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Harvard College
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FROM THE BEQUEST OF
GEORGE HAYWARD, M.D.
OF BOSTON. MASSACHUSETTS
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LA S0RCI£RE
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^}. MICHELET
LA
SORCIERE
NOUVELLE EDITION
/
PARIS
LIBRAIRIE INTERNATIONALE
15, BOULEVARD MONTMARTRE , 46
Am coin de la rue Vivienne
A. LACROIX , YERBOECKHOVEN ET C»% tolTEURS
A BRUXELLES, A LEIPZIG ET A LiyOTJB,NB
4867
Tods droits de traduction et de reproduction reserves
XHti*M.^O MAY161881
AVIS
DE LA SEGONDE EDITION
Des livres que j'ai publics, celui-ci me parait le
plus inattaquable. II ne doit rien k la chronique
I6g6re ou passionn^e. II est sorti g^n^ralement des
aetes judiciaires,
Je dis ceci non seulement pour nos grands pro-
ces (de Gauffridi, de la Cadiere, etc.), mais pour
une foule de faits que nos savants predecesseurs
oiitprisdanslesarcliivesallemandes,anglaises,etc.,
et que nous avons reproduits.
Les manuels d'inquisiteurs ont aussi contribue.
II faut bien les croire dans tant de choses ou ils
is'accusent eux-memes.
Quant aux commencements, aux temps quon
peut appeler Tdge legendaire de la sorcellerie, les
textes innombrables qu'ont rdunis Grimm, Soldan,
INTRODUCTION
^»^ (fivant 1500} : « II faut dire Vherisie
' ^t noD des sorciers; ceux-ci sont peu
"T; Et un autre sous Louis XIII : " Pour
^5v-^ mille sorcieres. » *-
^ej4 fait sorcieres. » — C'est le g^nie
^ einiiie et son temp^rjinient. EUe nalt
^■elour r^ulier de Vexaltation, elle est
I'arfiour, eUe est Magicienne. Par sa
'. malice {souvent fantasque et bienfai-
\ est Soi-ciere et fait le sort, du moins
^pe los maux.
3 primitif a mfime d^but; nous le
I Voyages. L'homme chasse et com-
*im6 s'ingenie, imagine; elle enfante des
«es dieux. Elle est voyante a certain jour;
s infinic! du d^sir et du rfive. Pour mieux
• temps, elle observe le del. Mais la
_ IS moins son coeur. Les yeux baiss6s
Kurs amoureuses, jeune et fleur elle-
VI LA SORCI^RE.
Wright, Maury, etc., mont fourni une base oxcel-
lente.
Pour ce qui suit, de 1400 a 1600 et au delA,
mon livre a ses assises bien plus solides encore
dans les nombreux proems jug^s et publics.
J. MiCHELET.
1" d^cembre 1862.
\
INTRODUCTION
Sprenger dit (avant 1500) : « II faut dire Vheresie
des sorcieres, et non des sorciers ; ceux-ci sont peu
de chose. » — Et un autre sous Louis XIII : « Pour
\in sorcier, dix mille sorcieres. »
« Nature les fait sorcieres. » — Cest le g^nie
propre a la Femme et son temperament. Elle nait
Fee. Parle retour r^gulier de I'exaltation, elle est
Sibylle. Par Tamour, elle est Magicienne. Par sa
finesse, sa malice (souvent fantasque et bienfai-
sante), elle est Sorciere et fait le sort, du moins
endort, trompe les maux.
Tout peuple primitif a mfime d6but; nous le
voyons par les Voyages. Khomme chasse et com-
bat. La femme s'ingenie, imagine ; elle enfantedes
songes et des dieux. Elle est voyante a certain jour;
elle a Taile infinie du d^sir et du rfive. Pour mieux
compter les temps, elle observe le ciel. Mais la
terre n'a pas moins son coeur. Les yeux baiss^s
sur les fleurs amoureuses, jeune et fleur elle-
LA SORCIERE
V
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B.— Trp-d* A. LMWn. VKioiciaomalC.r.RorU*.!. iMp. A Pw*
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J. MICHELET
LA
SORCIERE
NOUVELLE EDITION
/
PARIS
LIBRAIRIE INTERNATIONALE
15, BOUI^EVA-RJD MONTM-A.RTRE , 16
Am. coin de la rue Vivienne
A. LACROIX , VERBOECKHOVEN ET Ci% ifcDITEURS
A BRTJXELLES, A LEIPZIG ET A LIYOUKNE
1867
Tons droits de traduction et de reproddction r^serv^g
Xn LA SORGI6RE.
qui ftirent arr^t^^ Tautre jour, tfattendirent pas,
S'^trangldrent tout d'abord. »
Sur la longu© voie de mon Histoire, dans les
trente ans que j'y ai consacrds, cette horrible litt4-
rature de sorceUerie m'a pass6, repass^ fr^quem-
ment par les mains. J'ai 6puis6 dabord et les
manuels de Tinquisition , les dneries des domini-
cains {Fouets, Marteaux, Fourmiliires, Fustigations,
Lantemes, etc., ce sont les titres de leurs livres).
Puis, j'ai lu les parlementaires, les juges lais qui
succMent a ces moines, les m^prisent et ne sont
guere moins idiots. Jen dis un mot ailleurs. Ici,
une seule observation, c'est que, de 1300 a 1600,
et au deU, la justice est la mSme. Sauf un
entr'acte dans le Parlement de Paris, c est toujours
et partout mSme f^rocitd de sottise. Les talents
n'y font rien. Le spirituel De Lancre, magistrat
bordelais du r^gne d'Henri IV, fort avanc6 en poli-
tique, dds qu'il s'agit de sorceUerie, retombe au
niveau d'un Nider, dun Sprenger, des moines
imbeciles du quinzi^me si^cle.
On est saisi d'^tonnement en voyant ces temps
si divers, ces hommes de culture differente, ne
pouvoir avancer dun pas. Puis on comprend tres
bien que les uns et les autres, furent arr4t6s,
disons plus, aveugles, irrem^diablement enivr^s
et ensauvag^s, par le poison de leur principe. Ce
principe est le dogme de fondamentale injustice :
« Tous perdus pour un seul, non seulement punis,
mais dign^ de rdtre,^^^^ d'avance et pervertis.
INTRODUCTION. XIH
hkhIs a t)ku m^xa^ avaftt d^ uaitre. L'^of^nt qui
tette est im damnd. »
Qui dit cela? Tous, Bossuet inline. Un docteur
important de Rome, Spina, maitre du Sacr6 Palais,
formule nettement la chose : « Pourquoi Dieu per-
met-il la mort des innocents? II le fait justement.
Car s'ils ne meurent a cause des p^ch^s qu'ils ont
faits, ils meurent toujours coupables pour le p^ch6
originel. » {De Strigibus, c. 9.)
Do cette 6normite, deux choses derivent, et en
justice et efi logique. Le juge est toujours stir de
son affaire; celui qu'on lui amene est coupable
certainement , et, s'il se defend, encore plus. La
justice n'a pas a suer fort, a se casser la tSte, pour
distinguer le vrai du faux. En tout, on part d un
parti pris. Le logicien, le scolastique n'a que faire
danalyser lame, et de se rendre compte des
nuances par ou elle passe, de sa complexity, de
ses oppositions interieures et de ses combats. II
na pas besoin, comme nous, de s expliquer com-
ment cette &me, de degr^ en degr^, pent devenir
vicieuse. Ces finesses, ces tdtonnements, sil pou-
vaitles compreudre, oh! comme il en rirait, hoche-
rait la tete ! et qu'avec grdce alors oscilleraient les
superbes oreilles dont son crdne vide est orne !
Quand il s'agit surtout du Facte diabolique, du
traite effroyable ou pour un petit gain d'unjour,
Time se vend aux tortures ^ternelles, nous cher-
cherions nous autres a retrouver la voie maudite,
lepouvantable dchelle de malheurs et de crimes
qui lauront fait descendre la. Notre homme a bien
affaire de tout cela! Pour lui Y&me et le diable
IIV LA SORClfiRE.
dtaient n^s Tun pour Tautre, si bien qu'^ la pre-
miere tentation, pour un caprice, une envie^ une
idde qui passe, du premier coup V&me se jette &
cette horrible extr^mit^.
Je ne vois pas non plus que nos modernes se
soient enquis beaucoup de la chronologie morale
de la sorcellerie. lis sattachent trop aux rapports
du moyen Sge avec lantiquit^. Rapports reels,
mais faibles, de petite importance. Ni la vieille
Magicienne, ni la Voyante celtique et germanique
ne sont encore la vraie Sorciere. Les innocentes
Sabasies (de Bacchus Sabasius), petit sabbat rural,
qui dura dans le moyen age, ne sont nullement
la Messe noire du quatorzieme siecle, le grand ddfi
solennel a Jesus. Ces conceptions terribles n'arri-
verent pas par la longue filiere de la tradition.
EUes jaillirent de Thorreur du temps.
D ou date la Sorciere? Je dis sans hesiter : « Des
temps du d^sespoir. »
Dud^sespoir profond que fit le mondedeTEglise.
Je dis sans hesiter : « La Sorciere est son crime. »
Je ne m*arr6te nullement a ses doucereuses
explications qui font semblant d'att^nuer : « Fai-
ble, legere, dtait la creature, moUe aux tentations.
Elle a 6t6 induite k mal par la concupiscence. »
Helas! dans la misere, la famine de ces temps, ce
n'est pas la ce qui pouvait troubler jusqu ^ la fu-
reur diabolique. Si la femme amoureuse, jalouse
et d^laiss^e , si Tenfant chass^e par la belle-mere,
si la mdre battue de son fils (vieux sujets de
V
INTRODUCTION. Xy
I^gendes), si elles ont pu 6tre tent^es, mvoquer le
mauvais Esprit, tout cela n est pas la Sorciere. De
ce que ces pauvres creatures appellent Satan, il
ne suit pas qu il les accepte. Elles sont loin encore,
et bien loin d'etre mtlres pour lui. Elles nont pas
la haine de Dieu.
Pour comprendre un peu mieux cela, lisez les re-
gistres exdcrables qui nous restent de Tlnquisition,
non pas dans les extraits de Llorente, de Lamothe-
Langon, etc., mais dans ce qu'on a des registres
originaux de Toulouse. Lisez-les dans leur plati-
tude, leur morne s^cheresse, si effroyablement
sauvage. Au bout de quelques pages, on se sent
morfondu. Un froid cruel vous prend. La mort,
la mort, la mort, c'est ce qu'on sent dans chaque
ligne. Vous Stes dej4 dans la biere, ou dans une
petite loge de pierre aux murs moisis. Les plus
heureux sont ceux qu'on tue. L'horreur, c'est Yin
pace. C'est ce mot qui revient sans cesse, comme
une cloche d'abomination qu'on sonne et qu'on
resonne, mot toujours le m6me : Emmures.
Epouvantable mecanique d'ecrasement, d'apla-
tissement, cruel pressoir £t briser I'dme. De tour
de vis en tour de vis, ne respirant plus et cra-
quant, elle jaillit de la machine, et tomba au
monde inconnu.
A son apparition, la Sorciere n*a ni pere, ni
mere, ni fils, ni 6poux, ni famille. C'est un mons-
tre, un aerolithe, venu on ne sait d'oii. Qui ose-
rait, grand Dieu! en^approcher?
\
s
y
/
/
XYI LA SORCIJ^RE.
Oil est-elle? Aux lieux impossibles, dans laforfit
des ronces, sur la lande, ou Tdpine, le chardon
emm^l^s, ne permettent pas le passage. La nuit,
sous quelque vieux dolmen. Si on ly trouve, elle
est isol^e par Thorreur commune; elle a autour
comme un cercle de feu.
Qui le croira pourtant? c'est une femme encore.
M6me cette vie terrible presse et tend son ressort
de femme, T^lectricite feminine. La voil4 dou^e de
deux dons : -
LHlluminisme de la folie lucide^ qui, selon ses
degr^s, est po6sie , seconde vue, penetration per-
cante, la parole naive et rus^e, la faculte surtout
de se croire en tons ses mensonges. Don ignore
du sorcier m&le. Avec lui, rien n'etit commence.
De ce don un autre derive, la sublime puissance
de la conception solitaire, la parthenogenese que
nos physiologistes reconnaissent maintenant dans
les femelles de nombreuses esp6ces pour la fecon-
dite du corps, et qui n est pas moins stlre pour les
conceptions de Tesprit.
Seule, elle concut et enfanta. Qui? Un autre elle-
mSme qui lui ressemble a sy tromper.
Fils de haine, concu de lamour. Car sans
I'amour, on ne cree rien. Celle-ci, tout effrayee
qu elle est de cet enfant, s'y retrouve si bien, se
complait tellement en cette idole, qu elle la place k
Tinstant sur Tautel, Thonore, s'y immole, et se
donne comme victime et vivante hostie. Elle-meme
INTRODUCTION* XYll
bien souvent le dira k son juge : « Je ne crains
qu'une chose : souffrir trop peu pour lui. » (Lancre.)
Savez-vous bien le debut de Tenfant? C'est un
terrible 6clat de rire. N'a-t-il pas sujet d'etre gai,
sur sa libre prairie, loin des cachets d'Espagne et
des emmures de Toulouse. Son in pace n'est pas
moins que le monde. II va, vient, se promene. A
lui la forSt sans limite! a lui la lande des loin-
tains horizons ! k lui toute la terre, dans la ron-
deur de sa riche ceinture ! La sorci^re lui dit ten-
drement : « Mon Robin » du nom de ce vaillant
proscrit, le joyeux Robin Hood, qui vit sous la
verte feuill^e. Elle aime aussi a le nommer du
petit nom de Verdelet, Joli-bois, Vert-bois. Ce sont
les lieux favoris de Tespiegle. A peine eut-il vu
un buisson, qu*il fit Vecole buissonniire.
Ce qui dtonne, c'est que du premier coup la Sor-
ci6re vraiment fit un 6tre. II a tous les semblants
de la rdalitd. On Ta vu, entendu. Chacun pent le
d6crire.
Les saints, ces bien-aim^s, les fils de la maison,
se remuent peu, contemplent, r^vent ; ils attendent
en attendant, stirs qu'ils auront leur part d'Elus.
Le peu qu'ils ont d'actif se concentre dans le cercle
resserr^ de YImitation (ce mot est tout le moyen
flge). — Lui, le batard nlaudit, dont la part n'est
rien que le fouet, il n'a garde d'attendre. II va
cherchant et jamais ne repose. II s'agite, de la
terre au ciel. II est fort curieux, fouille, entre,
9onde, et met le nez partout. Du Consummatum
y
Xyill ^ SORGl£»E.
est il so rit, il s.6 moqu,e. II dit i^^jai^s : « Flxffi
loin! 79 — et « Eln avant! »
Pu reste, il n'est pas difficile. U prep4 to^9 les
rebuts;^ ce que le ciel jette, il ramasse. Par exe^I-
ple, TEglise a jei6 la Nature, coDQnae impure et
su3pecte. Satan s'en saisit, e'en Mc(^Te. Bien
plus, il Texploite et s'en sert, en fait jaillir des
arts, acceptant le graiid nom dont on yeut le fl4-
trir, celui de Prince du mmde.
On avait dit imprudemment : « Malheur a ceux
qui rient ! » C'^tait donner d'avance a Satan une
trop belle part, le monopole du rire et le procla-
mer amusant. Disons plus : necessaire. Car le rire
est uije foDction essentielle de notre nature. Com-
ment porter la vie, si nous ne pouvons rire, tout
au mpins parmi nos douleurs?
L'Eglise, qui ne voit dans la vie qu'une ^preuve,
se garde de la prolonger. Sa m^decine est la resi-
gnation, Tattente et Tespoir de la mort. — Vaste
champ pour Satan. Le voil4 medecin, gu^risseur
des vivants. — Bien plus, consolateur ; il a la com-
plaisance de nous montrer nos morts, d'dvoquer
les ombres aimdes.
Autre petite chose rejetde de I'Eglise, la Lo-
gique, la Hbre Raison. Cest la la grande friandise
dont Vautre avidement se saisit.
L'Egnse avait bdti 4 chaux et k ciment un petit
in pace^ 6troit, k votlte basse, dclaird d'un jour
borgpe, dunecertainefente. Cela s'appelait r£c(>/e.
0^ 7 l&chait quelques tondus, et on leur disait :
« Soyez libres. » Tons y d^enaient culs-de-jatte,
Trois cents; quatre cents ans confirment la para-
INTII«9t)€TI0N. XIX
lysie. Ef le point d'Abailard est justemeut celui
d*Occam ! *
II est plaisant qu on aille chercher 1^ rorigine
de la Renaissance. Elle eut lieu, mais comment?
par la satanique entreprise des gens qui ont perc^
la votite, par Teffort des danm^s qui voulaient voir
le ciel. Et elle eut lieu bien plus encore, loin de
I'Ecole et des lettr^s, dans V£cole buissonn'Jre,
ou Satan fit la classe a la sorci^re et au berger.
Enseignement hasardeux, s'il en fut , mais dont
les hasards m6me exaltaient I'amour curieux , le
d^sir eSr6iL6 de voir et de savoir. — La commen-
cSrent les mauvaises sciences, la pharmacie ddfen-
due des poisons, et I'ex^rable anatomie. — Le ber-
ger, espion des ^toiles, avec I'observation du ciel,
apportait Ik ses coupables recettes , ses essais sur
les animaux. — La sorci^re apportait du cimetiere
voisin un corps void ; et pour la premiere fois (au
risque du bflcher) on pouvait contempler ce miracle
de Dieu « qu on cache sottement, au lieu de le com-
prendre » (comme a dit si bien M. Serres).
Le seul docteur admis la par Satan, Paracelse y
a vu un tiers, qui parfois se glissait dans Tassem-
bl6e sinistre, y apportait la chirurgie. — C'dtait le
chirurgien de ces temps de bont6, le bourreau,
rhomme k la main bardie, qui jouait a propos du
fer, cassait les os et savait les remettre , qui tuait
et parfois sauvait, pendait jusquaun certain point.
L'univer^itd criminelle de la sorcidre, du berger,
du bourreau, dans ses essais qui furent des sacri-
leges, enhardit I'autre, forga sa concurrente d'6tur
dier. Car chacun voiflait vivre. Tout eAt 6t6 d, la
XI U SORClfiRE.
sorcidre ; on aurait pour jamais tourn^ le dos au
m^decin. — II fallut bien que TEglise subit, permit
ces crimes. Elle avoua quil est de bons poisons
(Grillandus). Elle laissa, contrainte et forcde, dis-
s^quer publiquement. En 1306, 1'ltalien Mondino
ouvre et disseque une femme ; une en 1315. — R6-
v^lation sacr^e, D^couverte d'un monde (c'est bien
plus que Christophe Colomb). Les sots fr^mirent,
hurldrent. Et les sages tombdrent d genoux.
Avec de telles victoires, Satan ^tait bien sAr de
vivre. Jamais TEglise seule n'aurait pu le d6truire.
Les btlchers n'y firent rien, mais bien certaine po-
litique.
On divisa habilement le royaume de Satan. Cen-
tre sa fiUe , son Spouse , la Sorciere , on arma son
fils, le Medecin.
Ufiglise, qui, profond^ment, de tout son coeur,
haissait celui-ci , ne lui fonda pas moins son mo-
nopole, pour lextinction de la Sorciere. Elle d^
clare, au quatorzieme siecle , que si la femme ose
guerir sans avoir etudie^ elle est sorciere et meurt.
Mais comment etudierait-elle publiquement?
Imaginez la scene risible, horrible, qui etlt eu lieu,
si la pauvre sauvage etlt risqud dentrer aux
Ecoles ! Quelle ftte et quelle gaietd ! Aux feux de
la Saint-Jean, on brtilait des chats enchaln^s. Mais
la sorciere liee a cet enfer miaulant, la sorciere
hurlante et r6tie, quelle joie pour Taimable jeu-
nesse des moinillons et des cappets !
On verra tout au long la decadence de Satan.
INTRODUCnOM. XXI
Lamentablo r^cit. On le verra pacific, devenu un
bon vieux. On le vole, on le pille, au point que des
deux masques qu il avait au Sabbat, le plus sale
est pris par Tartuffe.
Son esprit est partout. Mais lui-mfime, de sa
personne, en perdant la Sorciere, il perdait tout.
— Les sorciers furent des ennuyeux.
Maintenant qu on I'a prdcipitd tellement vers son
decUn, sait-on bien ce qu on a fait la ! — N'6tait-il
pas un acteur ndcessaire, une pi^ce indispensable
de la grande machine religieuse, un peu ddtraqude
aujourd'hui? — Tout organisme qui fonctionne
bien est double, a deux c6t^s. La vie ne va gu6re
autrement. C'est un certain balancement de deux
forces, oppos^es, sym^triques, mais in^gales ; Tin-
fdrieure fait contre-poids , r^pond k Tautre. La
8up6rieure s'impatiente , et vejit la supprimer. —
A tort.
Lorsque Colbert (1672) destitua Satan avec peu
de fagon en defendant ~aux juges de recevoir les
proems de sorcellerie, le tenace parlement Nor-
mand, dans sa bonne logique normande, montra la
port^e dangereuse d'une telle decision. Le diable
n'est pas moins qu'un dogme , qui tient k tons les
autres. Toucher a T^ternel vaincu, n'est-ce pas
toucher au vainqueur? Douter des actes du pre-
mier, cela mene k douter des actes du second, des
miracles qu'il fit pr^cis^ment pour combattre le
Diable. Les colonnes du ciel ont leur pied dans
Vabime. L'6tourdi qui remue cette base infernale,
peut l^zarder le paradis.
Colbert n'^couta f^s. II avait tant d^'a^trea af-
faires; — Mais le diable peut-6tre entendit. Et cela
le coMole fort. Dans les petits metiers ou ilgagne
sa vie (spiritisme ou tables tournantes), il se rdsi-
gne, et croit que du moin&il ne meurt pas seul.
LIVRE PREMIER
\
LA MORT DES DIEUX
Certains aiiteurs nous assurent que, peu de
temps avant la victoire du christianisme, une voix
mysterieuse courait sur les rives de la mer Eg^e,
disant : « Le grand Pan est mort. »
L antique dieu universel de la Nature ^tait fini.
Grande joie. On se figurait que, la Nature ^tant
morte, morte dtait la tentation. Troublrie si long-
temps de Torage, 1 ame humaine va done reposer.
Sagissait-il simplem'ent de la fin de laneien
culte, de sa defaite, de Teclipse des vieilles formes
religieuses? Point du tout. En consultant les pre-
miers monuments Chretiens, on trouve a chaque
ligne lespoir que la Nature va disparaitre, la vie
seteindre, quenfin on touche k la fin du monde.
C*en est fait des dieux de la vie, qui en ont si long-
temps prolong^ rillusion. Tout tombe , s'^croule ,
t6 LA SORGlfiRE.
s'abime. Le Tout devient le ndant : « Le grand Pan
est mort ! »
Ce n'^tait pas une nouvelle que les dieux dussent
mourir. Nojnbre de cultesanciens sont fond6s pr6-
cis^ment sur Vid6e de la mort des dieux. Osiris
meurt, Adonis meurt, il est vrai, pour ressusciter,
Eschyle , sur le thddtre mSme , dans ces drames
qu'on ne jouait que pour les f^tes des dieux, leur
d^nonce express6ment, par la voix de Promdth^e,
qu'un jour ils doivent mourir. Mais comment? vain-
cus, et soumis aux Titans, aux puissances antiques
de la Nature.
Ici, c'est bien autre chose. Les premiers chrd-
tiens, dans Tensemble et dans le detail, dans le
pass6, dans Tavenir, maudissent la Nature elle-
meme. lis la condamnent tout entiere, jusquivoir
le mal incarne, le d^mon dans une fleur *. Vien-
nent done , plus t6t que plus tard, les anges qui
jadis abimerent les villes de la mer Morte. Qu'ils
emportent, plient comme un voile la vaine figure
du monde, qu'ils d^livrent eafin les saints de cette
longue tentation.
UEvangile dit : « Le jourapprocbe. » Les Perea
disent : « Tout k Theure. » L'ecroulement de TEm-
pire et Tinvasion des Barbares donnent espoir k
saint Augustin qu'il ne subsistera de cit6 bient6t
que la cit6 de Dieu.
Qu'il est pourtant dur k mourir, ce monde, et
1 Conf. de S. Gyprten, ap. Maratori^ Script, U., I, 993, 5'!!.
A. Maury, Magie, 435.
LA nmr dbs dieux. s7
obstin^^ vivre! U dem^nde^ cozume J^z^chias, uq
r^pit, un tour de cadrw. Eh bien, soit, jusqu^
Tan MiUe. Mais aprds» pas un jour de plus.
Est-il bien sAr, comme on Ta tant r6p^t^, que
les aneiens dieux fussent finis, eux-mdmes en-
nuy^s, las de vivre ! qu'iU aient , de d^courage-
ment, donnS presque leur demission? que le chris-
tianisme n'ait; eu qu*a souffler sur ces vaines
ombres?
On montre ces dieux dans Rome, on les montre
dans le Capitole, ou ils n'ont 6t6 admis que par une
mort {»*4alable, je veux dire e;i abdiquant ce qu'ils
avaient de sdve locale, en r^niant leur patrie,
en cessant d'dtre les g^nies repr^sentants des na-
tions. Pour les recevoir, il est vrai, Rome avait
pratique sur eux une s^v^re operation , les avait
dnervi^s, p41is. Ces grands dieux centralists ^talent
devenus, dans leur vie officielle, de tristes fonc-
tionnaires de Tempire remain. Mais cette aristo-
cratie de TOlympe, en sa decadence, n'avait nulle-
ment entrain^ la foule des dieux indigenes, la
populace des dieux encore en possession de Tim-
mensit^ des campagnes , des bois , des monts , des
fontaines, confondus intimement avec la vie de la
contr^e. Ces dieux logds au coeur des chSnes, dans
les eaux fujantes et profondes , ne pouvaient en
dtre expuls^s.
Et qui dit cela ? c'est TEglise. EUe se contredit
rudement. Quand elle a proclam^ leur mort, elle
s'indign^ de Jeur vie, Pe si^cle en si^cle. par la
S8 LA SORCIlgRB.
voix menacante de ses conciles *, elle leur intime
de mourir... Eh quoi! ils sont done vivants?
« Ils sont des demons... » — Done, ils vivent.
Ne pouvant en venir a bout, on laisse le peuple
innocent les habiller, les d^guiser. Par la l^gende,
il les baptise, les impose a TEglise m^me. Mais,
du moins, sont-ils convertis? Pas encore. On les
surprend qui sourndisement subsistent en leur pro-
pre nature paienne.
Oil sont-ils? Dans le desert, sur la lande, dans la
forfit? Oui, mais surtout dans la maison. Ils s€^
maintiennent au plus intime des habitudes domes-
tiques. La femme les garde et les cache au manage
et au lit mfime. lis ont \k le meilleur du monde
(mieux que le temple), le foyer.
II n y eut jamais revolution si violente que celle
de Thdodose. NuUe trace dans Tantiquit^ d'une
telle proscription d'aucun culte. Le Perse, adora-
teur du feu, dans sa puret^ h^roique, put outrager
les dieux visibles, mais il les laissa subsister. II
fut tr^s favorable aux juifs, les prot^gea, les
employa. La Gr^ce, fille de la lumiere, se moqua
des dieux teri^breux, des Cabires ventrus, et elle
les toldra pourtant, les' adopta comme ouvriers, si
bien quelle en fit son Vulcain. Rome, dans sa
majesty, accueillit, non seuleilient I'Etrurie, mais
les dieux rustiques du vieux laboureur italien.
1 V. Mansl, Baluze; Clone. d^Arles, 44i^; de tours, Hi; de tep*
tines, 743 ; les Capitulaires^ etc. Gerson mSme, vers 1400.
U MORT DBS DIEUX. 29
EUe ne poursuivit les druides que comme une
dangereuse resistance nationale.
Le christianisme vainqueur voulut, crut tuer
rennemi. II rasa TEcole, par la proscription de la
logique, et par Textermination des philosophes,
qui furent massacres sous Valens. II rasa ou vida
le Temple, brisa les symboles. La l^gende nou-
velle aurait pu 6tre favorable k la famille, si le
pere n*y etlt 6t6 annuls dans saint Joseph , si la
nadre avait 6t6 relev^e comme ^ducatrice , comme
ayant moralement enfant^ J^sus. Voie fdconde
qui fut tout d abord d^laiss^e par Tambition d'une
haute purete sterile.
Done le christianisme entra au chemin solitaire
oil le monde allait de lui-mdme, le c^libat, com-
battu en vain par les lois des. Empereurs. II se
prdcipita sur cette pente par le monachisme.
Mais rhomme au desert fut-il seul? Le d^mon
lui tint compagnie, avec toutes les tentations. II
eut beau faire, il lui fallut recr^er des socidt^s,
des cit^s de solitaires. On sait ces noires villes de
moines qui se formdrent en Thdbaide. On sait quel
esprit turbulent, sauvage, les anima, leurs des-
centes meurtri^res dans Alexandrie. lis se disaient
troubles, pouss^s du ddmon, et ne mentaient pas.
Un vide 6norme s'dtait fait dans le monde. Qui
le remplissait? Les chrdtiens le disent, le d^mon,
partout le demon : Ubique dcemon *.
* V. les Vies des P^res da ddsert, et les auteurs citds par
A. Maury, Magie, 317. Au quatri^me si^cle, les Messaliens, se
croyant pleins de demons, se mouchaient et crachaient sans cesse,
faisaient dMncroyables efforts pour les expectorer.
so LA SORGiiRB.
La Gr^ce, comme tous les peuples, avait eu
ses energumSnes, troubles, poss^d^s des esprits.
C est un rapport tout ext^rieur, une ressemblance
apparente qui ne ressemble nuUement. Ici, ce ne
sont pas des esprits quelconques. Ce sontles noirs
fils de rablme, ideal de perversity. On volt partout
des lors errer ces pauvres melancoliques qui se
haissent, out horreur deux-mdmes. Jugez, eu
effet, ce que c'est, de se sentir double, davoir foi
en cet autre, cet h6te cruel qui va, vient, se pro-
mene en vous, vous fait errer ou il veut, aux
deserts, aux precipices. Maigreur, faiblesse crois-
santes. Et plus ce corps miserable est faible, plus
le d^mon Tagite. La femme surtout est habitue,
gonflde, souffl^e de ces tyrans. lis Templissent
d!aura infernale, y . font Forage et la tempete, s'en
jouent, au gr6 de leur caprice, la font p6cher, la
desesperent.
Ce n est pas nous s6ulement, h^las ! c'est touts
la nature qui devient demoniaque. Si le diable est
dans une fleur, combien plus dans la for^t sombre !
La lumiere qu'on croyait si pure est pleine des
enfants de la nuit. Le ciel plein denfer ! quel blas-
pheme! L'etoile divine du matin, dont la scintilla-
tion sublime a plus dune fois 6claire Socrate,
Archimede ou Platon, quest-elle devenue? Un
diable, le grand diable Lucifer. Le soir, c'est le
diable Venus, qui m'induit en tentation dans ses
molles et douces clartes.
Je ne m'^tonne pas si cette soci^t^ devient ter-
rible et furieuse. Indign^e de se sentir si faible
contre les demons, elle les poursuit partout, dans
LX MOUT DES iilEUX. SI
les temples, les autels de Tancien culte d'abord,
puis dans les martyrs paiens. Plus de festins ; ils
peuvent 6tre des reunions idolatriques. Suspecte
est la famille mfime; car Thabitude pourrait la
reunir autour des lares antiques. Et pourquoi une
famille? L'Empire est un empire de moines.
Mais rindividu lui-m6me, Thomme isole et muet,
regarde le ciel encore, et dans les astres retrouve
et honore ses anciens dieux. « C est ce qui fait les
famines , dit Tempereur Theodose , et tous les
fl^ux de I'Empire. » Parole terrible qui lache sur
le paien inoffensif Taveugle rage populaire. La
lot ddchaine a laveugle toutes les fureurs contre
la loi.
Dieux anciens, entrez au s^pulcre. Dieux de
Tamour, de la vie, de la lumiere, eteignez-vous !
Prenez le capuche du moine. Vierges, soyez reli-
gieuses. Epouses, delaissez vos dpoux; ou, si vous
gardez la maison, restez pour eux de froides soeurs.
Mais tout cela, est-ce possible? qui aura le souffle
assez fort pour 6teindre d'un seul coup la lampe
ardente de Dieu? Cette tentative t^mdraire de pi^t6
impie pourra faire des miracles ^tranges, mons-
trueux... Coupables, tremblez!
Plusieurs fois, dans le moyen Age, reviendra la
sombre histoire de la Fiancee de Corinthe. Racon-
t^e de si bonne heure par Phlegon, Taffranchi
d'Adrien, on la retrouve au douzieme siecle, on la
retrouve au seizieme, comme le reproche profond,
rindomptable reclamation de la Nature.
32 LA SORGl^RE.
« Un jeune homme d'Ath^nes va k Corinthe,
chez celui qui lui promit sa fiUe. II est rest6
paien, et ne salt pas que la famille ou il croyait
entrer vient de se faire clirdtienne. II arrive fort
t?ird. Tout est couch^, hors la mere, qui lui sert le
repas de Thospitalite, et le laisse dormir. II tombe
de fatigue. A peine il sommeillait , une figure
entre dans la chambre : c'est une fiUe, vetue,
voil^e de blanc ; elle a au front un bandeau noir et
or. Elle le voit. Surprise, levant sa blanche main :
« Suis-je done ddja si etrangere dans la maison?...
« H6las! pauvre recluse... Mais, j'ai honte, et je
« sors. Repose. — Demeure, belle jeune fille, voici
« C^r^s, Bacchus, et, avec toi, TAmour! Naie pas
« peur, ne sois pas si pdle! — Ah! loin de moi,
« jeune homme! Je n'appartiens plus a la joie. Par
ti un voeu de ma mere malade, la jeunesse et la vie
« sent lides pour toujours. Les dieux ont fui. Et
«< les seuls sacrifices sent des victimes humaines.
« — Eh quoi! ce serait toi? toi, ma chere fiancee,
« qui me fus donnde d6s Tenfance? Le serment de
« nos peres nous lia pour toujours sous la bdn^dic-
« tion du ciel. O vierge! sois a moi! — Non, ami,
« non, pas moi. Tu auras ma jeune soeur. Si je
« g^mis dans ma froide prison, toi, dans ses bras,
« pense a moi, k moi qui me consume et ne pense
« qu'a toi, et que la terre va recouvrir. — Non,
^ j'en atteste cette flamme; cest le flambeau d'hy-
« men. Tu viendras avec moi chez mon pere. Reste,
« ma bien-aimde. f> — Pour don de noces, il ofFre
une coupe d'or. Elle lui donne sa chaine, mais
prdfdre a la coupe une boucle de ses cheveux.
LA MORT DBS DIEUX. S5
« C'est rheure des esprits ; elle boit, de sa l^vre
pAle, le sombre vin couleur de sang. II boit avi-
dement apr^s elle. II invoque T Amour. Elle, son
pauvre coeur s'en mourait, et elle r^sistait pour-
tant. Mais il se d^sesp^re, et tombe en pleurant
sur le lit. — Alors, se jetant pres de lui : « Ah!
« que ta douleur me fait mal ! Mais, si tu me tou-
tf chais , quel effroi ! Blanche comme la neige,
« froide comme la glace, h^las ! telle est ta fiancee,
tf — Je te rechaufferai; viens a moi! quand tu sor-
« tirais du tombeau... f» Soupirs, baisers, s'^chan-
gent. a Ne sens-tu pas comme je brtile? » —
L'Amour les 6treint et les lie. Les larmes se
mfilent au plaisir. Elle boit, alt^r^e, le feu de sa
bouche; le sang fige s'embrase de la rage amou-
reuse, mais le coeur ne bat pas au sein.
« Cependant la mere ^tait la, 6coutait. Doux
serments, cris de plainte et de volupt^. — « Chut!
« c'est le chant du coq ! A domain, dans la nuit! »
Puis, adieu, baisers sur baisers!
« La mere entre indignde. Que voit-elle? Safille.
II la cachait, lenveloppait. Mais elle se d^gage,
et grandit du lit a la votlte : « mere! m^re ! vous
« m'enviez done ma belle nuit, vous me chassez
« de ce lieu tiede. N'6tait-ce pas assez de m'avoir
« roul^e. dans le linceul, et sit6t port^e au tom-
« beau? Mais une force a levd la pierre. Vos
« prfitres eurent beau bourdonner sur la fosse.
« Que font le sel et Teau, ou brflle la jeunesse ?
« La terre ne glace pas Tamour ! . . . Vous promltes ;
« je viens redemander mon bien...
« Las ! ami, 11 faut que tu meures. Tu langui-
2.
34 U SORCi£:A£.
« rais, tu s^cherais ici. J'ai tes cheveux; Us seront
« Wanes demain *... M6re, une derniere priere!
« Ouvrez mon noir cachot, 6levez un biiclier, et
« que ramante ait le repos des flammes. Jaillisse
« r^tinoelle et rougisse la cendre ! Nous irons a
« nos anciens dieux. y>
^ ki , j'ai supprim6 on mot choquant. GfBthe , si noble daus la
forme, ne Test pas autant d'esprit. 11 gate la merveilleuse histoire,
souille le grec d'une horrible id6e slave. Ao momeitt oti on pleure,
il fait de la fllle un vampire. Elle vient parce qu*elle a solf de sang,
pour sucer le sangde son coBur. Et il lui fait dire froidement cetle
chose impie et immonde : « Lui flni, je passerai a d'autres ; la jeune
race succombera k ma fureur. »
Le moyen age habille grotesquement cette tradition poor nous
faire peur du Didble Vinus. Sa statue recoit d'un jeune homme une
baguequ'il^lui met imprudemment au doigt. Elle la serre, la garde
comme fiancee, et, la nuit, vient dans son lit en r^clamer les
droits. Pour le d^barrasser de IMnfernale dpouse, il faut un exor-
cisme. — H0me histoire dans les fabliaux, mais appliqu^e sotte-
ment h la Yierge. — Luther reprend rhistoirc anlique, si ma
m^moire ne me trompe, dans ses Propos de table, mais fort gros-
si^rement, en faisant sentir le cadavre. — L'espagnol del Rio la
transporte de Grece en Brabant. La flancde meurt peu avant ses
noces. On sonne les cloches des morts. Le fiance d6sesp6r6 errait
dans la campagne. II entend une plainte. Cest ellc-m^me qui
erre sur la bruy^re... « Ne vois-tu pas, dit-elle, celui qui me con-
duit? — Non. » — Mais il la saisit, Tenl^ve, la porte cbez lui. Lk,
rhisloire risquait fort de devenir trop tendre et trop touchante.
Ge dur inquisiteur, del Rio, en coupe le fil. « Le voile lev6, dit-il,
on trouva une buche vetue de la peau d'un cadavre. » — Le juge
ie Loyer, quoique si peu sensible, nous restitue pourtant rhisloire
primitive.
Apr^s lui, c*est fait de tous ces tristes narrateurs. L*histoire est
inutile. Car notre temps commence, et la Fiancee a vaincu. La
Nature enterrde revient, non plus furtivement, mais maltresse de
la maison.
II
POURQUOI LE MOYEN AGE DESESPERA
« Soyez des enfants nouveau-n^s {quasi modo
geniti infantes); soyez tout petit s, tout jeunes par
rinnocence du coeur, par la paix, I'oubli des dis-
putes, sereins, sous la main de Jesus. »
C'est Taimable conseil que donne TEglise a ce
monde si orageux, le lendemain de la grande
chute. Autrement dit : « Volcans, debris, cendres,
lave, verdissez. Champs br61^s, couvrez-vous de
fleurs. »
Une chose promettait, il est vrai, la paix qui
renouvelle : toutes les ^coles ^taient finies, la
voie logique abandonn^e. Une m^thode infiniment
simple dispensait du raisonnement, donnait a tous
la pente aisde quil ne fallait plus que descendre.
Si le credo 6tait obscur, la vie 6tait toute tracee
dans le sentier de la Idgende. Le premier mot, lo
dernier, fut le mdme : Imitation.
36 U SORClteE.
« Imite%, tout ira bien. Rdp^tez et copiez. » Mais
est-ce bien la le chemin de la veritable enfance^ qui
vivifie le cceur de rhomme , qui lui fait retrouver
les sources fraiches et f^condes? Je ne vois d'abord
dans ce monde , qui fait le jeune et Tenfant , que
des attributs de vieillesse, subtilit^, servility,
impuissance. Qu'est-ce que cette litt^rature devant
les monuments sublimes des Grecs et des Juifs?
mdme devant le g^nie remain ? C'est pr^cis^ment
la cbute litt^raire qui eut lieu dans Tlnde, du
brabmanisme au bouddhisme ; un verbiage bavard
apr^s la haute inspiration. Les livres copient les
livres, les ^glises copient les %lises, et ne peuvent
plus mSme copier. EUes se volent les unes les
autres. Des marbres arracb^s de Ravenne, on
orne Aix-la-Chapelle. Telle est toute cette socidt^.
L'dvSque roi d une cit^, le barbare roi d'une tribu,
copient les magistrats remains. Nos moines, qu'on
croit originaux, ne font dans leur monastdre que
renouveler la villa {dit tr^s bien Chateaubriand),
lis n'ont nuUe idee de faire une soci^t6 nouvelle ,
ni de fdconder Tancienne. Copistes des moines
d'Orient, ils voudraient d'abord que leurs servi-
teurs fussent eux-mfimes de petits moines labou-
reurs , un peuple sterile. C'est malgr6 eux que la
famille se refait, refait le monde.
Quand on voit que ces vieillards vont si vite
vieillissant, quand, en un siecle, Ton tombe du
sage moine saint Benoit au p^dantesque Benolt
d'Aniane, on sent bien que ces gens-1^ furent par-
faitement innocents de la grande creation popu-
laire qui fleurit sur les mines : je parle des Vies
POURQUOI LE MOTEN AGE 0£SESP£Rk. 37
des saints. Le« »ioines les ^crivirent, mais le
peuple les faisait. Cette jeune vegetation pent jeter
des feuilles et des fleurs par les lezardes de la
vieille masure romaine convertie en monastere,
mais elle n'en vient pas k coup stir. Elle a sa
racine profonde dans le sol; le peuple ly seme, et
la famille 1 y cultive , et tons y mettent la main ,
les hommes, les femmes et les enfants. La vie pr^-
caire, inquiete, de ces temps de violence, rendait
ces pauvres tribus imaginatives , cr^dules pour
leurs propres rSves, qui les rassuraient. R6ves
6tranges, riches de miracles, de folies absurdes et
charmantes.
Ces families, Isoldes dans la forSt, dans la mon-
tagne (comme on vit encore au Tyrol, aux Hautes-
Alpes), descendant un jour par semaine, ne man-
quaient pas au desert d'hallucinations. Un enfant
avait vu ceci, une femme avait rev6 cela. Un saint
tout nouveau surgissait. L'histoire courait dans la
campagne, comme en complainte, rimee grossi^-
rement. On la chantait et la dansait le soir au
ch6ne de la fontaine. Le prfitre qui le dimanche
venait offlcier dans la chapelle des bois trouvait
ce chant Idgendaire d^ji dans toutes les bouches.
II S0 disait : « Apr^s tout, Thistoire est belle, 6di-
fiante... Elle fait honneur a TEglise. Vox populi,
vox Dei!... Mais comment Tont-ils trouvde? » On
lui montrait des tdmoins vdridiques, irrdcusables,
I'arbre, la pierre, qui ont vu Tapparition, le mirar
cle. Que dire a cela?
Rapportde d Tabbaye, la Idgende trouvera un
moinoi propre a rien^ qui ne salt qu'dcrire, qui est
38 LA SORClfiRE.
curieux, qui croit tout, toutes les choses merveil-
leuses. II 6cnt celle-ci, la brode de sa plate rh6-
torique, g&ie un peu. Mais la voici consignee et
consacree, qui se lit au refectoire, bient6t a I'eglise.
Copi^e, charg^e, surchargee d ornements souvent
grotesques, elle ira de siecle en si^cle, jusqua ce
que honorablement elle prenne rang a la fin dans
la L^gende dor^e.
Lorsqu'on lit encore aujourd'hui ces belles his-
toires, quand on enteaid les simples, naives et
graves melodies ou ces populations rurales ont
mis tout leur jeune coeur, on ne pent y m^con-
naitre un grand souffle , et Ton s attendrit en son-
geant quel fut leur sort.
lis avaient pris 4 la lettre le conseil touchant de
TEglise : « Soyez des enfants nouveau-n6s. » Mais
ils en firent Tapplication a laquelle on songeait le
moins dans la pens^e primitive. Autant le chris-
tianisme avait craint, hai la Nature, autant ceux-ci
I'aim^rent, la crurent innocente, la sanctifi^rent
mdme en la mSlant k la legende.
Les animaux que la Bible si durement nomme
les veltis^ dont le moine se defie, craignant d'y
trouver des demons, ils entrent dans ces belles
histoires de la maniere la plus touchante (exemple,
la biche qui r^chaufie, console Genevieve de Bra-
bant).
M6me hors de la vie Idgendaire, dans Texistence
commune, les humbles amis du foyer, les aides
courageux du travail, remontent dans Testiine de
POUROUOI LE MOTEN AGE DfiSESPfiRA. 39
rhomme. lis ont leur droit *. lis ont leurs fStes.
Si, dans rimmense bonte de Dieu, il y a place
pour les plus petits, s'il semble avoir pour "eux une
preference de pitie, « pourquoi, dit le peuple des
champs , pourquoi mon &ne n'aurait-il pas entree
4 r^glise? II a des defauts, sans doute, et ne me
ressemble que plus. II est rude travailleur, mais il
a la t^te dure; il est indocile, obstind, ent6t6,
enfin, c'est tout comme moi. »
De Ik les f^tes admirables, les plus belles du
moyen dge, des Innocents, des Fous, del'iln^. C'est
le peuple mfime d'alors, qui, dans I'Ane, tralne son
image, se prdsente devant Tautel, laid, risible,
humilie! Touchant spectacle! Amen6 par Balaam,
il entre solennellement entre la Sibylle et Virgile •,
il entre pour t^moigner. S'il regimba jadis centre
Balaam , c'est qu il voyait devant lui le glaive de
I'ancienne loi. Mais ici la Loi est finie, et le monde
de la GrAce semble s'ouvrir k deux battants pour
les moindres, pour les simples- Le peuple inno-
cemment le croit. De Ik la chanson sublime oil il
disait k I'ane , comme il se fAt dit k lui-m6me :
A genoux, et dis u4men /
Assez mange d'herbe et de foin I
Laisse les vieilles choses , et va !
* Y. J. Grimm, Rechts altertkHmer, et mes Origines du droit.
* C*e8t le rituel de Rouen. V. Ducange, verbo Festum; Garpen-
tier, verbo Kalenda, et Mart^ne, III, 110. La sibylle 6tait couronn^e,
suivie des Juifs et des gentils, de MoTse, des proph^tes, de Nabucho-
donosor, etc. De tr^s bonne heare, et de sitole en sitole, du
40 LA SORGIl^RB.
Le neuf emportc le vieux 1
La verity fait fuir Tombrel
La lumiere chasse la nuit ' I
Rude audace! Est-ce bien W ce qu'on vous
demandait, enfants emport^s, indociles, quand on
vous disait d'etre enfants? On offrait le lait. Vous
buvezle vin. On vous conduisait doucement bride
en main sur letroit sentier. Doux, timides, vous
h^sitiez d'avancer. Et lout a coup la bride eist cas-
s^e... La carriere, vous la franchissez dun seul
bond.
Oh! quelle imprudence ce fut de vous laisser
faire vos saints, dresser I'autel, le parer, le char-
ger, Tenterrer de fleurs ! Voila qu'on le distingue
a peine. Et ce quon voit, c'est Thdrdsie antique
condamnee de TEglise, Y innocence de la nature;
que dis-je! une heresie nouvelle qui ne finira pas
demain : Vindependance de I'homme.
Ecoutez et obdissez :
Defense d'inventer, de cr^er. Plus de l^gendes,
plus de nouveaux saints. On en a assez. Defense
dlnnover dans le culte par de nouveaux chants ;
septi^me au seizi^me, TEglise essaye de proscrire les grandes
fetes populaires de I'Ane, des Innocents, des Enfants, des Fous.
Elle n'y r^ussit pas avant I'av^nement de Tesprit moderne.
< Vetustatem novitas,
Umbram fugat claritas,
Noctem lux eliminat! (Ibidem.)
POURQUOI LB HOTEN AGE DlSSESPfiRA. 4i
rinspiration est interdite. Les martyrs qu'on d^
couvrirait doivent se tenir dans le tombeau, mo-
destement, et attendre qu*ils soient reconnus de
TEglise. Defense au clergd, aux moines, de don-
ner aux colons, aux serfs, la tonsure qui les
affranchit. — Voila Tesprit 6troit, tremblant de
TEglise carlovingienne ^ EUe se dedit, se dement,
eUe dit aux enfants : « Soyez vieux! »
Quelle chute ! Mais est-ce s^rieux? On nous avait
dit d'etre jeunes. — Oh ! le pr6tre n'est plus le
peuple. Un divorce infini commence, un ablme de
separation. Le prfitre, seigneur et prince, chantera
sous une chape d or, dans la langue souveraine du
grand empire qui n'est plus. Nous, triste trou-
peau, ayant perdu la langue de Thomme, la seule
que veuille entendre Dieu, que nous reste-t-il,
sinon de mugir et' de b^ler, avec Tinnocent com-
pagnon qui ne nous dedaigne pas, qui Thiver
nous rechauffe a ratable et nous couvre de sa toi-
son? Nous vivrons avec les muets et serons muets
nous-mfimes.
En v^rite, Ton a moins le besoin d'aller a T^glise.
Mais elle ne nous tient pas quittes. Elle exige- que
Ton revienne ^couter ce qu'on n'entend plus.
Des lors un immense brouillard, un pesant
brouillard gris-de-plomb, a enveloppe ce monde.
Pour combien de temps, s'il vous plait? Dans une
efeoyable durde de mille ans ! Pendant dix si^cles
* yoir passim les Capitulaires.
54 LA SO&CJb£:R£.
« rais, tu s^clierais ici. J'ai tes cheveux; Us seront
« Wanes demain ^.. Mere, une derniere priere!
« Ouvrez mon noir cachot, 6levez un bdcher, et
« que Tamante ait le repos des flammes. Jaillisse
« r^tinoelle et rougisse la cendre ! Nous irons a
« nos anciens dieux. 99
^ Ui , }'ai supprlm6 on mot choquant. G(Bthe , si noble dans la
forme, ne rest pas autant d'esprit. U gate la merveilleuse histoire,
souille le grec d'une horrible id^e slave. An moment oti on pleure,
11 fait de la fllle un vampire. Elle vient parce qu'ellea soif de sang,
pour sucer le sang de son coBur. Et il lui fait dire froidement celte
chose Impie et immonde : « Lui fini, je passerai a d'autres ; la jeune
race succombera a ma fureur. »
Le moyen age habille grotesquement cette tradition poor nons
faire peur du Diabk Y4nus, Sa statue recoit d'un jeune homme one
bague qu'il,lui met imprudemment au doigt. Elle la serre, la garde
comme fiancee, et, la nuit, vient dans son lit en r^clamer !es
droits. Pour le d^barrasser de rinfernale Spouse, il faut un exor-
cisme. — M8me histoire dans les fabliaux, mais appliqu^e sotte-
ment h la Yierge. — Luther reprend Thistoire antique, si ma
m^moire ne me trompe, dans ses Propos de table, mais fort gros-
sierement, en faisant sentir le cadavre. -> L'espagnol del Rio la
transporte de Grece en Brabant. La fiancee meurt peu avant ses
noces. On sonne les cloches des morts. Le fianc^ d^sesp^rd errait
dans la campagne. II entend une plainte. C'est elic-m§me qui
erre sur la bruy^re... « Ne vois-tu pas, dil-elle, celui qui me con-
duit? — Non. » — Hais il la saisit, renl^ve, la porte cbez lui. Li,
rhisloire risquait fort de devenir trop tendre et trop touchante.
Ge dur inquisiteur, del Rio, en coupe le fil. « Le voile lev6, dit-il,
on trouva une biiche v6tue de ia peau d'un cadavre. » — Le jage
le Loyer, quoique si peu sensible, nous restitue pourtant rhistoire
primitive.
Apr^s lui, c'est fait de tous ces tristes narrateurs. L'bistoire est
inutile. Gar notre temps commence, et la Fiancde a vaincu. La
Nature enterr^e revient, non plus furtivement, mais maitresse de
la maison.
II
POURQUOI LE MOYEN AGE DESESPERA '
« Soyez des enfants nouveau-n^s {quasi modo
geniti infantes); soyez tout petits, tout jeunes par
rinnocence du coeur, par la paix, Toubli des dis-
putes, sereins, sous la main de Jesus. »
C est Taimable conseil que donne TEglise k ce
monde si orageux, le lendemain de la grande
chute. Autrement dit : « Volcans, debris, cendres,
lave, verdissez. Champs brtiles, couvrez-vous de
fleurs. 99
Une chose promettait, il est vrai, la paix qui
renouvelle : toutes les 6coles dtaient finies, la
voie logique abandonnee. Une m^thode infiniment
simple dispensait du raisonnement, donnait a tous
la pente aisde quil ne fallait plus que descendre.
Si le credo 6tait obscur , la vie 6tait toute tracde
dans le sentier de la l^gende. Le premier mot, le
dernier, fut le mfime : Imitation.
4B rU)SOROlte£.
entiers, une langiueur ineonnue 4 tous les dges
ant^rieurs a tenu le moyen &ge» mdme en paoiile
les derniers temps, dans un 6tat mitojen entre la
veille et le sommeil, sous Tempire dun ph^no^
mdne desolant, intolerable, la convulsion d'ennui
qu*on appelle : le bdillement.
Que rinfatigable cloche sonne aux heures accom-
tum^es, Ton bdille ; qu un chant nasillard continue
dans le vieux latin. Ton bdille. Tout est pr^vu; on
n espere rien de ce monde. Les choses reviendront
les memes. L'ennui certain de domain tait bailler
d6s aujourd'hui, et la perspective des jours, des
ann^es d'ennui qui suivront, peso d'avance, 46-
gotlte de vivre. Du cerveau k lestomac, de I'esto-
mac k la bouche, Tautomatique et fatale convulsion
va distendant les m&choires sans fin ni rem^e.
Veritable maladie que la devote Bretagne avoue,
rimputant, il est vrai, k la malice du diable. II se
tient tapi dans les bois, disent les paysans bre-
tons ; a celui qui passe et garde les betes il chante
vdpres et tons les offices, et le fait bailler k mort ^
6tre vieux, c'est Stre faible. Quand les Sarrasins,
les Northmans, nous menacent, que deviendrons-
nous si le peuple reste vieux? Charlemagne pleure,
TEglise pleure. Elle avoue que lesreliques, contre
t Un tr^s illustre Breton, dernier homme du moyen ftge» qui
poortanl fat mon ami, dans le voyage si vain qu'il fit pour
converlir Rome, y re^ut des ofiftes brillantes. « Que voulez-vous?
disait le Pape. — Une chose : 6tre dispense du Brtfviaire... Je
meurs d'ennui. ■
POURQOOI LE W«n» AGS D£SESP£RA. 48
ces ddmons barbares ne prot^eHt plus Tautel ^
Ne faudrait-il pas appeler le bras de Tenfant indo-
cile qu'on allait lier, le bras du jeune gdant qu*on
voulait paralyser? Mouvement contradictoire qui
remplit le neuvi^me siecle. On retient le peuple ,
on le lance. On le craint et on Tappelle. Avec lui,
par lui, a la h4te, on fait des barridres, des abris
qui arrfiteront les barbares, couvrirorit les prAtres
ot les saints, ^happds de leurs ^lises.
Malgrd le Chauve empereur, qui defend que Ton
bMisse, sur la montagne s eleve une tour. Le fugi-
tif y arrive. « Recevez-moi au nom de Dieu, au
moins ma femme et mes enfants. Je camperai avec
mes betes dans votre enceinte extdrieure. » La
tour lui rend confiance et il sent qu il est un
homme. EUe Tombrage. II la d^end, protege son
protecteur.
Les petits jadis, par famine, se donnaient aux
grands comme serfs. Mais ici, grande difference.
n se donne comme vassal, qui veut dire brave et
vaillant *.
II se donne et il se garde, se reserve de renon-
cer. « J'irai plus loin. La terre est grande. Moi
aussi, tout comme un autre, je puis la-bas dresser
ma tour... Si j'ai defendu le dehors, je saurai me
garder dedans. »
Cest la grande,- la noble origine du monde feo-
dal. L'homme de la tour recevait des vassaux, mais
1 C^est le c^^bre aveu d'Hincniar.
• Difli^rence trop peu sentie, trop pen marqtt^ par cenx qui ont
paritf de la recommandation personneUe, etc.
» »
M LA SORCI^RE.
en leur disant : « Tu t'en iras quand tu voudras, et
je t y aiderai, s'il le faut ; a ce point que, si tu tem-
bourbes, moi je descendrai de cheval. » C'est exao
tement la formule antique ^
Mais, un matin, quai-je yu? Est-ce que j'ai la
vue trouble? Le seigneur de la. vallee fait saclie-
vauch^e autour , pose les bornes infrancliissables,
et meme d'invisibles limites. « Qu'est cela?... Je ne
comprends point. » — Cela dit que la seigneurie
est fermee . « Le seigneur, sous porte et gonds, la
tient close, du ciel a la terre. »
Horreur ! En vertu de quel droit ce vas&tis (c'est
a dire vaillant) est-il desormais retenu? — On sou-
tiendra que vassus peut aussi vouloir dire esolave.
De memo le mot servus, qui se dit pour serviteur
(souvent tres haut serviteur, un comte ou prince
d'Empire), signifiera pour le faible un serf, un mi-
serable dont la vie vaut un denier.
Par cet execrable filet, ils sont pris. L^-bas ce-
pendant, il y a dans sa terre un homme qui sou-
tient que sa terre est libre, un aleu, un fief du
soleiL II s*asseoit sur une borne, il enfonce son cha-
peau, regarde passer le seigneur, regarde passer
TEmpereur *. « Va ton chemin, passe, Empereur..,
Tu es ferme sur ton cheval, et moi sur ma borne
encore plus. Tu passes, et je ne passe pas... Car
je suis la Liberte. »
1 Grimm, Rsehts dlterth^imer, et mes Oriffines du droit.
* Grimm, au mot Aim,
POURQUOI LE HOTEN AGB D^SESPfiRA. 45
Mais je n*ai pas le courage de dire ce que de-
Tient cethomme. Lair s'^paissit autour de lui, et
11 respire de moins en moins. II semble qu'il soit
enchante. II ne peut plus se mouvoir. II est comme
paralyse. Ses bfites aussi maigrissent, comme si un
sort ^taitjetd. Ses serviteurs meurerit defaim. Sa
terre ne produit plus rien. Des esprits la rasent la
nuit.
II persiste cependant j « Povre homme en sa
maison roy est. »
Mais on ne le laisse pas la. II est citd, et il doit
rdpondre en cour impdriale. II va, spectre du vieux
monde, que personne ne connalt plus. « Qu'est-ce
que c'est? disent les jeunes. Quoi! iln'est seigneur,
ni serf ! Mais alors il n'est done rien? »
« Qui suis-je?.. . Je suis celui qui b&tit la premiere
tour, celui qui vous ddfendit, celui qui, laissant la
tour, alia bravement au pent attendre les paiens
Northmans... Bien plus, je barrai la riviere, je
cultivai Talluvion, j'ai ct66 la terre eUe-m^me,
comme Dieu qui la tira des eaux... Cette terre, qui
m'en chassera?
« Non, mon ami, dit le voisin, on ne te chassera
pas. Tu la cultiveras, cette terre... mais autrement
que tu ne crois... Rappelle-toi, mon bonhomme,
qu etourdiment, jeune encore (il y a cinquante ans
de cela), tu dpousas Jacqueline, petite serve de
mon pdre... Rappelle-toi la maxime : « Qui monte
« ma poule est mon coq. » — Tu es de mon pou-
lailler. Ddceins-toi, jette T^pde... D6s ce jour, tu
es mon serf, n
Ici , rien n'est d'invention. Cette dpouvantable
4.
40! LA4S0R€ifiAB.
bistoire reyient sans cesse bm moyen&ge. Oh! de
quel iglaive il f ut perc6 ! J'ai .abr6g6, j'ai suppriin6,
car chaque fois quion s'y reporte,,le m6me acier,
la meme poirbte aigue trav^se le coeur.
II en fut un, qui, sous, un outrage si grand, en-
Ira dans une teUe fureur,.quil ne trouvapas un
seul mot* Ge fut conune Roland trabi. Tout son
sang lui remonta, lui arriva a la gorge... Ses yeux
flamboyaient , sa bouche muette, e^royablement
^loquente, fit pAlir toute Tassembl^e... lis reculd-
rent,.. 11 6tait mort. Ses veines avaient 6clat^...
Ses arteres langaient le sang jouge jusqu*au front
de ses assassins ^
L'incertitude de la condition , la pente horrible-
ment glissante par laquelle rbomme libre devient
vassal^ -— 'le vassal serviteur, — et le serviteur
serfy c!est la.terreur du moyen 4ge et le fond de
son ddsaspoir. Nul moyen d'ecbapper. Car qui fait
un pas est perdu. II estauiaiUy epave, giMer sou-
vagCj serf ou tu6. La terre visqueuse retient le pied,
enracine le passant. L'air contagieux le tue, cest
4 dire le fait de main morte^ un mort, un n^ant,
une bSte , une dme de cinq , sous , dont cinq sous
expieront le meurtre.
* Cest ce qui arrWa ao comte d'Avesnes, quand 3a terre libre
fut d^ciar^e un simple fief, et lui le simple vassal, I'homme du
comte de Hainaut. — Lire la terrible bistoire du grand chancelier
de Flandre, premier magistrat de Bruges,- qui n'en fut pas moins
r^lam6 comme serf. Gualterius, Scriptores renm Franctcamni,
POURQUOI LE MOYEN AGE DfiSESP^RA. 47
VoilA las deux grands traits gdn^raux, ext^
rieurs , de la misere du moyen dge, qui firent qu'il
se donna auDiable. Voyons maintenant I'mt^rieuF,
le fond des moeurs, et sondons le dedans.
Ill
LE PETIT DfiMON DU FOYER
Les premiers si^cles du moyen Age ou se cr^^rent
les l^gendes ont le caractdre d'un rSve. Chez les
populations rurales, toutes soumises k TEglise,
d un doux esprit (ces l^gendes en t^moignent), on
supposerait volontiers unegrande innocence. C est,
ce semble , le temps du bon Dieu. Cependant les
Penitentiaires, ou Ton indique les p^ches les plus
ordinaires, mentionnent des souillures ^tranges,
rares sous le r^gne de Satan.
C'^tait leffet de deux choses, de la parfaite igno-
rance , et de rhabitation commune qui mdlait les
proches parents. II semble qu'ils avaient & peine
connaissance de notre morale. La leur, malgr6 les
defenses, semblait celle des patriarches, de la
haute antiquity , qui regarde comme libertinage le
mariage avec T^trangere , et ne permet que la pa-
LE PETIT DfiMON DU POTER. 49
rente. Les families alli^es n'en faisaient qu'une,
N'osant encore disperser leurs demeures dans les
deserts qui les entouraient, ne cultivant que la
banlieue d'un palais m^rovingien ou d'un mohas-
tere, ils se r^fugiaient chaque soir avec leiu^s bes-
tiaux sous le toit d une vaste villa. De la des incon-
vdnients analogues a ceux de Yergastulum antique,
oil Ton entassait les esclaves. Plusieurs de ces
communaut^s subsist^rent au moyen dge et au
dela. Le seigneur s'occupait p^ de ce qui en r^-
sultait. II regardait comme une seule famille cette
tribu , cette masse de gens « levants et couchants
ensemble, » — « mangeant a un pain et a un pot. »
Dans une telle indistinction, lafemme ^tait bien
peu gardee. Sa place n'dtait guere haute. Si la
Vierge, la femme ideale, s'eleva de siecle en si6-
cle, la femme reelle comptait bien peu dans ces
masses rustiques, ce melange d'hommes et de trou-
peaux. Miserable fatalite d un ^tat qui ne changea
que par la separation des habitations , lorsqu'on
prit assez de courage pour vivre a part, en ha-
meau, ou pour cultiver au loin des terres fertiles et
cr^er des huttes dans les clairieres des for^ts. Le
foyer isol6 fit la vraie famille. Le nid fit loiseau.
D^s lors, ce n'^taient plus des choses, mais des
&mes... La femme ^tait n6e.
Moment fort attendrissant. La voil4 chez elk.
Elle pent done 6tre pure et sainte, enfin, la pauvre
creature. Elle pent couver une pens^e , et , seule ,
en filant, rdver, pendant qu'il est a la forfit. Cette
m Ik SQAQidBEi
miserable cabaae, humide, mal close, ou siffle le
vent d'hiver, en revanche, est silencieuse. EUe a cer-
tains coins obscurs ou la femme va loger ses r^ves.
Maintenant, elle possede. Elle a quelque chose
a elle. -7- La quenouille, le lU^ le coffre^ c'est tout,
dit le vieille chanson*. — La table sy ajoutera, le
banc, ou deux escabeaux... Pauvre maison bien
d6nu6e! mais elle est meublee dune dme. Le feu
r^gaye ; le buis benit protege le lit, et Ton y Sfloute
parfois un joli bouquet de verveine. La dame de
ce palais file, assise sur sa porte, en surveillant
quelques brebis. On n'est pas. encore assez riche
pour avoir une vache, mais cela viendra a la
longue, si Dieu b^nit la maison. La fordt, un peu
de p^ture, des abeilles sur la lande, voil& la vie.
On cultive peu de ble encore, nayant nulle s^cu-
rite pour une rdcolte 6loignee. Cette vie, tres indi-
gente, est moins dure pourtant pour la femme; elle
n est pas bris^e , enlaidie , comme eUe le sera aux
temps de la grande agriculture. Elle a plus de loi-
sir aussi. Ne la jugez pas du tout par la litterature
grossiere des Noels et des fabliaux, le sot rire et
la licence des contes . graveleux. qu on fera plus
tard. — Elle est seule. Point de voisine. La man*
vaise et malsaine vie des noires petites villes fer-
m^es, I'espionnage mutuel, le commerage mise-
rable, dangereux, n'a pas commence. Point de
> Trols pas du c5t^ da banc,
Et trois pas du c0t6 du lit.
Trois pas du c0t6 du coffre,
Et Iroi&pas. Revenez ici.
(Vieitte chOMon dm MiUre «k ianu.)
LE PETIT ^^mm no foter. si
^eille qui vienne le soir , quand T^troite rue de-^
vient sombre, tenter la jeune^ lui dire qu'on se
meurt d'amour pour elle. Celle-ci n'a d'ami que ses
songes , ne cause qu avec ses betes ou Farbre de la
forfit.
lis lui parlent; nous savons de quoi. lis r^veil-
lent en elle les choses que lui disait sa mere , sa
grand mere, choses antiques, qui, pendant des si6-
cles, out pass6 de femme en femme. C est Imno-
cent souvenir des vieux esprits de la contr^e, tou-
ehante religion de famille, qui, dans Thabitation
commune et son bruyant p61e-m6le, eut pen de force
sans doute, mais qui revient et qui hante la cabane
solitaire.
Monde singulier , ddlicat , des f(^es , des lutins ,
fait pour une dme de femme. Des que la grande
creation de la L^gende des saints s'arr6te et tarit,
cette l^gende plus ancienne et bien autrement po6-
tique vient partager avec eux, r6gne secrdtement,
doucement. Elle est le trdsor de la femme, qui la
choie et la caresse. La fee est une femme aussi-, le,
fantastique miroir ou elle se regarde embellie.
Que furent les fees ? Ce qu'on en dit , c'est que ,
jadis, reines des Gaules, fieres et fantasques k
I'arriv^e du Christ et do ses ap6tres, elles se mon-
trerent impertinentes, tournerent le dos. En Bre-
tagne , elles dansaient k ce moment , et ne cessd-
rent pas de danser. De 1^ leur cruelle sentence.
Elles sont condamn^es k vivre jusqu'au jour du
Jugement '. — Plusieurs sont r^duites k la taille
> Les textes de toute ^poque out 616 recaeillis dans les deui
$f U SORClfiRI.
du lapin, die la souris. Exemple, les Kowrig-gwans
(les fees naines), qui, la nuit, autour des vieiUes
pierres druidiques, vous enlacent de leurs danses.
Exemple, la jolie reine Mab, qui s'est fait un char
royal dans une coquille de noix. — Elles sont un
peu capricieuses, et parfois de mauvaise humeur.
Mais comment s'en etonner, dans cette triste des-
tin^e? — Toutes petites et bizarres qu elles puissent
6tre, elles ont un coeur, elles ont besoin d'etre
aim^es. Elles sont bonnes, elles sont mauvaises et
pleines de fantaisies. A la naissance d'un enfant,
elles descendent par la chemin^e, le douent et font
son destin. Elles aimentles bonnes fileuses, filent
elles-mfimes divinement. On dit : Filer comme une
fee.
«
Les Contes de fees , d^gag^s des ornements ridi-
cules dont les derniers redacteurs les ont affublds,
sont le coeur du peuple menje. Us marquent une
6poque po^tique entre le communisme grossier de
la villa primitive, et la licence du temps ou une
bourgeoisie naissante fit nos cyniques fabliaux.
Ces contes ont une partie historique, rappellent
les grandes famines (dans les ogres, etc.). Mais
g^n^ralement ils planent bien plus haut que toute
histoire, sur Taile de YOiseau bleUj dans une dter-
nelle po^sie, disent nos voeux, toujours les mdmes,
Timmuable histoire du coeur.
Le d^sir du pauvre serf de respirer, de reposer,
savants ouvrages deH. Alfred Maury (les F6es, 1843 ; la Magie, 1860).
Voir aussi, pour ie Nord, la Myihologie de Grimm.
LE PETIT rffeliBS^ dl/ POYER. 53'
ie trbuTer un tr^sor qui firiira^ ses misses, jr
rSvient souvent. Plus souvent, par une noble aspi-
ration, ce tr^sor est aussi une true, un trdsor
d'amour qui sommeille (dans la Belle au hois dor-
mant)-, mais souvent la charniante personne se
trouve cachde sous un masque par un fatal enchan-
tement. De la la trilogie touchante, le Crescendo
admirable de Biquet a la houppe, de Peau-d'Ane, et
de la Belle et la Bite. L'amour ne se rebute pas.
Sous ces laideurs, il poursuit, il atteintla beaute
caclige. Dans le dernier de ces contes, cela va jus-
qu'au sublime, et je crois que jamais personne n'a
pu le lire sans pleurer.
Une passion trSs rdelle, trds sincere, estla-des-
sons, I'amour naalheureux, sans espoir, que sou-
vent la nature cruelle mit entris les pauvres 4mes
de condition trop diffdrente, la douleur de la pay-
sanne de ne pouvoir se faire belle pour 6tre aim6e
du chevalier, les soupirs ^touflfi^s du serf quand,
le long de son sillon, il voit, sur un cheval blanc,
passer un trop charmant Eclair, la belle, Tadorde
chatelaine. C'est, comme dans TOrient, Tidylle
m^lancolique des impossibles amours de la Rose
et du Rossignol. Toutefois, grande diflfdrence :
Toiseau et la fleur sont beaux, m^me dgaux dans
la beauts. Mais ici T^tre inferieur, si bas plac^, se
fait I'aveu : « Je suis laid, je suis un monstre! »
Que de pleurs ! . . . En mdme temps , plus puissam-
ment qu'en Orient, d'une volenti h^roique, et par
la grandeur du d^sir, il perce les vaines enve-
loppes. II aime tant, qu'il est aim^, ce monstre, et
il en devient beau.
M U SORGlftRB.
Une tendresse infinie est dans tout cela. — Cette
&me enchant^e ne pense pas h elle seule. EUe
s'occupe aussi a sauver toute la nature et toute la
soci^td. Toutes les victimes d'alors, lenfant battu
par sa mardtre, la cadette mdpris^e, maltraitde de
ses aln^es, sont ses favorites. Elle 6tend sa com-
passion sur la dame m^me du chdteau , la plaint
d*6tre dans les mains de ce feroce baron (Barbe-
Bleue). Elle sattendrit sur les b6tes, les console
d'etre encore sous des figures d'animaux. Cela pas-
sera, quelles patientent. Leurs dmes captives un
jour reprendront des ailes, seront libres, aimables,
aimdes. — C'est Tautre face de Peau-d'Ane et autres
contes semblables. La surtout on est bien stir qu'il
y a un coeur de femme. Le rude travailleur des
champs est assez dur pour ses betes. Mais la femme
n'y voit point de bfites. Elle en juge comme Ten-
fant. Tout est humain , tout est esprit. Le monde
entier est ennobli. Oh! Taimable enchantement !
Si humble, et se croyant laide, elle a donn6 sa
beaut^y son charme k toute la nature.
Est-ce qu'elle est done si laide, cette petite
femme de serf, dont Timagination rfiveuse se nour-
rit de tout cela? Je Tai dit, elle fait le manage, elle
file en gardant ses bfites, elle va a la forSt, et ra-
masse un peu de bois. Elle n a pas encore les rudes
travaux, elle n est point la laide paysanne que fera
plus tard la grande culture du bid. Elle nest pas
la grasse bourgeoise, lourde et oisive, des villes,
sur laquelle nos aieux ont fait tant de center gras.
LE PETIT D£M0N DU FOYER. S5
Celle-ci n a nulle s^curit^, die est timide, elle est
douce, elle se sent sous la main de Dieu. Elle voit
sur la montagne le noir et menagant chateau d oil
mille maux peuvent descendre. Elle craint, honore
son mari. Serf ailleurs,.pres d'elle il est roi. Elle
lui reserve le meilleur, vit de rien. Elle est svelte
et mince, comme les saintes des dglises. La tr6s
pauvre nourriture de ces temps doit faire des crea-
tures fines, mais chez qui la vie est faible. — Im-
menses mortalit^s d'enfants. — Ces pales roses
n'ont que des nerfs. De la ^clatera plus tard la
danse ^pileptique du quatorzieme siecle. Mainte-
nant, vers le douzieme, deux faiblesses sont atta-
ch^es k cet ^tat de demi jeAne : la nuit, le som-
nambulisme, et, le jour, Tillusion, la reverie et le
don des larmes.
Cette femme, tout innocente, elle a pourtant,
nous I'avons dit, un secret qu'elle ne dit jamais k
I'Eglise. Elle enferme dans son coeur le souvenir,
la compassion des pauvres anciens dieux *, tomb^s
1 Rien de plus touchant que cette fld^lit€. Malgr^ la persecution,
au cinqni^me siecle, les paysans promenaient, en pauvres pelites
poupdes de linge ou de farine, les Dieux de ces grandes religions,
Jupiter, Minerve, V^nus. Diane fut indestructible Jusqu'au fondde
la Germanie (V. Grimm). Au huiti^me siecle, on prom^me les dieux
encore. Dans certaines petites cabanes , on sacrifie , on prend les
augures, etc. (Indiculuspaganiarum, Concile deLeptines en Hal-
naul). Les Capttutotres menacent en vain de la mort. Au douzieme
siecle, Burcbard de Worms, en rappelant les defenses, t^moigne
qu^elles sont inutiles. En 1389, la Sorbonne condamne encore les
traces du paganisme, el, vers 1400, Gerson (Contra Astrol.) rappelle
comme cbose actuelle cette superstition obstln^e. ;
I
86 LA SORCI^RE.
•I ■.
aletat d'Esprits. Po,ur 6ti:e Esprits, ne croyez pas
quils soient exempts de souflfrances. Logds aux
pierres, au coeur des chenes, ils sont bien malheu-
reux rhiver. Ils aiment fort la chaleiir. Ils r6dent
autour des maisons. On en a vu dans les stables
se rdchauffer pr^s des bestiaux. N'ayant plus d*en-
cens, de victimes, ils prennent parfois du lait. La
menagere, dconome, ne prive pas son mari, mais
elle diminue sa part, et, le soir, laisse un peu do
creme.
Ces esprits qui ne paraissent plus que de nuit ,
exiles du jour, le regrettent et sont avides de
lumieres. La nult, elle se hasarde, et timidement
va porter un humble petit fanal au grand cli6ne
ou ils habitent -, a la myst^rieuse fontaine dont le
miroir, doublant la flamme, ^gayera les tristes
proscrits.
Grand Dieu! si on le savait! Son mari est
homme prudejit, et il a bien peur de*rEglise. Cer-
tainement il la battrait. Le prStre leur fait rude
guerre, et les chasse de partout. On pourrait bien
cependantleur laisserhabiterles chenes. Quel mal
font-ils dans la for^t? Mais non, de concile en
concile, on les poursuit. A certains jours, le pr^tre
va au ch^ne meme, et, par la pri^re, I'eau b^nite,
donne la chasse aux esprits.
Que serait-ce s ils ne trouvaient nulle Ame com-
patissante? Mais celle-ci les protege. Toute bonne
chretienne qu*elle est, elle a pour eux un coin du
coeur. A eux seuls elle pent confier telles petites
choses de nature, innocentes chez la chaste Spouse,
mais dont TEglise po,urtant lui ferait reproche.
LE PETIT DfiMON DU FOTER. 87
lis sont confidents, confesseurs de ces touchants
secrets de femmes. Elle pense k eux quand elle met
au feu la btlche sacrde. (Test Noel, mais en mfimo
temps I'ancienne fSte des esprits du Nord , la fSte
de la plus longue nuit. De meme, la vigile de la nuit
de maty \e pervigilium de Maia, ou Tarbre se plante.
De mSme, au feu de la Saint-Jean, la vraie f(§te de
la vie, des fleurs et des r^veils d'amour. Celle qui
n'a pas d'enfants, surtout, se fait devoir d'aimer
ces fttes, et d'y avoir devotion. Un voeu k la Vierge
peut-6tre ne serait pas efficace. Ce n'est pas Taf-
faire de Marie. Tout bas, elle s'adresse plut6t k un
vieux g^nie, ador^ jadis comme dieu rustique, et
dont telle dglise locale a la bont^ de faire un saint*.
— Ainsi le lit, le berceau, les plus doux myst^res
que couve une dme chaste et amoureuse, tout cela
est aux anciens dieux.
Les esprits ne sont pas ingrats. Un matin, elle
s'dveille, et, sans mettre la main k rien, elle trouve
le manage fait. Elle est inter dite et se signe, ne dit
rien. Quand Thomme part, elle s*interroge, mais
en vain. II faut que ce soit un esprit. « Quel est-il?
et comment est-il?. . . Oh ! que je voudrais le voir ! . . .
Mais j'ai peur... Ne dit-on pas qu'on meurt k voir
un esprit? » — Cependant le berceau remue, et il
ondule tout seul... Elle est saisie, et entend une
petite voix tres douce, si basse, qu'elle la croirait en
elle : « Ma chere et tr6s chere maltresse, si j*aime
> A. Maury, Uag;U, 159.
88 LA sorgi£:re.
k bercer voire enfant, c'est que je suis moi-m^me
enfant. » Son coeur bat , et cependant elle se ras-
sure un . pen. L'innocence du berceau innocente
aussi cet esprit, fait croire qu'ildoit 6tre bon, doux,
au moins tol6r^ de Dieu.
D6s ce jour, elle n'est plus seule. Elle sent tres
bien sa presence, et il n*est pas bien loin delle. U
vient de taser sa robe ; elle Tentend au frdlement.
A tout instant, il r6de autour et visiblement ne
pent la quitter. Va-t-elle a letable, il y est. Et
elle croit que, Tautre jour, il etait dans le pot a
beurre *.
Quel dommage qu'elle ne puisse le saisir et le
regarder ! Une fois, a Timproviste, ayant touche
les tisons, elle Ta cru voir qui se roulait, Tespid-
gle, dans les ^tincelles. Une autre fois, elle a failli
le prendre dans une rose. Tout petit qu'il est, il
travaille, balaye, approprie, il lui ^pargne miUe
soins.
II a ses d^fauts cependant. II est leger, auda-
cieux, et, si on ne le tenait, il s'dmanciperait peut-
^tre. II observe, ^coute trop. II redit parfois au
matin tel petit mot qu'elle a dit tout bas, tout bas,
> G'est une des retraites favorites du petit friand. Les Suisses ,
qui conuaissent son gotit, lui font encore aujourd'hui des presents
de lait. Son nom, chez eux, est troU (drOle) ; chez les AUemands,
hobold, nix; chez les Fran^ais, foUet, goblin, lutin; chez les Anglais,
puck, robin hood, robin good fellow, Shakspeare explique qu*il rend
aux servantes dormeuses le service de les pincer jusqu'au bleu
pour les ^veiller.
— ^j
LE PETIT d£MON DU FOTER. 59
au coucher, quand la lumi^re ^tait ^teinte. — EUe
le sait fort indiscret, trop curieux. EUe est gfin^e
de se sentir suivie partout, s'en plaint et y a plai-
sir. Parfois elle le renvoie, le menace, enfin se
croit seule et se rassure tout a fait. Mais au mo-
ment elle se sent caress^e d un souffle I6ger ou
comme dune aile doiseau. U ^tait sous une
feuille... II rit... Sa gentille voix, sans moquerie,
dit le plaisir qu il a eu 4 surprendre sa pudique
maitresse. La voili bien en colore. — Mais le
drdle ; « Non, ch^rie, mignonne, vous n'en 6tes
pas fdcli^e. »
Elle a honte, n'ose plusrien dire. Mais eUeentre-
voit alors qu'elle Taime trop. Elle en a scrupule, et
Taime encore davantage. La nuit, elle a cru le
sentir au lit qui s'^tait gliss^. Elle a eu peur, a
pri^ Dieu, s'est serr6e k son mari. Que fera-t-elle?
elle n'a pas la force de le dire a TEglise. Elle le dit
au mari, qui d'abord en rit et doute. Elle avoue
alors un pen plus, — que ce foUet est espi^gle,
parfois trop audacieux... — « Qu*importe, il est si
petit ! » — Ainsi, lui-m6me la rassure.
Bevons-nous 6tre rassur^s, nous autres qui
voyons mieux? Elle est bien innocente encore.
Elle aurait horreur d'imiter la grande dame de
1^-haut, quia, par devant le mari, sa cour d'amants,
et son page. AvouonsJe pourtant, le lutin a d6j4
fait bien du chemin. Impossible d'avoir un page
moins compromettant que celui qui se cache dans
une rose. Et, avec cela, il tient de Tamant. Plus
envahissant que nul autre, si petit, il glisse par-
tout.
60 U SOROfiRB.
II glisse au coeur du mari mdme, lui fait sa cour,
gagne ses bonnes graces. II lui soigne ses outils,
lui travaille le jardin, et le soir, pour recompense,
derri^re I'enfant et le chat, se tapit dans la chemi-
n^e. On entend sa petite voix tout comme ceUe du
grillon, mais on ne le voit pas beaucoup, h moins
qu'une faible lueur n'^claire une certaine fente ou
il aime k se tenir. Alors on voit, on croit voir, un
minois subtil. On lui dit : « Oh! petit, nous t'avons
vu! »
On leur dit bien k Tdglise qu'il faut se d^fier des
esprits, que tel qu'on croit innocent, qui glisse
comme un air l^ger, pourrait au fond dtre un
ddmon. lis se gardent bien de le croire. Sa taille
le fait croire innocent. Depuis qu'il y est, on pros-
p^re. Le mari autant que la femme y tient, et
encore plus peut-dtre. II voit que Tespi^gle follet
fait le bonheur de la maison.
IV
TENTAHONS
J'ai dearth de ce tableau les ombres terribles du
temps qui I'eussent cruellement assombri. J'en-
tends surtout Tincertitude oil la famille rurale
6tait de son sort, Tattente, la crainte habituelle de
I'avanie fortuite qui pouvait, d'un moment k Tau-
tre, tomber du chateau.
