giographique de la Sor- 
eeUerie. — Mon t^n^breux sujet est comme la mer. Gelui 
qui y plonge souvent, apprend k y voir. Le besoin cr^e 
des sens. T^moin le singulier poisson dont parle 
Forbes (perlica astrolabus), qui vivant au plus bas et 
pr&s du fond, s'est cr^^ un oail admirable pour saisir, 
concentrer les lueurs qui descendent jusque Ik. La sor- 
cellerie, au premier regard, avait pour moi Tunitd de la 
nuit. Peu k peu, je Tai vue multiple et tr6s diverse. En 
France, de province k province, grandes sent d^jk les 
difliirences. En Lorraine, pr6s de TAUemagne, elle 
semble plus lourde et plus sombre ; elle n'aime que les 
b^tes noires. Au pays basque, Satan est vif, espi^le, 
prestidigitateur. Au centre de la France, il est bon com- 
pagnon ; les oiseaux envol^s qu'il l&che, semblent Tai- 
mable augure et le vobu de la liberty. — Sortons de la 
France ; entre les peuples et les races diverses, les va- 
ri^t^Sy les contrastes sent bien autrement forts. 

Personne, que je sache, n'avaitbien vu cela.— Pour- 



388 LA SORGlfiRB. 

quoi? L'imaginatioQ, une vaine po^sie puerile, brouil- 
lait, confondait tout. On s'ammait k ce sujet terrible 
qui n'est que larmes et sang. Moi, je I'ai pris it ccbut. 
J'ai laiss^ las mirages, les fum^es fantastiques, les va- 
gues brouillards oil Ton se complaisait. Le vrai sens de 
la vie vibre aux diversit^s vivantes , les rend sensibles 
et les fait voir. II distingue, il caract^me. D6s que ce 
ne sont plus des ombres et des contes, mais des dtres 
humains, vivants, soufiTrants, ils difiibrent, ils se clas- 
sent. 

La science peu k peu creusera cela. En voici Tid^e 
g^n^rale. ^cartons d'abord les extremes de F^quateur, 
du p61e, les n6gres, les lapons. Chez eux, tout est 
d^moB, rien n'est d^mon. -^ fioaFtisms les sauvaces de 
FAm^piqoe, etc. L'Eitrepet settle* » eu lldfe nelt* du 
Dibble, a chen^b^ et voalUv adw^ le mat afa^ola (on d» 
moins ee qu'on croyait tel). 

1^ En Allemagne, le Diable est fbrt. Les miDea et lea 
for£ts Tui vont. Mais, en y regardatti, on le voit mtHi^ 
doming, par lea restes et les ecbosi de la nylho- 
logie du Nord. Chea les tribus gothiques, par exemple, 
en opposition i la douce Qolda« se crde la fiurouobe 
Unhelda {L Grimm, &g4); le Diabte est femme; II a on 
^Dorme cartage d'esprits, de gnomes, etc II est iBdas- 
triel, travaaUe, est constructaur, ma^on^ m&allttt giate» 
alcbimiste, etc. 

S^ En Angleterre, le culte du Diabte est secondsufev 
^tant mdl^ et domind par certains esprits da foyer* 
certaiaes mau¥aises bfttes domestiques par qui la 
(femme aigre et eol&?e &it des malices^ des vrageances 
(Thomas Wright, I, 177). Chose emriease^ ebea ee 
peiq^le otgodrdem est le jurement natioiial (anivi^sitele, 



NOTES ET £CUmCISSEMENTS. S89 

Prods de Jeanne d*Arc, et sans doute plus ancienne- 
ment), on veut bien Stre damn^ de Dieu, mais sans se 
vendre au Diable. L'&me anglaise se garde tant qu*elle 
pent. II n'y a gufere de pacte exprfes, solennel. Point de 
grand sabbat (Wright, I, 281). « La vermine des petits 
esprits , » souvent en chiens ou chats , souvent invi-^ 
sibles et blottis dans les paquets de laine, dans certaine 
bouteille que la femme connatt seule, attendent I'occa- 
sion de mal faire. Leur maitresse les appelle de noms 
baroques, tyffin, pyggin, calicot, etc. Elle les cfede, 
les vend quelquefois. Ces etres Equivoques, quoi- 
qu'on puisse en penser, lui sufBsent, retiennent sa 
m^chancetE dans leur bassesse. Elle a peu affaire du 
Diable, s'Elfeve moins k cet id^al. 

Autre raison qui empSche le Diable de progresser en 
Angleterre. C'est qu'on fait avec lui peu, trfes peu de 
fa^on. On pend la sorcifere, on I'^trangle avant de la 
brililer. Ainsi expEdi^e, elle n'a pas I'horrible pofeie 
que le bficher, que I'exorcisme, que I'anathfeme des con- 
ciles, lui donnent sur le continent. Le Diable n*a pas Ik 
sa riche littErature de moines. II ne prend pas I'essor. 
Pour grandir, il lui faut la culture ecclEsiastique. 

3^ C'est en France, selon moi, et au xiv® sifecle seule- 
ment, que s'est trouvEe la pure adoration du Diable. 
M. Wright s'accorde avec moi pour le temps et le lieu. 
Seulement, il dit : « En France et en Italic. » Je ne vois 
pas pourtant chez les Italiens (Bartole, 1387; Spina, 
1488; Grillandus, 1824, etc.), je ne vois pas le sabbat 
dans sa forme la plus terrible, la messe noire, le d^fi 
solennel k JEsus. J'en doute mdme pour FEspagne. Sur 
la fronti&re, au pays basque, on adorait impartialement 
JEsus le jour, Satan la nuit. II y avait plus de liberty 



f 



390 U SORCIl^RE. 

folle que de baine et de fureur. Les pays de lumi&re, 
TEspagne et lltalie , ont ^t^ vraisemblablement moins 
loin dans les religions de t^n^bres, moins loin dans le 
ddsespoir. Le peuple y vit de peu, est fait Ji la misfere. 
La nature du midi aplanit bien des choses. L*imagina- 
tion prime tout. En Espagne, le mirage singulier des 
plaines salves, la sauvage po^sie du chevrier, da 
bouc, etc. En Italie, tels d^lires byst^riques, par 
exemple, des alUries, qui passent sous la porte ou par 
la serrure pour boire le sang des petits enfants. Folie 
et fantasmagorie, tout comme aux r^ves sombres du 
Harz et de la Forfit Noire. 

Tout est plus clair, ce semble, en France. L'b^r^sie 
des sorci6res, comme on disait, semble s*y prodoire 
normalement, aprfes les grandes persecutions , comme 
b^r^sie supreme. Gbaque secte pers^cutde qui tombe k 
Vital nocturne^ k la vie dangereuse de soci^td secrete, 
gravite vers le culte du Diable, et peu k peu s'approche 
du terrible id^al (quin'est atteint qu'en 1300). Ddjk 
aprfes Tan 1000 (V. Guirard, Cartul. de Chartres)^ com- 
mence centre les h^r^tiques d'Orl^ans I'accusation 
qu'on renouvellera toujours sur Torgie de nuit et le 
reste. Accusation mSl^e de faux, de vrai, mais qui pro- 
duit de plus en plus son effet, en r^duisant lesproscrits, 
les suspects, aux assemblies de nuit. Meme lea Purs 
(Cathares ou Albigeois), apr6s leur borrible ruine du 
xm^ si^cle, tombant au ddsespoir, passent en foule k la 
sorcellerie, adorent I'Anti-Jesus. II en est ainsi des 
Vaudois. Chretiens innocents au xii"" si&cle (comme le 
reconnalt Walter Mapes) , ils finiront par devenir sor- 
ciers, k ce point qu'au xy% vaudoiserie est synonyme de 
sorcellerie. 