Le regime fSodal avait justemejitle? deux choses
qui font un enfer : d'une part, la fixite extrSme,
rhomme 6tait clou^ k la terre et I'dmigration im-
possible ; — d'autre part , une incertitude tr^s
grande dans la condition.
Les historiens optimistes qui parlent tant de re-
devances fixes, de chartes, de franchises achet^es,
oublient le peu de garanties qu'on trouvait dans
tout cela. On doit payer tant au seigneur, mais il
peut prendre tout le reste. Cela s'appelle bonne-
62 LA S0RGI£RE.
ment, le droit de prehension. Travaille, travaille ,
bonhomme. Pendant que tu es aux champs, la
bande redout^e de la-haut peut s'abattre sur ta
maison, enlever ce qui lui plait « pour le service
du seigneur. »
Aussi, voyez-le, cet homme ; qu'il est sombre sur
son sillon, et quil a la tete basse!... Et il est tou-
jours ainsi, le front charge, le coeur serre, conune
celui qui attendrait quelque mauvaise nouvelle.
R6ve4-il un mauvais coup? Non, mais deux
pens^es lobsedent, deux pointes le percent tour k
tour. L'une : « En quel etat ce soir trouveras-tu ta
maison? » — L'autre : « Oh! si la motte levee me
faisait voir un tr^sor? si le bon ddmon me donnait
pour nous racheter ! »
On assure qnk cet appel (comme le g^nie ^trus-
que qui jaillit un jour sous le soc en figure d en-
fant), un nain, un gnome, sortait souvent tout petit
de la terre, se dressait sur le sillon, lui disait :
« Que me veux-tu? » — Mais le pauvre homme
interdit ne voulait plus rien. II palissait, il se
signait, et alors tout disparaissait.
Le regrettait-il ensuite? Ne disait-il pas en lui-
mSme : « Sot que tu es, tu seras done a jamais mal-
heureux! » Je le crois volontiers. Mais je crois
aussi qu'une barriere d'horreur insurmontable ar-
rStait rhomme. Je ne pense nuUement, comme
voudraient le faire croire les moines qui nous ont
cont^ les affaires de sorcellerie, que le Facte avec
Satan ftlt un leger coup de tete, dun amoureux,
d'un avare. A consulter le bon sens, la nature, on
TENTATIONS. O
sent , au contraire, qu'on n'en venait Ik qu'i I'ex-
tr^mit^, en d^sespoir de toute chose, sous la pres-
sion terrible des outrages et des mis^res.
« Mais, dit-on, ces grandes miseres durent 6tre
fort adoucies vers ies temps de saint Louis, qui
defend Ies guerres privies entre Ies seigneurs. » Je
crois justement le contraire. Dans Ies quatre-
vingts ou cent ans qui s'dcoulent entre cette de-
fense et Ies guerres des Anglais (1240-1340), Ies
seigneurs, n'ayant plus ramusement habituel d'in-
cendier, piller la terre du seigneur voisin , furent
terribles a leurs vassaux. Cette paix leur fut une
guerre.
Les seigneurs eccl^siastiques , seigneurs moi-
nes, ^ etc. , font fr^mir dans le Journal d'Eudes
Rigaiilt (public rdcemment). C'estle rebutant ta-
bleau dun ddbordement effr^n^, barbare. Les sei-
gneurs moines s'abattaient surtout sur les con-
vents de femmes. L'austere Rigault, confesseur
du saint roi, archev^que de Rouen, fait une en-
quete lui-mfime sur Tetat de la Normandie. Chaque
soir il arrive dans un monastere. Partout, il
trouve ces moines vivant la grande vie feodale,
arm^s, ivres, duellistes, chasseurs furieux k tra-
vers toute culture ; les religieuses avec eux dans
iin melange indistinct, partout enceintes de leurs
oeuvres.
Voil^ TEglise. Que devaient 6tre les seigneurs
lai'ques? Quel ^tait I'int^rieur de ces noirs don-
eT tki^
jons que d'en bas dn'regardait avec tant (f^fl&^oi?
Deux contes, qui sont sans nul doute des histoires,
la Barbe-Bleue et Grisettdis^ nous en disent quelque
chose. Qu'etait-il pour ses vassaux, ses serfs,
Tamateur de tortures qui traitait ainsi sa famille?
Nous le savons par le seul a qui Ton ait fait un
proces, et si tard! au quinzi^me si^cle : Gilies de
Retz, Tenleveur d*enfants.
Le Front-de-Boeuf de Walter Scott, les sei-
gneurs de m^lodrames et de romaris, sont de pau-
vres gens devant ces terribles r^alitds. Le Tfemplier
dUvanhoe est aussi une creation faible et tr^s arti-
ficielle. L'auteur n'a os5 aborder la reality im-
monde du c^libat du Temple, et de celui qui
ri^ghait dans Knt^rieur du cMteau. Ony recevait
peu de femmes ; c'^taient des bouches inutiles.
Les romans de chevalerie donnent tr^s exactement
le contraire de la v^rit^. On a remarqu^ que la
litt^rature exprime souvent tout a fait I'envers des
moeurs (exemple, le fade theatre d'eglogues k la'
Florian dans les ann^es de la Terreur).
Les logements de ces chdteaux, dans ceux qu'on
pent voir encore, en disent plus que tons les livres.
Hommes d'armes, pages, valets, entass^s la nuit
sous de basses votltes, le jour retenus aux crd-
neaux, aux terrasses 6troites, dans le plus d^so-
lant ennui, ne respiraient, ne vivaient que dans
leurs dchappdes d'en bas; ^cbapp^es non plus de
guerres sur les terres voisines, mais de chasse, et
de chasse k Thomme, je veux dire d'avanies sans
nombre, d'outrages aux families serves. Le sei-
gneur savait bien lai-mdme qu*une telle masse
TBNTATIOMS^ 6S
d'hommes sans femmes ne pouvait Stre paisible
qu'en les lAchant par moments.
La choquante id^e d un enfer ou Dieu emploie
des ames scdldrates, les plus coupables de toutes,
a torturer les moins coupables qu il leur livre pour
jouet, ce beau dogme du moyen dge se r^alisait
k la lettre. L'homme sentait I'absence de Dieu.
Chaque razzia prouvait le r^gne de Satan, fai-
sait croire que c'dtait a lui quil fallait des lors
s'adresser.
La-dessus, on rit, on plaisante. « Les serves
^taient trop laides. » II ne s'agit point de beauts.
Le plaisir ^tait dans Toutrage, a battre et k faire
pleurer. Au dix-septieme si6cle encore, les grandes
dames riaient t mourir d entendre le due de Lor-
raine center comment ses gens, dans des villages
paisibles, exdcutaient, tourmentaient toutes fem-
mes et les vieilles memo.
Les outrages tombaient surtout, comme on pent
le croire, sur les families aisles, distingu^es rela-
tivement, qui se trouvaient parmi les serfs, ces
families de serfs maires qu'on voit d6jk au dou-
zieme siecle a la tete du village. La noblesse les
haissait, les raillait, les desolait. On ne leur par-
donnait pas leur naissante dignite morale. On ne
passait pas a leurs femmes, a leurs flUes, d'etre
honnStes et sages. Elles navaient pas droit d'etre
respectees. Leur honneur netait pas a elles.
Serves de corps, ce mot cruel leur 6tait sans cesse
jet^.
> « ,^..j».
6
ee LA soRGii^B.
On ne oroira paa ais^ment dans ravenir que,
chez les peuples chr^tiens, la loi ait fait ce qu'ello
ne fit jamais dans Tesclavage antique, qu'eUe ait
^rit express^ment comme droit le plus sanglant
outrage qui puisse navrer le coeur de Thomme. "
Le seigneur eccl^siastique, comme le seigneur
laique, a ce droit immonde. Dans une paroisse
des environs de Bourges, le cur^, 6tant seigneur,
r^clamait express^ment les prdmices de la ma«
ri^e, mais voulait bien en pratique vendre au mail
pour argent la virginity de sa femme *.
On a cm trop ais6ment que cat outrage ^tait de
forme, jamais r^el. Mais le prix indiqu^ en cer*
tains pays, pour en obtenir dispense, d^passait
fort les mojens de presque tons les pajsans. En
Ecosse, par exemple, on exigeait « plusieurs
vaclies. » Chose ^norme et impossible! Done la
pauvrejeune femme ^taitd. discretion. Du reste,
les Fors du B6arn disent trds express^ment qu'on
levait ce droit en nature. « L'aine du paysan est
cens6 le fils du seigneur, car 11 pent etre de ses
oeuvres*. »
Toutes coutumes f^odales, mSme sans faire
mention de cela, imposent k la marine de monter
au chdteau, d'y porter le « mets de mariage. »
Chose odieuse de Tobliger a s'aventurer ainsi au
hasard de ce que pent faire cette meute de c6liba-
taires impudents et effr^nds. ^
1 Lauri^re, II, 100 ; r Marquette, Michelet, Origines du droit, S64.
' Quand ]e publiai mes Origines en 1837, Je ne pouvais oonnattre
ceUe publication (de 1842).
On Yoit dlci la scdne lionteuse. Le jeune ^poux
amenant au cMteau son ^pous^e. On imagine les
rires des chevaliers, des valets, les espiegleries
des pages autour de ces infortun^s. — « La pre-
sence de la ch&telaine les retiendra? » Point du
tout. La dame que les romans veulent faire croire
si delicate \ mais qui commandait aux hommes
dans Tabsence du mari, qui jugeait, qui cMtiait,
qui ordonnait des supplices, qui tenait le mari
mSme par les fie& qu'elle apportait, cette dame
n'^tait gu^re tendre, pour une serve surtout qui
peut-etre etait jolie. Ayant fort publiquement ,
salon Tusage d'alors, son chevalier et son page,
elle n'etait pas fAch^e d'autoriser ses libert^s par
les libertes du mari.
EUe ne fera pas obstacle k la farce, k Tamuse*
ment qu'on prend de cet homme tremblant qui
veut racheter sa femme. On marchande d*abord
avec lui, on rit des tortures << du pajsan avare; »
on lui suce la moelle et le sang. Pourquoi cet
achaniement? C*est qu'il est proprement habilie,
qu'il est honn^te, range, qu'il marque dans le vil-
lage. Pourquoi? c'est qu'elle est pieuse, chaste,
pure, c'est qu'elle I'aime, qu'elle a peur et qu'elle
pleure. Ses beaux yeux demandent grdce.
Le malheureux oflfre en vain tout ce qu'il a, la
dot encore... C'est trop peu. L^, il s'irrite de cette
injuste rigueur. « Son voisin n'a rien paye... »
< Cette d^licatesse apparatt dans le traitement que ces dames
voulaient infliger de leurs mains ^l Jean de Meang, leur po^te,
rauteur du R(man d^ la Rose (vers 1300).
68 USORGlfiRB.
L'insolent! le raisonneur! Alors toute la meute
rentoure, on crie ; batons et balais travaillent sur
lui, comme grfile. On le pousse, on le pr^cipite.
On lui dit : « Vilain jaloux, vilaine face de car^me,
on ne la prend pas ta femme, on te la rendra ce
soir, et, pour comble d'honneur, grosse ! . . . Remer-
cie, vous.voiia nobles. Ton ain^ sera baron! » —
Chacun se met aux fenfitres pour voir la figure
grotesque de ce mort en habit de noces... Les
6clats de rire le suivent, et la bruyante canaille,
jusqu'au dernier marmiton, donne la bbasse au
« cocu * ! »
Get homme-14 aurait crev6, s'il n'esp^rait dans
le d^mon. II rentre seul. Est-elle vide, cette inai-
son d^sol^e? Non, il y trouve compagnie. Au
foyer, si^ge Satan.
Mais bient6t elle lui revient, la pauvre, pdle et
d^faite, h^las! h^las! en quel 6 tat!... Elle se jette
k genoux, et lui demande pardon. Alors, le coeur
de rhomme delate... II lui met les bras au cou. II
pleure, sanglote, rugit a faire trembler la mai-
son...
Avec elle pourtant rentre Dieu. Quoi qu'elle ait
1 Rien de plus gai que nos vieux contes ; seulement ils sont peu
varies, lis n'ont que trois plaisanteries : le ddsespoir du cocu, les
cris du battu, la grimace du pendu. On s'amuse du premier, on rlt
(h pleurer) du second. Au troisifeme, la gaiel6 est au comble; on se
tient les cOles. Notez que les trois n'en font qu^un. G'est toujours
rinf^rieur, le faible qu*0Q outrage en toute s^curlt^, celui qui ne
peut se d^fendre.
TBNTATIONS. 99
pa souffi^ir, elle est pure, innocente et sainte.
Satan n'aura rien pour ce jour. Le Facte n'est pas
mAr encore.
Nos fabliaux ridicules, nos contes absurdes,
supposent qu'en cette mortelle injure et toutes
ceUes qui suivront, la femme est pour ceux qui
Foutragent, centre son man; ils nous feraient
croire que, trait^e brutalement, et accabl^e de
grossesses, elle en est heureuse et ravie. — Que
cela est peu vraisemblable ! Sans doute la quality,
la politesse, 1 elegance, pouvaientla s^duire. Mais
on n'en prenait pas la peine. On se serait bien
moque de celui qui, pour une serve, etlt fil6 le
parfait amour. Toute la bande, le chapelain, le
sommelier, jusqu'aux valets, croyaient Thonorer
par Toutrage. Le moindre page se croyait grand
seigneur s'il assaisonnait Tamour d'insolences et
de coups.
Un jour que la pauvre femme, en I'absence du
mari, venait d'etre maltrait^e, en relevant ses
longs cheveux, elle pleurait et disait tout haut :
«t les malheureux saints de bois, que sert-il de
leur faire des voeux? Sont-ils sourds? Sont-ils trop
vieux?... Que n'ai-je un Esprit protecteur, fort,
puissant (m^chant n'importe) ! J en vois bien qui
sent en pierre k la porte de T^glise. Que font-ils
14? Que ne vont-ils pas k leur vraie maison, le
cMteau, enlever, r6tir ces p^cbeurs?... Oh! la
force, oh! la puissance, qui pourra me ladonner?
Je me donnerais bien en ^change. . . H^las ! qu'est-ce
t>.
70 LA SOROftRB.
que je donnerais? Qu'estKje que j'ai pour toe don-
ner? Eien ne me reste. — Fi de ce corj^ ! Fi de
I'dme, qui n'est plus que cendre! — Que n'ai-je
done, a la place du foUet qui ne sert k rien, un
grand, fort et puissant Esprit !
« — ma mignonne maitresse! je suis petit par
voire faute, et je ne peux pas grandir... Et, d'ail-
leurs, si j'^tais grand, vous ne m'auriez pas voulu,
vous ne m'auriez pas souffert, ni votre mari non
plus. Vous m'auriez fait donner la chasse par vos
prStres et leur eau b^nite... Je serai fort si vous
voulez...
« Maitresse, les Esprits ne sent ni grands ni
petits, forts ni faibles. Si Ton veut, le plus petit
va devenir un g^ant.
« — Comment? — Mais rien n'est plus simple.
Pour faire un Esprit g^ant, il ne faut que lui faire
un don.
« — Quel? — Une jolie &me de femme,
« — Oh! m^chant, qui es-tu done? Et que de-
mandes-tu 14? — Ce qui se donne tons les jours...
— Voudriez-vous valoir mieux que la dame de
Id-haut? Elle a engage son &me k son mari, a son
amant, et pourtant la donne encore entiSre k son
page, un enfant, un petit sot. — Je suis bien plus
que votre page ; je suis plus qu'un serviteur. En
que de cboses ai-je 6t6 votre petite servante!...
Ne rougissez pas, ne vous fdchez pas... Laissez-
moi dire seulement que je suis tout autour de
vous, et d6jk peut-6tre en vous. Autrement, com-
ment saurais-je vos pens^es, et jusqu'd. ceUe que
vous vous cachez k vous-m&me... Que suis-je, moi?
TENTATIONS. 71
Votre petite 4me, qui sans facon parle k la
grande... Nous sommes inseparables. Savez-vous
bien depuis quel temps je suis avec vous?... C'est
depuis mille ans. Car j'^tais k votre m^re, k sa
mere, k vos aieules... Je suis le g^nie du foyer.
« — Tentateur ! . . . Mais que feras-tu? — Alors,
ton mari sera riche, toi puissante, et Ton te crain-
dra. — Oil suis-je? tu es done le d^mon des tr^sors
cachfe?... — Pourquoi m'appeler d^mon, si je fais
una oeuvre juste, de bont^, de pi^t^?...
« Dieu ne pent pas 6tre partout, il ne pent tra-
vaiUer toujour s. Parfois il aime a reposer, et nous
laisse, nous autres gdnies, faire ici le menu ma-
nage, rem^dier aux distractions de sa providence,
aux oublis de sa justice.
« Votre mari en est Texemple... Pauvre travail-
leur m^ritant, qui se tue, et ne gagne gu6re. . . Dieu
n*a pas eu encore le temps d'y songer... Moi, un
peu jaloux, je Taime pourtant, mon bon h6te. Je le
plains. II n'en pent plus, il succombe. II mourra,
comme vos enfants, qui sent d6^k morts de mis^re.
Ubiver, il a 616 malade... Qu*adviendra-t-il I'hiver
prochain? »
Alors, elle mit son visage dans ses mains, elle
pleura, deux, trois heures, ou davantage. Et, quand
elle n'eut plus de larmes (mais son sein battait en-
core), il dit : « Je ne demande rien... Seulement,
je vous prie, sauvons-le. »
Elle n'avait rien promis, mais lui appartint d^s
cette heure.
POSSESSION
L'&ge terrible, c'est I'^ge d'or. J'appelle ainsi la
dure dpoque oil Tor eut son av^nement. C'est
Fan 1300, sous le rSgne du beau roi qu'on put
croire d'or ou de fer, qui ne dit jamais un mot,
grand roi qui parut avoir un d^mon muet, mais de
bras puissant, assez fort pour brtller le Temple,
assez long pour atteindre Rome et d*un gant de fer
porter le premier soufflet au pape.
L'or devient alors le grand pape, le grand dieu.
Non sans raison. Le mouvement a commence sur
TEurope par la croisade ; on n estime de richesse
que celle qui a des ailes et se prSte au mouvement,
celle des echanges rapides. Le roi, pour frapper
ses coups t distance, ne veut que de Tor. L'armdo
de Tor, Tarm^e du fisc, se r^pand sur tout le pays.
Le seigneur, qui a rapports son rdve de TOrient,
FOSSE$SIONj T%
en desire toujours les merveiUes, armes damasqui-
B^eSy tapis, Apices, chevaux pr^cieux. Pour tout
cela, il faut de Tor. Quand le serf apporte son bl^,
il le repousse du pied. « Ce n'est pas tout; je veux
de Tor ! »
Le monde est change ce jour-1^. Jusqu'alors, au
milieu des maux, il y avait, pour le tribut, une
s^curit^ innocente. Bon an, mal an, la redevance
suivait le cours de la nature et la mesure de la
moisson. Si le Seigneur disait : « C'est pen, » on
r^pondait : « Monseigneur, Dieu n*a pas donn^
davantage. »
Mais lor, hilas! oil le trouver?... Nousn'avons
pas une arm^e pour en prendre aux villes de
Flandre. Ou creuserons-nous la terre pour lui
ravir son tresor? Oh! si nous etions guides par
I'Esprit des tr^sors caches * !
> Les demons troiiblent le monde pendant tout le moyen dge.
Hais Satan ne prend pas son caracl^re d^Onilif avant le treizi^me
sl5cle. • Les pacles, dit M. A. Maury, sont Tort rares avant cette
^poque. » Jc le crois. Comment contracter avec ceiui qui vraiment
n'est pas encore? Ni I'un ni Tautre des contractants n'6tait mtir
pour le conlrat. Pour que la volenti en vicnne h celte extr^mit^
terrible de se vcndre pour Tdiernit^, il faut qu'elle ait d^sespire. Ce
n*csl gufere le malheureux qui arrive au d^sespoir; c*est le mise-
rable, celui qui a connaissance parraite de sa mis^re, qui en souffre
d'aulani plus el n*attend aucun remade. Le miserable en ce sens,
c^esl Hiomroe du quatorzi^nie siecle, Tbomrae dont on exige I'lm-
pos^ible (des redevances en argent). — Dans ce cbapitre el le sui-
vanl, J^ai marqud les situations, les sentiments, les progr^s dans le
ddsespoir, qui peuvent amener le trail6 dnorme du pacte, et, ce
qui est bicn^lus que le simple pacte, Tborrible ^tat de sorciere.
Norn prodiguK °^^is chose rare alors, laquelle n'6tait pas moins
qn'an mariage 0l|(i^une sorte de pontificate Four la facility de Texpo-
P€indant que tous d^sespdrent, la femme au lutin
est d^j^ assise sur ses sacs de bl^ dans la petite
villa voisine. EUe est seule. Les autres, au village,
sont encore k d^liberer.
Elle vend au prix qu'elle veut. Mais, mfime
quand les autres arrivent, tout va a elle; je ne
sais quel magique attrait y mdne, Personne ne
marchande avec eUe. Son rnari, avant le terme,
apporte sa redevance en bonne monnaie sonnante
k Torme fiSodal. Tons disent : « Chose surpre-
nante ! . .. Mais elle a le diable au corps ! »
Us rient, et elle ne rit pas. Elle est triste, a
peur. Elle a beau prior le soir. Des fourmillements
6tranges agitent, troublent son sommeil. Elle voit
de bizarres figures. L'Esprit si petit, si doux,
semble devenu imp6rieux. II ose. Elle est inquidte,
indign^e, veut se lever. Elle reste, mais elle g6mit,
se sent d^pendre, se dit : « Je ne m'appartiens
done plus ! »
« Voil^ enfin, dit le seigneur, un paysan rai-
sonnable; il paye d'avance. Tu me plais. Sais-tu
compter? — Quelque peu. — Eh bien, c'est toi qui
8ftion, J*ai rattacb6 les details de cette delicate analyse & an l^r
fll ficlif. Le cadre importe peu du reste. L'essenliel, c*est de bien
comprendre que de telles choses ne vinrent point (comme on
t^chait de le faire croire) de la UgereU hafMiM, de Vinconstanee de la
nature dichw, des tentatians fortuites de la concupiscence. II y fallal
la pression fatale d*un age de fer, celle des n^cessit^s atroces ; U
fallut que Tenfer m6nie parat an abri, on asile^ contre Tenfer
d*iei-bas. y
1>MSESSI0!«. 75
compteras ayec terns ces gens. Chaque samedi,
assis sous rorme, tu recevras leur argent. Le
dimanche, avant la messe, tu le monteras au cM-
teau. 79
Grand changement de situation! Le coeur bat
fort a la femme quand, le samedi, elle voit son
pauvre laboureur, ce serf, sidger comme un petit
seigneur sous Tombrage seigneurial. Khomme est
tm peu ^tourdi. Mais enfin il s'habitue; il prend
quelque gravity. II n'y a pas 4 plaisanter. Le sei-
gneur veut qu'on le respeete. Quand il est mont^
au chateau, et queles jaloux ont fait mine de rire,
de lui faire quelque tour : « Vous voyez bien ce
cr^neau, dit le seigneur; vous ne voyez pas la
corde, qui cependant est pr§te. Le premier qui le
touchera, je le mets la, haut et court. »
Ce mot circule, on le redit. Et il ^tend autour
d'eux comme une atmosphere de terreur. Chacun
leur 6te le chapeau bien bas, tres bas. Mais on .
s*6loigne, on s'dcarte, quand ils passent. Pour les
^viter, on s'en va par le chemin de traverse, sans
voir et le dos courbe. Ce changement les rend flers
d'abord, bient6t les attriste. lis vont seuls dans la
commune. Elle, si fine, elle voit bien le dddain
haineux du cbAteau, la haine peureuse den bas.
Elle se sent entre deux perils , dans un terrible
isolement. Nul protecteur que le seigneur, ou
plut6t Targent qu'on lui donne; mais, pour le
trouver cet argent, pour stimuler la lenteur du
paysan, vainer^ Knertie qu'il oppose, poui^arra-
76 U SORGlfiRl.
cher quelque chose mdme k qui n'a rien, qu'il faut
d'insistances , de menaces, de rigueur! Le bon-
homme n ^tait pas fait a ce metier. Elle 1 y dresse,
elle le pousse, elle lui dit : « Soyez rude ; au besoin
cruel. Frappez. Sinon, vous manquerez les termes.
Et alors, nous sommes perdus. »
Ceci, c'est le tourment du jour, peu de chose en
comparaison des supplices de la nuit, Elleacomme
perdu le sommeil. Elle se I6ve, va, vient. Elle r6de
autour de la maison. Tout est calme; et cependant
quelle est chang^e, cette maison! Comme elle a
perdu sa douceur de s^curitd, d'innocence! Que
rumine ce chat au foyer, qui fait semblant de dor-
mir et m'entrouvre ses yeux verts? La chevre, k
la longue barbe, discrete et sinistre personne, en
sait bien plus qu elle n'en dit. Et cette vache, que
la lune fait entrevoir dans 1 etable, pourquoi m'a-
t-elle adress^ de c6t6 un tel regard?... Tout cela
n'est pas naturel.
Elle frissonne et va se remettre k c6td de son
mari. « Homme heureux! quel sommeil profond!...
Moi, c'est fini, je ne dors plus ; je ne dormirai plus
jamais!... » Elle salffaisse pourtant a la longue.
Mais, alors, combien elle soufFre ! L'h6te importun
est pr6s d'elle, exigeant, imperieux. II la traite
sans menagement; si elle Teloigne un moment par
le signe de la croix ou quelque pri^re, il revient
sous une autre forme. « Arriere, demon, qu oses-tu?
Je suis une ame chr^tienne... Non, cela ne t'est
pas permis. »
II prend alors, pour se venger, cent formes hi-
deusgg^ : il file gluant en couleuvre sur son sein.
\
I
POSSESSION. n
danse en crapaud sur son ventre , ou , chauve-
souris, d'un bee aigu, cueille k sa bouche effray^e
d'hombles baisers... Que veut-il? La pousser k
bout, faire que, vaincue, ^puisde, elle c^de et l&che
un Oui. Mais elle rfeiste encore. Elle s'obstine k
dire : Non. Elle s'obstine k souffrir les luttes
cruelles de chaque nuit, Tinterminable martyre de
ce d^solant combat.
« Jusqu'4 quel point un Esprit pettt-il en mdme
temps so faire corps? Ses assauts, ses tentatives
ont-elles une r^alit^? P6cherait-elle charnelle-
ment, en subissant Knvasion de celui qui r6de
autour d*elle? Serait-ce un adult^re r6el?... » De-
tour subtil par lequel il allanguit quelquefois,
6nerve sa resistance. « SI je ne suis rien qu'un
souffle, une fum^e, un air l^ger (comme beaucoup
de docteurs le disent), que craignez-vous, Ame
timide, et qu'importe k votre mari ? »
Cest le supplice des Ames, pendant tout le
moyen Age, que nombre de questions que nous
trouverions vaines, de pure scolastique, agitent
effrayent, tourmentent, se traduisent en visionSv
parfois en d^bats diaboliques, en dialogues cruels
qui se font a Tint^rieur. Le d^mon, quelque furieux
qu'il soit dans les ddmoniaques , reste un esprit
toutefois tant que dure TEmpire remain, et encore
au temps de saint Martin, au cinquieme si^cle. A
Imvasion des Barbares, il se barbarise et prend
corps. II Pest si bien, qa*k coups de pierres il
s'amuse k casser la cloche du convent de saint
78 U SfiftClil^E.
Benatt. Da plus ^n plus^ pour effrayer lea Volants
envahisseurs de biens eccl^siastiques, on incarne
fortement le diable ; on iaculque cette pens^e qu'il
tourmentera les p^Gheurs, nojx d'&pae a &me seule-
ixient,' mais corporellement dans leur chair, qu'ils
soufTriront des $uppUce$ mat^riels, non des flammes
id^ales, maxs bleu eix r^alit^ oe qu^e les charboiDS
ardents, le gril ou la brocbe rouge, peuveiat dosiBer
d'exquises douleurs.
L'id^e des diables tortureurs, infligeant aux
Smes des iQorts des tortures laat^rielles, fut, pour
rfiglise, une mine d'or. Les vivants, litavr^s de
douleur, de piti^, se demandaient : « Si Ton pou-
vait, d un monde a I'autre, leg racheter, ces pauvres
Sjnes? leur appliquer Vexpiatioa par amende et
composition que Ton pratique sur la terre? » — Ce
pont entre les deux mondes fut Cluny, qui, dAs sa
naissance (vers 900), devint tout A coup Tun des
ordres les plus riches,
Tant que Dieu punissait lui-^mdme, appesamiis-
salt sa main ou frappait par I'epee de I'ange (selon
la noble forme antique), il y avait moins d'horreur;
cette main 6tait s6v6re, celle dun juge, d'un p6re
pourtant. L'ange en frappant restait pur et net
comme son 6p6e. II n'en est nullement ainsi, quand
Tex^cution se fait par des demons immondes. lis
n'imitent point du tout l'ange qui brida Sodome,
mais qui d'abord en sortit. lis y restent, et leur
enfer est une horrible Sodome oil ces esprits, plus
souill^s que les p^cheurs qu'on leur livre, tirent
des tortures qu'ils indigent d'odieuses jouissances.
G'est I'enseignement qu'on trouyait dans les naives
POSSESSION. 79
sculptures ^tal^es aux portes deft ^glises. On y
apprenait Thorrible legon des volupt6s de la dou^
leur. Sous pr^texte de supplice, les diables assou-
vissent sur leurs victlmes les caprices les plus
revoltants. Conception immorale (et profonddment
coupable !) d'une prdtendue justice qui favorise le
pire, empire sa perversity en lui donnant un jouet,
et corrompt le ddmon m^me I
Temps cruels!... Sentez-vous combien le ciel fut
noir et bas, lourd sur la t^te de Thomme? Les pau-
vres petits enfants , des leur premier Age , imbus
deces id^es horribles, et tremblants dans le ber-
ceau! La vierge pure, innocente, qui se sent dam-
n6e du plaisir que lui inflige TEsprit. La femme, au
lit conjugal, martyrisee de ses attaques, resistant,
et cependant, par moments, le sentant en elle...
Chose affreuse que connaissent ceux qui ont le
ttoia. Se sentir une vie double, distinguer les mou-
vements du monstre, parfois agitd, parfois dune
xnolle douceur, onduleuse, qui trouble encore plus,
qui ferait croire qu'on est en mer ! Alors, on court
^perdu, ay ant horreur de soi-mfime , voulant
s'^chapper, mourir...
Mdme aux moments ou le d^mon ne s^vissait
pas centre elle , la femme qui commengait 4 6tre
envahie de lui errait accabl^e de m^lancolie. Car,
d^sormais, nul remade. II entrait invinciblement,
comme une fum^e immonde. II est le prince des
airs , des tempStes , et , tout autant, des tempStes
intdiidures. G'est ce qu'on voit exprimi^ grossi^re-
80 U 80RCI£RB,
ment, ^nergiquement , sous le portail de Stras-
bourg. En tete du choeur des Yierges folks, leur
chef, la femme sc^lerate qui les entraine a Tabime,
est pleine, gonfl^e du demon, qui regorge ignoble-
ment et lui sort de dessous ses jupes en noir flot
d'^paisse fumde.
Ce gonflement est un trait cruel de la possession;
c'est un supplice et un orgueil. Elle porte son
ventre en avant, I'orgueilleuse de Strasbourg, ren-
verse sa tfite en arriere. Elle triomphe de sa ple-
nitude, se r^jouit d etre un monstre.
Elle ne Test pas encore, la femme que nous sui-
vons. Mais elle est gonflee deja de lui et de sa su-
perbe, de sa fortune nouvelle. La terre ne la porte
pas. Grasse et belle, avec tout cela, elle va par la
rue, tfite haute, impitoyable de dedain. On a peur,
on hait, on admire.
Notre dame de* village dit, d'attitude et de re-
gard : tf Je devrais ^tre la Dame!... Et que fait-elle
la-haut, rimpudique, la paresseuse, au milieu de
tons ces hommes, pendant Tabsence du mari?» La
rivalite s'^tablit. Le village , qui la d^teste, en est
fier. « Si la chatelaine est baronne, celle-ci est
reine... plus que reine, on nose dire quoi.., »
Beauts terrible et fantastique , cruelle d'orgueil et
de douleur. Le d^mon mSme est dans ses yeux.
II Ta et ne Fa pas encore. Elle est elle, et se main-
tient elk. Elle n est du d^mon ni de Dieu. Le d^
mon pent bien Tenvahir, y circuler en air subtil.
Et il n*a encore rien du tout. Car il n'a pas la vo-
POSSESSION. g|
lont^. EUe est possedee , endiahUe , et elle n'appar-
tient pas au Diable. Parfois il exerce sur elle d'hor-
ribles sevices, et n'en tire rien. II lui met au sein,
au ventre, aux entrailles, un charbon de feu. Elle
se cabre, elle se tord, et dit cependant encore :
« Non, bourreau, je resterai moi. »
« — Gare a toi ! je te cinglerai d'un si cruel fouet
de vipere, je fe couperai d'un tel coup, qu'apres tu
iras pleurant et pergant Fair de tes cris. »
La nuit suivante, il ne vient pas. Au matin (c est
le dimanche), Thomme est monte au chdteaii. II en
descend tout ddfait. Le seigneur a dit : « Un ruis-
seau qui va goutte k goutte ne fait pas tourner le
moulin... Tu mapportes sou k sou, ce qui ne me
sert k rien... Je vais partir dans quinze jours. Le
rot marche vers la Flandre, et je n'ai pas settle-
ment un destrier debataille. Le mien boite depuis
le tournoi. Arrange-toi. II me faut cent livres... —
Mais, monseigneur, oules trouver? — Metstoutle
village a sac, si tu veux. Je vais te donner assez
d'hommes... Dis k tes rustres qu'ils sont perdus si
I'argent n'arrive pas, et toi le premier, tu es
mort... J'ai assez de toi. Tu as le coeur d'une
femme; tu es un Idche, un paresseux. Tu p^riras,
tu la payeras, ta mollesse, ta Idchete. Tiens, il ne
tient presque a rien que tu ne descendes pas, que
je ne te garde ici... Cest. dimanche; on rirait
Men si on te voyait ^SDnTas gambiller a mes crd-
neaux. » /
Le malheuneux r^dit cela k sa femme, n'espdre
rien , se prepare k laj mort , recommande son dme
a Dieu. Elle, non mpins effirayde, ne pent se cou-
1.
83 LA SORClfiRE.
cher ni donnir- Que faire? EUe a biep regret
d avoir renvoy^ TEsprit. S^il revenait!.., Le matin,
lorsque son mari se leve, elle tombe dpuis^e sur le
lit. A peine elle y est qu elle sent un poids lourd
sur sa poitrine; elle halete, croit ^touflFer. Ce poids
descend, p6se au ventre, et en m^me temps & ses
bras elle sent comme deux mains dacier, « Tu
m'as d^sir^... Me voici. Eh bien, indocile, enfln,
enfin, je I'ai done, ton dme? — Mais, messire, est-
elle a moi? Mon pauvre mari ! Vous I'aimiez. . . Vous
Tavez dit.., Vous promettiez... — Ton mari ! as-tu
oubli6?... es-tu stlre de lui avoir toujours gard^ta
volontd?... Ton 4me! je te la demande par bontfi,
mais je Taid^j^...
« — Non, messire, dit-elle encore par un retour
de fiert^, quoiqu'en n^cessitd si grande. Non, mes-
sire, cette &me est k moi, 4 mon mari, au sacre-
ment...
« — Ah! petite, petite sotto! incorrigible! Ce jour
m4me , sous Taiguillon , tu luttes encore ! . . . Je Tai
vue, je la sais, ton dme, k chaque heure, et bien
mieux que toi. Jour par jour, j'ai vu tes- premieres
resistances, tes douleurs et tes d^sespoirs. J'ai vu
tes d^couragements quand tu as dit k demi-voix :
« Nul n'est tenu a Timpossible. » Puis j'ai vu tes
resignations. Tu as 6t6 battue un pen, et tu as cri6
pas bien fort... Moi, si j'ai demands ton dme, c'est
que dejatu I'as perdue...
« Maintenant ton mariperit... Que faut-il faire?
J'ai pitie de vous... Je t'ai... mais je veux davan-
tage, et il me faut que tu cMes, et d*aveu, et de
vplont^- Autrement il o^rira. »
POSSESSION. 83
Elle r^pondit biea bas , en donnant : « H^las !
mon corps et ma miserable chair, pour sauver mon
pauvre mari, prenez-les... Mais mon cqeur, non.
Personne ne Ta eu jamais, et je ne peux pas le
doBner. »
La, elle altendit, r^sign^e... Et il luijetadeux
mots : « Retiens-les. C'est ton salut. » — An mo-
ment, elle frissonna, se sentit avec horreur empa-
l^e d'un trait de feu, inond^e d'un flot de glace . . .
Elle poussa lin grand cri, EUq se trpiiva dans les
bras de son mari ^tonne, et quelle inonda de
larmes.
Elle s'arracha violeniment, se leva, craignant
d*oul)lier Ifes deux mots si n^cessaires. Son mari
^tait effray6. Car elle rie le voyait pas mSme, mais
elle lancait aux murailles le regard aigu de Med^e.
Jamais elle ne fut plus belle. Dans roeil noir et le
blanc jaune flamboyait une lueur qu on n'osait en-
visager, unjet sulfur eux de volcan.
EUe marcha droit a la ville. Le premier mot ^tait
vert. Elle vit pendre a la porte d^ln marchand une
robe verte (couleur du Prince du monde). Robe
vieille, qui, mise sur elle se trouva jeune, ^blouit.
Elle marcha, sans s'informer, droit k la porte d un
juif, et elle y frappa un grand coup. On ouvre avec
precaution. Ce pauvre juif, assis par terre, s'^tait
englouti de cendre. « Mon cher, il me faut cent
livres! — Ah! madame, comment le pourrais-je?
Le prince-^vdque de la ville, pour me faire dire ou
1 fk
84 LA SORCl£n£,
est mon or, m'a fait arracher les dents*... Voyez
ma bouche sanglante... — Je sais, je sais. Mais je
viens chercher justement chez toi de quoi d^truire
ton ^vfique. Quand on souffl6te le pape , T^veque
ne tiendra guere. Qui dit cela? C est Tolede *. »
II avait la tSte basse. Elle dit, et elle souffla...
Elle avait une dme entiere, et le diable par dessus.
Une chaleur extraordinaire remplit la chambre.
Lui-meme sentit une fontaine de feu. « Madame,
dit-il, madame, en la regardant en dessous, pau-
vre, ruin6 comme je suis, j'avais quelques sous en
reserve pour nourrir mes pauvres enfants. — Tu
ne t'en repentiras pas, juif... Je vais te faire le
grand serment dont on meurt... Ce que tu vas me
donner, tu le recevras dans huit jours, et de bonne
heure, et le matin... Je ten jure et ton grand ser-
menty et le mien plus grand : « ToUde. »
Un an s'^tait ^coul^. Elle s*^tait arrondie. Elle
se faisait toute d'or. On 6tait ^tonn6 de voir sa
fascination. Tons admiraient, obdissaieiit. Par un
miracle du diable, le juif, devenu g^n^reux, au
1 G*^talt une m^tbode fort usit^e pour forcer les Juifs de contrf-
buer. Le roi Jean sans Terre y eut souvent recours.
' Tolede paralt avoir €X€ la ville sainte des sorciers, innombra-*
bles en Espagne. Leurs relations avec les Maares» tenement clvi*
lls^s, avec les Juifs, fort savants et mattres alors de TEspagae
(comme agents du flsc royal), avaient donn^ aux sorciers une plus
haute culture, et ils formalent Si Toledo une sorte d'universit^. An
seizieme si^cle, on Tavait cbristianis^e, transform^e, r^duite ^ la
magie blanche. Voir la Dipo^iiion du zorder Achard, $ieurdeBeau
mant, nUdecin en Poitou. Lancre, Incr6duliU, p. 781.
POSSESSION. 85
moindre signe pr^tait. EUe seule soutenait le cha-
teau et de son credit a la ville, et de la terreur du
village, de ses rudes extorsions. La victorieuse
robe verte allait, venait, de plus en plus neuve
et belle. Elle-m6me prenait une colossale beaute
de triomphe et d'insolence. Une chose naturelle
effrayait. Chacun disait : « A son dge , elle gran-
dit! »
Cependant, voici la nouvelle : le seigneur re-
vient. La dame, qui d6s longtemps n'osait descen^
dre pour ne pas rencontrer la face de celle d en
bas, a mont6 son cheval blanc. Elle va a la renr.
centre, entouree de tout son monde, arr6te et salue
son ^poux.
Avant toute chose, elle dit : « Que je vous ai
done attendu! Comment laissez-vous la fidele
Spouse si longtemps veuve et languissante?... Eh
bien, pourtant, je ne peux pas vous donner place
ce soir, si vous ne m octroy ez un don. — Deman-
dez, demandez, 6 belle ! dit le chevalier en riant.
Mais faites vite... Car j'ai hdte de vous embrasser,
ma Dame... Que je vous trouve embellie ! »
Elle lui parla a I'oreille, et Ton ne salt ce qu'elle
dit. Avant de monter au chateau, le bon seigneur
mit pied a terre devant T^glise du village, entra.
Sous le porche, en t^te des notables, il voit une
dame quil ne reconnalt pas, mais salue profon-
dement. D une fierte incomparable, elle portait
bien plus haut que toutes les tStes des hommes le
sublime hennin de I'^poque, le triomphant bonnet
du diable. On Tappelait spuvent ainsi, k cause de
la double corne dont 11 6tait d^cor^. La vraie.
86 U SORCI^RB.
dame rougit ^clips^e, et passa toute petite, Piiis,
indign^e, a demi voix : « La voil4 pourtant, votre
serve ! C est fini. Tout est renvers6, Les kaes insul-
tent les chevaux. »
A la sortie, le hardi page, le favori, de sa cein-
ture tire un poignard affile, et lestement, d'un seul
tour, coupe la belle robe verte aux reins ^ EUe
faillit s'dvanouir... La foule 6tait interdite. Mais
on comprit quand on vit toute la maison du sei-
gneur qui se mit k lui faire la chasse... Rapides
et impitoyables sifflaient, tombaient les coups de
fouet... Elle fuit, mais pas bien fort; elle est d6jk
un peu pesante. A peine elle a fait vingt pas,
qu'elle heurte. Sa meilleure amie lui a mis sur le
chemin une pierre pour la faire chopper... On rit.
EUehurle, a quatre pattes... Mais les pages impi-
toyables la releyent k coups de fouet. Les nobles
et jolis l^vriers aident et mordent au plus sensible.
* C'est le grand et cruel outrage, qu'on troave usit€ dans ces
temps. II est, dans les lots galioiseset anglo-saxonnes, la peine de
rimpuret^. Grimm, 679, 711. Sternhook, 19, 336. Ducange, III, 59.
Michelet, Oriyines, 3S6, 389. — Pius lard, le mgme affront est indi-
gnement inflig^ aux femmes bonndtes, aux bourgeoises d6ih
fldres, que la noblesse veut bumilier. On salt le guet-apens ou le
lyran Hagenbach flt loraber les dames bonorables de la baute
bourgeoisie d' Alsace, probablement en derision de leur ricbe et
royal costame, tout de soie ct d'or. J'ai rapports aussi dans mes
Origines (page 950) le droit strange que le sire de Pac6, en An]ou,
reclame sur les femmes jolies (honneles) du voisinage. Elies doi-
vent lui apporter au ehdteau I deniers, un chapeau de roses et
danser avec ses oflieiers. D-marche fort dangereuse, ou eties
avalent h craindre de trouver un affront, comme celui d*Hagen-
bacb. Pour les y contraindre, on ajoute cette menace que les
rebelles d^pouili^es seront piqu^es d*an aiguillon marqud aux
armes d« seigneur.
possBSSiosr.
Elle arriye en&n, ^perdue, dans ce terrible cor-
tege, k la porte de sa maison. — Ferm^e! — LA,
des pieds et des mains, elle frappe, elle crie : « Mon
ami, oh ! vite ! vite ! ouvrez-moi ! t* Elle 6tait ^ta-
1^6 Ik^ comme la miserable chouette qu'on clone
aux portes dune ferme... Et les coups, en plein,
lui pleuvaient... — An dedans, tout dtaitsourd.
Le znari y 6tait-il? ou bien, riche et effray6,
avait-il peur de la foule, du pillage de la maison?
Elle eut Ik tant de mis^res, de coups, de souf-
flets sonores, qu'elle saffaissa, ddfaiUit. Sur la
froide pierre du seuil, elle se trouva assise, k nu,
demi morte, ne couvrant gu^re sa chair sanglante
que des flots de ses longs cheyeux. Quelqu un du
ch&teau dit : « Assez... On n'exige pas quelle
meure. »
On la laisse. Elle se cache. Mais elle voit en
esprit le grand gala du chdteau. Le seigneur, un
peu 6tourdi, disait pourtant : « J y ai regret. » Le
chapelain dit doucement : « Si cette femme est
endiableCy comme on le dit, monseigneur, vous
devez k vos bons vassaux, vous devez k tout le
pays, de la livrer k Sainte Eglise. II est effrayant
de voir, depuis ces affaires du Temple et du Pape,
quels progr^sfait led^mon. Centre lui, rien que le
feu... » — Sur cela un Dominicain : « Votre R6y6-
rence a parl6 excellemment bien. La diablerie,
c'est rh^r^sie au premier chef. Comme I'h^r^-
tique, rendiabl6doit6trebrt!ll6. Pourtant plusieurs
de nos bons P^res ne se fient plus au feu mSme.
lis veulent sagement qu'avant tout Tdme soit
longuement purg^e, ^prouv^e, dompt^e par les
/
LA S0RCI£RE.
jetines; qu'elle ne brMe'pas dans son orgueil,
qu'elle ne triomphe pas au bticher. Si, madame,
voire pi^te est si grande, si charitable, que vous-
mfime vous preniez la peine de travaiUer sur
celle-ci, la mettant pour quelques ann^es in pace
dans une bonne fosse dont vous seule auriez la
clef; vous pourriez, par la Constance du cMti-
ment, faire du bien k son dme, honte au diable, et
la livrer, humble et douce, aux mains de TEglise. »
•l«M««
VI
LE FACTE
U Be manquait que la victime. On savait que le
present le plus doux quon pt^t lui faire, c'^tait de
la lui amener. EUe ett tendrement reconnu Tem-
pressement de celui quilui etlt fait ce don d'amour,
\ivT6 ce triste corps sanglant.
Mais la proie sentit le chasseur. Quelques mi-
nutes plus tardy elle aurait 6i6 enlevde, k jamais
scell^e sous la pierre. Elle se couvrit d'un naillon
qui se trouvait dans Potable, prit des ailes, en
quelque sorte, et, avant minuit, se trouva k quel-
ques lieues, loin des routes, sur une lande aban-
donn^e qui n 6tait que chardons et ronces. C'6tait
k la lisi^re d'un bois, ou, par une lune douteuse,
elle put ramasser quelques glands, qu'elle englou-
tit, eomme une bdte. Des siecles avaient passd
depuis la yeille; elle ^tait m^tamorplios^e. La
xjJ
90 LA SORGlfiRE.
belle, la reine de village, n'^tait plus ; son &me,
chang^e, changeait ses attitudes m^me. Ella 6tait
comme un sanglier sur ces glands, ou comme un
singe, accroupie. EUe roulait des pens6es nulle-
menthumaines, quand elle entendou croit entendre
un miaulement de chouette, puis un aigre 6clat de
rire. Elle a peur, mais c'est peut-6tre le gai mo-
quetir qui contrefait toutes les voix; ce sont ses
tours ordinaires.
L'eclat de rire recommence. D'oii vient-il? Elle
ne voit rien. On dirait qu'il sort d'un vieux chSne.
Mais elle entend distinctement : « Ah ! te voil4
done enfin... Tu n'es pas venue de bonne gr&ce. Et
tu ne serais pas venue si tu n'avais trouv6 le fond
de ta n6cessit6 dernidre... II t'a fiallu, Torgueil-
leuse, faire la course sous le fouet, crier et deman-
der gr&CQ, moqu^e, perdue, sans asile, rejet^e de
ton mari« Ou seraisrtu si, le soir, je n'avais eu la
QhBxii6 de te faire voir Vin' pace qu'on te pr^parait
dans la tour?... C'est tard, bien tard, que tu me
viens, et quand on t'a nomim^e la vidUe... Jeune,
tu ne m^as pas bi^a traits, moi, ton petit lutin
d'alors, si empress^ 4 te servir... A ton tour (si je
veux de toi) de me servir et de baiser mes pieds.
« Tu fus mienne des ta naissance par ta malide
eontenue, par ton charme diabolique. J'^taiston
amant, ton mari. Le tien t'a fermd sa porte. Moi,
je ne ferme pas la mienne. Je te regois dans mes
domaines, mes libres prairies, mes forits... Qu'y
gagn4«je? Est-ce que dds longtemps je ne t'ai pas
Imo|i heure? Ne t'ai*je pas envahie, poss^d^e,
emplie de ma flamme? J'ai change, remplac^ ton
LE PACTS. 91
sang. II n'est reine de ton corps oi^ je ne circule
pas« Tu ne peux pas savoir toi-mdme a qael point
tu es mon Spouse. Mais nos noces n'ont pas eu
encore toutes les formalit^s. J ai des. moeurs, je
me fais scrupule... Soyons un pour I'^ternit^.
« — Mefisire, dans I'etat oil je suis, que dirais-je?
Oh I je I'ai senti, trop bien senti» que des longtemps
Tous dtes toute ma destin^e. Vous m'avez mail-
cieusiBment caress^, combine, enrichie, afin de
me pr^cipiter-.. Hier, quand le I6vrier noir mordit
ma pauvre nudity, sa dent brillait... J'ai dit :
« C'est lui. » Le sodr^ quand cette H^rodiade salit,
efifraya la table, quelqu'un ^tait entremetteur
pour quon promtt mon sang... C'est vous.
u — Oui, mais c'est moi qui t'ai sauv^e et qui
fai fait venir ici. J'ai fait tout, tu I'as devin^. Je
t'ai perdue. Et pourquoi? Cest que je te veux sans
partage. Franchement, ton mari m'ennuyait. Tu
cMcanais, tu marchandais. Tout autres sont mes
proc^d^s. Tout on rien^ Voila pourquoi je t'ai un
peu travaill^e, disciplin^e, mise k pointy mtlrie
pour moi.*. Cor telle est ma d^licatesse. Je ne
prends pas, comme on croit, tant d'dmes sottes
qui se donneraient. Je veux des Smes ^lues, k un
certain ^tat friand de fureur et de ddsespoir...
Tiens, je ne peux te le cacher, telle que tu es
aujourd'hui, tu me plais; tu t'embellis fort; tu es
une fime desirable... Ob! qu'il y a longtemps que
je t'aimel... Mais aujourd'hui j'ai faim de toi... '
« Je feral grandement les choses. Je ne suis pas
de ees^ maris qui comptent avec leur fiancee. Si tu
ne VQidais qu'dtre xiche, cela serait a I'instant
f
92 LA SORClgnE,
mdme. Si tu ne voulais qu'Stre reine, remplacer
Jeanne de Navarre, quoiqu'on y tienne, on le
ferait, et le roi n'y perdrait gudre en orgueil, en
m^chancet^. II est plus grand d'etre ma femme.
Mais enfin, dis ce que tu veux.
« — Messire, rien que de faire du mal.
« — Charmante, charmante r^ponse ! . . • Oh ! que
j'ai raison de t'aimer!... En efFet, cela contient
tout, toute la loi et tons les propMtes.,. Puisque
tu as si bien choisi, il te sera, par dessus, donn^
de surplus tout le reste. Tu auras tons mes secrets.
Tu verras au fond de la terre. Le monde viendra
k toi, et mettra Tor k tes pieds... Plus, void le
vrai diamant, mon ^pousee, que je te donne , la
vengeance... Je te sais, friponne, je sais ton plus
cach^ d^sir. . . Oh ! que nos coeurs s'entendent 1^. . .
C'est bien Ik que j'aurai de toi la possession defi-
nitive. Tu verras ton ennemie agenouillee devant
toi, demandant gr^ce et priant, heureuse si tu la
tenais quitte en faisant r^e quelle te fit. EUe
pleurera... Toi, gracieuse, tu diras : A'ow, et la
verras crier : Mort et damnation!.,. Alors, j'en
fais mon affaire.
« — Messire, je suis votre servante... J'dtais
ingrate, c'est vrai. Car vous m'avez combine tou-
jours. Je vous appartiens, 6 mon maitre! 6 mon
dieu! Je n'en veux plus d'autre... Suaves sont vos
delices. Votre service est trds doux. »
hk, elle tombe a quatre pattes, ladore!... EUe
hii fait d'abord Thommage, dans les formes du
Temple, qui symbolise I'abandon absolu de la vo-
lenti. Son mattre, le Prince du monde, le Prilico
LE PACTS. *> 93
des vents, lui souffle k son tour comme un imp^-
tueux esprit. EUe recoit k la fois les trois sacre-
ments k rebours, bapt^me, prStrise et mariage.
Dans cette nouvelle Eglise, exactement Tenvers de
Tautre, toute chose doit se faire k I'envers. Sou-
mise, patiente, elle endura la cruelle initiation *,
soutenue de ce mot : << Vengeance ! »
Bien loin que la foudre infernale T^puisit, la fit
languissante, elle se releva redoutable et les yeux
^tincelants. La lune, qui, chastement, s'^tait un
moment voil6e, eut peur en la revoyant. Epouvan-
tablement gonfl^e de la vapeur infernale, de feu,
de fureur et (chose nouvelle) de je ne sais qiiel
ddsir, elle fut un moment ^norme par cet excAs de
plenitude et d'une beauts horrible. Elle regarda
tout autour... Et la nature 6tait chang^e. Les
arbres avaient une langue, contaient les choses
pass^es. Les herbes ^talent des simples. Telles
plantes qu'hier elle foulait comme du foin, c'^taient
maintenant des personnes qui causaient de m^de-
cine.
Elle s'^veilla le lendemain en grande sdcurit^,
loin, bien loin de ses ennemis. Onlavait cherch^e.
On n'avait trouv6 que quelques lambeaux 6pars
de la fatale robe verte. S'etait-elle, de d^sespoir,
1 Cecl s*expHquera plus tard. II faat se garder des additions
p^anlesques des modernes du dix-septi^me si^cle. Les ornemenis
que les sois donneut h une chose si terrible font Satan k leur
image.
8.
shf
9^ U SORCIfiRE.
pr^ipit^ daaa le torrent? Avait-elle 6t6 viyante
emport^e par le ddmon? On ne sa^ait. Des deux
fagoBSj elle^tait damnde a coup stir. Grande con-
solation pour la dame de ne pas I'avoir trouvde.
L'etlt-on vue, on Tetit a peine reconnue. Telle-
ment eUe 6tait chang^e. Les yeux seuls restaienf,
non brillants, mais armds d'une tres strange et
peu rassurante lueur. Elle-mfime avait peur de
faire peur. Elle ne les baissait pas. EUe regardait
de o6td ; dans Fobli^uit^ du rayon, elle en ^ludait
Teffet. Brunio' tout a coup» on etlt dit qu'elle avait
pass^ par la flamme. Mais ceux qui observaient
mieux seirtaaent que cette flamme plut6t ^tait en
elle, qu*^elle portait un impur et brtllant foyer.
Le trait flamboyant dont Satan Tavait travers^e lui
restait, et, comme ^travers une lampe sinistre,
lan^ait tel reflet sauvage, pourtant d'un dangereux
s^trait. On reculait, mais on restait, et les sens
6taient troubles.
Elto' se vit a I'entr^e d'un de ces trous de troglo-
djrte, comme on en trouve d'innombrables dans
certaines collines du Centre et de I'Ouest. C^taient
les marches, alors sauvages, entre le pays de
Merlin et le pays de M^lusine. Des landes k perte
de vue t^moignent encore des vieilles guerres et
des 6ternels ravages, des terreurs, qui empfichaient
le pays de se repeupler. L^ le Diable 6tait cbez lui.
Des rares habitants, la plupart lui ^taient fervents,
ddvots. Quelque attrait qu'eussent pour lui les
dpres fourr6s de Lorraine, les noires sapinidres du
Jura, les deserts sal^s de Burgos, ses preferences
etaient peut-Stre pour nos marches de TOuest. Ce
LE PAGTE. 95
n'^tait pas Ik seulement le berger visionnaire, la
coBJonction satanique de la chevre et du chevrier,
c'6tait une conjuration plus profonde avec la na-
ture, une penetration plus grande des rem^des et
des poisons, des rapports myst^rieuz dont on n'a
pas su le lien avec Tol^de la savante, runiversit6
diabolique.
L'Mver commengait. Son souflBle, qui ddshabil-
lait les arbres, avait entass6 les feuilles, les bran-
chettes de bois mort. EUe trouva cela tout prSt k
Tentr^e du triste abri. Par un bois et une lande
dun quart de lieue, on descendait a port^e de
quelques villages qu'avait cr66s un cours d'eau.
« Voil4 ton royaume, lui dit la voix intdrieure,
Mendiante aujourd'hui, demain tu rdgneras dans
la contrde. »
VII
LE BOX DES MORTS
EUe ne fut pas d'abord bien touch^e de ces pro-
messes. Un ermitage sans Dieu, d^sol^, et las
grands vents si monotones de TOuest, les souve-
nirs impitoyables dans la grande solitude, tant de
pertes et tant d'aflfronts, ce subit et Apre veuvage,
son mari qui Ta laiss^e a la honte, tout Taccablait.
Jouet du sort, elle se vit, comme la triste plante
des landes, sans racine, que la bise promdne,
ram^ne, ch&tie, bat inhumainement; on dirait un
corail grisdtre, anguleux, qui n'a d'adhdrence que
pour 6tre mieux bris6. L'enfant met le pied des-
sus. Le peuple dit par risde : « C'est la fiancee du
vent. »
Elle rit outrageusement sur elle-mSme en se
comparant. Mais du fond du trou obscur : « Igno-
rante et insens^e^ tu ne sais ce que tu dis... Cette
LE ROI DBS MORTS. Vt
plante qui roule ainsi a bien droit de m^priser tant
d'herbes grasses et vulgaires. Elle roule, mais
complete en elle, portant tout, fleurs et semences.
Ressemble-lui. Sois.ta racine, et, dans le tourbil^
Ion in^me, tu porteras fle?ir encore, nos fleurs k
nous, comme 11 en vient de la poudre des s^pulcres
et des cendres des volcans.
« La premiere fleur de Satan, je .te la donne
aujourd'bui pour que tu saches mon premier nom,
mon antique pouvoir. Je fus, je suis le roi des
morts... Oh! quon m'a calomni6!... Moi seul (ce
bienfait immense me m^ritait des autels), moi seul,
je les fais revenir . . . »
P^n^trer I'avenir, ^voquer le pass5, devancer,
rappeler le temps qui va si vite, 6tendre le present
de ce qui fut et de ce qui sera, voil4 deux choses
proscrites au moyen Age. En vain. Nature ici est
invincible; on ny gagnera rien. Qui peche ainsi
est homme. II ne le serait pas, celui qui resterait
fix6 sur son sillon, Toeil baissd, le regard born^ au
pas qu'il fait derriere ses boeufs. Non, nous irons
toujours visant plus haut, plus loin et plus au
fond. Cette terre, nous la mesurons p^niblement,
mais la frappons du pied, et lui disons toujours :
« Qu*as-tu dans tes entrailles? Quels secrets? quels
myst^res? Tu nous rends bien le grain que nous
te confions. Mais tu ne nous rends pas cette se-
mence humaine, ces morts aimds que nous t'avons
prdt6s. Ne germeront-ils pas, nos amis, nos
98 u sonni^E,
amdurs, que noUs ayions mis lA? Si du moins poiir
une heure, un moment, ils venaient k nous ! >>
Nous serans bientdt de la terra incognita ou d6}4
ils ont descendu. Mais les reverrons-nous? Serons-
nous avec eux? Ou sont-ils? Que font-ils? — II faut
quils soient, mes morts, bien captifs pour ne nie
donner aucun signe! Et moi, comment ferai-je
pour 6tre entendu d*eux? Comment mon pere,
pour qui je fus unique et qui m'aima si violem*-
ment, coihment ne vient-il pas^ moi?..- Oh! des
deux c6tes, servitude! caption td! mutuelle igno-
rtoce! Nuit sombre ofi Ton cherche un raybn *.
Ces pensdes ^ternelles de nature, qui^ dans Tan-
tiquite, n'ont 6i6 que melancoliques , au moyen
dge, elles sont devenues cruelles, am^res, d6bili-
tantes, et les coeurs en sont amoindris. II semble
que Ton ait calculd d'aplatir I'dme et la faire etrbite
et serr^e a la mesure d'une bidre. La sepulture ser-
vile entre les quatre ais de sapin est tr6s propre 4
cela. Elle trouble d'une id^ d'^toitflfement. Gelui
qu'dn a mis la dedans, s il revient dans les songes,
ce n est plus comme une ombre lumineuse et 16-
gere, dans Taur^ole Elysdenne; cest un esdave
torturd , miserable gibier d'un chat griffu d'enfer
{bestiis, dit le texte m^me^ Ne tradas bestiis, etc.).
Idee execrable et impie, que mon p6re si bon, si
aimable, que ma mere v6h6r6e de tons, soient
jouet de ce chat!.*. Vous riez aujourd'hui. Pendant
mille ans, on n*a pas ri. On a amerement pleurd.
^ Le rayon luU dans YImmortdliti, la Foi nouveUe, de Dumesnil ;
€id it TefVAp de Reyntud, Henri Martin^ etc.
LE ROI DES BLORTS. 99
Et, aujourdliui encore, on ne pent ^crire oes
blasphemes sans que le coeur ne soit gonfl6, que
le papier ne grince, et la plume, d'indignation !
C'est aussi v^ritablement une cruelle invention
d'avoir tir6 la fSte des Morts du printemps, ou
Tantiquitd la placait, pour la mettre en novembre.
En mai, ou elle fut d'abord, on les enterrait dans
les fleurs. En mars, ou on la mit ensuite, elle dtait,
avec le labour, T^veil de I'alouette; le mort et le
grain, dans la terre, entraient ensemble avec le
mfime espoir. Mais, h^las! en novembre, quand
tous les travaux sont finis, la saison close et sombre
pour longtemps, quand on revient k la maison,
quand Thomme se rasseoit au foyer et voit en face
la place & jamais vide... oh! quel accroissement de
deuil!... fividemment, en prenant ce moment, d^jA
fun^bre en lui, des obsdques de la nature, on crai-
gnait qu en lui-mdme rhomme n'etlt pas assez de
douleur...
Les plus calmes, les plus occup^s, quelque dis-
traits qu'ils soient par les tiraillements de la vie,
ont des moments 6tranges. Au noir matin bru-
meux, au soir qui vient si vite nous engloutir dans
I'ombre, dix ans, vingt ans apr^s, je ne sais quelles
faibles voix vous montent au coeur : « Bonjour,
ami ; c'est nous. . . Tu vis done, tu travailles, comme
toujours. . . Tant mieux ! Tu ne souffres pas trop de
nous avoir perdus, et tu sais te passer de nous...
Mais Qous, non pas de toi, jamais... Les rangs se
sont serr^s et le vide ne parait gudre. La maison
i
iOO LA SORGlfiRB.
qui flit ndtre est pleine, et nous la bdnissons. Tout
est bien, tout est mieux qu'au temps ou ton pere te
portait, au temps ou ta petite fille te disait k son
tour : <fr^Mon papa, porte-moi... » Mais voil^ que
tu pleures... Assez, et au revoir. »
H6las! ils sont partis! Douce et navrante plainte.
Juste? Non. Que je m'oublie mille fois plutot que
de les oublier! Et, cependant, quoi qu'il en cotlte,
on est obligd de le dire, certaines traces ^chappent,
spnt d6j4 moins sensibles; certains traits du visage
sont, ^onpas effaces, mais obscurcis, p&lis. Chose
dure, amdre, humiliante, de se sentir si fuyant et
si faible, onduleux comme Teau sans m^moire ; de
sentir qu'i la longue on perd du tr^sor de douleur
qu'on esp^rait garder toujours!... Rendez-la-moi,
je vous prie ; j'y tiens trop d, cette ricbe source de
larmes... Retracez-moi, je vous supplie, ces effi-
gies si chores... Si vous pouviez du moins m'en
feire rSver la nuit !
Plus d*un dit cela en novembre. Et, pendant
que les cloches sonnent, pendant que pleuvent les
feuilles, ils s'6cartent de I'^glise, disant tout bas :
« Savez-vous bien, voisin?. .. II y a la haut certaine
femme dont on dit du mal et du bien. Moi, je n'ose
en rien dire. Mais elle a puissance au monde d en
bas. Elle appelle les morts, et ils viennent. Oh! si
elle pouvait (sans pdch^, sen tend, sans fdcher
Dieu) me faire venir les miens!... Vous savez, je
suis seul, et j'ai tout perdu en ce monde. — Mais,
^ cette femme, qui salt ce qu*elle est? Du ciel ou de
LE ROI DES MDRTS. 101
lenfer? Je n'irai pas (et il en meurt d'envie)... Je
nirai pas... Je ne veux pas risquer mon dme. Ce
bois, d'ailleurs, est mal hant^. Maintes fois on a vu
BUT la lande des choses qui n'dtaient pas 4 voir...
Savez-vous bien ? la Jacqueline qui y a 6i6 un soir
pour chercher un de ses moutons? eh bien, elle
est revenue folle... Je n'irai pas. »
En se cacbant les uns des autres, beaucoup y
vent, des bommes. A peine encore les femmes
osent se hasarder. Elles regardent le dangereux
cliemin, s'enquierent pres de ceux qui en revien-
nent. La pytbonisse n'est pas celle d'Endor, qui,
pour Saiil, dvoqua Samuel ; elle ne montre pas les
ombres, mais elle donne les mots cabalistiques et
les puissants breuvages qui les feront revoir en
songe. Abl que de douleurs vont ^ elles! La
grand'm^re elle-m6me, vacillante, h quatre-vingts
ans, voudrait revoir son petit-fils. Par un supreme
effort, non sans remords de pdcher au bord de la
tombe, elle s'y traine. L'aspect du lieu sauvage,
apre, d'ifs et de ronces, la rude et noire beautd de
rimplacable Proserpine, la trouble. Prostern^e et
tremblante, appliqude a la terre, la pauvre vieille
pleure et prie. NuUe r^ponse. Mais quand elle ose
se relever un peu, elle voit que Tenfer a pleur6.
Retour tout simple de nature. Proserpine en
rougit. Elle s'en veut. « Ame d^g^n^ree, se dit-
elle , &me faible ! Toi qui venais ici dans le ferme
d^sir de ne faire que du mal... Est-ce la leyon du
maltre? Ob ! qu*il rira !
9
i02 LA SORCI6RG.
« — 'Mais, non! Ne suis-je pas le grand pasteur
des ombres, pour les faire aller et vetiir, leur
ouvrir la porte des songes? Toil Dante, en faisant
mon portrait, oublie mes attributs. En m*ajoutant
cette queue inutile, il omet que je tiens la verge
pastorale d'Osiris, et que, de Mercure, j'ai hSrit^
le caduc^e. En vain on crut bitir un mur inft^n-
chissable qui ett ferm6 la voi© dun monde k
Tautre; j'ai des ailes aux talons, j'ai vol6 par
dessus. L'Esprit calomni^, te monstre itnpitoya-
ble, par une charitable r^volte, a secouru ceux qui
pleuraient, consold les amants, les m6res. II a eu
pitid d*elles contre le nouveau dieu. ^
Le moyen Age, avec Ses scribes, totid eccl&ias-
tiques, n'a garde d*avouer les chan^ements mud;s,
profonds, de I'esprit populaire. II est Evident qu© la
compassion apparatt d^sormais du c6t^ de Satan.
La Vierge m^me, id^al de la GrAce, ne r^pond rien
a ce besoin du coeur, TEglise rien. L'dvooation des
morts reste express^ment d^fendue. Pendant que
tons les livres continuent k plaisir ou le d^mon
pourceau des premiers temps, ou le d^mon griffii,
bourreau du second Age, Satan a change de figure
pour ceux qui n'^crivent. pas. II tient du vieux
Pluton, mais sa majestd pAle, nuUement inexo-
rable, accordant aux morts des retours, aux
vivants de revoir les morts, de plus en plus revient
k son pSre ou grand-p^re ^ Osiris , le pasteur des
Ames.
Par ce point seuU bien d'autres sent cban^iSs.
On confesse de bouche Tenifer officiel et les chau*
didres bouillantes. Au fond,, y croitnon bien? con-*
dlierait-on soB^mont ces complaisancee de Teufer
pour les ccBurs affliges avec les traditions horri-
bles d'un enfer tortureur? Une idde neutralise
Tautre, sans Teffacer entierement, et il s'en forme
une mixte, vague, qui de plus en plus se rappro-
chera de lenfer Virgilien. Grand adoucisseraent
pour le coeur! Heureux allegement aux pauvres
femmes surtout, que ce dogme terrible du supplice
de leurs morts aimes tenait noy^es de larmes , et
sans consolation, Toute leur vie n'etait quun
soupiy.
La sibylle r6vaxt aux mots du maitre,. quand un
tout petit pas se fait entendre. Le jour parait a
peine (apres Noel, vers le P"" Janvier). Sur Therbe
craquante et givrde, une blonde petite femme,
trenablante, approcbe, et, arriv^e, elle ddfaille, ne
peut respirer. Sa robe noire dit assez qu'elle est
veuve. Au pergant regard de M^dee, immobile, et
sans voix, elle dit tout pourta^t; nul myst^re en
sa craintive personne. L'autre d'une voix forte •
« Tu n'as que faire de dire , petite muette. Car tg
n*en viendrais pas k bout. Je le dirai pour toi...
Eh bien, tu meurs d'amour! » Remise un pen,
joignant les mains et presque k ses genoux , elle
avoue, se confesse. Elle souffrait, pleurait, priait,
et elle etit soufiert ea silence. Mais ces f^tes d'M-
ver, ces reunions de families, le bonheur peu
cachd des femmes qui, sans piti^, ^talent un legi-
time amour, lui ont remis au coeur le trait bru-
lant.. . Hdlas! que fera-t-elle?. .. S'il pouvaitrevenir
104 LASORGlfiRI.
et la consoler un moment : « An prix de la vie
mSme.., que je meure! et le voie encore!
« — Retourne k ta maison ; fermes-en bien la
porte. Ferme encore le volet au voisin curieux. Tu
quitteras le deuil et mettras tes habits de noces ,
son convert k la table, mais il ne viendra pas. -^
Tu diras la chanson qu*il fit pour toi, et qu'U a tant
chant^e, mais il ne viendra pas. — Tu tireras du
coflfre le dernier habit qu'il porta, le baiseras. — Et
tu diras alors : « Tant pis pour toi, si tu ne viens ! »
Et sans retard , buvant ce vin amer, mais de pro-
fond sommeil, tu coucheras la marine. Alors, saas
nul doute, il viendra. »
La petite ne serait pas femme si, le matin, heu-
reuse et attendrie, bien bas, k sa meilleure amie,
elle n'avouait le miracle. « Nen dis rien, je fen
prie... Mais il m'a dit lui-m6me que, si j'ai cette
robe, et si je dors sans m'dveiller, tous les diman-
ches, il reviendra. »
Bonheur qui n'est pas sans p^ril. Que seraitrce
de rimprudente si TEglise savait qu*eUe n*est plus
veuve? que, ressuscit^ par Tamour, I'esprit revient
la consoler?
Chose rare, le secret est gardd ! Toutes s*enten-
dent, cachent un mystere si doux. Quin'y a int^rfit?
Qui n'a perdu? qui n'a pleura? Qui ne voit avec
bonheur se order ce pent entre les deux mondes?
« O bienfaisante sorci^re!... Esprit d'en bas,
soyez h6m ! »
VIII
LE PBINGE D£ LA ^ATDBE
Dur est Thiver, long et triste dans le sombre
nord-ouest. Fini m6me , il a des reprises , comme
une douleur assoupie , qui revient , s^vit par mo-
ments. Un matin, tout se reveille par^ d'aiguilles
brillantes. Dans cette splendour ironique, cruelle,
ou la vie frissonne , tout le monde v^g^tal parait
min^ralis^, perd sa douce vari^t^, se roidit en
&pres cristaux.
La pauvre sibylle, engourdie k son morne foyer
de feuilles, battue de la bise cuisante, sent au
coeur la verge s6v6re. EUe sent son isolement.
Mais cela m4me la releve. L'orgueil revient, et
avec lui une force qui lui cbauffe le coeur, lui illu-
mine I'esprit. Tendue, vive et ac^r^e, sa vue de-
vient aussi per^ante que ces aiguilles, et le monde,
06 monde cruel dont elle souffire , lui .est transpa-
0.
106 U SORCdRB.
rent comme verre. Et alors, elle en jouit, comme
d'une conqu^te k elle.
N'en est-elle pas la reine? n'a-t-elle pas des cour-
tisans? Les corbeaux manifestement sont en rap-
port avec elle. En troupe honorable, grave, ils
viennent, comme anciens augures, lui parler des
cboses du temps. Les loups passent timidement,
saluent dun regard oblique. L'ours (moins rare
alors) parfois s'asseoit gauchement, avec sa lourde
bonhomie, au seuil de Tantre, comme un ermite
qui fait visite k un ermite, ainsi qu'on le volt si
souvent dans les Vies des p6res du desert.
Tons , oiseaux et animaux que Fhomme ne con-
natt gu^re que par la chasse et la mort, ils sont des
proscrits, comme elle. Ils s'entendent avec elle.
Satan est le grand proscrit, et 11 donne aux siens
la joie des libertds de la nature, la joie sauvage
d'dtre un monde qui se suffit d, lui-mdme.
Apre liberty solitaire, salut!... Toute la terre
encore semble v6tue d'un blanc linceul, captive
d'une glace pesante, d^mpitoyables cristaux, uni-
formes, aigus, cruels. Surtout depuis 1200, le
monde a 6U ferm^ comme un s^pulcre transparent
oil Ton voit avec eflfroi toute chose immobile et
durcie.
On a dit que « I'dglise gothique est une cristal-
lisation, » Et c'est vrai. Vers 1300, Tarchitecture,
sacrifiant ce qu'elle avait de caprice vivant, de
vari^t^y se rdp^tant 4 Tinfini, rivalise avec les
prismes monotones du Spitzberg. Vraie et redou-
LB PRINCE DE *hk NATURE. iOT
table image d^ la dure cit^ de cristal dans le^uel
un dogme terrible a cru enterrer la vie.
Mais, quels que soient les soutiens, contre-forts,
arcs-boutants, dont le monument s*appuie, une
cbose le fait branler. Non les coups bruyants du
dehors; mais je ne sais quoi de doux qui est dans
les fondements, qui travaille ce crista! d*un insen-
sible degel. Quelle? Thumble flot des tildes larmes
qu'uu monde a vers^es, une mer de pleurs. Quelle?
une haleine d'avenir, la puissante, Tinvincible re-
surrection de la vie naturelle. Le fantastique edi-
fice dont plus d*uu pan dej4 croule, se dit, mais
non sans terreur : « Cest le souffle de Satan. »
Tel un glacier de TH^cla sur un volcan qui n*a
pas besoin de faire Eruption, foyer ti^de, lent, cle-
ment qui le caresse en dessous, Tappelle 4 lui et
lui dit tout bas : « Descends. »
La sorcidre a de quoi rire, si, dans I'ombre, elle
volt U-bas, dans la brillante lumi^re, combien
Dante, saint Thomas, ignorent la situation. lis se
figurent que Satan fait son chemin par Thorreur
ou par la subtilit6.- lis le font grotesque et gros-
sier; comme ^ son %e d'enfance, lorsque J^sus
pouvait encore le faire entrer dans les pourceaux.
Ou bien ils le font subtil, un logicien scolastique,
un juriste dpilogueur. S'il n*etlt 6i6 que cela, ou la
bfite, ou le disputeur, s'il n'avait eu que la fange,
ou leg distinguo du vide, il fftt mort bient6t de faim.
On triomphe trop & Taise quand on le montre
dans Bartole. plaidant centre la Femme QaVierge),
lbs lasorci£re.
qui le fait d^bouter, condamner avec d^pens. II se
trouve qu'alors sur la terre, c'est justement le con-
traire qui arrive. Par un coup supreme, il gagne
la plaideuse mfime, la Femme, sa belle adversaire,
la s^duit par un argument, non de mot, mais tout
reel, charmant et irresistible. II lui met en main le
fruit de la science et de la nature.
II ne faut pas tant de disputes ; il n'a pas besoin
de plaider; il se montre. C'est TOrient, c'est le pa-
radis retrouv^. De TAsie qu'on a cru d^truire, una
incomparable aurore surgit, dont le rayonnement
porte au loin jusqu a percer la profonde brume de
Touest. C'est un monde de nature et d*art que
rignorance avait maudit, mais qui, maintenant,
avance pour conqu^rir ses conqudrants, dans une
douce guerre d'amour et de seduction maternelle.
Tons sent vaincus , tons en raflfolent ; on ne veut
rien que de TAsie. EUe vient a nous les mains
pleines. Les tissus, chdles, tapis de molle douceur,
d'harmonie myst^rieuse, Tacier galant, ^tincelaiit,
des armes damasquin^es, nous d^montrent notre
barbarie. Mais, c'est pen, ces contr^es maudites
des mdcr^ants ou Satan r^gne, ont pour benedic-
tion visible les hauts produits de la nature, elixir
des forces de Dieu, le premier des vegetaux, le pre-
mier des animaux, le cafe, le cheval arabe. Que
dis-je? un monde de tresors, la soie, le sucre, la
foule desherbestoutes-puissantes qui nous reinvent
le coeur, consolent, adoucissent nos maux.
Vers 1300, tout cela edate. L'Espagne mSme
reconquise par les barbares fils des Goths, mais
qui a tout son cerveau dans les Maures et dans
LB PRINCB DB U lUTUBB. f 00
les juifs, t^moigne pour ces m^crdants. Partout ot
les musulmans, ces fils de Satan, travaillent, tout
prospere, les sources jaillissent et la terre secouvre
de f eurs. Sous un travail mdritant, innocent, elle
se pare de ces yignes merveilleuses ou Thomme
outlie, se refait et croit boire la bont^ m4me et la
compassion celeste.
A qui Satan porte-t-il la coupe dcumante de vie?
Et, dans ce monde de jetlne, qui a tant jeAn^ de
raison, existe-t-il, I'^tre fort, qui va recevoir tout
cela sans vertige, sans ivresse, sans risquer de
perdre Tesprit?
Existe-t-il un cerveau qui n'^tant pas p^trifi^,
cristallis^ de saint Thomas, reste encore ouvert i
la vie, aux forces v^g^tatives? Trois magiciens *
font effort ; par des tours de force, ils arrivent k la
nature, mais ces vigoureux gdnies n'ont pas la
fluidity, la puissance populaire. Satan retourne a
son Eve. La femme est encore au monde ce qui est
le plus nature. Elle a et garde toujours certains
cdt^s dlnnocence malicieuse qu*a le jeune chat et
Tenfant de trop d'esprit. Par U, elle va bien mieux
h la com^die du monde, au grand jeu ou se jouera
le Prot^e universel.
Mais qu'elle est Idgdre, mobile, tant qu'elle n'est
pas mordue et fix6e par la douleur! Celle-ci, pro-
scrite du monde, enracin^e a sa lande sauvage,
* Albert le Grand, Roger Bacon, Amaud de Yilleneuve (qui
tronve reatt«de*vie).
dQBJiQ prise. Reste h savoir si » froisste, aigrie»
^yec CQ coeur pleiu de haine, elle rentrera dajis Isi
nature et les douces voies de la vie? Si elle y va,
sans nul doute, ce sera sans harmonie, sourent
par les circuits du mal. Elle est eflfar^e, violente,
d'autant plus qu elle est trds faible, dans le va-^t-
vient de Forage.
Lorsqu'aux tiddeurs printani^res, de Tair, du
fonds de la terre, des fleurs et de leurs langages,
la rdv^lation nouvelle lui monte de tous c6tes, elle
a dabord le vertige. Son sein dilate deborde. La
^bylle de la science a sa torture, comme eut
Tautre, la Cumsea, la Delphica. Les scolastiques
ont beau jeu de dire : « Cest Vaura, c'est Vair qui
la gonfle, et rien de plus. Son amant, le Prince de
Tair, Templit de songes et de mensonges, de vent,
de fum^e, de n^apt. » Inepte ironie. Au contraire,
la cause de son ivresse, c*est que ce n'est pas le
vide» c'est le r^el, la substance, qui trop vita a
combl^ son sein.
Avez-vous vu TAgave, ce dur et sauvage Afri-
cain, pointu, amer, d^chirant, qui, pour feuilles,
a d'^normes dards? U aime et meurt tous les diz
ans. Un matin, le iet amoureux, si longtemps ac^
cumuli dans la rude creature, avec le bruit d*un
coup de feu, part, s'^lance vers le ciel. Et ce jet est
tout un arbre qui n'a pas moins de trente pieds»
h^riss^ de tristes fleurs.
C'est quelque chose d'analogue que ressent la
sombre sibvUe quand, au matin aim pruitexopa
LE PRINd! big LA NATURk. til
^td3, d*£tn(^t plus Violent, tout antour d'dlte s^
fait la vaste explosion de la vie.
Et tout cela la regarde, et tout cela est pour
elle. Car chaque dtre dit tout bas : « Je 6uis i qui
m'a coHapris. >>
Quel contraste ! . « . Elle, i'^pouse du d^ert et du
di6sespoir, nourrie de haine, de vengeance, voilA
tous ces innocents qui la convient ^ sourire. Les
arbres, sous le vent du sud, font doucement la
rSv^r^ce. Toutes les herbes des champs, atea
leurs vertHS diverges, parfums, remddes ou poisons
(le plus souvent c'est mdme chose) , s'offrent , lui
disent : * Cu^ille-moi. »
Tout cela visibiement aime. « N*est-ce pas une
derision ?. . . J'eusse '6tj6 pr6te pour Tenfer^ non pour
cette f4t^ strange... Esprit, es-tu bien TEsprit de
terreur que j'ai connu , dont j'ai la trace cruelle
(que dis-jel et qu'est-ce que je sens?), la blessure
qui brAle encore...
« Oh! non, ce n'est pas TEsprit que j'esp^rais
dans ma fureur : « Cdui qui dit toujours Nan. »
Le voild qui dit un Out d'amour, d'ivresse et de
vertigo... Qu'a-t-il done? Est-il TAme foUe, V&me
effar^e de la vie?
« On avait dit le grand Pan mort. Mais le voici
en Bacchus, en Priape, impatient, par le long d6lai
du d^sir, mena^ant, brtllant, f^cond... Non, non,
loin de moi cette coupe. Car je ny boirais que le
trouble, qui sait? un d6£iespoir amet par dessus
mes d^sespoirs? »
Cependant, oik paratt la femme, c*est Tuniqua
lift' U SORGIfiRB.
objet de Tamour. Tous la suivent, et tous pour elle
m^prisent leur propre espece. Que parle-t-on du
bouc noir, son pr^tendu favori? Mais cela est
commun k tous. Le cheval hennit pour elle, rompt
tout, la met en danger. Le chef redouts des prai-
ries, le taureau noir, si elle passe et s'^loigne,
mugit de regret. Mais voici Toiseau qui s'abat, qui
ne veut plus de sa femelle, et, les ailes fr^nais-
santes, sur eUe accomplit son amour.
Nouvelle tyrannie de ce Maitre, qui, par le plus
fantasque coup, de roi des morts qu'on le croyait,
delate comme roi de la yie.
« Non, dit-elle, laissez-moi ma haine. Je n'ai
demande rien de plus. Que je sois redout^e, ter-
rible... C'est ma beauts, celle qui va aux noirs
serpents de mes cbeveux, a ce visage sillonn6 de
douleurs, des traits de la foudre... » Mais la sou-
veraine Malice, tout bas, insidieusement : « Oh!
que tu es bien plus belle ! Oh ! que tu es plus sen-
sible, dans ta col^rique fureur!... Crie, maudis!