NOTES BT ^CLAIHCISSEMENTS. 391 

En France, la sorcifere ne me paralt pas etre, autant 
qu'ailleurs, le fruit de Timagination, de Thyst^rie, etc. 
line partie considerable, et la majority peut-etre, de 
cette classe infortun^e est sortie de nos cruelles revo- 
lutions religieuses. 

L'histoire du culte diabolique et de la sorcellerie 
tirera de nouvelles lumiferes de celle de Th^resie qui 
I'engendrait. J'attends impatiemment le grand livre des 
Albigeois qui va paraltre. M. Peyrat a retrouv6 ce 
monde perdu dans un d^pdt sacr^, fid61e et bien gard^, 
la tradition des families. D^couverte impr^vue! II est 
retrouv^ I'm pace oil tout un peuple fut scelld, I'im- 
mense souterrain dont un homme du xiu^ si^cle disait : 
« lis ont fait tant de fosses, de caves, de cachets, 
d'oubliettes qu'il n'y eut plus assez de pierres aux 
Pyrenees. » 

Note 2. Page xv de Flntroduction. Registres originaux 
de V Inquisition. — J'avais Tespolr d'en trouver un k la 
Bibliothfeque imp^riale. Le n<* 89o4 (lat.) est intitule en 
effet Inquisitio. Mais ce n'est qu'une enquite faite par 
ordre de saint Louis en 1261, lorsqu'il vit que Thorrible 
regime ^tabli par sa m6re et le l^gat dans sa minority, 
faisait du midi un desert. II le regrette et dit : « Licet 
in regni nostri primordiis ad terrorem durius scriiyscri- 
rnuSy etc. » Nul adoucissement pour les h^r^tiques, 
mais seulement pour les veuves ou enfants de ceux qui 
sont bien marts. ^ On n'a encore public que deux des 
vrais registres de Tlnquisition (k la suite de Limburch). 
Ce sont des registres de Toulouse, qui vont de 1307 
It 1826. Magi en a extrait deux autres (Acad, de Tou- 
Imse^ 1790, ia-4*», t. IV, p.l9). Lamothe-Langon a extrait 



398 LA SORGlfiRB, 

ceux de Carcassonne (Hist, de VInquis. en France^ t. Ill), 
Llorente ceux de TEspagne.— Ces registres myst^rieux 
^taient h Toulouse (et sans doute partout), enferm^s 
dans des sacs pendus trfes haut aux rnurs, de plus 
cousus des deux cot^s, de sorte qu'on ne pouvait rien 
lire sans d^coudre tout. lis nous donnent un specimen 
pr^cieux, instructif pour toutes les inquisitions de TEu- 
rope. Car la procedure ^tait partout exactement la 
mfime (V. Directorium Eymeridy 1388). — Ce qui frappe 
dans ces registres, ce n'est pas seulement le grand 
nombre des supplici^s, c'est celui des emmuriSy qu'on 
mettait dans une petite lege de pierre (camerula)^ ou 
dans une basse-fosse in pace, au pain et k Teau. G'est 
aussi le nombre infini des crozats, qui portaient la croix 
rouge devant et derrifere. C'^taient les mieuxtrait^s; 
on les laissait provisoirement chez eux. Seulement, ils 
devaient le dimanche, apr6s la messe, aller se faire 
fouetter par leurs cur^s (R^glement de 1326, Archives 
de Carcassonne, dans L. Langon, III, 191). — Le plus 
cruel, pour les femmes surtout, c'est que le petit peuple, 
les enfants, s'en moquaient. outrageusement. lis pou- 
vaient, sans cause nouvelle, 6tre repris et emmurds. 
Leurs fils et petits-flls ^taient suspects et iris facile- 
ment emmuris. 

Tout est h^rdsie au treizi6me si6cle ; tout est magie 
au quatorzi^me. Le passage est facile. Dans la grossifere 
th^orie du temps, Th^r^sie difffere peu de la possession 
diabolique ; toute croyance mauvaise , comme tout p^- 
ch6, est un d^mon qu'on chasse par la torture ou le 
fouet. Car les demons sent fort sensibles {Michel PseU 
lus). On present aux crozats, aux suspects d'h^r&ie de 
fuir tout sortilege (D. Vaissette, Lan^j.). — Ce passage 



NOTES ET fiCIAIRGISSEllCNTS. 393 

de rh^r^sie h la magie est un progr6s dans la terreur, 
od le juge doit trouver son compte. Aux proc6s d'h^rd* 
sie (procfes d'hommes pour la plupart), il a des assis- 
tants. Mais pour ceux de magie, de sorcellerie, presque 
toujours proc6s de femmes, il a le droif d'etre seul, t6te 
il tete avec I'accusde. 

Notez que sous ce titre terrible de sorcellerie, on 
comprend peu k peu toutes les petites superstitions, 
vieille po^sie du foyer et des champs , le follet, le lutin, . 
la f^e. Mais quelle femme sera innocente ? La plus devote 
croyait k tout cela. En se couchant, avant sa pri6re h la 
Vierge , elle laissait du lait pour son follet. La iillette, 
la bonne femme donnait le soir aux f^es un petit feu de 
joie, le jour k la sainte un bouquet. 

Quoi! pour cela elle est sorcifere! La voilk devant 
Thomme noir. II lui pose les questions (les mimes , tou- 
jours les mSmeSy celles qu'on fit k toute soci^t^ secr6te, 
aux albigeois, aux templiers, n'importe). Qu*elle y songe, 
le bourreau est Ik ; tout pr^ts, sous la votite k cdt^, 
I'estrapade, le chevalet, les brodequins k vis, les coins 
de fer. Elle s'^vanouit de peur, ne sait plus ce qu*elle 
dit : a Ce n'est pas moi... Je ne le ferai plus... C'est 
ma mfere, ma sceur, ma cousine qui m'a forc^e, trai* 
n^e... Que faire? Je la craignais, j'allals malgr^ moi ei 
tremblante » (Trepidabat ; sororia sua Guilelma trah& 
bat, et metu faciebat multa). (Reg. Tolos., 1307, p. 10, 
ap. Limburch.) 

Peu r^sistaient. En 1329 , une Jeanne pdrit pour avoir 
refuse de d^noncer son pfere (Reg. de Carcassonne, 
L. Langon, 3, 202). Mais avec ces rebelles, on essayait 
d'autres moyens. Une m^re et ses trois flUes avaient 
r^sist^ aux tortures. L'inquisiteur s'empare de la se- 

35. 



394 u sonaifiRE* 

conde, lui fait I'amour, la rassure tellement <|a*eUe dit 
tout, trahit sa m6re, ses soBurs (Limbureh» Lamotbd- 
Langon). Et toutes k la fois sont brtkl^es! 

Ge qui brisait plus que la torture mSme, c^^tait Thor- 
reur de Yin pace., Les femmes se mouraient de peur 
d'etre scell^es dans ce petit trou noir. A Paris, on put 
voir le spectacle public d'uoe loge k chien dans la eour 
des Filles repentiei, ot Ton tenait la dame d'Escofflao, 
murde (sauf une fente par oii on lui jetait du pain), ^ 
Gouoh^e dans ses excrements. Parfois, on exploitait la 
peur jusqu'k I'^pilepsie. Exemple : cette petite blonde* 
faible enfant de quinze ans, que Micbaelis dit Iui-m6me 
avoir forc^e de d^noncer, en la mettant dans un vieil 
ossuaire pour coucher sur les os des morts.En Espagne, 
le plussouvent Yin pace, loin d'etre un lieu de paix, avait 
une porte par laquelle on venait tons les j.ours k beure 
fixe travailler la viclime, pour le bien de son &me, en 
la flagellant. Un moine condamn6 k Yin pace, prie et 
supplie qu'on lui donne plutot la mort (Llorente). 

Sur les auto-da-fe, voir dans Limburch ce qu*ea disent 
les t^moins oculaires. Voir surtout Dellon, qui lui-mdme 
porta le san-benito {InquisUion de Goa, 1688). 

D^s le treizi6me, le quatorzi^me si^cle, la terreur 
^tait si grande , qu'on voyait les personnes les plus haut 
plac^es quitter tout, rang, fortune, d^s qu'elles ^taient 
accus^es, et s'enfuir. C'est ce que fit la dame Alice Kyte- 
ler, mhre du sdn^chal d'Irlande, poursuivie pour sor- 
cellerie par un moine mendiant qu'on avait fait ^vdque 
(1324). EUe dchappa. On brula sa confidente. Le s^n4* 
chal fit amende honorable et resta d^grad^ (r. Wright, 
Proceedings against dame Alice ^ etc., ia-4^, London, 
1843). 



NOTES ET fiCLAIRCISSEHENTS. 399 

Tout oela s'organise de 1200 k 1300. G'est en 1233 
que la mire de saint Louis fonde la grande prison des 
Immuratz de Toulouse. Qu'arrive-t-il? on se donne au 
Diable. La premiere mention du Facte diabolique est de 
1222. (Cesar Heisterbach.) On ne reste pas h^r^tique, 
ou demi-ohTiiien. On devient satanique, an^t-chr^tien. 
La furieuse Ronde sabbatique apparait en 13S3 (Prods 
de Toulouse, dans L. Langon, 3» 360), la veille de la 
Jacquerie. 

Note 3. — Les deux premiers chapitres, rdsum^s de 
mes Gours sur le Moyen Sge, expliquent par Vitat gini- 
vol de la SoMte pourquoi Thumanit^ d^sesp^ra, — et 
les chapitres III, IV, V, expliquent par Vitat moral de 
I'dme, pourquoi la femme sp^cialement ddsesp^ra et fut 
amende k se donner au Diable, et k devenir la Sorciire. 

C*est seulement en S53 que FEglise a pris I'atroee re- 
solution de damner les esprits ou demons ( mots syno- 
nymes en grec), sans retour, sans repentir possible. Elle 
suivit en cela la violence africaine de saint Augustin, 
centre Tavis plus doux des Grecs, d*0rig6ne et de Tanti- 
quite (Haag, Hist, des dogmes, I, 80-83). — Dfes lors on 
etudie, on fixe le temperament, la physiologic des £s« 
prits. lis ont et ils n*ont pas de corps, s'^vanouissent en 
fumde, mais aiment la chaleur, craignent les coups, etc. 
Tout est parfaitement connu, convenu, en 1050 (Michel 
Psellus, inergie des esprits ou dimons). Ge byzantin en 
donne exactement la memo id^e que celle des l^gendes 
occidentales. (V. les textes nombreux dans la Mythologie 
de Grimm, les Fies de Maury, etc., etc.)— Ge n'est qu'au 
quatorziime slide qu*on dit nettement que tous ces 
esprits sont des diables. *- Le Trilby de Nodier, §t la 



396 LA SORC:i£rE. 

plupart des contes analogues, sont manqudSi parce 
qu*ils ne vont pas jusqu'au moment tragique oil la petite 
femme voit dans le lutin Tinfemal amant. 

Dans les chapitres V-XII du premier livre , et d^s la 
page 69, j*ai essay^ de retrouver comment la femme put 
devenir Sombre. — Recherche delicate. — Nul de mes 
pr^d^cesseurs ne s'en est enquis. lis ne s*informent 
pas des degr^s successifs par lesquels on arrivait k cette 
chose horrible. LeurSorci6re surgittout & coup, comme 
du fond de la terre. Telle n*est pas la nature humaine* 
Gette recherche m'imposait le travail le plus di£Bcile. 
Les textes antiques sont rares, et ceux qu'on trouve 
^pars dans les livres b&tards de 1500, 1600, sont diffl- 
ciles & distinguer. Quand on a retrouv6 ces textes, com- 
ment les dater, dire : « Geci est du douzi&me , ceci du 
treizi6me, du quatorzi6me? » Je ne m*y serais point 
hasard^, si je n'avais eu d^jk pour moi une longue fami- 
liarity avec ces temps, mes Etudes obstin^es de Grimm, 
Ducange, etc., et mes Origines du droit (1837). Rien ne 
m'a plus servi. Dans ces formules , ces Usages si peu 
variables, dans la Coutume qu*on dirait ^ternelle, on 
prend pourtant le sens du temps. Autres si6cles, autres 
formes. On apprend k les reconnaitre, h leur Oxer des 
dates morales. On distingue k merveille la sombre gra- 
vity antique du pddantesque bavardage des temps rela- 
tivement r^cents. Si Tarch^ologue decide sur la forme 
de telle ogive qu'un monument est de tel temps , avec 
bien plus de certitude la psychologic historique peut 
montrer que tel fail moral est de tel sifecle, et non d*un 
autre, que telle id^e, telle passion, impossible aux 
temps plus anciens, impossible aux &ges r^cents, fut 
exactement de tel &ge. Critique moins sujette h Terreur. 



NOTES ET £GLAIRGISSEMENT8. S97 

£ar les archdologues se son! parfois tromp^s sur telle 
ogive refaite habilement. Dans la chronologie des arts, 
certaines formes peuvent bien se refaire. Mais dans la 
vie morale, cela est impossible. La cruelle histoire du 
pass^ que je raconte ici, ne reproduira pas ses dogmes 
monstrueux, ses eff'royables reves. En bronze, en fer, 
ils sont fix^s k leur place ^ternelle dans la fatality du 
temps. 

Maintenant voici mon p^ch^ oti m'attend la critique. 
Dans cette longue analyse historique et morale de la 
creation de la Sorcifere jusqu'en 1300 , plut6t que de 
tratner dans les explications prolixes, j*ai pris souvent 
un petit fil biographique et dramatique, la vie d*une 
meme femme pendant trois cents ans. — Et cela (notez 
bien) dans six ou sept chapitres seulement. — Dans 
cette partie m6me, si courte, on sentira ais^ment com- 
bien tout est historique et fondd. Par exemple, si j'ai 
donn^ le mot TolMe comme le nom sacr^ de la capitale 
des magiciens, j'avais pour moi non seulement Topinion 
fort grave de M. Soldan, non seulement le long passage 
de Lancre, mais des textes fort anciens. Gerbert, au 
onzi^me si6cle , ^tudie la magie dans cette ville. Selon 
G^sar d'Heisterbach, les ^tudiants de Bavifere et de 
Souabe apprennent aussi la n^cromancie k ToUd^. G'est 
un maltre de Tolide qui propage les crimes de sorcel* 
lerie que poursuit Conrad de Marbourg. 

Toutefois les superstitions sarrasines, venues d'Espa- 
gne ou d'Orient (comme le dit Jacques de Vitry), 
A'eurent qu'une influence secondaire, ainsi que le vieux 
culteromain d'H^cateou Dianom. Le grand cri de fureur 
qui est le vrai sens du Sabbat, nous r^vfele bien autre 
chosQ. n y a Ik non seulement les soufinrances mat^- 






388 LA S0RG1£rE. 

rielles, l*accent des vieilles n^is^Tes, mais un abtme de 
douleur. Le fond de la souffrance morale tfest trouv^ 
que vers saint Louis, Philippe le Bel, sp^cialement en 
certaines classes qui, plus que Tancien serf, sentaient, 
souffraient. Tels durent fitre surtout les hons paysans^ 
notables vilains, les serfs maires de villages, que j'ai vu 
d^jk au douzifeme siMe, et qui, au quatorzi^me, sous 
la fiscalitd nouvelle , responsables (comme les cuHales 
antiques), sont doublement martyrs du roi et des barons, 
dcras^s d*avanies, enfin Fenfer vivant. De 1& ces d^ses- 
poirs qui pr^cipitent vers FEsprit des tr^sors caches, le 
diable de Targent. Ajoutez la risee, I'outrage, qui plus 
encore peut-etre font la Fiancee de Satan. 