C'est un aiguillon... Une tempSte appeUe I'autre.
Glissant, rapide, est le passage de la rage a la
voluptd. »
Ni la colore ni I'orgueil ne la sauveraient de ces
seductions. Ce qui la sauve, c'est I'immensit^ du
desir. Nul n'y suffirait. Chaque vie est limit^e, im-
puissante. Arriere le coursier, le taureau! arriere
la flamme de I'oiseau! Arriere, faibles creatures,
pour qui a besoin d'infini I
Elle a une envie diTfemme. Envie de quoi? Mais
du Tout, du grand Tout universe!.
LB PBINCS DB U NATURB. 118
Satan n*a pas pr^vu cela, qu*on ne pouvait
Tapaiser avec aucune creature.
Ce qu'il n'a pu, je ne sais quoi dont on ne salt
pas le nom, le fait. A ce d^sir immense, profond,
vaste comme une mer, elle succombe^ elle som-
meiUe. En ce moment, sans souvenir, sans haine
ni pens^e de yengeance, innocente malgr^ elle,
elle dort sur la prairie, tout comme une autre
aurait fait, la brebis on la colombe, d^tendue,
^panouie, — je n'ose dire, amoureuse.
Elle a dormi, elle a r6v^... Le beau r6ve! Et
comment le dire? C est que le monstre merveilleux
de la vie universelle, dxez elle s'^tait englouti ;
que d^sormais vie et mort, tout tenait dans ses
entrailles, et qu'au prix de tant de douleurs elle
avait congu la Nature.
10
IX
SATAN h£DECIN
La scdne muette et sombre do la fiancee de Co-
rinthe se renouvelle, k la lettre, du treizi^me au
quinzidme si6cle. Dans la nuit qui dure encore,
avant Taube, les deux amants, Thomme et la na-
ture, se retrouvent, s'embrassent avec transport,
et, dans ce moment mSme (horreur !) ils se voient
frappds d'^pouvantables fldaux ! On croit entendre
encore Tamante dire k Tamant : « C'en est fait...
Tes cheveux blanchiront demain... Je suis morte,
tu mourras. »
Trois coups terribles en trois si^cles. Au pre-
mier, la metamorphose choquante de Text^rieur,
les maladies de peau, la l^pre. Au second, le mal
int^rieur, bizarre stimulation nerveuse, les danses
^pileptiques. Tout se calme, mais le sang s'altdFe,
SATAN VfiDEGIlf. 115
Tulc^re prepare la syphilis, le fldau du quinzidme
si^cle.
Les maladies du moyen ^e, autant qu*on peut
lentrevoir, moins precises , avaient 6t6 surtout la
faim, la langueur et la pauvret^ du sang, cette
^tisie qu on admire dans la sculpture de ce temps-
U. Le sang ^tait de I'eau claire ; les maladies scro-
fuleuses devaient 6tre universelles. Sauf le m^decin
arabe ou juif, ch^rement payd par les rois, la m^-
decine ne se faisait qu*^ la porte des ^glises, au
b^nitier. Le dimanche, apres I'office, il y avait
force malades ; lis demandaient des secours, et on
leur donnait des mots : « Vous avez p6ch^, et
DieuTous afflige. Remerciez; c'est autant de moins
sur les peines de I'autre vie. Resignez-vous, souf-
frez, mourez. L'Eglise a ses prieres des morts. »
Faibles, languissants, sans espoir, ni envie de
vivre, ils suivaient tr6s bien ce conseil et laissaient
allerlavie.
Fatal ddcouragement , miserable ^tat qui dut
ind^finiment prolonger ces &ges de plomb, et leur
fermer le progr^s. Le. pis, c est de se rdsigner si
aisdment, d*accepter la mort si dpcilement, de ne
pouvoir rien, ne d^sirer rien. Mieux valait la nou-
velle 6poque, cette fin du moyen dge, qui, au prix
tfatroces douleurs, nous donne le premier moyen
de rentrer dans Tactivitd : la resurrection du desir.
Quelques Arabes prStendent que rimmense ^rup-
tltf LA SORC!l£lie.
tion des maladies delapeau qui signale le treizidme
si^cle, fut reflfet des stimulants, par lesquels on
cherchait alors a r^veiUer, raviver, les d^faiUances
de Tamour. Nul doute que les Apices brtllantes,
apport^s d'Orient, n'y aient 6t6 pour quelque
chose. La distillation aaissante et certaines bois-
sons ferment^es purent aussi avoir action.
Mais une grande fermentation, bien plus g^n^-
rale, se faisait. Dans Taigre combat int^rieur de
deux mondes et de deux esprits, un tiers surrit
qui les fit taire. La foi pdlissante,^ la raison nais-
sante disputaient : entre les deux, quelqu*un se
saisit de Thomme. Qui? TEsprit impur, furieux,
des ftcres d^sirs, leur bouillonnement cruel.
N'ayant nul ^panchement, ni les jouissances du
corps, ni le libre jet de I'esprit, la s^ve de vie re-
foul^e se corrompit elle-mdme. Sans lumidre, sans
Toix, sauB parole, elle parla en douleurs, en
sinistres efflorescences. Une chose terrible et nou-
velle advient alors : le d^sir ajoum^, sans remise,
se voit arrfite par un cruel enchantement, une
atroce metamorphose ^ . L'amour avanf ait, aveugle,
les braB ou verts... II recule, frdmit ; mais il a beau
fiiir; la furie du sang persiste, la chair se d^vere
elle-m6me en titillations cuisantes, et plu6 cuisant
> On ixnputa la l^pre aux croisades, k TAsie. L'Europe Tavait an
elle-mSrae. La guerre que le moyen dge ddclara et h la'chair, et h
la propret<$ , devalt porter son fruit. Plus d'une safnte est vant^e
pour ne s'dtre Jamais lav^ m^me les mains. Et combien molns le
reste ! La nudity d'un moment eut 6i6 grand p^ch^. Les mondains
suivent Addlement ces lemons du monachisme. Celte 8oci4t6 s«ib«
ttlret va&itoj ^ immola le marlage etue semUe anfnideiiue de
SATJK idXCIM. 117
an dedans B6mt le eharbon de fra, irrit^ par le
d^sespoir.
Quel remSde TEurope chr^tienne trouve-trelle k
ce doable mal? La mort, la captiyit6 : rien de plus.
Quand le c^libat amer, Tamour sans espoir, la
passion aigue, irrit^, famine a T^tat mprbide;
quajcid ton sang se d§compose» descends dans un
in pace, ou fais ta hutte au desert. Tu vivras la
clochette en main pour que Ton fuie decant toi.
« Nol Stre humain ne doit te voir : tu n'auras
nulle. consolation. Si tu approches, la mort ! »
La l^pre est le dernier degr^ et Tapogde du
fi^au; xiaais mille auires maux oruels moins hideux,
sSvirent partout. Les plus pures et lea plus belles
furent frapp^es de tristes fleurs qu'on regardaii
coooanie le p^ch.^ Tisible, ou le ehUtiment de Dieu.
On fit alors oe que Tamour de la vie n etllt pas fait
fstire ; on triansgressa les defenses ; on d^serta la
vieille m^decine sacr^e, et linutile b^nitier. On
alia a la sorciere. D'habitude, et de crainte aussi,
oa frequentait toiyours PEglige; mais la vraie
Eiglise d^s lors fut chez eUe, sur la lande, dans
la po^sie de Tadult^re, eile garde snr ce point si innocent un sin-
gulier scrupule. Elle craint toute purification comme une souil*
lure. Nnl bain pendant mllle ans ! Soyez sur que pas on de ces
cbevaliers, de ces belles si ^th^r^s, les Parceval, les Tristan, les
Iseult, ne selavaient jamais. De 1^ un cruel accident, si peu po6-
iiqae, en plein romao, les furieuses dtoangeaisons du treiaidme
si^le.
10.
118- LA 80RGI£RE.'
la fordt, au desert. G*est lA qu'on portait ses
voeux.
Voeu de gu^rir, voeu de jouir. Aux premiers
bouillonnements qui ensauvageaient le sang, en
grand secret, aux heures douteuses, on allait k la
sibylle : « Que ferai-je? et que sens-je en moi?...
Je brAle, donnez-moi des calmants... Je brAle,
donnez-moi ce qui fait mon intolerable d6sir. »
D-marche bardie et coupable qu'on se reproche
le soir. II faut bien qu'elle soit pressante, cette
fatality nouvelle, qu il soit bien cuisant ce feu, que
tons les saints soient impuissants. Mais, quoi! le
proems du Temple, le proems de Boniface, ont
d^voild la Sodome qui se cachait sous Tautel. Un
pape sorcier, ami du diable et emport^ par le
diable, cela change toutes les pens^es. Est-ce sans
I'aide du demon que le pape qui n'est plus & Rome,
dans son Avignon, Jean XXII, fils d'un cordon-
nier de Cahors, a pu amasser plus d'or que Vem-
pereur et tons les rois? Tel le pape, et tel Tevfique.
Guichard, I'eveque de Troyes, n*a-t-il pas obtenu
du diable la mort des filles du roi?... Nous ne
demandons nuUe mort, nous, mais de douces
choses : vie, santfi, beautd, plaisir,.. Choses de
Dieu, que Dieu nous refuse... Que faire? Si nous
les avions de la grdce du Prince du monde?
Le grand et puissant docteur de la Renaissance,
Paracelse , en brtllant les livres savants de toute
Tancienne m^decine, les latins, les juifs, les
arabes, declare n'avoir rien appris que de la m^e-
SATAN llADEGIIf* 119
cine populaire, des bonnes femmes % dea hergera et
des bourreaux; ceux-ci dtaient souvent d'habiles
ohirurgiens (rebouteurs d'os cassis, d^mis), et de
bons vet^rinaires.
Je De doute pas que son livre admirable et plein
de g^nie sur les Maladies des femmes^ le premier
qu on ait dcrit sur ce grand sujet, si profond, si
attendrissanty ne soit sorti sp^cialement de I'exp^-
rience des femmes mdme, de celles a qui les autres
demandaient secours : j'entends par Ik les sor--
ciSres qui, partout, ^taient sages-femmes. Jamais,
dans ces temps, la femme n'eSt^dmis un m^decin
male, ne se iHt confine k lui, ne lui etlt dit ses
secrets. Les sorcieres observaient seules, et furent,
pour la femme surtout, le seul et unique m^decin.
Ce que nous savons le mieux de leur m^decine,
c'est qu'elles employaient beaucoup, pour les
usages les plus divers, pour calmer, pour stimu-
ler, une grande famiUe de plantes, dquivoques,
fort dangereuses, qui rendirent les plus grands
services. On les nomme avec raison : les Qmso-
lantes (Solandes) '.
1 C'est le nom poll, crainUf, qa*on donnait aux sorcidres.
* y ingratitude des homraes est cruelle h observer. Mille autres
plantes sont venues. La mode a fait pr^valoir cent v^g^taux exo-
tiques. Et ces pauvres Consolnntes qui nous ont sauv^s aiors, on a
oubIi4 leurs bienfaits? — Au reste, qui se souvient? qui reconnatt
les obligations antiques de rhumanit^ pour la nature innocente?
VAseUjpias acida, Sarcostbmma (la plante-ctiair), qui fut pendant
cinq mlUe ans Vhostie d$ VAsie, ^t son dieu palpable, qui donna h
cinq cent nuUlons d^bommes le bonbeur de manger leur dieu, cette
£2t U SOAdftRE.
•
La sorci^re risquait beaucoup. Personne alors
ne pensait qu appliques exterieurement, ou pris k
tres faible dose, les poisons sont des remedes. Les
plantes que Ton confondait sous le nom d'herbes
aux sorcieres semblaient des ininistres de mort.
Telles qu on eflt trouv^es dans ses mains, Tau-
raient fait croire empoisonneuse ou fabricatrice
de charmes maudits. Une foule aveugle, cruelle
en proportion de sa peur, pouvait, -un matin,
I'assommer k coups de pierres , lui faire subir
Tepreuve de I'eau (la noyade). Ou enfin, chose plus
terrible, on pouvait, la corde au cou, la trainer k
la cour d'^glise, qui en etlt fait une pieuse fSte,
etlt ddifid le peuple en la jetant au bticher.
EUe se hasarde pourtant, va chercher la terrible
plante; elle y va au soir, au matin, quand elle a
moins peur d'etre rencontr^e. Pourtant, un petit
berger etalt la, le dit au -village : « Si vous Taviez
vue comme moi, se glisser dans les d^combres de
la masure ruinde, regarder de tous c6t^s, mar-
motter je ne sais quoi!... Oh! elle m'a fait bien
peur... Si elle m'avait trouv^, j'^tais perdu... Elle
etlt pu me transformer en lizard, en crapaud, en
chauve-souris... Elle a pris une vilaine herbe, la
plus vilaine que j'aie vue ; d'un jaune pAle de ma-
lade, avec des traits rouge et noir, comme on dit les
flammes d'enfer. L'horrible , c'est que toute la tige
^tait velue comme un homme, de longs poils noirs
et collants. Elle I'a rudement arrach^e, en gro-
gnant, et tout 4 coup je ne Tai plus vue. Elle n a pu
courir si vite; elle se sera envol^e. .. Quelle terreur
que cette femme! quel danger pour tout le pays I »
SATAM KftDBGDI. 1M ^
n est certain que la plante effraye. Cest la
josquiame, cruel et dangereux poison, mais puis-
sant Emollient, doux cataplasme s^datif qui r^sout,
d^tend, endort la douleur, gudrit souvent.
Un autre de ces poisons, la belladone, ainsi
nomm^e sans doute par la reconnaissance, ^tait
puissante pour calmer les cgnvulsions qui parfois
surviennent dans Tenfantement, qui ajoutent le
danger au. danger, la terreur & la terreur de ce
sttprSme moment. Mais quoi! une main mater-
nelle insinuait ce doux poison*, endormait la
mdre et charmait la porte sacr^e; lenfant, tout
comme auj6urd*hui, ou Ton emploie le chloro-
forme, seul op^rait sa liberty, se pr^cipitait dans
la vie.
La belladone gu^rit de la danse en faisant dan-
ger. Audacieuse homoeopathie, qui d'abord dut
eflfrayer; c'dtait la medecine d rebours, contraire
g^n^ralement k celle que les chrdtiens connais-
saient, estimaient seule, d'aprds les Arabes et les
juifs.
Comment y arriva-t-on? Sans doute par I'effet
si simple du grand principe satanique qtie tout doit
se (aire a rebours, exactement k Ten vers de ce que
fait le monde sacrd. Celui-ci avait Thorreur des
poisons. . Satan les emploie , et il en fait des
> Madame La Chapelle et H. Ghaussier ont fort utilement renoa-
ve\6 ces pratiques de la vieilie medecine populalre. (Pouchet,
SokuUgi, p. 94.)
^^^r^i^dttts, inriiir^^ &^ m6me sur leB corps,,
pour agir i^n^&Me isur r&D^e; il fait hoire I'ouldi)
Taiftour^ la reverie, tdute passion. Aox bdnddic-
tiofis dtt prStre il oppose des passes ix^]i<6tique8»
par de douceis maind d^ femmefs, i^td esajdonoieiBl
iies dottteiu*s.
t^itif mi ckangef&ent de r%hne , let surtout de
vdtement ^san& doute en smMittiant ik toile A la
M^), 1^ Mai^ids de la pesm perdircmt lie leur
MenBitS. La ii^pife din^tia, wm elte iS6u;ihlaxe&-
trer et produire des maux plus profonds. Le qm-
torzidme sidcle oscilla entre trois fl^aux, I'agita-
tion ^pileptique, la peste, les ulcerations qui (&
en croire Paracdse) pr^paraient la syphilis,
L6 ptemief dan^r n'6tait pas le moins grand,
n 6clata, vers 1350, d'une effrayante mani^re par
la danse de Saint-Guy, avec cette singulmt^
qu'elle n*6tait pas individueUe ; les malades, ^omme
emport^s d'un m^me courant galvanique , se sai-
sissaient par la main, formaient des chalnes im-
menses, tournaient, toumaient, 4 mourir. Les
i*egardants riaient d'abord , puis , par une conta-
gion, se laissaient aller, tombaient dans le grand
cemrant, augmentaient le terrible chosur.
Que serait-il arrive si le malet!lt persists, comme
fit longtemps la l^pre dans sa decadence mdme?
Cdtait comme un premier pas , un achemine-
ment Vers r^pilepsie. Si cette gdn^ration de xoa-
SATAN MfiDEGIN. iS5
lades n'eAt ^t^ gu^rie , elle en etit produit une
autre d^cid^ment ^pileptiqtie. Effroyable perspec-
tive! L'Europe couverte de fous, de furieux,
d idiots ! On ne dit point comment ce mal fut
traitd, et sarreta. Le remade qu'on recomman-
dait, Texpedient de tomber sur ces danseurs k
coups de pied et de poing, ^tait infiniment propre
a aggraver Tagitation et la faire aboutir a T^pilep-
sie veritable. II y eut, sans nul doute, un autre re-
mede, dont on ne voulut pas parler. Dans le temps
ou la sorcellerie prend son grand essor, I'immense
emploi des Solan6es, surtout de la belladone, g6-
n^ralisa le medicament qui combat ces affections.
Aux grandes reunions populaires du sabbat dont
nous parlerons, Vherbe aiuc sorcUres, mdl^e k Thy-
dromele, a la bi^re, aussi au cidre *, au poir^ (les
puissantes boissons de TOuest), mettait la foule en
danse, une danse luxurieuse , mais point du tout
6pileptique.
Mais la grande revolution que font les sorcidres,
le plus grand pas a rebours centre I'esprit du
moyen Age , c'est ce qu'on pourrait appeler la rd-
liabilitation du ventre et des fonctions digestives.
Elles profess^rent hardiment : « Rien d'impur et
rien d'immonde. » L'dtude de la matiere fut d6s
lors illimitee , affranchie. La m^decine fut pos-
sible.
Qu'elles aient fort abuse da princlpe , on ne le
> Alors tout nouveau. 1\ commence au douzi^me sidcle.
11
•>.'
126 LA SOnCI^B.
Bie pas. II n'est pas moins ^dent. Rien d'impur
que le mal moral. Toute chose physique est pure ;
nulle ne peut 6tre ^loign^e du- regard et de T^tude,
interdite par un vain spiritualisme , encore moins
par un sot d^gotit.
Lk surtout le moyen Age s'^tait montr6 dans son
vrai caract^re, Y Anti-Nature, faisant dans Tunit^
de rstre des distinctions, des castes, des classes
hi^rarchiques. Non seulement Tesprit est noble, se-
lon lui, le corps non noble, — mais il y a des par-
ties du corps qui sont nobles, et d'autres non, rotu-
rieres apparemment. — De m^me, le ciel est noble,
et Tablme ne Test pas. Pourquoi? « C'est que le
ciel est haut. » Mais le ciel n'est ni haut ni has.
II est dessus et dessous. L'abime, qu'est-ce? Rien
du tout. — M^me sottise sur le mbnde, et le petit
monde de Thomme.
Celui-ci est d'une pidcfe; toift y est solidaire de
tout. Si le ventre est le serviteur du cerveau et le
nourrit, le cerveau, aidant sans cesse 4 lui prepa-
rer le Sucre de digestion *, ne travaille pas moin&
pour lui.
Les injures ne manquSrent pas. On appela les
sorcidres sales, ind^centes, impudiques, immo-
rales. Cependant leurs premiers pas dans cette
voie f urent , on peut le dire, une heureuse revolu-
tion dans ce qui est le plus moral, la bontd, la
charite. Par une perversion didoes monstrueuse,
1 Cest la d^couverte qoi immortalise Claude fiernftrd.
•'J
SATAN m£DECIN. ' 127.
le moyen Age envisageait la chair , en son repr^-
sentant (maudit depuis Eve), la Femme^ comma
impure. La Vierge, exaltee comme vierge, plus que
ecmme Notre-Dame, loin de relever la femme r^elle,
Tavait abaiss^e en mettant Thomme sur la voie
d*une scolastique de puret^ ou Ton allait ench^ris-
sant dans le subtil et le faux.
La femme m6me avait fini par partager Todieux
pr6jug6 et se croire immonde. EUe se cachait pour
accoucher. Elle rougissait d'aimer et de donner
le bonheur. Elle, g^n^ralement si sobre, en com-
paraison de rhomme , elle qui n'est presque par-
tout qu'herbivore et frugivore, qui donne si peu a
la nature, qui, par un rdgime lact^, v^g^tal, a la
puretd de ces innocentes tribus, elle demandait
presque pardon d'etre, de vivre, d'accomplir les
conditions de la vie. Humble martyr de la pudeur,
elle s'imposait des siipplices, jusqu'a vouloir dissi-
muler, annuler, supprimer presque ce ventre
ador^ , trois fois saint , d'ou le dieu homme nalt ,
renait 6ternellement.
La m^decine du moyen dge s'occupe unique-
ment de I'^tre sup^rieur et pur (c'est Thomme),
qui seul pent devenir prdtre , et seul k I'autel fait
Dieu.
Elle s'occupe des bestiaux; c'est par eux que
Ton commence. Pense-t-on aux enfants?Rarement.
Mais k la femme ? Jamais .
Les romans d'alors, avec leurs subtiUt^s, repr^
sentent le contraire du monde. Hors des cours, du
128 LA S0RCI£RE.
noble adultdre, ie grand snjet de ces remans, la
femme est partout la pauvre Gris^lidis , nde pour
^puiser la douleur, souvent battue, soignee jamais.
II ne faut pas moins que le Diable , ancien alli6
de la femme, son confident du Paradis, il ne faut
pas moins que cette sorcidre , ce monstre qui fait
tout a rebours, a Tenvers du-monde sacr6, pour
s'occuper de la femme , pour fouler aux pieds les
usages, et la soigner malgr^ elle. La pauvre crea-
ture s'estimait sipeu!... Ellereculait, rougissait,
ne voulait rien dire. La sorci^re, adroite et ma-
ligne, devina et p^n^tra. Elle sut enfin la faire
parler, tira d'elle son petit secret , vainquit ses re-
fus , ses hesitations de pudeur et d'humilite. Plu-
tdt que de subir telle chose, elle aimait mieux
presque mourir. La barbare sorcUre la fit vivre.
a ■ «
CHARMES. PHILTRES
Qu'on ne se h&te pas de conclure du chapitre
pr^c^dent que j'entreprends de blanchir, d'inno-
center sans reserve, la sombre fiancee du diable.
Si elle fit souvent du* bien, elle put faire beaucoup
de mal. Nulle grande puissance qui n'abuse. Et
celle-ci eut trois si^cles ou elle r^gna vraiment
dans Tentr'acte des deux mondes, Tancien mourant
etle nouveau ayant peine a commencer. L'Eglise,
qui retrouvera quelque force (au moins de combat)
dans les luttes du seizi^me sidcle , au quatorzieme
est dans la boue. Lisez le portrait v^ridique qu'en
fait Clemangis. La noblesse, si fi^rement par^e
des armures nouvelles , d'autant plus lourdement
tombe a Cr^cy, Poitiers, Azincourt. Tons les
iiobles k la fin prisonniers en Angleterre! Quel
sujet de ddrision ! Bourgeois et paysans mdme s en
130 u sorci£:rb.
moquent, haussent les ^paules. Uabsence g^n^rale
des seigneurs n*encouragea pas peu, je pense, les
reunions du sabbat, qui touiours avaient eu lieu,
mais parent alors devenir d'immenses fStes {topul
laires.
Quelle puissance que celle de> la bien-aim^e de
Satan, qui gu^rit, pr6dit, devine, 6voque les Smes
des morts, qui peut vous jeter un sort, vous
changer en lidvre, en loup, vous faire trpuver iin
tr^sor, et, bien plus, vous faire aimer ! . . . Epouvan-
table pouvoir qui r^unit tons les autres ! Comment
une dme violente, le plus souvent ulc^r^e, parfois
devenue tres perverse , n'en etit-elle pas us^ pour
la haine et pour la vengeance , et parfois pour un
plaisir de malice ou d'impuret^?
Tout ce qu on disait jadis au confesseur, on le
lui dit. Non seulement les p^ch^s qu'on a faits,
mais ceux qu on veut faire. EUe tient chacun par
son secret honteux, Taveu des plus fangeux d^sirs.
On lui confie a la fois les maux physiques et ceux
de I'dme, les concupiscences ardentes d'un sang
Acre et enflamm^, envies pressantes, furieuses,
fines aiguilles dont on est piqu6, repiqu^.
Tons y viennent. On n'a pas honte avec elle. On
dit crAment, On lui demande la vie, on lui demande
la mort, des rem^des, des poisons. Elle y vient, la
fille en pleurs , demander un avortement. Elle y
vient, la belle-m^re (texte ordinaire au moyen
4ge) dire que Tenfant du premier lit mange beau-
coup et vit longtemps. Elle y vient, la triste Spouse
accabl^e chaque ann^e d'enfants qui ne naissent
que pour mourir. Elle implore sa compassion.
CHARMBS, PHILTRES. iZ\
apprend h glacer le plaisir au moment, le rendre
inf^cond. Voici, au contraire, un jeune homme qui
ach^terait a tout prix le breuvage ardent qui peut
troubler le coeur d'une haute dame, lui faire oublier
les distances, regarder son petit page.
Le mariage de ces temps n'a que deux types et
deux formes, toutes deux extremes, excessives.
Korgueilleuse heritUre des fiefs ^ qui apporte
un tr6ne ou un grand domaine, une El^onore de
Guyenne, aura, sous les yeux du mari, sa cour
d'amants, se contraindra fort peu. Laissons les
remans, les poemes. Regardons la r^alit^ dans son
terrible progres jusqu'aux eflfr^n^es fureurs des
fiUes de Philippe le Bel, de la cruelle Isabelle, qui,
par la main de ses amants, empala Edouard II.
L'insolence de la femme feodale delate diabolique-
ment dans le triomphal bonnet aux deux cornes et
autres modes effront^es.
Mais, dans oe siecle ou les classes commencent
k se m6ler un peu , la femme de race inf ^rieure ,
6pous^e par un baron, doit craindre les plus dures
6preuves. C'est ce que dit Thistoire, vraie et r^elle,
de Griselidis, Thumble, la douce, la patiente. Le
cdnte, je crois, tres s^rieux, historique, de Barbe'
Bleue^ en est la forme populaire. L'dpouse, qu'il
tue et remplace si souvent, ne peut 6tre que sa
vassale. II compterait bien autrement avec la fille
ou la soeur d'un baron qui pAt la venger. Si cette
conjecture sp^cieuse ne me trompe pas, on doit
croire que ce conte est du quatorzidme sidcle , et
132 lA SORCliRE.
non des si^cles pr^cddents, ou la seigneur n*eAt
pas daign^ prendre femme au dessous de lui.
Une chose fort remarquable dans le conte tou-
chant de GriselidiSy c'est qu'A travers tant d'^preu-
ves elle ne semble pas avoir Tappui de la devotion
ni celui dun autre ^mour. EUe est dvidemment
fiddle, chaste, pure. II ne lui vient pas k Tesprit de
se consoler en aimant ailleurs.
Des deux femmes f^odales , VHeritidre , la Qinse-
lidis , c'est uniquement la premiere qui a ses che-
valiers servants, qui preside aux cours d'amour,
qui favorise les amants les^ plus humbles, les
encourage, qui rend (comme El^onore) la fameuse
decision , devenue classique en ces temps : « Nul
amour possible entre 6poux. »
De \k un espoir secret , mais ardent , mais vio-
lent, commence en plus d'un jeune coeur. Dtlt-il se
donner au diable, il se lancera t4te baiss^e vers cet
aventureux amour. Dans ce ch&teau si bien fermfi,
une belle porte s'ouvre a Satan. A un jeu si pdril-
leux, entre voit-on quelque chance? Non, r^pon-
drait la sagesse. Mais si Satan disait : « Oui? »
II faut bien se rappeler combien, entre nobles
mfime, Torgueil f^odal mettait de distance. Les
mots trompent. II y a loin du chevalier au chevalier.
Le chevalier banneret, le seigneur qui menait au
roi toute une arm^e de vassaux, voyait a sa longue
table, avec le plus parfait m^pris, les pauvres che-
valiers sans terre- (mortelle injure du moyen dge ,
comme on le sait par Jean sans terre). Combien
plus les simples varlets, dcuyers, pages, etc., qu'il
nourrissait de ses restes ! Assis au bas bout de la
CHARMES, PHILTRES. 133
table, tout pr^s de la porte, ils grattaient les plats
que les personnages den haut, assis au foyer,
leur envoyaient souvent vides. 11 ne tombait pas
dans lesprit du haut seigneur que ceux d en bas
fussent assez os^s pour clever leurs regards jusqu a
leur belle maltresse, jusqu'a la fi^re heritiere du
fief, si^geant pres de sa mere « sous un chapel de
roses blanches. » Tandis qu'il souffrait h merveille
I'amour de quelque stranger, chevalier declare de
la dame, portant ses couleurs, il etlt puni cruelle-
ment I'audace d*un de ses serviteurs qui aurait
vise si haut. C'est le sens de la jalousie furieuse
du sire du Fayel , mortellement irritd , non de ce
que sa femme avait un amant, mais de ce que cet
amant ^tait un de ses domestiques , le chdtelain
(simple gardien) de son chdteau de Coucy ^
Plus I'abime ^tait profond , infranchissable , ce
semble, entre la dame du fief, la grande heritiere,
et cet ^cuyer, ce page , qui n'avait que sa chemise
at pas mSme son habit qu il recevait du seigneur,
— plus la tentation d'amour 6tait forte de sauter
I'abime.
Le jeune-homme s'exaltait par Timpossible. En-
fin, un jour qu'il pouvait sortir du donjon, il cou-
rait a la sorciere et lui demandait un conseil. Un
philtre suffirait-il , un charme qui fascindt ? Et si
cela ne suffisait, fallait-il un pacte expres ? II n'etlt
point du tout recule devant la terrible id6e de se
) Je cite de m^moire. Dans cette bistoire, tant de fois r^p^t^e,
ce n*esl pas Coucy, c'est Cabestaing, mdnestrel provencal, qui est
page, chitelain, ou domestique, comme on disait, du mari.
154 U SORClfeRE.
donner k Satan. — « On y songera, jeune honime.
Mais remonte. D^ja tu verras que quelque chose
est change. »
Ce qui est change, c'est lui. Je ne sais quel
espoir le trouble; son ceil, bajss^, plus profond,
creus6 d'une flamme inquiete , la laisse ^chapper
malgr^ lui. Quelqu un (on devine bien qui) le voit
avant tout le monde, est touch^e, lui jette au pas-
sage quelque mot compatissant. . . d^lire ! 6 bon
Satan ! charmante, adorable sorci^re ! . . .
II ne pent manger ni dormir qu'il n'aille la
revoir encore. II baise sa main avec respect et se
met presque k ses pieds. Que- la sorci^re lui
demande, lui commando ce qu'elle veut, il ob6ira.
Voultit-elle sa chalne d'or, vouWt-elle Tanneau
qu il a au doigt (de sa mere mourante), il les don-
nerait a Tinstant. Mais d'elle-m^me mallciiBuse,
haineuse pour le baron, elle trouve une grande
douceur a lui porter un coup secret.
Un trouble vague d6jd est au chS.teau. Un orage
muet, sans Eclair ni foudre, y couve, comme une
vapeur 61ectrique sur un marais. Silem;e, profond
silence. Mais la dame est agit^e. Elle soupconne
qu'une puissance surnaturelle a agi. Car enfin
pourquoi celui-ci, plus qu'un autre qui est plus
beau, plus noble, illustre d6ja par des exploits
renomm^s? II y a quelque chose la-dessous. Lui
a-t-il jete un sort? A-t-il employ 6 un charme?....
Plus elle se demande cela, et plus soncoeur est
trouble.
La malice de la sorciere a Ae quoi se satisfaire.
Elle r^gnait dans le village. Mais le chAteau vient
a elle, se livre, et par le c6t^ ou son orgueil risque
le plus. L'inl^rfit d'un tel amour, pour nous, c'est
r^lan d'un cceur vers son id^al, centre la barridre
sociale, contre Tinjustice du sort. Pour la sorcidre,
c'est le plaisir, Apre, profond, derabaisser la haute
dame et de s'en venger peut-6tre, le plaisir de
rendre au seigneur ce qu'il fait k ses vassales, de
pr^ever chez lui-mSme, par Taudace d'un enfant,
le droit outrageant d'^pousaiUes. Nul doute que,
dans ces intrigues ou la sorciere avait son r61e,
elle n'ait souvent port^ un fond de haine niveleuse,
naturelle au paysan.
C'6tait d6j4 quelque chose de faire descendre la
dame a I'amour d'un domestique. Jean de SaintrS,
Ch^rubin, ne doivent pas faire illusion. Le jeune
serviteur remplissait les plus basses fonctions de
la domesticity. Le valet proprement dit n'existe
pas alors, et d'autre part peu ou point de femmes
de service dans les places de guerre. Tout se fait
par ces jeunes mains qui n'en sent pas ddgrad^es.
Le service, surtout corporel, du seigneur et de la
dame, honore et releve. N^anmoins il mettait
souvent le noble enfant en certaines situations
assez tristes, prosaiques, je n'oserais dire risibles.
Le seigneur ne s'en gfinait pas. La dame avait
bien besoin d'etre fascin^e par le diable pour ne
pas voir ce qu'elle voyait chaque jour, le bien-
eim6 en oeuvre malpropre et servile.
136 LA SORCllfeRE.
C'est le fait du moyen kge de mettre toujours en
face le tres haut et le tr6s bas. Ce que nous cachent
les poemes, on peut Tentrevoir ailleurs. Dans ses
passions dth^rees, beaucoup de choses grossieres
sont m^ldes visiblement.
Tout ce qu'on sait des charmes et philtres que
les sorci^res employaient est tr6s fantasque, et, ce
semble, souvent malicieux, m6l6 hardiment des
choses par lesquelles on croirait le moins que
Tamour pAt 6tre dveill^. Elles allerent ainsi tres
loin, sans qu'il apergtit, Taveugle, qu elles faisaient
de lui leurjouet.
Ces philtres dtaient fort differents. Plusieurs
6taient d'excitation, et devaient troubler les sens,
comme ces stimulants dont abusent tant les Orien-
taux. Dautres 6taient de dangereux (et souvent
perfides) breuvages d'illusion qui pouvaient livrer
la personne sans la volonte. Certains eniSn furent
des dpreuves oil Ton d^fiait la passion , ou Ton
voulait voir jusquou le desir avide pourrait trans-
poser les sens , leur faire accepter, comme faveur
supreme et comme communion, les choses les
moins agr^ables qui viendraient de lobjet aime.
La construction si grossi^re des chateaux, tout
en grandes salles, livrait la vie int^rieure. A
peine, assez tard, fit-on, pour se recueillir et dire
les prieres, un cabinet, le retrait, dans quelque
tourelle. La dame etait aisdment observ^e. A cer-
tains jours, guett^s, choisis, I'audacieux, conseille
par sa sorciere, pouvait faire son coup, modifier
la boisson, y mfiler le philtre.
Chose pourtant rare et p^rilleuse. Ce qui ^tait
CHARMISS, PHILTRES. 157
plus facile, c'^iait de voler a la dame teHes cboses
qui lui dchappaient, qu'elle ndgligeait elle-m6me.
On ramassait prdcieusement un fragment d'ongle
imperceptible. On recueillait avec respect ce que
laissait tomber son peigne , un ^u deux de ses
beaux cheveux. On le portait k la sorciere. Celle-ci
exigeait souvent (comme font nos soiiinambules)
tel objet fort personnel et imbu de la pexsonne,
mais qu elle-meme n'aurait pas donn^ , par exem-
pie, quelques fils arrackes d'un vfitem^it long-
temps porte et sali, dans kquel elle eilt su^. Tout
cela, bien entendu, bais^ ador^, regrett^. Mais 11
faillait h mettre aux flammes pour en recueillir la
cendre. Un jour ou I'autre, en revoyant son vete-
ment, la fine personne en distinguait la d^chirure,
devinait, mais n'avait garde de parler et soupi-
rait... Le cbarme avait eu son effet.
II est certain que, si la dame h^sitait, gardait le
respect du sacrement , cette vie dans un etroit es-
pace, ou Ton se voyait sans cesse, ou Ton 6tait si
pr6s, si loin, devenait un veritable supplice. Lors
m6me qu'elle avait 6ie faible , cependant , devant
son mari et d'autres non moins jaloux, le bonheur
sans dbute 6tait rare. De la mainte violente folie du
desir inassouvi. Moins on avait Tunion, et plus on
Tetlt voulue profonde. Kimagination d6v6gUe la
chercbait en choses bizarres, hors nature et insen-
s6es. Ainsi , pour cr^r un moyen de communica-
tioa ^QcretQ, la ^orpiere a chacun des deux piquait
si^r ^e W{^lA.#g^re des lattresde Talphabet. L'un
12
138 LA SORGlfiRE.
voulait-il transmettre k Tautre une pens^e, il ravi-
vait, il rouvrait, en les sucant, les lettres san-
glantes du mot voulu. A Tinstant , les lettres cor-
respondantes (dit-on) saignaient au bras de Tautre.
Quelquefois , dans ces folies , on buvait du sang
Tun de Tautre, pour se faire une communion qui,
disait-on, mfilait les dmes. Le coeur d^vord de
Coucy que la dame « trouva si bon, qu'elle ne
mangea plus de sa vie, » est le plus tragique exem-
pie de ces monstrueux sacrements de Tamour an-
thropophage. Mais quand Tabsent ne mourait pas,
quand c'^tait I'amour qui mourait en lui , la dame
consultait la sorci^re, lui demandait les moyens
de le lier, le ramener.
Les chants de la magicienne de Thdocrite et de
Virgile, employes meme au moyen dge, ^taient ra-
rement efficaces. On tdchait de le ressaisir par un
charme qui parait aussi imit^ de lantiquit^. On
avait recours au gdteau, a la confarreato, qui, de
TAsie a TEurope, fut toujours Thostie de Tamour.
Mais ici on voulait lier plus que Tdme , — lier la
chair, cr^er Kdentification , au point que, mort
pour toute femme, il n'eAt de vie que pour une.
Dure 6tait la c^r^monie. « Mais, madame, disait la
sorciere, il ne faut pas marchander. » EUe trouvait
Torgueilleuse tout a coup obeissante, qui se lais-
sait docilement 6ter sa robe et le reste. Car il le
fallait ainsi.
Quel triomphe pour la sorcidre ! Et si la dame
dtait celle qui la fit courir jadis, quelle vengeance
et quelles repr^sailles ! La voila nue sous sa main.
Ce n'est pas tout. Sur ses reins, elle 6tablit une
GHARMES, PHILTRES. 139
plancliette , un petit fourneau , et Ik fait cuire le
gdteau... « Oh! ma mie, je n'en peux plus. Dd-
pSchez, je ne puis rester ainsi. — C'est ce qu'il
nous fallait, madame, il faut que vous ayez chaud.
Le gdteau cuit, 11 sera chauffd de vous, de votre
flamme. f>
C'est fini, et nous avons le gdteau de Tantiquit^,
du mariage indien et romain, — assaisonnd, re-
chauffe du lubrique esprit de Satan. EUe ne dit pas
comme celle de Virgile : « Revienne, revienne
Daphnis ! ramenez-le-moi , mes chants ! » EUe lui
envoie le gMeau, impr^gnd de sa souffrance et
reste chaud de son amour... A peine il y a mordu,
un trouble etrange, un vertigo le saisit... Puis un
flot de sang lui remonte au coeur ; il rougit. II
brtlle. La furie lui revient, et rinextinguible dd-
sir*.
< J*ai tort de dire inexUngulble. On ^oit que de nouveaux phil-
tres deviennent souvent D^cessaires. Et ici je plains la dame. Car
cette furiease sorci^re, dans sa malignity moqueuse, exige que le
philtre vienne corporellement de la dame elle-m6me. Elle rol>Iige,
immili^e, k fournir & son amant une strange communion. Le noble
faisait auxjuifs, aux serfs, aux bourgeois roSme ( V. S. Simon, sur
son fr^re), un outrage de certaines choses r^pugnantes que la
dame est forc^e par la sorci^re de livrer ici comme philtre. Vrai
supplice pour elle-mgme.*Mals d'eUe, de la grande dame, tout est
re^u h genoux Voir plus bas la note tir^e de Sprenger,
XI
LA COMMDNION DE MVOLTE-LES SABBATS— lA MESSE NOIRE
II faut dire les Sabbats. Ce mot ^videmment a
d^sign^ des choses fort diverses, selon les temps.
Nous n en avons malheureusementde descriptions
d^taiil^es que fort tard (au temps d'Henri IV) '.
Ce n'^tait guere alors qu une grande farce libidi-
neuse, sous pr^texte de sorcellerie. Mais dans ces
descriptions m^me d'une chose tellement ab&tar-
die, certains traits fort antiques t^moignent des
1 La moins mauvaise est celle de Lancre. II est bomiae d^esprit.
II est visiblement li^ avec certaines jeunes sorci^res, et ii dut tout
savoir. Son sabbat malheureusement est m^\6 et surcharge des
ornements grotesques de r^poque. Les descriptions du j^uite
Del Rio et du dominicain Micha^lis sont des pieces ridicules de
deux pedants cr^dules et sots. Dans celui de Del Rio» on trouve ]e
ne sais combien de platitudes, de vaines inventions. 11 y a cepen-
dant, au total, quelques belles traces d'antiquit^ dont J'al pa pro«
filer.
LA COMMUNION DE BfiVOLTE, ETC. 141
Ages successifs, des formes diflKrentes par les-
quelles elle avait pass6.
On peut partir da cette id^ trds stre que, pen-*
dant bien des siAcles, le serf mena la Tie du loup
et du renard, qu'il fut un animal nocturne, je veux
dire agissMit le jour le moins possible, ne vivant
vraiment que de nuit.
Encore jusqu'a Tan 1000, tant que le peuple fait
ses saints et ses l^gendes, la vie du jour n'est pas
sans int^r^t pour lui. Ses nocturnes sabbats ne
sent qu'un reste l%er de paganisnae. II honore,
craintla Lune qui influe sur les biens de la terre.
Les vieilles lui sont devotes et brAlent de petites
chandellespourBiflnom (Diane-Lune-H^cate). Tou-
jours le lupercale poursuit les femmes et les en-
fants, sous un masque, il est vrai, le noir visage du
revenant Hallequin (Arlequin). On f(§te exactement
la perviligium Veneris (au 1** mai). On tue k la
Saint-Jean le bouc de Priape-Bacchus Sabasius,
pour c6l6brer les Sabasies. Nulle derision dans
tout cela. C'est un innocent carnaval du serf.
Mais, vers Tan 1000, T^glise lui est presque
fermde par la diflP^rence des langues. En 1100, les
offices lui deviennent inintelligibles. Des Mystdres
que Ton joue aux portes des ^glises, ce qu'il retient
le mieux, c'est lec6t^comique, le boeuf et T&ne, etc.
U en fait des noels, mais de plus en plus d^risoires
(vraie litt^rature sabbatique).
iS.
I4S U SORGlfiRE.
Croira-t-on que les grandes et terribles r^voltes
du douzi^me sidcle furent sans influence sur ces
mystdres et cette vie nocturne du loup^ de Yadvole,
de ce gibier sauvage, comme I'appellent les cruels
barons. Ces r^voltes purent fort bien commencer
souvent dans les fdtes de nuit. Les grandes com-
munions de r^volte entre serfs (buvant le sang les
uns des autres, ou mangeant la terre pour hos-
tie ^) purent se c^l^brer au sabbat. La Marseillaise
de ce temps, chantde la nuit plus que le jour, est
peut-6tre un chant sabbatique :
Nous sommes hommes comme ila sent I
Tout aussi grand ccBur nous avons I
Tout autant souffrlr nous pouyons 1
Mais la pierre du tombeau retombe en 1200. Le
pape assis dessus, le roi assis dessus, d'une pesan-
teur 4norme, ont scell^ Thomme. A-t-il alors sa
vie nocturne? D'autant plus. Les vieilles danses
paiennes durent 6tre alors plus furieuses. Nos
n^gres des Antilles, apres un jour horrible de cha-
leur, de fatigue, allaient bien danser k six lieues
de la. Ainsi le serf. Mais, aux danses, durent se
m^ler des gaiet^s de vengeance, des farces satyri-
ques, des moqueries et des caricatures du seigneur
et du prfitre. Toute une litt6rature de nuit, qui ne
sut pas un mot de celle du jour, peu mSme des
fabliaux bourgeois.
1 A la baiaille deCourtrai. Y. aussi Grfmm et mes Origine$.
LA COMMUNION DE RgVOLTE, ETC. 143
VoiM le sens des sabbats avant 1300. Pour
qu'ils prissent la forme ^tonnante d'une guerre
d^clar^e au Dieu de ce temps-U, il faut bien plus
encore, il faut deux cboses ; non seulement qu'on
descende au fond du d^sespoir, mais que tout res-
pect soit perdu:
Cela n'arrive qu'au quatorziSme sidcle, sous la
papaut6 d'Avignon et pendant le Grand Schisme,
qu4nd TEglise k deux tdtes ne parait plus TEglise,
quand toute la noblesse et le roi, honteusement
prisonniers des Anglais, exterminent le peuple
pour lui extorquer leur ran^on. Les sabbats ont
alors la forme grandiose et terrible de la Messe
noire, de Toffice k Tenvers, ou Jesus est d^fi^, prid
de foudroyer, s'il pent. Ce drame diabolique etlt
6t6 impossible encore au treizi^me sidcle, oil il
etlt fait horreur. Et, plus tard, au quinzidme
ou tout 6tait \is6 et jusqu'a la douleur, un tel jet
n*aurait pas jailli. On n'aurait pas os6 cette crea-
tion monstrueuse. EUe appartient au sidcle de
Dante.
CJela, je crois, se fit d'un jet; ce fut I'explosion
d une furie de g^nie, qui monta Timpi^tfi k la hau-
teur des coleres populaires. Pour comprendre ce
qu'elles ^taient, ces coleres, il faut se rappeler que
ce peuple, ^lev^ par .le clerg^ lui-mSme dans la
croyance et la foi du miracle, bien loin d'imaginer
la fixite des lois de Dieu, avait attendu, esp^r^ un
miracle pendant des siecles, et jamais il n'^tait
venu. II Tappelait en vain, au jour d^sesp^r^ de
444 LA SORGlfiRE.
6a B^ce^ssit^ supi^^itoe. Le del dte lorslui parut
comme Tallin de ses bouri'eaux f^roces, et lui-
m^me feroce bourreau.
De 14 la Messe miH et la Jaequerie.
Dans ce cadrA ^astique de la Messe noird pxiretii
se placer ensuite mille variantes de detail; mais il
est foTtement ccnstrbit, et, je orois, fait d'dne
pidce.
J'ai r^mssi k 'retronver ce draiM?e ^n 1857 (Rist.
de France). Je Vai recomposfi e!ri ses quaire actes,
citose pen difficile. Seulement, a cette i^oque, je
lui ai trop laiss6 les ornements grotesques que le
sabbat recut aux tetnps modernes, et n'ai pas pr6-
cis6 iassez ce qui est du vieux cadre, si sombre et
si terribile.
Ce cadre est dat^ fortement par certains traits
atroces d'un dge maudit, — mais aussi par la place
dominante qu'y tient la Femme, — grand caractere
du quatorzieme si^cle.
C'est la singularity de ce sidcle que la Femme,
fort peu affranchie, y rdgne cependant, et de cent
facons violentes. EUe h^rite des fiefs alors ; elle
apporte des royaumes au roi. Elle trdne ici-bas, et
encore plus au ciel. Marie a supplants J^sus. Saint
Francois et saint Dominique ont vu dans san sein
les trois mondes. Dans Timmensite de la Grftce,
LA COMMUNION DE R£vOLTE^ ETC. U$
die noie le p^chd; que dis-je? aide h p^cher. (Lire
la legende de la religieuse dont la Vierge tient la
place au choetir, pendant qu'elle va voir son amant.)
An plus haut, au plus bas, la Femme. — Beatrix
estau ciel, au milieu des ^toiles, pendant que Jean
de Meung, au Roman de la Rose, pr^che la commu-
naut^des femmes. — Pure, souill^e, la Femme est
partout. On en peut dire ce que dit de Dieu Rai-
raond Lulle : « Quelle part est-ce du monde? — Le
Tout. 5. .
Mais au ciel, mais en po^sie, la Femme c^l^-
br^e, ce n'est pas la f^conde m^re, par^e de ses en-
fants. C'est la Vierge, c'est Beatrix sterile, et qui
meurt jeune.
Une belle demoiselle anglaise passa, dit-on, en
France vers 1300, pour pricher la redemption des
femmes. Elle-m6me s'en croyait le Messie.
La Messe twire, daiis son premier acpect, sem-
blerait 4tre cette redemption d'Eve , maudite par
le christianisme. La Femme au sabbat remplit
tout. EUe est le sacerdoce, elle est Tautel, elle est
rhostie , dont tout le peuple communie. Au fond ,
n'est-dle pas le Dieu m^me ?
ii^
n J a 14 bien des clioses populaires, et pourtant
tout n est pas du peuple. Le paysan n'estime que la
force ; il fait peu de cas de la Femme. On ne le
voit que trop dans toutes nos vieiUes Coutumes
(V. mes Origines). H n*aurait pas donn6 a la Femnj6
i46 LA SORClfiRE.
la place dominante qu'elle a ici, Cest eUe qui la
prend d'elle-mSme.
Je croirais volontiers que le Sabbat, dans la
forme d'alors, fut Toeuvre de la Femme, d'une
femme d^sesp^r^e, telle que la sorci^re Test alors.
Elle voit, au quatorzi^me si^cle, s'ouvrir devant
elle son horrible carriere de supplices, trois cents,
quatre cents ans illumines par les bt!icliers! Des
1300, sa m6decine est jug^e mal^fice, ses remMes
sent punis comme des poisons. L'innocent sorti-
lege par lequel les l^preux croyaient alors am^lio-
rer leur sort, amene le massacre de ces infortunds.
Le pape Jean XXII fait Scorcher vif un dveque,
suspect de sorcellerie. Sous une repression si
aveugle, oser peu, ou oser beaucoup, c'est risquer
tout autant. L'audace croit par le danger mfime.
La sorciere pent hasarder tout.
Fraternity humaine , d^fi au ciel chrStien, culte
denature du dieu nature, — c'est le sens de la Messe
noire.
L'autel etait dresse au grand serf Revolte, Celui
& qui on a fait tort, le vieux Proscrit,' injustemeut
cbasse du ciel, « TEsprit qui a cree la terre, le Maitre
qui fait germer les plantes. » Cest sous ces titres
que riionoraient les Luciferiens, ses adorateurs, et
(selon une opinion vraisemblable), les chevaliers
du Temple.
Le grand miracle, en ces temps miserables, c*est
qu'on trouvait pour la c6ne nocturne de la frater-
nite ce qu'on n'eAt pas trouve le jour. La sorcidre,
LA COMMUNION DE RfiVOLTE, ETC. i47
non sans danger, faisait contribuer les plus ais^s,
recueiilait leurs oflfrandes. La charity , sous forme
satanique, ^tant crime et conspiration, 6tant une
forme de rdvolte, avait grande puissance; On se
volait le jour son repas pour le repas commun du
soir.
Repr^sentez-vous, sur une grande lande, et sou-
vent pr^s d'un vieux dolmen celtique , & la lisiere
d un bois, une sc^ne double : d'une part, la lande
bien 6clair6e, le grand repas du peuple ; — d'autre
part, vers le bois, le choeur da cette dglise dont le
d6me est le ciel. J'appelle choeur un tertre qui do-
mine quelque peu. Entre les deux, des feux r^si-
neux h flamme jaune et de rouges brasiers, une
vapeur fantastique.
Aufond, la sorci^re dressait son Satan, un grand
Satan de bois, noir et velu. Par le^ cornes et le
bouc qui 6tB.it pr^s de lui, il ett 6t6 Bacchus ; mais
paries attributs virils, e^tait Pan et Priape. T^-
ndbreuse figure que chacun voyait autrement ; les
uns n'y trouvaient que terreur; les autres ^taient
^mus de la fiertd m^lancolique ou semblait absorbd
r^ternel Exild K
Premier acte. — Ulntrdit magnifique que le
* Ceci est de Del Rio, mais n*est pas, ]e crois, exclnsivement
fispagnol. C*e8l an trait anUque et marqud de TinspiratiOD primi-
tive. Lee fac^ties viennent plus tard.
as LA SORGI6RE.
christianisme prit k Tantiquit^ {k ces c^f monies
ou le peuple, en longue file, circuiait sous les co-
lonnades, entrait au sanctuaire) — le vieux dieu,
revenu, le reprenait pour lui. Le lavabo, de m6me,
empruntd aux purifications pajennes. U revendi-
quait tout cela par droit d'antiquitd.
Sa prfitresse est toujoura la vieille (titre d'hon-
neur) ; mais elle pent fort bien etre jeune. Lancre
parle dune sorci^re d,e dix-sept ans, jolie, horri-
blement cruelle.
La fiancee du Diabfe ne pent ^tre un enfant ; il
lui faut bien trente ans, la figure de M^dto, la
beauts des douleurs, Toeil profond, tragique et fl^-
vreux, avec de grands flots de serpents descendant
au hasard; je parle dun torrent de noirs, d'in-
domptables cheveux. Peut-6tre, par dessus, la cou-
ronne de verveine, le lierre des tombes, les vio-
lettes de la mort.
Elle fait renvoyer les enfants (jusqu'au repas).
Le service commence.
« J'y entrerai, k cet autel... Mais, Seigneur,
sauve-moi du perfide et du violent (du prdtre, du
seigneur). »
Puis vient le reniement k Jdsus, I'hommage au
nouveau maltre, le baiser f^odal, comme aux
receptions du Temple, ou Ton donne tout sans
reserve, pudeur, dignity, volenti, — avcc cette
aggravation outrageante au reniement de I'ancien
Dieu « qu'on aime mieux le dos de Satan '. ^
> On lui suspendait au bas da dos un mosque ou sacoAd visage.
Lancre, Incomtance, p. 68.
LA COMMUNION DE r£VOLTE, ETC. 149
A lui de sacrer sa pr^tresse. Le dieu de bois
Taccueille comme autrefois Pan et Priape. Confor-
m^ment 4 la forme paienne , elle se donne k lui ,
si6ge un moment sur lui, comme la Delphica au
tr6pied d'ApoUon. Elle en regoit le souffle, T^me,
la vie, la f^condation simul^e. Puis, non moins
solennellement , elle se purifie. Des lors, elle est
I'autel vivant.
Vintrott est fini, et le service interrompu pour
le banquet. Au rebours du festin des nobles qui
si^gent tons I'dp^e au c6t^ , ici , dans le festin des
freres, pas d'armes, pas mfime de couteau.
Pour gardien de la paix, chacun a une femme.
Sans femme on ne pent 6tre admis. Parente ou
non, Spouse ou non, vieille, jeune, il faut une
femme.
Quelles boissons circulaient? hydromele? bidre?
vin? Le cidre capiteux ou le poir6? (Tons deux ont
commence au douzi^me si^cle.)
Les breuvages d'illusion , avec leur dangereux
melange de belladone, paraissaient-ils d^ja A cette
table? Non pas certainement. Les enfants y ^taient.
D'ailleurs, Texcds du trouble etlt emp6ch6 la danse.
Celle-ci, danse tournoyante, la fameuse ronde du
Sabbat, suffisait bien pour completer ce premier
degr6 de Tivresse. lis tournaient dos k dos, les
bras en arri^re , sans se voir ; mais souvent les
dos se touchaient. Personne peu k peu ne se con-
naissait bien, ni celle qu'il avait k c6t6. La vieille
alors n'^tait plus vieille. Miracle de Satan. Elle
450 LA S0RC1£RE.
6tait femme encore, et desirable, confus^ment
aimde.
Acta deuxieme. — Au moment ou la foule , unie
dans ce vertige , se sentait un seul corps , et par
Tattrait des femmes , et par je ne sais quelle vague
Amotion de fraternity, on reprenait Tofflce au Glo-
ria. L'autel, rhostie apparaissait. Quels? La Femme
elle-m^me. De son corps prostern^, de sa per-
sonne humili^e, de la vaste sole noire deses che-
veux, perdus dans la poussi^re, elle (rorgueilleuse
^ Proserpine) elle s'offrait. Sur ses reins, un demon
oflSciait, disait le Credo, faisait Toffrande *.
Cela fut plus tard immodeste. Mais alors , dans
les calamit^s du quatorzi^me si6cle, aux temps
terribles de la Peste noire et de tant de famines,
aux temps de la Jacquerie et des brigandages exe-
crables des Grandes Compagnies, — pour ce peuple
en danger, Teffet ^tait plus que s^rieux. L'assem-
blee tout entiere avait beaucoup a craindre si elle
etait surprise. La sorciere risquait extrdmement,
et vraiment, dans cet acte audacieux, elle donnait
sa vie. Bien plus, elle aflfrontait un enfer de dou-
* Ce point si grave que !a Femme ^tait autel elle-mSme, et qn*on
officiait sur elle, nous est connu par le proems de la Voisin, que
M. Ravaisson a!a6 ya publier avec les autres Papiers de la BasiiUe.
Dans ces imitalions, r^centes, il est vrai, du sabbal, qu*on fit pour
amuser les grands seigneurs de la cour de Louis XIV, on repro-
duisit sans nul doute les formes antiques et classlques du sabbat
primltlf, meme en tel point qui avait pu dtre abandonn^ dans les
temps interm^diair^s.
LA COMMUNION DE R^VOLTE, ETC. 151
•
leurs, de telles tortures, qu'on ose 4 peine les dire.
Tenaill^e et rompue, les mamelles arrachdes, la
peau lentement 6corcli^e (comme on le fit a I'dv^-
que sorcier de Cahors), brtll^e k petit feu de braise,
et membre a membre, elle pouvait avoir une 6ter-
nite d agonie.
Tous , a coup stir , ^taient ^mus quand , sur la
creature d^vou^e, humili^e, qui se donnait, on
faisait la priere, et loffrande pour la r^colte. On
prdsentait du bl^ k VEsprit de la terre qui fait pous-
ser le bl^. Des oiseaux envol^s (du sein de la
Femme sans doute) portaient au Dieu de liberie
le soupir et le voeu des serfs. Que demandaient-
ils? Que nous autres,- leurs descendants lointains,
nous fussions affranchis ^
Quelle kostie distribuait-elle? Non Thostie de
ris^e, qu'on verra aux temps d'Henri IV, mais,
vraisemblablement , cette confarreatio que nous
avons vue dans les philtres, Thostie d'amour, un
gateau cuit sur elle, sur la victime qui demain
pouvait elle-m6me passer par le feu. C'^tait sa vie,
sa mort , que Ton mangeait. On y sentait d6jk sa
chair brAl^e.
En dernier lieu , on d^posait sur elle deux of-
frandes qui semblaient de chair, deux simulacres :
celui du dernier mort de la commune, celui du der-
^ Cette offrande cbarmante da bl^ et des oiseaux est partlcu-
llftre k la France. (Jaquier, Flagellans, Bl. Soldan, M5.) En Lor-
raine et sans doute en Aliemagne, on offrait des bites nolres : le
chat noir^ le bouc noir, le taureau nolr.
152 LA sorci£;re.
•
nier ne, lis participaient au mdrite de la femme
autel et hostie, et Tassembl^e (fictivement) com-
muniait de Tun et de I'autre. — Triple hostie, toute
humaine. Sous lombre vague de Satan, le peuple
n'adorait que le peuple.
C'^tait la le vrai sacrifice. II ^tait accompli. La
Femme, s'^tant donnee a manger a la foule, avait
fini son oeuvre. Elle se relevait, mais ne quittait la
place qu'apres avoir fierement pos6 et comme con-
stats la iSgitimitS de tout cela par Tappel a la fou-
dre, un dSfi provoquant au Dieu destituS.
En derision des mots : Agnus Dei, etc., et de la
rupture de Thostie chrStienne, elle se faisait appor-
ter un crapaud habillS et le mettait en pieces. Elle
roulait ses yeux effroyablement, les tournait vers
le ciel, et, decapitant le crapaud, elle disait ces
mots singuliers : « Ah! Philippe^, si je te tenais,
je fen ferais autant ! »
JSsus ne disant rien a ce d6fi, ne lancanfr^as la
foudre, on le croyait vaincu. La troupe agile des
demons choisissait ce moment pour Stonner le
peuple par de petits miracles qui saisissaient ,
> Lancre) 136. Pourquoi ce nom Philippe, je ii*en sais rien. II
reste d'autant plus obscar qa'allleurs, lorsque Satan nomme
J€sus, il I'appelle le petit Jean, ou Janicot. Le nommeraitelle ici
Philippe, du nom odieux du roi qui nous donna les cent ann^es des
guerres anglaises, qui, ^ Gr^cy, commenQa nos d^faites et nous
valut la premiere invasion? Apr^s une longue paix, fort peu inter*
rompue, la guerre fut d*autant plus horrible au peuple. Philippe
de Yalois, auteur de cette guerre sans fin, fut maudit et laissa
peui-Stre dans ce rituel populaire une durable malediction.
LA COMMUNION OE R&VOLTE, ETC. ' 153
effirayaient les cr^dules. Les crapauds, bdte inof-
fensive, mais qu'on croyait trds venimeuse, 6taient
mordus par eux, et d^ehir^s k belles dents. De
grands feux, des brasiers, ^taient sautds impun^-
ment pour amuser la foule et la faire rire des feux
d'enfer.
Le peuple riait-il apr^s un acte si tragique , si
hardi? je ne sais. EUe ne riait pas, k coup sAr,
celle qid, la premiere, osa cela. Ces feux durent
ltd paraitre ceux du prochain bAcher. A elle de
pourvoir k Tavenir de la monarchie diabolique, de
cr^r la future sorci^re.
15.
XII
SUITE - L'AMOUR, LA MORT - SATAN SlVANOUIT
Voild la foule affranchie, ra^ssur^e. Le serf, un
moment libre, est roi pour quelques heures. II a
bien peu de temps. D^j4 change le ciel, et les
^toiles inclinent. Dans un moment, Taube severe
va le remettre en servitude, le ramener sous roeil
ennemi, sous Tombre du cMteau, sous Tombre de
Teglise, au travail monotone, a I'^ternel ennui rd-
gl6 par les deux cloches, dont Tune dit : Toujours,
et Tautre dit : Jamais, Chacun d'eux, humble et
morne, d'un maintien compost, paraitra sortir de
chez lui.
Quils I'aient du moins, ce court moment! Que
chacun des ddshdrit^s soit combl^ une fois, et
trouve ici son r^ve ! . . . Quel coeur si malheureux,
l'aMOUR^ la MORT. — SATAN S'eVANOUIT. 155
si fl^tri, qui parfois ne songe, n'ait quelque folle
envie, ne dise : « Si cela m'arrivait? »
Les seules descriptions d^taill^es que Ton ait
sont, je Tai dit, modernes, d un temps de paix et
de bonheur, des derni^res ann^es d'Henri IV, ou
la France refleurissait. Annies prosp^res, luxu-
rieuses, tout k fait diflBSrentes de Tdge noir, ou
s'organisa le sabbat.
II ne tient pas k M. de Lancre et autres que
nous ne nous figurions le troisieme acte comme la
kermesse de Rubens, une orgie trds confuse, un
grand bal travesti qui permettrait toute union,
surtout entre proches parents. Selon ces auteurs
qui ne veulent qu'inspirer Thorreur, faire fr^mir,
le but principal du sabbat, la le^on, la doctrine
eipresse de Satan, c'est Tinceste, et, dans ces
grandes assemblies (parfois de douze miUe dmes),
les actes les plus monstrueux eussent 4t6 commis
devant tout le monde.
Cela est difficile k croire. Les mdmes auteurs
disent d'autres choses qui semblent fort contraires
k un tel cynisme. Us disent qu'on n'y venait que
par couples, qu'on ne si^geait au banquet que
deux k deux, que mdme, s'il arrivait une personne
isol^e, on lui d^ldguait un jeune d^mon pour la
conduire, lui faire les honneurs de la fdte. lis disent
quedesamants jaloux ne craignaient pas d*y venir,
d'y amener les belles curieuses.
On Yoit aussi que la masse venait par families,
avec les enfants. On ne les renvoyait que pour le
156 hk S0RG1£RE.
premier acte, non pour le banquet ni ToflBlce, at
non mdme pour ce troisidme acte. Cela prouve
qu'il y avait une certaine d^cence. Au reste, la
scene ^tait double. Les groupes de families res-
taient sur la lande bien €clair^s. Ce n'^tait qu*aa
del4 du rideau fantastique des fum^s r^sineuses
que commen^aient des espaces plus sombres ou
Ton pouvait s'dcarter.
Les juges, les inquisiteurs , si hostiles, sent
obliges d'avouer qu'il y avait un grand esprit de
douceur et de paix. Nulle des trois choses si cho-
quantes aux fdtes des nobles. Point d'dp^e» de
duels » point de tables ensanglantdes. Point de
galantes perfidies pour avilir Vintime ami. L'im*
monde fraternity des Templiers, quoi quon ait
dit, dtait inconnue, inutile; au sabbat, la femme
6tBit tout.
Quant k I'inceste, il faut s'entendre. Tout rap-
port avec les parentes, mdme les plus permis
aujourd'hui, Stait compt^ commo crime. La loi
moderne, qui est la charitd mSme, comprend le
cceur de Thomme et le bien des families. Elle per-
met au veuf d'^pouser la soeur de sa femme, c est
4 dire de donner a ses enfants la meilleure mere.
Elle permet a Tonde de prot^er sa nidce en
r^pousant. Elle permet surtout d'^pouser la cou-
sine, une Spouse stbre et bien connue, souyent
aim^ d'enfance, compagne des premiers jeux,
agr^ble k la mSre, qui d'avance I'adopta de cosur.
Au moyen &ge, tout cela, c'est I'inceste.
Le paysan, qui n*aime que sa famille, ^tait d^s-
esp^r^. Mdme au sizieme degrd, c*etlt 6t6 chose
l'AMOUB, U MORT. — SATAN s'feVANOUlT. 157
^norme d'^pouser sa cousine. Nul moyen de se
marier dans son village, oil la parents mettait tant
d'empechements. II fallait chercher ailleurs, au
loin. Mais, alors, on communiquait peu, on ne se
connaissait pas, et on d^testait ses voisins. Les
villages, aux fetes, se battaient sans savoir pour-
quoi (cela se voit encore dans les pays tant soit
peu ecart^s). On n'osait guere aller chercher
femme au lieu meme oil Ton s'^tait battu, oil Ton
eAt 616 en danger.
Autre difflculte. Le seigneur du jeune serf ne lui
permettait pas de se marier dans la seigneurie d'a
c6t^. II ftlt devenu serf du seigneur de sa femme,
etit et^ perdu pour le sien.
Ainsi le prStre defendait la cousine, le seigneur
Vetrangere, Beaucoup ne se mariaient pas.
Cela produisait justement ce quon pr^tendait
6viter. Au sabbat ^clataient les attractions natu-
relles. Le jeune homme retrouvait \k celle qu'il
connaissait, aimait d'avance, celle dont, a dix ans,
on lappelait le petit mari. II la prefer ait k coup
sAr, et se souvenait peu des empfichements cano-
niques.
Quand on connait bien la famille du moyen
4ge, on ne croit point du tout k ces imputations
declamatoires d'une vaste promiscuity qui etit mel6
una foule. Tout au contraire, on sent que chaque
petit groupe, serre et concentre, est infiniment
loin d admettre I'^tranger.
Le serf, peu jaloux (pour ses proches), mais si
pauvre, si miserable, craint excessivement d*em-
pirer son sort en multipliant des enfants qu'il ne
158 LA SORGI&RE.
pourra nourrir. Le prfitre, le seigneur, voudraient
quon augmentdt leurs serfs, que la femme fdt
toujours enceinte, et les predications les plus
Stranges se faisaient k ce sujet '; parfois des re-
proches sanglants et des menaces. D'autant plus
obstin^e ^tait la prudence de Thomme. La femme,
pauvre creature qui ne pouvait avoir denfants
viables dans de telles conditions, qui n enfantait
que pour pleurer, avait la terreur des grossesses.
Elle ne se hasardait a la fete nocturne que sur
cette expresse assurance qu'on disait, r^pdtait :
« Jamais femme n en revint enceinte *. »
Elles venaient, attirdes k la ffite par le banquet,
la danse, les lumi^res, I'amusement, nuUement
par le plaisir chamel. Les unes n'y trouvaient que
souffrance. Les autres d^testaient la purification
glac6e qui suivait brusquement I'amour pour le
rendre sterile. N'importe. Elles acceptaient tout,
plut6t que d'aggraver leur indigence, de faire un
malheureux, de donner un serf au seigneur.
Forte conjuration, entente tr^s fiddle, qui res-
serrait I'amour dans la famille, excluait I'^tranger.
On ne se fiait qu'aux parents unis dans un mfime
servage, qui, partageant les mdmes charges,
n'avaient garde de les augmenter,
Ainsi, nul entrainement g^n^ral, point de chaos
« Fort rdcemment encore, mon spirituel ami, H. G^nin, avail
recueilli les plus curieux renseignements \h dessus.
* Boguet, Lancre, tous les auteurs sont d^accord sur ce point.
Rude contradiction de Satan, mais tout h fait selon le tgbu da
serf, du paysan , du pauvre . Satan fait germer la moisson, mais
il rend la femme Inf^nde. Beaucoup de bl^ et point d'enfant
l'AMOUR, la MORT. — SATAN S'fiVANODIT. 159
confus du peuple. Tout au contraire, dea groupes
serr^s et exclusifs. "Cest ce qui devait rendre le
sabbat impuissant comma r6 volte. II ne mSlait
nallement la foule. La fiamille, attentive a la st^
rilit^, Tassurait en se concentrant en elle-mfime
dans Tamour des tr6s proches, c'est ^ dire des
int^ressds. Arrangement triste, froid, impur. Les
moments les plus doux en dtaient assombris, souil-
les. H^las! jusqu'a Tamour, tout 6tait misere et
rfivolte.
Cette soci^t^ ^tait cruelle. L'autoritd disait :
« Mariez-vous. » Mais elle rendait cela trds diflS-
cile, et par Texc^s de la misere, et par cette rigueur
insensSe des empSchements canoniques.
L'effet 6tait exactement contraire k la puretd
que Ton pr^chait. Sous apparence chrdtienne, le
patriarchat de TAsie existait seul.
Kaln6 seul se mariait. Les frSres cadets, les
soeurs, travaillaient sous lui et pour lui *. Dans les
fermes isol^es des montagnes du Midi, loin de tout
voisinage et de toute femme, les fr^res vivaient
avec leurs soeurs, qui ^taient leurs servantes et
leur appartenaient en toute chose. Moeurs ana-
logues 4 celles de la Gen^se, aux mariages des
Parsis, aux usages toujours subsistants de cer-
taines tribus pastorales de I'Himalaya.
Ce qui 6tait plus cboquant encore, c'dtait le sort
s Chose tr^s g^n^rale dans Fanciexme France, me disait le savant
et exact K. Monteil.
160 LA S0RG1£RE.
de la mSre. Elle ne mariait pas son fils, ne pou-
vait Tunir k une parente, s'assurer d'une bru qui
etlt eu des ^gards pour elle. Son fils se mariait
(s'il le pouvait) k une fille d'un village ^loign^ ,
souvent hostile, dont I'invasion 6tait terrible, soit
aux enfants du premier lit, soit k la pauvre mere,
que r^trangere faisait souvent chasser. On ne le
croira pas, mais la chose est certaine. Tout au
moins, on la maltraitait : on Moignait du foyer,
de la table.
Une loi Suisse defend d'6ter k la m^re sa place
au coin du feu.
Elle craignait extrSmement que le fils ne se
maridt. Mais son sort ne valait gu^re mieux s'il ne
le faisait point. Elle n'en 6tait pas moins servante
du jeune maitre de maison, qui succddait k tons
les droits du p^re, et meme a celui de la battre,
J'ai vu encore dans le Midi cette impidt^ : le fils
de vingt-cinq ans chdtiait sa mere quand elle
s'enivrait.
Combien plus dans ces temps sauvages ! . . . C'^tait
lui bien plut6t qui revenait des fetes dans I'^tat de
demi-ivresse, sachant tr6s pen ce qu'il faisait.
M6me chambre, m6me lit (car il n'y en avait jamais
deux). Elle n'dtait pas sans avoir peur. II avait vu
ses amis mari^s, et cela Taigrissait. De 1^, des
pleurs, une extreme faiblesse, le plus ddplorable
abandon. L'infortunde, menacde de son seul dieu,
son fils, bris^e de coeur, dans une situation tene-
ment centre nature, d^sesp^rait. Elle tfichait de
L^AMOUR, U taORT. — SAUN s'tVANOUIT. 161
dormir, d'igniMrer. U ai*riyait, sans qiio m l^itn m
Tautre a'en reiidit coiDapte, ce qui arrive aujonr-
d*Jtiui entjore si fr^queiauneiit aux quartiers indi-
gents des graodeis vilies, ou une paiivre personne,
forcj^e Qu eifeajee, battue peutr^tre,, subit tout.
Dompt^e d^s lors, et/malgre ses scrupules, beau^
coup trop resigE^, elle endwrait une miserable
servitude, Houteuse et douloiureus© vie, pleine
d'angoisse, car, d'ann^e en annfie, la distance
d'age aug!M3enJteiit,= les s^pa^ait. La femme de
trente-six ans gardait un fits di3 viugt. Mais a cin-
quante ajo^, h4las! pltis.taj'd eiaeorQ, quadvenait-
il? Du grand sabbat, ou les lointains villages se,
rencontraient, il pouvait ramener T^trangere, la
jeune maitresse, inconnue, dure, sans coeur, sans
pitie, qui lui prendrait son fils, son feu, son lit,
cette maison qu'elle avait faite elle-^meme*
A en croire Lancre et autres , Satan faisait au*
fils un grand merite de. rester fidele a la mere,
tenait ce crime pour.vertu. Si cela est vrai, on peut
supposer que la femme defendait la femme, que la
sorci6re 6tait dans les interfits de la m^re pour la
maintenir au foyer contra la belle-fille, qui VeOit
envoys mendier, le baton a la main.
Lancre pretend encore « qu'il n'y avait bonne
sorciere qui ne naqult de I'amour dje la mere et du
fils. » II en fut ainsi dans la Perse pour la nais-
sance du mage, qui, disait-on, devait provenir de
cet odieux mystere. Ainsi les secrets de magie
restaient fort copicentrcJ^ dans une famille qui se
renouvelait elle-meme.
Par une erreur impie , il3 croyaieiit imiter Tin-
u
169 LA. SORClfeRE. 1'
nocent; mystdre agricole, Mernel cercle y^g^tal,
oil le grain, ressem^ au sillon, fait le grain.
Les unions moins monstrueuses (du frdre et do
la soeur), communes chez les^ Orientaux et les
Grecs , ^taient froides et tr^s peu f^condes. EUes
furent tr^s sagement abandonn6es , et Ton n'y f At
gudre revenu sans Tesprit de r^volte, qui, suscit6
par d'absurdes rigueurs, se jetait follement dans
i'extr^me oppos6.
Des lois contre nature firent ainsi, par la haine,
des moeurs contre nature.
temps dur! temps maudit! et gros de d^ses-
poir! ,
Nous avons disserts. Mais voici.presque I'aube.
Dans un moment, Theure sonne qui met en fuite
les esprits. La sorci^re, k son front, sent s^clier
les lugubres fleurs. Adieu sa royaut^! sa vie peut-
Stre !... Que serait-ce si le jour la trouvait encore?
Que fera-t-elle de Satan? une flamiiie? une
cendre? II ne demande pas mieux. II sait bien, le
rus6, que, pour vivre, renaitre, le seul moyen,
c'est de mourir.
Mourra-tr-il, le puissant ^vocateur des morts qui
^ donna k celles qui pleurent la seule joie d'ici-bas,
I'amour ^vanoui et le rfive ador^? Oh! non, il est
bien str de vivre.
Mourra-t-il , le puissant esprit qui , trouvant la
Creation maudite, la Nature gisante par terre, que
ri^glise avait jet€e de sa robe, comme un nourris-
l'ahour, la Moicr. — SATAN S'^VANOUIT. i63
son sale,.ramassa la Nature et la mit dans son
sein? Cela ne se peut pas. .
Mourra-t-il, lunique mddecin du moyen 4ge, de
TAge. malade, qui le sauva par les poisons, et lui
dit : « Vis done, imbdcik ! »
Comma il est sAr de vivre, le gaillard, il meurt
toutd son aise. II s'escamote, brdle avec dext6rit6
sa belle peau de bouc , s'^vanouit dans la flamme
et dans I'aube.
Mais, elle, ellp qui fit S^tan, qui fit tout, le bien
et le mal, qui favorisa tant de cboses, d'amour, de
devouements, de crimes!... que devient-elle? La
voila seule sur la lande d^serte !
Elle n'est pas, comme on dit, Thorreur de tons.
Beaucoup la b^niront ^ Plus d'un I'a trouv^e belle,
plus d'un vendrait sa part du paradis pour oser
approcher... Mais, autour, il est un abime, on Tad-
mire trop, et on en a tant peur ! de cette toute-
puissante M6d6e, de ses beaux yeux profonds, des
voluptueuses couleuvres de cheveux noirs dont
elle est inond^e.
Seule d jamais. A jamais, sans amour! Qui lui
reste? Rien que TEsprit qui se d^roba tout d.
ITieure.
« Eh bien, mon bon Satan, partons... Car j'ai
bien h4te d'etre Ik bas. L'enfer vaut mieux. Adieu
le monde ! »
Celle qui la premiere fit, joua le terrible drame,
dut survivre tr^s peu. Satan obdissant, avait, tout
« Lancre parte de sorci^res aim^es et ador^es.
164 ' . USORGlitE.
pres, s6ll^ un . gigante^que cheral noir, qui, des
yeux, des naseaux, lancait le feu. — Elley montii
dun bond...
On les suivit des yeux... Les bonnes gens ^pou-
vantds disaient : « Oh! qu'est-ce qu*elle va done
devenir? ;> — En partant, elle lit, du plus terrible
^clat de rire, — et disparut conime une fldcke. -^
On Youdrait bien aavoir, mais on ne saura pas ce
que la pauvre est devenue '.
1 Voir \4 fln de la sorciire de Berkeley dans Guiilaume de Mai-
nvesbury.
•♦j
LIVRE DEUXIEME
14.
I
SORtafiRE DE U DECADENCE. SATAN MULTIPLIE, VtJLGAEISfi '
Le d^licat bijou du Diable, la petite sorci^re
congue de la Messe noire oix la grande a disparu,
elle est venue, elle a fleurij en malice, en grAce de
chat. Celle-ci, toute contraire a I'autre; fine et
oblique d'allure, sournoise, filant doucettement, fai-
sant volontiers le gros dos . Rien de titanique,*a coup
sftr. Loin de 1&, basse de nature. D^s le berceau,
lubrique et toute pleine de mauvaises friandises.
Elle exprimera toute sa vie certain moinent noc-
turne, impur et trouble, ou cei^taine pens^e dont
on etkt eu Horreur te jour, usa des libertfe du
rfive.
Celle qui nait avec ce secret dans ler sang, cette
science instinctive du mal, qui a vu si loin et si
bas, elle ne respectera rien, ni chose ni personne
en 06 monde, ii'aura gui^re de religion. Gu^re pour
Satan lukEudme, car il 6tet encore un- esprit, et
168 hk SORGI&RE.
celle-ci a un goAt unique pour toute chose de ma-
tidre.
Enfant, elle salissait tout. Grandelette, jolie,
elle ^tonne de malpropret^. Par elle, la sorcellerie
sera je ne sais quelle cuisine de je ne sais quelle
chimie. De bonne heure, elle manipule surtout les
choses rdpugnantes, les drogues aujourd'hui, de-
main les intrigues. C'est la son ^Idment, les amours
et les maladies. Elle sera fine entremetteuse, ha-
bile, audacieuse empirique. On lui fera la guerre
pour de pr^tendus meurtres, pour Temploi des
poisons. Elle a peu Knstinct de telles choses,
peu le gotit de la mort. Sans bontd, elle aime la
vie, k gu^rir, prolonger la vie. Elle est dange-
reuse en deux sens : elle vendra des recettes de
st4rilit6, d'^avortement peut-Stte* D'autre part, ef-
fr6n0e /libertine d'imagination , elle aidera voIob-
tiers 4 la chute. des femmesr par ses damn^s breu-
vages , jouira des crimes d'amour.
Oh! que celle-ci diffi^re de I'autreJ C*est un in-
dustriel. L'autre fut Tlmpie, le D^mon; elle fut la
grande R^volte, la femme de Satan, et, on pent
dire, sa m^re. Gar il a grandi d'elle et de sa puis-
sance int^rieure. Mais^ celle-ci est tout au plus la
fiUe du Diable. Elle a de lui deux ohosies , elle est
iinpure, et elle aime d manipuler la. vie. Gest son
lot; elle y est artiste, — ddj^ artiste k vendre, et
nous entrons dans le metier .
On dit qu'elle se perp4tuera par Hnceate dout
elle est n6e. Mais ^lle n'ea a pas be^oin. Sans m&le»
LA SORClfiRB DE LA DECADENCE, ETC. iG9
elle fera d'innombrables petits. En moins de cin-
quanta ans, au d6but du quinzieme si^cle, sons
Charles VI, une contagion immense s etend. Qui-
conque croit avoir quelques secrets, quelques re-
cettes, quiconque croit deviner, quiconque r^ve et
voyage en revant, se dit favori de Satan. Taute
femme lunatique prend pour elle ce grand nom :
Sorcier^.
Nom p^rillauXi nom lucratif, lanc^ par la haine
du peuple, qui, tour a tour, injurie et implore la
puissance inconnue. II n en est pas moins accepts,
revendiqu6 souvent. Aux enfants qui la suivent,
aux femmes qui menacent du poing, lui jettent ce
mot camme une pierre, elle se retourjje, et.dit avec
orgueil ; « C'est vrai ! vous Tavez dit ! »
Le metier devient bon, et les hommes s'en
mfelent. Nouvelle chute pour Tart. La moindre des
sorci^res a cependant encore un peu de la Sibylle.
Ceux-d, sardides charlatans, jongleurs grossiers>
taupiers, tueurs de rats, jetant des sorts aux bfites,
vendant les secrets qu'ils n'ont pas, empuantissent
ce temps de sombre fum^e noire, de peur et de
betise. Satan devient immense, immens^ment mul-
tipUe, Pauvre triomphe. II est ennuyeux, plat. Le
peuple afflue pourtant 4 lui, ne veut guere d'autre
Dieu. C'est lui qui se manque a lui-m&ne.
Le quinziSme siecle, malgr6 deux ou trois
grandes inventions, n'en est pas moins, je crois,
un siecle fatigue, de peu d'idees.
n commence tr6s dignement par le sabbat royal
170 . LA S0RC1£RB.
de Saint -Denis, le bal e&r4n6 et lugubre que
Charles VI fit dans cette abbaye pour renterrement
de Duguesclin, enterre depuis tant d'anndes. Trois
jours, trois nuits, Sodome se roula sur les tombes.
Le fou qui n'etait pas encore idiot, forca tous ces
rois, ses aieux, ces os sees sautant dans leur bi6re,
de partager son bal. Lamort, bon gr^ mal gr6, de-
vint entremetteuse, donna aux volupt^s lin cruel
aiguillon. Lh ^clat^rent les modes immondes de
1 epoque ou les dames, grandies (iu henhin diabo-
lique, faisaient valoir le ventre et semblaient toutes
enceintes (admirable moyen de cacher les gros-
senses) *. Elles y tinrent; cette mode dura quarante
ann^es. L'adblescence, d'autre part, effront^e, les
eclipsait en nudit^s saillantes. La femme avait
Satan au front dans le bonnet <5ornu ; le bachislier,
le page, Tavaient au pied dans la chaussure h fine
pointe de scorpion. Sous masque danimaux, lis
s'offraient hardiment par les bas c6t^s de It bSte.
Le c^lebre enleveur d'enfants, Retz, lui-mSme alors
page, prit la son monstrueux essor. Toutes ces
grandes dames de fiefs, efirdn^es Jdzabels, moins
pudibondes encore que Thomme, ne daignaient se
d^guiser. Elles s'^talaient k face nue. Leur furie
sensuelle, leur folle ostentation de ddbauche, leurs
outrageux defis, furent pour le roi, pour tons, —
pour le sens, la vie, le corps, Tdme, — Tabime et
le gouffre sans fond.
I Mme au sujet le plus mystique, dans une oeuvre d^ g^nie,
VAgneau de Van Eyck (Jean dit de Bruges), toutes 163 Yierges
paraissent enceintes. Cest la grotesque mode du quinzi^me sidcle.
I
I LA SORClfiRE OE LA DECADENCE, ETC. 171
Ce qui en sort, ce sont les vaincus d'Azincourt,
pauvre g^n^ration de seigneurs 6puis6s qui, dans
les miniatures, font grelotter encore k voir sous
un habit perfidement serrd leurs tristes membres
amaigris *.
Je plains fort la sorcidre, qui, au retour de la
grande dame apr^s la fSte du roi, sera sa confi-
dente et son ministre, dont elle exigera Timpos-
sible.
Au chdteau, il est vrai, elle est seule, I'unique
femme, ou k peu prds, dans un monde d'hommes
non mari^s. A en croire les romans, la dame au-'
rait eu plaisir k s'entourer de jolies filles. L'his-
tpire et le bon sens disent justement le contraire.
El^onore n'est pas si sotte que de s'opposer Rosa-
monde. Ces reines et grandes dames, si licen-
cieuses, n'en sont pas moins horriblement jalouses
(exemple, celle que conte Henri Martin, qui fit
mourir sous les outrages des soldats une fillo
qu*admirait son mari). La puissance d'amour de la
dame, repetons-le, tient it ce quelle est seule.
Quelle que soit la figure et TSge, elle est le r6ve
detous. La sorciere a beau jeu delui faire abuser
de sa divinitd, de lui faire faire risee de ce trou-
peau de mdles assotis et dompt^s. Elle lui fait
*■ Get ainaigri8sement de gefis us^s et ^nerv^s me g^te toutes
les splendtdes miniatures de la cour de Bourgogne, du due de.
Berry, etc. Les si^els sont si ddplorables, que nuile execution n'en
peut ^ire d'heureuses CBuvres d'art.
172 LA SORGlfiRE.
oser tout, les traiter comme bStes. Les voili traus-
form^s. lis tombeui a quatre patter, singes flat-
teurs, ours ridicules, ou chiens luhriques, pour-
ceaux avides A suivre Toutrageuse Circe.
Tout cela fait piti^ ! Efle en a la naus^e. Elle
repousse du pied ces b^tes rampantes. C'est im-
monde, pas assez coupable. Elle trouve k son mal
un absurde remede. C'est (lorsque ceux-ci sont si
nuls) d'avoir plus nul encore, de prendre un tout
petit amant. Coxiseil digne de la sorciere. Susciter,
avant Theure, T^tincelle dans I'innocent qui dort
du pur sommeil d'enfance. Voila la laide histoire
du petit Jelian de Saintr^, type des Cberubin, et
autres poup^es misdrables des dges de decadence.
Sous tant d'ornements pddantesques etde mora-
lity sentimentale, la basse cruaut^ du fonds se sent
tres bien. On y tue le fruit dans la fleur. C'est, en
un sens, la ciose qu'on reprochait a la sorciere,
« de manger des enfants. » Tout au moins, on en
boit la vie. Sous forme tendre et maternelle, la
belle dame caressante n'est-elle pas un vampire
pour dpuiser le sang du faible? Le rdsultat de ces
dnormitds, le roman m^me nous le donne. Saintr^,
dit-il, devient un chevalier parfait, mais parfaite-
ment frele et faible, si bien qu il est bravd, ddfid ,
par le butor de paysan abbe, en qui la dame, enfia
mieux avis^e, voit ce qui lui convient le mieux.
Ces vains caprices augmentent le bl£).sement, la
fureur du vide. Circ^, au milieu de ses b^tes,
ennuyde, excddde, voudrait 6tre bfite elle-mdme.
LA SORGIi&RE Dfi lA DECADENCE, ETC. 173
EUe Be sent sauv^e, elle s'enferme. De la tourelle,
elle jette un regard sinistre sur la sombre foret.
Elle se sent captive, et elle a la fureur (Tune louve
qu*on tient a la chalne. — « Vienne k Tinstant la
vieille!... Je la veux. Courez-y. » — Et deux mi-
nutes apr^s : « Quoi! n'est-elle pas dej4 venue? »
La voici. « Ecoute bien... J'ai une envie... (tu le
sais, c'est insurmontable). Ten vie de t'^trangler, de
te Boyer ou de te donner a I'^vfique qui d^j^ te
demande... Tu n'as qu'un moyen d'dchapper, c'est
de me satisfaire une autre envie, — de me changer
en louve. Je m'ennuie trop. Assez rester. Je veux,
au moins la nuit, courir librement la foret. Plus
de sots serviteurs, de chiens qui m'dtourdissent,
de chevaux m:aladroits qui heurtent, 6vitent les
fourr^s .
— « Mais, madame, si Ton vous prenait... —
Insolente... Oh.! tu pdriras... — Du moins, vous
savez bien Thistoire de la dame louve dont on
coupa la patte * . . . Que de regrets j'aurais ! • . . — C'est
' Cetle terrible fantaisie n'dtait pas rare chez ces grandes dames,
nobles captives des chateaux. Elles avaient faim et soif de liberty,
de libertds cruelles. Boguet raconte que , dans les montagnes de
TAuvergne, un chasseur tira , certaine nuit , sur une louve , la
manqua, mais lui coupa la patte. Elle s'enfuit en boitant. Le
chasseur se rendit dans un chateau voisin pour demander Thospi-
talit6 au gentilhomme qui Thabitait. Gelui-ci , en I'apercevant,
8'enqult s'il avait fait bonne chasse. Pour r^pondre h cette ques-
tion, il voulut tirer de sa gibecl^re la patte qu'il venait de couper
& la louve ; mats quelle ne fut point sa surprise , en trouvant, au
lieu d*une patte , une main , et k Fun des doigts un anneau que le
gentilhomme reconnut pour €tre celui de sa femme ! II se rendit
imm^diatement aupres d*elle, et la trouva bless^e et cachant son
avant-bras. Ge bras n'avait plus de main; on y rajusta ce quo
15
174 LA S0RCI£RE.
mon affaire... Je ne t'dcoute |)lus. J'ai Mte, et
j'ai japp^ d4}k... Quel bonheur! chasser seule, au
clair de lune, et seule mordre la biche, rhomme
aussi, s'il en vient ; mordre Tenfant si tendre, et
la femme surtout, oh! la femme, y mettre la
dent!... Je les hais toutes... Pas une autant que
toi... Mais ne recules pas, je ne te mordrai pas;
tu me r^pugnes trop, et, d'ailleurs, tu n'as pas de
sang... Du sang, du sang! c'est ce qu'il faut. »
II n'y a pas a dire non : « Rien de plus ais6, ma-
dame. Ce soir, k neuf heures, vous boirez. Enfer-
mez-vous. Transform^e, pendant qu'on vous croit
\k, vous courrez la forSt. »
Cela se fait, et la dame, au matin, se trouve
exc^d^e, abattue; elle n'en pent plus. EUe doit,
cette nuit, avoir fait trente lieues. Elle a chass^,
elle a tu^ ; elle est pleine de sang. Mais ce sang
vient peut-6tre des ronces oil elle s'est d^chir^e.
Grand orgueil, et p^ril aussi pour celle qui a fait
ce miracle. La dame qui Texigea, cependant, la
recoit fort sombre : « sorci^re, que tu as \k un
epouvantable pouvoir ! Je ne Taurais pas devin^ !
Mais maintenant j'ai peur et jai horreur... Oh!
qu^ bon droit tu es haie! Quel beau jour ce sera,
quand tu seras brtll^e! Je te perdrai quand je vou-
drai. Mes paysans, ce soir, repasseraient sur toi
le chasseur avait rapports, et force fut k la dame d*avoiier que
c*^tait bien elle qui, sous la forme de louve, avail altaqa6 le chas«
seur, et s'^talt sauv^e ensuite en laissant une patle sur le champ
de bataille. Le mari eut la cruaut6 de la livrer k la justice, ct ellc
fut bruise.
LA S0RCI£:RE DE la DfiCADENGE, ETC. 175
leurs faux, sije disais un mot de cette nuit... Va-
t-en, noire, execrable vieille! »
Elle est pr^cipit^e par les grands, ses patrons,
dans d'^tranges aventures. N'ayant que le chateau
qui la garde du pr^tre, la d^fende un peu du btl-
cher, que refusera-t-elle a ses terribles protec-
teurs? Sile baron, revenu des croisades, de Nico-
polls, par exemple, imitateur de la vie turque, la
fait venir, la charge de voler pour lui des enfants ?
.que fera-t-elle? Ces razzias, immenses en pays
grec, ou parfois deux mille pages entraient a la
fois au s^rail , n'^taient nuUement inconnues aux
Chretiens (aux barons d'Angleterre des le douzieme
si^cle, plus-tard aux chevaliers de Rhodes ou
Malte). Le fameux Gilles de Retz, le seul dont on
fit le proces, fut puni non d'avoir enlev6 ses petits
serfs (chose peu rare), mais de les avoir immolds
a Satan. Celle qui les volait, et qui, sans doute,
ignorait leur destin, se trouvait entre deux dan-
gers. D'une part, la fourche et la faux du paysan,
de I'autre, les tortures de la tour qu'un refus lui
aurait values. L'homme de Retz, son terrible Ita-
lien % etlt fort bien pu la piler au mortier.
» Voir mon Hisioire de France, et surtout la savante et exacte
notice de notre si regrettable Armand Gueraud : Notice sur GiUes
de Rais, Nantes, 18S5 (reproduite dans la Biographie bretonne de
U. Levot). — On y voit que les pourvoyeurs de Thorrible charnier
d^enfants ^talent g^n^ralement des hommes. La Meffraye, qui s'en
melait aussi, 6tait-elle sorciifere? On ne le dit pas. M. Gueraud
devait publier le Proces, II est k d^sirer qu*on fasse cette publica-
iiOD, mais sinc^re^ int^grale, non mutil^e. Les manuscrits sont h
176 LA SOnClfiRS.
Detous c6tds, perils et gains. Nidle situation
plus horriblement corpuptrice. Les sorcieres elles-
mdmes ne niaient pas les al)sur(les puissances que
le peuple leur attribuait. EUes avouaient qu'avee
une poupee perc^ d'aiguilles , elles pouvaient
envouter, faire maigrir, faire p6rir qui elles vou-
laient. Elles avouaient qu'avee la mandragore ,
arrach^e du pied du gibet (par la dent d'un chien,
disaient-elles, qui ne manquait pas d'en mourir),
elles pouvaient pervertir la raison, changer les
hommes en b^tes, livrer les femmes ali^n^es et
foUes. Bien plus terrible encore le d^lire furieux
de la Pomme 6pineuse (ou- Datura) qui fait danser
a mortS subir mille hontes, dont on n'ani con-
science, ni souvenir.
De 1^ d'immenses haihes, mais aussi d'extr^mes
terreurs. L'auteur du Marteau des Sorcidres, Spren-
ger raconte avec effroi qu'il vit, par un temps de
neige, toutes les routes 6tant d^foncees, une mise-
rable population, ^perdue de peur, et mal^fici^e
de maux trop r^els, qui couvrait tons les abords
Nantes, h Paris. Mon savant ami, H. Dugast-Hatifeux, m*apprend
quMl en existe une copie plus complete que ces originaux aux
archives de Thouars (provenant des la Tr6mouilIe et des Serrant).
> Pouchel , Solan6es el Botanique ^^n^rale. -— Nyslen , Diction-
naire de m^decine (Edition Lillr^ et Robin), article Datura. Les
voleurs n'emploient que trop ces breuvages. lis en firent prendre
un jour au bourreau d'Aix et k sa femme, qu'ils voulaient d(^pouU-
Icr de leur argent ; ces deux personnes entrerent dans un si strange
d^lire, que pandani toute une nuit lis dans^rent tout nus dans un
cimeU^re.
LA S0RGI£RE DE U DECADENCE, ETC. 177
d'une petite ville d'Allemagne. Jamais, dit-il, vous
ne vltes de si nombreux pelerinages k Notre-Dame
de GrSce ou Notre-Dame des Ermites. Tous ces
gens, par les fondrieres, clochant, se tralnant,
tombant, s'en allaient a la sorci^re, implorer leur
grice du Diable. Quels devaient §tre I'orgueil et
lemportement de la vieille de voir tout ce peuple
a ses pieds ^ !
* Cet orgueil la menait parfois h un f arieux libertinage. De 1^ ce
mot aUeinand : t La sorci^re en son grenier a montrd k sa cama-
rade qainze beaux flls en habit vert, et lui a dit : « Choisis; ils
sont h toi. > — Son triomphe 6tait de changer les rOles, d'infliger
comme ^preuves d'amour les plus choquants outrages aux nobles,
aux grands, qu'elle abrutissait. On sait que les reines, aussi bien
que les rois, les hautes dames (en Italic encore au dernier si^cie,
CoUection Maurepas, XXX, 111), recevaient, tenaient cour au mo-
ment le plus rebutant, et se faisaient servir aux choses les
mains desirables par les personnes favorisdes. De la fantasque
idole, on adorait, on se disputait tout. Pour peu qu*elle fut jeund
et jolie, moqueuse, il n'dtait pas d'^preuve si basse, si choquante
que ses animaux domestiques (le sigisb^ , Tabb^, un page fou) ne
fussent prSts k subir, sur Tid^e sotte qu*un philtre repugnant
avait plus de vertu. Gela di}h est triste pour la nature humaine.
Hais que direde cette chose prodigieuse que la sorciere, ni grande
dame, ni lolie, ni jeune, pauvre , et peut-6tr^ une serve, en sales
haillons, par sa malice seute, je ne sals quelle furie4iberline, une
perflde fascination , h^b^t^t , d^grad^t h ce point les plus graves
personnages? Des moines d'un convent du Rhin, de ces fiers con-
vents germaniques ou I'on n'entrait qu'avec quatre cents ans de
noblesse , flrent h Sprenger ce triste aveu : • Nous Tavons vue
ensorceler trois de nos abbds tour h tour, tuer le quatri^me, disant
avec eCTronterie : • Je I'ai fait et le ferai, et ils ne pourront se tirer
c de 1^, parce qu'ils ont mangd^ etc. • (Comederunt meam..., etc.
Sprenger, MaUeui maleftearum, quoBStio, YII, p. 81.) Le pis pour
Sprenger, ct ce qui fait son desespoir , c'est qu'elle est tenement
prot^g^e, sans doute par ces fous, qu'il n'a pu la bruler. • Fateor
quia nobis non aderat ulciscendi aut inquirendi super eaop facul-
tas ; ideo aihuc superetA. •
11
LE MARTEAU DES SORCIliRES
Les sorcieres prenaient peu de peine pour cacher
leur jeu. EUes s'en vantaient plut6t, et c est de leur
bouche mSme que Sprenger a recueilli une grande
partie des histoires qui ornent son manuel. C est
un livre pedantesque, calqu6 ridiculement sur les
divisions et subdivisions usit^es par les Thomistes,
mais naif, tres convaincu, d'un homme vraiment
eflEray^, qui, dans ce duel terrible entre Dieu et le
Diable ou Dieu permet gen^ralement que le Diable
ait Tavantage, ne voit de remede qu'a poursuivre
celui-ci la flamme en main, brtllant au plus vite
les corps ou il 6\it domicile.
Sprenger n a eu que le m^rite de faire un livre
plus complet, qui couronne'un vaste systdme,
toute une litt^rature. Aux anciens penitentiaires,
aux manuels des confesseurs pour Tinquisitioii des
LE MARTEAU DES S0RGI£RES. 179
pdcMs, succdddrent les directma pour Tinquisi-
tion de ITi^r^sie, qui est le plus grand p^ch^. Mais
pour la plus grande h^r^sie, qui est la sorcellerie,
on fit des directoria ou manuels sp^ciaux, des Mar-
teaux pour les sorcieres. Ces manuels, constam-
ment enrichis par le z61e des dominicains, ont
atteint leur perfection dans le Malleus de Sprenger,
livre qui le guida lui-mfime dans sa grande mis-
Kiou d'Allemagne et resta pour un si^cle le guide
eila lumi^re des tribunaux d'inquisition.
Comment Sprenger fut-il conduit k ^tudier ces
matieres? II raconte qu'^tant a Rome, au r^fectoire
ou les moines hdbergeaient des pelerins, il en vit
deux de Boh^me; Tun jeune prdtre, Tautre son
pftre. Le p^re soupirait et priait pour le succ^s de
son voyage. Sprenger, ^mu de charity, lui de-
mande d'ou vient son chagrin. C'est que son fils
est possddd; avec grande peine et d^pense, il
Tamene a Rome, au tombeau des saints. « Ce fils,
ou est-il! dit le moine. — A c6t^ de vous. A cette
r^ponse, j'eus peur, et^e reculai. J'envisageai le
jeune prStre et fus dtonn^ de le voir manger d'un
air tres modeste et r^pondre avec douceur. II
m*apprit qu'ayant parl6 un peu durement k une
vieille, elle lui avait jete un sort; ce sort 6tait sous
un arbre. Sous lequel? la sorci^re s'obstinait k ne
pas le dire. » Sprenger, toujours par charity, se
mit a mener le poss^d^ d'^glise en 6glise et de
relique en relique. A chaque station, exorcisme^
180 u sorci£:re.
fureur, cris, contorsions, baragouinage en totate
langue et force gambades. Tout cela dfevant le
peuple, qui les suivait, admirait, frissonnait. Les
diables, si communs en AUemagne, etaient plus
rares en Italie. En quelques jours, Rome ne par-
lait d'autre chose. Gette affaire, qui fit grand bruit,
recommanda sans nul doute le dominicain h Tat-
tention. II 6tudia, compila tons les Ma/Zei et autres
manuels manuscrits, et devint de premiere force
en procedure d^moniaque. Son Malleus dut &tve
fait dans les vingt ans qui s^parent cette aventure
de la grande mission donn^e k Sprenger par le
pape Innocent VIII, en 1484.
II 6tait bien n^cessaire de choisir un homme
adroit pour cette mission d'Allemagne, un homme
d'esprit, d'habilet^, qui vainqult la repugnance des
loyaut^s germaniques au ten^breux systeme qu'il
s'agissaitd'introduire. Romeavait eu aux Pays-Bas
un rude ^chec qui y mit llnquisition en honneur
et, par suite, lui ferma la France (Toulouse seule,
comme ancien pays albigeois, y subit flnquisi-
tion). Vers lannde 1460, un p^nitencier de Rome,
devenu doyen d'Arras, imagina de frapper un coup
de terreur sur les chambres de rhetorique (ou reu-
nions litteraires) , qui commencaient k discutei
des matieres reUgieuses. II brtlla comme sorcier
un de ces rhetorieiens et, avec lui, des bourgeois
riches, des chevaliers m6me. La noblesse, ainsi
touch^e, sirrita; la voix publique s'eieva avec
violence. Llnquisition fut cpnspude, inaudit^.
LE HARTEAO DBS S0RCI£RES. 181
surtout en France. Le parlement de Paris lui
ferma rudement la porte, et Rome, par sa mala"
dresse, perdit cette occasion d'introduire dans tout
le Nora cette domination de terreur.
Le moment semblait mieux choisi vers 1484.
L'Inquisition, qui ayait pris en Espagne des pro-
portions si terribles et dominait la royaut^, sem-
blait alors devenue une institution conqu^rante,
qui dftt marcher d'elle-mfime, p^n^trer partout et
envahir tout. Elle trouvait, il est vrai, un obstacle
en Allemagne, la jalouse opposition des princes
eccldsiastiques, qui, ayant leurs tribunaux, leur
inquisition personnelle, ne s'6taient jamais prates
4 recevoir celle de Rome. Mais la situation de ces
princes, les tr^s grandes inquietudes que leur don-
naient les mouvements populaires, les rendaient
plus maniables. Tout le Rhin et la Souabe, TOrient
m^me vers Saltzbaurg, semblaient min^s en des-
sous. De moment en moment 6clataient des r^-
voltes de paysans. On aurait dit un immense
Yolcan souterrain, un invisible lac de feu, qui, de
place en place, se fdt t6v616 par des jets de flamme.
L'Inquisition 6trangere, plus redoutde que Talle-
mande, arrivait ici h merveille pour terroriser le
pays, briser les esprits rebeUes, brtllant comme
Borciers aujourd'bui ceux qui, peut-Stre domain, /
auraient 6t6 insurg6s. Excellente arme populaire
pour dompter le peuple, admirable d^rivatif. On
allait d^tourner Torage cette fois sur les sorciers,
comme en 1349 et dans tant d'autres occasions,
on Tavait lanc6 sur les juifs.
Seolement 11 faJHait un homme. Uinquisiteur
182 U SORCI&RE.
qiii, le premier, deyant les cours jalouses de
Majence et de Cologne, devant le peuple moqueur
de Francfort ou de Strasbourg, allait dresser son
tribunal, devait etre un bomme d'esprit. II fallait
que sa dext^rit^ personnelle balancdt, fit quelque-
fois oublier Todieux de son ministere- Rome, du
reste, s'est piqu^e toujours de cboisir tres bien les
hommes. Peu soucieuse des questions, beaucoup
des personnes, elle a cru, non sans raison, que le
succds des affaires d^pendait du caractere tout spe-
cial des agents envoyis dans cbaque pays. Sprenger
^tait-il bien Thomme? D'abord, il ^tait Allemand,
dominicain, soutenu d'avance par cet ordre re-
douts, par tons ses convents, ses 6coles. Un digne
fils des dcoles 6tait necessaire, un bon scolastique,
un homme ferr6 sur la Somme, ferme sur son
saint Thomas, pouvant toujours donner des textes.
Sprenger 6tait tout cela. Mais, de plus, c'^tait un
sot.
« On dit, on ^crit souvent que dia-bolus vient de
dia, deux, et boltis, bol ou pilule, parce qu'aralant
k la fois et TAme et le corps, des deux choses il ne
fait qu'une pilule, un mSme morceau. Mais (dit-il,
continuant avec la gravity de Sganarelle), selon
Tdtymologie grecque, diaholm signifie clausus
ergastulo; ou bien, defluens (Teufel?) c'est k dire
tombant, parce qu'il est tomb6 du ciel. »
D'ou vient mal^fice? « De maleficiendo ^ qui si-
gnifie maU de fide sentiendo, » Etrange ^tymologie,
mais d'une port^e trds grande. Si le maUfice est
LE HARTEAU DES SORGI&RES. 183
assimil^ aux mauvaises opinions, tout sorcier est
un hdr^tique , et tout douteur est un sorcier. On
peut bruler comme sorciers tous ceux qui pense-
raient mal. C'est ce qu'on avait fait a Arras, et ce
qu'on voulait peu a peu ^tablir partout.
Voili rincontestable et solide mdrite de Spren-
ger. II est sot, mais intr^pide; il pose hardiment
les theses les moins accep tables. Un autre essay e-
rait d'^luder, d'att^nuer, d'amoindrir les objec-
tions. Lui, non. D6s la premiere page, 11 montre
de face , expose une k une les raisons naturelles ,
6videntes, qu'on a de ne pas croire aux miracles
diaboliques. Puis il ajoute froidement : Autant der-
reurs heretiques. Et sans r^futer les raisons, il
copie les textes contraires , saint Thomas , Bible ,
legendes canonistes et glossateurs. II vous montre
d abord le bon sens , puis le pulverise par I'auto-
Satisfait, 11 se rasseoit, serein, vainqueur; 11
semble dire : Eh bien ! maintenant, qu'en dites-
vous? Seriez-vous bien assez os^ pour user de votre
raison?... AUez done douter, par exemple, que le
Diable ne s'amuse a se mettre entre les 6poux,
lorsque tous les jours TEglise et les canonistes
admettent ce motif de separation !
Cela, certes, est sans rdplique. Personne ne souf-
flera. Sprenger, en tfite de ce manuel des juges,
declarant le moindre doute hevetique^ le juge est
11^; il sent qu'il ne doit pas broncher; que, si mal-
beureusement 11 avait quelque tentation de doute
t84 LA SORGI^RE.
ou d'humanit^ , il lui faudrait commencer par se
condamner et se brtiler lui-m6me.
C'est partout la mfime m^thode, Le bon seas
d'abord; puis de front, de face et sans precau-
tion, la negation du bon sens. Quelqu'un, par
exemple, serait tente de dire que, puisque Ta
mour est dans 1 ame, il n'est pas bien n^cessaire
de supposer qu'il y faut Taction myst^rieuse du
Diable. Cela n'est-il pas sp6cieux? « Non pas,
dit Sprenger, distinguo. Celui qui fend le bois
n est pas cause de la combustion ; il est seulement
cause indirecte. Le fendeur de bois, c'est Tamour
(voir Denis TAr^opagite, Origene, Jean Dama-
scene). Done I'amour n'est que la cause indirecte
de Tamour. »
Voila oe que c'est que d'^tudier. Ce n'est pas une
faible ^cole qui pouvait produire un tel homme.
Cologne seule, Louvain, Paris, avaient les ma-
chines propres k mouler le cerveau bumain. L'dcole
de Paris 6tait forte ; pour le latin de cuisine, qu op-
poser au Janotus de Gargantua? Mais plus forte
etait Cologne, glorieuse reine des ten^bres qui a
donne a Hutten le type des Obscuri viri, des obscu-
rantins et ignorantins, race si prosp6re et si {6-
conde.
Ce solide scolastique, plein de mots, vide de'
sens, ennemi jurd de la nature, autant que de la
raison , si^ge avec une foi superbe dans ses livres
et dans sa robe, dans sa crasse et sa poussi^re. Sur
la table de son tribunal, il a la Somme d'un cdt^,
LE MAHTEA^ dM ^MCI^RES. m
de Tautre le Direct oriunt. II n'en sort pas. A tout
le reste il sourit, Ce h'^st pas k un homme comme
lui qu'on eh fait accroire, ce n est pas lui qui don-
uera dans Tastrologie ou dans Talchiinie, sottises
pas encore assez sottes , qui meneraient 4 I'obser-
yation. Que dis-je? Sprenger est esprit fort, il
doute d^s vieilles recettes. Quoique Albert le Grand
assure que la sauge dans une fontaine sufflt pour
faire un grand orage, il secoue la t^te. La sauge?
a d'autres! je vous prie. Pour peu qu'on ait d ex-
perience, on reconnait ici la ruse de Celui qui vou-
drait faire perdre sa piste et donner le change,
lastucieux Prince de Fair; matis il y aura du
mal, il a afl^ire k un docteur plus malin que le
Malin.
J'aurais voulu voir en face ce type admirable du
juge et les gens qu'on lui amenait. Des creatures
que Dieu prendrait dans deux globes differents ne
seraient pas plus opposees, plus ^trang^res Tune k
lautre, plus depourvues de langue commune. La
vieille , squelette ddguenille k Toeil flamboyant de
malice, trois fois reciiite au feu d'enfer ; le sinistre
solitaire, berger de la for^t' Noire, ou des hauts
deserts des Alpes : voila les sauvages qu'on pr6-
sente a I'oeil terne du savantasse, au jugement du
scolastique.
lis ne le feront pas, du reste, suer longtemps en
son lit de justice. Sans torture, ils diront tout. La
torture viendra , mais aprds , pour complement et
ornement du proc^s-verbal. Ils expliquent et con-
tent par ordre tout ce qu'ils ont fait. Le Diable est
I'intime ami du berger, et il couche avec la sor-
16
186 . LASORGTlfeRE. .
ciere. Eileen sourit, elle en triomphe. Ellejouit
visiblement de la terreur de Tassembl^e.
Voila une vieille bien foUe ; le berger ne Test pas
moins. Sots? Ni Tun ni I'autre. Loin de la, ils sont
affln^s, subtils, entendent pougser Therbe et voient
k travers les murs. Ce qulls voient le mieux encore,
ce sont les monumentales oreilles d'dne qui ombra-
gent le bonnet du docteur. Cest surtout la peur
qu il a d'eux. Caril a beau faire le brave, il tremble.
Lui-mfime avoue que le prfitre, s'il n'y prend garde,
en conjurant le d^mon, le decide parfois k changer
de gite , a passer dans le prfitre mfime , trouvant
plus flatteur de loger dans un corps consacr^ k
Dieu. Qui sait si ces simples diables de bergers et
de sorcieres n'auraient pas I'ambition d'habiter un
inquisiteur? II n'est nullement rassurd, lorsque, de
sa plus grosse voix, il dit k la vieille : « Sll est si
puissant, ton maitre, comment ne sens-je point ses
atteintes? » — « Et je ne les sentais que trop, dit
le pauvre homme dans son livre. Quand j'6tais k
Ratisbonne, que de fois il venait frapper aux car-
reaux de ma fenetre ! Que de fois il enfoncait des
^pingles k mon bonnet ! Puis c'^taient cent visions,
des chiens, des singes, etc. »
La plus grande joieduDiable, ce grand logicien,
c'est de pousser au docteur, par la voix de la fausse
vieille, des arguments embarrassants, d'insidieuses
questions, auxquels il n'^chappe guere qu'en fei-
sant comme ce poisson qui s'enfuit en troublant
LB MARTEAU DBS SORClfiRES. 187
I'eau et la noircissant comme Tencre. Par exemple :
« Le Diable n'agit qu'autant que Dieu le permet.
Pourquoi punir ses instruments? » — Ou bien :
«4 Nous ne sommes pas libres. Dieu permet, comme.
pour Job, que le Diable nous tente et nous pousse,
nous violente. avec des coups... Doit-on punir qui
n'est pas libre? » — Sprenger s'en tire en disant :
« Vous etes des etres libres (ici force textes). Vous
n'6tes serfs que de votre pacte avec le Malin. » —
A quoi la reponse serait trop facile : « Si Dieu
permet au Malin de nous tenter de faire un pacte,
il rend ce pacte possible, etc. »
« Je suis bien bpn, dit-il, decouterces gens-14!
Sot qui dispute avec le Diable. » — Tout le peuple
dit comme lui. Tons applaudissent au proces; tons
sont 6mus, fr^missants, impatients de Tex^cution.
De pendus, on en voit assez. Mais le sorcier et la
sorciere, ce sera une curieuse f^te de voir comment
ces deux fagots petilleront dans la flamme.
Le juge a le peuple pour lui. II n'est pas embar-
rasse. Avec le Directorium , il suffirait de trois td-
moins. Comment n'a-t-on pas trois tdmoins, surtout
pour t^moigner le faux? Dans toute ville m^di-
sante, dans tout village envieux, plein de haines
de voisins, les temoins abondent. Au reste, le
Directorium est un livre surannd, vieux d'un sidcle.
Au quinzi^me , sidcle de lumi^re , tout est perfec-
tionn^. Si Ton n'a pas de temoins, il suffit de la
voix publique, du cri g^n^ral *.
Faastin H^lie, dans son savant et hxmineixL Traits de ViMtruc^
IW LA SQROll^RE.
Cri sincere , ori de la peur , cri lamentable des
victimes, des pauvres ensorcel^s. Sprenger en est
fort touche. Ne croyez pas que ce soit de ces bco-
lastiques insensibles, hommes de seche abstrac-
tion. II a un coeur. C est justement pour cela quil
tue si facilement. II est pitoyable, plein de cha-
rite. II a pitid de cette femme eploree, naguere
enceinte , dont la sorciere 6touffa lenfant d un re-
gard. II a piti6 du pauvre homme dont elle a fait
gr^ler le cbamp. II a piti6 du mari qui, n'etant
nullement sorcier, voit bien que sa femme est sor-
ciere, etlatraine, lacorde au cdu, a Sprenger,
qui la fait bruler.
Avec un homme cruel, on s'en tirerait peut-etre ;
mais, avec ce bon Sprenger , il n'y a rien k esp^
rer. Trop forte est son hum^nit^ ; on est brtile sans
remede, ou bien il faut bien de Tadresse, une
grande presence d'esprit. Un jour, on lui porte
plainte de la part de trois bonnes dames de Stras-
bourg qui, au m^m.e jour, a la meme heure, ont
dte frappees <le coups invisibles. Comment? Elles
ne peuvent accuser quun homme de mauvaise
mine qui leur aura jet6 un sort. Mande devant Tin-
quisiteur, Thomme proteste, jure par tous les
saints qu'il ne connalt point cea dames, qu'il ne
les a jamais vues. Le juge ne veut point le croire.
tion orimineUe (t. I, 398), a parfaitement expliqu€ commeat Inno-
cent III, vers 1200, supprime les garanties de V Accusation, Jusque
Ih n^cessaires (surtout la peine de la calomnie que pouvait encourir
Taccusateur). On y subslilue les procedures l^n^breuses, la Dinon-
ciationy Vlruiuisition. Voir dans Soldan la l^g^ret^ terrible des der-
ai^Q^ j^uo^d^i^. Ojx v^jpsa le sang comme Teai^.
I
LB MARTEAU DBS S0BGI£RES. 189
Pieors, serments, rien ne servait. Sa grande piti^
pour les dames le rendait inexorable, indign^des
denegations. Et dej^ il se levait. L'homme allait
6tre torturd, et la il eflt avou^, comme faisaient les
plus innocents. II obtient de parler et dit : <» J'ai
memoire, en effet, qu'hier, a cette heure, j'ai
battu... qui? non des creatures baptis^es, mais
trois chattes qui furieusement sent venues pour
me mordre aux jambes. . . » -r- Le juge, en homme
penetrant, vitalorstouteraffaire; le pauvre homme
^tait innocent ; les dames etaient certainement a
tels jours transform^es en chattes., et le Malin
s'amusait a les jeter aux jambes des Chretiens
pour perdre oeux-ci et les faire passer pour sot-
ciers.
Avee un juge moins habile, on n'eAt pas devin6
ceci. Mais on ne pouvait toujours avoir un tel
homme. II ^tait bien n^cessaire que, toujours sur
la table de I'Inquisition , il y eut un bon guide-ane
qui r6velat au jiige, simple et pen experiments, les
ruses du vieil Ennemi, Ids moyens de les dejouer,
la tactique habile et profonde dont le grand Spren-
ger avait si heureusement fait usage dans ses cam-
pagnes du Rhin. Dans cette vue, le MaUeas, qu'on
devait porter dans la poche , fut imprimS gSnSra-
lement dans un format rare alors, le petit-18. II
n etit pas 6t6 seant qu a Taudience, embarrasse, le
juge ouvrit sur la table un in-folio. II pouvait, sans
aifectation, regarder du coin de Toeil, et sous la
table, fouiller son manuel de sottise.
16.
190 LA SORClfiRE.
Le MaUeuSy comme tous les livres de ce genre,
contient un singulier ayeu, c'est que le Diable
gagne du terrain , c'est a dire que Dieu en perd ;
que le genre humain , sauT^ par Jdsus, devient la
conqu^te du Diable. Celui-ci, trop visiblement,
ayance de l^gende en l^gende. Que de chemin il a
fait depuis les temps de TEvangile, ou il 6tait trop
heureux de se loger dans des pourceaux, jusqua
r^poque de Dante, ou, th^ologien et juriste, il ar-
gumente avec les saints, plaide, et, pour conclu-
sion dun syllogisme vainqueur, emportant I'&me
disput^e, dit avec un rire triomphant : « Tu ne
savais pas que j'^tais logicien ! »
Aux premiers temps du moyen &ge, il attend
encore Tagonie pour prendre Y&me et Temporter.
Sainte Hildegarde (vers 1100) croit « qu'ilnepeut
pas entrer dans le corps d^un hamme vivant^ autre-
ment les membres se disperseraient; c'est Tombre
et la fum^e du Diable qui j entrent seulement. »
Cette derniere lueur de bon sens disparait au dou-
sidine siecle. Au treizidme, nous voyons un prieur
qui craint tellement d'etre pris vivant, qu il se fait
garder jour et nuit par deux cents hommes arm^s.
lA commence une ^poque de terreurs crois-
santes, ou Thomme se fie de moins en moins 4 la
protection divine. Le D^mon n est plus un esprit
furtif , un voleur de nuit qui se glisse dans les t^
nebres; cest Imtr^pide adversaire. raudadeui
smge de Dieu, qui, sous son soleil, en plein jour,
contrefait sa creation. Qui dit cela? La l^def
XSon, mais les plus grands docteurs. Le Diable
transforme tous les etres, dit Albert le Grand.
LE MARTEAU DCS SORCltlRES. m
Samt Thomas va bien plus loin. « Tous les chan-
gements , dit-il, qui peuvent se f aire de nature et
par les germes , le Diable peut les imiter. » Eton-
nante concession, qui, dans una bouche si grave,
ne va pas a moins qu A constituer un Crdateur en
face du Cr6ateur ! « Mais pour ce qui peut se faire
sans germer, ajoute-t-il, une metamorphose
dliomme en b^te, la resurrection d'un mort, le
Diable ne peut les faire. » Voila la part de Dieu
petite. En propre, il n'a que le miracle. Taction
rare et singuli^re. Mais le miracle quotidien , la
vie, elle n'est plus a lui seul : le Demon, son imi-
tateur, partage avec lui la nature.
Pour rhomme, dont les faibles yeux ne font pas
difference de la nature cr66e de Dieu A la nature
creee du Diable, voil^ le monde partage. Une ter-
rible incertitude planera sur toute chose. L'inno-
cence de la nature est perdue. La source pure , la
blanche fleur, le petit oiseau, sont-ils bien de Dieu,
oil de perfides imitations, des pieges tendus k
rhomme?... Arridre! tout devient suspect. Des
deux creations, la bonne, comme I'autre en suspi-
cion, est obscurcie et envahie. L'ombre du Diable
voile le jour, elle s'etend sur toute vie. A juger par
Tapparence et par les terreurs humaines, il ne
partage pas le monde, il Ta usurpe tout entier.
Les choses en sont 1^ au temps de Sprenger.
Son livre est plein des aveux les plus tristes sur
rimpuissance de Dieu. Ilpermet, dit-il, quil en soit
ainsi. Permettre une illusion si complete, laisser
croire que le Diable est tout, Dieu rien, c'est plus
198 U SORGlfiRE.
que permettre, cest d^ider la damnation d*un
monde d'dmes infortun^es que rien ne defend con-
tra cetta erreur. NuUe pri^ra, nulla penitence, nul
pelerinage ne auffit; non pas m6me (il en fait
Taveu) la sacrament de Tautel. Etrange mortifica-
tion ! Des nonnes , bien confesses , Yhostie dans la
bouche, avouent qu'4 ce moment m^me elles res-
sentent rinfernal amant, qui, sans vergogne ni
peur , las trouble et ne Idche pas prise. Et , pres-
s6es de questions, elles ajoUt^nt, en pleurant,
qu 11 a le corps, parce qu'il a r&rw.
Les anciens Manich^ens, les modernes Albi-
geois , furent accuses d'avoir cru 6 la puis^sance du
Mai qui luttait 4 c6t6 du Bien , at fait la Diablo
6gal da Diau. Mais ici il est plus qu dgal. Si Dieu,
dans rhostie , ne fait rien , le Diable paralt sup6-
riaur.
Je ne m'^tonne pas du spectacle strange qu'offre
alors le monde. L'Espagne, avec une sombre fu-
reur, rAUamagne, avec la colore eflfray^eet p^dan-
tesque dont temoigne le Malleus, poursuivent Im-
solant yainquaur dans las mis6rablas ou il 6lit
domicile ; on brtile, on detruit las logis vivants ou
il s'^tait 6tabli. Le trouvant trop fort dans Tdme ,
on veut le chasser das corps. Aquoi bon? Brtllez
cette viaille, il s'^tablit chezlavoisine; quedis-ja?
ii se saisit parfois (si nous en croyons Sprenger)
du prdtre qui Texorcise, triomphant dans son juge
mdme,
Le9 dominicains, ai^x expedients, cQnseillaient
LE MARTEAU DES SORGlfiRES. 193
pourtant d'essayer rintercession de la Vierge , la
repetition continuelle de VAve Maria. Toutefois
Sprenger avoue que ce remede est dphdm^re. On
peut 6tre pris entre deux Ave. De la Tinvention du
Rosaire, le chapelet des Ave par lequel on peut
sans attention marmotter indefiniment pendant
que lesprit est ailleurs. Des populations enti^res
adoptent ce premier essai de Tart par lequel Loyola
essayera de mener le monde, et dont ses Exercitia
sont ringenieux rudiment.
Tout ceci semble contredire ce que nous avons
dit au chapitre precedent sur la decadence de la
sorcellerie. • Le Diable est maintenant populaire
et present partout. II semble avoir vaincu. Mais
proflte-t-il de la victoire? Gagne-t-il en substance?
Qui, sous Taspect nouveau de la Rdvolte scienti-
fique qui va nous faire Ja lumineuse Renaissance.
Nod, sous I'aspect ancien de I'Esprit ten^breux do
la sorcellerie. Ses legendes, au seizi^me siecle,
plus nombreuses, plus repandues que jamais, tour-
nent volontiers au grotesque On tremble, et ce-
pendapt on rit * .
^ Y. mes. Mdmoires de Luther, pour Ics Kilcrops, etQ.
Ill
CENT ANS DE TOLfiRANGE EN FRANCE - RfiACllON
L'Eglise donnait au juge et a I'accusateur la
confiscation des sorciers. Partout ou le droit
canonique reste fort, les proems de sorcellerie se
multiplient, enrichissent le clerge. Partout ot les
tribunaux laiques revendiquent ces affaires, ellcs
deviennent rares et disparaissent, du moins pour
cent ann^es chez nous, 1450-1550.
Un premier coup de lumiere se fait dej^ au mi-
lieu du quinzi^me siecle, et il part de la France.
L'examen du proems de Jeanne d'Arc par le Par-
lement, sa rehabilitation, font rdfldchir sur le
commerce des esprits, bons ou mauvais, sur les
erreurs des tribunaux eccl^siastiques. Sorciere
pour les Anglais, pour les plus grands docteurs
du Concile de Bdle, elle est pour les Frangais une
sainte, une sibylle. Sa rehabilitation inaugure
GENT ANS DE TOLfiRANCE EN FRANCE. 495
chez nous une dre de tolerance. Le Parlement de
Paris r^habilite aussi les pr^tendus Vaudois d'Ar-
ras. En 1498, il renvoie comme fou un sorcier
quon lui pr^sente. NuUe condamnation sous
Charles VIII, Louis XII, Frangois P'.
Tout au contraire, TEspagne, sous la pieuse
Isabelle (1506), sous le cardinal Xim6n6s, com-
mence k briiler les sorci^res. Geneve, alors sous
son 6v6que (1515), en brAla cinq cents en trois
mois. L'empereur Charles-Quint, dans ses consti-
tutions allemandes , veut en vain 6tablir que « la
sorcellerie, causant dommage aux biens et aux
personnes, est une affaire civile (non. eccl^sias-
tique). » En vain il supprime la confiscation (sauf le
cas de 16se-majest6). Les petits princes-6v6ques,
dont la sorcellerie fait un des meilleurs revenus,
continuent de brtiler etf furieux. L'imperceptible
6v6chd de Bamberg, en un moment, brtile six cents
personnes, et celui de Wurtzbourg neuf cents ! Le
proc^d^ est simple. Employer tout d'abord la tor-
ture contre les t^moins, cr6er des t^moins A charge
par la douleur, leffroi. Tirer de I'accus^, par Tex-
c6s des souffrances, un aveu, et croire cet aveu
contre T^vidence des faits. Exemple. Une sorcier e
avoue avoir tir6 du cimeti^re le corps d'un enfant
mort r^cemment, pour user de ce corps dans ses
compositions magiques. Son mari dit : « Allez au
cimeti^re. L'enfant y est. » On le ddterre, on le
retrouve justement dans sa bi^re. Mais le juge
decide, contre le tdmoignage de ses yeux, que
196 IASORQli»Bi
c'edt une apparence, une illusion du diable. II pr(S-
fere I'aveu de la femme au fait lui-m6me. Elle est
bruise ^
Les ohoses alldrent si loin chez ces bons princes-
dvSques, que plus tard Tempereur le plus bigot qui
fut jamais, Tempereur de la guerre de Trente Ans,
Ferdinand II, est oblige d'intervenir, d'^tablir k
Bamberg un commissaire imperial pour qu*on
suive le droit de TEmpire, et que le juge Episcopal
ne commence pas ces proems par la torture qui les
trancbait d'ayance, menait droit au billcher.
On prenait les sofcieres fort ais^ment par leurs
aveux, et parfois sans tortures. Beaucoup dtaient
de demi-foUes. Elles avouaient se transformer en
bdtes. Souvent les Italiennes se faisaient chattes,
et, glissant sous les ported, su^aient, disaient-elles,
le sang des enfants. Au pays des grandes forMs,
en Lorraine et au Jura, les femmes volontiers
devenaient louves, devoraient les passants, k les
en croire (mfime quand il ne passait personne).
On les brtllait. Des filles assuraient s'dtre livr^es
au diable, et on les trouvait yierges encore. On les
brtllait. Plusieurs semblaient avoir hdte, besoin
d'toe brGl^es. Parfois folic, fureur. Et parfois
d^sespoir. Une Anglaise, men^e au btlcher, dit au
peuple : « N'accusez mes juges. J'ai voulu me
> Toir Soidao pour ce fait et pour tout ce qui regarde TAIId'
magne.
CENT ANS DE TOLERANCE EN FRANCE. 191
<
perdre moi-meme. Mes parents s*^talent ^loign^s
avec horreur. Mon mari m'avait reni^e. Je ne se-
rais rentr^e dans la vie que d^shonor^e... J*ai
voulu mourir... J'ai menti. »
Le premier mot expr^s de tolerance, centre le
sot Sprenger, son aflfreux Manuel et ses domini-
cains, fut dit par un l%iste de Constance, Molitor.
II dit cette chose de bon sens, qu'on nfe pouvait
prendre au s^rieux les aveux des sorcidres, puis-
qu'en elles, celui qui parlait, c'^tait justement le
p6re du mensonge. II se moqua des miracles du
diable, soutint qu'ils ^taient illusoires. Indirecte-
ment les rieurs, Hutten, Erasme, dans les satires
qu'ils firent des idiots dominicains, port^rent un
coup violent k Tlnquisition. Cardan dit sans de-
tour : « Pour avoir la confiscation, les mfimes accu-
saient, coiidamnaient, et a Tappui inventaient mille
histoires. »
L*ap6tre de la tolerance, CMtillon, qui soutint,
contre les catholiques et les protestants A la fois,
qtfon ne devait point brAler les h^r^tiques, sans
parler des sorciers, mit les esprits dans une meil-
leure direction. Agrippa, Lavatier, Wyer surtout,
nUustre m^decin de Cleves, dirent justement que,
si ces mis^rables sorci^res sont le jouet du Diable,
il faut s'en prendre au Diable plus qu'd elles, les
guerir et non les brfiler. Quelques m^decins de
Paris poussent bientdt Tincredulite jusqu'4 pr6-
tendre que les poss^dees, les sorcidres, ne sont
17
19S U SORGIl&RE.
que des foutbes^^ C'^tait aller trop loin. La plu-
part ^taient des malades sous Tempire d'une illu-
sion.
Le sombre rdgne d'Henri II et de Diane de Poi-
tiers finit les temps de tolerance. On brAle, sous
Diane, les hdr^tiques et les sorciers. Catherine de
M^dicis, au contraire, entour^e d'astrologues et
de magiciens, etlt voulu protdger ceux-ci. lis mul-
tipliaient fort. Le sorcier Trois-Echelles, jug^ sous
Charles IX, les compte par cent mille et dit que la
France est sorci^re.
Agrippaet d'autres soutiennentque toute science
est dans la Magie. Magie blanche, il est vrai. Mais
la terreur des sots, la fureur fanatique, en font
fort peu de difference. Centre Wyer, centre les
vrais savants, la lumi^re et la tolerance, une vio-
lente reaction de t^nebres se fait d'ou on Yett at-
tendu le moins. Nos magistrats, qui, depuis pr^s
d'un si^cle, s'^taient montr^s 6clair&, 6quitables,
maintenant lances en grand nombre dans le Catho-
licon d'Espagne et la furie ligueuse, se montrent
plus prdtres que les pretres. En repoussant Tin-
quisition de France, ils I'^galent, voudraient Veffa-
cer. A ce point qu'en une fois le seul Parlement
de Toulouse met au btlcher quatre cents corps
hutnains^^^Q^^on juge de i'horreur, de la noire
fum^e de tant ct © chair, de graisse, qui, sous les
cris perjants, les>tjj'^^^^®^*®» ^^^^ horriblement,
bouiUonnef Ex^cr^^^® ^^ naus^abond spectacle
CENT ANS DB TOL^RANtlE EN FRANCE. 199
qu'on n'avait pas vu depuis les grillades et les r6-
tis^ades albigeoises !
Mais cela, c'est trop peu encore pour Bodin, lo
l^giste d'Angers, Tadversaire violent de Wyer. II
commence par dire que les sorciers sont si nom-
breux, qu'ils pourraient en Europe refaire une
arinee de Xerc6s, de dix-huit cent mille hommes.
Puis il exprime (^ la Caligula) le voeu que ces
deux millions d'hommes soient r^unis pour quil
puisse, lui Bodin, les juger, les brtHer d'un seul
coup.
La concurrence s'en m61e. Les gens de loi com-
mencent a dire que le prfitre, souvent trop 1x6 avec
la sorci^re, n'est plus un juge sAr. Les juristes,
en eflfet, paraissent un moment plus stirs encore.
Uavocat j^suite del Rio en Espagne, Remy (1596)
en Lorraine, Boguet (160^) au Jura, Leloyer (1605)
dans TAnjou, sont gens incomparables , a faire
mourir d envie Torquemada.
En Lorraine, ce fut comme une contagion ter-
rible de sorciers, de visionnaires. La foule, d^ses-
p^rde par le passage continuel des troupes et des
bandits, ne priait plus que le Diable. Les sorciers
entralnaient le peuple. Maints villages, effrayes,
entre deux terreurs, celle des sorciers et celle des
juges, avaient envie de laisser la leurs terres et de
s'enfuir, si Ton en croit Remy, le juge de Nancy.
Dans son livre dddieau cardinal de Lorraine (1596),
il assure avoir brtUe en seize ann^es huit cents
fOO lA S0RCI6RB.
sorci^res. « Ma justice est si bonne^ dit-il, que,
Tan dernier, il y en a eu seize qui se sent tu^es
pour ne pas passer par mes mains. »
Les prStres 6taient humili^s. Auraient-ils pu
faire mieux que ce laique? Aussi les moines sei-
gneurs de Saint-Claude, centre leurs sujets, adoti-
n^s a la sorcellerie, prirent pour juge un laique,
I'honn^te Boguet. Dans ce triste Jura, pays pauvre
de maigres pdturages et de sapins, le serf sans
espoir se donnait au Diable. Tons adoraient le
chat noir.
Le livre de Boguet (1602) eut une autoritd
immense. Messieurs des Parlements ^tudierent,
comme un manuel, ce livre d'or du petit juge de
Saint-Claude. Boguet, en r^alit^, est un vrai 16-
giste, scrupuleux mSme, a sa mani^re. II bl&me la
perfidie dont on usait dans ces proces ; il ne veut
pas que Tavocat trahisse son client iii que le juge
promette gr&ce k I'accus^ pour le faire mourir. II
blame les ^preuves si peu sftres auxquelles on sou-
mettait erlcore les sorci^res. « La torture, dit-il,
est superfliie; elles n'y cedent jamais. » Enfin il a
rhumanit^ de les faire ^trangler avant qu'on les
jette au feu, sauf toutefois les loups-garous, « qu'il
faut avoir bien soin de brAler vifs. » II ne croit
pas que Satan veuille faire pacte avec les enfants :
tf Satan est fin ; il sait trop bien qu'au dessous de
quatorze ans ce rnarch^ avec un mineur pourrait
ctre cass6 pour d6faut d'Age et de discrdtion. »
VoiU done les enfants sauvds? Point du tout ; il se
GENT ANS DB TOLERANCE EN PRANCE. 901
contredit ; ailleurs, il croit qu'on ne purgera cette
lepre qu'en brAlant tout, jusqu'aux berceaux. II en
flit venu Ik s'il eAt v^cu. II fit du pays un desert.
Un'y eut jamais un juge plus consciencieusement
exterminateur.
Mais c'est au Parlement de Bordeaux qu'est
pouss^ le cri de victoire de la juridiction laique
dans le livre de Lancre : Inconstance des demons
(1612), L'auteur, homme d'esprit, conseiller de ce
Parlement, raconte en triomphateur sa bataille
centre le Diable au pays basque, ou, en moins de
trois mois, 11 a exp^did je ne sais combien de sor-
ci^res, et, ce qui est plus fort, trois prfitres. II
regarde en piti6 1'lnquisition d'Espagne, qui, pr6s
de li, a Logrono (fronti^re de Navarre et do
Castille), a trains deux ans un proems et finl mal-
grement par un petit auto-da-f6, en reUchant tout
un peuple de femmes.
V
17.
IV
L£S SORGlfiRES BASQUES. 1609
Cette vigoureusa execution de pr6tres indique
assez que M. de Lancre est un esprit ind^pendant.
II Test en politique. Dans son livre du Prince (1617),
11 declare sans ambages que << la Loi est au dessas
du Roi. »
Jamais les Basques ne furent mieux caract^-
ris^s que dans le livre de VInconstance. Chez nous,
comme en Espagne, leurs privil%es les mettaient
quasi en r^publique. Les ndtres ne devaient auroi
que de le servir en armes; au premier coup de
tambour, ils devaient armer deux mille hommes,
sous leurs capitaines basques. Le clerg6 ne pesait
gudre ; il poursuivait peu les sorciers, Tdtant lui-
mfime. Le prfitre dansait, portait I'dp^e, menaitsa
maitresse ausabbat. Cette maitresse ^tait sa sacris-
tine ou benedicte^ qui arrangeait I'^glise. Le curd
LBS SORGlfiRES BASQUES. 1609. fiOS
Be se brouiUait avec personne, disait & Dieu sa
messe blanche le jour, la nuit au Diable la messe
noire, et parfois dans la mSme ^glise. (Lancre.)
Les Basques de Bayonne et de Saint-Jean-de-
Luz, t^tes hasardeuses et excentriques dune fabu-
leuse audace, qui s'en allaient en barque aux mers
les plus sauvages harponner la baleine, faisaient
nombre de veuves. lis se jet^rent en masse dans
les colonies d'Henri IV, I'empire du Canada, lais-
sant leurs femmes k Dieu ou au Diable. Quant aux
enfants, ces marins, fort honnfites et probes, y
auraient song^ davantage, s*ils en eussent 4i6
sfirs. Mais, au retour de leurs absences, ils calcu-
laient , comptaient . les mois , et ne trouvaient
jamais leur compte.
Les femmes, trds jolies, tr^s hardies, imagina-
tives, passaient le jour, assises aux cimeti^res sur
les tombes, A jaser du sabbat, en attendant qu elles
y allassent le soir. C'dtait leur rage et leur furie.
Nature les fait sorci6res : ce sont lesflUes de la
mer et de Tillusion. Elles nagent comme des pois-
sons, jouent dans les flots. Leur maltre naturel est
le Prince de I'air, roi des vents et des reves, celui
qui gonflait la sibylle et lui soufflait I'avenir.
Leur juge qui les brAle est pourtant charmS
d'elles : « Quand on les voit, dit-il, passer, les che-
veux au vent et sur les dpaules, elles vont, dans
cette belle chevelure, si parees et si bien armies,
que, le soleil y passant comme 4 travers une nu^e,
r^clat eh est violent et forme d'ardents. dclairs...
De U, la fascination de leurs yeux, dangereux en
amour, autant c[u'en sortilege. »
20i LA SORCl^REp
Ce Bordeldis, aimable magistrate le premier type
de ces juge3 mondains qui out 6gSij6 la robe an dix*
septieme si^cle, joue du luth dans les entr'actes*
et fait mSme danser les sorcieres d.vant de les faire
brtller. II ^crit bien ; il est beaueoUp plus clair que
tous les autres. Et cependant 6n d6m4tle ches lui
une cause noUyelle d'obscurit^, inh^rente k T^po-
que. C est que^ dans un si grand nombre de sor*
cieres, que le juge ne pent brtiler toutes, la plupart
sentent finement qu'il sera indulgent pour celles
qui entreront le mieux dans sa pens^e et dans sa
passion. Quelle passion? D'abord^ une passion
populaire, lamour du merveilleux horrible, le
plaisir d'avoir peur, et aussi, s'il faut le dire,
Tamusement des choses ind^centes. Ajoutez une
affaire de vanity : plus ces femmes habiles mon-
trent le Diable terrible et furieux, plus le juge est
flatte de dompter un tel adversaire. II se drape
dans sa victoire^ tr6ne dans sa sottise, triomphe
de ce fou bavardage.
La plds belle piece, en ce genre, est le procds-
verbal espagnol de I'auto-da-fd de Logrono |(9 no-
vembre 1610), qu'on lit dans Llorente. Lancre, qui
le cite avec jalousie et voudrait le d^pr^cieir, avoue
le charme infini dd la f^te, la splendeur du spec-
tacle, 1 effet profond de la musique. Sur un ^ha*
faud ^taient leid brfil^es, en petit nombre, et sur un
autre, la foule des relaoh6es. L'h^roind repen-
tante, dont on lut la confession, a tout os^. Rien
de plus fou. Au sabbat, on mange des enfants en
bachis,. et, pour second plat, das corps de sorciers
d^terr^s. Les crapauds dansent, parlent, se plai**
LES SORCd^itS BASaVES. 1609. 905
gnent amourtosemeiit de leurs maitres^^s^ les font
gronder par le Diable. Gelui-ci reconduit poliment
les soreidres, en les dclairant avec le bras d'un
enfant mort sans baptSme, etc.
La sorcellerie, chez nos Basques, avait I'aspect
moins fantastique. II semble que le sabbat n'y ftlt
alors qu'une grande f^te ou tous, les nobles miSme,
allaient pour Tamusement. Au premier rangy figu-
raient des personnes voiles, masqu^es, que quel-
ques-nns croyaient des princes. « On n'y voyait
autrefois, dit Lancre, que des idiots des Landes.
Aujourd'hui, on y voit des gens de quality. » Sar
tan, pour filter ces notabilit^s locales, crdait par-
fois en ce cas un evSque du sabbat. Cest le titre
que regut de lui le jeune seigneur Lancinena, avec
qui le Diable en personne voulut bien ouvrir la
danse.
Si bien appuy^es, les sorcidres r^gnaient. EUes
exercaient sur le pays une terreur d'imagination
inerrable. Nomb?e^de personnes se c?oyaient
leurs victimes, etr^ellement devenaient gravement
malades, Beaucoup dtaient f rappees d'^pilepsie et
aboyaient comine des chiens. La seule petite ville
d*Acqs comptait jusqu*^ quarante de ces malheu-
reux aboyeurs. Une d^pendance eflTrayante les liait
k la sorcidre, si bien qu une dame appel^e comine
t^moin, aui approches de la sorci^re qu'elle ne
voyait mSme pas, se-mit k aboyer furieusement, et
sans pouvoir s'arr^ter.
Ceux h qui Ton attribuait une si terrible puis-
sance dtaient maitres. Personne n'etlt os6 ieur for-
mer sa porto. Un magistrat mdme, Tassesseur cri-
im USORGlfiRE.
minel de Bayonne, laissa faire le sabbat chez lui.
Le seigneur de Saint-P^, Urtubi, fut oblig6 de faire
la fSte dans son di&teau. Mais sa tdte en fut 6bran-
l^e au point qu'il s'imagina qu'une sorcidre lui su-
$ait le sang. La peur lui donnant du courage, avec
un autre seigneur, il se rendit a Bordeaux,
s'adressa au Parlement, qui obtint du roi que deux
de ses membres, MM. d*Espagnet et de Lancre,
seraient commis pour juger les sorciers du pays
basque. Commission absolue, sans appel, qui pro-
c^da avec une vigueur inouJe, jugea en quatre mois
soixante ou quatre-vingts sorcieres, et en examina
cinq cents , dgalement marquees du signe du Bia-
ble, mais qui ne figurdrent au proces que comme
t^moins (mai-aoAt 1609).
Ce n'^tait pas une chose sans p^ril pour deux
hommes et quelques soldats d'aller proceder ainsi
au milieu d'une population yiolente, de teto fort
exaltee, d'une foule de femmes de marins, hardies
et sauvages. L'aiitre danger, c'^taient les prdtres,
dont plusieurs ^taient sorciers, et que les commis-
saires laiques devaient juger, malgr^ la vivo oppo-
sition du clergy.
Quand les juges arriv^rent, beaucoup de gens se
sauverent aux montagnes. D'autres hardiment res-
t^rent, disant que c*etaient les juges qui seraient
brtil^s. Les sorcieres s'eflrayaient sipeu, qu'&l'au-
dience elles s'endormaient du sommeil sabbatique,
et assuraient au r^veil avoir joui, au tribunal
U des b^titades de Satan. Plusiears dir^at :
«c Nous no souffirons que de ne pouToir lui t6moi*
gner que nous brAlons de souffirir pour lui. »
Celles que Ton interrogeait disaient ne pouYoir
parler. Satan obstniait leur gosier, et leur montait
k la gorge.
Le plus jeune des commissaires, Lancre, qui
^rit cette histoire, 6tait un homme du monde. Les
sorcidres entrevirent qu'avec un pareil homme il
y ayait des moyens de salut. La ligue fut rompuo;
Une mendiante de dix-sept ans, la Murgui (Mar-
garita), qui ayait trouv6 lucratif de se faire sor-
ci^re, et qui, presque enfant, menait et offi*ait des
enfants au Diable, se mit avec sa cojnpagne (une
Lisalda de mSme &ge) k ddnoncer toutes les autres.
Elle dit tout, 6crivit tout, avec la vivacitd, la vio-
lence, Temphase espagnole, avec cent details im-
pudiques, vrais ou faux. Elle effraya, amusa,
empauma les juges, les mena comme des idiots,
lis confidrent a cette fiUe corrompue, l^gere, enra-
g6e, la charge terrible de chercher sur le corps
des fiUes et gargons I'endroit ou Satan aurait mis
sa marque. Get endroit se reconQaissait k ce qu'il
6tait insensible, et qu'on pouvait impun^ment y
enfoncer des aiguilles. Un chirurgien martyrisait
les vieilles, elle les jeunes, qu'on appelait comme
t^moins, mais qui, si elle les disait marquees,
pouvaient 6tre accus^es. Chose odieuse que cette
fille ejBront6e, devenue maltresse absolue du sort
de ces infortun^s, all&t leur enfongant Taiguille,
et pAt k volontd d^^igner ces corps sanglants k la
mort!
90^ . XASOtOltAi.
• EUd avait pris un tel empire sur Lan^e, qu*elle
lui fait croire que, pendant qu'il dort a Saint-Pe,
dans son hdtel, entour^ de ses serviteurs et de son
escorte, le Diable est entr^ la nuit dans sa cham-
hve, qu'il y a dit la Messe noire, que les sorei&res
ont 6t6 j usque sous ses rideaux pour rempoison'-
ner, mais qu elles I'ont trouv6 bien gard^ de Dieu.
La Messe noire a 6i6 servie par la dame de Lanci-
nena, & qui Satan a fait I'amour dans la chambre
mdme du juge. On entrevoit le but probable de ce
miserable conte : la mendiante en yeut k la dame,
qui ^tait jolio, et qui etlt pu, sans cette calomnie,
prendre aussi quelque cscendant sur legalant
commissaire.
Lancre et son confrere, effray^, ^rancdrent,
n'osant reculer. lis firent planter leurs potences
royales sur les places mSme oti Satan ayait tenu
le sabbat. Cela efiraya, on les sentit forts et arm^
du bras du roi. Les d^nonciations plurent conmie
grfile. Toutes les femmes, k la queue, vinrent s'ac-
cuser Tune Tautre. Puis on fit venir les enfants,
pour leur faire d^noncer les mdres. Lancre juge,
dans sa gravity, qu'un tdmoin de huit ans est bon,
Buffisant et respectable,
M. d'Espagnet ne pouvait donner qu'un moment
k cette affaire, devant se rendre bientdt aux Etats
de B^am. Lancre, pouss^ k son insu par la vio-
lence des jeunes r^y6latrices qui seraient rest^
en p^ril si elles n'eussent fait brAler les vieilles^
mena le proems au galop, bride abattue. Un nombre
LBS SORGlfiRfiS EASQUES. i609. 209
suffisant de sorciSres furent adjug^es au bAcher.
Se voyant perdues, elles avaient fini par parler
aussi, d^noncer. Quand on amena les premieres
au feu, il y eut une sc^ne horrible. Le bourreau,
Thuissier, les sergents, se crurent k leur dernier
jour. La foule s'acharna aux charrettes, pour
forcer ces malheureuses de retractor leurs accu-
sations. Des hommes leur mirent le poignard k la
gorge; elles faillirent pdrir sous les ongles de
leurs compagnes furieuses.
La justice s'en tira pourtant k son honneur. Et
alors les commissaires pass^rent au plus difficile,
au jugement de huit pr6tres qu'ils avaient en main.
Les revelations des fiUes avaient mis ceux-ci k
jour. Lancre parle de leurs moeurs comme un
homme qui sait tout d'original. II leur reproche
non seulement leurs galants exercices aux nuits du
sabbat, mais surtout leurs sacristines, b^n^dictes
ou marguillieres. II r^p^te m^me des contes : que
les pr^tres ont envoy6 les maris a Terre-Neuve, et
rapporte du Japon les diables qui leur livrent les
femmes.
Le clergd etait fort emu. L'evSque de Bayonne
aurait voulu resistor: Ne I'osant, il s'absenta, et
designa son vicaire general pour assister au juge-
ment. Heureusement le Diablo secourut les accu-
ses mieux que revSque. Comme il ouvre toutes les
portes, il se trouva, un matin, que cinq des huit
echapperent. Les commissaires, sans perdre de
temps, brtlierent les trois qui restaient. *
18
SIO LA SORGIl^RE.
Cela vers aoAt 1609. Les inquisiteurs espagnols
qui faisaient k Logrono leur proces n'arrivdrent k
Tauto-da-fg qu au 8 novembre 1610. lis avaient eu
bien plus d'embarras que les n6tres, vu le nombre
immense^ ^pouvantable, des accuses. Comment
brtiler tout un peuple? lis consult^rent le pape et
les plus grands docteurs d*£spagne. La reculade
fut ddcidde. II fut entendu qu'on ne brtllerait que
les obstin^s, ceux qui persisteraient d nier, et que
ceux qui avoueraient seraient rel4ch6s. C'est la
m^thode qui ddjd sauyait tous les prStres dans les
proems de libertinage. On se contentait de leur
aveu, et d'une petite penitence. (V. Llorente.)
L'inquisition , exterminatrice pour les hj6r6ii-
ques, crueUe pour les Maures et les Juifs, I'^tait
bien moins pour les sorciers.' Ceux-ci, bergers en
grand nombre, n*^taient nuUement en lutte ayec
I'Eglise. Les jouissances fort basses, parfois bes-
tiales, des gardeurs de chdvres, inqui^taient peu
les ennemis de la liberty de penser.
Le livre de Lancre a 6t6 6cTit surtout en vue de
montrer combien la justice de France, laique et
parlementaire , est meilleure que la justice de
prStres. II est ^crit l^^rement et au courant de
la plume, fort gai. On y sent la joie d'un homme
qui s'est tir6 k son honneur d un grand danger.
Joie gasconne et vaniteuse. II raconte orgueilleu-
sement qu'au sabbat qui suivit la premiere execu-
tion des sorcidres, leurs enfants vinrent en faire
des plaintes k Satan. II r^pondit que leurs mdres
LES S0RCI£;RES basques. 1609. 211
n'^taient pas brtll^es, mais vivantes, heureuses.
Du fond de la nude, les enfants crurent en eflfet
entendre les voix des m^res, qui se disaient en
pleine beatitude. Cependant Satan avait peur. II
s'absenta quatre sabbats, se substituant un dia-
blotin de nulle importance. II ne reparut qu'au
22 juillet. Lorsque les sorciers lui demand^rent la
cause de son absence, il dit : « J'ai 6t6 plaider
votre cause contre Janicot (Petit-Jean, il nomme
ainsi Jesus). J'ai gagnd I'affaire. Et celles qui sont
encore en prison ne seront pas brtilees. »
Le grand menteur fut ddmenti. Et le magistrat
vainqueur assure qu'a la dernidre quon brfila on
vit une nude de crapauds sortir de sa tdte. Le
peuple se rua sur eux a coups de pierres, si bien
qu'elle fut plus lapidde que brAlde. Mais, avec
tout cet assaut, ils ne vinrent pas a bout d'un cra-
paud noir, qui dchappa aux flammes, aux bdtons,
aux pierres, et se sauva, comme un demon qu'il
dtait, en lieu ou on ne sut jamais le trouver.
\
V
SATAN SE FAIT ECCLfiSIASTIQUE. 1610
Quelle que soit I'apparence de fanatisme sata-
nique que gardent encore les sorcieres, il ressort
du r^cit de Lancre et autres du dix-septi^me siecle
que le sabbat alors est surtout une affaire d'ar-
gent. Elles Invent des contributions presque for-
c^es, font payer un droit de presence, tirent une
amende des absents. A Bruxelles et en Picardie,
elles payent, sur un tarif fixe, celui qui amdne un
membre nouveau a la confr^rie.
Aux pays basques, nul mystdre. II y a des
assemblies de douze mille Smes, et de personnes
de toutes classes, riches et pauvres, pr^tres, gen-
tilshommes. Satan, lui-m^me gentilhomme, par-
dessus ses trois cornes, porte un chapeau, comme
un Monsieur. II a trouv6 trop dur son vieux si%e,
la pierre druidique ; il s'est donnS un bon fauteuil
N
SATAN SE FAIT EGGl£SIASTIQUE. 1610. 213
dor^. Es-ce a dire qu'il vieiUit? Plus ingambe que
dans sa jeunesse, il fait Tespidgle, cabriole, saute
du fond d'une grande cruche ; il officio les pieds en
I'air, la tete en bas.
II veut que tout se passe tr^s honorablement, et
fait des frais de mise en scdne. Outre les flammes
ordinaires, jaunes, rouges, bleues, qui amusent la
vue, montrent, cachent de fuyantes ombres, il
delecte Toreille d'une 6trange musique, « surtout
de certaines clochettes qui chatouillent » les nerfs,
a la maniere des vibrations p6n6trantes de I'har-
monica. Pour comble de magnificence, Satan fait
appcrter de la vaisselle d'argent. 11 n'est pas
jusqu'a ses crapauds qui n'affectent des preten-
tions ; ils deviennent elegants, et, comme de petits
seigneurs, vont habill^s de velours vert.
L'aspect, en g^n^ral, est d'un grand champ de
foire, d un yaste bal masqu^, a* deguisements fort
transparents. Satan, qui sait son monde, ouvre le
bal avec Tdveque du sabbat, ou le roi et la reine.
Dignit^s constitutes pour flatter les gros person-
nages, riches ou nobles, qui honorent Tassembl^e
de leur presence. .
Ce n'est plus 1^ la sombre f§te de rdvolte, sinistre
orgie des serfs, des Jacques, communiant la nuit
dans Tamour, et le jour dans la mort. La violente
ronde du sabbat n'est plus I'unique danse. On y
joint les danses Moresques, vivos ou languis-
santes, amoureuses, obsc^nes, ou des fiUes, dres-
sees a cela, comme la Murgui, la Lisalda, simu-
laient, paradaient les choses les plus provocantes.
Ces danses dtaient, dit-on, I'irresistible attrait
18.
214 .U.S(>RC1£BE.
qui, chez les Basques, pr^cipitait au sabbat tout
le monde f^minin, femmes, filles, veuves (celles-ci
en grand nombre).
Sans ces amusements et le repas, on s'expKciue-
rait peu cette fureur du sabbat. C'est Tamoursans
I'amour. La fete ^tait express^ment celle de la st^
rilit^. Boguet I'^tablit t merveille.
Lancre varie dans un passage pour Eloigner les
femmes .et leur faire craindre d'etre enceintes.
Mais g^ndralement plus sincere, il est d*accord
avec Boguet. Le cruel et sale examen qu'H fait
m6me du corps des sorci^es dit tr^s bien qu'il les
croit fitdriles, et que Tamour sterile, passif, est le
fond du sabbat.
€ela etlt dtl bien assombrir la f(§te, si les hommes
avaient eu du coeur.
Les folles qui y venaient danser, manger, elles
^taient victimes au tot^l. Elles se r^signaient, ne
d^sirant que de ne pas revenir enceintes. Elles
portaient, il est vrai, bien plus que Thomme le
poids de la mis^re. Sprenger nous dit le triste cri
qui dejd, de son temps, dchappait dans I'amour :
« Le fruit en soit au Diable ! » Or, en ce*temps-li
(1500), on vivait pour deux sous par jour, et en ce
tempsnci (1600), sous Henri IV, on vit k peine
avec vingt sous. Dans tout ce siecle, va croissant
le d^sir, le besoin de la st^rilit^.
Cette triste reserve, cette crainte de I'amour
partag6, etlt rendu le sabbat froid, ennuyeux, si
les habiles directrices n'en eussent augments le
burlesque, ne I'eussent ^gay^ d'intermddes risi-
bles. Ainsi le d6but du sabbat, cette sc^ne antique,
SATAN SE FAIT JBGCLfSIASTIQUE. 1610. 215
gDOSsiSrement uaJve, la f^condation simul^e de la
SQTciere par Satan (jadis par Priape), ^tait suivi
d'un autre jeu, un lavabo, une froide purification
^our glacer et steriliser), qu'elle recevait non
sans grimaces de frisson, dliorripilation. Com^die
a la Pourceaugnac * oil la sorci^re se substituait
ordinairement une agr^able figure, la reine du
sabbat, jeune et jolie marine.
Une facetie non moins choquante ^tait celle de
la noire liostie, la rave noire, dont on faisait miUe
sales plaisanteries d^s Tantiquit^ , d^s la Gr^ce ,
ou on rinfiigeait k rhomme-femme, au jeune eff!S-
min6 qui courait les femmes d'autrui. Satan la
d^coupait en rondelettes qu'il avalait gravement.
La finale ^tait, selon Lancre (sans doute selon
les deux effront^es qui lui font croire tout) , une
chose bien ^tonnante dans des assemblies si nom-
breuses. On y etlt gdngraUse pubUquement, afficb^
Imcestei, la vieille condition satanique pour pro-
duire la sorciere , a savoir, que la mere conc^t de
son fils. Chose fort inutile alors ou la sorcelle-
rie est h^reditaire dans des families r^guli^res et
completes. Peut-6tre on en faisait la com^die,
celle d'une grotesque Sdmiramis, d'un Ninus im-
becile.
Ce qui peut-^tre ^tait plus sdrieux, une com6die
1 L'instniment d^crit autorise ce mot. Dans Boguet, p. 69, il est
froid, dur, tFds mince, long d'un peu plus d'un doigt (visiblement
une canule). Dans Lancre, 224, 225, 226, il est mleux entendu,
risque moins de blesser; il est long d'une aulne et sinueux
une parlie est m^tallique, une autre souple, etc. G'est d6lh le
c^y&olr.
M6 LA SORCI£rB. -*r
probablement r^elle , et qui ihdique fortement la
presence d'une haute soci^te libertine , c'6tait una
mystification odieuse, barbare.
On tdchait d'attirer quelque imprudent mari que
Ton grisait du funeste breuvage (datura, bella-
done), de sorte qu'enchante il perdit le mouvement,
la voix, mais non la faculty de voir. Sa femme,
autrement enchantee de breuvages ^rotiques , tris-
tement absente d elle-mSme, apparaissait dans un
deplorable ^tat de nature, se laissant patiemment
caresser sous les yeux indign^s de celui qui n'en
pouvaitmais.
Son ddsespoir visible, ses efforts inutiles pour
ddlier sa langue, d^nouer ses membres immobiles,
ses muettes fureurs , ses roulements d'yeux , don-
naient aux regardants un cruel plaisir, analogue,
du reste, a celui de telles comedies de Molifire.
Celle-ci dtait poignante de r^alit^, et elle pouvait
6tre pouss^e aux dernieres hontes. Hontes st^riles,
il est vrai, comme le sabbat I'^tait toujours, et le
lendemain bien obscurcies dans le souvenir des
deux victimes ddgris^es. Mais ceux qui avaient vu,
agi, oubliaient-ils"?
Ces actes punissables sentent d^j^ I'aristocratie.
lis ne rappellent en rien I'antique fraternity des
serfs, le primitif sabbat, impie, souill^ sans doute,
mais libre et sans surprise, ou tout 6tait voulu et
consenti.
J Visiblement Satan, de tout temps corrompu, va
se g^tant encore. II devient un Satan poli, rus^,
douce&tre, d'autant plus perfide etimmonde. Quelle
chose nouvelle, strange, au sabbat, que son accord
SATAN SB FAIT EGCLfiSUSTIQUE. 1610. 817
avec les pr^tres? Qu*est-ce que ce curtf qui amftne
sa Benedicte , sa sacristine , qui tripote des clioses
d'dglise, dit le matin la messe blanche, la nuit la
messe noire? Satan, dit Lancre, lui recommande
de faire Tamour k ses filles spirituelles, de borrom-
pre ses penitentes. Innocent magistrat ! II a Tair
d'ignorer que depuis un si^cle d6ja Satan a com-
pris, exploits les b^n^fices de TEglise. U s'est fait
directeur. Ou, si vous I'aimez mieux, le directeur
s'est fait Satan.
Rappelez-vous done, mon cher Lancre, les
proems qui commencent d^s I49I, et qui peut-dtre
contribuent i^ rendre tolerant le Parlement de
Paris. II ne brtile plus gu^re Satan, n'y voyant
plus qu'un "toasque.
Nombre de nonnes cedent k sa ruse nouvelle
d'emprunter le visage d'un confesseur aim6. Exem-
ple cette Jeanne Pothierre, religieuse du Quesnoy,
mAre, de quarante-cinq ans, mais, h^las ! trop sen-
sible. Elle declare ses feux k son pater, qui n'a
garde de I'^couter, et fuit a Falempin , a quelques
Ueues de Ik. Le diable, qui ne dort jamais, com-
prend son avantage, et la voyant (dit Tannaliste)
« piqu6e d'^pines de V^nus , il prit subtilement la
forme dudit P^re, et, chaque nuit revenu au con-
vent, il r^ussit prds d'elle, la trompant tellement,
quelle declare y avoir 6t6 prise, de compte fait,
quatre cent trente-quatre fois *... » On eut grande
piti6 de son repentir, et elle fut subitement dis-
> Massde, Chronique du monde (1540), et les chroniqueurs da
Hainaut, Yinchant, etc.
218 LA sorci£:re.
pens^ de rougir, car on b&tit une bonne fosse
murde prds de Id, an cMtean de Selles, ou elle
mourut en quelques jours, mais d'une tres bonne
mort catholique... Quoi de plus touchant?... Mais
tout ceci n'est rien en presence de la belle affaire
de Gauffridi, qui a lieu d Marseille pendant que
Lancre instrumente a Bayonne.
Le Parlement de Provence n'eut rien k envier
aux succes du Parlement de Bordeaux. La juridic*
tion lai'que saisit de nouveau I'occasion d'un pro-
ems de sorcellerie pour se faire la rdformatrice des
moeurs eccldsiastiques. Elle j eta un regard sdvdre
dans le monde fermd des convents. Rare occasion.
II y fallut un concours singulier de circonstances,
des jalousies furieuses. des vengeances depr^trel
pretre. Sans ces passions indiscretes, que nous
verrons plus tard encore delator de moments en
moments, nous n*aurions nulle connaissance de la
destinde reelle de ce grand peuple de femmes qui
meurt dans ces tristes maisons, pas un mot de ce
qui se passe derridre ces grilles et ces grands murs
que le confesseur franchit seul.
Le prdtre basque que Lancre montre si Idger, si
mondain, allant, Tdpde au c6td, danser la nuit au
sabbat, ou il conduit sa sacristine, n'etait pas un
exemple a craindre. Ce n'dtait pas celui-ld. que rin-
quisition d'Espagne prenait tant de peine a cou-
vrir , et pour qui ce corps si sdvdre se montrait si
indulgent. On entrevoit fort bien chez Lancre, au
milieu de ses /dticences , qu'il y a encore autre
chose. Et les Etats-gdndraux de 1614, quand ils
disent qu'il ne faut pas que le prdtre juge le prd-
SATAN SB FAIT BCCLA^A&TIQUE. 1610 SdO^
tre, peitsent aussi it autre chose. C*est pr^is^meut
ce myst^re qui se trouve d6eihir^ par le Parlement
de Proven?ce. Le directeur de religieuses , maitre
d'elles, et disposant de leur corps et de leur dme,
les ensorcelant : voila ce qui apparut au proces de
Qauffiidi, plus tard aux affaires terribles de Lou-
dun et de Louviers, dans celles que Llorente, que
Ricci et autres nous oM fait connattre.
La tactique fut la meme pour att^nuer le scan-
dale , d^sorienter le public , Toecuper de la forme
en cachant le fond. An proems d'un pretre sorcier,
on mit en saillie le sorcier, et Ton escamota le
prdtre, de maniere a tout rejeter sur les arts magi-
ques: et faire oublier la fascination naturelle d'un
homme maitre d'un troupeau de femmes qui lui
sent abandonn^es.
II n'y avait aucun moyen d'^touffer la premiere
aflFaire. Elle avait delate en pleine Provence, dans
ce pays de lumi^re ou le soleil perce tout a jour.
Le thedtre principal fut non seulement Aix et Mar-
seille, mais le lieu c^lebre de la Sainte-Baume,
pelerinage frdquentd oil une foule de curieux vin-
rent de toute la France assister au duel k mort de
deux religieuses possdd^es et de leurs demons. Les
Dominicains , qui entam^rent la chose comme in-
quisiteurs , s'y compramirent fort par T^clat qu ils
lui donn^rent par leur partiality pour telle de ces
religieuses. Quelque soin que le Parlement mit
ensuite k brusquer la conclusion , ces moines
eurent grand besoin de s'expliquer et de I'excuser.
De la le livre important du moine Michaelis, mSle
de v^rit^s, de fables, ou il 6rige Gauffridi, le prStre
2a0 LA SORQfiRE.
qu'il fit brtller, en Prince des magidens, non seule*
ment de France, mais d'Espagne, d'Allemague,
d'Angleterre et de Turquie , de toute la terre ha-
bitue.
Gauflfridi semble avoir 614 un homme agrdable
et de mdrite. N6 aux montagnes de Provence, il
avait beaucoup voyagd dans les Pays-Bas et dans
rOrient. II avait la meiUeure reputation k Mar-
seille, ou il etait prStre a T^glise des Acoules. Son
6veque en faisait cas, et les dames les plus devotes
le pr^f^raient pour confesseur. II avait, dit-on, un
don singulier pour se faire aimer de toutes. N6an-
moins il aurait gard^ une bonne reputation si une
dame noble de Provence, aveugle et passionn6e,
qu'il avait deja corrompue, n'etit pouss6 Tinfatua-
tion jusqu'4 lui confier (peut-6tre pour son educa-
tion religieuse) une charmante enfant de douze
ans, Madeleine de la Palud, blonde et d*un carac-
tere doux. Gauffridi y perdit Tesprit, et ne respecta
pas Tdge ni la sainte ignorance , Tabandon de son
eleve.