Un proems de Toulouse, qui donne en 1353 la pre* 
mi6re mention de la Ronde du Sabbat, me mettait juste- 
ment le doigt sur la date precise. Quoi de plus naturel? 
La peste noire rase le globe et cc tue le tiers du monde. » 
Le pape est d^grad^. Les seignqurs battus, prisonniers, 
tirent leur rangon du serf et lui prennent jusqu'& la cbe- 
mise. La grande ^pilepsie du temps commence, puis la 
guerre servile, la Jacquerie... On est si furieux qa'on 
danse. 

Note 4, chapitres IX et X. — Satan mideein, Phil- 
ires, etc, — En lisant les tr6s beaux ouvrages qu'on a 
fait de nos jours sur Tbistoire des sciences , je suis 
^onn^ d*une chose : on semble croire que tout a dt^ 
trouv6 par les docteurs , ces . demi scolastiques , qui k 
chaque instant ^taient arret^s par leur robe , leors 
dogmes, les d^plorables habitudes d'esprit que leur 
donnait r£cole. Et celles qui marchaient libres de ces 
chainesi les soreiires n*auraient rien troiiv^? Gela 



NOTES ET £CUIRCISSEMENTS. S99 

serait mvraisemblable. Paracelse dit le contraire. Dans 
le peu qu'on sait de leurs recettes, il y a un boa sens sin- 
gulier. Aujourd'hui encore, les solan^es, tant employees 
par elles, sont consid^r^es comme le remfede special 
de la grande maladie qui mena{;a le monde au quator- 
ziime sifecle. J'ai M surpris de voir dans M. Coste 
{Hist, du D4veL des eorps^ t. 11, p. 5S), que Fopinion de 
U. Paul Dubois^ sur les effets de Teau glac^e k un cer- 
tain moment ^tait exactem^nt conforme k la pratique 
des sorci&res au sabbat. Voyez, au contraire, les sottes 
recettes des grands doeteurs de ces temps-Ik, les effets 
merveUleux de Furine de mule, etc. (Agrippa, De oo- 
eulta pKilosophia, t. II, p* 24, ^d. Lugduni^ in-S^). . 

Quant k leur m^decine d^amour, leurs philtres, etc., 
on n'a pas remarque combien les pactes entre amants 
ressemblaient aux pactes entre amis et fr^res d'armes. 
Les seconds dans Grimm (Rechts Alterthumer) et dans 
mes Origines; les premiers dans Galcagnini, Sprenger, 
Grillandus et tant d'autres auteurs, ont tout h fait le 
mdme caractfere. G'est toujours ou la nature attests et 
prise k t^moin , ou I'emploi plus ou moins impie des 
sacrements, des choses de r£glise, ou le banquet com* 
mun, tel breuvage, tel pain ou g&teau qu'on partage. 
Ajoutez certaines communions, par le sang, par telle 
ou telle ^cr^tion. 

Mais, quelque intimes et personnelles qu*elles puis* 
sent paraitre, la souveraipe communion d*amour est 
toujours une confarreatiq, le partage d'un pain qui a 
pris la vertu magique. 11 devient tel, tant6t par la messe 
qu*on dit dessus (Grillandus, 316), tant6t par le contact, 
les Emanations de Tobjet aim6. Au soir d'une noce, 
pour Eveiller ramour, on sert lep&ti de Vipawi^ (Thiers, 



7 

/ 



400 LA S0RGI£RE. 

Superstitions, FV, 848) , et pour le r^veiller chez celui 
que Ton a nouS, elle lui fait manger certaine jnI^ qu'elle 
a pr^par^e, etc. 

Note 8. Rapports de Satan avec la Jacquerie. — Le 
beau symbole des oiseaux envol^s, d^livrds par Satan, 
suffirait pour faire deviner que nos paysans de France 
y Yoyaient un esprit sauveur, lib^rateur. Mais tout cela 
fut 6touff^ de bonne heure dans des ilots de sang. Sur 
le Rhin, la chose est plus claire. Lh, les princes ^tant 
^v6ques, ha'is k double titre, virent dans Satan un ad- 
versaire personnel. Malgrd leur repugnance pour subir 
le joug de Tinquisitiou romaine, ils Taccept^rent dans 
rimminent danger de la grande Eruption de sorcellerie 
qui ^clata h la fin du xv® si6cle. Au xvi% le mouvement 
change de formes, et devient la Guerre des paysans. — 
Une belle tradition centre par Walter Scott, nous montre . 
qu*en £cosse la magie fut Fauxiliaire des resistances 
nationales. Une armde enchantee attend dans de vastes 
cavernes que sonne Theure du combat. Un de ces gens 
de basses terres qui font commerce de chevaux, h 
vendu un cheval noir k un yieillard des montagnes. 
« Je te payerai, dit-il, mais k minuit sur le Lucken 
Have » (unpic de la chaine d'Eildon).'Il le paye, en effet, 
en monnaies fort anciennes ; puis lui dit : « Yiens voir 
ma demeure. » Grand est retonnement du marchand 
quand il apergoit dans une profondeur infmie des files 
de chevaux immobiles, prfes de chacun un guerrier im* 
mobile ^galement. Le vieillard lui dit k voix basse : 
a Tous ils s'^veilleront k la bataille de Sheriffinoor. » 
Dans la caverne etaient suspendus une ^p^e et un cor. 
« Avec ce cor, dit le vieillard, tu peux rompre tout Ten- 



NOTES ET.£CUIRCISSEMENTS. 401 

chantement. » L'autre, trouble et hors de lul , saisit le 
cor, ea tire des sons... A Tinstant, les chevaux hen- 
nissent, tr^pignent, secouent le harnais. Les guerriers 
se Ifevent ; tout retentit d'un bruit de fer, d'armures. Le 
marchand se meurt de peur, et le cor lui tombe des 
mains... Tout disparalt... Une voix terrible, comme 
celle d'un gdant, delate, criant : « Malheur au l&che, 
qui ne tire pas F^p^e, avant de donner du cor. » — 
Grand avis national, et de profonde experience, fort 
bon pour ces tribus sauvages qui faisaient toujours 
grand bruit avant d'etre pretes k agir, avertissaient 
Tennemi. — L'indigne marchand fut port^ par une 
trombe hors de la caverne, et quoi qu'il ait pu faire 
depuis, il n'en a jamais retrouv^ Tentrde. 

Note 6. Du dernier acte du sabbat. — Lorsqu'on 
reviendra tout k fait de ce prodigieux r6ve de presque 
deux mille ans, et qu'on jugera froidement la society 
chr^tienne du moyen dge, on y remarquera une chose 
^norme, unique dans Fhistoire du monde : c'est que 
1* Vadulthre y est il Vital dHnstitution^ r^gulifere, recon- 
nue, estim^e, chant^e, c^l^br^e dans tons Ips monu- 
ments de la littdrature noble et bourgeoise, tous les 
po^mes, tous les fabliaux, et que, 2^ d'autre part Tin- 
eeste est F^tat g^n^ral des serfs, ^tat parfaitement ma- 
nifesto dans le sabbat, qui est leur unique liberty, leur 
vraie vie, oil ils so montrent ce qu'ils sont. 

J*ai doutO que Tinceste fftt solennel , 6X^16 publjque- 
ment, comme le dit Lancre. Mais je ne doute pas de la 
chose m6me. 