EUe grandit cependant, et la jeune demoiselle
noble s'apergut de son malheur, de cet amour in-
ferieur et sans espoir de manage. Gauflfridi, pour
la retenir, dit quil pouvait I'^pouser devant le
Diable, s'il ne le pouvait devant Dieu. II caressa
son orgueil en lui disant qu'il etait le Prince des
magiciens, et qu'elle en deviendrait la reine. II lui
mit au doigt un anneau d'argent, marque de carac-
teres magiques. La mena-t-il au sabbat ou lui
fit-il croire qu'elle y avait 6t6, en la troublant par
des breuvages, des fascinations magnetiquea? Ce
SATAN SE FAIT ECCLfiSIASTIQUE. 1610. 221
qui est stir, c'est que Tenfant, tiraill^e entre deux
croyances, pleine d'agitation et de peur, fut d^s
lors par moments foUe, et certains acc^s la jetaient
dansl'dpilepsie. Sa peur ^tait d'etre enlev^e vivante
par le Diable. EUe n osa plus rester dans la maison
de son p6re, et se r^fugia au couyent des Ursu-
lines de Marseille.
19
VI
GAUFFRIDI. 1610
L'ordre des Ursulines semblait le plus calme des
ordres, le moins d^raisonnable. EUes n'^taient pas
oisives, s'occupant un peu k clever des petites fiUes.
La reaction catholique , qui avait commence avec
une haute ambition espagnole d'extase, impossible
alors, qui avait follement bdti force couvents de
Carmelites, Feuillantines et Capucines, s'^tait vue
bient6t au bout de ses forces. Les filles qu'on mu-
rait la si durement pour s'en d^livrer mouraient
tout de suite, et, par ces morts si promptes, accu-
saient horriblement rinhumanitd des families* Ce
qui les tuait, ce n'dtaient pas les mortifications,
mais lennui et le d^sespoir. Apr^s le premier mo-
ment de ferveur la terrible maladie des cloitres
(d^crite d6s le cinqui^me si^cle par Cassien), Ten-
nui pesant^ Tennui mSlancolique des apris-midi.
GAUFFRIDI. 1610. 235
rennui tendre qui ^gare en d'ind^finissables lan-
gueurs, les minait rapidement. D'autres 6taient
comme furieuses ; le sang trop fort les ^touffait.
Une.religieuse, pour mourir d^cemment sans
laisser trop' de remords k ses proches , doit y met-
tre environ dix ans (c'est la vie moyenne de clot-
tre). II fallut done en rabattre, et des hommes de
bon sens et d exp^riefice sentirent que, pour les
prolonger , il fallait les occuper quelque peu , ne
pas les tenir trop seules. Saint Frangois de Sales
fbnda les Visitandines, qui devaient, deux a deux,
visiter les malades. C6sar de Bus et Romillion,
qui avaient ct66 les PrStres de la doctrine (en rap-
port avec rOratoire), fond^rent ce qu'on etlt pu
appeler les fllles dela Doctrine, les Ursulines, re-
ligieuses enseignantes, que ces prStres dirigeaient.
Le tout sous la haute inspection des ^v6ques, et
peu, tr^s peu monastique ; elles n'^taient pas cloi-
tr^es encore. Les Visitandines sortaient; les Ur-
sulines recevaient (au moins les parents des 61^-
ves). Les unes etles autres ^taient en rapport avec
le monde, sous des directeurs estimds. L'^cueil de
tout cela, c etait la m^diocrit^. Quoique les Orato-
riens et Doctrinaires aient eu des gens de grand
m^rite, I'esprit general de Tordre 6tait syst^mati-
quement moyen, moddr^, attentif k ne pas prendre
un vol trop haut. Le fondateur des Ursulines, Ro-
milKon, 6tait un homme d'&ge, un protestant con-
verti, qui avait tout traversd , et 6tait revenu de
tout. II croyait ses jeunes Provengales A6jk aussi
sages , et comptait tenir ses petites ouailles dans
les maigres p&turages d'une religion oratorienne ,
tu LA sorci£:re.
monotone et raisonnable. C'est par 1^ que I'ennui
rentrait. Un matin, tout^chappa.
Le montagnard provengal, le voyageur, le mys-
tique, rhomme de trouble et de passion, Gauflfridi,
qui venait la comme directeur de Madeleine, eut
une bien autre action. EUes sentirent une puis-
sance, et, sans doute par les dchapp^es de la jeune
foUe amoureuse, elles surent que ce n^tait rien
moins quune puissance diabolique. Toutes sont
saisies de peur, et plus d'une aussi d'amour. Les
imaginations s'exaltent ; les tStes tournent. En
voila cinq ou six qui pleurent, qui orient et qui
hurlent, qui se sentent saisies du d^mon.
Si les Ursulines eussent 6i6 cloitr6es, mur^es,
Gauffridi , leur seul directeur , etlt pu les mettre
d'accord de maniere ou d'autre. II aurait pu arri-
ver , comme au cloitre du Quesnoy en 1491 , que
le Diable, qui prend volontiers la figure de celui
quon aime, se ftlt constitu^, sous la figure de
Gauffridi , amant commun des religieuses. Ou
bien, comme dans ces cloitres espagnols dont
parle Llorente , il leur etlt persuade que le prfitre
sacre de pretrise ceUes k qui il fait Tamour, et que
le p^ch^ avec lui est une sanctification. Opinion
rdpandue en France, et a Paris mfime, ou ces mat-
tresses de prStres 6taient dites « les consacr^es »
(Lestoile, 6dit. Michaud, p. 561).
Gauffridi, maitre de toutes, s'en tint-il k Made-
leine? Ne passa-t-il pas de Tamour au libertinagel
On ne sait. L'arr^t indique une religieuse qu'on nd
montra pas au proems, mais qui reparait k la fin,
comme s*^tant donnde au Diable et k lui.
GAUFFRIDI. 1610. tf5
Les Ursulines dtaient une maison toute & jour,
oi!i chacun venait, vojait. Elles dtaient sous la
garde do leurs Doctrinaires, honnStes, et d'ailleurs
jaloux. Le fondateur mdme £tait 1^, indign^ et
d^sesp^r^. Quel malheur pour Tordre naissant,
qui, a oe moment mdme, prosp^rait, s'^tendait par-
tout en France ! Sa pretention ^tait la sagesse , le
bon sens, le calme. Et tout & coup il d^Ure! Ro-
million ett voulu ^touffer la chose. II fit secrete-
ment exerciser ces filles par un de ses prdtres.
Mais les diables ne tenaient compte d'exorcistes
doctrinaires. Celui de la petite blonde, diable no-
ble, qui etait Belz^bub, ddmon de Torgueil, ne dai-
gna desserrer les dente.
II y avait, parmi ces poss^ddes, une fiUe, parti-
culierement adoptee de Romillion, fille de vingt k
vingt-cinq ans, fort cultiv^e et nourrie dans la con-
troverse, n^e protestante, mais qui, n'ayant ni
pdre ni mSre , ^tait tomb^e aux mains du Pdre ,
comme elle, protestant converti. Son nom de
Louise Capeau semble roturier. C'^tait, comme il
parut trop, une fille d'un prodigieux esprit, d'une
passion enrag6e. Ajoutez-y une 6pouvantable force.
Elle soutint trois mois, outre son orage infernal,
une lutte d^sesp^r^e qui etlt tu6 Thomme le plus
fort en huit jours.
Elle dit qu'elle avait trois diables : Verrine, bon
diable catholique , I6ger , un des demons de I'air ;
Ldviathan , mauvais diable , raisonneur et protes-
tant; enfin un autre qu'elle avoue 6tre celui de Tim-
purete. Mais elle en oublie un, le dSmon de la ja-
lousie.
Id.
226 LA SORGlfiRE.
Elle taissait cruellement la petite, la blonde, la
pr^fer^e, Torgueilleuse demoiselle noble. Celle-ci,
dans ses acc6s , avait dit qu elle avait ^t^ au sab-
bat, et qu'iBlle y avait 6t6 reine , et qu'on Ty avait
adoree, et qu'eUe s'y ^tait livree, mais au Prince...
— Quel prince? — Louis GauflPridi , le prince des
magiciens.
Cette Louise, a qui une telle r^v^lation avait en-
fonc6 un poignard, 6tait trop furieuse pour en dou-
ter. Folle, elle crut lafolle, afin de la perdre. Son
d^mon fut soutenu de tons les demons des ja-
louses. Toutes crierent que Gauffridi ^tait bien le
roi des sorciers. Le bruit se r^pandait partout
qu on avait fait une grande capture, un pr6tre-roi
des magiciens , le Prince de la magie, pour tons
les pays. Tel fut Taffreux diaddme de fer et de feu
que ces demons femelles lui enfonc^rent au front.
Tout le monde perdit la t&te et le vieux Romil-
lion m^me. Soit haine de Gauffridi, soit peur de
rinquisition, il sortit Tatfaire des mains de Tdv^
que, et mena ses deux poss^d^es, Louise et Made-
leine , au convent de la Sainte-Baume , dont le
prieur dominicain 6tait le P^re Michaelis, inquisi-
teur du pape en terre piapale d' Avignon et qui pr^-
tendait Tfitre pour toute la Provence. II s'agissait
uniquement d'exorcismes. Mais, comme les deux
filles devaient accuser Gauffridi, celui-ci allait par
la le faire tomber aux mains de Tlnquisition.
Michaelis devait pr^cher I'Advent k Aix, devant
le Parlement. II sentit combien cette affaire dra-
matique le reldverait. II la saisit avec Tempresse-
ment de nos avocats de Cours d'assises quand il
GAUFFRIDI. 1610. i27
leur Tient un meurtre dramatique ou quelque cas
curieux de Conversation criminelle.
Le beau, dans ce genre d'affaires, c'^tait de me-
ner le drame pendant I'Advent, Noel et le carSme,
et de ne brtiler qu'a la Semaine sainte, la veille du
grand moment de Pdques. Michaelis se r^serva
pour le dernier acte, et confia le gros de la be-
sogne k un Dominicain flamand qu'il avait, le doc-
teur Dompt, qui venait de Louvain, qui avait ddjd
exorcist, 6tait ferrd en ces sottises
Ce que le. Flamand d'ailleurs avait k faire de
mieux, c'^tait de ne rien faire. On lui donnait en
Louise un auxiliaire terrible , trois fois plus z6l6
que rinquisition, d'une inextinguible fureur, d'une
brillante Eloquence , bizarre , baroque parfois ,
mais k faire fr^mir, une vraie torche infernale.
La chose fut r^duite k un duel entre les deux
diables , entre Louise et Madeleine , par devant le
peuple.
Des simples qui venaient Ik au p^erinage de la
Sainte-Baume, un bon orf^vre par exemple et un
drapier, gens de Troyes en Champagne, 6taient ra-
vis de voir le demon de Louise battre si cruelle-
ment les demons et fustiger les magiciens. lis en
pleuraient de joie, et s'en allaient en remerciant
Dieu.
Spectacle Men terrible cependant (mfime dans la
lourde redaction des procds-verbaux du Flamand)
de voir ce combat in^gal ; cette fille, plus kg6e et
si forte , robuste Provengale , vraie race des cail-
loux de la Crau, chaque jour lapider, assommer ,
toaser cette victime, jeune et presque enfanj;,
928 u sorgiI:re.
d^j^ suppliei^e par son mal, perdue d'amour et do
honte, dans les crises de I'^pilepsie...
Le volume du Flamand » avec Taddition de Mi-
chaelis, en tout quatre cents pages, est un court
extrait des invectives, injures et menaces que cette
fille vomit cinq mois, et de ses sermons aussi, car
elle prSchait sur toutes choses, sur les sacrements,
sur la vue prochaine de TAntichrist, sur la fragi-
lity des femmes, etc., etc. De la, au nom de ses
Diables, elle revenait k la fureur, et deux fois par
jour reprenait Tex^cution de la petite, sans respi-
rer, sans suspendre une minute Taffireux torrent, k
moins que Tautre, ^perdue, « un pied en enfer, »
dit-elle elle-mdme , ne tomb4t en convulsion, et ne
frappdt les dalles de ses gejaoux, de son corps, de
sa Ute 6vanouie.
Louise est bien au quart folle, il faut Tavouer;
nulle fourberie n'etlt suffi k tenir cette longue ga-
geure. Mais sa jalousie lui donne, sur chaque en-
droit ou elle peut crever le coBur k la patiente et y
faire entrer I'aiguille, une horrible lucidity,
C'est le renversement de toute chose. Cette
Louise, poss^d^e du Diable, communie tant qu'elle
veut. Elle gourmande les personnes de la plus
haute autorit^. La v^n^rable Catherine de France,
la premiere des Ursulines, vient voir cette mer-
veille , I'interroge , et tout d'abord la surprend en
flagrant d6lit d'erreur, de sottise. L'autre, impu-
dente, en est quitte pour dire, au nom de son Dia-
ble : « Le Diable est le p^re du mendonge. n
Un minime» homme de sens, qui est 14, relevo
ce mot, et lui dit : » Alors tu mens. » Et aux exor-
GAUFFRIDI. 1610. SS9
cistes : « Que ne faites-vous taire cette femme? »
U leur cite ThiBtoire dune Marthe, une fausse
poss^d^e de Paris. — Pour r^ponse, on la fait
communier devant lui. Le Diable communiant, le
Diable recevant le corps de Dieu!... Le pauvre
homme est stup^fait... II s'humilie devant Tlnqui-
sition. II a trop forte partie, ne dit plus un mot.
Un des moyens de Louise, c'est de terrifier Tas-
sistance, disant : « Je vois des magiciens... » Cha-
cun tremble pour soi-m6me.
Victorieuse, de la Sainte-Baume, elle frappe
jusqu'^ Marseille. Son exorciste flamand, r^duit a
r^trange r61e de secretaire et confident du Diable,
6crit sous sa dictee cinq lettres :
Aux Capucins de Marseille pour qu'ils somment
Gauffridi de se convertir ; — aux memes Capucins
pour quils arrStent Gauffridi, le garrottent avec
une dtole et le tiennent prisonnier dans telle mai-
son qu'elle indique ; — plusieurs lettres aux mode-
rns, a Catherine de France, aux Pr^tres de la
Doctrine, qui eux- memes se declaraient centre
elle. — Enfin, cette femme effr^n^e, debord^e,
insulte sa propre supi^rieure : « Vous m'avez dit au
depart d'etre humble et ob^issante. . . Je vou« rends
votre conseil. »
Verrine, le Diable de Louise, d^mon de Tair et
du vent, lui souflBiait des paroles foUes, l^geres et
d orgueil insens^, blessant amis et ennemis, I'ln-
quisition mSme. Un jour elle se mit h rire de
Michaelis, qui se morfondait h Aix h pr6cher dans
le ddsert tandis que. tout le monde venait T^couter
k la Sainte-Baume. « Tu prfiches, 6 Michaelis, tu
230 LA SORClfeRE.
dis vrai, mais avances peu... Et Louise, sans
^tudier, a atteint, compris le sommaire de la per-
fection. »
Cette joie sauvage lui venait surtout d'avoir
bris6 Madeleine. Un mot y avait fait plus que cent
sermons. Mot barbare : « Tu seras brtilde ! » (17 dd-
ceinbre.) La petite fille, ^perdue, dit d6s lors tout
ce quelle voulait et la soutint bassement.
EUe s'humilia devant tous, demanda pardon a sa
mere, a son sup^rieur Romillion, k Tassistance, a
Louise. Si nous en croyons celle-ci, la peureuse la
prit k part, la pria d'avoir pitid d'elle, de ne pas
trop la cMtier.
L'autre, tendre comme un roc, cl^mente comme
un ^cueil, sentit qu elle ^tait k elle, pour en faire
ce qu'elle voudrait. Elle la prit, Tenveloppa, I'dtour-
dit et lui 6ta le peu qui lui restait d'ame. Second
ensorcellement, mais k I'envers de Gauflfridi, une
possession par la terreur. La creature an^antie
marchant sous la verge et le fouet, on la poussa
jour par jour dans cette voie d exquise douleur
d'accuser, d'assassiner celui qu'elle aimait encore.
Si Madeleine avait r^sist^, Gauffridi eAt ^chapp^.
Tout le monde ^tait centre Louise.
Michaelis m^me, k Aix, ^clipsd par elle dans
ses predications, traits d'elle si l^g^rement, eflt
tout arrSte plut6t que d'en laisser Thonneur k cette
fiUe.
Marseille d^fendait GauflEridi, ^tant eflfray^e de
voir I'inquisition d' Avignon pousser jusqu'a elle,
et che'z elle prendre un Marseillais,
L'^v^que surtout et le cbapitre d^fendaient leur
GAUFFRIDI. 1610. 251
prfitre. lis soutenai^nt qu'il n'y avait rien en tout
Cela quune jalousie de confesseurs, la haine ordi-
naire des moines centre les prfitres s6culiers.
Les Doctrinaires auraient voulu tout finir. lis
dtaient ddsol^s du bruit. Plusieurs en eurent tant
de chagrin, qu'ils dtaient pres de tout laisser et de
quitter leur maison.
Les dames ^taient indigndes, surtout madame
libertat, la dame du chef des royalistes, qui avait
rendu Marseille au roi. Toutes pleuraient pour
Gau£&idi et disaient que le ddmon seul pouvait
attaquer cet agneau de Dieu.
Les Capucins, k qui Louise si impdrieuseopient
ordonnait de le prendre au corps, 6taient (comme
tons les ordres de Saint -Francois) ennemis des
Dominicains. lis furent jaloux du relief que ceux-ci
tiraient de leur poss^d^e. La vie errante d'ailleurs
qui mettait les Capucins en rapport continuel avec
les femmes leur faisait souvent des affaires de
moeurs. lis n'aimaient pas qu'on se mlt k regarder
de si pres la vie des ecclesiastiques. Us prirent
parti pour Gauffridi. Les possdd^s n'etaient pas
chose si rare qu'on ne ptlt s'en procurer; ils en
eurent un k point nommd. Son diable, sous Tin-
fluence du cordon de saint Francois, dit tout le
contraire du diable de Saint-Dominique, il dit, et
ils ^crivirent en son nom : <^ Que Gauffridi n'etait
nullement magicien, qu on ne pouvait TarrSter. »
On ne s'attendait pas k cela, k la Sainte-Baume.
Louise parut interdite. Elle trouva k dire seule-
ment qu apparemment les Capucins n'avaient pas
fait jurer a leur diable de dire vrai. Pauvre r6-
232 LA S0RGI£RB.
ponse, qui fiit pourtant appuy^e par la tremblante
Madeleine.
Celle-oi, comme un chien battu et qui craint de
r^tre encore, 6tait capable de tout, mSme de mordre
et de d^cbirer. C'est par elle qu'en cette crise
Louise borriblement mordit.
Elle-mfime dit seulement que T^v^que, sans la
savoir, oflfensait Dieu. Elle cria « centre les sor-
ciers de Marseille, » sans nommer personne. Mais
le mot cruel et fatal, elle le fit dire par Madeleine.
Une femme qui depuis deux ans avait perdu son
enfant fut designee par celle-ci comme I'ayant
6tTBjigl6. La femme, craignant les tortures, s'en-
fuit ou se tint cacb^e. Son mari, son p^re, en
larmes, vinrent k la Sainte-Baume, sans doute
pour fl^cbir les inquisiteurs. Mais Madeleine n'eAt
jamais os6 se dddire; elle r^p^ta Taccusation.
Qui 6tait en stlret6? Personne. Du moment que
le Diable 6tait pris pour vengeur de Dieu, du mo-
ment qu'on ^crivait sous sa dict^e les noms de
ceux qui pouvaient passer par les flammes, cbacun
eut de nuit et de jour le caucbemar aflBreux du
btlcber.
Marseille , centre une telle audace de Tlnquisi-
tion papale, etlt dA s'appuyer du Parlement d'Aix.
Malbeureusement elle savait qu'elle n'^tait pas
aim^e k Aix. Celle-ci , la petite ville officielle de
magistrature et de noblesse, atoujours 6t6 jalouse
de Topulente splendour de Marseille, cette reino
du Midi. Ce fut tout au contraire Tadversaire de
Marseille, Tinquisiteur papal, qui, pour pr^venir
I'appel de Gauffiridi au Parlement, y eut recours le
GAUFFRIDI. 1610. S3S
premier. C'^tait un corps trSs fanatique dont les
grosses tdtes ^taient des nobles enrichis dans
Tautre si^cle au massacre des Vaudois. Comme
juges laiques, d'ailleurs, ils furent ravis de voir un
inquisiteur du pape cr^er un tel pr^c^dent, avouer
que, dans Taffaire d'un prStre, dans une affaire de
sortilege, Tlnquisition ne pouvait proc^der que
pour Tinstruction pr^paratoire. C'^tait comme une
demission que donnaient les inquisiteurs de toutes
leurs vieilles pretentions. Un c6t6 flatteur aussi
oil mordirent ceux d'Aix, comme avaient fait ceux
de Bordeaux, c'^tait qu'eux laiques, ils fussent
^rig^s par I'Eglise elle-mSme en censeurs et r6for-
mateurs des moeurs eccl^siastiques.
Dans cette affaire, oil tout devait Stre strange et
miraculeux, ce ne fut pas la moindre merveiUe de
voir un d^mon si furieux devenir tout a coup flat-
teur pour le Parlement, politique et diplomate.
Louise charma les gens du roi par un ^loge du feu
roi. Henri IV (qui Taurait cru?) fut canonist par le
Diable. Un matin, sans ^-propos, il 6clata en 6loges
« de ce pieux et saint roi qui venait de monter au
ciel. 9»
Un tel accord des deux anciens ennemis, le
Parlement et I'lnquisition, celle-ci d^sormais stlre
du bras s^culier, des soldats et du bourreau, une
commission parlementaire envoyde k la Sainte-
Baume pour examiner les poss^d^es, ^couter leurs
depositions , leurs accusations , et dresser des
listes, c'etait chose vraiment effrayante. Louise,
sans management, d^signa les Capucins, defen-
seurs de Gauffridi, et annon^a « qu'ils seraient
20
t54 u sorgi£re.
punis temporellement » dans leur corps et dans leur
chair.
Les pauvres P6res furent brisks. Leur diable
ne souffla plus mot. lis allerent trouver T^v^que,
et lui dirent qu'en eflfet on ne pouvait guere refu-
ser de repr^senter Gauflfridi k la Sainte-Baume, et
de faire acte d'ob^issance ; mais qu'aprSs cela
r^v^que et le chapitre le reclameraient, le replace-
raient sous la protection de la justice ^piscopale.
On avait calculi aussi sans doute que la vue de
cet homme aim^ allait fort troubler les deux filles,
que la terrible Louise elle-mSme serait dbranl^e
^es reclamations de son coeur.
' Ce coeur, en eflfet, s'^veilla k Tapproche du cou-
pable ; la furieuse semble avoir eu un moment
d attendrissement. Je ne connais rien de plus brtl-
lant que sa pri^re pour que Dieu sauve celui qu'elle
a pouss6 k la mort : « Grand Dieu, je vous offre
tons les sacrifices qui ont 6t6 oflferts depuis I'ori-
gine du monde et le seront jusqu^ la fin... le tout
pour Louis!... Je vous oflPre tons les pleurs des
saints, toutesles extases des anges... le tout pour
Louis ! Je voudrais qu il y etlt plus d ames encore
pour que Toblation ftlt plus grande... le tout pour
Louis! Pater de coelis Deus, miserere Ludovici!
Fili redemptor mundi Deus, miserere Ludo-
vici!... » etc.
Vaine piti^! funeste dailleursL.. Ce qu'elle eAt
voulu, c'etait que I'accus^ ne s'endurcit pas, quil
. s'avoudt coupable. Auquel cas il ^tait stir d'fitre
brtlie, dans notre jurisprudence.
EUe-mdme, du reste, ^tait finie, elle ne pouvait
GAUFFRIDI. 1610. 2S5
m
plus rien. L'inquisiteur Michaelis, humilid de
n'avoir vainou que par elle, irrit^ contre son exor-
ciste flamand, qui s'^tait tellement subordonn^ k
elle et avait laiss^ voir a tous les secrets ressorts
de la tragedie, Michaelis venait justement pour
briser Louise, sauver Madeleine et la lui substi-
tuer, s'il se pouvait, dans ce drame populaire. Ceci
n*6tait pas maladroit et t^moigne d'une certaine
entente de la scene. L'hiver et TAdvent avaient
^te remplis par la terrible sibylle, la bacchante
furieuse. Dans une saison plus douce, dans un
printemps de Provence, au CarSme, aurait figure
un personnage plus touchant, un ddmon tout f^mi-
nin dans une enfant malade et dans une blonde
timide. La petite demoiselle appartenant k une
famille distingu^e, la noblesse s'y int^ressait, et
le Parlement de Provence.
Michaelis, loin d'^couter son Flamand, Thomme
de Louise, lorsqu il voulut entrer au petit conseil
des parlementaires, lui ferma la porte. Un Capu-
dn, venu aussi , au premier mot de Louise, cria :
« Silence, Diable maudit ! »
Gaufiridi cependant 6tait arriv6 k la Sainte-
Baume, ou il faisait triste figure. Homme d'esprit,
mais faible et coupable, il ne pressentait que trop
la fin d'une pareille tragedie populaire, et, dans sa
cruelle catastrophe, il se voyait abandonn^ , trahi
de I'enfant qu'il aimait. II s abandonna lui-m^me,
et, quand on le mit en face de Louise, elle appa-
rut comme un juge, an de ces vieuxjuges d'Eglise,
cruels et subtils scolastiques. Elle lui posa les
questions de doctrine, et a tout il r^pondait oui.
256 LA SORCI6RE.
«
lui accordant mSniB les choses les plus contesta-
bles, par exemple, « que le Diable peut fitre cm
en justice sur sa parole et son serment. »
Cela ne dura que huit jours (du 1^^ au 8 Janvier).
Le clergd de Marseille le rdclama. Ses amis, les
Capucins, dirent avoir visits sa chambre et n'avoir
rien trouvd de magique. Quatre chanoines de Mar-
seille vinrent d'autorit^ le prendre et le rame-
ndrent chez lui.
Gauffridi ^tait bien bas. Mais ses adversaires
n'^taient pas bien haut. Mdme les deux inquisi-
teurs, Michaelis et le Flamand , ^taient honteuse-
ment en discorde. La partiality du second pour
Louise, du premier pour Madeleine, d^passa les
paroles mdme, et Ton en vint aux voies de fait. Ce
chaos d'accusations de sermons, de revelations,
quele Diable avait dict^es par la bouche de Louise,
le Flamand, qui I'avait 6crit, soutenait que tout
cela 6tait parole de Dieu, et craignait qu'on n'y
toucb&t. II avouait une grande defiance de son
chef Michaelis, craignant que, dans Tint^rfit de
Madeleine, il n'alUrkt ces papiers de manidre k
perdre Louise. II les d^fendit tant qu'il put, s'en-
ferma dans sa; chambre, et soutint un si6ge. Mi-
chaelis, qui avait les parlementaires pour lui, ne
put prendre le manuscrit qu'au nom du roi et en
enfongant la porte.
Louise, qui n'avait peur de rien, voulait au roi
opposer le pape. Le Flamand porta appel centre
son chef Michaelis h Avignon, au l^gat. Mais la
prudente cour papale fut eflfray^e du scandale de
voir un inquisiteur accuser un inquisiteur. Cllle
GAUFFRIDI. 1610. 9ST
n'appuya pas le Flamand, qui n'eut plus qu!k se
soumettre. Michaelis , pour le faire taire, lui res-
titua les papiers.
Ceux de Michaelis, qui forment un second pro-
ces-verbal assez plat et nullement comparable k
Tautre, ne sent remplis que de Madeleine. On lui
fait de la musique pour essayer de la' calmer. On
note trds soigneusement si elle mange 6u ne mange
pas. On s'occupe trop d'elle en verity, et souvent
de fagon peu ^difiante. On lui adresse des ques-
tions ^tranges sur le magicien, sur les places de
son corps qui pouvaient avoir la marque du Dia-
ble. Elle-meme fut examinee. Quoiqu'elle dAt T^tre
a Aix par les m^decins et chirurgiens du Parle-
ment (p. 70), Michaelis, par excds de z^le, la
visita k la Sainte-Baume, et il spdcifie ses obser-
vations (p. 69). Point de matrone appelee. Les
juges, laiques et moines, ici r^concili^s et n'ayanc
pas k craindre leur surveillance mutuelle, se pas-
s6rent apparemment ce mepris des formalit6s.
lis avaient un juge en Louise. Cette fiUe bardie
stigmatisa ces ind^cences au fer chaud : « Ceux
qu'engloutit le Deluge n'avaient pas tant fait que
ceux-ci!... Sodome, rien de pareil n'a jamais 6t6
dit de toil... »
Elle dit aussi : « Madeleine est livree k Timpu-
ret^l » C'^tait, en effet, le plus triste. La pauvre
foUe, par une joie aveugle de vivre, de n'^tre pas
brtllee, ou par un sentiment confus que c 6tait elle
maintenant qui avait action sur les juges, chanta,
dansa par moments avec une liberty honteuse, im-
pudique et provocante. Le pr4tre de la Doctrine,
so.
23a JU'6Qiu:i£i^.
le vieux Romillion, en rougit pour son Ursuline,
Clioqu^ de voir ces hommes admirer ses longs che-
veux, il dit qu'il fallait les couper, lui 6ter cette
vanity.
Elle ^tait obdissante et douce dans ses bons mo-
ments. Et on aurait bien voulu en faire une. Louise.
Mais ses Diables dtaient vaniteux, amoureux, non
6loquents et furieux, comme ceux de Tautre. Quand
on voulut les faire pr6cher, ils ne dirent que des
pauvretds. Michaelis fut oblige de jouer la pi^ce
tout seul. Comme inquisiteur en cbef, tenant a dd-
passer de loin son subordonnd Flamand, il assura
avoir d^jatird de ce petit corps une arm6e de six
mille six cent soixante diables; il n'en restait
qu'une centaine. Pour mieux convaincre le public,
il lui fit rejeter le charme ou sortilege qu'elle avait
avald, disait-il, et le lui tira de la boucbe dans
ane mati^re gluante. Qui etlt refuse de se rendre
jt cela? Uassurance demeura stup^faite et con-
vaincue.
Madelaine 6tait en bonne voie de salut. L'obsta-
cle ^tait elle-mSme. Elle disait 4 chaque instant des
choses imprudentes qui pouvaient irriter la jalou-
sie de ses juges et leur fait perdre patience. Elle
avouait que tout objet lui repr6sentait Gauffridi,
qu'elle le voyait toujours. Elle ne cachait pas ses
songes ^rotiques. « Cette nuit, disait-elle, j'^tais au
sabbat. Les magiciens adoraient ma statue toute
dorde. Chacun d'eux, pour Thonorer, lui oflfrait du
sang, qu'ils tiraient de leurs mains avec des lan-
cettes. Lui, il ^taitl4, a genoux, la corde au cou,
me priant de revenir d lui et de ne pas le trahir...
GAUFFRIOI. 1610. 259
Je r&istais... Alors il dit : « Y a-t-il quelqu'un ici
« qui veuiUe mourir pour elle? — Moi, dit un jeune
« homme, » et le magicien rimmola. »
Dans un autre moment, elle le voyait qui lui de-
mandait seulement un seul de ses beaux cheveux
blonds. «Et, comma je refusals, il dit : «Lamoitie
« au moins d'un cheveu. »
Elle assurait cependant qu'elle r^sistaittoujours.
Mais un jour, la porte se trouvant ouverte, voila
notre convertie qui courait a toutes jambes pour
rejoindre Gauffridi.
On la reprit, au moins le corps. Mais Tdme?
Michaelis ne savait comment la reprendre. II avisa
heureusement son anneau magique. II le tira, le
coupa, le detruisit, le brtlla. Supposant aussi que
Tobstination de cette personne si douce venait des
sorciers invisibles qui s'introduisaient dans la
chambre, il y mit un homme d armes, bien solide,
avec une ep6e, qui frappait de tous les c6t^s, et
taillait les invisibles en pieces.
Mais la meiUeure medecine pour convertir Ma-
deleine, ce fut la mort de Gauflfridi. Lie 5 fevrier,
llnquisiteur alia precber le Car^me a Aix, vit les
juges et les anima. Le Parlement, docile a son
impulsion, envoya prendre a Marseille Timpru-
dent, qui, se voyant si bien appuye de Tevfique, du
chapitre, des Capucins, de tout le monde, avait cru
qu'on n'oserait.
Madeleine d'un c6t^, Gauflfridi de Tautre, arri-
v6rent a Aix. Elle dtait si agit^e, qu'on fut con-
traint de la lier. Son trouble ^tait epouvantable,
et Ton n'dtait plus stir de rien. On avisa un moyen
240 LA SORGlfiRE.
bien hardi avec cette enfant si malade, une de ces
peurs qui jettent une femme dans les convulsions
et parfois donnent la mort. Un vicaire general de
rarchevSch^ dit qu'il y avait en ce palaas un noir
et ^troit charnier, ce qu'on appelle en Espagne un
pourrissoir (comme on en voit a TEscurial). Ancien-
nement on y avait mis se consommer d'anciens
ossements de morts inconnus. Dans cet autre s^
pulcral, on intro^uisit la fille tremblante. On
Texorcisa en lui appliquant au visage ces froids
ossements. Elle ne mourut pas d'horreur, mais
elle fut d^s lors a discretion, et Ton eut ce qu'on
voulait, la mort de la conscience, rextermination
de ce qui restait de sens moral et de volenti.
Elle devint un instrument souple, a faire tout ce
qu'on voulait, flatteuse, cherchant k deviner ce qui
plairait a ses maltres. On lui montrades huguenots,
et elle les injuria. On la mit devant Gauffridi, et
elle lui dit par coeur les griefs d'accusation, mieux
que n'eussent fait les gens du roi. Cela ne I'emp^-
chait pas de japper en furieuse quand on la menait
k r^glise, d'ameuter le peuple centre Gauflfridi en
faisant blasphemer son Diablo au nom du magi-
cien. Belzdbub disait par sa bouche : « Je renonce
a Dieu , au nom de Gauflfridi , je renonce a
Dieu, » etc. Et au moment de M6vation : « Re-
tombe sur moi le sang du Juste, de la part de
Gauffridi! »
Horrible communaute. Ce Diablo k deux dam-
nait Tun par les paroles de Tautre; tout ce qu'il
disait par Madeleine, on I'imputait k Gauffridi. Et
la foule epouvantiSe avait h4te de voir brtUer le
GAUFFRIDI. 1610. 241
blaspMinateur muet dont Tinipi^t^ rugissait par la
voix de cette fille.
Les exorcistes lui firerit cette cruelle question,
k laquelle ils eussent eux-mSmes pu rdpondre bien
mieux qu'elle : « Pourquoi, Belzebub, parles-tu si
mal de ton grand ami? » — EUe r^pondit ces mots
afireux : « S'il y a des traitres entre les hommes,
pourquoi pas entre les demons? Quand je me sens
ayec Gauffridi, je suis k lui poup faire tout ce qu'il
voudra. Et quand vous me contraignez, je le trahis
at m'en moque. »
EUe ne soutint pas pourtant cette execrable ri-
s^e. Quoique le d^mon de la peur et de la servility
sembl&t ravojr toute envahie, il y eut place encore
pour le desespoir. EUe ne pouvait plus prendre le
moindre aliment. Et ces gens qui depuis cinq mois
Texterminaient d'exorcismes et pr^tendaientravoir
aUegee de six mille ou sept mille diables, sont
obliges de convenir qu'eUe ne voulait plus que
mourir et chercbait avidement tons les moyens de
suicide. Le courage seul lui manquait. Une fois,
eUe se piqua avec une lancette, mais n'eut pas la
force d'appuyer. Une fois, eUe saisit un couteau,
et, quand on le lui 6ta, elle t&cba de s'^trangler.
EUe s'enfoncait des aiguiUes, enfin essaya foUe-
ment de se faire entrer dans la tSte une longue
^pingle par Toreille.
Que devenait Gauffridi? L'inquisiteur, si long
Bur les deux fiUes, n'en dit presque rien. II passe
comme sur le feu. Le peu qu'il dit est bien strange.
II conte qu'on lui banda les yeux, pendant qu'avec
des aiguUles on cherchait sur tout son corps la
242 LA SORGI&RE.
place insensible qui devait Stre la marque du
Diable. Quand on lui 6ta le bandeau, il apprit avec
^tonnement et horreur que, par trois fois, on avait
enfonce Taiguille sans qu'il la sentit ; done il etait
trois fois marqu6 du signe d'Enfer. Et Tinquisiteur
ajouta : « Si nous ^tions en Avignon, cet homme
serait brtile demain. »
II se sentit perdu, et ne se d^fendit plus. II re-
garda seulement si quelques ennemis des Domini-
cains ne pourraient lui sauver la vie. II dit vouloir
se confesser aux Oratoriens. Mais ce nouvel ordre,
qu'on aurait pu appeler le juste-milieu du catholi-
cisme, 6tait trop froid et trop sage pour prendre
en main une telle affaire, si avanc^Q d*ailleurs et
d^sesp^ree.
Alors il se retourna vers les moines Mendiants,
se confessa aux Capucins, avoua tout et plus que
la vdrit^, pour acheter la vie par la honte. En Es-
pagne, il aurait 6te relaxe certainement, sauf une
p6nitence dans quelque convent. Mais nos parle-
ments ^taient plus s6veres ; ils tenaient a constater
la puret^ supdrieure de la juridiction laique. Les
Capucins, eux-m6mes pen rassur^s sur Tarticle des
mosurs, n'^taient pas gens a attirer la foudre sur
eux. Ils enveloppaient Gauflfridi, le gardaient, le
consolaient jour et nuit, mais seulement pour qu'il
s'avou&t magicien, et que, la magie restant le
grand chef d'accusation, on ptlt laisser au second
plan la seduction d'un directeur, qui compromet-
taitle clergd.
Done ses amis, les Capucins, par obsession, ca-
resses et tendresses, tirent de lui Taveu mortel,
GAtmrnm. 1610. f4S
qui, disaient-ils, sauvait son &me, mais qui bien
certainement livrait son corps au btlcher.
L'homme ^tant perdu, fini, on en finit avec les
filles, qu on ne devait pas brftler. Ce fut une fac4-
tie. Dans une grande assembl^e du clerg6 et dn
Parlement, on fit venir Madeleine, et, parlant k
elle, on somma son diable, Belzdbub, de vider les
lieux, sinon de donner ses oppositions. II n'eut
garde de le faire, et partit honteusement.
Puis on fit venir Louise, avec son diable Ver-
rine. Mais avant de chasser un esprit si ami de
TEglise, les moines r^gal^rent les parkmentaires,
novices en ces choses, du savoir-faire de ce diable,
en lui faisant ex^cuter une curieuse pantomime.
« Coinment font les Seraphins, les Ch^rubins, les
Tr6nes, devant Dieu? — Chose difficile, dit Louise,
ils n'ont pas de corps. » Mais, comme on r^p^ta
lordre, elle fit effort pour ob^ir, imitant le vol des
uns, le brtllant d^sir des autres, et enfin Tadora-
tion, en se courbant devant les juges, prostern6e
et la t^te en bas. On vit cette fameuse Louise, si
fi^re et si indompt^e, s'humilier, baiser le pav^,
et, les bras ^tendus, s'y appliquer de tout son long.
Singuli^re exhibition, frivole, ind^cente, par
laquelle on lui fit expier son terrible succ^s popu-
laire. Elle gagna encore Tassembl^e par un cruel
coup de poignard qu'elle frappa sur Gauffridi, qui
6tait 1^ garrottd : « Maintenant, lui dit-on, ou est
Belz^bub, le diable sorti de Madeleine ? — Je le
vois distinctement k Toreille de Gauffridi. »
Est-ce assez de bonte et d'horreurs? Resterait k
savoir ce que cet infortun^ dit k la question. On
fU lA SORGlfiRB.
lui donna Tordinaire et Textraordinaire. Tout ce
qull y dut r^v^ler ^clairerait sans nul doute la
curieuse histoire des convents de femmes. Lea
parlementaires recueillaient avidement ces choses-
Ik, comme armes qui pouvaient servir, mais lis les
tenaient « sous le secret de la cour. »
L*inquisiteur Michaelis, fort attaqu^ dans le pu-
blic pour tant d'animosite qui ressemblait fort k la
jalousie, fut appel^ par son ordre, qui s'assemblait
^ k Paris, et ne vit pas le supplice de Gauffiridi,
hrtl6 vif k Aix quatre jours apr^s (30 avril 1611).
La reputation des Dominicains, entam^e par ce
proems, ne fut pas fort relev^e par une autre affaire
de possession qu'ils arrangdrent k Beauvais (no-
vembre) de manidre k se donner tons les honneors
de la guerre, et qu'ils imprimdrent k Paris. Comme
on avait reprocb^ surtout an diable de Louise de
ne pas parler latin, la nouvelle poss^d^e, Denise
Lacaille, en jargonnait quelques mots. lis en firent
grand bruit, la montr^rent souvent en procession,
la promendrent mfime de Beauvais k Notre-Dame
de Liesse. Mais Taffaire resta assez froide. Ce pd-
lerinage picard n'eut pas Teffet dramatique, les
terreurs de la Sainte-Baume. Cette Lacaille, avec
son latin, n'eut pas la brtUante Eloquence de la
Provengale , ni sa fougue , ni sa fureur. Le tout
n'aboutit k rien qu'4 amuser les huguenots.
' Qu'advint-il des deux rivales, de Madeleine et
de Louise? La premiere, du moins son ombre, fut
tenue en terre papale, de peur qu'on ne la fit par-
lor sur cette fun6bre affaire. On ne la montrait en
public que comme exemple de penitence. On la
GAUFFRIDl. 1610. 245
menait couper avec de pauvres femmes du bois
qu'on vendait pour aum6nes. Ses parents, humili^s
d'elle, Tavaient r^pudide et abandonnde.
Pour Louise, elle avait dit pendant le proems :
« Je ne men glorifierai pas... Le proces fini, j'en
mourrai ! » Mais cela n'arriva point. Elle ne mou-
rut pas ; elle tua encore. Le Diable meurtrier qui
6tait en elle 6tait plus furieux que jamais. Elle se
mit 4 declarer aux inquisiteurs par noms, pr^noms
et surnoms, tous ceux qu*elle imaginait affili^s k
la magie, entre autres une pauvre fille, nomn^^e
Honorde, « aveugle des deux yeux, » qui fut brtl-
Ue vive.
« Prions Dieu, dit en finissant le P. Michae-
lis, que le tout soit k sa gloire et k celle de son
Bglise. n
«y-
SI
VII
LES P0SS]6d£ES DE LOUDDN. URBAIN GRANDIER. 1632-1634
Dans lesMemoires d'etat qu'avait Merits lefameux
p6re Joseph, qu on ne connait que par extrdts, et
que Ton a sans doute prudemment supprim^s
comme trop instructifs, ce bon p^re expliquait
qu'en 1633 il avait eu le bonheur de d^couvrir une
h^r^sie, une h^r^sie immense, ou trempaient un
nombre infini de confesseurs et de directeurs.
^Les capucins, legion admirable des gardiens de
TEglise, bons chiens du saint troupeau, avaient
flair^, surpris non pas dans les deserts, mais en
pleine France, au centre, k Chartres, en Picardie,
partout, un terrible gibier, les alumbrados de TEs-
pagne (illumines ou qui^tistes), qui, trop persecu-
tes 14-bas, s'^taient r^fugi^s chez nous, et qui, dans
le monde des femmes, surtout dans les couvents,
glissaient le doux poison qu'on appela plus tard du
nom de Molinos.
URBAIN GRANDIER. 1632-1634. 247
La xnerveille, c'dtait qu'on n'etit pas su plus t6t
la chose. EUe ne pouvait gudre 6tre cach^e, 6tant
si ^tendue. Les capucins juraient qu'en la Picar*
die seule (pays ou les fiUes sont faibles et le sang
plus chaud qu au Midi) cette folie de ramour mys-
tique avait soixante mille professeurs. Tout le
clerg^ en 6tait-il? tons les confesseurs, directeurs?
II faut sans doute entendre qu'aux directeurs offi-
ciels nombre de laiques sadjoignirent, brAlant du
mSme zSle pour le salut des dmes f^minines. Un
de ceux-ci qui ^clata plus tard avec talent, audace,
est Tauteur des Delices spirituelles, Desmarets de
Saint-Sorlin.
On ne pent comprendre la toute-puissance du
directeur sur les religieuses, cent fois plus maitre
alors qu'il ne le fut dans les temps ant^rieurs, si
Ton ne se rappelle les circonstances nouvelles.
La r^forme du concile de Trente pour la cl6ture '\
des monast^res, fort peu suivie sous Henri IV, ou
les religieuses recevaient le beau monde, don-
naient des bals, dansaient, etc., cette r^forme
commenga s^rieusement sous Louis XIII. Le car-
dinal de la Rochefoucauld, ou plutdt les j^suites
qui le menaienty exigdrent une grande d^cence
ext^rieure. Est-ce d. dire que Ton n'entrfit plus
aux convents? Un seul homme y entrait chaque
jour, et non seulement dans la maison, mais t
volont6 dans chaque cellule (on le voit dans plu-
sieurs aflfaires, surtout par David k Louviers).
Cette r^forme, cette cldture, ferma la porte au
S4a ^ u sorci£rb.
mottde,. aiut rivaux incommodes, donna le tdte^
iA&te au directeur, et Tinfluence unique.
Qu'en rdsulterailril? Les speculatifs en feront un
probl^me, non les hommes pratiques, non les ni6-
decins. D6s le seizidme siecle, le m^decin Wyer
nous Texplique par des histoires fort claires. II
cite dans son livre IV nombre de religieuses qui
devinrent furieuses d'amour. Et, dans son livre III,
il parle d'un pr^tre espagnol estim^ qui, a Rome,
entr^ par hasard dans un convent de nonnes, en
sortit fou, disant qu dpouses de Jdsus, elles dtaient
les siennes, celles du prfitre, vicaire de Jdsus. II
faisait dire des messes pour que Dieu lui donnAt la
grdce d'dpouser bient6t ce convent * ,
Si cette visite passag^re eut cet eflfet, on peut
comprendre quel dut 6tre V6tat du directeur des
monast^res de femmes quand il fat seul che2
elles, et proflta de la cl6ture, put passer le jour
avec elles, recevoir k chaque heure la dange-*
reuse confidence de leurs langueurs, de leurs fai-
blesses.
Les sens ne sent pas tout dans Tdtat de ced
filles. II faut compter surtout Tennui, le besoin
absolu de varier I'existence, de sortir d*une vie
monotone par quelque dcart on quelque rdve. Que
de choses nouvelles d cette dpoque ! Les voyages,
les Indes, la ddcouverte de la terre! Timprime-
rie! les remans surtout!... Quand tout cela roule*
au dehors, agite les esprits, comment croire qu'on
suppoirtera la pesante uniformity de la vie monasti-
« Wyer, liv. m, cb. vii, d'aprds arlUandi^
' URBAIN GRANDIER. 163M634. U9
que, rennui des longs offices, sans assaisonnement
que de quel^ue sermon nasillard?
« Les laiques m^me, au milieu de tant de distrao
tions, veulent, exigent de leurs confesseurs Tabso-
lution de Tinconstance.
Le prStre est entrain^, forc6 de proche en pro-
che. Une litt^rature immense, vari^e, Erudite, se
fait de la casuistique, de Tart de tout permettre.
Litterature tr^s progressive, ou Tindulgence de la
veille paraitrait s^v^rit^ le lendemain.
La casuistique fut pour le monde, la mystique
pour les convents.
L'an^antissement de la personne et la mort de la
volenti, c'est le grand principe mystique. Desma-
rets nous en donne tr^s bien la vraie port^e mo-
rale. Les d^vou^s, dit-il, immol^s en eux et an^an-
tis, n'existent plus qu'en Dieu. Deslors ils nepeuvent
malfaire. La partie sup^rieure est tellement divine,
qtfelle ne sait plus ce que fait Tautre *.
* Doctrine tr^s ancienne qui reparatt souvent dans le moyen
ftge. Au dix-septi^me si^cle, elle est commune dans les convents
de France et d'Espagne, nulle part plus claire et plus naYve que
dans les lemons d'un ange normand ^ une religieuse (affaire de
Lonviers). — L'ange enseigne h la nonne premi^rement « le
m^prls du corps et IMndiff^rence h la chair. J^sus Ta tellement
m^pris^e, qu'ii Ta exposde nue k la flagellation, et laiss^ voir k
tons... » — 11 Itti enseigne « I'abandon de r^me et de la volontd ,
lasainke, la docile, la toute passive ob^issance. Exemple : la sainte
Yierge, qui ne se d^fla pas de Gabriel, mais ob^it, con$ut. • —
SI.
250 LA SOtlGlflRE.
On devait croire que le z6\6 Joseph, qui avait
pouss6 si haut le cri d'alarme centre ces corrup-
teurs, ne s'en tiendrait pas 1^, qu'il y aurait nne
grande et lumineuse enquSte; que ce peuple in-
nombrable, qui, dans une seule province, comptait
soixante mille docteurs, serait connu, examine de
pres. Mais non, ils disparaissent, et Ton n'en a
pas de nouvelles. Quelques-uns, dit-on, furent em-
^risonn^s. Mais nul proces, un silence profond.
lelon toute apparence, Richelieu se soucia peu
d'approfondir la chose. Sa tendresse pour les ca-
pucins ne Taveugla pas au point de les suivre dans
une affaire qui etlt mis dans leurs mains linquisi-
tion sur tons les confesseurs.
En g^n^ral, le moinejalousait, haissaitle clerg^
s^culier. Maitre absolu des femmes espagnoles, il
6tait peu gotd6 de nos Frangaises pour sa malpro-
prete ; elles allaient plut6t au pretre, ou au jdsuite,
confesseur amphibie, demi moine et demi mon-
dain. Si Richelieu avait Idch^ la meute des capu-
cins, r^coUets, carmes, dominicains, etc., qui etlt
6t6 en sdretd dans le clerg^? Personne. Quel direc-
teur, quel pretre, mfime honnSte, n'avait us6 et
abus6 du doux langage des qui^tistes pres de ses
penitentes?
Gourait-elle un risque? Non. Gar un esprit ne peut causer aucune
impuret^. Tout au contraire, il purifle. » •— A Louviers, cette belle
doctrine fleurit d^s 1623, profess^e par un directeur te6, autoris^,
David. Le fond de son enseignement ^tait < de ftiire mourir le
pdchd par le ^6ch6, pour mieux rentrer en Innocence. Ainsi firent
nos premiers parents. Esprit de Bosroger (capucin). La PUU
affUgie, 164S; p. 167, 171, 173, 174, 181, 189, 190, 196.
URBAIN GBANDIEH. i632-i634, ^|
RicheKeu se garda de troubler le clerg^ lorsque
ddjA il pr^parait TassembMe g^n^rale oil il de-
manda un don pour la guerre. Un proems fut per-
mis aux moines , un seul , centre un curd , mais
centre un curd magicien, ce qui permettait d'em-
brouiller les choses (comme en Taffaire de Gauf-
fridi), de sorte qu'aucun confesseur, aucun direc-
teur, ne 3'y reconnAt, et que chacun, en sdcuritd
pleine, ptit toujours dire : « Ce n'est pas moi. »
Grdce k ces soins tout prdvoyants, une certaine
obscuritd reste en eflfet sur I'affaire de Grandier *.
Son historien, le capucin Tranquille, prouve k mer-
veille qu'il fut sorcier, bien plus un diable, et il est
nommd dans le proems (comme on aurait dit d'As-
taroth) Grandier des Dominations. Tout au con-
traire. Menage est pr^s de le ranger parmi les
grands hommes accuses de magie, dans les mar-
tyrs de la libre pensde.
Pour voir un peu plus clair, il ne faut pas pren-
dre Grandier k part, mais lui garder sa place dans
la trilogie diabolique du temps, dont il ne fut qu'un
second acte , I'dclairer par le premier acte qu'on a
> VHistoire des diabks de Loudun, du protestant Aubin, est an
livre s^rieux, solide, et confirm^ par les Procis-verhaux m§me de
laubardemont. Gelui du capucin Tranquille est une pi^ce gro-
tesqne. La Procedure est II notre grande Biblioth^que de Paris.
M. Figuier a donnd de toute Faffaire un long et excellent r6cit
(BisUnre du rmrveiUeux). — Je suis, comme on va voir, contre les
brCileurs, mais nuUement pour le brul^. II est ridicule d'en faire
un martyr, en haine de Richelieu. G*6tait un fat, vaniteux, libertin,
qui m^ritait, non le bucher, mais la prison perp€tuelle.
252 U SORGlfiRE.
vu en Provence dans Taifaire tef rible de la Sainte-
Baume ou p^rit Gauffridi, T^clairer par le troi*
sidme acte, par TaflFaire de. Louviers, qui copia
Lioudun (comme Loudun avait copi^), et qui eut 4
son tour un Gauffridi et un Urbain Grandier.
Les trois afl^res sont unes et idehtiques. Tou-
jours le prdtre libertin, toujours le moine jaloux et
la nonne furieuse par qui on fait parler le Diable,
et le prfitre brtild a la fin.
Voild ce qui fait la lumidre dans ces affaires, et
qui permet d'y mieux voir que dans la fange ob-
scure des monast^res d'Espagne et dltalie. Les
religieuses de ces pays de paresse m^ridionale
^taient ^tonnamment passives , subissaient la vie
de sdrail, et pis encore *.
Nos Frangaises, au contraire, d'une person-
nalit^ forte, vive, exigeante, furent terribles de
jalousie et terribles de haine, vrais diables (et sans
figure), partant indiscrdtes, bruyantes, accusa-
trices. Leurs revelations furent tr^s claires, et si
claires vers la fin, que tout le monde en eut honte,
et qu'en trente ans, en trois affaires, la chose, com-
menc^e par Thorreur, s'eteignit dans la platitude,
sous les sifflets et le d^gollt.
Ce n'etait pas k Loudun, en plein Poitou, parmi
les huguenots, sous leurs yeux et leurs railleries ,
dans la ville mSme ou ils tenaient leurs grands
synodes nationaux, qu*on etit attendu line affaire
scandaleuse pour les catholiques. Mais justement
ceux-ci, dans les vieilles viUes protesttotes, vi-
1 v. Del Hio, Llorente, ftiecl, etc.
URBAIN GRANDIER. 1S32-1634. S59
vaient conime 6n pays conquis , avec une liberW
tr^s grande, pensant non sans raison que des gens
souyent massacres, tout r^cemment vaincus, ne
diraient mot. La Loudun catholique (magistrats,
prStres , moines , un peu de noblesse et quelques
artisans) vivait k part de Tautre, en vraie colonie
conquerante. La colonie se divisa, comme on pou-
vait le deviner, par Topposition du pr6tre et du
moine.
Le moine, nombreux et altiei^, comme mission-
naire convertisseur, tenait le haut du pav6 centre
les protestants, et confessait les dames catholi-
qaeSy lorsque, de Bordeaux, arrivaun jeune cur6,
el6ve des Jesuites, lettr^ et agr^able, ^crivant bien
et parlant mieux. II ^clata en chaire, et bientdt
dans le monde. U ^tait Manceau de naissance et
disputeor, mais meridional d'^ducation, de faci-
lity bordelaise, hdbleur, l^ger comme un Gascon.
En peu de temps, il sut brouiller k fond toute la
petite ville, ayant les femmes pour lui, les hommes
centre (du moins presque tons). II devint magni-
fique, insolent et insupportable, ne respectant plus
rien. II eriblait de sarcasmes les carmes, d^blat^-
rait en chaire centre les moines en g^n^ral. On
s'6touffait a ses sermons. Majestueux et fastueux,
ce personnage apparaissait dans les rues de Lou-
dun comme un p^re de TEglise, tandis que la
nuit, moins bruyant; il glissait aux allies ou par
les portes de derri^re.
Toutes lui furent k discretion. La femme de
f 54 U S0RCI£RE.
Tavocat du roi fut sensible pour lui, mais plus en-
core la fiUe du procureur royal, qui en eut un
enfant. Ce n'^tait pas assez. Ce conqu^rant, mattre
des dames, poussant toujours son avantage, en
venait aux religieuses.
II y avait partout alors des Ursulines, soeurs
vou^es a Teducation, missionnaires femelles en
pays protestant, qui caressaient, charmaient les
m^res, attiraient lespetites filles. Celles de Lou-
dun dtaient un petit convent de demoiselles nobles
et pauvres. Pauvre convent lui-m^me; en les fon-
dant, on ne leur donna gudre que la maison, an-
cien college huguenot. La supdrieure, dame de
bonne noblesse et bien apparent^e , brtilait d*6le-
ver son convent, de Tamplifier, de Tenrichir et de
le faire connaitre. EUe aurait pris Grandier peut-
6tre, rhomme k la mode, si d^j^ elle n'eAt eu pour
directeur un pr^tre qui avait de bien autres ra-
cines dans le pays , ^tant proche parent des deux
principaux magistrats. Le chanoine Mignon,
comme on Tappelait, tenait la sup^rieure. Elle et
lui en confession (les dames sup^rieures confes-
saient les religieruses), tons deux apprirent avec
fureur que les jeunes nonnes ne rSvaient que de
ce Grandier dont on parlait tant.
Done, le directeur menace, le man tromp^, le
p6re outrage (trois afironts en m6me famille), uni-
rent leurs jalousies et jur^rent la perte de Gran-
dier. Pour r^ussir, il sufflsait de le laisser aller. II
se perdait assez lui-mfime. Une affaire dclata qui
fit un bruit k faire presque ^crouler la ville.
URBAIN GRANDIER. 1632-1634. 255
Les religieuses, en cette vieiUe maison hugue-
note ou on les avait mises, n'^taient pas rassur^es.
Leurs pensionnaires, enfants de la ville, et peut-
6tre aussi de jeunes nonnes, avaient trouv^ plaisant
d'6pouvanter les autres en jouant aux revenants,
aux fantdmes, aux apparitions. U n'y avait pas trop
d'ordre en ce melange de petites filles riches que
Ton gdtait, Elles couraient la nuit les corridors.
Si bien qu'elles s'^pouvant^rent elles-m6mes. Quel-
ques-unes en ^taient malades, ou malades d'esprit.
Mais ces peurs, ces illusions, se mSlant aux scan-
dales de ville dont on leur parlait trop le jour, le
revenant des nuits, ce fut Grandier. Plusieurs
dirent Tavoir vu, senti la nuit pr^s d'elles, auda-
cieux, vainqueur, et s'Stre r^veill^es trop tard.
Etait-ce illusion? Etaient-ce plaisanteries de no-
vices ? Etait-ce Grandier qui avait achetd la por-
tiere ou risqu^ Tescalade! On n*a jamais pu
r^claircir.
Les trois d6s lors crurent le tenir. lis suscitd-
rent d'abord dans les petites gens qu'ils prot^
geaient deux bonnes dmes qui d^clardrent ne pou-
voir plus garder pour leur cur6 un ddbauch^, un
sorcier, un d^mon, un esprit fort, qui, k Tdglise,
« pliait un genou et non deux ; » enfin qui se mo-
quait des regies, et donnait des dispenses centre
les droits de T^vfique. — Accusation habile qui
mettait centre lui T^v^que de Poitiers, d^fenseur
naturel du pr6tre, et livrait celui-ci k la rage des
moines.
Tout cela mont^ avec g^nie, il faut Tavouer. En
le faisant accuser par deux pauvres, on trouva trds
S96 LA SOftClftRB.
utile de le Mtonner par un noble. En ce temps de
duel, Thomme, impun^ment b&tonn^, perdait dans
le public, il baissait chez les femmes. Grandier sen-
tit la profondeur du coup. Comme en tout il aimait
r^clat, il alia au roi mSme, se jeta k ses genoux,
demanda vengeance pour sa robe de prdtre. II
Taurait eue d*un roi d^yot; mais ilse trouvali des
gens qui dirent au roi que c'6tait affaire d'amour
et fureur de maris tromp^s.
Au tribunal eccl^iastique de Poitiers, Grandier
fut condamn^ k penitence et a dtre banni de Lou-
dun, done d^shonor^ comme pr^re. Mais le tri-
bunal civil reprit la chose et le trouva innocent. II
eut encore pour lui Tautorit^ eccl6siastique dont
relevait Poitiers, rarcliev6que de Bordeaux, Sour-
dis. Ce pr^lat belliqueux, amiral et brave marin,
autant et plus que prStre, ne fit que hausser les
^paules au r^cit de ces peccadillos. II innocentale
cur6, mais en mdme temps lui conseiUa sagement
d'aller vivre partout, excepts A Loudun.
C est ce que I'orgueilleux n'eut garde de faire. II
voulut jouir du triomphe sur le terrain de la ba-
taille et parader devant les dames. II rentra dans
Loudun au grand jour, k grand bruit; toutes le
regardaient des fendtres ; il marchait tenant un
laurier.
MaiMMM^MaMft
Non content de cette folic, il menagait, voolait
reparation. Ses adversaires, ainsi poussds, k leur
tour en p^ril, se rappel^rent I'affaire de Gauffiridi,
oil le Diable, le pdre du mensonge, honorablement
URBAIN GRANDIER. 1632-1634. 257
rfliabilitd, avait 6i6 accepts en justice comme un
bon Wmoin v^ridique, croyable pour TEglise et
croyable pour les gensdu roi. Ddsesp^r^s, ils invo-
qu6rent un Diable et ils Teurent k commande-
ment. U parut chez les Ursulines.
Chose hasardeuse. Mais que de gens intdress^s
au succds ! La sup^rieure voyait son couvent, pau-
Tre, obscur, attirer bient6t les yeux de la cour;
des provinces, de toute la terre. Les moines y
Toyaient leur victoire sur leurs rivaux, les pr6-
tres- Ils retrouvaient ces combats populaires livr^s
au DiablQ en Tautre sidcle, souvent (comme k Sois-
sons) devant la porte des 6glises, la terreur et la
joie du peuple a voir triompher le bon Dieu, I'aveu
tird du Diable « que Dieu est dans le Sacrement, »
rhumiliation des huguenots convaincus par le d^-
mon mSme.
Dans cette com^die tragique, Texorciste repr6-
sentait Dieu, ou tout au moins c'dtait larchange
terrassant le dragon. II descendait des ^chafauds,
6puis6, ruisselant de sueur, mais triomphant, portd
dans les bras de la foule, btoi des bonnes femmes
qui en pleuraient de joie.
Voila pourquoi il fallait toujours un peu de sor-
cellerie dans les procds. On ne s*int^ressait qu'au
Diable. On ne pouvait pas toujours le voir sortir
du corps en crapaud noir (comme k Bordeaux
en 1610). Mais on dtait du moins dedommag^ par
une grande, une superbe mise en sc^ne. L'dpre
desert de Madeleine, Thorreur de la Sainte-Baume,
dans Taffaire de Provence, firent une bonne partie
du sucods. Loudun eut pour lui le tapage et la
258 LA SORGI&RE.
bacchanale furieuse d'une grande arm^ d'exor-
cistes divis^s en plusieurs 6glises. Enfin Louviers,
que nous verrons , pour raviver un peu ce genre
usd, imagina des scenes de nuit ofi les diables en
religieuses, k la lueur des torches, creusaient,
tiraient des fosses les charmes qu'on y avait ca-
ches.
Uaflfaire de Loudun commenga par la sup^
rieure et par une sceur converse k elle. EUes
eurent des convulsions, jargonn^rent diabolique-
ment. D'autres nonnes les imit^rent, une surtout,
bardie, reprit le r61e de la Louise de Marseille,
le m6me diable Leviathan, le d^mon supdrieur de
chicane et d'accusation.
Toute la petite ville entre en branle. Les moines
de toutes couleurs s emparent des nonnes, les di-
visent, les exorcisent par trois, par quatre. lis se
partagent les 6glises. Les capucins k eux seuls en
occupentdeux. La foule y court, toutes les femmes,
et, dans cet auditoire effray^, palpitant, plus d'une
crie qu'elle sent aussi des diables. Six filles de la
ville sont poss^d^es. Etle simple r^citde ces choses
effroyables fait deux possdd^es k Chinon.
On en parla partout, a Paris, k la cour. Notre
reine espagnole, imaginative et devote, envoie son
aumdnier; bien plus, lord Montaigu, Tancien pa-
piste, son fidele serviteur, qui vit tout et crut tout,
rapporta tout au pape. Miracle constats. U avait
vu les plaies d'une nonne, les stigmates marqu^
par le Diable sur les mains de la sup^rieure.
CRCAIN GRANDIER. i6o2-i6S4. 959
Qu'en dit le roi de France? Toute sa devotion
etait tourn^e au diable, a I'enfer, a la crainte. On
dit que Richelieu fut charmd de ly entretenir.
Jen doute; les diables ^taieut essentiellement
espagnols et du parti d'Espagne; s'ils parlaient
politique, ceAt 6i6 centre Richelieu. Peut-^tre en
eut-il peur. II leur rendit hommage, et envoya sa
nidce pour t^moigner int^r^t a la chose.
La cour croyait. Mais Loudun mSme ne croyait
pas. Ses diables, pauvres imitateurs des demons
de Marseille, r^p^taient le matin ce qu on leur
apprenait le soir d'apr^s le manuel connu du pdre
Michaelis. lis n'auraient su que dire si des exor-
cismes secrets, rdp6tition soignee de la farce du
jour, ne les eussent chaque nuit pr^par^s et sty-
les a figurer devant le peuple.
Un ferme magistrat, le bailli de la ville, ^clata,
vint lui-mdme trouver les fourbes , les menaca,
les d^nonga. Ce fut aussi le jugement tacite de
larchevSque de Bordeaux auquel Grandier en ap-
pelait. II envoya un r^glement pour diriger du
moins les exorcistes, finir leur arbitraire ; de plus
son chirurgien, qui visita les filles, ne les trouva
point possdd^es, ni foUes, ni malades. Qu'dtaient-
elles? Fourbes a coup stir.
Ainsi continue dans le siecle ce beau duel du
m^ecin centre le Diable, de la science et de la lu-
midre centre le t^n^breux mensonge. Nous I'avons
vu commencer par Agrippa, Wyer. Certain doc-
260 LA SORGlgRE.
teur Duncan continua bravement a Loudun, et
sans crainte imprima que cette affaire n'^tait que
ridicule.
Le Ddmon, qu'on dit si rebelle, eut peur, se tut,
perdit la voix. Mais les passions 6taient trop ani-
m^es pour que la chose en restdt M. Le flot re-
monta pour Grandier avec une telle force, que les
assaillis devinrent assaillants. Un parent des ac-
cusateurs, un apothicaire , fut pris a partie par
une riche demoiselle de la ville qu'il disait fitre
maitresse du cure. Comme calomniateur, il fut
condamn^ k Tamende honorable.
La sup6rieure dtait perdue. On etit ais^ment
constats ce que vit plus tard un tdmoin, que ses
stigmates ^taient une peinture, rafraichie tous les
jours. Mais eUe 6tait parente d'un conseiller du
roi, Laubardemont, qui la sauva. II ^tait justement
charge de raser les forts de Loudun. II se fit don-
ner une commission pour fairejuger Grandier. On
fit entendre au cardinal que Taccus^ 6tait cur^ et
ami de la Cordonniere de Loudun, un des nombreux
agents de Marie de M^dicis, qu'il s'^tait fait le
secretaire de sa paroissienne, et, sous son nom,
avait ^crit un ignoble pamphlet.
Du reste, Richelieu et\t voulu 6tre magnanime
et m^priser la chose , qu'il I'etlt pu difficilement.
Les capucins, le P^re Joseph, sp^culaient la des-
sus. Richelieu lui aurait donn6 une belle prise
centre lui pres du roi s'il n'etlt montrd du zele. Cer-
tain M. Quillet, qui avait observe s^rieusement,
alia voir Richelieu et I'avertit. Mais celui-ci crai-
gnit de I'^couter, et le regarda de si mauvais ceil,
URBAIN GRANDIER. 163t-1634. S6i
que le donneur d*avis jugea prudent de se sauver
en Italie,
Laubardemont arrive le 6 d^cembre 1633. Avec
lui la terreur. Pouvoir illimit^. C'est le roi en per-
sonne. Toute la force du royaume, une horrible
massue, pour ^eraser une mouche.
Les magistrats furent indign^s, le lieutenant
civil avertit Grandier qu'il Tarrfiterait le lende-
main . II n'en tint compte et se fit arr^ter . Enlev6
d, rinstant, sans forme de proems, mis aux cachots
d*Angers. Puis ramen^, jet6 ou? dans la maison et
la chambre d'un de ses ennemis qui en fait murer
les fen^tres pour qu'il ^toufie. L'ex^crable examen
qu'on fait sur le corps du sorcier en lui enfonjant
des aiguilles pour trouver la marque du Diable est
fait par les mains m^mes de ses accusateurs, qui
prennent sur lui d'avance leur vengeance pr^alable,
Tavant-gotlt du supplice !
On le tralne aux ^glises en face de ces filles,
k qui Laubardemont a rendu la parole. 11 trouve
des bacchantes que I'apothicaire condamn^ sotllait
de ses breuvages, les jetant en de telles furies,
qu'un jour Grandier fut pr^s de p6rir sous leurs
ongles.
Ne pouvant imiter Moquence de la poss^d^e de
Marseille, elles suppl^aient par le cynisme. Spec-
tacle hideux! des filles, abusant des pr^tendus
diables, pour 14cher devant le public la bonde d
la furie des sens! C'est justement ce qui grossis-
S62 U S0RGI6RE,
salt Tauditoire. On venait ouir 1^, de la bouche des
femmes, ce qu'aucune n'osa dire jamais.
Le ridicule, ainsi que Todieux, allaient crois-
sant. Le peu qu'on leur soufflait de latin, elles le
disaient tout de travers. Le public trouvait que les
diables n'avaient pas fait leur quatrieme. Les capu-
cins, sans se deconcerter, dirent que, si ces de-
mons ^taient faibles en latin, ils parlaient k mer-
veille riroquois, le topinambour.
La farce ignoble, vue de soixante lieues, de
Saint-Germain, du Louvre, apparaissait miracu-
leuse, eflfrayante et terrible. La cour admirait et
tremblait. Richelieu (sans doute pour plaire) fit
une chose Idche. II fit payer les exorcistes, payer
les religieuses.
Une si haute favour exalte la cabale et la rendit
tout k fait foUe. Apres les paroles insens^es vin-
rent les actes honteux. Les exorcistes, sous pr^
texte de la fatigue des nonnes, les firent promener
hors de la ville, les promen^rent eux-m6mes. Et
Tune d'elles en revint enceinte. L'apparence du
moins ^tait telle. Au cinqui^me ou sixi6me mois,
tout disparut, et le demon qui ^tait en elle avoua
la malice qu'il avait eue de calomnier la pauvre
religieuse par cette illusion de grossesse. C'est
rhistorien de Louviers qui nous apprend cette his-
toire de Loudun '.
On assure que le pere Joseph vint secrStement,
1 Esprit de Bosroger, p. 135.
URBAIN GRANDIER. 1652-1654. 265
mais vit I'affaire perdue, et s'en tira sans bruit.
Les Jesuites vinrent aussi, exorciserent , firent
peu de chose, flairerent ropiDion , se d^roberent
aussi.
Mais les moines, les capucins, ^taient si enga-
ges, qu'il ne leur restait plus qu a se sauver par la
terreur. lis tendirent des pidges perfides au coura-
geux bailli, a la baillive, voulant les faire perir,
eteindre la future reaction de la justice. Enfin ils
pressdrent la commission d*exp6dier Grandier. Les
choses ne pouvaient plus aller. Les nonnes m^me
leur ^cbappaient. Apres cette terrible orgie de
fureurs sensuelles et de cris impudiques pour faire
couler le sang humain, deux ou trois d^faiUirent,
se prirent en d^gotlt, en horreur : elles se vomis-
saient elles-mSmes. Malgr6 le sort afFreux qu'elles
avaient a attendre, si elles parlaient, malgr^ la
certitude de finir dans une basse-fosse*, elles dirent
dans r^glise qu'elles ^taient damn^es, qu'elles
avaient jou6 le Diable , que Grandier ^tait inno-
cent.
Elles se perdirent, mais n'arr^t^rent rien. Une
reclamation gdn^rale de la ville au roi n'arrSta
rien. On condamna Grandier a 6tre brtll^ (18 aoAt
1634). Telle ^tait la rage de ses ennemis, qu'avant
le btlcher ils exigerent, pour la seconde fois, qu on
lui plantdt partout Taiguille pour chercher la mar-
que du Diable. Un des juges etlt voulu qu'on lui
« C'diait Tusagc encore ; voir Mabillou.
954 lASORClfiBE.
arracMt mSme les ongles, mais le clurQrgieii
refasa.
On craignait T^hafaud, les demieres paroles
du patient. Ciomine on ayait trouye dans ses pa-
piers un ^rit centre le celibat des prStres , ceox
qui le disaient sorcier le crojaient eox-mSmes
esprit fort. On se souvenait des paroles hardies
que les martyrs de la libre pens^ ayaient lanc^es
centre leurs juges, on se rappelait le mot supreme
de Jordano Bruno, la brayade de Vanini. On com-
posa ayec Grandier. On lui dit que, s*il etait sage,
on lui sauyerait la flamme, quon letranglerait
prealablement. Le faible pretre, bomme de chair,
donna encore ceci a la chair, et promit de ne point
parler. n ne dit rien sur le chemin et rien sur
Techafaud. Quand on le yit bien lie au poteau ,
toute chose prete, et le feu dispose pour Tenyelop-
per brusquement de flamme et de fiimee, un moine,
son propre confesseur, sans attendre lebourreau,
mit le feu au btlcher. Le patient, engage, n'eut que
le temps de dire : « Ah! yous m'ayez trompe! »
Mais les tourbillons s eley^rent et la fournaise de
douleurs... On n'entendit plus que des cris,
Richelieu, dans ses MenwireSy parle peu de cette
aflFaire et avec une honte yisible. II fait entendre
qu il suiyit les rapports qui lui yinrent , la yoix de
Topinion. II n'en ayait pas moins, en soudoyant les
exorcistes, en Idchant la bride aux capucins, en les
laissant triompher par la France, encouragd, tent6
la fourberie. GauflFridi, renouyeld par Grandier, ya
reparaitre encore plus sale, dans Taffaire de Lou-
yiers.
URBAIN GRANDIER. 1652-1634. 265
C'est j ustement en 1684 que les diables, chassis
de Poitou, passent en Normandie, copiant, reco-
piant leurs sottises de la Sainte-Baume , sans in-
vention et sans talent, sans imagination. Lefurieux
Leviathan de Provence, contrefkit a Loudun, perd
son aiguillon du Midi, et ne se tire d'affaire qu'en
faisant parler couramment aux vierges les langues
de Sodome. H^las ! tout k Theure, a Louviers, il
perd son audace m^me ; il prend la pesanteur du
Nord, et devient un pauvre d'esprit.
vni
POSSMES DE LOUVIERS- MADELEINE BAVENT. 1633-1647
Si Richelieu n'eAt refuse TenquSte que deman-
dait le P. Joseph centre les directeurs illumines,
on aurait d'^tranges lumieres sur Tint^rieur des
cloitres, la vie des religieuses. Au d^faut, Thistoire
de Louviers, beaucoup plus instructive que celles
d'Aix et de Loudun, nous montre que le directeur,
quoiqu il eAt dans Villuminisme un nouveau mbyen
de corruption, n'en employait pas moins les vieiUes
fraudes de sorcellerie, d apparitions diaboliques,
ang^liques, etc. ^ ^
1 II 6taii trop facile de tromper celles qui d^siraient i'fiire. Le
c6Iibat 6tait alors plus difficile qu'au moyen Sige, les jeunes, les
saign^es monastiques ayant diminud. Beaucoup mouraieni de
cette vie cruellement inactive ei de pl^thore nerveuse. Biles ne
cachaieni gu^re leur mariyre, le disaieni k leurs seeurs, ft leur
confesseur, ft la Ylerge. Chose touchante, bien plus que ridicule,
MADELEINE BAVSm'. 1633-1647. 967
Des trois directeurs successifs du couvent de
Louviers, en trente ans, le premier, David, est
illumine et molinosiste (avant Molinos) ; le second,
Picart, agit par le diable et comme sorcier; le troi-
sidme, Boul^, sous la figure d*ange.
Voici le livre capital sur cette affaire :
Eistoire de Magdelaitie Baventy religieuse de Lou-
Tiers, avec son interrogatoire , etc., 1652, in-4^,
Rouen ^ — La date de ce livre explique la par-
faite liberty avec laquelle il fut ^crit. Pendant la
Fronde , un prfitre courageux, un oratorien, ayant
trouv6 aux prisons de Rouen cette religieuse, osa
^crire sous sa dict^e Thistoire de sa vie.
et digne de piti^. On lit dans un registre d'une inquisition d'ltalie
cet aveu d'une religieuse ; elle disait innocemmeAt k la Hadone :
* De gr^ce, sainte Vierge, donnez-moi quelqu'un avec qui je puisse
p^her » (dans Laateyrie, Confession, p. %05). Embarras rdel pour
le directeur, qui, quel que fut son Sigo, ^lait en p^ril. On sait
Thistoire d'un certain couvent russe : un homme qui y entra n'en
sortit pas vivant. Gliez les ndtres, le directeur entrait et devait
entrer tous les jours. Elies croyaieot commun^mcnl qu'un saint
ne pent que sanctifier, et qu'un §tre pur pu rifle. Le peuple les
appelait en riant les sancti^es (Lestoile). Cette croyance 6tait fort
s^rieuse dans les ciottres. (V. le capucin Esprit de Bosroger, ch. xi,
p. 156.)
> Je ne connais aucun livre plus important, plus terrible, plus
digne d'etre r^imprim^ (Bibl. imp., Z, ancien 1016). C'est Thistoire
la plus forte en ce genre. — La Pi^U agligie, du capucin Esprit de
Bosroger, est un livre immortel dans les annales de la bStise
humaine. Ten ai tir^, au cliapitre pr6c^dent, des choses surpre-
nantes qui pouvaient le faire briiler ; mais je me suis gard^ de
copier les liberies amoureuses que range Gabriel y prend avec la
Vierge, ses baisers de colombe, etc. — Les deux admirables pam-
phlets du vaillant chirurgien Yvelin sent k la Bibiioth^que de
Sainte-Genevi^ve. VExamen et VApohgie se trouvent dans un
volume reli^ et mal intituU Eloges de Richdim (Lettre X, 550).
VApologie s'y irouve en double au volume Z, 899.
968 LA SORGlfiltE.
Madeleine, n^e k Rouen en 1607, fat orphelinb
k neuf ans. A douze, on la mit en apprentissage
chez une ling^re. Le confesseur de la maison, un
franciscain, y ^tait le maitre absolu ; cette lingdre,
faisant des ydtement3 de religieuses, ddpendait de
TEglise. Le moine faisait croire aux apprenties
(enivr^es sans doute par la belladone et autres
breuvages de sorciers) qu'il les menait au sabbat
et les mariait au diable Dagon. II en poss^ait
trois , et Madeleine, k quatorze ans , fut la qua-
tridme,
EUe ^tait fort devote, surtout k saint Frangois.
Un monast^re de Saint-Frangois venait d'etre fond^
k Louviers par une dame de Rouen, veuve du pro-
cureur Hennequin, pendu pour escroqueric. La
dame voulait que cette oeuvre aid&t au salut de son
mari. EUe consulta Ik dessus un saint homme, le
vieux prfitre David, qui dirigea la nouvelle fonda-
tion. Aux portes de la ville, dans les bois qui Ten-
tourent, ce convent, pauvre et sombre, n6 d'une
si tragique origine, semblait un lieu d'aust^ritd.
David ^tait connu par un livre bizarre et violent
centre les abus qui salissaient les doitres, le
Fomt des paillards ^ Toutefois, cet homme si sd-
v6re avait des id^es fort ^tranges de la puret^.
II ^tait adamite, prScbait la nudity qu'Adam eut
dans son innocence. Deciles k ses legons, les reli-
gieuses du cloltre de Louviers, pour dompter et
humiUer les novices, les rompre k Tob^issance,
exigeaient (en 6t6 sans doute) que ces jeunes Eves
« Y. Floqaet, Pari de HormaHiie, t. V, p. ^t
MADELEINE BAYENt. 1655-1647. 169
revinseent k V4tai Ae la m^re commune. On les
ezergait ainsi dans certains jardins r^servds et &
la chapelle mdme. Madeleine, qui, k seize ans,
avait obtenu d'etre regue comme novice, ^tait trop
fi^re (trop pure alors peut-6tre) pour subir cette vie
strange. Elle ddplut et fut grond^e pour avoir, &
la communion, essayd de cacher son sein avec la
nappe de Tautel.
Elle ne d^voilait pas plus volontiers son &me,
ne se confessait pas k la sup^rieure (p. 42),
chose ordinaire dans les convents et que les ab-
besses aimaient fort. Elle se confiait plutdt au
vieux David, qui la s^para des autres. Lui^mdme
se confiait a elle dans ses maladies. II ne lui cacha
point sa doctrine int^rieure, celle du convent, I'il-
luminisme : « Le corps ne pent souiller VAme. II
faut, par le p^ch^ qui rend humble et gu^rit de
I'orgueil, tuer le pdch6, » etc. Les religieuses^ im-
bues de ces doctrines, les pratiquant sans bruit
entre elles, eflBray^rent Madeleine de leur depra-
vation (p. 41 et passim). Elle s'en dloigna, resta A
part, dehors, obtint de devenir touriere.
Elle avait dix-huit ans lorsque David mourut.
Son grand Age ne lui avait gu6re permis d'aller
loin avec Madeleine. Mais le cur6 Picart, son suc-
cesseur, la poursuivit avec furie. A la confession,
11 ne lui parlait quo d'amour. II la fit sacristine,
pour la voir seule k la chapelle. II ne lui plaisait
pas. Mais les religieuses lui d^fendaient tout autre
confesseur, craignant qu'elle ne divulgu&t leurs
£3
900: lA SOaCliRB.
petSitfi mystdres* Cela la Uvrait & Picart. n Tattar
qua malade, comine elle ^tait presque mourante ;
et il Tattaqua par la peur, lui faisant croire que
David lui avait transmis des formules diaboliques.
II Tattaqua enfia par la piti^, en faisant le malade
Lui^mSme, la priant de yenir chi^z lui. Des lors il>
en £ut maitre, et il parait qu!il lui troubla Tesprit
des breuvages du sabbat. EUe en eut les iUusionSi.
crut y 6tre enlev^e avec lui, dtre autel et victime.
Ce qui n'^tait que trop vrai,
Mais Picart ne s'en tint pas aux plaisirs st^riles
du sabbat. II brava le seandalei et la rendit an*
eeinte*
Les religieuses , dont il savait les mcBurs, la
redoutaient. Elles d^pendaient. aussi de lui par
fint^r^t. Son cr^it, soni actiyit6, les aumdneset
les dons qu'il attirait de toutes partss ayaient en-
richi leur couventi. II leur b&tissait une grande
%lise. On a vu par Taffaire de Loudun quelles
dtaient Tambition, les rivalit^ de ces maisons^ la
jalousie avec laquelle elles voulaient se surpasser
Tune I'autre. Picart, par la confiance des person-
nes riches, se trouvait 6leY6 au r61e de bienfaiteur
et second fondateur du convent. « Mon coeur,
disait-il k Madeleine, c'est moi qui b4tis cette
superbe dglise. Apr^s ma mort, tu verras des mer-
veilles... Ny consens-tu pas? »
Ce seigneur ne se gdnait guSre. II paya pour
elle une dot, et de sceur laie qu'elle ^tait, il Lbi fit
religieuse, pour que, n'etant plus touriere, et
vivant k Tint^rieur, eUe ptlt commod^ment accour
cher ou avorter. Ayec certaines drogues, certaines
UADELEINE BAVENT. 1635-1647. 271
connaiBsa&ces, les couvents ^talent disp^s^s d'ap«
|>eler las m^decins. Madeleine {Interrog,^ p. 13)
dit quelle accoucha plusieurs fois. EUe ne dit
point ce que devinrent les nouveau-n^s*
Picart, ddj4 Sig6, craignait la leg^retd de Made-
leine, qu elle ne convola;t un matin k quelque autre
confesseur k qui eUe dirait ses remords. II prit un
mojen execrable pour se lattacher sans retour. II
exigea d*elle un testament ou elle promettait de
mourir quand U mourrait, et d'Stre oti il serait.