Inceste Oconomique surtout, rOsultat de I'Otat mise- 
rable od Ton tenait les serfs. — Les femmes travaillant 

5i 



V 



402 LA SORCltoB. 

moinSy dtai^nt consid^nSes commedes bouches inutiles. 
Uae suffisait k la famille. La naissance d'une fllle ^iait 
pleurae comme un malbeur (F. mes Onginesi). On ne la 
soigoait gu^re. II devait en survivre peu« L*atnd des 
frferes se mariait seul, et couvrait ce communisme d'un 
masque Chretien. Entre eux, parfaite entente et conju- 
ration de st^rilit^. Yoilk le fond de ce triste mystfere^ 
attests par tant de t^moins qui ne le comprenneni pas. 

L'un des plus graves, pour moi, c'est Boguet, sMeux, 
probe, consciencieux , qui» dans son pays ^cart^ du 
Jura, dans sa montagne de Saint-Glaude, a dfli trouver 
les usages antiques mieux conserves, suivis lidfelement 
avec la tdnacit^ routini^re du paysan. Lui aussi, il 
aflQrme les deux grandes choses : l"* Tinceste, meme 
celui de la m6re et du fils ; %"" le plaisir stdrile et dou- 
loureux, la f^conditd impossible. 

Gela effraye, que des peuples entiers de femmes se 
soumissent k ce sacrilege. Je dis : des peuples. Ges 
sabbats ^taient d'immenses assembles (12,000 ftmes 
dans un petit canton basque, F. Lancre; 6,000 pour une 
bicoque, La Mirandole, V. Spina). 

Grande et terrible r^y^lation du peu d'influence mo- 
rale qu'avait r£glise. On a cru qu^avec son latin , sa 
m^taphysique byzantine, k peine comprise d*eUe-meme, 
elle christianisait le peuple. Et, dans le seul moment 
oil il soit libre, oh il puisse montrer ce qu'il est, il ap- 
paralt plus que paien. L*int^rSt, le calcul, la concen- 
tration de famille, y font plus que tous ces vains ensei- 
gnements. L*inceste du p&re et de la fille eiit peu fait 
pour cela, et Ton en parle moins. Gelui dela m6re et 
du fils est sp^cialement recommand^ par Satan. Pour- 
quoi ? Parce. que, dans ces races sauvages, le jeone tra- 



NOTES ET £GUIRCISSEHENTS. 405 

vailleur, au premier ^veil des i^ens, eAt 6ohapp^ k la 
fooiille, etii 6i6 perdu pour elle, au moment oii il lui 
devenait pr^cieux. On croyait Ty tenir, Ty fixer, au 
moins pour longlemps , par ce lien si fort : « Que sa 
mfere se damnait pour lui. » 

Mais comment consentait-elle k cela? Jugeons-en par 
les cas rares heureusement qui se voient aujourd'hui. 
Cela ne se trouve gufere que dans Textr^me misfere. 
Chose dure k dire : Yexcks du malheur deprave. Vkme 
brisde se defend peu, est faible et molle. Les pauvres 
sauvages dans leur vie si d^nu^e, gitent extr^mement 
leurs enfants. Chez la veuve indigente, la femme abaa-^ 
donn^e, Tenfant est maitre de tout, et elle n'a pas la 
force, quand il gr audit, de s'opposer k lui. 

Combien plus dans le moyen dge! La femme y est 
^cras^e de trois cdt^s. L'£glise la tient au plus bas 
(elle est £!ve et le p^ch^ mSme). A la maison, elle est 
battue; au sabbat, immol^e; on sait comment. Au 
fond, elle n'est ni de Satan, ni de J^tis. Elle n'est 
rien, n*a rien. Elle mourrait sans son enfant. Mais ii 
faut prendrie garde de faire une creature si malheu- 
reBse; car, sous cette grdle de douleurs, ce qui n'est 
pas douleur, ce qui est douceur et tendresse, pent 
en revanche tourner en fr^n^sie. Voilk Thorreur du 
moyen fige. Avee son air tout spirituel, il soulfeve des 
bas-fonds des choses incroyables qui y seraient res- 
tdes : il va draguant, creusant les fangeux souterrains 
de r^me. 

Du reste, la pauvre creature gtoufTerait tout cela. 
Bien differente de la haute dame, elle ne pent p^cher 
que par ob^issance. Son mari le veut, et Satan le veut. 
Elle a peur, elle en pleure ; on ne la consulte gu^re. 



404 lA S0RCI6RE. 

Mais, si peu libre qu'elle soit, I'effet n'en est pas moins 
terrible pour la perversion des sens et de I'esprit. (Test 
I'enfer ici-bas. Elle reste effar^e, demi folle de remords 
et de passion. Le fils, si Ton a r^ussi, voit dans son p^re 
un ennemi. Un souffle parricide plane sur cette maison. 
On est 6pouvant6 de ce que pouvait 6tre une telle 
soci^t^, oil la famiile,. tenement impure et d^chirde, 
marchait morne et muette, avec un lourd masque 
de plomb, sous la verge d'une autorit^ imbdcile qai 
se croyait maitresse. Quel troupeau! Quelles brebis! 
Quels pasteurs idiots!... lis avaient sous les yeux un 
monstre de malheur, de douleur, de p^ch6. Spectacle 
inoui avant et apr6s. Mais ils regardaient dans leurs 
livres, apprenaient, r^p^taient des mots. Des mots ! des 
mots! c*est toute leur histoire. lis furent au total une 
langue. Verbe et verbalit^, c'est tout. Un nom leur res- 
tera : Parole. 

Note 7. Littirature de sorcellerie. — C'est vers 1400 
qu'elle commence. Ses livres sont de deux classes et de 
deux ^poques : !<> ceux des moines inquisiteurs du 
xv« sifecle ; 2*> ceux des juges la'iques du temps d'Henri IV 
et de Louis XIII. 

La grosse compilation de Lyon qu'on a faite et d^di^e 
k Finquisiteur Nitard, reproduit une foule de ces trait^s 
de moines. Je les ai compares entre eux, et parfois aux 
anciennes Editions. Au fond, il y a tr6s peu de chose, 
lis se rdp&tent fastidieusement. Le premier en date 
(d'environ 1440) est le pire des sots, un bel esprit alle- 
mand, le dominicain Nider. Dans son Formicarius^ cha- 
que chapitre commence par poser une ressemblance 
entre les fourmis et les h^r^tiques ou sorciers, les p^ 



NOTES £T £gLAIRGISSEMENTS. 405 

ch^s capitaux, etc. Gela touche h Tidiotisme. II explique 
parfaitement qu'on devait brfller Jeanne d'Arc. — Ce 
livre parutsi joli que la plupart le copi6rent; Sprenger 
surtout, le grand Sprenger, dont j'ai fait valoir les nit- 
rites. Mais qui pourrait tout dire? Quelle f^condit^ 
d'&neries ! « Fe-mina vient de fe et de minus. La femme 
a moins de foi que Thomme. » Et h deux pas de Ih : 
« EUe est en eflfet l^gfere et cr^dule ; elle incline tou- 
jours h croire. » — Salomon eut raison de dire : « La 
femme belle et folle est un anneau d'or au grouin d'un 
pore. Sa langue est douce comme Thuile, mais par en 
bas ce n'est qu*absinthe. » Au reste, comment s'^tonner 
de tout cela? N'a-t-elle pas 6i6 faite d'une c6te recour- 
bte, c'estkdire «d'une cote qui esttortue, dirig^e 
centre Thomme? » 

Le Marteau de Sprenger est Touvrage capital, le type, 
que suivent g^n^ralement les autres manuels, les Mar- 
teaux, FouetSj Fustigations ^ que donnent ensuite les 
Spina, les Jacquier, les Castro, les Grillandus, etc. 
Celui-ci, Florentin, inquisiteur h Arezzo (1820), a des 
cboses curieuses, sur les philtres, quelques histoires 
int^ressantes. On y voit parfaitement qu'il y avait, outre 
le Sabbat r^el, un Sabbat imaginaire oh beaucoup de 
personnes eifray^es croyaient assister, surtout des 
femmes somnambules qui se levaient. la nuit, couraient 
les champs. Un jeune homme traversant la campagne h 
la premiere lueur de Taube, et suivant un ruisseau, 
s*entend appeler d'une voix tr6s dquce, mais craintive 
et tremblante. Et il voit Ik un objet de piti^, une 
blanche figure de femme k peu prfes nue, sauf un petit 
calecon. Honteuse, frissonnante, elle ^tait blottie dans 
les ronces. II reconnatt une voisine ; elle le prie de la 

34. 



406 U SORO^RS. 

tirer de ]k. <c Qu'y foisiez-vous? y> a Je cbercbais mon 
&ae. » — II n'en eroit rien, et alors elle fond en larmes« 
La pauvre temme, qui bien probablement dans son som- 
nambulisme sortait jjulit de son mari^ se met k s'accu- 
ser. Le diable Ta men^e au Sabbat ; en la ramenant, il 
a entendu une clocbe et Ta laiss^ tomber. Elle t&cha 
d'assurer sa discretion en lui donnant un bonnet, des 
bottes et trois fromages. Malheureusement le sot ne 
put tenir sa langue ; il se vanta de ce qu'il avait vu« 
Elle fut saisie. Grillandus, alors absent, ne put faire 
son proems, mais elle n*en fut pas moins bruise, n en 
parle avec complaisance et dit (le sensuel boucber) : 
a Elle etait belle et assez grasse » (pulchra et satis 
pinguis). 

De moine en moine, la boule de neige va tou jours 
grossissant. Vers 1600, les compilateurs ^tant eux- 
mSmes compilds^ augment^s par les derniers venus, on 
arrive h un livre ^norme, les Disquisitiones magicx^ de 
Tespagnol Del Rio. Dans son Auto-do-fi de Logrdno 
(r^imprim^ par Lancre), il donne un Sabbat d^tailld, 
curieux, mais Tun des plus fous qu*on puisse lire. Aa 
banquet pour premier service, on mange des enfants 
en hachis. Au second, de la chair d*un sorcier d^terrd. 
Satan, qui sait son monde, reconduit les convives, 
tenant en guise de flambeau le bras d'un enfant mort 
sans bapt^me, etc. 

Est-ce assez de sottises? Non. Le prix et la couronne 
appartient au dominicain Michaelis (affaire Gauffridi, 
1610). Son Sabbat est certainement de tous le plus in- 
vraisemblable. D*abord on se rassemble « au son du 
cor. » (Un bon moyen d^se faire prendre.) Le sabbat a 
lieu « tous les jours. » Ghaque jour a son crime special, 



NOTES ET iCUIRGISSEHENTSr 40f 

et aussi chaque classe de la hi^rarchie. Geux de la der^ 
ni&re classe » novices et pauvres diables, se font la 
main pour commencer, en tuant des petits enfants. Geux 
de la haute classe, les gentilshommes magiciens, ont 
pour fonction de blasph^mer^ d^fier et injurier Dieu. 
lis ne prennent pas la fatigue des mal^iices et ensor- 
cellements; ils les font par leurs valets et femmes de 
chambre, qui forment la classe interm^diaire entre les 
sorciers comme il faut et les sorciers manants, etc. 

Dans d'autres descriptions du meme temps, Satan 
observe les us des Universit^s et fait subir aux aspi- 
rants des examens s^v6res» s'assure de leur capacity, 
les inscrit sur ses registres, donne dipldme et patente. 
Parfois il exige une longue initiation pr^alable, un novi- 
ciat quasi monastique. Ou bien encore, conform^ment 
aux regies du compagnonnage et des corporations de 
metiers , il impose Tapprentissage, la presentation du 
chef'd^(£uvre. 

Note 8. Decadence, etc. — Une chose bien digne d'at- 
tention, c*est que r£glise, Tennemie de Satan, loin de 
le vaincre, fait deux fois sa victoire. Aprfes Textermina- 
tion des Albigeois an xiu^ sifecle, OrUelle ttiompMf Au 
contraire. Satan rfegne au xiv«. — Apr6s la Saint-Bar- 
th^lemy et pendant les massacres de la Guerre de 
Trente ans, r£glise triomphe-t-elle? Au contraire. Satan 
rfegne sous Louis XIII. 

Tout Tobjet de mon livre ^tait de donner, non une 
histoire de la sorcellerie, mais une formule simple et 
forte de la vie de la sorci^re, que mes savants devan- 
ciers obscurcissent par la science mdme et Texc^s 
des details. Ua force est de partir, nan du diable, d'ime 



408 LA S0RG1£RE. 

creuse entiti, mats d'une rialiU vivante, la Sorcifere, 
r^alit^ chaude et fdconde. L'figlise n'avait que les 
demons. EUe n'arrivait pas k Satan. C'est le rfeve de la 
Sorcifere. 

J'ai essay^ de r^sumer sa biographie de mille ans, ses 
ft'ges successifs , sa chronologie. Tai dit : !• comment 
elle se fait par I'excfes des misferes ; comment la simple 
femme, servie par TEsprit familier, transforme cet 
Esprit dans le progrfes du d^sespoir, est obs^d^e» pos^ 
s^d^e, endiabl^e, Tenfante incessamment , se Tincor- 
pore, enfin est une avec Satan. J'ai dit : 2® comment la 
sorciire rfegne, mais se ddfait, se d^truit elle-mfime. La 
sorcifere furieuse d'orgueil, de haine, devient, dans le 
succfes, la sorcifere fangeuse et maligne, qui gu^rit, 
mais saiit, de plus en plus industrielle, factotum empi- 
rique, agent d'amour, d'avortement ; 3*» elle disparalt 
de la scfene, mais subsiste dans les campagnes. Ge qui 
reste en lumi6re par des proc6s c^l6bres, ce n'est plus 
la sorcifere, mais YensorceUe (Aix, Loudun, Louviers, 
affaire de la Gadi6re, etc. ). 

Cette chronologie n'etait pas encore bien arrfit^epour 
moi , quand j*essayai , dans mon Histoire, de restituer 
le sabbat, en ses actes. Je me trompai sur le cinqui6me. 
La vraie sorcifere originaire est un 6tre isoW, une rell- 
gieuse du diable, qui n*a ni amour, ni famille. MSme 
celles de la decadence n'aiment pas les hommes. EUes 
subissent le libertinage sterile, et en portent la trace 
(Lancre), mais elles tfont de gotits personnels que ceux 
des religieuses et des prisonniferes. Elles attirent des 
femmes faibles, cr^dules, qui se laissent mener k leurs 
petits repas secrets (Wyer, ch. 27). Les maris de ces 
femmes en sont jaloux, troublent ce beau mystferct 



NOTES ET £CLAIRGISSEMENTS. 409 

battent les sorciferes et leurinfligent la punition qu'elles 
craignent le plus, qui est de devenir enceintes. — La 
sorcifere ne congoit gufere que malgr6 elle, de I'outrage 
et de la ris^e. Mais si elle a un fils, c*est un point 
essentiel, dit-on, de la religion satanique qu'il devienna 
son marl. De Ik (dans les derniers temps) de hideuses 
families et des generations de petits sorciers et sor- 
ci^res, tous malins et mediants, sujets k battre ou 
denoucer leur mfere. 11 y a dans Boguet une scfene 
horrible de ce genre. 

Ge qui est moins connu , mais bien infkme , e'est que 
les grands qui employaient ces races perverses pour 
leurs crimes personnels, les tenant toujours d^pendan- 
tes, par la peur d'etre livr^es aux pretres, en tiraient de 
gros revenus (Sprenger^ p. 174, ^d, de Lyon). 