Orande terreur pour oe pauvre esprit. Devait-il,
'Evec lui, Tentrainer dans sa fosse? Devait-il la
inettre en enfer? Elle se crut it jamais perdue. De-
value sa propri6td, son &me damnde, il en usait et
abusait pour ioutes choses. II la prostituait dans
un sabbat k quatre, avec son vicaire BouU^ et une
autre femme. II se servait d'elle pour gagner les
autres religieuses par un charme magique. Une
hostie, tremp^e du sang de Madeleine, enterr^e
au jardin, devait leur troubler les sens et lesprit.
C'6tait justement I'annde ou Urbain Grandier fut
httle. On ne parlait par toute la France que des
diables de Loudun. Le p^nitencier d'Evreux, qui
avait 616 un des acteurs de cette scSne, en rappor-
tait en Normandie les terribles recits. Madeleine
se sentit poss^dee, battue des diables ; un chat aux
yeux de feu la poursuivait d amour. Peu k peu,
d'autres religieuses, par un mouvement conta-
gieux, ^ouvdrent des agitations bizarres, surna-
tari^eB. Madeleine avait demands scours k un
273 LA SORGlftRE.
t^apucin, puis k T^r^que d'EIvreux. La sup^rieure,
qui ne put Tignorer, ne le regrettait pas, voyant la
gloire et la richesse qu*une semblable affaire avait
donn^es au couvent de Loudun. Mais, pendant six
ann^es, Tevfique fit la sourde oreille, craignant
sans doute Richelieu, qui essayait alors une rd-
forme des cloitres.
II voulait finir ces scandales, Ce ne fut gu^re
qu'au moment de sa mort et de la mort de Louis XIII,
dans la d6b&cle qui suivit, sous la reine et sous
Mazarin, que les pr^tres se remirent aux oeuvres
surnaturelles, reprirent la guerre avec le diable.
Picart 6tait mort, et Ton craignait moins une af-
faire oil cet homme dangereux etlt pu en accuser
bien d'autres. Pour combattre les visions de Made-
leine, on cbercha, on trouya une visionnaire. On
fit entrer au couvent une certaine soeur Anne de la
Nativity, sanguine et hyst6rique, au besoin fii-
rieuse et demi foUe, jusqu'A croire ses propres
mensonges. Le duel fut organise comme entre
dogues. EUes se lardaient de calomnies. Anne
voyait le diable tout nu k c6i6 de Madeleine. Ma^-
deleine jurait qu'elle avait vu Anne au sabbat,
avec la sup6rieure, la mdre vicaire et la mere des
novices. Rien de nouveau, du reste. C'^tait un t&
chaufi!^ des deux grands proems d'Aixetde Loudun.
EUes avaient et suivaient les relations imprimis.
Nul esprit, nulle invention.
L'accusaitrice Anne et son diable Leviathan
avaient I'appui du p^nitencier d'Evreux , un des
acteurs principaux de Loudun. Sur son avis»
Tdvdque d'^vreux ordonne de d^terrer Picart,
MADELEINE BAVENT. 1655-1647. 273
pour que son corps, ^loign^ dii couvent, en ^loigne
les diables. Madeleine , condamn^e sans 6tre en-
tendue, doit.^tre d^grad^e, visit^e, pour trouver
sur elle la marque diabolique. On lui arrache le
voile et la robe; la voilA nue, miserable jouet d'une
indigne curiosity, qui eUt voulu fouiller jusqu'A
son sang pour pouvoir la brtller. Les religieuses
ne se remirent A personne de cette cruelle visite
qui ^tait d6jd un supplice. Ces vierges, converties
en matrones, v^rifidrent si elle ^tait grosse, la ra-
sdrent partout, et de leurs aiguilles piqu^es, plan-
tdes dans la chair palpitante, recherchdrent s'il y
avait une place insensible, comme doit Stre le
signe du diable. Partout elles trOuvfirent la dou-
leur; si elles neurent le bonheur de la prouver
sorci^re, du moins elles jouirent des larmes et des
cris.
Mais la soeur Anne ne se tint pas contente ; sur
la declaration de son diable, r^vSque condamna
Madeleine , que la visite justifiait , k un ^ternel
in pace. Son depart, disait-on, calmerait le cou-
vent. II n*en fut pas ainsi. Le diable s6vit encore
plus; une vingtaine de religieuses criaient, pro-
ph^tisaient, se d^battaient.
Ce spectacle attirait la foule curieuse de Rouen,
et de Paris mSme. Un jeune chirurgien de Paris,
Yvelin, qui deji avait vu la farce de Loudun, vint
voir celle de Louviers. II avait amend avec lui un
magistrat fort clairvoyant, conseiller des aides k
Rouen. lis y mirent une attention persdvdrante ,
15*
274 U SOil€i£iRK.
s'^taJblirent 4 Louviers, ^tudierant pendant dix~
sept jours.
Du premier jour, ils virent le comp^age. Uae
conversation qu*ils avaient eue avec le peniten-
cier d'Evreux, en entrant a la ville, leur fut redite
(oomme chose revdlee) par le diable de la soeur
Anne. Chaque fois, lis vinrent avec la foule au
jardin du couvent. La mise en scene ^tait fort ssti-
sissante. Les ombres de la nuit, les torches, les
lumidres vacillantes et fumeuses, produisaient des
effets qu'on n'avait pas eus a Loudun. La m^thode
etait simple , du reste ; une des possedees disait :
« On Irouvera un charme A tel point du jardin. »
On creusait, et on le trouvait. Par malheur, Tami
d'Yvelin, le magistrat sceptique, ne bougeait des
c6tds de ractrice^principale, la soeur Anne. Au
bord m^me d'un trou que Ton venait d'ouvrir, il
serre sa main, et, la rouvrant, y trouve le charme
(un petit fil noir) qu elle allait jeter dans la terre.
Les exorcistes, penitencier, pr6tres et capucins,
qui ^taient la, furent converts de confusion. Lm-
trepide Yvelin, de son autorit^, commenga uno
enquete et vitle fond du fond. Sur cinquante-deui
religieuses, il y en avait, dit-il, six possedees qui
eussent m6rit^ correction. Dix-sept autres, les
charmees, 6taient des victimes, un troupeau de
fiUes agit^es du mal des cloitres. II le formule
avec precision; elles sont r^glees, mais hyst^ri-
ques, gonflees d'orages a la matrice, lunatiques
surtout, et ddvoy^es d'esprit. La contagion ner-
veuse les a perdues. La premiere chose k faire est
de les s^parer.
MADELEINE BAVENT. 1655-1647. 275
II examine ensuite avec une verve voltairieDme
les signes auxquels les prdtres reconnaissaient le
caractere surnaturel des poss6d6es. Elks predisent,
d*accord^ mais ce qui n'arrive pas. EUes traduisent,
d*accord, mais ne comprennent pas (exemple : ex
parte Virginis, veut dire le depart de la Vierge)-
Elles $avent le grec devant le peuple de Louviers,
xoais ne le parlent plus devant les docteurs de
Paris. EUes font des sants, des tours, les plus faciles,
montent a un gros tronc d*arbre ou monterait un
enfant de trois ans. Bref, ce qu'elles font de ter-
rible et vraiment colore la nature, c'est de dire des
choses sales, qu'un homme ne dirait jamais*
Le chirurgien rendait grand, service a Thuma-
nit6 en kur otant le masque. Car on poussait la
chose; on allait faire d*autres victimes. Outre les
charmes, on trouvait des papiers qu*on attribuait
4 David ou a Picart, sur lesquels telle ou telle per-
sonne ^tait nomm^e sorciere, d^sign^e k la mort.
Chacun tremblait d'etre nommd. De proche en
proche gagnait la terreur eccldsiastique.
C6iait d^j4 le temps pourri de Mazarin, le d^but
de la faible Anne d'Autricho. Plus d'ordre, plus de
gouvernement. « U n'y avait plus qu'un mot dans
la langue : La reine est si bonne. j> Cette bont^ don-
nait au clerg^ une chance pour dominer. L'auto-
rite laique 6tant enterr^e avec Richelieu, dvfiques,
pretres et moines allaient r^gner. L'audace impie
du magistrat et ATvelin compromettait ce doux
espoir. Des voix gdmissantes vinrent a la bonn^
S76 LA SORGlilRB.
reine, non celles des victimes, tnais celles des fii-
pons pris en flagrant delit. On s'en alia pleurer d,
la cour pour la religion putrag^e.
Yvelin n'attendait pas ce coup; 11 se croyait
solide en cour, ayant depuis dix ans un titre de
chirurgien de la reine. Avant qu'il ne revlnt de
Louviers k Parisi on obtint de la faiblesse d*Anne
d'Autriche d'autres experts, ceux qu'on voulait, un
vieux sot en enfance, un Diafoirus de Rouen et
son neveu, deux clients du clergd. lis ne manqud-
rent pas de trouver que I'aifaire de Louviers 6tait
surnaturelle, au dessus de tout art humain.
Tout autre qu'Yvelin se fAt d6coUrag6. Ceux
de Rouen, qui ^taient m^decins, traitaient de
haut en bas ce chirurgien, ce barbier, ce frater.
La cour ne le soutenait pas. II s'obstina dans
une brochure qui restera. II accepte ce grand duel
de la science centre le clergy, declare (comme
Wyer au seizi^me si^cle) « que le vrai juge en ces
choses n'est pas le pr^tre, mais Thommede science. »
A grand'peine, il trouva quelqu'un qui osdt impri-
mer, mais persoiine qui voul6t vendre. Alors, ce
jeune homme h^roique se fit en plein soleil distri-
buteur du petit livre. 11- se posta au lieule plus pas-
sager de Paris, au pont Neuf, aux pieds d'Henri IV,
donna son factum aux passants. On trouvait k la
fin le proces-verbal de la honteiise fraude, le ma-
gistrat prenant dans la main des diables femelles
la pi^ce sans r^plique qui constatait leur inlamie.
Revenons k la miserable Madeleine. Le pi^ni-
MADELEINE BAVENT. 1635-1647. 977
tencier d'jSvreux, son ennemi , qui I'avait fait pi-
quer (en marquant la place aux aiguilles! p. 67),
I'emportait, comme sa proie, au fond de Yin pace
Episcopal de cette ville* Sotfs une galerie souter-
raine plongeait une cave, sous la cave une basse-
fosse ou la creature humaine fut mise dans les
tdnebres humides. Ses terribles compagnes, comp-
tant qu elle allait crever Ih, n'avaient pas m6me eu
la charite de lui donner un peu de linge pour pan-
ser son ulcere (p, 45). Elle en souffrait et de dou-
leur et de malpropret^, couch^e dans son ordure.
La- nuit perp^tuelle ^tait troubl^e d'un va-et-vient
inqui^tant de rats voraces , redout^s aux prisons,
stgets a manger des nez, des oreilles.
Mais rhorreur de tout cela n'^galait pas encore
celleque lui donnait son tyran, le p6nitencier. II
venait chaque jour dans la cave au dessus, parler
au trou de Vin pace^ menacer, commander, et la
confesser malgrd elle, lui faire dire ceci et cela
centre d'autres personnes. Elle ne mangeait plus,
II craignit qu'elle n'expir^t, la tira un moment de
Yin pace, la mit dans la cave sup6rieure. Puis ,
furieux du factum d'Yvelin, il la remit dans son
6gout d'en bas.
La lumi^re entrevue, un peu d'espoir saisi, et
perdu tout a coup, cela combla son d^sespoir. L'ul-
c6re s'^tait ferm^, et elle avait plus de force. Elle
fut prise au coBur d'un furieux ddsir de la mort.
Elle avalait des araign^es, vomissait seulement,
tfen mourait pas. Elle pila du verre, I'avala. En
vain. Ayant trouv6 un m^chant fer coupant, elle
travailla k se couper la gorge, ne put. Puis, prit
176 lA SORGlteB.
KB adroit '^Qaou,.le ventre, et s'enfcniQa le fer dans
les eatrailles. Quatre heures durant, elle poussa,
tourna, saigna. Rien ne lui reussit. Cette plaie
mSme se ferma bient6t. Pour comble, la vie si
odieuse lui revenait plus forte. La mort du cceur
n'y f^isait rien.
Elle redevint une femme, h^las ! el desirable en-
core, une tentation pour ses gefiliers, valets hru-
taux de Y6Y&ch6, qui, malgrd Thorreur de ce lieu,
rinfection et 1 etat de la malheureuse, venai^it se
jouer d elle, se croyaient tout permis sur la sor-
ci^re. Un ange la secourut, dit^lle. Eile se defen*
dit et des hommes et des rats. Mais elle ne se
"^ d^fendit pas d'elle-mdme. La prison d6prave Tes-
prit. Elle rSvait le diahle, I'appelait a la visiter,
implorait le retour des joies honteuses, atroces,
dont il la navrait a Louviers. II ne daignait plus
revenir. La puissance des songes ^tait finie en
elle, les sens d^prav^s, mais ^teints. D'autant plus
revint«elle au d^sir du suicide. Un gedlier lai
avait donn^ une drogue pi3ur d^truire les rats du
cachet. Elle allait lavaler, un ange TarrSta (im
ange ou un d6mon ?) qui la r^servait pour le crime.
Tombee des lors a I'etat le plus vil, a un indi-
cible n^ant de l&chete, de servility, elle signa des
listes interminables de crimes qu elle n*avait pas
faits. Valait-elle la peine qu'on la hruldt? Plusieurs
y renoncaient. L'implacable pdnitencier seul y pen-
sait encore. II ofirrt de I'argent k un sorcier
d'Evreux qu on tenait en prison s'il voulait t^moi-
gner pour faire mourir Madeleine (p. 68)«
Mais <m pouvait d^sormais se #ervir d*elie poor
MADELEim nrafff. 1835-1647. fT»
nn bien autfe usag^^ en Mre iini fans^ t^am),. uin
mstrumient de calomnie. Toutes les fois qutonvouh
lait perdre un homme, on la trainait k Louviers^ k
Evreux. Ombre maudite d'une morte qui ne virait
plus que pour fairs des morte. On Tamena ainsi
pour tuer de salangue un pauvm homme, nomm6
Du-val. Le pdnitendep lui dicta^ elle rdp6ta docile-
meiit ; il lui dit k quel signe elle reconnaitrait
Du^ qu'elle n'avait jamaist vu* Ella le reconnut
at ditTawif vu'au^ sabbat. Par elle, il fat brtil6!
Elle avouecet horrible crime, et fr^mit de pen-
ser qu*e]le en r^pondra derant Dieu. Elle' tomba
dans un- tel mdpris , qu'on ne daigna plus la^ gar^
d^. Lesportes restaientgrandesiouveirtes; paifois
elle en avait les clefs. Oil auraitrelle 6t6, devenue
un objet d- horreur? Le monde, dds lors, la repous*
ssat, la vomissait; son seul monde ^tait son
caohot.
Sous r^uiarchie de Mazarin et de sa bonne dame^
les-Parlements restaient Tunique autoritd. Celui de
Rouen, jusque*lii le plus favorable au clergiS, s'in*
digna' cependant de I'arrogance avec laquelle il
proc^dait, r^nait, brAlait. Une simple decision
d'^vfique avait fait deterrer Picart,.jeter a la voir
rie. Maintenant on passait au vicaire . BouUd, et
on lui faisait son proces. Le parlement ^couta la
plainte des parents de Picart , et condamna 1 evd*
que d'Evreux a le replacer a ses frais au tombeau
de Louviers. II fit venir Boull^, se chargea du
proems, et k cette occasion tira enfin d'Evreux la
miserable ACadeleine, et la prit aussi k Rouen.
On craignait fort' qu'il ne fit comparaitre et le
chirurgien Yvelin et le iiiagistrat qui arait pris en
flagrant delit la fraude des religieuses. On eourut
k Paris. Le fripon Mazarin protdgea les fripons;
toute Taffaire fut appelee au Conseil du roi, tri-
bunal indulgent qui n'avait point d-yeux, point
d'oreiUes, et dont la charge 6tait d'enterrer,
d'^toufer, de faire la nuit en toute chose de justice.
En mSme temps, des prfitres doucereux, aux
cachets de Rouen, con^olerent Madeleine, la con-
fess^rent, lui enjoignirent pour penitence de de-
mander pardon a ses pers^cutrides, les religieuses
de Louviers. Des lors, quoi qu'il advint, on ne
put plus faire t^moigner centre elles Madeleine
ainsi lide. Triomphe du clerg^. Le capucin Esprit
de Bosroger, un di3S fourbes exorcistes, a chantd
ce triomphe dans sa Piete affligee^ burlesque mo-
nument de sottise ou il accuse , sans s'en aperce-
voir, les gens qu'il croit d^fendre. On a vu.un peu
plus haut (dans une note) le beau texte du oapu-
cin oil il donne pour lemons des anges les maximes
hdnteuses qui eussent effraye Molinos.
La Fronde fut, jel'ai dit, une revolution d'hon-
n6tet6. Les sots n ont vu que la forme, le ridicule;
le fond, tr^s grave, fut une reaction morale. En
aotlt 1647, au premier souffle libre, le parlement
passa outre, trancha le noeud. II ordonna 1*^ qu'on
ddtruisit la Sodome de Louviers, que les fiUes dis-
pers^es fussent remises a leurs parents; 2** que
ddsormais les ^vdques de la province envoyassent
quatre fois par an des confesseurs extraordinaires
aux maisons de religieuses pour rechercher si ces
abus immondes ne se renouvelaient point.
MADSLEINB BAYENT. 1835-1647. t81
Cependant il fallait une consolation au clerg^.
On lui donna les os de Picart k brfller, et le corps
vivant de Boull6, qui, ayant fait amende hono-
rable k la cath^drale, fut trains sur la claie au
March6 aux poissons, ou il fut d^vor^ des flammes
(21 aoAt 1647). Madeleine, ou plutfit son cadavre,
resta aux prisons de Rouen.
£i
IX
SATAN TRIOMPHE AD XVIP SifiCLE
La Fronde est un Voltaire. L'esprit voltairien,
aussi vieux que la France, mais longtemps con-
tenu, delate en politique et bient6t en religion. Le
grand roi veut en vain imposer un sdrieux solen-
nel. Le rire continue en dessous,
Mais n'est-ce done que rire et ris^e? Point du
tout, c'est Tav^nement de la Raison. Par Keppler,
Galilee, par Descartes et Newton, s'^tablit triom-
phalement le dogme raisonnable, la foi k Vimmu-
tabilite des lots de la Nature. Le miracle n'ose plus
paraltre, ou, quand il Tose, il est siffl6.
Pour parler mieux encore, les fantasques mira-
cles du caprice ayant disparu, apparait le grand
miracle universel et d'autant plus divin qu'il est
plus r^gulier.
C'est la grande R^volte qui d^cid^ment a vaincu.
SATAN TRIOMPHE AU XVII* SINGLE. 283
Vous la reconnaissez dans les formes hardies de
ces premieres explosions , dans Fironie de Galilee,
dans le doute absolti dont part Descartes pour
commencer sa construction. Le Moyen Age etlt
dit : « C est lesprit du Malin. »
Victoire non negative pourtant, mais fort aiOBir-
mative et de ferme fondation. VEsprit de la nature
et les sciences de la nature , ces proscrits du vieux
temps, rentrent irresistibles. C'est la R6alit6, la
Substance elle-m6me qui vient chasser les vaines
ombres.
On avait foUement dit : « Le grand Pan est
mort. » Puis, voyant qu'il vivait, on Tavait fait un
Dieu du mal ; k travers le chaos , on pouvait s'y
tromper. Mais le voici qui vit, et qui vit harmo*
nique dans la sublime fixity des lois qui dirigent
r^toile et qui non moins dirigent le mystere pro-
fond de la vie.
On pent dire de ce temps deux choses qui ne
Bont point contradictoires : Tesprit de Satan a
vaincu, mais c'est fait de la sorcellerie,
Toute thaumaturgie, diabolique ou sacr^e, est
bienmalade alors.Sorciers, th^ologiens, sont 6ga-
lement impuissants. lis sont a I'^tat d'empiriques ,
implorant en vain d'un hasard surnaturel et du ca-
price de la Grdce, les merveilles que la science ne
demande qu'A la Nature, a la Raison.
Les jans^nistes, si z6l6s, n'obtiennent en tout ce
si^de qu'un tout petit miracle ridicule. Moins heu-
reux encore les j^suites, si puissants et si riches,
9S4t lA S0RGI£RB.
ne peuvent 4 aucun prix s'eB procurer, et se con-
tentent des visions d'une fille hyst^rique, soBur
Marie Alacoque, 6iiorin6jtnent sanguine, ^iri ne
yoyait que sang. Devant une telle impuissaace, la
magie, la sorcellerie pourroiri; se consoler.
Notez qu'en cette decadence de \sl foi au suma-
turel, Tun suit lautre. lis 6taient li^s dans Kma-
gination , dans la terreur du Moyein fige, lis sont
U^s encore dans le rire et dans le d^dain. Quand
Moli^re se moqua du Diable et « des chaudi^es
bouillantes, » le clergd s'^mut fort ; il sentit que la
foi au Paradis baissait d*autant.
Iln gouvemement tout laique , oelui dw grand
Colbert (qui fut longtemps le vrai roi), ne cache
pas son m^pris.de ces yieilles questions. II Tide
les prisons des sorciers qu'y entassait encore le
Parlen;ient de RonexXy defend atuc tribunaux .d'ad-
mettre V accusation de sorcellerie (1672). Ce parle-
ment reclame et fait tr^s bien entendre, qu'en
niant la sorcellerie, on compromet bien d'autres
choses. En doutant des my$td]ies d'en bas, on
^rwle da^s ;beau€oup d'^^es jLa csoyance aux
myst^res d*en baut.
w
Le sabbat disparait. Et pourquoi? Ce&t qu'il est
partout. II entre dans les naceurs. Ses pratiques
sont la vie commune.
On disait du sabbat : « Jamais femme n'en re-
vint enceinvte. r 0;n reprochait au diable, & la ser-
cidr.e, d'etre rennemi de la g^n^ratio^, de d^tester
la viep d'aimer la jf^oft et 1^ n^t, ^. JSt U J0
SATAN TRIOMPHB AU XVU* SINGLE. S89
trouy^ j^ustement q^'au pieux dissc-septi^me si^le,
oil la sorci^re ei:pire S I'amour de la st^rilit^ et la
peur d'engendrer, sont la maladie g^nSrale.
Si Satan lit « 11 a sujet de rire en lisant les car
suistes ses continuateurs, Y a-t-il pourtaat quel-
qne .dUOG^ence? oui. Satan, dans des temps ^
froyables fat pr^voyant pour raflEam^ ; il eut pitifi
du pauyre. Mais ceu^-ci ont piti6 du ricbe, Le
riche, ^vec ses vices, son lux^, sa vie de cour, est
un n^eessiteux, un miserable, un mepdiant. II
vient eji confession, humblement menagant, extor-
guer du dooteur une aiitorisation de p^cher en
conscience. Un jour quelqu'un fera (si on en a le
courage) la surprenantehistoire des 14cliet6s duca-
suiste qui veut garder son p^itent, des expedients
lu>nteux oil il descend. De Navarro a Escobar, un
marchandage strange se fait aux d^pens de I'epouse,
et on dispute encore un peu. Mais ce n*est pas
assez. Le casuiste est vaincu, Idche tout. De Zoc-
coli A Liguori (1670-1T70), il ne defend plus la
nature.
Le Diable, an sabbat, comme on salt, eut deux
visages, Tun d'en haut, menagant, et Tautre au dos.
« Je ne prends pas la Volsin pour sorcifere, nl pour sabbat la
contrefacon qu*e(le en faisait pour arauser des grands seigneurs
blasts , Luxembourg et VendOme, son disciple, et les effrontdes
Mazarines. Des pr§tres sc^ldrats, associ^ & la Voisin, leur disaient
secrMement la messe noire, et plus obscene cerlainement qu'elle
n^avait pu £tre }adis devant tout un peuple. Dans une miserable
victime, autel vivant, on piloriait la nature. Une femme livr^e h
la rfs^! horreur!... ]ouet bien moins des bommes encore que de
)t crudBid des femraes, d'uno Bouillon, insolente, effr^nte, ou de
la noire Olympe, profonde en crimes et doeteur en poisons (1681).
24.
286 LA SORGlfiRB.
burlesque. Aujourd'hui qu'il n'en a que faire, il
donnera ce dernier g^n^reusement au casuiste.
Ce qui doit amuser Satan, c'est que ses fideles se
trouvent alors chez les honnfites gens, les manages
s^rieux qui se gouvernent par TEglise*. La mon-
daine, qui relive sa maison par la grande ressource
du temps, I'adult^re lucrattf, se rit de la prudence
et suit la nature hardiment. La famille devote, ne
suit que son jesuite. Pour conserver, concentrer la
fortune, pour laisser un fils riche, elle entre aux
voies obliques de la spirituality nouvelle. Dans
I'ombre et le secret, la plus fiere, au prie-Dieu,
s'ignore, s'oublie, s'absente, suit la lecon de Moli-
nos : « Nous sommes ici-bas pour souflfrir ! Mais la
pieuse indifference , a la longue, adoucit, endort.
On obtient un n6ant. — La mort? Pas tout a fait.
Sans se m^ler, ni r^pondre des choses, on en a
Y6cho , vague et doux. C'est comme un hasard de
la Grdce, suave et p^ndtrante, nulle part plus
qu'aux abaissements ou s'^clipse la volontd. »
Exquises profondeurs... Pauvre Satan! que tu
es d^passe ! Humilie-toi , admire , et reconnais tes
fils.
« La st€rilit€ va toujours croissant dans le dix-sepli^me sitele,
sp^cialement dans les families rang^es, rdgldes h la stride mesure
du confessionnal. Prenez mSme les jans^nisles. Suivez les Arnauld;
voici leur ddcroissance : d'abord vingt enranls, quinze enfants;
puis cinq ! et enfln plus d'enfant. Cette race 6nergique (et mi\€e
aux vaillants Colbert) finit-elle par Enervation? Non. Elle s'est
resserr^e pen h pen pour faire un alnd riche, un grand seigneur
et un ministre. Elle y arrive et meurt de son ambitieuse prudence,
certainement antoris6e.
SATAN TRIOMPHB AU XVII* Sl£CLE. 287
Les m^decins, qui bien plus encore sont ses fils
l^itimes , qui naquirent de Tempirisme populaire
qu on appelait sorcellerie, eux ses h^ritiers pr6f6-
r^s k qui il a laiss^ son plus haut patrimoine , ne
sen souviennent pas assez. lis sont ingrats pour la
sorci^re qui les a pr^par^s.
lis font plus. A ce roi d^chu, k leur p^re et
auteur, ils infligent certains coups de fouet. . . Tu
quoquet fill mi!... Ils donnent contre lui des armes
cruelles aux rieurs.
Deja ceux du seiziSme si^cle se moquaient de
TEsprit, qui de tout temps, des sibylles aux sor-
cieres, agita et gonfla la femme. lis soutenaient
qu il n'est ni Diable, ni Dieu, mais, comme disait
le Moyen Age : « le Prince de I'air. » Satan ne
serait qu une maladie !
La possession ne serait qu'un effet de la vie
captive, assise, s^che et tendue, des cloltres. Les
6,500 diables de la petite Madeleine de Gauffridi,
les legions qui se battaient dans le corps des nonnes
exasp^rees de Loudun, de Louviers, ces docteurs
les appellent des orages physiques. « Si Eole fait
trembler la terre, dit Yvelin, pourquoi pas le
corps d une fille? » Le chirurgien de la Cadidre
(qu'on va voir tout 4 Theure) , dit froidement :
^ Rien autre chose qu*une suffocation de ma-
trice. »
Etrange d^ch^ance! L'effroi du Moyen Age
vaincu, mis en d^route devant les plus simples
rem^des, les exorcismes a la Moli^re, fuirait et
s'^vanouirait?
C'est trop r^uire la question. Satan est autre
288 LA SORClteK.
.chose. Le8 m^deeins n'len Toieott ni le haxut, m le
bas, — ni $a haute R^volte dans la science, --- jd
les ^tranges compromis d'intrigue devote et -d 'im-
pi^ret^ quil jfait vers 1700, unissant Priape etTar-
tuffe.
On croit connaitre le dix-huiti^me si^cle, et Ton
n'a janiai3 yu une chose essentielle qui le car ao-
terise.
Plus sa surface, ses couches sup^rieures, furent
civilis^es, ^clair^es, inond6esdelttmi6re,.plus her-
metiquement se ferma au dessous la vaste r^on
du monde ecclesiastique, du couvent, des femmes
cr^dules, maladives et prates k tout croire. En
attendant Cagliostro, Mesmer et les magn^tiseurs
qui vieadront vers la fin du siSde, nomhre de
prStres ezploitent la d^funte sorceUerie. Us ne
parlent que d*ensorceU.em^nts , ea r^pandent la
peur, et se chargent de chasser les diables par des
exorcismes ind^cents. Plusieurs font les sorciers,
sachant bien qu ils y risquent peu, qu'on ne brti-
lera plus desornaais. Ils se sentent gardds par la
4ouceur du temps, par la tolerance que prSchent
leurs ennemis les philosophes, par la Idglretd des
grands rieurs, qui croient tout fini, si Ton rit*
Or, c'est justement parce qu'on rit que ces tdii6-
breux machinistes vont leur chenain et craignent
peu. L'esprit nouveau, c'est celui du Regent, seep-
tique et debonnaire. II delate aux Lettres persanes^
il delate partout dans le tout«puissant joumaliste
qui remplit le sidcle^ Voltaire. Si le sang humain
SATAN TRIOHraE AD XYIl* Sl£CLE. f89
m
coule, tout son coeur se soul^ve. Pour tout le
reste, il rit. Peu k peu la maxime du public
mondain parait 6tre : « Ne rien punir, et rire de
tout. »
La tolerance permet au cardinal Tencin d'etre
publiquement le mari de sa soeur. La tolerance
assure les maitres des convents dans une possesr
sion paisible des religieuses, jusqu'a declarer les
grossesses, constater legalement les naissances ^
La tolerance excuse le P. Apollinaire, pris dans
un honteux exorcisme *. Cauvrigny, le galant j6t
suite, idole des convents de province, ji'expie ses
aventures que par un rappel k Paris, c'est k dire
un avancement.
Autre ne fut la punition du fameux j^suite Gi-
rard; il m^rita la corde et fut combld d'honneur,
mourut en odeur de saintet^. C'est laffaire la plus
curieuse du si^cle. Elle fait toucher au doigt la
mdthode du temps, le melange grossier des ma-
< Exemple. Le noble chapUre des cbanoines de Pignan, qui avait
llionneur d'etre repr^senl6 aux Etats de Provence, ne tenait pas
moins fi^rement h la possession publique des religieuses du pays.
ns 6laient seize cbanoines. La pr^vOt^, en une seule ann^e, recut
des nonnes seize declarations de grossesse. (Histoire manuscritede
Besse, par H. Renoux, communlqu^e par M. Tb.) Cette publicity
avait cela de bon que le crime monastique, rinfanliclde, dut Ctre
moins commun. Les religieuses, soumises h ce qu'elies considd-
raient comme une cbarge de leur dlat, ati prix d'une petite bonte,
^talent bumaines et bonnes m^res. Elies sauvaient du moins
leurs enfants. Celles de Pignan les mettaient en nourrice cbez les
paysans, qui les adoptaient, s'en servaient, les ^levaient avec les
lears. Ainsi nombre d*agricuiteurs sont connus aujourd'hui mtoe
poar enfants de la noblesse eccUsiastique. de Provence.
• Garlnet, Hi.
S90 LA SORGlfiAE.
chines les plus opposdes. Les suavit^s dange-
reuses du Cantique des cantiques ^taient, comme
toujours, la preface. On continuait par Marie Ala-
coque, par le mariage des Coeurs sanglants, assai-
sonne des morbides douceurs de Molinos. Girard
y ajouta le souffle diabolique et les terreurs de
rensorcellement. II fut le diable et il fut Texor-
ciste. Enfin, chose terrible, Tinfortun^e qu'il im-
mola barbarement , loin d'obtenir justice , fut
poursuivie t mort. EUe disparut, probablement
enferm^e par lettre de cachet, et plong^e vivante
au s^pulcre.
LE P. GIRABD £T LA GADI£RE. 1730
Les j^suites avaient du malheur. f^tant si bien a
Versailles, maitres k la cour, ils n'avaient pas le
moindre credit du c6t6 de Dieu. Pas le plus petit
miracle. Les jans^nistes abondaient du moins en
touchantes l^gendes. Nombre infini de creatures
malades, d'infirmes, de boiteux, de paralytiques,
trouvaient au tombeau du diacre Pdris un moment
de gudrison. Ce malheureux peuple dcras^ par une
suite effroyable de fl^aux (le grand Roi, premier
fldau, puis la R^gence, le Syst^me qui firent tant
de mendiants), ce peuple venait demander son
salut k un pauvre homme de bien, un vertueux
imbdcile, un saint, malgr^ ses ridicules. Et pour-
quoi rire apr6s tout? Sa vie est bien plus touchante
encore que risible. II ne faut pas s'^tonner si ces
bonnes gens, ^mus, au tombeau de leur bienfai*
SM lA SORCI&RB.
teur, oubliaient tout k coup leurs maux. La gu^ri-
son ne durait gudre ; n importe, le miracle avait
eu lieu, celui de la devotion, du bon coeur, de la
reconnaissance. Plus tard, la friponnerie se mfila
a tout cela ; mais alors (1728) ces etranges scenes
populaires dtaient tres pures.
^ Les j^suites auraient tout donn^ pour avoir le
moindre de ces miracles qu ils niaient. lis travail-
laient depuis pres de cinquante ans 4 orner de
fables et de petits contes leur l^gende du Sacr^
Coeur, rhistoire de Marie Alacoque. Depuis vingt-
cinq ou trente ans, ils avaient t&cb/6 de faire croire
que leur confrere, Jacques II, non content de
gudrir les ^crouelles (en quality de roi de France),
apr^s sa mort s'amusait k faire parler les muets,
faire marcher droit les boiteux, redresser les lou-
ches. Les gu^ris louchadent encore plus. Quant
aux muets, 11 se trouva, par malbeur, que celle
qui jouait ce r61e 6tait une coquine av6r^, prise
en flagrant delit de vol. Elle courait les provinces,
et, a toutes les chapelles de saints renommes, elle
dtait gu^rie par miracle et recevait les aumdnes;
puis recommencait ailleurs.
Pour se procurer des miracles, le Midi vaut
mieux. II y a la des femmes nerveuses , de facile
exaltation, propres a faire des somnambules, des
miraculees, des stigmatis^es, etc.
Les jesuites avaient a Marseille un ^vfique k eux,
Belzunce, homme die coeur et de courage,. iUustre
depuis la fameuse peste, mais cr^dule et fort bornd,
sous Tabri duquel on pouvait hasarder beaucoup.
lis avaient mi8> prto de lui un j^suite franc-com-
Lfi P. GIRARD ET LA GADI£rE. 1730. S93
fois, qui ne manquait pas d'esprit; qui, avec une
apparence austere, n'en prechait pas moins agr^a-
blement dans le genre fleuri, un peu mondaih,
qu'aiment les dames. Vrai j^suite qui pouvait
r^ussir de deux maniferes, ou par I'intrigue femi-
nine, ou par le santissimo. Girard n'avait pour lui
ni Tdge , ni la figure ; c'^tait un homme de qua-
rante-sept ans, grand, sec, qui semblait extdnud ;
il avait Toreille un peu dure, I'air sale et crachait
partout (p. 50, 69, 254) *. II avait enseign^ long-
temps, jusqu'a lage de trente-sept ans, et gardait
certains goAts de colMge. Depuis dix ans, c'est a
dire depuis la grande peste, il ^tait confesseur de
religieuses. II y avait r^ussi et avait obtenu sur
elles un assez grand ascendant en leur imposant
ce qui semblait le plus contraire au temperament,
de ces Provencales, les doctrines et les disciplines
de la mort mystique, la passivete absolue, Toubli
parfait de soi-m6me. Le terrible ^v^nement avait
aplati les courages, ^nerv^ les coeurs, amollis
d'une certaine langueur morbide. Les Carmelites
de Marseille, sous la conduite de Girard, allaient
loin dans ce mysticisme, a leur t^te, une certaine
soeur Remusat, qui passait pour sainte.
Les jdsuites, malgrd ce succ^s, ou peut-6tre pour
ce succ^s m6me, eloigndrent Girard de Marseille ;
ils .voulurent Temployer k relever leur maison de
Toulon. EUe en avait grand besoin. Le magniflque
* Dans une affaire si discutee, ]e cite constammcnt, et surtout
un volume in-folio : ProMure duP. Girard et de la Cadiere. Aix, 1733.
Pour ne pas multiplier les notes, jMndique seulement dans mon
texte la page de ce volume.
23
2914 lA SORCIJERB.
^tablissement de Colbert, le seminaire des aumS^
fliers de la marine, avait 6i6 confle aux j ^suites
pour decrasser ces jeunes aum6niers de la direc-
tion des Lazaristes, sous laquelle ils 6taient presque
partout. Mais les deux j ^suites qu on y avait mis
etaient peu capables. Lun 6tait un sot, I'autre
{le P. Sabatier), un homme singulierement em-
port^, malgrd son Sge. II avait Tinsolence de notre
ancienne marine, ne daignait garder aucune me-
sure. On lui reprochait k Toulon, non d'avoir une
maitresse, ni mSme une femme marine, mais de
Tavoir insolemment, outrageusement, de mani^re
a d^sesp^rer le mari. II voulait que celui-ci, sur-
tout^ conntit bien sa honte, sentit toutes les piq&res.
Les choses furent poussdes si loin que le pauvre
homme en mourut *.
Du reste, les rivaux des j ^suites offraient encore
plus de scandale. Les Observantins, qui dirigeaient
les Clarisses (ou Clairistes) d'Ollioules, avaient pu-
bliquement des religieuses pour maitresses, et cela
ne suffisant pas, ils ne respectaient pas mdme les
petites pensionnaires. Le pere gardien, un Aubany,
en avait viold une de treize ans ; poursuivi par les
parents, il s etait sauv^ k Marseille.
Girard, nomm^ directeur du seminaire des avmd^
niers, allait, par son austdritd apparente, par sa
dext^rit^ reelle, rendre Tascendant aux jdsuites
sur des moines tellement compromis, sur des prfr-
tres de paroisse peu instruijts et fort vulgaires.
1 Biblioth. de la ville de Toulon, Fiices el chamoM mamnonlei,
1 vol. in-foUo, Xvhs curleux.
LE P. GIRARD ET LA GAD1£RB. 1730. 2d5
En ce pays ofi rhomme est brusqiie, souvent
Apre d'accent, d'ext^rieur, les femmes apprecient
fort la douce gravity des hommes du Nord; elles
leur savent gre de parler la langue aristocratique,
officielle, le francais.
Girard, arrivant k Toulon, devait connaitre par-
faitement le terrain davance. II avait 1^ deja alui
une certaine Guiol qui venait parfois k Marseille,
oii elle avait line fille carm^lite. Cette Guiol,
femme d*un petit menuisier, se mit enti^rement a
sa disposition, autant et plus qu il ne voulait ; elle
6tait fort mtire, de son 4ge (quarante-sept ans),
extrfimement v^h^mente, corrompue et bonne k
tout, prdte k lui rendre des services de toute sorte,
quoi qu'il fit, quoi qu'il ftlt, un sc^l^rat ou un
saint.
Cette Guiol, outre sa fille carm^lite de Marseille,
en avait une qui 6tait soeur converse aux Ursu-
linesde Toulon. Les Ursulines, religieuses ensei-
gnantes, 6taient partout comme un centre; leur
parloir, frdquenti des m6res, ^tait un interm6-
diaire entre le cloltre et le monde. Chez elles, et
par elles, sans doute, Girard vit les dames de la
ville, entre autres une de quarante ans , non ma-
rine, M"* Gravier, fille d'un ancien entrepreneur
des travaux du roi a TArsenal. Cette dame avait
comme une ombre qui ne la quittait pas, la Reboul,
sa cousine, fille d'un patron de barque, qui dtait sa
seule h^ritiere, et qui,- quoiqu'4 peu pres du mfime
Age (trente-cinq ans), pretendait bien h^riter.
Pr^s d'elles, se formait peu k peu un petit c^nacle
d*admiratrices de Girard qui devinrent ses p^ni-
296 LA SORCI6RE.
tentes. Des jeunes filles y ^taient parfois intro-
duites, comme M^® Cadi^re, fille d'un marchand,
une couturi^re, la Laugier, la Batarelle, fille d'un
batelier. On y faisait de pieuses lectures et parfois
de petits goAters. Mais rien n'intdressait plus que
certaines lettres ou Ton contait les miracles et les
extases de soeur R^musat, encore vivante (ello
mourut en f^vrier 1730). Quelle gloire pour le
P. Girard qui Tavait men^e si haut! On lisait cela,
on pleurait, on criait d'admiration. Si Ton n'avait
encore d'extases, on n'^tait pas loin d'en avoir. Et
la Reboul, pour plaire a sa parente, se mettait
deja parfois dans un ^tat singulier par le proc^d6
connu de s'^touffer tout doucement et de se pincer
le nez ^.
De ces femmes et filles, la moins l^Sre certai-
nement 6tait M"* Catherine Cadi^re, delicate et
maladive personn^ de dix-sept ans, tout occupy
de devotion et de charity, d'un visage mortifi^, qui
semblait indiquer que, quoique bien jeune, elle
avait plus qu'aucune autre ressenti les grands
malheurs du temps, ceux de la Provence et de
Toulon. Cela s'explique assez. Elle ^tait n6e dans
Tafireuse famine de 1709, et, au moment ou une
fille devient vraie fille, elle eut le terrible spectacle
de la grande Peste. Elle semblait marquee de ces
deux 6vdnements, un peu hors de la vie, et dej^ de
I'autre c6te.
> V. le ProciSj et Swift, Micanique deVenthowiasm
LE P. GIRARD ET LA CADI£RE. 1730. 297
La triste fleur ^tait tout k fait de Toulon, de ce
Toulon d'alors. Pour la comprendre, il faut bien se
rappeler ce qu'est, ce qu'^tait cette ville.
Toulon est un passage, un lieu d'embarquement,
I'entr^e d'un port immense et d un gigantesque ar-
senal. Voila ce qui saisit le voyageur et Tempfiche
de voir Toulon mfime. II y a pourtant 1^ une ville,
une vieille cit^. EUe contient deux peuples diflGS-
rents, le fonctionnaire stranger, et le vrai Toulon-
nais, celui-ci peu ami de I'autre, enviant Temployd
et souvent r^volt^ par les grands airs de la Marine.
Tout cela concentre dans les rues t^n6breuses
d'une ville 6trangl6e alors de I'^troite ceinture des
fortifications. L'originalit^ de la petite ville noire,
cest de se trouver justement entre deux oc^^ans
de lumi^re , le merveilleux miroir de la rade et le
majestueux amphith6S,tre de ses montagnes chauves
d'un gris 6blouissant et qui vous aveuglent k midi.
D'autant plus sombres paraissent les rues. Celles
qui ne vont pas droit au port et n'en tirent pas
quelque lumiere, sent k toute heure profond^ment
obscures. Des allies sales et de petits marchands,
des boutiques mal garnies, invisibles a qui vient
du jour, c'est Taspect g6n6ral. L'int^rieur forme
un labyrinthe*de ruelles, oti Ton trouve beaucoup
d'^glises, de vieux convents, devenus casernes. De
forts ruisseaux, charges et salis des eaux m^na-
gdres, courent en torrents. L'air y circule peu, et
Von est ^tonnd, sous un climat si sec, d*y trouver
tant d'humidit^.
En face du nouveau th^dtre, une ruelle appel^e
la rue de FH^tal va de la rue Royale assez dtroite,
898 LA SORGI&RJ&.
a r^troite^ rue des Canoaniers (S. SdbastteH). On
dirait une impasse. Le soleil cependant y jette un
regard k midi, mais il trouve le lieu si triste qu'a
rinstant mSme il passe et rend a la ruelle son
ombre obscure.
Entre ces noires maisons, la plus petite ^tait
celle du sieur Cadi^Te, regrattier, ou revendeur.
On n'entrait que par la boutique, et il y avait une
chambre a chaque dtage. Les Cadiere etaient gens
honnfites, divots, et madame Cadiere un miroir de
perfection. Ces bonnes gens n'^taient pas absolu*
ment pauvres. Non seulement la petite maison
6tait a eux, mais, comme la plupart des bour-
geois de Toulon, ils avaient une bastide. Cest une
masure le plus souvent, un petit clos pierreux
qui donne un peu de vin* Au temps de lagrande
marine, sous Colbert et son fils, le prodigieux
mouvement du port profitait a la ville, L'argent
de la France arrivait la. Tant de grands seigneurs
qui passaient, trainaient apres eux leurs maisons,
leurs nombreux domestiques, un peuple gaspil-
lard, qui derriere lui laissait beaucoup. Tout cela
finit brusquement. Ce mouvement artificiel cessa;
on ne pouvait plus meme payer les ouvriers de
TArsenal; les vaisseaux delabres restaient non
r^pares, et Ton finit par en vendre le bois *.
Toulon sentit fort bien le contre-coup de tout
cela. Au siege de 1707 » il semblait quasi mort.
Mais que f ut-ce dans la terrible ann^e de 1709 ,
le 93 de Louis XIV! quand tons les fl^aux a la
* y. une irlB bonne dissertation manaacrite de M. Bran.
LE P. GIRARD ET LA CADI^RE. 1730. 299
fois, cruel hiver, fajnine, tfpid^mie, semblaient
vouloir raser la France ! — Les arbres de Pro-
vence, eux-memes, ne furent pas ^pargnes. Les
communications cesserent. Les routes se cou-
vraient de mendiants, daflfamds! Toulon trem-
blait, entour^ de brigands qui coupaient toutes les
routes.
Madame CadiSre, pour comble, en cette ann^
cruelle, 6tait enceinte. Elle avait trois gargons.
Uaine restait a la boutique, aidait son pere. Le
second 6tait aux Precheurs et devait se faire moine
dominicain jacobin, comme on disait). Le troi-
sieme ^tudiait pour 6tre pr^tre au s^minaire des
Jesuites. Les ^poux voulaient une fiUe; madame
demandait k Dieu une sainte. Elle passa ses neuf
mois en priere, jeAnant ou ne mangeant que du
pain de seigle. Elle eut une fille, Catherine. L'en-
fant etait tres delicate, et, comme ses freres, un
peu malsaine. L'humidit^ de la maison sans air,
la faible nourriture d'une mere si 6conome et plus
que sobre y contribuaient. Les freres avaient des
glandes qui s'ouvraient quelquefois; et la petite
en eut dans les premieres ann^es. Sans Stre tout a
fait malade , elle avait les graces soufirantes des
enfants maladifs. Elle grandit sans s'aflFermir. A
rSge ou les autres ont la force, la joie de la vie
ascendante, elle disait ddja : « J'ai peu ^vivre. »
Elle eut la petite verole, et en resta un peu mar-
quee. On ne sait si elle fut belle. Ce qui est sftr,
c'est quelle etait gentille, ay ant. tons les char-
mants contrastes des jeunes provencales et leur
double nature. Vive et rfiveuse, gaie et m^lanco-
300 LA SORCI^RE.
lique, une bonne petite devote, avec d'innocentes
gchapp^es. Entre les longs offices, si on la me-
nait a la bastide avec les filles de son dge, elle ne
faisait difficult^ de faire comme elles, de chanter
ou danser, en se passant au cou le tambourin.
Mais ces jours ^taient rares. Leplus souvent, son
grand plaisir ^tait de monter au plus haut de la
maison (p. 24), de se trouver plus pr^s du ciel, do
voir un peu de jour, d'apercevoir peut-Stre un petit
coin de mer, ou quelque pointe aigue de la vaste
th6baide des montagnes. Elles gtaient s^rieuses
d^s lors, mais un peu moins sinistres, moins d6-
bois^es, moins chauves, avec une robe clair-sem6e
d'arbousiers, de m^l^zes.
Cette morte ville de Toulon, au moment de la
peste, comptait 26,000 habitants. Enorme masse
resserrfie sur un point. Et encore, de ce point,
6tez une ceinture de grands convents adoss^s aux
remparts, minimes, oratoriens, j6suites, capucins,
r6collets, ursulines, visitandines , bernardines,
Refuge, Bon-Pasteur, et tout au centre, le convent
Enorme des dominicains. Ajoutez les ^glises pa-
roissiales, presbyt^res, 6vSch^, etc. Le clergd
occupait tout, le peuple rien pour ainsi dire^
On devine combien, sur un foyer si concentre,
le fi^au Sprement mordit. Le bon coeur de Tou-
lon lui fut fatal aussi. Elle regut magnanimement
des dchapp^s de Marseille. lis purent bien amener
la peste, autant que des ballots de laine auxquels
1 V. le livre de M. d^Antrechaus et Texcellente brochure de
tf. 6u stave Lambert.
LE P. GIRARD ET U CADI&RE. 1750. 301
on attribue rintroduction du fl^au. Les notables
eflfray^s allaient fuir, se disperser dans les campa-
gnes. Le premier des consuls, M. d'Antrechaus ,
cceur li^roique, les retint, leur dit s^v^rement :
« Et le peuple, qtie va-t-il devenir, messieurs,
dans cette ville ddnu^e, si les riches emportent
leurs bourses? » II les retint et forga tout le monde
de r ester. On attribuait les horreurs de Marseille
aux communications entre habitants. D'Antre-
chaus essaya d'un systeme tout contraire. Ce fut
d'isoler, d'enfermer les Toulonnais chez eux. Deux
hdpitaux immenses furent cr^^s et dans la rade et
aux montagnes. Tout ce qui n'y allait pas, dut res-
ter chez soi sous peine de mort. D'Antrechaus,
pendant sept grands mois, soutint cette gageure
qu on etlt cru impossible, de garder, de nourrir a
domicile, une population de 26,000 dmes. Pour
ce temps, Toulon fut un s^pulcre. Nul mouvement
que celui du matin, de la distribution du pain de
porte en porte, puis de I'enlevement des morts.
Les m^decins p6rirent la plupart, les magistrats
p6rirent, sauf d'Antrechaus. Les enterreurs p^ri-
rent. Les d^serteurs condamnes les remplacaient,
mais avec une brutality pr^cipitde et furieuse. Les
corps, du quatri^me ^tage, 6taient, la t^te en bas,
jetes au tombereau. Une m^re venait de perdre ^a
fille, jeune enfant. Elle eut horreur de voir ce
pauvre petit corps precipitd ainsi, et, k force d'ar-
gent, elle obtint qu on la descendit. Dans le trajet,
I'enfant revient, se ranime. On la remonte; elle
survit. Si bien qu elle fut Taieule de notre savant
M. Brun, auteur de Texcellente histoire du port.
ZdH U SORGlftRB.
•
L^ pauvre petite CadiSre avait justement Y&ge de
cette morte qui surv^cut, douze ans, V&ge si vulne-
rable pour ce sexe. La fermeture g^n^rale des
eglises, la suppression des fetes (de Noel! si gai k
Toulon), tout cela pour Tenfant 6tait la fin du
monde. U semble quelle nen soit jamais bien
revenue. Toulon non plus ne se Veleva point. EUe
garda Taspect d'un desert. Tout ^tait ruin6, en
deuil, veuf, orphelin, beaucoup d&esp^rds. Au
milieu, une grande ombre, d'Antrechaus, qui avait
vu tout mourir, ses fils, frSres et collogues, et qui
s'dtait glorieusement ruin^, 4 ce point qu il lui fal-
lut manger chez ses voisins ; les pauvres se dispu-
taient Thonneur de le nourrir.
La petite dit k sa mdre qu'elle ne porterait jamais
plus ce qu elle avait de beaux habits, et il faUut les
vendre. EUe ne voulait plus que servir les malades ;
elle entrainait toujours sa mere k rh6pital qui ^tait
au bout de leur rue. Une petite voisine de quatorze
ans, la Laugier, avait perdu son p^re, vivait avec
sa mdre fort mis^rablement. Catherine j allait
sans cesse et y portait sa nourriture, des vfite-
ments, tout ce qu*elle pouvait. Elle demanda k ses
parents qu'on payAt pour la Laugier les frais d'ap-
prentissage chez une couturi^re , et tel 6tait son
ascendant, qu*ils ne refusSrent pas cette grosse
d^pense. Sa pi^t^, son charmant petit coeur la
rendaient toute-puissante. Sa charity 6iait pas-
sionnde; elle ne donnait pas seulement; elle
aimait. Elle eAt voulu que cette Laugier fdt par-
faite. Elle Tavait volontiers prds d*elle, la couchait
souvent avec elle. Toutes deux avaient 6i6 revues
LE P. GIRAAD ET lA CADlfiRE. 1730. 803
dans les fiUes de Sainte-Therise, un tiers ordre que
les Cannes, avaient organist. M^* Cadi^re en 6tait
I'exemple, et, k treize ans, elle semblait une car-
m^lite accomplie, Elle avait emprunt^ d*une visi-
tandine des Uvres de mysticitd qu'elle d^vorait.
La Laugier, k quinze ans , faisait un grand con-
traiste ; elle ne voulait rien faire, rien que manger
et 6tre belle. Elle T^tait, et pour cela on Tavait
fait sacristine de la chapelle de Sainte-Th^r^e.
Occasion de grandes privaut^s avec les prStres;
aussi, quand sa conduite lui m^rita d'etre chass^e
de la congregation, une autre autorit^, un vicaire
gdn^ral, s'emporta jusqu'a dire que, si elle Tdtait,
on inter dirait la chapelle (p. 36, 37).
Toutes deux elles avaient le temp&^ament du
pays, TextrSme agitation nerveuse, et d^s Ten-
fance, ce qu'on appelait des vapeurs de mire (de
matrice). Mais le r^sultat ^tait oppose ; fort char-
nel chez la Laugier, gourmande, fain^ante, vio-
lente ; tout c6r6bral chez la pure et douce Cathe-
rine, qui, par suite de ses maladies ou de sa vive
imagination qui absorbait tout en elle, n'avait au-
cune id^e da sexe. « A vingt ans , elle en avait
sept. » Elle ne songeait k rien qu'4 prier et don-
ner, ne voulait point se marier. Au mot de ma-
nage elle pleurait, comme si on lui etlt propose de
quitter Dieu.
On lui avait prSt^ la vie de sa patronne, sainte
Catherine de GSnes, et elle avait achetd le Chdr
teau de Fdme de sainte Th^rdse. Peu de confes-
seurs la suivaient dans cet essor mystique! Ceux
qui parlaient gauchement de ces choses lui fai-
304 LA SORCliRB.
saient mal. EUe ne put garder ni le confesseur de
sa m^re, prStre de la cath^drale, ni un carme, ni
le vieux j^suite Sabatier. A seize ans, elle avait
un pr6tre de Saint-Louis, de haute spiritualite.
Elle passait des jours k legUse, tellement que sa
mere, alors veuve, qui avait besoin d'elle, toute
devote qu'elle 6tait, la punissait k son retour. Ce
n'^tait pas sa faute. Elle s'oubliait dans ses ex-
tases. Les filles de son dge la tenaient tellement
pour sainte, que parfois, a lamesse, elles crurent
voir rhostie, attir^e par la force d'amour qu'elle
exergait, voler k elle et d'elle-mfime se placer dans
sa bouche.
Ses deux jeunes fr^res 6taient disposes fort di-
versement pour Girard. L'ain^, chez les PrScheurs,
avait pour le j^suite Tantipathie naturelle de Tor-
dre de Saint-Dominique. L'autre, qui, pour 6tre
prfitre, 6tudiait chez les j^suites, regardait Girard
comme un saint, un grand homme ; il en avait fait
son hdros. Elle aimait ce jeune frere, comme elle,
maladif. Ce qu'il disait sans cesse de Girard dut
agir. Un jour, elle le rencontra dans la rue; elle
le vit, si grave, mais si bon et si doux qu'une voix
intdrieure lui dit Ecce homo (le voici , Thomme qui
doit te conduire). Le samedi, elle alia seconfesser
a lui, et il lui dit : « Mademoiselle, je vous atten-
dais. » Elle fut surprise et ^mue, ne songea nulle-
ment que son fr^re etit pu Tavertir, mais pensa
que la voix myst^rieuse lui avait parl^ aussi, et
que tons deux partageaient cette communion c^
leste des avertissements den haut (p. 81, 383).
Six mois d!6U se passdrent sans que Girard, qui
LI P. CIRARD ET LA CABIJ&RE. 1720. SOS
la confessait le samedi, fit aucun pas vers elle. Le
Bcandale du vieux Sabatier Tavertissait assez. II
eAt 6i6 de sa prudence de s'en tenir au plus obscur
attachement , 41a Guiol, il est vrai, bien mAre,
mais ardente et diable incarnd.
C'est la Cadiere qui s'avanga :^rers lui innocem-
ment. Son fr^re, T^tourdi Jacobin, s'dtait avisd de
prfiter k une dame et de faire courir dans la ville
una satire intitul^e La Morale des Jesuites. lis en
fdrent bientdt avertis. Sabatier jure qu'il va ^criro
en cour , obtenir une lettre de cachet pour enfer-
mer le jacobin. Sa soeur se trouble, s'eifraye; elle
va, les larmes aux yeux, implorer le P. Girard, le
prier d'intervenir, Peu apr^s, quand elle y re-
tourne, il lui dit : « Rassurez-vous ; votre fr^re n'a
rien a craindre, j'ai arrange son affaire. » Elle fut
tout attendrie. Girard sentit son avantage. Un
homme si puissant, ami du roi, ami de Dieu, et
qui venait de se montrer si bon ! quoi de plus fort
sur un jeune coeur? II s'aventura, et lui dit (toute-
fois dans sa langue Equivoque) : « Remettez-vous
k moi ; abandon nez-vous tout enti^re. » Elle no
rougit point , et , avec sa puret^ d'ange , elle dit :
« Oui , ff n'entendant rien , sinon I'avoir pour di-
recteur unique.
Quelles ^taient ses id^es sur elle? En ferait-il
una maitresse ou un instrument de cbarlatanisme?
Girard flotta sans doute, mais je crois qu'il pen-
chait vers la derni^re id^e. II avait a choisir, pou-
vait trouver des plaisirs sans perils. Mais M"® Ca-
diere ^tait sous une mSre pieuse. Elle vivait avec
sa famille , un frSre mari6 et les deux qui 6taient
26
306 U SORaiRB.
d'^glise, dans unemaison tres etroite, dont la bou-
tique de Taine 6tait la seule entree. Elle n'allait
gu6re qu4 I'^glise. Quelle que fiit sa simplicity,
eUe sentait dlnstinct les choses impures, les mai-
sons dangereuses. Les p^nitentes des jdsuites 86
r^unissaient volontiers au haut d une maison, fai-
saient des mangeries, des folies, criaient en pro-
vengal : « Vivent les jesuitons ! yy Une voisine que
ce bruit ddrangeait, vint, les vit couch^es sur le
ventre (5b), chantant et mangeant desbeignets (le
tout, dit-on,.pay^ par Targent des aumdnes). La
Cadi^re y fut invitde, mais elle .en eut d^gotlt et
n'y retourna point.
On ne pouvait Tattaquer que par r&me. Oirard
semblait nen vouloir qu'4 VAme seule. Qu*elle
ob^it, qu'eUe acceptdt les doctrines de passlvetd
qu'il avait enseign^es k Marseille, c'^tait, ce sem-
ble, son seul but. II crut que les exemples y
feraient plus que les pr^ceptes. La Guiol, son &me
damn^e, fut charg^e de conduire la jeune sainte
dans cette ville, oil la Cadi^re avait une amie d en-
fance, une carm^lite, fille de la Guiol. La rus^,
pour lui inspirer confiance, pr^tendait, elle aussi,
avoir des extases. Elle la repaissait de contes
ridicules. Elle lui disait, par exemple, qu'ayant
trouv6 k sa cave qu'un tonneau de vin s'6tait gS.t6,
elle se mit en priere et qu'd I'instant le vin rede-
vint bon. Une autre fois, elle s'etait senti entrer
une couronne d*^pines, mais les anges pour la con-
soler avaient servi un bon diner, qu*elle mangeait
avec le p^re Girard.
La Cadi^re obtint de sa mdre qu'elle ptlt aller &
LE P. GIRAKD ET LA GADi&RE. 1730. 307
Marseille avec cette bonne Guiol , et madame Ca-
didre pay a la ddpense. C'^tait au mois le plus brA-
lant de la brtilante contree, en aotlt (1729), quand
toute la campagne tarie n offre a Toeil qu un Apre
miroir de rocs et de caillou. Le faible cerveau des-
seche de la jeune malade, sous la fatigue du
voyage, recut dautant mieux la funeste impres-
sion de ces mortes de cDuvent. Le vrai tjrpe du
genre 6tait cette soeur Remusat, deja k letat de
cadavre (et qui r^ellement mourut). La Cadidre
admira une si haute perfection. Sa compagne per-
fide la tenta de Tid^e orgueilleuse d en faire au-
tant, et de lui succeder.
Pendant ce court voyage, Girard, restd dans le
brtilant 6touflfement de Toulon , avait fort triste-
ment baisse. II allait frdquemment chez cette
petite Laugier qui croyait aussi avoir des extases,
la consolait (si bien que tout k Theure elle est
enceinte ! ). Lorsque mademoiselle Cadiere lui
revint ailee, exaltee, lui, au contraire, charnel,
tout livre au plaisir, lui « jeta un souffle d'amour »
(p. 6, 383). Elle en fut embras^e, mais (on le voit)
a sa manidre, pure, sainte et g^ndreuse, voulant
I'emp^cher de tomber, s y ddvouant jusqu i mourir
pour lui (septembre 1729).
Un des dons de sa saintet^, c'est qu'elle voyait
au fond des coeurs. U lui 6tait arriv6 parfois de
connaitre la vie secrete , les moeurs de ses confes-
seurs , de les avertir de leurs fautes , ce que plu-
sieurs, 6tonnds, atterr^s, avaient pris humblement.
Un jour de cet 6t^, voyant entrer chez elle la Guiol,
eile lui dit tout k coup : « Ah ! m^chante, qu'avez-
308 LA S0RGI£RE.
vous fait? » — « Et elle avait raison, dit plus tard
la Guiol elle-mdme. Je venais de faire une mau-
vaise action. » — Laquelle? Probablement delivrer
la Laugier. On est tente de le croire, quand on la
voit Tann^e suivante vouloir livrer la Batarelle.
La Laugier, qui souvent couchait chez la Ca-
diere, pouvait fort bien lui avoir confid son bon-
heur et Tamour du saint, ses paternelles caresses.
Dure 6preuve pour la Cadiere et grande agitation
d'esprit. D une part, elle savait a fond la maxime
de Girard : Quen un saint, tout acte est saint.
Mais d'autre part, son honnfitet^ naturelle, toute
son Education ant^rieure, Tobligeaient a croire
qu'une tendresse excessive pour la creature 6tait
toujours un p^che mortel. Cette perplexity dou-
loureuse entre deux doctrines acheva la pauvre
fille, lui donna d'horribles tempStes, et elle se crut
obsedee du d^mon.
Li parut encore son bon coeur. Sans humilier
Girard, elle lui dit qu elle avait la vision d'une
&me tourment^e d'impuret^ et de p^chd mortel,
qu'elle se sentait le besoin de sauver cette &me,
d'oflfrir au diable victime pour victime, d'accepter
Y obsession et de se livrer a sa place. II ne le lui
defendit pas, lui permit d'etre obsedee, mais pour
un an seulement (novembre 1729).
Elle savait, comme toute la ville, les scanda-
leuses amours du vieux P. Sabatier, insolent,
furieux, nullement prudent comme Girard. Elle
voyait le m^pris oil les j^suites (qu'elle croyait le
soutien de TEglise) ne pouvaient manquer de
tomber. Elle dit un jour d Girard : « J*ai eu une
LE P. GIRARD ET LA CADltRB. 1730. S09
vision : une mer sombre, un vaisseau plein d'&mes,
battu de I'orage des pens^es impures, et sur le
vaisseau deux j^suites. J'ai dit au R^dempteur
que je voyais au ciel : « Seigneur! sauvez-les,
« noyez-moi... Je prends sur moi tout le nau-
« frage. » Et le bon Dieu me I'accorda. »
Jamais, dans le cours du proces et lorsque
Girard, devenu son cruel ennemi, poursuivit sa
mort, elle ne revint 1^ dessus. Jamais elle n'expli-
qua ces deux paraboles de sens si transparent.
Elle eut cette noblesse de n'en pas dire un mot.
Elle s'^tait devou^e. A quoi? sans doute a la dam-
nation. Voudra-t-on dire que, par orgueil, se
croyant impassible et morte, elle d^fiait Timpu-
ret6 que le demon infligeait k Thomme de Dieu.
Mais il est tres certain qu elle ne savait rien pr^-
cisement des choses sensuelles ; qu'en ce myst^re
elle ne prevoyait rien que douleurs, tortures du
demon. Girard 6tait bien froid, et bien indigne de
tout cela. Au lieu d'etre attendri, il se joua de sa
cr^dulit^ par une ignoble fraude. II lui glissa dans
sa cassette un papier, ou Dieu lui disait que, pour
elle, effectivement il sauverait le vaisseau. Mais il
se garda d'y laisser cette pi6ce ridicule; en la
lisant et relisant, elle aurait pu s'apercevoir qu'elle
6tait fabriqu^e. L'ange qui apporta le papier, un
jouraprds le remporta.
Avec la mSme ind^licatesse, Girard, la voyant
agit^e et incapable de prior, lui permit I6g6rement
de communier tant qu'elle voudrait, tons les jours,
dans diflKrentes ^glises. Elle n'en fut que plus mal.
D^ji pleine du d^mon, elle logeait ensemble les
S6.
3tt^ U SORCI&RB.
deux etmenus. A force ^gale, ils se battaient en
elle. EUe croyait ^clater at crever. Elle tombait,
s'^vanouissait, at restait ainsi plusieurs heures.
En decembre, elle ne sortit plus guere, mfime de
son lit.
Girard aut un trop bon pr^texte pour la voir.
II fut prudent, s'y faisant toujours conduire par le
petit fr^re, du moins jusquala porte. La chambre
de la malade ^tait au haut de la maison. La mere
restait a la boutique discretement. II etait seul,
tant qu'il voulait, et, s'il voulait, tournait la clef.
Elle etait alors tres malade. II la traitait commo
un enfant; il lavancait un pen sur le devant du
lit, lui tenait la tete, la baisait paternellement.
Tout cela recu avec respect, tendresse, reconnais-
sance.
Tr^s pure, elle dtait tres sensible. A tel contact
l^ger qu une autre n'etlt pas remarqu^, elle per-
dait connaissance ; un fr61ement pres du sein suffi-
sait. Girard en fit I'exp^rience, et cela lui donna
de mauvaises pens^es. II la jetait k volont6 dans
ee sommeil, et elle ne songeait nullement k sen
defendre, ayant toute confiance en lui, inquiete
seulement, un pen honteuse de prendre avec un
tel homme tant de liberty et de lui faire perdre un
temps si pr^cieux. II y restait longtemps. On pou-
vait prdvoir ce qui arriva. La pauvre jeune fille,
toute malade qu elle fdt, n'en porta pas moins a la
tfite de Girard un invincible enivrement. Une fois,
en s eveillant, elle se trouva dans une posture tr^s
ridiculement ind^cente ; une autre, elle le surprit
qui la caressait. EUe rougit, gemit, se plaignit.
LE P. GIRARD ET LA CADI£rE. 1730. 311
Mais il lui dit impudemment : « Je suis voire
maltre, votre Dieu... Vous devez tout souffrir au
nom de Tob^issance. » Vers Noel, k la grande
fete, il perdit la derniere reserve. Au rdveil, elle
6 ecria : « Mon Dieu ! que j ai souflfert ! » — « Je
le crois, pauvre enfant! » dit-il dun ton compa-
tissant. Depuis, elle se plaignit moins, mais ne
s'expliquait pas ce qu elle 6prouvait dans le som-
meil (p. 5, 12, etc.).
Girard comprenait mieux, mais non sans ter-
reur, ce qu'il avait fait. En Janvier, fdvrier, un
signe trop certain I'avertit de la grossesse. Pour
comble dembarras, la Laugier aussi se trouva
enceinte. Ces parties de devotes, ces mangeries,
arrosdes indiscretement du petit vin du pays,
avaient eu pour premier effet Texaltation natu-
relle chez une race si inflammable, Textase conta-
gieuse. Chez les rusees, tout etait contrefait. Mais
chez cette jeune Laugier, sanguine et vdhdmente,
Textase fut rdelle; Elle eut, dans sa chambrette,
de vrais ddlires, des ddfaillances, surtout quand
Girard y venait. Elle fut grosse un peu plus tard
que la Cadiere, sans doute aux fStes des Rois
(p. 37, 114).
Peril tres grand. EUes n'dtaient pas dans un
ddsert, ni au fond d un convent, intdressd k dtouflfer
la chose, mais, pour ainsi dire, en pleine rue. La
Laugier au milieu des voisines curieuses, la Ca-
diere dans sa famille. Son frere, le jacobin, com-
mengait k trouver mauvais que Girard lui fit de si
longues visites. Un jour, il osa rester prds d'elle,
quand Girard. y vint, comme pour la garder.
312 LX S0RGI£RE.
Girard, hardiment, le mit hors de la chambre, et
la mere, indignde, chassa son fils de la maison.
Celatournait vers un ^clat. Nul doute.que ce
jeune homme, si diirement traitd, chass^ de chez
lui, gonfl6 de colere, n'allat crier aux Prficheurs,
et que ceux-ci, saisissant une si belle occasion, ne
courussent rep6ter la chose, et en dessous, n*ameu-
tassent toute la ville centre le jdsuite. II prit un
strange parti, de faire face par un coup hardi et
de se sauver par le crime. Le libertin devint un
sc6lerat.
ll connaissait bien sa-victime. II avait vu la
trace des scrofules qu'elle avait cues enfant. Cela
ne ferme pas nettement comme une blessure. La
peau y reste rosee, mince et faible. EUe en avait
eu aux pieds. Et ^lle en avait aussi dans un endroit
d^licat, dangereux, sous le sein. II eut Tid^e dia-
bolique de lui renouveler ces plaies, de les donner
pour des stigmates, tels qu'en ont obtenus du ciel
saint Francois et d'autres saints, qui, cherchant
Yimitation et la conformite complete avec le Cru-
cifie, portaient et la marque des clous et le coup
de lance au c6td. Les jdsuites ^faient ddsolds de
n'avoirrienaopposer aux miracles des jans^nistes.
Girard 6tait stir de les charmer par un miracle
inattendu. II ne pouvait manquer d'etre soutenu
par les siens, par leur maison de Toulon. L'un, le
vieux Sabatier, 6tait pr^t k croire tout; il avait
^t^ jadis le confesseur de la Cadiere, ^t la chose
lui etlt fait honneur. Un autre, le P. Grignet, fitait
un beat imbecile, qui verrait tout ce qu'on vou-
drait. Si les carmes ou d'autres s'avisaient d*avoir
LB P. GIRARD ET LA CADlfiRE^ 1750. S15
des doutes, on les ferait avertir de si haut, qu'ils
croiraient prudent de se taire. MSme le jacobin
Cadi^re, jusque-14 ennemi et jaloux, trouverait
son compte -A revenir, a croire une chose qui
ferait la famille si glorieuse et lui le frere d'une
saint e.
« Mais, dira-t-on, la chose n'etait-elle pas natu-
relle? On a des exemples innombrables, bien con-
states, de vraies stigmatisees * . »
Le contraire est probable. Quand elle s'apercut
de la chose, elle fut honteuse et d^sol^e, craignant
de d^plaire a Girard par ce retour des petits maux
d'enfance. Elle alia vite chez une voisine, une
madame True, une femme qui se mSlait de m^de-
cine, et lui acheta (comme pour un.jeune frdre) un
onguent qui lui brdlait les plaies.
Pour faire ces plaies^ comment le cruel s'y
prit-il? Enfonga-t-il les ongles? usa-t-il d'un petit
couteau, que toujours il portait sur lui? Ou bien
attira-t-il le sang la premiere fois, comme il le
fit plus tard, par une forte succion? Elle n'avait
pas sa connaissance, mais bien sa sensibilite ; nul
doute qnk travers le sommeil, elle n'ait senti la
douleur.
Elle eAt cru faire un grand pdch^, si elle n'etlt
tout dit a Girard. Quelque crainte quelle etlt de
deplaire et de d^gotlter, elle dit la chose. II vit, et
il joua sa com^die, lui reprocha de vouloir gu^rir
et de s'opposer a Dieu. Ce sent les celestes stig-
mates. II se met k genoux, baise les plaies des
* V. surtout AMaary. Magie.
S14 LA S0RGI£RE.
pieds. EUe se signe, s'humilie, elle fait difficult^
de croire. Girard insiste, la gronde, lui fait d^cou-
vrir le c6t^, admire la plaie, « Et moi aussi, je Tai,
dit-il, mais interieure. »
La voila obligee de croire qu'elle est un miracle
vivant. Ce qui aidait a lui faire accepter une chose
si dtonnante, c'est qu a ce moment la soeur Remu-
sat venaitde mourir.EUe Tavait vue dans lagloire,
et son coeur porte par les anges. Qui lui succ^de-
rait sur la terre? qui heriterait des dons sublimes
qu elle avait eus, des faveurs celestes dont elle
^tait comblee? Girard lui offrit la succession et la
corrompit par TorgueiL
Des lors, elle changea. Elle sanctifia vaniteu-
sement tout ce qu elle sentait des mouvements de
nature. Les degotlts, les tressaillements de la
femme enceinte auxquels elle ne comprenait rien,
elle les mit sur le compte des violences interieures
de TEsprit. Au premier jour de cardme, 6tant &
table avec ses parents, elle voit tout a coup le
Seigneur. « Je veux te conduire au Desert, dit-il,
t'associer aux exc6s d amour de la sainte Quaran-
taine, tassocier a mes douleurs... » Elle fr^mit,
elle a horreur de ce quil faudra souffrir. Mais
seule elle pent se donner pour tout un monde de
p^cheurs. Elle a des visions sanglantes. Elle ne
voit que du sang. Elle apercbit Jesus comme un
crible de sang. Elle-m6me crachait le sang, et elle
en perdait encore d autre facon. Mais en mfime
temps sa nature semblait chang^e. A mesure
quelle souffrait, elle devenait amoureuse. Le
vingti^me jour du cardme, elle voit son nom uni k
LE P. GIRAaO ET lA CADI£RE. 1730. 315
celui de Girard. Korgueil alors exalte, stimule
du sens nouveau qui lui venait, Torgueil lui fait
comprendre le domaine special que Marie (la
femme) a sur Dieu. — Elle sent combien I'ange est
inferieur au moindre saint, a la moindre sainte.
— Elle voit le palais de la gloire, et se confond
avec TAgneau!... Pour comble d'illusion, elle se
sent soulev^e de terre, aaonter en Taif a plu-
sieurs pieds. Elle peut k peine le croire, mais
une personne respectde, M"® Gravier, le lui assure.
Chacun vient, admire, adore. Girard amSne son
collegue Grignet, qui s'agenouille et pleure de
joie.
N'osant y aller tous les jours, Girard la faisait
venir souvent k Fdglisedes jesuites. EUes'y trainait
k une heure, apres les offices, pendant le diner.
Personne alors dans leglise. II sy livrait devant
I'autel, devant la croix, a des transports que le
sacrilege rendait plus ar dents. Ny avait-elle
aucun scrupule? pouvait-elle bien s y tromper? II
semble que sa conscience, au milieu d une exalta-
tion sincere encore et non jou^e, setourdissait
pourtant dej4, s'obscurcissait. Sous les stigmates
sanglants, ces faveurs cruelles de TEpoux celeste,
elle commencait k sentir d'etranges dedommage-
ments. Heureuse de ses defaillances, elle y trou-
vait, disait-elle, des peines d'infinie douceur et je
ne sais quel flot de la Grdce « jusqu'au consente-
ment parfait. » (p. 425, in-12.)
Elle fut d'abord etonnde et inqui^te de ces choses
nouvelles. Elle en parla k la Guiol, qui sour it, lui
dit qu'elle ^tait bien sotte, que ce n*^tait hen, et
316 lA SORGlfiRB.
cyniquement elle ajouta qu'elle en ^prouvait tout
autant.
Ainsi ces perfides comm^res aidaient de leur
mieux k corrompre une fiUe nde tres honnete, et
chez qui les sens retardes ne s'eveiUaient qu'a
grand'peine sous Tobsession odieuse d*une autoritd
sacr^e.
Deux choses attendrissent dans ses reveries :
Tune, c*est le pur id^al qu'elle se faisait de Tunion
fiddle, croyant voir le nom de Glrard et le sien
unis 4 jamais au Livre de vie. L'autre chose tou-
chante, c*est sa bont^ qui delate parmi les folies,
son charmantcoeurd'enfant. Au jour desRameaux,
en voyant la joyeuse table de famille, elle pleura
trois heures de suite de songer « qu'au mdme jour
personne n'invita J6sus a diner. »
Pendant presque tout le carfime, elle ne put
presque pas manger; elle rejetait le peu qu'elle
prenait. Aux quinze derniers jours, elle jeilna
enti^rement, et arriva au dernier degrd de fai-
blesse. Qui pourrait croire que Girard, sur cette
mourante qui n'avait plus que le souffle, exerja de
nouveaux s^vices ? II avait emp6ch6 ses plaies de
se former. II lui en vint une nouvelle au flanc
droit. Et enfin au Vendredi saint, pour Tacheve-
ment de sa cruelle com^die, il lui fit porter une
couronne de fil de fer, qui, lui entrant dans le
front, lui faisait couler sur le visage des goutles
de sang. Tout cela sans trop de myst^re. II lui
coupa d'abord ses longs cheveux, les emporta.
II commanda la couronne chez un certain Bitard,
marchand du port, qui faisait des cages. Elle
LE P. GIRARD ET LA CADlfeRE. 1730. S17
n'apparaissait pas aux visiteurs avec cette cou-
ronne; on n'en voyait que les effets, les gouttes
de sang, la face sanglante. On y impriifiait des
serviettes, on en tirait des Veroniques, que Girard
emportait pour les donner sans doute a des per-
sonnes de pidte.
La mere se trouva malgr^ elle complice de la
jonglerie. Mais elle redoutait Girard. Elle com-
mencait a voir qu il ^tait capable de tout, et quel-
qu'un de bien confident (tres probablement la Guiol)
lui avait dit que , si elle disait un mot , sa fiUe ne
vivrait pas vingt-quatre heures.
Pour la Cadiere, elle ne mentit jamais la dessus.
Dans le r^cit qu'elle a dict^ de ce careme, elle dit
expressement que c est une couronne k pointes qui,
enfoncde dans sa tete, la faisait sHigner.
Elle ne cacha pas non plus Torigine des petites
croix qu'elle donnait a ses visiteurs. Sur un modele
fourni par Girard, elle les commanda a un de ses
parents, charpentier de TArsenal.
Elle fut, le vendredi saint, vingt-quatre heures
dans une d^faillance qu on appelait une extase,
Kvr^e aux soins de Girard, soins enervants, meur-
triers. Elle avait trois mois de grossesse. II voyait
deja la sainte, la martyre, la miraculee, la transfi-
guree, qui commengait a s arrondir. II desirait et
redoutait la solution violente d un avortement. II
le provoquait en lui donnant tons les jours de dan-
gereux breuvages, des poudres rouge&tres.
II Taurait mieux aimee morte ; cela Taurait tird
d'affaire. Du moins, il aurait voulu Moigner de
chez sa mdre, la cacher dans un convent. II con-
318 LA S0RCI£:R6.
naissait ces maisons, et savait, comme Picart
{voir plus hatit Vaffaire de Louviers)^ avec quelle
adresse, quelle discretion, on y couvre ces sortes
de choses. II voulait Tenvoyer ou aux chartreuses
de Premole, ou k Sainte-Claire d'Ollioules. II en
parla m^me le vendredi saint. Mais elle paraissait
si faible, qu on n osait la tirer de son lit. Enfin,
quatre jours apres Pdques, Girard dtant dans sa
chambre, elle eut un besoin douloureux et perdit
d'un coup une forte masse qui semblait du sang
coagul^. II prit le vase, regarda attentivement a
la fenStre. Mais elle, qui ne soupfonnait nul mal
d. cela, elle appela la servante, lui donna le
vase k vider. « Quelle imprudence! » Ce cri
^chappa a Girard, et sottement il le r^p^ta (p. 54,
388, etc.).
On n'a pas autant de details sur Tavortement de
la Laugier. Elle s'6tait apergue de sa grossesse
dans le mSme carfime. Elle y avait eu d'^tranges
convulsions, des commencements de stigmates
assez ridicules; Tun ^tait un coup de ciseau
qu'elle s'etait donn^ dans son travail de couturiere,
Tautre une dartre vive au c6t^ (p. 38). Ses extases
tout k coup tourn^rent en ddsespoir impie. Elle cra-
chait sur le crucifix. Elle criait centre Girard :
« Oil est-il, ce diable de Fere, qui m'a mise dans
cet 6tat?... II n'dtait pas difficile d'abuser une
fiUe de vingt-deux ans!... Ou est-il? II me laisse
Ik. Quil vienne! » Les femmes qui lentouraient
6taient elles-m^mes des maltresses de Girard.
EUes allaient le chercher, et il n'osait pas venir
afironter les emportements de la fiUe enceinte.
LE P. GIRAUD ET LA CADlfiRE. 1730. 319
Ces commeres, interessees a diminuer le bruit,
ptirent, sans lui, trouver un moyen de tout finir
sans eclat.
Girard 6tait-il sorcier, comme on le soutint plus
tard? On aurait bien pu le croire en voyant com-
bien aisement, sans 6tre ni jeune ni beau, il avait
fascind tant de femmes. Mais le plus strange, ce
fut, apres s etre tellement compromis, de maitri-
ser Topinion. II parut un moment avoir ensorceld
la ville elle-meme.
En r^alite, on savait les jesuites puissants ; per-
sonne ne voulait entrer en lutte avec eux. M^me
on ne croyait pas stir d en parler mal k voix basse.
La masse ecclesiastique etait surtout de petits
moines d'ordres Mendiants sans relations puis-
santes ni hautes protections. Les Carmes m^me,
fort jaloux et blesses d avoir perdu la Cadiere, les
Carmes se turent. Son frere, le jeune Jacobin,
pr^che p^r une mere tremblante, revint aux mena-
gements politiques, se rapprocha de Girard, enfln
se donna a lui autant que le dernier frere, au point
de lui prater son aide dans une etrange manoeuvre
qui pouvait faire croire que Girard avait le don de
proph^tie.
S'il avait a craindre quelque faible opposition,
c'^tait de la personne mSme qu*il semblait avoir
le plus subjuguee. La Cadiere, encore soumise,
donnait pourtant de lagers signes d une ind^pen-
dance prochaine qui devait se reveler. Le 30 avril,
dans une partie de campagne que Girard organisa
320 LA SORClfiRE.
galamment, et oil il ecvoya, avec la Guiol, son
troupeau de jeunes devotes, la Cadiere tomba en
grande reverie. Ce beau moment du printemps,
si charmant dans ce pays, 6leva son coeur a Dieu.
EUe dit, avec un sentiment de veritable pi^te :
<« Vous seul. Seigneur!... Je ne veux que vous
seul!... Vos anges ne me suffisent pas. » Puis una
d'elles, fille fort gaie, ayant, a la provencale,
pendu a son cou un petit tambourin, la Cadiere
fit comme les autres, sauta, dansa, se mit un tapis
en ^charpe, fit la boh^mienne, s etourdit par cent
folies.
EUe ^tait fort agitde. En mai, elle obtint de sa
m^re de faire un voyage a la Sainte-Baume, a
Tdglise de la Madeleine, la grande sainte des filles
p^nitentes. Girard De la laissa aller que sous Tes-
corte de deux surveillantes fideles, la Guiol et la
Reboul. Mais en route, quoique par moments elle
etlt encore des extases, elle se montra lasse d'etre
Tinstrument passif du violent Esprit (infernal ou
divin) qui la troublait. Le terme annuel de Vobses-
sion n'etait pas 6loign6. N avait-elle pas gagn6 sa
liberty? Une fois sortie de la sombre et fascinante
Toulon, replac^e dans le grand air, dans la nature,
sous le soleil, la captive reprit son dme, resista a
Tdme ^trangere, osa ^tre elle-meme, vouloir. Les
deux espionnes de Girard en furent fort mal 6di-
fi^es. Au retour de ce court voyage (du 17 au
22 mai), elles Tavertirent du changement. II s en
cpnvainquit par lui-meme. Elle resista a lextase,
ne voulant plus, ce semblait, obeir qu a la raison.