Pour la decadence de la sorcellerie el les derni^res 
persecutions dont elle fut Tobjet, je renvoie k deux 
livres excellents qu'on devrait traduire, ceux de MM. 
Soldan et Wright. — Pour ses rapports avec le magnd- 
tisme, lespiritisme, les tables tournantes, etc., on trou- 
vera de riches details dans la curieuse Histoire du mer- 
veilleuxy par M. Figuier. 

Note 9. — Tai parie deux fois de Toulon. Jamais 
assez. II m*a porte bonheur. Ce fut beaucoup pour moi 
d'achever cette sombre histoire dans le pays de la 
lumi^re. Nos travaux se ressentent de la contree oil ils 
furent accomplis. La nature travaille avec nous. C'est un 
devoir de rendre grkce k ce mysterieux compagnon, de 
remercier le Genius loci. 

Au pied du fort Lamalgue qui domine invisible, j'oc- 
cupais sur une p.ente assez kpre de lande et de roc une 



410 LA SORCI&RE. 

petite maison fort recueillie. Gelui qui se b&tit cet ermi- 
tage, un m^decin, y a 6crit un livre original, VAgonie et 
la Mort. Lui-meme y est mort r^cemment. Tete ardente 
et coeur volcanique, il venait chaque jour de Toulon 
verser Ik ses troubles pens^es. Elles y sont fortement 
marquees. Dans Fenclos, assez grand, devignes et d'oli- 
viers, pour se*fermer, s*isoler doublement, il a inscrit 
un jardin fort ^troit, serr^ de murs, k TAfricaine, avec 
un tout petit bassin. II reste Ik present par les plantes 
dtrang^res qu'il aimait, les marbres blancs charges de 
caract6res arabes qu'il sauva des tombeaux d^molis k 
Alger. Ses cyprfes de trente ans sont devenus grants, ses 
alo^s, ses cactus ^normes et redoutables. Le tout fort 
solitaire, point mou, mais trfes charmant,En hiver, par- 
tout r^glantier en fleur, partout le thym et les parfoms 
amers. 

Gette rade, on le sait, est la merveille du monde. n 
y en a de plus grandes encore, mais aucune si belle, 
aucune si fi^rement dessin^e. Elle s*ouvre k la mer par 
une bouche de deux lieues, la resserrant par deux pres- 
qu'Iles recourb^es en pattes de crabe Tout Tint^rieur 
vari6, accident^ de caps, de pics rocheux, de promon- 
toires aigus, landes, vignes, bouquets de pins. Un 
cbarme, une noblesse, une s^vdrit^ singuli6res. 

Je ne d^couvrais pas le fond m6me de la rade, mais 
ses deux bras immenses : k droite, Tamaris (d^sormais 
immortel) ; h gauche, Thorizon fantastique de Gien, des 
lies dCor, oil le grand Rabelais aurait voulu mourir. 

Derrifere, sous le haut cirque des monts chauves, la 
gaiety et T^clat du port, de ses eauxbleues, de ses vais- 
seaux qui vont, yiennent, ce mouvement ^ternel, ikit 
un piquant contraste. Les pavilions fiottants, les bande- 



NOTES ET £CUmCISS%MENTS. 41 1 

rolles, tes rapines chaloupes, qui emm&nent, ramdnent 
les ofiiciers, les amiraux, tout anime, int^resse. Ghaque 
jour, h midi, allant h la ville, je montais de la mer au 
plus haut de mon fort, d*oii rimmense panorama se. 
ddveloppe, les montagnes depuis Hyferes, la mer, la 
rade et, au milieu la ville qui de Ik est charmante. Quel- 
qu'un qui vit cela la premiere fois, disait : « La jolie 
femme que Toulon ! » 

Quel aimable accueil j'y trouvai ! Quels amis empres- 
ses! Les etablissements publics, lestrois bibliothfeques, 
les cours qu*on fait sur les scienees, offrent des res- 
sources nombreuses que ne soupconne point le voya- 
geur rapide, le passant qui vient s'embarquer. Pour 
moi, etabli pour longtemps, et devenu vrai Toulonnais, 
ce qui m'dtait d'un int^r^t constant c'^tait de comparer 
Tancien et le nouveau Toulon: Heureux progr6s des 
temps que nulle part je n'ai senti mieux. La triste 
affaire de la Cadi^re dont le savant bibliotb^caire de la 
ville me communiquales monuments, mettait pour moi 
ce contraste en vive saillie. 

Un b&timenl surtout, cbaque jour, arrStait mes re- 
gards, I'Hopital de la marine^ ancien s^minaire des 
j^suites, fond^ par Colbert pour les auminiers de vais- 
seaux, et qui, dans la decadence de la marine, occupa 
de f^^n si odieuse Fattention publique. 

On a bien fait de conserver un monument si instruc- 
tif sur Topposition des deux dges. Ce temps-Ik, d'ennui 
et de vide, d'immonde hypocrisie. Ce temps-ci, lumi- 
neux de v^riti, ardent de travail, de recherche, de 
science, et de science ici toute charitable, tourn^e toute 
entidre vers le soulagement, la consolation de la vie 
humaine ! 



412 LA SORGlfiRE. 

Entrons-y maintenant : nous trouverons que la ma^ 
son est quelque peu chang^e. Si les adversaires du prd- 
t^mi disent que sesprogrfes sont du Diable, ils avoueront 
qu'apparemment le Diable a changd de moyens. 

Son grimoire aujourd*hui est, au premier dtage, una 
belle et respectable biblioth^que m^dicale, que ces jeu- 
nes chirurgiens, de leur argent et aux d^pens de leurs 
plaisirs, augmentent incessamment. Moins de bals et 
moins de mattresses. Plus de science, de fraternity. 

Destructeur autrefois, cr^ateur aujourd'hui, au labo- 
ratoire de chimie, le Diable travaille et prepare ce qui 
doit relever demain, gu^rir le pauvre matelot. Si le fer 
devient n^cessaire, I'insensibilit^ que cherchaient les 
Sorci^res, et dont leurs narcotiques furent le premier 
essai, est donn^ par la diablerie que Jackson a trouv^e 
(1847). 

Ces temps rfivferent, voulurent, Celui-ci realise. Son 
d^mon est un Prom^th^e. Au grand arsenal satanique* 
je veux dire au riche cabinet de physique qu'ofifre cet 
hopital, je trouve effectu^s les songes , les voeux du 
moyen &ge, ses d^lires les plus chim^riques. — Pour 
traverser Tespace, il dit : « Je veux la force... » Et void 
la vapeur, qui tantdt est une aile, et tantdt le bras des 
Titans. — « Je veux la foudre... » On la met dans ta 
main, et docile, maniable. On la met en bouteille; on 
Taugmente, on la diminue ; on lui soutire des ^tincelles; 
on Fappelle, on la renvoie. — On ne chevauche plus, il 
est vrai, par les airs, au moyen d'un balai; le ddmon 
Montgolfier a cr^^ le ballon. — Enfin, le voeu sublime, 
le souverain d^sir de communiquer k distance, d*unir 
d'un pdle k Tautre, les pens^es et les coeurs, ce miracle 
se fait. Et plus encore, Tunit^ de la terre par un grand 



NOTES ET 6GLAIRCISSEMENTS. 413 

riseau ^lectrique. L'humanit^ entifere a, pour la pre- 
miere fois, de minute en minute, la conscience d'elle- 
mdme, une communion d*^me!... divine magie!... Si 
Satan fait cela, il faut lui rendre hommage, dire qu'il 
pourrait bien 6tre un des aspects de Dieu. 



FIN 



S5 



SOURCES PRINCIPALES 



Orsesse, Bibliotheca Magice, Lipsise, 1843. 

Magie antique (textes r^unis par Soldan, A. Maury, etc.). 

CalcagDini, MisceU., Magia amatoria antiqua, 1544. 

J. Grimm, Mythologie allemande. 

Acta Sanctorum, - Acta SS. Ordinis S. Benedicti, 

Michel Psellus, tnergie des d&mons (1050). 

C^sar d'fleislerbach, Illustria miracula (1220). 

Registres de V Inquisition (1307-1326), dans Limburch, et les 
extraits de Magi, Llorenle, Lamothe-Langon, etc. 

Directorium Eymerici, 1358. 

Llorente, Inquisition d'Espagne, 

Lamothe-Langon, Inquisition de France, 

Manuels des moines inquisi tears du quinzi^me et du seizieme 
8i^cle : Nider, Formicarius; Sprenger, Malleus; G. Bernardus, Lu- 
cerna; Spina, Grillandus, etc. 

H. Corn. AgrippsD Opera, in-8, 2 vol. Lugdunl. 

Paracelsi Opera. 

Wyer, De Prestigiis doBmonvMf 1869. 

Bodin, D4monomanie, 1580. 

Bemigius, Demonolatria, 1596. 

Del Rio, Disquisitiones magicce, 1599. 

Boguet, Discours des sorciers, 1605, Lyon. 

Leloyer, Histoire des spectres, 1605, Paris. 

Lancre, Inconslance, 1612. Incr4duliti, 1622. 

Micha^lis, Histoire d'une p^nilenle, etc., 1613. 

Tranquille, Relation de Loudun, 1634. 



416 SOURCES PRINCIPALES. 

Histoire des dtables de Loudun (par Aubin), 1716. 
Histoire de Madeleine Bavent, de Louviers, 1652. 
Examen de Louviers. Apologie de I'eaamui (par Yvelin], 1643. 
Proces du P. Girard et de la Cadiere. Aix, in-folio, 1833. 
Pieces relatives a ce proces, 5 vol. in-12. Aix, 1833. 
Factum, chansons^ relatifs, etc. Ms. de la Bibl. de Toulon. 
Eug. Salverte, Sciences occulteSf avec introduction de Littr^. 
A. Maury, Les F^es, 1843. Magie, 1860. 
Soldan, Histoire des proces de sorceUeriCy 1 843. 
Th. Wright, Narratives of Sorcery, 1831. 
L. Figuier, Histoire du merveiUeux, 4 vol. 
Ferdinand Denis, Sciences occultes, Monde enchants, 
Histoire des sciences au moyen dge, par Sprenger, Pouchet, Cuvier, 
Hoefer, etc. 



TABLE 



Avis de la seconde edition . v 

Introduction. vii 

Pour un Sorcier, dix mille Sorci^res 76. 

La Sorci^re fut I'unique m^decin du peuple ' x 

Terrorisme du Moyen age xi. 

La Sorciere fut une creation du d^sespoir xiu 

Elle cr^a Satan h son tour xv 

Satan prince dumonde,m^dccin,novateur xvi 

Son 6cole (sorciere, berger, bourreau) xix 

Sa decadence. . xx 



LIVRE PREMIER 



CHAPITRE I. La mort des dieux ^ 43 

Le Ghrislianisme crut que le monde allait mourir ... 47 

Le monde des demons 30 

La fiancee de Gorinthe 84 

GUAP. II. PouRQUOi le moten age desespera 35 

Le peuple fait ses legend es 36 

Mais on lui defend d'inventer 40 

Le peuple defend le terriloire 43 

Mais on le fail serf 44 



418 TABLE. 

CHAP. III. Le petit demon du foyer 48 

CommuQisme primitif de la m'tla 49 

Le foyer ind^pendant it. 

La femme du serf 50 

Sa fld61it6 aux anciens dieux 51 

Lefollet 57 

CHAP. IV. Testations SI 

Le serf invoque TEspril des tr^sors caches 6ft 

Les razzias f^odales €5 

La femme fait du foUet un ddmon . 69 

CHAP. V. Possession . 7ft 

L'av6iiement de Tor en 1300 74 

Elle s'entend avec le d^mon de Tor 76 

Immondes terreurs du moyen Sige 78 

La dame serve da village 80 

Haine de la dame du chateau 86 

CHAP. VI. Le Pacte 89 

La serve se donne au Diable 9ft 

La lande et la Sorci^re 95 

CHAP. VII. Le roi des uorts 96 

Elle fait revenir les morts aimds 100 

Lid^e de Satan adoucie 10ft 

CHAP. VIII. Le prince de la Nature 105 

Le d^gel du moyen dge. T 107 

La sorci^re 6voque rOrient 108 

Elle congoit la Nature 113 

CHAP. IX. Satan M^DECiN 114 

Les maladies du moyen age 115 

La sorci^re les gu^rit par des poisons 117 

Les Consolantes (ou Solan^es) 119 

Elle commence k soigncr les femmes Iftft 



TABLE. 419 

CHAP. X. Gharmes, Philtres 1S9 

Barbe-Bleue et Griselidis 131 

Le chSileau implore la sorci^re 133 

Sa malice .134 

CHAP. XI. Communion db r^volte. — Sabbats. — Messe noire 140 

Les antiques Sabasies demi paYennes 141 

La Messe noire, ses quatre actes 143 

Acte 1. LMnlroYt,rosclage,le banquet 147 

Acte S. L'offrande, la femme autel et hostie 150 

CHAP. XII. Suite 164 

Acte 3. ramour des proches parents 155 

Acte 4. La mort de Satan et de la Sorci^re 163 



LIVRE DEUXIEME 



€HAPJTRB I. SoRCiERE de la decadence. Satan vulgaris^. . 167 

Les sorci^res et s orders employes par les grands. . . 171 

La dame louve 17ft 

Le dernier des philtres 177 

€HAP. II. Persecutions 178 

Le Marteau des sorci^res 179 

Satan mattre du monde 190 

CHAP. III. Cent ans db tolerance en France. — Reaction . 194 

L'Espagne commence quand la France fait halte ... 195 

Reaction. Nos Mgistes brdlent autant que les prgtres . 199 

CHAP. IV. Les sorcibebs basques ftOft 

Ellesdirigentleur proprejuge ft07 

CHAP. V. Satan ecclesiastiqub *^* 

Fac^ties du sabbat moderne ftl4 



420 . TABLE. 

CHAP. YI. Gauffridi, 1610 VHi 

PrStres sorciers poursuivis par les moines 226 

Jalousies des religieuses 227 

CHAP. YII. Grandier. Religieuses de Loudun, 1632-1631 . . 246 

Le cur^ beau diseur, sorcier 252 

Furies maladives des nonnes 258 

CHAP. YUI. Religieuses possedees de Louvibrs, 1633-1647 . 266 

rilluminisine. Le diable qui^tiste 269 

Duel du diable et du m^decip 273 

CHAP. IX. Satan triomphe au dix-septiehe siecle .... 282 

iHAP. X. GiRARD ET LA Gadiere, 1730 291 

:HAP. XI. LaCadiereau.couvent, 1731 325 

]HAP. XII. Le proges de la Gaoiere, 1730-1731 351 

Epilogue 379 

Peut-onr^concilier Satan etJ^sus? 330 

La Sorci^re a p6ri, mais la Fde renattra . .^ .... 382 

Imminence de la renovation religieuse 883 

Notes et £claircissements 

— 1. Classification g^ographiquede la sorcellerie . . 388 

— 2. De rinquisitiOD . . .* 891 

— 3. M^thode et critique 395 

— 4. Satan m^decin 398 

— 5. Des rapports de Satan avec la Jacquerie, etc. . . 400 

— 6. Du dernier acte du Sabbat 4M 

— 7. Litt^rature de sorcellerie .404 

— 8. Dtodence, etc 407 

— 9. Du lieu ou ce livre fut achevd 409 

FIN DE LA table 




3 2044 020 403 481 



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