II avait cru la tenir, et par la fascination^ et par
LE P. GIRARD ET LA GADI£:RE. 1730. S21
lautorit^ sacrde, enfin par la possession et ITiabi-
tude charnelle. II jie tenait rien. La'jeune kme qui,
aprSs tout, avait 6t6 moins conquise que surprise
(traitreusement), revenait a sa nature. II fut bless6.
De son m6tier de pedant, de la tyrannie des en-
fants, chdtids a volontd, de celle des religieuses,
non moins d^pendantes, il lui restait un fonds dur
de domination jalouse. II r^solut de ressaisir la
Cadiere en punissant cette premiere petite r^volte,
si Ton pent nommer ainsi le timide essor de V&me
comprim^e qui se releve.
Le 22 mai, lorsque, selon son usage, elle se con-
fessa a lui, il refusa de Tabsoudre, disant qu'elle
etait si coupable, qu'il devait lui infliger le lende-
main une grande, tr^s grande penitence.
Quelle serait-elle? Le jetlne? Mais elle 6tait d6j4
aflEaiblie et ext^nu^e. Les longues pri^res, autre
penitence, n'etaient pas dans les habitudes du di-
recteur qui^tiste ; il les defendait. Restait le chdti-
ment corporel, la discipline. C'^tait la punition
d'usage universel, prodigu^e dans les convents
autant que dans les colleges. Moyen simple et
abr^g^ de rapide execution qui, aux temps simples
et rudes, s'appliquait dans leglise m6me. On voit,
dans les fabliaux, naives peintures des moeurs,
que le prfitre, ayant confess^ le mari et la femme,
sans facon, sur la place mfime, derriere le confes-
sionnal, leur donnait la discipline. Les ^coliers,
les moines, les religieuses, n^taient pas punis
autrement \
1 Le grand dauphin 6talt fouett^ crucUement. Le Jeune BoufQers
5-2 j LA SORCIERE.
Girard savait que celle-ci, nullement habitu^ k
la honte, tres pudique (n'ayant rien subi qua son
insu dans le sommeil) souffrirait extremement
d'un chatiment indecent, en serait brisde, perdrait
tout ce qu elle avait de ressort. Elle devait etre
mortifiee plus encore peut-etre qu une autre, patir
(s'il faut Tavouer) en sa vanite de femme. Elle
avait tant souffert, tant jeun6! Puis ^tait venu
Tavortement. Son corps, delicat de lui-meme,
semblait n etre plus qu'une ombre. D'autant plus
certainement elle craignait de rien laisser voir de
sa pauvre personne, maigrie, detruite, endolorie.
Elle avait les jambes enflees, et telle petite infir-
mite qui ne pouvait que Thumilier extremement.
Nous n'avons pas le courage de raconter ce qui
suivit. On pent le lire dans ses trois depositions
si naives, si manifestement sinceres, oil, deposant
sans serment, elle se fait un devoir de declarer
m^me les choses que son interet lui commandait
de cacber, meme celles dont on put abuser contre
elle le plus cruellement.
La premiere deposition faite a Vimproviste devarU
le juge ecclesiastique quon-envoya pour la sur-
(de quinze ans) mouFut de douleur de Tavoir 6i6 (Sainl-Simon). La
prieure de PAbbaye-aux-Bois , menac^e par son sap^rieur « de
chdiiment a/llictif, » r^clama aupres du roi ; eUe ful, pour Thon-
neur du couvent, dispens^e de la honte publique, mais remise au
8up€rieur, et sans doule la punilion fut recue h petit bruit. — De
plus en plus on sentait ce qu'elle avail de dangereux, d'immorai.
L'effroi, la honte, amenaient de tristes supplications et d'indignes
trail^s. On no I'avait que trop vu dans le grand procfes qui, sous
1 empereur Joseph, ddvoila rint^rieur des colMges des]6suile«. qui
plus tard fut r^imprim^ sous Joseph U et de nos joure
LE P. GIRARD ET U GADIERE. 1750. o25
prendre. Ce sont, on le sent partout, les mots
sortis d'un jeune coeur qui parle comme devant
Dieu.
La seconde devant le roe, je veux dire devant le
magistrat qui le representait, le lieutenant civil et
criminel de Toulon.
La derniere enfin devant la grande chambre du
Parlement d*Aix. (Pages 5, 12, 384 du Proces,
in-folio.)
Notez que toutes les trois, admirablement con-
cordantes, sont imprim^es a Aix sous les yeux de
ses cnnemis, dans un volume oil Ton veut (je 1 eta-
blirai plus tard) attenuer les torts de Girard, fixer
Tattention du lecteur sur tout ce qui pent 6tre d^fa-
vorable a la Cadiere. Et cependant T^diteur n'a
pas pu se dispenser de donner ces depositions ac-
cablantes pour celui qu'il favorise.
Inconsequence monstrueuse. II effraya la pauvre
fille, puis brusquement abusa indignement, barba-
rement de sa terreur ^ .
L'amour n est point du tout ici la circonstance
attenuante. Loin de la. II ne laimait plus. C est ce
qui fait le plus d'horreur. On a vu ses cruels breu-
vages, et Ton va voir son abandon. II lui en vou-
lait de valoir mieux que ces femmes avilies. II lui
en voulait de Tavoir tentd (si innocemment), com-
promis. Mais surtout il ne lui pardonnait pas de
garder une dme. II ne voulait que la dompter, mais
> On a mis ceci en grec, en le falslflant deux fois, & la p. 6, et
h la p. 389, afln de diminuer le crime de Girard. La version la
plus eracte ici est celle de sa deposition devant le lieutenant cri«
minel de Toulon, p. 12, etc.
524 LA SORCIERE.
accueillait avec espoir le mot qu elle disait sou-
vent : « Je le sens , je ne vivrai pas. » Libertinage
sc6l^rat ! II donnait de honteux baisers a ce pauvre
corps brise qu il etlt voulu voir mourir !
Comment lui expliqua-t-il ces contradictions
choquantes de caresses et de cruaute? Les donna-
t-ilpour des ^preuves de patience et dobeissance?
ou bien passa-t-il hardiment au vrai fonds de Mo-
linos : « Que c'est a force de pdchds qu'on fait
mourir le p^chd? » Prit-elle cela au sdrieux? et ne
comprit-elle pas que ces semblants de justice, d'ex-
piation, de penitence, n etaient que libertinage ?
Elle ne voulait pas le savoir, dans T^trange
ddbdcle morale qu'elle eut apres ce 23 mai, en
juin, sous rinfluence de la molle et chaude saison.
Elle subissait son maitre, ayant peur un pen de
lui , et d'un strange amour d'esclave , continuant
cette com^die de recevoir chaque jour de petites
penitences. Girard la mdnageait si peu quil ne
lui cachait pas meme ses rapports avec d'autres
femmes. II voulait la mettre au coavent. Elle
6tait, en attendant, son jouet; elle le voyait, lais-
sait faire. Faible et aflfaiblie encore par ses hontes
^nervantes, de plus en plus melancolique, elle
tenait peu k la vie , et rdpetait ces paroles (nulle-
ment tristes pour Girard) : « Je le sens, je mour-
rai bient6t. »
XI
U CADlfiRE AU GOUVENT. 1730
L'abbesse du couvent d'OUioules ^taitjeunepour
une abbesse; elle n'avait que trente-huit ans. Elle
ne manquait pas d'esprit. Elle 6tait vive, soudaine
a aimer ou hair, emportee du coeur ou des sens,
ayant fort peu le tact et la mesure que demande
le gouvernement dune telle maison.
Cette maison vivait de deux ressources. Dune
part, elle avait de Toulon deux ou trois religieuses
de families consulaires qui, apportant de bonnes
dots, faisaient ce quelles voulaient. EUes vivaient
avec les moines Observantins qui dirigeaient le
couvent. D autre part, ces moines, qui avaient leur
ordre repandu a Marseille et partout , procuraient
de petites pensionnaires et des novices qui payaient ;
contact facheux, dangereux pour les enfants. On
la vu par Taffaire d'Aubany.
S2G LA S0RGI£RE.
Point de cl6ture s^rieuse. Peu d'ordre int6rieur.
Dans les brtllantes nuits d etd de ce climat af ricain
(plus pesant, plus exigeant aux gorges ^touffees
d'Ollioules), religieuseset novices allaient, venaient
fort librement. Ce qu on a vu a Loudun en 1630
existait a OUioules, tout de m6me, en 1730. La
masse des religieuses (douze a peu pres sur les
quinze que comptait la maison), un peu d^laissee
des moines qui pr^feraient les hautes dames,
6taient depauvres creatures ennuy^es, desh^rit^es ;
elles n'avaient de consolations que les causeries ,
les enfantillages, certaines intimites entre elles et
avec les novices.
L'abbesse craignait que la Cadi6re ne vit trop
bien tout cela. EUe fit difficulte pour la recevoir.
Puis, brusquement,' elle prit son parti en sens tout
contraire. Dans une lettre charmante, plus flat-
teuse que ne pouvait lattendre une petite ii\l6 d une
telle dame , elle exprima Tespoir qu'elle quitterait
la direction de Girard. Ce n'^tait pas pour la trans-
mettre h ses Observantins, qui en ^taient peu
capables. Elle avait Tid^e piquante, bardie, de la
prendre elle-m6me et de diriger la Cadiere.
Elle ^tait fort vaniteuse. EUe comptait s'appro-
prier cette merveille, la conqu^rir aisement, se
sentant plus agr^able qu'un vieuxdirecteur j&uite.
Elle e(it exploits la jeune sainte au profit de sa
maison.
Elle lui fit Thonneur insigne de la recevoir au
seuil, sur la porte de la rue. Elle la baisa, s*en em-
para, la mena chez elle dans sa belle cbambre
d*abbesse et lui dit qu'elle la partagerait avec elle.
LA CADI£:RE AU COUVENT. 1730. Z^l
EUe fut enchant^e de sa modestie, de sa grAce
maladive, dune certaine ^trangete, myst^rieuse ,
attendrissante. Elle avait souffert extremement de
ce court trajet. L'abbesse voulut la coucher, et
la mettre dans son propre lit. Elle lui dit qu'elle
Taimait tant qu'elle voulait le lui faire partager,
coucher ensemble comme soeurs.
Pour son plan, c etait peut-6tre plus qu'il ne fal-
lait, c'dtait trop, II etlt suffi que la sainte logedt
chez elle. Par cette faiblesse singuliere de la cou-
cher avec elle, elle lui donnait trop lair d'une
petite favorite. Une telle privaut^, fort k la mode
entre les dames, ^tait chose d^fendue dans les con-
vents, furtive, et dont une sup6rieure ne devait pas
donner I'exemple.
La dame fut pourtant ^tonnSe de Th^sitation de
la jeune fille. Elle ne venait pas sans doute uni-
quement de sa pudeur ou de son humility. Encore
moins certainement de la personne de la dame,
relativement plus jeune que la pauvre Cadiere,
dans une fleur de vie , de sant6 , qu'elle eAt voulu
communiquer a sa petite malade. Elle insista ten-
drement.
Pour faire oublier Girard , elle comptait beau-
coup sur Teffet de cet enveloppement de toutes les
heures. C'^tait la manie des abbesses, leur plus
chere pretention, de confesser leurs religieuses (ce
que permet sainte Therese). Cela se fut fait de soi-
mfime dans ce doux arrangement. La jeune fille
n'aurait dit aux confesseurs que le menu, etlt
garde le fond de son coeur pour la personne unique.
Le soir, la nuit, sur Toreiller, caress^e par la cu-
I
528 LA S0RCI£;RE.
ri6use, elle aurait laiss6 ^chapper maints secrets,
les siens, ceux des autres.
Elle ne put se degager d abord d un si vif enla-
cement. Elle coucha avec Tabbesse. Celle-ci croyait
bien la tenir. Et doublement, par des moyens con-
traires, et comme sainte, et comme femme, j'en-
tends comme fille nerveuse, sensible, et, par fai-
blesse, peut-5tre sensuelle. Elle faisait ^crire sa
Idgende, ses paroles, tout ce qui lui ^chappait.
D autre part elle recueillait les plus humbles de-
tails de sa vie physique, en envoyait le bulletin a
Toulon. Elle en aurait fait son idole, sa mignonne
poup^e. Sur une pente si glissantc, lentralnement,
sans doute, alia vite. La jeune fille eut scfupule et
comme peur. Elle fit un grand effort, dont sa lan-
gueur Veid fait creire incapable. Elle demanda
humblement de quitter ce nid de colombes, ce
trop doux lit, cette delicatesse, d avoir la vie com-
mune des novices ou pensionnaires.
Grande surprise. Mortification. L'abbesse se
crut dedaign^e, se ddpita centre Tingrate et ne lui
pardonna jamais.
La Cadi^re trouva dans les autres un excellent
accueil. La maltresse des novices, M""® de Lescot,
une religieuse parisienne, fine et bonne, valait
mieux que labbesse. Elle scmble avoir compris co
qu'elle ^tait, une pauvre victime du sort, un jeuno
coeur plein de Dieu , mais cruellement marqu6 de
fatalit^s excentriques qui devaient la pr^cipiter &
LA ClDIlbRfi AU COUVENT. 17S0. SS9
#
la honte, k quelque fin sinistre. Elle ne fut occup^e
que de la garder, de la preserver de ses impru-
dences, d'interpr^ter, d'excuser ce qui pouvait 6tve
en elle de moins ex(5Usable.
Sauf les deux ou trois nobles dames qui vivaient
avec les moines et goAtaient peu les hautes mys-
ticit^s, toutes Taim^rent et la prirent pour un ange
du del. Leur sensibility, peu occup^e, se concentra
sur elle et n'eut plus d'autre objet. Elles la trou-
vaient non seulement pieuse et surnaturellement
devote, mais bonne enfant, bon coeur, gentille et
amusante. On ne s'ennuyait plus. Elle les occupait,
les 6difiait de ses songes, de contes vrais, je veux
dire sinceres, toujours mel^s de pure tendresse.
Elle disait : « Je vais la nuit partout, jusqu en
Amdrique. Je laisse partout des lettres pour dire
qu on se convertisse. Cette nuit, j'irai vous trou-
ver, quand m4me vous vous enfermeriez. Nous
irons ensemble dans le Sacre-Coeur. »
Miracle. Toutes, aminuit, recevaient, disaient-
elles, la charmante visite. Elles croyaient sentir la
Cadiere qui les embrassait, les faisait entrer dans
le Coeur de J6sus (p. 81, 89, 93). Elles avaient bien
peur et ^taient heureuses. La plus tendre et la
plus credule etait une Marseillaise, la soeur Raim-
baud, qui eut ce bonheur, quinze fois en trois mois,
c'est a dire a peu pres tous les six jours.
Pur effet d'imagination. Ce qui le prouve, c'est
qii'au meme raoment, la Cadiere etait chez toutes
a la fois. L'abbesse cependant fut blessee, d abord
6tant jalouse ct se croyant seule except^e, ensuite
sentant bien que, toute perdue quelle f dt dans ses
S8
330 LA SORCF^RB.
rdves, elle n'apprendrait que trop par tant d*<amies
intimes les scandales de la maison.
lis n'dtaient guere caches. Mais, eomme rien ne
pouvait venir a la Cadiere que par voie illumina-
tive, elle crut les savoir par revelation. Sa bonte
6clata. Elle eut graiide compassion de Dieu qu*on
outrageait ainsi. Et, cette fois encore, jelle se
figura qu'elle devait payer pour les autres, dpar-
gner aux pdcheurs les cMtiments m^rites en dpui-
sant elleTm^me ce que la fureur des demons peut
infliger de plus cruel.
Tout cela fondit sur elle le 25 juin, jour de la
Saint- Jean. Elle ^tait le soir avec les sceurs au
noviciat. Elle tomba k la renverse, se tordit, cria,
perdit connaissance. Au reveil, les novices Tentou-
raient, attendaient, curieuses de ce qu'elle allait
dire. Mais la maitresse, M™* Lescot, devina ce
qu'elle dirait, sentit qu'elle allait se perdre. Elle
Tenleva, la mena tout droit a sa chambre, ou elle
se trouva toute ecorchee et sa chemise sanglante.
Comment Girard lui manquait-il au milieu de ces
combats int^rieurs et exterieurs? Elle ne pouvait
le comprendre. Elle avait besoin de soutien. Et il
ne venait pas, tout au plus au parloir, rarement et
pour un moment.
Elle lui ecrit le 28 juin (par ses freres, car elle
lisait, mais elle savait a peine 6crire). Elle I'ap-
pelle de la maniere la plus vive, la plus pressante.
Et il repond par un ajournement. 11 doit prficher
h Hyeres, il a mal a la gorge, etc.
Chose inattendue , ce f ut Tabbesse mfime qui le
fit venir. Sans doute elle ^talt inquidte de ce que
LA CAI)IKR€ AU COIIVENT. 1730. 5ol
la. Cadiere avait ddcouvert de Tinterieur du cou-
vent. SAre qu elle en parlerait a Girard, elle voulut
la prevenir. Elle ecrivit au jesuite un billet le plus
flatteur et le plus tendre (3 juillet, p. 327), le
priant que, quand il viendrait, il la visitat d abord,
Toulant etre, en grand secret, son eleve, son dis-
ciple, comme le fut de Jesus Thumble Nicodeme.
« Je pourrai a peu de bruit faire de grands progres
a la vertu, sous votre direction, a la favour de la
sainte liberte que me procure men poste. Le pretexte
de notre pretendarUe me servira de convert et de
moyen (p. 327). »
Demarche etonnante et Idg^re, qui montre dans
Tabbesse une tete pea saine. N ayant pas reussi k
supplanter Girard aupres de la Cadiere, elle entre-
prenait de supplanter la Cadiere aupres de Girard.
Elle s'avancait, sans preface et brusquement. Elle
tranchait, en grande dame, agreable encore, et
bien sure d'etre prise au mot, allant jusqua parler
de la liberte quelle avait!
Elle etait partie, dans cette fausse demarche, de
lidee juste que Girard ne se souciait plus guere de
la Cadiere. Mais elle aurait pu deviner qu il avait
a Toulon d autres embarras. II etait inquiet dune
affaire ou il ne s'agissait plus dune petite fille,
mais dune dame milre, aisee, bien posee, la plus
sage de ses penitentes, M"® Gravier. Ses quarante
ans ne la defendirent pas. II ne voulut pas au ber-
cail une brebis independante. Un matin, elle fut
surprise, bien mortifiee, de se trouver enceinte, et
se plaignit fort (juillet, p. 395).
Girard , preoccupe de cette nbuvelle aventure ,
83t LA SORCIl^RB.
vit froidement les avances si inattendues de Tab-
besse. II craignit qu elles ne fussent un piege des
Observantins. II resolut d etre prudent, vit lab-
besse, deja embarrassee de sa demarche iinpru-
dente, vit ensuite la Cadiere, mais seulement a la
chapelle, oil il la confessa.
Celle-ci fut blessee sans doute de ce peu d'em-
pressement. Eten effet cette conduite ^taitetrange,
dextf^me inconsequence. II la troublait par des
lettres legeres, galantes, de petites menaces ba-
dines quon aurait pu dire amoureuses. {Depos.
Lescot, et p. 335.) Et puis il ne daignait la voir
autrement qu en public.
Dans un billet du soir mSme, elle s'en vengo
assez finement, en lui disant qu'au moment oil il
lui a donne labsolution , elle s est sentie merveil-
leusement detachee et d elle-meme et de toute crea-
ture.
Cest ce qu aurait voulu Girard. Ses trames
^taieni fort embrouillees, et la Cadiere 6tait de
trop. II fut ravi de sa lettre, bien loin den 6tre
piqu^, lui pr^cha le detachement. II insinuait en
meme temps combien il avait besoin de prudence.
II avait ref u, disait-il, une lettre oil on Tavertiasait
severement de ses faufes. Cependant, comrae il
partait le jeudi 6 pour Marseille, il la verrait en
passant (p. 329, 4 juillet 1730).
Elle attendit. Point de Girard. Son agitation fut
extreme. Le flux monta ; ce fut comme une mer,
une tempSte. Elle le dit a sa chere Raimbaud, qui
ne voulut pas la quitter, coucha avec elle (p. 73)
contre les reglements, sauf a dire quelle y etait
U GADI&RE AU GOUVENT. I7S0. S35
venue le matin. C'^tait la nuit du 6 juillet, de cha-
leur concentr^e, pesante, en ce four 6troit d'Ol-
lioules. A quatre ou cinq heures, la voyant se
ddbattre dans de vives soufirances, elle « crut
qu*elle avait des coliques, chercha du feu k la cui-
sine. » Pendant son absence, la Cadiere avait pris
un moyen extreme qui sans doute ne pouvait man-
quer de faire arriver Girard a Tinstant. Soit quelle
ait rouvert de ses ongles les plaies de la t6te, soit
qu'elle ait pu s enfoncer la couronne k pointes de
fer, elle se mit tout en sang. II lui coulait sur le
visage en grosses gouttes. Sous cette douleur, elle
6tait transfiguree et ses yeux ^tincelaient.
Cela ne dura pas moins de deux heures. Les re-
ligieuses accoururent pour la voir dans cet dtat,
admirerent. Elles voulaient foire entrer leurs Ob-
servantins; la Cadiere les en empficha.
L'abbesse se serait bien gardee d avertir Girard
pour la voir dans cet etat palhetique, ou elle dtait
trop touchante. La bonne M°** Lescot lui donna
cette consolation et fit avertir le Pere. II vint,
mais au lieu de monter, en vrai jongleur, il eut
lui-m6rae une extase h la chapelle, y resta une
heure prostern6 k deux genoux devant le Saint-
Sncrement (p. 95). Enfin, il monte, trouve toutes
IfcS religieuses autour de la Cadiere. On lui conte
qu elle avait paru un moment comme si elle dtait k
la messe, qu elle semblait remuer les levres pour
recevoir Thostie. « Qui pent le savoir mieux que
moi! dit le fourbe. Un ange m'avait averli. J'ai dit
la messe, et je Tai communiee de Toulon. » Elles
furent renvers^es du miracle, k ce point que Tune
t8.
S94- LA SORGlfiRB.
d'elles en restacteuxjoups'iiialade; Girard s'adres-
saiit alors ^ la Cadi^e avec une indigae l^g^retd :
•-Ah! ah ! petite gourmande ,. vous me volez done
moiti^ de ma part? »•
On se retire avec respect ; on les laisse. Le void
en face de la victime sanglante, p&le, aflfaiblie,
d'aulantplus agitee. Tout homme aurait 6t6 emu.
Quel aveu plus naif, plus violent de sa d^pendance,
du besoin absolu qu elle avait de le voir? Get aveu,
expriine par le sang, les blessures, plus qu aucune
parole, devait aller au coeur. C etait un abaisse-
ment. Mais qui n'en aurait eu pitie? Elle avait
done un moment de nature , cette innocente per-
sonne? Dans sa vie courte et malheureuse, la pau-
vre jeune sainte, si etrangere aux sens, avait done
une heure de faiblesse? Ce quil avait eu delle k
son insu, qu etait-ce? Peu ou rien. Avec TAme, la
volonte, il allait avoir tout.
La Cadiere est fort breve, comme on peutcroire,
sur tout cela. Dans sa deposition, elle dit pudique-
ment qu elle perdit connaissance ct. ne sut trop
oe qui se passa. Dans un aveu a son amie la dame
AUemand (p. 178), sans'se plaindre de rien, elle
fait tout comprendre.
En retour dun si grand dlan de coeur, d'une si
charmante impatience, quefitGirard? II la gronda.
Gette flamme qui etit gagne tout autre^ Tetit em-
brase, le refroidit. Son ime de tyran ne voulait
que des mortes, purs jouets de sa volonte. Ht
celle-ci, par cette forte initiative, lavait force de
venir. L ecoliere entralnait le maltre. L'irritable
pedant traita cela comme il etlt £ait d'une rdvolte
LA CADl£RB-Jkn GOUVBNT. 1750. 539-
de college. Ses sdv^rit^s libertines; sa froideur
figolste dans un plaisir cruel, li^trirent Imfortu^
n6e, qui n'en eut rien que le remords.
Chose non moins choquante. Le sang vers6 pour
lui n'eut d'autre effet que de lui sembler bon k
exploiter pour son mt6r6t propre, Dans cette entre«
vue, la derniere peut-etre;- il voulut s'assurer la
pauvref creature au moins pour la discretion, de
sorte quabandonn^ de lui, elle se crflt encore a
lui. II demanda s'il serait moins favorise que le
convent qui avait vu le miracle. Elle se fit saigner
devant lui. L eau*dont il lava ce sang, il en but et
lui en fit boire *, et il crut avoir lie son dme par
cette odieuse communion.
Cela dura deux ou trois heures; et il 6tait prds
demidi. Labbesse 6tait' scandalisee. Elle prit le
parti de venir elle-meme avec le diner, et de faire
ouvrir la porte. Girard prit du thd ; comme c'dtait
vendredi, il faisait croire quil jednait, setant sans
doute bienmuni a Toulon. La Gadiere demanda du
cafe. La soeur converse, qui etait a la cuisine, s en
6tonnait dans un tel jour (p. 86). Mais, sans ce
lortifiant, elle aurait delailli. II la remit un pen,
et elle retint Girard encore. II resta avec elle (il
est vrai, non plus enferme) jusqu a quatre heures,
voulant effacer la triste impression de sa con-
duite du matin. A force de mensonges d amitid, de
patefnite, il raffermit un peu la mobile creature,
lui rendit la serdnite. Elle le conduisit au depart,
f C*^talt rasage des reTtres, d€S soldais du Nofd, de sefalre
ithrei par la oOmmiiniOQ du sangi (Y. mes Orifgines du droit.)
S36 LA SORClfiBE.
et, marchant derri^re, elle fit, en veritable enfant,
deux ou trois petits sauts de joie. II dit sdche-
ment : « Petite folle ! » (P. 89.)
Elle paya cruellement sa faiblesse. Le soir
mdme, k neuf heures, elle eut une vision terrible,
et On I'entendit crier : « O mon dieu , ^loignez-
vous.. . Retirez-vous de moi! » Le 8 au matin, k la
messe, elle n*attendit pas la communion (s*en
jugeant saiis doute indigne), et se sauva dans sa
chambre. Grand scandale. Mais elle dtait si aimde,
qu'une religieuse qui courut apres elle, par un
compatissant mensonge, jura qu elle avait vu Jesus
qui la .communiait de sa main.
M°** Lescot, finement, habilement, ^crivit en
l^gende, comme Ejaculations mystiques, pieux
soupirs, devotes larmes, tout ce qui s'arr&chait de
ce coeur dechird. II y eut, chose bien rare, une
conspiration de tendresse entre des femmes pour
couvrir une femme. Rien ne parle plus en faveur
de la pauvre Cadiere et de ses dons charmants.
En un mois, elle dtait deja comme lenfant de
toutes. Quoi qu elle fit, on la defendait. Innocente
quand meme, on n'y voyait qu'une victime des as-
sauts du demon. Une bonne forte femme du peu-
ple, fiUe du serrurier d'OIlioules et touriere du
convent, la Matherone, ayant vu certaines liber-
t^s ind^centes de Girard, n en disait pas moins :
« Ca ne fait rien; cest une sainte. » Dans un
^ moment oil il parlait de la retirer du convent, elle
B'dcria : « Nous 6ter mademoiselle Cadiere!...
LX CADlgRE AU COUV£NT. 17S0. S57
^ Mais je ferai faire une porte de fer pour Tempd-
cher de sortir! » (P. 47, 48, 50.)
Ses freres qui venaient chaquejour, effray^s de
la situation et du parti que Tabbesse et ses moines
pouvaient en tirer, oserent aller au devant, et,
dans une lettre ostensible, ecrite a Girard au nom
de la Cadiere, rappelerent la revelation quelle
avait eue le 25 juin sur les moeurs des Observan-
tins, lui disant « qu il etait temps d accomplir sur
cette affaire les desseins de Dieu » (p. ^0), —
sans doute de demander qu on fit une enqufite ,
daccuser les accusateurs.
Audace excessive, imprudente. La Cadiere
presque mourante etait bien loin de ces idees. Ses
amies imaginerent que celui qui avait fait le
trouble, ferait le calme peut-etre. EUes prierent
Girard de venir la confesser. Ce fiit une scene
terrible. Elle fit au confessionnal des cris, des
lamentations, qu on entendait a trente pas. Les
curieuses avaient beau jeu d ecouter, et n y man-
quaient pas. Girard etait au supplice. II disait,
r^petait en vain : « Calmez-vous, mademoiselle! »
(P. 95.) — II avait beau Tabsoudre. Elle ne s ab-
solvait pas. Le 12, elle eut sous le coeur une
douleur si aigue qu elle crut que ses c6tes 6cla-
taient. Le 14, elle semblait a la mort, et on appela
sa mere. Elle regut le viatique. Le lendemain,
« elle fit uneamende honorable, la plus touchante,
la plus expressive qui se soit jamais entendue.
Nous fondions en larmes » (p. 330-331). Le 20,
elle eut une sorte d agonie, qui per^ait le coeur.
Puis, tout k coup, par un reyirement heureux et
S^ U 80RCI&RB.
qui la sauva, elle dut une vision it^s douce. EUe
vit la pecheresse Madeleine pardonnee, ravie dans
la gloire, tenant dans le ciel la place que Lucifer
avait perdue (p. 332).
Cependant Girard ne pouvait assurer sa discr^
tion qu en la corrompant davantage , ^touffant ses
remords. Parfois, il venait (au parloir), lembras-
sait fort imprudemment. Mais plus souvent en-
core, il lui envovait ses devotes. La Guiol et autres
venaient laccabler de caresses et d'embrassades,.
et quand elle se confiait, pleurait, elles souriaient»
disaient que tout cela cetaient les libertes divines*
qu elles aussi enavaientleur part et qu elles etaient
de mdrae. Elles lui vantaient les douceurs d une
telle union entriB femmes. Girard ne desapprouvait
pas qu elles se confiassent entre elles et missent en
commun les plus honteux secrets. II etait si habi-
tue a cette depravation , et la troiivait si naturelle
quil purla a la Cadiere de la grossesse de M"" Gra-
vier. 11 voulait qu elle Tinvitat a venir a OUioules,
calmdt son irritation, lui persuad«lt que cette gros-
sesse pouvait Stre une illusion du diable quon
saurait dissiper (p. 395).
Ces enseignement^ immondes ne gagnaient rien
sur la Cadiere. lis devaient indigner ses freres qui
ne les ignoraient pas. Les lettres qu'ils 6crivent
en son nom sont bien singulieres. Enrag^ an
fond, ulcerds, regardant Girard comma un sc6-
lerat, mais obliges de faire parler leur soeur avec
una teiidresse respectueuse, ils ont pourtant des
dchapp^es ou on entrevoit leur fureur.
Pour les lettres de Girard, ce sont des morceauz
LA GADI&BJE AU CQU^^flNT. 1730. 1S9
travaill^s, Merits visiblement pour le proc^ qui
peut venir. Nous parlerouiiS de la seule qu';l n'ait
-pas eue en main pour la falsifier, ElXe est du
22 juillet. EUe est aigre- douce, galante, d'uxi
homme imprudent, l^ger. En voici le sens :
« L'dveque est arrive ce matin k Toulon et ira
voir la Cadiere... On concertera ce qu'on peut faire
^t dire. Si le grand vicaire ^t le P. Sabatier vont
la voir et demandent a voir (ses plaies), elle ^ir?L
q.u'on lui a .d^fendu d'agir, ,de parler.
« J'ai une grande faim de vous revpir et de tout
voir. Vous savez que je ne d^mande qu^e mon bien.
Et ii y a longtemps que je n'ai rien vti qu'd demi
(il veut dire, a la grille du parloir). Je voub fati-
guerai? Eh! Ubu^ ne mo fatiguez-vou3 pas
aussi? 9 etc.
Lettre strange en tous les sens. II se d6^$ h la
fois et de 1 ev^que, et i^ jdsuite mfime, 4e son col-
logue, le vieux Sabatier. C'est au fond la le^ttre
d'un coupable inquiet. II sait bien qu elle a en ipain
ses lettres, ses papiers, enfin de quoi le perdre.
Les deux jeunes gens repondent au nom de leur
soeur par une lettre vive, la seule qui ait un accent
vrai. lis repondent ligne par ligne, sans outrage,
mais avec une Sprete souvent ironique ou Ton sent
I'indignation con ten ue. Leur sceur y promet de lui
obeir, de ne rien dire a Veveqne ni au jesuite. Elle
le telicite d avoir « tant de courage, pour exhorter
les autres a souffrir. » Elle releve, lui renvoie sa
choquante galanterie, mais dune maniere cho-
quante (on sent la une main d*bomme, la naaii^ des
deux dtourdis). .
340 U SORGlfiRI.
Le surlendemain , ils all^rent lui dire qu'elle
voulait sur-le-champ sortir du couvent. II en fut
tr6s effray^. Ilpensa que les papiers allaient dchap-
peravec elle. Saterreur fut si profonde qu'elle lui
6tait Tesprit. II faiblit jusqu'a aller pleurer au par-
loir d'Ollioules, se mit k genoux devant elle, de-
manda si elle aurait le courage de le quitter (p. 7).
Cela toucha la pauvre fille, qui lui dit non, s'avaiiQa
et se laissa embrasser. Et le Judas ne voulait rien
que la tromper, et gagner quelques jours, le temps
de se faire appuyer d en haut.
Le 29, tout est change. La Cadi^re reste k 01-
lioules, lui demande excuse, lui promet soumis-
sion (p. 339). II est trop visible que celui-ci a fait
agir de puissantes influences, que dds le 29 on a
regu des menaces (peut-etre d'Aix, et plus tard de
Paris). Les gros bonnets des jesuites ont ^crit, et
de Versailles les protecteurs de cour.
Que leraient les freres dans cette lutte? Ils con-
sulterent sans doute leurs chefs, qui durent les
avertir de ne pas trop attaquer dans Girard h con-
fesseur libertin ; c eflt ^t^ deplaire a tout le clergd
dont la confession est le cher trdsor. II fallait, au
contraire, Tisoler du clerg4 en constatant sa doc-
trine singuliere, montrer en lui le quietiste. Avec
cela seul, on pouvait le mener loin. En 16598, on
avait brule pour quietisme un cure des environs
de Dijon. lis imaginerent de faire (en apparence
sous la dictee de leur soeur, etrangere a ce projet),
un memoire ou le quietisme de Girard, exalte ct
glorifle, serait constats, reellement denonce. Ce
fut le r^cit des visions qu elle avait eues dans le
LA CADI£:RE AU COUVENT. 1730. 841
carAme. Le nom de Girard y est d^ja aii ciel. Elle
le voit, uni k son nom, au Livre de vie.
lis n'oserent porter ce m^moire a 1 evSque. Mais
ils se le firent voler par leur ami, son jeune aum6-
nier, le petit Camerle. L'^vfique lut, et dans la
viUe, il en courut des copies. Le 21 aotit, Girard
se trouvant k T^vfich^, le pr^lat lui dit en riant :
« Eh! bien, mon pdre, voila done votre nom au
Livre de vie. »
II fut accabl^, se crut perdu, ^crivit k la Cadi^re
des reproches amers. II demanda de nouveau avec
larmes ses papiers. La Cadiere fut bien dtonn^e,
ltd jura que ce m^moire n'^tait jamais sorti des
mains de ses fr6res. Mais, des qu elle sut que c'^tait
faux, son ddsespoir n'eut point de bornes (p. 163).
Les plus cruelles douleurs de Tdme et du corps
rassaillirent. Elle crut un moment se dissoudre.
Elle devint quasi foUe. « J'eus un tel d^sir de souf-
france ! Je saisis la discipline deux fois , et si
violemment que j'en tirai du sang abondamment ^
(p. 362). Dans ce terrible dgarement qui montre
et sa faible t6te et la sensibility infinie de sa con-
science, la Guiol Tacheva en lui d^peignant Girard
comme un homme k peu pr^s mort. Elle porta au
dernier degrd sa compassion (p. 361).
Elle allait latcher les papiers. II 6tait pourtant
trop visible que seuls ils la defendaient, la gar-
daient, prouvaient son innocence et les artifices
dont elle avait et6 victime. Les rendre, c'^tait ris-
quer que Ton changedt les r61es, qu on ne lui impu-
tAt d'avoir s6duit un saint, qu'enfin tout Todieux
ne fit de son c6t^.
S«3 lA SOBCltoB.
Mais, s'il falkdt p^rir ou perdre Qirard» elle
aimait mieux de beaucoup le premier parti. Un
d^mon (la Guiol sans doute), la tenta justement
par lA, par T^trange sublimits de ce sacrifice. EUe
lui ^crivit que Dieu voulait d'elle un sacrifice san-
giant (p. 28). Elle put lui citer les saints qui, accu-
ses, ne se justifiaient pas, s'accusaient eux-*m^e8,
mouraient conune des agneaux. La CadiSre suivit
cet exemple. Quand on accusaitGirard devant elle,
eUe le justifiait, disant : « H dit yrai, et j'ai menli »
(p. 32).
Elle eAt pu rendre seulement les lettrea de
Qirard, mais, dans cette graade ^chappde de coeur,
eUe ne marcbanda pas ; elle lui donna encore les
minutes des siennes. II eut k la fois et ces minutes
Sorites par le jacobin et les copies que I'autre frdre
faisait et lui envoyait. Dds lors il ne craignait rien.
Nul contrdle possible. II put en 6ter, en remettre,
d^truire, biiFer, falsifier. Son travail de faussaire
^tait parfaitement libre, et il a bien travaill^. De
quatre-vingts lettres il en reste seize, et encore
elles semblent des pieces laborieuses, fabriqu^es
apr^s coup.
Girard, ayant tout en main, pouvait rire de ses
ennemis. A eux desormais de craindre. L'^vfique^
homme du grand monde, savait trop bien son Ver-
sailles et le cr^it des j^suites pour ne pas les ma-
nager. II crut mdme politique de lui faire une petite
reparation pour son malicieux reproche relatif au
Livre de vie, et lui dit gracieusement qu*il voulait
tenir un enfant de sa famille sur les fonts de bap-
tdme.
LA GADI£RB AU GdVVBNT. 1730. 343
Les ^vSques de Toulon avaient toujours ^t^ de
grands seigneurs; Leur liste offre tous les premiers
noms de Provence, Baux, Gland^ves, Nicolai, For-
bin, Forbin d'Oppede, et de fameux noms dltalie,
Fiesque, Trivulce, la Rov^re. De 1712 a 1737,
sous la R^gence et Fleury, T^vSque 6tait un la
Tour du Pin. II 6tait fort riche, ayant aussi en Lan-
guedoc les abbayes d'Aniane et de Saint-Guilhem
du Desert. II s'^tait bien conduit, dit-on, dans la
paste de 1721 . Du reste, il ne r^sidait gu^re, me-
nait une vie toute mondaine, ne disait jamais la
messe, passait pour plus que galant.
II vint k Toulon en juillet, et, quoique Girard
Teftt detourn6 d'aller k Ollioules et de visiter la
Gadiere, il en eut pourtant la curiosity. II la vit
dans un de ses bons moments. Elle lui plut, lui
sembla une bonne petite sainte, et il lui crut si
bien des lumi^res sup^rieures, qu'il eut la l^g^ret^
de lui parler de ses affaires, d'int^rSts, d'avenir,
la consultant comme il eut fait d*une diseuse de
bonne aventure.
II h^sitait cependant, malgr^ les pri^res des
freres, pour la faire sortir d'Ollioules et pour Tdter
4 Girard. On trouva moyen de le decider. On fit
courir a Toulon le bruit que la jeune fille avait
manifesto le d^sir de fuir au desert, comme son
module sainte Th^rese Tavait entrepris k douze
ans, C'6tait Girard, disait-on, qui lui mettait cela
en tSte pour Tenlever un matin, la mettre hors du
diocese dont elle faisait la gloire, faire cadeau de
06 tr^sor i quelque couvent 6loign^ oH les j^suites,
en ayant le monopole exclusif, exploiteraient ses
344 LASORGI&RE.
miracles, ses visions, sa gentillesse de jeune sainte
populaire. L'dv^que se sentit fort bless6. II signifia
k Tabbesse de ne remettre M^® Cadidre qu'a sa
mere elle-m^me, qui devait bient6t la faire sortir
du couvent, la mener dans une bastide qui 6tait &
la famille.
Pour ne pas chequer Girard, on fit dcrire par la
Cadi^re que, si ce changement le gSnait, il pouvait
s'adjoindre et lui donnerun second confesseur. II
comprit et aima mieux d^sarmer la jalousie en
abandonnant la Cadiere. II se d^sista (15 sep-
tembre) par un billet fort prudent, humble, piteux,
oil il tdchait de la laisser amie et douce pour lui.
« Si j'ai fait des fautes a votre ^gard, vous vous
souviendrez pourtant toujours que j'avais bonne
volontd de vous aider.., Je suis et je serai toujours
tout k vous dans le Sacre Coeur de Jdsus. »
L'6vdque cependant n'etaitpas rassur^. II pen-
sait que les trois jesuites Girard, Sabatier et
Grignet voulaient Tendormir, et un matin, avec
quelque ordre de Paris, lui voler la petite fille. II
prit le parti d^cisif, 17 septembre, denvoyer sa
voiture (une voiture I6gere et mondaine, qu'on ap-
pelait phaeton), et de la faire mener tout prds k la
bastide de sa m^re.
Pour la calmer, la garder, la mettre en bon
chemin, il lui chercha un confesseur, et s'adressa
d'abord k un carme qui Tavait confess^e avant Gi-
rard. Mais celui-ci, homme &g6, n'accepta pas.
D'autres aussi probablement recul^rent. Kdvfique
dut prendre un dtranger, arrive depuis trois mois
du Comtat, le P. Nicolas, prieur des carmes d^
LA CADI^RE AU COCVENT. 1730. S45
chauss^s. C^tait un homme de quarante ans,
homme de tfite et de courage, tr6s ferme et mdme
obstin^. II se montra fort digne de cette confiance
en la refusant. Ce n'^tait pas les j^suites qu'il crai-
gnait, mais la fiUe mSme. II n'en augurait rien de
bon, pensait que Tange pouvait 6tre un ange de
t^nebresj et craignait que le Malin, sous une douce
figure de fille, ne fit ses coups plus malignement.
II ne put la voir sans se rassurer un peu. Elle
lui parut toute simple , heureuse d'avoir enfin un
homme stir, solide et qui ptit Tappuyer. Elle avait
beaucoup souffert d'etre tenue par Girard dans
une vacillation constante. Du premier jour, elle
parla plus qu'elle n*avait fait depuis un mois, conta
sa vie, ses souflfrances, ses devotions, ses visions.
La nuit mfime ne I'arrSta pas, chaude nuit du
milieu de septembre. Tout 6tait ouvert dans la
chambre, les trois portes, outre les fen^tres^ Elle
continua presque jusqu a I'aube, pr6s de ses fr^res
qui dormaient. Elle reprit le lendemain sous la
tonnelle de vigne, parlant k ravir de Dieu, des
plus hauts mysteres. Le carme 6tait stup^fait, se
demandait si le Diable pouvait si bien louer Dieu.
Son innocence 6tait visible. Elle semblait bonne
fille, ob^issante, douce comme un agneau, fol&tre
comme un jeune chien. Elle voulut jouer aux
boules (jeu ordinaire dans les bastides), et il ne
refusa pas de jouer aussi.
Si un esprit 6tait en elle, on ne pouvait dire du
moins que ce fAt un esprit de mensonge. En Tob-
servant de pr^s , longtemps , on n'en pouvait
douter, ses plaies r^ellement saignaient par mo-
S9.
546 u soiu:i£aE.
ments. II se garda bien d'an faire, comme Girard,
dlmpudiques verifications. II se contenta do voir
cello du pied. II no vit que trop ses oxtases. Une
vivo chaleur lui prenait tout a coup au cceur, cir-
culait partout. Elle no se connaissait plus, entrait
dans des convulsions, disait dos choses insens^es.
Lo carme comprit tres bien qu*en elle 11 y avait
deux personnes, la jeune fiUo et le ddmon. La pre-
miere etait honnSte, et m^mo trds nouve da coear,
ignorante^ quoi qu* on lui etlt fait, comprenant peu
les choses memo qui Tavaient si fort troublde.
Avant sa confession, quand elle parla des baisers
de Girard, le carme lui dit rudement : « Ce sont
do tres grands p^cb^s. — mon Dieu ! dit-elle en
pleurant, je suis done perdue, car il m*a fait bien
d'autres cboses. »
U^v^que venait la voir. La bastido 6tait pour
lui un but de promenade. A ses interrogations,
elle r^pondit naivement, dit au moins le common*
cement. L ev6que fut bien en colore, mortifi^, indi-
gn6. Sans doute il devina le reste. II no tint k rion
quil no fit un grand 6clat centre Girard. Sans
regarder au danger d'uno lutte avec les j^suites,
il entra tout a fait dans les id^es du carme, admit
qu'ello etait ensorcel^e, done que Girard Stait sar-
cier. II voulait t linstant mdme llnterdire solen-
nellement, lo perdro, le d&honorer. La Gadiere
pria pour celui qui lui avait fait tant de tort, ne
voulut pas Stre veng^. Elle se mit k genoux de-
vant r^vSque, le conjura de T^pargner, de ne point
parler do cos tristes choses. Avec une touchante
humility, elle dit : « II me suffit d'dtre ^dair^
LA CADI^RE AD COUVENT. 1730. Si7
DMdntenant, de savoir que j'^tais dans le p^ch^ »
(p. 1^. Son fr^re le jacobin se joignit a elle,
pr^voyant tons les dangers d une telle guerre et
doutant que Tdv^que y fdt bien ferme.
Elle avait moins d'agitation. La saison avait
change. V6te brfilant 6tait fini. La nature enfin
faisait grdce. C'^tait Taimable mois doctobre.
L*6y^que eut la vive jouissance qu'elle fut d6livr6e
par lui* La jeune fille^ n'^tant plus dans 1 etouffe-
ment d'Ollioules, sans rapport avec Girard, bien
gard^e par sa famille, par Thonn^te et brave
Dioine, enfin sous la protection de I'^vSque, qui
plaignait peu ses demarches et la couvrait de sa
constante protection, elle devint tout a fait calme.
Comme Therbe qui en octobre revient par de pe-
tites pluies, elle se releva, refleurit.
Pendant sept semaines environ, elle paraissait
fort sage. L'ev^que en fut si ravi qu'il etlt voulu
que le carme, aid^ de. la Cadiere, agft aupres des
autres pdnitentes de Girard, les ramenat k la rai-
son. Elles durent venir a la bastide; on pent juger
combien k contre-coeur et de mauvaise grdce. En
r^alit^, il y avait une 6trange inconvenance a
faire comparaitre ces femmes devant la prot^g^e
de r^v^que, si jeune et k peine remise de son d6-
lire extatique.
La situation se trouva aigrie, ridicule. II y eut
deux partis en presence, les femmes de Girard,
celles de I'^veque. Du c6t^ de celui-ci, la dame Al-
lemand et sa fiUe, attachees k la Cadiere. De I'autre
c6t6, les rebelles, la Guiol en tfite. L'dvSque n6go-
cia avec celle-ci pour obtenir qu'elle entr&t en
348 U S0RCI£RB.
rapport atec le carme et lui men&t ses amies. B
lui envoya son greffier, puis un procureur, ancien
amant de la Guiol. Tout cela n'opdrantpas, Tdv^que
prit le dernier parti, ce fut de les convoquer toutes
a Y4Y&ch6. Lk, elles nidrent g^n^ralement ces
extases, ces stigmates, dont elles s*dtaient vant^es.
L'une, sans doute la Guiol, eflfront^e et malicieuse,
r^tonna bien plus encore en lui oflFrant de montrer
sur-le-champ qu'elles n'avaient rien sur tout le
corps. On I'avait cru assez l^ger pour tomber
dans ce piege. Mais il le d^mfila fort bien, refusa,
remercia celles qui, aux d^pens de leur pudeur,
lui eussent fait imiter Girard, et fait rire toute la
ville.
L'^v^que n'avait pas de bonheur. D'une part, ces
audacieuses se moquaient de lui. Et, d'autre part,
son succ^s pr^s de la Cadi^re s'^tait dementi. A
peine rentr^e dans le sombre Toulon, dans son
6troite ruelle de I'Hdpital, elle 6tait retombde.
Elle dtait pr^cis^ment dans les milieux dangereux
et sinistres ou commenca sa maladie, au champ
mSme de la bataille que se livraient les deux par-
tis. Les j^suites, a qui chacun voyait la cour pour
arriere-garde, avaient pour eux les politiques, les
prudents, les sages. Le carme n'avait que I'dv^que,
n'^tait pas mSme soutenu de ses confreres, ni des
cur^s. II se m^nagea une arme. Le 8 novembre, il
tira de la Cadiere une autorisation 6crite de r6Y6-
ler au besoin sa confession.
Acte audacieux, intr^pide, qui fit frdmir Girard.
II n'avait pas grand courage, et il etlt 6t4 perdu,
si sa cause n'e^t ^t^ celle des j ^suites. II se blottit
LA GA01£rE AU GOUYENT. 1730. 349
au fond de leur maison. Mais son colldgue Saba-
tier, vieillard sanguin, col6rique, alia droit k T^vfi-
chd. II entra chez le pr^lat, portant comme Popi-
lius, dans sa robe, la paix ou la guerre. II le mit
au pied du mur, lui fit comprendre qu un proems
avec les j&uites, c'etait pour le perdre a jamais
lui-mSme, qu'il resterait evSque de Toulon k per-
p^tuit^, ne serait jamais archevfique. Bien plus,
avec la liberty d un ap6tre fort a Versailles, il lui
dit que si cette affaire r^v^lait les moeurs d'un
j^suite, elle n'dclairerait pas moins les moeurs d'un
6vSque. Une lettre, visiblement combin^e par
Girard (p. 334), ferait croire que les j^suites se
tenaient prStsen dessous a lancer centre le pr^lat
de terribles recriminations, declarant sa vie, « non
seulement indigne de I'episcopat, mais abomi-
nable. r» Le perfide et sournois Girard, le Sabatier
apoplectique, gonfld de rage et de venin, auraient
pousse la calomnie. lis n'auraient pas manqu6 de
dire que tout cela se faisait pour une fille, que si
Girard I'avait soignee malade, I'^vfique Tavait eue
bien portante. Quel trouble qu'un tel scandale
dans la vie si bien arrang^e de ce grand seigneur
mondain ! C'etlt 6te une chevalerie trop comique de
faire la guerre pour venger la virginity d une petite
folle infirme, et de se brouiller pour elle avec tons
les honnStes gens ! Le cardinal de Bonzi mourut
de chagrin a Toulouse, mais au moins pour une
belle dame, la noble marquise de Ganges. Ici
r^vfique risquait de se perdre, d'etre ^crase sous la
honte et le ridicule, pour cette fille d'un revendeur
de la rue de I'Hdpital !
Ces menaces de Sabktier firent d'autbnt plus
d'impression que di^ja T^Vdque de lui-inSme tenait
moins 4 la Cadidre. II ne lui savait pas bon gr^
d'etre redevenue malade, d'avoir dementi son suc-
ces, de lui donner tort par sa rechute. II lui en
voulait de n'etre pas gu6rie. II se dit que Sabatier
avaitraison, qu'il serait bien^bon de se compro-
mettre. Le changement fut subit. Ce fut comme un
coup de la Gr&ce. II vit tout a coup la lumiere,
comme saint Paul au chemin de Damas, et se con-
vertit aux j^suites,
Sabatier ne le Idcha pas. II lui p'r&eUta du pa-
pier, et lui fit ^crire, signer Tinterdictiondu carme,
son agent pres de la Cadi^re; plus, celle de son
frdre le jacobin (10 noyembre 1730).
XII
LE PROCfiS DE LA CAMBRE. i73M7M
On paut juger ce que fiit oe coup ^ouvaatable
pour lit famille Gadi&re. Les attaques de la malade
deyinreut fr^quentes et terribles. Chose cruelle, ce
fiit comma une ^pid^mie chez ses intimes amies.
Sa voisine, la dame AUemand, qui avait aussi des
extases, mais qui jusque-1^ les croyait de Dieu,
tomba en effroi et sentit Tenfer. Cette bonne dame
(de cinquante ans) se souvint qu'en effet elle avait
eu souvent des pens^es impures ; elle se crut liyr^e
au Diablo, ne vit que. diables chez elle, ot, quoique
gard^e par sa fiUe, elle se sauva dulogis, demanda
asile aux Cadidre. La maison devint d6s lors inha-
bitable, le commerce impossible. L*aln6 Cadi6re,
furieux, invectivait centre Girard, criait : « Ce
sera Gauj&idi... Lui aussi, il sera brills ! » Et le
jacobin ajoutait : << Nous y mangerions plutdt tout
le Men de la famille. »
/
389 LA SORCliRE.
Dans la nuit du 17 au 18 novembre, la CadiSre
liurla, ^touffa. On crut qu'elle allait mourir. L*ain^
Cadi^re, le marchand, qui perdait la tete, appela
par les fen^tres, criant aux voisins : « Au secours!
Le diable strangle ma soeur! » lis accouraient,
presque en chemise. Les medecins et chirurgiens
qualifiant son ^tat una suffocation de la matrice,
voulurent lui mettre des ventouses. Pendant qu'on
les allait chercher, ils parvinrent k lui desserrer
les dents et lui firent avaler une goutte d'eau-de-
vie, ce qui la rappela a elle-m6me. Cependant les
medecins de Vkme arrivaient aussi k la fille , un
vieux prfitre, confesseur de la mere Cadiere, puis
des cures de Toulon. Tant de bruit, de cris, I'ar-
riv^e de ces pr^tres en grand costume, Tappareil
de Texorcisme, avait rempli la rue de monde ; les
arrivants demandaient : « Qu y a-t-il? — C'est la
Cadiere, ensorcel^e par Girard. » On pent juger de
la pitid, de Tindignation du peuple.
Les jdsuites, tr6s effrayds, mais voulant ren-
voyer leffroi , firent alors une chose barbare. Ils
retourn^rent chez T^v^que, ordonndrent et exigd*
rent qu'on poursuivit la Cadiere, qu'on TattaquSi
le jour mfime, — que cette pauvre fille, sur le lit
oil elle rdlait tout h Theure, apr6s cette horrible
crise, regtlt arimproviste une descente de justice...
Sabatier ne lacha pas T^vfique que celui-ei n'eAt
fait appeler son juge, son official, le vicaire gene-
ral Larmedieu, et son promoteur (ou procureur
Episcopal), Esprit Reybaud, et qu'il ne leur etlt dit
de proc^der sur Theure.
C6tait impossible, illegal, en Droit canonique.
LB PROGiS DE I^ CitiHteB. 17S0-17S1. 3<»
II faUait nn informS prMable sur les faits, armnt
d'aller interroger. — Autre difficult^ : le juge
eccl^siastique n'atait droit de fair e une telle des-
cente que pour un refus de sacrement. Les deux
l^istes d'Eglise durent faire cette objection. Saba-
tier n'^couta rien. Si les choses tratnaient ainsi
dans la froide l^galit^, il manqilait son coup de
terreur.
Larmedieu, ou Larme-Dieu^ sous ee nom tou-
chant, ^tait un juge complaisant, ami du clerg^.
Ce n'dtait pas un de ces rudes magistrats qui vont
tout droit devant eux, comme d'aveugles sangliers,
dans le grand cbemin de la loi, sans voir, distin*
guer les personnes. II avait eu de grands i^gards
dans Taffaire d*Aubany, le gardien d'OUioules. II
avait poursuivi assez lentement pour qu Aubany
se sauY&t. Puis, quand il le sut k Marseille, comme
si Marseille etlt €\A loin de France, ultima Thule,
ou la Terra incognita des anciens g^ographes, il
ne bougea plus. Ici, ce fut tout autre chose : ce
juge paralytique pour raflTaire d'Aubany eut des
ailes pour la Cadiere, et les ailes de la foudre. II
^tait neuf heures du matin lorsque les habitants
de la ruelle virent avec curiosity arriver chez les
Cadiere une fort belle procession, messire Larme-
dieu en tSte, et le Promoteur de la cour dpisco-
pale, honorablement escortds de deux vicaires de
la paroisse, docteurs en th^ologie. On envahit la
maison. On interpella la malade. On lui fit faire
serment de dire vrai centre elle-mdme, serment de
se difPamer en disant k la justice ce qui ^tait de
conscience et de ccmfession.
50
354 LA SOBOfiRB.
EUe pouvait se dispenser de r^pondre, nulle
formality n'ayant 6i6 observ^e. Mais elle no dis-
puta pas. EUe jura, ce qui 6tait se desarmer, se
Uvrer. Car, 6tant li^e une fois parle serment, elle
dit tout, mSme les choses honteuses et ridicules
dont Taveu est si cruel pour une fille.
Le proems-verbal de Larmedieu et son premier
interrogatoire indiquent un plan bien arr^t^ entre
lui et les j ^suites. C'^tait de montrer Girard comme
la dupe et la victime des fourberies de la Cadidre.
Un homme de cinquante ans, docteur, professeur,
directeur de religieuses, qui cependant est rest^
si innocent et si credule, qu'il a suffi pour Tattraper
d'une petite fille, d'un enfant ! La rusde, la ddver-
gond^e, Fa trompe sur ses visions, mais non en-
train^ dans ses dgarements. Furieuse, elle s'en est
veng^e en lui pretant toute infamie que pouvait lui
sugg^rer une imagination de Messaline.
Bien loin que Tinterrogatoire confirme rien de
tout cela, ce quil a de tres touchant, c'est la dou-
ceur de la victime. Visiblement elle n'accuse que
contrainte et forc^e par le serment qu'elle a prSt6.
Elle est douce pour ses ennemis, mSme pour la
perfide Guiol, qui (dit son fr^re) la livra, qui fit
tout pour la corrompre, qui, en dernier lieu, la
perdit en lui faisant rendre les papiers qui eussent
fait sa sauvegarde.
Les Cadiere furent ^pouvantds de la naivete de
leur soeur. Dans son respect pour le serment, elle
s'etait livr^e sans reserve, h6las ! avilie pour tou-
jours, chansbnn^e dds lors et moqude des ennemis
mdme A^m i<^.»uites, et des sots rieurs libertins.
LE PR0G£S DE la GADI£RE. 1730-1751. 355
Puisque la chose 6tait faite, ils voulurent du
moins quelle Mt exacte, que le procds-verbal des
prdtres ptlt 6tre contr6l6 par un acte plus s^rieux.
D'accusee qu elle semblait 6tre, ils la firent accu-
satrice, prirent la position oflfensive, obtinrent du
magistrat royal, le lieutenant civil et criminel,
Marteli Chantard, qu*il vlnt recevoir sa deposi-
tion. Dans cet acte, net et court, se trouve claire-
ment ^tabli le fait de seduction; plus, les reproches
qu'elle faisait k Girard pour ses caresses lascives,
dont il ne faisait que rire ; plus, le conseil qu'il
lui donne de se laisser obseder du demon; plus,
la succion par laquelle le fourbe entretenait ses
plaies, etc.
L'homme du roi, le lieutenant, devait retenir
TaflFaire a son tribunal. Car le juge eccl^siastique,
dans sa precipitation, n'ayant pas rempli les for-
malites du droit ecciesiastique, avait fait un acte
nul. Mais le magistrat laique n'eut pas ce courage.
11 se laissa atteler k Tinformation cl^ricale, subit
Larmedieu pour associe, et m^me alia singer,
dcouter les t^moins au tribunal de rev^che. Le
greffier de Y&v&ch6 ecrivait (et non le greffier du
lieutenant du roi). Ecrivait-il exactement? On
aurait droit d'en douter quand on voit que ce
greffier ecclfeiastique menacait les t^moins, et
chaque soir allait montrer leurs depositions aux
j6suites*.
Les deux vicaires de la paroisse de la CadiSre,
que Ton entendit d'abord, deposdrent sdchement,
t p. so de rin-folio, et 1. 1 de nn-12, p. S3.
sans faveur pour elle, mais nuUenaent centre elie,
nuUeciient pour les j^suites (24 novembre). Ceux-<i
vir^ni que tout allait manquer. lis perdirent toute
pudeur, et, au risque dlndigner le peuple, r^solu-
rent de briser tout. lis tirdrent ordre de Ti^ySque
pour emprisonner la Cadiere et les principaux
t^moins qu'elle voulait faire entendre. C'^taient
les dames Allemand et la Batarelle. Celle-ci fat
mise au Refuge, couvent-prison, ces dames dans
une maison de force, le Bon-PaMeur, ou Ton jetait
les foUes et les sales coureuses en correction. La
Cadiere (26 novembre), tir^ de son lit, fut donnee
aux ursulines, p^niterites de Girard, qui la cou-
cherent proprement sur de la paille pourrie.
Alors, la terreur stabile, on pjit ent^dre les
t^moins, deux d'abord (28 novembre), deuac respec-
tables et choisis. L'un 6tait cette Gruiol, eonmie
pour fournir des femmes a Girard ; langue adroite
et ae^r^e, qui fut charg^e de lancer le premier
dard et d'ouvrir la plaie de la ealomnie. L'autre
^tait la Laugier, la petite eouturiere que la Cadidre
nourrissait et dont elle ayait pay^ I'apprentissage.
Etant enceinte de Girard, cette Laugier avait cri6
centre lui ; elle lava ici cette faute en se moquant
de la Oadiere, salissant sa bienfaitrice, mais cela
maladroitement, en d^vergond^e qu'elle ^tait, lui
pr^taait des mots effronti^s, tr^s contraires k ses
habitudes. Puis vinrent W^^ Gravier et sa cousine,
la Eeboul, enfiin toutes les girardines, commo on
fes appelait dans Toulon.
Mais on ne pouvait si bien faire que, par mo-
ments, la lumidre n'^olat&t. La immf> d'u& propa-
X
LE PROG^S DE U CADI£RE. 1730-1751. S57
raur, daos 1^ m^^pn (jb latjueUd $*a$$emblaient
les girardines, dit brutakment qu'on ne pouvait y
tenir, qu'elles troublaient toute la maison; elle
conta leurs rire^ bruyants, leurs mangeries payees,
des collectes que Xou faisait pour les pauvres, etc.
(p. 55).
On craignait e^tr^mement que les religieuses
ne se d^clarassent pour la Cadiere. Le greffier de
Tevdcli^ alia leur dire (comme de la part de
r^vfique) qu'oa cl^&tierait celles qui parleraient
mal. Pour agir plus fortement encore, on fit reve-
nir de Marseille leur galant P. Aubany, qui avait
ascendajit sur elles. On arrangea son affaire du
viol da la petite fiUe. On fit entendre aux parents
que la justice ne feraitrien. On estima Thonneur
de Tenfant a huit cents livres, qu'on paya pour
Aubany. Done il revint plein dezele, tout j^suite,
dans son troupeau d'OUioules. Pauvre trpupeau
q\ii trembla quand ce bon P. Aubany se dit charge
de les avertir que, si elles n'etaient pas sages,
^ elles awi'ment la question. » {Proces^ in-12, t. II,,
p. 191.)
Avec tout cela, on ne tira pas ce qu'on voulait
des quinze religieuses. Deux ou trois a peine
6taient pour Girard, et toutes articulerent des
faits, surtout pour le 7 juillet, qui directement
Taccablaient.
Les jdsuites d^sesp^res prirent un parti h^roique
pour s'assurer des t^moins. lis s'6tablirent 4 poste
fize da^s une salle de passage qui menait au tri-
bunal. La ils les arrStaient, les pratiquaient, les
menagaie^tt, et» s'ils ^tai^nt centre Girard, Us l@s
50.
S58 U SORCII^RE.
emp^chaient d'entrer, et par force impudemment
les mettaient k la porte (in-12, t. I, p. 44).
Ainsi le juge d'Eglise et le lieutenant du roi
n'6taient plus que des mannequins entre les mains
des j^suites. Toute la ville le voyait, fr6missait.
En d^cembre, Janvier, fevrier, la famille des Ca-
diere formula et r^pandit une plainte pour ddni
de justice et subornation de t^moins. Les jdsuites
eux-mSmes sentirent que la place n'^tait plus
tenable. lis appelerent le secours d'en haul. Le
meilleur paraissait etre un simple arrdt du Grand
Conseil qui etlt tout appel6 k lui et tout dtouflRS
(comme fit Mazarin pour Taffaire de Louviers).
Mais le chancelier 6tait d'Aguesseau; les jdsuites
ne d^siraient pas que Taffaire all&t k Paris. lis
la retinrent en Provence. lis firent decider par
le roi (16 Janvier 1731) que le Parlement de Pro-
vence, ou iis avaient beaucoup d'amis, jugedt sur
I'information que deux de ses conseillers feraient
a Toulon.
• Un laique, M. Faucon, et un conseiller d'Eglise,
M. de Charleval, vinrent en effet, et tout droit
descendirent chez les j^suites (p. 407). Ces com-
missaires impetueux cacherent si peu leur violente
et cruelle partiality qu*ils lancdrent a la Cadidre
un ajournement personnel, comme on faisait k
Taccus^, tandis que Girard fut poliment appel^,
laiss6 libre ; il continuait de dire la messe et de
confesser. Et la plaignante dtait sous les verrous,
dans les mains de ses ennemis, chez les devotes de
Girard, a la merci de toute cruaut^.
La reception des bonnes ursulines avait 6ij6 celle
LE PROGfiS DE LA GADI£RB. 1730-1731. 389
qu'elles eussent faite si elles avaient 616 charg^es
de la faire mourir. Elles lui avaient donn^ pour
chambre la \og6 d une religieuse folle qui salissait
tout. EUe coucha dans la paille de cette folle, dans
cette odeur ^pouvantable. A grand'peine le lende-
main ses parents purent-ils introduire une couver-
ture et un matelas. On lui donna pour garde et
garde-malade Tdxne damn^e de Girard, une con-
verse, qui etait fille de cette mSme Guiol qui I'avait
livr^e, fille tr6s digne de sa mdre, capable de
choses sinistres, dangereuse a sa pudeur et peut-
fitre a sa vie mSme. On la tint a la penitence la
plus cruelle pour elle, celle de ne pouvoir se con-
lesser ni communier. Elle retombait malade d6s
qu'elle ne communiait pas. Son furieux ennemi,
Sabatier le jesuite, vint dans cette lege, et, chose
bizarre, nouvelle, il entreprit de la gagner, de la
tenter par Vhostie! On marchanda. Donnant don-
nant : pour communier, il fallait qu'elle s'avouAt
calomniatrice, indigne de la communion. Elle I'au-
rait peut-etre fait par excds d'humilit^. Mais, en
se perdant, elle aurait aussi perdu et le carme et
ses frdres .
.Reduit aux arts pbarisaiques , on interpr^tait
ses paroles. Ce qu'elle Jisait au sens mystique, on
feignait de le comprendre dans la reality mat6-
rielle. Elle montrait, pour se demSler de tons ces
pi^es, ce qu'on etlt le moins attendu, une grande
presence d esprit (voir surtout p. 391).
Le plus perfide, combine pour lui 6ter Tint^r^t
du public, mettre centre elle les rieurs, ce fut de
lui faire un amant. On pr^tendit qu'elle avait
SiO LA SORafiRE.
propose k un jeune drdle de partir aTec elle, do
courir le monde.
Les grands seigneurs d'alors qui aimaient a se
faire servir par des enfants , des petits pages, pre-
naient volontiers les plus gentils des fils de leurs
pay sans. Ainsi avait fait Tevdque du petit gar^on
d'un de ses fermiers. U le ddbarbouilla. Puis,
quand ce favori grandit, pour qu'il etlt meilleure
apparence, il le tonsura, lui donna figure d'abb^,
titre d'aum6nier, a vingt ans. Ce fut M. Tabbe Ca-
merle. Eleve dans la valetaille et fait a tout faire,
il fut, eomme sont souvent les petits campagnards,
d^crass6s a demi, un rustre niais et finaud. II vit
bien que le pr^lat, des son arrivde a Toulon, ^tait
curieux de la Cadiere, peu favorable a Girard. II
pensa plaire et amuser, en se faisant, a Ollioules,
espion de leurs rapports suspects. Mais, dds que
r^v^que changea, eut peur des j^suites, Camerle,
avec le mSme zele, servit activement Girard at
I'aida centre la Cadiere.
II vint, comme un autre Joseph, dire que M"* Ca-
diere (comme la femme de Putiphar) I'avait tent^,
essay^ d'^branler sa vertu. Si cela avait 6t6 vrai,
si elle lui eilt fait tant d'honneur que de faiblir un
peu pour lui, il n'en etlt 6ti que plus lAche de Ten
punir, d'abuser dun mot ^tourdi. Mais une telle
Education de page et de s^minariste ne donne ni
honneur ni I'amour des femmes.
Elle se d^mSla vivement et tres bien, le couvrit
de honte. Les deux indignes commissaires du Par-
lement la voyaient r^pondre d*une manidre gi
viotorieu£ie, ^u'ils a))r^gdrent les confrontatioiiB,
LE PROGfiS DE U GADI£RE. 1730-1731. 561
lui retranchSrent ses t^moins. De soixante-huit
qu'elle appelait, ils n'en firent venir que trente-
huit (in-12, t. I, p. 62). N observant ni les d^lais,
ni les formes de justice, ils pr^cipit^rent la con-
frontation. Avec tout cela, ils ne gagnaient rien.
Le 25 et le 26 f^vrier encore, sans varier, elle
r6p6ta, ses depositions accablantes.
Ils^taient si furieux, qu ils regrettaient den avoir
pas a Toulon le bourreau et la question « pour
la faire un peu chanter. » C'^tait Xultima ratio. Les
Parlements, dans tout ce siecle, en userent. J'ai
sous les yeux un v^h^ment ^loge de la torture *,
^crit en 1780 par un savant parlementaire , de-
Tenu membre du Grand Conseil, d^di^ au Roi
(Louis XVI), et couronn^ d'une flatteuse approba-
tion de Sa Saintet^, Pie VI.
Mais, au defaut de la torture qui I'etlt fait chan-
ter, on la fit parler par un moyen meilleur encore.
Le 27 fevrier, de bonne heure, la soeur converse
qui lui servait de ge61i6re, la fiUe de la Guiol, lui
apporte un verre de vin. Elle s'^tonne; elle n'a pas
soif; elle ne boit jamais de vin le matin, et encore
moins de vin pur. La converse, rude et forte do-
mestique, comme on en a dans les convents pour
dompter les indociles, les foUes, ou punir les
enfants, enveloppe de son insistance menagante la
faible malade. Elle ne veut boire, mais elle boit. Et
on la force de tout boire, le fond mfime, qu'elle
trouve d^sagr^able et sal^ (p. 243-247).
I Muyart de YoBgUns, k la suite 4e 86i loix wimiwilk9, in-felio,
17BQ.
302 U S0RCI£RE.
Quel ^tait ce choquant breuvage? On a vu, a
r^poque de ravortement, combien Tancieii direc-
teur de religieuses 6tait expert aux remedes. Ici
le vin pur etlt suffl sur une malade d^bile. II etlt
suffi pour lenivrer, pour en tirer le mSme jour
quelques paroles b^gay^es, que le greffier eUt redi-
gdes en forme de ddmenti complet. Mais une
drogue fut surajout^e (peut-6tre I'herbe aux sor-
ci^res. qui trouble plusieurs jours) pour prolonger
cet etat et pouvoir disposer d'elle par des actes qui
TempScheraient de r^tracter le dementi.
Nous avons la deposition qu'ellefit, le 27 fdvrier.
Changement subit et complet ! apologie de Girard !
Les commissaires (chose strange) ne remarquent
pas une si brusque variation. Le spectacle singu-
lier, honteux, dune jeune fille ivre, ne les ^tonne
pas, ne les met pas en garde. On lui fait dire que
Girard ne Ta jamais touch^e, qu'elle n'a jamais eu
ni plaisir ni douleur, que tout ce qu'elle a senti
tient k une infirmity. Cest le carme, ce sont ses
fr^res qui lui ont fait raconter comme actes rdels
ce qui n'a 616 que songe. Non contente de blanchir
Girard, elle noircit les siens, les accable et leur
met la corde au cou.
Ce qui est merveilleux, c'est la clart^, la nettetd
de cette deposition. On y sent la main du grefBer
habile. Une chose dtonne pourtant, c'est qu'etant
en si beau chemin, on n'ait pas continue. On I'in-
terroge un seul jour, le 27. Rien le 28. Rien du
1" au 6 mars.
Le 27 probablement, sous I'influence du Tin,
elle put parler encore, dire quelques mots qu'on
^^^r
LB PROCfiS DE U GADI&RE. 1730-1731. 565
arrangea. Mais, le 28, le poison ayant eu tout son
effet, elle dut 6tre en stupeur complete ou dans un
inddcent d6lire (comme celui du Sabbat), et il fut
impossible de la montrer. Une fois d'aiUeurs que
sa tfite fut absolument troubl^e, on put ais^ment
lui donner d'autres breuvages, sans qu'elle en etlt
ni conscience ni souvenir.
C*est ici, je n'en fais pas doute, dans les six
jours, du 28 fevrier au 5 ou 6 mars, que se place
un fait singulier, qui ne pent avoir eu Ueu ni avant
ni apres. Fait tellement repugnant, si triste pour
la pauvre Cadi^re qu'il est indiqu^ en trois lignes,
sans que ni elle ni son frdre aient le coeur d'en dire
davantage (p. 249 de Tin-folio, lignes 10-13). lis
n'en auraient parld jamais si les freres poursuivis
eux-mSmes n'avaient vu qu'on en voulait k leur
propre vie.
Girard alia voir la Cadi^re ! prit sur elle encore
d'insolentes, d'impudiques libert^s !
Cela eut lieu , disent le frere et la soeur , depuis
que V affaire est en justice. Mais, du 26 novembre
au 26 fevrier, Girard fut intimid^, humili^, tou-
jours battu dans la guerre de t^moins qu'il faisait
a la Cadiere. Encore moins osa-t-il la voir, depuis
le 10 mars, le jour ou elle revint a elle, et sortit
du convent ou il la tenait. II ne la vit qu'en ces
cinq jours oti il 6tait encore maitre d'elle, et ou
rinfortun^e, sous Tinfluence du poison, n etait plus
elle-m^me.
Si la m^re Guiol avait jadis livrd la CadiSre, la
fiUe Guiol put la livrer encore. Girard, qui avait
alors gagn6 la partie par le dementi qu'elle se don*
nait & eYHe-^^m^, osa venk dao^ 8d prison, Idirok
dans r^tat oil il F^vait mise, h6h6t6e on d^^s^
p^r^e , abandonnde du ciel et do la terra , et s'il
lui restait quelq^ue lucidity, livr^o 4 Thorrible dou-
leur d'avoir, par sa deposition, assassin^ les siens.
Ella etait perdue, et c'6tait fini. Mais Tautre pro-
ems commen^ait centre ses frdres et le eourageux
carnie. Le remords pouvait la tenter do fl^chir
Girard, d'obtenir qu'il ne les poursuiTit pas^ et srar-
tout qtfon ne la mit pas k la question.
L'etat de la prisonni^re ^tait deplorable et de-
mandait grdce. De petites infirmites attach^es k
une vie toujotirs assise, la faisaient souffrir beau-
coup. Par suite de ses convulsions, eUe avait ane
descente, par moments fort douloureuse (p. 343).
Cq qui prouve que Girard n'^tait pas fortuitement
criminel, mais un pervers, un scdl^rat, c'est qu'il
ne vit de tout cela que la facility d'assurer son
avantage. II crut que, s'il en usait, avilie k ses
propres yeux, elle ne se rel^verait jamais, ne
reprendrait pas le coeur et le courage pour d^men-
tir son dementi. 11 la haissait alors, et pourtant,
avec un badinage libertin et odieux, il parla de
cette descente, et il eut Tindignite, voyant la pau-
vre personne sans defense, d'y porter la main
(p. 249). Son fr^re Tassure et Taffirme, mais brid-
vement, avec honte, sans pousser plus loin ce
sujet. EUe-mdme attest^e sur ce fait, elle dit en
trois lettres : « Qui. »
Heias! son &me dtait absente, et lui revenait
lentement. C'est le 6 mars qu'elle devait etre con-
frontee, confirmer tout, perdre ses &dres sans re-
LE PROCfiS Dt LA GADIERE. 1730-1731. 365
totir. EHe ne pouvait parler, ^touffait. Les chari-
tableg commissaires lui dirent que la torture dtait
la k c6t6, lai expliquerent les coins qui lui serre-
raient les os, les chevalets, les pointes de fer. EUe
dtait si faible de corps que le courage lui manqua.
Elle endura d'etre en face de son cruel maltre,
qui put rire et triompher, Tayant avilie du corps,
mais bien plus, de la cofiigcience ! la faisant meur-
triftre des siens !
On: ne perdit pas de temps pour profiter de sh
faiblesse. A Tinstant, on s*adressa au Parlement
d'Aix, et on en obtint qtie le carme et les deux
fr^res seraient d6sof mais inculp^s, qu'ils auraient
leur proems k part, de sorte qu'apr^s que la Cadi^re
serait condamnfie, punie, on en viendrait a eux, et
on les pousserait k outrance.
Le 10 mars, on la traina des ursulines de. Tou-
lon k Sainte-Claire d'OUioules. Girard n*6tait pas
sAr d'elle. II obtint qu'elle serait mende , comma
on etlt fait d'un redoutable brigand de cette route
mal famee, entre les soldats de la mar^chauss^e.
II demanda qu'^ Sainte-Claire, elle ftit bien enfer-
m^e k clef. Les dames furent toucb^es jusqu'aux
larmes de voir arriver entre les 6p^es leur pauvre
malade qui ne pouvait se trainer. Tout le monde
en avait piti^. II se trouva deux vaillants hommes,
M. Aubin, procureur, et M. Claret, notaire, qui
firent pour elle les actes ou elle r^tractait sa retrac-
tation, pieces terribles ou elle dit les menaces des
commissaires et de la sup^rieure des ursulines,
surtout le fait du vin empoisonn^ qu*on la for^a de
prendre (10-16 mars 1731 , p . 243-248).
366 LA dOROlfeRE.
En mSme temps, ces homines intr^ides T6ddr
gdrent et adress^rent k Paris, k la chancellerie, ce
qu'on nommait Tappel comme d'abus, d6voilant
Tinforme et coupable procedure, les violations
obstin^es de la loi, qu'avaient commises eflfrontd-
ment : P Tofficial et le lieutenant ; 2^ les commis-
saires. Le chancelier d*Aguesseau se montra trds
mou, trSs faible. U laissa subsister cette immonde
procedure, laissa aller Taffaire au Parlement d*Aiz,
tellement suspect ! aprSs le d^shonneur dont ses
deux membres venaient de se couvrir.
Done, ils ressaisirent la victime, et, d*OUioules,
la firent trainer k Aix, toujours par la mar^chaus-
s^e. On couchait alors a moiti^ chemin dans un
cabaret. Et 1^, le brigadier expliqua qu*en vertu
de ses ordres, il coucherait dans la chambre de la
jeune fille. On avait fait semblant de croire que la
malade qui ne pouvait marcher, fuirait, sauterait
par la fendtre. Infdme combinaison. La remettre k
la chastet^ de nos soldats des dragonnades ! Quelle
joie eAt-ce 6t6, quelle ris^e, si elle fiilt arrivde
enceinte? Heureusement, sa m^re s*^tait pr&ent^
au depart, avait suivi, bon grd, mal gr6, et on
n*avait pas os^ T^loigner a coups de crosse. Elle
resta dans la chambre, veilla (toutes deux debout),
et elle prot^gea son enfant (in-12, 1. 1, p. 52).
Elle dtait adress^e aux ursulines d'Aix, qui
devaient la garder et en avaient ordre du roi. La
supdrieure pr^tendit tfavoir pas encore regu Tor-
dre. On vit Ik combien sont fdroces les femmes,
une fois passionndes, n*ayant plus nature de
femmes. Elle la tint quatre heures k la porte, dans
LE PROC£:S DE LA CADlfiRE. 1730-1731. 367
la rue, en exhibition (t. IV de rin-12, p. 404). On
ent le temps d'aller chercher le peuple, les gens des
j^suites, les bons ouvriers du clerg^, pour huer, sif-
fler, les enfants au besoin pour lapider. C'^taient
quatre heures de pilori. Cependant, tout ce qu'il y
avait de passants ddsint^ress^s demandaient si les
ursulines avaient ordre de laisser tuer cette fille.
On pent juger si ces bonnes soeurs furent de ten-
dres gedli^res pour la prisonnidre malade.
Le terrain avait ^te admirablement pr^par^. Un
Tigoureux concert de magistrats j ^suites et de
dames intrigantes avait organist Tintimidation.
Nul avocat ne voulut se perdre en defendant une
fille si diffam^. Nul ne voulut avaler les couleu-
vres que r^servaient ses ge61i6res k celui qui
chaque jour affronterait leur parloir, pour s'en-
tendre avec la Cadi^re. La defense revenait, dans
ce cas, au syndic du barreau d'Aix, M. Chaudon.
II ne ddclina pas ce dur devoir. Cependant, assez
inquiet, il etA voulu un arrangement. Les j^suites
refiisdrent. Alors il se montra ce qu'il 6tait, un
homme d'immuable honnStete, d'admirable cou-
rage. II exposa, en savant legiste, la monstruositfi
des procedures. C'^tait se brouiller pour jamais
avec le Parlement, tout autant qu'avec les j^suites.
II posa nettement Knceste spirituel du confesseur,
mais, par pudeur, ne sp^cifia pas jusqu'ou avait
616 le libertinage. II s'interdit aussi de parler des
girardineSy des devotes enceintes, chose connue
parfaitement , mais dont personne n'etlt voulu
t^moigner. Enfin, il fit k Girard la meiUeure
cause possible , en Tattaquant comme sorcier. On
368 LA S0RGI£RE.
rit, On se moqua de Tavocat. II entreprit de prou-
ver I'exitence du Ddmon par une suite de textes
sacres, a partir des Evangiles. Et Ton rit encore
plus fort.
On avait fort adroitement defigur^ Taffaire en
faisant de I'honnete carme un amant de la Cadi^re,
et le fabricateur d'un grand complot de calomnies
centre Girard et les jesuites. Des lors, lafoule des
oisifs, les mondains etourdis, rieurs ou pliiloso-
phes , s'amusaient des uns et des autres , parfaite-
ment impartiaux entre les carmes et les jesuites,
ravis de voir les moines se faire la guerre entre
eux. Ceux que bient6t on dira voUairiens sent
mSme plus favorables aux jesuites , polis et gens
du monde, qu'aux anciens ordres mendiants.
Ainsi Taffaire va s'embrouillant. Les plaisante-
ries pleuvent, mais encore plus sur la victime.
Affaire de galanterie, dit-on. On n'y voit quun
amusement. Pas un ^tudiant, un clerc, qui ne
fasse sa chanson sur Girard et son ^coliere, qui ne
rechauffe les vieilles plaisanteries provenjales sur
Madeleine (de Taffaire Gauflfridi), ses six mille dia-
blotins, la peur quils ont du fouet, les miracles
de la discipline qui fit fuir ceux de la Cadidre.
{Ms. de la BibL de Toulon.)
Sur ce point special, les amis de Girard le blan-
chissaient fort aisdment. II avait agi dans son
droit de directeur et selon I'usage ordinaire. La
verge est Tattribut de la paternite. U avait agi
pour sa p^nitente, « pour le remede de son dme. »
On battait les d^moniaques, on battait les ali6n63,
d'autres malades encore. C'^tait le grand mojen
LE PROCfiS DE LA G/lDlfiRE. 1730-1731. 369
de chasser rennemi quel qu'il fAt, ddmon ou mala-
die. Point de vue fort populaire. Un brave ouvrier
de Toulon, tdmoin du triste dtat de la Cadi^re,
avait dit que le seul remade , pour la pauvro ma-
lade, 6tait le nerf de boeuf,
Girard, si bien soutenu, n avait que faire d'avoir
raison. II n'en prend pas la peine. Sa defense est
charmante de l^gSret^. U ne daigne pas mdme
s'accorder avec ses depositions. II dement ses
propres t^moins. II semble plaisanter et dit du ton
hardi d un grand seigneur de la K^gence, que, s*il
s'est enferm^ avec elle, comme on Ten accuse,
« ce n'est arrivd que neuf fois. »
« Et pourquoi IVt-il fait, le bon p^fere, ^iaaient
ses amis, sinon pour observer, juger, approfondir
ce qu'il en fallait croire? C'est le devoir d un direc-
teur en pareil cas. Lisez la vie de la grande sainte
Catherine de G^nes. Le soir, son confesseur se
cachait, restait dans sa chambre, pour voir les
prodiges qu'elle faisait et-la surprendre en miracle
flagrant.
« Mais le malheur ^tait ici, que Tenfer, qui ne
dort jamais, avait tendu un pi^ge k cet agneau de
Dieu, avait vomi, lancd, ce drac femelle, ce monstre
devorant, maniaque et ddmoniaque, pour Tenglou-
tir, le perdre au torrent de la calomnie. »
C'est un usage antique et excellent d'^touffer au
berceau les monstres. Mais pourquoi pas plus tard
aussi? Le charitable avis des dames de Qirard,
c'dtait d'y employer au plus vite le fer et le feu.
« Qu'elle p^risse! » disaient les devotes. Beaucoup
de grandes dames voulai^9t ^ussi qu'elle fiHt ch4-
31
/
870 LA SORGI&RE.
ti^e, trouvant exorbitant que la creature eftt osd
porter plainte, mettre en cause un tel homme qui
lui avait fait trop d'honneur.
II y avait au Parlement quelques obstinds jans^
nistes, mais ennemis des j ^suites plus que favo-
rables k la fille. Et qu'ils devaient Stre abattus,
ddcourag^s , voyant centre eux tout k la fois et la
redoutable Soci^td, et Versailles, la cour, le car-
dinal-ministre, enfin les salons d'Aix. Seraient-ils
plus vaillants que le chef de la justice, le chance-
lier d'Aguesseau qui avait tellement moUi? Le pro-
cureur g^n^ral n'h^sitapas; lui, charge d'accuser
Girard, il se d^clara son ami, lui donna ses con-
seils pour r^pondre a I'accusation.
II ne s'agissait que d*une chose, de savoir par
quelle reparation, quelle expiation solennelle, quel
chdtiment exemplaire la plaignante , devenue ac-
cusee, satisferait a Girard, A la Compagnie de
J6sus. Les j^suites, quelle que ftlt leur d6bonnai-
rete, avouaient que, dans Tint^r^t de la religion,
un exemple serait utile pour avertir un peu et les
xjonvulsionnaires jans^nistes et les 6crivailleurs
philosophes qui commengaient k puUuler.
Par deux points, on pouvait accrocher la Cadi^re,
lui Jeter le harpon :
P Elle avait caUmniS. — Mais nulle loi ne punit
la calomnie de mort. Pour aller ju^que-lA, il fallait
chercher un peu loin , dire : « Le vieux texte re-
main De famosis Ubellis prononce la mort centre
ceux qui ont fait des libelles injurieux aux Empe-
reurs ou a h religion de TEmpire. Les j^suites sent
LB PR0C6S DE LA GADlgRE. 1730-1731. . 371
la religion. Done un m^moire contre un j^suite
m^rite le dernier supplice . »
2^ On avait une prise meilleure encore. — Au
d^but du procds, le juge Episcopal, le prudent
Larmedieti, lui avait demands si elle n'avait pas
devine les secrets de plusieurs personnes, et elle
avait dit oui. Done on pouvait lui imputer la qua-
lity mentionn^e au formulaire des proces de sor-
cellerie, Devineresse et abuser esse. Cela seul m^ri-
tait le feu, en tout droit eccldsiastique. On pouvait
m^me tr^s bien la qualifier sorciire, d*apr^s Taveu
des dames d'Ollioules; que la nuit, a la mfime
heure, elle 6tait dans plusieurs cellules A la
fbis, qu'elle pesait doucement sur elles, etc. Leur
engouement, leur tendresse subite si surprenante,
avaient bien Fair d'un ensorcellement.
Qui empficbait de la brtiler? On brAle encore
partout au dix-buiti^me siecle. L'Espagne, sous un
seul r^gne, celui de Pbilippe V, brtile 1600 per-
sonnes, et elle brtile encore une sorciere en 1782.
L'Allemagne, une, en 1751 ; la Suisse, une aussi,
en 1781. Rome brAle toujours, il est vrai sour-
noisement, dans les fours et les caves de I'lnquisi-
tion *.
« Mais la France, du moins, sans doute, est plus
humaine? » — Elle est inconsdquente. En 1718,
on brtile un sorcier a Bordeaux *. En 1724 et 1726,
1 Ge detail nous est transmls par un consulteur du Saint-Office
eneore vivant.
* Je ne parle pas des executions que le peuple faisait lui-m§me.
II y a un sidcle, dans un village de Provence, une vieille, ^ qui un
propri^taire refusait TaumOne, s'emporta et dit : « Tu mourras
372 U S0RCI£RE.
on alliime le btlcher en GrSve, pour les delits
qui, a Versailles, passaient pour des jeux deco-
liers. Les gardiens de Tenfant royal, M. le Due,
Fleury, indulgents a la cour, sont terribles a la
ville. Un dnier et un noble, un M. des Chauffeurs,
sont br tiles vifs, L'av&ement du cardinal-ministre
ne peut Stre mieux cdlebre que par une r^forme
des moeurs, par I'exemple severe quon fait des
corrupteurs publics. — Rien de plus k propos que
d'en faire un terrible et solennel, sur cette fille
infernale , qui a tellement attent^ k I'iimocence de
Girard.
VoiU ce qu'il fallait pour bien laver ce P6re. II
fallait ^tablir que (m6me etit-il m^fait, imit^ des
Chauffeurs) il avait ete le jouet d'un enchantement.
Les actes n'dtaient que trop clairs. Aux tennes du
droit canonique, et d'apres ces arrets recents,
quelqu un devait 4tre brtlld. Des cinq magistrals
du parquet, deux seulement auraient brtile Girard.
Trois 6taient centre la Cadi^re. On composa. Les
trois qui ayaient la majority n'exigerent pas la
flamme , epargnerent le spectacle long et terrible
du bticher, se contenterent de la mort simple.
Au nom des cinq, il fut conclu et propose au
Parlement : « Que la Cadifire, pr^alablement mi$e
h la question ordinaire et extraordinaire, fttt en-
demain ! » l\ fut frapp6, mourut. Tout le village (non pas les pau-
vres sculs^ mais les plus honnites gens], la foule saisit la vieiUe,
la mit sur un tas de sarments. Elle y fut brulde vlve. Le Parl^
ment fit semblant dMnformer, mais ne punit pas. Aujourd'hoi
encore les gens de ce Tillage sont appel^s br^'femme (brolo-
fenno).
LE PR0C£S DE U CAPJ^RE. 1730-1731. 373
suite ramenda a Toulon, et, 3ur Ja place des Pr$-
cbeurs, pendue et etranglee, »
Ce fut un coup terrible. U y eut un prodigieux
revirement d'opinion. Les mondains, les rieurs,
ne rirent plus; ils fr^mirent. Leur Idg^ret^ n'allait
pas jusqu'4 glisser sur une chose si ^pouvantable.
lis trouvaient fort bon qu'une fiUe etlt 6t6 s6duite,
abus^e, ddshonor^, et qu*elle etlt 6t6 un jouet,
qu elle mourtlt de douleur, de d^lire ; k la bonne
heure, ils ne s*eu indlaient pas. Mais, quaind il
sagit dun supplice, quand I'image leur vint de la
triste victime, la corde au cou, ^trangl^e au po^
teaul les coeurs se soulev^rent. De tons c6t6s
monta ce cri : « On ne Tavjait pas vu depujs Tori-
gine du monde, ce renversement sc6l^rat : la loi
du rapt appliqude k Tenvers, la fille condamn^e
pour avoir et6 suborn^e, le s^ducteur dtranglant la
victime ! »
Chose impr^vue en cette ville d*Aix (toute de
juges, de prdtres, de beau monde), tout et coup 11 se
trouve un peuple, un violent mouvement populaire.
En masse, en corps serr^ , une foule d'hommes de
toute classe, d un 6lan, zKiarche aux Ursulines. On
fait paraitre la Cadidre et sa m6re. On crie : « Ras-
surez-vous, mademoiselle. Nous sommes Ik... Ne
craignez rien. »
Le grand dix-huitiSme si^cle, que justement
Hegel a nomm6 le rigne de V esprit ^ est bien plus
grand encore comme regne de Vhumanite. Des dames
aistingu^es, comme la petite -fille de madame de
374 LA SORClfiRB.
S^vign^, la charmante madame de Simiane, s*em-
pardrent de la jeune fille et la r^fugidrent dans leur
sein. Chose plus belle encore (et si touchante), les
dames jansdnistes, de puret^ sauvage, si difficiles
entre elles, et d'excessive aust6rit6, immoldrent la
Loi k la Grdce dans cette grande circonstance ,
jet^rent les bras au cou de la pauvre enfant mena-
c^e, la purifi^rent de leur baiser au front, la rebap-
tis^rent de leurs larmes.
Si la Provence est violente, elle est d'autant plus
admirable en ces moments, violente de g^n^rosit^
et d'une veritable grandeur. On en vit quelque chose
aux premiers triomphes de Mirabeau, quand il eut
h Marseille autour de lui un million dliommes.
Ici, d6jA, ce fut une grande sc^ne r^volutionnaire,
un souldvement immense centre le sot gouverne-
ment d'alors, et les j^suites, prot%6s de Fleury.
Soul^vement unanime pour Thumanitd, la piti6,
pour la defense d'une femme, dime enfant, si
barbarement immol^e. Les jdsuites imagin^rent
bien d'organiser dans la canaille k eux, dans leurs
clients, leurs mendiants, un je ne sais quel peuple
qu'ils armaient de dochettes et de batons pour faire
reculer les cadUres. On surnomma ainsi les deux
partis. Le dernier, c'^tait tout le monde. Marseille
se leva tout enti^re pour porter en triomphe le fils
de Tavocat Chaudon. Toulon alia si loin pour sa
pauvre compatriote, qu*on y voulait brtller la mai-
sondesj^suites.
Le plus touchant de tons les t^moignages vint
k la Cadidre d'Ollioules. Une simple pensionnaire,
mademoiselle Agnds, toute jeune et timide qu*elle
^
LE PR0G£S DE U GiUOlfiRE. 1730-1731. 375
fdt, suivit r^lan de son coeur, se jeta dans cette
m&Ue de pamphlets, 6crivit, imprima Tapologie de
la Cadi^re'.
Ce grand et profond mouvement agit dans le
Parlement mSme. Les ennemis des jesuites en
fiirent tout k coup relevds, raffermis, jusqu'a bra-
ver les menaces d'en haut, le credit des jesuites,
la foudre de Versailles que pouvait leur lancer
Fleuiy*.
Les amis mdme de Girard, voyant leur nombre
diminuer, leur phalange s*^claircir, d^siraient le
jugement. II eut lieu le 11 octobre 1731.
Personne n'osa reprendre, en presence du peu-
ple, les conclusions f^roces du parquet pour faire
itrangler la Gadi^re. Douze conseillers immolSrent
leur honneur, dirent Girard innocent. Des douze
autres, quelques jans^nistes le condamnaient au
feu, comme sorcier; et trois ou quatre, plus rai-
sonnables, le condamnaient 4 mort, comme sc6ld-
rat. Douze 6tant centre douze, le president Lebret
allait d^partager la cour. II jugea pour Girard.
Acquitt6 de Taccusation de sorcellerie et de ce qui
eiit entrain^ la mprt, on le renvoya, comme prdtre
* Une anecdote grotesque symbolise, exprime^ merveille Fdtat
da Parlement. Le rapporteur lisait son travail, ses appreciations
da proces de sorcellerie, de la part que le diable pouvait avoir en
cette affaire. II se fait un grand bruit. Un homme noir tombe par
la chemin^e... Tous se sauvent, effray^s, moins le seul rapporteur,
qui, embarrass^ dans sa robe, ne pent bouger... L'homme s'excuse.
Cest tout bonnement un ramoneur qui s'est tromp6 de chemin^e
(Pappon, IV, 430.) — On peut dire qu*en effet une terreur, celle du
peuple, du d€mon populaire, €xa le Parlement, comme ce Joge
engage par sa robe.
et confesseur. pour le proves ec^l^siasti^ue, A Tof-
ficial de Toulon, k son intime ami, Larmedieu.
Le grand monde, les indiffdrents, furent satis*
faits. Et Ton a fait si peu d'attention k cet arrSt.
qu'aujourd'hui encore M. Fabre dit, M. M^ry r6-
pete, « que tous les deux furent aequittes. » Ohose
extrdmement inexacte. La Cadidre fat ti^t^e
comme calomniatrice, condamn^e k voir ses m6-
moires et defenses lacdr^s et hrtl6s par la main du
bourreau.
Et il y avait encore un terrible sdte^ntendu. La
Cadi^re 6tant marquee ainsi, fl^rie pour calom-
nie, les j ^suites devaient pousser, continuer sous
terre et suivre leurs succds aupr^ du cardinal
Fleury, appeler sur elle les punitions secrdtes et
arbitraires. La ville d'Aix le comprit ainsi. Elle
sentit que le Parlement ne la renvoyait pas, mais
la Hvrait plutfit. De Ik une terrible fureur contre le
president Lebret, tellement menace, qu'il demanda
qu'on fit venir le regiment de Flandre.
Qirard fuyait dans une chaise ferm^e. On le
ddcouvrit, et il et\t 6t6 tu6 s'il ne se ftit sauv6 dans
Fdglise des jdsuites, ou le coquin se mit k dire la
messe. II ^chappa et retourna a D61e, honors, glo-
rifi6dela Soci6t^. II y mourut en 17^, en odeur de
suinteti. Le courtisan Lebret mourut en 1735.
Le cardinal Fleury fit tout ce qui plut aux
j^suites. A Aix, k Toulon, k Marseille, il exila,
bannit, emprisonna. Toulon surtout dtait coupable
d*avoir portd Teffigie de Girard aux portes de ses
girardines et d'avoir promen^ le sacro-Saint tri-
come des j^suites.
LE PROG£s DE la CADlfiRE. 1730-1751. 377
La Cadi^re aurait dtl, aux termes de Tarrfit, pou-
voir y retourner, 6tre remise 4 sa mdre. Mais j'ose
dire qu'on* ne permit jamais qu'eile revlnt sur ce
brtllant th^dtre de sa ville natale, si hautement
ddclar^e pour elle. Qu'en fit-on? Jusqu'ici per-
sonne n'a pu le savoir.
Si le seul crime de s'toe int^ressfi k elle m^ritait
la prison, on ne pent douter qu'elle n*ait 4t6 bien-
t6t emprisonn^e elle-mSme; que lesjesuitesn'aient
eu ais6ment de Versailles une lettre de cachet pour
enfermer la pauvre fille, pour 6touffer, ensevelir
avec elle une affaire si triste pour eux. On aura
attendu sans doute que le public fdt distrait, pen-
s&t k autre chose. Puis la griffe Taura ressaisie,
plong^e, perdue dans quelque convent ignore,
6teinte dans un in pace.
EUe n'avait que vingt et un ans au moment de
Tarrdt, et elle avait toujours esp^rfi de vivre pen.
Que Dieu lui en ait fait la grdce * !
1 La persecution a continue, et par la publication alt^r^e des
documents, et Jusque dans les historiens d'aujourd'hui. Heme le
Prods (in-foliOy 1733), notre principale source, est suivi d'une
table habilement combin^e contre- la GaCi^re. A son article, on
trouve indiqud de suite et au complet (comme faits prouvds) tout
ce qui a 616 dit centre elle ; mais on n'indique pas sa retractation
de ce que le poison lui a fait dire. Au mot Girardt presque rien;
on vous renvoie, pour ses actes, h une foule d^articles qu'on n'aura
pas la patience de chercher. — Dans la reliure de certains exem-
plaires, on a eu soin de placer devant le Procis, pour servir de
contre-polson, des apologies de Girard, etc. — Voltaire est bien
leger sur cette affaire ; 11 se moque des uns et des autres, surtout
desjansdnistes. — Les historiens denos Jours, qui certainement
n*ont pas lu le Proces, MM. Gabasse, Fabre, Mdry, se croient mpar-
tiaux, et ils accablent la victime.
S2
EPILOGUE
Une femine de g^nie, dans un fort bel Slan de
coeur, croit voir les deux Esprits dont la Jutte fit
le moyen dge, qui se reconnaissent enfin, se rap-
prochent, se r^unissent. En se regardant de plus
prds, ils d^couvrent un peu tard qu'ils ont des
traits de parents. Que serait-ce si c'^taient des
freres, et si ce vieux combat n'^tait rien qu'un
malentendu? Le coeur parle et ils s'attendrissent.
Le fler proscrit, le doux pers^cuteur, oublient
tout, ils s'6lancent, se jettent dans les bras Tun de
I'autre {Consuelo).
Aimable id^e de femme. D'autres aussi ont eu le
mdme rdve. Hon suaye Montanelli en fit un beau
podme. Eh! qui n'accueillerait la charmante esp6-
rance de voir le combat d'ici-bas s'apaiser et fiiiir
dans ce touchant embrassement?
380 LA SORGI&RB.
Qu'en pense le sage Merlin? Au miroir de son
lac dont lui seul salt la profondeur, qu'a-t-il vu?
Que dit-il dans la colossale 6pop6e qu'il a donn^e
en 1860? Que Satan, s'il d^sarme, ne le fera qu'au
jour du Jugement. Alors, pacifies, c6te k c6te, tous
deux dormiront dans la mort commune.
II n*est pas difficile sans doute, en les faussant,
d'arriver k un compromis. L'^nervationdeslongues
luttes, en affaiblissant tout, permet certains m^
langes. On a vu au dernier chapitre deux ombres
pactiser de bon accord dans le mensonge ; Tombre
de Satan, Tombre de Jdsus, se rendant de petits
services, le Diable ami de Loyola, Tobsession
devote et la possession diabolique allant de £ront,
TEnfer attendri daa;is le Sacr^-Cceur.
Ce temps est doux, et Ton se halt bien moins.
On ne bait guSre que ses amis. J'ai vu des mStho*
distes admirer les j^suites. J'ai vu ceux que Tfiglise
dans tout le mojen Sge appelle les fils de Satan,
l^gistes ou m^decins, pactiser prudemment avec le
vieil esprit vaincu.
Mais laissons ces semblants. Ceux qui sdrieuse-
ment proposent h, Satan de s'arranger, de faire la
paix, ont-ils bien refl^chi?
L'obstacle n*est pas la rancune. Les morts sont
morts. Ces millions de victimes, Albigeois, Vau-
dois , Protestants , Maures , Jiiifs , Indiens de
TAm^rique, dorment en paix, L'universel martyr
du moyen &ge, la Sorciere ne dit rien. Sa cendre
est au vent.
^ Epilogue. 881
Mais sarez-vous ce qui proteste, ce qui solide-
ment s^pare les deux esprits , les empdche de se
rapprocher? C'est une r^alitd dnorme qui s est faite
depuis^ cinq cents ans. C'est Toeuvre gigantesque
que I'Eglise a maudite, le prodigieux Edifice des
sciences et des institutions modemes, qu*elle
excommunia pierre par pierre, mais que cnaque
anatheme grandit, augmenta d*un dtage. Nommez-
moi une science qui n'ait 6t6 r^volte.
II n'est qu'un seul moyen de concilier les deux
esprits et de m^ler les deux Eglises. C'est de d6-
molir la nouvelle, celle qui, des son principe , fut
d^clar^ coupable, condamn^e. Detruisons, si nous
le pouvons, toutes les sciences de la nature, I'Ob-
servatoire, le Museum et le Jardin des Planfes,
I'Ecole de MMecine, toute bibliotheque moderne.
BrtQons nos lois, nos codes. Revenons au Droit
canonique.
Ces nouveaut^s, toutes,. ont 6t6 Satan. Nul pro-
gf ds qui ne ftt son crime,
C'est ce coupable logicien qui, sans respect
pour le droit clerical, conserva et refit celui des
pbilosophes et des juristes, fond^ sur la croyance
impie du Libre arbitre.
C'est ce dangereux Me^icien qui, pendant qu'on
discute sur le sexe des anges et autres sublimes
questions, s'acharnait aux r^alit^s, cr^ait la chi-
mie, la physique, les math^matiques. Oui, les ma-
tiidmatiques. II fallut les reprendre; ce fut une
r^Yolte. Gar on 6tait brtU^ pour dire que trois font
trois.
La mddecine, surtout, c est le vrai satanisme,
32.
38» LA 80RClfilUE.
one r^Yolte contre la maladie, le fl^u m&Aii6 de
Dieu. Manifeste p^ch^ d'arrSter Tdme en chemin
vers le ciel, de la replonger dans la vie!
Comment expier tout cela? Comment supprimer,
faire crouler cet entassement de rdvoltes, qui
aujourd'hui fait toute la vie moderne? Pour re-
prendre le chemin des anges, Satan d^truira-t*il
cette oeuvre? Elle pose sur trois pierres ^temelles :
la Raison, le Droit, la Nature.
L'esprit nouveau est tellement vainqueur, qu'il
oublie ses combats, daigne k peine aujourd'hui se
souvenir de sa victoire.
II n'dtait pas inutile de lui rappeler la misdre de
ses premiers commencements, les formes humbles
et grossiSres, barbares, cruellement comiques,
qu'il eut sous la persecution, quand ime femme,
rinfortun^e Sorciere, lui donna son essor populaire
dans la science. Bien plus bardie que rb^r^tique,
le raisonneur demi chr^tien, le savant qui gardait
un pied dans le cercle sacr6, elle en 6chappa vive-
ment, et sur le libre sol, de rudes pierres sau*
vages tenta de se faire un autel.
Elle a pdri, devait p^rir. Comment? Surtout par
le progrds des sciences mSme qu'elle a commen-
c^es, par le m^decin, par le naturaliste, pour qui
elle avait travaill^.
La Sorcidre a p^ri pour toujours, mais non pas
la F^e. Elle reparattra sous cette forme qui est im-
mortelle.
La femme, aux derniers sidcles occupy d'affisures
tPUJOGQE. 383
dliommes, a perdu en revanclie son vrai r61e : ce-
lui de la medication, de la canaolatum, celui de la
F6e qui gu^rit.
C'est son vrai sacerdoce. Et il lui appartient,
quoi qu en ait dit TEglise.
Avec ses d^licats organes, son amour du plus
fin detail, un sens si tendre de la vie, elle est appe-
16e k en devenir la p^n^trante confidente en toute
science d'observation. Avec son coeur et sa pitiS,
sa divination de bont^, elle va delle-mdme a la
medication. Entre les malades et I'enfant il est
fort peu de difference. A tons les deux il faut la
femme.
Elle rentrera dans les sciences et y rapportera
la douceur et Thumanite, comme un sourire de la
nature.
L'Anti-Nature pftlit, et le jour n'est pas loin oil
son heureuse Eclipse fera pour le monde une au-
rore.
Les dieux passent, et non Dieu. Au contraire,
plus lis passent, et plus il apparatt. II est comme
un phare k Eclipse, mais qui k chaque fois revient
plus lumineuz.
C'est un grand signe de le voir en pleine discus-
sion, et dans les joumaux mSme. On commence k
sentir que toutes les questions tiennent k la ques-
tion fondamentale et souveraine (I'education, I'etat,
Tenfant, la femme). Tel est Dieu, tel le monde.
Cela dit que les temps sent mt!lrs.
584 LA SORGI^RK.
EUe est si pr^, cetteaube religieuse, qu'4chaqu«
instant je croyais la voir poindre dans le d&ert o^
j'ai fini ce livre.
Qu'il ^tait lumineux, dpre et beau mon desert !
J'avais mon nid posd sur un roc de la grande rade
de Toulon, dans une humble villa, entre les alo&s
et les cypres, les cactus, les roses sauvages. Le-
vant moi ce bassin immense de mer ^tincelante;
derridre, le chauve amphitb^&tre ou s'assoiraient
a raise les Etats g^n^raux du monde.
Ce lieu, tout afiricain, a des Eclairs d'acier, qui,
le jour, ^louissent. Mais aux matins d'hiver, en
ddcembre surtout, c'dtait plein d un mystere divin.
Je me levais juste 4 six heures, quand le coup de
canon de I'Arsenal donne le signal du travail. De
six a sept, j'avais un moment admirable. La scin-
tillation vive (oserai-je dire ac6r6e?) des dtoiles
faisait honte d la lune, et r^sistait k I'aube. Avant
qu'elle partlt, puis pendant le combat des deux
lumi^res, la transparence prodigieuse de Fair per-
mettait de voir et d'entendre k des distances in-
croyables. Je distinguais tout k deux lieues. Les
moindres accidents des montagnes lointaines, £ur-
bre, rocher, maison, pli de terrain, tout se r^v6-
lait dans la plus fine precision. J'avais des sens de
plus, je me trouvais un autre Stre, d^gag^, ail^,
affranchi. Moment limpide, austdre, si pur!... Je
me disais : « Mais quoi ! Est*ce que je serais homme
encore? »
Un bleu&tre inddfinissable (que I'aube T0s6e res-
pectait, n'osait teinter), un dther sacr^, un esprit,
faisait toute nature esprit.
Epilogue. 385
On sentait pourtant un progrds, de lents et de
doux changements. Une grande merveille allait
venir, 6clater et 6clipser tout. On la laissait venir,
on ne la pressait pas. La transfiguration prochaine,
les ravissements esp^r^s de la lumi^re, n'6taient
rien au charme profond d'etre encore dans la nuit
divine, d*dtre k demi cachd, sans se bien d^mdler
du prodigieux enchantement. . . Viens, Soleil! On
t'adore d'avance, mais tout en profitant de ce der-
nier moment de r6ve...
U ya poindre... Attendons dans Tespoir, le re-
cueillement.
NOTES ET fiGLAIRCISSEMENTS
Note PRBHifiRE. Classification giographique de la Sor-
eeUerie. — Mon t^n^breux sujet est comme la mer. Gelui
qui y plonge souvent, apprend k y voir. Le besoin cr^e
des sens. T^moin le singulier poisson dont parle
Forbes (perlica astrolabus), qui vivant au plus bas et
pr&s du fond, s'est cr^^ un oail admirable pour saisir,
concentrer les lueurs qui descendent jusque Ik. La sor-
cellerie, au premier regard, avait pour moi Tunitd de la
nuit. Peu k peu, je Tai vue multiple et tr6s diverse. En
France, de province k province, grandes sent d^jk les
difliirences. En Lorraine, pr6s de TAUemagne, elle
semble plus lourde et plus sombre ; elle n'aime que les
b^tes noires. Au pays basque, Satan est vif, espi^le,
prestidigitateur. Au centre de la France, il est bon com-
pagnon ; les oiseaux envol^s qu'il l&che, semblent Tai-
mable augure et le vobu de la liberty. — Sortons de la
France ; entre les peuples et les races diverses, les va-
ri^t^Sy les contrastes sent bien autrement forts.
Personne, que je sache, n'avaitbien vu cela.— Pour-
388 LA SORGlfiRB.
quoi? L'imaginatioQ, une vaine po^sie puerile, brouil-
lait, confondait tout. On s'ammait k ce sujet terrible
qui n'est que larmes et sang. Moi, je I'ai pris it ccbut.
J'ai laiss^ las mirages, les fum^es fantastiques, les va-
gues brouillards oil Ton se complaisait. Le vrai sens de
la vie vibre aux diversit^s vivantes , les rend sensibles
et les fait voir. II distingue, il caract^me. D6s que ce
ne sont plus des ombres et des contes, mais des dtres
humains, vivants, soufiTrants, ils difiibrent, ils se clas-
sent.
La science peu k peu creusera cela. En voici Tid^e
g^n^rale. ^cartons d'abord les extremes de F^quateur,
du p61e, les n6gres, les lapons. Chez eux, tout est
d^moB, rien n'est d^mon. -^ fioaFtisms les sauvaces de
FAm^piqoe, etc. L'Eitrepet settle* » eu lldfe nelt* du
Dibble, a chen^b^ et voalUv adw^ le mat afa^ola (on d»
moins ee qu'on croyait tel).
1^ En Allemagne, le Diable est fbrt. Les miDea et lea
for£ts Tui vont. Mais, en y regardatti, on le voit mtHi^
doming, par lea restes et les ecbosi de la nylho-
logie du Nord. Chea les tribus gothiques, par exemple,
en opposition i la douce Qolda« se crde la fiurouobe
Unhelda {L Grimm, &g4); le Diabte est femme; II a on
^Dorme cartage d'esprits, de gnomes, etc II est iBdas-
triel, travaaUe, est constructaur, ma^on^ m&allttt giate»
alcbimiste, etc.
S^ En Angleterre, le culte du Diabte est secondsufev
^tant mdl^ et domind par certains esprits da foyer*
certaiaes mau¥aises bfttes domestiques par qui la
(femme aigre et eol&?e &it des malices^ des vrageances
(Thomas Wright, I, 177). Chose emriease^ ebea ee
peiq^le otgodrdem est le jurement natioiial (anivi^sitele,
NOTES ET £CUmCISSEMENTS. S89
Prods de Jeanne d*Arc, et sans doute plus ancienne-
ment), on veut bien Stre damn^ de Dieu, mais sans se
vendre au Diable. L'&me anglaise se garde tant qu*elle
pent. II n'y a gufere de pacte exprfes, solennel. Point de
grand sabbat (Wright, I, 281). « La vermine des petits
esprits , » souvent en chiens ou chats , souvent invi-^
sibles et blottis dans les paquets de laine, dans certaine
bouteille que la femme connatt seule, attendent I'occa-
sion de mal faire. Leur maitresse les appelle de noms
baroques, tyffin, pyggin, calicot, etc. Elle les cfede,
les vend quelquefois. Ces etres Equivoques, quoi-
qu'on puisse en penser, lui sufBsent, retiennent sa
m^chancetE dans leur bassesse. Elle a peu affaire du
Diable, s'Elfeve moins k cet id^al.
Autre raison qui empSche le Diable de progresser en
Angleterre. C'est qu'on fait avec lui peu, trfes peu de
fa^on. On pend la sorcifere, on I'^trangle avant de la
brililer. Ainsi expEdi^e, elle n'a pas I'horrible pofeie
que le bficher, que I'exorcisme, que I'anathfeme des con-
ciles, lui donnent sur le continent. Le Diable n*a pas Ik
sa riche littErature de moines. II ne prend pas I'essor.
Pour grandir, il lui faut la culture ecclEsiastique.
3^ C'est en France, selon moi, et au xiv® sifecle seule-
ment, que s'est trouvEe la pure adoration du Diable.
M. Wright s'accorde avec moi pour le temps et le lieu.
Seulement, il dit : « En France et en Italic. » Je ne vois
pas pourtant chez les Italiens (Bartole, 1387; Spina,
1488; Grillandus, 1824, etc.), je ne vois pas le sabbat
dans sa forme la plus terrible, la messe noire, le d^fi
solennel k JEsus. J'en doute mdme pour FEspagne. Sur
la fronti&re, au pays basque, on adorait impartialement
JEsus le jour, Satan la nuit. II y avait plus de liberty
f
390 U SORCIl^RE.
folle que de baine et de fureur. Les pays de lumi&re,
TEspagne et lltalie , ont ^t^ vraisemblablement moins
loin dans les religions de t^n^bres, moins loin dans le
ddsespoir. Le peuple y vit de peu, est fait Ji la misfere.
La nature du midi aplanit bien des choses. L*imagina-
tion prime tout. En Espagne, le mirage singulier des
plaines salves, la sauvage po^sie du chevrier, da
bouc, etc. En Italie, tels d^lires byst^riques, par
exemple, des alUries, qui passent sous la porte ou par
la serrure pour boire le sang des petits enfants. Folie
et fantasmagorie, tout comme aux r^ves sombres du
Harz et de la Forfit Noire.
Tout est plus clair, ce semble, en France. L'b^r^sie
des sorci6res, comme on disait, semble s*y prodoire
normalement, aprfes les grandes persecutions , comme
b^r^sie supreme. Gbaque secte pers^cutde qui tombe k
Vital nocturne^ k la vie dangereuse de soci^td secrete,
gravite vers le culte du Diable, et peu k peu s'approche
du terrible id^al (quin'est atteint qu'en 1300). Ddjk
aprfes Tan 1000 (V. Guirard, Cartul. de Chartres)^ com-
mence centre les h^r^tiques d'Orl^ans I'accusation
qu'on renouvellera toujours sur Torgie de nuit et le
reste. Accusation mSl^e de faux, de vrai, mais qui pro-
duit de plus en plus son effet, en r^duisant lesproscrits,
les suspects, aux assemblies de nuit. Meme lea Purs
(Cathares ou Albigeois), apr6s leur borrible ruine du
xm^ si^cle, tombant au ddsespoir, passent en foule k la
sorcellerie, adorent I'Anti-Jesus. II en est ainsi des
Vaudois. Chretiens innocents au xii"" si&cle (comme le
reconnalt Walter Mapes) , ils finiront par devenir sor-
ciers, k ce point qu'au xy% vaudoiserie est synonyme de
sorcellerie.
NOTES BT ^CLAIHCISSEMENTS. 391
En France, la sorcifere ne me paralt pas etre, autant
qu'ailleurs, le fruit de Timagination, de Thyst^rie, etc.
line partie considerable, et la majority peut-etre, de
cette classe infortun^e est sortie de nos cruelles revo-
lutions religieuses.
L'histoire du culte diabolique et de la sorcellerie
tirera de nouvelles lumiferes de celle de Th^resie qui
I'engendrait. J'attends impatiemment le grand livre des
Albigeois qui va paraltre. M. Peyrat a retrouv6 ce
monde perdu dans un d^pdt sacr^, fid61e et bien gard^,
la tradition des families. D^couverte impr^vue! II est
retrouv^ I'm pace oil tout un peuple fut scelld, I'im-
mense souterrain dont un homme du xiu^ si^cle disait :
« lis ont fait tant de fosses, de caves, de cachets,
d'oubliettes qu'il n'y eut plus assez de pierres aux
Pyrenees. »
Note 2. Page xv de Flntroduction. Registres originaux
de V Inquisition. — J'avais Tespolr d'en trouver un k la
Bibliothfeque imp^riale. Le n<* 89o4 (lat.) est intitule en
effet Inquisitio. Mais ce n'est qu'une enquite faite par
ordre de saint Louis en 1261, lorsqu'il vit que Thorrible
regime ^tabli par sa m6re et le l^gat dans sa minority,
faisait du midi un desert. II le regrette et dit : « Licet
in regni nostri primordiis ad terrorem durius scriiyscri-
rnuSy etc. » Nul adoucissement pour les h^r^tiques,
mais seulement pour les veuves ou enfants de ceux qui
sont bien marts. ^ On n'a encore public que deux des
vrais registres de Tlnquisition (k la suite de Limburch).
Ce sont des registres de Toulouse, qui vont de 1307
It 1826. Magi en a extrait deux autres (Acad, de Tou-
Imse^ 1790, ia-4*», t. IV, p.l9). Lamothe-Langon a extrait
398 LA SORGlfiRB,
ceux de Carcassonne (Hist, de VInquis. en France^ t. Ill),
Llorente ceux de TEspagne.— Ces registres myst^rieux
^taient h Toulouse (et sans doute partout), enferm^s
dans des sacs pendus trfes haut aux rnurs, de plus
cousus des deux cot^s, de sorte qu'on ne pouvait rien
lire sans d^coudre tout. lis nous donnent un specimen
pr^cieux, instructif pour toutes les inquisitions de TEu-
rope. Car la procedure ^tait partout exactement la
mfime (V. Directorium Eymeridy 1388). — Ce qui frappe
dans ces registres, ce n'est pas seulement le grand
nombre des supplici^s, c'est celui des emmuriSy qu'on
mettait dans une petite lege de pierre (camerula)^ ou
dans une basse-fosse in pace, au pain et k Teau. G'est
aussi le nombre infini des crozats, qui portaient la croix
rouge devant et derrifere. C'^taient les mieuxtrait^s;
on les laissait provisoirement chez eux. Seulement, ils
devaient le dimanche, apr6s la messe, aller se faire
fouetter par leurs cur^s (R^glement de 1326, Archives
de Carcassonne, dans L. Langon, III, 191). — Le plus
cruel, pour les femmes surtout, c'est que le petit peuple,
les enfants, s'en moquaient. outrageusement. lis pou-
vaient, sans cause nouvelle, 6tre repris et emmurds.
Leurs fils et petits-flls ^taient suspects et iris facile-
ment emmuris.
Tout est h^rdsie au treizi6me si6cle ; tout est magie
au quatorzi^me. Le passage est facile. Dans la grossifere
th^orie du temps, Th^r^sie difffere peu de la possession
diabolique ; toute croyance mauvaise , comme tout p^-
ch6, est un d^mon qu'on chasse par la torture ou le
fouet. Car les demons sent fort sensibles {Michel PseU
lus). On present aux crozats, aux suspects d'h^r&ie de
fuir tout sortilege (D. Vaissette, Lan^j.). — Ce passage
NOTES ET fiCIAIRGISSEllCNTS. 393
de rh^r^sie h la magie est un progr6s dans la terreur,
od le juge doit trouver son compte. Aux proc6s d'h^rd*
sie (procfes d'hommes pour la plupart), il a des assis-
tants. Mais pour ceux de magie, de sorcellerie, presque
toujours proc6s de femmes, il a le droif d'etre seul, t6te
il tete avec I'accusde.
Notez que sous ce titre terrible de sorcellerie, on
comprend peu k peu toutes les petites superstitions,
vieille po^sie du foyer et des champs , le follet, le lutin, .
la f^e. Mais quelle femme sera innocente ? La plus devote
croyait k tout cela. En se couchant, avant sa pri6re h la
Vierge , elle laissait du lait pour son follet. La iillette,
la bonne femme donnait le soir aux f^es un petit feu de
joie, le jour k la sainte un bouquet.
Quoi! pour cela elle est sorcifere! La voilk devant
Thomme noir. II lui pose les questions (les mimes , tou-
jours les mSmeSy celles qu'on fit k toute soci^t^ secr6te,
aux albigeois, aux templiers, n'importe). Qu*elle y songe,
le bourreau est Ik ; tout pr^ts, sous la votite k cdt^,
I'estrapade, le chevalet, les brodequins k vis, les coins
de fer. Elle s'^vanouit de peur, ne sait plus ce qu*elle
dit : a Ce n'est pas moi... Je ne le ferai plus... C'est
ma mfere, ma sceur, ma cousine qui m'a forc^e, trai*
n^e... Que faire? Je la craignais, j'allals malgr^ moi ei
tremblante » (Trepidabat ; sororia sua Guilelma trah&
bat, et metu faciebat multa). (Reg. Tolos., 1307, p. 10,
ap. Limburch.)
Peu r^sistaient. En 1329 , une Jeanne pdrit pour avoir
refuse de d^noncer son pfere (Reg. de Carcassonne,
L. Langon, 3, 202). Mais avec ces rebelles, on essayait
d'autres moyens. Une m^re et ses trois flUes avaient
r^sist^ aux tortures. L'inquisiteur s'empare de la se-
35.
394 u sonaifiRE*
conde, lui fait I'amour, la rassure tellement <|a*eUe dit
tout, trahit sa m6re, ses soBurs (Limbureh» Lamotbd-
Langon). Et toutes k la fois sont brtkl^es!
Ge qui brisait plus que la torture mSme, c^^tait Thor-
reur de Yin pace., Les femmes se mouraient de peur
d'etre scell^es dans ce petit trou noir. A Paris, on put
voir le spectacle public d'uoe loge k chien dans la eour
des Filles repentiei, ot Ton tenait la dame d'Escofflao,
murde (sauf une fente par oii on lui jetait du pain), ^
Gouoh^e dans ses excrements. Parfois, on exploitait la
peur jusqu'k I'^pilepsie. Exemple : cette petite blonde*
faible enfant de quinze ans, que Micbaelis dit Iui-m6me
avoir forc^e de d^noncer, en la mettant dans un vieil
ossuaire pour coucher sur les os des morts.En Espagne,
le plussouvent Yin pace, loin d'etre un lieu de paix, avait
une porte par laquelle on venait tons les j.ours k beure
fixe travailler la viclime, pour le bien de son &me, en
la flagellant. Un moine condamn6 k Yin pace, prie et
supplie qu'on lui donne plutot la mort (Llorente).
Sur les auto-da-fe, voir dans Limburch ce qu*ea disent
les t^moins oculaires. Voir surtout Dellon, qui lui-mdme
porta le san-benito {InquisUion de Goa, 1688).
D^s le treizi6me, le quatorzi^me si^cle, la terreur
^tait si grande , qu'on voyait les personnes les plus haut
plac^es quitter tout, rang, fortune, d^s qu'elles ^taient
accus^es, et s'enfuir. C'est ce que fit la dame Alice Kyte-
ler, mhre du sdn^chal d'Irlande, poursuivie pour sor-
cellerie par un moine mendiant qu'on avait fait ^vdque
(1324). EUe dchappa. On brula sa confidente. Le s^n4*
chal fit amende honorable et resta d^grad^ (r. Wright,
Proceedings against dame Alice ^ etc., ia-4^, London,
1843).
NOTES ET fiCLAIRCISSEHENTS. 399
Tout oela s'organise de 1200 k 1300. G'est en 1233
que la mire de saint Louis fonde la grande prison des
Immuratz de Toulouse. Qu'arrive-t-il? on se donne au
Diable. La premiere mention du Facte diabolique est de
1222. (Cesar Heisterbach.) On ne reste pas h^r^tique,
ou demi-ohTiiien. On devient satanique, an^t-chr^tien.
La furieuse Ronde sabbatique apparait en 13S3 (Prods
de Toulouse, dans L. Langon, 3» 360), la veille de la
Jacquerie.
Note 3. — Les deux premiers chapitres, rdsum^s de
mes Gours sur le Moyen Sge, expliquent par Vitat gini-
vol de la SoMte pourquoi Thumanit^ d^sesp^ra, — et
les chapitres III, IV, V, expliquent par Vitat moral de
I'dme, pourquoi la femme sp^cialement ddsesp^ra et fut
amende k se donner au Diable, et k devenir la Sorciire.
C*est seulement en S53 que FEglise a pris I'atroee re-
solution de damner les esprits ou demons ( mots syno-
nymes en grec), sans retour, sans repentir possible. Elle
suivit en cela la violence africaine de saint Augustin,
centre Tavis plus doux des Grecs, d*0rig6ne et de Tanti-
quite (Haag, Hist, des dogmes, I, 80-83). — Dfes lors on
etudie, on fixe le temperament, la physiologic des £s«
prits. lis ont et ils n*ont pas de corps, s'^vanouissent en
fumde, mais aiment la chaleur, craignent les coups, etc.
Tout est parfaitement connu, convenu, en 1050 (Michel
Psellus, inergie des esprits ou dimons). Ge byzantin en
donne exactement la memo id^e que celle des l^gendes
occidentales. (V. les textes nombreux dans la Mythologie
de Grimm, les Fies de Maury, etc., etc.)— Ge n'est qu'au
quatorziime slide qu*on dit nettement que tous ces
esprits sont des diables. *- Le Trilby de Nodier, §t la
396 LA SORC:i£rE.
plupart des contes analogues, sont manqudSi parce
qu*ils ne vont pas jusqu'au moment tragique oil la petite
femme voit dans le lutin Tinfemal amant.
Dans les chapitres V-XII du premier livre , et d^s la
page 69, j*ai essay^ de retrouver comment la femme put
devenir Sombre. — Recherche delicate. — Nul de mes
pr^d^cesseurs ne s'en est enquis. lis ne s*informent
pas des degr^s successifs par lesquels on arrivait k cette
chose horrible. LeurSorci6re surgittout & coup, comme
du fond de la terre. Telle n*est pas la nature humaine*
Gette recherche m'imposait le travail le plus di£Bcile.
Les textes antiques sont rares, et ceux qu'on trouve
^pars dans les livres b&tards de 1500, 1600, sont diffl-
ciles & distinguer. Quand on a retrouv6 ces textes, com-
ment les dater, dire : « Geci est du douzi&me , ceci du
treizi6me, du quatorzi6me? » Je ne m*y serais point
hasard^, si je n'avais eu d^jk pour moi une longue fami-
liarity avec ces temps, mes Etudes obstin^es de Grimm,
Ducange, etc., et mes Origines du droit (1837). Rien ne
m'a plus servi. Dans ces formules , ces Usages si peu
variables, dans la Coutume qu*on dirait ^ternelle, on
prend pourtant le sens du temps. Autres si6cles, autres
formes. On apprend k les reconnaitre, h leur Oxer des
dates morales. On distingue k merveille la sombre gra-
vity antique du pddantesque bavardage des temps rela-
tivement r^cents. Si Tarch^ologue decide sur la forme
de telle ogive qu'un monument est de tel temps , avec
bien plus de certitude la psychologic historique peut
montrer que tel fail moral est de tel sifecle, et non d*un
autre, que telle id^e, telle passion, impossible aux
temps plus anciens, impossible aux &ges r^cents, fut
exactement de tel &ge. Critique moins sujette h Terreur.
NOTES ET £GLAIRGISSEMENT8. S97
£ar les archdologues se son! parfois tromp^s sur telle
ogive refaite habilement. Dans la chronologie des arts,
certaines formes peuvent bien se refaire. Mais dans la
vie morale, cela est impossible. La cruelle histoire du
pass^ que je raconte ici, ne reproduira pas ses dogmes
monstrueux, ses eff'royables reves. En bronze, en fer,
ils sont fix^s k leur place ^ternelle dans la fatality du
temps.
Maintenant voici mon p^ch^ oti m'attend la critique.
Dans cette longue analyse historique et morale de la
creation de la Sorcifere jusqu'en 1300 , plut6t que de
tratner dans les explications prolixes, j*ai pris souvent
un petit fil biographique et dramatique, la vie d*une
meme femme pendant trois cents ans. — Et cela (notez
bien) dans six ou sept chapitres seulement. — Dans
cette partie m6me, si courte, on sentira ais^ment com-
bien tout est historique et fondd. Par exemple, si j'ai
donn^ le mot TolMe comme le nom sacr^ de la capitale
des magiciens, j'avais pour moi non seulement Topinion
fort grave de M. Soldan, non seulement le long passage
de Lancre, mais des textes fort anciens. Gerbert, au
onzi^me si6cle , ^tudie la magie dans cette ville. Selon
G^sar d'Heisterbach, les ^tudiants de Bavifere et de
Souabe apprennent aussi la n^cromancie k ToUd^. G'est
un maltre de Tolide qui propage les crimes de sorcel*
lerie que poursuit Conrad de Marbourg.
Toutefois les superstitions sarrasines, venues d'Espa-
gne ou d'Orient (comme le dit Jacques de Vitry),
A'eurent qu'une influence secondaire, ainsi que le vieux
culteromain d'H^cateou Dianom. Le grand cri de fureur
qui est le vrai sens du Sabbat, nous r^vfele bien autre
chosQ. n y a Ik non seulement les soufinrances mat^-
388 LA S0RG1£rE.
rielles, l*accent des vieilles n^is^Tes, mais un abtme de
douleur. Le fond de la souffrance morale tfest trouv^
que vers saint Louis, Philippe le Bel, sp^cialement en
certaines classes qui, plus que Tancien serf, sentaient,
souffraient. Tels durent fitre surtout les hons paysans^
notables vilains, les serfs maires de villages, que j'ai vu
d^jk au douzifeme siMe, et qui, au quatorzi^me, sous
la fiscalitd nouvelle , responsables (comme les cuHales
antiques), sont doublement martyrs du roi et des barons,
dcras^s d*avanies, enfin Fenfer vivant. De 1& ces d^ses-
poirs qui pr^cipitent vers FEsprit des tr^sors caches, le
diable de Targent. Ajoutez la risee, I'outrage, qui plus
encore peut-etre font la Fiancee de Satan.
Un proems de Toulouse, qui donne en 1353 la pre*
mi6re mention de la Ronde du Sabbat, me mettait juste-
ment le doigt sur la date precise. Quoi de plus naturel?
La peste noire rase le globe et cc tue le tiers du monde. »
Le pape est d^grad^. Les seignqurs battus, prisonniers,
tirent leur rangon du serf et lui prennent jusqu'& la cbe-
mise. La grande ^pilepsie du temps commence, puis la
guerre servile, la Jacquerie... On est si furieux qa'on
danse.
Note 4, chapitres IX et X. — Satan mideein, Phil-
ires, etc, — En lisant les tr6s beaux ouvrages qu'on a
fait de nos jours sur Tbistoire des sciences , je suis
^onn^ d*une chose : on semble croire que tout a dt^
trouv6 par les docteurs , ces . demi scolastiques , qui k
chaque instant ^taient arret^s par leur robe , leors
dogmes, les d^plorables habitudes d'esprit que leur
donnait r£cole. Et celles qui marchaient libres de ces
chainesi les soreiires n*auraient rien troiiv^? Gela
NOTES ET £CUIRCISSEMENTS. S99
serait mvraisemblable. Paracelse dit le contraire. Dans
le peu qu'on sait de leurs recettes, il y a un boa sens sin-
gulier. Aujourd'hui encore, les solan^es, tant employees
par elles, sont consid^r^es comme le remfede special
de la grande maladie qui mena{;a le monde au quator-
ziime sifecle. J'ai M surpris de voir dans M. Coste
{Hist, du D4veL des eorps^ t. 11, p. 5S), que Fopinion de
U. Paul Dubois^ sur les effets de Teau glac^e k un cer-
tain moment ^tait exactem^nt conforme k la pratique
des sorci&res au sabbat. Voyez, au contraire, les sottes
recettes des grands doeteurs de ces temps-Ik, les effets
merveUleux de Furine de mule, etc. (Agrippa, De oo-
eulta pKilosophia, t. II, p* 24, ^d. Lugduni^ in-S^). .
Quant k leur m^decine d^amour, leurs philtres, etc.,
on n'a pas remarque combien les pactes entre amants
ressemblaient aux pactes entre amis et fr^res d'armes.
Les seconds dans Grimm (Rechts Alterthumer) et dans
mes Origines; les premiers dans Galcagnini, Sprenger,
Grillandus et tant d'autres auteurs, ont tout h fait le
mdme caractfere. G'est toujours ou la nature attests et
prise k t^moin , ou I'emploi plus ou moins impie des
sacrements, des choses de r£glise, ou le banquet com*
mun, tel breuvage, tel pain ou g&teau qu'on partage.
Ajoutez certaines communions, par le sang, par telle
ou telle ^cr^tion.
Mais, quelque intimes et personnelles qu*elles puis*
sent paraitre, la souveraipe communion d*amour est
toujours une confarreatiq, le partage d'un pain qui a
pris la vertu magique. 11 devient tel, tant6t par la messe
qu*on dit dessus (Grillandus, 316), tant6t par le contact,
les Emanations de Tobjet aim6. Au soir d'une noce,
pour Eveiller ramour, on sert lep&ti de Vipawi^ (Thiers,
7
/
400 LA S0RGI£RE.
Superstitions, FV, 848) , et pour le r^veiller chez celui
que Ton a nouS, elle lui fait manger certaine jnI^ qu'elle
a pr^par^e, etc.
Note 8. Rapports de Satan avec la Jacquerie. — Le
beau symbole des oiseaux envol^s, d^livrds par Satan,
suffirait pour faire deviner que nos paysans de France
y Yoyaient un esprit sauveur, lib^rateur. Mais tout cela
fut 6touff^ de bonne heure dans des ilots de sang. Sur
le Rhin, la chose est plus claire. Lh, les princes ^tant
^v6ques, ha'is k double titre, virent dans Satan un ad-
versaire personnel. Malgrd leur repugnance pour subir
le joug de Tinquisitiou romaine, ils Taccept^rent dans
rimminent danger de la grande Eruption de sorcellerie
qui ^clata h la fin du xv® si6cle. Au xvi% le mouvement
change de formes, et devient la Guerre des paysans. —
Une belle tradition centre par Walter Scott, nous montre .
qu*en £cosse la magie fut Fauxiliaire des resistances
nationales. Une armde enchantee attend dans de vastes
cavernes que sonne Theure du combat. Un de ces gens
de basses terres qui font commerce de chevaux, h
vendu un cheval noir k un yieillard des montagnes.
« Je te payerai, dit-il, mais k minuit sur le Lucken
Have » (unpic de la chaine d'Eildon).'Il le paye, en effet,
en monnaies fort anciennes ; puis lui dit : « Yiens voir
ma demeure. » Grand est retonnement du marchand
quand il apergoit dans une profondeur infmie des files
de chevaux immobiles, prfes de chacun un guerrier im*
mobile ^galement. Le vieillard lui dit k voix basse :
a Tous ils s'^veilleront k la bataille de Sheriffinoor. »
Dans la caverne etaient suspendus une ^p^e et un cor.
« Avec ce cor, dit le vieillard, tu peux rompre tout Ten-
NOTES ET.£CUIRCISSEMENTS. 401
chantement. » L'autre, trouble et hors de lul , saisit le
cor, ea tire des sons... A Tinstant, les chevaux hen-
nissent, tr^pignent, secouent le harnais. Les guerriers
se Ifevent ; tout retentit d'un bruit de fer, d'armures. Le
marchand se meurt de peur, et le cor lui tombe des
mains... Tout disparalt... Une voix terrible, comme
celle d'un gdant, delate, criant : « Malheur au l&che,
qui ne tire pas F^p^e, avant de donner du cor. » —
Grand avis national, et de profonde experience, fort
bon pour ces tribus sauvages qui faisaient toujours
grand bruit avant d'etre pretes k agir, avertissaient
Tennemi. — L'indigne marchand fut port^ par une
trombe hors de la caverne, et quoi qu'il ait pu faire
depuis, il n'en a jamais retrouv^ Tentrde.
Note 6. Du dernier acte du sabbat. — Lorsqu'on
reviendra tout k fait de ce prodigieux r6ve de presque
deux mille ans, et qu'on jugera froidement la society
chr^tienne du moyen dge, on y remarquera une chose
^norme, unique dans Fhistoire du monde : c'est que
1* Vadulthre y est il Vital dHnstitution^ r^gulifere, recon-
nue, estim^e, chant^e, c^l^br^e dans tons Ips monu-
ments de la littdrature noble et bourgeoise, tous les
po^mes, tous les fabliaux, et que, 2^ d'autre part Tin-
eeste est F^tat g^n^ral des serfs, ^tat parfaitement ma-
nifesto dans le sabbat, qui est leur unique liberty, leur
vraie vie, oil ils so montrent ce qu'ils sont.
J*ai doutO que Tinceste fftt solennel , 6X^16 publjque-
ment, comme le dit Lancre. Mais je ne doute pas de la
chose m6me.
Inceste Oconomique surtout, rOsultat de I'Otat mise-
rable od Ton tenait les serfs. — Les femmes travaillant
5i
V
402 LA SORCltoB.
moinSy dtai^nt consid^nSes commedes bouches inutiles.
Uae suffisait k la famille. La naissance d'une fllle ^iait
pleurae comme un malbeur (F. mes Onginesi). On ne la
soigoait gu^re. II devait en survivre peu« L*atnd des
frferes se mariait seul, et couvrait ce communisme d'un
masque Chretien. Entre eux, parfaite entente et conju-
ration de st^rilit^. Yoilk le fond de ce triste mystfere^
attests par tant de t^moins qui ne le comprenneni pas.
L'un des plus graves, pour moi, c'est Boguet, sMeux,
probe, consciencieux , qui» dans son pays ^cart^ du
Jura, dans sa montagne de Saint-Glaude, a dfli trouver
les usages antiques mieux conserves, suivis lidfelement
avec la tdnacit^ routini^re du paysan. Lui aussi, il
aflQrme les deux grandes choses : l"* Tinceste, meme
celui de la m6re et du fils ; %"" le plaisir stdrile et dou-
loureux, la f^conditd impossible.
Gela effraye, que des peuples entiers de femmes se
soumissent k ce sacrilege. Je dis : des peuples. Ges
sabbats ^taient d'immenses assembles (12,000 ftmes
dans un petit canton basque, F. Lancre; 6,000 pour une
bicoque, La Mirandole, V. Spina).
Grande et terrible r^y^lation du peu d'influence mo-
rale qu'avait r£glise. On a cru qu^avec son latin , sa
m^taphysique byzantine, k peine comprise d*eUe-meme,
elle christianisait le peuple. Et, dans le seul moment
oil il soit libre, oh il puisse montrer ce qu'il est, il ap-
paralt plus que paien. L*int^rSt, le calcul, la concen-
tration de famille, y font plus que tous ces vains ensei-
gnements. L*inceste du p&re et de la fille eiit peu fait
pour cela, et Ton en parle moins. Gelui dela m6re et
du fils est sp^cialement recommand^ par Satan. Pour-
quoi ? Parce. que, dans ces races sauvages, le jeone tra-
NOTES ET £GUIRCISSEHENTS. 405
vailleur, au premier ^veil des i^ens, eAt 6ohapp^ k la
fooiille, etii 6i6 perdu pour elle, au moment oii il lui
devenait pr^cieux. On croyait Ty tenir, Ty fixer, au
moins pour longlemps , par ce lien si fort : « Que sa
mfere se damnait pour lui. »
Mais comment consentait-elle k cela? Jugeons-en par
les cas rares heureusement qui se voient aujourd'hui.
Cela ne se trouve gufere que dans Textr^me misfere.
Chose dure k dire : Yexcks du malheur deprave. Vkme
brisde se defend peu, est faible et molle. Les pauvres
sauvages dans leur vie si d^nu^e, gitent extr^mement
leurs enfants. Chez la veuve indigente, la femme abaa-^
donn^e, Tenfant est maitre de tout, et elle n'a pas la
force, quand il gr audit, de s'opposer k lui.
Combien plus dans le moyen dge! La femme y est
^cras^e de trois cdt^s. L'£glise la tient au plus bas
(elle est £!ve et le p^ch^ mSme). A la maison, elle est
battue; au sabbat, immol^e; on sait comment. Au
fond, elle n'est ni de Satan, ni de J^tis. Elle n'est
rien, n*a rien. Elle mourrait sans son enfant. Mais ii
faut prendrie garde de faire une creature si malheu-
reBse; car, sous cette grdle de douleurs, ce qui n'est
pas douleur, ce qui est douceur et tendresse, pent
en revanche tourner en fr^n^sie. Voilk Thorreur du
moyen fige. Avee son air tout spirituel, il soulfeve des
bas-fonds des choses incroyables qui y seraient res-
tdes : il va draguant, creusant les fangeux souterrains
de r^me.
Du reste, la pauvre creature gtoufTerait tout cela.
Bien differente de la haute dame, elle ne pent p^cher
que par ob^issance. Son mari le veut, et Satan le veut.
Elle a peur, elle en pleure ; on ne la consulte gu^re.
404 lA S0RCI6RE.
Mais, si peu libre qu'elle soit, I'effet n'en est pas moins
terrible pour la perversion des sens et de I'esprit. (Test
I'enfer ici-bas. Elle reste effar^e, demi folle de remords
et de passion. Le fils, si Ton a r^ussi, voit dans son p^re
un ennemi. Un souffle parricide plane sur cette maison.
On est 6pouvant6 de ce que pouvait 6tre une telle
soci^t^, oil la famiile,. tenement impure et d^chirde,
marchait morne et muette, avec un lourd masque
de plomb, sous la verge d'une autorit^ imbdcile qai
se croyait maitresse. Quel troupeau! Quelles brebis!
Quels pasteurs idiots!... lis avaient sous les yeux un
monstre de malheur, de douleur, de p^ch6. Spectacle
inoui avant et apr6s. Mais ils regardaient dans leurs
livres, apprenaient, r^p^taient des mots. Des mots ! des
mots! c*est toute leur histoire. lis furent au total une
langue. Verbe et verbalit^, c'est tout. Un nom leur res-
tera : Parole.
Note 7. Littirature de sorcellerie. — C'est vers 1400
qu'elle commence. Ses livres sont de deux classes et de
deux ^poques : !<> ceux des moines inquisiteurs du
xv« sifecle ; 2*> ceux des juges la'iques du temps d'Henri IV
et de Louis XIII.
La grosse compilation de Lyon qu'on a faite et d^di^e
k Finquisiteur Nitard, reproduit une foule de ces trait^s
de moines. Je les ai compares entre eux, et parfois aux
anciennes Editions. Au fond, il y a tr6s peu de chose,
lis se rdp&tent fastidieusement. Le premier en date
(d'environ 1440) est le pire des sots, un bel esprit alle-
mand, le dominicain Nider. Dans son Formicarius^ cha-
que chapitre commence par poser une ressemblance
entre les fourmis et les h^r^tiques ou sorciers, les p^
NOTES £T £gLAIRGISSEMENTS. 405
ch^s capitaux, etc. Gela touche h Tidiotisme. II explique
parfaitement qu'on devait brfller Jeanne d'Arc. — Ce
livre parutsi joli que la plupart le copi6rent; Sprenger
surtout, le grand Sprenger, dont j'ai fait valoir les nit-
rites. Mais qui pourrait tout dire? Quelle f^condit^
d'&neries ! « Fe-mina vient de fe et de minus. La femme
a moins de foi que Thomme. » Et h deux pas de Ih :
« EUe est en eflfet l^gfere et cr^dule ; elle incline tou-
jours h croire. » — Salomon eut raison de dire : « La
femme belle et folle est un anneau d'or au grouin d'un
pore. Sa langue est douce comme Thuile, mais par en
bas ce n'est qu*absinthe. » Au reste, comment s'^tonner
de tout cela? N'a-t-elle pas 6i6 faite d'une c6te recour-
bte, c'estkdire «d'une cote qui esttortue, dirig^e
centre Thomme? »
Le Marteau de Sprenger est Touvrage capital, le type,
que suivent g^n^ralement les autres manuels, les Mar-
teaux, FouetSj Fustigations ^ que donnent ensuite les
Spina, les Jacquier, les Castro, les Grillandus, etc.
Celui-ci, Florentin, inquisiteur h Arezzo (1820), a des
cboses curieuses, sur les philtres, quelques histoires
int^ressantes. On y voit parfaitement qu'il y avait, outre
le Sabbat r^el, un Sabbat imaginaire oh beaucoup de
personnes eifray^es croyaient assister, surtout des
femmes somnambules qui se levaient. la nuit, couraient
les champs. Un jeune homme traversant la campagne h
la premiere lueur de Taube, et suivant un ruisseau,
s*entend appeler d'une voix tr6s dquce, mais craintive
et tremblante. Et il voit Ik un objet de piti^, une
blanche figure de femme k peu prfes nue, sauf un petit
calecon. Honteuse, frissonnante, elle ^tait blottie dans
les ronces. II reconnatt une voisine ; elle le prie de la
34.
406 U SORO^RS.
tirer de ]k. <c Qu'y foisiez-vous? y> a Je cbercbais mon
&ae. » — II n'en eroit rien, et alors elle fond en larmes«
La pauvre temme, qui bien probablement dans son som-
nambulisme sortait jjulit de son mari^ se met k s'accu-
ser. Le diable Ta men^e au Sabbat ; en la ramenant, il
a entendu une clocbe et Ta laiss^ tomber. Elle t&cha
d'assurer sa discretion en lui donnant un bonnet, des
bottes et trois fromages. Malheureusement le sot ne
put tenir sa langue ; il se vanta de ce qu'il avait vu«
Elle fut saisie. Grillandus, alors absent, ne put faire
son proems, mais elle n*en fut pas moins bruise, n en
parle avec complaisance et dit (le sensuel boucber) :
a Elle etait belle et assez grasse » (pulchra et satis
pinguis).
De moine en moine, la boule de neige va tou jours
grossissant. Vers 1600, les compilateurs ^tant eux-
mSmes compilds^ augment^s par les derniers venus, on
arrive h un livre ^norme, les Disquisitiones magicx^ de
Tespagnol Del Rio. Dans son Auto-do-fi de Logrdno
(r^imprim^ par Lancre), il donne un Sabbat d^tailld,
curieux, mais Tun des plus fous qu*on puisse lire. Aa
banquet pour premier service, on mange des enfants
en hachis. Au second, de la chair d*un sorcier d^terrd.
Satan, qui sait son monde, reconduit les convives,
tenant en guise de flambeau le bras d'un enfant mort
sans bapt^me, etc.
Est-ce assez de sottises? Non. Le prix et la couronne
appartient au dominicain Michaelis (affaire Gauffridi,
1610). Son Sabbat est certainement de tous le plus in-
vraisemblable. D*abord on se rassemble « au son du
cor. » (Un bon moyen d^se faire prendre.) Le sabbat a
lieu « tous les jours. » Ghaque jour a son crime special,
NOTES ET iCUIRGISSEHENTSr 40f
et aussi chaque classe de la hi^rarchie. Geux de la der^
ni&re classe » novices et pauvres diables, se font la
main pour commencer, en tuant des petits enfants. Geux
de la haute classe, les gentilshommes magiciens, ont
pour fonction de blasph^mer^ d^fier et injurier Dieu.
lis ne prennent pas la fatigue des mal^iices et ensor-
cellements; ils les font par leurs valets et femmes de
chambre, qui forment la classe interm^diaire entre les
sorciers comme il faut et les sorciers manants, etc.
Dans d'autres descriptions du meme temps, Satan
observe les us des Universit^s et fait subir aux aspi-
rants des examens s^v6res» s'assure de leur capacity,
les inscrit sur ses registres, donne dipldme et patente.
Parfois il exige une longue initiation pr^alable, un novi-
ciat quasi monastique. Ou bien encore, conform^ment
aux regies du compagnonnage et des corporations de
metiers , il impose Tapprentissage, la presentation du
chef'd^(£uvre.
Note 8. Decadence, etc. — Une chose bien digne d'at-
tention, c*est que r£glise, Tennemie de Satan, loin de
le vaincre, fait deux fois sa victoire. Aprfes Textermina-
tion des Albigeois an xiu^ sifecle, OrUelle ttiompMf Au
contraire. Satan rfegne au xiv«. — Apr6s la Saint-Bar-
th^lemy et pendant les massacres de la Guerre de
Trente ans, r£glise triomphe-t-elle? Au contraire. Satan
rfegne sous Louis XIII.
Tout Tobjet de mon livre ^tait de donner, non une
histoire de la sorcellerie, mais une formule simple et
forte de la vie de la sorci^re, que mes savants devan-
ciers obscurcissent par la science mdme et Texc^s
des details. Ua force est de partir, nan du diable, d'ime
408 LA S0RG1£RE.
creuse entiti, mats d'une rialiU vivante, la Sorcifere,
r^alit^ chaude et fdconde. L'figlise n'avait que les
demons. EUe n'arrivait pas k Satan. C'est le rfeve de la
Sorcifere.
J'ai essay^ de r^sumer sa biographie de mille ans, ses
ft'ges successifs , sa chronologie. Tai dit : !• comment
elle se fait par I'excfes des misferes ; comment la simple
femme, servie par TEsprit familier, transforme cet
Esprit dans le progrfes du d^sespoir, est obs^d^e» pos^
s^d^e, endiabl^e, Tenfante incessamment , se Tincor-
pore, enfin est une avec Satan. J'ai dit : 2® comment la
sorciire rfegne, mais se ddfait, se d^truit elle-mfime. La
sorcifere furieuse d'orgueil, de haine, devient, dans le
succfes, la sorcifere fangeuse et maligne, qui gu^rit,
mais saiit, de plus en plus industrielle, factotum empi-
rique, agent d'amour, d'avortement ; 3*» elle disparalt
de la scfene, mais subsiste dans les campagnes. Ge qui
reste en lumi6re par des proc6s c^l6bres, ce n'est plus
la sorcifere, mais YensorceUe (Aix, Loudun, Louviers,
affaire de la Gadi6re, etc. ).
Cette chronologie n'etait pas encore bien arrfit^epour
moi , quand j*essayai , dans mon Histoire, de restituer
le sabbat, en ses actes. Je me trompai sur le cinqui6me.
La vraie sorcifere originaire est un 6tre isoW, une rell-
gieuse du diable, qui n*a ni amour, ni famille. MSme
celles de la decadence n'aiment pas les hommes. EUes
subissent le libertinage sterile, et en portent la trace
(Lancre), mais elles tfont de gotits personnels que ceux
des religieuses et des prisonniferes. Elles attirent des
femmes faibles, cr^dules, qui se laissent mener k leurs
petits repas secrets (Wyer, ch. 27). Les maris de ces
femmes en sont jaloux, troublent ce beau mystferct
NOTES ET £CLAIRGISSEMENTS. 409
battent les sorciferes et leurinfligent la punition qu'elles
craignent le plus, qui est de devenir enceintes. — La
sorcifere ne congoit gufere que malgr6 elle, de I'outrage
et de la ris^e. Mais si elle a un fils, c*est un point
essentiel, dit-on, de la religion satanique qu'il devienna
son marl. De Ik (dans les derniers temps) de hideuses
families et des generations de petits sorciers et sor-
ci^res, tous malins et mediants, sujets k battre ou
denoucer leur mfere. 11 y a dans Boguet une scfene
horrible de ce genre.
Ge qui est moins connu , mais bien infkme , e'est que
les grands qui employaient ces races perverses pour
leurs crimes personnels, les tenant toujours d^pendan-
tes, par la peur d'etre livr^es aux pretres, en tiraient de
gros revenus (Sprenger^ p. 174, ^d, de Lyon).
Pour la decadence de la sorcellerie el les derni^res
persecutions dont elle fut Tobjet, je renvoie k deux
livres excellents qu'on devrait traduire, ceux de MM.
Soldan et Wright. — Pour ses rapports avec le magnd-
tisme, lespiritisme, les tables tournantes, etc., on trou-
vera de riches details dans la curieuse Histoire du mer-
veilleuxy par M. Figuier.
Note 9. — Tai parie deux fois de Toulon. Jamais
assez. II m*a porte bonheur. Ce fut beaucoup pour moi
d'achever cette sombre histoire dans le pays de la
lumi^re. Nos travaux se ressentent de la contree oil ils
furent accomplis. La nature travaille avec nous. C'est un
devoir de rendre grkce k ce mysterieux compagnon, de
remercier le Genius loci.
Au pied du fort Lamalgue qui domine invisible, j'oc-
cupais sur une p.ente assez kpre de lande et de roc une
410 LA SORCI&RE.
petite maison fort recueillie. Gelui qui se b&tit cet ermi-
tage, un m^decin, y a 6crit un livre original, VAgonie et
la Mort. Lui-meme y est mort r^cemment. Tete ardente
et coeur volcanique, il venait chaque jour de Toulon
verser Ik ses troubles pens^es. Elles y sont fortement
marquees. Dans Fenclos, assez grand, devignes et d'oli-
viers, pour se*fermer, s*isoler doublement, il a inscrit
un jardin fort ^troit, serr^ de murs, k TAfricaine, avec
un tout petit bassin. II reste Ik present par les plantes
dtrang^res qu'il aimait, les marbres blancs charges de
caract6res arabes qu'il sauva des tombeaux d^molis k
Alger. Ses cyprfes de trente ans sont devenus grants, ses
alo^s, ses cactus ^normes et redoutables. Le tout fort
solitaire, point mou, mais trfes charmant,En hiver, par-
tout r^glantier en fleur, partout le thym et les parfoms
amers.
Gette rade, on le sait, est la merveille du monde. n
y en a de plus grandes encore, mais aucune si belle,
aucune si fi^rement dessin^e. Elle s*ouvre k la mer par
une bouche de deux lieues, la resserrant par deux pres-
qu'Iles recourb^es en pattes de crabe Tout Tint^rieur
vari6, accident^ de caps, de pics rocheux, de promon-
toires aigus, landes, vignes, bouquets de pins. Un
cbarme, une noblesse, une s^vdrit^ singuli6res.
Je ne d^couvrais pas le fond m6me de la rade, mais
ses deux bras immenses : k droite, Tamaris (d^sormais
immortel) ; h gauche, Thorizon fantastique de Gien, des
lies dCor, oil le grand Rabelais aurait voulu mourir.
Derrifere, sous le haut cirque des monts chauves, la
gaiety et T^clat du port, de ses eauxbleues, de ses vais-
seaux qui vont, yiennent, ce mouvement ^ternel, ikit
un piquant contraste. Les pavilions fiottants, les bande-
NOTES ET £CUmCISS%MENTS. 41 1
rolles, tes rapines chaloupes, qui emm&nent, ramdnent
les ofiiciers, les amiraux, tout anime, int^resse. Ghaque
jour, h midi, allant h la ville, je montais de la mer au
plus haut de mon fort, d*oii rimmense panorama se.
ddveloppe, les montagnes depuis Hyferes, la mer, la
rade et, au milieu la ville qui de Ik est charmante. Quel-
qu'un qui vit cela la premiere fois, disait : « La jolie
femme que Toulon ! »
Quel aimable accueil j'y trouvai ! Quels amis empres-
ses! Les etablissements publics, lestrois bibliothfeques,
les cours qu*on fait sur les scienees, offrent des res-
sources nombreuses que ne soupconne point le voya-
geur rapide, le passant qui vient s'embarquer. Pour
moi, etabli pour longtemps, et devenu vrai Toulonnais,
ce qui m'dtait d'un int^r^t constant c'^tait de comparer
Tancien et le nouveau Toulon: Heureux progr6s des
temps que nulle part je n'ai senti mieux. La triste
affaire de la Cadi^re dont le savant bibliotb^caire de la
ville me communiquales monuments, mettait pour moi
ce contraste en vive saillie.
Un b&timenl surtout, cbaque jour, arrStait mes re-
gards, I'Hopital de la marine^ ancien s^minaire des
j^suites, fond^ par Colbert pour les auminiers de vais-
seaux, et qui, dans la decadence de la marine, occupa
de f^^n si odieuse Fattention publique.
On a bien fait de conserver un monument si instruc-
tif sur Topposition des deux dges. Ce temps-Ik, d'ennui
et de vide, d'immonde hypocrisie. Ce temps-ci, lumi-
neux de v^riti, ardent de travail, de recherche, de
science, et de science ici toute charitable, tourn^e toute
entidre vers le soulagement, la consolation de la vie
humaine !
412 LA SORGlfiRE.
Entrons-y maintenant : nous trouverons que la ma^
son est quelque peu chang^e. Si les adversaires du prd-
t^mi disent que sesprogrfes sont du Diable, ils avoueront
qu'apparemment le Diable a changd de moyens.
Son grimoire aujourd*hui est, au premier dtage, una
belle et respectable biblioth^que m^dicale, que ces jeu-
nes chirurgiens, de leur argent et aux d^pens de leurs
plaisirs, augmentent incessamment. Moins de bals et
moins de mattresses. Plus de science, de fraternity.
Destructeur autrefois, cr^ateur aujourd'hui, au labo-
ratoire de chimie, le Diable travaille et prepare ce qui
doit relever demain, gu^rir le pauvre matelot. Si le fer
devient n^cessaire, I'insensibilit^ que cherchaient les
Sorci^res, et dont leurs narcotiques furent le premier
essai, est donn^ par la diablerie que Jackson a trouv^e
(1847).
Ces temps rfivferent, voulurent, Celui-ci realise. Son
d^mon est un Prom^th^e. Au grand arsenal satanique*
je veux dire au riche cabinet de physique qu'ofifre cet
hopital, je trouve effectu^s les songes , les voeux du
moyen &ge, ses d^lires les plus chim^riques. — Pour
traverser Tespace, il dit : « Je veux la force... » Et void
la vapeur, qui tantdt est une aile, et tantdt le bras des
Titans. — « Je veux la foudre... » On la met dans ta
main, et docile, maniable. On la met en bouteille; on
Taugmente, on la diminue ; on lui soutire des ^tincelles;
on Fappelle, on la renvoie. — On ne chevauche plus, il
est vrai, par les airs, au moyen d'un balai; le ddmon
Montgolfier a cr^^ le ballon. — Enfin, le voeu sublime,
le souverain d^sir de communiquer k distance, d*unir
d'un pdle k Tautre, les pens^es et les coeurs, ce miracle
se fait. Et plus encore, Tunit^ de la terre par un grand
NOTES ET 6GLAIRCISSEMENTS. 413
riseau ^lectrique. L'humanit^ entifere a, pour la pre-
miere fois, de minute en minute, la conscience d'elle-
mdme, une communion d*^me!... divine magie!... Si
Satan fait cela, il faut lui rendre hommage, dire qu'il
pourrait bien 6tre un des aspects de Dieu.
FIN
S5
SOURCES PRINCIPALES
Orsesse, Bibliotheca Magice, Lipsise, 1843.
Magie antique (textes r^unis par Soldan, A. Maury, etc.).
CalcagDini, MisceU., Magia amatoria antiqua, 1544.
J. Grimm, Mythologie allemande.
Acta Sanctorum, - Acta SS. Ordinis S. Benedicti,
Michel Psellus, tnergie des d&mons (1050).
C^sar d'fleislerbach, Illustria miracula (1220).
Registres de V Inquisition (1307-1326), dans Limburch, et les
extraits de Magi, Llorenle, Lamothe-Langon, etc.
Directorium Eymerici, 1358.
Llorente, Inquisition d'Espagne,
Lamothe-Langon, Inquisition de France,
Manuels des moines inquisi tears du quinzi^me et du seizieme
8i^cle : Nider, Formicarius; Sprenger, Malleus; G. Bernardus, Lu-
cerna; Spina, Grillandus, etc.
H. Corn. AgrippsD Opera, in-8, 2 vol. Lugdunl.
Paracelsi Opera.
Wyer, De Prestigiis doBmonvMf 1869.
Bodin, D4monomanie, 1580.
Bemigius, Demonolatria, 1596.
Del Rio, Disquisitiones magicce, 1599.
Boguet, Discours des sorciers, 1605, Lyon.
Leloyer, Histoire des spectres, 1605, Paris.
Lancre, Inconslance, 1612. Incr4duliti, 1622.
Micha^lis, Histoire d'une p^nilenle, etc., 1613.
Tranquille, Relation de Loudun, 1634.
416 SOURCES PRINCIPALES.
Histoire des dtables de Loudun (par Aubin), 1716.
Histoire de Madeleine Bavent, de Louviers, 1652.
Examen de Louviers. Apologie de I'eaamui (par Yvelin], 1643.
Proces du P. Girard et de la Cadiere. Aix, in-folio, 1833.
Pieces relatives a ce proces, 5 vol. in-12. Aix, 1833.
Factum, chansons^ relatifs, etc. Ms. de la Bibl. de Toulon.
Eug. Salverte, Sciences occulteSf avec introduction de Littr^.
A. Maury, Les F^es, 1843. Magie, 1860.
Soldan, Histoire des proces de sorceUeriCy 1 843.
Th. Wright, Narratives of Sorcery, 1831.
L. Figuier, Histoire du merveiUeux, 4 vol.
Ferdinand Denis, Sciences occultes, Monde enchants,
Histoire des sciences au moyen dge, par Sprenger, Pouchet, Cuvier,
Hoefer, etc.
TABLE
Avis de la seconde edition . v
Introduction. vii
Pour un Sorcier, dix mille Sorci^res 76.
La Sorci^re fut I'unique m^decin du peuple ' x
Terrorisme du Moyen age xi.
La Sorciere fut une creation du d^sespoir xiu
Elle cr^a Satan h son tour xv
Satan prince dumonde,m^dccin,novateur xvi
Son 6cole (sorciere, berger, bourreau) xix
Sa decadence. . xx
LIVRE PREMIER
CHAPITRE I. La mort des dieux ^ 43
Le Ghrislianisme crut que le monde allait mourir ... 47
Le monde des demons 30
La fiancee de Gorinthe 84
GUAP. II. PouRQUOi le moten age desespera 35
Le peuple fait ses legend es 36
Mais on lui defend d'inventer 40
Le peuple defend le terriloire 43
Mais on le fail serf 44
418 TABLE.
CHAP. III. Le petit demon du foyer 48
CommuQisme primitif de la m'tla 49
Le foyer ind^pendant it.
La femme du serf 50
Sa fld61it6 aux anciens dieux 51
Lefollet 57
CHAP. IV. Testations SI
Le serf invoque TEspril des tr^sors caches 6ft
Les razzias f^odales €5
La femme fait du foUet un ddmon . 69
CHAP. V. Possession . 7ft
L'av6iiement de Tor en 1300 74
Elle s'entend avec le d^mon de Tor 76
Immondes terreurs du moyen Sige 78
La dame serve da village 80
Haine de la dame du chateau 86
CHAP. VI. Le Pacte 89
La serve se donne au Diable 9ft
La lande et la Sorci^re 95
CHAP. VII. Le roi des uorts 96
Elle fait revenir les morts aimds 100
Lid^e de Satan adoucie 10ft
CHAP. VIII. Le prince de la Nature 105
Le d^gel du moyen dge. T 107
La sorci^re 6voque rOrient 108
Elle congoit la Nature 113
CHAP. IX. Satan M^DECiN 114
Les maladies du moyen age 115
La sorci^re les gu^rit par des poisons 117
Les Consolantes (ou Solan^es) 119
Elle commence k soigncr les femmes Iftft
TABLE. 419
CHAP. X. Gharmes, Philtres 1S9
Barbe-Bleue et Griselidis 131
Le chSileau implore la sorci^re 133
Sa malice .134
CHAP. XI. Communion db r^volte. — Sabbats. — Messe noire 140
Les antiques Sabasies demi paYennes 141
La Messe noire, ses quatre actes 143
Acte 1. LMnlroYt,rosclage,le banquet 147
Acte S. L'offrande, la femme autel et hostie 150
CHAP. XII. Suite 164
Acte 3. ramour des proches parents 155
Acte 4. La mort de Satan et de la Sorci^re 163
LIVRE DEUXIEME
€HAPJTRB I. SoRCiERE de la decadence. Satan vulgaris^. . 167
Les sorci^res et s orders employes par les grands. . . 171
La dame louve 17ft
Le dernier des philtres 177
€HAP. II. Persecutions 178
Le Marteau des sorci^res 179
Satan mattre du monde 190
CHAP. III. Cent ans db tolerance en France. — Reaction . 194
L'Espagne commence quand la France fait halte ... 195
Reaction. Nos Mgistes brdlent autant que les prgtres . 199
CHAP. IV. Les sorcibebs basques ftOft
Ellesdirigentleur proprejuge ft07
CHAP. V. Satan ecclesiastiqub *^*
Fac^ties du sabbat moderne ftl4
420 . TABLE.
CHAP. YI. Gauffridi, 1610 VHi
PrStres sorciers poursuivis par les moines 226
Jalousies des religieuses 227
CHAP. YII. Grandier. Religieuses de Loudun, 1632-1631 . . 246
Le cur^ beau diseur, sorcier 252
Furies maladives des nonnes 258
CHAP. YUI. Religieuses possedees de Louvibrs, 1633-1647 . 266
rilluminisine. Le diable qui^tiste 269
Duel du diable et du m^decip 273
CHAP. IX. Satan triomphe au dix-septiehe siecle .... 282
iHAP. X. GiRARD ET LA Gadiere, 1730 291
:HAP. XI. LaCadiereau.couvent, 1731 325
]HAP. XII. Le proges de la Gaoiere, 1730-1731 351
Epilogue 379
Peut-onr^concilier Satan etJ^sus? 330
La Sorci^re a p6ri, mais la Fde renattra . .^ .... 382
Imminence de la renovation religieuse 883
Notes et £claircissements
— 1. Classification g^ographiquede la sorcellerie . . 388
— 2. De rinquisitiOD . . .* 891
— 3. M^thode et critique 395
— 4. Satan m^decin 398
— 5. Des rapports de Satan avec la Jacquerie, etc. . . 400
— 6. Du dernier acte du Sabbat 4M
— 7. Litt^rature de sorcellerie .404
— 8. Dtodence, etc 407
— 9. Du lieu ou ce livre fut achevd 409
FIN DE LA table
3 2044 020 403 481
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